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TOME IL

ANALYSE

RAISONNES

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B A Y L E ,

o u ABRÉGÉ MÉTHODIQUE

de fes Ouvrages , particulière^ ment de fon DICTIONNAIRE

Historique et Critique ,

dont les Remarques ont été fon- dues dans le Texte , pour former un corps inJîruclLf& agréable de leBures fuivies,

TOME II.

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A LONDRES. M. D C C. L X X II I,

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1 ^-Sl Jli> JU iL^

DES ARTICLES

Contenus dans ce Volume.'

j4 NECD O tes du Parlement de Pa- ris, Pages î Cas de Confcience fînguîier , % Imprudence d'un Evéque de Perje , 7 Ce que les Turcs appellent Nephes- Ogli, 12. Si les ha'ifers de civilité hlejfent les loir de la bien fiance y 13 Examen de quelques lolx de Licurgue,,

Avarlcedes Traitants de rancienne Rch me. Projet d'impojition très-lucra- tif, , 3^

Relation de ce qulfepajfe dans le Para- dis , 32.

Coutume bigarre & impie , 3 3

Origine de l'ufage d engraijfer les oi^

féaux de table. Ce que cétoit quua

Cochon de Troye. Crapule des

Romams , 3 é»

Fraude infigne des Mages. Combien les Rois font efclavis di la Rdigion do- minante f 3S

îi TABLE

Obfervat ions fur les procès d'impnijfan"

ce. Particularités concernant le

Congre's. Epoque de l'origine & de

V abolition decettcirifamc coutume, 40

Montagne miraculcufe , ti

liirétiqucs appelles ^Iammillaires ,

62,

Echantillon de I4 Légende des Orien-

taux , 67

Duel mémorable ,■ 68

Xe /row Apicius , 79

Hijhire de COMB ABUS & de Ste. ATO-

NICE , 8i

Examen d'un lieu commun de Morale ,

tiré de la comparaifon de la conduite

de. V homme avec celle des Animaux ,

89

Sur cette maxime de Caton , que toutes

les femmes qui commettent r adultère

font aujfi des cmpoifonneufes , 93

Sur la Fortune , 95

Loi fngulicre , i i 2.

Prophéties ^/'AnGELO CaTTHO , Aw

mônier de Louis XL Ce quon en

doitcraire, & ce qu'il faut regarder

comme douteux , 1 14.

Examen d'une P en fée de P lutarque, 132.

S/j.r les Songes , 137

Danger eu fe maxime des Payens y 147

Qévotlon dçs Mufulm.ms pour FAia-

DES ARTICLES. hj

MÉ. Prière de la Lithurgie Perfanne,

preuve qu'on fit fuhir à la ReineEu- M A . Réflexions fur cet ufage , 162,

Antiquités d Jpres. Lettre de. Louis XIV à M, Arnaud , 16 j

Examen delà vie d^EJope par Planud:^ Particularités concernant ce Fabu" lijle , 171

RUGGER.1, Athée , Afiroîogue, & Ma- gicien. Si ces qualités font compati' hks , 194

Hifioire du Cavalier BORRI , 216

Prédicateur Fanatique. Epoque de Va- haijfemcnt des coefiures. Ce que peU' vent les Rois pour la réforme de leurs Sujets , 230

procès du Maréchal d'AtiCKE. Réjle- xionsfur la fortune de ce Favori j 137

Démêlé de la Mo TTE-AlG RON , <& du jPére Goulu, 25S

Naiveté ^'HoMERE , 263

Hifioire d'Urbain GR4.NDIER. Eclair^ eijfements fur lapojjefiion de Loudvin^

268

Parallèle de T ancienne & de la nouvelle Rome. Réjiexic-ns fur la puijfince à laquelle les Papes font parverûis^^%c^

Si la tenue des Etats Généraux efi utih à la France i ' 303,

w TABLE.

Grande faute de Loui.^ X[ 30^

Dijfcrtationfur V Hijloirc de la PcipcJ}& Jeanne , 311

ParticuLirltés concernant le Livre des Taxes de la Chancellerie de Rome ,

386

P afflige remarquable retranché d\i ne fé- conde édition , 396

Eloquence burlefque d^un Procureur du Roi de Banne, 399

Prodigalité dîs deux Efopes , ^ 408

Jean de Wert , 415

Infortune de Madame de la Garna- CHE , 4T8

Etoile plus heureufe d\ine autre Dame galante, 41^

Fortune J'AntinoUS, Bon mot du Poète Prudence, 42,6

Conte ridicule , concernant la délivrance, de t Ame de Trajan , 429

Manière nouvelle de faire la conquête d'une femme , 434

Confolateur ridicule , ^-^j

Mauvaifefoi del Hijhrien ^'AufflG & du Minifîre Juricu. Combien on doit être en garde contre les Ecrivains fatyriques ou pajjionnés , 456

Faufj'e pmféè di M, dAbLmcourt , 464

ANALYSE

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Ji^-JL ^..^-^^i^-^-^it ,Éd^^ \^

1

<Â-Â. 1^ -C'A. JU i vj JL^

D E

B A Y L Eo

SUITE DE LA

PREMIERE SECTION.

CONS IDÉR AXIONS ET RECHERCHES VARIEES.

Anecdote du Parlement de Paris,

V_yN a fort parlé d'ure Remontran- ce faite à Louis XI par la Vaquerie premier Préfident au Parlement de Pa^ Tome IL A

2, Analyse

ris Bodin nous apprend Ik-deflus àes

particularités curieufes. » Louis X I

» avoit ufé de menaces grieves envers

» la Cour de Parlement , qui refufoit

T> de publier & vérifier quelques Edics

» qui étoient iniques. Le Préfident la

Vaquerie , accompagné de bon nom-

i> bre de Confeillers en robes rouges ,

» alla faire Tes plaintes & remontran-

5> ces , pour les menaces qu'on faifoit à

» la Cour. Le Roi voyant la gravité ,

» le port , la dignité de ces perfonna-

î» ges , qui fe vouloient démettre de

» leurs Charges , plutoil que vérifier les

>' Edits qu'on leur avoit envoyé, s'ef-

» tonna , & redoutant l'autorité du

» Parlement , fit calTerlss Edits en leur

» préfence , les priant de continuer à

» faire j u flice, & leur jura qu'il n'en-

» voyeroit plus Edit qui ne fuft jufte

» & raifonnable. Cet Ade , ajoute Bo-

» dln , fut de bien grande importance

» pour maintenir le Pvoi en obéifTance

» de la raifon ; qui autrement avoit

» toujours ufé de puifTance abfolue : &

» dès-lors même qu'il n'efloit queDau-

» phin , il envoya quérir les Préfïdens

» de la Cour , & leur dit qu'ils eufTent

5> à efîacer la claufe De exprcffo Man-

» dato , que la Cour avoit fait mettre

deBayle, ^

» fur la vérificacion des privilèges oc-

» troyés au Comte du Maine ; autre-

» ment qu'il ne fortiroic de Paris que

» cela ne fuft fait , & qu'il laiiTcroic la

« commifTion que leRoi lui avoir don-

» né. La Cour ordonna que les mots

» feroient effacés; mais afin qu'on pufl

» voir ce qui eftoic biiîe , elle ordonna.

î> que le Régiftre feroit gardé : qui fe

» trouve encore en la forte qu'il fut or-

» donné , en date du xxvili Juillet

» M. CCCC. XLIl(:z).

L'Edition Latine de la République de Bodin , contient une circonftance que je ne dois pas omettre : c'eft que Louis XI commanda au Parlement de vérifier fes Edits , fous peine de la vie , & que le premier Prélident a la tête de fa Compagnie , déclara au Roi qu'ils aimoient mieux m.ourir que d'o- béir. Bodin obferve une chofe parti- culière touchant l'efficacité de ces mots , De exprcjfo Mandata , par ex- près commandement. Les mots de ex- prefio Mandato , dit-il , & de exprefTil^ iirao Mandato , & quelquefois , multis vicibus iterato , qui je trouvent fort fouvent es Réglfires des Cours Souve-*

(«) Bodin , De la République , Llv. III. Chap, ir^

Al

4 Analyse

raines y fur la publication des Edlts ^ ont telle conféqucnce , que tels Edits & Privilèges ne fontgardei , ou bien- tôt après font oublie^^ & delai/fc^ , par Joujfrances des Magijîrats. II n'y a point de leçon plus efficace de défo- béilTance , que de laifTer efperer l'im- punité aux tranfgrefTeurs d'un Edit : or c'eft ce quefaifoient les Parlements îorfqu'ils imprimoient cette flétrifl'ure aux Edits du Prince. Notez bien CQ% paroles de Pafquier : » telles protefta- » tions ont été depuis afTez familières yy en cette Cour , & fe trouvent afTez yy d'Edits portants , De exprejfo & ex- prejfijfimo mandata Régis , pluribus » vicibus itcrato : laquelle claufe tout 7> ainfi qu'elle eft ajoutée pour bonne » fin , aufîi fouhaiteroient plufieurs j> ( par avanture non fans caufe ) que 3> cette honorable Compagnie fe ren- » diil quelquefois plus flexible , félon « que les nécelTités & occafions pu- î> bliques le requièrent [b) « Pafquier ne parlçroit pas comme il fait , s'il ne favoit que la roideur de ces Compa- gnies Souveraines avoit été quelque- fois préjudiciable à l'Etat. *

(h) Pafquier, Recherches , Chap. IV, * Diôionn. Art. Fa^ueris ,Tcm, A^

deBayle. f

Cas de confciencc finguUer.

L'Impératrice Agnès , femme de l'Empereur Henri III , fit propofer un cas fort particulier au Cardinal Pierre Damicn. Elle chargea un Evèque de lui demander , utrîim licerct hcmini , inter ipfum dcbiti naturalis egerium , aliquidruminare Ffalmonim. Damien opina pour l'affirmative , fur l'autorité de Saint Paul , qui dit dans fa première Epître à Timothée , qu'on peut prier Dieu en tous lieux. Eft-il polfiblc qu'il fe foit trouvé une Impératrice capable de propofer de telles queftions ? Et fi la curiolité d'une femme a pn û\ct jufques-là , falloit-il que des Cafuiries graves approfondiifcnt de pareilles cho- fes ? On a bien raifon de dire que i'ef- prit humain ne laifle rien en repos : les retraites les plus fombres , les plus ténébreufes , ne lui font pas inaccelFi- bles ; il tâche d'y porter le flambeau , malgré les loix de la bienféance.

J'obferverai , en paffant , qu'un des plus célèbres Commentateurs d'Arif- tote auroit tout autrement décidé le cas propofé par l'impératrice. Il au- roit foutenu que le bien public de- mande qu'en cette adion-là , autant

A3

5 Analyse

6 plus qu'en aucune autre , on Ce fon- vienne du hoc âge , évitant toute dif-- tradion. Car il prétend que la raifon , pour laquelle les enfants des hommes d'efprit & d'étude font ordinairement des fots , c'eft que leurs pères n'y pen- fant pas afiéz îorfqu'ils les font,laif- fent courir leurs pcnfées après d'au- tres chofes. Au contraire , dit-il , vous voyez de gros lourdauts qui engen- drent des enfants dontl'efprit & l'in- duftrie font admirables : c'eft parce qu'on s'applique tout en'ier k les pro- duire & non pas par manière d^acquit : on fonge bien à ce qu'on fait , & on ne fonge qu'à cela ; on s'y afïèdionne , on s y palfionne. Un très-grand nom- bre de Médecins ont débité ce beau dogme. Lifez feulement Gafpar à Reies dans fa Queftion LXXVII , il die entre autres chofes , que les gens fages «Se méditatifs , qui fe portent au devoir conjugal beaucoup moins par inclina-- îion , qu'afin d'entretenir la paix do- mefliquc, & qui même , au milieu de cette fonclion , ont l'efprit appliqué à des penfées philofophiqnes , voycnt dégénérer leurs enfants. Il ajoute que par une raifon contraire, les bâtards ont ordinairement de l'efprit 6c de la

DE B A Y L Ê. 7

vigueur. Il donne des confeils bien éloignés de la décïCion envoyée à l'Im- pératrice Agnès. *

Imprudence d'un Eveqite de Perfe.

Abdas , Evêque de Pcrfe , au temps de Théodofe le jeune , fut caufe , par fon zèle inconfidéré , d'une très-hor- rible perfécution qui s'éleva contre les Chrétiens, Ils jouiffoientdans cet Em- pire d'une pleine liberté de confcien- ce , lorfque leur Evêque eut l'impru- dence de renverfcr un des temples l'on adorcit le feu. Les Mages s'en, plaignirent au Roi Ifdegerdes [a] , qui fit venir Abdas , & qui , après l'avoir cenfuré fort doucement , lui ordonna de rebâtir ce Temple. Abdas n'en vou- lut rien faire , quoique le Roi lui eût déclaré qu'en cas de défobéiffance , il feroit démolir tontes les Eglifes Chré- tiennes. Ifdegerdes exécuta cette me- nace , & abandonna les ndeles à merci de fon Clergé : j'appelle ainfi les Mages , qui , entre autres chofès , avoient le foin de la Religion. Théo-

* Art. François d'Àffi/e , rem. C.

{a) Ceft ThéoHoret qui le dit: mais félon Socra- te , la perfécution ne commença que fous Varara-. pes , fils & fiiccéfleur d'Ifdegerdes.

A 4

8- Analyse

doret les compare à des tourbillons de vent qui foulevent les flots de la mer (b). Ce fut leur fondion durant îa tempête qui agita l'Eglife de Perfe pendant plus de trente ans. Abdas fuc le premier Martyr qu'on facrifia , l'on peut donner le nom de Martyr à un homme , qui par fa témérité , ex- pofa l'Eglife à tant de malheurs. Les Chrétiens , qui avoient déjà oublié l'une des principales parties de la pa- tience Evangélique , recoururent à un remède qui caufa un autre déluge de fang. Ils implorèrent lafTiftance de Théodofe ; ce qui alluma une longue guerre entre les Romains & les Perfes. Voilà ce que le zèle indifcret d'un limple particulier peut produire.

Socrate , & quelques autres Hifto- riens ^ qui ont fupprimé cette raifon du déchaînement des Perfes contrôles Chrétiens , ont fait un péché d'omif- iion inexcufable. On peut leur intenter , dans la B.épub]ique des Lettres , la mê- me adion , que l'on intente dans le Bar- reau à certaines réticences des vendeurs;

{b) Triainta jam elapfis annls permanjlt nihilonù- nus tempeflas , à Magis , tamqiiam quibufdam vcntis ac tiiih'nibiisfurcuata, ThQodo iQt, Hijl . Eccl, Liv,

V. Cap. xxxix.

DE B A Y L E; ^

& il feroit à fouhaicer qne le Public fût un peu plus févére qu'il ne l'eft contre les Ecrivains qui fe permettent de muti- ler de la forte certains faits. Il y en a peu qui ne le faiîent , qu'il feroit temps d'y remédier. Au refte, tous les Hifto- riens Eccléflaftiques n'ont pas eu la mauvaife foi qu'on reproche à Socra- te & à fes copiites.Car Théodoret a con- feffé ingénument que l'Evéque qui dé- molit leTemple du Feu, donna lieu à la terrible perfécution que les Chrétiens foufPrirent dans la Perfe : il ne nie point qne le zèle de cet Evêque ne fût à con- tre-temps : mais il foutient que le refus de bâtir un tel Temple , eft digne d'ad- miration & de la Couronne : Car, ajou- te-t-il , c'eft une aujji grande impiété de bâtir un Temple au Feu , que de V ado- rer (t). Pour moi je trouve qu'il n'y a point de particuliers , fufTent-ils Métro- politains ou Patriarches , qui puiflént jamais fe difpenfer de cette loi de la Re- ligion naturelle, il faut réparer , par rejiitution , ou autrement , le dommage quon a fait à Jbn prochain. Or , eft-il qu'Abdas , fimple particulier , & fuje t du Roi de Perfe , avoit ruiné le bien d'au- trui , & un bien d'autant privilégié ^

{a) Théodorçt, ubi /uprà,

A 5

A î<r A L T s E

ou il appartenoit a la Religion dominan- te: il ecoit doncir.uilpenfablemenc obli- gé d'obéir à l'orare Ue fon Souverain ,. touchant la reftitution ou le récabliire- ment du bien qu^il avoit ruiné. Cécoit une mauva.fe excufe de dire , f, je rebâ" ils ce Temple il Jervira à l'uiolâfrie : car Abdas ne Ce propofoit pas de l'em- ployer à cet ufa^e , & il n étoit point reîponfable de l'abus qu'en pouvoient faire ceux à qui le Temple appartenoit» Seroit-ce une raifon valable pour s'e- xempter de rendre une bourfe volée y que de dire que celui a qui cette bourfe appartient tli: un homme qui emploie fon arçycnt à la débauche. Laifiez-le fai- re : vous n'avez pas à répondre k Dieu de l'abus qu'il fera de îbn argent , laif- fèz-lui fon bien : quel droit y avez- vous } Outre ctlù. , quelle compa- Tâifon y avoit- il entre IcrctabliflcmenC d'un Temple , fans lequel lesPerfcs n'au- j roient pas laiifé d'érre aufTi idolâtres qu'auparavant , & ladeflrudicn de pla- ceurs Eg'ifes Chrétiennes ! Il falloir donc prévenir ce dernier mal par le pre- mier, puifque le Prince mettcit cela au chmx de l'Evéque. Enfin qu'y a-t- de plus capable de rendre la Religion Chrétienne odieufe à cous les peuples

DE BAYLÉ. li

du monde , que de foire voir , qu'après qu'on s eil: inlinué fur le pied de gens qui ne dcmanocnt que la liberté de pro- pofer kur doctrine , on a la hardiciie de démolir les Temples de la Religion du pais , & de reiufer de les rebacir , quand le Souverain l'ordonne ? N'eft- ce pas donner lieu aux Infidèles de dire : cts gens- ci ne demandent d' ubord que la fimple tolérance ; mais dans peu di temps Vs voudront partager avec nous les Charges & les Emplois , & puis de- venir nos maîtres. Ils s ejîimtnt d'aho^d très- heureux fi on ne les brûle pas , e«- fuitetrês-malhcureXx s'ils ont moins de privilèges que les autres , & très-mal- heureux encore s^ ils ne font pas les feuls qui dominent. Pendant un certain temps ils rejfemblent à CeJ'ar , qui ne voulait point de maître , & puis ils rejfemblent à Pompée qui ne voulait point de com^ pagnon. Voilà les inconvénients iné- vitables àquois'expofent ceux qui fou- tiennent li chaudement , qu ilf^ut erri' ployer la force du bras fécul'er à l'éta- bliliement de l'orthodoxie C'étoient les principes du Frétre Abdas : car que n'eût - il point fait à main srmée contre les idolâtres , fous un Empe- xeur Chrétien , puifque fous un Piince

A6

12, Anaiyse

Payen , qui toléroit l'Evangile , i! démolit un Temple que les peuples vé- aéroient très-particulièremenc *

Ce que les Turcs appellent NEPHES-OGLL

Les Turcs appellent Nephes-OgU ©u fils-du Saint-Efpric , certaines genï qui naifl'ent d'une façon extraordinai- re , je veux dire d'une mère vierge. Il y a , dit-on , des filles Turques , qui fe tiennent dans certains lieux à l'é- cart, où elles ne voient aucun homme.. Elles ne vont aux Mofquées que rare-» mer t ; lorfqu'elles s'y rendent , elles y demeurent depuis neuf heures du foir jufqu à minuit ; elles joignent à leurs prières tant de contoriions de corps & tant de . ris , qu'elles épuifent toutes leurs forces , & qu'il leur arrive fou- venr de tomber par terre , fans con- ncilïance. Si elles deviennent grolTes. depuis ce tems-là , elles difent qu'elles le font par la grâce du Saint-Efprit 5 & c'eft pour cela que les enfants donc elles accouchent font nommés Neplus--

hxu Ahdas».

Il

DE BAYLE. I|

OgU. On les regarde comme des gens qui ont le don des miracles. Un Moi- ne ( ^ ) , qui a demeuré long-tems erï Turquie, témoigne avoir oui-dire qu'il y a toujours atux ou trois de ces Nephes-Ogli dans la Ville de Bruczia {b) , & que leurs cheveux & les mor- ceaux de leurs habits guériilent tou- tes fortes de maladies, *

Si les baijèrs de civilité blejfent les loi:s de la bienféance.

Un Profefleur de Leyde , traitant ds la tempérance , fe propofe encr'autres queltions , celle-ci : la coutume qui per- met aux Etrangers , dans les Fais-Bas & ailleurs , de baijer à la joue les fem- mes , & les filles y quand on leur rend yifite , ejî-elle conforme aux loix de la chajîeté , ( <i ) ? 11 répond que les bai- fers de civilité ne font pomt contrai- res à cette vertu , vu que rien n'empê»

(fl) Septem caftienfTs , De morihvs Turcarum. {b) C'eft (ans doute la Ville de Prufle dans la Bithinie , le iremier Sie'ge de l'Empire Ottoman.

* Art. Nephes Ogli. . .C*} AdrianusHeetebogd, ExirdtAt, tthiç, XLV^i

ï4 Analyse

che qu'on les donne fans aucun mau- vais ûefir , & qu'il ne faut pas croire que tous les hommes foicnt li corrom- pus , que ces iorces de baifcrs ne puiiitnt être i.onnêtes. Cette décifion , & la raifon fiu- quoi on la fonde , font très- foliûes. Les mêmes familiarités qui font dangcrcufcs en Italie, ne le font pas , ou le font bien moins dans les Paï6 Sv.p* tentrionaux. Sur ce principe , un autre Savant des Pai\-Bas , chargé de la tu- telle du^iC jeune italienne , lui déién- do' c piuiicuri chofcs qu'on croit très- pcrmifes dans toute la Flandre , mais qui ne pafl'ent point pour innocentes au-delà des monts. Voici ce qui! en écrivoit à un Italien de (is amis Je ne fbi/ffre point , lui-dit-il , qu'elle Je laij^ fe h^Lj'er : cela efl dangereux pour des Italiennes. Nos filles de Flandre lepeu^ vent fouffrir impunément : elles riy en-- tendent point de finefj'e. tlles ignorent qu'il y ait dans les œillades & dans r application des lèvres , aucune leçon d'amour ; mais celles de votre Pais en Cavenî bien les conf-qucnces. T ai fait apprendre à votre italienne la langue. Flamande , & nos coutumes , excepté celle de baifer. Ceux qui croiront que jl'amplifie , n'auront qa-'â confukci

D E B A Y L E. ï^

les propres paroles de cet Auteur (/') , & ils verront que j exténue fa pen- fée.

Convenons que notre Savant n'étoit point blâmable û'élever la jeune Ita- lienne autrement qu'une Flamande, faut fe conduire en cela fuivanc le droit coutumier : -le droit des gens ^ ni celui de la nature , n'embraiient point cette partie de l'éducation : la diveriîté des climats & des préjugés eft une meilleure règle. Les Napolitains atc-ichent de telles confcquences à un- fimple baiier , que la moitié des do- nation du fiancé, qui meurt avant la confommation du mariage , demeure au pouvoir de la| hancée , s'il 1 a baifée à la joue (r) ; mai autrement on ne lui accorde rien. Nelt-ce pas préten- dre qu'elle n'a plus a don icrles mêmes

(i) Erycius Pitteanus Epift. sd Jo. Bapt. S.Tccum , tpvd M.TtyniimKocmpium , Difltrt XVI. De ociilis,

( c / Fulco , Ficomtt de Ma je lie , fit donation Van 1005, ù Odile ja f. tncée ., puur le p emier bai— fir , de tout le dumatne qu il avo't aux terres ds. Sitfour , de <'^refte , Ac :io( ers , de Cu^cf & d'Olie" Tes. Cet ujaijc étuit fondé , à ce oue j^ejljne .f fur la loi à fponfo, qui ordonnvit que lorj^je le Mûr^agt n^avoit pas /on effit , lu fiancée gaeno t la moitié dee préjcns qu^elU avait re^- d fiancé car lis anc'ens Ctuytjient que la pur d' iw fille étoit fté' rite par un f'eul baifer ; mais cette loi Cji préfintcment abrogée en ce Royaume, Ruffi , Hiil. de IVlarieiiie / T. II, p. ta. pj»

16 Analyse

prémices qu'auparavant , &qu'ainfî eîk doit être indemnifée. Ce font des maxi- mes inconnues à quantité de nations, qui jugent des chofes tout autrement , & qui nemettent pas les baifers àfî haut prix. Ecoutons là-defl'us un Auteur mo- derne: » Le baifer , qui en Turquie , en » Italie , & en Efpagne , eft le com- » mencement de l'adultère , n'eft à Pa- » ris qu'unefimple civilité ; & ficegen- » til Perfan , qui fît tant de voiages » myfîérieux pout baifer trois fois le » beau Cyrus , fe fût trouvé à Paris , il » n'auroit pas fait grand cas du plaifîr » qu'il eut. On ne fait point de vifites » l'on ne mêle des baifers; mais ceux- » font de îa qualité des monnoyes , » qu'on fait valoir ce qu'on veut , & » comme le baifer eft une marchandife » qui ne coûte rien , & qui ne s'ufe » point,..,, perfonne n'eft avare d'en » donner , & peu font avides d'en pren- » dre (d).

Confirmons ceci par un pafTage de Montagne. La cherté , dit-il , donne goûi à la viande. VoitT^ combien lu for' me des fdlutaî ions , qui ejl paniculiers. à notre Nation ^ abillardit par fa faci- lité la grâce des baifers. Cejî une def- {d") Tiré du Saint-£yremçnianaf

DE B A Y L E. 17

pla'ifante coujlume , & injiirUufe aux Dames , d' av oir à prefier leurs lèvres à quiconque a. trois valets à fa fuite ,pour malplaijanî qu'ilfoit,

Cujus lîvida naribus caninis Dependet glacies , rigetque barba , Centum occurrere malo culilingis.

& nous-mêmes n'y gaignons guère : car comme le monde fe voit par ty , pour trois belles il nous en faut baijer cinquante laides : & â^in efomach tendre , comme font ceux de mon âge , un mauvais bai- fer enfurpaye un bon (e). *

Loix de L YCURGUE.

La manière dont Lycurgue voulut que les enfans fuflènt élevés étoit très- propre à en faire de bons Soldats. Mais on peut dire qu'il étendit trop loin ce fyftéme d'éducation , puifqu'il ordonna aux filles de faire les mêmes exercices que faifoient les garçons , de paroître toutes nues en public dans certains jours de cérémonie , & de danfer en cet état avec des hommes , qui étoient

(ê) Montagne , Effais, Liv. III, Chap. F, * Art. Puteanus , rem. I.

r8 Analyse

aulTi nuds qu'elles (a). N'étoit-ce pas expofer la vertu des filles de Laccdémo- ne, & faut-il s'étonner après cela qu'el- les aient été en fi mauvaife réputation ? Plutarque , d'ailleurs très-difpofé à juf- tifier Lycurgue fur cet article , ne laifîe pas de convenir que la licence , qu'il accorda aux Lacédémoniennes les ex- pofa aux médifances des Poètes , & il confefTe ingénument que les Loix de Nu ma Pompilius étoient plus favora- bles à la pudeur. Ceux qui aiment le vieux Gaulois, feront bien aifes de trou- ver ici la tradudion qu'Amyot nous a donnée de cet endroit de Plutarque. » » La garde des filles k marier , par les » ordonnances de Numa , étoit plus y> étroite & mieux feante k l honneur du » fèxe : & celle de Lycurgue , citant » par trop libre & trop franche , a » donné aux Poètes occanon de parler , & de leur donner des furnoms qui « ne font pas guère honneftes ; com- » me Ibycus les appelle P/iœnomcrîdes, » c'eft-k'dire monilrans la cuiiîe , & » J^ndromanes , c'ed-k-dire enragea ns ïî d'avoir le mafle : & Euripides dit » aufîi d'elles ,

{a) Plut, in Lycurgo»

DE B A Y L E. ï^

Y) Filles qui hors leurs maifons paternelles Sortent ayant des garçons avec elles , ■1 Monftrans à nud les cuiffes , defcouvertes , » Aux deux côtés de leurs cottes ouvertes.

» Auffi à la vérité les flancs de leurs » cottes n'étoienc point confus par en » bas, de forte qu'en marchant elles » monfiroiencà nud la cuific defcou- » verte (^). «

Je nefaifi Lycurgue raifonnoit juf- te , lorfqu'il prétendoit que ces ufages exciteroient les jeunes gens à fe marier. Nous apprenons de Plutarque que no- tre Légillateur ne permit aux filles de fe montrer nues , qu'afin qu'elles donnaf- fent de l'amour aux hommes : car dès qu'elles avoient trouvé un mari , elles renonçoient aux nudités (o), Lycurgue confidéra peut-être que le nombre des belles femmes eft par-tout fort petit, en comparaifon de celles qui ne le font point , & qu'il arrive fouvent qu'une perfonne dont la figure n'a rien d'aima- ble , reçoit de la nature un notable dé- dommagement dans les autres parties du corps (d) ; il conclut de la qu'il failoic

(i) Plut, in Parall. Lycurgi & Numae. '(c) Plut, in Apophth. Lacon. & in Lycurgo.

[ d) Athénée parle de deux paifanes qui furent ainfi dédommagées , 6c qui firent fortune. Ce fo- rent elles qui bâtirent uu Temple fous l'invoca-

20 Analyse

donner lieu aux filles de Sparte de fai- re agir toutes leurs forces , efpcrant que celles qui ne pourroient pas donner de l'amour par les charmes du vifage , éta- leroient d'autres attraits , qui leurga- gneroient le cœur de quelque jeune hom- me. D'autre part , les jeunes gens d'u- ne Hgure peu avantageufe pouvoient fe faire valoir par d'autres endroits , & conquérir le cœur d'une belle , fans que l'étoile s'en mêlât , n'en déplaife à ju- vénal qui dit ,

Fatum efl & partilus illis , Qjias finus ahfcondu : nam fi tibi fydira ccffcnt» Nil faciès.

C'étoit donc fe prccautionner contre la laideur , & faire en forte que perfon- ne n'échappât , aux traits de l'amour. On ôtoit d'ailleurs tout fujet de fe plain- dre d'avoir été lézé dans le marché ; car chacun avoit la montre de la marchan-, difè. Mais n'étoit-ce pas introduire dans un commerce l'honnêteté doit ré- gner , les prétendues commodités des lieux de proftitution , qu'Horace a tant célébrées ( ^ ) ? N'étoit-ce pas infpirer aux Filles l'effronterie des yeux , qui eft

tipn fuivante : A Venus aux belles feJJ'es, («) Voye:^ fa II, Sut. du I. Liv.

DE B A Y L E.

pire que l'effronterie des oreilles ? c'é- toit le moyen , dira-t-on , d'émouffer la pointe d'une curiofité fort rongean- te \f) : mais cette prétendue raifon n'a pas empêché les Nations civilifées d'inf- pirer au fexe beaucoup d'horreur pour les nudités en peinture : & voici un Lé- giflateurdeLacédémone qui laifToit voir aux jeunes filles les nudités en original. Je fuis fâché de voir qu'un 'Auteur moderne ait entrepris d'excufer cette licence ; & d'ailleurs je ne trouve pas que fon Apologie foit fondée fur d'afTez bonnes raifons. Voici fes paroles. » Les » filles de Sparte danfoient toutes nues » en public , & peu de gens font per- » fuadés qui y eût de la modeftie à ce » fpeâacle. Je m'imagine que les La- » cédémoniens avoient pourtant leur » raifon , & que la chofe étant toute

( / ) 'J'obferverai en paffant , que la curiofité dont je parle , a été délicatement touchée par M. de la Bruyère. Tout le monde , dit-il , connaît cette longue levée qui borne & qui rejferre le lit de la Sei- ne , du côté elle entre à Paris avec la Marne qu'el- le vient de recevoir. Les hommes s'y baignent au pied , pendant les chaleurs de la Canicule. On les ■voit de fort-près fe jetter dans l'eau ; on les en voit fortir : c'efi un amufement. Quand cette faifbn n'eft pas venue , les femmes de la Vaille ne s'y pro- mènent pas encore , & quand elle ejl pajféi > tilts ne s'y promènent plus»

2,1 Analyse

î> commune parmi eux , elle ne faifoie » pas dans leur ame une impreffiondan.- » gereufe & criminelle. Il fe-fait une îJ habitude de l'œil à: de l'objet , qui » difpofe à l'infenfibilité , & qui bannit » les falesdefîrs de l'imagination. L'é- i> motion ne vient que de la nouveauté » du fpedacle : une coutume perpé- » tuelle rebute plus les yeux qu'elle ne » les tente ; & fi vous vous mettez une >"» fois dans l'efprit l'intégrité des mœurs » de la nation , vous demeurerez per- » fuadé de ce bon mot : les filles de » Sparte ri étoient pas nues ;V honnêteté » publique les couvrait. Généralement » parlant , je ne vous dirai pas que leur '> excufefùt une excufe pour nous : mais » enfin il y a encore aujourd'hui quan- » tité de lieux dans l'Amérique Septen- » trionale , les femmes paroifTenC » toujours dans l'état de celles qui dan- i"> foien ta Sparte ;& cependant tous nos î' Voyageurs afîbrent que le crime en » eft banni. Mais je ferois bien dix ans » entiers à plaider la caufe des filles de » Sparte , je vois bien que je ne vous » donnerois jamais une bonne idée de » leur modefiie. Vous en croirez bien » plutôt les fatyres piquantes des Athé- » niens , &: même celle d'Ariilote , qui

DE B A Y L E. 2|

» tout Macédonien qu'il étoit , avoit » demeuré trop long-temps à Athènes, » pour n'y avoir pas contradé la haine » contagieufe qui y régnoit contre les » Spartiates. Voici ce qu'il a dit des » Lacédémoniens dans le fécond Livre » de fes Politiques. Qa.ind Lie argue a » entrepris d^ introduire à Sparte Lifcr- » meté & la patience, cejî une chofe évi- » dente qu'à l'égard des hommes ily a » réujji : mais il s' y ejî pris plus négli- gemment du côté des femmes : car elles » y vivent dans une mollejfe & un dêré- yy glem:nt général (g) «.

Ce qu'on nous dit de cette habitu- ât de l'œil & de l'objet , qui difpofe à l'infenfibilité , eft bon & folide , géné- ralement parlant. Mais quelque raifon- nable que puiife être cette doctrine , je ne fai fi on la peut appliquer à notre fu- jec , puifque les filles de Lacédémone ne paroifToient nues qu'en certains jours de cérémonie , & que le refte du temps elles portoient un habit qui ne lailfoit voir que leurs cuiffes. C'étoit le moien d'ir- riter la corruption , fans difpofer à l'in- fenfibilité par une coutume perpétuelle. De plus- il y a une grande différence

(g) Giiillet , Lacedimonf ancienne & nouvelle i p. 167.

^

24. Analyse

entre le peuple 'de Lacédémone &: tanc de Nations fauvages , la nuidité fe pratique. Celles-ci font de tout temps en polfelTion de cet ufage ; mais Ly- curgue introduifit la nudité dans une Ville elle n'étoit pas connue , & pendant que tous les peuples voifins ob- fervoient la bienféance. On ne fauroit donc l'excufer. Enfin la vertu des Amé- riquains , fi ce que les Voiageurs en di- fent , eft véritable , ne fert de rien pour juftifier ce Légiflateur : carl'événement a fait voir que Lacédémone n'étoit pas un lieu de telles nouveautés puflént s'introduire innocemment. C'eft en vain que l'on s'efforce d'atfoiblir le témoigna- ge d' Ariftote : il n'y a rien de plus grave lîi de plus fenfé que le Livre ce Phi- lofophe parle fi mal des Lacédémoniens. L'efprit de partialité ne paroît point dans cet ouvrage; & ainfi au lieu de dire que les médifances des Poètes ont fait impreffion fur l'efprit de ce Phifofophe , il falloit dire que l'autorité de ce Phi- lofophe juftiôe les médifances des Poètes.

J'ai uneautre obfervationà faire fur ces paroles de M. Guillet. Je noferois vous décrire , dit-ïl , V habit des filles de

l'ancienne

D E B A y L Ê. 29

r ancienne Laccdémonc Sophocle vous r apprendra , fi vous voiilci^ voir com- ment il a décrit celui d' Hcrmione , dans un fragment que Pluîarqiie rapporte. Il étoitfi court j que h Poète Ihyciis en Je moquant les appcUoit PHENOAiER - DES (/') ; il eit fur i". qu'on ne trouve point dans ce fragment de Sophocle la d-cfcription d'un habit : car ce Poète dit feulement que la tunique d'Hcr- mione étoiteiitr'ouverte , & qu'elle laif- foit paroître les cuiiles (/). 2.«. Ibycus , appellant les hlles de Laccdémone P ficnomerides , ne fe fonde point fur ce qu'elles portoient un habit court , mais fur ce que leurs cottes étant ouvertes des deux tés.

Montroient à nud leurs cuiifes dfecouverte?,

c'eft Plutarque qui nous donne très- clairement cette raifon de la raillerie d'ibycus. Virgile a donné aux fiiles de Lacédémone une longue & large robe , mais reroulTée fur les genoux quand elles chalToient :

{l) Jbid. p. 172.

iij Stola caret , tunlcam Induens Hermlor.e d!-^ l&hidam: retegit fémur jurenculo. SophocL apud Plutarch. ia parall. Lycurgi & NumiE Pompilii,

Tome P B

^S A N- A L Y s E

Virginis os hahiiumque gerens ,^ & virginls arma Spartanae. ...*..,

nuda genu , kodoque sinus collecta Fluentes.

La defcription que PoUux nous a laifTée de l'habit des filles de Sparte , ne nous permet pas de douter qu'il ne fût long : car cet Auteur dit que quand elles fe laçoient jufqu'à un certain point , elles laifToient paroître leurs cuif- fcs depuis les pieds (À:). On peut donc compter comme une chofe certaine que la nudiré des cuiiï'es , reprochée aux Lacédémoniennes , ne venoit pas de ce que leur jupe étoit trop courte. Il n'y a perfonne qui ne comprenne fore aifément, que li leur jupe qui étoit fendue des deux côtés , fans être coufue au bas des fentes , ne fût defcendue que jufqu'au defllis du genou , elles enflent fait beaucoup pis que montrer la cuifle , quand elles euflent marché: de forte que les Poètes, qui avoient en ce temps- plus de liberté qu'aujourd'hui de s'ex-

(i^) Ita antem dicehatur etlam vlrglrum tunicula: cujus poflquam aîiqiio ufque pinnas fohijj'ent , à tnaîUoLo infsriore pedis femora ofiindebant ; ma, xime Svartanx , quas idcirco Pkxnomeridas ap- pdlahant, Jnlius Polux, apud Méurfium , MLfcd-t ion, Laeonie » Lib^ I » Ca^. XIX,

B E B A Y L E 17

primer groflicremenc , leur eufTent don- né une cpichetc beaucoup plus forte que n'eft celle de Phcnomèridcs : il n'ell pas néccflaire d'éclaircir plus am- plement cette pcnfée. Faitbns à d'au- tres Loix de Lycurgue.

Celles qu'il fie fur les mariages , fonc €n partie bonnes , & en partie mauvais Tes, Il voulut que les maris ne s'appro- chafTent de leurs femmes qu'à la déro- bée , & qu'ils fe levafTent de cette ta- ble en reliant un peu fur leur appétir. Il falloit que ceux qui recherchoienc en mariage une fille , J'enlevaflent & la remifTent entre les mains d'une Ma- trone , qui lui raibit les cheveux , lui donnoit un habit d'homme , la cou- choit fur un matelas , & la laiiToit feule fans lumière. Le galant entroit , à.ç,ï- habilloit fa maîtrefîe , & la prenant dans {^^ bras , la portoit fjr un autre lit, il paîToit quelques moments avec elle; après quoi il alloit rejoindre fes camarades dans la chambre ils cchx- choient en commun. Il en ufoit de mê- me toutes les fois qu'il ail oie voir fa. femme, prenant toutes les précautions pûfTibles pour n'être pas vii {d), PafTe

(d) Plutarch. in L/curgo.

Analyse

pour cela. Mais Lycurgue permcttoit aux vieillards infirmes de prêter leurs femmes aux jeunes gens robullcs , &c il foufiroit que les beaux hommes cou- chaffent avec les femmes des hommes laids , pourvu que ceux-ci en fullent d'accord. ,, Il trouvoit beaucoup de ,, fottife & de vâmté , dit F huarqne ^ » dans les ordonnances qu'avoient fait » fur le mariage les autres Légifla- j> teurs , qui cherchoient pour leurs » chiennes les meilleurs chiens '', & )) pour leurs juments les meilleurs éta- » ions , n'épargnant ni foin ni argent pour les avoir de leurs maîtres , &c » qui renfermoient leurs femmes dans » leurs maifons , & les renoient cap- îî tives , afin qu'elles n'euilënt des en- » fans que d'eux , quoiqu'ils funent » fouvent infeniez , dans un âge ca- » duque , ou valétudinaires (/zi). « Quoi qu'en dife Plutarque . ce règle- ment ne valoir rien : c'étoit autorifer

Tadulrere , & même le maq des

maris. Mais ces Loix avoient leur prin- cipe dans la forte envie qu'eut Lycur- gue de rendre les Spartiates vigoureux. De la même fource vint le règlement

(m) Idem , ibid. Vôrfion de Daçier,

deBayle 29

barbare contre les enfans mal fains &c mal coniritaés : notre Legiilateur vou- lue que l'on s'en défie. N'eit-ce pas une injuftice criante ?

Il feroit facile de critiquer , en d'an- tres choies , les Loix de Lycurguc : mais il y a un point en quoi il eitplus louable que "Numa Pompilius; c'eit qu'il ne vouloir pas que l'on mariât les filles dans une tr-op grande jeunelTe. Il ne permettoit ce les établir , que îorf- qu'elles étoienc en état de fupporter les fatigues de l'accouchement. Numa , au contraire , fouflroit qu'on les maria c à l'âge de douze ans , & même au-def- fous (72) . Ariftote railbnne aflez am- plement fur ce fujet , & donne quelques préceptes fort judicieux. Il veut qu'on marie les filles à l'â^e de dix-huit ans . & les garçons à l'âge de trente-fepc. Il remarque que les habitants de toutes les Villes , les mariages fe contrac- tent entre des perfonnes trop jeunes , font infirmes & petits , & que ces al- liances précoces font mourir en couche un plus grand nombre de femmes. Il ajoute que les enfants, quine fontguerg plus jeunes que leurs pères , n'ont paj

fnj Plut, in Numa.

B3

qb Analyse

beaucoup de refpeâ; pour eux , & que dc-là naifîènt cent dcfordres domcfèi- ques. Voilà un inconvénient de morale, lien touche un autre de même efpe- ce , puiiqu'il concerne la chafteté.C'efl qu'o/2 remarque , dit-il ^phis d'intem- pérance & de penchant à la débauche dans les filles qui ont ufc de très-bonne heure des pf.aifirs du mariage (o) C'ell aux DireAeurs & aux Cafiiifles à raifonner fur ces paroles : mais fans poufTer Ç\ loin les obfervations , on eft en droit de décider qu'un mariage pré- coce ne permet pas a la pudeur de pren- dre d'aliez profondes racines *.

Avarice des Traitants de V ancienne Rome. Projet d'impojîtion très-îucra.* tif.

Les Partifans , qu'il me foit permis d'appeller ainfi ceux qui levoient les tributs de la République Romaine , fi- rent un procès afiez particulier aux Prêtres d'Amphiaraiis. Ceux-ci pré- tendoient que leurs biens étoient pri- vilégiés, &: dévoient être compris dans la Loi quiexemptoit delà taille toutes

fy) Ariftot. Lih. VU. de RepubU Chap, XVJ * Art. Ljcur^ue.,

DE Bayle 3?

ks terres confacrées aux Dieux im- mortels. Mais les exadeurs foiuînrent que les domaines qui appartenoient à Amphiaraiis n'étoient riullcment àzns le cas de cette Loi , parce qu'ils étoicnc confacrcs a un homme more; & qu'il eft vifible qu'un homme qui ell mort n'ell pas du nombre des Dieux immor- tels. Quoique ce raifonnement, ù ejl mort , donc il ncjî pas un Dieu , leuE fût fuggeré par l'avarice, & non parle T-ele de la Religion , chofe que des partifants ne confultent guère , il étoit pourtant fi plaufibie , qu'il devait îeuc procurer gain de caufe. Je crois néan- moins qu'ils la perdirent. C'eftdomma- ge que toutes les pièces de ce procès- ne fe foienc pas confervées. Si on les eût laifle faire , ils auroient mis à la taille la plupart des Dieux , & en ro- ture une infinité de terres facrées : car quels titres de divinité ou d'immorta- lité eût-on pu produire à l'épreuve de îeurs exceptions ? Que n'eufTent-ils pas obtenu au Tribunal d'un Inten- dant qui auroit eu ordre de favorifet' leurs pourfuites ? Il ne faudroit que mettre en parti la recherche des faux cultes, pour y voir bientôt une bon- ne rédu<Sion. Mais de tels parafants ^

B 4

31 ANALYSE

pourroient-ils être en fîireté ? *

RELATION de ce qui fc pafc dans le Paradis.

Le Jéflïite Henao , Profeiïeur en Théologie daiis le Collège Royal de S?.lamanque , publia l'an 16^2.. un volume in-folio , intirulé : Empirco- hgia. , auquel on pourroic donner le titre de Relation du Paradis. Il y étale dillindement les plaifîrs dont on jouira dans ce féjour ; il dit qu'i^ y aura une Mufique dans le Ciel , avec des injlrumenîs matériels comme fur la terre (a). Mais fon détail , fi js, ne me trompe , n'ed pas com- parable à celui de Louis Henriquez , fon confrère , qui , fpeciiiant les ;oyes du Paradis , allure pofitivement qu'i/ y aura un fouverain plaifir à haifer '& emhrajjer les corps bienheureux ; qu'ils Je baigneront â la vue les uns des autres ; qu il y aura pour cela des bains trè'j- agréables ; quilsy nageront comme des poijfons ; qu''ils chanteront éiujii agréablement que tes calandres &

Art. Amphlaraus , rem. L.

(j) Voyei le premier Volume de U MQralepra». ti^uî dis JdJ'uicis , p. z-Ji,

DE BAYLE' 33

Us rojjlgnols: que les Anges sliaoUkront en femmes g & qu'ils parcitront aux Saints avec des habits de Dames , les cheveux frifés , des jupes en veriugadins, & du linge du plus riche ; que les hom-' mes & les femmes fe réjouiront avec des niafcarades jdesfefnns , des ballets; que les femmes chanteront plus agréa- blement que les hommes , afin que le. pLiifir fou plus grand y qu elles rcffuf citeront avec les cheveux plus longs , & qu elles fe pareront avec des rubans & des coeffures , comme en cette vie , & leurs petits mignons d'enfwJs , ce qui fera avec un grand plaijir [b), *

Coutume bigarre & impie,

La coutume qvi'avoient ks PaïeîTs: de confulter pluiieurs oracles fur une même affaire , me paro'k auITi impie que bizarre. L'Hiiloire des Grecs & des Romains en fournit mille exem.- pies : je n'en rapporterai qu'un. Agefi- polis , Roi de Lacédémone , ava^nt que de porter la guerre chez les Argiens

(é)Hentiquez , Occupations ries Saints dans te Cur , cité dans Ivk Morale pratique des Je fuites ^p»

î Art, Loyola , t£m, V.

E$

34 " Analyse

voulut s'éclaircir avec Jupiter fur la juftice de cette expédition , & le con- fulta dans le fameux Temple d'01ym« pe. L'Oracle ayant répondu qu'on pouvoit attaquer les Argiens fans fcru- pule , Agclipolis , pour plus grande fureté , courut auffi-tôt à Delphes confulter Apollon , afin de favoir li le fentiment du fils feroit conforme à l'a- vis du père.

Recueillons de ceci une vérité qui Cil d'ailleurs afTez manifefte , c'efl que la Religion des Païens étoit fondée fur des idées de Dieu , aufTi fauifes que rAthéïfnie. Je ne parle point des fentiments du commun peuple : je ne parle point de l'abus de quelques particuliers ; je parle du culte pu- blic , pratiqué par les perfonnes les plus éminentes , & foutenu de la ma- jefté de l'Etat. Voici un Roi de La- ccdémone , qui, après la réponfe du plus grand des J3ieux , va conful- ter une autre Divinité , inccrta'ln fi elle réfutera , ou li elle confirmera cette réponfe. Il croyoit donc que les déciiîons de Jupiter n'étoicnt pas telles que l'on pût toujours les fui- vre en fïîreté de confcience ; & il fup- pofûic que les lumières d' Apollon né-

DE B A Y L Ê 5^

toient pas toujours conformes à cel- les de Jupiter. N'écoit-ce pas croire que tous les Dieux , fans en excepter le plus grand , étoient bornés dans leurs connoiiTances , &: que d'eux aux hommes , il n'y avoic que la diiië- rence du plus au moins ? Le tôt cipitiZ tôt fenfus , autant de fèntiments que de têtes, avoit lieu, félon cela , dans le Ciel , a peu près comme fur la ter- re. On confultoit Jupiter comme on confulte le plus fameux Avocat d'um Parlement , loriqu'on a defiein de s'en- gager dans un procès. La réponfc de cet Avocat ne tranquillife pas les Plai- deurs prudents : ils font bien aifes d'avoir l'avis de quelques autres Jurif- confultes ; & il y a tel homme qui fait confulter fon affaire dans toutes les Cours du Royaume aux plus ha- biles Dodeurs. Les Païens en ufoienc ainfi a l'égard des Oracles , afin de voir 11 leurs Dieux fe contrediroicnt , & de fe précautionner mieux par la comparaifon des réponfes.

Ils n'étoient point fcandali(es du fort difreient qu'avoient les vidimes. Celles qu'on oMroit à une divinité fai- foient efpérer, pendant que celles one

V a- ^ r-r- ■'

i on oiiroit a une autre fai'oTenc crain-

B6

56: Analyse

dre. Apollon & Diane , enfants ju- meaux de Jupiter , fe contredifoienc quelquefois : le frère rejettoir une vi- âime , k fœur Tadmettoit (a). Le Pa'?anifme ne trouvoit rien de fcan- daleux,. Il eût bien voulu plus de con- corde dans les promefles du. bien ; mais enfin il ne croyoit pas qne la na- ture divine donnât l'exclufion k l'igno- rance , au caprice , à la difcorde. Il acquiefçoit donc à cela , comme à des efl'ets inévitables de la. nature des thofes, *

Qr';gme de Village d'engraljfer lès oi^ fcaitx de table. Ce que ce toit qu'un Cochon de Iro-ie. Cra^uU du Romans.

Pline afïïire que les habitants de De- îos furent les premiers qui engraiife- rent lès poules , & qu'enfuite la cou-

(rt) Oiiit^ cum plurihus diis immolatnr , (jtci tandem ivcnit ut lititur aliis ^ aliis non litctut ■> Qtix auteminconfiancia: deorum efi ,. ut primis mi-^ ■iii.-n.ir exiis , bcnc promittant fecundis? Aut tarifa intcr ejs dijj'cntio , fxph etiam intcr proximos , .tt JnoUinis exta banafrit, V'tanx non bpna ? Cic. de Pivinat.Li/j. J l ■, Chjp. XV II. Ne croyez pas que ces objeftiens ayent délîllé les yeux à beaucoup.

'* J^efi^Jis , rem. ai

rr E B A Y I r. J7

tume fe répandit d'engraifler toas les oiieaux que l'on mangeoic. Cette dé- licatelîé pafla à Rome : il fallut pour la réprimer , que la Loi Fannia ordon- nât que l'on ne fervît à table aucune forte d'oifeau , hormis une poule qui n'aaroit pas été engraiffée. Voilà une msrveilleufe frugalité. Mais e'étoie gêner les gens d'une étrange maniè- re. Où font aujourd'hui les peuples riches qui voulufient fubir un tel joug! 11 eft vrai qu'on trouva bientôt le moyen d'éluder cette Loi : car l'on prétendit qu'elle ne défendoit pas de manger des poulets gras [a). Dans la fuite le luxe des fedins ne lit qu'au- gmenter dans Rome. Entre autres ex- cès , on faifoît cuire dans le ventre d'un cochon pîuiieurs animaux , & l'on appeîloit cela un Cochon dz Troie , par alluiion au cheval de Troie , qui écoit farci de foldats. La gourman- dife devint li énorme , que plusieurs enfants de famille fe vendoient , ou fe nroilituoient , pour fe procurer de bons morceaux. Les juges aîloient ivres à TAudience , & écoient obligés de s'ar- rêter en chemin à totis les coins de rue pour piifer. C'eft Macrobe qui, nous

Analyse

apprend toutes ces particularités (b). Les fiecles fui van ts , qui ont vu à Rome tant de vices eiFrovables , n'y ont guè- re vil le règne de l'ivrognerie. Aujour- d'hui c'eft un excès qu'on ne connoîc point du tout dans ce pays-la : mais pour les anciens Romains , ils vivoient comme de vrais Septentrionaux. *

Fraude infigne des Mages. Combien les Rois font efdaves de la Religion dominante.

îfdegerdcs , Roi de Perfe , conçut une grande amitié pour un Saint Evé- que , nommé Maruthas. Les Mages , Prêtres idolâtres , s'allarmerentde cette union , & craignirent que leur Prince n'abandonnât l'ancien culte du pays , pour embraiTer le ChriiHanifme , qui commençoit à faire de grands progrès dans la Perfe. Pour prévenir ce mal- heur , ils eurent recours a un artifice , qui prouve bien qu'il n'eit point d'ex- cès dont un zèle fanatique ne foit ca- pable. Un jour que le Roi devoit fe rendre au Temple pour adorer le feu ,

(f) Voyez les Saturnales , Liv. 11, Chap. Il ^ & XI !I.

* Art. Fannius Strahon, rem. A, & Art, Tiùm rem. C.

DE B A Y L E. 3^

51s firent cacher un homme fous terre ; & lorfqu'Ifdegerdes parut , cet impol- teur s'écria c\\.\ Cl fulloit chajjcr du trône l'indigne Monarque qui regnoit , puif- quil était ajjc:{_unpie pour donner jli confiance à un Prêtre Chrétien.

Si ce que les libertins débitent très- fauffement étoit véritable , favoir quo la Religion n'eil qu'une invention hu- maine , que les Souverains ont imagi- née, afin de tenir les peuples fous le joug de l'obciirance , ne faudroit-il pas avouer que les Princes auroient été pris tout les premiers dans le piège qu'ils auroient tendu ? Car bien loin que la Religion les rende maîtres de leurs fujets , il arrive au contraire , qu'elle Ibuniet les Rois à leurs peuples , tn ce fens qu'ils font obligés d'être , non pas de la Religion qui leur paroît la meilleure , mais de la Religion qui domine dans leur Royaume ; & s'ils ofent en embrafîèr une qui foit difié- rente de celle-là , leur couronne ne tient plus qu'à un filet. Voyez com- ment les Mages de Perfe menaçoient leur Roi , quoiqu'il n'eût encore que carefTé un Evêque. Ne fait-on pas que le dernier Empereur de Siam n'a étc renverfé du uone que pciir avoir été

s

hontea-

40 Analyse

trop favorable aux Mifllonnaires Qiré-

tiens (.z). *

Ohfcrvadonsfur les Procèsd' impuijfdn- ce. Particiilarués concernant le Con- grès. Epoque de V origine 6" de l'abo- lition de cette infâme coutume.

Les procès d'impiiiiTance font très- peu d'honneur aux femmes qui les in- tentent ; & foi: qu'elles parviennent à obtenir un autre mari , foit qu'elles n'y parviennent pas , elles deviennent l'opprobre & la fable de leur fiecle. ^ Nous pouvons dire d*elles , fans fortir j'"'f* des bornes de l'indulgence , ce que l'on

fes des a dit avec un peu trop de rigueur corr-

d'immdf- ^''^ ^^s Veuves qui fe marient (.2).

faiice. C'eft le jugement le plus mitigé que

l'on puiffe faire de ces plaideufes en

-matière dimpuilTance , vu la manière

(a) On écrivoit ceci en 169 j.

^ Art. Abdas , rem. B.

{a) En qne'que arme aue folt conçu ce dire de P Apôtre , juniores vjcius nvibant , // faut l'entin- d « ejl e dit pur forme d'indulgtnxe accordée à l'iif continence de quelques finmes^, ut m-Tritum potùis. '' acciw'ant criam diciboKim , 6c fciant libi non tarn

maritos ddtos quum adiiitjros impiitatos , comme dit SainB Hierofme , ad Snlvinam. Duvair. p. ^20 , G-

conti- nence.

B E B A Y L E. 4^

de procéder à quoi elles fe trouvenc néceflairement réduites.

I. C'eft déjà beaucoup quedecon- ^^ ^ven fefler publîqueraent fon inconcincnce : ^^^^^ ^^ orc'cft ce que tait route femme quiin- [^I^J""' tente de tels Procès: elle déclare de- vant tout le monde qu'elle ne peut (e palFir d'un mari, &'elle en livre un ade qui demeure dans les Greffes. . ^

__ l_,. . Vf r r L" interro»

II. L interrogatoire qu il faut lubir gatoire devant les Juges eft (i délicat , & fi &^«^''*' gênant pour une perfonne d'honneur , qu'on ne peut avoir bonne opinion d'une fàl}e,qui eft capable de franchir cette barrière. Je dis d'une fille , parce

que preibue toutes celles qui accu- fent d'impuilTance leurs maris , fe pi- quent de l'être , & il faut bien qu'elles s en vantent , lorfque c'eft leur premier mariage , comme il arrive ordinaire- ment. Un Avocat embarralTa étrange- ment une jeune Plaideufe. Il lui de- manda en préfence de plufieurs té- moins , fi fon mari l'avoit baifée à la joue , & lui avoit fait d'autres carefTes. Elle répondit que oui : & qui vous a dit, reprit l'Avocat , que ces ca.rcffcs ne fufïfoient pas ? Ou avei^vous appris le r^JIe ? Si vous (tes pucelle , comme vous le pràmdci^f vous m d^iv^i^ pas

^z Analyse

favoir que votre mari tft impidjjantl & fi vo :, k fiivey^ , e'ejî un figne que vous ave^ éprouvé ce que d'autres hommes peuvent faire (/;). iavifite. Jii. îi f^^^îj r^ réfoudre à la vifite des Experts : les autres preuves font trop iniirmes ; c'elî: pourquoi les Juges ont recours à celle-là , &' ordonnenc l'inf- peclion , pour favoir i\ la complaignan- te a été dcPioiée ou non. ell la pu- deur de celles qui oftnt fubir une telle épreuve , &: de quelle hardielTe ne doi- vent-elles pas être armées? Un Avocat , qui vivoit fous Louis XIII, s'ell fort ré- crié contre cette honteufe pratique , & nous a donné là-deffus des détails très- curieux & très-raifonnés. Je les rappor- te, fans craindre que les perfonnes fen- fées le trouvent mauvais ; car pourquoi s'oiFenferoit-on de trouver ici , ce qu'un Auteur grave a publié il y a plus de

cent ans , dans un écrit imprimé à Paris ... - '

avec privilège. Il employé deux argu- ments : l'un eft tiré de l'infamie perfon- nelle attachée a l'infpeûion , l'autre de l'incertitude & de l'inutilité de cette épreuve. Il prétend qu'une femme doic

{b) Joan. Seresberienfis in PoUcratico , five dt Nugis curialium , 6- ve/ligils PhUofophorum . LU, VJU. Cap. ^I,

D E B A Y L E.' 43

avoir perdu route pudeur , lorfqu'elie permet , pour parvenir à lafeparution , que des hommes la de [couvrent ^voyent Ù maniera Us parties que nature veut quelle cache. Il allègue l'autoritc de plufieurs Saints Pères , particulière- ment: celle de Maint Anibroife , qui re- prit Siagrius , Evéque de Vérone , d'a- voir ordonné qu'une Religieufe accufce d'incontinence , fût vifitée. Il allure que les Romains n'avoient point re- cours à cette pratique odieufe , & qu'on ne voit pas qu'ils s'en foient fervis mé-^ me pour convaincre les Vejlalcs fufpecles 6" accujées dincejlc , combien qu'ils fuJTent fort feveres en la recherche ^ pU" mtion de ce crime (^). Son ouvrage con- tient plufieurs antres particularités in- térefîantes , dont je parlerai bientôt.

IV. Il faut fe refondre au Congrès : LeCoa^ telle étoit du moins la pratique de notre grès. ancienne Jurifprudence, & cette cou- tume eil alfez imguliere pour mériter quelques recherches. L'Avocat que je viens de citer , va nous donner là- deffus de nouveaux éclairciiTements. Ecoutons fon vieux langage , & ne nous fcandalifons point de la naïveté

(c)Tagereau , Difeours de l'impuiJJ'anci de l'kasi* me 4^ de la femme, p, j8. Ôcfuiv.

44- Analyse

d'un fîecle qui étoit bien plus vertoeux _. - que le nôtre. Les Prêtres , dit-ii , fonc tances d'abord ferment quelles tacheront de prépara- honncfoi , & Cans dlUimidation , d'ac- complir l œuvre de mariage J ans y ap- porter empêchement de part ni d'autre. Les Experts jurent eux-mêmes qu'ils feront un fidèle rapport. Enfuite F hom- me & la femwx font derechef vijîtés , V homme afin de /avoir s'il a point ds mal , la femme pour confîderer fcn état aduel , & juger des différences qui s'y peuvent trouver avant & après le Con-

grès.

Targereau obTerve que dans quelques Procès j comme en celui de de Bray {d)^ l'homme & la femme font vifités nuds , depuis lefommeîdela tctejufques à la plante des pieds , en toutes les parties de leurs corps , etiam in podice , pour fdvoir s' il y a rien fur eux qui puifh avancer ou empejcher le Congrès, il ajoute qu'on lave d'eau tiède les parties de l'homme , & qu'on metlafcmme en un demi-bain , elle demeure quelque temps (c). Après cela V homme & ht

{d) C'étoit un Tréforier de l'épargne. Voye[ Brantôme , au I Vol. de les Dames. Gai. p. 97.

(e) On ufoit de cette dernière méthode pour empêcher l'effet des refirigens que les femmes emploient quelquefois dans ces occaûons. An- toine Horraan parle d'une femme 2«i s'éi^At

DE B A Y L E. 4i

femme fe couchent en plein jour eniin lit. Les Experts demeurenc dans la cham- bre fi les Parties y confentent , ou fe re- tirent , fi l'une des deux l'exige ; mais la porte refte entr'ouv'-erte. Quant aux Matrones elles fe tiennent proche du lit , dont les rideaux font tirés. Ceft Effbrti alors que l'homme fe met^c devoir de "'^"* faire preuve de fa puijfunce , habitant charnellement avec fa femme , tk fai- fant tous fes efforts ut fiât intromilJio : Jouvent adviennent des altercations Alterca^ honteufes & ridicules . V homme je plai- î'°"^ gnant que la temme ne le veut laijjcr fes. faire, elle le niant ^ & difantqu^il la, bltffe admovendo digitum. Enfin, après qu'ils ont été une heure ou deux en- fembîe , les Experts appelles s'appro" chent , & ouvrant les rideaux , s'in- forment de ce qui s ejî pajfé . vifitent lot femme derechef , pour voir an fada fie emifTio , ubi , quid . & quale emifium : ce qui ne fe fait pas fins bougie & 3

lunettes , à gens qui s en firvent pour

artijîeieUement fort rcflrecie , dai^s le temps qu'on inftruiioit fon Procès , qu'elle eut dans la fuite befoia de Chirurgien pour accoucher. Il rapporte, fur le témoignage de plufieurs Auteurs , au'une fem- me d'Italie fe refferra fi fort , pour plaire à fo» mari , que, par après , Lui , ni autre homme . ne put avoir affaire â die. Horman « Traité de la dif* ' folution du Mariagi,

1^6 Analyse

leur vieil âge , ni fins des recherches fort fuies & odicufcs{f).

Anne Robert , l'un des plus célè- bres Avocats de fon temps , a renchéri fur Tagereau , dans un ouvrage dédié au grand Achille de Harlai , Premier Préiident du Parlement de Paris. Le X Chapitre de fon IV. Livre ,iierz/m jiidicdtarum , roule fur un Procès d'im- puifiance, qui avoit été porté par appel à cette Compagnie. Le Parlement ren- ^ ^^ dit un Arrêt confirmatif de la Sen- îanvier tCHCC dcs Jugcs Eccléfiaftiqucs , qui *6S7. avaient ordonné la vifite & le congrès , de quoi le mari s'étoit porté pour appel- ant. Son Avocat repréfenta avec la der- fiiere licence l'abomination de ces pro- cédures : il fit en quelque forte ce qui arrive dans les grandes révolutions d'Etat , afin de procurer aux Loix une durée très-longue , on les ren- verfe pour un peu de temps , Leges feni- ptr ut effcnt , aliquando nonfuerunt\ il fe difpenfa des régies deia pudeur , pour le bien de la pudeur même , & il crut pouvoir fe donner d'autant plus de liberté , qu'il s'agiiîoit d'imprimer une forte horreur de cet abus. Tage- reau fut fans doute animé du même

' \f) Tagereau , il id. p . 32. 6- /«/>.

D E B A Y L E. 47

efprit : mais comme 11 écrivoiten lan- gue vulgaire , il fe contraignit un peu plus que Robert. Voici le Latin de es dernier. Vidtis ad pcrpetuarn reldctejîa- tionem , qiidjn aforo & judlcus cxplodi convertit , vifîtatlonem ( fpeclacidnm. odlo pablico digmim ) verbis rcprœfen- tari ? parcitc pudicœ aiires , fi qidd in re ohfcena lahatiir verecundi fermords modcjiia. Puella refiipinajacet , cruri- bus fiinc ircde. diÇunùs : prœftant pu- dcndce corporis partes , quas natura ad delicias generis humani velavit. Has & Matronœ ( quœ ob/ktrices anusfnnt) & MedlcL injpidunt , pertractant , diducunt : Magiftratus vidtu compo- jito rifiim ddjiniulat : Matronœprœjcri' tes ventrem dudum oblitam refricant : MedicL , pro œtatLs difcrirnine, hic vires prifiinas rcmirdf:itur , itle ardmo œP- tuante inunis ludicrifpeclaculo pafcitur: Cldrurgus aut ferramenîo fabrefacîo (^ id ipeculum matricis vocari Jolet) , aut cereo & ficlitio priapo adiius ve- nereos tentât , aperit , référât : puella. jacens titilLidone vcjana prurit : ut etiamfi virga vifiîari cœperiî , indê ta- tmn non incorrupta recédât.

M. Robert obferve que , nonobftanc ia turpitude de cet ufage , on poutroic

4? Analyse

le tolérer , li c'ccoit un moyen infail- lible de connoître la vérité : mais il pré- tend que cette épreuve eft trompcufe , & qu'une femme adroite eft toujours à portée d'en empêcher la réuiTite : Ta- gereau cft du même avis. Il uous apprend que le même de Bray , dont il a été parlé plus haut , trouva , de la part de fon époufe , des réfiilrances qu'il ne put vaincre. Cet homme étoit confor- mé fîngaliérement: Jinifirum tanliim ujlïculum hahebat ex dejlBii natiira-^ II. Au premier congrès , car il y alla par deux fois à divers jours , arrexc- rat fujJlcïtnUT ad cocundiim , ac fuh- Jîandam fcrofum Ù aquofim extra vas emljlrut , quaz non poîeraî dïci ycriun fcmen ; Jcd non introm'iferat , félon que le rapportèrent trois Méde- cins , trois Chirurgiens , & trois Ma- trones, Les Juges , jlins s arrêter à ce dcfdut naturel , ni à Vïniperfecllon de la fcnunce , ordonnèrent auparavant que de prononcer dêfinlîlvement , que de Bray vlcndroit derechef au Con- grès. ,jî bon lui fenihloit. Il eft à no- ter que les juges l'avertirent , fi intro- mitteret , d'appellcr les Experts , afin qu'ils le vijjent , & en pujjcnt tefrnoi- ^ncr. Par fe void que Von ne.

confidcrc

DE B A Y L E. 49

confidere pas en ces Procès la qualité de lafemence , ni fi V homme arrigit , •etiam fufficienter ad coëundutn , mais que Von veut & demande une intro- mijfion oculaire. De Bray ayant dè^ claré qu'il n'y vouloit plus aller , & que Ja Partie l'aveit empefché aux deux fois qu'il y avoit eflé^ il/iit Je^ paré à faute feulement d' avoir j ait V intromifion au congrès (g). Tage- reau n'a-t-il pas raifon d'ajouter , qu'u- ne telle épreuve eft plus propre â op- prim.er la vérité , qu'à la mettre en évi- dence.

Sébaftien Roulliard , l'un des plus doftes Avocats du Parlement de Pa- ris plaida l'an i6co pour un Gentil- homme ( /t ) , que fa femme avoit ac- cufé d'impuiffance. Elle avoit gagné fa Caufe devant l'OfRcial de Sens , & puis devant les Juges de laPrimatic de Lyon. Le mari appella de leur Sentence , & obtint des CommilTaires du Saint Siège Apoftoîique , pour juger la Caufe en <3crnicr reffort. Roulliard , fon Avo- cat , publia un Capitulaire , il efl: qu'un homme SINE TESTICULIS

{g) Tagereau , ibid.

(h) Le Baron d'Argenton , marié avec Madelai- oe de la Chaftre.

Tome IL C

^o Analyse

APPARENTIBUS, & qui amant- moins toutes les autres marques de yi- rilitè , efl capable des œuvres du ma- riage. Le Gentilhomme étoit ainfi , & ce fut fur ce défaut , que fa femme fe fondoit pour l'accufer d'impuiffance. Le mari foucint qu'il avoit confommé le mariage , non par les moyens ridicules quelle fuppofoit , mais par V effort na- turel de fon fexe ; il demanda qu'on la vifîtâc , & il s'offrit au Congrès (i). Roulliard tira de ces offres du mari les conféquences les plus favorables , 6c difcourut amplement de îejliculis laten- tihus ( A: ) , félon la doclrine des Méde- cins , & félon les obfervations de l'Ana- tomie. Il ne s'amufa point à des péri- phrafès , & à des locutions voilées : il fe fervit des termes de l'art avec la der- nière liberté , & il mêla très-fouvent à fon difcours àQs citations Latines , dont l'application étoit fort ingénieufe. Il ne JJ femble pas qu'il forte jamais du férieux, & néanmoins toute la pièce efl: femée de plaifanteries , & de traits gaillards.

( /■ ) Voyez !e Capltulaire de RouHiard , r. 8. 6- 9 , de l'Eàit. ir.-Z^.

(A:) Je conjeclLire qile ce fut à cette occafion qae Jidiin Peleus , Avocat au Parlement de Paris nt le Traite De folutione Matrimonii , ok deUc- tum tejkeulorum nuit apparentium.

\

DE B A Y L E.

}e ne fais quel le fat VïiVue de ce Procès : cependant il paroît par les Lettres de Lipfe ( /) que Roulliard îe gagna.

II faut que je remarque que Roui*- Hard & Tagereau n'avoient pas les mê- mes principes. L'intérêt de la caufe que Roulliard avoit en main , le porta k fon- tenir que la pratique du congrès , &; de Finfpedion àes parties étoit julie. La femme du Gentil-homme rejettcit cette l^preuve , & les Juges devant lefquels «île avoit plaidé jufqu'alors , ne l'a- voient point foumife à la vilite , ni au congrès , par égard pour fa pudeur, Roulliard combattit avec force cette prétendue délicatelfe /& tâcha d'exté- nuer ce qu41 y avoit de honteux & d'in- fâme dans cette pratique. » A l'égard. » du congrès , dit-il , que ladite Dame » fe dit rejetter par pudeur ,

» Ah fi concubitum loeus exigie , omnibus illum ft Deliciis impie , & fit procul ifie pudor.

» car le Duel eft bien défendu par les

» Edits , pour rompre la vengeance

» des armes offeniîves , mais non celui

» d'entre le mari & femme , dont l'ai-

(0 Voyez les Lettres LXVI , LXXV , de h Centurie, ad Girmanos & Gallos,

C 2.

52, Analyse

>5 gredoiix effort ne tend qu'à les rcin- » tégrcr en paix & bon amour. Tant » y a qu'au cas... prcfent hélium jiif- » ium , comme difoit Titc-Live, quia îj neccfflirium , & la néceffité rend li- » cite ce qu'autrement feroit de foi illi- » cite. ... Le congrès eft la preuve or- j> dinaire & plus certaine qui fe puilïe » pratiquer en telles matières de pro- » ces d'impuillance... du moins les Offi- » cialités de France l'ont reçu , & la « Cour l'a autorifé par plufieurs Ar- » refis , notamment celui du 20 Jan- >•> vier 1597, donné contre un , qui » argué du même dcfaut que ma Far- » tic adverfe , ne s'y vouloit foubmet- >i tre... Toute la plus feure précaution « qu'on y puifTe apporter , eft d'en » venir à l'efpreuve aduelle , fpéciale- » ment quand nous y fommes portez « pour le bien de la paix... Autrement /) fcroit-ce chofe abfurde que. pour la » vérification d'un adultère , on admifl » la preuve de celui qui diroit avoir veu » ufifia Ev âfèfois ,; que pour éviter à la >) fuppofition du Part , les Loix civiles y> permifTent rinfpcâion du couvert de » la femme ; & que pour juftiniT de la >t validité d'un mariage , ( qui ert chofe i? beaucoup plus importante ) on euft

Î)E Ba^le. ^3

» à contre-cœur de voir impachim » Thyrjum horto In cupidinis ( m ). » Il s'en faut bien que ces raifons-là , & pluiîcurs autres que j'allègue , foient comparables aux arguments de Tage- reau. Je m'imagine que ii Iloulliard eût plaidé quelques mois après pour une kmmc , qui pir un raotii: de pudeur eût r^fufé de fe foumettre à l'inTpcclion & au congrès , il eût étalé les mêmes maximes que Tagereau , & fe fût trèi.-bien réfiîté lui-même. C'cii le deilin des Avocats : il faut qu'ils r.iifonnent tantôt d'une ma- nière , & tantôt d'une auire félon la va- riété des caufes qu'ils ont à défendre ; & notez que fur des matières directement oppofées , ils citent les mêmes autorités. Tagereau combat par l'autorité de Saint Cy prien & de S-tin t Ambroife la pratique de i'infpedion , & Roulliard cite les mê- mes Auteurs pour foutenir cette prati- que (/i) : il s'cIl fervî d'une rufe du mé-

( m ) Roulliard uhi fuprà, p. 41 & fuiv.

( « ^ Nous apprenons , dit-il , de S. Cyprian en hs Epîtres , de S. Augufiin , & de S, Ambroife , qu'en matière de defioraî'.on de vierges , on a tou- jours eu recoirs à l'injpiclion. CLcment d'Alexan- drie , Stromat 7, & Suidas in verbo Jefus , rap- portent que la V.'e-ge Marie fouffrit elle même cette épreuve ; le Sanedrin du Grand Prêtre & Sa- crificateur ayant ordonné q'aVZ/s fcroit vifitée pour

fçavoir fi efle était demeurée Vierge Chajf.r^

née en nette le difcours îo-m dj. long. R.ou!liard , ibid, .

C3

54 Analyse"

tier. Les Pères qu'il cite , condamnent l'ufagede la vifite: ils témoignent donc qu'on la pratiquoit. Il les cite pour la preuve de Tufage , il fupprime le refte. Cela n'eft pas bien. Il ne faut point couper en deux l'autorité d'un témoi- gnage,& c'eft ici qu'on peut appliquer la Maxime du Jurifconfulte Celfus : inci" vile ejl nifi tota lege pcrfpecîa , iina ali- qua pardcida ejus propojîta judlcarc vd rCjfpondcre.

Il y a une chofe en quoi Tagereaii & R.ouUiard s'accordent ; c'efl à dtplo» rer la multitude des Procès d'impuif- fance que l'on intentoit aux maris , & qui forçoient à révéler plufieurs faits ^ qu il eiiil cfîé , dit Roulliard , /»/z/.î hon- nejîc de tain , que

, protinus urhi

Pandere res alla fylva & caligine mer/ae.

Ce qu'il y a de remarquable , c'efl: que ces caufcs fi indécentes, font portées tous les jours devant les Tribunaux Ec- cléiiaftiques , & fe jugent même en pre* miere inllance par des Prêtres & par des Evêques. M. Bouriaut s'en plaint dans une de fes Lettres , adrefîée à TEvêque de Langre. » Je me fuis bien des fois » étonné , dit-il , de. ce q^ue. vous autres-

DE BaYLE. ")$

i> NofTeigneurs les Prélat? , vous fcof-

» frez que les Juges deiOfficialités foient

» des Prêtres , ou de ce qu'on n'y plai-

» de pas à huis clos , à caufe des naïve-

» tés qu'il y faut entendre , qui dégé-

» nérent prefque toutes en obfcénite'S.

