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AU BON SOLBIL

OUVRAGES DU MEME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA B I BLr 0 TH K Q U E-CH A R l> E N T I E R à 3 fr. ;jo le volume.

LA GUEUSE PARFUMÉE

Jean des P'igues. -^ Le Tor d'Entiays. Le clos des àme.s. La mort de Pan. Le canot des six Capitaines ... 1 vol.

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LA VRAIE TENTATION DU GRAND SAINT ANTOINE

Contes de Noël, avec illustrations de VoUon, Bastien-Lepage, Léonce Petit, Jean d'Alheim, Sahib, Scott, Rochegrosse, Forain, Sutter, G. Bigot, Chevalier.

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PAUL AKÈrvE

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AU BON SOLEIL

FA Kl s

G. CHARPENTIER, ÉDirEUR

13, RUE DE GRENELLE- SAINT-GERMAIN, 13

1881 Tous droits réservés.

biUlOTHECA

CONTES PROVENÇAUX

LA MORT DE CARMENTKAX.

A l'époque dont nous parlons, le chemin de fer entre Marseille et Oap, marqué de petits points sur les cartes routières, n'existait pour- tant qu'en projet. La vallée de la Durance ne voyait pas, quatre ibis par jour et la durée d'une seconde à chaque fois, les deux trains montants et les deux descendants jeter sur ses champs et ses roches, plus silencieux, plus solitaires après cela, le bruit d'un tourbillon et l'ombre d'une fumée. Mais, en revanche, la route nationale, maintenant déserte, résonnait dès le matin sous les équipages des rouliers, ce n'étaient que ju- rons et claquements de fouets, longs attelages de mulets portant le filet frangé, en ficelle blan- che, et le collier à la provençale, cornu, pointu, revêtu de peau de chien teinte en bleu, égayé de nombreux grelots et de deux anneaux de

4 AU JJON SOLEIL

verre passonih^s guides; ce n'étaient que carrioles haut chargées, roulant et tanguant comme un vaisseau à trois ponts, avec le hran- can plus petit qui suit dans un sillage de pous- sière ; et tous les soirs, aux auberges échelon- nées : la Bégude, la Mounine, les Trois Rois, d'interminables repas à pleines tablées faisaient courir les servantes et flamber les fourneaux.

On achève de dîner au « Logis de la grosse Hôtesse ^> qui est l'endroit les rouliers des- cendent dans la petite ville mi-provençale, mais déjà montagnarde de Saint-Domnin. Dîner de gens fatigués, et qu'on prolonge coudes sur table en trempant le traditionnel biscuit de Veynes dans un dernier verre de vin. Quel- ques-uns des convives s'endorment, le nez dans leurs bras croisés, d'autres proposent d'aller prendre le gloria, n'importe où. A ce moment un homme entre, l'air fort et doux ; il porte sur l'épaule des outils de tailleur de pierre.

Bonsoir à tous, et la compagnie !

Tiens, Lenthéric ! comment va, Len- théric ? Vous prendrez bien avec nous un verre devin et un biscuit.

Ce serait volontiers, mais la femme m'at- tend. Je passais, en revenant de la carrière, pour savoir si le cousin n'est pas arrivé.

Perdigal? Nous l'avons laissé à Manosque avec un chargement de faïence d'Apt...

... Et son carmentran?

LA MORT DE CARMENTRAN O

Naturulleraont, puisque nous sommes en carnaval. Un carmentran superbe, haut de huit pieds, doré comme un soleil, et qui a dans le corps un demi-quintal de paille. Perdigal le trimballe depuis huit jours à l'avant de sa charrette et compte le brûler ici.

Alors, Perdigal pourrait arriver cette nuit ou demain?

Après demain plutôt, juste pour le mer- credi des cendres. Et maintenant le verre est versé : à l'amitié.

Le tailleur de pierres sorti. Quel grand Saint-Joseph ! s'écria un petit bonhomme cha- fouin et roux. Mais le vieux roulier qui avait versé à boire, l'interrompant :

Tu dis, Pierre- Antoine... ?

Je dis qu'il fait mauvais pour les gavots se marier avec des Provençales, et que si Lenthéric veut savoir quand arrivera le cousin, il n'a qu'à le demandera sa femme.

Tu as la langue longue, Pierre-Antoine.

Et pas la vue courte, maître Arnaud ! c'est ce qui m'a permis à mon dernier voyage, de distinguer de loin deux charrettes arrêtées sur le bord de la route et quehiu'un qui ressem- ble à Perdigal entrer avec une femme dans un bastidon que vous savez, le premier à gaucho après le pont du Jabron, entre la chaussée et la rivière.

Le bastidon de Lenthéric ?

L

Je 11(3 sais pas si lu bastidoii est à Leiithôric, mais, sûrement la femme <;st si(;nne.

Alors, (lit le vieux roulier en se levant, que Perdi^^al et la belle se cachent. Lenthêric. ])ar métier, aim(; la poudn?, on le connaît aussi bon chasseur ({ue bon carrier.