» Je n'ai jamais eu la curioi^té d'y ailer ;

» mais j'en ai oiii parler par tant de per-

« fonnes différentes , & tout ce qu'on

a m'en a dit m'a paru fi libre qu'ap-

» paremment c'cft un l'ribunal d'où

» l'on a exilé la pudeur. Je n'en veux

» point d'autre témoignage que la ma-

tiere qui a donné lieu à ces Vers.

Dans une Officialitë Ces jours pafTez uue foubrette , Paffablement belle & bien-faite , Et d'une tobufte fanté , Avec la bienféance ayant fait plein divorce « Dit qu'un vieux Médecin l'avoit prife par force* Qu'il falloit ou le pendre j ou qu'il fût fon mari : Et comment, dit le Juge, a-t-il pu vous y prendre, Vous êtes vigoureufe, il falloit vous défendre; L'avoir égratigné , dévifagé ». meurtri : J'ai , Monfieur , lui répondit-elle t De la force quand je querelle ; Mais je n'en ai point quand je ri (o).

( o ) Bourfaut , Lettres noucclles,

C 4

^6 A N A' L Y s E

Quoi qu'il en foit , les obfcénités & le fcandale ont nécellairement lieu dans les Procès de cer.ce nature , fui-tout lorf- qu'ils fe plaident en pleine Audience. Tout ce qu'on peut faire ne fauroic allet* qu'au retranchement des excès : mais pendant qu'on plaidera une caufe d'a- dulcere , ou d'impuillance , ou de nour- liture de bâtards , ou de réparation d'honneur féminin , il faudra de toute néceifité que les oreilles des Juges foient oifenfées par des difcours obfcenes. Ces Juges , quoiqu'ils foient gens d'Eglife , ne réforment pas cela : ils ne fauroienc le faire , & ils ne profiteront point de robfervation de M. Bourfaut.

Au relie comme l'époque des ufages ,, qui ont quelque chofe de fingulier & d'extraordinaire , eft un fait dont les cu- rieux font bien ai^es d'être inftruits , il ne fera pas inutile démarquer ici ce que les Auteurs nous apprennent touchant; Recher- l'origine & l'abolition du congrès. L'é- rorigine poque de fon indrodudion eft incertai- ne cette ne. Bien des gens prétendent que cette StT'" impertinente coutume étoit abfolum^nt Coutil- inconnue aux Anciens. M. Vcnettc af- ^^' fure {p ) qu'elle fut abolie par l'Empe-

{P ) Voyez le Tableau Conjugal , p. 577 , Edi.t de l'année X^^ô*

DE B A Y L 2. ^7

reur Juflînisn , ce qui ruppofc que fon ufage étoit introduit dans le monde avant le règne de cet Empereur. Je croi qu'il fe trompe , & fa méprifc vient ap- paremment de quelque tranfpofîtion d'i- dées , qui lui a fait confondre le vérita- ble objet de la Loi deJuftinien.CetEm- oereur ne voulut pas fbuffrir que l'on décidât delà puberté des mâles par l'inf- pedion des parties naturelles , ce qui s'étoit pratiqué jufqu'à fon règne. Il fixa cette puberté à l'âge de quatorze ans , foit qu'ils fuffent hommes , foit qu'ils ne le fuffent pas , & il abolit l'infâme coutume de les viGtcr. Il voulut ren- chérir fur la délicatefTe des anciens Ro- mains : ceux-ci défendirent , à l'égard des filles , de régler l'âge de puberté par l'infpedion ; mais ils ne le défendirenc pas à l'égard des mâles, & c'eil: ce qui engagea Juflinien à publier la Loi dont je parle {q)-

De fort habiles gens foutiennent qu'on ne trouve aucune trace du con- grès avant le milieu du feiziéme fiecle, & que c'eft à ce temps qu'il faut rap- porter l'origine d'une telle abomination^

(ç) On la trouve dans le premier Liv. de fes Injiituus , Titn XXlt^ ^^.^«^

C5

«^S* A T^ A t Y s F

Les Avocats qui plaidèrent en iG'j'T

pour fouticnncnt que cette, coutume.

n a aucun fondement ni dans l autorité des Loix , ni dans V opinion des Doc- teurs ; que dans le Droit Civil y ni dans le Droit Canonique , on ne voit ni la vifite ni le congrès ; qiiil n'cjl pratiqué qu'en France , & feulement depuis en- viron Jïx-vingt ans. (r).

Ecoutons un autre Ecrivain , dont je témoignage eil plus circonftancié. Il prétend que dans le Droit Civil il n'y a d'autre Loi , touchant l'accufation d'impuiflance , que celle- ci '.Si un mari & une J cm me ont demeuré deux ans e/i- femhle ^ [ans confommer le mariage ^ & £ela à Cdujè de l impuiJJ'ance du mari , il faut prononcer la difolution. Cettef Loi fe trouve dans les InlHtutes de Judinicn , an Code de repudùs. L'Au- teur obftrve que Juftinien , dans la Novelfe zz , prolonge ce terme de deux à trois ans , & qu'il donne pour rai- fon de cette prolongation , que l'expé- rience apprend que pluficurs maris ^ après avoir été deux ans dans l'état- d' impuijfance , fe font trouvés hommes dans la troifieme année. Notre Auteuc

{j')Jaurn<i.l des Savans da y Juillet 1677».

DE B A Y L È. -^9

conclut de-là qu'il y a beaucoup d'in-- diicretion a faire fubir aux maris ini- puiilants des épreuves précipitées. Il ajoute qu'il n'eft parlé dans l'an- cienne Jurifprudence ni de vifite , ni de congrès ; qu à cec égard le Droit Canonique s*eit conformé d'abord au Droit Civil , mais qu'enfuite il a to- léré la viiïte , qui le trouve autori- fée par quelques conftitutions , par- ticulièrement par le Chapitre LitU-^ ras ckfngLdis. Voilà toutes les épreu- ves que prcfcrivent les Loix Civiles & Canoniques. » Le congrès ne doit » fans doute fon origine qu'à la té- » mérité de quelque jeune homme , » qui ofa le follicitcr. Les Juges fur- » pris de la nouveauté de cette de- 3) mande , s'imaginèrent d'abord qu'elle » ne lui pouvoir être refuléc ; de foit© que , comme un exemple donne heu » à un autre , Terreur du congrès » s'eft établie infcniiblemcnt. C'efl » ainfî qu'en parlent tous les Auteurs^ T) qui ont traité de cette matière , 35 & entr'autres Antoine Rotman ,, fameux Avocat au Parlement d^

» Paris Il alfure que cette

î) pratique navoit commencé que qua^. » rante ans avant le temps ou U

C 6

6o Analyse

r> cctivoii ( s ). Les Livres des 'anciens , » pourfuit-on , ne nous fournirent que » (jeux exemples qui puilîent l'ap- « puyer , & encore ces deux exemples y> font également ridicules. L un eit » dans Liicien , qui rapporte qu'un » nommé Bagoas , voulant être admis » dans une Alkmblée de Philofoplies , >5 comme on doutoit qu'il fût homme , » quelqu'un dit qu'il falloit 1 éprou-

» ver par cette voie L'autre exem-

» pie eîl: dans Petrus Ancharenus , fur

Decreu- *' ^^ Chapitre Liiterœ ( O > il die lesdejri- }i qu'un certain Offic.al de Venife , ^^•^'^' Ti voulant éprouver un mtpuiflant, le » fit enfermer avec une femme débau- » chce , fur le rapport de laquelle il le » démaria ( / ). Epoque V^oila toutes ks recherches que j'ai S'^'^ona- P'^ ^^^^^ concernant l'origine de cette ioiuion. iinguliere coutume : quant a l'époque- de Ion abolition , on peut la fixer cer- tainement au i8 de Février 1677. Le Parlement la profcrivit par un Arrêt mémorable , qui défendit aux Juges Ci-

(j) Hotman mourut l'an i 596. Du Verdier rap- porte à l'année 1581 la première Edii-'on de fuir Traité l'e /iJ dijj'olution du MAiriage. Si.iv.int cels oa île peut faire monter l'époque que nous cherchons ai', delà de l'année J540.

{t) Journal du Pillais , cinquième Partie» f. aj

D E B A Y L E. 61

y'ds Ù Ecdéfiajîiques d'ordonner à l'a- venir la preuve du congrès dans les eau-' fes de mariage ( u ).

Il eft furprenant qu'une Compagnie , qui dans tous les temps a été compofée de têtes fort fages , fe foit avifëe fi tard d'abolir un iemblable ufage , qui pour me fervir des exprclfions d'un Auteur moderne , eft la honte de notre temps , & l'infamie des deux fexes. Cejî une Loi^ dit-il , .... trop dure & trop injurieufe à

V homme.... ce n ejl qu un prétexte de di" vorce , & qu un effet de la lubricité ^ de

V audace des femmes. Ce font elles-mê- mes qui ont fait naître dans lefprit des Juges la penf:e d'une épreuve auffi peu fûre qu'elle ejl deshonnéte ; de miUc hommes , il ri y en a peut- être pas un ^ qui puiff'e finir viâorieux du congrès public {x).*

Montagne miraculcufe.

Il y avoit procbe de Methydre, Ville du Péloponéîe , une Montagne que l'on appelloit Thanmafic , c eil-à-dire mira- cuieufe. On prétendoit qu'elle fcrvit

{u) Venette , Tableau Conjugal f, 579,

\x\ Idem, ib'd. p^ 577.

^ Art. OuelUnse ôc Art, Rabcrt,

6i Analyse

d'azile k Cybele , dans le temps qu'elle étoit enceinte de Jupiter , & l'on ajou- toit que ce tut dans ce lieu qu'elle trom- pa Saturne fon époux en lui donnant ime pierre au lieu de l'enfant. On mon- troit fur le haut de cette Montagne la fainte caverne la Déeiie s'étoit reti- rée ; ik cette caverne étoit fi refpedée ^ qu'il n'étoit permis à perfonne a y en- trer , Cl ce n'eft aux icmmes confacrées à la mère des Dieux C'ell: Paufanias qui rapporte ces particularités (a) : elles. dépLiiront peut-être à bien dts gens , parce que cela prouve qu il y avoit dans îe Pasanifme certains lieux de dévo- tion , dont la prétendue famteté n'étoit fondée que fur des contes ridicule^. Il y a bien des conformités que l'on n'aime point : Paufanias elt un Auteur in- commode r il eût mérité la revue des Commiiiaires ijibrorum cxpurgando- rum. *

(a) Au Liv. VJII, de fes Voyagçj, * Aft, Methjdre,

DE B A Y L E..

ORIGINE

Des nériîiques appelles M A M M 1 1- L A I R E S. Impudence du Miiujlre Labadie^

Les Mammillalres formèrent une Sede parmi les Anabaptiftes. Je ne fais pas bien le temps ce nouveau Schifme s'établit : mais on donne la Ville de Haerlem pour le lieu natal de cette fub- diviGon. Elle doit Ton origine à la li- berté qu'un jeune homme fe donna de mettre la main fur la gorge d'une fille qu'il aimoit , & qu'il vouîoit époufer. Cette avanture parvint à la connoiiian- €€ du Synode , & l'on délibéra fur les peines que méricoit le téméraire. Les uns foutinrent qu'il talloit l'excommu- nier; les autres opmerent pour une peine plus douce. Les premiers perliiiant dans la réfolution de l'excommunier , & les autres ne voulant point foufcrire à l'a- înathême , la difpuce s'échauira de telle forte , qu'elle aboutit à un Schifme,. Ceux qui avoient témoigné de l'indul- gence pour le jeune homme furent nom- miés Mammillalres,

Ea un fais cela fait honneur aux

64. Analyse Anabaptilles: car c'eft une preuve qu'ils portent la févénté de la morale beau- coup plus loin que toutes les autres So- ciétés Chrétiennes. Je fai que les Cafuif- tes';les plus relâchés , les Sanchez & les Efcobars , condamncroient l'adion du jeune homme : ils conviennent que l'at- touchement des tétons efl une impureté, & une branche de la luxure , l'un des lèpt péchés mortels : mais fi je ne me trompe , ils n'impofent pas au coupable une pénitence fort lévére , & il y a plu- sieurs païs dans l'Europe l'on eft pref- que contraint de traiter cela comme les petites fautes que l'on appelle quotidia- incurfionis. On eft 11 accoutumé à cette licence , & c'eft un fpedacle 11 ordinaire , que les Cafuiftes mitigés fe perfuadent qae l'habitude efface la moi- du crime. C'eft pourquoi ils paftent légèrement fur cet article de confefîion. Je n'imagine pas qu'aucun Janfénifte ait différé pour un tel fujet l'abfolution de fon pénitent , même dans les païs ces privautés font moins en ufage , & paf- lent pour un attentat dont les perfon- nes de l'autre fexe font obligées de fe fâcher tout de bon. Ainfj les Anabap- tiftes font le=; plus rigide^; de tous les Moi- raliiles Chrétiens , puifqu'ils condana..

D E B A Y L E. 6%

nent à l'excommunication celui qui touche le fein d'une Mal trèfle qu'il veue époufer, & qu'ils rompent la Commu- nion Eccléiiailiqne avec ceux qui ne veulent pas excommunier un tel galant. Je rapporterai à ce propos un certain conte que l'on fait du iicur Labadie. Tous ceux qui ont entendu parler de ce perfonnage, favent qu'il prefcrivoit à Tes dévotes certaines pratiques fpirituelles , & qu'il hs drcfîoit au recueillement in- térieur , & à Toraifon mentale. On dit qu'ayant donné à l'une de fes péni- tentes un point de méditation , & lui ayant fort recomm.andé de s'appliquer toute entière pendant quelques heures a ce grand objet , il s'approcha d'elle lors- qu'il la crut la plus recueillie, & lui mit la main fur la gorge. Elle le repouiîà brufquement , & lui témoignant fa fur- prife d'un tel procédé , elle fe préparoic à lui faire des reproches , mais Labadie la prévint. Je vols bien , ma fille , lui dit-il d'un air dévot, & qui n'avoit rien d'embarrafle , je vois que vous êtes encore bien éloignée de la perfeclion : rc- connoijfc-^ humblement votre foiblejje ; dtmande\pardon à Dieu d'avoir été fi peu attentive aux Myfieres que vous dt" vie{^ méditer. Si vous y avici^ apporté

65 Analyse

toute r attention nécejfatre , vous ^ait" rie^pas pris garde a ce quonfaijoit à votre gorge. Mais vous èticijipeu occu- pée de votre méditation , & fi peu con- centrée avec la Dii inité , quun léger at- touchement vous a fait perdre de vue tous ces grands objets. Je voulais éprouver fi votre ferveur dans Voraifon j vous éh- voit au-dcjfiis de la mitiera , ^ vous unijoit au Souverain Etre , la vive four- ce de V immortalité y & de lafpiritualité; & je vois avec beaucoup de douleur que vos progrès font très-petits ; vous iialle'^ que terre à terre. Que cela vous donne de la confufion , ma fille,, & vous porte à mieux rtmpUr dformais les faints devoirs de la prière mentale. On dit que cette Dame , ayant autant de bon fens que de vertu , ne fut pas moins indignée des paroles que de i'adion de Labadie , & qu'elle ne voulut plus entendre parler d un tel Direâeur. Je ne garantis point la certitude de cette hiitoire , mais' je la tiens très-vraifemblable , & je fuis porté à croire que beaucoup de Directeurs abufent de ces prérendus exercices fpi- rituels , pour féduire Ja vertu de leurs Dévotes. C'ed de quoi l'on accufe les Molinoiîfte^ En général il n'y a rien de plus dangereux que \ç^ dévotions trop

D E B A Y L E. 67

my/iiques & trop quinteffenciées , la chafteté ,y court quelques rifques : mais plufieurs veulent bien y être trompés»*

Echantillon de la Légende des OricntatirX.

Les Karmatiens , c'efl le nom d'une Sede qui parât en Arabie vers l'an 178, de î'Kégire, profanèrent & défolerent la Mêque , fous la conduite d'un infigne brigand, nommé Ahudhaer. Ils dépouil- lèrent les pèlerins , & en tuèrent 1700. dans l'encente même du Caaba, c'eft-à- dire de cette partie du Temple , qui effc particulièrement deftinée à Poraifon. Ils enlevèrent la pierre noire qu'on gardoic avec vénération , comme un préfenc defcendu du Ciel ; ils briferent la porte du Temple , & ils profanèrent le Puits Jacré, en le rempliÛant de corps morts. Pour furcroît d'impiété , Abudhaer ame- na Ton cheval à l'entrée du Caaba ; & luî fit faire Tes ordures dans ce lieu. Il ajou- ta à ces facrileges plufieurs blafphêmes , difant aux Mufuîmans qu'ils étoient bien fous d'appelier cet édifice Maison de Dieu : Si Dieu , dit-il , /ai/oit ici fa demeure , ne m auroit-il pas écrafe dcjk

* Art. Mamniilaires,

68 A N A L Y s E

foudre , pour venger la profanation de fan Temple.

Les Annales Mathomctanes rappor- tent cette facheiife défolation à l'année 317. de l'Hégire. Elles ajoutent que les Karmatiens gardèrent pendant plulïeurs années h pierre .loirc y efpérantque la pofreiTion de ce tréfor attireroit dans leur païs toutes les Caravanes , qui avoicnt coutume de faire le voïage de Ja Méque. Mais voyant que les Pèlerins Fie changeoient point de route , & que leur dévotion pour l'ancien Temple , n'étoit nullement refroidie , ils renvoie- rent la pierre aux Mêquois. Dans la fuite ils le repentirent de cette reiHcu- tion, & ils prétendirent n'avoir pas en- voyé la véritable pierre , mais en avoir fubftitué une autre. Les Méquois n'eu- rent pas de peine a détruire cette impof- ture : ils mirent la pierre dans l'eau , & elle nagea. Les Karmatiens mém.es fu- rent témoins de ce miracle , qui s'opéra à la vue d'un peuple innombrable, &: qui racla de tous les efprits les doutes & les fcrupules que le menfonge avoit fait naître (.?). Voilà un petit échantillon de la Légende des Turcs. *

Ça) Pocockii notaî in fpeclmen Hift. Arab. * Art. Atudhaer,

D E B A Y L E. 6()

Duel mcmorabïc.

Charles de Breaiité, Gentilhomme du Païs de Caux en Normandie , s'elî ren- du célèbre par un Duel il périt. Il étoit extrêmement brave , & comme après la paix de Vervins il ne trouvoit point d'occupation en France , il paifa en Hollande avec quelques Gentils- hommes François, & y obtint une Com- pagnie de Cavalerie. Son Lieutenant eut le malheur d'être battu par un parti de la garnifon de Bois-le-Duc , commandé par GémrJ Abram , & plus foible en nombre que la troupe du Lieutenant. Cet Ofïïcier fut pris lui-même , & con- duit à Bois-le-Duc, d'où il écrivit à Breauré Ton Capitaine , pour le prier de travailler à le délivrer. Mais Breauté lui répondit qu'il ne vouloit plus reconnoî- tre pour lés Ca.valiers des gens qui s'é- toient laiflés vaincre par une troupe moins nombreufe , eux qui dévoient bat- tre ces milices Flamandes , quand ils n'euffent été que vingt contre quarante, comme il s'oftiroit de faire en toute ren- contre.

Cette lettre que le Gouverneur ouvrit, félon la coutume , avant que de la re-.

jo Analyse

remettre au prifonnicr , parut très-cho- quante aux Officiers de Bois-le-Buc , &: occaiionna un cartel que Gérard Abram envoya à Breauté , pour lui offrir le combat en nombre égal. Sa propoiition fut agréée: mais de chaque côté les fupé- rieurs eurent beaucoup de peine à con- fentir à ce combat. Le Prince Maurice de Nafiau , Général des Hollandois , repréfenta à Breauté qu'il ne convenoic pas qu'un homme de fa qualité , qui pouvoit fe lignaler dans des occafions plus glorieufes , k commît avec des iimples Fadionnaires : il entendoit par îà Gérard Abram , & Antoine fon frère , qui étoient dçs Soldats de fortune. L'Ar- chiduc Albert tâcha de fon côté de dif- fuader les Flamands : mais fes remon- trances furent inutiles , & l'on afTurff que fon Confeil de Confcience contri- bua à le faire confentir à ce duel {a). Ce qu'il y a de certain , c'eli que les Flamands intérefîérent ici la Religion. Breauté fut regardé dans Bois-le-Duc comme un nouveau Goliath , qui ve- roit infulter le Peuple de Dieu ; & {qs antagoniilcs furent comparés à David. On eut foin de munir les Flamands du

{a) Hift. de TArchiduc Albert , p. 150 , Edit, de Cologne , 1693.

D E B A Y L E. 71

Pain des fort:; , & on ne les envoya à CQitQ bouchciie que bien confefiés & communies : les Dominicains employè- rent en cette occafion toutes leurs ma- chines. Grobbendonc , Gouverneur de Bois-le-Duc , voulut k mettre k la tête des champions de fon parti , & Breauté lui-même deliroic foit d'avoir à com- battre un pareil adverfaire ; mais l'Ar- chiduc Albert interpofa fon autorité , & défendit au Gouverneur de faire ce coup de Gladiateur. Abram commanda la troupe , & fit notifier à fon de trom- pe que fes gens avoient réfolu de ne faire quartier à perfanne , attendu qu'ils combactoient , moins pour l'intérêt de leur propre honneur, que pour défendre l'Eglife Catholique , & leur Patrie. Voi- là comme la Religion fe foure par tout. Qu'avoit-eîîe à faire ici , il s'agiifoit d'une vaine oilentation de bravoure , & d'un duel manifeile ?

On convint de part & d'autre qu'on fe battroit à cheval vingt-deux contre vingt-deux ( i?) , le ^ de Février de l'an- née 1600. Les deux Gérard , & quatre autres, commencèrent l'attaque contre Breauté , & cinq de (es braves. Les au-

(5) Ange!. Gallucciiis de bdlo Bdgico , Lib XÎI. la plupart des autres Ecrivains ne font monter les com- bauants qu'au ûombre de vingt , de chaque côté.

71 Analyse

très s'attachèrent chacun à leur hom- me. Breaucé tua Gérard Abram : An- toine Gérard , & deux Flamands de la même troupe , furent aufîi tués ; un cin- quième fut blefié mortellement , & ne furvécut k Ces camarades que de cpelqucs jours. C'eft en quoi confilta toute la per- te des Flamands. Celle de l'autre parti fut bien plus funefte ; car malgré îa va- leur de Breauté , qui eut deux ou trois chevaux tués fous lui , fes gens furent hattus avec la dernière honte (c). II en refta quatorze fur la place , & des huit qui prirent la fuite , il y en eut trois qui moururent de leurs bleflures. Breauté, & un de fes parents , bleflés à mort de- mandèrent en vain quartier , fous pro- mefîe d'une forte rançon : on ne leur fît point de grâce. Il y en a qui difent qu'on accepta d'abord les offres de Breauté , & qu'on le conduifit vivant à Bois-le-Duc : mais on ajoute que le Gouverneur le fit égorger de fang froid , après avoir réprimandé les Fla- mands qui l'avoient épargné. Son corps

(c) Breauté /ff mal ûjjijîè...fi fes amis eitjj'entfaic tomme lui , il n'y avoit pas d'ennemis à demi pour eux,... ils s'enfuirent quafi tous au fécond effort , & le laifferent lui quatrième au milieu de quinze. D'Ail- «Jiguier , Ufage du Duel, Chap. XX. Boiiteroue, Liv, vil, 3 parle à peu près dans les mêmes termes.

bleffé

DE B A Y L E. 75

bîcfTé en trente-lix endroits fut porté à Dore , 6c peint au naturel. On Ht cou- rir en France des copies de ce tableau, & les parents du mort en furent li irrités , qu'un Gentilhomme de cette maifon fe rendit au Païs-bas , pour tirer ven-* geance d'un tel affront. Il propofa un défi au Gouverneur de Bois-le-Duc, qui refufa le Cartel. Les vainqueurs, au nombre de dix huit, furent reçus dans Bois-le-Duc avec les acclamations de tout le peuple.

C'eft ainfi que les Kiftoriens du parti d'Efpagne racontent la chofe ; mais on. ne leur pafl'e point toutes les parties de leur narration. On leur reproche en particulier une faute d'omilfion , qui changeroit bien la nature du fuccès. On prétend que le combat ne fe fit pas à armes égales , vu que les François "^ n'y apportèrent que l'épée & le piii:o- let , &: que les autres étoient outre cela armés de carabines. Outre l'avan- tage du nombre , dit d'Audiguicr , ils avoycnt encores celuy des armes , <& ce. fut et qui trompa les François , qui pour toutes armes offènjives n avaient ap- porté que le pijîokt & l'épée , de voir les ennemis avec de grandes carabl* ncs f qu'ils tirèrent d'aÏÏe:^ loin au comr Tome IL D

74 Analyse

mmcement du combat y & puis s'apprc- chcrent avec Vejcopctc contre des gens qui n'avçicnt plus que Vépée {d). li pourroît y avoir là-dedans plus d impru- dence du côté des François , que de fu- percherie du côté des Flamands. Peut- être fe contenta-t-on de dire que de part & d'autre on viendroit armé comme à rordinaire : fi donc c'eût été la coutume des Flamands de porter l'épée, le pifto- let & la carabine, & c'eût été la cou- tume des François de ne porter que le pilîolet & l'épée, les Flamands n'euf- fènt pas agi de mauvaife foi , les Fran- çois auroient été feuls blâmables : ils au- roient eu l'étourderie de ne point faire fpécifier le nombre & la qualité des ar- mes qu'on employeroit. Mais encore que la bonne foi des Flamands ne reçût aucune atteinte , il ejfl du moins certain que leur vidoire ne feroit nullement glorieufe.

Quoi qu'il en foit , voici comme parle de ce duel un homme qui ei\ d'un tout autre poids que d'Audiguier. y^w fortirde ce fitg&fut h duel de Breauti , lui vingtième , avec le Lieutenant de Crohbendonck nommé Lekerbitken , fur

Id) D'aud'guîef , Ufa^t du Dud, Chap. XX,

23 E B A r X E. J^

des injures & défis envoyés par quelques prifonnUrs, Etant convenus du jour & de la place , Breauté ne trouvant point les gens arrivés, les alla chercher fort prés de Bois-le-Duc, & la les deux chefs fignalcT^de panaches blancs ê' rouges, Je choifirent devant leur troupe. Breauté tuafon ennemi d'abordée , Ù fon frère ^ qui ayant defpefché fon homme , vint au Jecours ; mais les W^alons , ayant tous des efcoupcttes outre les plfiolets , fi- rent leur féconde charge, à laquelle les François n ayant que Vépée, furent ren- verfés, & Breauté abandonné d'une par" tic des fiens ,fut prifonniery & Grobbcn-» donck fçachant la mort des deux frères , le fit tuer de fang froid (c). Grotius don- ne l'avantage des armes aux Flamands . & celui du lieu aux autres : Grobbendo- dociani armis validionbus , Breautœus loco potior. Mais comment accorder cet avantage du lieu avec d'Aubigné , Bou- teroue , Cayet, d'Audiguier &c. qui di= fent que Breauté ne trouvant point l'en- nemi k lendroit dont on étoit convenu, poufTa plus avant jufqu'à ce qu'il Peûd rencontré k demi-lieue de Bois-le-Duc. Et ceci comment l'accorder avec le

{c) D'AubJgss , Hift. de France, T.III,p.332<,

*jS Analyse

p. Gallucci, qui dit que Leckerbeetkcn, étant arrivé au lieu du combat , & n'y trouvant point Ton ennemi , lui dépêcha un Trompette pour l'avertir qu'il l'at- tendoit ; & que Breauté en dépêcha un autre pour faire favoir qu'il s'étoit ar- rêté à un quart de lieue de-là , & qu'il y vouloit ou mourir ou vaincre.

Un Hiitorien , qui a beaucoup de partialité pour le Pais -Bas Efpagnol , avoue que i'ardeur martiale de Breau- té, qui s'avança plus qu il ne devait, fut caufe que le combat ne fe donna point dans le lieu qui avoit été choifi : on Je tint y dit-il , à ce champ de ba- taille d'improvi fie (f). Cet Auteur eft bien éloigné de convenir que les Fla- mands eulient plus d'armes à feu que les François ; car il dit de ceux-ci qu'ils avoienc tous la main au pillolet , & que les Valons n'avoient que la main à l'épée. Il ajoute une chofe qui ne doit pas être omife. Les Belges curent la précaution de faire attacher de peti- tes chaînes derrière les brides de leurs chevaux y de peur que leurs ennemis venant à les leur couper , ils nefujfent plus capables de gouverner leurs clic-

(f) Hijl.de l'Archiduc Albert, wii fuprà.

DE B A Y L E. 77

vaux. Les François - HolLindois n eu- rent pas cette prévoyance f & ce fut ce qui contribua beaucoup à leur défaite. Recueillons de-la , que les Flamands uferent de rufe ; ils s'attaquèrent d'a- bord aux chevaux. Le Père Gallucci obferve , que dès la première charge , il y eut plus de vingt-fix chevaux tués : Moniîeur de Tliou nous apprend que prefque tous les chevaux des François y demeurèrent : nous en voyons la cau- fe dans la nouvelle Hiiloire de l'Ar- chiduc.

Je ne faurois pafTer fous filence une brouillerie du Père "Gailucci. Après avoir décrit toute l'iiiue du combat, il dit qu'un petit garçon , qui avoic regardé de loin , ayant vu comme»c tout s'était termine , monta flir un che- val qu'il trouva fans maître , & s'en alla au galop porter la nouvelle de la vicloire à ceux de Bois-le-Duc. Notre Auteur ajoute qu'au moment même un Bourgeois de la Ville mit le feu à deux gros canons qui étoient fur les rem- parts , & que ce bruit ayant fait crain- dre une embiifcade , les François prirent la fuite. Comment auroient-ils attendu jufqu*alors a s'enfuir , puifque le petit garçon n'arriva a Bois-le-Duc , qu'a-»

D 3

yS Analyse

près avoir vu toute Vijfiie du combat? Pour redrefTer îa narration , il faudroit dire que \qs deux coups de canon furent tirés avant que la vidoire fe fût pleine- ment déclarée pour les Flamands. Or comme ceux-ci étoient prefque fur leur foyer, prefqué à îa vue de Bois-îe-Duc , il ne faut pas s'étonner le canon de cette Ville allarma les François qui fc défendoient encore. L'Auteur du Sup- plément de Moréri a eu tort de dire que le combat fe donna en préfence des deux Armées. En général ce duel des Fran- çois & des Flamands a été raconté avec àz grandes variations. C'efb la dellinée ordinaL'-e de ces fortes de combats.

Moniteur de Breauté lailîa une épou- fe très-jeune, & aufli belle que vertueu- fe , dont il avoit un fils. Elle étoit fille de Nicolas de Harlai-Sancy , & quand fcn mari fut tué , elle n' avoit pas vingt ans. Elle fe vit recherchée en mariage de divers endroic3,& ne laifia pas de dire adieu aaxplaifirs du monde, & d'encrer aux Carmélites {g) , dont TOrdre ve- îioit d'être établi à Paris tout fraîche- aic-at. On dit que leur fils , voulant venger la mort de fan père, fit appelier

(^) Thaar.. Uh, CXXn\

D E B A Y L E. 79

pendant le fïege de Breda le nouveau Lieutenant du Gouverneur de Bois-le- Duc, & qu'il périt dans ce duel {h). *

Les trois APICIUS.

Il y eut à Rome trois Apicius re- nommés pour leur gourmandife. Le premier vivoit avant rextinction de la République ; le fécond fous Augufte &: fous Tibère , & le dernier fous Trajan. Ceft du premier Apicius , qu'Athénée veut parler, lorfqu'ayant d t, fur le té- moignage de Poifidonius, que l'on con* fervoit à Rome la mémoire d'un cer- tain Apicius , qui avoit furpafïé tous les hommes en gourmandife il ajoute , que c'étoit le même Apicius qui fut caufe de l'exil de Rutilius {a). On fait que Poflidonius a fleuri du temps de Pompée, & que Rutilius fut exilé en- viron l'an de Rome 660.

Le fécond Apicius eft le plus célè- bre des trois. Athetiée le place fous Tibère , & dit qu'il dépenfa des fom- mes immenfes pour fon ventre. Il ajou- te qu'il y avoit diverfes fortes de gâ-

{h) Hift. de l'Archiduc Albert , /». 334. (*) Art. Breauté. (a) Athénée Lib, IV.

D 4

8o Analyse

teaux qui portoient fon nom (^). C'cft de lui que parle Séneqiie dans fa Lettre XCV , dans l'onzième Chapitre da Livre de vitâ heatâ , & dans le Traité de Confolation qu'il écrivit à fa mère Helvia , fous l'Empereur Claude. On trouve dans ce dernier Ouvrage que cet Apicius vivoit du temps de Séne- que 5 qu'il tint , fi j'ofe m'exprimer de }a forte , Ecole de gueule & de gour- mandife dans Rome ; qu'il dépenfa deux millions & demi à faire bonne chère ; que le voyant fort endetté , il fongea eniin à compter avec lui-même , & qu'ayant trouvé qu'il ne lui reiloit que deux cens cinquante mille livres , il s'émpoifonna, comme s'il avoit jcraint de mourir de faim avec un bien i\ mé- diocre. Dion (c) , qui l'appelle M. Ga- bius Apicius , ajoute une particularité , qui fe trouve auifi au L Chapitre du IV. Livre des Annales de Tacite ; c'eft que Seian , dans fa première jeuneflé , fe profritua à ce débauché. Pline l'appelle M. Apicius, & fait fouvent mention des ragoûts qu'il inventa : Nepotum omnium altijjimus gurges. On fit un

{h) Idem, Lih.l.

DE BAYLE. 8i

Livre fur fa gourmandife , & Athénée l'a cité (u/). Il ne faut point douter que l'Apicius de Juvenal , de Martial , de Lampridius , &c , ne foit celui-ci.

Le troifiéme Apicius vivoit fous Trajan. Il avoit un fecret admirable pour conferver les huîtres. Cela parut , lorfqu'il en envoya à Trajan au Pais des Parthes : elles étoient encore fraî- ches , qiland ce Prince les reçut. Le nom d' Apicius eft demeuré long-temps alFeûé à divers mets , & a fait comme une efpece de Sede parmi les Cuifîniers. Nous avons un Traité de Re cuUnarla, fous le nom de CceUiis Apicius , que quelques Critiques jugent alTez ancien , quoiqu'ils n'eftiment pas qu'il ait été compofé par aucun des trois Apicius dont j'ai parlé. Un Savant Danois attribue pourtant cet ouvrage à l'Api- cius qui envoya des huitres à l'Empe- reur Trajan. Ce Livre fut trouvé dans l'île de Maguelonne , auprès de Mont- pellier , par Albanus Torinus , qui le publia à Bàle, douze ans après. Il avoic déjà ecé trouvé ailleurs près de cent ans auparavant , fous le Pape Nicolas V, par Enoch d'Afcoli. 11 y avoit au titre

(i) Lih. h

D 5

Sa Analyse

M. Cœc'dius ApicLiLS. Voflîus efdmc que l'Auteur s'appelle M. Coelius, ou M. Cscîlius , & qu'il intitula fon ou- vrage , Apicius , parce qu'il traitoit de la Cuifine.

Hifloln de. Combahus Ù de. Stratonlcc

Combabus , jeune Seigneur de la Cour du Roi de Syrie , fut choifi par ce Monarque pour accompagner la Reine Stratonice pendant un ailez long voya- ge qu'elle dévoie faire. Le motif de cette abfencS; étoit fort pieux : car Stra- tonice ne s'elioignoir que pour préfidér à la conftrudlion d'un Temple con- facré a Junon. Les Dieux lui avoienc ordonné en fonge cette bonne œuvre» Combabus étoit un très-beau garçon. Je ne fais quel preflentiment l'avertit que cette commifFion pouvoit lui être funelle ; il crut que le Roi concevroit infailliblement de la jaloufie contre lui ; c'ell pourquoi il le fupplia très-in- fïamment de donner cet emploi à un autre. Le Prince ayant periifté dans fon choix , Combabus fe fentit agité des plus vives allarmes , & fe regarda com- me un homme mort , s'il ne prenoit des mefures efficaces , & qui ne foujfrii-

D E C A Y L E. S^

fent point de réplique. Le Roi ne lui avoic donné que fept jours pour le dil- pofer a ce voyage : voici en quoi con- lifterent Tes préparatifs.

Perfuadé que l'afcendant de Ton étoi- le ne luilaifloic d'autre alternative que de perdre ou fa vie ou fon fexe , il fe priva de l'un pour fauver l'autre , & il ufa du même expédient que le Caitor ;

ImUatus Cajiora , qui fe. Eunuchum ipfefacit , cup'uns evadere damno Tifiiculorum, JuveTial. Sat, xi^

il mit dans une boëte les trilles refres de fa virilité , après les avoir embaumés; il cachetta la boëte, & la porta au Roi, le priant de la garder, comme un dépôc dont il faifoit plus de cas que de tous les tréfors du monde , & qui lui étoit plus cher que la vie. Le Roi appofa foii Sceau à la boëte , & la remit entre les mains de fes Chambellans..

Le volage dura trois ans , &: ne manqua pas de produire les maux que Combabus avoir preffentis. Stratonice devint éperdûment amoureufe [de fon conducteur , & fit d'abord tout ce qu'elle put pour garder le dccorum de fa qualité. Elle foupira en fecret , elle

D 6

84 Analyse

difTimula fes fentiments.: mais le filence ne faifant qu'aigrir fon mal , il faillit enfin parier, premièrement par lignes, & puis en termes clairs. Quelques ver- res de vin , quelle prit exprès , lui don- nèrent le degré de hardieffe qu'il lui falloit pour s'expliquer fans détour. Elle fe rendit donc k l'appartement de Combabus , lui découvrit fon amour, & le pria très-inftamment d'y répon- dre. Le jeune Syrien éluda fes pourfui- tes , fous prétexte qu'elle étoit ivre , & l'exhorta en douceur à fe retirer. Mais voyant qu'elle n'cntendoit pas raifon , & qu'elle menaçoic de fe porter k quel- que coup de défefpoir , il lui déclara qu'il étoit dans l'impolTibilité de la fa- tisfaire , & de peur qu'elle ne fit Tin- crédule, il la rendit témoin oculaire de fon impuiiTance. Cela refroidit un peu Stratonice ; mais fa pafiion ne fut pas entiereme.it guérie. Elle continua de %'oir Combabus , & de l'aimer ; elle vouloit être continuellement avec lui. Il faut remarquer , pour l'honneur de cette Reine , que fes converfations avec Çon Amant , quoiqu'elles fui^ fent tendres & animées , fe bornè- rent à de pures converfations. C'eCt Lucien qui lui rend ce témoignage

D E B A Y L E. 8^

( iz ) , & fon autorité ne fauroit être fufpede ; car jamais Ecrivain ne fut moins adulateur que celui-là. On auroic tort de dire qu'en l'état s'étoit mis Combabus , il ne pouvoit donner à cette Reine que des paroles : car l'ex- périence nous apprend le contraire. La jaloufie des hommes , quelque ex- cefïive qu'elle foit , n'eft jamais aufiî fertile en inventions , que la lubricité des femmes. Les Levantins s'imaginè- rent qu'en mettant leurs maîtrefTes en- tre les mains des Eunuques ordinaires , je veux dire de ceux à qui l'on fe con- tente d'ôter les parties génitales , ils n'avoient qu'à dormir en repos : mais ils trouvèrent qu'ils s'étoient trompés. Non-feulement ces Eunuques furent bons à quelque chofe , mais en certains lieux on les préféra aux autres hom- mes (h). Il fallut donc recourir à d'autres remèdes , & mutiler entière- ment ces miférables. Mais cette pré- caution fe trouve encore trop courte :

(a) Lucian. de Syria Dea.

(J) Sunt quas Eunuchl imbelles , ac mollia Jempcr Ofcula ieUBent , & dofperatio Barba, Et auod abortivc non tft. opus.

Juvenal. Sat, îV»

Î6 Analyse

C2iV nonohjlant cela l'A/nhaJfa^

dcLir de Brèves afTure quon en voit qui ne laijfcnt pas d'cpoufer pliifieurs fem- mes , pour leur fèrvir à d'abominables lubricités (c). S. Bafîle n'ignoroit pas qu'il faut fe défier des mutilations les plus complettes : elles ne font pas , difoit-il , que celui qui étoit mâle de- vienne femelle ; tout de même qu'un bœuf , auquel on coupe les cornes , continue d'être bœuf, & ne devient pas cheval. Il pouffe la comparaifon encore plus loin : car il dit qu'un bœuf dont les cornes ont été coupées ne laifle pas , lorfqu'on l'irrite , de faire toutes les pollures qu'il faifoit auparavant , & de frapper même par cet endroit de îa tête étoient les cornes. De même , dit-il , &c. Voyez, la remarque (d) je rapporte fon Latin : ces chofes ne peuvent fe rendre dans notre langue. Mais revenons k Stratonice & à Corn- babus.

Leur intelligence ne put être fecret- te : le Roi en fut averti , & rappella

(c) La Mothe le Vayer , Lettre CXIL ' \d) ha & mafculus , quamvis abfciffus genitalla,

fitiofa tamenconcupi/ientia mafculus eft imb &

ad coitum fervens , eiiamjî ea parte non vioht , /<*- m'inx turbulcntus inçumttns^ Bafilius > Lib^ de Vii' gtiùtate , ad fin. '

D E B A Y t E. 57

Combabus. Cet ordre n'étonna poinc le jeune homme ; il favoit que fa jufH- fication étoit en dépôt dans le Cabinet du Roi : il revint donc hardiment. On le mit d'abord en prifon ; enfuite on l'amena devant le Prince , qui , en pré- fence de fes courtifans , î'accufa d'a- dultere , de perfidie , & d'impiété. Il fe trouva des témoins quidépoferent qu'ils l'avoient vu jouir de la Reine. Com- babus ne répondit rien : mais comme on le menoic au fupplice , il déclara qu'on Tavoit condamné à mort , non pour avoir fouillé le lie du Roi , mais parce que ce Monarque ne vouîoit point rendre le dépôt précieux qui lui avcît été confié. Là-defTus le Roi com- manda qu'on lui apportât la boëte : on la décacheta : l'innocence de l'Accufé fut reconnue : le Prince punit les dé- lateurs , & combla de biens l'infortuné Combabus. Le jeune Syrien demanda la permifîion d'aller rejoindre Strato- nice , pour achever de veiller à la con- ftrudion du Temple qu'elle avoit com» mencé. Non-feulement il obtint cette permifîion , mais on lui accorda que fa flatue feroit mife dans le Temple de Junon. Cette Statue repréfentoit une femme habillée en homme. Pendant la

88 Analyse

fête de la confécracion du Temple , il y eut une Dame qui trouva Combabus fi beau , qu'elle en devint amoureufe. Mais ayant appris qu'il étoit impuifTant, elle tomba dans une noire mélancho- lie , & fe donna la mort. On dit que cette avanture porta Combabus a pren- dre des habits de femme , afin de ne plus caufer de tels malheurs (e).

L'Hiftoire de Combabus a été rap- portée avec beaucoup de variations. On l'a accompagnée de plufieurs cir- conftances romanefques : une des plus incroyables eft celle-ci , c'eft que les amis de Combabus , voyant le haut degré de faveur il étoit parvenu , f@ châtrèrent , pour lui faire leur cour , en partageant de cette manière fa dif- grace (/), *

(f) Je me fouviens ici d'une na'iveté qu'on trou» Te dans le Menagiana : Madame Cornuel favoit que

M. de L étoit impuijfant , & ne le connoijfoit

pas de vue: c' étoit un fort bel homme. L'ayant ren- contré che\ M. de Rambouillet , elle demanda qui

c'était. On lui dit , c'efi le Marquis de L

«h, dit-elle, qui n'y ferait attrapé?

(/) Tiré de l'ouvrage de Lucien Je- 5j/r/fl Z?«a,

* Art. Combabus,

I> E B A Y L E. 89

Examen cTim lieu commun de Morale , tiré de la comparaijon de la conduite de Vhow.me avec celle des animaux.

C'efl: un àç.i beaux lieux communs de la Aiorale , que de faire voir à l'homme fes défordres, en comparant fa conduite déréglée avec la régularité des bétes. Les hommes^ dit-on, fe déchirent les uns les autres ^ l'homme eft un loup a l'homme , tandis que les animaux de même efpece vivent entre eux pacinque- v^ment , & ne fe nuifent point. C'eft par- qu'Horace a tâché de couvrir de hon- te les Romains qui s'engageoient aux guerres civiles : Les loups G* hs lions , dit-il , ne font point cela. Il fuppofe que fon objedion eft fi puiiTante, c|ue ceux à qui elle eft propofée fe trouvent ré- duits à fe taire :

Tacent , &■ ora pallor albus inficît , Menti/que perculjx. flupun (a).

Juvénal a employé la même Morale dans fa XV. Satyre. M. Defpreaux a parfaitement bien traduit la latin de ces deux Poètes, & y a joint de nou-<. veaux exemples {h).

(a) Horat. Epod. VII. (è) Voytx fa VHI. Satyre.

Analyse

Quelque beau & quelque frappant que foie ce lieu commun de Morale , il a néanmoins fon foibie. Premièrement on peut l'cluder par un trait de plaifan- terie : en fécond lieu on peut le combat- tre férieufement par l'axiome ,

Nil agit exemplum litem quod lite refolvit;

c'eft-a-dire qu'on peut le rétorquer , & qu'en tournant la médaille , on gagne- ra le vent fur le Moralifte. Je ne pré- tends pas approuver ceux qui oppofènc des railleries aux raifons ; mais je dis^ que c'eft un très - grand défavantage aux raifonnements , que de pouvoir être tournés en ridicule par des gens qui ai- ment à plaifanter. Prouvons cela par un exemple. Si l'on avoit entrepris de per- fuader à M. de Bautru {c) qu'il vaut mieux choifir une vieille maîtrefTe qu'u- ne jeune, & ii on lui avoit cité l'endroit de Pline il efl dit que les béliers cher- chent plutôt les vieilles brebis que les jeunes j n'auroit-on pas été démonté &: confondu par cette réponfe donnée d'un air moqueur ; c'eji que les béliers font des béliers ? Une Dame Romaine

(c) Homme d'efprlt célèbre par fes bonj mot? , Se par fes reparties. Voyez le Menagiana, p. 323.

D E B A Y I E.

fe fervit d'une réponfe femblable auprès d'un homme, qui ne pouvoir comprend dre par quelle raifon les femelles parmi les bétes ne .défirent le mâle que lorf- qu'elles veulent devenir mères: c'eji^ lui répondit la Dame,/7arce que ce font des bétes. N'étoit ce pas rompre bras 6l jambes à l'admirateur.

Voilà pour le premier inconvénient. L'autre n'ei]: pas moindre : car enfin un homme que vous voudrez envoyer à l'école des animaux pour y appren- dre à vivre , vous répondra qu'il ne de- mande pas mieux. J'y apprendrai , vous .dira-t-il , à iQumetcre le droit à la for- ce : un dogue plus fort qu'un autre ne fait point fcrupule de lui enlever fa proie. Qu'y a-t-iî de plus ordinaire que de voir des animaux qui fe battent 1 hts coqs ne s'acharnent-ils pas fu- rieufement l'un contre l'ancre, qu'il n'y a fouvent que la mort d'un des deux champions qui faliè ceffer le combat ! Les pigeons , le fymbole de la douceur ^ n'en viennent-ils pas quelquefois aux coups ? Quoi de plus furieux que le com- bat des taureaux ? N'eft-ce pas la force qui décide de leurs droits en matière d'amour ?

N'apprendrai-je pas a l'école vous

9^. Analyse

m'envoyez la barbarie la plus dénatu- rée f N'y a-t-iî pas des bêtes qui dévo- rent leurs petits ? N'y apprendrai-je pas l'incefle ? Que d'exemples d'accouple- ments monfîrueux parmi les animaux (^d) ? N'apprendrai-je pas à m'accom- moder de tout ce qui fera à ma portée : c'eft la bonne leçon que me donne la fourmi.

On ne fauroit donc difconvenir que l'exemple qu'on peut trouver de tou- tes fortes de dérèglements dans l'école des brutes , n'aS)iblifre beaucoup la moralité qu'on prr^tend tirer de leur conduite. Qu'on ne dife pas qu'il y a des bétes plus réglées les unes que les au- tres , & que c'efl l'exemple de celles-là qu'on propofe aux hommes. Cctre di- flindion ne vaudroit rien. Tout ce que font les bétes efi: également réglé. La Théologie nous apprend qu'elles font exemptes de pcché , & l'on ne peut pas dire qu'en punition de quelque faute les

(i) Cocunt ■■ animalia nullo

Cxtera deleclu , nec habetur turpc juvenca Ferre patron tergo : fit equo fua filia conjux.., Felices quibus ifia liant !

C'eft la bonne leçon que tiroit Myrrha de l'exem- ple des animaux, P^oysi les Métam. d'Ovide, Liv. X,

D E B A Y L E. 93

unes font tombées dans le défordre , & qu'en récompenfe de quelque bonne œuvre les autres font demeurées dans l'ordre.

Sur cette Maxime de Caton, que toutes les femmes qui commet- tent l'adultère font aufli des empoi- fonneufes.

Si l'on avoit le catalogue de toutes les femmes qui , après avoir manqué de fidélité à leurs maris, ont tâché en- core de les faire mourir , on auroit un fort gros Livre. Mais quelque grand que fait le nombre de cette forte de femmes , il eft pourtant beaucoup plus petit que celui des femmes qui fe bor- nent à l'adultère, & qui , à cela près , font commodes & officieufes envers leurs époux , pourvu qu'ils foient pa- tients : car il vous y prenez garde, vous trouverez que prefque toutes les femmes galantes , qui attentent aux jours de leurs maris , ne fe portent à ce crime que parce qu'ils font jaioux , & qu'ils les gênent dans leurs plaifirs, Banniilez du cœur des hommes cette jaloulie in-

* Art, Barbi, rem. C.

94 Analyse

quiète , qui les porte à traverfer les ga- lanteries de leurs femmes , vous mettrez leur vie k couvert de l'afla/Tmat &: du poifon.

N'allez pas m'alléguer quelques Pro- cès criminels , intentés de nos jours k des époufes convaincues du crime dont je parle. Car que prouveroit l'exemple de quelques maris aflaHinés , en com- paraifon de tant d'autres qui vivent tranquillement , & qui meurent d'une mort naturelle ? Gardez-vous aufli de me citer M. T., ce mari, dit-on, débonnaire & fi bon , qu'il demanda grâce pour fa femme convaincue de l'a- voir fait affaffiner , & tellement con- vaincue , qu'elle a perdu la tête fur un échafaut. Cela ne prouve pas que M. T. , n'eût jamais gêné fa femme , ni qu*il lui eût laifTé toute la liberté qu'elle pouvoit fouhaiter. En un mot , la maxime de Caton le Cenfeur étoit vraie au cinquième fiecle de la Répu- blique, lorfque les Romains ne faifoient que commencer a jouir des dérèglements du luxe , elle cefla de l'être dans les fie- xles de l'extrême corruption , & elle ne l'eft point aujourd'hui; car à mefure que la corruption s'augmente , on s'a- privoife avec i'afîront du coc, ... on

DE B A Y L E. 9^

le compte pour peu de chofe , on le foufFre patiemment. Par-là on défarme une femme adultère , & on ne l'oblige point à recourir, ou au bras de fes ga- lants , ou au poifon. *

Sur la Fortune.

On peut dire qu'il n'y a rien de ^

mieux établi dans les Livres des An- Senti-; ciens que cette hypothefe ; c'eft que JJJ^^^ rinduftrie& la prudencede l'homme ont fur le moins de part aux événements , que fon je"[j,°" bonheur, ou fon malheur, c'eft-à-dire fortune^ que le concours imprévu , un «certain enchaînement de circonftances, très-in- dépendant de notre pouvoir. Quant Quinte-Curcenediroit pas formellement que les conquêtes d'Alexandre furent moins l'ouvrage de la valeur, que l'ou- vrage de la fortune {a) , fa narration toute feule le diroit allez. Un autre Ecrivain aflure que , dans le partage de la gloire militaire , la portion de la for- tune eft la plus grande {F). Je pourrois

* Art. Egialée , rem. E.

(a) Fatendum ejl cum plurimum vtrtuti dehuerii , j>liis debuijfe fortuna , quamfolus omnium mortalium in potejîatc habuic Quint. Curt. Lih.X , Cap. V.

(é) Jurefuo n»n nulla ah imperatore miles , plu- rima verb fortuna vindicat, Corn. Nep. in Thraii- bulo , Cap. I.

g'6 Analyse cicer ce que Tite-Live, Diodore de Si- cile, & d'autres Hifloriens ont die tou- chant l'empire abfolu de cette puifl'ance aveugle : je pourrois joindre à ces auto- rités le témoignage des Orateurs & des Poètes {^c) : mais le fentiment des Prin- ces elt ici d'un plus grand poids. Con- tentons-nous donc de rapporter une ré- ponfe du jeune Denis. Pourquoi , lui difoit Philippe , Roi de Macédoine , pourquoi n'aver^vous pas j'â vous main- tenir fur le trône que votre père vous avoit laijfé ? Ne vous en étonne\_pas , répondit Denis , car mon père- qui m'a- voit laijfc tous fes autres biens ^ ne ma pas laijfé fa fortune, qui les lui avait fait acquérir,

Nonobflant toutes ces autorités , il eft pourtant vrai de dire que de bons Auteurs ont foutenu que chacun efl Tartifan da fa fortune , & qu'on eft heureux ou malheureux , félon qu'on, agit prudemment ou imprudemment.

(f) Voyez la Harangue de Cîceron pro Marcello ^ 8c pefez ces belles paroles de Juvenal :

Si fortuna volet , fier de Rhetore Conful ;

Si volet eadent ,fies de Confule Rhetor.

Ventidius quid enim?Quid Tullius?Anne alludquam

Sydus , & Qcculsl miranda potentia fati, Juven. Sat. VII.

Planté

D B A Y L 97

^Pla'jte a débité que ie fage fe fait lui* même fa fortune :

Namfap'uns quîdcmpol ipfefingit fortunamjibii

Et Cornélius Nepos, qui, dans la vis de Thrafibulc , étend fort loin le pou- voir de la fatalité, reconnoît ailleurs, avec Plante , que fon empire eft fubor- donné à la fage fie de l'homme {d). Mais que penferons - nous de Juvenal , qui, après avoir tant prôné dans fa VII* Satyre, la toute-rmiflancede l'é- toile , dit dans la X*. que tou.t dépend de la prudence >

Nullum numen k^hes , fi fit pruientia: nos te Nos facimus , fortuna , Deam, cœloque locamus,

Hegnier embrafTe la même opinion dans l'une de fes Satyres :

Nous fommes du bonheur de nous-mêmes artifans , Et fabriquons nos jours ou fâcheux ou plaifans. La fortune eft à nous , & n'eft mau/aife ou bonne. Que félon qu'on la forme , ou bien qu'on fe la donne.

Un Auteur moderne eft encore du même avis , & foutient , que notre.

{d) Sui cuique mores fingunt fortunam /«oj

eu ique mores plerumque conciliare fortunam, Corn^ Nep. iji vltà Attici j Cap, XI, ^ XIX.,

Tom, IL E

^ Analyse

bonne & mauvaife fortune dépend de

notre conduite (e).

Ce n'eft donc pas un fentiment gé- néral qu'il y ait un je ne fais quoi qui favorife ou qui traverfe certaines per- fonnes , fans avoir égard à leurs qualités bonnes ou mauvaifes , & aux moyens qu'elles choififfent pour parvenir à leurs fins. Mais il faut avouer que le plus grand nombre des fufFrages eft pour l'affirmative. Or , comme le grand nomber des approbateurs n'eft pas une preuve de la vérité d'un fentiment , je voudrois bien qu'un habile homme examinât un peu à fond cette matière , & difcutât férieufement ce qui fe peut dire pour & contre. J'efpere qu'il fe trou- vera des gens qui entreprendront cette tâche;en attendant je ferai la-defîus quel- ques réflexions & quelques recherches. I. Il ne faut pas croireque les Payens îes pîy! fe repréfentaffent à la fortune , comme cnsfor- un Etre qui diftribuât les biens & les àehil\. maux fans fa voir ce qu'il faifoit. Ils *^"^e. l'appelloicnt aveugle , je le confeffe : mais ce n'étoit pas pour lui ôter abfo- lument toute connoifTance ; c'étoit feu- lement pour fignifier qu'elle n'agiflbit

(<;) M. de Cailliere, <lai)$ Ton Livre de lafortuns. àisgens di qualité.

B E B A Y L Eo

pas avec un julle difcernement. C'eft ainfi que nous difons qu un Prince eft aveugle dans la diftribution de fes grâ- ces, lorfqu'il les donne & les ôte par iin pur caprice , & fans fe régler fur les qualités des fujets. Nous ne prétendons pas dire qu'il fait du bien ou du mal à tels & à tels , fans favoir qu'il leur donne ou qu'il leur ote telle & telle charge ; nous voulons feulement dire qu'il ne fe gouverne point félon les rè- gles de la raifon & de la juflice , & qu'il fe détermine témérairement par î'inftind de fes paffions inconftantes. Voilà l'idée que les Payens fe for- moient de la fortune. Ils étoient tous perfuadés , (i l'on en excepte un petit nombre de Philofophes , que la nature divine étoit une efpece d'Etre divifée en plufieurs individus. Ils attribuoient à chaque Dieu beaucoup de pouvoir : mais ils ne l'exemptoient pas des im- perfedions de notre nature ; ils le croyoient fufceptible de colère & de ja- îoufie, littéralement pariant; ils ne crai- gnoient point d'écrire dans les ouvra- ges les plus férieux, qu'une maligne & fecrette envie des Divinités s'étoit oppofée à leur bonheur. En particu- lier, ils attribuoient au Dieu, qu'ils

E 2,

ïoG> Analyse

nommoient/or////ze , une conduite vo- lage , téméraire, capricieufe au fouve- rain point. C'eli pour cela qu'ils lui bâtifloient une infinité de Temples ", & qu'ils l'honoroient d'un culte difHngué; ils cherchoient à prévenir les mauvais effets de fes boutades. Ils ne croyoient donc pas qu'elle fût fans yeux , fans oreilles, fans difcernement.

II. Ma féconde réflexion eft , que fous l'Evangile nous attribuons aux biens terreflres tous les défauts qu'on attribuoit, fous lePaganifme , à la Di- vinité de la fortune. Nous difons que la pofTelTion de ces biens n'cil pas une marque de mérite , qu'elle eft caduque & périlfable , qu'elle trompe ceux qui s'y fient, &cc.

Il eft aifé de remarquer la fource de cette di- cette divcrlité de langage. Les Chré- >erfite. ^.-^^^ ^^ reconnoifTent qu'un Dieu, & ils entendent par ce mot une nature fouverainement parfaite , qui gouverne toutes chofes , & qui difpenfe tous les événements; mais les Payens prodi- guoient le nom de Dieu à une infinité d'Etres bornés , imparfaits , pleins de défauts & de honteufes paffions. C'eft pourquoi ils ne faifoient point fcrupule de les rendre refponfables des irrégula-

D'où vient

DE B A Y I £. lOI

fîtes de la vie humaine , quand ils n'en trouvoient point la caufedans lesaclions libres de l'homme. Les Chrétiens , au contraire, tr.infportent fur la créature tout ce qu'ils trouvent d'infirme dans l'Univers ; ils rejettent fur les qualités du bienfait , ce qui étoit mis par les Payens fur le compte du bienfaiteur.

III. Je dis en troifieme lieu , qu'on iiaftcer- ne peut guère nier qu'il n'y ait des tam qu'il gens malheureux & des gens heureux , gens c'eft-à dire félon le langage populai- i^=^;;^;'_^ re , qu'il n'y ait des gens que la fortu- heureux. ne traverfe de mille façons dans le cours de leurs affaires , pendant qu elle appla- nit le chem.in a d'autres , & qu'elle prend foin de leur ménager cent favo- rables difpofitions. Le Commerce, le Jeu , la Cour, ont toujours fourni des exemples de ces deux chofes ; mais il n'y a rien elles fe montrent auiïî manifeftement que dans le métier de? armes. C'efi: la que la fortune domine bien plus qu'ailleurs. Timoleon , Ale- xandre , Sylla , Céfar , & plufleurs au- tres anciens guerriers , l'ont reconnu de la manière la plus aurhentique; les mo- dernes le reconnoiffent aufli , foit dans leurs Mémoires , foit dans leurs con- verfations. J'ai oui raconter à une per-i

Es

102 Analyse

fonne de qualité , que le Conne'tabîe Vrangel lui avoit dit qu'il n'y a rien de plus téméraire que de hazarder une bataille , vu qu'on peut la perdre par mille cas imprévus , lors même qu'on, a exaûement pris toutes les mefures que la prudence la plus confommée peut fuggérer. Girard, Hiftorien du Duc d'Epernon , fait voir dans la lon- gue vie de ce fameux favori tant d'é- vénements heureux , &. indépendants de la précaution , qu'il n'cft prefque pas pofïlbie d'y méconnoitre la vérité de i'cpinion populaire touchant la fortune de certaines gens. Après cela , dit l'Hil^ torien , il ne faut pas trouver étran- ge il" ce Duc , dans les malheurs qu'il reiîentit en fa vieillefTe , ne fe plaignit iamais de la fortune : au contraire , quelques uns de Ces amis l'ayant une fois mis fur ce difcours , il leur difoit qu'il feroit bien ingrat des bienfaits de la fortune , qui Tavoit conftamment favorifé durant plus de foixante ans , s'il étoit mécontent de ce qu'elle fe re- tiroit de lui pour le peu de temps qui lui refloit à vivre ; qu il ne s'étoit guè- re vu de fortune d'une vie toute entiè- re , non pas même d'une vie beaucoup plus courte que la fienne j & que da.ns

i> E B A Y L E. 103

rinconftance des chofes humaines , ce n'étoit pas un petit avantage d'avoic été rëfervé à éprouver ces difgraces en un temps il n'étoit prefque plus capable de goûter les profpérités. hmmmm

IV. Ma quatrième réflexion efl , CeqaVrî qu'il femble très -faux que ce qu'on '1°"'!"° nomme bonheur ne dépende que de la ne dé- prudence , & que ce qu'on nomme P^".^ P'""

72. J ' J J P- toujours

malheur ne dépende que de I mipru- de la pru- dence. J'avoue ingénument que la pré- ^ence. tention de l'Auteur (/) que j'ai cité plus haut ne me paroît pas aflez bien fondée. Il eft faux qu'un joueur qui gagne joue toujours mieux que celui qui perd : il eft faux qu'un Marchand qui s'enrichit furpafTe toujours dans l'intelligence du négoce , dans l'induf- trie , & dans la circonfpedion , les Mar- chands qui ne s'enrichifl'ent pas : per- fonne n'ignore que dans les jeux , mê- me d'adrefTe , il règne je ne fais quoi qui contribue beaucoup plus au gain ou à la perte , que ce qui dépend de l'habileté. Il y a des jours un hom- me gagne ; ce n'efl: pas qu'il joue avec plus d'attention , ou avec des gens moins habiles : c'eft que la fortune lui rit. Un autre jour il éprouve tout le if) M, de Cailliere.

E4

Î04 ^ Analyse contraire , & fou vent la fortune chan- ge dans la même féance. On voit des loueurs expérimentés , qui, dès qu'une partie commence, fcntcnt fort bien s'ils feront heureux ou malheureux. Les plus fp.gcs fe retirent alors , ou diminuent leur jeu : ce n'eft pas qu'ils fe défient de leur adrelîè , & de leur capacité ; mais ils fe défient de ce qui ne dépend pas de leurs lumières.

Ce je ne fais quoi ne règne pas fi vi- fibîement dans le commerce : il eft néanmoins certain que des perfonnes de peu d'efprit , & de peu de jugement ^ font quelquefois un gain immenfe dans des entreprîtes , un homme plus fia & plus expérimenté n'eût pas voulu s'engager. On peut dire , en général , que les plus riches négociants ne font pas plus laborieux , ni plus habiles que. plufieurs autres dont les biens font mé- diocres. Ceux-ci font donc moins fa- vorifés de la fortune que les premiers : il y a donc un bonheur & un malheur dans la vie humaine indépendamment de la prudence & de l'imprudence.

Je ne crois point que l'Auteur, donc j'examine le fentiment , ait prétendu nier cela, quant au jeu & quant au commerce : il n'avoit en vue que la,

DE B A V L S. tO^

fortune que les gens de qualité pêuvenc faire au fervice de leu Prince. Au refte s'il n'avoit eu d'autre but que de leuc confeiller de choifir toujours le parti de la prudence, je n'aurois rien à dire contre fon fentiment. Mais il va beau- coup plus loin : il veut que ceux qui ■"-^ s'avancent en foicnt redevables à la tion'de" fageffe de leur conduite; & que ceux M. de qui ne font point fortune doivent im- *^'* puter cela à leur imprudence. C'eft ce que je ne crois point. Je confens qu'il nomme fage conduite , tout co que l'on fait conformément aux cir- conftances l'on fe trouve : comme d'être hâbleur , débauché , étourdi , dans une Cour corrompue ou mal ré- glée : je confens qu'il nomme impru-* dence tout ce que l'on fait d'oppofé à ces mêmes circonllances ; comme d'ê- tre honnête homme dans une Couc les fripons feuls peuvent faire for- tune. Mais cela ne m'empêche pas de foutenir que l'élévation & la chute des grands ne font pas pour l'ordinaire le pur ouvrage de la prudence & de l'im- prudence. Le hazard , les cas impré- vus , & ce qu'on appelle fortune , y ont bonne part. Des occurrences , que l'on n'a ni préparées ni preflenties j,

E 5

«[ue,

106 Analyse

ouvrent le chemin , y font marcher à grands pas. Un caprice , «ne jalouiîe C]u'on n'a pu prévoir, vous arrêtent tout d'un coup , & vous jettent même entié- ment hors des voies. IL V. Pour mieux réfuter Monfienr de

Ce que Cailiiere , ie meta-ai ici ma cinquième

le peu- 'n À j y ^

pie nom- teflexion. On ne doit pas dire que tous me for- \q^ événements étant liés aune caufe dé- n'eft'pas terminée , la fortune eft un Etrechimé- "bf^r* rique , & qu'ainfi nous ne fommesheu- ment"" ^ux OU malheureux que parce que nous «himérf- prévoyons, ou que nous ne prévoyons pas la fuite des caufes & des effets na- turels. Pour faire fentir la nullité de cette objedion , je fuppofe un fait non- feulement très polîîble, mais aufîidont on pourroit indiquer quelques exem- ples. Un Prince fait afiiéger une Ville au cœur de l'hiver: fi les pluies, fi la neige , G. Us glaces furviennent , il ne la prendra pas; mais fi le temps eftfec, fi je froid eft médiocre , il la prendra. Il arrive quelques femaines d'un temps doux ; point de pluies , point de neiges : le fiege s'avance de jour en jour , & la Ville capitule avant qu'il gèle. Un au- tre Prince fait alÏÏéger une place au cœur de Tété : fi les faifons vont à l'or- dinaire il la ^ rendra j mais s'il pleuc

DE 15 A Y L E, t6f

beaucoup pendant pludeurs jours , les nuits font froides & caufent des ma- ladies dans le camp , il ne la prendra point. Il arrive un renverfement de faifons : l'été eft froid & pluvieux , la tranchée ne s'avance que lentement , l'armée s'alfoiblit de jour en jour par les maladies , on fe voit contraint de lever le llege. Pouvez- vous dire que l'heureux fuccès du premier lîege efl l'ouvrage de la prudence , & que le mauvais fuccès du fécond eft l'ouvra- ge de l'imprudence ? Ce feroit dire deux abfurdités ; car au premier cas on n'a point prévu le beau temps, & au fécond , on n'a pas prévoir le mau- vais, & par conféquent ce n'a pas été par prudence qu'on a entrepris Je pre- mier fîége , ni par imprudence qu'on a entrepris le fécond. C'efè donc par bonheur qu'on a réufïï au premier , & par malheur que l'on n'a pas réulfi à l'autre.

Je fai bien que 11 les hommes avoiene afTez de lumières pour prévoir les pluies & le beau temps , ce feroit un ade d'im- prudence que d'avoir formé le fécond iîege. Le mauvais Ç\icchs , en ce cas-là , feroit une lourde faute , & non pas un

E 6

loS Analyse

coup de malheur. Mais les lumières lut- maines ne s'étcndant pas jurqucs-là, ce n'eft point par imprudence que l'on: ignore que 1 été fera pluvieux. Notez qu'il y a cent cas fortuits aufli irnpoffi- bies à prévoir que celui-la, & aufTi ca- pables de faire éciioiicr les entrcprifès de guerre les mieux concertées. Or, com- me il y a des Généraux qui font traver- fés beaucoup plus fouvent que d'autres par cette eipece d'occurrences , on peut raifonnablement acquiefcer à l'opinion populaire, qu'il y a des Généraux mal- heureux & des Généraux heureux ; mais gardons- nous bien de dire que les Gé- aiéraux heureux font toujours ou prcf- que toujours plus prudents que les Gé- néraux malheureux. Croyons, au con- traire , que ceux-ci furpaffent quelque- fois les autres en prudence & en valeur. Prenez bien garde à ce que je m'en vais dire. Les Souverains jugent ordi- nairement des chofes par le fuccès. On acquiert leurs bonnes grâces fi l'oa réuiïit dans une entreprife miilitaire ; mais fi l'on n'y réuflit pas , on péri leur eftime & leur amitié. Lors même qu'ils favent que la vidoire a été un coup de bonheur, & q^ue la défaite

DE B A Y i E. ÏO^

îi'efl point venue de quelque faute du Général , ils fe Tentent plus difpofés à élever le vainqueur que le vaincu ; car c'eft un grand titre de recommanda- tion auprès d'eux que d'être heureux , &: c'eft au contraire , une qualité re- butante qu'un grand mérite accompa- gné de malheur. Puis donc qu'on p.rd des batailles, & qu'on en gagne par des accidents imprévus , il eft clair que l'on tombe dans 1 infortune indépen- damment de l'imprudence , & qu'on fait fortune indépendamment de la prudence.

Une témérité heureufè , me direz- vous , ne mérite pas le nom de témé- rité ; car puifqu'elle a réufii , c'eft un figne qu'elle étoit propre à produire cet efiet : or , en quoi confifte la pru- dence? N'eft - ce pas à fe fervir des moyens qui font capables de nous con- duire oii nous tendons ? Ma réponfe eft, que pour agir prudemment il fauc connoître que les moyens qu'on em- ploie font proportionnés à la fin. Un téméraire heureux ne connoifloit pas cette proportion ; il s'engagea par une fougue impctueufe; il n'y eut rien dans fa conduite qui ne fe trouve dans les té- méraires malheureux ; il ne faut donc

iio Analyse i

pas attribuer à la prudence le fuccè» j

de l'entreprife ; il le faut donner à la l

fortune. i

Obfervons encore une autre chofe. Ce n'eft pas une imprudence que de ne fe point précautionner contre des accidents que les lumières de l'efpric humain ne fauroient prévoir , & par conféquent l'on ne fe pouffe pas à la Cour , ou fi l'on perd toute la fortune qu'on y avoit faite , ce n eft pas tou- jours par imprudence. Peut-on décou- vrir tous les caprices , tous les dégoûts , & toutes les jaloulies qui fe forment , ou dans l'efprit d'un Monarque , ou dans le cœur de fes maîtreffes , ou dans celui de fes favoris? Peut-on démêler toutes les grimaces des faux amis , éventer leurs médifanccs , prévenir des menfonges & des rapports qui frappent fans menacer? Voici l'aveu d'un grand Miniftre , dont le génie ne fut pas moindre que l'autorité. Dans lepojh ou vous êtes , difoit un jour le Cardinal de Richelieu au Maréchal Fabert , il vous ef} facile de connaître yos amis & vos ennemis. Aucun dcgui- fement ne vous empêche de les difcerner: mais à V égard des miens , dans la place .^ue j'occupe 3 je ne puis pénétrer leurs

DE BAYIE. III

fentlments. Ils me tiennent tous le mê- me langage , ils me font tons la cour avec le même emprejfemcnt , & ceux qid voudraient me détruire me donnent autant de marques d amitié que ceux qui font véritablement attache'^ à mes intérêts (g).

N'allons pas plus avant fans exa- miner une penfée de ce grand Qirdi- nal. Il n'admettoit point d'autre caufe du malheur que 1 imprudence. ,, Dans » fon fentiment , dit Auberi {h) , » l'imprudent & le malheureux n'é-

» toient qu'un L'une de Tes plus

» confiantes maximes . . . étoit , qu'en. » matière d^Etat, on ne f^auroit jamais » Je précautionner trop , ni chercher » trop de feuretei^ : Qu'il /allait , s'il » fe pouvait y avoir toujours deux cor- » des à fon arc ; que pour bien réuf- fir y il ne fallait pas prendre fes me- » fures tropjuflesy mais que pour faire » beaucoup , il fallait s'efforcer , & s'a-- r> prêter à faire encore plus : Qu'en un j> mot 3 dans toutes les grandes affaires^ •» fi on ne prenait des mefures trop lon^ » gués en apparence , elles fe trouvaient » toujours trop courtes en effet «. Il eft

(g) Hiftoire du Maréchal de Fabert.

(A) Hiftoiie du Cardinal Mazarin , X/y, ^

IÏ2 Analyse

mal aifé de croire que ce Cardinal n'ait pas reconnu quelquefois dans les entreprifes qui ne lui ont pas réufTi, qu'il avait pris néanmoins toutes les mefures que fa prudence avoir pu lui fuggérer. S'il Te croyoit alors capable de quelque imprudence , il donnoit plus d'étendue à l'idée de prudence qu'il ne lui en faut donner : car s'il croyoit que ceux qui fe fient k un homme qui les trompera, ne font pas prudents^ il fuppofoit que la prudence renferme la certitude des événements qui dépendent du franc arbitre. Or c'eft une erreur. Il y a des gens que l'on éprouve fidèles plu fleurs fois de fuite , & de telle forte que fans aucune ombre d'imprudence on leur confie une affaire. Cependant ils s'en acquièrent très -mal, ils commen- cent à vous trahir , ils font échouer votre deffein. Ce feroit exiger d'un pre- mier Miniilre plus de connoiiFance qu'il n'appartient aux hommes d'en avoir, que de prétendre qu'il a eu tort de fe fier à cet agent perfide ; que ce n'cft point par un coup de malheur, mais par fa faute que l'entreprife n'a pas réulFi , & qu'il devoir prévoir le chan- gement intérieur de cet homme.

DE BAYLE. IT^

Vous voyez donc qu'il peut entrer dans cette qiieilion beaucoup d'équivo- ques , ou de difputes de mots. Le malheur d'une entreprife eft toujours accompa- gné de quelque défaut de connoiliancc. Si vous donnez a ce défaut-lk ie nom d'imprudence, & fi vous voulez raifon-' ner conféquemment à cette définition, vous pourrez fou tenir pleinement & fans réferve la tlicfe du Cardinal de Ri- chelieu; mais votre définition f;ra fanfle, & dans le fond vous ferez d'accord avec l'adverfaire.

VI. Tenoris ào'^x pour une chofe certaine , & c'eft ma fixieme réflexion , que la prudence de l'homme n'eft point la caufe totale , ni même la caufe prin- cipale de fa fortune: Il y a des gens heureux qui fe conduifent imprudem- ment : d'autres font malheureux, quoi- qu'ils fe conduifent prudemment. La - . difficulté eil de favoir ce que c'eft donc Ce n'eft que cette fortune qui favorife certaines p°'"[^2"' gens , & qui en perlecute d autres , fans difficulté fe r('c;îer fur leur mérite, ni fur les 'î"^

" . recourir

mefures qu'ils prennent. Ce n'eft point ?. Dieu» ôter la difficulté que de recourir à f°"""«* Dieu ; car en avouant qu il elt la caule générale générale de toutes chofes , on vous «^^toute* demandera s'il ménage immédiate-

ÏI4 Analyse

ment , & par des ades particuliers de fa volonté , ces occurrences imprévues qui font réufFir les defièins d'un hom- me , &. échouer les entreprifes d'un autre. Si vous réponde?, par l'affirmati- ve , vous aurez a dos tous les Philofo- phes , & en particulier les Cartéfiens , qui vous foutiendront que la conduite que vous attribuez à l'Etre fupréme , convient pas à un Agent infini. II doit fe faire, vous diront-ils , un petit nombre de loix générales, & produire par ce moyen une variété infinie d'é- vénements , fans recourir à tous mo- ments à des expéditions , ou à des ades particuliers, qui ne peuvent être que àes miracles , mais qu'on ne voudroic plus appeller miracles dès qu'ils fe- roient li fréquents. Vous pourriez leur dire que les occurrences favorables à ceux qui ont du bonheur , & contraires à ceux qui ont du malheur, font une fuite naturelle àes loix générales ; mais on ne le croira pas facilement. Vous ne me perfuaderiez jamais que le hazard produifit ce que je vais dire. Qu'on range fur une table cent billets bien cachetés , qu'il y en ait dix de blancs , & dix marqués de la lettre A , & qu'on écrive fur tous les autres quelque fen-

DE BAYIE. ÎI^

tence. Qu'on faflb encrer dix hom- mes : que l'on dife à Tun , tirez le i billet , le 1 5 , le 21 , le 37 , le 44 y le 68 , le 8o , le 83 , le 90 , le 99 ; que l'on dife à un autre , tirez le 3 , le 6, le 13 , le 15 , le ^0,^73, le 88, k 89 , le 9$ , le 100, Dites-moi, de grâce , fi le premier de ces hommes tire les dix billets blancs, & fi l'autre tire les dix billets marqués A , pour- fez-vous bien efpérer de me faire croire que cela s'eft fait par une fuite des loix générales de la communication des mouvements? Ne fentez-vous pas vous-même que de deffein prémédité , l'on auroit mis ces vingt billets dans un certain ordre, afin qu'ils tombaflent; les uns entre les mains du premier hom- me, & les autres entre les mains du fé- cond > Je dis auiïi que pofé le cas que certains joueurs ayent toujours ou pref^ que toujours les meilleures cartes , & qu'en général certaines perfonnes foient prefque toujours favorifées des occur- rences fortuites , cela demande autre chofe que la fuite naturelle de la communication des mouvements : cela doit venir d'une direétion & d'une def- (ânation particulière ; & j'aimerois mieux nier avec quelques hommes

i

lié Analyse doâes de cette diflinâion de bonheur & de malheur , que de l'expliquer par les feules loix générales de la nature. Or nous raifonnons ici fur i'Hyppothefe qu'il y a des gens malheureux & des gens heureux.

Ne pourroit-on pas recourir aux caufes occanonnellcs , je veux dire aux defirs de quelques efprits créés? Le Placonifme s'accommoderoit facile- ment d'une telle explication; mais il ne feroit pas aifé de la concilier avec les principes du Chriftianifme , & avec les notions qu'il nous donne , de la Na- ture Angélique. La Théologie nous apprend que les Anges font les uns parfaitement bons, les autres extrême- ment méchants ; les uns & les autres d'une connciîTance & d'une puifTance prefque fans borne , fous la diredion générale de Dieu. Cette idée ne s'a- j'ifre pas facilement avec le détail par-

i ticulier de ce que l'on nomme coups

veroit de bonheur & de malheur. Mais en fe mieux renfermant dans des Hypothcfes pu-

lon com- , -1 r t ' J..

pte en rcment philolophiques , on repondroit recou- mieux aux obieclions ; fi l'on fuppo-

rant aux ^ . ' , i -rr

caufes foit , par exemple , que les hiprits mvi- occafion- £bles font plus différents les uns des au- par^^' très que les hommes ne le font en-

DE B A Y L S. 117

tr'eux ; qu'il y a une grande fubordina- exemple tion entre ces Efprits : qu'il y en a qui teniàën- lont tantôt ravorabïes, tantôt contrai- ces invi- res , tantôt de bonne humeur , tantôt ^^o|,rvVi de mauvaife humeur; qu'ils font fan- quonies tafques , ineonilants , jaloux , envieux; yj^feufes qu'ils fe traverfent les uns les autres ; que leur pouvoir eft très-borné à cer- tains égards , & que s'ils peuvent faire une chofe très-difficile , il ne s'enfuie pas qu'ils puiflent faire ce qui eft beau- coup plus facile. Ne voyons-nous pal des Paifans qui ne favent ni A ni B , & qui connoiiTent mille beaux fecrets en matière de remèdes ? Archimede , qui faifoit des machines admirables , favoit-il coudre ? favoit-il filer ? Quoi qu'il en foit , il n'y a point de fortune fans la diredion de quelque caufe intel- ligente , & je ne faurois aflez m'éton- ner qu'un favant homme ait ofé dire , que la fortune n'étoit ni Dieu , ni la. N-iture , ni un Entendement , ni la. Rai- fon, mais un certain élancement naturel

& irraijonnahle (i). . ^

VII. Ma dernière réflexion eft que Que les

les hommes font exceffifs dans leurs Erax

murmures contre la fortune. Car bien parleur

fouvent ils lui imputent ce qu'ils de- îo"rîdeîe

^ (i) V^oyei Jovius Pontanus, de Fortuna, Lié, /. P^abclre,

iiB Analyse

Excepté vroîent imputer à leur imprudence» pourtant Mais ne pourroic - on oas prétendre

en quel- 5 i r ^ ^ ,,

(^uescas, 9^1 en pluiieurs rencontres un malheu- reux par fa faute n'a pas moins de droic de fe plaindre de fa fortune , qu'un mal- heureux qui a très-bien fait fon devoir ? Ne peut-on pas dire que cette puifïan- ce_, qu'on nomme /r>m//ze,verfe le mal- heur en deux m.anieres? Elle permet quelquefois qu'un homme fe ferve de tous les moyens que la prudence peut fuggérer, & néanmoins elle lui ravit le bon fuccès qu'il devoit attendre ; elle fe plait à cela , afin de faire paroî- tre fa fupériorité , & l'infuffifance de notre raifon & de la fageffe humaine. Quelquefois aufTi elle précipite les hommes dans la mifere , en les empê- chant de fe fervir des moyens qui pour- roient les fauver ; elle leur trouble le jugement ; elle les pouffe à faire des fautes irréparables. Ceft ainfi appa- remment qu'elle ruina fans reflburce les affaires de Pompée. Elle s'étoit dé- clarée pour Jules Céfar , & elle lui procura la vidoire, en lui permettant d'agir félon toutes les lumières d'un grand Capitaine , & en cclipfant dans l'ame du grand Pompée les qualités éminentes qu'il poffédoit. Ces qualités

BS Bayle. IÎ9

ne brillèrent nullement à la journée de Pharfale ; Pompée y parut un mal -habi- le homme, un très -pauvre Général. Cette éclipfe ne fut-elîe pas furnatu- relle ? ne fut-elle pas l'ouvrage de quel- que force majeure , qui avoit defléin d'élever Céfar fur les ruines de fon con- current? Vellejus Paterculus déclare que quand les Defiinsont réfolii de rai- ner un homme , ils lui ôtenî lapruden" ce {k).

Le fentiment de ce grave Hiftorien étoit commun dans le Paganifme , & nous difons tous les jours comme un proverbe , quos Jupiter vult perdere dementat. La fortune ne fait pas tou- jours cela par le moyen de l'erreur: elle employé quelquefois la pure igno- rance. J'appelle erreur le faux jugement que notre efprit fait des objets en les comparant enfemble , & en choififTant le pire: j'appelle ignorance l'état l'on efl: quand les idées nécelTaires ne s'offrent pas à notre imagination. Or foit qu'on prenne mal fon parti par la réjeftion des bons moyens aduellemenc préfents a l'efprit , ou par l'abfence des idées quidevroient nous préfenter ces moyens , on paffe pour imprudent ;

(A) Yell. Paterc, LilM, Cap, LVII,

îio Analyse

mais il eft fïir qu'au premier cas l'im- prudence eit plus volontaire qu'au îecond , & par corXéquent plus con- damnable.

Pluileurs Philofophcs foutiennent que ce qu'on nomme oTmJJionpurc , n'eft jamais libre. Qui oferoit foucenir que nous fommes maîtres de notre mémoi- re , & que c'efl: un défaut moral de ne fe pas fouvenir de certnines chofcs , toutes les fois qu'on a befonin d'y fon- ger pour fe conduire dans fes délibé- rations ? Ceux qui reconnoilTent l'em- pire de la fortune , feroient , ce me femble , déraifbnnables , s'ils fuppo- foient qu'elle ne fe mêle pas de nos omifTions , ou de nos oublis; car, au contraire , c'eft par-là le plus fouvent qu'elle nous conduit aux mauvais fuc- cès. Elle écarte les idées qui nous vien- droient naturellement, & qui nous cmpêcheroient de faire des fautes. Combien de fois eft-il arrivé qu'un homme de jugement s'eft fait un grand préjudice par les réponfes qu'il a faites à plufieurs qucflions qu'on lui propc- foit. Tous ceux à qui il rend compte de cet interrogatoire , lui difent ,pour' quoi navc-^voiis pas répondu une telle cliofc? 11 comprend d'abord qu'il le

dévoie

II II

ï> E B A Y I E 121

âevoit faire , il avoue , il admire qu'il ne s'en foit pas avifé ; il jurcioic qu'en toutes autres rencontres cette idée lui feroit venue , tant il la trouve naturel- le , facile , & conforme au fens commun. Cependant il eft convaincu qu'il n'y fongea point du tout , & qu'elle ne s'of- frit jamais à lui, non pas même confu- sément. Pourquoi ne voulez-vous pas qu'il croie que fa mauvaife fortune pré- iida à cet oubli, & le ménagea tout ex- près? Nos Théologiens ne nient pas que la providence n'aveugle quelquefois l'homme tant à l'égard des omi/îions , que par rapport au jugement aduel. No- tre Théologie , & le langage commun de tous les Chrétiens , fondé fur l'Ecri- ture , établilîènt comme un dogme très- certain que l'aveuglement de 1 homme, fa téraéiité, fa folie, fa poltronnerie, font afl'ez fouvent l'effet d'une provi- dence particulière qui le punit ; & que fa prudence , fes réponfes à propos dans un interrogatoire , fa fermeté , fon ef- prit , font des faveurs infpirées par la providence , qui le veut fauver , ou faire profperer. *

* Art. Timolion , rem. K.

Tomç II S

HZ A N A L Y s E

LOI finguherc.

Il y avoit a Babylone une Loi, qui obligeoit toutes les femmes du pais à s'aller alTeoir auprès du Temple de Vénus , pour fe prollituer au premier étranger qui le préfentoit. Il falloit qu'une fois en leur vie toutes paflafTent par- la. Les plus riches fe tenoient dans des carroffes , & menoicnt un grand nombre de domeftiques : les autres n'a- voient qu'une cloifon de corde, c'eft- à-dire qu'elles formoient certains rangs qui étoient féparés les uns des autres par des cordes , mais de telle manière qu'il y avoit des entrées & des iifues , afin que les étrangers fe promenairenc librement dans les intervalles, & choi- lîfîent la créature qu'ils trouveroient le plus à leur gré. Quand ils Tavoienc choifie , ils lui jettoient de l'argent , & la menoient en quelque lieu k l'écart pour jouir d'elle. Ils faifoient enfuite une prière k Vénus , pour la remercier de cette bonne fortune , & pour l'enga^ ger k continuer Tes faveurs aux Dames de Babylone. Il n'étoit point permis à ces femmes de refufer l'argent qu'on leurdonnoit , quelque petite que fût la Ibmme. Notez que cette aumône étoit

DE, B A y ,L f. ïl|

x!eftinée a des ufages de Religion. Après la confommation de l'acle , elles pou- voient retourner a leur logis : la dévo- tion , ou l'expiation , que la DéefTe cxigeoit , étoit accomplie. Celles qui étoient jolies étoient bientôt expédiées, S: relevées de fentinelie ; mairies lai- des attendoient longtemps l'heure pro- pice pour fatîsfaire à la Loi. Il y eîi avoit de malheureufes , que trois ou -quatre ans d'attente ne finilicient point leur noviciat (a).

Qui pourroit allez déplorer la monf- trueufe alliance qui Te faifoit dans le Paganifme entre le culte des Dieux , & les paffions les plus fales : c'eit que l'on auroit pu appeller à juite titre la dévotion aifèe , li la comédie avoit •contenu plus d'actes &: plus de fcenes , & fi l'on n'avoit pas fait un mélange défavantageux à la laideur ; car cette patience de trois ou quatre ans pour un feul étoit une rude pénitence. *

{a) Heroâote, Lih. I.

* Art. Bahylone , rem. (C},

F 2-

Ï14 Analyse

[- P R O P,H E T I E S

VANGELO CATTHO , Aumônier de LOUIS XL Ce qiLon en doit croire , & ce qu il faut regarder coin- me douteux.

On raconte des particularités furpre- nantes touchant le don prophétique at- tribué à Angclo Cattho , Aumônier du Roi Louis XI , & Archevêque de Vienne en Dauphiné. Philippe de Co- mines attefte qu'il lui prédit, vingt an- nées avant l'événement , que le Prince Frédéric , fécond fils d'Alphonfe Roi d'Arragon , monteroit fur le trône: «S* me promit dès- lors (le dit Prince) ajoute Comines, quatre mille livres de rente cudit Royaume , fi ainfi lui advenoit : & a efié cette promejfe vingt ans devant que le cas advint [a).

L'Auteur anonyme du Sommaire de la vie d'Angclo Cattho (h) , afiure que dans une longue maladie qu'eue

(a) Mém. de Comines, Llv. V, Chap. III. \h) On a imprimé ce Sommaire à la tète des piecss juftihcatives , ajoutées aux Mémoires de Comings.

4?

D E B A Y L E. 12^

Guilleaumc BnçonnctyGénémI de Lan- guedoc , Angelo lui prédit qu'il feroic un jour un grand pcrfonnage dans i'E- glife, & bien près d'être Pape. Briçon- net étoit alors marié : il avcHt époufé Raoulette de Beaune, jeune femme qui lui avoit donné des enfants , & qui ne fut pas trop contente de la prédiction» Car c'ejloii: à dire quelle s en irait la pre- mière , choje que les femmes n aiment pas volontiers (c). Dans la fuite Briçon- net fut fait Cardinal.

Voici un fait encore plus particulier, lire du même Auteur : » eftant au fer- » vice du dit Roy Louis {Louis XL... ) » furvint la tierce bataille, donnée à » Nancy , en laquelle fut tué le dit » Duc ( le Duc de Bourgogne ) la vigi- » le des Roys , l'an mille quatre cent? » foixante & feize , & à l'heure quefe « donnoit la dite bataille , & à l'inf- » tant mefme que le Duc fut tué, le » dit Roy Louis oyoit la Méfie en l'E- » glife MonfieurSaint Martin k Tours, » dillant dudit lieu de Nancy de dix ^ » grandes journées pour le moins , & y> à la dite Méfie le fervoit d'AumonicL' » ledit Archevefque de Vienne , le-

(c) Sommaire de la vie à.' Angelo Cattho , p.

F3

ii6 Analyse w quel en baillant la paix audit Sei- » gneur , lui dit ces paroles : Sire , Dieu » vous donne la paix & le repos: vous. » les avei^^fi vous voulc-^, quia confum- » matum eil : zotre ennemi le Ducd& » Bourgogne ùfî mort, & vient d' ejlre tué^ » & /on armée dejconfîte. quelle heu-. s, re cottée, fut trouvée eflre celle en. » laquelle véritablement avoit elle tué » le dit Duc, & oyant le dit Seigneur 3> lefdites paroles, s'esbahit grandement, » & demanda audit Archevefque s'il » efîoit vrai ce qu'il difoit comme il fa- » voit ; à quoi le dit Archevefque ref- » pondit, qu'il le favoit comme les au- » très choies que Notre Seigneur avoit yy permis qu'il prédit à lui & au feu Duc }> de Bourgogne : & fans plus de paro- ». les, ledit Seigneur fit vœu à Dieu & à 55 Monfleur Saint Martin, que ii lefc î> nouvelles qu'il difoit eiloient vrayes, »: ( comme de faiét elles fe trouvèrent » bientôt après , qu'il feroit faire le » treillis de la chaiie Monlieur Saind: » Martin (qui eiloit de fer) tout d'ar- » gent : lequel vœu ledit Seigneur ac- 3) complit depuis, & fit faire ledit treil-» » lis valant cent mille francs, ou à peu- » près (^d). « (rf) Ikid. p. 4.

DE BaYLE. ÎI7

Voila des choies qui mettent a bout îa Philofbphic ; car on ne fauroit in- venter aucun bon fyPcéme qui puiffe en rendre raifon. Cdt ce qui oblige la plupart des Philofophes a nier touc court les faits de cette nature qui fonc fi frc'qneîus dans les Livres , & plus fré- quents encore dans les difcours de con- verfation : mais il faut avouer que ce parti- de nier tout a fes incommodi- tés , &: qu'il ne contente point l'efpric de ceux qui pe^snt exadement le po iir & le contre. La raifon d'un Phiio'c- phe Chrétien admettra iàns peine la luppofition que Dieu CGrn:T.l'.''*'^iiC à quelque? perfonnes la qualité de Pro- phète , lorfqu'il s'agit d'établir ou de confirmer les vérités importantes au falut , ou d'arrêter les débordements extraordinaires du péché , ou en gêné- rai de frapper quelque grand coup très- néceflàire au bien de l'Eglife. Si An- gelo Cattho fe fut trouvé dans un cas cette nature , on pourroit compren- dre que Dieu l'auroit fufcité pour pro- phétifer. Mais c'étoit un courtifan , qui ne travailloit qu'à négocier un ma* riage avantageux , félon le monde , à fes maîtres , ou à s'établir lui-même dans un bon pcde, C'étoit d'ailleurs

iiS Analyse

un homme qui fe piquoit d'Aflrologîe judiciaire (c ) : or , rien ne paroît moins digne de Dieu, que de révéler l'avenir à un Alirologue, c'eil-k-dire de ré- compenfer d'une faveur Ci exquife l'é- tude la plus impertinente qui le puilïè voir , & la plus fondée fur des chimères. Qu'un Diable, qu'un Efprit déréglé s'engage h. manifefter l'avenir à des fai- feurs d'horofcopeî , & de figures de Géoraance , on le peut comprendre ; car puifqu'il efl criminel , rien n'em- pêche qu'il n'ait des caprices , & des fantaifies grotefques , & qu'il ne dirige fa cond'ji:c par des puérilités, pour fe mieux mocquer des hommes. Mais d'ail- leurs un efprit créé elf-il capable de voir que dans 20 années le mari d'une jeune femme fera Cardinal ? Pour prédire ce- la , ne faudroit-il pas connoître la fuite d'un nombre prefque infini de mouve- ments corporels & fpirituels? La con- noifiance d'une créature peut-elle em- braficr tant de chofes à la fois ? Si elle les embrafî'e , il n*y a plus de franc arbi- tre : toutes les penfées des hommes font attachées d'un lien naturel & indillolu- blci. les unes à la queue des autres. Voilà donc des abîmes la raifon dts Philo-

(e) Comines, Liv.

DE B A Y L E. 119

foplies ne peut que fe perdre. Elle airne mieux nier tout ce qui le clic des prcdi- âions : refîource incommode ; car qui oferoic penfer que Philippe de Comines ait voulu mentir, en afiûranc qu'Angelo Cattho, vingt années avant l'événe- ment , lui avoit cit pluHeurs fois que Frédéric d'Arragon (croit Roi.

Je ne nie pas que l'on n'ait raifon de mettre parmi les fables la plupart des contes qui fe débitent en matière de prddidion ; car il faut avouer que ceux qui les prônent avec le plus de confiance , ont trop négligé de prendre des précautions contre un raifonncur incrédule. Ils ne parlent guère de la prédidion qu'après coup ; ils n'en pren- nent point acle félon les formalités ju- ridiques : ils ne la munifient point de l'autorité d'un monumentinconteflable. Or , comme ils négligent cela dans des occafîons il fcroit très-facile d'cp- pofer aux traits de l'incrédulité un bou- clier impénétrable , ils ne doivent pas s'étonner qu'on révoque en doute leurs Relations.

Je mets au rang de ces occafîons k Meflèoù l'on prétend qu'Angeîd- Cat- tho annonça au Roi la mort du Due de Bourgogne. Les preneurs de ce mi-

f 5

130 Analyse racle dévoient préiènter une RcqnétC h Louis XI , pour le fiipplier très-hum- blemenc de déclarer à tout fon Confcil ce qu'Angclo Cattho lui avoit dit, &c d'ordonner à {on Cbancelicr d'en taire drelîèr un ade , qui ieroit mis dans les Archives de la Couronne , & dans îes Greffes des Cours fouveraines du Royaume. Ils aurcient l'exhorter à ériger des colonnes chargées d'une inf- cription , qui contînt ce fait , ou le prier pour le moins de faire graver cela Jur k treillis dz la ChaJJe Mon/leur Saint Martin , puifqu'en confcqucn- ce d'une telle prophétie , il avoit voiié à cette Chalie un treillis d'argent , & qu'il avoit accompii fon vœu. Qu'au- roient pu dire les incrédules en ce cas là? Et qu'euiîent-ils pu oppofer à des monuments contemporains , & d au- thentiques ?

Mais fans prendre ainfl les devants , on auroit vu cette avanture , fi elle cûc été véritable 5 s affermir , fe fortifier d'elle-même contre l'incrédulité. Louis JKI l'eût racontée cent fois à table , & devant les Ambafladeurs des Prin- ces ; & ainfi l'en trouveroit à.^cs écrits qui témoigrercient qu'on la tenoit de fa bouche. Je luis fur que les Regiitres.

DE B A Y L E. I3X

de l'Eglife de Saint Martin contien- droicnt un Ade là-dciîus , s'il étoit vrai que ce Prince eût fait faire un treillis d'argent en exécution de fon vœu. Puis donc que cette avanture n'efl appuyée c^ue du témoignage d'un Anonyme , qui a déclaré qu'il ne raconte d'x^ngelo Cattho , que ce qu'il en avoit oui dire h trois perfonnes(/"), nous pouvons rai- fonnablement la rcjctter. Mais voyant de plus , que Philippe de Comines n'en parle pas , nous fommes fondés à déci- der que c'eft une fable. Il eft impofTible qu'il eût ignoré ce dialogue de fon ami & de Louis XI, & que l'ayant , il n'en eût rien dit dans fes Mémoires, il parle de quelques autres prédidions d'Angeîo Cattho moins importantes que celle-là. Son iiîenceeftun argument né- gatif, qui, en cette rencontre, erl: une bonne démonftration , ou pour le moins d'un tout autre poids que l'affirmation des trois perfonnes nommées par l'Ano- nyme. Et notez que l'Anonyme ne'

(/) Ces trois perfonnes font Jean-Frsnçois de Cardonne , Maître d'Hôtel du Roi; Jern Briçonnet, Préddent des Comptes ; Pvenslde d'AIbiano , Gentil- homme Napolit.iir.. L'Anteur du Sommaire déclare que ces trois perfonnages font des gens ie^^ranrf* /et, frudiréCi ^ i/ aatoriti.

f 6

131 Analyse marque point que ces trois perfonnes ayert rendu témoignage fur ce Dialo- gue. L'on peut donc prétendre qu'il n'en avoit oui parler qu'à l'une d'elles. Or, dès que la principale desdeux préûiclicns eft équivoque , on peut rejcttcr l'autre : & ainfi TAntcur eu oommaire ne peut raifonnabiement guérir perlonne de i'efr prit d'incrédulité. *

EXAMEN

D' une pcnpc de Phitarque.

On apporta un jour à Periclès une tête de bélier il n'y avoit qu'une corne : ce bélier étoit dans une mai- fon de campagne de Periclès. Le de- vin Lampon déclara que c'titoit un £gne que la puifîance des deuxfad'ons qui étoient alors dans Athènes, t m- beroit toute entre les mains de la per- fonne chez qui ce prodige étoit arrivé, Anaxagore s'y prit d'une autre maniè- re : il fît la difiedion de ce monllre , & trouvant que fon crâne étoit plus petit qu'il ne devoit être , & d'une figure ovale , il expliqua la raifon pourquoi

* Art. C<f/tAff, r©«. B. Q

DE BAYLE. 13 3

ce bélier n'avoic qu une corne , & pour- quoi elle étoit née au milieu du Iront. On admira cette méthode de donner raifon des prodiges ; mais quelque temps après on n'admira pas m.oins la pré- voyance Tupéricure de Lanipon, quand on vit la fadiondeThucydiûe abattue, 6c toute l'autorité entre les mains de Periclès.

Plutarque raifonnant fur ce phéno- inene , dit que le Devin & le Philofo- phe pouvoitnt être tou'^dtux tort rai- fonnab'ts , Fun pour avoir deviné l'ef- fet, l'autre pour avoir ueviné la caufe. C'étoit l'afîairt eu Phiioiophe , ajoute Plutarque . d'expiiqutr u'ou & com- ment cette corne uniques étoit lormce; mais c'étoit le devoir uu Devin de dé- clarer pourquoi tle avoit été formée , & ce qu'elle prcfageoit. Car ceux qui difent , que clés que l'on trouve une raifon naturelle, on anéantit le prodi- ge , ne prennent point garde qu'ils dé- truifent les lignes artihciels aufli-bien que les céieltes. Les ranaux que l'on allume fur les tours, les cadrans fo- laires , &c. dépvndcnt de certaines caufes , qui agiiient félon certaines rè- gles , & néanmoins lis font GciHnés à %niiier certaines chofes.

i'34- Analyse"

Voila ce qui fe peut dire de plus

fpécieux & de plus fort , en faveur du

L , , doome vulgaire qu'Ariaxagore vouloit

Un pné- ^ , \ r •>

romene Combattre. Afin qu un phénomène de naturel }^ naturc fblt un prodige, ou un ii?ne

peutetre , , r . fa J Ê,

le préfa- de quelque mai a venir , il n elt point ge d'un (ju fQyj. néceilaire que les Philofophes mentfur-nen puilleut donner aucune railon ; paturel. c^^ ^quoiqu'ils le puifiènt expliquer par les vertus naturelles des caufcs fécon- des , il eft très-poiTible qu il ait été def. tiné à préfager. ISi 'explique- t-on pas par des raifons naturelles la lumière des fanaux? Cela empêche-t-il qu'ils ne foient un figne de la route que les Pilotes doivent prendre?

Avouons donc que Plutarque a fou- tenu l'opinion commune aufïï dode- ment qu'on la puifle fbutenir. La caufe efficiente trouvée n'exclut point la caufe finale, & la fuppofe même né- cefiairement , dans toute adion diri- gée par un Etre qui a de rintelligence. Sur quoi donc fe fondent les Phiiofo- Malsiipî^es, quand ils foutienncnt que les fa^;^ éclipfes, étant une fuite naturelle du

qu une ^ ' j 1 v

înteiii- mouvement des planètes , ne peuvent gence p^LS être un préfage de la mort d'un Jiere le Roi , & quc le débordement des rivie- çef "fft^ ^^^ étant un effet naturel des pluies ,

DE Bayle. ly^ ou de la fonte des neiges , ne peut pas être un préfage d'une ('cdition , û'un détrônement , ou de tels autres mal- heurs publics ? je réponds à cette de- mande qu'ils fe fondent ûir ce que les effets de la nature ne peuvent être des pronoftics d'un événement contingent ,. à moins qu'une intelligence particu- lière ne les delline à cette fin. 11 eft vifible que les Loix de la nature , lai^ fées dans leur progrès général, n'au- roient jamais élevé des tours, n'auroicnc jamais allume des feux fur ces tours pour l'utilité des Pilotes. Ilafiiluque des hommes s'en (oient mêlés. Il a ialhi que leurs volontés particulières ayent appliqué la vertu des corps d'une cer- taine façon , qui fe rapportât à la fin qu'ils fe propofoient.

D'autre côté , il eft vifibîe que les Loix de la nature , laifîées dans leur progrès général , ne fauroient produire des météores , ou un débordement de rivières , qui averrilient les habitants d'un Royaume qu'au bout de deux on trois ans il s'élèvera une fcdition , qui renverfera la Monarchie de fond en comble. Il eft vifible qu'il, faut qu'une intelligence particulière forme ou ces météores , ou ces grandes inonda.»

136 Analyse

tions , afin que ce foient des fignes 5u changement du Gouvernement. Or dès- ce font des choies dont la Phylîque ne fanroit donner de raifon ; car ce qui dépend des volontés particulières de l'homme, ou de l'ange, n'eil point l'ob- jet G une fcience : la Philolbphie n'en lauroit marquer les caufes.

Concluons de qu'un événement dont la PI yfîque donne raifon , n'eft point un préL.gc de l'avenir contin- gent , & qu'un tel préfcige n'ell point une chofe qu on puiile expliquer par les Loix de la nature. Afin donc que Plutarque puilie dire raifonnablement que le Devin & le Philofophe rencon- trèrent bien , l'un la caufe finale , l'au- tre la caufe cfEcicntc , il faut qu'il fup- pofe qu'un efprit particulier difpofa de telle forte le crâne de ce bélier , que le cerveau fe retréciilant , & aboutiifant en poin-te vii-à-vis du milieu du front , ne produifit qu'une corne qui fortit par cet endroit-là. Il faut auffi qu'il fuppofè que cet efprit modifia de cette façon le cerveau de ce bélier, afin que la Ville d'Athènes fût avertie que la fc6Hon de Periclès opprimeroit la fadion de Thu- cydide , Ik qu'elle obtiendroit feule tout le pouvoir. Mais cette fuppofi.tLon

DE B A Y L E. 137

étant contraire aux idées qui n vs apprennent qu'il n'y a que Dieu qui connoifîe les événements contingents , ne peut être admife ; & ainfi l'on ne fauroit adopter le dogme vulgaire des préfages, fansreconnoître que Dieu pro- duit par miracle , & par une volonté particulière , tous les eiïets naturels que l'on prend pour des pronofties. Selon cette fuppofition , les miracles propre- ment dits feroient prefqueaufTi fréquents que les effets naturels ^ abfurdité prodi- gieufe ! n'oubliez pas que fi Dieu eût voulu faire un miracle pour avertir les Athéniens que l'une de leurs cabales fe- roit éteinte, il n'auroit pas eu befoin de rétrécir le crâne de ce bélier. Il eût produit une corne au milieu du front fans rien changer dans le cerveau , & cela eût mieux marqué le prodige. *

Sur les Songes. '

Il feroit à fouhaiter pour le bien & pour le repos d'efprit d'une infinité de gens, que l'on n'eût jamais parié des fonges comme d'une chofe qui préfage l'avenir ; car les pcrfonnes qui font une fois imbues de cette penfée, s'imagi-

* Art. Pcrielès , nsin. A,

i:^8 Analyse

nent que la plupart des images qui leur pafîent par refpL-it pendant leur fom- meil , font autant ûe prédidions , rort fouvent menaçantes. De - nailîent mille inquiétudes; & pour un homme qui n'cfl point fujet à ces foibleiTes , il y en a mille qui iie fauroient s'en dé- tendre. Je crois que l'on peut dire des fonges la même chofe à-peu- près qua des fortileges : ils contiennent inhni- ment moins de myiteres que le peuple ne croit , & un peu plus que ne pen- fent les efprits forts. Les Hiiloires de tous les temps & de tous les lieux rap- portent, & à l'égard des fonges , & à l'égard de la magie , tant de faits fur- prenants , que ceux qui s'obilinent à tout nier , fe rendent fufpeds , ou de peu de fincéricé , ou d'un défaut de lu- mière , qui ne leur permet pas de bien difcerner la. force des preuves. Une préoccupation outrée, ou un certain tour d'efprit naturel , leur bouche l'en- tendement, lorfqu'ils comparent les rai- fons du pour avec les raifons du contre. Objec- J'ai connu d'habiles gens qui nioicnt tre'ieT' ^^^^ '^^ préfages des fonges , par le préfages principe que voici. Il n'y a que Dieu , des fon- Jifoient-ils , qui connoifTent l'avenir , c'eii- à-dire , l'avenir qu'on appelle

geS:

DE B A Y L E. 13^

contingent : or prefque toujours c'eii: j avenir contingent que les fonges nous annoncent, quand on fuppoie qu'ils font des préfages : il faudroit donc que Dieu fût i' Auteur de ces fonges.; il le

Sroûuiroit donc par miracle , & ainfl ans tous les païs du monde il produi- roit une infinité de miracles , qui ne portent point le caradere ni de fa gran- deur infinie, ni de fa fouveraine fa- gefie. Ces Meilleurs infiitoient beau- coup fur ce que les fonges les plus mys- tiques font auiïï communs parmi les Païens & parmi les Mahometans , que parmi les Sedateurs de la vraie Reli- gion. En effet lifez Pîutarque & les autres Hiftoriens , Grecs & Romains , lifez les Livres Arabes , Chinois , &c. vous y trouverez tout autant d*exeni pies de fonges miraculeux , que dans Ja Bible , ou dans les Hiftoires Chré- tiennes. -.-«^

Il faut avouer que cette objedion a ^H^^po- beaucoup de force, & qu'elle fcmbie thefequ» nous conauire neceliairement a un tout g^rii- autre fyftéme, qui feroit d'attribuer ces qi'f «s fortes de fonges , non pas a Dieu com- ^^^ ^^^^'' me à leur caufe immédiate , mais à de certaines Intelligences^ qui fous la

140 Analyse

direélion de Dieu , ont beaucoup de part au gouvernement de l'homme. On pourroît fiippoler, félon la dodrine des caufes occalîonnelles , qu il y a des loix générales qui foumettent un très- grand nombre d elfets aux defirs de tel- les & de telles intelligences , comme il y a des loix- générales qui foumettent aux defirs de l'iiomme le mouvement de certains corps.

Cette fuppofition efî non-feulement conforme à un fentiment qui a été fort commun parmi les Païens , mais aufîi à la doârine de l'Ecriture, & à celles des anciens Pères (a). Les Païens re- connoiiTent pîufîeur'> Dieux inférieurs qui prélidoient à des chofes particu- lières , & ils prétendoient même que chaque homme avcit un Génie qui le gouvernoit. Les Catholiques Romains prétendent que leur dodrinede l'Ange Gardien , & d'un Ange qui prélide à tout un peuple, à une Ville, à une Province, elt fondée fur l'Ecriture. Si

(a) Selon la Doftrine de Saînt Aiiguflin, qui ren- ferme l'ancienne tradition de tous les hommes, rien ne fe fait prefque dans le monde que par les Anges ou par les Démons , ou par les fentiments que Dieu im« prime dans les elprits des hommes. Arnaud, contre lefyftême deMallebfanche , T. J.p, lyi.

B E B A Y L E. 14Ï

TOUS étabUliez une fols que Dieu a trouvé à propos d'établir certains Ef- prits pour caufe occaGonnelle de la conduite de l'homme , à l'égard de quelques événements , toutes les diffi- cultés que l'on forme contre les fon- ges s'évanouiront. Il ne faudra plus s étonner de ne trouver point un carac- tère de grandeur , ou de gravité , dans les images qui nous avertirent en fongc [b) : Qu'elles foient confufes ou puériles , qu'elles varient félon les temps , les lieux , & félon les tempé- raments, cela ne doit point furprendre ceux qui favent la limitation des créa- tures , & les obftacles que fe doivent faire réciproquement les caufes occa- fionnelles de diverfe efpece. N'éprou- vons-nous pas tous les jours que notre ame & que notre corps fe traverfent mutuellement , dans le cours des opé- rations qui leur font propres? Une In- telligence qui agiroic , & fur notre corps, & fur notre efprit, devroic trou-

(y) Il y a tel fonge qui eft un rebut de Picardie , comme cehii dont parle Brantôme, qui préfagea à Marguerite d'Autriche, d-ftinée à époufer Charles Vil. ([l'Anne deBretagne lui enleveroit la Couronne ^e France : elle fongea que fe promenant dans un jar- din > un une vint lui ôter un bouquet qu'elle tenoit.

142, Analyse

ver nécelTairement divers obliacles dans les Loix qui établillent ces deux prin- cipes (c) pour caufe occallonnelle de certains ettets.

Mais d'où vient , demande - t - on , que ces Génies invifibles ne prennent pas mieux leur temps : pourquoi n'a- vertifl'ent-ils pas de l'avenir pendant qu'on veille ? pourquoi attendent-ils que Ton dorme? pourquoi font-ils plu- tôt Dart de leurs prédirions à des gens d'un efprit foible , qu aux plus fortes têtes ? il eft facile de répondre que ceux qui veillent ne font pas propres à être avertis ; car ils fe regardent alors comme la caufe de tout ce qui fe pré- fente à leur imagination , & ils diitin- guent fort nettement ce qu'ils imagi- nent d'àvec ce qu'ils voient. En dor- mant ils ne font nulle différence entre les imaginations & les fenfations : tous les objets qu'ils imaginent leur fem- blent préfents: iU ne peuvent pas retenir exa dément la liaifon de leurs images : & de-la vient qu'ils fe peuvent perfua- der qu'ils n'ont pas enfilé eux-mêmes celles-ci avec celles la ; d'où ils con- cluent que quelques-unes leur viennent

[c) C'eft-à-clire la Machine humaine & l'Ame bumaine.

DE B A Y L E, 143

d'ailleurs , & leur ont été infpirées par une caufe qui les a voulu avertir de quelque chofe.

Peut-on nier qir'une înachine ne foit plus propre à un certain jeu , quand quelques-unes de fes pièces font arrê- tées, que quand elles ne le font pas^Di- fons le même de notre cerveau. Il eft plus facile d'y diriger certains mouve- ments pour exciter les images préfa- geantes, lorfque les yeux & les autres fens externes font dans l'inaâion , que lorfquil-3 agifTent. Savons-nous les fa- cilités que donnent aux auteurs des fonges les effets de la maladie , ou de la folie ? Pouvons - nous douter que les loix du mouvement , félon lefquel- les nos organes fe remuent , & qui ne font foumifes que jufqu'à un certain point aux defirs des Efprits créés , ne troublent & ne confondent les images que l'auteur du fonge voudroit rendre plus dillincles? L'obfcurité & la con- fufion de ces images ne prouvent rien contre l'Hypothefe dont nous parlons : car on peut répondre que toute créatu- re eH bornée & imparfaite ; il peut donc y avoir des variations , & même des bizarreries dans les effets qui font dirigés par les deiirs d'un Efprit créé.

144 Analyse Ceci peut fervir contre quelques ob- sédions que les efprits forts allèguent à ceux quiîeur parlent de i'exiftence de la magie.

Enfin , je dis que la connoiiîancede l'avenir n'eii pas auïïi grande que l'on s'imagine , en fuppofant qu'il y ait des fonges de divination ; car fi nous exa- minons bien les révélations & la tra- dition populaire , nous trouverons que la plupart de ces fonges n'apprennent que ce qui fe paiie dans d'aucres païs , ou ce qui doit arriver bientôt. Un hommt longe la mort d'un ami ou d'un parent , & il fe trouve, dit-on, que cet ami ou ce parent expiroit à cin- quante lieues de-la au temps du fonge. Ce ndl point connokre l'avenir que de révéler une telle chofe. D'autres fon- gent je ne fçai quoi qui les menace de quelque malheur, de la mort , G vous voulez. Le Génie auteur du fonge peu: connoître les complots , les machina- tions qu'on trame contr'eux ; il peut voir dans l'état du fang une prochaine difpofition a l'apoplexie , à la pleuréfie , ou à quelqu'autre maladie mortelle. Ce n'eil point connoître l'avenir qu'on ap- pelle contmgent.

Mais, dit-on , il y a des particuliers

qui

DE B A Y I K. 14^

qui ont for. gc qu'ils regneroient , & ils n'ont régné qu'au bout de vingt ou trente ans. Répondez que leur Génie , qui étoit d'un ordre diftingué parmi les intelligences , s'étoît mis en tête de les élever fur le trône : il s'afluroic d'en ménager de loin les occafrons , & d'y réulfir : & Ik-deiTus il corn- muniquoit des fonges. Les hommes e!i feroient bien autant à proportion de leurs forces.

Je ne donne point ceci pour des preuves , ou pour de fortes raifons , mais feulement pour des réponfes aux diffi- cultés que Ton propofe contre l'opinion commune : & il faut même que l'on fâche que je me renferme dans les bor- nes des lumières naturelles ; car je fup- pofe que les difputants ne fe voudroienc point fervir des autorités de l'Ecriture, Je fouhaite aufli qu'on remarque que xreux qui foutiennent qu'il y a des fon- ges de divination , n'ont befoin que d'énerver les objeélions de leurs Ad- •verfaires ; car ils ont pour eux une in- finité de faits , tout de même que ceux qui foutiennent l'exiftence de la mi!- gie. Or quand on en efl: , il fufîît qu'on puiile répondre aux objedions ; c'eft à celui qui nie ces faits , à prou- Tome IL G

1^6 Analyse

ver «qu'ils font impofTibles: fans cela elle ne gagne point fa caufe.

Jedois auffi avertir que je ne prétends nullement excufer les anciens l'aïens, foit à l'égard du foin qu'ils ont eu de rapporter tant de fonges dans leurs Hi- lèoires , foit à l'égard des démarches qu'ils ont faites en conféquence de certains fonges. Quelquefois ils n'ont point eu d'autre fondement pour éta- blir certaines cérémonies , ou pour condamner des accufés (d). On peut fe moquer fort juftement de la foibleflè d'Auguite (c) j & plus encore de la loi , qui ordonnoit en certains païs à tous les particuliers , qui auroient fon- quelque chofe concerhant l'Etat, de le faire favoir au Public , ou par «ne affiche , ou par un Crieur ; & G. l'on excepte quelques fonges particu- liers , je confens que Ton dife de tous les autres Ce que nous lifons dans Pé- trone :

Somnîa quet mentes laduni roîitantihus vmhr'is ,' Non di'uhra Diûm , ntc ab xthcre numina mit-

ttint ; Std fihi quifque feicit. f

{A) Voyez Ciceron de Dlrinatlone , Cap.' XXV. (<) Somnia neqnefua , neqitc aliéna de fi negli^i^_

ias, Siiet. ift Augufto , Cay. XQU

BE B A Y L E. Î47

Si nous voulons comparer avec ce qui nous arrive , une infinité d'images qui s'élèvent dans notre efprit , quand nous nous abandonnons en veillant k tous les objets qui viennent s'offrir à nous , je fuis (ùr que nous y verrons autant de rapport avec nos avantures , que dans plufieurs fonges que nous re- gardons comme des préfages. Mais je crois en même- temps que Ton ne fanroic douter de certains fonges mémorables dont les Hiftoriens font mention , ni les expliquer par des caufes naturelles , je veux dire fans y reconnoitre de Tinf-r piration , ou de la révélation (f) *

Dangércufe Maxime des Païens.

Cétoit une Maxime afièz ordinaire parmi les Païens d'imputer à la fortu- ne , c'eft-à-dire à Dieu , non-feu lemenc leurs mauvais fuccès, mais aufTi leurs fautes. Cette excufe, ou cette mauvaife confolation, étoit toujours prête; on y recouroit d'abord. On croyoit que les Dieux poufToient les hommes au mal , & qu'en certains cas il n'étoit pas

, (/) Voyei Valere Maxime, Lib. I. Cap. VII, & Grotius, Epifi. CCCCF, Parc. //, » Art. Majusf rem. D.

G z

148 Analyse

pofjjble de réfirter à cette impnlfîon,' Vous vous imaginerez peut-être que la grande facilité que l'on trouvoit à for- mer des plaintes contre les Dieux , por- ta les hommes à fe fervir de ce fubter- fuge fans examen & fans réflexion , & que c'étoit un de ces premiers mouve- ments qui s'élèvent dans notre ame , avant que nous ayons eu le temps de nous préparer à juger des chofes ; mais il efl certain qu'en plufleurs rencontres on parloit ainiî après y avoir mûrement penfé. Ceux qui n'examinent pas à fond ce qui fe pafTe en eux-mêmes , fe perfuadent facilement qu'ils font libres , & que fi leur volonté le porte au mal , c'eft leur faute , c'ell par un choix dont ils font les maîtres. Ceux qui font un autre jugement, font des per- fonnes qui ont étudié avec foin les reC- Torts & les circonilances de leurs ac- tions , & qui ont bien réfléchi fur les progrès du mouvement de leur ame. Ces perfonnes-là pour l'ordinaire dou- tent de leur franc arbitre, & viennent même jufqu'à fe perfuader que leur raifon & leur efprit font des efclaves , qui ne peuvent réiiller à la force qui les entraîne ils ne voudroient pas aller. X

DE B A Y L E. 149

- Or c'étoit principalement cette forte de perfonn€s qui attribuent aux Dieux •la câufe de leurs mauvaifes adions. Elles Te fouvenoient d'avoir bien con- fidéré qu'elles tenoient un chemin per- nicieux à leur fortune , & honteux à leur renommée , & d'avoir fait bien des efforts pour dompter la palfion qui les égaroit : mais elles fentoient encore mieux que tous ces efforts avoient été inutiles , & que la raifon invoquée mille fois , que les vœux & les pneres avoient été un fecours très - puiilant. Elles concluoient donc qu'une caufb occulte , & qu'une force majeure les pouiloit , & les entraînoit ; que les Dieux en un mot étoient la caufe , & des pafTions qu'elles fentoient , & des fuites pernicieufes & criminelles de ces paffions. Voilà le dénouement de l'in- ti'igue : il y a ici quelque chofe de di- vin , difoit-on , tout comme dans cer- taines maladies du corps, qui mettoient k bout la fcience , & l'expérience des Médecins les plus éclairés. Nous con- noiiîbns ce qu'il faut faire , ce qui nous feroit le plus utile , le plus commode, le plus honorable ; néanmoins , nous prenons l'autre parti. Cela vient des Dieux. Médée raifonna de la force ,

G3

T<5o Analyse- <]iiand elle eut compris qu'elle ne pon- voit réliiler à l'amour qu'elle avoit con- çu pourjafon ; qu'elle n'y pouvoir , dis- je , réfifler , quoiqu'elle vît clairement les fuites honteufes & criminelles de fa conduite & que fa raifon les condam- nât.

Trufira Medea répugnas , Ne/cio quis Deus ohftat y ait , mirumque quid hoc efi

Ex'cute vlrgineo conceptas peclore ftammas ; Si potes , infelix ; fi pojfem , fanior effem ; Sed trahit invitam nova vis : aliudque cupido : Mens aliud fuadet. Video meliora , proboque , Détériora fequor (a).

Elle fe dit à elle même tout ce qui pou- voit la guérir de cette pafîioiv: elle fe repréfeuta l'énormité de la faute qu'elle feroit , & il y eut des moments cea images du devoir étoient prêtes a rem- porter la vidoire ; mais la vue de Jafon détruifit aifément toutes leurs impref- iions.

Une infinité de perfonnes de l'un &: de l'autre fexe , dont l'Hilloire n'a rien dit , fe font trouvées dans le même cas. L'amour leur a tait commettre mille fautes dont elles voyoient fi clai-

(a) Ovid. Metam. Lit, VIL

DE BAYLE. I^I

Tement & la honte & le dommage , qu'elles ont tâché de les prévenir , en appellant la raifon a leur fccours , & en faifant bien des fouhaits de ne pas aimer. 11 étoic naturel qu'elles conclulicnt qu'elles n' étoient point la caufe de leur mauvaife conduite , en tant qu'elles avoient un entendement raifonnable , & une ame libre , & maitrefié de les volontés. Cette première conclrfion les conduifit à celle-ci , qu'une caufe exter- nc,& fupéneure à toutes leurs forces , les pouiioit ; la féconde conclulion leur en faifait faire une troifieme , favoir qu'un Dieu étoit cette caufe externe & nécefïï- tante. _^_

Voilà l'origine àe h pfétdfidne di- vinité de Vénus &: de Cupidon. Parce que l'on éprouve que la jaloufie _, l'ava- rice , l'ivrognerie , le deiir de vengean- ce , & plufieurs autres palTions font commettre mille chofes que la raifon condamne , & qui font même contrai- res aux véritables intérêts de l'amour propre , on a cru que les Dieux étoient les inftigateurs de ces chofes. On ne les en a donc point accufés , parce quî l'on ne faifoit nulle réflexion , mais plutôt parce que l'on réflechiiïbit beau- coup fur ce qui fe pâlie dans notre ame,

G 4.

l^Z ANALYSE

Si les Païens avoient eu de Dieu îa juiic idée que nous en avons , qui noes le repréfentc comme un être parfaite- ment faint ^ i]s fe fullènt garantis de ce jugement téméraire ; mais attribuant Ttux Dieux les mêmes défauts auxquels les hommes font fiijets , ri.en n'empé- choit qu'ils ne crulicnt que les Dieux pouiioicnt les hommes au mal , & ren- doient inefficaces toutes les lumières de la raîfon , tantôt par une déleftatian. prévenante , qui nécelTitoit la volonté ,. tantôt par un chagrin importun , qui avoit la même fuite. Paris plaifoit à Hé- lène ; Jafon plaifoit à Médée : elles ne penfoient point à lem* union avec ces, iirn^nts ^ f^^c ptefTentJr un contente- ment incroyable ; elles ne pouvoient fe con/îderer comme féparées d'eux fans, prcffentir un cruel tourment : ces im- prcfïïons ne dépendoient pas de leur li- berté , & ne lui étoient pas plus fou- mifes que le fcntiment agréable ou dc- lagréable que l'on a en goûtant du miel, ou de l'abfinthc. Ce que pou- voient faire ces deux femmes étoit d'op- pofer à ces fentiments la raifon & le. devoir ; foibles armes , fi Paris & Jafon. continuent d'exciter les mêmes idées & les mêmes imprellions j puifqu'en ce

D E B A Y L E. 1^3

cas- la ils captiveront tôt ou tard la volonté , & lui extorqueront Ton confentement , quelque dehr qu'elle puiiîe avoir de n'être pas fubjuguée. Vœux inutiles , vdlditès frivoles , en prefcnce des fentiments dont j'ai par- lé , & dont la caufe ne vient point de nous.

D vient-elle donc ? Les Païens avoient beau la chercher à droite & à gauche , ils ne la trouvoient point fur la terre , & c'cft pourquoi ils la donnè- rent aux Dieux. Ils le pouvoient faire en deux manières , ou en fuppofant un Cupidon qui blefioit le cœur , ou en fuppofant que l'Auteur des corps hu- mains en avoir monté les pièces avec un tel artifice , que par exemple celui de Jafon pouvoir exciter dans le cœur & dans la tête de Médée les mouve- ments des efprits d'où dépend l'amour machinalement , & inévitablement. Se- lon ce dernier principe , fi Hélène, Médée deviennent amourcufes , il s'en . faut prendre à celui qui a formé , & arrangé les parties de leur corps , tout de même que s'il fume dans une cham- bre quand le vent foufle , il faut impu- ter cela , non pas au vent , mais aa Maçon qui a fait la cheminée.

G 5

1^4 Analyse

C'étoit un abyme dont les Payens ne pou voient fortir ; il falloic qu'ils y tombaiknt toutes les fois qu'ils voii<- loicnr donner la raifon de la contra- riété qui fe rencontre entre ce que nous faifons , & ce que nous connoifTons , & par conitque.it ils y tomboient très- fou vent , car la vie humaine n'eft prel- que autre cHofe qu'un combat conti- nuel des paflions avec la confcience , dans lequel celle-ci ell prefque toujours vaincue. Ce qu'il y a de plus étrange & de plfts bizarre dans ce combat , c'cft que la vidoire fe déclare très-fou vent pour le parti qui choque tout à la fois ΀s idées qu'on a de l'honnête , & la connoiiFance que l'on a de Ion intérêt temporel. Je veux croire qu'il y a des gens d'une flupidité fi brutale , qu'ils ne voient point que leur vie feroit plus heureufe s'ils ne nourrifibient pas dans leur fein les pafTions qu'ils y nourrif- fent ; mais je ne faurois penfer que , dans le cours ordinaire des chofes , un homme tourmenté d'une pafTion tyran- nique , un jaloux par exemple , ne fût ti'è3-r?.tisfait d'être exempt des foi- blelfes qu'il éprouve , & n'achetât fa délivra nce au poids de l'or. Il fcnt très^ vivçme ot fon malheur ; il emploie tou«

DE BaYLE. I$^

tes les reflburces de fa raifon pour Te détromper , pour fe tromper même , &: pour chafler l'implacable furie qui le déchire : tous fes efforts font inutiles , & il voit , à fon grand regret, que la paifion eft toujours plus forte que la raiibn. Que pouvoir dire la-dellu5 un Philofophe Payen ? Ne devoitril pas reconnoître ici une caufe fupérieure , & ranger tous ces gens-lk au nombre des Fanatiques , des Energumenes , des Enthoufiailes , & de tous ceux en gé- néral que l'on croyoit agités d'une di- vine fureur? Le vrai fyftême des Chré- tiens eft le feul qui puiflè réfoudre ces difficultés. Il nous apprend que depuis que le premier homme fut déchu de fon état d'innocence , tous fes defcendants ont été affujettis a une telle corruption, qu'à moins d'une grâce furnaturelle , ils font néceffairement efclaves de l'i- niquité , enclins à mal faire , inutiles a tout bien, La raifon , laPhilofophie, les idées de Thonnête , la connoifîance du vrai intérêt de l'amour propre , tout cela eft incapable de réfîfter aux paf- fîons. L'empire qui avoir été donné à Ta partie fupérieure de famé fur l'infé- rieure , a été ôté à l'homme depuis le péché d'Adam. C'eft ainfi que les

G 6

iS^ Analyse

rjt^^'l i'^^^^'oîogiens * expliquent le cLange- auttes. ment que ce péché a produit : mais com- me !a plupart des métaphores ne doivent être preffees que juiqu'à un certain point , il ne faut pas abufer de celle- ci ; car il ne (croit pas raifonnable de dire que dans l'état d'innocence la par- tie inférieure étoit conditionnée comme elle Tefl préfentement , mais qu'il n'en pouv^oit arriver aucun défordre , parce que la partie fupérieure la pouvoic toujours réprimer bien à propos. Ce feroit fuppofer que la machine de rhomrne , en fortant des mains de fon Créateur , auroitécé acluclîement tour- née vers la fenfualiré & vers les pa{^ fions condamnables ; & ce feroit faire tort aux peifeâions du fouverain Etre'*',

DÉVOTION

Des ?rfufulmans ^ difclples (TAU^poiir FathmÉ. Prières de la Liihurgic Pcri'anne.

Mahomet eut une fille , nomme'e Tathmé ou Futime ^ qui époufa Ali. Quelques relations portent que c'eft la

* Art, HcUne , rem. Y,

DE Bayle. 1^7

grande Sainte qu'on vénère avec tanc de dévotion à Com , dans la Perfe. C'eft en particulier ce qu'Herbert af- fûre: il dit que cette fille de Mahomet eft enterrée dans ce lieu ; qu'on a placé fon Tombeau dans une luperbe Mo{^ quée ; que ce Tombeau a douze pieds de hauteur , qu'il eft couvert d\in drap de velours blanc , & qu'on y monte par des marches d'argent mallil: {a).

La plupart des Voyageurs font d'un autre fentiment. Figueroa rapporte fur îe témoignage de pluiieurs gens du païs , que la Sainte de Com eit lille d'Ali «Se de Fatime , & que Lda eft fon véritable nom {h). Befpier forme là- defîiis une conjeélure qui n'eft pas dé- pourvue de vraifernblance. Selon lui , le nom de Lda eft commun aux gran- des Dames de l'Afrique , & c'eft aufti le titre d'honneur qn'on y donne or- dinairement à la Vierge Marie , pour laauelle les Mahométans ont beau- coup de refped , ainli que pour Jefus- Chrift (c-). Un autre Ecrivain afl'ûre que les Mufulmans appellent la Sainte

(a) Herbert , Voyinie (le Perfe , f. 339. ('') Figueroa , AmbaiTTHe , p. 220. (c) I'e(piL'r , Renurqiiçs fur l'état preTent df i'Empire Ottomiinj par Ricaut , T. 1, p. zi.

i<58 Analyse

Vierge Lela Mariam , c*eft-k-dire la Dame Marie , & que toutes les fil- les du Chérif prenoient le ti- tre de Lela : il en nomme quatre qui portoient ce nom Çd) ; fur quoi Befpier dit qu'il a quelque penchant à croire que Lela n'eft pas le nom propre de la Sainte dont Figueroa fait mention , mais feulement un fur- nom , & un titre d'honneur que les habitants de Com lui ont donné , fe contentant de l'appeller par excellence la Dame, à peu près comme les Chrétiens emploient le nom de Notre-Dame , pour défigner la Sainte Vierge {e). Pietro Délia Valle (/) , & Taver- nier (g) , veulent que la Madonne de Com ne foit que la petite-fille d'Ali & de Fatime. D'autres difent qu'elle efl: fille de Moufa , & que fon ayeul. s'appelloit Dgafer. Cette dernière opi- nion efl foutenue par une preuve au- thentique , je veux dire par les titres que l'on donne à cette prétendue Sainte dans les prières folemnelles que les Pèlerins lui adrefTent. Ces prières font

{d) DieEjo fie Torrez , Hift. des Ciierifs , Chap, tXXIV ,& CVII , cité par Befpier, utifuprà, ^ (c) Befpier , ibid. (/ Voyaa;es , T. Il , p. ^$.

DE BaYLE. 159

anciennes , elles fonc prcfcrites par la Lithurgie Perfanne , & par confé- quent elles fournifTent un témoigna- ge qui ne nous donne pas une grande idée de Texaditude des Voyageurs , puifque quelques - uns des pins cé- lèbres font fi mal inftruits de la gé- néalogie de notre Sainte. M. Chardin a rapporté les deux principales orai- fons , que les Pèlerins font obligés de dire. La première commence ainfi : Je vifiîe Madame ê' Maitrcjfe Fath- , fille de M ou fa , fils de Dgafer , fur qui foit le falut & la paix éternel- lement. Il y a une chofe confidérable dans ces prières ; c'efl qu'on s'y re- commande à l'intercefiion de cette Sainte , & qu'on fait des prières pour èHe. Nous venons de voir qu'on lui fouhaite la pai}( & le falut éternel ; voici d'autres vœux : Dieu veuille pren- dre fon plus grand plaifir en toi, t' avoir pour agréable^ ^ t' affermir dans le Pa- radis , qui eft ta demeure & ton refuge, éternellement. Quant à la manière dont on fe recommande à fes prières , voici ce que Chardin a extrait du même Formulaire. Je te fuis venu chercher , ô Dame & Maitrejfe de mon ame , dans lu vue de m' approcher de Dieu très"

i6o Analyse

haut par cet acle de piété , & de Jon ^pâtre y & de fes enfants. La mijéri- corde de Dieu fuit fur lui Ù fur eux éternellement. J'abhorre & dctejte mes

péchés & je fais mes efforts pour

brifer le joug de l'Enfer. Daigne m'ac^ corder ton intercefion , 6 Sainte Vier- ge , au jour que les bons feront fé- parés d'avec les méchants. Sois - moi propice alors : car tu es d'une race ^ fortie de parens qui ne laiffent tomber dans le malheur nul de ceux qui les aim.entj qui ne refufcnî jamais rien à quiconque les vient prier , qui détour- nent toute forte de mal de dejfus ceux qui les cherij/ènt , & de qui les enne- mis au contraire ne fauroient jamais profperer (h).

Dans cette première oraifon on don- ne à notre Sainte les titres & les préro- gatives les plus magnifiques : on l'ap- pelle Vierge Sainte , vertueufe , jufle , dirc-clrice de vérité, pieufe, fandifiée , £11 e fans tache , & exempte de toute impureté. Dans une autre prière on la qualifie de Vierge pure vv immaculée, mère des dou^j vrais vicaires de Dieu d illufre narjfance (/). Je ne fai coqi-

(/i) Chardin, Journal du Voyage de Perfe j pag- 4^J4 &■ fuivanus, ( i ) Jéid,

DE B A Y L E. I^î

nu;nt les Mahométans concilient toutes ces qualités.

Le même Auteur nous apprend que le tombeau de cette Faîhmé a été rebâti trois fois. Il ajoute que Ton père l'ame- na à Com pour éviter la perfécution que les Califes de Bagdad faifoicnt a fa famille , & à tous ceux qui regardoienc Ali & Tes defcendants pour les feuls fucceiTcurs légitimes de Aîahomet. El- le embellit cette Ville de pluueurs édi- fices fuperbes , & elle y mourut. Le. peuple croit , continue Chardin , que Dieu V enleva au del , & que fort tombeau ne renferme rien , & ncjî qu'une r epr é fait ado n (A:). L'Egiife Rofiiaine î>'e(l à'^r^o. pas la fc^le qui honore l'AlTomption des Vierges ; nous avons vu aulîi que la conceptioa immaculée , & la virginité d'une mè- re , femblent être deux dogmes du Mahométifme *.

{} ) Ibîd.l

* iS. B. La première partie de cette re'flexîon de Bayle , comprenfi une raillerie très - mali- gne , mais qu'on peut pardonner à un Protefiant. Il feroit ai(e d'y repondre , en difant que le culte de la Fathmé de Com eft enté vifiblement fur celui de la Vierge Marie , qui étoit honorée en Perfe long-temps avant que Mnliométifine y fut connu , & avant i-.c.r.e qi.e Ivldiiomet exiuàt. Il paroît (lue les diiciples d'Ali ont attribué à Isu*

ï5i Analyse

Il manque une chofe au récit de Chardin : il falloic nous dire en quel temps vivoic Moufa, père de Fath-

mé. *

ÉPREUVE

Qu'on fit fuhlr à la Reine E M M A. Réflexions fur cet ufige,

Emma fille de Richard II. Duc de Normandie , femme d Eccîrede Roi d'Angleterre , & mère de S. Edouard , qui régna après Etelrede , avoir beau- coup de part au Gouvernement fous le Régne de fon fils. Le Comte de Kent, îjm avGît ea beaucoup d'rtiKOiité fwus les prédécefleurs de ce prince , conçut une jalouiie violente contre Emma. Il ne put fouitrir qu'une femme partageât

Sainte vine partie des prérogatives que les Catho- liques reconnoillent dans la fainte Vierge. Efl-ce une rni(ba ci'attaqvier l'Eglife Romaine ! Non : c'en feroit une , au contr.iire , d'approuver fon culte à cet égard ; cela prouve du moins l'an- tiquité de fes traditions. Pour ce qui eft de la féconde partie de la remarque , je crois que les fociétés Chrétiennes, les plus hétérodoxes , trou- veront quelque chofe de plus qu'une raillerie dans ces paroles : la conception immaculée , & la virginité d'une mère , femblenc être deux dogme* dt& Mahoméiifme.

*■ Art, Fatime»

DE B A Y L F. 1^3

avec lui le Minifrre d'Etat, c'efl-à- dire , pour l'ordinaire), l'autorité d'or? donner fous le nom du Prince tout ce qu'on veut. Voici l'expédient dont il s'avifa , pour fe débarraiTer de cette rivale. Il l'accufa de plufieurs crime?, & fuborna quelques grands Seigneurs , qui confirmèrent Tes accufacions. L'af* faire fut portée au Tribunal d'Edouard, Prince fcrupuleux & dévot , que l'E- glife a canonifé , & qui peut-être ne feroit jamais entré dans le Calendriec làns fa grande fimplicité. On n'eut pas de peine à lui perfuader que fa mère ëtoit coupable, & en conféquence de cette perfuaiion il la dépouilla de tou- -jes les richeiies qu'elle avoit accumu- lées, comme d'un bien mal acquis , fruit honteux de (es rapines & d'une avarice infoutenable.

Dans cette difgrace, elle eut recours à l'Evéque de Winchcfter fon oarent : mais ce fut une nouvelle matière de ca- lomnie pour fes ennemis, ik le Comte de Kent lui fit un crime des vilites trop fréquentes qu'elle rendoit à ce Prélat , l'accufant d'avoir avec lui un commer- ce d'impudicité (a). Un certain Ro-

(a) Tiré de Theo-;hi!e Raynaud , ^opoM^c. Seft, II. Série II. Cap. VI. 11 cite plufieurs garants. Là.

164 Analyse

bert , qui fut depuis Archevêque de Cantorberi , féconda vigoureufement les machinations du Comte de Kent , & l'effet de toutes ces intrigues fut que le Roi condamna fa mère à fe juftiHer par l'épreuve du feu. C'étoit un ufage fort commun dans ce temps - , (k. voici comme il fe pratiquoir en An- gleterre : la perfonne accufée marchoit iiuds pieds fur neuf coutres de charrue rougis au feu. Les Juges ordonnèrent qu'Emma pafleroit quatorze fois fur ces fers brûlans , neuf fois pour elle- même , & cinq fois pour l'Evêque de Winchefler, qui étoit compromis dans cette accufation. Elle accepta le par- ti, & pafîa en prières , auprès du tom- beau de Saint Suitin, toute la nuit qui précéda le jour arrêté pour l'épreuve. Quand on eut fait dans l'Egîife du mê- me Saint toutes les cérémonies prépa- ratoires , Emma , vêtue comme une iimple Bourgeoife, & les jambes nues, marcha fur les coutres entre deux Evê- qiies , en préfence d'Edouard & de tous les Grands du Royaume. Le feu lui fit fi peu de mal , qu'on étoit déjà hors de l'Egîife , lorfqu'elle demanda

P. d'Orléans , rapporte la même Hifîoire au premief Tome de fes RéyolutLons d'Angleterre,

DE B A Y I E. l6^

éto'cnt les fers rouges fur Icfquels il failoit marcher. Comme on lui dit qu'elle avoir lubi cette épreuve , elle rendit une infinité d'adions de grâ- ces à Dieu , qui avoit fait connoitre fi clairement fon innocence. Le Roi Edouard conçut alors un extrême re- pentir de la manière indigne dont il avoit traité fa mère : il fe jetta à fes pieds , lui demanda pardon , & en ré- paration de l'offenfe qu'il lui avoit fai- te, il voulut que les Evéques le fufti- geafient fur le lieu même : ce qui fut exécuté. On lui découvrit les épau- les 5 & les Prélats lui donnèrent la dif- eipline.

Je ne trouve point ce que devinrent les accufateurs d'Emma : mais il faut avouer que fon avanture a quelque chofe de bien fingulier. Les liiltoires de ce temps-là font remplies d^événe- ments tout pareils à celui-ci. On voit que l'épreuve du fer chaud étoit pra- tiquée en divers lieux de TEurope , & que les peribnnes qui s'y foumettoient s'en tiroient ordinairement à leur hon- neur. Pourquoi a-t-on renoncé à cette méthode ? Eli - ce qu'on a reconnu qu'elle étoit fujette à l'illufion , & que l'jmpoflure pouvoit s'en fervir en fa-^

i66 Analyse

veur dti crime? Si cela eft , il ne fau- droit pas tenir pour juftifiés ceux & celles qui ont marché fur des fers chauds fans fe brûler. Dira- 1 -on qu'il ne faut point tenter Dieu ? Mais pour- quoi le tentoit-on alors ? Pourquoi ne condamne - t - on pas aujourd'hui les Princes & les Evéques qui autori- foient un tel ufage? Croira-t-on d'ail- leurs que Dieu faifoit des miracles pour montrer l'innocence de ceux qui le tentoient? Ces difficultés font très- fortes : une feule hypothcfe pourroic les réfoudre : c'eft celle des caufes oc- r cafionnelles. On n'auroit qu'a fuppofer

Ufnge qu'il y avoit alors une intelligence eommo- particulière , chargée de protéger les iyftêine innocents , & dont les interceffions ^cscau- étoient allez puifTantes pour détermi-

fes occa- \ * . ^ .

/lonnel- ^^^ ^^ premier moteur a ne pomt iui- *«• vre , en ces occalions , la loi générale de la communication des mouvements. Il faudroit fuppofer en fuite , non pas comme les Païens , que ces fortes d'in- telligences meurent , mais qu'elles changent d'emploi , & qu'ainli il a pu arriver que celle qui préddoit aux épreuves, ait difcontinué de s'en mê- ler. On expliqueroit encore par comment certains miracles font en vo-

D E B A Y L E. 167

gue dans un temps , & ceflent dans un autre. Il n'en faudroit rien conclure contre l'immutabilité des loix géné- rales. On fe tromperoit peut-être , l'on croyoit qu'entre les Efprits créés il n'y a que l'ame de l'homme qui foit fHJette au changement.

ANTIQUITÉS D'IPRES.

Lettre de L O U I S XIV.

à M. Arnaud,

Ipres , Ville Epifcopale du Comté de Flandre , doit fon nom à une rivière qui la traverfe. Dans fon origine ce n'étoit qu'un Château , appartenant aux Comtes du païs ; les Normands l'ayant détruit , le Comte Baudouin , II du nom , le fit réparer l'an 880. Arnoul y joignit àc^ fortifications en 901 , ^ quelques années après Baudouin III augmenta ces travaux. C'eft ainfi que ^ cette Ville s'accrut par degrés , de manière qu'en 1473. elle enfermoic dans fes murailles onze cent foixante- treize verges , chacune de quatorze •pieds géométriques. Elle fut aiîiégée

* Axt Emmoà

î6S A N A L Y s s

par les Gantois & par les Anglois l'an 1373, & elle le défendit bien. On l'environna de murailles de pierre Tan 13B8, du confentement de Phi- lippe le Hardi {a). Les Manufaètu- res & les teintures de laine y étoienc en fort bon état dès la fin du dou- zième fiecle , comme il paroît par le témoignage de Guillaume le Breton. Les François la prirent l'an 164.8 , &: îa perdirent l'année fuivante. Ils la reprirent l'an 1658, & la rendirent aux Efpagnols par le Traité des Py- ténées. Ils la reprirent encore une fois l'an 1678, &: elle leur fut cédée la même année par la paix de Nimegiie. Depuis ce temps-là ils l'ont perdue , reconquile, & reilituée diverfes fois : elle appartient aujourd'hui à l'Impé- ratrice-Reine.

Les difputes du Janfénifme ont ren- du fameux le nom de la Ville d'Ipres: car on ne parle guère de janfenius , fans remarquer qu'il en fut Evêque. De vint fans doute l'idée plaifante d'un bel efprit de France , qui , dans le temps que Louis XIV. aiïiégeoit Ipres , forgea la Lettre fuivante , adreflee à M.

{a') Tiré de VaUre André , în Topografia Beigica.

Arnaud ,

D g B A Y L E. j6f

Arnau d , &: datée du Camp dTpres. On (uppoic que ce int le Roi qui l'é- crivit.

« Monlieiir Arnaud , nous allons com- îî mencer un iifge eu vous pouriiez » nous fervir beaucoup de votre crédiù. » J'ai cinq propoiitions à faire à Mef- » fleurs d'ipres : la picmicre , que je 3> fuis venu en Flandre pour faire du » bien à touc le monde. La i. que le » commandetnenc que je leur fais de » rendre la Ville n'ell pas impolnble, » La 3 , qu'il eft en leur pouvoir de » mériter ou de démériter mes bonnes » grâces. La 4 , que j'ai des fecours » avec moi plus que fuiîifants pour les » faire obéir à mes ordres -; & Ja 15 que » quelque néceffités qu'ils (oient de fe » rendre , ils ne le feront qu'avec une » entière liberté. Il s'agit donc , Mon- » fieur , de leur faire ligner ces cinq » propoiitions , qui renferment tout le » Traité de la grâce que j'ai à leur faire. » Je ne crois pas qu'ils puifîent éiuder » mes ordres par la diftindion du droit » & du fait ; car pour le droit il y a fi » long-temps que je fais en pofléffion » de prendre les Villes , que le temps » pourrcit me fervir de prcfcriprioa » dans le Païs-Bas , quand je n'aurois Tome II. H

t-jo Analyse

« pas d'ailleurs tant de droits incontef^ » tables. Ils ne peuvent donc fe retran- » cher que fur le fait , & c'efl de quoi je » les veux convaincre par une trentai- » ne de canons aufquels je les défie de 35 repondre efficacement , car ils per- » cent toutes les difficultés à jour. Par » vous jugerez bien que je ne ferai » pas fi long-iemps à leur faire ligner » mes cinq propoliticns, que vous avez » été à fignei- celles du Pape. C'eil pour- » quoi je vous donne ordre de convo- » quer le ban & l'arriere-ban des Jan- » fcnifres , & de partir incciTammenc y, de Paris pour venir a leur tête chan- » ter le Te Dcum , fur le tombeau de » Janfénius , pour rendre grâces à Dieii » de riieureux fuccès de mes cinq pro- )5 pcfitions. Vous pourrez apporter )•> pour îe feu de joie une centaine d'e- » xemplairesdu miroir de la piété Chré- » tienne , pour jetter ces bons Fla- « mpnds dans un faint dcfcrpoir d'être » jamais a TE^pagne. Enfuite vous paf^ » ferez en Angleterre pour y diriger » la Chambre balfe qui a de grandes î> indifj?ofitions d'cfprit & de cœ'ùr à >■) la paix. Au refte , je goûte forr vo- » tre politique , & plus encore votre » argent, dgnt vous vous fcrvei Çi avan*.

DE B A Y L E. tyt

y> tageufement pour pcrfuader aux gens

» tout ce que vous voukz. Avec ccîa

}> je fuis fur que nous aurons la paix

» avec l'Angleterre & TEfpagne , avant

3) que vous l'ayez avec les Pères Jéiin-

îî tes. Au Camp devant Yprcs le ij

3; Mars 1678 (b). *

E X A M E N

Z?e la vie d'E SO P E par Planudc. Particularités concernant ce Fabalijk.

La vie d'Efope , telle que Planude nous l'a donnée eft connue de tout le monde , même des petits enfants. Cependant tous \qs habiles gens con- viennent que c'eH: un Roman , & que Pianude n'a point donné rHiiloire d'Efope , m.ais un amas de mcnfonges te d'abfurdités. Le Roi de Eabylone Lycerus , contemporain de Neclenabo Roi d'Egypte , les vers d'Euripide mis dans la bouche d'Eiope , qui a vécu plus de cent ans avant ce Poète, & mil- le autres faufï'etés Kidoriques qui s'y trouvent , la rendent indigne de toute créance.

(/)) Cette Lettre a été attribuée à M. P,oz.e , Se» rétaire du Cabinet. * Art, Vfns,

H z

I/i A ?T A L Y s E

--^-^ M. de la Fontaine n'ignoroit pas le tainJ^cd- jugement du public fur cette vie d'E- tiqué, fope : je ne vois prcfquc perjbnne , dit -i\ Ç a ) , qui ne tienne pour flihu- hufc celle que FLinude nous a laijjce ; il a pourtant fuivi ce mauvais guide , & il ne craint pas de dire qu'après avoir mûrement examiné les cliofcs , il a trouve à la fin peu de certitude dc^ns la critique de l'Ouvrage de Pla- nude. il prétend que cette critique e(i en partie fondée Jur ce qui fi p^ijfi entre Xanîus & Ejbpe : on y trouve trop de nialferies ; & il répond que ces pré- tendues niaiferies arrivent tous les jours à des gens fort fages. Mais fi cette apo- Jogie lui paroiflbic folide , pourquoi a-t-il retranché de la vie deplanude ce qui lui fembloii trop puérile , ou qui s é~ cartoit en quelque façon de la bien- féance ? Voila donc Aï. de la Fontaine qui approuve par Tes adions une cri- tique qu'il avoir combattue par fes pa- roles. D'ailleurs , le principal reproche que l'on Fait à Planude ne roule pas fur Tes niaiferies & fur les impertinences qu'il met dans la bouche d Efope & de

{a) La Fontaine , Préface des Fahlcs choijîes.

D E B A Y L E. 113

Xantus Ton Maître , mais fur les ana- chronifnies &: fur ]x:s menfonges vifi- bles qu'il débite. Car , par exemple , ce ce qa'iî introduit Efope , citant k îa fcLTii-ne de Xantas quelques vers d'Eu- ripide compofés contre les femmes , & nommant même Euripide ( ) , qui n'a véj:ii que plus d'un licclc après Efope (i) , on doit conclure que cette prétendue convcrfation efc une fable de l'invention de Flanude : or s'il a forgé ce premier conte , qui nous ré- pondra qu'il n'a pas forgé bien d'autres chofes ?

La raifon fur laquelle M. de la Fon- taine fe fonde , pour adopter la plu- part àts contes de Planude , me pra-oîc des plus fingulieres : commt 'Planude ,

(J) Planude fuppofe qus le Phiîofophe Xanîiis ayant acheté Efope , en fut grondé par fa femme à caufe fie la laideur prooigieufe de cet elclave , & qn'Elope dit à rettc fc-mriie : vous vou~ driii , Madame , que votre mari vous eût acheté un valet , jeune , bien fait , & vigoureux , gui vous vît toute n:is dans le bain , & qui joua avec vous à un jeu fur.efte à l'honneur de votre époux. O Euripide votre bouche était une bouche d'or , puifque lis paroles fuivantcs en font finies : là- deffas Efope récite les vers d'Euripide. Flanude ^ in vita yEfopi,

(c) Enfebe place la mort d'Efope fous l'an 4 de la 54 0!ympi,T''e , & Euripide nâquic félon Sui- das, Banies , &ç, dans la i. ann. de l'O'ymp. ^4,

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Ï74 A N A I Y s F

dit-il , vivait dans un fade h. me- moire des chofts arrivées à Efope ne devait pas être encore éteinte , fai crii qiiil j avait par tradition ce qu'il a laijfé. Si Plartude avoit vécu deux cents ans après Efope , fes connoiiîanccs ve- nues de la tradition auroient été déjà tien incertaines. Un homme qui fe tient lin peu fur fes gardes ne croit guère ,. touchant la vie d'un particulier , les traditions de deux fiecles ; il demande il les faits qu'on lui raconte ont été couchés par écrit au temps de leur nou- veauté , & fi on lui die que non , mais que la mémoire s'en eîl confervée de père en fils & de vive voix, il fait bien que le Fyrrhonirme efl le parti de I3 ^gefîe* A plus forte raifon fauf-îî re- jetter \ts faits de Planude , s'ils ne font fondés que fur la tradition , puifque Planude n'eft venu au monde que dix- huit fiecîes après Efope, plus ou moins. Si M. de la Fontaine avoit pris garde à cela , auroit-il dit que Planude vif voit dans un liccle la mérnoiie des chofes arrivées à Efope ne devoit pas être encore éteinte ? Quelqu'un a fore bien dit oue fur les chofes qui regar- dent les Patriarches & les Prophètes , h':> Juifs du VI^ fieçle ne fgnt pas plus

I> E B A Y L E. ^ '7^

lignes de foi que ceux du XVIP ; je parle des J'ui.'s qui ne citent que des traditions venues de vive voix. Difons Ja même cliofc touchant Efope. 11 n'é- toit pas plus certainement connu par la tradition aux Moines Grecs du XIIK ou du X1V^ fiecle , qu'il ne l'cil: au- jourd'hui.