Le petit homme roux ne mentait point ; bientôt rêvênement prouva que Lenthêric avait eu tort d'aller chercher femme en Provence. Voici comment le mariage s'était fait : Deux ans auparavant, MM. Damase frères, possesseurs à Jouques (Bouches-du-Rhône) d'un moulin à papier monté encore d'après l'ancien système, avaient eu besoin de remplacer deux énormes cuves de pierre émiettées en faisant la pâte sous l'effort continu des lourds pilons. La roche du pays étant trop tendre, ils chargèrent Perdigal, qui faisait les voyages à la montagne, de leur procurer deux blocs de la grosseur vou- lue en pierre froide de Saint-Domnin, beau cal- caire à grains serrés, dur comme l'acier, et qui, sous le ciseau, prend le poli du marbre vert. Perdigal et Lenthêric se connaissaient ; Len- thêric avait une carrière à Champ-Brencous, au-dessus de Saint-Domnin, et, dans sa carrière, une veine pleine d'où l'on pouvait, si l'on voulait, extraire des blocs plus gros que des maisons. L'affaire s'arrangea donc à merveille :

Je repasserai dans trois semaines, dit Per- digal.

LA MORT DE CARMENTUAN 7

Tu peux, rêpoudit Lenthéric.

Trois semaines après, jour pour jour, les blocs étaient prêts. Un travail de Romain ! Il avait l'allu, pour les isoler, peiner de l'aube à la nuit, faire jouer le pic et la poudre, tout en s'aidant des fissures naturelles bourrées d'humus, les racines des buis et des lavandes prolongeaient leurs longs filaments, fissures que Lenthéric avait étudiées et dont il sut profiter en maître ou- vrier.

Tout Saint-Domnin voulut admirer ce§ blocs.

Les bonnes gens en calculaient le poids, s'é- tonnant qu'un seul homme pût venir à bout de deux pareils morceaux ; le principal du collège adirmait qu'à les voir se détacher ainsi, en haut du plateau, sur l'horizon, vous auriez dit des pierres druidiques.

Quant à la question de savoir s'il valait mieux les creuser sur place ou simplement les dégros- sir pour achever le travail à Jouques, M^L Da- mase frères s'en rapportaient à Lenthéric. Len- théric s'arrêta à cette dernière solution comme plus prudente : un bloc brut ne craint rien, tandis que pour une pierre travaillée, avec le peu de soins des charretiers et des manœuvres, un accident est toujours à craindre. Peut-être aussi Lenthéric voyait-il avec plaisir une occa- sion d'aller faire un tour eu Provence. Pour les Provençaux de la Provence montagnarde, la vraie Provence, celle du chèue-vert et de Toli- vier, (les tambourins et dco belles lilles, ap[)arait

8 AU BON SOLKir.

comme une sorte de terre sacrée. Les enfants tout petits en révent, et quiconque y a passé un an ou deux rapporte de là-bas les douces laçons de parler qu'il gardera toute sa vie.

Lenthéric ne connaissait du monde que sa carrière, étroit plateau battu par les vents, et Saint-Doranin si noir dans ses noires murailles au fond\Ju cirque des rochers blancs que rem- plit d'un bruit éternel le cours torrentueux de la Durance. Aussi ce voyage de trois jours avec Perdigal, le long des routes, derrière le baquet gémissant sous le poids des blocs enchaînés ; la nouveauté du pays, le ciel plus [clair, l'air plus limpide au sortir des gorges ; sans compter les repas du soir, les chansons, la joie des rouliers partagée ; ce grand coup de soleil dans une exis- tence monotone, tout cela le rajeunissait, le grisait.

Le [troisième jour, comme le soir tombait, Perdigal, prenant par le milieu son manche de fouet en bois tressé, montra du bout un petit village à mi-coteau et, derrière, une maison longue et basse, percée de cent fenêtres, qui se cachait dans la verdure :

Jouques, dit-il, là-bas, c'est la labrique. Et, rejetant son fouet sur son cou, il prit le

cordeau pour faire' enfiler à l'attelage l'entrée d'une avenue de peupliers.

Bonjour, Perdigal, cria une voix fraîche.

Eh ! bonjour, cousine.

LA MO [IT DE CAR MENT II AN 9

Quelles pierres, boudiou ! deux jolis dia- mants de gavot.

N'en dis pas de mal, voici Torfèvre. Voyant Lenthéric apparaître, la jeune fille se

sauva.

Nous sommes un peu cousins, son père ({ui était ouvrier s'est noyé, il y a longtemps, quand elle était toute petite, en levant l'écluse. Ces messieurs l'ont gardée. Maintenant, elle plie du papier à la fabrique.

Elle est gaie comme un chardonneret, ta cousine, dit Lenthéric.

On l'appelle Vivette, ajouta Perd igal.

Le travail pouvait durer un bon mois.