Renvoyons donc à Planude , ou à fes Copiites , ceux qui fe-plaifenc a lire des fables. Les perfonncs qui aiment jes cliofes qui viennent de bonne main, c'efi-k-dire qui font empruntées des anciennes lources , écouteront avec plai- sir ce que je vais dire.

I. Èfope naquit en Phrygic , & fleu- rifl'oit au temps de Solon , c'eil- à-dire vers la 50^. Olympiade. Je ne voudrois pas afîûrer qu'il fut l'inventeur de l'A- pologue : . Car Quintihcn attribue la gloire de cette invention à Héiiode (c/) , qui précéda Efope. Mais il eft très-vrai-fembîable qu'Héfiode réufTic médiocrement dans ce genre de com- polition , au lieu qu' Efope le perfec-

{d) Illx quoque fahiilx , tjnx. etiamfi originam non ah yÉfopo accei'trant , ( nam vicletur eorum pri- rnus Aut jr Hefiodus ( nomim tamcn JEfopL maxime 0citl>rantur , ducers unîmes fo/ent , &-c.

H 4

T7'5 Analyse

tionna fi hcureufcment qu'on l'a re- gardé comme le vrai père de la Fable; C'cft ainfi que Phèdre , ce Avienus en ont jugé { c ). Macfobe fait une re- marque qui ne fera pas ici hors de propos, il fait une diftinâion entre Fa- ble & Narration fahuleufe : il veut qu'une fable foit un récit abfolument faux , & qu-une narration fabuleufe foit un amas de Hftions , bâtîes fur un fon- dement véritable. Il donne les fidions d'Elope pour un exemple de fable , &: les récits d'Héfîode , les Rituels , ou Ijfs Livres de Religion , pour un exem- ple de narration fabuleufe (/). Cette diilindion eil jufte : mais on auroit tort d'en conciure , comme a fait Freinshemius , que l'Apologue fut un genre de fable inconnu à Hcfiode (^"). Car lorfque Quintilien , rrifcien , & d autres ailûrent que ce Poète inventa }a fab!e , ou du moins qu'il l'employa (/:) , ils veulent dire qu'il fe fcrvit des fidions de f Apologue , & il ne les

{e) Fc v:j le Prologue t'e Phèdre , & la Préfac d'Avienns.

(/) Macrob. infomn. ScipioHÎs. Lih. I , Cap. II

(?) f^oye^ Freinshemius , in noiis ad fabulas Pha. ttri , init.

(h) Prifcien ne l'en fait point l'inventeur : il f'.,r feiiiement qu'il en fît ufage : ujï fur.t ta ( fabula) flcjl(,dus , ArçJiUochus £cç.

DE B A Y L E. 17/

confondent nulIcTient avec les narrx- tions fabuleufes fur la naiiîance & fûc les actions des Dieux. M. Ivicnage , dans fon Commentaire fur le premier Livre de Laërce , nnm. "Ji , parie de î'Apologiie du Roîîignol & du Vau- tour , qui étoic de l'invention d'Ké- fiode.

IL Je trouve très -probable qu'Efo- pe a été a la Cour de Créfus, Calvi- iius a beau dire , fur le témoignage de Suidas , que notre Fabulifte mou- rut 1 an 4 de la 53= Olyrnp. , & que Crérus ne m.onta i'ur le thrône que dans la 2^. année de l'Olymp. "54. : raii- torité de Ton garant ne m'arrête pas', & je me fie beaucoup plus a Plutar- que , qui obferve en plufieurs endroits , particulièrement dans le Banquet des îept Sages , qu'Efope nt un voyage à la Cour de Lydie , & que Crefus l'envoya à Periandre , Tyran de Co- rinthe,&:k TOracle de Delphes. Ma- dèrnoifelîe de Scui^ri a donc pu îo faire trouvtr a cette Cour avec Se- lon , & avec pluiieurs autres grands pcrfonnages ( i ) , fans qu'on puiile dire qu'elle s'e/t fsrvie du priviiegs- des Anrchronifmes , dont les faifeilES.

ij'è Analyse

ce Romans ne font pas moins en pof- fclLon que îes Poètes. J'ai bien peur que M. de la Fontaine n'ait pas auffi- bien ajnfté la Chronologie dans un ou- vrage Hiiioriqne , que Mademoifelle de Scuderi dans un Roman. Il met la naif. fancc d'Efope vers la 5 7^ Olympiade (/■). Or il {'c trouve que Créfus perdit fon Royaume & fa liberté dans l'Olym- piade 58 : placerons-nous donc te qui s'ell pafl'é entre Créfus & Elbpe , au dire même de M. de la Fontaine >

m. Plutarque alîûrs qu'un fonge qu'eut Socrate , l'engagea à mettre ea vers quelques fables d'Efope (/), Pla- ton rapporte la même chofe , mais avec <îes circonliances curieufcs , qui ne fs trouvent point dans Plutarque. Il nous. apprend que Socrate ayant été plu- fieurs fois averti en fonge de s'appli- quer aux exercices des Mufes , prit cela, pour un avertilTement de continuer avec ardeur fes études ordinaires , per- fuadé que la Phiiofophie elt le grand & le véritable métier des Mufes. Mais quand il fe vit condamné à mort , il lui vint dans la penfée que la poëfle étoit

(k) La Fontaine ,, v'e d'Efope. ^11 Eluîarclj.. de audifiiiilli Pùèm*^

D E B A y L E. 179

peut-être l'exercice que les fonges lui ordonnoient Pour plus grande fureté , ajoute Platon , & pour n'avoir rien à fe reprocher - deliiis , il réfolut de faire des vers. Mais confidérant que pour être Poète il falloit débiter des fables , ce qui lui paroifioit fort incom- patible avec la profeffion de Philofo- phe , il imagina un tempérament ; ce fut de mettre en vers quelques Apo- logues d'Eibpe {m). Il crut qu'en cboi- fîlîiint un genre de fable qui contenoit des vérités très-folides , & d'excellentes règles de mœurs , il pourroit concilier avec décence le caraéiére de Poëte & celui de Phiiofophe. ,

M. de la Fontaine ne s'eil par crû Nouvel- obligé de fuivre fervilement Platon , 'fl^'^i'^^* & il a brode la narration de ce rhi- taine. îofophe avec la même liberté que s'il eût travaillé fur un conte de Bocace. A peine les Fables , dit- il , au on at- tribue à EJope virent - elles le jour , que. Socrate trouva à prJUGS de les hûbdler des livrées des Mufes : il employa à les mettre en vers les derniers moments^ de fa vie (.n). Le commenctment <Sc la fin de ce narré ne me paroiilèat:

(n:) Plsto in. PhœdoBe.

Qj}, La EûiUiiùiej. PpcÊice- des ir..bie5' ch«!«esv

iS'o Analyse.

pas ttre Vus l'un pour l'autre. Le com- me uem nt nous prépare à voir beau- coup d'impatience dans Socrate : la fin nous apprend qu'il attendit jufqu a l'heu- re de la mort : & comme il vécut [oi- xance-dix ars , il eft aifé de connoître qu'il ne l'c prefia pas beaucoup. Qu'on ne dife pas que les Fables d'Efope ne parurent que vers les dernières années de la vie de Socrate :. car elles devin- rent publiques pendant la vie de l'Aur- tcur , & il fe paiik environ cent nns encre la mort d'Efope , & la naiilàn- ce de Socrate. Jugez fi l'on a pu dire, qu'à peine ces Fables virent le jour , que Socrate trouva à propos de les mettre en vers.

M. de la Fontaine fuppofe que So- crate fut exhorté en fonge à s'appli- quera la Mu/îque j & qu il fut en pei- ne fur le fens d'un pareil fonge , a cau- fe de l'inutilité de la Mujrque par rap- port aux meurs. Mais il ell viiible par la narration de Platon , que So- crate ne s'imagina jamais que le JXiqm c'es fonges exigcvu de lui qu'il apprît à t hanter ou à jcuer des initrumcnts ; &; quand il expliqua ravertiflement dans le ft lîs littéral , il fuppofa que le: Dieux lui «.«donn oient de. s'appliq^uer a la Pccik

DE B A Y L E. iSl

IV. J'ai obfervé qu'Efope fut envoyé à Delphes par Créius. L^objec de cetta commiffion étoit d'offrir un grand fa- critice à Apollon , & de diftribuer aux habitants une fomnie coniidérable. Une querelle injuite que lui firent Iqs Del-

£hiens, lui perîuada qu'ils s'étoient ren- dus indignes des bienfaits de Crcfus , & il lui renvoya l'argent , au lieu de le dii- tribuer. Les habitants de Delphes, irrités de ce Drocédé , lui fufciterent une accu- fation iniulie, prétendirent Tavoir con- vaincu de facrikge , & le précipitèrent du haut d'un rocher. Les Dieux vengè- rent cette mort , en envoyant une peite & une famine qui défolerent le païs (iz).

V. iifope & Solon virent a la Cour de Crcru.Sf Une converfation qu'ils eu- rent enfemUle , fait allez connoitrc que fi l'an tint le langage d'un bon Courti- fan , l'autre parla en vraiPhilofophe. Se- lon ne relâcha rien de fes maximes rigi- des au milieu d'une Cour corrompue ; il n'entretint Ci^éfus que de la vanité éos chofes humaines , & des périls d'une grande fortune. Il lui parla fur le mê- me ton que s'il eût eu à confoler un pau- vre malade , & il ne témoigna aucune

^a) FuUarch. ttaSsrà wuiûiûs. vindiéta^.J

ï8x Analyse complalfance pour les préjugés de ce<' orgueilleux Monarque. Ces manières ù. rouches déplurent tellement à Créfu^ qu'il 'renvoya Solon , fans lui donne: aucune marque d'eftime. Efope fut fei' fîbîe à la dilgrace de ce grand hom- me , & fe crut obligé de lui donner ce confeil d'ami : Soluii , il ne faut point approcher des Rois , ou il faut leur dire des chojes agréables : point du tout^ répondit Soîon , il faut ne leur rien di- re , ou leur dire de bonnes chnfes (p). On ne fauroit nier qug le conîèil d'E- fope ne fente l'homme qui connoît à fond la Cour & les Grands : mais la réponfe de Soîon efl bien plus digne d'un Plîilofophe : elle peut fervir de Le- çon aux perîbnnes qui dirigent la con- fcience des Princes.

VI. Les Aoologues d'Efope doivent être m.is au rang des plus utiles pro- duélions de l'antiquité. Aucun Philo- fophe ne s'eft avifé de donner des le- çons auiTi fplrituelles & aufTi fenfées. Peut-on voir des inventions plus hcu- reufes que les images dont fe fert no- tre Fabu]il;e pour indruire le genre hu- "jnain ? Elles font très-propres aux en-.

Cfi Fliitûrch, la Sclwie^

DE B A Y I E. itj

fants , & elles ne laifient pas d'être bon- nés pour les gens d'un âge mùr : elles ont tout ce qui eft néceifaire pour la ' perfedion d'un précepte , je veux dire le mélange de l'utile avec l'agréable. On les a ellimées dans tous les temps , & notre fïecle , d'ailleurs allez jaloux de la gloire des anciens , leur a rendu tout i'honneut qu'elles méritent. L'ini- mitable la Fontaine leur a procuré de nos jours un grand éclat : on parle aulîi avec éloge dn travail d'un bel eipric d'Angleterre (^) fur ces mêmes Fa- bles.

Platon , qui a banni de fa F.épubli- que Homère & les autres Poètes , y a donné à Efope une place très -honora- ble, Apollonius de ïyane a marqué la même préférence pour notre Fabuliile : fes Apologues , dit-il , font bien plus propres que toutes les autres fables a nous infpirer la fagcfîe ; car celles des Poètes ne font que corrompre l'oreille ÔGS auditeurs : elles repréfentent les amours infâmes des Dieux , leurs in- celies , leurs violences , & cent autres> crimes. Ceux qui entendent parler de fem.blables chofes , rapportées par les Poètes comme des faits véritables , eisj

3S4 Analyse

rirent de pcrnicieufes conféquence^ , & apprennent à croire qu'ils ne pèchent point en fatisfaifant leurs defîrs les plus déréglés , puifqu'ils ne font qu'imiter l-esl>ieiîx. Apollonius, continuant fori parallèle , montre par plufieurs autres raifons combien les Fables d Efcpe fur- paliént celles des Poëtci' : après quoi il ajoute ce conte. Efope , dit- il , étant Berger & f'aifant paître Ton troupeau auprès d'un Temple de Mercure , de- mandoit fou vent à ce Dieu le don de îa fagcfié. D'antres gens demandoienc îa même faveur , & il arriva un jour que tous ces compétiteurs entrèrent enfemble dans le Temple de Mercure , hs mains bien garnies : chacun ap- porta de riches ofirandes. Efope qui ëtoit pauvre, fut le feul qui n'ofîrit rien de précieux : il ne préfenta qu'un peu de lait & de miel , & quelques fieurs , qui n'ctoient pas même lices enfem.ble. Mercure , en diftrihuant la fageffe , eut égard au prix des offrandes : il donna , félon cette proportion , à l'un la Phï- î-ofophie , à l'autre l'éloquence, à celui- îà rAllronomie , à un autre l'art de feirc des vers. Il ne fongea au pauvre Berger qu'après avoir aclievé Ja diflri- imtion J majà i'ecant icAivcTiîi d'une Fa-

D E B A y LE. ïH^

bîe que les Heures lui avoient contée lotfau'il ctoit au berceau , il communi- qua k Efope le don de l'Apologue (r). I Je n'ai garde de citer Strabon ; car encore que fon Apologie des Fables comprenne les Hftians d'Efopc , il eft certain qu'elle eil principalement def- tinée a juitiiier celles d'Homère. C'efl une étrange forte d'Apologie, puifque Strabon reconnoît ingénument qu'il a été nécefiaire que les Légillatcurs des Républiques adoptafîent les contes des Poètes , afin d'imprimer dans refprit des peuples les fentiments de Religion : car il ne faut pas s'imaginer , dit-il , que les femmes , & le menu peuple , puif- fent être conduits à la foi & à la piété par des difcours Philofophiques ; on a befoin pour cela des machines effrayan- tes de la fuperftition , & fans les fables vous ne fauriez avoir ces machines. La Philofophie n'eft le partage que de peu de gens : les fables font un bien public : elles rempliiient les Théâtres (f). Si toutes les fidions des Poètes

(r) Voyei Philoflr. dans la vie d'ApoU. de Tya- ne , Liv. V- Chap. V.

(/) Ficri non potefl ut mulUr ac promifcua turba muhitudo , Fhilofophica orationc cxcitctur ducatur- ^uc ad Rili^'-Qni'n . piciu<m , ac Jîdcm : Jid fuperfii' tÏQiie prtstsrea ad hvi o£Ui ejiy qu» inoiti fiia fabula»,

î86 Analyse

avoient refîem!)lé k celles d'Efope , il n'eût pas été nécefiaire que Strabon entreprît cette infrucViiciife Apologie. Au rcfte , il a oublié le principal point : c'efl celui que Platon & Apollonius de Tyane ont touché , quand ils ont dit que ceux qui voient commettre aux Dieux toutes fortes d'infamies , font tente's de croire qu'il n'y a pas de mal à en faire autant. Que pouvoit répondre Strabon à une telle objedion i Les con- feiis de la Rhétorique l'ont peut-être porté a la paffer fous filence,

VII. La récompenfe que jfit Efope à Chilon me paroît mcrveilleufe. Ce Phi- lofophe , qui étoit l'un des ftpt Sages de la Grèce, demanda à notre Fabulilte, quelle étoit l'occupanon de Jupiter ? Voici ce quilfait, dit Efope : iiabaip- Je les cliojcs élevées , 6" d élevé les chofes bafes. Cette réponfe eft l'abrégé de la vie humaine. Prenez l'HiUoire par îe bout qu'il vous plaira , & fuivez- en les progrès depuis le commencement

Tum portentis neqnit. Etsnim Fulmen, ^gis, Tridens, Faces , Angiies , Hafimaue Deoruti: Templls pntfxx , atijue univcrja prifca Theologia , Fahulce funt , re- ccpta. à civitatttm autonbus , quibus vduti lanis

infipicntivm animas terrèrent virum htxc ipja

( Fhiiofophia ) ad paitcos pertinet : Poëtica in pu- blicum utilior eji , j«« «tiatn theatra impUre valtt, Strabo , Lib, /.

DE B A y L E. îB/

jufcju'à la fin , vous verrez par -tout des exemples de l'alternaîrive dont parle Efo- pe. ïl fcmble , qu'on me permette cette image triviale, qu'il ait envifagé le mon- de comme un jeu à^BafcuciCy tour à tour l'on monse &: Ton defcend. Une famille s'enrichit, s'élève , s'abandonne au luxe , fe ruine & tombe dans i'ou- bli. La même chofe arrive dans les Em- pires. Le<; Payens e'toient fi perfuade's que le Ciel prenoit à tâche d'humi- lier les grandeurs , qu'ils imaginèrent .tne Déefîe Nemefie , à qui la profpé- rité des hommes caufoit une jalouiie violente. Les Philofophes même qui îiioient la providence de Dieu , recon- .noifîbient je ne fais quelle puiiîance qui fe plaifoic à renverfer ôc à écrafer les grandeurs humaines :

l//^ue adeâ res kumanas vis ahdita quadam Ohterit , & pitUhros fnfces , fnvafiiue ficures froculcure ^ «se ludibrio fibl hahere videtur.

iucret, L'tb. V.

Si l'homme n'ctcit pas abfolument iit- ditcipîinable , ne feferoit-îl pas cor- rigé de fon orgueil , après tant d'exem- ples de la maxime d'Efope , réitérés en chaque fieçie-^ & en chaque râïs»

I

îS8 Analyse D'ici à deux mille ans û le inonde fubfifte encore , ces épreuves renou- vcllëes n'auront rien gagné fur le cœur humain. Pourquci donc les renouvcl- 1er fans fin & fans inten-upnon ? c'eft ici qu'il faut mettre le cloigt fur la bou- che , & adorer humblement la fagtiîe du Condudeur de cet Univers ; recon- noifiant en même -temps la corruption infinie de notre nature , & fa fervitude fous le joug des impreflions machina- les ; maladie invétérée qui ne cède qu'aux opérations miraculcufes de la Grâce. Si l'on connoifibit toute l'é- tendue de cette fervitude & le détail des Loix de l'union de Tame avec le corps , on feroit un Livre fur les cau- fes de la réciprocation contenue dans la réponfe d'Efope : un Livre , dis-je , qu'on pourroit intituler ^ de centra of^ ciîïalianis moruîis ^ l'on railonne- roit fur des principes à peu près auiïï né- ccdaires que cq\\\ de M. Hugen^; & des autres Ehilcfophesquiont traitéde l'Oy' cilla tien Phyflque (/).

VIIL îî n'y a point d'apparence que les Fables qui courent aujour- d'hui fous le nom d'Efope , foient les

{t) De centra O/cillationiJ i c'eft-à-dire j de la .vibration des pendules»

DE 13 A Y L E. 189

mêmes qu'il avoit faites t elles vien- nent bien de lui pour la plupart , quant à la matieie & à la penfce ; mais les paroles font d'un autre , je veux dire de Planude , le même qui a fait fa vie. C'efi: le fentiment du Père Vavalîeur , excellent critique. 11 confirme fa con- jecture fur la conformité de ftyle que l'on o'oferve entre les Fables d'Efope , & la vie de ce Fabuîiîle ; il rematque que Henri Etienne , dans fon Thrcjbr de la langue Grcque , n'a jamais cité les Fables d'Efope : ce qui montre qu'il les a priles pour l'Ouvrage d'un Grec mot^iine. Ce Savant Jéfuite , obfervc encore qu'il eH fait mention du Pirée dans l'une de ces Fables : or le Pirée ne fut confiruit que fous l'ad- miniftration de Thémilbocle , qui vécue long-temps après Efope. Le Port d'A- thene s'appclloit Fhakre avant cela , & notre ï'abuîiile auroit infailliblement employé ce dernier mot. On trouve dans l'explication morale d'une des Fables Grecques ces paroles : Fuhula déclarât quod Duis fuperbis refiftlt , humiUbus o.uîem dat gratiam : ce paf- fage eir tiré mot pour mot du fîxieme verfet de l'Epitre de S?int Jacques , Chapitre ÏV, Concluons de-là , ûit le

190 Analyse

Père le Vayaffeur , que c'cft Pknnde ,' ou quelqu'autre Moine Grec , qui a compofé cette Fable , ou du moins qui y a joint cette explication (^a). Le Père VavalTeur n'eft pas le feul , ni même îc premier qui ait pris Planude pour l'Auteur des Apologues d'Efope , tels que nous les avons aujourd'hui. Ne- velet , qui publia en 16 10. un Re- cueil de Fabuliiies , fe déclare pour ce fentiment dans la Préface de fon Livre.

IX. Il efl mal aifé de comprendre pourquoi Sencque pofe en fait , que de fon temps les Romains n'avoient point encore eflayé leur plume (m ce genre de compcfition , FaheHas & A'fopecs logos , intcntiitum P^ominis ingaïus opus (x). Lorfque Seneçue parle ainii n'a voit-on pas vu à Rome les Fables de Phèdre, qui font un ouvrage incompa- rable ? Lipfe répond à cette queftion que Phcdre n'étoit point Romain , & que Seneque parle feulement des Ef- prits de Rome , Romanis ingeniis. Mais j'ai peine à comprendre qu'un auffi habile homme que Lipfe fe loit

(u) Vavaiïbr de Ladicra diélione.

(*) Seneca de Confol, ad Polj-biiim, Ctf/i. XXVU»

DE BAYLE. 191

payé d'une fl méchante raifon ? Les Comédies du Poëce Tértnce , qui étoic en Afrique , ne palioicnt-clles point pour la production d'un Auteur Ro- main ? Pourquoi les Fables de Phcdre , dans la ïhrace , & affranchi d'un Empereur , n'auroient-elles pas le mê- me fort ? Il efl certain que Seneque oppofe en cet endroit la langr.e Latine à la langue Gréque : il veut donc dire qu'il n'y avoit encore que des Livres Grecs fur la matière des Apologues. Dira-t-on que Phèdre ne publia poinc fcs Fables de fon vivant , & qu'ainfî elles pouvoient être encore inconnues du temps de Seneque ? Cela n'eft ni vrai - femblable , ni compatible avec tous les préambules de l'Auteur. Il faut donc fuppofer que Seneque igno- roit , ou avoit oublié , qii'il y eût un Livre au monde qui s'appellât Les Fa- bles de Phèdre. Des gens aufîi habiles que lui ont été fujets à de pareilles diflradions.

X. Les Athéniens élevèrent une fta- tue à Efope (^aa). Quelques gens fe perfuadent que c'efl le Locman des Orientaux. On l'a mis au rang des per-

{ad) Pbs(1rus , Fah. X , Lib , II,

91 Analyse

ronr.e<; reiïiifcitces , & l'on a prétendu que depuis cette réfuireclion , il fe trou- va à l'affaire des Therrnopyks , il combattit pour les Grecs {hly). Isiigœ grœculoruni , s'écrie trt;s-jultement Sca- liger. La meilleure vie de ce Fabuliile que nous ayons en François , €il celle que Meziriac p\ibîia en 16:52.. C'eft un petit Ecrit qui ne contient que qua- rante pages , & qui efl devenu fort ra- re. Voici qiiekjues particularités que j'en ai tirées. '"Il ell plus probable qu'Efope naquit à Cotiœum , Bourg de Phrygie , qu'à Sardis , a Samos , ou à Mefambrie dans la Thrace. Il y a lieu de croire que ce rut qu'il apprit la langue Grcque dans fa pureté , & qu'il s^inllruifit de la Fhilofophie mo- rale qui étoit alors en grande eftime. Il fut premièrement efclave de Xan- tus , & enfuitc d'Idmon , tous deux Philofophes , & tous deux de l'île de Samos. Ce dernier l'aiiranchit. Il ac- quit en fort peu de temps une grande réputation parmi les Grecs , & le bruit de fa fageflc parvint jufqu'aux oreilles de Créfus , qui fe l'attacha par fes bienfaits , & au fervice duquel il pail'a

(W) Plotius , m Biblioth. num 190. Voyei ai'JJi Suidai in Ay«/2<»K««,

le

DE B A Y L E. Î93

le refle de fes jours. 11 voyagea dans la Grèce , foie pour Ton plainr , foit par ordre de Créius. Pafîant par Athènes , peu de temps après rufurpacion de Pi- iîilrate , & voyant que ce peuple fup- portoir le joug fort impatiemment , il lui raconta la Fable des grenouilles , qui demandèrent un Roi à Jupiter. On ra- conte que voulant infïnuer que la vie de l'homme eit remplie de miftres , & que pour un plaifir nous avons mille cha- grins, il avoit coutume de dire quePrc- méthée ayant pris de la poufTiere pour former un homme , la détrem.pa non avec de 1 eau commune , mais avec des larmes.

Meziriac termine fon petit ouvrage par ces paroles : » certes n l'on demeure j> d'accord que cela ( les Apologues qui parolffcnt fous le nom de notre Fahu-' îiflc ) » foit une œuvre légitime d'E- » fope , il faut avouer aue nous n'a- î) vons point d'Efcrit qui foit plus an- » cien que celui-ci , excepté les Livres 3> de Moïfe , & quelques autres du « vieil Teftament. « /Vvec le refpeâ: y qui eft à la mémoire de ce favanC perfonnage , je dirai qu'il a fini par une méprife bien lourde ; car qui ne fait que les Poéfies d'Hon^ere & celles Tome IL I

194 Analyse d'Héfiode , cnt précédé tout ee qu'E- fope a pu produire. Meziriac convient lui-même dans la vie de ce Fabuliile , que l'honneur de l'invention des Apolo- gues cil à Héfiode : d'où vient donc que peu de pages après il fait Efbpe antérieur à Héfiode. Diftradions d'ef. prit. *

R U G G E R I

'Athée y AJJrologue & Magicien. L'Au- teur examine fi ces qualités fijnî com- j)atibles,

Côme Ruggeri , Florentin , s'intro- duifit à la Cour de France fur le pied de grand Aftrologue, au temps que Cathe- rine de Médicis favorifoir ces gens-là. C'étoit un homme d'efprit , & qui pal- foit pour favant ; d'ailleurs hardi jufqu'à l'effronterie , intriguant, &: fait pour fe pouffer dans le monde. 11 tira l'horof- cope de tous les Seigneurs de la Cour , & cette complaifance ne lui fut pas in- frudueufe : il obtint en particulier de la Reine mère l'Abbaye de S. Maheu en Bretagne.

* Art. Efopt,

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DE B A Y L E. 195

L'an 1 5 74 il fe trouva enveloppé dans l'affaire de la Mole & de Coconas. C'é» toient deux Gentils-hommes du Duc d'Alençon , frère de Charles IX , qui avoient infpiré à leur Maître desdefltins fort criminels , & qui tramèrent , dit- on , le complot ce le placer fur le trô- ne, après la more de Charles , à l'exclu- fion de Henri Duc d'Anjou , Roi de Po- logne. Ruggeri écoit aufîi attaché au Duc d'Alençon : la Reine mère l'avoit mis elle-même auprès de ce jeune Prince, fous prétexte de lui montrer l'Italien , mais en effet pour efpionner fes actions. Le Florentin trahit la confiance de la Reine , & révéla au Duc toute l'intri- gue. Catherine de Médicis , pour punir l'infidélité de cet efpion , le fit arrêter avec la Mole & les autres complices ,■ & lui fit faire fon procès. On l'accufa d'avoir trempé dans une confpiration contre le^Roi, & particulièrement d'a- voir fiit une image de cire , repréfcn- tant Charles IX , qui étoit percé au cœur de plufieurs coups. Il fut appliqué k la queition ; mais il la fou tint avec courage, & tout ce que l'on put faire pour contenter le reffentiment de la Rei- ne , fut de le condamner aux Galères. On l'envoya à Marfeiile ; mais il en fuC

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Ï95 Analyse quitte pour la peine du voyage : il s y fit dzs amis : le Capitaine de fa Galère le logea dans fa maifon , qui ne fut ja- mais plus fréquentée que depuis l'arri- vée de cet illujîre forçat : Ruggeri en fit une Académie dt Mathématiques & d Aflrologie judiciaire. Il avoit un Gar- de, mais qui [emhloit plus lui cflre donné par honneur, que pour l'objcrver. {a). Quelque temps après la Reine mère , qui étoît fort crédule en matière de De- vins & de Sorciers , le tira elle-même des Galères , pour le confulter dans le befoin.

En I '598 il fut accufé d'avoir attenté à la vie de Henri IV par des fortile- ges, pendant que ce Prince étoit à Nan- tes. On difoit que Ruggeri avoit dans le Château de cette Ville un Cabinet par- ticulier où il s'enfermoit tous les jours , fous prétexte de s'occuper a peindre , mais en eP/et pour donner des coups d'aiguille à une image de cire qui repré- lentoit Henri ÏV. Il avoit fait efpérer aux fcélérats, qui le faifoient agir , que par ce moyen il cauferoit une langueur mortelle à ce Prince , & que ces malé-

(j) Le Laboureur, Adclît. à Caflelnau, Tarn. II» p. 405. Foyei aujji p. 411.

DE B A y L E. 19;;

fïces ie conduiroient au tombeau. Le Roi chargea M. de Thou «Se un autre Magiftrat , d'informer de cette affaire. Corne fut interrogé juridiquement, & la première chofe qu'on lui objecta , fut qu'en 1574 on l'avoit appliqué à la torture pour une accufation pareille. Il foucint hardiment qu'on l'avoit alors calomnié , & que fon innocence fut re- connue par fes Juges ; que les foupçons de Magie, dont plufieurs perfonnes l'a- voient chargé , n'étoient fondés que fur fcience particulière qu'il avoit de î'Aflrologie , & qu'on s'étoit figuré que fans l'aide des Démons il n'auroit pu prédire tant de chofes , quoique dans le vrai il ne les eût devinées que par une connoifTance exafte des horofcopes. Il protefla que l'affedion , qu'il profelToic depuis longtemps pour Sa Majeiié , le julHfioit pleinement du crime dont on l'accufoit ; & pour preuve de cette af- fection il allégua un fait affez particu- lier , c'eft qu'après le maflacre de la Saint Barthelemi , comme on délibéroic fur le traitement qu'on feroit au Roi de Navarre & au Prince de Condé , Cathe- rine de Mcdicis lui demanda s'il n*a- voit point fait leur horofcope ; qu'il répondit à la R.eine qu'il l'avoit fait ,

13

tcit Analyse

& que fon arc lui avoit appris qn'iîs ne cauferoient jamais de trouble dans le Royaume. Il ajouta que cette réponfe fît évanouir les rélblutions pernicieufes qu'on avoit prifes contre eux ; qu'il s'en étoit ouvert a la Noue , & 1 avoit prié de leur en donner avis. M. de Thou rapporta au Roi toutes ces chofes : ce Prince, après quelques cours de prome- 2îade j demeura d'accord que la Noue lui en avoit parlé dans ce temps-là , & donna ordre qu'on laifTàt en paix Rug- geri. Les Dames a voient déjà obtenu la grâce de ce Florentin , qui reparut à la Cour avec plus de hardieile que jamais , & qui obtint même le polie d'Hilrorio- graphe (b).

11 commença en 1604 à faire des Almanaclis , qu'il publia fous des noms fuppofés , & qu'il parfemoic de vers & ■àe fentences des bons Auteurs Latins. 11 parvint à une extrêm.e vieilleflé , & il furvécut à tous les courtifans Italiens de Catherine de Médicis. Il mourut à Paris en 161^5 , accablé de goutte & de gravelle. Sqs amis le voyant à l'extré- mité firent venir le Curé de la Paroiiîe, qu'il ne voulut point écouter : on lui

(i) Thuanus de vità fuà , Lib. FI,

D E B A y L E. 199

amena des Capucins; il fe moqua d'eux: & comme on tâchoic de l'intimider par l'im.age de l'enfer & des jugements de

Dieu , alUi_ > ^^"^"^^ ' ^'^"-^ ^^^^ des fous : il n'y a point d\iutrcs Diables que les ennemis qui nous tourmentent en ce monde , ni d'autre Dieu que les Rois & ks Grands Seigneurs , qui fiuls peuvent nous avancer Ù nous faire du bien (c). Il expira en proférant CQs blafphèmes. Le bruit de cette mort défefpérée fe ré- pandit dans Paris : il fut chargé des malédictions du peuple , & comme il avoit déclaré hautement &: infolem- ment qu'il mouroit Athée , fon corps fut traîné fur une claie , & jette à la Voierie.

Il y auroic bien des réflexions a fai- re fur ce qu'un tel perfonnage , qui ne croyoit ni Dieu ni Diable , s'amufoit néanmoins à l'Aftrologie & à la Magie. Pvemarquez bien quelle fut fa conrëf- lion en mourant : il ri y a point d'au- tres Diables , Szc. Il ajouta , félon Ga- rafle , j'ai vefcu en cette créance , & en cette créance je veux mourir (d).

(c) Mercure François , Tom. îV > p. 4'^«

(d) GaraH'e , Doctr, curieiife, p. ij?»

J 4

soo Analyse

Si cette addition eft du crû de ce Jé- fuice , je ne penfe pas qu'il ait excédé le droit de la paraplirafe : car on doit tenir pour une chofe prefque indubi- table , que tout vieillard qui meurt Atliée a été long-temps Athée. Ce n'effc point au lit de la mort , ni même au déclin de l'âge que l'on fe jette dans ce précipice ; au contraire , prefque tous les efprits forts , libertins , mé- créants, &c, renoncent dans la mala- die à leur impiété , & meurent en fai- fant des déclarations orthodoxes. Il ell donc tjrès-vraifemblable que notre Rug- geri étoit Athée depuis long- temps. Que vouloient donc dire les horofcopes qu'il faifoic j & ces images de cire qu'il ditt -ibuoit , comme des caufes d'amour & de maladie (e). Voilà des chofes qui s'accordent mal enfemble. Les Auteurs quiont pai-lé de fa fin, obfervent qu'il y a de l'inconféquence , & concluent de ce qu'il étoit Athée qu'il ne pouvoit être Magicien de bonne foi (y ).

(é) Il avoit porfiiadé à la Mole & à pluf.eurs au- tres . <l"'il (avoit faire des images , dont les unes avoicnt la propriété d'ii'fpirer de l'amour aux fem- mes » &■ les autres de faire mourir de langueur les ■oerfomiei qu'on voudroit. Mercure François , Tome XV , pag- 46 , année 1615.

(y) Il avait jadis fait accroire..,., qu'il fayoit.

DE B A Y L E. 20r

Il eft certain que ne croyant Texif- Un ^-■ tence d aucun elprit diltinct de 1 ame ne croit de l'homme , il n'a pu regarder que P^^JJ^^^ com.me des Fables tout ce que l'on ce d'au- conte de la Magie ; ce n'étoit donc p^lJ^^/; que pour s'enrichir aux dépens des du- lauroit pes , qu'il fe van toit de favoir faire des êtreM«^

r ' T- 1111 1 eicUn*

images capables de donner la mort , ou ^ d'infpirer de l'amour. Il connoifToit lui- mém.e la vanité de fes promefTes , & l'inutilité des coups d'aiguille donnés aux images. Il n'eft pas fi certain qu'il reconnût la vanité de l'Allrolos^ie. Un homme d'efprit & de favoir , connoîc clairement qu'un morceau de cire , for- mé en figure d'homme ou de femme , & piqué au cœur , n'eft pas capable de produire dans un fujet éloigné , ou l'en- vie de fe marier avec une telle perfon- ne , ou quelqu'autre forte de paffion. If connoît évidemment qu'un morceau de cire qui repréfente Henri IV , que l'on approche du feu à Nantes , que l'on pique en divers endroits dans la même

faire des images magiques 8:c , & TOUTEFOIS cet Achéijie ne croyait pas qu'il y eût des Diables.

Mercure François , ibid. 47.

Les plus fages , dit le P. Garaffe , deflors jugeoient qu'il n'avoit aucune connoifFance des Négromanties, & en effet l'iiTue de fa vie l'a montré clairement» Carajfa , ubi fupri, p. jjr,

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201 Analyse Ville , n'elt pas capable de caufer une fièvre lente &c morcelle à ce Monarque dans Paris *. Ainli tout homme qui a du fens & des connoiiiances , & qui eft perfuadé que ces images de cire ont la vertu dont on parle , lait très- certaine- ment que leurs effets font produits par un efprit invilible , qui agit phyfîque- ment & imaicdiatement fur telles ou telles perfonnes , pendant que ces ima- ges font réduites en tel ou tel état. Puis donc que P^uggeri ne reconnoifîbit au- cun efprit de cette nature, il connoiiToit clairement que ces images étaient pri- vées de toute vertu. H n'eft Mais il ne paroît pas avec la même pas fur évidence , que les corps céleftes font

qu'un A- ii j i j' a

îhée de incapables de proauire d eux-m.emes un^ ce genre infinité d'eilécs dans le monde. On

T.e puille ,. ^ j » /7''

pas être n ignorc pomt que des gens qui ont palis Aftroio- pour Athées , ont paru très-perfuadés *^^* de l'efRcace des influences des aflres , à l'égard même des aclions libres de l'homme , & de ce qu'on nomm.e for- tune , ou événements contingents. Il n'eft donc pas fur que Côme Ruggeri aie

N, B. Bayle femble oublier ici ce qu'il a dit un ^u plus haut , cfue Henri IV étoit à Nantes ( non à- Paris ) quand Ruggeri piqua l'iir.age de ce Monar- que dans le Cabinet du Châteaiu

DE B A Y L E. 205

connu la vanité de l'Aflrologie judi- ciaire. Je crois pourtant qu'on peut dire fans beaucoup de témérité , vu le tour de fon efpric , qu'il ne débitoit des Ho- rofcopes qu'à la manière des impofteurs,, fans y ajouter nulle foi , & pour ex- croquer de l'argent. Il convint lui- même , dans l'interrogatoire qu'il fubic à Nantes , qu'en proteftant à la Reine mère , en vertu d'un prétendu horofco- pe , que le Roi de Navarre & le Prince de Condé ne troublercient jamais l'E- tat, il n'avoit parlé de la forte qu'en conféquence de fon attachement pour eux , & que ce îï ctoient pas des chofes qiion pût découvrir certainement par V Ajïrologie judiciaire (^g). Pendant le même interrogatoire , comme on lui re- préfentaque TAitrologie étoit une chofe impie & indigne d'un Chrétien , à plus forte raifon d'un Prêtre , il s'excufa de fon mieux , parla même avec mépris de. cette fcience ^ proteftant que depuis qu'il étoit dans les ordres il n'avoit drefTé au- cun horofcope [b).

On m'objectera peut-être qu'il efl aufli difficile de s'imaginer qu'un te!

{g) Thuanus ds vltà Aiâ , Lib, VI. {h) Ibid,

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2>o4 Analyse aine , fîtué de telle forte dans la figure de nativité , eft une caufe phyfique da bon accueil que fait un Prince à un homme de cinquante ans , qui le falue k une telle heure , que de fe perfuader que des images de cire, piquées au cœur produiient une impreflion d'amour à cent lieues d une perfonne. Je réponds qu'il y a beaucoup de gens , à qui cet effet de l'ailre paroît aulTi chimérique que l'effet prétendu de l'image : Je fuis du nombre de ces gens-là; mais encore un coup on peut fe faire ilhifion plus facilement à l'émrd de l'efficace des

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afîres , qu'à l'égard de l'efficace des fi- gures de cire. On ne fauroif m'alléguer un homme favant , qui ait cru cjue ces ligures , par elles-mêmes , & fans l'en- tremife d'aucun efprit , faffent aimer , fafïcnt mourir à cent lieues loin ; & l'on peut alléguer des perfonnes doéles , qui ont cru que fans le fecours des anges bons ou mauvais , les planètes de i'horofcope d'un homme font caufe des avantures les plus fortuites. On conçoit très-clairement qu'un morceau de cire , piqué à Nantes , chauffé , mo- diné comme il vous plaira n'eft caufe. phyfique de rien à Rome ; mais on lait par expéciencs q^^ue la vertu dm

DE B A y L E. 20$

Soleil produit mille chofes fur la teiT& phyiiquemenc , & en qualité de vraie caufe ; ceil pourquoi 1 on tombe ici plus aifément dans l'illulion , & l'on eft tenté de croire que les autres af- fres étendent auiïi leurs influences jufques fur ce bas monde ; dès lors en gagne bien du pays en peu de temps , & l'on fe trouve à la lin difpofé à regarder les aftres comme la caule de

Pour le dire en paffant , l' Aftrologie Digref- eft une iUuhon qui devroit être répri- ^'on fur

, , f,, , ^ , ,, ,,',-, le danger

mée plus leverement qu elle ne 1 elt ; jg i'Af„ car s'il étoit vrai que par la voie des troiogie Horofcopes on devinât le bonheur ou re.Sielîe le malheur des perfonnes , les circonf- décou-

j 1 <? J 1 vroitl'a-

tances de leurs mariages & de leur ygnir, ce mort , &c. : s'il étoit vrai , par exemple, feroit

, ' , - \ n ^ A j ^ une ma=^

qu une opération Attrologique eut de- g;,,^ couvert à Gaurie que le Roi Henri II feroit tué en duel , il faudroit mettre cette fcience au nombre des arts ma- giques , & de ces manières de deviner qui font fondées fur un paéle avec le Démon. La peine que prennent les Af- trologues dedreffer une figure de nati- vité , & det;onfulter les règles qu'ils ont établies fur la diftinélion des lignes , fur ks propriétés des Maifons , fur les dif-*.

2o6 Analyse férents afpeds des planètes , &c. , cette peine , dis- je , feroit femblable à celle que les Magiciens fe donnent de tracer g des cercles , de faire plufieurs contor- fions , de prononcer certaines paroles, &c. De part & d'autre , ce que feroic l'homme ne feroit qu'un figne d'infti- tution , à la préfence duquel un mau- vais Ange agiroit d'une certaine ma- nière. Il efî: vifible , quand on y eft attentif fans préjugé , que les cérémo- nies magiques , un cercle , une révé- rence , une baguette dirigée fiiccefîi- vtment vers les quatre points cardi- naux de l'Horizon , certaines paroles prononcées , certains mots écrits fur des morceaux de papier , &c. ne font pas plus incapables de guérir un hom- me dangereufement malade , ou de faire mourir un homme qui fe porte bien , que les Horofcopes font incapa- bles de faire connoître II un homme fe mariera heureufement ; s'il fera aimé des Princes ; s'il fera exilé ; ces ri- cheffes confineront en terres ou en argent ; s'il mourra fur mer , ou dans la tranchée. Cela prouve qu'un Aftro- logue feroit d'autant plus puniiTable , que fes Horofcopes rcncontreroienc plus certainement la véricé de l'avenir j.

DE B A Y L E. 207

car la certitude de fes prédictions feroic une marque qu'il exécuteroit exade- ment les cérémonies , à la préfence defquelles les démons auroient convenu pour leur pade primitif de révéler l'a- venir.

Cela prouve encore que. l'Aftrolo- „9»eie$ gie judiciaire ne lauroit être une voie de naux deviner que comme le fas , le miroir , fontfop la lumee , & cent autres abominations, gents D'où je conclus que l'indulgence des P''"'' , Tribunaux EccléfialViques & féculiers profef- pour les Aftrologues judiciaires eft très- ^^"^

r_ , 01 _ cette

ciminelle. On a de très-bonnes Loix fdencei Civiles & Canoniques contre ces gens- là. Un Profeireur de Padoue les a re- cueillies exaclement dans un Ouvrage qu'il a publié a Venife l'an 1662 (i) : mais on ne les exécute pas. Jean-Bap- tifte Morin , ProfefTeur Royal à Paris , n'a-t-il pas joui tranquillement de fes penfions & de fes charges jufques à fa mort, quoiqu'il travaillât à des Ho- rofcopes au vu & au fu de tout le mon- de , & qu'il fe vantât publiquement de poiîéder une merveilleufe habileté dans cet Art? S'il avoit eu la hardieliè de

(i) Don Jofeph Marie Marivigli.i , dans fa Pfcu* iomantla yeterum C' rci^ntiarum , explofa , &c^

2o8 Analyse fou tenir que le culte des Reliques efl blâmable , on l'eût dégradé dès le len- demain ; on l'eût chaffé honteufement ; & fi de puiflants patrons l'eufTent ofé protéger , tout le Clergé Te feroit ému , & ne feroit point rentré dans le calme avant ladeftitution de cet impie. Quelle acceptation d'erreurs ! on lui laifTa pra- tiquer impunément toute fa vie un Art qui , dans le fond , ne p^ut être que magique, s'il ell: une voie de connoître l'avenir. Remarquez par occafion , qu'il eft mal-aifé de comprendre qu'on le puiffe deviner par le fecours du Démon ; car quelque vafte qu'on fuppofe la fcience des Anges , elle ne paroît pas renfermer l'enchaînement de tous les objets qu'il faut connoître , pour dire certainement que telles ou telles chofes arriveront ; & il feroit abfurde de dire que Dieu le leur révèle toutes les fois qu'ils veulent exécuter le malheureux pacte qu'il, aurcient fait avec l'homme. L'abbé Furttiere expofe très-nettement cette objedion (k) ; mais il oublie le principal : il ne dit pas que la liberté de l'homme feroit une pure chimère , fi les Anges pouvoient deviner ce qu'un

{k) Voyez le Furalana , p, 199, §c fuir,,

DE B A Y L E. ZOf

homme penfera d'ici à dix ans , s'ils pou- voient , dis-je , le deviner par la con- noiilance de la iiaifon qui eft entre les. caiifes naturelles & leurs effets.

Rien ne Teroit plus abfurde que de demander s'il eft polTible que B.uggeri ne croyant ni Dieu , ni Anges bons ou mauvais , ait cru que les images de cire fulfent de quelque efficace ; mais il ne feroit pas abfurde de le demander à ^

tous les Athées. On croit ordinairement u„ a- que toute perfonne , qui nie fexiilence thée, qui ûe Dieu , nie auiii , par une luite necei- te point faire , Fcxiftence de tous les Efprits , & les Ef- l'immortalité de famé. Je ne m'étonne Je^î5 * point qu'on croie cela ; car je ne penfe croiaeau pas qu'il y ait d'exemple de la défunion ^''' ^* de ces deux blafphémes ; je veux dire , ou qu'il y a't jamais eu d'Athée qui ait enfeigné l'exiitence des Démons ^& l'immortalité de l'efprit humain ; ou qu'il y ait jamais eu d'homme per- fuadé de la magie ; fans croire que Dieu exiile. Il fe trouve des Chrétiens orthodoxes dans tout le refle , mais qui ne fauroient fe perfuader que les mauvais Anges fe mêlent de rien , & qui rejettent fans exception tout ce qui fe dit de la magie & de la forcellerie. S'ils fe contencoient de dire qu'il n'y a

2.10 Analyse que l'Ecriture qui puiflè prouver l'exif- tence & l'opération des mauvais An- ges , il ne faudroit pas s'étonner de leur lèntiment ; car il dl certain que la rai- fon fournit de fortes difficultés contre l'empire du Diable , fondées fur les no- tions que Ton a de la fagefle & de la bonté de Dieu : mais csÛ une entre- prife fort téméraire , pour ne rien dire de pis , que de vouloir accorder avec l'Ecriture la rejeclion de tout le pouvoir du Di.ible. Quoiqu'il en foit , cette confcquence eft faufle & injure , voiiç ne croy 67^ point quil y ait des DiaMes , donc vous ne croye\ point qu il y ait un Dieu. Quant à cette au- tfe conféquence , vous ne croyer^point quily ait un Dieu, donc vous ne croye\^ . point qu 'il y ait ni de bons Anges , ni de mauvais Anges , elle paroît très- certaine ; car , comme je l'ai déjà dit , on ne trouve point d'exemple qui la combatte. la Voici une autre conféquence qui paroît tout aufTI inconteflabje ; il y a

eft bonne dcs Diahles , donc il y a un Dieu.

dei'exif. Q^ ^c^ tellement perfuadé de la juf-

tencedes / zt- / j i-

Démons tefie & de la nécefîité d une telJe con-

j ^î'^ clufion , qu'on affirme fans balancer

que ceux qui ment 1 exiitence des De-

confé- qiience

D E B A Y L E. 211

mons dérobent aux orthodoxes une preuve inconteftable de l'exiîlence de Dieu . J'avoue qu^ je n'ai encore trouvé perfonne qui ne m'ait paru très-per- fuadé, que l'exiftence du Diable prouve néceffairement & invincibiement que Dieu exiite ; & vous ne voyez point d'homme tant (bit peu flottant fur cette dernière vérité , qui ne nie prefque tout à plat qu'il y ait des Anges. J'avoue néanmoins que je n'ai pas allez de lu- mières , pour voir cette grande liaifon que tout le monde apperçoit entre ces deux Thefes , il y a dis Diables , donc il y a un Dieu. Mettant a part l'Ecri- ture , pour ne raifonner que par les principes de la Métaphyfique, ne peut- on pas foutenir que Dieu n'a point créé d'autres efpritsque l'ame de l'homme \ Si vous demandez pourquoi un Etre fi puifTant n'a point donné l'exiftence à d'autres Efprits , on vous répondra / c'eft qu il ne lui a point plu : il a pro- duit toutes chofes avec une fouve- raine liberté ; plus de celles-ci , moins de celles-là : fa volonté toujours in- finiment fage a été fa feule règle. Que pouvez-vous dire contre une telle rai- fon ?

Adreffez-vous a un Athie , deman-

112. Analyse dez-lui pourquoi il nie l'exiilence des Démons, vous verrez qu'il ne répondra rien qui vaille , & que li vous le pref- fez , vous le réduirez bien-tôt à fe taire. Ofera-t-il dire que l'Univers étant infi- ni., éternel , TÉire fouverainement par- fait , & qui e^^iîte néceilairement , ne contient rien qui furpafïe l'homme en lumière & en connoiiîances ? Quoi parce que l'homme a deux yeux , un nez , une bouche, un cerveau , des nerfs & des veines , il doit avoir en partage tout ce qu'il y a d'efprit & d'induirrie dans la nature ? Par-tout ailleurs il n*y aura ni volonté , ni entendement , ni paffions , ni art d'appliquer les corps les uns aux autres ? Si vous pouviez m'al- léguer qu il a plu à un Agent libre de ne donner de la connoilîance qu'aux Etres qui ont un cerveau , vous m'arrêteriez tout court ; mais vous ne reconnoillez point une telle caufe. Tout exifte , tout agit félon vous néceilairement ; vous ne fauriez donc me dire pourquoi la m?.tie-e impalpable feroit moins ingé- nieufe , que celle que nous nommons ^ chair & fang , homme , bête , &c. : & (i vous raifonnez bien , vous devez croire que puifque l'Etre infini penfe dans l'homme , il penfe partout ailleurs j &z

DE BAYLE. 11^

que s'il y a fur la terre plufieiirs corps vivants qui s entr'aiment , ou s'entre- haïlîent , & dont les uns oppriment les autres , il y a auifi dans l'air ou ailleurs des compofés qui aiment l homme , & des compofés qui le haïffent , qui ont plus d'efprit & plus de puiffance que l'homme. Voilà les bons Anges , voila les mauvais Anges. En un mot, puif- qu'un Athée ne peut nier qu'il y ait parmi les hommes des Etres méchants , envieux , vindicatifs , qui fe divertifienc du mal d'autrui , qui , par l'application des corps , produilént des changemiCnts étranges dans la nature conformément à leurs paffions , il fe rendra ridicule s'il ofe nier qu'outre ces Etres mé- chants , qui font l'objet de fes yeux , il s'en trouve plufieurs autres qu'il ne voit pas , & qui font encore plus ma- lins & plus habiles que Vhomme. On peut donc dire que fi l'univers n'étoit pas l'ouvrage de Dieu , il contiendroit néceffairement de mauvais Anges, tout comme il contient des loups & des hommes ; mais s'il eft l'ouvrage de Dieu , il n'eft nullement nécefî'aire qu'il contienne ceci ou cela , &: par confé- quent l'exiftence des Démons n'eft pas une preuve auiïï forte que Ton s'imagi-

214 Analyse

ne de l'exiftence Dieu : elle eft plus propre à fortifier le Manicliéïfme , qu'à fou tenir la foi orthodoxe. Je ne propofe ceci que comme un problême à exa- miner.

Voilà comment il feroit pofHble que des hommes , aulTi. Athées à certains égards que l'étoit Ruggeri , mais plus perfuadcs que lui de l'exiftence des Ef- prits , cruflent au Diable , ôc à l'effica- cité des images de cire , ou de telle au- tre opération magique que l'on voudra. Ils ne prendroient ces cérémonies que pour un lignai de convention , qui dé- termineroit un Efprit à produire cer- tains eMèts par l'application des corps dont les forces lui feroient connues. On nous afTure que les Siamois ne recon- noifTent aucune divinité , & que cepen- dant ils croyent le retour & l'apparition des Efprits; qu'ils craignent les morts , & qu'ils pratiquent certaines cérémo- nies pour les appaifer. On ajoute qu'i/^ /ont prefque en toutes rencontres des prières aux bons Géniçs , 6* des impré- cations contre les mauvais ( /). Voilà des gens fort capables de devenir Magi-

( i) La Loubere , Relation de Siam , Tome I, Çhap, XX, XXII, & XXIII,

BE BAYLE. 21^

cîens fans croire de Divinité. La Rela- tion que j'ai citée témoigne encore que les Indiens croyent aujourd'hui, comme les anciens Chinois , des anus tant bon- nes que mauvaijeSj répandues par-tout, auxquels ils ont été diflribuè ,pour ainji dire , la toute-puijjance (m). Cela fi- gnifîe qu'ils ne connoilTent aucun Dieu luprême , mais une infinité de génies , les uns bons , les autres méchants : ils peuvent donc être tout à la fois Athées & Magiciens.

Les Savants de ce pays-la ont mis entre leurs idées une liaifon un peu plus conforme à celle des Européens : car û d'un côté ils font Athées , ils nient de l'autre l'exiflence des Efprits. C'eiî ainfî que , fuivant le témoignage de plufieurs Relations , les Lettrés de la Chine , » qui font en ce pays-là, les Citoyens » les plus importants.... n'ont aujour- » d'hui aucun fentiment de Religion , » & ne croyent ni l'exiflence d'aucun 5) Dieu , ni l'immortalité de Tame («) f<. Ils n'en font pas demeurés-là : en rui- nant l'exiflence d'un premier moteur intelligent, ils ont aufTi ôté l'entende- ment à tous les Etres fubalternes. Ils ont

{m) Ibid.

{n) Ibid. Chap.XX.

ii6 Analyse

fait de l'Ame du Ciel , ik. de toutes les ancres Ames , je ne fais quelles fubilaii- ces aériennes dépourvues d'intelligence ; & pour tous juges de nos œuvre-. , ils ont établi une Fatalité aveugle, qui fait , à leur avis , ce que pourroit faire une juflice toute-puilfante ôc toute éclai" rée (o). '*■

HISTOIRE

Du Cavalier BORRI.

Borri , fameux Chimifte & Charlatan du dix-feptléme (lécle , étoit de Milan. Il fit une partie de fes études dans le Sémi- naire de Rome , les Jéfuites l'admirè- rent comme un prodige de mémoire & de pénétration. Il s'attacha endiite k la Cour de Rome , & ne laiiià pas d'étudier en même temps les fecrets de la Chimie, il fit plufieurs découvertes. Il donna dans les débauches les plus outrées , & fe trouva réduit l'an i6<54 a fe réfugier dans une Eglife. Peu après il fit ledévot, & fema clandefHnement des difcours de viiionnaire. Affcdant les apparences d'un grand zèle , il déploroit le déré-

(o) ihid. Chap. xxiir.

" Art. Ruggeri,

glemenc

DE B A Y L E. 2,17

j^lement des mœurs qui regnoit à Ro- me. Il afl'ura que la maladie et: it ve- nue à fon comble , & que le temps de la guérifon approchoit : temps heureux auquel il n'y auroit fur la terre qu'un feu! bercail , dont le Pape feroit 1 uni- que berger. Quiconque refufera , ajou- toit-il , d'entrer dans cette unique BeV" gerie fera détruit par les armées Pa- pales. Dieu m'a prédejlinè pour être h Général de ces armées : je fuis af' fûré que rien, ne leur manquera. Ta- cheverai bientôt mes travaux chimi- ques par Vheurcufe production de la. pierre philqfophale , & par ce moyen, j'aurai autant d'or qu'il en faudra. Je fuis ajfiiré du fecours des Anges , €' particulièrement de celui de Mi- chel leur chef {a). Ce fanatique avoic la hardieiTe de dire que lorfqu'il com- mença à marcher dans la voie fpiri- tuelle , il eut une vifion noâurne , & qu'il entendit une voix Angélique qui l'affura qu'il deviendroit Prophète : le figne , qui lui en fut donné , étoit une palme qui lui apparut toute entourée à^^ lumières du Paradis, [f).

Borri communiquoit à fes confident»

\a) Vita del Cavagliere Borri , p. 342. kh) Ihii.

Tome IL K

2.î§ A TT A L Y S E

les révélations qu'il fe vantoit d^avoîr; mais comme après la more d'Irmocenc X , le nouveau Pape Alexandre VII renouvella les Tribunaux , & fit des perquilitions plus exactes , notre im- porteur , craignant d'être découvert , fortitde Rome , fans y avoir fait beau- coup de Difciples , & s'en retourna k Milan. îl y fit le dévot , & s'accrédita par ce moyen auprès de plufieurs per- îbnnes , aufquelîes il faifoit faire cer- tains exercices de piété , qj.ii avoienc ime grande apparence de viefpirituelle. Il engagea les membres de nouvelle Congrégation a lui jurer le fecret ; & , quand il les vit affermis dans la croyance de fa million extraordinai- re , il leur diéta certains vœux , que fon bon Ange lui avoit fuggérés : l'un de ces vœux étoit celui de renoncer aux riclieiTes , en exécution de quoi i! fe faifoit coniîgner l'argent que cha- cun avoit. Une autre promefîe les en- gageoit k montrer un zèle ardent pour la fainte propagation du règne de Dieu. Borri avoit été élu par le Ciel pour GénéralifTmie des troupes defti- nées à une expédition d'un genre nou- veau : il avoit déjà reçu une épée cé- lefte, fur la poignée de laquelle on

SE B A Y I E. 2. If

foyoît l'image des iept intelligences ; il ne s'agifToitde rien moins que de raf- fcmbler tout le genre humain dans im même bercail : on tueroit tous ceux qui s'oppoferoient à cette fainte encreprife , <&: le Pape même feroit égorgé , s'il n'a- voit pas fur fon front la marque heu- reufe des prédeftinés.

Je laifTe le détail des autres vi- vions de cet enthoufiafte , pour dire quelque chofe de fes nouveaux dog- mes. Il enfeignoit , entr^ autres erreurs, que la Sainte Vierge étoit une vérita- ble Déeiïe , & proprement le Saint- Efprit incarné ; car il difoit qu'elle étoit née de Sainte Anne , aufïi mira- culeufement, que Jefus-Chrift était de Marie ; il l'appelloit la fille unique de Dieu conçue par infpiration, & fai- foit ajouter cela au rituel de la Mefîe, lorfque les Prêtres fes fedateurs la ce- lébroient. Il ajoutcit que la Sainte Vierge étoit préfente , quant à fon hu- manité , au Sacrement de l'Eucharif- tie , & il al léguoit certains pafTages de l'Ecriture pour le foutien de fes dog- mes. Il s'avifa d'abord de dider à {q^ Difcip΀s un Traité particulier , qui contenoit l'expoiition de fon fyiléme ; mais il le retira de leurs mains , quand

K 2,

1.10 Analyse

il fut que rinquifition étoit inftruîîe de leurs alîembiées noâurnes , & il ca- cha tous fes cahiers dans un Monaftere de fille , d'où ils furent envoyés aux Juges du Saint Office. On y trouva des Dodrines tout à fait extravagantes : comme , que le fils de Dieu , par un. principe d'ambition , & pour devenir égal à fon père , le poullbit à créer des Etres ; que la chute de Lucifer étoit venue du refus qu'il avoit fait d'adorer en idée Jcfus-Chrifl & la Sainte Vierge ; que les Anges qui adhérèrent à Lucifer , non par délibé- ration , mais par defir feulement, font demeurés dans les airs ; que Dieu fe fervit du miniftere des Anges rebelles , pour la création des éléments & des ani- maux ; que l'ame des bétes eft une pro- dudion , ou plutôt une éménation de la fubi}ance des mauvais Anges , & que c'eft pour cela qu'elle eft mortelle : que la Sainte Vierge eft fortie condéi- jîée du fein de la nature divine , &: qu'autrement elle n'auroit pu devenir répoufe du Saint-Efprit , à caufe de la difproportîon des natures (c).

J'ai déjà dit que cet impofteur fe vantoit d'avoir bonne part aux révè- le), Ibid. p. 3J4. & fuiv.

DE B A Y L e! lit

îatîons célefles : c'eft ^ar cette voie qu'il avoit appris que Saint Paul lui communiquoit la même puilTance que Dieu conféra à cet Apôtre pour cen- furer la conduite de Saint Pierre. Il fe vantoit de communiquer aux autres le don d'illum.ination pour l'intelli- gence des Myiîcres , & il fe fervoit de l'impofition des mains , en priant la Trinité de recevoir le Novice dans la Religion des Evangéliques nation- naux. Son deilein étoit , en cas qu'il fe trouvât àiViiïé dun aflez grand nom- bre de fedateurs , de fe produire fur la grande place de Milan , d'y repréfen- tcr éloquemment les abus du Gouver- nement Eccléfjaftique & du Gouver- nement féculicr , d'animer le peuple à la liberté , de s'afïûrer ainfi de la Ville & du pays de Milan , & puis de poufTeu fes conquêtes le mieux qu'il pourroic. Mais tous Ces deileins avortèrent par l'emprifonnement de quelques-uns de fes difciples. Il fe fauva au plus vite, dès qu'il eut cette première démar- che de rinquihtion , & n'eut garde de comparoître aux ajournements de ce re- doutable Tribunal. Son Procès lui fut fait par contumace en 1615 9 : on le condamna comme hérétique , & [on,

K3

211 Analyse

effigie fut brûlée à Rome , avec fës Ecries, îe 3 de Janvier 1661. On lui attribue la même pcnfée ane -plufieurs mettent fur le compte de Henri Etien- ne ; c'efl d avoir dit qu'il n'avoit ja- mais eu plus de froid que le jour qu'iî fut brûlé à Rome. De Dominis fe fervie auffi de la même raillerie (^).

Borri s'arrêta quelque temps dans la ville de Strasbourg , Ôc il y trouva des protedeurs , tant en qualité d'homme pourfuivi parTinquifition , qu'en qua- lité de grand Chimiile. Mais il lui fal- lut un plus grand Théâtre. Il le cher- cha en Hollande l'an 1661 , & le trouva a Amfterdam. Il y fit beaucoup, de bruit : on alîoit à lui comme au Mé- decin univerfel de toutes les maladies. II y parut en magnifique équipage : il fe faifoic traiter d'excellence: on par- loit de le marier aux plus grands parcis. La chance tourna : on vit bailler fa réputation , foit que fes miracles ne trouvafïent plus de foi, foit que fa foi n'eût plus la vertu de faire des mira- cles (^c). Une belle nuit il fît ban-

(d)Ibld. p. 36r, & fuîv.

(<;) Com.inci:indo a mandate i miracoli alla fiL-» fïdc , b la fide à fuoi ntiracoli , dit l'AïUsiu: de fi

DE B A Y L E/ 2.^3

qiieroute , & fe fauva d'Amfterdam , emportant plufieurs pierreries , & quel- ques fommes d'argent qu'il avoit efca- motées.

Il fe retira à Hambourg , la Reine Chrilline ctoit alors ; il fe mit fous fa protection , & lui pcrfuada de travailler au 2;rand œuvre , ce qui n'aboutit à rien, qu'à faire dépenfer beaucoup d'argent à cette Reine. Il pafla enfuite à Coppen- hagen , & il infpira une forte envie à fa Majefté Danoife de chercher la*pierre philofophale. Il acquit par ce moyea les bonnes grâces de ce Prince, jufqu'à devenir très-odieux à tous les Grands du Royaume. Immédiatement après la mort de ce Roi , auquel il avoit fait faire inutilement des dépenfes infinies , il fortit de Dannemark , de peur d'être mis en prifon , & réfolut de s'en aller en Turquie. Etant arrivé fur les fron- tières , au temps que l'on découvrit la confpiration de NadalH , de Serin , & de Frangipani , on le prit à Goldingen pour un des complices de ces rebelles. La-dcflus le Seigneur du lieu le fie prier de venir loger chez lui , & s'af- fura de fa perfonne. Ayant fu que fon prifonnier s'appelloit le Chevalier Bor- ri; il envoya ce nom à fa Majefté Im-î

R 4.

114 Analyse périale , afin qu'on vît fi cet homme étoit du nombre àes Conjurés. Le Nonce du Pape avoir jullemcnc au- dience de l'Empereur, le jour que la Lettre du Comte de Goidingeia fut apportée. Il n'eut pas plutôt entendu parler de Borri , qu'il demanda au nom du Pape que ce prifonnier lui tût li- vré. L^Empereur y ayant confenti , fît venir à Vienne le Chevalier Borri , obtint la promefîè qu'on ne le feroit point mourir , & l'envoya à Rome , il fut enferme dans les prifons de i'Inquilition. On lui fit fon procès, & le dernier Dimanche d'Odobre de l'année 1672 , il fut condamné à faire abjuration de fes erreurs , dans l'E- glife de la Minerve. Cette fcene fe palTa en préfence d'une infinité de per- fonnes qui furent curieufes de voir un homme li extraordmaire. Il étoit à ge- noux , les mains liées , un cierge entre les doigts , & il tomba jufqu'à deux fols en défaillance en prononçant fa rétractation. Après cela on lui lut fa Sentence , par laquelle il fut condamné à une prifon perpétuelle , & a porter toute fa vie l'habit de l'Inquifition , avec une croix rouge fur la poitrine , & une au dos. Cet Arrêt le furpric , &

]D s B A y L E. 22,'5

il voulut s'en plaindre : mais les Inqui- fiteurs lui remontrèrent qu'on n'avoic pu le traiter avec plus d'indulgence , ni trouver d'autre moyen de lui fauver la vie (/).

Quelques années après le Cavalieu Borri fortit de prifon du Saint Office , pour traiter le Duc d'Eilrée , que tous les Médecins avoient abandonné , & il le guérit : ce qui fit dire qu'un Hé- réiîarque avoit fait un grand miracle dans Rome. Le Duc obtint qu'on le changeroit de prifon , & qu'on l'en- verroit au Château Saint - Ange. Le bruit a couru depuis qu'on lui permet- toit de fortir deux fois la femaine , & de fe promener par la Ville avec des Gardes. Je fai de bonne part que la Reine de Suéde l'envoyoit quelque- fois chercher en carofTe ; mais on m'a ajouté que depuis la mort de cette PrincefTe , il ne fortit plus , & qu'il falloit môme une permifïion particu- lière du Pape pour lui parler. Cepen- dant ce fanfaron fe vantoit qu'il n'é- toit point prifonnier au Château- Saint-Ange , mais qu'on l'avoit logé dans un magnifique Palais , afin

(/) Tiré du Mercure Hçllandols , année i^yi.

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%i6 Analyse qu il pût vaquer avec plus de corR- modité a l'étude & à Tes opérât' ùr.s Chimiques ; il difuk auffi qu'il avait négligé les occaiions de s'évader qui sVtoient offertes plus d'une fois. M. Mafcardi m'a afîuré , qu'au temps qu'iî étoit à Rome, c'eit à-dire en 1679 &: en 1680 j il vk plufîeurs fois le Cava~ lier Borri , & qu'il fait à n'en pouvoir douter , que ce prifonnier ne pouvoic defcendre au de-là d'une porte qui eft au milieu de l'efcalier du Donjon ; qu'il accompagnoit jufque la ceux qui ve- noient le viiiter ; qu'il avoit un afiez joli appartement ; que perfonne ne pouvoir le voir ni. lui parler fans un billet du Cardinal Cibo ; qu^enfin Borri regardoit le Château-Saint-Ange comb- ine une véritable prifon , dont il efpé- roit pourtant que le Duc d'Eftrée le ti- rerait à la fin.

On imprima a Genève, en i68ï, quelques Ecrits , qu'on attribue au Ca- va;i£r Borri ( o"). La Gazette Flamande

{g) On peut les réduire à deux : i'. à des Lettres- fur des matières de Chimie; 2". à des Réflexiona politiques. Le premier de ces à^wx Ouvrages eft in- titulé: la chiavre del Gabinetîo del Cavagliere GlO" fîppe francifco Borri Milanefe. Il contient dix Let- tres dont les deux premières , datées de Coppen-

iisgue 1666, ne fout autxe c'ôQle en rubftaiiçe ^a? is

DE B A Y L E. llf

d'Utrecht, du 9 Septembre 1595 , an- nonça que Borri étoic mort depuis peu au Château-Saint-Ange. Voici ce que Sorbiere penfoit de ce perfonnage : c'eft" une addition alîèz curieufe aux parti- cularités que je viens de rapporter. Je l'ai vu , dit-il , » a Amfierdam.... ceji « un grand a:arcon noireau , d'alîèz « bonne façon ^ qui va bien vêtu Se n qui fait quelque dépenfe. Elle n'eil » pourtant pas telle qu'on fe l'imagi- » ne , & qu'on l'exagère ; car huit ou » dix mille livres peuvent aller bien » loin à Amfterdam. Mais une mai- » Ton de quinze mille efcus achete'e y> en un bel endroit , cinq ou fix eflia- » fiers , un habit a la Francoife , quelr- y) ques collations aux Dames , le refus » de quelque argent , cinq ou fix ri- •a chedales diftribuées en temps & lieu » à de pauvres gens , quelque infolence » de difcours , & tels autres artifices.

Comte de Gahalis , qvie M. l'Abbé de Villars pii- plia l'an 1670. Je donne à examiner aux curieux le- quel de ces deux Ouvrages doit pafier pour l'origi- nal. Les autres Lettres roulent fur des queftions de Chimie , excepté la dernière , dans laquelle on fou- tient l'opinion de Defcartes fur l'ame des bêtes. L'autre Traité a pour titre : IJiru-^ionl PoUtiche dct CavagUen FfuncefcQ di Boni , date al Re di DanU

narta^

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ziS Analyse » ont fait dire à des perfonnes credu- » les , ... . qu'ildonnoit des poignées » de diamants , qu'il faifoit le grand » œuvre , & qu'il avoic la Médecine » univerfelle. Le vrai de tout cela eft » que le Ikur Borri efl un fin matois , » fils d'un habile ^lédecin de Milan » ( A ) , qui lui a laiilé quelque bien... » il a fans doute quelque habileté , ou » quelque routine aux préparations » chimiques , quelque adrefTe pour la » Métallique , quelque imitation de 55 perles & de pierreries , & peut-être quelques remèdes purgatifs ou fto- y* machiques , qui d'ordinaire font fore s> généraux , comme c'eil de cette ré- 35 gion que viennent la plupart des y> maladies. Par ce leuire il s'efl

» infinué & il y a eu des Mar-

T> chands , aufïi-bien que des Princes , » qui ont donné dans le panneau. » Tefmo n une promeffe de deux cents » mille livres qu'il a voit faite à un » certain Dcmers , qui avoit fourni à

( A ) L'Auteur de la vie de Borri ne marque point qu'il fût fils d'un Médecin , & il infinue le contraire : Namjue in Milano , dit-il , figUo del Signor Branda Borri , di fami^lia antica délia Citta di Milano. Il ajoute que le Cavalier Borri fe vantoit d'être «leiçciidu de Burnis i Gouverneur de- î?éroii,

DE B A Y L E. 21^

» fes defpenfes , & pour laquelle des héritiers de ce Marchand font en » procès avec Borri : car le gaiand « homme l'a conçue d'une manière fi » bizarre qu'on n'y comprend rien, » Ce fourbe , pour fe mettre en crédit , j) & faire parler de foi , prétendit d' a- » bord à fe rendre Héréiiarque. Il )^ avoit oiii dire que les Médecins T> étoient foupçonnés de ne pas croire » allez ; c'eft pourquoi il fît femblanc

» de croire plus qu'il ne faut

» s étant brouillé avec V Inquijhion il « pafTa à Infpruk , le feu Archiduc » fut la première de fes dupes (/):&: » par fon moyen , continuant (a route » en Hollande ii fe fixa à Amfterdam... » il fe mit à faire 1 homme d'im.por- » tance. Il a acquis au commencement » du crédit parmi cette Bourgeoifîe , & » il s'y ell maintenu quelque-temps y> par l'appui d'un vieux Bourgue » Maiftre , qu'il a réfociilé avec fes » eaux cordia'es, jufqu'à ce que chacun » a reconnu fa friponnerie & s'efl mo- » que de fes artifices (A:). *

( .■') L'Auteur de fa vie ne fait aucune mention de ce voyage : cependant ii eft certain que Borri a diC. tillé avec l'Archiduc.

(k) Sorbiere , Rdation d'un voyage en AngUnrri^

» Art, Borri.

7.^0

Analyse

M O INE fanatique. Ce que c était que les HennïNS. Epoque de Va- baijjement des coijfures. Ce que peu- vent les Rois pour la Réjormc de leurs fujets.

Thomas Conefte , Mokie Breton , de 1 ordre des Carmes , pafia pour le plus grand Prédicateur de fon fïecle. Il acquit une telle réputation de fain- teté qu'il étoit toujours fuivi d'un peu- ple innombrable. Il faifoit toutes ks courfcs fur un petit mulet : quelques Religieux de fon Ordre l'accompa- gnoient à pied, comme fes difciples , fans parler d'un grand nombre de fé- culiers qui le fuivoient. Les habitants des Villes & des Bourgades alioicnt au-devant de, lui , & lui rendoient les mêmes honneurs qu'à un Apôtre Jefu--Chrift , ou à un homme defcendu du Ciel. Lorfqu'il entroic dans une Ville , le Bourgeois le plus riche & le plus qualifié du lieu alloit le recevoir , & tenant la bride de fon mulet , le conduifoit k fa maifon. Ses difciples étoient auiïi logés gratuitement dans les plus belles mailcns de la Ville , & cl>acun s'eflimoit heureux d'âvoir

DE Bayle. 23Ï

de tels hôtes. Il y avoit ordinairement quinze ou vingt mille perfonnes à Tes Sermons : les tcmmes étoient rangées d'un coté , & les hommes de l'autre , une corde entre deux. 11 ne préchoit point dans les Eglifes , mais dans les grandes places , l'on drelloit un échaffaut , décoré magnifiquement : toute la place étoit ornée de riches îa- pilieries.

La Flandre fut le principal Théâtre de fes Travaux Apoiioliques. Enfui te il pafTa en Italie , il réforma les Carmes de Mantone , non fans trouver des contradicteurs. Un Carme Anglois, nommé Nicolas Kenton , Provincial de l'Ordre, écrivit contre cette réfor- me. De Mantoue il fe sendit à Venife , & s'y fit eilimer. Les Ambafladeurs de cette République auprès d'Eugène IV le menèrent à Rome avec eux , & le recommandèrent très-particulièrement à ce Pape , comme un homme d une fainte vie , & d'un grand zèle. Mais leurs recommandations , quoique lin- ceres, lui furent trèï-nuifibles , & ils véririerent la Maxime , pcjjimum ini- micorum gcnus laudantes. Il ne fut pas plutôt arrivé à Rome qu'on l'arrê- ta, & qu'on lui fit fon procès. On Is

13X A Tsr A L ï" s E

trouva coupable des plus dangereufes Héréiies qu'on eût pu enfeigner alors : car il blàmoit la diiiolucion du Clereé & celle de la Cour de Rome : il avoit dit que l'Eglife avoit befoin de réfor- me ; qu'il ne faut pas craindre les ex- communications du Pape , quand il s'agit du fcrvice de Dieu ; que les Re- ligieux peuvent manger de la viande, & que le mariage doit être permis auK Eccléliaftiqucs qui n'ont pas le don de continence ( a ). Il fut brûlé l'an 1434. 11 foulîi-it ce llipplice avec beaucoup de conftance , & il ne voulu't jamais Cq rétrader.

De grands pcrfon nages , parmi les Catholiques , ont dit avec afiéz de li- berté qu'on le fit mourir injuftement. Jean-Baptilte Mantuan , qui a été Gé- néral des Carmes , en a tait un vrai Martyr. Les Proteftants n'ont garde de l'oublier , quand ils font la liile de ceux qui , en divers temps , ont fou- haité la réxbrmation : mais il faut aufli convenir qu'il y a des Huguenots qui 41'en parlent que comme d'un vrai Tar-

( a) D'Afgentré , Hifl. de Bretagne , Livre X, Chap. XLll ; Paradin , Annales de Bourgogne , fur l^'annce 1428,

DE B A Y L E. 233

tuffe (h). Voici quelques traits qui ne caradérifent pas mal ce Fanatique, Dans le temps qu'il prêchoit en Flan- dre , il fe mit dans la tête d'engager Jes Dames , de gré ou de force , à baif- fer leurs coiffures , qui étoient alors d'une taille fi énorme , que les plus hautes fontanges qu'on a vues en Fran- ce au commencement de ce liecle n'é- toient que des nains en comiparaifon de ces anciens cololî'es. On les appel- ]o'ii Hennins : leur matière etoit riche & précieufe , les cornes merveilleiifc" ment hautes & largues , avans de cha- que côté deux grandes oreilles fi larges ^ que quand les femmes voulaient pajfer par une porte , elles avoient toutes les peines du monde ( c ).

Si l'on en croit Paradin , ces accouf- trcmens de te fie avoient la longueur d'une aulne ou environ , aigus comme clochers , defquels pendoient par der- riere de longs crefpes à riches franges , comme ejîandars. Conede les avoit pris en telle averfîon , que la plupart de ks Sermons s" adreffoient à ces atours des Dames : il n'épargnoit ni les injures ,

[h) Voyez ce qu'en dit Chaffanion , Huguenot zéléjdanj fcs Hifioires mémorablis des.,, jugements de Dieu, Chap. XII.

(c) D'Argentrc , ubi fupràt

234 Analyse

ni les plus véhémentes inventives , & pour les rendre plus odieux, il amcu- toit les petits enfants, aufquels il pro- iTiettoit des indulgences , & il donnoit certains petits préfcns puériles , pour les engager à huer les femmes qui ne vouloienc point fe réformer la deflus. Quand elles venoient au Sermon du Frère Thomas , ejhmt ainfi atournécs , ils commencoient a courir fus , criant au Hennin , au Hennin , jufqu'à les obliger à retourner à leur maifon , ils les accompagnoient avec les mêmes huées. Quelques-uns même prenoient des pierres , & les îançoient contre ces hennins , dont il advint de grands maux , pour les injures Jaiîes à aucu- nes grandes Dames {d). Ainfi ce fut moins par la force du glaive Evan- gélique , que par la voie des injures & des violences , que Frère Conede vint à bout d'exterminer les Hennins. De vint (ans doute que cette réforme dura peu : car dès qu'il eut quitté le païs , les Dames reprirent leurs coif- fur-^s avec de nouveaux étages. Elles îie firent que baiilér la tête comme le jonc , qui fe relevé dès que la main qui l'a courbé l'abandonne ; ou , pouî!

(</) Paradin i ubi foprit

D E B A Y L E. 23t

me fervir d'une comparaifon encore plus jufte , empruntée de Paradin , el- les imitèrent les limaçons , hfqucls quand ils entendent quelque bruit, re- tirent & rejferrcnt tout bellement leurs cornes : mais , le bruit pajfé , ils les relèvent plus grandes que devant (c)* Ceci me rappelle une chofe arrivée de notre temps à la Cour de France. Un petit mot de Louis XIV , dit en paf- fant, a été d'un plus grand efl'et con- tre la hauteur énorme des coifRires , que toute l'éloquence des Prédica- teurs. Ils ont déclamé fort inutilement pendant plufieurs années contre cette branche du luxe féminin ; Ils ont at- taqué ce colofle par tontes les figures de la Rhétorique , fortifiées des plus folides raifonnements de la Religion : mais au lieu de le renverfer , ou même de l'entamer , ils l'ont vu croître & s'élever de jour en jour. Ils étoient eux-mêmes les témoins oculaires de fes progrès , & ils voy oient autour de leur chaire une nouvelle forte d'am- phithéâtre , qu'on eût pu rendre fore régulier , en difpofant les fontanges de telle forte que celles de plus bas

2.36 Analyse

étage eufîent occupé les premiers rangs, & qu'on eût placé plus loin les plus hautes , à mefure qu'elles fe furpaiioicnt les unes les autres. Quoi qu'il en foit , les Prédicateurs ne fe battoient pas con- tre un ennemi abfcnt : ils le voyoient de fort près ; il venoit fe préfentcr à la bouche du canon. Leur épée a deux tranchants frappoit d'elioc 6i de taille, & le mal ne faifoit que croître : c'eft ainfi qu'un Jardinier émonde un arbre ; fes coups le rendent plus grand & plus beau. JMais l'efficace de \2i parole Roya- le a été telle que dans un jour elle a renverfé & prefque applani ces monta- gnes orgueilleulès. On n'eut pas plu- tôt entendu , je ne dis pas une défen- fe , ou quelque menace , mais un fîm- ple témoignage de dégoût , qu'on tra- vailla toute la nuit à la réforme , & dès le lendemain on fe montra au Monar- que avec une autre parure. Ce chan- gement pafîa avec rapidité de la Cour à la Ville, & bientôt on ne vit plus la moindre trace de l'ancienne mode. Cela prouve que les têtes couron- nées connoilioient leurs forces à cet égard , ou vouloient s'en fervir , elles feroient plus avec un mot , que tous les Prédicateurs & les ConfelTeurs avec

DE B A Y t E. 237

une infinité de paroles. N'y a-t-il pas eu de médailles fur tout ceci? Pour la chanfon elle a été immanquable. *

Procès du Maréchal ({Ancre, Réflexions fur la fortune de ce Fa' vori.

Concino Concini , connu fous le nom de Maréchal d' Aicre , abufa avec tant d'excès des bontés de la Reine mère , & de la foibleile du Gouverne- ment , qu'on fut obligé de fe défaire de lui par des voyes violentes, & fans au- cune forme de procès. Il y auroit en trop de péril à employer les formalités ordinaires , & cela feul peut le con- vaincre d'avoir été un méchant hom- me. Il naquit à Florence , d'un père roturier , ou fraîchement annobli , qui de la condition de fimple Notaire , étoit parvenu à l'emploi de Secrétaire d'E- tat. Il vint en France avec Marie de Médicis , femme de Henri le Grand , & il fut d'abord Gentilhomme ordi- naire de cette Princefle. Il devint en* fuite fon grand Ecuyer , & il s'éleva à la plus haute faveur par le crédit de

* Art. Conecle.

a^S Analyse

Leonora Galligai , femme de chambre de la Reine mère. Cette femme sou- vernoïc abfolumenc fa Maîtreffe , & difpofoit de fa confiance comme ei!e vouloît. Elle étoit fille d'un Ménuifier de Florence , & comme fa mère eut le bonheur d'être Nourrice de Marie de Médicis , la Galligai fut élevée auprès de cette Princeffe , qui l'amena avec elle en France , qui l'aima toujours tendrement. Concini époufa cette Ita- lienne , qui étoit fort laide , & ce Ma- riage fit fa fortune.

On aflure que Concini & fa femme fomentèrent les brouilleries de Henri IV & de la Reine , & que leurs rapports furent caufe du mauvais ménage , qui rendit la vie fi amere à ce Monarque. Après la mort de Henri , ils eurent en- core plus de facilité de gouverner la Reine , & ils fe gorgerent de biens & de charges, Concini acheta le Marqui- fat d'Ancre , devint premier Gentil- homme de la Chambre , fut fait Maré- chal de France , & obtint pour dernière faveur le Gouvernement de Norman- die. Il y fit fortifier Quillebeuf, malgré îa défenfe du Parlement ; il acheta le Gouvernement particulier du Pont-de- i'Arche ; il tâcha aulTi de fe procurer

DE B A Y L Ë. 239

celui du Havre-de-Grace : il éloigna du Confeil du Roi les plus fages têtes ; il lit remplir leurs places par Tes créa- tures : enfin il n'y eut pas lieu de dou- ter qu'il ne travaillât à réduire tout à fes volontés. Il difpofoit des Finances , il étoit le dillributeur des Charges , il cherchoit à s'acquérir par-tout des amis, foit dans les armées , (oit dans les Vil- les , & il intimidoit par des exemples fév ères tous ceux qui s'oppofoient à fa domination.

La Galligai n'abufoit pas moins infolemment de fa faveur : elle re- fufoit l'accès de fon appartement aux Princes , aux Princeffes , & aux plus grands du Royaume . elle ne fouf- froic pas même qu'on la regardât en face , difant qu'on lui faifoit -peur , & qu'on pouvoit l'enforceler en la regar- dant. Elle étoit (i fuperftitipufe , & d'ailleurs fi laide , que l'orgueil n'étoit pas fans doute la feule caufe d'une con- duite G bizarre, La conclufion de tout cela fut extrêmement tragique, ^/"itri, Capitaine des Gardes , chargé d'arrê- ter , ou plutôt de tuer Concini , le fit maflacrer par fes gens à coups de pifro- let. L'exécution fe fit le 24 d'Avril 1617 fur le Pont- le vis du Louvre.

2.40 Analyse Son cadavre fut enterré fans cérémo- nie dans l'Eglifc de ,S. Germain l'An- xerrois. Mais le lendemain la populace l'exhuma, le traîna parles rues , & lui fit mille infultes. Le chef de cette émeute fut un Laquais , dont le Maître (^) avoit été décapité un mois aupa- ravant , a la pourfuite du Maréchal. * Cet homme fonna le tocfîn , & cria qu'il falîoit exhumer & jetter à la voi- rie ce lui/excommunie. On mit aufïï- tôt la main à l'oeuvre , on ouvrit la bierre , on traîna le corps jufqu'au bout du Pont-neuf, & on le pendit par les pieds à l'une des potences que le Ma- réchal avait fait dreilèr , pour y atta- cher ceux qui parleroient mal de lui. Peu après on le décacha ; il fut traîné k la Grève & en d'autres lieux ; puis on le démembra , & on le coupa en mille pièces. Chacun en vouloit avoir ; fes oreilles furent achetées chèrement ; on jetta fes entrailles dans la rivière ; une partie de fon corps fut brûlée fur le Pont-neuf , devant la Statue de Henri- le-Grand (/>). Le lendemain on ven- doit fes cendres fur le pied d'un quart

(c) C'étoit un Gentilhomme de Normandie j nommé Hiirtevan.

(*) Le Grain , Décade de Louis XIII , Liv. X.

eu

D- E B A Y i^. 241

d'écuVouxie^c). L' Auceur , de qui j'em- prunte cette dernière particuiâricé , dit qu'il, y eue un liommc vêtu, d'écarlate, <jui.pouiTii la fureur jufqîj'a eiirbncer fa main dans le cadavre de Concifii , & que l'ayant recirée toute fanglante , il la porta dans jli houciie. , 6c avala mù- rne un lambeau de chair. Cet Ecrivaia ajoute qu'un autre lui arracha le cœur , le fit cuire fur descharboris ,& le man- gea publiquement, li elt certain qu'il n'y a point d'excès dont une populace muci- néene foit capaole . & qu'une troupe de taureaux furieux efi rnoin*; terrible.

Les gens qui tuèrent le Maréchal , trouvèrent dans fes poches la valeur de dix,-neufcentquatrc vingt-cinq mille li- vres , tant en refcriptions de Ibpargne, . qu'en billets de R.eceveurs, ou en autres obligations. On trouva dans foii petit logis pour deux millions cinq cents mil- le livres d'autres refcripiions. Sa femme avoua qu'elle zvo'm pour plus de 120 millem/j'de pierreries [à). 11 ne falloid point d'autres preuves de leurs crimes que cette opulence.

Le Parlement de Paris procéda con- tre la mémoire du défunt , le déclara

(c) Relation de la mort du Maréchal d'Ancrct . (</} Ibid...

Tome' II. L

24i Analyse

convaincu du crime de lezc-Majcfîc di- vine & humaine , condamna fa femme k perdre la tête , & déclara leur fils ig- noble , & incapable de pofléder aucune Charge dansleîloyaume. Il y eut dans ce Procès des particularités curicufes, dont je vais toucher quelque chofe.

Dès que Maréchal eut fermé les yeux, on envoya chex la Galligai des foldats qui eurent ordre de la conduire à la Baftille. On obfcrve que cette femms apprit le maflacre de fon mari fans ver- fer une larme , & qu'elle donna ks pre- miers foins à fauver fes pierreries. Elle les cacha dans la paillajjè de fon lit y & sUtant fait deshabiller i& coucha dedans. Les foldats ne trouvant point fes bijoux qu'ils avoicnt ordre de faîfir , la firent lever pour fouiller dans fon lit ^ on les trouva. Elle dit enfuitc à fes Gar- des : eh bien , on a tué mon mari : ne doit-on pas erre content? Qu^on me- permette d'aller vivre ailleurs. Quand on lui dit que le cadavre du Maréchal avoir été pendu par la populace, elle parut fort émue , fans pleurer toutefois ; mais eVe ne lai fa pas de dire quileftoit un prefomptuos , un orguillos ; qu^il n'avoit rien eu qu'il n'euf bien mérite ; ^u'ily avait trois ans tous entiers ^u'U

DE B A Y t E. 143

navoit ccuché avec elle ; que c'efloitim mejihant homme , & que pour scfLoigncr de hiL , clic s\'(Ioit rejblue de je retirer en Italie à ce printemps , & av oit âpre (^ tout fan fait , effarant de le vcrifier [e). Cela prouve qu'il y avoic plus de Haifbîi d'intérêt que d'amitié entre Concini 6c fon époufe.

Avant queue la mener a la Baftille on lui demanda elle n'avoit plus ds- bijoux ; elle indiqua une layette , l'on trouva quelques colliers d'ambre; & en.' quijefi clic n'en avoit point fur elle , elle hiiuJJ'ufa cotte , & montra, jufques près des t éteins : elle avoit un caleçon d:fri- fe rouge de Florence. On lui dit en riant quil falloit donc mettre les mains an caleçon ; elle répondit qu en autre temps elle ne r eufl pas fouj-l^e.'t ; mais lors tout efloitptrmi.'. , & du Hallier (il étoit Ca- pitaine aux Gardes ) tajîa un peu furie caleçon.

De la Bafillle elle fut conduite à la Concierge] ie du Palais , & ce h\t alors que le Parlement procéda contre elle , & contre fon mari. Ils furent convain- cus conjointement de f^ois principaux crimes , de Judaïfrae , de Mag'.e , éc de

I 1

244 Analyse

leze-Majeflé divine & humaine. L'ac- cufation de Judaïfme ctoïc appuyée fur les preuves fuivantes.

I. On allégua contre eux le foin qu'ils prirent de f^ire venir en France un Juif renommé par V intelligence des Avantu- res : il s'appclloit Montalto , & faifoit profelllon deMcdecine. Ils employèrent à cette nésociation Vincencio Ludovi- ci leur Secrétaire. Cela fut vérifié » par » Lettres écrites de Venife audit Vin- » cence le vingt-ilxieme Avril mil fix « cents onze , par lefquelles on lui don- » ne efpérance de faire venir en France » ledit r^îontalto ; & par les lettres d'i- » celui Montalto mefme , efcrites le » fixieme Mai enfuivant , à ladite Leo- » nora Galligai , par lefquelles il nfliire )■> qu'il eft preft de venir , par le moyen » d'une tant bénigne & fingidicre protec- » trice : n entendant néanmoins fe dé" y> gui fer & contrefaire en fa profejjion , y> ains exercer librement fa Religion » Judaïque, veu qu.il a rcfufe de grands » of^es à lui fait s d'ailleurs à Bologne, « à Mef/lne, à Pife , même d'eflrefuc^ » cefTeur du ^rand Mcdéan Mercurial . n fous la très - bénigne proteclion diL » Grini Duc Ferdmand , &c. Ces » Lettres ont été vues au procès en la

DE B A Y L E. 14^

*) production litérale contre ladite Gal- » lij^ai fous la cote K, & fait^randeinent » à confiderer Ik-deiiiis , la dépolition. » de la Place , Efcuyer de ladite Galli- >> gai , qui lui a foutenu en la confron- » tation , que depuis la venue de Mon- » talto , elle nevifltoit plus les Eglifes, » ne fe confelibit plus , ains s'amufoic » à faire de petites boulettes de cire » qu'elle mettoit en fa bouche (/^).«

IL On allégua qu'on trouvadans leur maifon deux Livres ; dont l'un , qui ejl une forme de .Catcchlfme , eft intitulé CIuiniLC y c'eil- à-dire en 'Hébreu ac- coutumance ; l\7Utre a pour titre /rf.z- cha^or , c'elt-h-dire révolutions du fer- vice annuel , à l'ufage des Juifs Eipa- gnols , imprimé- à Venife.

IIL On allégua que de \2. frèquenîa- tation & catéchijation deMor)tAto , efi enfuivie Vapoftafie , & dcjcrtion de Li Religion Chrétienne , pour fe tranfpor- ier j comme ils ont fût , auJuddifme , praîiquans les fucrifices , oblafions _, & exorcifmes ufite-^entre les Juifs. Cela e(î vcrifé au procès tant par la preuve tefti- moniale <^ vocale , que par la cotiffion de la dite Galligai ; & entre autres dé- pofitions , celle de fort carofjier ef no-

(f ) Le Grain , ubi fuprà , Liv, X.

L 3

i/\.$ Analyse

iabfe ,par ï..îqucUe on voyait comme ils Je Jcrvo ien t de pliifien rsFg'iJcs in la V 'il" le dt Paris pour y coniinzitrc de niiicl telles inpiéîés , reconnues par ks cris Ù hurlements que Von cntcndoit en icellcs , lorjquc ladite G alhgai fucrif'oit un ccc, qui ejî une cbl.'ition accoufui : é eiJre:.s Ju ifs en lafejle de reconcdiation , oJJ)-ant un cocpour les péchés Ceiie abla- tion du cûc ne monjlrepas jeuïernent le Judû'ijme , mais au£i le Paganifme & déclare les accufisApoflats, conpquem- mcntjacrileg''^ ; car T^po(Idî efî tenu pour facrdegc par les con(:iîu!ions Im- périales y qui pwùjjhnt tels crimes capi- taux de coiififcation entière. Et à ce que la dite GalUgai a dit pour excufe , qu'el- le avoit fait telle oblation du coc pour la fanté & gucrifon d'une maladie qu'el- te avoit , on lui a rc [pondu que telle im- piété eit punie de mort , encore que ce foit pour remède de guérifon (o^). L'accufation de Magie fut prouve'e : I. Far une Lettre de la nommée Gon- dy , & d\iutres de ladite GalUgai accu- fée , â la Dame Iflihdle tenue pour Jbr- cicre , par Icfquelles elle la prie lui man- d:r fi elle fçait quelque chofe par fon Art {£) Le grain , ibid.

DE B A Y L E, 2.47

çii regarde en quelque forte fa pcrfonne , ou Vintcrcft de fa ma'tfun,

II. Par trois Livres de caractères , avec un autre petit caractère y trouvé en la chambre de la dite GalUgaiy & une hoiîûtte /ont cinq rondeaux de velours , defquels caractères les accufés ufoient pouravoir du pouvoir furies VOLON- TÉS DES GRANDS: ce qui ejl vé- rifie parles dcpofiîions de Melon , Char- ton , & Nicolas Viart , confrontés à la due Galligaï. Et quant aux Livres de. caractères trouvés en fa maifon , il en ejl fait menîiùn au Procês-verhal de jMefiieurs de Maupeou & Arnault In- tendants des finances , contenant la def- cription des meubles , titres , à enfei- gnements trouvés en laditte maifon (b).

III. Par la dépofition de Philippes Dacquin , ci-devant Juif , & à préfent Chrétien , qui dit , que lui cfiant à Ma- lins cheilc Lieutenant Criminel , les ac- cufés lui ont mandé, qu' ils fe font aidés de la ca balle f & des Livres des Juifs, ce qui fert centre le Judaifme & leforti- lege ; ëfiant à notter ce que dépofe Dac- quin y que Conchine , en la préfênce de

( A ) Idem , ihii,

L 4

24^ Analyse

fa femme , auroit ofcé de fa! chambre u)i iiiinaî pour l'i'rnpvîreté , Ù: emporté'iiors ladite chambre l'image du Crucifix'', de peur d'empcrchement à FelTec que Con- chine & fa femme précendoienc tirer de !a îedure de quelques verfets du Pfeau- me ciriCjuante &un en Kebreû , laquel- le Icchire ils vouloient leur èHre faite par Dacquin , en la forme qu^'lle leur avoit eûé faite autrefois par Mon- talïo.

IV. Par la-vaiConqu ils firent venir des (brciers prlîendus Reùgici/x dus Ambra fîens , de Nancy en Lorraine , lefquels ainitoîcnc la Maréchalle dan^ l'obiation du coc.

V. Parce qu'on trouva cKe7^ eux di^ verfis élofcs , dont Us ii.foicnt pour les pendre au col , en la façon des prèferv ac- tifs que les Juifs appellent Kaniea j les Grecs Phîlaéleria , k. Peripata , les La- tins^ Amuîeta ê*' Ligaturas , qui font chofes reprouvèispar les Suints Conci- les , fgnamment par le Canon fixante & un de. la frxitme Sinodc in Tituîo , & jpar un Concile Romain fous le Pape Grégoire II f & par un autre d' Agathe cité par Gratian , Ù par Yves , Evef- que de Chartres , rapportant un Conctle. d' Arles, Lequel condamna philaderia

DE B A Y L ÏÏ. 249

Diabolica , & caraûcres Diabolicos (;).

VI. On prouva contre eux qu'ils (q fervoient d'nnages de cire , & qu'ils les 2<rdoient dans des cercueils.

VII. Et qu'ils conrultoient des Ma- giciens , & le fervoient des j^itrolo- gues faiiant prGfefTion de la Matliema- tique judiciaire , & qu'entre autres ils fe font aidez de la fcience diabolique de Corne Ruggieri , Italien.

VIIL » Mais fur tous efl: notable le » faicld'un iMathieu deMor;tenay , le- » quel la dite Galligai a fait venir à Pa- » ris , comme plus grand Magicien & » plus expérimenté que lefdiîs Ambro- » fiens , par lequel elle s'ef c fait exorci- » fer en l'Eglife des Augufcins en la Cha- pelle des Epifamcs &z ce nuiél , com- » me pluficurs Religieux dudit Monaf- » tere ontdépofé , dont la pîufpirt lui » ont été confrontez & non reprochez îi par elle. Eftant à remarauer que l'e- » xorcifme fe fit d'autre façon qu'entre » les Chrétiens : ce qui fut fait auffi es » Eglifes de Sainsfî: Sulpice au Faux- » bourg Saint Germain , & au pcrit » Sainft Antoine en la Ville. Elle ref- » pondoit à cela , que ce qu'elle fe fai-

[ijlbld.

L)

t,^© Analyse

7) foitaînfi exorcifer de niiid eflolt afin,

» qu'on ne fçeuft le mal pour lequel ell-e

» le faifoit exorcifer .difant Qu'elle ef-

» toit quelquefois pofTc'dée. Mais ce

>5 devoit être par gens ayans le vrai ca-

>

raélere , comme par rEvefque ou

> fon Vicai:e , c'eft-à-dire le Guré de fa » Paroîfiè , & non par des gens incong-

> nus & affreux , lefquels ont difparu , » & n'ont elle veuz depuis , comme t efloient ces prétendus ambrofiens.

IX. ,, Il ejl aulTi à remarquer que » lors que ces Ambrofiens vouloienc faire quelque adion de leur art & » cérémonies en la maifon d'icelle Gal- » ligai, ils en faifcient fortirtous les fer- » viteurs , encenfoient dans le jardin , » & faifoient pluficurs chofes en forme » de bencdidions (ur la terre , & la » ditte Galligai ne mangeoit alors que » des creftes de coc , & des roignons 55 de Bélier , qu'elle faifoir bénir, & de » ce il y en a preuves teflimoniales au » procès.

X. ,, Efl remarquable auïïl que tous » les ans la veille de l'Epiphanie, que >i l'on dit la fefle des Rois , elle faifoit » bénir , par le Perc Roger , l'eau donc » elle fe fervoit pour eau lulirale ou benifle , ce qui n'eftoit fans myftcre

DE B A Y L E. 151

» & deflein , & interrogée pour quelle » caufc elle faifoit cela , n'a rien voulu » répondre [k).

Les preuves du crime de lèze-Majeflé dinine & iiumaine furent tiréesdece que Concini & /a femme s' enqtdrcnt de, la. Vu & Julutdu Roi à pcrfbnnes fdifant profejjion ' d' AJiroIogie judiciaire. Cela fut prouvé par la dépoiition de Jean du Chatel , dit Cœfar , qui étoit un devin & tireur d'horofcopes , lequel fut con- fronté aux accufés.

Lorfque la Galligai entendit la leâure de l'Arrêt , qui la condamnoit à avoir la tête tranchée , & à être enfuite jettée au feu , elle déclara a fes Juges qu'elle étoit grolfe : mais on lui remontra c^u elle avait dit efîant prijbnnicre , & cnfon procès y quil y avoit plus de deux ans qu'elle n'avoit eu la compagnie de fort mari , de forte que cela ne pouvait ejîrs qu^ au dommage de fan honneur ; à quoi elle ne refpondit rien, & ninfijui davan- tage là-dcffus (l). L'Arrêt fut exécuté le huitième de Juillet 1 617. La Maréchale foufFrit la mort avec affez de réfigna- tion : elle donna même des marques de ChriiHanifme & de piété.

(k) ihid.

{l) Ibid,

L 6

2^1 Ahalyse

La fortune parvint cette Italienne^ forriedela lie du peuple , eft un triiteex.- emple de la fatalité qui accompagne la Monarchie Françoife plus qu'aucun au- tre Etat du monde ; c'cil que les Pvemes V gardent prtfque toujoui"s lecœur étran- ger qu'elles y apportent , & font poiir l'ordinaire rinitriitnent dont Dieu feiert pour humilier & pour chàcicr.la Nation. Voilà déjà deux Reines , iiiues de la Maifon de Médicis , qui ont penfé ren^ verferla Monarchie, Ce morceau d'HiG- îoire eit honteux pour le nomFrançois. Quoi de plus humiliant que la lervitude le Maréchal d'Ancre & fa femme te- roient le Roi ? Il eft certain que Louis XIII fut pendant qu'^Iques années leur cf( lave. Ce n'eil point une médifance inventée, ou parles envieux du Ma- réchal, ou par les ennemis du Roi ^ c eii une vérité dont Louis XI51 con- vint lui-même dans ia Lettre ckcuîaire qu'il écrivit aux Gouverneurs de Pro- vince le jour que le Maréchal fut tué. Il y déclara que Concini & femme , abufuns de fon has âge , & du pouvoir qiL ifs s^étoxznt acquis de longue mam fur l'e-prit de ta Reine famere , avoieiît projette d'ufurper toute V autorité. ; de éijpop.r ahjbluincnt des a^Ulr^s de £qî\

B E B A Y L E. 2,^1

TJlit , S: de lui ojkr le moyen et en pren- dre congnoLifance : » ûtiJein , ajoute ce » Prince _, qu'ils ont pouilé li avant , » qu'il ne m'elè jufques ici rcfté que le » {eu! nom de Roi , & que c'culT: elle un » crime capital à mes Olficiers & fubjets » de me voir en particulier , & m'entre- » tcnirde quelque difcoursiérieux (//;').'* On dit que le Maréchal retranclia au jeune Roi la liberté de fe promener aux environs de Parisv, &: réduiiit tous fes diyertiilemens à celui de la chaile , & à feule promenade des Thuillecics.

L'Auteur de la Relation de la mort du Maréchal d'Ancre aiiure que le Ros ayant fu queConcini ne vivoit pîas préfenta aux fenêtres des Thuilleries,& cria au^ mertriers , grand merci ^ grand merci à vous ^ à cetiz heure je (uls RoL Il alla enfuite à d'autres fenêtres & cria aux armes , aux armes ^ compagnons loue foLt Dieu , me voilà Roi. Les Of- ficiers de ks Compagnies des Gardes , qu'il envoya dans les rues de Pans pour annoncer au Peuple cette nouvelle^ crioient par toute la Ville: Vive le Roi y. h E-oi eft Roi. L'Evéque de Lullon ^ depuis CardLnai de Richelieu , q_ui avoit

1^4 Analyse

cté un des favoris de Concini , étant entré dans la Chambre du Roi un peu après l'exécution , Monfuur , lui dit ce Prince , nous Jbmmes aujourd'liui , Dieu merci , délivrés de voire tyninrâc (n). Louis Xlll ne favoit pas alors que ion afiVanchiffement ne dureroit guè- re , & qu'il parloit à un homme delH- à ne lui lailièr que le titre de Sou- verain.

Le Maréchal d'Ancre traitoit les Grands du Royaume avec la même fier- té : tout le monde fléchifioit le genou devant cette idole. Plufieurs Princes , pliifieurs Seigneurs de la Cour , & les premiers Magiftrats du Royaume fup- portoient non-feulement fa fortune , mais encenfoicnt ce tyran , pour mé- riter fes bonnes grâces. Il eut l'info- lence de dire un jour : Le peuple Fran- çois ncfîpas ce qu'on penj'e : car encore qu'il dife de moi tout le mal du monde, je ne vais nulle part dans /es provinces , quaujji- tôt tous les Officiers ne mevien- Tient faire des harangues comme au. Koi {u).

Il n'y a point de plus beaux vers de

(/î) Le Grain , Ib';^

(o) Relation de la mort du Marcchat d'Ancre.

DE B A Y I E. l^î

Malherbe que ceux qu'il fît fur la chute de Concini, Il introduit le Dieu de la Seine , qui apoflrophe ainli le Maréchal.

Tes jours font à la fin , ta chute fe prépare.

Regarde-moi pour la dernière fois. Oeft aflez que cinq ans ton audace effrontée Sur des ailes de cire aux étoiles montée >

Princes & Rois ait ofé défier; La fortune t'appelle au rang de fes viélimeî * Et le Ciel accufé de fupporter tes crimes » Eft réfolu de fe juftifier.

Cela veut dire que la mort de Concini fut un Arrêt d'abfolution pour la Pro- vidence ,qui étoit en quelque façon fur la fellettc , & in rearw, pendant la prof- pcrité de ce fcélérat. C'efl ainii que les Poètes fe donnent la liberté de toucher aux grands myfteres iousdes méthapho- res , & fous des images trop hardies.

Il eft furprenant que le Maréchal d'Eftrées ait exténué , autant qu*il a fait , les fautes de ce Favori : Lifez fes Mémoires , vous trouverez que le Ala- réchal d'Ancre n'a point fait d'adion qui mérite qu'on donne le fouet à un Page , & vous verrez dans la conclu- sion un portrait qui tient plus du Pané-

2-"56 Analyse

gyrique que de l'Apologie. » Quand » je fais reflexion , c'eil l'Auteur des » Mémoires qui parle , fur les circonf- jn tances de la mort du Maréchal d'An- » cre 5 je ne la puis attribuer qu'à l'a » mauvaifc deltinée , ayant été confeil- » par un homme qui avoit les incîi- » nations fort douces ; & comme le » Marcchal étoir lui-même naturelle- y> ment bicnfaifant , & qu'il avoïc dé- » fobligé peu de^perfonnes , il falloit » que ce fût fon étoile , ou la nature » des aiiaires, qui euiient fait fouîevcr » tant de monde contre lui. Il étoic » agréable de fa perfonne , adroit à » rheva! , & à tous les autres exercices ; » il aimoit les plaifirs , & particuliere- » m.ent le. jeu : fa converfuion étoit » douce & aifée ; fes penfées étcicnt » hautes &ambitieufes ; mais il les ca- y> choit avec foin , n'ayant jamais .... » aftecié d'entrer dans leConfeil, & » même on a fouvent oui dire au Roi î> qu'il n'avoit pas entendu qu'enfle dût » tuer. (/?).

Je croirois agir contre la prudence ^ il je préférais le témoignage de cet Au-

(f) Mémoires de la Régence de Marie de Mé- éicis.

DE B A Y L E. 2^7

teur a celui de tant d Ecrivains , qui font un tout autre pdVtrait de Concino Concini. Ce n'eit pas que je ne trouve très-pofTible qu'avec de médiocres dé- fauts un hoïiime qui a beaucoup d'ini- pruderice , & un grand nombre d'enne- mis, ne devienne i'averiion du peuple , & ne paiTe pour un horrible fcélérat. L'adreiie d'un ennemi malin & accrédi- té, perfuade bien des menfonges à la po- pulace. Je croimême qu'on a bien outré les choies concernant cemalheureuxFlo- rentin : pour démêler ici exactement & avec préciiion le vrai d'avec le faux , il faudroit furmonter bien des obftacles. Telle d\ la nature de certains faits : dans bien des rencontres les vérités Hiilori- ques ne font pas moins impénétrables que les vérités Phyfiques.

Quoi qu'il en foit , je ne doute pas que le Maréchal d Eftrées n'ait trop flatté le portrait de ce Favori. l'Auteur Italien , qui publia en 1691 la Vie de Louis XIII , n'eil point tombé dans cet excès. Il adure que Concini , au com- mencement de fa faveur , montra d'af^ fez bonnes qualités , mêlées de plufieurs défauts : il ajoute que ce qu'il y avoic de bon dans fon caractère , difparut avec le temps , &; que les défauts prirent tel-

%<^ Analyse

lemcnt le deiTu': ,Gu'i]'^ ctouflercnt tou- tes le- iucres qnajitf- (.y). M de Beau- vaii-Nargis , c|ui connoi/Toit bien la Cour de Lnw.< XIII. ne difculpe nul- Itmcnt rotre Concini , & confirme plu- tôt hu biuits communs, *

Démêlé de lu M OT T E-A I G R O N (& du Père GoULU. Pourquoi le pre- mier fc brouilla avec B A L Z A C.

Jacques de la Motte-Aigron i'eft fait connoitre par la qualité d'Auteur, pendant la fameufe querelle de Balzac avec le Général des Feuillans le Père Goulu. Il avoit fait une Préface fur îe» Lettres de Balzac , & il avoit pris ia commifTion , conjointement avec M. de Vaugelas , de porter au Père Goulu un exemplaire de l'Apologie du même Ecrivain , dans laquelle on maltraitoit fort un jeune Feuillant. Comme le Père Goulu prit l'envoi de cet exemplaire pour un cartel de défi , il fe mit tout aufîi-tôt à écrire contre Balzac d'une

(9) Alefiandro Ronconveri , Iftoria dcl Resno ii luigi XIII , Lib. V. * Art. Consïni 1 6" GalUgai,

DE B A Y L E. ' 159

msniere trcs-emportee , & il c^éroHa en pairant quelques traits contre le Sieur de !a Motte - Aigron , ceux - ti entre autres , qu'il iioiifih d'un très-ho::néte uûputiCiiire , & qu il vivcit ordinaire-' rmr.îà la î ihh de B.il\ac {<.{). On pré- tend que ce fut violer en quelque iorte les droits de rHofpitalité , puifque le Père Goulu avoic logé plus u'une fois chez le père du Sieur de la Motte-Ai- gron ; mais d'autre part ccis pouvoit fai-^ re croire qu'il favoit les cliofe-'^ d'origi- nal. Quvoi qu'il en foit , il piq -vi cruel- lement fon homme , & il fut caufeque peu après on informa le Public dans la dédicace d'un Livre , que le prétendu Apoticairc du Pert Goulu étoit Abraam Aig'on , Ecuyer, Confeiiler du, Roi, & Elu d'Angoulème. Cette Epître dé- dii atolre n'ell pas mauvaife ; mais com- me elle fut écrite en Latin , & qu'elle parut à la tète de la Réponfe , que la Motte- Ai;:i;ron fit en François au Pe- re Goulu , on a trouvé une forte i'af eélation , qui n'a fait que rendre plus fufpecls les grands éloges que l'Au- teur répand à pleines mains fur fon père, & qu'il tourne du côté le plus capable

{a\ Lettres de Phyllarque , /. Partie, Leurs

i6o Analyse d'éloigner tout foiipçon de Pharmacie. Non content de ce début , il nous ap- prend dans le corps du Livre , que Jbn hifayculy ayant accompagné Henri IL au voyage d' Allemagne , fui un des pre- miers Capitaines que le Roi laiffa dans Mets , & un de ceux cui défendit le plus courageufemcnt cette Placecontrc Char- les - Quint. Il ajoute que fa bifayeule Catherine de la Barde étoit d uneMaifon aujji noble qu aucune autre du Pais y & que fon grand-oncle du côté maternel eut l'honneur £ être Secrétaire des Ccm- mandemens , (& principal Miniflre de Marguerite ^ femme de Henri d' Albret Roi de Navarre. Le Père Goulu avoit déjà changé de ftile , puis qu'avant la publi€ation de la réponfe de la Motte- Aigron , il avoit infinué dans une Pré- face , qu'il tenoit M. de la Motte-Ai- gron pour Gentilhomme. Voyez la rem. (/?).

Examinera qui voudra cela efl équivalent à une bonne rétractation : je ne le crois pas. On m'a affuré que le perc du Sieur de la Motte- Aigron com-

(û) Voyez la Pri<face de la TI. Partie des Lettres de Phyllarque, vous y trouverez ces terine'^ -.Lj ûcur de la Mocte- Aigron ejl trop honnête Gentilhomme four dînitr > «S-c,

DE B A Y L E. l6l

mença en erFec par être Apocitaire _, mais qu'il releva fa condition en ache- tant l'Office d'Elu , & qu'enfin il fut Aîaire de Coignac en Angoumois. M. de Malîeville en a touché quelque cho- fe dans une Epigramme qui n'a pas été inférée au Recueil de fes Foëfics, Sorel ne l'a point mi^e dans fa Bibliothèque françoife , par la raifon , dit-il , que certains Officiers de France s'y trou- vent intirejjcs , & qu'on ctoit dans une conjor.aiirc ou ce fcroiî infidtdr à leurs malheurs (r). Pour moi qui ne fai point quelle .peut^^être cette conjonclure , & qui en tout cas la croi tout-à-fait paf- fce , je ne ferai point difHcul ce de rap- porter cette Epigramme , qui eil jolie. ;

Objet du mépris de Goulu ,

Qjte ton infolence eji publique f

Depuis que ton père ejt Elu,

Et qu'il a fermé fa Boutique :

Mais bien que c-ette qualité ,

Si Von en croit ta vanité ,

N'en trouve pas qui la féconde ;

Il n'en cji pourtant pas alnf. :

C'eft un beau titre en l'autre monde ,

Mais on s'en moque en celui-ci,

(c) Sorel , Biblioth. Françoife , page 132,'

i5i Analyse

J'ai dans les mains un Livre , l'on alfure qne la peine que la Motte- Aigron fe donna d'écrire en faveur de Balzac , fut une femencc de haine entre Jui& ce dernier , parce que Bahac vou- lut paflèr pour père de l'ouvrage qui parut fous le nom de la Motte-Ai- gron {d). Mais celui-ci fe défendit toujours avec chaleur d'un tel plagiat. Voici de quelle manière il s'exprime dans la Préface de fa Réponfe à Phyl- larque. Vadvis qui m'cjlvenii de divers endroits , que quoique ce Livre ne fait pas fort bon , quelques-uns pourtant lui vouloient donner un maître à leur fan-' taifie , rn oblige de vous advenir que cette adventure eft toute mienne , & quil n'y a point ici de Roger qui com- batte fous les armes de Léon. Certes , bien que je ne pu'iffe affc^ louer la corn- pLiifance de ceux qui permettent qu'on leur face des enfants , & que la bonté de leur naturel me ravi/Te , fi ejl-ce que. je ne ferois pas ajfe^^ généreux pour être. de leur opinion , <& )c ne pourrais Couf- frir encore aujourd'hui qu'on me fit mes Livres. Mon imagination ne m' obéit pas

( ') Voyci Javerfac , Difcours d'Ariftare^ue , pag.

D k: r A Y L E. 20^

dt telle forte, que jepidjfe jamais luiper- fuader , que des ouvrages tels que ceux- ,fuJJenîàmoi , & je nekvo'i^ pas plus de confcience de toucher au bien d au- trui , que de recevoir des bienfaits de cette nature. C eft parler en homme de cœur ; il n'y a que des gens lâches , qui veulent paiFer pour Auteurs d'un Livre qu'ils n'ont point fait. On auroit beau dire qu'ils aiment la gloire fi ar- demment qu'ils y veulent parvenir par l'adoption , lorfqu'ils ne le peuvent par la génération ; ce defîr de gloire ne laiiîe pas d'être lam.arque d'un cœur bas. Les Cuftodinos d'un Evêché fonc moins poltrons que les Cujlodinos d'un Livre. Ceux-ci font coupables du co- cuage volontaire ; qu'on dife tant qu'on voudra que ce n'eft qu'un courage d'ef- prit , c'eil toujours une tache , c'eft une honte. *

Naïveté ^H O M E R E

Nauficaë , fîlle d'Alcinoiis , Roi des phe'aciens , parole avec beaucoup d'c-*

f Art. La Motte- Aigron,

204- Analyse

dat dans l'Odyflee d'Homère. Le Poè- te lui a été fort libéral de fes faveurs, & l'a repréfenté femblable à une Déelib en corps & en ame , & a voulu que fon Héros , après avoir fait nau- frage , reçut d'elle le premier fecours dont il eut befoin. Nud , comme quand il vint au monde , il s'étoit cou- ché par terre dans un lieu que les bran- ches toufuei de deux arbres déroboient aux yeux des paifants , & il y dormoic fort tranquillement par la grâce de Mi- nerve , lorfque les cris de quelques til- les l'éveillèrent. C'étoient Nauiicaè & fes fervantes qui jouoient d la paume en attendant que le linge qu'elles avoient lavé & étendu au Soleil fût fec. UlylTe, avant toutes chofes , couvrit de feuilles fes.parties naturelles, & puis alla voir ce que c'étoit. Sa vue mit en fuite tou- tes ces pauvres filles , à la referve de Nauficaë , qui avoit reçu de Mercure , par infpiration , l'aClurance d'attendre de pied ferme , ce que l'homme auroit à dire. Ulyiiè craignant de la fâcher , s'il lui embraffoit les genoux , lui fit fon compliment d'un peu loin , & lui die que la voyant fi belle , il ne favoit il elle étoit une DéefFc ou une femme ; qu'heureux écoient fon père , fa, mère

DE B A Y L H. 2.6^

&fes frères , mais que plus heureux en- core feroit celui qui l'épouferoit ; & après un prélude fi bien entendu , il im- plora fon afliilance , fur-tout par rap- port à fa nudité , & pria les Dieux de lui donner tout ce que fon cœur fou- haitoic , un mari , & des enfants , & la concorde domeflique. Nauficaë lui ré- pondit en fille de bonne Maifon , rap- pel la les fervantes , & leur commanda de donner à boire & à manger à cet homme , & de lui laver le corps. Tout aufîi-tôt elles le menèrent à la rivière ; mais il les pria de s'écarter , leur repré- fentant qu'il auroit honte de fe voir tout-k-fait nud parmi des filles. Alors elles fe retirèrent. Il fe lava & fe ;frotta tout fon foû , il s'habilla , il revint trouver Nauficaë , & il lui plut fi fort , qu'elle dit a fes fe: vantes qu'elle fe- roit ravie d avoir un tel homme pour mari. Après qu'il eut m^gé avec tou- te la précipitation dévorante d'un hom- me qui avoir jeûné long-temps, elle lui repréfenta qu'il falloir qu'il vînt à pied avec fes fervantes jufqu'k un certain lieu proche de la Ville, & qu'il atten- dît qu'elle fût entrée chez fon pers avec toute (a fuite. Elle lui en dit les raifons fort naïvement , qui étoient Tome IL M

2<j6' Analyse

qu'elle ne vouloic pas donner fujet de caufer aux mcdifants , dont la Ville etoit toute pleine , & qui ne manque- roient pas de dire s'ils le voyoient en- trer avec fcs fervantes , qu'elle étoic àlié fe chercher ce mari - ; qu'ils feroienc là-defTus cent malignes plai- fanteries , qui flétriroient fa réputa- tion ; d'autant plus qu'elle-même fe fâcheroit fort contre une autre , qui fans Taven de père & de mère , & avant la célébration des noces , coucheroic avec un homme. Ulyfîë fe conformant h. ces remontrances s'an-éta au lieu qui lui avoit été marqué , d'où il fut con- duit invifîblement par Minerve chez Alcinoiis , qui le reçut fort civilement. Il y revit Nauficaë, qui l'exhorta à fe Ibu venir quand il feroit de retour chez lui , qu'elle lui avoit fauve la vie: à quoi il répondit qu'il lui feroit chaque jour des vœux comme à une Déefle (a).

Voilk un morceau tiré d'un Epifods de rOdyffée d'Homère , & traduit pref- quc littéralement. Il cil très-propre à nous faire fentir la naïveté de cet an- cien Poète, & la différence qui fe trou- ve entre le caradere de fon fîecle & le?

ia) Homer. OJyC Lih. VI, & FIL

DE B A Y L S. 2,07

îîîCDurs de notre temps. On ne peuc difconvenir que cet Epifode û'aIcï- noiis n'ait Tes agréments & fes beau- tés : mais je voudrois que le Poète eût abrégé certains détails , &: fupprimé quelques images , peu dignes de la ma- jefté de l'Epopée. C'eft le défaut d'Homère. Il efi: trop grand parleur & trop naïE : grand génie d'ailleurs , &C Il fécond en belles idées , que s'il vi- A'oit aujourd'hui , il feroit une Odyflée il ne manqueroit rien. Il con-igeroit aufTi beaucoup de chofes dans fon Ilia- de, & fes Héros y parleroient toujours avec dignité. Il n'auroit garde , pac exemple , en peignant l'afEidion d'An- dromaque après la mort de fon époux , de mêler parmi fes plaintes cette ré- flexion , que le petit ARyanax ne man- geroit plus fur les genoux de fon peref la mouelle & la graifîe des moutons. Il ne diroit pas non plus qu'Androma- que avoit un fi grand foin des chevaux d'Heâor , qu'elle leur donnoit à man- ger & à boire plutôt qu'à lui. C'eiï peindre d'après nature , je l'avoue s mais aujourd'hui on ne fouffriroit point ces naïvetés : nous trouverions cela trop Bourgeois , & bon feulement pouc la Comédie. Je crois que nos Corii-

M 2.

268 Analyse tefî'es & nos Marquifcs croiroient auiïî s'exprimer trop bourgeoifcment, (i elles diroient comme la Reine de Carthage dans Virgile,

Si guis fn'ihi parvulus Auli JLuderet ^neas

Ce ne font pas proprement les défauts des anciens Poètes , c'eft celui de leur temps. Il n'efl pas queftion fi les efprits font meilleurs dans notre fiecle , mais li notre fîecle poffede mieux les idées de la perfeâion. *.

jPoJfeffîon de Loitdun. Supplice d'Ur- bain GRANDIER, Machines qu'on fit jouer en cette occafion.

Urbain Crandicr , Curé & Chanoine de Loudun , étoic fils d'un Notaire de Sablé. Il préchoit bien, & cela fut caufe que les Moines de Loudun conçurenc d'abord contre lui beaucoup de jaloufie. Cette jaloufie fe changea en une haine furieufe , lorfqu'il eut prêché fortement fur l'obligation de feconfefîèrafonCuré au temps Pafchal. Il avoit de Tefprit , & quelque ledure : il étoit bel homme j

* Art. Nau/ica'é ; Se An. Andromaquc ^ttra.JU

]) E B A Y L E. 2^9

agréable dans la converfation , propre en Tes habits & en (a perfonne , galant auprès des Dames, & ayant le don de s'en faire aimer. Le penchant qu'il avoic pour elles , le porta , dit-on , à briguer la direâion des Urfulines de Loudun , & l'on ajoute qu il ne demanda cet em- ploi que pour faire un honnête Sérail de leur Couvent (a). Les Relations qui lui font les plus favorables ne permet- tent pas de douter que ce ne ait un homme de très-mauvaifes mœurs , & d'un caraâere arrogant & haut. On l'accufa en 162.9 d'avoir abufé de quel- ques femmes dans l'Eglife même dont il étoit Curé. L'Official de Poitiers le condamna à fe d''r;irede fes bénéfices, & à faire pénitence dans un Séminaire. Grandier en appella comme d'abus , 6c par Arrêt du Parlement de Paris , il fut renvoyé au Préfidial de Poitiers, qui le déclara innocent.

Trois ans après cette aventure , le bruit fe répandit parmi le peuple , que les Urfulines de Loudun étoient pofié- dées. Les ennemis de Grandier publiè- rent auiïi-tôt qu'il étoit l'Auteur de cet- tepoire(îion,&ils l'accuferent de Magie,

(<i) Mercure François , Tome XX.

M 3

270 Analyse

crime ordinaire de ceux qui n'en ont point , dit Ménage [h) , & qui nejîpas même cru par ceux qui en accufcnt les autres : carfi un homme étoit bien per- fuadè quun autre homme le pût faire mourir par Magie , il appréhende roiù de ï irriter en Vaccufant de ce crime abo- minable (c).

Les Capucins de Loudun , irrités de longue main contre Grandier , jugèrent à propos d'intéreller dans cette affaire l'autorité toute puiifante du Cardinal de Richelieu. Ils prièrent leur Père Jofepli, ^ui avoit beaucoup de crédit auprès de cette Eminence, de lui faire entendre que Grandier étoit l'Auteur d'un Livre intitulé la Cordonnière de Loudun : c'étoit une Satyre plate & méchante^ fort injurieufe à la perlonne & à la naif- fance du Cardinal. Il n'a jamais été prouvé que Grandier en fût l'Auteur.

{b) Menag. in vlta Gnilhlmi Mânagiî , & dans les remarques fur cette vie.

(c) Je ne fais fi cette manière de raifonner eft

îjien folide. I^. Dans tous les temps il s'eft trouvé des gens qui ont cru coupables ceux qu'ils accii- foient de Magie. 2.''. On s'imagine communément tjue dès qu'un Magicien eft dans les niains de la Juftice , il ne fauroit plus faire de mal. 3". Il eft naturel de croire qu'un Magicien n'entreprendra rien cohtre Tes accufateurs , paifque ce feroiSf des preuves contre lui même.

DE B A Y L E. 2,71

Le Cardinal de Richelieu, qui, par- mi beaucoup de perfections, avoit le dé- faut d'être iniinimenc fenfible aux Libel- les qui s'imprimoient contre lui , fe laiffa perfuadcr que Grandier avoit compofé cett€ Satyre, & il n'en fallut pas davan- tage pour le déterminer à perdre le Curé de Loudun. M. de Laubardemont, Con- feilkr d'Etat , & créature de Richelieu , .étoit alors dans cette Ville, il faifoic démolir , par ordre du Roi, les fortifica- tions du Château. Le Cardinal lui écri- vit de faire des perquifitions exaâes au fujet de la poCfelTion des Religieufcs , lui faifant aflez connoître qu'il vouloit fe fervir de cette machine pour fe dffaire de Grandier. Celui-ci fut arrêté au mois de Décembre de l'année 1633 , & quelque temps après Laubardemontalîa trouver le Cardinal, pour prendre de nouvelles inftruélions. Le 8 de Juillet 1634, le premier Miniftre fit expédier des Lettres patentes, portant injon- Aion de faire le procès à Grandier («')• Ces Lettres furent adrefiées à Laubar- demont, & à douze Juges des Sièges voilîns de Loudun ; tous gens de bien à la vérité , mais tous d*une crédulité

)<f) Hift. des Diables de Loudun.

M 4

ij-L Analyse extrême : les ennemis de Grandicr fen- tirent combien la réunion de ces deux qualités étoit ici importante {e).

Le i8 Août 1634, oui AlUroth , de l'Ordre des Séraphins , chef des Diables qui poirédoient les Urfulincs ; vu la dépofition d'Eafas, de Celfus , d'Acaos , de Cédon , d'Afmodée , de 1 Ordre dej Throoes ; & celle d'A!ex , de Zabulon , de Nephtalim, de Cham , d'Uriel, dA- chas, de l'Ordre des Principautés; c'efî- à-dire fur la plainte dès Religieufes qivi fe difoient poflcdées par ces Démons , les Commillaircs rendirent leur Juge- ment par lequel Maître Urbain Gran- dier , Prêtre , Curé de Saint Pierre du Marché de Loudun , & Chanoine de l'Eg'ifc de Sainte Croix , fut déclaré dûment atteint 6' convaincu du crime de Magie , maléfice , & pofflljion arrivée par fonfait es perfonnes d'aucunes des Religieufes Urjulines de Loudun , «S* autres fècuUers , mentionnés au Procès^ pour la réparation dcfquels crimes il fut condamné à faire amende honorable , & à eftre bru/lé vif avec tes pactes & caractères magiques ejlant au Greffe , enfemhk Is Livre manufcrit par lui con^-

I

-( c) Ménage j uhi fupià»

r> E B A Y I 1. 275

poje contre k célibat des Prêtres (/ ) , & les cendres jctices au vent.

Grandier écouta fans émotion cette Sentence. Il demanda pour ConfefTeuc le Gardien des Cordeliers de Loudun , Dodeur en Théologie de la Faculté de Paris. On le lui refufa , & on lui préfenta un Récollet, qu'il refufa à fou tour, comme un homme qui étoit fon ennemi, & l'un de ceux qui avoient le plus contribué à le perdre. On perfilta à ne lui point donner d'autre Confef- feur, & il perfifla de fon côté à n'en point vouloir : ce qui Ht qu'il ne fe con- leflk que mentalement. Après s'être

(/) Ménage témoigne que M. Bouillaud y qui étoit de Loudun , & qui avoit connu familièrement Grandier , lui a dit qu'il n'y avoit point de preuve que le Curé eût compofé cet Ouvrage : niais on le trouva parmi fes papiers. Ménage ajoute qu Livre n'étoit pas mal fait , qu'il étoit adrefl'é à Dame , & qu'il finiffoit par ces vers :

e ce une

Si ton gentil efprit prend bien cette fcience. Tu mettras en repos ta bonne confclencs.

Seguin aflfûre que la Dame nnonyme à qui l'ou- vrage s'adreffoit , étoit la plus chère Concubine de Grandier. Il prétend que le Curé de Loudun avoua à la queftion qu'il avoit compofé ce Livre. Voye\ la Lettre du fieur Seguin , Médecin de Tours , ift- férée dans le Mercure François , Tome XX,

M 5

2^4 Analyse préparé à la mort , il marcha au fup- plice, & le fouiFrit avec autant de con- fiance que de réfignation. Comme il etoit fur îe bûcher , on apperçut une grofle mouche , qui voloit en bourdon- nant fur fa tête. Un Moine préfent à l'exécution , &r qui avoic oui dire que Belzebut en Hébreu fi2;niiio Dieu des mouches , cria tout aufTi-tôt que c'étoit le Diable Belzebuc qui voloit autour de Grandier, pour prendre poiTefTion de fon ame, & pour l'emporter en Enfer (o).

II fe pafTa dans toute cette affaire beaucoup de chofes qui mériteroient de grandes confidérations : contentons- nous d'en faire quelques-unes.

I. La première Scène de cette hor- rible Tragédie n'eft pas la moins re- marquable. Une Urfuline deLoudun, repojant durant la nuit fur fon petit , mais très-chafîe grabat , apperçut un Speétre , qui lui parut être le feu Con- feifeur du Couvent , 6: qui déclara en effet qu'il Tétoit. Il lui dit qu'il reve- noit de l'autre monde pour révéler ces ehofes fort fingulieres. La Religieulê répondit qu'elle ne pouvoir les entendre fans fa permiiîion de fa Supérieurs, 6c

(g) Ménage , ibid^

D E B A Y L E. 27 f lui dit de revenir le lendemain a pa- reille heure. Le Spedre revint, & on lui répondit comme la première fois. Mais la Sœur s'apperçut que ce Phan- tôme ne reflèmbloit plus à leur défunt Confeflèur , & qu'il étoit parfaitement femblable à Grandier. Il parla amou- rette à la Reîigieufe, 6* la folUcha par des carejfes aufji infohntes qii impudi- ques Elle fe débat , per forme ne

l'ajjijle : elle fe tourmente , rien ne la, confole : elle appelle , nul ne répond : elle crie j perfonne ne vient : elle trem ble , elle fie , elle pâme , elle invoque le Saint Nom de Jejus ; enfin le Speclre s'iva- nouit {b).

ivlonfieur Ménage , qui traitoit de chimère toute la Diablerie de Loudun , fe moque de l'Hiftoire que l'on vient de raconter. Il ne voit aucun (îgne de Magie , & il a raifon : je croi com- me lui , que Grandier n'a jamais eu h pouvoir de difpofer des Démons à fa vo- lonté, pour les envoyer tourmenter des Filles innocentes. Mais n'y auroit-il pas ici quelque chofe de plus réel qu'une vifion phantaftique ? Le narré de la Reîigieufe fent fort l'accompliiremenc

{h) Mercure François, uhl fuprà.

M 6

%jS Analyse

de l'Ade vénérien.... Ne ponrroic-oît pas foiipçonnêr que Grandier , homme hardi & entreprenant , fuborna la Por- tière du Couvent , & s'introduifit dans la chambre de la Religieufe en faifant rEfprit & le Phantôme ? Il eft dit dans nne pièce mentionnée au procès , que dans le temp^ de la troiGeme poflefTion , car il y en eut pluiieurs , il entra pen- dant la nuit dans le Couvent par une porte que le Diable Cedon lui avolt ouverte. Je ne fai (i l'on ne pourrok pas dire de Grandier, ce qu'Olympias difoit de la MaîtrelTe de Philippe Ion mari : qu'on ne l accufe point de Sorcel- lerie : îousfes enchantements font dans fa perjonne. Le Curé de Loudun étoit bel homme , galant , beau parleur ; c'étoit fans doute la Magie avec la- quelle il obfédoit la Supérieure des Ùrfulines , ^faifoitfouffrir des ardeurs violentes & fales aux autres ReligieU" fes (z). Le vœu de continence , & la dévotion , n'étant que de foibles pré- fervatifs contre des tentations fi fortes , on s'imagina qu'elles étoient furnatu- relles. Cttce penfée épargnoit à l'amour propre l'aveu d'une foibleiîé humiliaii-

(/■) Ibid. Voyei ^"^' Monconis , Voyages ^ F îS:». tie première , p. ?.

DE B A Y L E. 277

te. On fe crut donc enforcellé , & on le dit tout haut. Dans la fuite il fallut foutenir cette premierre démarche : l'honneur de la Communauté y étoic engagé. Ces Religieufes ont pu être au commencement dans la bonne foi : mais j'ai peine à me perfuader que l'in- trigue & la politique n'aient pas eu beaucoup de part aux pofTeflions réi- térées dont elles fe plaignirent : il falloit continuer la Comédie pour fauver le pafTé. Il n'y a rien de plus dangereux pour les perfonnes qui croient que leuc bonne réputation eiï nécefTaire a l'E- glife , que de s'engager dans une mau- vaife démarche. Ceux qui connoifîbienc la Carte de cette petite Ville , étoienc bien plus à portée que moi d'expliquer tous ces myfteres. L'Auteur qui a corn- j)oÇé r HiJIoire de la Diablerie de Lou~ dun , favorife une partie des conjedu- ' res que je viens d'alléguer. Il expofe les intrigues particulières qui firent éclore cette étrange momerie : fi l'on en croit cet Ecrivain , la Supérieure ne fut pas un moment dans la bonne foi (/t).

II. Durant la première pofTcfîion' ,

{k\ Voy ei Cl deffoiis, Art. V, ce qui fera rap- porté touchant la fourberie île cette Supérieurs*

178 Analyse les Diables , à l'exception d'un fcuî , refufcrentde fe nommer: \h fe conten- tèrent de répondre qu'ils étoient en- nemis de Dieu. Durant la féconde & la troifieme , ils fe firent connoître par leur noms & dignités , & ils accufe- rent nommément Grandier. Il eft à re- marquer qu'ils répondoient ordinaire- ment en François, quoiqu'on les in- terrogeât en Latin, Seguin, ce crédule Médecin de Tours , qui a publié une Lettre Hiftorique fur ces prétendues polîefîions , rapporte que les Religeufes deLoudun répondirent en langage Tau- pinanboux que leur parla Monjieur de Launai Rayjlli , que' je croi, ait-ï\, plus que moi-même y ^ que f allègue y parce qu'il efl connu pour homme de créance (/). Mais M. Ménage _, qui n'ignoroit point le contenu de cette Lettre, ni les autres contes qu'on a publiés touchant le favoir attribué à ces Nonnes, ne laif- fe pas d'affirmer qu'elles n'eurent jamais le don des Langues, qui, fuivant le Rituel Romain , eft Vune de marques d'une véritable poj/èjfion : d'où il paroît que dans ces fortes d'affaires il ne faut guère fe fier aux Relations.

(0 Mçrçvire François» Itid,

D E B A Y L E. 279

Balzac obferve que les Diables de Loudun n'étoienc rien moins que fa- vants , & qu'un des Courtifans du Car- dinal même , difoit d'eux, qu'i/j na- voicnt pas étudié jufquà la troifiéme. Voici quelques preuves de leur ignoran- ce. Le Prêtre Barré , exorcifant la Supé- rieure , lui die , tenant le Saint Sacre- ment dans fa main , Adora Deum tuuni, Crcatorcm tuum , adore ton Dieu, ton Créateur : étant prefTée , elle repondit , Adoro te. y je t'adore. Quem adoras? lui dit l'exorcifte : la Religieufe héfita , & Carré lui ayant fait piulieurs fois la mê- me demande , Jcfus Chriflus , répondit- elle. Sur quoi un afTeiTeur de la Prévô- té , nommé Daniel Drouin , ne put s'empêcher de dire afi'ez haut , Voilà un Diable qui n'eft pas congru. Barré re- tournant la phrafe , demanda à la pofTe- dée, quis efî ijle quem adoras ? il croioic qu'elle diroit encore Jefus Chriflus : mais elle répondit Jefu-Chrifle : voilà de mauvais Latin , s'écrièrent alors plu- fieurs des aiïirrants : mais Barré foutint qu'elle avoit dit : Adoro te Jefu Chri- Jk {m).

Ceci me rappelle un trait fort plat-

(«) Hiftoire des Diables de Loudua»

iSo Analyse

fant, qui fe trouve dans la Confefîîon de Sancy. Une pofrédée, appellée Mar- the , avoit , dit-on , deux diables dans le corps , l'un appelle Belzebut, l'autre Aftaroth. Les Juges d'Angers les exami- nèrent en Grec & en Latin : Belzebut en colère répondit, » ique s'il vouloit, il » répondroit auffi-bien au Grec qu'au » Latin. Le Capucin, qui conduifolt 7> rEnergumcne,& qui êtoit pas fâché p de lui fournir une excufe , dit : Belfe- Y> bud mon ami, il y a ici des Héréti- » ques, c'eft pourquoi vous ne voulez » pas parler. On fe mit à latinifcr avec yi Aftaroth, qui s'excufa fur fa jeunefîe. » Belfebud s'excufa aujji , difant qu'il » étoit pauvre Diable. il y eut gran- 7> de difpute entre ceux de la Jullice , » les Diables étoient tenus d'aller à l'é- » cole. Les Jurifconfultes maintinrent » que c'étoit le proprium in quarto mo^ » do des Démoniaques de parler toutes » langues , comme celui de Cartigni en » enSavoye, qui fut éprouvé en feize » langues , aux enfeignes que les Minif- très de Genève n'oferent elTayer de » l'exorcifer. Ceux d'Angers furent plus » hardis: un entre autres, commença yy en cette façon : Commando tibi ut » cxcas Belfebud & Afarotj autefo

DE B A Y I E. 2§I

» augmentabo vejlras pœnas , & vobis » dabo acriores. A la féconde fois il re- » doubla: jubeo exeatis Juper pœ/him » excommunicutionis majorls & mino- » ris. Enfin tout en colère il ajouta ; » nijî vos exeaîis , vos rdego 6* confina » in inferniim ccntuni annos magis » quàm Dais ordinavit (n). « Je ne doute point que tout cela n'ait été brodé par d'Aubigné.

On afTure que l'Abbé Quillet, qui fut préfent aux Exorcifmes de Loudun , dé- fia le Diable de ces Rcligieufes, le rendit penaiit , & déconcerta toute la Diable- rie. M. de Laubardcmont s'en fcandali- fa, & décréta contre Quillet, qui fe fau- va au plus vite en Italie. C'eit Sorbiere qui rapporte cette particularité ( o) , dont Naudéfait auiïi mention dans fon Dialogue de Mafcurat. Sorbiere ajoute que la Diablerie de Loudun ne fut qu'une farce que /c Cardinal de Riche- lieu fit jouer j pour intimider Louis XIIL qui naturellement craignait fort le Diable. Cela n'efl: guère vraifembla- ble , quoiqu'il faille pourtant convenir que les génies de la trempe de celui de

( « ) Confeflion Catholique de Sancy , Lih. /, Chap. VU.

(o ) Voyez le SorhUrana y au mot Quillcu

1%1 A N .1 L y s E

Richelieu, trouvent fouvent des moyens & des reflburces dans les chofes les plus petites & les plus abfurdes. L'étendue de leur pénétration leur fait découvrir des reflbrts , oii l'on diroit qu'il n'y en a pas. C'eft qu ils connoiîient mieux que les autres hommes Tufage qu'on peut faire d'une vétille : ils favent mieux ce que l'ignorance fuperititieufe des uns, & ce cjue la malice éclairée des au- tres , peuvent produire. Il ne faut donc pas toujours raifonner ainfi : une telle chofe elt li abfurdc , fi bailé , fi extra- vagante , qu'un homme d'efprit & de jugement ne voudroit pas y faire atten- tion : donc il efl faux qu'un grand Mi- îiiftre s'en foit férvi , qu'il l'ait inven- tée, qu'il l'ait appuyée.

III. Ce que je vais dire efl: incom- parablement plus digne d'oblèrvation. Peut-on s'étonner aflez qu'on ait reçu en Juftice la dépofition des Diables , & que leur témoignage ait fervi de preu- ve dans un Procès criminel , les Ju- ges opinèrent pour la peine du feu ? Je trouve tout-à-fait rares les penfées du Sieur Seguin. » Il fembîe , dit-il, que » ce ne foit pas tant un Jugement des » hommes que de Dieu , qui ait fait » fbrcir les Diables d'Enfer pour la

DE B A y L E. iS^

» confufion de ce miférable ; car c'eft ;) une chofe admirable comme les Dé- » mons fe font élevés contre lui , & » l'ont contraint de reconnoître qu'ils » étoient fes accufateurs. Je laiffe à ju- » ger à la Sorbonne fi l'on a rece- » voir les caufes de recufation contre » eux parlans de la part de Dieu^ôc don- » nans des marques évidentes de la vé- » rite qu'ils étoient forcés de dire ( p). « On a horreur quand on lit ces maximes, & quand on fe raopelle que des Juges Chrétiens trouvèrent nulles les caufes de récufations alléguées contre de pa- reils témoins : car il eft de foi qu'ils font les pères du menfonge. Il ne fervi- roit de rien d'aï léguer que la force des exorcifraes les empêchoit de mentir : le Procès même de Loudun fournit la preuve du contraire, comme on le verra dans ma quatrième remarque.

IV. Le fécond Procès-verbal porte que tant aurait eftc & Ji continuement procédé aux Exorcifmes y tant auraient cfîc faits de. jeûnes ^ d'oraifons , & de prières , que le Malflre Diable & fes ajfociés après.... avoir reconnu quil cé- dait à la toute Puijfance de Dieu ., &

(p ) Mercure François , ubi fu^ri^

284 Analyse

déclaré qu'il fe retireroit de ce Monaf- tere pour toujours , enfin f croit Jorti , le /j. Oclobre zé'ji, du corps de lu dite Supérieure, ^fignifié fa jorîie par fcptflegmcs quelle auroit jcttéfort loin par fa bouche : feroit aujjiforti du corps de Sœur Claire le Démon qui la pojfè- dolt ; & enfuite les Rcligieufcs fc feroient trouvées fans inquiétudes , leurs lieux fans infejîation , <& tout le Monafierc enfaintepdix{q). Mais ces Diables ne tinrent point leurs promefîés , & jouèrent les Exorciites. Dès le mois fuivant la plupart, des Religieufes re- tombèrent fous le pouvoir des malins Efprits , & les infeflations recommen- cèrent (r). La mort de Grandier ne fie pas même cefier la Diablerie, qui con- tinua encore un an après l'exécution de ce malheureux.

V. M. Men.ige témoigne que la Su- périeure de Loudun lui a die , t> que » Icrf'qu'elle fut délivrée des Démons « qui la tourmentoient , un Ange grava » fur fa main Jefus , Maria, Jofeph , F, » de Salles, & qu'elle lui montra fa » main fur laquelle ces mots étoient en » eiîet gravés , mais légèrement, & de la

(?) Ibld. (r) ibid.

DE B A Y L E. 1§^

» façon que font gravées ces Croix » qu'on voit aux bras des Pèlerins de la » Terre Sainte. Elle ajouta que cet An- » ge grava premièrement ati haut du » deflus de fa main le nom de François » de Salles , que ce mot fe baifTa pour « faire place par honneur à celui de » Jofeph , & celui de Marie , & qu'ils » fe baifl'erent enfuite tous trois pour î> faire place à celui de Jefus (/) «* M. Ménage ne dit pas en propres termes qu'il prenoit cela pour des impoftures , & l'on comprend affez le motif de fou fllence : mais le Ledeur entend de refte ce que veut dire ce récit.

M. de Monconis ne laifTe aucun lieu de douter de la fourberie : c'ert pour- quoi il efl: fort à propos de rapporter ce qu'il en di'-. Il alla voir cette Supérieure des Urfulines le 8. Mai 1 645 , & com- me elle fe fit attendre au parloir plus d'une groffe demie heure , il foupçonna quelque artifice. Il la pria de lui mon- trer les caraéleres qu'elle portoitfur fa main : elle le fit : il vit en. Lettres de couleur de fan g , fur le dos de la main gauche , commençant du poignet juf- qu au petit doigt, Jefus,aw -dejfus, tirant

{/) Ménage , ubi fuprà.

2S5 Analyse

vers l'épaule, Msivià, plus bas Jofepîi, &' plus bas y à la quaîricmz ligne, François de Salles. Elle lui dit toutes Us méchan- cetés du prùre Grandier^qui avoit été brûlé pour avoir donné le maléfice an Couvent ; & comme un Magijlrat de la. Ville duquel il débauchait la femme , s en étoit plaint à elle , & que de concert ils l avaient dénoncé , nonobflant les for- tes inclinations que ce malheureux lui caufoit par fes fbrtdeges , dont la mi/e- ricorde de Dieu la préfervoit. M. de Alonconis prenant congé d'elle , lui de- manda la permiiTion de voir encore fa main , ç\\ielle lui donna fort civilement au travers de la grille. Il lui fit remar- quer que le rouge des lettres nétoit plus vermeil que quand elle étoit venue , & ilju'il Imfembloit que ces lettres s' écail- loient, & que toute la peau de la main fembloit s'élever ^ comme c'eût été une pellicule d eau d'empois dejjkchée. Avec le bout de fbn ongle il emporta par un léger attouchement une partie de la jam- be de IM. , dont elle fut fort furprife, quoique la place reftât aujji belle que les autres endroits de la main. Il fut fitis- f ait de cela [t). Je n'en doute point:

{t ) Monconis , Voyages Partie I. pj 8. & 9i

DE B A Y L E. ^%J

c'écoit un tréfor inftimable pour un homme comme lui, que !a découverte d'une 11 îirande fortancerie qui avoit in- fatué tancde gens. La nouvelle Hijloire des Diables de Loudun nous apprend que quand la vieilleffe eut ridé& def- lëché la maiii llismacifée , de manière que les drogues qu'on employoic pour refaire les noms ne pouvoienc plus s'y coller, » la bonne Mère dit alors que » Dieu avoic accordé à fes prières de » laiîîèr effacer ces noms, qui étoienc 5) caufe de ce que quantité de gens ve- » noient la troubler. ... & la diitraire.., » de Tes actes de dévotion.

VI. Le Père Seurin, Jéiuite, fut un des Exorciiles de Loudun. C'étoit urt- homme fort dévot , mais d*une myilicité qui approchoit des vifions. L'Auteur de fa vie a entrepris de prouver la vérité de la polfeiTion de ces filles , & il allè- gue pour principal argument l'autorité du Cardinal de , Richelieu , qui envoya à Loudun des Exorcifles entretenus aux dépens du Roi, & celle de Milord Mon- taigu, un des plus grands ejprits de ce fiecle , qui ayant vu fortir les Démons du corps de la Mère des Anges , en fut parfaitement convaincu^ & en entretint Urbi^m VlIIJorfquilabjura VHérlfie,&

aSS Analyse

fit profejjion de la Religion Catholi- que entre j'es mains. Le même Auteur rapporte un fait bien plus fingulier , qui concerne le Jéfuite dont il a écrit la vie. On va voir un homme qui a été la rançon de J. C. corps pour corps , c'eft-à-dire qui , pour le tirer des mains du Diable , s'eft livré lui-même au Démon. Lifez les paroles d'un Jour- nalifte de Paris. » Au temps auquel le » Père Seurin cxorcifoit les poflédésde 3) Loudun , les Démons déclarèrent que y) deux Magiciens s'étoient faifisde trois y> hoilies pour les prophaner. Le Père » Seurin fe mit en prières pour obtenir » la délivrance du corps de fon Maî- ■» tre , & confentit que le fîen propre 3> fuft mis au pouvoir des Démons pour » le racheter. Les offres furent accep- » tées,&: l'échange exécuté. Les Dé- 3> mons tirèrent les trois Hofties d'en- j5 tre les mains de leurs fuppôts , & les » mirent au pied du Soleil du Saint Sa- » crement , qui étoit alors expofé ; &: y> l'un deux entra dans le corps du Pe- » re , qui demeura pofTédé ou obfédé » prefque tout le refte de fa vie {lî).

(") Coufin , Journal éas Savans , Mai 1689. ''^ns r£xtr«it de la vie du Père Seurin.

Paralkk

■DE B A Y L E. 2S9

Parallèle de Vanclenne & de la nou- velle R O ME. Réflexions fur la puijpinceà laquelle les PAPES font parvenus.

La puifîance a laquelle les Papes îont parvenus , me paroît aufTi digne d'étonnement , que k vafte Monarchie de l'ancienne Rome : de forte qu'ort peut aflïïrer que la providence avoic defliné cette grande Ville à être de ■deux manières diiîerentes la fource & le centre de la domination la plus ad- mirable dont Fhiftoire des hommes fafle mention. Si cela ne prouve pas que les Romains , en fait de vertus morales , ayent furpafTé les autres peu- ples, c'eft pour le moins une preuve qu'ils ont eu , ou plus de courage , ou plus d'induftrie. On ne fauroit con- liderer fans étonnement qu'une Eglife qui n'a, dit-elîe, que les armes fpiri- tuelles de la parole de Dieu , qui ne peut fonder fes droits que fur l'Evan- gile , tout prêche la pauvreté- & l'humilité , ait eu la hardiefie d'afpirec à une domination abfolue fur tous les Rois de la terre : mais il efi: plus éton- siant encore qu'un deffein aufïï chimé*;

Tome IL N

1

290 Analyse rique lui ait réuiri. Que l'ancîenns Rome , qui ne refpiroit que la guerre & les conquêtes, ait fubjuguc tant d'autres peuples , cela eft beau & glo- rieux , félon le monde : mais on n'en, eft pas furpris quand on y fait un peu de réflexion. On doit être bien autre- ment étonne quand on voit la nouvel- le Rome, uniquement occupée du mi- niftere Apoftolique, acquérir une au- torité fous laquelle les plus grands Mo- narques ont été contraints de plier. Se- lon le monde, cette conquête eft un ouvrage plus glorieux que celle des Alexandres, des Céfars:& Grégoire VII, qui en en a été le principal promoteur, doit avoir place parmi les grands con- quérants.

L'Anonyme qui publie depuis quel- que temps (a) un Journal , intitulé VEfprit des Cours de V Europe , pré- tend que les conquêtes des Papes n'ont pas été aulTi difficiles que je le penfe , & qu'il faut plutôt s'étonner de ce qu« leur ambition n'a pas entrepris , que de ce qu'elle a fi heureufement exécuté. » Je ne vois rien de li furprenant , dit- v> il, dans la grandeur des Papes. A » la faveur de quelques pafTages de l'E-

{^a) Depuis le mois de Juin 1699,

DE B A Y L E. 191

» criture, ils ont perfuadé le monde de » leur Divinité * : cela ell- il nouveau? r> Jufqu'où les hommes ne fe laiiîent-ils ■» pas entraîner en fait de Religion ? » Ils aiment fur-tout à divinifer leurs » femblables : le Paganifme en fait foi. » Or, pofé une fois que les Papes ayent » pu facilement établir les divins pri- » vileges de leur charge, n'étoit-il paç » naturel que les peuples fe décîaraflent » pour eux contre toutes les autres >5 PuiiTances ? Pour moi , bien-loin d'é- » tre furpris de leur élévation , j'admi- » re comment ils ont pu manquer la » Monarchie univerfelle. Le nombre » des Princes qui ont fecoué le joug 5> Romain me confond. Quand j'en « cherche la raifon, je ne puis me pren- » dre qu'à ces deux caufes fi générales » & fi connues , que l'homme n*agit » pas toujours conféquemment à Ces » principes , & que la vie préfente fait » de plus fortes imprefTions fur fon 3> cœur , que celle qui eft à venir (Z').»

* N. B, L'auteur deVoitrf/Ve(fe la Divinité de leur Mljfion : jamais les Papes n'ont foutenu , ni perfua- dé, qu'ils étoient Dieux ; & il y en a plufieurs qui n'ont que trop montré qu'ils étoient hommes.

{b) L'Efprit des Cours de l'Europe , Novembre

N Z

2^2 Analyse

LaifTons croire à cet Ecrivain fubtil que les Papes ont pu aifément perfua- der au monde qu'ils étoient des Dieux , c'eft-à-ûire qu'en qualité des chefs vi- fibles de l'Eglife , ils pouvoient décla- rer authentiquement cela efî hérétique , cela ej} orthodoxe y régler les cérémo- nie , &: commander à tous les Evêques du monde Chrétien. Réfultera-t-il de qu'ils ayent pu aifément établir leur autorité fur les Monarques, & les met- tre fous leur joug avec la dernière fa- cilité? C'efè ce que je ne vois point. Je vois au contraire , que , félon les ap- parences , leur autorité fpirituelle de- voit courir de grands rifques par l'am- bition qu'ils auroient d'attenter fur le temporel des Rois. Prener^garde , dit- on un jour aux Athéniens , que le foin du Cie.l ne vous fajjé perdre la Terre : on auroit pu dire tout au rebours aux Pa- pes , prene'^gardc que lapajjion d'acqué- rir la Terre ne vous fajfe perdre le Ciel: on vous ôtera la puijjlmce fpirituelle , Ji vous travaille^ à ufurpcr la tempo- relle. On fait que les Princes les plus orthodoxes font plus jaloux des inté- rêts de leur fouveraineté , que des inté- rêts de la Religion : mille exemples anciens & modernes nous le font voir.

DE B A Y L E, 293

Il n'étoit donc point probable qu'ils foulînroient que l'Eglifc s'emparât de leurs domaines & de leurs droits , & il y avoJt lieu de croire qu'ils travaille- roicnt plutôt à amplitier leur auto- rité au préjudice de l'Eglife, qu'ils ne Jaifieroient amplifier la puiilance de l'Eglife au préjudice de leur puiffànce temporelle. Les Princes qui favent ré- gner , ont prefqui toujours à leur dévo- tion les Gentilshommes & les Soldats, & quand cette partie de leurs fujets eft fîdelle, il ne p:.vok pas qu'ils ayent à craindre les entreprifes du Clergé. On fe bat pour eux contre toute forte d'en- nemis. C'ell ce que firent les troupes de Charles-Quint contre Clément VIî: c'eft ce que les troupes de France firent pour Louis XII. contre le Pape Julell, & ce qu'elles étoient prêtes de faire avec une ardeur incroyable pour Louis XIV contre Alexandre VII , un peu avant que la paix de Pife délivrât ce Pape de la tempête qui ailoit fondre fur lui. Ne fait-on pas la réponfe que le Comte de Vignori , Gouverneur de Trêves , fit aux Religieux de cette Vil- le. Comme ils lui repréfentoient que les Couvents qu'il jettoit par terre, parce qu'ils nuifoient aux fortifica-^

N 2

294 Analyse

tions qu'il vouloic faire, avoient été

fondés par Charlemagne , je ne fais ,

dic-il , qu 'exécuter les ordres du Roi ,

& s^ll me commandoit de drejfer une

batterie contre le Saint Sacrement ,

j^obêirois.

Nous pouvons ajouter que les Rois & les Empereurs peuvent difpofer de tant de grâces & de tant de récompen- fe , qu'il leur eft facile d'engager dans leurs intérêts un afîez grand nombre d'Eccléfîaltiques , dont plufieurs peu- vent écrire contre les prétentions de la Cour de Rome. Cette difpute de plu- me ne fauroit manquer d'être fatale aux iifurpations des Papes : car il ell aifé de montrer, &pardes textes for- mels de l'Ecriture , & par l'efprit de J'Evangile , & par l'ancienne tradition, & par l'ufage Aq^^ premiers fiécles, que Jes Papes ne font nullement fondés à difpofer des Couronnes , & à partager en tant de chofes les droits de la fou- veraineté. Cela pourroit même frayer les voies à rendre problématique leur autorité fpiritueîle ; or, en les mettant fur la défenflve à l'égard de ce point , dans quel embarras ne peut- on pas les jetter? Quel péril ne leur fait-on pas courir par rapport à plufieurs autres ar-

DE B A Y L E. 29^

ticles que 'es peuples fe font laiiîe per- fuader infenfîblement ?

Il ne faut pas compter pour peu de chofe l'attrait du mariage , dont les Princes féculiers pourroient leurrer les Ecclélïaftiques , que la Cour de Rome condamne à un auiîere célibat. Cette difcipline paroît incommode à une in- finité de Prêtres ^HRit- tout à ceux qui ont la confcier^ce délicate : car pour les autres , ils favent bien fe dédomma- ger de cette contrainte. Si l'on tou- choit cette corde , on cauferoit de chaudes allarmes aux Pontifes Ro- mains, & qui voudroit faire Ik-defTus un Livre femblable à celui de Li fré- quente Communion , fe rendroit aufîl redoutable que M. Arnaud. Il ed donc à préfumer qu'un tel appas raliemble- roit des Légions de Prêtres & de Moi- nes fous les drapeaux des Empereurs & des autres Princes.

Mais pour connoître fi ces ob/laclcs font auffi réels que je le fuppoie, il faut recourir aux événements : il faut con- fulter l'Hifloire. Ouvrez le Livre que M. Du Pleiïis a intitulé Le Myftere (Tiniquité y ou l'Hifloire de Li Papauté^ & vous trouverez que fi les Pontifes Romains ont fâic des progrès qui tien-

N ^

X

igS Analyse îient du miracle, ils ont eu aiiiïî as prodigieufes difficultés à (urmonter.On leur a oppofé des armées & des Livres : on les a combattus , & pai- des Prédica- tions , ^ par des Libelles , & par des Pro- phéties : en un mot, on a tout mis en œuvre pour arrêter leurs conquêtes. Il eft vrai que tous ces efforts n'ont pas réufîi ; mais pourquoi ? C'eil que les Papes ont employé de leur côté tous, les moyens imaginables pour s'agrandir. Les armes , les Croifades , les Tribu- naux de rinquifition, ont fécondé en cette occanon les foudres Apofloliques: la rufe & la violence, le courage &. l'ar- tifice ont concouru à protcger'^les Pon- tifes Romains: leurs conquêtes ont conté prefqu'autant de fang que celles de la République Romaine. On applique avec juilefie à la nouvelle Rome , ce que Virgile a remarqué touchant l'ancienne:

Miiho quoque & bello paffits dum condiret urèem^ Inferrctque Deos Lacio.

Tantx molis erat Romanam condere gentem^

Sephora difoit à Moïfe , tu mes un Epoux de fang : Jefus-Chrifl: ne pour- rçit-il pas dire la même chofe à l'Eglife

DE B A Y L E. 297

Romaine , qui Te glorifie d'être foa époufe.

Celafuffit , ce me femble, pourjulti- fîcr la propofition que j'ai avancée plus haut. Je demeure conftammenc perfuadé que la puiiïance les Papes font parvenus eft un des plus grands prodiges de l'Hiftoire humaine, & l'un de ces événements qu'on ne voit guère fe renouveller dans le monde. Si la chofe étoit encore k faire , je doute qu'el- le fe fit jamais. Une fmgularité de con-> jonâures , aufTi favorables à cette en- treprife , ne fe rencontrera plus , & fi ce grand édifice venoit k tomber , on ten- teroit inutilement d'en élever un pareil. Tout ce que peut faire aujourd'hui la Cour de Rome , avec une habileté po- litique , dont il eft certain qu'aucune autre Co-ur n'approche , c'eft defe main- tenir dans fon ancienne puifîance. Le temps des nouvelles acquifitions eft pafTé. Les Papes fe gardent bien d'ofer excommunier une tête couronnée : il faut même qu'ils diiïimulent leurreffen- timent contre le parti Catholique qui leur difpute l'infaillibilité , & qui faic brûler les Livres trop favorables aux prétentions ultramontaines. Si la Cour ds Rome retomboic aujourd'hui dans

N 5

19S Analyse

les embarras du SchiTme , je veux dire- dans ces divilions icandaleules , l'oa voyoit Fape contre Pape , Concile contre Concile ,

Infcjiifr^uc obvia /ignts Signât parcs aquilas , & pila minantia pilis- y

elle n'en fortiroit pas à fon honneur, elle en (eroit dcconcertce : une telle fecoufle dans un fiecle comme le nôtrey démonteroit toute la machine. *

Inconvénients de la Quejiion..

Il n*y a guère de Pais l'ufage de îa QueÎHon ne foit introduit : mais il faut bien remarquer que les Souverains qui autorifent cette pratique , & qui ordonnent même qu'elle faile une par- tie notable de la Jurifprudence crimi^- r.elle , n'impofent pas aux particuliers la nécefîité de croire qu'elle foitjufte. Il s'eft trouvé de touttemps, & en tout païs , pluf^eurs favants hommes qui ont condamné cet ufage. Le célèbre Gre- vius en a fait voir Tinjurtice dans un excellent Traité , il examine à fond cette matière. Michel de Montagne s.

^ Alt, Giigoire VII > rem. Bj & rem, ^

DE B A Y I E. 299

touché les deux grands inconvénients de la QuelHon : l'un, que ceux qui onc affez de force pour rélifter aux tour- ments ne confeffent pas la vérité; l'au- tre , que ceux qui font trop fenfibles à la douleur confeifent des faulfetés (.z). Saintmars . décapité a Lyon pour cri- me d'Etat, l'an 1642, mourut avec beaucoup de confiance, & témoigna une grande inditîérence pour la; vie , mais en même-temps une telle peur de la Queftion , qu'il eft très - probable que la feule menace de ce fupplice lui eût fait avouer tout ce qu'on auroic voulu. Il feroit aifé de compiler mille autorités (Se mille exemples de cette na- ture , pour montrer les injuilices qui réfultent d'un tel ufage. Une chofe re- marquable , c'eft qu'il n'a pas lieu en Angleterre, même contre les criminels de haute trahifon.

Afcendants des PAPES fur Us RoiS.

Innocent XI a témoigné une ri- gueur fi inflexible dans fes démêlés avec Louis XIV, qu'il a convaincu toute la terre , que les plus grands

(a) Montagne, EffaisZiè. // , Chap.V. * Art, Gr<iyiuSfXQf&, B, & rem. C.

Q5

^ôo Analyse Princes ne plaident jamais avec avanta- ge contre les Papes. La Cour de Rome & celle de France étoient agitées du même efprit de fierté & d'animofité ; c'étoit a qui fe vengeroit avec plus d é- clat, & fe porteroit les coups les plus fenlibles. Mais enfin il a fallu que le inonde cédât à l'Eglife. Innocent XI a fait voir que ce n'ell: pas fans fon- dement que les Papes fe qualifient de Lieutenants de Dieu fur la terre , de Dieu, dis-je, qui s'eft réfervé la ven- geance , & qui a déclaré que c'eft à lui qu'elle appartenoit: mihi vindicia'. no- tre Pontife a foutenu admirablement les droits de ce Vicariat. Je n'adopte point les penfées de ces efprits fatyri- ques, qui prétendent que fur le chapi- tre de la vengeance les gens du monde font des Novices en comparaifon des gens d'Eglife : mais il efi: certain qu'ori n'a guère vu de démêlés entre l'Eglife & le monde , les Papes n'aient eu enfin le dedus , & l'avantage de. mieux venger ne leur foit demeuré. Innocent XI par la feule exciufiort qu'il donna au Cardinal de Fuftem- berg (a) , fe vengea au centuple de tous les affront', qu'il pouvoir avoir rc-» (a) U l'em^êçha d'çtre Eleftçur de Cologne,

DE B A Y L E. 3OÏ

çùs. Il ôta au Roi de France l'avan- tage d'être l'arbitre de la paix & de la guerre, & il l'engagea dans une que- relle qui le mit aux prifes avec toute l'Europe. Selon les conjedures géné- rales , la France devoit fuccomber dans cette guerre. Dites après cela qqe l'E- glife n'emporta pas la vidoire fur le monde en cette occafion. Si Alexan- dre le Grand avoit été Catholique , &: qu'une conteitation fe fût élevée entre le Saint Siège & lui , il auroit eu blen- de la peine à faire dire au Pontife de Rome , ce qu'il arracha de la bouche de la Prêtreflé de Delphes : mon fils, vous êtes invincible, *

Si 11 tenue des Etats Généraux ejl avan^ tageufe à la France.

Pafquier fe vantoit de pouvoir mon- trer par une infi.nité de raijons , que rien' n'eft plus pernicieux à la France que la tenue des Etats généraux. Ce fi une. vieille folie , dit-il , qui court en Vefprit des plus fages François qu'il ri y a rien, qui puijje tant foula ger le peuple qut telle Afémhlce. Au contraire , il ri y a. rien qui lui procure plus de tort , pou£

Alt, Innocmt XI, rem,

501 Analyse

une infinité de raifons , que je vous dédidfois , je paierais les bornes & ter- mes d'une mijjivc [b). Je ne doute point qu'il n'eût pu produire là-dcfTus beau- coup deraifonnements , & je crois auffi qu'il feroit facile de les combattre. C'eil une matière fur laquelle on peut difputer long- temps , & fourenir à per- te d'haleine le pour & le contre. Cepen^ dant 11 l'on appelloit à l'expérience , ii efl: àpréfumer que l'opinion de Pafquier l'emporteroit : car il feroit bien difficile de remarquer les avantages que la Fran- ce a tirés de ces Afiembiées , & l'on prouveroit très-facilement qu'elles ont fervi à fomenter les défordres. Les An- glois ont raifon de dire que la tenue fréquente des Parlements ell nécefiaire au bien de leur Etat: mais la France ne peut pas dire lamémechofedefesAllém- blées générales. On en convoqua plu- sieurs Ibus le Règne des fils de Henri II, & jamais la France ne fut plus agitée ni plus malheurenfe que dans ces temps- : ces convocations , bien loin de gué- rir le mal , ne faifoientque l'augmenter, Perfonne ne doit reconoître plus fran- chement cette vérité que ceux de la

(tf) PafcLuier , LettreJ j Liv, iy„

DE B A Y L E. 503

Religion: car c'étoit dans ces AfTem- blées que leurs ennemis prenoient de nouvelles forces.

Il y a des gens qui comparent les Etats Généraux avec les Conciles, Toutes ces fortes d'Aflemblées font de mauvais augure : c'elî: un témoignage affligeant que les maux publics fonc extrêmes , & que l'on commence à dé- fefpérer de la guérifon. On fait alors comme dans les maladies qui ne laif- fent- prefque plus d'efpérance : on ai- femble quantité de Médecins : ils con- fuîterht, ils difputent , ils s'accordent rarement , & ils font fi bien que le malade peut dire , commue l'Empereur Hadrien^, la multitude des Médecins in a tué. Les belles harangues ne man^ quent pas dans ces Aflémblées : mais les cabales & les intrigues y manquent encore moins , & la concluîion fuie prefque toujours , non pas la juftice & la vérité , mais la brigue la plus forte. *

Grande faute de LOUIS XT..

Il n^a tenu qu'à Louis XI d'ajou- ter à fa Couronne tous les Ltats de * Ait, MariUac (Charles de) rem.

304 Analyse Maifon de Bourgogne , par le mariage" de rHéritiere de ce Duché avec le Dauphin. Mais une fatalité furpre- nante l'étourdit à un tel point, qu'il ne put facrifierune palTion perfonnelle au plus folide avantage qu'il eût pu pro- curer à la France pour le prcfent &c pour l'avenir. Sa haine, pour le Duc « de Bourgogne , dit VarlUas , avoit » été extrême , & bizarre dans Ton » extrémité. Elle ne s'étoit point ar- » rêtée à fa perfonnc , &. elle ^toit » pallée à fa fille , par la feule raifon » que ce Duc en étoit le pere^ Cette ?j fille n'avoit jamais fait aucun mal à Louis , & pourtant Louis étoit fi peu » équitable à fon égard , qu'il aimoit ?j mieux que les Etats , dont elle venoit » d'hériter, fuffent pollédés par des » Etrangers, que de fe les affurer par 3} une voie légitime , commiC étoit celle » du mariage (tz) ».Ceîa montre que 3es Princes ne tournent pas toujours leurs pallions ftlon le vent de leur in- térêt. On les accufe de ce défaut : on fuppofe qu'ils fe défont de l'amitié &de la haine avec la dernière facilité , dès que leur grandeur le demande. Cela peut être vrai dans le cours ordinaire {*) Hi.floirc de Lçuis XI, Liv, xiii.

DE B A Y L E. 30^

des chofes : mais il ne s'enfuit pas que les Princes , tout comme les particu- liers, n'aient certaines paiïions fecret- tes, ou certaines antipathies, dont ils fuivent aveuglément l'inllind, & aux- quelles ils lacrifient quelquefois leur gloire , leur prudence , & leurs inté- rêts les plus effentiels.

Philippe de Comines remonte à une caufe plus relevée ; il mérite qu'on l'entende. NonohJIant , dit - il , que Louis XLfufl ainji hors de toute crain- te , Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière^ qui ejîoit fi grande , par le bout qui luy efloit plus nécejfaire ; Ù femble bien que Dieu monfirat alors j. é* ayt bien monfiré depuis ^ que rigou-^ reufementil vouloitperjecuter cette Mai- Jon de Bourgogne , tant en la perfonne du Seigneur , que des Sujets y ayans leur bien. Car toutes les suerres es quelles ils ont ejîé depuis , ne leurfuf- j'enî point advenues y fi le Roy nojlre Maijire eufl pris les chofes par le bout quil les devoit prendre , pour en venir au dejfus , & pour joindre à fa Cou- ronne toutes ces grandes Seigneuries , il ne pouvoit prétendre nul bon droicl: ce quil devoit faire par quelque traiti de Mariage , ou les aîtraire àfoy par

3o6 Analyse

vrayc & bonne amitlc : eomine aîfî^ ment il le poiivoit faire. Quand le Duc de Bourgogne ejloit encores vi- vant y plujicurs fais me parla le Roy de ce quilfaroit,fi le Duc vcnoït à mourir : <& parloit en grande raifon pour lors; difant qu'il ta fcheroit à fai- re le mariage de j'on fils {qui e(î nof- tre Roy a prèfent) & de la fille du dit Duc Çqui depuis a eflé Duchejfe d'' Au- triche ) ; & fi elle ny vouloit entendre , pour ce que Monficigneur le Dauphin cfioit beaucoup plus jeune qu elle , il ejfiiyeroit à lui faire efpoujcr quelque jeune Seigneur de ce Royaum.e , pour tenir elle &/és fubjcts en amitié j Ù re- couvrer fians achats ce quil prétendoit eflrefien'. & encores e flou ledit Seigneur en ce propos huicl jours devant quil fceut la mort du dit Duc. Ce fiage pro- pos , dont je vous parle , lui commença ja un peu à changer le jour qu'il fccut la mort du dit Duc de Bourgogne [h).

Comines s'exprime plus noblement encore dans le Chapitre fuivant , il déclare que Dieu aveugla ce Prince , afin de punir ceux qui ne méritoienc pas d'être heureux. « Le fens de noflre » Roy eftoit fi grand, dit-il , que moy^ {h) Comines , Lib, F, Cap, XI,

DE B A Y L E. 507

» ny autre qui fufl: en la compagnie ^

» n'eufTions i'ceu voir fi clair en Tes af-

» faires comme lui mefme faifoit : car

» fans nul doute il eftoit un des plus fa-

» ges hommes &des plus fubtils qui ait

» régné en fon temps. Mais en cesgran-

« des matières, Dieu difpofe les cœurs

» des Roys & des grands Princes (lef-

» quels il tient en fa main) k prendre

» les voyes félon les œuvres qu'il veut

» conduire après. Car fans nulle difH-

» culte , fon plaifireuft efté quenof-

» tre Roy euft continué le p' opos qu'iî

» avoit de lui mefme advifé devant la

» mort du Duc de Bourgogne , les

« guerres qui ont efté depuis , & qui

» font , ne fuffent poiotadvenues.Mnis

» nous n'efrions encores envers lui ,

» tant d'un codé que d'autre, dignes

« de recevoir cette longue paix qui

j> nous eftoit appareillée : & de pro-

» cède l'erreur que fit noftre Roy , &

» non point de la faute de fon fens; car

55 il eftoit bien grand , comme j'ai die

On ne peut rien voir de plus fenfé que ce difcours-là. Il faut dire de cette faute de Louis XI , ce que les Méde- cins difent de certaines maladies : il y a

{c) Idem , ibid. Chap. XII,

5o8 Analyse quelque, chofe de divin , êuo\i n ; car l'événement a montré que ce fut pour Ja punition des peuples que Dieu per- mit que le mariage de Marie de Bour- gogne & du Dauphin ne fe fit pas. Ce font eux qui ont porté la peine de la folle imprudence de Louis XI : jamais il ne fut plus vrai de dire ,

Ouidquid délirant Rcges , pUcluntur Achivi,

Le mariage de cette PrincelTeavec Ma- ximilien d'Autriche fut la naifîance d'une guerre qui a duré plus de deux cens ans , & qui a la mine de durer en- core beaucoup. Elle a été quelquefois interrompue par l'épuifement des com- battants ; mais ce n'a été que pour re- venir, à la manière des fièvres inter- mittentes , dès que la matière difîipée a pu fe renouveller. De font fortis des fleuves de fang , & une infinité d'incendies, de îaccagements & de de- faftres. Il y a de quoi s'étonner qu'un païs de fi petite étendue , ait pu four- nir pendant plus de deux fiecles un ample théâtre de guerre à tant de Na- tions. La France & l'Autriche , les principales Puiflances qui ayent difpu- ce morceau de terre , ont engagé dans leurs querelles la plupart des Prin-

D E B A Y L E. 309

ces Chrétiens. Car îorfque l'Autriche a été trop puilTante , on a fécondé la France dans fes attaques , & Iorfque la France a voulu pouffer trop loin fes conquêtes , on a fecouru l'Autriche avec vigueur. Les Orientaux , qui ne connoiflbnt pas la nature du païs, ni le concours des obftacles, fe moquenc de ce que tant de batailles gagnées , tant de Villes prifes, n'ont pas terminé encore ce différend. La conquête de trois ou quatre Provinces eft parmi eux une affaire de peu d'années : leurs Hilloriens n'ont befoin que de trois ou quatre pages pour la raconter. Que diroient-ils s'ils favoient que deux cha- meaux ne porteroient pas toutes les Hiftoires qui ont été compofées fur les guerres des Païs - Bas ? Les feuls Hiftoriens qui ont écrit fur les der- niers troubles , qui ont donné lieu à l'éreclion de la République des Pro- vinces-Unies , font en ù grand nom- bre , que , quand M. Varillas vint à Paris, il n'y avoir que M. Naudé qui fût capable d'en faire le catalogue. Ce- pendant ce n'eft la qu un petit échan- tillon des guerres du Païs -Bas depuis Charles VIIL Dans le temps que la République de Hollande étoit aux pri-

310 Analyse Tes avec Philippe II, on prétend que J'Empcreur Turc s' étant J au montrer fur Li Carte le petit Etat qui fuiite- noit la guerre contre un putjfant AIo- narque , dit que fi c'était Jbn affaire il y envoieroit un bon nombre de pion- niers y & ferait jetter ce petit coin de terre dans la Mer (d). Ces gens -là ont pitié fans doute de nos Princes d'Europe , dont les progrès ont été lents dans un fi petit pais : ils ne trou- vent pas qu'il loit glorieux de fe bat- tre fi fouvent pour ks mêmes Villes. On les prend , on les reftitue deux ou trois fois fous le même Règne ; c'eft toujours a recommencer. Mais que di- roient-ils , s'ils avoient allez de génie pour réfléchir fur l'effet des pertes? La Maifon d'Autriche n'auroit plus rien dans ce païs-là , fi elle n'en avoit per- du la moitié au feizieme fiecle. Elle a éprouvé que les anciens ont eu rai- fon de dire qu'en certain cas , la moitié vaut mieux que le tout, dimidiumplus toto. Ce qu'elle perdit alors lui a fer- vi , & lui fervira déformais à fauver le refte: fans cela elle n'auroit aujour- d'hui , ni ce qu'elle a confervé , ni ce

{£) Remarques fur le difcours du fieur de Gre« fnionville , /?. 68.

DE BAYtH. 3IÏ

qu'elle n'a pu reprendre. Le mal eftpour les Flamands , comme difoit très - bien Comines , qu'ils font toujours la partie fouifrante. Tant qu'il reftera un pouce de terre à gagner , ce fera un levain & im-ferment infaillible de nouvelles guer- res. Mais le mariage de leur Princefle avec le Dauphin les eût apparemment délivrés de tous ces défaftres : ils n'au- roient vu la guerre que de loin : elle fe feroit faite au-delà de leurs frontières ; & e'eft un ouvrage ineftimable. *

Roman de la Papcjfc TEANNE.

§ I.

Autorités fur Icfqudhs on prétend ap^

puyer cette fable. Progrès quelle a

fait dans le monde , ê* combien on

Va brodée. Dans quel temps on a

commencé à V attaquer. Conjectures

fur fan origine.

Ceux qui foutiennent que la Papefîè Jeanne a exiflé, la placent entre Léon IV, qui mourut le 17 de Juillet 85 5 , & Benoît ni, qui mourut le 8 d'A- vril 858. Ils citent l'autorité d'Ana-

* Art. Louis XI, rem. R,

^ii Analyse

fîafe le Bibliothécaire , Ecrivain con- temporain : mais il elt très-douteux qu il ait fait mention de cette Papeiie (a).

Bien des gens fe pcrfuadent que Ma- rianus Scotus , qui vivoit plus de deux cens ans après , eft le premier qui en air parlé : d'autres fou tiennent qu'il n'en parla pas du tout {b). En tour cas fon récit eft très-laconique : car on n'y trouve autre chofe , fînon c^a une fem- me y nommée Jeanne ^ fucceda. au Pape Léon IV i & régit VEgllfe durant deux ana cinq mois & quatre jours.

Sigebert , qui mourut l'an 1113, circonftancia un peu plus la chofe : mais il y a des gens qui prétendent que - cette fable a été inférée dans fa chro- nique , & que c'eft un morceau fuppofé (c) : ils fe fondent fur des manufcrits le pafTage en queftion ne fe trouve point. Tcxaminerai le fond qu'on doit faire fur le témoignage prétendu de ces trois Ecrivains , ainfî que fur celui de MartinusPolonus , autre Hiftorien que l'on alleo;ue.

Ce dernier, qui mourut vers 1 an 1270, c'eft -à- dire, près de deux

(a) Voyerh^. II. "\

(b) rojq//§. III. '

(c) Foyti U §. lY.

cens

DE B A Y L Ê. 313

éent«; ans après la mort de Marianus ^ étendit beaucoup plus le conte. Il af- Cira que la Papefle dont parle Maria- nus s'appelîoic Jeanne V Anglais ; qu'elle naquit à Mayence ; que pen- dant Ton Pontificat elle devint groflè ; quelle accoucha en pleine rue un jour de proceffion , entre l'Eglife de Saint 'Clément & le Colifce ; & que depuis ce tenrps-la les Pontifes , lorCqu'ils vont en proceffion , prennent un détour , pour ne point pauèr dans cette rue* Tliierri de Nieni , qui écrivoit plus de trois cents ans après la mort de Maria- nus , ajoute du fien , qu'en mémoire de cet événement on érigea une ftatue. D'autres ont parlé d'une Maifon , & d autres d'une Chapelle , bàiies au mê- me lieu , pour éternifer cette infamie. Guillaume Brevin & Platina , poite- rieurs à Thierri de Niem , ont encore enflé la dofe , & ont mis en avant la chaife percée , fur laquelle on fait af- feoir les Papes pour examiner s'ils fonc .hommes. Un peu plus de cent ans . après j d'autres Ecrivains , voulant aufïi contribuer du leur, ont débité que la prétendue Papciïe étoit Magicienne , iqu'el'e couronna l'Empereur Louis II , &c. ; tellement q^uà peins 4^0 ans ont Tome IL O

5î4 Analyse

pu fuffifc pour donner V entière forme i cet Ours , que le pauvre Marianus avoir mis au monde je ne fçdis com- ment (d). C'efl ainfî que parle David Blondel , qui , tout Miniftre qu'il ëtoit , n'a pas laiflé de traiter de fable cette Hiftoire de la Papefle , & de compofer des Livres pour la réfuter. C'efi un conte , dit-il , tout compofe de pièces de rapport , & qu'on a enrichi avec le temps. Nous allons le rapporter félon le récit de ceux qui en ont le plus Ibigneufement rairembié les circonfian-

ces

Il n'en manque guère à la narration de Jean Crefpin : voilà fon Gaulois. » Jean huitième de ce nom , le quel » prit le nom d'Anglois , à caufe d'un « certain Anglois , Moine de l'Abbaye » de Fulden , le quel il aimoit fingu- » liérement , quant à fon office a eflë r Pape , mais quant au fexe il eltoit « femme. Cette fille , . . Allemande de » Nation, native de Mayence, & nom- » mée premièrement Gilberte , feimit v> d'être homme , prit les accouike-

^rf) Blondel , Eclalrciffement de la Quejllon , fi uni femme a été ajpfe au SUge Papal de- Rome g

^

* ments d'un homme , & s'en alla à y> Athènes avec fon amoureux de Moi- » ne. Or , comme elle ercoit d'un ef- » prit fort aigu , & qu'elle avoit la » grâce de bien & proprement parler y> djns les difputes & leçons publi- ■» ques , & que plufieurs s'efmerveil- î5 loient grandement à caufe de fon » favoir ; un chacun fut tellement af- ■» fedionné envers elle , . . . qu'après la » mort de Léon elle fut efme Pape. Au ->5 quel office eflant introduite , elle » conféra les faints Ordres.... à la façon » des autres Papes : elle fit des Prêtres » & Diacres , elle ordonna àQs Evef- >^ ques & Abbés , elle chanta des Mef- » fes , .... elle préfenta fes pieds pour » être baifés , & fit toutes les autres » chofes que les Papes ont coutume de >' faire. » Crefpin ajoute à cela d'au- tres anecdotes , dont on a parlé plus haut , le couronnement de Louis II , la grofîèfTe de Jeanne , qu'z^/z jien Chape^ lain Cardinal renàh enceinte , fes cou- ches en pleine rue, au milieu de la Fille de Rome , en laprcfknce de tout le peu- ple , donc elle mourut fur le lieu même , Van du Seigneur 8 ^j. Il n'oublie pas îa circonftance dt la chaire percée , & il ■finit par cette reflexion maligne : main.-'

O 2. '

3i6 'Analyse

tenant , dit-il .... il ncftplus befoin de cette deiniere cérémonie : car pendant ciu ils /ont Cardinaux , & devant qu'ils Joient efius Papes , ils engendrent tant de baflards , que perj'onne ne peut douter qu'ils nejbicnt map.es (e).

Boccace , dans Tes Femmes illuftres , a fait mention de la Papelie , qu'on y voit reprcfcntée en taille-douce , accou- chant dans une procefTion générale en- tre les bras de fes Cardinaux. Sa narra- tion ne s'accorde pas avec celle des au- tres Auteurs. Il dit qu'elle fit les études en Angleterre, qu'elle remplit la Chaire Papale après Léon K, qu'elle accoucha dans î'Eglife en célébrant le Service Divin , & que les -Cardinaux ,, indignés d'avoir été joués par cette femme, la mirent dans un cachot. D'autres Ecri- vains ont orné le conte de pluGeurs cir- conllances nouvelles. Les uns infinuent que cette méchante femme fut condam- née au fupplice de la corde , & quefori galant fut pendu auprès d'elle : c'ell une des vifions poétiques du Mantouan :

Hie pendebnt adhuc fexum. mentita virilem,

Ftemina, c/' zriplici phrygiam diademate mitram ExtoUehat apex , & Pontificalis adulter.

. {e) Jean Crefpin , Etat de l'E^lire , p. m. 243. &

DE B A Y L E. 317

D'autres ajourent que le Diable lui annonça fa groliclle : car un jour qu'elle exorcifoit un Démoniaque, & qu'elle demandoit au malin efpnt quand il (or- tiroit du corps de ce pofTédé , le Dia- ble répondit : dis-moi quand une Pa~ pefje en/anlera, & je te dirai quand j'en foriirai {/)• Je pafTe fous filence quel- ques autres variations moins impor- tantes.

C'eft ainfi que î'Hiftoire de cette pre'- tendue Papefîë a été brodée. On y eût fans doute coufu de temps en temps de nouvelles pièces , il les Catholiques Pv.o- mains ne fe fuflent enfin avifés de la combattre. Cela mit fin aux broderies. Il q[\ remarquable qu'une infinité d'E- crivains , d'ailleurs très - attachés au Saint Siège , ayent cru cette Hiftoriette. Enée Sylvius , qui a été Pape fous le nom de Pie II , eft le premier qui l'aie révoquée en doute ; mais il l'a attaquée d'une manière foible , & comme en tremblant : car après avoir dit dans une Lettre écrite au Cardinal de Carva- jal , que dans l'inflallation de cette

(/) Marîin, Moine Cordelier , dans fa Chronique intitulée Flores temporum , Du Pleflis Mornai » My/ifre d'iniquité , T^. iCZt

o 3

^iS Analysé

femme fur la Chaire de Saint Pierre , il n'y avoit point eu d'erreur de foi, ni de droit , mais une fimple ignorance de fait : il ajoute , d^ ailleurs VHifioire nejî pas bien certaine , N E Q U E CERTA HiSTORIAEST ('^). Aventin prit la négative d'un ton plus ferme , & rejetta hautement cette table (7i). Son témoignage a d'autant plus de force , que c'étoit dans l'ame un boft Luthérien : la Cour de Rome eft fort maltraitée dans fes Livres , & pour peu qu'il eût trouvé de vraifemblance dans ie conte de la Papefle , il n'eft pas dou- teux qu'il eût pris le parti de l'affirma- tive , afin de (e divertir aux dépens des Papes.

Depuis Aventin, Onufre Panvini^^ Bellarmin , Serarius , George Scherer , Robert Perfons , Florimond de Re- mond , Allatius , Mr. de Launoi , le P, Labbe, & plufieurs autres ont réfuté amplement cette vieille tradition. Cardinal Baronius témoigne beaucoup d'eftiroe pour le travail de Florimond de Remond : mais il a eu tort de dire que les Hérétiques en furent li accablés ,

(i^) jî,neas Sylv. Epift. 130.

* ( A ) Voyci^ le lY. Liv. ù% fçs Annales de Ba<»

I

DE B A Y L E. 319

qu'ils eurent honte d'avoir parlé de cette fable , & qu'i's n'ofent plus en fonnsr mot , ut ampUiLS ea dt fahulcz hifcere non audmnt (i). Cela eft faux , que le Livre de Florimond de Remond fut attaqué dès fa naiffance , & a depuis été réfuté pas pluGeurs Ecri- vains (A:). Aujourd'hui même les Pro- teftants font encore des Livres pour foutenir cette Hiftoire de la Papeffe. Cependant il faut convenir que l'ouvra- ge de Florimond n'eft pas mauvais en. fon genre , & je ne penfe pas que per- fonne eût encore fi bien réfuté le conte dont il s'agit. Jufte Lipfe faifoit grand cas de ce Livre (/). On y trouve néan- moins beaucoup de bévues , & l'on re- proche à l'Auteur d'avoir employé trop ^e digreffions & de déclamations : outre

'D'

{i) Baronius , Annal, ad annum 853. Nurù

[h) Un Miniftre de Bearn écrivit contre , 8c Florimond lui répondit dans la féconde Edition de fon Antipapeffe. Alexandre Coocke a fait un Livre exprès pour réfuter le même Ouvrage. Depuis la publication de VAntlpapejfe une infinité à'Ecrivains Proteftants ont foutenu la Thefe contraire : tels que Mornai , Decker , Capel , Hottinger , Zuinger , Megerlin , &c.

( /) Voyci fa Lettre à Mirseus , inférée dans le Commeptaire de ce ileriiier fur la Chronique de ^i-. gebert.

0 4

32© Analyse

que bien des gens prétendent que !c Je- fuite Richeome a eu beaucoup de parc à l'Ouvrage.

Je crois que des Traditions avanta- geufcs aux Papes , & qui feroient com- battues par des raifons aufîi fortes que celles que l'on oppofe à THillioire de k Papefiè , paroîtroient dignes de mépris aux Pfotcilants qui s'obflinenc le plus à foutenir ce conte. Tant il eft certain que les mêmes chofes nous paroiflcnt véritables eu faufTes , félon nos préjugés (m) ! La même force de la préoccupa- tion a été caufe que l'on a cru que la controverfc de la Papefle étoit une af- £iire de la dernière conféquence contre l'Eglife Romaine : mais dans le fond c'e'- toit une vétille ; car les objedions qu'on en peut tirer ne font pas plus embarraf- ^ntes que celles qu'on fonde fur beau- coup d'autres faits , & fur des principes reconnus par cette Egîife.

M. Moreri fe trompe quand il afTure comme une cbofe remarquable , qu en- tre un fi grand nombre de gens qui on$ affirmé VHilhirc de la Papejfe , il ne Je rencontre pas un feul François. Bou- chct , Nicole Gilles , le Préfident Fan-

DE B A Y L E. 321

ehct , du Haillan , Palquicr &:c. , en font mention. Au refte la multitude des- témoins ne fauroit ici pafier pour preu- ve , puifque Marianus Scotus , le plus ancien de tous , eft poltérieur de deux eents ans au fait en queftion , &; que fon témoignage eft incompatible avec des- faits inconteftables qui fe trouvent dars les Auteurs contemporains. Marianus place cette Papefî'e entre Léon IV & Benoît III : or i\ eft prouvé qu'elle n'a pu régner entre ces deux Papes, & l'on, en donne des démonltrations chrono- logiques , appuyées fur des palTages clairs & précis , tirés des Ecrivains du IX^. fiecle (/z). D'ailleurs la nature par- ticulière de ce conte diminue beaucoup; k force de la preuve qu'on tire de la multitude des témoignages. C'eit un fait rare , piquant , lingulier dans fes cir- conftances : il eft bon pour ceux qui donnent des liftes des femmes doCtes ,. ou des femmes im^pudiques, ou de celles qui ont déguifé leur fexe : il eft borv pour ceux qui recueillent les exem.ples des jugements de Dieu , & pour ceux, qui- fe divertiftent à com.pofer des Hif—

(n) Voyti Blondel , Eclaircijj^iment de la Qj-^fi- tàMi ; 6t,- 5, 70,- 2c iaiv..

o %

i

321 Analyse ,

•oaTes facétieufes. Toutes forces d'Ao- J teurs en pouvoient faire ufage. Il ne faut j donc pas s'étonner que tant de gens Tayent fourré dans Jeurs écrits , lans s'embarrafTer qu'il fût vrai ou faux. On n'épluche guère les traditions qui peuvent fervir d'ornement ou de preu- ve au fujct qu'on traite , & il n'eii que trop ordinaire de les adopter fans exa- men.

Ceux qui ont écrit pour montrer la faufleté de cette Hiftoire, en ont recher- ché l'origine , & ont allégué plufîeurs conjeâures. Les uns difent que le Pape Jean VIII ayant térsoigné une grande lâcheté dans la Caufe de Photius , & s'étant comporté moins en homme qu'en femme , cela lui fît donner le Jiom de Papcjje Jeanne. C'eft le fenti* ment de Baronius. Aventin s'imagine que la véritable origine de cette fable fe rapporte au Pontificat de Jean IX , qui fut crée Pape par le crédit deThéodo- ra , femme impérieufe & altiere qui !e gouvernoit. Onufre Panvini applique la chof'c k Jean XII : ce Pape , dit-il , traînoit toujours à fa fuite une troupe

de p 5 & chériflbit , entre toutes

les autres , Jeanne Rainiere , qui avoit im empire abfolu fur lui ; d'oii il arriva

f

DE B A Y I E. 313

que quelque railleur l'appella PapcJJe. Bellarmin veut que le conte vienne de ce qu'il courut un bruit qu'une femme avoit été placée fur le trône Patriar- chai de Conilantinople. Allatius pré- tend qu une certaine Thiota , qui s'éri- gea en Prophéccire dans l'Allema-gne au IX'^^ fiecle , fut l'occafion de cette fa- ble (o).

Mr. Blondcl réfute toutes ces conjec- tures , & déclare qu'on ne doit point exercer Jon tfprit en des enquêtes inuti- les , pour un fujet qui n'en vaut pas ht peine. Cette critique me paroît un peu trop févere. J'olerai bien dire que les perlonnes de fa communion , qui ont tant crié contre lui , & qui l'ont confî- dcré comme un fliux frère , n'ont été ni bien équitables , ni bien éclairées fur les intérêts de leur parti. Il leur importe peu que cette femme ait cxifté , ou qu'elle nait pas exifté : Un ]\îiniftre qui n'ell pas des plus traitabiçj en convient (/)). Mais il leur importe beaucoup de ne pas donner fujet de fe faire regarder comme des gens opiniâtres , & qui ne veulent jamais revenir de leurs anciens

(o) Blondel , ibid. p. 85. & fuiV.

{p) M. Jiirieu, On rapportera fon pafisge dans le

S* v*«

0 6

^4 A N A t r s E

préjugés. Ils ont pu objcdcr légitime-^ ment le conte de la Papclle pendant qu il n'étoit pas réfuté : ils n'en étoient pas les inventeurs ; ils le trouvoie nt dans plufieurs ouvrages compofés par de bons Papiftes. Mais depuis qu'il a été réfuté par des raifons très-folides _, ils dévoient 1 abandonner , & ne pas employer de vaines chicanes pour éterniier cette dif-- pute. C'ctoît apprendre k leurs advcr- fïiires la méthode de contefler tous les faits , & leur donner une tablature pour maintenir dans mille Traditions aufli tabuleufes que celle de la Papeilé, S'ils avoicnt imité Blondel , ils auroient montré par un bel exemple, qu'ils fe payent de raifon , & que c'eli à tort qu'on les accufe d'opiniâtreté. Launoî , & quelques autres Catholiques , qui combattent les traditions mal fondées j. font honneur à leur Eglife , & chagii- nent fes adversaires : car ceux-ci ne' peuvent plus lui reprocher apr^s cela de tyrannifer les efprits fur ces iortes de fujets. Les Dodeurs, au contraire, oui s'opiniâtrent à fou tenir ces traditions éqi^ivoques,nuifent à leur Communion, & la déshonorent. Mais parmi les dif- férentes feâes qui partagent le Chrii.ik- siiine , il règne , prefque par-tout, dit

: it

•i..«

DE B A Y I F. JZ^.

plus au moins , un certain efpric de con- tradition , qui ne permet guère qu'on convienne de Tes torts, & cet aveu n'ell que le fruit du temps, & d'une infinité d'aiîàuts. Il femble que ces préjugés de n-aiilance ayent été reçus fous la condi- tion que certaines femmes de Lacédé- mone prefcrivoient à leurs fils , lori- qu'elles leur donnoient le bouclier , aut hoc , aut in hoc : faites-vous plutôt tuer que de le perdre. Les gens raifonnables favent s'affranchir de ces bas préjugés , & ils imitent Tes Généraux prudents ,, qui abandonnent les poffes dont la dé- fenfe ne feroit pas avantageufe.

PaiTons âux éclairciiîeirents que j'ai promis , concernant les quatre Ecrivains qui originairement or t donné cours à IHifîoire de la Papefîé. Il faut fe rap- poller que ces Ecrivains font Anaftafe le B b'iothécaire , Maiianus Scotus , Si?* gebert 3. & Martinus.Polonus..

^■l6 Analyse §. I I.

lin y a nulle, apparence qu Anaflafc le Bibliothécaire ait fait mention de la. FapeJJ'e. Apologie des Jéfuites de Mayence , calomniés au fujet d'une prétendue Jaljtjî cation de cet Ecri- vain.

De fortes raifons me pcrfuadent qu'o- riginairement Anaftafe n'a point parlé de la Papeli'e Jeanne , & que ce qu'on trouve à fon fujet dans quelques vieux Manufcrits de ce Bibliothécaire , eft une addition poiliche , inférée par des mains étrangères.

i<>. Panvini affure que dans les an- ciens Manufcrits des vies des Papes , compofées par Damafe , par Anallafe le Bibliothécaire , & par Pandolphede Pife , il n'eft fait ancune mention de cette femme , fi ce r\Q\\. à la marge , entre Léon IV & Benoît III , cette fable je trouve inférée par un Auteur poftérieur , en caractères divers , 6" du tout différents des autres [a).

2°. Blondel , qui a vu dans la Biblio-

(a) Omiphr. in Addit. ad Plat, cité par Coeffe- teau , iiSii la KépoA^ç au pi^'tiered'iriii^uité >p. jo^a

DE B A Y L E. 3^7

tlieque du Roi un Manufcrit d'Analî?.fe ie trouve l'Hiftoire de la PapefTe , & qui a lu & relu foigneufement cet en- droit , a reconnu à des preuves certaines que c'étoit une pièce coufue. Il déclare que ce qu'on y lit touchant cette pré- tendue Papelîé ejî tiré des propres pa- roles de Martinus Polonus , Auteur poJIérUur à Ana/Iafe de/j-o o ans; qu'on n'y reconnoît nullement le ftyle d A- naièafe , mais celui de Polonus ; que ce conte , tel qu'il eft narré dans le Ma- nufcrit mentionné , ne peut s'accorder avec le récit d'Anaftafe touchant l'élec- tion de Benoît III ; que fuivant le récit du Bibliothécaire il eJl ahjolument im- pojjibk qu aucun ait tenu le Papat entre Lcon IV & Benoit III ^ que cet Hiito- rien obferve qu'après le décès de Léon , les notables & le Peuple de Rome ré- folurent d'élire Benoît , & qu'aufïi-tÔE illico y ils allèrent le trouver dans l'E- glife de Saint Callifte , il prioit Dieu , & qu'après l'avoir inflallé fur le trône Pontifical , ils envoyèrent le Décret de fon éledion aux très- invincibles Au- gufles Lotkaire & Louis. Or tous les Hiftoriens de ce temps-la, ajoute Bîondel, attertent unanimement que le premier de ces deu;i Princes mourut le 2.9 Sep^

328 Analyse ttmbre 85 5 : c'ell-à-dire 74 jours aprèS' le Pape Léon IV , décédé le 17 Juillet 855 (/?). placerons - nous donc le règne de cette Paptfle qu'on fait (îégcr entre Lcon IV & Benoît III , & dont on veut que le Pontificat ait dure plus de deux ans ? N'eft-il pas vrai que fi nous trouvions dans un Manufcrit , qu'innocent X étant mort, on lui don- na promptement pour fucceffeur Ale- xandre VII , qu'Innocent XI fut Pape immédiatement après Innocent X , & fiégea plus de deux ans , & quenfuite Alexandre VII lui fuccéda, nous dirions qu'un même Ecrivain n'a pu débiter toutes ces chofes , & qu'il faut de toute nécenîté que les Copilles aient joint en~ femble fans jugement ce qui avoit été dit par différentes pcrfonnes? Analèafe le Bibliothécaire feroit tombé dans une pareille extravagance, s'il étoit l'Auteur de tout ce qu'on trouve dins les Manuf- crits de fon ouvrage , qui font mention; delaPapeffe, Ci'bns donc que ce qui concerne cette femme-là eif une pièce poflichc, & qui vient d'une autre main.. ^'>. Mr. Sarrau , zélé Proteilant , 8c habile homme, en jugea ainfi après avoir

(j^\ Blçndel j. ihid p. 6 , 7 , & fiii»*.

DE B A Y L E. ^29

examiné avec attention le Manufcrit de la Bibliothèque du Roi. Il conclut de la narration qui s'y trouve touchant l'c- kdion de Benoit III , à laquelle on procéda immédiatement après la more de Léon IV , que la fable de la Papellê y a été coufue par un homme qui abu- fbit de Ton loifir : indè patet , dit-il , qiiod de ea ( Joannâ ) diclum cjly ajjii- mentiun ejfe hommis otio abiijî (c). Il en parla de la forte dans les Lettres qu'il écrivit à Saumaife , & il appuya fon fcntiment fur pluiieurs autres raifons. En voici une qui me paroîtdémonflra- tive. Les chofes qui concernent la Pa- pefTe dans le. Manufcrit d'Anallafe ne font point rapportées comme des faits dont l'Auteur fe rende garant : il fert des expreffions vagues & incertaines ^ on ajfure que , on dit que , UT ASSERI- TUE. , UT DICITUR. Un Hiftorien contemporain , établi k Rome , très- favant , pour ces temps-la, peut-il par- ler de la forte pour un fait de ce caracie- re , fur une aventure aufïï extraordinaire que celle- (^/) ?

Les raifons que nous venons d'alié-

(c) Sarraviiis , Epift. CXXXVUL {d) Idm, Epift, ÇXLYI.

53<3 Analyse

guer font propres à perfuader qu'A- naflafe n'a rien dit de la Papefle , que pour les détruire il ne fuffit pas d'allé- guer qu'il y a plufieurs Alanufcrits cette Hifloire Ce trouve ; il faudroit né- ceflairement montrer le conte dans l'o- riginal d'Anaftafe ; car alors on aime- roit mieux croire fur le témoignage de les yeux que cet Auteur s'eft rendu ri- dicule en narrant des chofes contradic- toires, & en fe fervant follement d'un ouï-dire , que de raifonner ou de difpu- ter. On ne délie point le nœud , quand ©n objede que cet Auteur-là n'eft point exaft , & qu'il fe trouve des variations & des contrariétés dans fes récits (c), N'eft-il pas certain que cela ne tire point à conféquence pour les chofes qui fe font paiîées fous fes yeux ? Ceux qui parlent des fiecles pafTés confultent plu- sieurs Ecrits, prennent de l'un une cho- fe , & de l'autre une autre. Voilà pour- quoi, s'ils n'ont pas du jugement, ils mettent enfemble des faits qui s'entre- détruifent : mais cela ne leur arrive point à l'égard des événements frais & nouveaux , & auiïi notoires que l'inftal- lation des Papes, Pour ce qui efl de ceux

(e) C'eft la vaine folution que Des Marets a em- ployée dans fon Examen ^uxjl. de Papx femna*

DE B A Y L E. 33Î

<jm prétendent que l'adverbe illico a été fourré par une autre main dans le Texte d'Anaitaie (/) , il faut leur répondre qu'avec un femblable échapatoire on fccoueroit le joug de tous les témoins qui incommodent , & que l'on réduiroic toute l'Hiftoire à un Pyrrhonifme épou- vantable. Une raifon particulière & très- forte nous défend ici d'admettre la conjecture de ces gens-la , c'eit que nous avons des preuves fondées fur des paiTa- ges de quelques autres Auteurs contem- porains , par lefquels il paroit que Be- noît III a été le fuccelleur immédiat de Léon IV , & que l'intervalle entre la mort de l'un & l'inftallation de l'autre â été petit. C'eft pourquoi la raifon veuC que l'on fuppofe qu'A^naftafe s'eft fervi ^e Fadverbe en quelHon.

Examinons une chofe dont on a fait

(i un grand bruit , & qui n'eft fondée , ce

me femble , que fur un difcours très-

i vague. >•> Marc Velfer , l'un des princi-

f » paux Magiftrats d'Augfbourg , ayant

y* envoyé l'an 1601 aux Jéfuites de

» Mayence le Manufcrit d'Anaftafe ,

» pour le faire mettre fous la prefTe; ils

» prièrent MarquardFreher, Confeilleç

de fon xAlteflè Eledorale à Heidd-*

{f) Des Marets, iW.

332- Analyse » berg , de les aider dans ce travail. » Sous la promefre qu'ils faifoient de « donner au public , de bonne foi , ce » qui leur feroic communiqué , il leur envoya deux Manufcrits d' Anaftafe , » la vie de la prétendue Papefï'e fe J5 trouvoir. Mais ces MciTieurs fe con- » tentants de faire tirer deux Exemplai- 55 res de cette forte , ils fupprimercnc » dans le refie de l' Edition , ce qui leur » avoit elle fourni ; tellement qu'il n'a » point paru , & Monfieur Frehcr a elté » contraint de s'en plaindre , par une efpece de Manifejh imprimé (^g). « Voilà ce que le Minière Blondel dit, que Mr. Saumaife lui raconta en ^i 640. Mais il obferve que jamais perfonne n'a pu montrer ni les deux Manufcrits com- muniqués aux Jéfuites par Freher , & tirés de la Bibliothèque d'Heidelberg, ni les exemplaires que ces Pères fournirent à ce Confeiller de TElcctcur Palatin , ni leManifeiîe qu'il publia, dit-on , contre \qs Jéfuites.

MefTieurs Rivet , Sarrau, desMarets , Spanheim,& Boeelcr, témoignent avoir ouï dire la même chofe à M. de Saumar- fe , & ils n'ont pas manqué , fur fon

(^) Blondel , uU fuprày p. 3. & 4.

DE B A Y L E. 33^

témoignage , d'accufer publiquement ies Jcluices de IMayence d avoir joué un. tour de filou. Il doit pafTer pour incon- teitable, que M. de Saumaife a dit cela ; mais la queflion efl de favoir fi fa mé- moire , quelque bonne qu'elle tût , ne le trompoit point. On feroit beaucoup plus honnête & beaucoup plus charitable en iui imputant ce détaut , qu'en i'accu- fant d'impollure comme fait le Père Labbe (h).

Quoi qu'il en foit , fi le conte de Mp. de Saumaife étoit vrai , nous aurions ici un des plus étranges prodiges qui aient jamais paru dans le genre humain. Les Jéfuites auroient commis une fraude in- flgne dans un point controverfé entre les Catholiques & les Proteftants : Mar- quard Freher , indignement pris pour dupe dans cette af aire, s'en feroit plaint au public . & auroit couvert de honte ces impoileurs : &: néanmoins aucun Auteur du temps n'eût fait micntiond'un tel attentat , & d'une fourberie fi écla- tante. Du Pleffis Mornai , qui avoir des correfpcndanccs dans tout le monde Proteilant, & des relations particulières avec le Palatinat , n'auroit licn fu de cette affaire ; car il n'en parle point duns

(A) In Cenotaphio eyerfo, ,

^34 Analyse le chapitre de la Papeffe Jeanne. Rivet ,' l'homme du monde le plus curieux en toutes fortes de Livres de controverfe , n'auroit pas été mieux inftrnit que Du i i PlcfTis^en réfutant Coeffeteau, quiavoic | |i nié l'Hilloire de cette Papeife. Conrard Decker , publiant un Livre dans le Pa- îatinat pour fou tenir cette Hiftoire , au- roit ignoré l'aventure de l'Edition d'A- nartafe. Un certain Urfm , qui fe don- noit la qualité d'Anti-Jéfuite , & qui publioit au même pays divers ouvrages très-fatyriques contre la fociété , n'au- roit rien dit de cette aventure. David Parcus , Profefleur à Heidelberg , qui étoit perpétuellement aux prifes avec les Jéfuites de Mayencc , les eût épargnés fur ce point-là. Jamais les difputes entre les Proteflants & les Jéfuites n'ont été auffi violentes , & fur-tout en Allema- gne , que pendant les trente premières annéesdu XV'II^.fiecle ; cependant par- mi une infinité de Traités de controver- fes & de Libelles , qui parurent contre les Jcfuites dans cet intervalle de temps, il ne s'en rrouveroit aucun qui leur re- prochât rimpoflure de l'Edition d'x\naf- tafc. D'où pourroit venir une indulgence fi univerfelle ? Se feroit-on fait une loi à Heidelberg , depuis l'Edition d' Anaftafe

B E B A y L E. 93$

en i6oi , jufqu'a la ruine de la Biblio- thèque en i6zi , de ne montrer à per- fonne les deux Exemplaires dont les Jé- fuites avoient fait préfent , & d'empê- cher les confrontations ? Tout le monde s'accorda-t-il à jetter au feu la plainte publique de Marquard Freher , & même à en perdre le fouvenir ? D'où. vient que Saumaiie , le feul qui ait eu le don de fe fouvenir de cette affaire , n'en parla jamais dans les ouvrages qu'il pu- blia , trop content d'en entretenir fes amis en converfation ?

Les queftions que l'on pourroit faire fur ce fujet font infinies. Le Père Labbe en a poulfé quelques-unes d'une façon impitoyable , & avec des termes afîbm- mants contre Saumaife , & contre ceux qui publièrent ce qu'il leur avoit dit de vive voix. Ce font des queftions qui fe préfentent d'elles- mêmes , & quoique je ne fois qu'un nain en comparaifon de ces Coloffes , il mefemble que fi j'avois en- tendu dire à M. de Saumaife ce qu'il leur contoit , je lui aurois fait quelques-unes des objections du Père Labbe. Je l'aurois prié en particulier de me donner quel- ques raifons de ce prodigieux filence de tous les Auteurs qui ont écrit contre les Jéfuites depuis l'an 1 601. Si un honnête

33^ Analyse

homme m'aiTuroic aujourd'hui que M. Arnauld lui dit en 1664 ce que je vais rapporter , je lui répondrois hardiment ; je crois que M. Arnauld vous a dit ces chofes , puifque vous l'atteftez comme témoin auriculaire, mais je ne crois point qu'il ait dit vrai; c'ell un de ces difcours vagues de converfation , il n'arrive que trop louvent de brouiller les chofes pitoyablement : nous en avons mille exemples dans ie Scaligerana & dans le Menagiana, Voici le narré que je (up- pofe qu'auroit fait Mr. Arnaud :, cela fournira la matière d'un parallèle.

Mefîieurs Du Puy envoyèrent en 1644 aux Jcfuites de Rome, le Manuf- crit d'un Concile il y avoit un pafla- ge déciiif pour l'efficacité de ia grâce. Les Jéfuîtesavoient engagé leur foi qu'ils n'ôceroient rien du Manufcrit. Ils en firent tirer deux Exemplaires fidèle- ment , &: retranchèrent dans tous les autres le paiFagedécihf : ils renvoyèrent le Manufcrit à Meilleurs Du Puy , & leur firent préfent des deux Exemplaires qui n'étoient pas corrompus. Mefficurs Du Puy ayant fu la fupercherie s'en plaignirent par une Lettre imprimée.

Si iMr. Arnaud avoit fait un tel ré- cit , il n'y a point d'homme raifonna-

ble.

DE B A Y L E. 337

ble , qui ne fût en en droit de lui de- -inander pourquoi perfonne ne s 'eft ja- mais vanté d'avoir vu la Lettre de MefTicurs Du Puy > D'oii vient qu'ils n ont pas fommé les Jéluites d'envoyer <^uelqu'un pour affilier à une afièmblée dans laquelle on confronteroit le ma- nufcrit avec les deux exemplaires reçus en préfent, & avec le refte de l'Edition > Pourquoi n'ont- ils pas drelTé un A6le devant Notaire , afin d'avoir une preu- ve très-invincible de la fraude > Pour- quoi vous , qui avez tant écrit contre les Jéfuites , ne leur avez-vous jamais fait le reproche d'avoir fali:fié le Ma- nufcrit d'un Concile? Pourquoi, de- puis les difputes du Janfénilme , oui ont produit une infinité d'ouvrages' contre la Société, ne trouve- t-on au- cun Auteur qui fe foit plaint du re- tranchement de ce paliage ) Quelle tête de Medufe a tellement engourdi & la main & la mémoire d'une infinité d'Anti-Moliniftes , qu'aucun d'eux n'ait rien imprimé touchant cela } Se feroit-on donné le mot pour épargner aux Jéfuites la honte qu'ils méritoicnt? Mais pourquoi les épargner fur ce point- , pendant qu'on n'oublioit rien de ce qui pouvoit leur nuire fur tout le relief lomc IL jP

33^ A N A I Y s s

On ne fauroic lever ces difficultés , & elles frappent de telle forte , qu'à moins defe laitier aveugler par une préoccupa- tion bizarre pour la fincéritc de M. Ar- naud , &: pour la fidélité de fa mémoire , on croira toujours que fon récit n'eft qu'une fable.

Mais quand même tout ce que M. de Saumaife raconte feroit certain , ce ne feroit pas une chofe dont on pût tirer quelque conféquence pour le fond de la queflîon ; car ce qui a été obfervé à l'é- gard du manufcrit de la Bibliothèque Royale n'auroit pas moins de vertu contre celui de la Bibliothèque Pala- tine, ©n diroit fur le même fondement, que THiiloire de la PapelTe a été cou- fue à l'un & à Fautrc , & ainfi l'oii conclueroit qu'Anallafe n'en eft point: 'l'Auteur.

§. I I I.

Il ej} équivoque que Mj.rianus ScotuS ait parlé de ce conte.

Cocifeteau nous, apprend que p^il^ J:eur<; docle.s peffonnages focipçonnenC les Luthériens' d'avoir falfifié îe^. Ma- nufcrits de Marianus Scotus , & d'y

si

DE B A Y L E. 559

•^t^oir inferi l'article de la Papefle Jean- ne ; que ce conte ne fe trouve point dans ies vieux Exemplaires ; que Mi- reus , Chanoine d'Anvers , Editeur ré*- cent de la Chronique de Sigebert , cer- tifia qu'il avoit un vieux Manufcrit de Marianus , écrit fur parchemin , dans lequel cette fable n'eiè inférée , ni aa texte , ni à la mars:e ; Que Ludovicas Sombechus , Abbé de Gcmblours , avoid remis ce Manufcrit à Mireus ; que l'E- diteur du Krantzius de Cologne té- moigna avoir vu un Manufcrit pareil ; q[ue le Jéfuite Serarius déclare qu'il a vu à Francfort un manufcrit que lui montra Lacomus , Doyen de l'Eglife de Saint Barthclemi, la cho/i? eH: rap- portée avec cette rdlnâiorijUt ajfentur, refiridion que le Calvinijie Heroidus , Editeur du Marianus de Bàîe , a eu la mauvaife foi de fupprimer dans fon Edi- tion [a) , qui a été faite fur ce Manuf- crit de Latomus (b).

Arrêtons-nous un peu fur les demie* tes paroles du récit de Coeffeteau. Oa y voit que de l'aveu du Jéfuite Serarius, l'Edition de Bàle ne diftere du Manuf-

(a) Coeffeteau , Réponfe au Mjfiere d'iniquité ,

(,b) Florimond de Remond , Antipapeffe , Ckap. 11^ num.

P a.

^^O A F A I Y s E

crit de Latomus qu'à l'égard des tcrmôff ut ajfcritur. Il contient donc tout le reftc , & par confcquent il y a des Ma- nulcrits de Marianus qui font mention de la Papefle , fans qu'on puifîe dire que les Luthériens y ont ajouté cela: car il eft indubitable que le Manufcric de Latomus n'a point été fallifié par eux , puifque ce tut un prêtre Catholi- que qui le fournie , & qui le tira de la Èibliotlieque de fon Eglife ( c ). Mais d'oij viennent , dira-t-on , ces varia- tions dans les Manufcrits d'un même Auteur ? Pourquoi trouve-t-on dans quelques-uns la Papcfle Jeanne , & pourquoi ne la trouve-t-on pas dans quelques-autres ? Je répons que cette divernté peut avoir été produite auffi- tôt par addition que par fouflradion , & que pour favoir au vrai Ci Marianus ed l'Auteur du court article qui con- cerne la Papeffe , il faudroit avoir l'ori- ginal de fon Ecrit. Mais comme on ne l'a point , il eft prefqu'impofTible de dé- cider la chofe.

On peut faire une autre queftion. EPt-il plus apparent que ce qui concer- ne la Papeflb Jeanne a été ôté par les Capiftes , qu'il n'eft apparent qu'il ait

(c^ Idim ibii.

D E B A Y L E. 34»

été ajouté ? Il eft difficile de répondre quelque chofe de pcfitif : car il y a des raifons pour & contre. Il eir probable que certains Copiiles , ayant trouvé fcandaleufe la période de la Papeffe , n'ayent pas voulu l'inférer ; & il eft probable que d'autres Copiiles , frappés de la fîngularité du fait, n'ayent pas voulu qu'il manquât dans leur Maria- nus , & aient pris foin de l'ajouter. Il y a des Ledeurs qui écrivent a la marge - d'une chronique , ou de tel autre ou- vrage de même nature , un grand nom- bre de fuppléments. Si cette chronique , ainfi augmentée, tombait dans les mains d'un Libraire , il pourroit fort bien ar- river qu'il inférât dans une nouvel le Edition toutes ces notes marginales , chacune en fon rang , fans fe donner même la peine de les diftinguer de l'an- cien texte. Nous avons des exemples journaliers de ces fortes d'infidélités. Une pareille conduite devoit être en- core plus fréquente avant l'invention de l'Imprimerie : car les Livres étoienc plus chers , ik ainli beaucoup de gens aimoient mieux joindre à la marge de leur Manufcrit les fuppléments qu'ils tiroient des autres copies , que d'être obligés d'acheter deux fois le même ou-

r 3

542. Analyse vrage. Or , ces additions nricirginalcs paA foîent ordinairement dans !e texte, lorf- qu'on faifoit une nouvelle copie. Je m'étendrai un peu plus iur ces conjec- tures dans le §. V.

je ne donne point ceci pour des rai- fons convaincantes , ni même pour des conjcftures que l'on ne puiiTe réfuter; mais que peut-on faire de mieux fur des matières li incertaines , l'on ne mar- che qu'à tâtons. Ce que je m'en vais dire ne tient pgs tant du Problème. Si le conte de la Papefîe a été fraudu- Jeufement inféré dans les anciens Ma- ïiufcrits de Marianus , ce ne font point les Luthériens qui font coupables de cette faîfiiication ; car ces Manufcrits fon?i,jan£érieurs à Luther. D'ailleurs ce Réformateur parut dans un temps 3'jmprîraerie étoit commune ; on ne s'amiifoic guère alors à copier des Ma- nufcrits , & après tout , les connoifî'eurs favent fort bien diirin^uer il une cooie a été faite au XVI'' ilccle , ou long- temps auparavant. Concluons que fi la chronique , dont nous parlons , a été falfinée , c'a été par les Catholiques Ko mains.

Ms.is , dira-t-on , les Catholiques avoient incomparablement plus de mo-

DE B A y L E, 343.

tifs de fnppnmcr i'aventure par-tout ils la trouvoient , que de rinfcrer ils ïiG la trouvoient pas : ils voyent fore bien qu'elle ctoit hontcufe pour leur Egîife ? Cette cbjedion a quelque diofe' de fpécicux ; mais au fond ce n'efè qu'un beau fantôme : car cette fable eO: fortie originairementdu fcin du Papifrae, &: ce font des Prêtres & des Moines qui l'ont publiée les premiers. Elle a été crue par des Auteurs fort dévoués au Saint Siège , tels qu'Antonin Archevê- que de t lorence , l'un des Saints de la Communion Romaine. Une inanité d'Ecrivains l'ont rapportée bonnement & fimplcment , fans prétendre nuire aux Papes , & ce ne fut qu'au commence- ment du XVl^ liecle qu'on commença à la combattre tout de bon , lorfque les Luthériens cherchèrent a s'en orévaloir. 'Il y a bien d'autres chofes que les ïc'a- teurs du Papifme avoient intérêt de fup- primer , & auxquelles ils n'ont point touché , quoiqu'elles fufîent infiniment plus fcandalcufes & plus flétriiTantes que celles-là. Venons à l'examen de la chronique de Sigebert.

p*

344 Analyse

§. I V.

Ce quoii oppofe au prétendu pajpigt tiré de la Chronique de Sigebert.

Ce que l'on vient de dire fur les Ma- nufcrits de Mai'ianus , peut s'apphquer aux Manufcrits de Sigebcrt , Moine de Gembiours , qui mourut Tan 1113. Voici ce que porte fa Chroniaue , fui- van t l'Edition de Paris de l'année 1^13. Johannes Angllcus, Fama cjl hune Johinntmfccnùnam fuifje , & uni joli farailiari cognctarn , qui eam compk- xus efi , & gravis facia peperit Papa. €xl(îcns. QiLare eam in ter Pontifices non nwnerant quidam ; idco nxymini numerum nonfdcii : Ceft-H-dire, Jeart TAnglr/is. On dit que ce Jean éto t une femme, & qu'elle n'étoit connue que d'un fcui confident, qui coucha avec elle , & qu'étant devenue groilè elle accoucha durant fon Pontificat. C'eft pourquoi quelques-uns ne la comptent point parmi les Papes; & c'ell pour cela auffi qu'elle n'augmente pas le nombre des Papes appelles Jean.

II a des Manufcrits de Sigebert ce paffage m f^ trouve point. i\lii-eus ^ ce

DE B A Y L S. 34^

Chanoine d'Anvers dont on a parlé plus haut , & à qui nous devons une Edition de cette Chronique , très-poftérieure à celle de Paris , Mireus aOûre qu'il ne fait aucune mention de la Papeliè, non pas même en marge , dans quatre Ma- nufcrits différents qu'il a confultés , entre lefquels étoit celui de l'Abbaye ce Gemblours , Sigebert , étoit Moine. Il obfcrve que ce Manufcrit elt l'origi- nal de Sigebert , ou du moins une co- pie tranicrite de fa main fur l'origi- nal même , pour le mettre au net ; d'où il conclut que les Manufcrits fe trou- ve cette fable ont été fairiiics {a.).

Ajoutons au témoignage du Chanoi- ne , ce que dit Florimond de Rcmond. Cet Ecrivain remarque que Guillaume de Nanguic (de Nangis), Auteur d'une vieille Chronique il n'a fait que co- pier Sigebert d'un bout à l'autre , fans en rien omettre , ne fait néanmoins au- cune mention de la Papefi'e , ce qui prouve qu'il travail loit fur un Manuf- crit où ce conte ne fe trou voit pas , & ce qui rend fufpecis tous les Manufcrits il fe trouve. Florimond aioute aue le

(a) Myreus , în Edit . Slgeberù , ad annum 854^ çiti ^ar Coefièteaii , ubi fi^pràt

54^ Analyse Manufcrit, original de Sigebert ,fe volt 'encore aiijoiini'hui dans V Abbaye de Gcmblours près Loiaain ; que ccji que nofîre Sigebert ejioit Religieux ; que fon Livre y ejl gardé fort cuiieu- jlment parler Moines^ pour le mort' irer comme chofe rare aux Savants qui viennent viliccr leur Bibliothèque ; qu'un favant Cordelicr , nommé le Père Protais , lui 2l jure l'avoir vu , & qu'i/^ ny a pas trouvé un mot de cette Fw ble ; qu'Onufre , Genebrard , & d'au- tres , témoignenr la même chofe , & que le premier de ces Ecrivains déclare ou il n'a rien vu touchant la Papeiîe dan^ les plus anciens Manufcrits de Si- gebert qui fe trouvent en Italie {b).

Alexandre Cooke , zélé dtfenfeur de î'Hiitoire de la PapelTe , s'infcrit en faux contre la plupart des allégations de Florimond , particulièrement contre les Manufcrits de Gemblours , & con- tre la déclaration du Cordelier ( c ) ; mais je ne fui:; point frappe de la torce de fes objedions , ni de la folidité de ics doutes.. Il faut fe rendre récipro-

(*)Florimon(â de Remond , Antipapeffe , Chap. F, »um, î.

{c) Voyei le Trnité de la Papeffe par Cooke j i, ^2 b'/uiv^ liad. Fr,

B E B A Y L E. 347

quement cette juiHce d'Auteur à Au- teur , que fi l'un alîùre qu'il y a un tel Manufcric dans une Bibliothèque publique , l'autre ne le nie pas _, à moins qu'il ne fâche que cela eft faux ; car on ne doit point fuppofer qu'un Auteur ait l'impudence de mentir , iofqu'ii eil ailùré que fon impofture peut-être dé- couverte. Ne pouvoit-on pas fe faire montrer le Manufcrit de Geaiblours , o'-î charger quelqu'un de le confulter? Je ne vois donc pas que l'Auteur An- glois ait mcprifer ce que Fiorimond allègue concernant le Père Protais. II me femble qu'il donne dans la vétille quand il attaque Bellarmin , fur ce qu'il ailûre que Molanus a vu le Manufcrit de Gembiours : ce Jéfuite , dit M. Cooke , m nous apprend p.is à qui Molanus h dit , ni en quel Livre cela eji écrit. Que ne confultoit-il les dialogues d'un homme de fa nation ? Il y auroit lu que Molanus avoir affûré comme té- moin oculaire à Aîanus Copus , que le Manufcrit de Gembiours ne contenoic rien touchant la Papeiïe , & que fi ce lî'étoit point l'Original de STgeberc , , c'étoit pour le moins une copie faite fur l'Original (^). Notez que M. Span-

{^d) Alan.is Cop.iî,Dial. I. Cav. VlïL

F 6

^4^ Analyse

heim avoue que le pafîage de Sigebert qui concerne la Papclle , eil une paren- thelfe que l'on peut fupprimer , fans que le récit de l'Auteur , & fes calcula chronologiques , en reçoivent aucua dommage ; car il donne à Benoit lil , immédiatement après Léon , la même année que la parenthefe alTigne à Jeanne ( e ). M. Spanhem reconnoit aulîi très- ingénument que la palîkge en quelHon ne le trouve pas dans le Manulcrit de la J3ibliothtque de Leyde. C'eft un Ma- nufcrit fort ancien : du moins fa date cft de l'an 1 1 ^4.

Blonde! n'a point pris parti fur la difpute des Manufcrits de Sigebert ; mais il infinue très-clairement qu'il trouve probable que cet Auteur n'a rien dit de la Papeli'e. L'une de fes rai- fons eft ceiie-ci : >•> Vincent de Bauvais, 31 & Guillaume de Nangis (qui ont a d'année en année infère fes paroles 5) dans leurs recueils , & particulière- » ment à l'efgard de ce qu'il a efcrit fur » Fannée 854 touchant Benoilt III ^ » & Anallafe fon Antipape , & fur T> l'année 8157 touchant Nicolas pre- » mier ) ne copient point la claufe con- » cernant la Papellè. » Cette raifon çll

(<;) Spanheim , de Papa /«mina , p. /j.

ï E B A Y L E. 349

bien forte pour prouver du moins que ces Copilks fe fervoient d'un Exemplai- re qui ne difoit rien de Jeanne, Je fai bien que Ton répond qu'ils lauroient cet endroit-là de l'original , parce que Sigebert même raconte qu'il y a des gens qui ne la mettent point au rang des Papes , & qu'ainfi elle n'augmente point le nombre des Papes de ce nom. On fe fert auifi de cette remarque pour réfuter l'argument que Bîondel tire de ce que pluiieurs célèbres Hiftoriens ne font aucune mention de la Papeffe. On fait voir que certains Papes ont été rayés du Catalogue des Evêques de Rome ; & l'on cite Beda , qui nous ap- prend que deux Rois Anglo-Saxons , fe rendirent fi odieux qu'il rut trouvé à propos de faire périr leur mémoire , & d'unir immédiatement dans les faftes le règne qui fuivit ces deux Princes. Mais ces réponfes ne peuvent fa tisfaire nn efprit défintérefîé ; car Tobfervation même de Sigebert a être caufe que les Auteurs qui adoptoient fes récits parlafient de- la Papelfe. Ils ont à fon exemple raconter les aventures de ce prétendu Pontife , & puis ajouter qu'elle ne fait point de nombre parmi les Papes , &c. N'ayant point parlé de

^^o Analyse

forte , c'cll nn figne qu'ils n'ont point

trouvé duBS Sigcbcrc le paLage dont il

s agit.

Remarquons outre cela que s'il y eût eu un Décret portant Ciits le nom de la Papeffe fcroit eiiàcé des Ades pu- blics , & que fes Itatues feroient renver- fécs , c'eût été une de ces circonflances infignes que les Ciironiquenrs rappor- tent principalement. II y eut un tel Décret contre la mémoire de Domi- ticn , qui n'a pas laillé pour cela d'a- voir une place dans toutes les Hiftoi- res parmi les Empereurs de Rome. Cet Jsrvèt même du Sénat eft l'une des clio- fes que les Hiitoriens ont le plus foi- gnculcment marquée. Et au fond il eft certam qu'ahn qu'ils entralîcnt dans l'tfpiitd'un tel Décret, & qu'ils répon- difient aux véritables intentions du Sé- nat , ils dévoient faire mention de cer Arrêt infamant. 11 n'eft nullement croyable que ceux qui inlligent une telle peine à un ufurpateur , fouhaitent que f'crlonne ne parle de lui en bien ni en mal ^ ce fercit le ménager , & le vou- loir mettre à couvert de l'ignominie. Or, c'eft ce qu'ils ne pourroient avoir en vue, fans tomber enconfradiaion;& par confcquciit ils défocnt que ce qu'ils

DE BayLE. 351

ordonnent contre fa mémoire , ierve à la faire déceller dans tous les fiécles à venir. Ils iouhaitent donc que leur Sen- tence foit exprefiémcnt marc]uée dans les Annales du pays.

Ajoutons qu'il y a une extrême dif- férence entre eiiacer quelqu'un du nom- bre des Papes , & ne faire aucune men- tion de lui. Les Antipapes ne font point de nombre : ceux qui ont pris le nom de Clément ne font point comptés p?rmi les Cléments , & néanmoins les Anna- lifres ne fuppriment pas les aftions , l'intrufion , & les dcfordres de ces faux Papes. M. Defmarets fait cette quef- tion : n'y a-t-il pas eu en France un Charles X , que la Ligue oppofa k Henri IV ; & cependant nul Kiltorien ne Fa mis au nombre des Rois de France t Grande illufion ; car ii les Hifloriens ne le mettent pas au nombre des Rois , ils ne laifl'ent pas de nous apprendre ce que la Ligue fit pour lui. Il n'eft pas qucilion ici de favoir fi la Papeiîe a fiégé de droit : il ne s'agit que du fait ; a-t-elle été ufurpatrice du Siège Papal après la mort de Léon ÎV ? L' a-t-elle tenu pen- dant deux ans? L'a-t-elle perdu par fa mort en accouchant dans les rues ? Un Hiilorien ^ qui la regarde comme un

^^1 Analyse un faux Pape , pourra bien l'exclnre du nombre des Papes qui onc porté le nom de Jean, & compter Léon IV pour le 10-!.*= , & Benoît lil pour le 103e ; mais il faudra qu'il parle de l'interrègne de cette ufurpatrice. Les Hiftoriens Fran- çois commencent le règne de Charles VII à la mort de Charles VI , & ne comptent point pour Roi de France Henri VI P.oi d'Angleterre ; mais ils ne dilTimuîent point qu'après la mort de Charles VI , ce Henri VI fut procla- mé Roi de France. Quelque honteux que puilîent être de iemblabîes faits , ils font trop publics pour que les An- nales les fuppriment entièrement.

Concluons que c'eft raifonner par le fophifme à non eau fa pro eau fa ,, que de fuppofer que la remarque de Sigcbert empêcha que fes Copilles ne tranfcri- vilitnt (on récit de la Papefie. Il faut donc chercher d'autres réponfes que celle de Samuel Defmarets.

DE Bayle. 3^5

§ V.

Si r autorité de ivuirtin Polonus ejl de plus grand poids que celle des Auteurs précédents.

Martin Polonus , Moine Domini- cain , Grand Pénitencier du Pape Ni- colas III , & Archevêque de Gnefne , publia dans le XIIP fiecle une Chroni- que des Papes & des Empereurs , qui s'é- tend depuis Jefus-Chrili: jufqu'au Pape Jean XXI, lequel mourut l'an 12.77. On y trouve THiftoire de la Papeiï'e , à peu prés dans les termes que j'ai rap- portés au §. I. Tous les Savants ne conviennent pas que ce récit foit de Martin Polonus , & cette difpute , ainfî que les précédentes , roule fur la diver- fité des Manufcrits , dont les uns con- tiennent cette Hîlloire, & les autres ne la contiennent pas. Je n'entrerai Ik- deilus dans aucun détail : car ce que j'ai dit d'Anaftafc le Bibliothécaire & des autres , doit s'appliquer a la Chronique de Martin Polonus. Te me contenterai défaire quelques réflexions fur les caufes de la difîcrence qui fe trouve dans ces anciens Manufcrits , différence dont ii

3)^ Analyse

importe de rechercher l'origine. J'en ai déjà touché queltpe chofe dans le §. III : mais j'approfondirai ici ce que je n'ai fait qu'ébaucher dans l'autre article.

Je commence par ces deux Propo- rtions : I. Ce n'eit pas une preuve que Martin Polonus ait parlé de la Papeliè Jeanne , que de faire voir le conte dans, ^es fort vieux Manufcrits de fa Chro- rique. II. Ce n'eft pas une preuve qu'il n'en ait parlé , que montrer de tore anciens Âlanufcrits cette Hiftoire ne fe trouve point. La vérité de ces deux Proportions eft fondée fur ce qu'il eft très-pofïïble que l'on ait ajouté ou ôté. certaines pièces aux ouvrages d'un Au- teur peu après fa mort. Les additions & les foul'tradions font deux moyens aufTi fréquents l'un que l'autre , de cor- rompre l'état naturel d'un Manufcrit. Cent exemples le témoignent. Ainfi , pendant que l'on n'aura point l'origi- nal de Polonus , il ne fera point pof- fîble de découvrir certainement fi c'ell par la voie d'addition , ou par celle de fouflradion , qu'on a introduit une grande différence entre les copies ce la chronique.

11 n'y a point d'apparepcc , rc^on-

DE B A Y L E. 3^^

dront les Proteftants , que l'Hifloire de la Papeiie ait été confue au manufcric de Polonus , & il y a beaucoup d'ap- parenee qu'elle en a été retranchée; car c'eîî un fait fcandaleux , & qui couvre d'ignominie le Siège Papal. Comme donc ceux qui copioient les Manufcrits , écoient jaloux de l'honneur des Papes , ils ont fe trouver intérefics k fuppri- nier cette narration , & nullement à l'introduire. Ce difcours a quelque air de vraifemblance , mais il prouve trop, & rend mal aifée à raifoudre cette quei- tion , d'où vient que l'Hiiloire de la Papeiîe eft demeurée dans un très-grand nombre de Manufcrits ? Ou écoit le zèle des Copiites ? Quelle eil la raifon de la difparate ?

Autre difnculté. Vous prétendez qu'Anaflafe le Bibliothécaire , que Ma- rianus Scotus , que Sigebert , que Mar- tin Polonus , &c, ont. publié cette Hif- toire fcandaleufe. Ils étoient pourtant de très-bons papiftes , c'étoientdes Prê- tres , ou des Moines dévoués aux inté- rêts de la Comm/anion de Rome. Pour- quoi auroient-ils eu moins de zèle que leurs Copiftes , ou pourquoi leurs Co- piiles auroient-ils été plus fcrupuleux? La plupart des Ecrivains qui ont narré

5')^ Analyse l'aventure de la Papefle n'ont-ils pas été fort attachés au Catholicifme? Peut- on y être plus attache que Saint Anto- nin , qui l'a inférée dans Ton ouvrage ? Autre difficulté encore. Cette Tradition s'étoit fi bien établie , que perfonne ne la combattoit. Aventin , contemporain de Luther, eft le premier qui l'ait rejettée comme une fable. Le Concile de Conf- tance ne cenfura point Jean Hus d'a- voir allégué ce fait , marque évidente que les Pères de ce Concile ne révo- quoient point en doute qu'il n'y eût eu une Papefîe.

Il réfulte de Va. que les Catholiques Romains fe firent une habitude de con- fidérer cet accident comme une chofe qui ne faifoit aucun préjudice à leur Religion. D'où feroient donc venus les fcrupules qui auroient poulie quelques Copiiles à eflacer des Manufcrits de Martin Polonus cet endroit-l.i ? Si l'on eût fatigué d'infultes & d'objeclions fur ce fujet l'Eglife Romaine , comme de- puis la Réformation , il feroit beaucoup plus aifé de comprendre que les Zéla- teurs du Papifme auroient travaillé à fupprimer les Ecrits qui faifoient men- tion de la Papefle , & il eût fallu même, «n ce cas-là ^ commencer par dire que

DE B A Y I E. 3^7

le fait n'ctoit pas vrai , ou qu'il étoic fort douteux ; mais nous- ne voyons point que les Sedaires aient inCiÛé fur cet article. Ockam au XIV^ liecle , & les Huflltes au XV^ , fe fervirent de ce fait comme d'une preuve que l'Eglife peut errer. Enée Silvius repondit que le fait de la Papefie n'eft pas certain , & qu'en tout cas il n'y auroit pas une erreur de droit. Cette objedion faifoit peu de bruit en ce temps-là , & n'infpira à perfonne la réfolution de prendre la négative , de remonter aux fources pour laper les fondements de l'Hiftoire de la Papeffe. D'où feroic donc venue la confpiration des Copif- tes contre les pages les Chroniqueurs avoient écrit cette Hiftoire ? Enfin , & c'ell ma dernière difficulté , par quel efprit de vertige euflènt-ils fait grâce à tant d'autres narrations plus fcanda- leufes & plus ignominieufes , & dé- chargé tout leur zèle fur celle-là ? !N'ont-ils pas laillé vivre dans les mê- mes Manufcrits , & dans une infinité d'autres , la mémoire des Papes intrus , fchifmatiques , fimoniaques , adultères , magiciens , &c. Je ne donne point ceci pour des raifons démonftratives , & je ne voudrois point nier qu'abfolumenc

q$8 Analyse

îl n'y a perfonne qui aie mutilé les Ma- nufcrits , afin de cacher la honte de i'Hirtoire de la Papefl'e ; je me contents d'oppofcr probabilités à probabilités , & d'avertir par- mes Lcàleurs qu'il ne taut pas être dccifif fur la caufe que tant de gens allèguent , de ce que le conte éa laPapeiie ne fe trouve point dans plulïeurs anciennes copies des Chroniqueurs.

Riais , dira-t-on , Marianus , Si- gebert, Martin Poîonus, &c, n'avoient point parlé de la Papcfi'e , comment ieroit-il arrivé qu'on la trouve dans pluheurs anciens Manufcrlts de leurs Chroniques ? Y a-t-il aucune apparen- ce que les Moines qui étoient , en ce iiecle-là , les principaux dëpofitaires des Manufcrits , & ceux qui en copioient le plus d'exemplaires, aient voulu don- ner cours à un tel conte en l'ajoûtanc à des Livres il n'étoit pas ? Les Sec- taires , les Huffites , par exemple , avoient-îls befoin de l'y coudre ? Ne trouvoient-ils pas cette Tradition aiièz établie ? Qui la nioit ? Qui la combat- toit ? Le premier de leurs Antagonifles ( j);qui examina 1 objection qu'ils fon- dèrent là-dcfîus , ofa-t-il pofitivement

(il) Enée Sylvius.

15 s B A Y I E. 3^^

•que le fait n'étoit point vrai ? Or fi raddition n'a pu venir, ni des bons Papiftes , ni des Hérétiques, il faiic conclure que les Manufcrits qui parlent de la Pspefl'e font en cela très confor- mes à l'original , & que ceux qui n'en parlent pas , ont été tronqués de cette

'partie.

Voilà une objeclion féduifante par

^la probabilité ; mais elle ne contient rien qui puiffe convaincre ceux qui demandent de bonnes preuves. Elle

Tuppofe faui^ement qu'on n'auroit pu

"iriférer le conte de la Papelfe dans les Manufcrits de Sigebert, & de Poîonus ,

•&c, fans avoir deffein de nuire à la Communion de P.ome. Il y a bien d'au- tres motifs qui ont pu porter ks Copif-

"tes à fourrer cette addition dans un Exemplaire. Le goût qui règne aujour- d'hui , de préférer les Éditions augmen- tées à celles qui le font pas , eil de tous les temps. C'eft pourquoi nous devons croire qu'il y a eu toujours des perfonnes qui aimoient mieux un Sige- bert enrichi du conte de la Papeliè , qu'un Sigebert il manquoit ; & ainli les Copiires pouvoient s'aiiurer qu'ils vendroient mieux un Exemplaire ce conte auroit-ét-é inféré , qu'un Exem-i

560 Analyse

plaire il n'eût pas été mis , & qui,^ à cauie de cette omilîion , eût pu pif- fer pour châtré. Et comme , avant l'in- vention de 1 Imprimerie, il falloit beau- coup de temps pour préparer des Exem- plaires , & que les Livres étoient fort chers , on menageoit le temps des Copiftes , & la bourfe des Acheteurs , autant qu'on pouvoit: & ainli, en fa- veur de plufieurs perfonnes , on fai- foit enforte qu'une Chronique tînt lieu de deux & de trois ; & dans cette vue au lieu d'en copier plulieurs , on ajoû- toit à l'une ce que les autres avoiencde particulier & de plus infigne. De-là vint peut-être qu'on ajouta à Anaitafe, & . à Marianus Scotus , & à Sigehert , la prodigieufe aventure d'un prétendu Pape accouchant au milieu d'une pro- cefîion.

Il eft à croire outre cela qu'un cu- rieux qui avoit acheté un Sigebert , ou un Marcinus Poionus , & qui n'y voyoit pas le conte de la Papeli'e , l'y ajoûtoit à la marge en le copiant d'une autre Chronique ; &c cet Exemplaire pouvoit fervir d'original , quelques années après , à un Ecrivain qui infé- roit dans le Texte ce qu'il trouvoit à la marge. Qui ol'eroic nier qu'en ce

temps-

D 2 B A Y L F. 3^1

temps-la il n'y eût quelques perfonnes plus avides d'avoir un Ecrit , que pourvues des moyens de l'acheter ? Que faifoit - on en ces rencontres ? On empruntoit une Chronique , & on la copioit foi - même , & fi l'on n'y trouvoit pas certains faits dont d'au- tres Kiftoriens faifoient mention , on les y joignoit chacun en fa place , & par cette rufe , on tiroit d'un feul Ma- nufcrit les mêmes utilités que de plu- fieurs. Ce Manufcrit a pu pafler du Ca- binet d'un particulier dans les grandes Bibliothèques des Académies , ou des Monafleres , ou bien il a pu fervir d'original aux Copiftes avant l'inven- tion de l'Imprimerie.

Voilà quelques fuppofitions toutes vraifemblables , qui nous font connoî- tre qu'encore que Sigebert & Polo- nus n'euffent point employé le conte de la PapefTe , on ne laifferoit pas le trouver dans quelques vieux Ma- nufcrits de leurs Chroniques , fans que l'on dût foupçonner les Auteurs de l'Addition d'avoir eu un mauvais deffein contre le Saint Siège. Rien de plus naturel après cela que ce qu'on affure de la diverfité des vieux Exem- plaires. Les uns ont été fidellemenc Tome IL Q

3'62 Analyse

copies fur l'original , ou immédiate- ment ou médiatement. Ceux-là ne con- tiennent pas le conte de la Papeflb ; les autres ont été faits fur une copie qui avoit été ornée de cette Fable.

On peut alléguer une obfervation particulière fur la diverfité des Manus- crits de Martin Polonus. Il eft prouvé qu'il donna pluiieurs Editions de fa Chronique , & fans doute il ne Ce con- tenta pas de joindre une continuation à chacune ; il revit aulfi & il retoucha fon premier ouvrage , il y lit des chan- gements & des additions. Quelques Manufcrits de ces différentes Editions s'étant confervés , il faut de toute né- cefîîté que les uns foient plus amples que les autres , & qu'on trouve par ci par dans les uns ce que les autres n'ont pas. Quelque exacts , quelque fî- delles , qu'eulfent été les Copiftes , on verroit néceflaircment cette différence dans les Manufcrits. Il ne faut donc pas prétendre généralement parlant que ceux l'on ne voit pas toutes les cho- fes contenues dans les autres , ayent été copiés de mauvaife foi ; car outre la raifon que j'ai alléguée , voici une con- jeûure très-vraifemblab!e. Tous ceux c|ui copioient la Chronique de Martin

D E B A Y L E. 3^3

Poîonus , n'avoient pas defTeîn d'en vendre des Exemplaires. On pouvoic îa copier pour fon ufage particulier. Tel homme qui n'c^oit pas riche aimoie îTiieux prendre cette peine , que de de'- penfer de l'argent pour le prix du Li- vre. Rien n'erapéche que cet homme îie s'attachât plus aux chofes qu'aux exprefTions , & qu'alin d'avoir plutôt fait , il ne fautât ce qui lui fembloic inutile , qu'il n'abrégeât certaines phra- fes , & qu'il ne fubPcituât les paroles à' celles de l'original. Suppofons qu'une telle copie de Martin Polonus ait fer- vi d'original , nous comprendrons que les Exemplaires de la Chronique fe- ront dilrérents les uns des autres , fans qu'aucun mauvais deflein , ni aucune fraude aient eu part à cette di« verfîté.

Ceux qui font beaucoup de Re- cueils , & qui y mettent àes pages en- tières d'un Livre , me pafferont aifé- ment ce que je fuppofe; ils fe fouvien- dront qu'afln d'avoir plutôt fait, ils n'ont pas copié mot à mot , ils ont re- tranché , ils ont changé bien des pa- roles. Les Auteurs même , qui citent de longs paffages fe donnent fouvent cette liberté, afin de diminuer la pciiie

3^4 Analyse ennuyante de tranfcrire. Il fe mêle quelquefois un peu de fraude dedans, mais non pas toujours. Que dirai-je de tant d'omifîions involontaires qui échappent aux Copiites , & fur- tout lorfque deux périodes voifines com- mencent par un même mot? Ils reli- fent avec quelque forte d'attention ; mais ils s'épargnent trop fouvent la ^ peine de conférer ligne par ligne leur Ecrit & l'original ; & à moins que les omJiTions ne gâtent vifiblement & groC- fièrement la fuite d'une penfée , ils s'i- maginerit que tout va bien. Or , il eft fur qu'il y a des périodes , ou des demi- périodes , qui étant ôtées d'un Livre n'empccîient pas qu'il n'y refce un fens pafîable.

Concluons que la mauvaife foi n'eft pas toujours l'origine de la différence des Manufcrits : pluiieurs caufes inno- centes y peuvent contribuer ; mais j'a- voue que la fraude y eft fouvent in- tervenue. C'eft ce que M. Spanheim obfcrve fur les ]\Ianufcfits de Sige- bert , particulièrement fur celui de Leide , il remarqua des additions, des changements , des omifTions qui ne fe trouvent pas dans le JManufcrit de Gemblours , dans celui de Lipfe ,

DE B A Y L E. 3C^"

&:c. (h) Spanheim ajoute que plufieurs de ces variations rouloient fur des faits qui ne plaifent pas à la Cour de Rome , & qui fentent un Ecrivain trop partial pour les Empereurs qui ont eu des dé- mêlés avec les Papes. On a lieu de croire que ces faits particuliers ont été omis frauduleufement par des Copiftes paflionnés ; mais on ne doit pas former les mêmes foupçons à l'égard des cho- fes omifes, ou ajoutées , ou changées , qui n'ont nul rapport aux fchifmes , ou aux difputes. Il en faut juger à-peu- près comme des mutilations , ou des corruptions des Manufcrits des Au- teurs Payens. Il y a tel Manufcrit de Ciceron & de Tice-Live , qui contient certains morceaux qu'on ne trouve point dans un autre. Aucun intérêt, aucun préjugé , aucune paifion , n'ont été caufe que le Copifte les ait fup- primés. Sa feule faute efl: d'avoir été parelTeux , ou ignorant. Pour bien ju- ger fi un Copifte a retranché ou ajou- té quelque chofe par intérêt de parti, il fâutfavoir quelle; étoient les fadions d'Etat, ou de Re]io;ion , qui pouvoient le préoccuper, & de quelle conféquence

{h ) Spanheim , de Papa faniina , p. 54.

Q3

^66 Analyse

peuvent être , à l'égard de ces fadioris, \qs paflkges fupprimés ou ajoutés. S'ils ne peuvent ni fervir ni nuire à aucun parti, l'on doit fiippofcr qu'il n'y a point eu de mauvaife foi dans l'addi- tion , non plus que dans romifTîon ; mais l'on peut fuppofer le contraire , quand ils ont un rapport particulier à une difpute qui a écliauiié les efprits. ( c ) C'eft pourquoi les copies de Mar- tin Polonus f croient fufpeôes, ou d'une îTiutiîation , ou d'une augmentation frauduîeufe , fi elles avoient été fai- tes depuis que les Proteftans & les Ca- tholiques ont écrit fur la quefHon de la PapelFe , avec tant d'ardeur & avec tant d'animoiàté ; mais puirqu'clles font antérieures à ce différend, & qu'el- les ont été faites îorfque THiftoire de cette femme n'étoit contredite de per- fonne , on ne voit point que le faux zèle , la partialité , l'efprit d'impoflu" re , &c. aient pu déterminer les Co- piftes à la fupprimer. Il fe pouvoit bien faire que quelqu'un Teiit retranchée ,

( c ) L'efprk de parti eft une étrange furie : il y a des Lefteurs fi paffionnés qu'ils déchirent ou qu'ils ètent toutes les p.'iges ils rencontrent certaines diffamations de leur 5efte. Jugez parla de ce qu'ils fero;e::t tais ou tels Mr.nufcrits paiToient par leurs mains. On ne fauroit décrire tous les ravages que cette paffiona £aits dans, les anciennes Bibli»theq^ues*

DE BAYIE. ' 3^7 parce qu'il ia prenoit pour un conte ridicule.

§. VI.

Qiit les Protcfîants , qui sohjîinent à foutenir t Hifîoire de Li Papejfe, con- fultent plutôt ïinîèret de leur caufc que celui de la vérité. Preuve décijï- ve , tirée du filence de tous les Au- teurs contemporains.

J'ai dit , & c'efl une maxime qui n'eft que trop certaine . c|ue les mêmes chofes nous paroiifent véritables ou fauflès félon nos préjugés & nos inté- rêts. Cette foiblellb feroit moins con- damnable , fi l'on Te contentoit de dé- cider en faveur du cœur , lorlque les lumières de l'cfprit 'font égales fur le pour & fur le contre : mais on va beau- coup plus loin ; le parti qu'on aime emporte la préférence , quoique les raifons qui le favorifent n'égalent pas à beaucoup près les raifons qui le com- battent. Blondel remarque que l'on a fait gloire de vérifier cette maxime dans les difputes fur la Papefle. Ne peut-on pas dire que ceux qui foutien- fienc avec tant de chaleur l'Hiftoii-e

Q 4

358 Analyse

prétendue de cette femme , confuItcnC plutôt l'intérêt de leur caufe , que l'é- tat & la condition des preuves. La plus décifive de toutes , celle qui devroic agir avec plus de force fur l'efprit d'un Proteftant , eft tirée du filence de tous les Auteurs contemporains (^z). Si les défenfeurs de cette chimère étoient vui- des de toute paifion , ne fe fouvien- droient-ils pas que l'argument négatif leur a paru pluiieurs fois une raifon in- vincible contre mille Traditions allé- guées par la Cour de Rome ? Pour- roient-ils dire en bonne confcience , que jG une Kifloire ignominieufe à leur parti étoit foutenue précifément par les mêmes preuves , & combattue par les mêmes objections que celle de la PapeiTe , ils jugeroient & des preuves & des objeélions ce qu'ils en jugent dans la controverfc de la Papeffe > N'eft-il pas certain qu'alors ils fe mo- queroient des preuves ] & qu'ils pren- droient les objecdons pour des argu- ments démonftratifs ? Ne foutien- droient-ils pas que l'on ne peut élu- der ces arguments que par des chican-

( a ) Nicolas I, Hincmar , Adon de Vienne , Re- jinon , Luitprand , Guillaume le Bibliotliéc.'iJre , vAnaftafe ,'&c.

D E B A Y L F. 369

nés outrées , remblables a celles d'un homme de pratique qui ne cherche qu'à éternifcr un procès ? Examinons la force de cette dernière preuve , & faifons voir qu'elle Tuffit toute feule pour faire rejctter le Roman de la Papefîe.

Je ne prétends pas qu'à l'égard de toutes fortes ce faits le filence des Au- teurs contemporains foit une raifon de fe déclarer pour la négative : mais je prétends que ce principe doit avoir lieu à l'égard des événements inngnes , & des circonftances eilentielîes & capi- tales d'une adion , qui n'ont pu être ignorées de perfonnc , & dont il au- roit été abfurde de prétendre dérober la connoifTance aux îîécles à venir. Je mets dans cette claflë l'abdication de Charles-Quint, le genre de m.ort de Henri II, de Henri III, & de Henri IV, le premier tué dans un Tournoi , le fécond airafTmé par un Moine durant le fiége de Paris , 6c le troifieme aflaiïiné dans fon carroiîe au milieu des rues de la même Ville. Il n'eft pas concevable que tous les Hiftoriens qui ont vécu au XVI^ & au XVII^ fiecles aient pu s'opiniitrer , ou confpirer à ne dire pas un mot de

Q5

'%'ja Analyse

l'abdication de Charîes-Quint , ni de ce qu'il y eut de tragique dans mort de ces trois Hcnris. Prenez bien g^rde que je ne confidere pas ici en général le lilcnce des Auteurs contcmDorains : je n'ignore pas qu'il ell très-poiïible que dans des Livres de dévotion ou de morale , compofés au XVI^ & au XVIP fïécles , on rapporte incidem- ment plufieurs adions de ces quatre Princes , fans dire ils moururent , ni comment. Je ne parle que de ceux qui ont écrit , ou l'Hifroire particu- lière de ces Monarques , ou l'Hilloirs d'Efpagne & de France , ou l'Hilloi- re générale de l'Europe. Ce feroit un prodige & un monilre plus étrange que tous ceux dont Tite - Live fait men- tion , non-feulement fi tous ces Hifto- riens étoient muets a l'égard des cho- fes que j'ai marquées , mais mém.e fi fept ou huit àts principaux les fuppri- moient. Pofons le cas qu'au XXIV^ liccle il ne refte que fept ou huit des meilleurs Hiftoriens qui aient vécu fous Charles-Quint , & fous HenrilV^ ou un peu ap'-ès ; & que ceux qui vi- vront en ce temps-là ne trouvent au- cune ti-ace de l'abdication de Charles- Quint , ui de l'alialfinat de Henri IIJ &

CE B A Y L E. 371

de Henri IV , que dans quelque mifé- rable Annaîifte du XIX^ liccle : je fou- tiens qu'ils feront les plus téméraires & les plus crédules de tous les hom- mes , s'ils ajoutent foi à cet Anna- Jifte , &: à cent autres qui l'auront pu copier. On peut aifément appliquer ceci à la difputede la PapefTe. ) ai pré- venu l'objeâion de ceux qui s'avife- roient de fuppofer que nous n'avons pas tous les Annaliftes qui vivoient en ce temps-là. Il me fuffit qu'il en refte quelques-uns des principaux. Mais afin qu'on voie plus clairement qu'il a été impolTible que les Hilloriens du IX^ fiécle aient fupprimé un fait aufîi ex- traordinaire que le feroit le Papat de la prétendue Jeanne , je me fcrviraî d'une petite ficlion. Je fuppofe qu'un Auteur de l'onzième fiécle a raconte ce qui fuit.

Charlemas-ne fcuhaitoit fi ardem- ment d'être le Père de fon SuccelTeur , qu'il fe chagrina beaucoup de ce que fa femme écoit ftérilc. Elle devint en- fin grofie : il en fut ravi ; mais comme elle accoucha d'une fille , il fentit re- naître fon inquiétude , & ne fe fiant pas trop a l'avenir, il concerta de faire pafTer fa fille pour un fils , & lui donna

Q 6

yJ^ Analyse le nom de Ptpin. La Heine redevînt grofiè fïx ans après , éc accoucha d'un enfant mâle ; niak pour ne point faire connoître au Public qu'on avoit ufé de fupercherie , le Père & lalvïere conti- nuèrent à cacher le fexe de leur pre- mier enfant : de forte qu'après la more de Charlemagne , fa fille , qui palîbit pour un garçon , fut couronnée fans aucune difficulté. On découvrit l'im- polrure la troifieme année de fon re- gne , & voici de quelle façon. Elle avoit convoqué fon Parlement , & s'y étoit rendue avec tout l'éclat poffible ; mais pendant qu'elle haranguoit , elle fut faifje du mal d^enfant , accoucha à la vue de cette augufle AfTemblée, & mourut tout aufTi - rôt. Cela parut fi hcrrible , que le Parlement détefîa et iieu , & ne voulut plus s'y afiembler. On prit auîTi des mefures pour préve- nir de fcmblabîes accidents , & il fut ordonné que déformr.is, avant que dit procéder au couronnement , l'un àt% douze Pairs du Royaume mettroit Ja main il fcroit nécelîaire , pour dif- cerner la pcrfonne a couronner étoit \\n mâle, ^"oila un conte qui reffemble à ceki de la Papelîè comme deux goû- tes dçau.

DE B A ? L E. -^73

Ne prefibns pas à la rigueur le pa- rallèle ; aiToiblnions-îe : nous n'avons pas befoin ' de faire valoir tous nos avantages. Supporonsque l'Annalirte a donné un autre dénouement , & qu'il a dit que dès la féconde année du rè- gne de ce Pépin , le Prince Louis , efiec- tivement fils aîné de Charlemagne , prétendit à la Couronne, fous prétexte que Pépin étoit une fille , & que par la Loi Salique elle ne pouvoit régner. La guerre civile, qui 'éleva à ce fujet , fut violente: Pépin refufa de fe laill'er viiïter ; mais la Ville de Paris s'étanS fou levée , on le força dans fon Palais , on le dépouilla tout nud , on connut fon fexe , on le détrôna , on le confina dan<; un Couvent, & on éleva fur le Trône Louis le Débonnaire.

Cette aventure eil Ci furprenante, foit qu'on la rapporte de la première fa- çon , ou de la féconde-, que dès-là qu'elle ne paroît dans aucun Hiftoriea du neuvième (lécle , ni même du dixie^ me, elle mérite d'être rejettée comme un conte tout à-fait fembîable à celui de Jean de Paris, ou de Pierre de Provence , ou de Lancelot du Lao. Car il efi moralement , ou même phyft- ^uement impoffible, que tous ks Hil^

574 Analyse toriens du temps fe taifent fur les aven- tures de ce Pépin , & qu'ils marquent tous une fucccfTion immédiate entre Charlemagne & Louis le Débonnaire, fans que l'on trouve aucun ade qui appartienne au régne de cette fille dé- guifée ; pas une Lettre écrite ou re- çue, pas un Ambafladeur expédié, nulle paix conclue , nulle déclaration de guerre. J'aimcrois autant qu'on me dît qu'en 1694, les Anglois prirent Mar- feille & Toulon , & mirent tout à feu & à fang jufqu'aux portes d'Arles, & puis fe rembarquèrent chargés de butin ; que tout cela eft très-vrai , en- core que les Gazettes de cette année-là, ni aucun Livret fur les affaires du temps , n'en aient fait aucune mention.

La force de l'argument négatif fera plus vifible , lorfque nous aurons ré- futé ceux qui cherchent des raifons de ce grand filence des Hiftoriens con- temporains. Ils difent que la Papauté de cette femme fut confidérée comme il honteufe à l'Eglife Romaine , que l'on défendit d'en parler , & qu'ainfî les Auteurs fc turent , les uns par zèle , & les autres par crainte. Mais ce que l'on peut répliquer, ruine fans reflbur- €e ce raifonnement.

B E B A Y t E". 37^

ï. On peut dire , en premier lieu , qu'il n'eft pas vrai que cette aventure ait été envifagée comme une infamie de la Catholicité ni comme une cho- fe qui donnât atteinte aux droits de la Communion de Rome : car , félon Tes principes , ils ne dépendent point des qualités perfonnelles des Papes. Le cri- me de Jeanne confiftoit en ce qu'elle n'avoit point vécu chaftement , mais non pas en ce qu'elle accoucha au mi- lieu des rues. Un tel accouchement auroit été ou l'ouvrage du hazard , ou l'ouvrage de l'imprudence , & n'auroic point augmenté la faute morale Qu'elle avoit commife. La voilà donc feule- ment coupable de n'avoir pas confer- fa virginité. Comment voulez-vous qu'à cette occaiion Rome fe recon- noifîè couverte d'une ignominie donc il faille étouffer le fouvenir , elle qui ne cache point la mauvaife vie de plu- lîeurs Papes qui , avant leur Pontificat, & dans leur Pontificat, fe font plon- gés dans des défordres beaucoup plus criants. L'éledion de Jeanne faifoic honneur aux Romains ; car c'étoit une perfonne célèbre par fa (cience & par fes mœurs. Avoir ignoré fon fexe étoit une erreur de fait , &une ignorance

57^ Analyse

qui difculpe , 6c ptrfonne n'efl: rc(^ ponfdbie des amours fecrettcs d'une fille déguifcc.

Il eft 11 vrai que le conte de la Pa- peffe n'elr point capable de deshono- rer l'Eglife de Rome , que M. Juiieu , tout Monfieur Jurieu qu'il eft , l'a avoué. Je ne trouve pas , dit- il ^ que nous [oyons fort inîérùjjls à prouver la vérité de cette Hifioire de Li Fapejfe Jeanne. Quand le Siég: des Papes au- rait fouffert cette furprife , quon y aurait eftabU une femme , penfànt y 77iettre un homme y & que cette fem- me ferait enjuite accouchée dans une procejjion folemnclle , comme ton dit , . cela n i formerait pas à monfcns un grand préjugé : & l'avantage que nous en tirerions ne vaut pas la peine que nous fou fi en ions un grand procès là- defiis. Je trouve mefme que de la ma- . nïere que cette Hiftoire eft rapportée , elle fait au Siège Romain plus d'hon- . neur quil n en mérite. On dit que cette

Papejfc avait fort bien efludié , quelle

eftoit fçavantc , habile , éloquente , que fis beaux dons la firent admirer à Ro- me y & quelle fut élue d'un commua confeniemicnt j quoy qu' elle paru f com- me un jeune Ef ranger , incognu ^

DE B A y L E. 377 fhns amis , & fans autre appiiy que fon mcriîe. Je dis que cef} faire beau- coup d^ honneur au Siège Romain , que. de fuppofcr qu un jeune homme inconnu y fut avancé uniquement à caujè de fon mérite ; car on fçait que de tout temps il ny a eu: que la brigue qui ait fait obtenir cette dignité (b).

Vous voyez-la un Miniltrequi donne du poids à cette remarque de Flori- mond de Remond: » Quand bien ce » malheur feroit advenu à l'Eglife , » qu'une femme euft tenu le Siège Ro- » main , puifqu'elle y eftoic parvenue » par rufes & tromperies , & que la » monftre & parade qu'elle faifoit de » fa vertu & faincle vieavoit ëblouy » les yeux de tout le monde , la faute » devoit eftre rcjettée fur elle, & non » fur les Efledeurs , îefquels tenans le » grand chemin, & marçhans k la bon- » ne foy , fans brigue , ny menée , ne » pnuvoient eftre accufés d'avoir pars » à la fuppoficion. « L'Auteur ajoute que cet^ accident ne pourrait élire fi monfrueuXy s'il ejloit véritable , commue ce que ceux , qui fe font appelles Re- formés y Evangeliftes , & Puritains ,

{ b) J'.irieu . Apologie pour la Rétormatiori » Tome IL p. 38.

37^ Analyse

ont non-feulement tolleré , mais ejta^ hly y voire forcé aucunes Roy nés & Princejfes de fe dire & publier Chef de rEijlife en leurs Eflats & Seigneu- ries j difpofans des chojcs pies & fainclcs , & des Charges Ecclcfiajîi- ques à leur appétit & volonté ( c ). Il avoît fans doute cette pcnfée dans Alanus Copiis , ou dans Gene- brard : car ils ont fait tous deux la même remarque.

IL En fécond lieu , l'on peut ré- pliquer qu'il n'y a nulle apparence que Rome ait défendu de faire mention d'un événement aufTi public , & aufîi e^'traordinaire que celui-là. Un tel or- dre eût été bien inutile ; or. ne com- met point ainfî fon autorité par des défenfes qui ne font point de nature à être obfcivées , & qui excitent plutôt la démangeaifon de parler , qu'elles ne ferment la bouche.

1 1 L Ajoutez , en troifieme lieu , qne fi le zèle ou la crainte avoient arrêté la plume des Hifloriens nous ne verrions pas que les premiers qui ont publié le Papat de Jeanne , font des perfonnes dévouées au Catholicifme ,

( c ) Florimond de Remond , ubl fuprà , Chap^ XL num. '5.

DE B A Y L E. yj^

& plus k portée que les autres d'être châtiées ; car ce font des Moines. Il cft lùr que prefque tous ceux qui ontde'- bité ce conte étoient bons Papiftes , & qu'ils ne penfoient à rien moins qu'à des médifances.

IV. Joignez à cela, en quatrième lieu , que les defordres de la Cour de Rome , infiniment plus infâmes que ne le feroit le Papat de cette fille , ont été décrits fort naïvement par beau- coup d'Auteurs qui avoient du zèle pour la Cour de Rome.

V. Enfin je dis que l'on ne peut , fans tomber en contradidion , nous fuppofer une défenfe de parler de la Pa- pefTe : car cet ordre de fe tau'e ruine- roit de fond en comble les principales circonflances du narré. Bîondel , Flo- rimond , & Coefîeteau n'oublient pas cette réflexion. Ils remarquent judi- cieufement que cette défenfe ne fauroit s'accorder avec les monuments publics qui furent , dit-on , érigés en cette oc- cafion. Ou tjî ici la confcience des Ré- formés , dit Coefîeteau ? Ils veulent quen détejladon de cette infamie , 6* pour monument éternel de ce fcandale , îon ait hafli à Home une Chapelle au lieu ou elle accoucha ; qu'on aii

380 Analyse érigé une ftatue de marbre pour rc- prcfenter le fait ; & qu'on ait fait drefîerdes Chaires peu honneRcs , pour regarder à l'avenir des cbofes fembla- bles ; & cependant ils affeurent que les Hiftoriens n'en ont ofé parler pour le refpeâ: des Papes. Quel rayon , ains quelle ombre de vérité en cliofcs mal accordantes { d). Rivet qui ré- futa Coeffeceau , & qui le fuivit pas à pas , ne répliqua rien à ce pafTîge. Je n'ai encore obfervé nulle folution fur ce point-la dans les Ecrits des dé- fenfeurs de la Papefre. Ils ont imité Homère , qui abandonnoit les. chofes qu'il défefpcroit de bien traiter.

Et qutt

Defperat traclata nitefcere pojfe relinqult.

Cela ne doit pas être entendu com- me fi , abfolument parlant . je foute- nois que perfonne n'a entrepris de le- ver la contradiction. Je fai qu'Alexan- dre Coocke la examinée , & qu'il s'imagine au il s'en efl devehppé aj/eî^ bien. Mais je fai au/Ti qu'il eut mieux vallu pour fa caufe qu'il eût gardé le filence. Il fuppofe qu'il y eut diver-

( flf ) CoefFeteau , Réponfe au Myftere d'ini- quité , p. J05.

DE B A Y L E. 381

fité d'avis ; les uns crurent qu'il falioit lailTer tomber dans l'oubli l'aventure , & les autres , qu'il en falioit ériger des monuments. Il rapporte deux exemples de cette diverfité d'opinions , l'un efl qu'il y eut des Papifles en France qui défendirent les Jéfuites au fujet de l'at- tentat de Jean Châtel , tandis qu'il s'en trouva d'autres qui aidèrent à élever la pyramide qui notifioit qu'ils avoienc trempé dans cet aiîaiïinat. L'autre efl qu'il y eut des gens qui furent d'avis qu'on inférât dans les archives le Mé- moire préfenté à Paul III. touchant la réforme des abus ; & qu'il s'en trou- va d'autres qui jugèrent que cet Ecrit étoit digne du feu : d'où il arriva , dit Coocke , que le Mémoire en queflion fut inféré dans l'Edition du Concile de Trente , publiée par Crab en 1 15 5 1 , & qu'on l'a retranché des Editions fui- vantes , & même mis a V Indice {e). Pour renverfer tout ce difcours , je remarque, 1°. que la fuppolition de Coocke change l'état de la queflion. Il s'aglffoit de favoir fi les Auteurs qui ont gardé le filence pendant deux cent ans , y ont été déterminés par le refpecl ou par ia crainte du Saint Siège. (<;) Coocke, de la PapefTe , ^. 141 & fuir^ '

gBi Analyse On a fuppofé que les fuccefTeurs im- médiats de la Papefîè défendirent , ou recommandèrent le filcnce fur cet ac- cident fcandalcux , & qu'Anaftafe & les autres Hiftoriens jufqu'à 'Marianus Scotus , entrèrent dans cetefprit, foit par zèle pour l'honneur de l'Eglife , foit par crainte de s'attirer des aîiàires. Il eiè clair que cette fuppofition eft direâiement contraire à ces monuments publics qu'on prétend avoir été éri- gés , & à ce nouveau cérémonial qui fut introduit dans Rome, dit-on, à l'égard des proceffions anniverfaires , êc de l'éleélion des Papes.

J'obferve , en fécond lieu , qu'en changeant même tout l'état de la quef- tion, on n'évite pas l'abfurdité : car fi Anaftafe , par exemple , avoit été l'un de ceux qui opinèrent que pour l'hon- neur de l'Eglife , il falîoit cacher l'ac- cident de la Papelfe , il n'auroit pas îaiflé d'en parler , après que le fenti- ment contraire auroit tellement préva- lu que la Ville & l'Eglife de Rome l'auroient autorifé par des monuments publics , & par des règlements perpé- tuels & anniverfaires. De quoi eût fervi , en ce cas-la , le fîlence d'un Hiflorien ?,Quelle bizarrerie , ou plutôt

DE B A Y L E. 383

quelle folie ne feroit-ce pas , que de vouloir fupprimer , par refped pour le Saint Siège , une chofe dont toute i'Eglife de Rome cternifoit hautement & publiquement le fouvenir ?

Je dis , en troifieme lieu , que les exemples que le fleur Coocke met en avant ne fervent de rien ; car ceux qui euffent voulu qu'à l*occafîon de Jean Chaftcl on n'eût pas drefle une pyra- mide , ni diffamé les Jéfuites , ou s'in- téreffoient à cela perfonnellement , par affedion pour cette Société , ou ne croyoient pas qu'elle fût coupable. Mais Anaftafe & les autres Hiftoriens n'étoient point perfonnellement inté- refTés à l'aîiaire de la Papefle ; ils ne fe foucioient point de fon honneur , ou de fa réputation , & ils ne formoienc aucun doute fur la vérité du fait. Ou- tre cela , dès que l'avis qu'il falloic drefTer une pyramide eut prévalu , les Hiftoriens les plus dévoués aux Jé- fuites en firent mention , & n'euffent pu fupprimer le fait fans fe rendre ridi- cules. Que fi le Mémoire préfenté à Paul III a d'abord paru , & puis dif- paru , c'cft à caufe que la Cour de Ro- me fit prévaloir promptement l'opi- nion de ceux qui fouhaitoient qu'il fus

384 Analyse fiippriiné. C'eft ce qu'on ne peut pas ^irc des monuments de la Papeflè ; cai- on prétend qu'ils ont fubiîfté pendant pluiîeurs liecles. La comparaifon fe- roit fupportable , d quelques particu- liers avoient fupprimé le Mémoire , & que la Cour de Rome l'eût fait impri- mer au Vatican , avec les Approba- tions les plus authentiques dont on puiife accompagner ce qu'elle veut rendre public in œtcrnam ici memo- ridm.

Samuel Defmarets , qui traite de petite fubtilité la contradiâion que Blondel avoit objeclée , ne s'en tire pas mieux que Coocke. Il dit qu'en- tre ceux qui ont gardé le filence à l'égard de la Papelfe , les uns l'ont fait parce qu'ils ne croyoient pas qu'il la fallût inférer au Catalogue des Pa- pes , & les autres parce que vénérant le Saint Siège , ils avoient honte de cet accident fcandaleux , mais qu'ils ne prétendoient pas que leur omiiïion pût abolir la mémoire d'une chofe que les monuments publics atteftoient & perpétuoient. On a vu ci-defliis, qu'en- core que notre Jeanne paflât pour in- digne de tenir fon rang dans le Cata- logue ^Qs Papes , & d'y faire nombre ,

les

35 E B A y L B. 35^

les Hiftoriens ne pouvoienc pas fe dil- penfcr de faire mention de ion faux Papac , la chofe étant trop publique , & trop extraordinaire. Et pour ce qui eft de cette vénération pour le Saine Siège , & de cette honte , qui auroienc porté quelques Annaliftes à ne dire mot fur un fait dont toute la Ville Rome éternifoit publiquement le fou- venir , ce font des pafîîons ii bizarres & infenfées qu'il n'en faut point croire capables les Ecrivains qui n'ont rien dit du Pontificat de Jeanne l'An- glois. Un Hiftorien qui a du fens , ne fupprime pas une vérité pour l'amouc de ceux qui veulent bien qu'elle foit publique , ni lorfqu'il fait que fon fi- lence ne peut produire aucun bien , & le pourra expofer à la moquerie , com- me un perfonnage pofîédé d'une fotté honte. Quiconque veut donc s'amufer ici à l'office de conciliateur perd toute fa peine : les contradictions objedées par Blondel , & par CoefFeteau, font un nœud indiffoluble. * §

* Art. Papejfe & Polonus,

§ N. B. Il feroit difficile de combattre VK\î=. »9ire de la Papefle par des arguments plus lub^j

Jomc IL K

3^5 Analyse

tils , Se plus impofants. Cette diiïertatîon eft un plaidoyer en forme : toutes les fubtiiités de l'Art Oratoire y font employées. Cependant les raifons de Bayle ne perfuadent pas tout le mon- de , & bien des gens mettent cette aventure au rang de tant d'autres Paradoxes Hiftoriques , fur lefquels un homme fage a beaucoup de peine à prononcer. C'eft ce qu'en penfoit M. de Beau- fobre ; » après avoir , dit- il , dlfcuté ce fait »> depuis plufieurs années , avec tout le foin pof- »» fible , nous nous trouvons' encore réduits à n'o- j> fer rien prononcer là-deffus que par un peuc- « cire , foit affirmr.tif , foit négatif , cela peut 5) être , cela peut n'être pas. Et l'on oie bien 5> foutenir que s'il y a dans l'Hiftoire quelque » fait le Pyrrhonifme foit triomphant , & 5^ tout homme raifonnable doive fufpcndre fon il jugement , c'eft celui de la Papelfe Jeanne, w Eeaufobre , Biblioth, .Germanique , Tome X.

Partlcuhrités concernant le Livre des TAXES de la Chancellerie de Rome.

Le Livre des Taxes de la Chancel- lerie Romaine fut imprimé à Paris l'an 1151c. Ce n'eft pas la première Edi- tion , comme quelques-uns l'ont crû : car celle de Bois-le-Duc , de l'année 1664 , m'apprend que ce Livre fut im- primé à Rome l'an i "514 , & à Colo^ gne l'an 1^1$. L'Edition de Rome a pour titre : Régule, Conjîiîutiones , Refervaticnes CancelLirie S. Dominé nofïri Leonis Pape Decimi , noviter- -édite & publicate. On y trouve att

DE B A Y L E. 3S7

feuillet (ij , Taxe CancelLiric , pcr MarccHum Silbcrt, alias Franck, Ro- me, in Campo Flore, anno M . D. XIV. die XVII Novembris impre/Je, finiunt féliciter. Ceft ce que témoignèrent deux Echevins de Bois-le-Duc , qui , avec le Secrétaire de la Ville avoient collationné mot à mot cette Edition de Rome avec celle qu'Etienne du Mont , Libraire de Bois-le-Duc , don- na l'an 1664.

L'Edition de Bois-Ie-Duc eft inti^ tulée Taxce Cancellariœ Apojlolicœ , & Taxœ facrœ Pcenitcntiarice ApoJIolicœ. On y trouve page 95 & 96 ce pafTage : abfolutio pro eo qui matrem , for or cm , aut aliam confanguinearn , vcl affinem fiLam : aut cornmatrem , carnaliter co- gnovit j gr. V. {a). D'Aubigné a in- fère ce paffage dans fa confeiïion de Sanci. n II y a , dit-il , un autre Li- vre , lequel ceux dont j'ai tantoft » parlé ont voulu extirper ; mais le » Saint Siège ne le permettroit jamais... » Ceft le Livre des Taxes , un bon « Catholique voit les péchés à bon n marché : & fçait en un coup d'œil » pour combien il en doit eftre quitte...

(a) C'eft-à-dire cinq gros.

R 2.

3S8 Analyse » Quiconque aura connu chamelle- » ment fa propre mère , fa fœur , fa 3) coufi ne germaine, ou fa commère de 3> baptême , il en eft quitte pour cinq » gros [b). «

Si l'on eût demandé à d^\ubigné d'où pouvoit venir que la Cour de Ro- me , Il décriée alors pour fon avarice , n'avoit taxé qu'à cinq gros l'incefte du premier rang , il eût répondu fans doute que des vendeurs , à qui une marchan- dife ne coûte rien , trouvent mieux leur compte à la lailTer k vil prix , qu'à la tenir chère : car le bon marché en fait débiter une quantité beaucoup plus grande , & ainfi ils fe dédommagent amplement & avec ufure , par le grand aiombre d'acheteurs qu'ils font venir, & dont plupart fe pafferoient de l'emplette , fi elle coûtoit exceffivement. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la Taxe marquée dans cet ouvrage-la , n'efl pas tout ce qu'il falloit débourfer. On de- voit traiter, outre ceia^ avec le Dataire, 2c l'accord fe régloit félon qu'on étoit riche.

Du Pinet publia une Edition de ce fameux Livre en 1564, fous le titre

(î) Confeflion de Sancy r {Lî^' ^ > Ckap, //,

D E B A Y L E. 389

de Taxes des Parties CafucUes de la. Boutique du Pape. Elle eft en Latin & en François , avec des notes de fa façon. Il a en grand tort de ne point dire fur quel Exemplaire il la donnoit : car elle diffère en plufieurs chofes des Editions précédentes. On n'y trouve point l'article de Tinceile , que j'ai ci- té ; mais on y voit des choies encore plus énormes , celles-ci , par exemple : ( L'abfolution & pardon de tous aftes de paillardife commis par un Clerc , en quelque forte que ce foit , & fuft-ce avec une Nonnain , dedans ou dehors le pourpris de fon Monaftere , ou avec fes parentes ou alliées, ou avec fa fil- leule , ou avec autre femme quelle qu'elle foit ; foit aufTi que la dite ab- folution fe faille au nom du Clerc iini- ple , ou de lui & de fes putains , avec difpenfe de pouvoir prendre fes ordres , & tenir bénéfices Eccléfiaftiques , avec aufïï la claufule inhibitoire , coulle 36 tournois , trois ducats. Et fi , outre ce que defius , y a abfolution de B. & péché contre nature , & fufi-il fait avec des beftes brutes , & que la difpenfe cy - defius , & la claufe inhibitoirc y foit , il faut 90 tournois , 1 1 ducats , 6 carlins. Mais s'il y a fimnlc abfo-

R3

39° Analyse lution du péché de B. ou du péché commis contre nature avec les be- fles brutes , avec dirpenfe & la claufule ishibitoire , faut 36 tournois, & 9 du- cats. Une Nonnain ayant paillarde pluficurs fois dedans & dehors le pour- pris de fon Monaftere , fera abfoute , & réhabilitée à pouvoir tenir toutes les Dignités , & voire la Dignité Ab- batiale , moyennant 36 tournois , & 9 ducats. L'abfcîution pour un qui tien- droit à pot & à feu une concubine , avec difpcnfe de pouvoir prendre fes ordres & tenir bénéfices Eccléfiafti- ques , coufte 21 tournois, 5 ducats, 6 carlins) (c). Je conjedure que du Pinet fuivit l'Edition que les Princes Proteftants firent inférer dans leur Expofition des caujes de Li rqeclion du Concile de Trente. Cette Edition a pour titre Taxa'facrœ Pœnitentiariœ. M. Heidegger , dans fa Grande Baby- lone, en rapporte des morceaux qui font parfaitement les mêmes dans l'Edition de du Pinet.

Les ïnquiiiteurs Romains & Espa- gnols ont mis à l'indice la Taxe de la,

. (f) Du Pinet, Taxi dis Panîes y ÇafudUs , p* $$. & fiiiv

DE B A Y L E. 391

Chancellerie, , fous cette qualification : Praxis & Taxa Officines Pœnitentii- riœ Papœ , ah hœreîicis dcpravata. Il eft remarquable qu'elle n'eft rangée que dans la troifieme clafle des Livres dé- fendus , & qu'on ne la condamne qu'en- tant qu'elle a été faliifiée par les Héréti- ques. Mais on a beau fuppofer que les Hérétiques l'ont dépravée; les Editions qu'on ne peut défavouer , comme cel- le de Rome \<^i\\ celle de Cologne 151^ ; celles de Paris Mio , 1^4^, i6i^ ; & celles de Venife , dont l'une fe trouve dans le VP volume de VOc~ ceanus jiiris , publié en 1^33 , & l'au- tre dans le XV*" volume du même Re- cueil , réimprimé en 1684 : ces Edi- tions , dis-je , font plus que fuffifantes pour autorifer les reproches des Pro- teflants , & pour couvrir de honte les Auteurs & les défen'feurs de ce Livre abominable.

Il y a lieu d'être furpris qu'un pa- reil ouvrage ait vu le jour , & que , depuis même que les Proteftants en ont tiré la matière de tant dC triomphes , il ait été réimprimé authentiquement. Rapportons le reproche que fait là-def- fus un Miniftre de Paris à l'Evéque de Belley. Voici fes paroles. » Je n'o-

R 4

392- Analyse

» ferois dire de ce Livre , tout ce qu'e» » a efcrit le Doéleur Defpence (lY) : » jufques à lui appliquer ces parales ,

Vroflat & in quxfiu pro merttricc fedet.

39 Tant s'en faut que Ton ait honte Y> parmi vous de ce Livre , ... que l'on 3) ne ceffe de le publier & de rexpofer 31 en vente. J'en ai veu jufques à trois 3> Editions de Paris.... J'ai parmi mes ■y> Livres l'Edition de i^io, & celle » que nous avons vu publier l'an 1 6i ij , 35 Je les ai confrontées , &.. trouvées 3> conformes : & particulièrement ces » paroles qui crient vengeance devant » Dieu: & nota diligenter quod Iinjuj- » modi gratice & diJpenjUliums non » conceduntiir pauperihiis , quia non 35 junt y ideo non pojfunt confolarl : r> c'eft-k-dire , & notez diligemment » ( <& défait la chofè le mérite ) que 35 telles grâces & difpenfes ne fe con- 35 cèdent point aux pauvres : car, par- 35 ce qu'ils n'ont pas de quoy , ils ne >

(rf) Ce Docteur Catholique déclama fi forte- ment contre rabomination de ces Taxes , que l'In- <|iiifitioii d'Efpagne a fait effacer cela de fou Livre. Voye[ ion Ecrit intitule Epijî. ad Titum, Cap. I , digrefl'. 2 : & confultez V Index Hifpanicus Libr. ,Fro'nib. pag. 232 , vous trouverez la co.udara.« e&atîon rfu partage de Defpence.

DE B A Y L E. 393

» peuvent être confolés. Ces paroles- » , dis-je , qui le trouvent au feuillet » 23 de l'ancienne Edition de i$io , » fe trouvent aufil en la page zoB de » la nouvelle impreffion de i6i<. n Et ceux qui ont l'Edition de l'an « i')4') les rencontreront au feuillet » 130 (e).

Pour écouter tout le monde, voyons l'efpece d'apologie publiée par l'Abbé Richard , en réponfe au Miniftre Ju- rieu , qui , dans fes préjugés légitimes avoit étalé cette accufation. L'Abbé répondit que toutes les chofes allé- guées au fujet des Taxes , n'étoient que des faits particuliers , qui n'avoienc jamais été autorifés par des Loix & par des Canons de l'Eglife Romaine. ( N'eft-il pas du dernier ridicule , dic- il , de vouloir faire padèr pour des Loix , & pour des Canons , un Livre de Taxe? Ne feroit-ce pas fe rendre la fable de toute la Jurifprudence , de vouloir inférer dans le Code , ik. met- tre au nombre des Loix , les Taxes des Bureaux ? Ne feroit-ce pas faire grand honneur à' MefTieurs les intéreffés ? Que M. Jurieu apprenne donc ce que

{e) Drelincourt , Réplique à la Refponfe d^; p. de Belle/ , p, m, 370 , 6- fuiv.

394 A N A L Y s -E

c'eft que Loix & que Canons dans PE- giife Romaine; & qu'il iache cepen- dant que ces vieilles Taxes de la Chan- cellerie de R.ome , non-feulement ne font de nulle autorité dans l'Eglifc ^ mais qu'elle les a eues toujours en horreur. Ces Taxes de la Chancellerie ne commencèrent que fous le Ponti- ficat de Jean XXIÏ , environ l'année 13x0; & les Taxes de la Pénitence- rie ne parurent que vefs l'année 1336 , fous Benoît XII : & les unes & les autres furent incontinent fupprimées ; & enfuite même mifes au nombre des Livres défendus , félon la remarque da iîeur du Mont , qui les fit imprimer l'année 1664; ce qui fait afîez voir l'horreur que l'Eglife Romaine a eue de ces Taxes , bien loin qu'elle les pro^ pofe , ou tienne pour fès règles , com- me M. Jurieu voudroit nous le faire accroire. Qu'il fâche donc que les faits des Officiers de la Cour de Rome font des faits particuliers , & ne font point des faits de l'Eglife ) (/).^

Cette réponfe n'ell: point bonne ; car , en premier lieu , l'Eglife Romai- ne n'a pas fait voir , par la fupprefîion

(/) Richard , Examen des préjugés de M. Ju-

D E B A Y L fi. ^9f

de ces Taxes , qu'elle les eût en horreur. Elles ont été imprimées trois fois à Pa- ris , deux fois a Cologne , deux fois à Venife ; & il y a quelques-unes de ces Editions qui ont été faites depuis que Claude d'Efpence eut crié publiquement contre les énormitcs de ce Livre. Nous avons vu que l'Inquifition d'Efpagne^ & celle de Rome , ne l'ont condamné qu'en fuppofant que les Hérétiques l'a- voient corrompu. J'ajoute, en fécond lieu, que la fuppreflî.on d'un tel ouvrage n'eft pas un figne que les règles qu'il contient foient défapprouvées. Cela peut lignifier feulement qu'on s'eft re- penti d'avoir foufpert qu'elles parufTenc aux yeux du public, & qu'elles donnaf- fent lieu aux Hérétiques d'infulter la Cour de Rome , & de percer l'Eglife Ro- maine par les flancs du Pape, On a juger que c'étoientde ces .Myfteres d'E- tat , Arcana imperii , qui ne doivent pas être divulgués. J'omets une infi^nité d'autres confidérations *, que les Con- troverfiftes pourroient alléguer contre l'Adverfaire de M. Jurieu **.

* N B, Bayle a raifon de couper court aux confidérations : elles feroieiU infinies fur cette eu-

♦* Art. £anck , & Pinee,

R 6

59'

Analyse

tîere » & c'eft le lieu commun qne les Proteflants ont le plus rebattu. Mais en fuppolant que tous les faits qu'ils allèguent foient vrais , qu'en ré- fiilte-t-il ? Que Jean XXll , Benoît XII, Ale- xandre VI , &c , cherchèrent à faire argent de tout ? Qu'ils trafie^uerent les Bénéfices , les In- dulgences , les Difpenfes ? Qu'ils mirent en parti jufqu'aux Abfolutions ? Que nous importent ces reproches ? Il ne faut qu'un mot pour y réponr dre : c'eft que la rrrénioire , & les pratiques abominables de ces Papes , font auffi fincére* ment abhorrées des Catholiques Romains , que des Drelincourt , des Jurieu , & des plus emportés- Minières.-

PASSAGE remarquable, retranché d'une féconde Edition^

M. Bofquet , un des plus illuflres Prélats du dernier fiecle , a compolé un ouvrage fort eftimé qui a pour titre ^ EcckfiCB Gallicanœ Hljloria ,. cuni vet. monumenfis ex Mss. eruditis. Laie- con*de Edition, de cette Hifioire da TEglife Gallicane eft de Tan 1636. Eile eil beaucoup plus ample que la. première : mais on l'a mutilée de quel- ques lignes , qu'Uflèrius a pris foin de conferver. Elles en valoient bien la. peine , & je fijis perfuadé que tout le monde penfera Ih-deiTus com- me moi , que je me fais un pkiHr

DE BAYLE. "i^r^J

de les rapporter ici. Voyez la remar- que {a).

Le palTage en queftion nous apprend que cefavant Prélat concevoit de bon- ne foi , que le faux zèle des Moines fut la première caufe des traditions fabn- leufes , qui ont couvert d'une fi épailTe obfcurité l'origine de TEglife Gallica- ne. M. Bofquet paroît perfuadé que la chaleur inconndérée de leur zèle , & l'envie d'infpirer plus de dévotion au peuple , leur fit croire ce qu'ils perfua- derent enfuite aux autres , touchant les prérogatives diftinguées , & l'antiquité

(lî) Primus , Jt verum amamus ,hujufrnodi \ilotas- Monackos in Galliis habuimus. ILli fimplici ac fer~ vida , ade'oque minus caiitâ £• fiZpè inconfultâ, reli- gione psrculfi , ad illiciendas hominum mentes , C' tLugufiiori Sanclorum nomine ad eorum cultum re- vocandas , illujlres eorum titulos primum Jîhi , dein credulœ plehi , perfuafios propofuerunt. Ex horum cfficinâ Martiaits Lemoyicenfis Apofio- latus , Urjlni Bituricenjîs difcipulatus , Dionyfil Parifienfis Areopagitica , Fauli Narboncnjls Pro~ confiilaris digaitas , amborum Apoftoli Pauli ma^ gificrium , ^ in aliis Ecchfiis fimilia. prodiere» Ouibus quidem fano judicio , & confianti animo'^ Gain primum Epifcopi refiitere. At ubi Ecclcfite, Gallicance. parentibus , J'ancîiffïmis fidei prxconibus , àetraclis his fpoLiis injuriam fieri mentibtis ingenuis- & prûbis perjfuafum ejl, paidatim error commuai con^ fenfu coiifurgere , & tandem antiquitate fitâ contrat veritatem prafcribsre, Bofquet > apiid Ufferium, aiif tiqiiit, Britann. Ecdef, Préefat,

393 Analyse. prétendue de quelques Saints. Il eft difficile d'avoir cette bonne & chari- table opinion des premiers inventeurs : mais on feroit très-injufte il l'on n'a- voit pas de l'indulgence pour ceux qui leur fuccédérent , & qui adoptèrent de bonne foi ces fables.

Je ne fai fi ce fut par une politique bien entendue qu'on fupprinia le pafiâ- ge que j'ai rapporté. Ce rctranchemenc ne fait-il pas voir à tout le monde le ■fervile ménagement qu'il faut avoir pour l'erreur , & la délicatefle excef- live , on plutôt la fênfibilité fcanda- leufe de ceux qui ont intérêt à main- tenir le menfonge ? Et, après tout, n'cfl-ce pas fixer tous les yeux & tous les efprits fur cet aveu mémorable. Tel qui auroit lu les paroles de Bofquet , fans beaucoup d'attention , apprend à les regarder comme quelque chofe de la dernière importance. Ne dcvoit-on pas bien s'attendre que les Proteftants n'épargnerolent pas fur cela leurs ré- flexions ? En un mot , on peut dire de ce pafragè, ce qu'un Hiiiorien a die de Bru tus & de CafTms , dont les ima- ges no parurent point dans une pompe funèbre : en prétendant l'éclipfcr , on lui a donné de l'éclat, prœfulgcbant

DE B A Y L E. 399

Caffius atque Brutus eo ipfo qiiod efî- gies eorum non vifdmntur {b). On pourroic encore appliquer ici ce que Scneque a dit d'une maifon de plai- "^ fance , que Caligula fit abattre , parce qu'elle avoit fervi de prifon à fa mère. En la détruifant , dit-il , on n'a fait que la rendre plus illufire : car , lorf- qu'elle étoit debout , nous pafTions par fans y faire la moindre attention ; aujourd'hui l'on demande pourquoi elle a été détruite (c). *

ELOQUENCE burîefque d'un Procureur du Roi de Beaune

Etienne Bouchin , Procureur du Roi au Préiidial de Beaune , avoit beau« coup de ledure , comme on le voie dans fes Plaidoyers , il étale une érudition profonde , mais des plus bi- zarres. Ses Ecrits font bigarrésde pro- fe&devers,& l'on y trouve prefque autant de Grec & de Latin que de

{b) Tacit. Annal. Lié. HT.

(c) Caius Cafar viUam in Hercnlanenji piilcher" rimam , quia mater fua aliquando in illâ cuftodita erat, dirait , fecitque ejus per hoc notabilem fortU" nam : fiantem tnim pra.ternavigabamus , nunc çaufa d/ruta qiKzrxtur.

» ScMca, de ira, Lib, III, Cap. XXIh " .

400 Analyse François.Il publia quelques Plaidoyers & Conclujîons ,' qu'il diwoit prijes pen- dant Vexereice de fa Charge [a). L'E- dition de 1620 eft la plus complec- te : elle contient fîx diicours , dont la matière eft affez curieufe , & donne lieu de citer beaucoup de pafl'ages eroti- ques. Le premier [Plaidoyer eft fur le faicl d'un prétendu, adolefcent , accufé & pris à partie , pour avoir dit en plu- fieurs lieux qu une femme mariée avoit ejié trouvée à diverfesfois avecfon Curé, qui la congnoijfoit charnellement. Le fécond , contre une fille accufée de noue- ment d" aiguillette. Le troiiieme , contre un fils 'accufé criminellement par fon Père. Le quatrième , pour un vigneron condamné en V amende , à caufe quil avoit defrobé de la pafie propre à faire du pain ^ en temps de famine. Le fixie- me , touchant un charivary donné à une femme y quisefîoit remariée incontinent après le dece:^ de fin mari. Ceux qui 1 avoient donné demandèrent le lende- main aux nouveaux marie{^ quelque ar- gent pour les frais quils avoient faits : cela leur ayant été refufé, Ws fe pourvu-

{a) Bouchin ) Epître dédicatoîre de fes Plai. foyers.

DE B A Y L E. 4^1

rentpardevant le Juge, lequel, par Sen- tence, leur ocîroya quelque femme de de- niers (^h) .l^tfi mariés appellcfent de cette Sentence. Bcucliin conclut : ce qu'il fût dit qu'i/ avoit été mal jugé , & bien appelle par eux (c).

Il n*y a forte de lieu commun qull ne mette en œuvre dans ce dernier Plaidoyer : il commence par louer îa virginité , & les veuves qui ne fe re- marient point : il pafTe enfuite a décla- mer contre les fécondes noces, princi- palement contre l'impatience des v eu-* ves qui fe remarient trop promptement, & contre l'impudence des vieillards qui prennent une femme _, & enfin contre les marâtres : un moment après il chan- ge de ton , il excufe & il juftifie ce qu'il venoit de condamner : le tout eft muni d'exemples , & de citations.

Afin qu'on fe forme une idée de îa bigarrure de fon ilyle, j'en vais donner un échantillon , tiré de l'endroit il exDofe les inconvénients & le ridicule

[h) Boucllin obferve que bien que Fahert & Chaf- fanée n'approuvent pas Le charlvary , fi ejl-ce que d'autres font d'avis contraire , & ont efcrit que non fit injuria fecundo nubenti , fi carivarium detiit» BoLichin, Plaidoyers , p. 316.

(e) Ibid. p, 301. 302. 360.

402, Analyse

des fécondes noces. » L'on peut dire

» avec Hefiode que celui qui fe remarie

Naufragiis navigac bis profundnm difficile , mavYsyo? TrXâii o'iç l3u<rôov ù^yxXiev.

» il fait naufrage en un Cvidroit il

» fi'y a point de fond C'eft fuivant

» l'opinion du comique Phi!enion ,

y> vouloir flotter encore fur une mer

39 d'inquiétudes & d: miferes.... alors les

» malheureux fe plaignent envain de

» Cupidon , qui ne les a point frappés

» du traié> doré & armé par le bout

» d'une pointe luifante ,

Cujtis fuit aurea cufpls «

>j qui efi ceîuy dont la bleflure engen- j

» dre l'amour dans les cœurs navrés ;

» mais de celuy qui eft doué d*une ver-

» tu contraire , qui porte avec foi la

» haine de l'amour & n'a fon bois

» armé que de plomb,

Tugat hoCffdcït illud amorem.

» Que s'il y a encore quelque refte de » beauté coullumierement plaftrée ,

Quafi fit fignum piclum in paritte ,'

» dit Plaute ; que E elles ajancçnc

>j

DE B A Y L F. 405

» leurs cheveux avec un peu plus d'ar- » tiiice

Comptis ans manuquc comis ,

» que fi elles n'oublient à por-

» ter leurs chaifnes & carquans,

Auratis circumdata colla catenis ;

» & s'il y a encore quelque peu de T> bonne grâce ,

Et faciunt cura, ne vtdeantur anus ;

>■> que fi , au contraire de la fofaftre de

» Plante , elles font complaifantes &

» cageoleufes , l'on a mal en telle , l'on

» entre en défiance ,

Ejfe met us cmpit ne jura jugalia conjux Non bene ferrajjet.

y) La femme autant fufceptible de ja- » loufie que le mari , plus pafle que la » jaloufe Procris ,

Palluit ut fera leHus de vite racemus ,

» plus feiche. . . & plus jaune que les » feuilles battues du mauvais vent, & » qui ont desja relfenti du froid ,

Frondes quas nova Ixfit hyems ,

» fe peut d'autre codé plaindre

» de ce que les maris fe perfuaden t avoir » plus de privilèges que les femmes.

Ecafior lege dura vivum taulières»

404 Analyse

Multoqui iniquiore miferex , quam virl; Namfi vir fcortum. duxit clam lixorefuâ , Id fi refcivit uxor , impuni ejl viro : Uxor verà , fi clan domo egrejfn efi foras , Viro fit canffa , exigitur matrimonio. Vtinam. lex effet eadem uxori , qtix efi viro,

» Elle eil fufceptibîe de jaloufie lors >^ mcfmement que quelque genifle ufur- » pe fes pafcages ( ce Ibnc les termes | » d'Oenone à Paris) & lorfque fon mari

Fundum alienum arat ,incultumfamiliarem defcrit,

» ce qu'elle ne croit pas lui eftre plus » permis qu'à elle , perlniquam eji ut y> pudicidam virab iixore cx'Lgat,quj.m 7) ipfe non prcejict , dit le Jurifconfulte

yy Papinian ; que s'il s'émancipe,

» le plus fouvent elle fuit fa brifée ,

Vitio efi improba facla vlrl :

yi ce qui caufe , avec les autres incom- yy modités du mariage , un mauvais » mefnage , &c. « Çd).

Tel étoit le mauvais goût d'éloquen- ce qui régnoit alors dans les Plaidoyers. Les Avocats particuliers n'étoient pas les feuls qui fuiviflent cette méthode : | les Avocats Généraux , & les Pre-

(</) Ibid. f«^. 330. C-fuif,

DE B A Y L E. 4©^

miers Préfîdents fe fervoicnt du même fiyle dans leurs conclufîons. Cela paroîc par les Recueils des harangues récitées à l'ouverture des Audiences , & par les Arrêts prononcés en robe rouge. M. de Balzac défapprouvoit fort cet ufage , & fe moque comme il faut d'un Premier Préfîdent,qui,au milieu de fa harangue, apoftropha les Procureurs , en leur di- fant qu'ils apprendroient leur devoir dans Homère , & dans l'un de fcs Scho- Jiaftes : » Docebit vos , ô Prociirato^ » res j officiumvejiriim Homerus Ilia- » dos X , & EulHiatius , Scholiaftes

» Homeri in illos verfus (e) «: Ik-

delTus il leur récita une douzaine de vers Grecs. Les Pihrac, les BriJJbn, les S&r-' vin , & d'autres grands hommes du Par- lement de Paris, ont été travaillés de la même maladie (/). C'étoit fans doute

(e) Balzac, Epifi. Sehaarum , Lettre V , & VI.

{/) Itid. Ce qu'il dit de Louis Servin efl: très- remarquable. Scis... quo gencre dicendi uteretur Lu- dovicus ♦*♦•, fi. quam exoticis deliciis gauderet, do- Brlnaqux aliundè exportatâ , vir alias prifci moris retinens, & civis Patrice amantiffimus. Apud te func varix quas reliquit Orationes. Vide ut etiam de cloa- ca aut Jlillicldio verba faclurus.

DoBor ab Aurorx popuUs , & littore ruhro JEgyptum, vlrefqui Orientis, & ultimaftcum Baclra vehat^

0

Analyse lin grand abus : car à quoi pouvoit fer- vir cet étalage de fcience , & cet at- tirail de citations , fi ce i\el\ à dif- îiper l'attention des Juges , & à leur cacher l'état d'une Caufe ? Un Avo- cat , tel que notre Etienne Bouchin , plaidoit plus pour lui que pour les Parties : Il travalloit plus à faire bril- ler fon favoir , qu'à préparer les Juges à opiner comme il falloir. De quel fe- cours pouvoient être aux Confeillers de Beaune les vers d'Héfiode ? Savoit- on le Grec dans ces petites Jurifdi- dions ?

L'on s'eft jette depuis quelque temps dans une extrémité oppofée , & les chofes ont tellement changé à cet égard , qu'on fe plaint aujourd'hui que nos Avocats négligent un peu trop l'érudition. Mais que faire ? C'eft une fatalité annexée à la con- dition humaine , que le remède d'un abus foit l'introduélion d'un autre abus. La même chofe efl .^arrivée à l'égard de l'éloquence de la Chaire. Nos Prédicateurs modernes n'imitent point leurs prédécefTeurs , qui bigar- roient leurs Sermons de Grec & de Latin : mais ils tombent dans un au- tre défaut ; leurs Sermons font vui-

DE B A Y L E. 407

des de chofcs , & l'Ecricure y eil à peine citée. M. de la Bruyère s'eft exprimé fort heureufement fur la -révolution bizarre que la Chaire & le Barreau ont éprouvée k cet égard. Il y a moins dUinfieck , dit- il , quun Lii^re François était un cer- tain nombre de pages Latines , oàl'on découvroit quelques lignes & quelques mots en notre langue. Les pajfagcs , les traits & les citations , tien étaient pas demeurées là. Ovide & Catulle achevaient de décider des Mariages & des Tejîamcnts , & venaient au fe- cours de la veuve & des pupilles : le facré & le profane ne Je quittaient point ; ils s'étaient gUjfés enfemble juf- qucs dans la Chaire. S. Cyrille , Ho- race , S. Cyprien , Lucrèce , parlaient alternativement : les Poètes étaient de l'avis de Saint Augujîin & de tous les Pères ; an parlait Latin , & long- temps , devant des femmes & des Mar- guiUiers : on a parlé Grec. Il fallait favoir prodigieufement pour prêcher mal. Autre temps , autre ufage : le Texte eft encore Latin , tout h difcaurs eji Français , & d'un beau 'Français ; l'Evangile même nejî pas cité. Il faut fçavoir aujourd'hui tris-

4oS Analyse

peu de chojc pour bien prêcher (g)- *

Prodlgalué des deux ESOPES.

Efope , Comédien célèbre , fleurif- foit au VIP lîecle de la République Romaine. Rofcius & lui ont été les meilleurs Acteurs qu'on ait vus à Ro- me, Efope excelloit dans le tragi- que , & Rofcius dans le comique. Ci- ceron fe mit fous leur difcipîine pour io. perfedionncr dans la déclamation. Efope faifoic des dépenfes prodigieu- Îqs : on a fort parlé d'un repas il fit fervir un plat de porcelaine qui coutoit dix mille francs. Ce plat n'étoit rempli que d'oifeaux qui avoient appris à chanter & à parler , & qu'on avoit payés chacim fur le pied de fix cents l.vres. C'efl Pline qui raconte cette Hiftoire : mais la réflexion dont il ac- compagne fon récit me paroît forcée : il me femble qu'il veut trop faire l'hom- me d'cfprit, & fa penfée en devient

Fauffe fauffe. Efope , dit-il , ne trouva point SeVlfne. d'autre ragoût dans cette efpece d'oi- feaux , (i ce n'eil qu'en les mangeant

(g) La Bruyère , Caraft, de ce fiecle au Chapitr# ie la Chaire. Art, Boufhin,

DE B A Y 1 E. 409

îi avaloit Vimitanon humaine :en quoi, ajoute Pline , il ne refpcctoit guère fcs propres gains , qu'il devoit à une f^m- blable imitation (a). Il ell là^ilc de comprendre l'allulion de Pline ; mais on m'avouera que c'ell trop fubtiiifer. Quand il fe récrie au même endroit fur le défordre qu'il y avoit de taire fcrvir fur fa table des oifeaux (i bien inllruits , & lorfqu'il appelle cela un dîner de lan- gues humaines , hominum linguas ca'- najfe , il donne encore dans le Phébus ; d'ailleurs il explique mal l'intention d'Elbpe. Le grand ragoût que ce diiFipa- teur trouvoit dans cette forte d'oifcaux , procédoit de ce. qu'ils coûtoient beau- coup , & non pas de ce qu'ils fa voient chanter &: parler : ceci n'entroit qu'in- direâement dans fon motif. S'il s'étoic trouvé des oifeaux , qui , fans avoir ap- pris k parler , euflent été encore plus chsrs , il en eût garni fa table avec plus de joye. O mifcrabilcs , s'écrie Séne- que , quorum palatum niji ad pretiofos cibos non excitatur. Pretiofos autem non eximius fapor j aut aliquafauciurn,

(d) Nulla alia induclus Juavitate , ni fi ut in ht* imitatlontm horninis mandent , nt quxfius quidem reverltus iUos opimas , & voce méritas, Plin, Lih^ ,^, Cap. LI.

Tome IL S

4IO Analyse

dulcedo , fed vanltas & difficuhas pa^ randïfacii \h\. Pétrone a fort bien tou- ché cette partie du luxe , dans Ton AUs Phafiacis pctita Colchis.

Efope maigre Tes grandes dépenfes laiffa deux millions de bien \_c\. On dit qu'il fe paiîlonnoit fi fort au Théâtre , qu'il en devenoit furieux. Un jour qu'il repréfentoit le rôle d'Atrée , & qu'il étoit dans fes convulfions tragiques , il frappa defon fceptre un homme qui tra- verfoit le Théâtre , & il le tua. Ce grand Comédien fe rendit ridicule fur fes vieux jours. Ayant voulu paroître fur la Scè- ne , dans le temps que Pompée donna au peuple des jeux magnifiques , fur le nouveau Théâtre qu'il avoit fait conf- truire , la voix lui manqua , & tous les fpedateurs le fifflerent [^].

Les grands biens qu'il laifTa pafîerent à fon fils , qui n'en fit pas un meilleur ufage , & qui poufîa même la prodiga- lité encore plus loin. On aflure qu'il faifoit boire à fes convives des Perles diftillées. Quelques-uns parlent de cela comme s'il en eût fait métier & coutu-

[h] Seneca, Confol. adHelviam, Cap. IX, [c] Macrob. Satiirnal. Ltb. II, Cap. X, [tf] Cic, Eflji. I, Lih, VU.

DE B A Y L E. 41?

îne [e] : mais d'autres infiniient que la chofe ne lui arùva qu'une feule fois. Si l'on pefe bien les paroles de Pline [/] , je fuis fur qu'on trouvera que le fils d'Efope ne tomba dans cet excès , que dans une occaiion extraordinaire. S'e'- tant fait apporter une perle dilHUée , dit ce Naturalifte , il la but , & l'ayant trouvée d'un goût exquis , il voulut procurer à fes convives le même plaifîr. Horace exténue encore la chofe : car il ne fait mention que d'une perle de grand prix , que le fils d'Efope avala , après l'avoir fait dilFoudre dans le vinaigre [o^] ; fon réciv diffère beaucoup de celui de Pline. Repréfentons-nous deux hom- mes , dont l'un avale une perle en pré- fence des amis qu'il traite , & l'autre ne

£ e ] Q^uem confiât cantu commenàahihs aviculas immanibus emptas pretiis in cœna pro ficeduHs po^ nere t acetoque lïquatos maghx fnmmiz itnioms po-' îionibus afpergere SOLITUM. Valer. Maxim, Lib. IX, Cap. 1. Ce récit me parcît exagéré ; d'ailleurs Valere Maxime a eu tort d'attribuer au lils d'Efope ia dépenfe des oifeaux rares : on ne l'a j.imais mife que far le compte du père. Voyez Pline, ubijuprà» &. TertuUien de Pallio, p. m. 56.

[/] Prior [Ante Antonium & Cleopatram ] ii ficerat Romx in unionibus rna^na taxationis...» ^fopi filius.... ut expcriretiir in gloria Palati quid faperent margarit<z ; atque ut mire placuere , ne fol us hocfciret, Jineulos uniones convivis quogue abfoT« bendos dédit. Plin. Lib. X , cap. XXXF. [S\ Horat, Sat, lU, Lib.II,

S %

4Î2. Analyse

fe contente pas de cela, mais en fait aufii avaler une à chacun des conviés ; nous trouverons une difîérence notable entre ces feflins : le dernier nous paroî- tra infiniment plus fomptueux que l'au- tre , toute' chofes égales d'ailleurs. D'où vient donc qu'Horace ne dit rien de cette particularité fi infigne & fi remar- quable? Il eft certain que i\ Pline l'avoit oubliée , il auroit montré qu'il ne favoit pas choifir entre deux chofes fingulieres celle qui l'étoit le plus , & il auroit né- gligé fes avantages : car ayant k faire voir qu'un fimple Bourgeois de Rome , fils d'un Comédien , avoit (lirpafle la magnificence d'Antoine & de Cléopa- tre , il eût pafTé fous filence ce qui relc- voit principalement l'adion du Comé- dien au-defliis de celle du Triumvir &; de fa Maîtrelîé. Mais on peut faire la même objeélion àHorace : voici ce qu'il dit,

Filius jE/opl dttraclam ex aure Mctdlx . ( Scilicit ut decies folidum exforberet ) acctt Diluit infignem baccam : qui fanior , ac fi lllud idem in rapidum fiumcn , jaurctque Cloacam ;

Sonraifonnementeùt été beaucoup plus Ibrt , s'il avoit dit du fils d'Efope tout

DE B A Y L E. 41^

ce que Pline en dit. Pourquoi donc ne i'a-t-il pas fait ? Pourquoi choifir entre deux faits très-notables celui qui l'eft beaucoup moins ? Pourquoi négliger les avantagesde fa preuve & de (a moralité ? Il eft certain que Pline ou Horace ont tort , & que l'un en dit trop , ou l'autre trop peu. .

M. Moreri a fait quantité de fautes" Erreurs daTis l'article des deux Efopes. i". Il eft à^ Mo?; faux qu'Efope le Comédien fût Poète Tragique. 1". Il écolt fur fon déclin , lorfque l'an de Rome 6^8 Pompée don- na les jeux magnifiques dont j'ai parlé. Ce fut en cette occafion qu'Efope fut fifflédu peuple : Moreri a donc tort de le faire fleurir ver; Tan 700 de Rome. 3°. L'Auteur du Didionnaire Hiftorique rapporte très -mal ce que Pline a die touchant 1e luxe d'Efope : il a ignoré qu'au Yicu àe fexccntum fcfterniiii , il faut lire avec le P. Hardouin centurn fcjlcrtiiim. N'a-t-il pas été étonné de la prodigieufe fomme a quoi il faifoit mon- ter le prix d'un plat ? Et fi les dix mille livres à quoi ce prix monte , félon le dode Commentateur de Pline , font quelque chofe d'incroyable , que penfer du calcul de Moreri , qui fuivant'fa le- çon eftime ce plat de terre quarante-

4î4 Analyse cinq mille livres. 4°. Il n'efl pas vrai que 3e plat en queflion fût rempli de langues d'oifeaux : il étoit rempli des oifeaux mêmes. On diroit que Mr. Moreri a voulu confondre ceci avec le lu>:c de VitelHus , qui Ht fervir fur fa table un plat qui n'ctoit compofé que de foyes de Scarres , de cervelles de Paons & de Faifans , de langues de Fhénicopîeres , & de laitances de Lamproies , qu'on avoit été chercher au détroit de Gibral- tar , & j.afqu*au pays àQs Par thés [A]„ 5°. Pline ne dit point que ces Lingues avaient été achetées fix ccus la pièce. Il dit dans les bonnes Editions que chaque eifeau avoit coûté fix mille fefferces , e'eil-à-dire fix cents francs , félon le calcul du P. Hardouin , & il dit dans les Editions ordinaires lïx fefterces , num^ mis fex. On ne fauroit imaginer rien de plus plaifant que la Traduction que Moreri a donnée de ces mots Latins. Il a cru que le nummas de Pline étoit un écu de France , & ce n'eft qu'un fef- terce , c*eft-k-dire environ deux fols de notre monnoie: d'où il paroît que cette îeçon ordinaire impute a Pline deux ab- furdités , l'une d'avoir dit que les oi-

(A) Sueton. ÏQ Vitellio » C<ip. XUh

DE B A Y L E. 4Ï5

féaux les mieux inftruics ne coûtoienc qu'environ douze fols la pièce , l'autre qu'Efope en achetant ces oifeaax avoic fait un ade inligne de luxe & de prodi- galité. *

JEAN DE WERT.

Jean de Wert , un des grands guer- riers du dix-fepticme fiecle , naquit dans un Village de la Province de Gueldres , nommé Wert. On peut voir par-lk qus c'étoit un foldat de fortune , & un hom- me fans naiffance , puifqu'il ne fut con- nu que fous le nom de fon Village. Il fut fait prifonnier à la Bataille de Rhin- feld , l'an 1638. ( On l'amena à Paris , & on le logea dans le Château de Vin- cennes ; & dès qu'il eut donné fa parole, on fe fit un plaiiirde lui laiiTer une en- tière liberté. II alla faire la Cour au Roi, qui lui fit mille careilés ; il fut régalé par les Seigneurs les plus confidérables , & alla a tous les Spedacles. Quand il reftoit à Vincennes , on lui faifoit une chère magnifique, & les Dames les plus qualifiées de Paris fe faifoient un diver- tiilement de l'aller voir manger. Il leur

* Art, Ef<jpi ( Clodius).

S4

41 6 Analyse faifoit \ tontes mille honnêtetés , qui cependant fe refibntoient toujours de l'Allemand & du Soldat. Il buvoit ad- mirablement , & n'excelloit pas moins à prendre du tabac , en poudre , en cor- don , & en fumée. Il étoit accompagné de pîufieurs Officiers Allemands , qui tous avoicnt les mêmes talents) [a].

Au refte le nom de Jean de Wert ne faifoit pas feulement du bruit dans les nouvelles publiques; il retentifioit aufïï dans les chanfons : on en fit courir beaucoup il fervoit de refrein , & on les a trouvées fi jolies dans ces derniers temps , qu'elles ont été renouvel lées plus d'une fois. Mademoifelle l'Héritier va nous apprendre l'origine de ces chan- fons. Elle dit [b] ( que Jean de Wert s'étant rendu maître de pîufieurs places dans la Picardie , porta la terreur juf- qu'aux portes d'Amiens par les Troupes qu'il envoyoit en parti. Cette terreur fe répandit même jufques dans Paris , & comme le peuple grofîit toujours les objets , le feul nom de Jean de "W^ert y infpiroit l'efti-oi : ce nom devint fi ter- rible qu'il ne falloit que le prononcer

[a] Mademoifelle l'Héritier, dans le Mercurt Galant du mois de Mai 1702.

[b] Ibid.

DE B A Y t E. ^tf

pour épouvanter les enfants. Ce Général ayant été fait prifonnier à la Bataille de Rhinfeld , le peuple de Paris eut à cette nouvelle des tranfports de joye qu'il feroit difficile d'exprimer. La Mufe du Pont-Neuf célébra la fienne fur un air de trompette qui couroit alors ; elle y étaloit le triomphe des François , & di- foit qu'ils avoient battu les Allemands , & Jeun de IVcrt. Elle contoit qu'ils avoient pris beaucoup de Drapeaux , beaucoup d'Etendarts, & Jean de JVert; qu'ils avoient pris un tel nombre de prifonniers , & Jean de JVert. Enfin , tous ces couplets de la Mufe du Sa- voyard, couplets qui étoient très-nom- breux , finiflbient tous par ce refrein , & Jean de Wert. Comme il y avoir dans ces chanfons une certaine naïveté grof- fîere , qui ne laiflbit pas d'avoir quel- que chofe de réjouiffant , la Cour & la Ville les chantèrent ; & Jean de W^it & ^^^ chanfons étoient fi à la mode, qu'on ne parloir plus d'autres chofes.... Et depuis fon temps il ne s'efl point paffé de dixaine d'années qu'on n'ait fais d'agréables chanfons fur cet air. =*• )

Art, jr«,rt.

4i5 Analyse

Infortune de Madame de la. GAR^^ NACHE.

Françoife de Garnache ctoit filla de Kene de Rohan , premier du nom ^ & u'iicibelle d'Albret , tilie de Jean ^ Roi de Navarre. Elle étoit par confe- tj lient couiine germaine de Jeanne d'Al- bret , mère de Henri le Grand. Une parenté anfli puiliànce ,. & auffi recom- mandable que celle-là ^ jointe à li très-ancienne noblelfe de la Maifon de Rohan , ne îut point capable de la ga- rantir de la plus dcfagréable injuiHcQ qu'on puilïe faire à une perfonne de fon fexe. Le Duc de Nemours lui avoic promis mariage , & fur cette promelle il avoit obtenu d'elle toutes les faveurs qu'il en pouvoit cfpérer ; en un mot , ik, i^ns détour , il lui avoit fait un enfant. Lorlqu'il le vit foraraé de tenir fa pa- role , li s'en moqua , avec d'autant plus de hardieilé , qu'il ne voyoit pas qu'Aor îome , Roi de Navarre , quoique pre- mier Prince du Sang , eût ou allez de vigueur , ou allez d'autorité , pour le contraindre de réparer i'hoivueua: dfe cet*

15 E B A Y L E, 419

te Demoifelle. Ce fut bien pis après que le Roi de Navarre , qui avoit eu quel- que forte de crédit pendant le Triumvi- rat , eût été tué. Le Duc de Nemours , chaiTé de France au commencement des troubles , parce qu'on avoit découvert qu'il avoit voulu enlever le Duc d'An- jou , frère du Roi Charles IX , avoic été rappelle bientôt après , & avoit fer- vi utilement contre ceux de la Reli- gion. Cela , & la mort du Roi de Na- varrs , l'encouragèrent à preiî'er la Cour de Rome de déclarer nul fon engage- ment. Il obtint tout ce qu'il voulut ; le bon droit de la Demoifelle de Rohan fut entièrement opprimé , parce qu'elle s'étoit déclarée pour le parti Huguenot ; de forte qu'il lui falluc avaler l'affront de fe voir mère , fans avoir été mariée , & le déplaiflr ds voir fon intidele amant marié avec la veuve du Duc de Guife , & aulFi honoré par-tout, & carefl'é des Dames, que s'il avoit été le plus honnête homme du monde. Toute la confolation qui lui rciia fut le titre de Prince du Genevois qu'elle fit porter à fon fils ; & quant ^ elle on la nomma Madame de la Gar- nache , ou la Duchellè de Loudunois,

S 6

410 Analyse

Si j'avois fuivi les idées de Virgile ,' j'aurois die que cette Dame fe confola de l'infidélité de Ton galant par le fils qu'il lui laiila ; mais il y a long-temps que nos Dames ne font point faites comme la Didon de ce grand Poëte Ro- main. Un de fes plus grands regrets fut que fon perfide amant la quittoit fans lui laifler de fa race ; & fi elle avoit eu un petit poupon de lui, ou fi du moins elle fe fût fentie enceinte de fes œuvres y elle eût été incomparablement moins affligée (a). Une tcndreife de cette force ne feroit pas même bonne aujourd'hui pour les Romans , tant elle efi contraire à l'ufage. Le plus grand regret de celles à qui un galant manque de foi , n'efi: pas de lui avoir accordé plus qu'on ne devait , mais de n'avoir pu éviter les fuites. Une groffefie , un enfant , font des conviftions de déshonneur qu'aucu- ne chicane ne peut éluder: ce font des preuves parlantes , & hice meridiana clariores ; ce font des témoins fans re- proche , ù omni excepîLonc majores. Ceft donc la principale fource de l'in- fortune & de la défolation : Quejîo e

[a] Sahemfi qud mini de te ftifcepta fui^«t

DE B A Y L E. 4ir

çieï che plu inajpri i miel martiri, Aujfi crois-je , c'elt Brantôme qui parle des Demoifelles qu'il avoit vues k la Cour , que le mdlkur temps quelles ont jamais eu , cejî quand elles ètoicnt fil- les ; car elles avaient leur libre arbitre pour être Rdigieufes auffi-bien de Vé- nus que de Diane , mais qu elles cujfent lafagejfc, & l habileté t^ favoir , pour fe garder de Venjlurc du ventre. A cer- tains égards il faut avouer que le fort de Madame de la Garnache fut affez con- forme à celui de Didon ; car fon galant prétendit auffi-bien qu'Enée qu'il n'a- voit point penfj a fe marier (A).

C'efl apparemment de l'aventure de cette Dame que Brantôme parle au To- me 1 1 de fes Dames Galantes. Il dit quil a connu une fille de très-grande part y laquelle vint à être groffie du fait

d'un trè>,-brave & galant Prince

Le Roi Henri le fut le premier , & en fut extrêmement fâché , car elle lui ap- partenoïc un peu. . . . Le foir au bal il la voulut mener danfsr le branle de la Torche , &puis la fit danfer à un autre le branle de la Gaillarde , 6" les autres branles y où. elle montra fa dijpofi-

{i].,., Ncc conjugis un^uam prxtindi txdas^^^.

42,2. Analyse

tion & fil dextérité mieux que jamais , avec jiz taille qui était trés-bclle , ^ quelle accomniodoit fi bien ce jour-là , qud ny avait aucune apparence d& groffejfe ; de farte que le Roi. . . . vint dire à un très-grand nombre de fes plus familiers , ceux-là font bien méchants & malheureux d'éire allé iivcnîer que cette pauvre fille était grojfe. . . . Ils ont menti, & ont tris-grand tort. Ainfi c& ban Prince excufa cette belle Ô honnête Demoifelle , & en dit de même à la, Reine Ufair étant couché avec elle : mais la Reine ne fe fiant en cela la fit vifiter le lendemain au matin , elle étant pré" fente, & fe trouva grojfe defix mois , laquelle lui avoua & confeffa le tout fous la courtine dit mariage. Pourtant le Rai qui était tout ban fit tenir le my fi- ler e le plus fier et qu'il put , fans Jean" dalifier la fille , encore que la Reine en fut fort en colère ; toutefois ils renvoyè- rent tout coi che?^ fes plus proches pa- rents , elle accoucha d'un beau fils ^ qui pourtant fut fi malheureux qu'Une put jamais être avoue du père puratif, é" la Saufe en traîna longuement , mais la mer e n'y put jamais nen gagner. Il fi'eft pas d.fficile de reconnoitre là- de- dans Madame de la Garnache , q^ui étuic

DE B A y L E. 42,^

fille d'honneur de Catherine de Médicis au temps de cet accident. Elle ne fuc pas la feule qui gagna cela au fervice de cette Reine. *

Etoile plus heumtfe d'une autre femme galante, Eficacité du Mariage,

APvIOSTA Lippa , MaîtrelTe d'O- pizzon , Marquis d'Ell & de Ferrare , Éb-Ftiiia de telle forte par fa fidélité , & par fon habileté politique , les impref- lions que fa beauté avoic faites fur eœur de ee Marquis , qu'il la reconnue enfin pour fa femme It'guime. 11 lui laifTa en mourant l'adminiitration de Ç^ Etats , & la tutelle de fes onze enfants» C'ell d elle ^ dit Mr. le Laboureur (tz}, qu'e// ijfue toute la Maifun d' E(L Cet Ecrivain obferve que Lippa Arioda ren- dit rjlu.<: d' 'tonneur à fa famille , qui ejî des plus fi&bks de Ferrare y quelle ne lui 4n avoit o-té.

On ne fau-oit affez admirer l'efRcaee iinguliere du Mariag" : car enfin , elie fait chang;.r de nature les trois efpec«s

* Art. Garmiehe.

t'^} iU.a.io;i du Voyage de Polggpe»

414 Analyse

de temps : le palTé ne relevé pas moins

de fes influences que le préfent , & que

l'avenir. » N'admirez - vous pas , dit

» BuJJi Rabutin , quelle force a l'ufa-

» ge , & quelle eiè fon autorité dans

» le monde ? Avec trois mots , qu'un

» homme dit , Ego conjungo vos , il

» fait coucher un garçon avec une fille,

» à la vue & du confentement de tout

» le monde ; & cela s'appelle un Sacre-

i> ment adminillré par une perfonne

» facrée. La même adion, fans ces trois

» mots , eft un crime énorme , qui dés-

T> honore une pauvre femme , & celui

» qui a conduit l'ahaire s'appelle, ne

» vous déplaife, un M Le père & la

7) mère , dans la première atïàire , fe » réjouilTcnt , danfent, & mènent eux- » mêmes leur flUe au lit ; & dans la fe- j> conde , ils font au défefpoir , ils la » font rafer , & ils la mettent dans un Couvent. Il faut avouer que les Loix » font bien plaifantes. » Ce n'eft point- le merveilleux de l'affaire : la princi- pale fingularité confifte dans l'efrét ré- troadif. Notre Ariofla avoit été concu- bine : fes enfants étoient bâtards ; c'é- toit une tache à fon honreur , & à fa Maifon ; mais tout cela fut effacé, lavé, anéanti ^ par les trois paroles du Prêtre^

DE B A y L E. 41^

Ego conjungo vos. Le Marquis de Fer- rare , époufant cette Maîtreliè un peu avant que de partir de ce monde , la convertit en femme d'honneur , & don- na la qualité de légitimes à des enfants qui étoient dûement chargés de la qua- lité contraire. Une femblable métamor- phofe fe voit tous les jours , & il y a eu des gens qui ont prétendu que les en- fants mêmes, qui font nés dans un temps les pères & les mères ne pouvoient pomt fe marier faute de difpenfe , doi- vent être légitimés par un fubfiqucnt mariage; mais le Parlement de Paris jugeacontre cette prétention, l'an 1664. On demandera peut-être pourquoi ce Marquis n'en vint que l'année de fa morr. Je pourrois répondre qu'un concubinaire , qui fe fent proche de fa fin , eft beaucoup plus difpofé à tenir cette conduite , que s'il efpéroitde vivre encore long- temps. Les remords de la confcience excités d'eux-mêmes , ou par les difcours d'un Cafuifle , font plus vifs , quand on a peur de mourir ; on fait donc moins de difficulté de paffef par une cérémonie fàcheufe qui les ap- paife. Ajoutez à cela , qu'un homme follicité au mariage par une MaîtrelTe donc il jouit , peut s'imaginer qu'elle

é^i6 Analyse

fera mille fois plus complaifante , & plus fideîle , pendant qu'elle fe flatte de parvenir à la qualité de femme légi- time ; au lieu qu'y étant parvenue , elle feroit peut-être éclater fa fierté , fa mauvaife humeur , &: fes autres défauts. On trouve donc a propos de la tenir en haleine par une lïmple efpcrance ; mais quand on fe voit fans cfpoir de guéri- fon , on renonce à tous ces ménage- ments. Quoi qu il en foit , il fe trouve desperfonnes fi féveres , que la conduite de ce Marquis de Ferrare , & celle de fes imitateurs , ne leur plaît point : ils vou- droient qu'une fille , ou qu'une femme, qui s'eft déhonorée , & qui a long- temps été en fcandale k tout un pays , fût toute fa vie fous la flctrifîlire , & que l'exemple de fa réhabilitation ne put point îervir d'amorce à d'autres filles, & ne leur cachât pas, fous unefemblablc efpérance , l'infamie du concubinage. *.

Fortune I ANTINOUS. Bon mot du ^ Poëtc Prudence.

Antinous , mignon de l'Empe- reur Hadrien , étoit natif de Bithync dans la Bithynie. On ne trouve rien

* Art^ Ariaf.a.

DE B A Y L E. 417

touchant fa famille. Sa beauté embrafa de telle forte le cœur d'Hadrien , qu'on n'a jamais vu de pafllon plus effrénée , ni plus extravagante , que celle de cet Empereur pour ce jeune homme. Cette paffion ne fe montra jamais plus-furieu- fe , qu'après la mort d'Antinous ; car ii n'y eut point d'honneurs divins qu'Ha- drien trouvât trop fublimes pour cec objet de fon amour. Quelques-uns difent qu'Antinous lui avoit donné la plus grande marque d'aiieclion qu'on puiife donner , c'efl-à-dire , qu'il étoit mort pourlui D'autres alTurent qu il fe noya dans le Nil , pendant le féjour qu'Ha- drien fit en Egypte , environ l'an 1 3 1 de l'Ere Chrétienne. Quoi qu'il en foit , cet Empereur le pleura à chaudes larmes , & voulut qu'on lui bâtît des Temples & des Autels , ce qui fut exécuté avec tout l'empreflement qu'on pouvoit at- tendre d'une Nation accoutumée depuis long-temps aux plus honteufes flatteries. Il voulut même que l'on fût perfuadé qu'Antinous rendoit des oracles. Il en courut quelques-uns fur ce pied-lh ; mais on ne laifîbit pas de croire qu'Hadrien le^ avoit forgés. Il fit rebâtir la Ville fon mignon étoit mort , & il ordonna qu'elle portât le nom de ce favo^

428 Analyse ri (^). Il étoit bien aife qu'on lui vînt dire qu'on voyoit au Ciel un nouvel Aflre , qui étoit l'ame d'Antinoiis , & il dilbit lui-même qu'il voyoit i'ctoile d'Antinoiis. Ce qu'il > a de plus étrange là-dedans , n'eit pas la compiaifance profane que l'on avoit pour la loibleffe de ce Prince , dont on fe moquoit d'ail- leurs ; mais c'eft de voir , que long- temps après fa mort , on ait perfévéré dans le culte de cette nouvelle Divinité. Ce culte étoit encore en vogue fous l'Empire de Valentinien , lori'qu'il ne s'agiilbit plus de flatter un Prince , ni de craindre l'Edit exprès qui avoit or- donné cette Religion. C'étoit donc par le fot attachement qu'ont les peuples à tout ce qu'ils trouvent établi, que l'on continuoit dadorer Antinous. Les Pères de l'Eglife fe fervirent avantageufemenc de cette folle fiiperllition pour faire fen- tir la vanité de la Pvcligion Païenne. Il étoit aifé de remonter jufqu à ia fource à l'égard de cette nouvelle Divinité , & puis de rendre fufpede l'origine de tou- tes les autres. Ils parlèrent diverfemenc d'Antinoiis , félon les temps. Ils n'eu-

(a) On l'appelloit auparavant Befa, Ce nom fut frangé ea celui ^ Antinopolis,

î> E B A Y L E. 42,^

rent pas l'imprudence de marquer la caufe infâme de (on apothéofe dans les Apologies qu'ils adreîlerent à Anconin Pins , fils adoptif & fucceffeur d'Ha- drien , ou dans celles qu ils préfenterent à Marr-Aurele, qui , félon les inten- tions du même Hadrien , fut adopté par Antonin Plus. Us traitèrent alors déli- catement cette plaie ; mais Tertulîien , qui vivoit dan? des temps plus éloignés, & fous des Empereurs qui n'avoientpas le même intérêt à l'affaire , ne garda plus de mefure. Prudence a finemenc obfervé que le Mignon d'Hadrien fît une plus, belle fortune que le Mignon de Jupiter ; car Antinoiis étoit à table , pendant que Ganymede verfoit à boi-

re. *

Conte ridicule , concernant la délivrance de l'Ame de TRAJAN.

Deux anciens Chroniqueurs (a) , qui ont écrit la Vie de Saint Grégoire , rapportent que l'ame de l'Empereur Trajan fut tirée des Enfers par l'inter- . cefTion de ce Pape. Le même fait efè attefté dans un ancien Sermon des

* Art. Antinoiis.

(a) Paul Diacre , ôc Jean Diacre»

43® Analyse

Morts , qui fe trouve parmi les Rome- lies de S. Jean Damaî'cene , mais que quelques Savants regardent comme une pièce qui n'appartient point à ce Père. Vo;ci comment on raconte cette mer- veilleufè délivrance. ( Saint Grégoire paffant par la Place de Trajan , que ce Prince avoit fait orner de fuperbes édi- fices , les principales adions de fa vie étoient repréfentées , il s'arrêta particu- lièrement à coniidérer un bas relief , dans lequel on voyoit ce qu'il fit en fa- veur d'une pauvre V^euve. Voici le fait : Cet Empereur marchant à la tête de fon armée , & étant obligé de faire grande diligence , une Veuve très-âgée , &c fore pauvre , vint le prier les larmes aux yeux de venger la mort de fon fils , qui avoic été tué. Trajan lui promit qu'au retour de fon expédition il lui feroit juftice ; mais , répartit la Veuve , vous êtes tué dans le combat , à qui pourrai-jc après cela recourir? A mon fuccefléur , répliqua Trajan. Que vous fervira-t-il y grand Empereur , qu'un autre que vous me rende juflice , répondit cette femme } Ne vaut-il pas mieux que vous vous acquittie'^de cette bonne aciion , que de la laijfer faire à un autre ? On dit qu'alors l'Empereur touché des larme«

DE B A Y L E. 43s

de cette pauvre mère , & forcé par les raifons , defcendic de cheval , fit venir ceux qu'on accufoit d'avoir tué le fils de la Veuve , prie une exaéle connoif- fance de toute cette affaire ; & quoique les principaux Officiers de fon Armée le preliaflent fort , il ne voulut point con- tinuer fa marche qu il ne l'eût terminée. Il fit payer à la Veuve une fomme con- fîûérable , & donna néanmoins la vie aux Criminels. Saint Grégoire, dit-on, touché de cette adion de jullice & de charité , pria Dieu avec bien des larmes & des gémifléments , de faire miféricor- de à cet Empereur. Etant allé de-là prier au Tombeau de Saint Pierre , il y répandit encore beaucoup de larmes , & il y demeura long-temps en prierez fur le même fujet. Enfin il connut peu de temps après qu'il n'avoir pas prié inu- tilement ; car s'étant endormi d'un fommeil plutôt extatique que naturel , Dieu lui révéla qu'il avoit été exaucé. Mais en même temps il lui ordonna de ne faire plus de prières pour des perfon- nes qui feroient mortes fans avoir reçu le baptême ) (a).

( a ) Denys de Sainte Marthe , Hijî. de Suifif Grégoire,

432. Analyse

On a joint à cela un autre conte : c'eft qu'en punition de ces prières in- confidérées faites pour un damné , Saint Grégoire fentit depuis ce temps- des douleurs continuelles aux pieds & à l'eltomac. Un Théologien fort grave aflure que Grégoire ne put faire une telle prière fans commettre un pé- ché mortel (è). Alphonfe Ciacconius a fait un traité , pour montrer que cette Hilloire de la délivrance de Trajan eft véritable. Plufieurs autres Ecrivains ont fbutenu la même chofe , & l'on eft fiirpris de compter parmi les défenfeurs de cette Fable , les favants Jéfuites , qui ont recueilli les Acles des Saints. Bien loin de rejetter un tel menfonge , ils ont fait une note (c) pour Vautori- fer & l'appuyer {d). 11 s'eft même trouvé des Théorogiens Scholaftiques qui ont imagine mille fubtilités pour concilier cette Hiiloire avec l'irrévo- cabilité des Décrets de Dieu contre les Damnés. Les uns ont dit que Trajan , rappelle à la vie par les prières de Saint

(i) Toftat, Quxjlion LVII. fur le IV. Liv. des- Rois.

(c) Bolland. Sur le dernier Chap. de la Vie de S. Grégoire, par Paul Diacre.

(</J Sainte Marthe , ubifuprà.

Grégoire ,

DE B A Y t E. 435

Grégoire , fit pénitence {e) : d'autres afiurent que Dieu fufpendic le Décret de condamnation , & aue S. Grégoire en empêcha l'eficc par ion oraiion fer- vente (/).

Voiià les progrés que cette Fable ri- dicule a faits dans le monde , & ce que de grands Ihéologiens ont autrefois entrepris pour l'autorifer. Cependant les plus habiles gens de la Commu- nion Romaine la réfutent aujourd'hui. Les 'Cardinaux Baronius & Beljar- mm , Théophile Pv.aynaud , & d'autres Savants , l'ont réjettée avec le mépris & l'indignation qu'elle mérite. Le Pè- re de Sainte Marthe , favant Béné- diclin , réfute ce menfonge par les Ouvrages '^de S. Grégoire même, & cite plufieurs paflages des dialogues de ce. grand Pape , d'où il réfuke que l'Auteur de ce prétendu miracle n'a ia- mais cru qu'il fût poflible de délivrer une ame damnée. Cette tournure eft bonne , & les motifs qui font parler le Bénédidin , font bien louables. Mal- gré le foin qu'on a pris , dit-il , de ren- verièr cette chimère , » comme cela

(e) S. Thomas , in 4. Diflincî. 4J. Quxjl. i. [ f) Idem y in I, Dijlmà. -^3. Qjixjl, 2, An, z g & alibi.

Toms IL T

434 A ÎT A I Y s E

» n'empêche pas que tous les jours on

« ne s'en ferve pour autorifer une

» dodrine très-pernicieufe , /avoir que

» les Prières de la Sainte Vierge i'au-

» vent ceux qui lui appartiennent , &c

» qui portent fcs livrées , quoiqu'ils

» meurent même en péché mortel ; je

» crois que les perfonnes qui aiment la

7> véritable piété feront bien aifes de

» voir cette faufTeté réfutée... (g").*

Manière nouvelle défaire la conquête dune femme. Force prodigieufe^ d'un Allemand,

Rauber, Gentilhomme Allemand; fe rendit fort célèbre par fa grande for- ce , par la hauteur de fa taille , & fur- tout par fa barbe , qui étoit d'une lon- gueur il extraordinaire , qu'elle lui dcfcendoit jufqu'aux pieds , & remon- toir de-là jufqu'a la ceinture; de ma- nière qu'il étoit obligé de la rouler autour d'un bâton. Il en écoit fi glo- rieux qu'il alloit rarement en carofie on à cheval , mais prefque toujours à pied , afin de l'étaler avec plus d'avantage , la portant déployée comme un dra- peau , & la laiflant flotter au gré du

(^] Ssinte Marthe , ubijuprà^

* Art. Tfuji^.

B E B A Y L E; 451$

yent. Lorfqu'il mourut elfe fut coupés en deux touffes & confervée précicu- femenc.

L'Empereur Maximilien II lui don^. na pour femme Hélène Sharjlginn , fa fille naturelle, qu'il lui falloit ac- quérir auparavant , par un combat afTcz plaifant. Lorfqu'il la demanda en mariage , il eut pour concurrent un Cavalier Efpagnol , auiïi recommanda- bîe par fa naiffance que par fa bravoa* ïe , & d'une taille encore plus avanta- geufe que celle de Rauber. L'Empe- teur ne voulut point que la faveur dé- cidât de ce différend. Il déclara que le plus fort des deux épouferoit la Prin- ceife ; & voici comme il éprouva leur vigueur. On les fit lutter chacun un fac à la main ; les facs étoient proportion- nés a la grandeur de l'ennemi : la vic- toire devoit être pour celui qui enfer- ^neroit le premier fon adverfaire. Ces deux rivaux s'engagèrent donc en pré- fence de l'Empereur dans un comba.t , ils employèrent leurs plus grandes forces ; qui étoient redoublées par l'a- mour. Rauber l'em.porta , & mit l'Ef- pagnol au fac.

Voilà une manière afîez plaifantede faire la conquête d'une femme. Jamais

T %

43^ Analyse

nos faifcurs de Romans n'ont fait men- tion d'un exploit pareil. Car quoiqu 'ils dilcnt que les héros d'autrefois avoient accoutumé de s'acquérir des Maitrefiés par des Tournois , des Duels , des Combats avec des Géants & des Dra- gons , & cent autres fantaifics de cette nature; la manière dont Rauber fe fcr- vit n'a pourtant jamais été pratiquée de perfonne. Par ce moyen il pofîéda fa belle Hélène. Il n'en eut point d'en- fants; mais Urfule de Tfchilîack , fa féconde femme , récompenfa largement ce défaut ; car elle mie au monde huit gémeaux , favoir un graxon & fept fil- les , dont iix fe marièrent.

La force de cet Allemand étoit fi prodigieufe , qu'il pouvoir caflèr le plus gros fer de cheval. Voici une avanrure très-particulière, qui fe paf- fa à Grats , en préfcnce de l'Archiduc. Il y avoir à la Cour de ce Prince un Juif baptifé , qui , par la grandeur de fa taille , & par fa force , refiémbloit k un Géant. L'x\rchiduc voulant favoir s'il étoit auffi vigoureux que Rauber , l'engagea à lutter k coups de poings avec ce Gentilhomme. Ils tirèrent au fort, à qui donneroit le premier coup, ôc le Juif eut la préférence. Il frappa fi

DE B A y L E. 457 rudement Rau'oer , que celui-ci lue . obligé de garder ie lit pendant huit jours ; mais k-peine fut- il 'rétabli qu'il alla trouver fon Juif pour lui en rendre la pareille, félon qu'on en étoit conve- nu. Il le prie par fa longue barbe , qu'il entortilla de ia main gauche , & frap- pant deffus avec le poing droit , il lui donna un il rude coup , que la barbe & la mâchoire lui relièrent a la main. Le Juif en mourut [a) *.

Confolatcur ridicule.

Foulques , Prieur de Deuil , étoÎG bon ami de Pierre Abelard. Il n'efl guère connu , je crois , que par la Let- tre de confolation qu'il écrivit à cet ami [aa) fur fon infortune. Tout le monde fait la violence dont on ufa en- vevs Abelard , qui , au lieu de bien inliruire l'Ecoliere qu'on îuiavoitdon- née , lui avoit fait un enfant. Les pa- rents de cette fille , pour fe mieux ven- ger , allèrent jufqu'à la racine du mal ,

(.) Valvafor , Gloire du Duché de Carniole y Liv. XI.

* Art. Rauher.

[aa) Cette Lettre a été inférée dans les Oeuvres- d'Abelard , & fe trouve à la page 217 de l'Edition da Pari* I<5i6.

T j

43^ Analyse-

éi l'arrachèrent de telle forte , qu'ils ècerent au coupable le pouvoir de la. rechute. Foulques ayant fu qu'Abclard ne fc pouvoir confoler de ccttq, perte , lui écrivit une Lettre , , au lieu de le plaindre , il lui étala tous les avan- tages qu'il pouvoit tirer de Ton infortu- ne. Je vais rapporter le précis de cet- te Lettre , qui a été inférée parmi les Oeuvres (î'Abclard.

Foulques repréfente k fon ami que fcs g'-ands talents, la fdbtilité de fon efprit , fon éloquence, fon érudition^ qui attiroicnt de toutes parts une in- croyable multitude d'Ecoliers à fon au- ditoire, J'avoient rempli d'une vanité jnfupportabîe. On touche légèrement à une autre chofe , qui n'avoit pas peu contribué à le rendre fi orgueilleux ^ c'eft que les femmes couraient après lui, & fe faifoient un honneur de l'arrêter dans leurs filets. On lui dit que la per- te qu'il venpit de faire le guériroit de cet orgueil , & le délivreroit des em- bûches que les femmes lui tendoienC '& qui le réduifoicnt à une extrême in- digence, quoique fa profefTion lui va- lût beaucoup d'argent. On le prie confiderer le grand dommage que lui aiportoit cette particule de fon cor^

DE B A Y L E. 439

qui lui avoit été coupée , & quel fond àe profit & d'épargne il avoit gagné en la perdant. Vous vous ruiniez , lui dit-on , par vos commerces impudi- ques : tout votte bien s'en alloit dans ce vilain gouffre. On l'alîure que la privation de fes parties , -dont il avoïc fait un mauvais ufage , étoufferoit plu- iieurs paffions qui tournientent les au- tres hommes , & lui d^nneroit 1?. liber- té de fe recueillir en lui-même, au lieu de laiilér errer fon amefur mille pcn- fées lafcives. On ajoute que Tes médi- tations philofophiqiies , n'étant plus in- terrompues par les émotions de la chair , fcroient plus propres a décou- vrir les fecrets de la nature , & les iraifons de chaque chofe.

On lui compte pour un grand avan- tage que déformais il ne fera plus la terreur d'aucun mari ^ & qu'il pourra loger fûrement par-tout ; car n'étant fufpCcL à aucun hôte, il fera le bien venu dans les maifons , & n'aura rien à craindre de la jalouiie. On n'oublie pas qu'il pourroit paffer & repailèr au milieu des femmes les mieux parées , & regarder les plus belles lilles fan'^ aucun péril , & fans craindre les criminelles tentaEions , qui à ia préience de ces ob-

. X4

440 A Tsr A L r s- E

;eÈ« cmbrafenc les vieillards même?. On le ftlicite de ce qu'il fera exempt de ces impures ilkif.ons qui arrivent durant le fommeil ; exemption , lui dit-on j qui elr un grand d.on de Dieu. Les fondions matrimoniales , pour- fuit le Prieur , & le foin d'une fam.il- ]e , ne retarderont point votre appli- cation à plaire à Dieu ; & quel bien n'eft~ce pa^ d^CTte mis hors de danger , & dans l'allûrance qne l'on ne péchera point? On lui allègue là-defîus l'exem- ple d'Origene , & de quelques Saints Martyrs , qui fe réjouilfent dans le- Ciel d'?^voir été fur la terre dans l'état: dont feplaignoit Abelard.

On le. confoje enfuite par d'autres raifons : on lui repréfente la part que prirent à fa difgrace l'Evéque , les. Chanoines , & tous les Eccîéiîailiques de Paris , les plaintes des Habitants , & les lamentations des femmes. On lui fourient que des témoignages d'eflirne authentiques le vengent aflez de l'in- jure que lui ont faite f es ennemis. On j'exhorte a ne point s'opiniàtrer à pour- fuivne en juilice fes afTaffins. On le dif— . fuade fur-tout de recourir au Tribunal du Saint Siège, attendu qu'il faut trop û'arecnt pour obtenir juilice àa,ns ce.

DE B A Y L E. 441

pays-la. On lui rappelle d'ailleurs que les auteurs du mal ont été châtiés , 6c que fi la peine qu'on leur a fait fubir n'eit pas aulfi rigoureufe qu'il l'auroic voulu , il doit fe fouvenir qu'il efl Chrétien , qu'il eft Religieux , & que l'Evangile oblige de pardonner à ks ennemis. On lui dit enfin que la perte qu'il a faite eft irréparable pour le temps préfent , mais qu'au jour du Jugement il recouvrera ce qu'on lui avoir ôté , & qu'alors cette maxime de Dialectique ,. ÎTi hakitum mmquam poîejî redire pri- vatio , feroit faulle. Tel eft. le précis de la Lettre du, Prieur: voici mes ob- fervations.

I. Il me fembîe qne notre Foulques eft un Rhétoricien ampoulé: fa Lettre eft remplie de figures , & d'exagérr>- tions outrées. Ce qu'il allègue dès le commencement, au fujet de r^'/2.'//£A:/2-- ce extrême , il pn tend que les fem- mes réduifirent Abelard , me parok un. peu outré. En eii'et il eft difficile d'i— maLiiner qu'un beau rrarcon comme- lui , beau parleur , fubtil raifonneur ,, couvert de gloire , couru des femmes,, fè- ruinât avec elles,, & fit entièrement: 3a guerre kfes dépens. Un homrnsj

aierie, j, '^. fOinp^ui ay * moFide^,, a^vroii:

'~'~' >■

442- Analyse peut-être ga^né plus d'argent à ce commerce qu'il n'y en auroic perdu.. Ivlaiï ypi.là une choie qui pouvoit man- quer à Abelard: il ne iavoit pas la rou- tine du monde débauché; c'étoit un. homme d étude; & ainfi , encore qu'il donnât au.K femmes pour le moins au- tant d'amour qu'il en prcnoit , il n'é»' ' toit pas homme à s'en prévaloir au. lou;ao,ement de fa finance.

ÎI. Ce qu'il dit au fujet de ladéfo-- lâtion des Pariiiens , lorfqu'ils appri- rent le malheur d' A;elard , efl une au- tre exagération. Il ne tient pas à notre déclamateur qu'on ne. Te iigure pref- que toute la ville de Paris affligée & défoléepour la pertj des parties hon- teufes de Pierre Abelard. Il tire de ce deuil public l'une de les bonnes raif fons : comme fi cette grande marque de Tafîbdion des Parifiens valoit mieux, que tout ce qu' Abelard avoit perdu. Je ije croi pas que le perdant acquiefçàt à cette appréciation , & il auroit fans dout^ misux aimé ignorer toute fa vie l'arnitié qu'on avoiç pour lui, que ds )5a connoîcre a ce prix-là. Cela eût été bon à dire à des gens qui auroient laif- £é chommer ce bien : mais Abelai-di lis, Qul-àvoit d'inîgoxt.a«.çe. , & gréier*.»^

DE B A Y I E. 443

doit le faire valoir long-temps.

III. Foulques ne rcpréfente pas avec moins d'emphafe les lamentations que firent en cette rencontre toutes les femmes. Elles verferent , dit-il , d'auf- C chaudes larmes, que il elles avoient perdu chacune dans une bataille fon mari ou fon galant. Il n'y avoit paseu mort d'homme , il eft vrai; mais néan- moins elles avoient perdu leur cham- pion , & leur épce de ch-.vet : ce font les term.es du Prieur. Il me femble que le Confo'ateur ne devoit pas toucher cette corde ; cela n'étoit aucûnem.ent propre a fon deflein , & ne pouvoir qu'irriter le déplaifir du malheureux Abeiard , par deux raifons invincible?. Car premierem.ent il voyoit par-lk , d'une façon très-particulière , l'impor- tance du bien qu'il avoit perdu ; fecon- - dément il apprenoit une faveur dont il ne fe fentoit pas capable de bien témoi- gner jamais fa reconnoilTance. Je l'ai: dit, & je le répète, notre Foulques eft un Rhétoricien trop ampov.lé. D'ail- leurs il confond deux chofes qui dé- voient être diltinguées. Il veut que les; pleurs de toutes ces femmes , finrula— Tiim fcminaru'n , vinfTentde ce a iV el- les perdoierit Idîn champion ^ iniliuns-

4.14 A ,N A L Y S F-

■Juurîi'^ mais cela ne pouvoit être véii table, que d'un petit nombre qu' Abe- lard avoit déjà vues de près , ou qui efpéroient d'avoir un jpur quelque part à Tes bonnes grâces. Il falloit donc di- re , ou que les autres ne pleurèrent pomc , ou que fl elles pleurèrent , ce fut moins par quelque amitié pour Abe- lard , que par la crainte des conléquen- ccs ; je veux dire qu'elles craignirent que cette barbare manière de punir l'iuipudicité ne s'introduisît dans le monde , & que l'exemple du Chanoine ne devînt contagieux. Ainfï les unes pleurèrent ,. parce qu'on leur avoit en- levé leur bien , & les autres parce que cela faifoi^t une planche qui. les expo- foit à perdre le leur. Voilà une dillinc- tion que Foulques a ncglsgée mal a pro-

La défolation prétendue de ces Pa- riftennes me rappelle un fait que j'ai lu quelque part. Dans le, temps que les Grecs faifoient la guerre au Duc de Bénévejit , Thedbaîd, Marquis de Spo- î^te 5 fon allié, étant venu à fon fe- Qqurs , & ayant fait quelques prifon- .îjiers , ordonna qu'on leur coupât les parties qui font les hommes , & les. r^jftyp>'a.eii..c$£,. ét^ç.. au. GérK'rai Gre^

\

B E B A Y L E. 4f^'

avec ordre de lui dire qu'il l'avoit tatt- pour obliger l'Empereur , qu'il favoic aimer beaucoup les Eunuques , & qu'il tâcheroit de lui en faire avoir bientôt un plus grand nombre. Le Marquis fe préparoïc a tenir fa parole , lorfqu'un jour une lemme , dont fes gens avoienc pris le mari , vint toute éplorée dans le Camp , &: demanda à parler à Thed- bald. Le Marquis lui ayant demandé le. fujet de fa douleur , Seigneur , répon- dit-elle , jem'éconne qu'un Héros com- me vous s'amufe à faire la guerre aux femmes, îorfque les hommes font hors d'état de lui réfifier. Thedbald ayant répliqué T^ue depuis les Amazones , il n'avoit pas ouï dire qu'on eût fait la guerre à Ces femmes ; Seigneur , re- partit la Grecque, peut-on nous faire une guerre pliis cruelle, que de priver nos maris de ce qui nous donne delà fancé, du plaiiir , & des enfants. Quand vous en faites des Eunuques, ce n'eft pas eux , c'ed nous que vous mutilez : %'ous avez enlevé ces jours pafîés notre bétail & notre bagage , lans que je m'en fois plainte ; mais la perte du bien que vous ôrez à pi ufieurs de mes com- pagnes étant irrcparahle , je n'ai pîi Hi'empecher de. venir. £oiIicitçr. la.c,Qj!a-^

44-^ Analyse

pilFion du vainqueur, La naïveté de cette femme plut li fort à toute l'ar- mée , qu'on lui rendit fon mari , & tout ce qu'on lui avoit pris. Comme elle s'en retournoit , Tlicdbald lui fît demander ce qu'elle vouloit qu'on fîc à fon mari , au cas qu'on le trouvât en- core en armes. Il a des yeux , dit-elle ^ un nez , des maiîis , des pieds : c'eft-là fon bien que vous pouvez lui ôter ^ s'il en cft digne; mais laiiTez- lui , s'il vous plaît , ce qui m'appartient (/>).

IV. Parmi les motifs de confola- tion que Foulques propofe au Moine Abc!ard,le plus fenfé à mon avis efl celui-ci : qu'il fera déjor/nais .exempt de toims tentations , & même des illiL- Jions qui arrivent pendant le fommcil. Il n'cft pas ncceiTiire de prouver que Foulques avoit raifon de m.ettre cela parmi les plus grands avantages dont la vie d'un Ecclcfiaftique puiiîé être gra- tifiée. Chacun comprend qu'une per- fonne , qui fe confacre à la continence ,, doit s'efiimcr heureufe quand elle a le cœur couvert d'un fore calus par rap*- port h la beauté , que toutes les flèches de Cupidon n'y font que blanchir, Ceft le chemin de la chafteté ,. non»-

B E B A Y L E. 447

paiement le plus commode , mais auïE le plus fur; car ceux qui ne peuvent fe maintenir dans cette voie que par de. fi'équcnts combats, font fort à pJaindra:^ ils vivent dans l'agitation & dans l'in- quiétude ;. leur état eft toujours dou-- teux , la vidoire eft quelquefois chan- celante , elle fe déclare même contre- eux : ils n'éprouvent que trop fouveut. que les armes font journalières , & ils ne fortent prefquc jamais vii5borieux de ces combats , fans être couverts de plaies. On a raifcn de juger que ceux qui paîient leur vie entre les raains des Médecins font miférables. Cela n'eft pas moins vrai par rapport à ceux qui ont à com.battre la rébellion du tempé- rament, & qui font contraints d'oppo- fer toujours- quelque barrière aux irrup- tions de la chair. Cette condition ell déplorable : on y efi: fouvent forcé der- rière fes retranchements : la confcience. ■en gémit & en foupire. Quels progrès n'eût-on pas pu faire dans le chemin de ia perfeâion , ii l'on y. eût pu marcher lans cette forte d'entraves , & fans per=- dre tant de temns en livrant combat k Tennemi à chaque pas > Pour ce qui re-- garde l'autre point , je veux dire les; impuretés du, fonuneil , S.,. Augufiin

A N A L Y s F TOUS dira , dans fes Confe/Tions (c) , quel cil l'avantage dont noti^e Foul- ques fëlicitoit fon ami ; S. AugulHa , dis-je , qui demande à Dieu la grâce d'être délivré de la foihlefl'e qu'il fen- toit encore à cet égard. 11 acquiefçoit dans fes fonges à des défordres aux- quels il ne confentoit pas lorfq.u'il veil- loit,&il gémit. de ce grand relie d'in- firmité.

V. Le Prieur de Deuil l'c fert dans fa Lettre d'un dernier argument qui n'efl pas fans réplique. 11 repréfente à Abe- lard , que fon mal ejl irréparable , & quainlî il le doit fupporîer pûîiemrnenL La première partie de l'argument eft in- conteftabîe: le m.al d'Abelardétoitfans remède. 11 n'arrive pas ici ce qui arri* voit à l'arbre de la Sibylle ; des qu'on en avoit coupé le rameau d'or , il en renaiiloit un tout pareil. La confé- quence que Foulques tire n'efl pas certaine : Ne vous affligez point , dit'- il , de la perte de vos parties ; car elles ne reviendront jamais , la nature ne foufî're poiat qu'elles fe réciibliirent.

Il faut convenir que h plupart des lieuK. communs de confoiation ont deux faces , & qu'ils peuvent fcrvir à deux

DE B A Y L E. 449r

mains. Ils ont le défaut de pouvoir être rétorqués : car , par exemple, qu'y a-t-il de plus fenfé que de ne rien faire d'inutile ? Sur ce pied-fa vous raifon- nez bien contre une mère affligée de la mort de f®n fils , fi vous dites oue fès pleurs ne fervent de rien , & que quoi qu'elle fafle , ou qu'elle dife , elle ne le fera point revivre. Mais c'eft cela même , vous peut-on répondre , qui me rend iLnconfoiable ; car fi je pou- vois réparer ma perte , je la fupportero4s patiemment : fi j'efpérois , comme oii fait dans le négoce , de regagner fur im vaifl'eau ce que j'aurois perdu fur un aut -e , je n'aurois pas un grand befoin de confolation. Je ne doute point que Foulques n'eut mieux réu/Ti à confoler, fi Abelard n'avoit perdu que fa barbe. De quoi vous affligez-vous , lui eût-on dit , on vous a coupé votre barbe, voilà un grand malheur; attendez en- core quelques mois , & vous en aiyez une autre. îl eût trouvé-îà, je m^allure , nn grand motif de confolation ; mais îa ftule penf^'e que fon mal étoit incu- rable , & fournis autant & plus qu'au- cune autre chofe à cette dure règle de philofophie , àprivationt ad habïtum non duiur re^rcjfus , cette feule penfée ^

s^-'

45<' Analyse

dis-je , que l'on confolateur lui alld- guoit comme une puifTantc raifon de prendre patience , faifoic Ton principal défefpoir: & ce n'étoit pa l'enrendre, que de lui dire que cette règle fetrou- veroitfauileen la rcfurredion au der- nier jour ; car Abelard pouvoit répon- dre qu'alors il n'auroit que faire de cela, puifqu'en la réfurrcBion on ne prend ni on ne donne des femmes en m.iricigc , mais que ton ejî comme les Anges de Dieu au Ciel. (d).

C'efl: dommage que nous n'ayons pas une réponfe d' Abelard à cette Let- tre de confolation. Il y a quelqu'appa- rence qu'on y verroit une image de la difpute de Job avec Tes amis ; je veuK dire , qu' Abelard trouveroit toujours à repondre & à répliquer , & qu'en certaines chofes Foulquas lui paroîtroic lin confolateur fâcheux. *

{d) s. Matthîeii , Chap. XXir * Art. Foulques,

DE BATIE. 4$S

Effronterie d'une Athénienne, Recher- ciies fur la coutume de je faire ac- coucher par des hommes. Qite Ici pudeur n'ejr pas moins fujette que les autres chofes aux caprices de Vufage.

y avoit une îoi à Athènes qui de'- fendoit aux femmes d'étudier la P«Ié- decine. Une fille , nommée Agnodice , .fit changer cette loi , a l'occafion que je vais dire. Les Athéniens n'avoient pas de Sage-femmes , d'où il ariivoit que plulieurs Dames mouroient en tra- vail d'enfant , parce que la honte les cmpêchoit de recourir à des Médecins , & qu'il n'étcit pas permis aux femmes d'exercer la Médeci^ie. Sur cela une jeune fille , nommé Agnodice , fe Ten- tant une grande inclination pour cette Science , déguifa Ton fexe , & fe mit à étudier. Quand elle fut bien inflinite , elle exerça dans Athènes l'Art d'Hyp- pocrate, & s'attacha particulièrement a foulagcr les femmes enceintes. Elle alloit les trouver, quand elles étoient en travail d'enfant , & pour leur ôter tout fcrupule , elle leur montroit d*a-= bord ce qu'elle étQit , & enfuite les ac»

I di\

fapv

trop

4^1 Analyse

coiuboit. Les Médecins jaioux de ce qu'Agnodice leur enlevoit beaucoup de pratiques , lui firent un procès , & Taccufcrent d'un mauvais commerce ^ avec le fexe. Ils fe plaignirent m.énie r | de je ne fai quelle colluiîon , & de I ^ certaines maladies de commande qu'on ^ avoit peur favorifer le jeune Médecin : A tn un mot , ils le firent condamner par les Aréopagites ; Mais Agnodice 7 montra fi clairement en plein Sénat les preuves de fon innocence , que les Ju- ges lui donnèrent gain de caufe. Les Médecins recoururent à une autre bat- terie , Tavoirà la loi qui défendoit aux Jl femmes de profelTer la Médecine. Mais. 1 les Danies Athéniennes intervinrent i' alors dans la Caufe , & firent réformer i îa loi ; ainfi il fut permis aux femmes libres d'apprendre & d'exercer cet Art.

Paur le dire en paffant , il faut arouer '^ que la pudeur n'eiî guère moins fujec- 'r te que les autres chofes au caprice de rufage. Un temps a été que la honte de fe fcrvir d'un Accoucheur éroit à la mode ; & nous apprenons de Louife Bourgeois; , Sage-femme fort habile , qu'Henri IV^. lui recommanda de faire Û bien fon devoir auprès de la Reiac

m ver

me

DE B A Y L E. 4^5

Marie de Mcdicis , qu'il ne fat pas nc- ceiraire de recourir a un homme ; car fa pudeur , ajoûce-t-il , en foufrriroit trop. Prcfenteraent c'eftetre à la mode que de n avoir pas cette honte , notre fiecle eft bien autrement éclairé que les précédents. Cependant ne poulîons pas trop loin cette réflexion fatyrique ; car d'un côté la pudeur de notre liecle eft moins délicate à certains égards ; d'autre part l'effronterie eft plus pe- . tite qu'elle ne l'étoit à Athènes. Trou- veroit-on aujourd'hui d'honnêtes fem- mes , qui ofafTent en pleine audience , & cheniife au vent , faire voir à tous les Juges qu'elles font femmes ? C'eil ce que fît AgnoJice dans l'Aréopage , le plus grave & le plus vénérable Tri- bunal qui fût au monde (a). Peut-on. voir une impudence plus outrée? Avant cela n'avoit-elle peint donné d'afléz fortes preuves de fon peu de honte > Ne pouvoit-clle point faire connoître fon fexe par des voies plus honnêtes , que celle qu'elle employoit auprès des femmes ? Les Prélats , qui pour fe juftifier d'incontinence ont fait

{a)... Ouihus A^nodice tunicam allevavft , & fc oficndit fxmùiam ejj'e. Hj'gin. Cap. CCLXXIY.

4^4 Analyse

voir leur nudité k des Conciles (h) , n'égalent point l'impudence de l'A- thénienne.

La Chronique fcandaleulè dit qu'Al- bert le Grandie méloit de la protcflion de Sage-femme. Si cela elt , il y a long-temps que la honte des femmes Athéniennes ne fabiilte plus; & com- me la réputation d'Aloert le Grand ■étoit très- bien établie , que fait-on s'il n'y avoit pas des femmes qui fai- foicnt gloire d'être accouchées de- fa main , à peu-près comme les précieufes de Molière , vouloient que tout jufqu'à leurs chauiTures fût de la bonne faifeu- fe? Il eft certain que les François ont commencé les premiers à fecouer à cet éoard le joug auflere des bienféances , & voilà pourquoi leurs Accoucheurs font devenus û célèbres dans toute l'Europe. Il ne faut pas douter , difent les Journalises de Leipfic , que les François ne foient plus propres que les autres Nations à nous infiruire de la manière dont on peut aider les femmes

(i)Nicephore & Zonare aflTurent que Mace(1oniiis> Evèque de Conflantinople , & le Patriarche Me- thoclius , ayant étéaccufcs , l'un de Sodomie , l'au- tre de fornication , découvrirent leur nudité en pleia Synode , Se montrèrent qu'ils étoieut Eunuques n tequles iitabioudre»

D E B A Y I E. 4^^

qui font en travail d'enfant. Ce n'eft point qu'ils aient le génie plus heu- reux ; c'eil parce qu'ils ont crès-fou- vent les occafions d'afTifter aux accou- chements. La mode eft venue en Fran- ce que même les jeunes mariées , met- tant bas toute honte , fe laifTent voie & manier fans fcrupule aux Chirur- giens , & que toutes fortes de femmes ïbuhaitent la préfence & l'afTiflance des hommes , quand elles font prêtes d'accoucher. Il règne une toute autre coutume dans les autres Nations ; cac pour l'ordinaire les femmes , & fur- tout celles qui ont été mariées depuis peu , y font fi fcrupuleufes , qu'on ne leur perfuade que mal-aifément de (e montrer aux Sage-femmes & à leurs amies ; elles ne s'y réfolvent que dans les cas de néceiïité , la douleur eft fi forte qu elle furmonte leur répu- gnance (c).

C'eft ainfi que s'expriment MeiTieurs de Leipfic , au commencement de l'ex- trait d'un Livre qu'un Chirurgien de Paris publia l'an 1694, & q:iiapouc titre , lu Pratique des Accouchements. Ce Chirurgien n'a mis au jour fes ob-

(c) Aila Eruditor. Lipf..SuppI. T. II. Stci, X.p, 40if

4^5 Analyse

iefvations qu'après une longue eypé- ri>;^nce ; il avoïc afTiité aux couches de quatre à cinq mille femmes. Un autre Chirurgien de la même Ville publia l'annc-À^ iuivante un Livre qu'il intitula : . Ohjervations fur la GroJ/j^è & l' Ac- couchement des Ji/nmes. Cet Ouvra2,e contient fept cens Obrervations , choi- £es entre plus de trois mille autres , que l'Auteur a faites. Cela InfHt à prou- ver que la grande mode de Paris , eft <ie fe fervir des Accoucheurs , &c non pas des Sage-femmes. Le temps vien- dra peut-être que la même mode régne- ra dans la plupart des Pays de l'Euro- pe : la honte fubira le fort de mille au- tres chofos , foumifes aux loix bizarres & inconilantes de la coutume. *

Mauvaife foi de VHiOorlen £ AUBT- GNÉ , & du Mimfire JURIEU, Combien i! faut être en <^arde contre tes Ecrivains fatyriques & pajjionnés-.

Il y a dans la Confcfion de Sancy , une omi/hon très-coupable , au fujec d'un fait tiré de la Légende, que d'Au- bignc a malignement défiguré. On me croira facilement , quand j'afliirerai que

f^ Art. HiirophiU , rem. A, ^ ^

DE B A Y I E. 417 je ne veux point prendre le parti des Légendaires : mais cela ne m'empêche pas de dire que d'Aubignc a tort , & mérite la cenfurc de tous les Ivonnêces gens. Voici les paroles : ( La Légen- de des Saints eft le jardia de lame

dans ce jardin fe trouvent des herbes , qui pour le moins endorment elles ne

guérifi'ent pas Si une Dame de la

Cour fent en Ton amedéfoléc, qu'elle ne fe puifTe palier d'une grande , ca-^^ tholique , & univerfelle luxure, n';?- t'elle pas pour fe confoler Sainte J\îa- rie Egyptienne , qui depuis douze ans jufques à l'âge du mépris ne refufa hom- me ? Et n'avons-nous pas l'exemple de fainte Magdeleine , tant célèbre par les chroniques anciennes ? Les Poètes de la Légende nous ont depuis cnfeignc comme elle fît par allechements , que force gens de bonne maifon vendirent: leur bien pour elle; plufieurs courageux fc coupèrent la gorge pour les jaloufies de fbn amour , & puis elle ne fut pasfi- tôt lafle , que la voilà canonifée ) (a). L'omiffion de cet Auteur à l'égard de Sainte Marie Egyptienne , fe' de fainte Midehne , eft inexcufabîe \ car il

Ja] Confeflion Sancy , Liv. 1. Ch.a'j. II.

Tome. IL \

4^8 A W A t Y s E

fuppofe qne ces deux proftituces imofl- terent tout droit des lieux infâmes au rang des Saintes canoniiees , & pac cette fuppofîtion il prétend prouver, que la Lc-gende eft très-capable de là- cher la bride aux Danies , qui ont une envie demefure'e de paflcr le temps avec des hommes. Pour agir de bonne foi , il falloit parler de la longue pénitence de ces deux Saintes : mais comme cela aurait énervé la plaifanterie ; on a cru qu'il valoit mieux n'en rien dire , ou pafTei même dans la négation. Apf^re- nons û£-là que les Auteurs fatyriques font les gens du monde , contre leJP quels il faut qu'un Ledeur foit le plus en garde. Ce font ceux qui raifonnenc le plus mal , & qui communiquent le plus un certain plaifir , qui empêche de rechercher en quoi confiflent leurs fo- phifnies. Souvenons - nous Cwpendant que s'ils peuvent fe difpenfer de plulieurs reg'es, ils ne doivent pas être m.oins fou- rnis que ks Auteurs graves aux loix du raifonncrrent.

J'ai trouvé dans la même Satyre un autre mcnfonge , concernant S. Do- minique , & une Nonne appellée MA- RIE. Quand f dois Huguenot j c'eft Sancy que l'on fait parler, ye ne trou-*

DE B A Y L H. 45^,

VOIS Tun qui me fit tant rire que la Lé- gende de Frère Jacopon. Uy a er.ore un Livre c/iei^ nous , fui fait ds. belles Annotations : comme fur ce qu'il faifoit confeffcr à un fienficrefespé^

chcs piirfignes. Madame de V.

demanda , comment il confejfoit jlz padlardife : de même curiojitê ellz s' enquir oit comment s\ippclloit en Grec cttte huile lettre, que Saint Domini- que fema erure les cuijfes d'une A'c- îiain , fappdlunt l'huile d'amour (b). Il ei\ certain que d'Aubigné falnfie U Légende , afin de donner au Conte un air plus divertilTant: or je ne crois point que les loixde la raillerie , ni même celles de la Satyre , perm'^ttent cela. La Légende de Saint Dominique por- te qu'une Religieufe , étant ravie en extafe , crut le voir entrer dans fa chambre , accompagné de deux Frères , & tirer de defibus fa robe un onguent de très-bonne odeur , dont il lui frotta la jambe , & qu'il appella le figne de charité (c). En comparant ces paro-

( b ) Ihid.

( c ) Maria fancllmonlalis , in extafixapta , vidlt "Oominicum cum duobus fratnbus ante hclum ej:is in- trantem , oui de fub çappaunguentum mira fra;^ant:cB proferens , T I B l A M élut inunxit , quamHunciio^

V i

46o A N A L Y s Ê

lès avec celles de la Confefîïon de San- cy , quelles falfifications ne trouve-t-on pas ? La Légende ne dit point que Dominique ait appliqué un onguent à la jambe de la Religienfc ; elle dit que la Religieuie extafiée crut voir ce Saint qui lui mettoit de cet onguent fur la jambe. Falloit-il corrompre le Texte , par la faufTe Glofe de femer de l'huile légère entre les cuifîes ? S'il s'agiflbic d'un tronc d'arbre , ce feroi: une nié- prife de rien : un peu plus près , ou un peu plus loin de la terre , neferoit point de différence ; mais dans un fujet com- me celui-ci la différence eft capitale.

Monfîeur Jurieu a commis ici la mê- me falfification que d'Aubigné , & , félon fa coutume , il fe met fort peu en peine , fi ce qu'il avance eiï exact. La Légende , dit-il , nous apprend [ qu'u- ne Religicufe nommée Marie , ayant eu durant cinq mois une grande dou- leur dans des parties voiftnes de celles quon no ferait nommer , S. Dominique lui apparut en fonge , & que de delfous fon froc il tira un ouguent de très-bon- ne' odeur , dont il lui frotta la partie malade , & qu'étant interroge par la

ficm dilecHonis ejfe Jlgnum dixit. Jacob, de Voragiae»' in Aureà Legendà,

DE B A y I E. 4^i fille , ce que c'écoit , il répondit , que cela s'appelloit iingucntum amorls. Ce- la eft auiTi chaite que les amours de François pour Sainte Claire , & Tes ar- deurs pour le Frère Mafl'é , lequel il embrafibîc , & foulevoit de terre dans fes embralîèmencs ; ce qui mit le Père MafTé dans une fi grande chaleur , qu'il étoic comme au milieu d'un feu , dit le Livre des Conformités [ ( <i )• M. Ju^ rieu ajoute en marge ce fonimaire , Abominations de Saint François & de Saint Dominique. En vérité , c'eft-lk traiter la controverfe , comme fi c'étoic un jeu ou l'on cherchât a tâtons , & les yeux fermés , ce qu'il faut prendre. Je laifle k juger aux perfonnes , qui ne croyent pas qu'il foit permis d'agir de mauvaife foi en faveur de la Religion , c'eft-à-dire de violer les devoirs de la Religion pour l'amour de la Religion \ je leur laifie , dis-je, à juger fi l'hon- neur & la confcience peuvent fouffrir qu'on traduife le mot tibia , par les ■parties voifmes de celles qupn rioferoit nommer. C'eft une périphrafe qui fe- roit abfurde dans toutes fortes de fu- jets. Car enfin le mot jambe , qui ré- pond à celui de tibia , n'a rien qu>

( 4 ) Jurieu , Préjugés ^ I, Part.

y 3

4^1 A N A I Y s E

«bligc à des circuits de paroles. Mak <juand on fe fert de ce détour , afin de donner Tidce d'une impureté , on fe por- te au delà de l'abfurde ; c'eft une fuper- cherie criminelle.

La mauvaife foi ne règne pas moins dans le changement des termes Jignum dihcfiOais ,en ceux di unguentum amo~ ris. Mais que direz- vous d'un Ecrivain , Cjui , pour s'approprier un trait fatyri- que qu il a trouvé dans V Apologie d'Hérodoie , compare avec les embraf- fements de deux hommes pleins de vie , la viflon d'une Religieufe extafiée. Quand il feroit fur qu'une telle Reli- gf.eufe auroit fongé que S. Dominique venoit la trouver au lit , & commet- toit des impuretés , en pourroit-on con- clure que ce Saint eft coupable ? Pou- vons-nous répondre des rêveries d'au- trui ? La mère de Jule Céfar perdit-t-eJle rien de fa vertu , fous prétexte que fon fils fongea qu'i.1 couchoitavec elle ? Et ▼oici un controverlifte, qui appelle abo^ minationde Saint Dominique , une ap- plication d'onguent , qui n'étoit qu'une apparition en fonge , comme il le dit lui- nié me.

* Ainfi les railleries de d'Aubigné , \6c 4es inveâ:ives ameres du Minilire Ju -

DE B A Y L E. 4^3

TÎeu , portent à faux , puifqu'elles ne font fondées que fur un menfonge. Ce- la doit apprendre aux Leclcurs que pour bien s'inftruire dans la contro- verfe, il ne faut confukcr ni les faty- res , ni les déclamations de certains Au- teurs. Ces gens-là n'épargnent perfon- îie : ils ne font quartier ni au Ciel , ni à la Terre , & ia Religion ell: une trop foible barrière pour les arrêter. Quand ils ont la plume à la main , ils quittent tout pour courir après les penfées faty- riques ; & d'auffi loin qu'ils en décou- vrent la trace , ils fe jettent de ce côté- à corps perdu. Pour ne s'écarter pas ridiculement , ils tortillent & ils tirail- lent les matières , jufquà ce qu'elles fe puifTentajufter à leur fujet ; & s'ils les trouvent trop longues ou trop épailTes., ils les accourciffent & les applatiffent autant que leur intérêt le demande. Ce fnni- des Auteurs qu'on peut comparer

loit fes pnlonniers a la memre de Ion

lit.

Au refte, il y a du plus ou du moins dans tout ceci , & je ne prétends pas dire que tous ceux qui fe plaifent à la controverfe ou à la fatyre , adoptent ces excès -là également , & fans ex-.

V4:

4^4 Analyse

ccption. Mais il eft important défaire voir par le côté le plus laid ce cara6te- re d'efprit : on s'y laifîe tromper aifc- ment. Un controverlîfte qui a du gé- nie divertit beaucoup les Lc-fteurs de fon parti , quand il tourne les chofes malignement , avec des airs railleurs , 4atyriques,& burlcfques. Plus il diver- tit , plus i! a la force de perfuader. Or comme les maiiieres qu'U adopte l'en- gagent dans mille fupercheries , & dans mille faîfiiicatîons , il eft bon de le connoitre fur le pied d'un impoRcur dangereux. Ceft îe moyen de fe tenir fur fes gardes : on le lira comme un liomme dont il faut fe dciier ; on ne croira rien fur fa parole ; on examinera ce qu'il dit ; on le confrontera avec les originaux ; & fi l'on trouve qu'il chan- ^tjignum dikFùonis en unguœtwndmo-* ris j on lui dira , jt nzfuïs pas votre da-^

■^""(Tpr-yoïLS à d'uiLtres. * hxiimen d'une penjee en ivionjieur

D' ABLANCO URT.

Monfieur d'Ablancourt difoit

qu'il étoit bon que les Princes apprif-

fera le Latin , parce que par-là ils ap^

prenaient des Anciens des chofes qjLon

Arc, Marti E^yptiengc^

DE B A Y L E. 4^t

nt pouvait leur dire , & qu'ils pou- voicnt voir Us honnêtes gens de l anti- quité faire le procès aux Princes qui ne font pas leur de voir {a). Il y a du Tel dans cette penfée, & je ne fai quoi de brillant , qui peut éblouir & charmer ceux qui n'examinent pas le fond des chofes. Un trait de cenfure bien mar- qué donne beaucoup d'agréments à une peinture morale , fur-tout lorfque les grandeurs humaines font l'objet de cette cenfure. Nous voici dans le cas, La penfée de M. d'Ablancourt impofe par cet endroit : elle en tire fa princi- pale beauté ; mais ce n'eft qu'une beau- té extérieure. Examinez bien ce qu'il dit , portez-y la fonde , vous trouverez que cela reiTemble à du bois doré. Ce rj'eft qu'apparence , ce n'eft qu'orne- ments fuperficiels.

Il n'y a point de Nation favante qui ne dife aux Princes leurs vérités en leur J-angue miiLvii.^ii^, œ ^lui i.^ kg puif- fe inftruire de leurs devoirs tout com- me les Livres Latins. Comment eft- ce je vous prie, que les Livres de l'ancien- ne Rome peuvent faire la leçon aux Princes modernes ? Ce n'eft 'pas en leurdifant, vou<! ave^fait en cela &

(a) Vie d'Ablancourt , par Patru,

^66 Analyse

en cela une injuftice , & une très-gran^ de faute : ce n'eft que par la ccnfure èi^s injufîices & des fautes qui fe cotn^ mectoienc anciennement. Mais man- que-t-on aujourd'hui de Livres écrits en Langue vulgaire, qui repréfcntent très-fortement les devoirs d'un Prince , & qui déchirent la mémoire de ceux qui ont mal régné , ou depuis peu en d'autres pays , ou autrefois dans le pays même ces Livres fe compofcnt? Ne confidérons point les Sermons , ni les Ouvrages de politique : Arrêtons-nous aux Hiftoriens , à Mézerai , par exem- ple , qui vivoit en même-temps que d'Ablancourt. J'avoue qu'il n'a point donné l'Hiftoire du temps il a vécu , mais il s'en approche infiniment plus que Tite-Livre , que Tacite , & qu'au- cun autre des anciens Auteurs Latins ; & il cenfure avec beaucoup de liberté

& de force la mauvaife adminidratioa des Roiç A.'> F«-«>.«.oo , «^"î 1"- j-^nxiit pdr U% mains. Eux & leurs Miniftres font fouettés dans fon Hiftoire comme des petits écoliers , quand la vérité le de- mande. M. Variilas en ufe avec la mê- me liberté , lui qui étoit fi flatteur en- vers les Contemporains ^ & ce font pour l'ordinaire les plus grands fUt-«

DE B A Y L E 4^7

teurs du temps préfent , qui cenfurent avec le plus de hauteur les fautes paf' fées. Airi/î la raifon , pourquoi M. d'Ablancourt prétend que les Princes doivent l'avoir le Latin , efl fauîTe. El- le efl d'autant plus mauvaifè , qu'il ne pouvoit pas ignorer que depuis plus de cent ans on n'avoit celle de traduire les Ecrits de l'ancienne Rome ; & s'il ju- geoit fi utile que les Princes entendif- fent cette Langue , pourquoi leur four- nifToit-il un fi beau prétexte de ne la pas étudier ? Ils n'avoient qu'à dire que fes Traduftions les en difpenfoient. ruinoit donc par fa conduite fa propre Théfe. *

* Article Perrot , rem. [ G ].

Fin du Tome IL

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B Bayle, Pierre

1B25 Analyse raisonnée de Bayle

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1773 t. 2

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