On descendit les blocs devant la papeterie au bord d'un pré que la chute de la grande roue arrose, et, dèsle lendemain, Lenthéric les atta- quait. L'endroit est joli, un sycomore y fait ombre, et Vivette, toujours en course, trouvait moyen vingt fois par jour de s'arrêter, regar- dant les éclats de pierre qui volaient sous le ciseau de Lenthéric.

Prenez garde àvos yeux, misé Vivette, car leur faire mal serait grand dommage !

Ah ! vraiment ? « grand dommage » ? ré- pondait Vivette, en imitant le parler monta- gnard. L'accent du gavot la faisait rire, mais ses compliments lui allaient au cœur.

Cependant, à mesure que les cuves avançaient, Lenthéric songea qu'il lui faudrait bientôt re-

10 AU BON S0I,K1L

partir. Jl allait parfois vers la inili(îu du jour, s'étendre, seul, au bas du pré ; et là, dans la Iraîcheur de l'herbe, tandis que sans s'eflarou- cherdu bruit sourd des marteaux, du frémisse- ment de la machine et du remous des eaux gron- dantes, les oiseaux chantaient sur les arbres, voyant de loin Vivette apparaître à une fenétr(3 du séchoir et sourire, tête retournée, il se repré- sentait sa carrière de Champ-Brencous, son tra- vail toujours solitaire, se disant qu'à recommen- cer pareille vie il se trouverait malheureux. Puis une idée lui vint : pourquoi ne pas emmener Vivette ? Vivette, de sa présence, éclairerait tout. Vivette n'avait pas vingt ans, c'est vrai ; mais lui en avait à peine quarante. Vivette était pau- vre, orpheline ; mais lui possédait du bien pour deux: une maison, une vigne, un champ, sans compter son état. Droit comme un montagnard et pressé d'ailleurs par le temps, il s'ouvrit un jour du projet à MM. Damase qui l'approu- vèrent ; Vivette ne refusa point, et la noce fut célébrée à la fabrique, Perdigal étant garçon d'honneur, le jour même de la pose des deux grandes cuves.

Vivette se trouva, comme on dit, tout de suite chez elle à Saint-Domnin. Elle avait sa maison, n'était plus ouvrière, mais artisane, et Lenthé- ric si bon, si amoureux avec cela, qu'il fallait bien, de gré ou de force, être heureuse de son bonheur. Puis elle eut grand succès avec son parler clair et ses jolies façons provençales.

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LA MORT DE CARM ENTRA N II

Tout le monde eu rafïola: ce ne lut trois se- maines durant que visites, dîners, commérages et grandes parties de bastidon, entre amis et voisins, d'où l'on revient à la nuit tombante, en chantant.

Le triste Champ-Brencous lui-même plaisait à Vivette. Tous les jours, sur les onze heures, elle partait de la ville, portant le dc'^jeuner de Lenthéric dans un panier. Elle montait le che- min de Saint-Jean, entre le cimetière neuf et la citadelle, et puis suivait le long plateau ro- cheux, crête de colline découronnêe par les exploitations, et d'où pierre à pierre toutSaint- Domnin est sorti. Des blocs entassés, des trous béants, des écroulements de pierrailles et, de loin en loin, une plaque de gazon ras, étoilée suivant la saison de chardons à fleurs violettes, ou de petits œillets amoureux du vent et des cimes. Tout au bout, en pleine montagne boi- sée, était la carrière, avec un demi-arpent de vigne pris sur le bois, un jardinet fait de terres rapportées, et une maisonnette flanquée de sa cave et de sa citerne, que Lenthéric avait bâtie à ses moments perdus. Sur la cave on lisait : Pour moi ! sui' la cilerne : Pour les amis ! plaisanterie qui faisait rire sans tromper personne, Lenthéric n'étant point ivrogne ni capable surtout de refuser un verre de vin à qui que ce soit. Vivette arrivée, on déjeunait là, en tète à tête, sur un fragment de roc éclaté, et c'était charmant ainsi dans la bonne odeur des

1'-^ AU HON SOLEII-

^^enets et des buis, se mêlait parfois ro«l«'ur de poudre d'un coup de mine.

Hélas ! après un an ce charme de nouveauté s'envola. Saint-Domnin, Champ-Brencous sem- blèrent tristes à Vivette ; et maintenant, soit qu'elle alhità la carrière, soit qu'elle en revînt, il lui arrivait souvent de s'arrêter et de regar- der là-bas si, au fln bout de la vallée, suivant le cours de la Durance qui luisait çà et là, dans les graviers, en chapelets de petits lacs, elle pour- rait apercevoir ce doux pays de Jouques, le vil- lage, la papeterie. Mais là-bas, au fin bout, une montagne barrait la vallée. Vraie porte de pri- son, que cette montagne !

Le bon Lenthéric, lui, ne s'apercevait de rien. Il continuait son double métier de carrier et de tailleur de pierres, gai toujours et se don- nant volontiers une après-midi de congé quand le travail ne pressait pas trop, pour aller tuer dans les ravins pierreux de la colline quelque lièvre nourri de thym ou quelque savoureuse perdrix rouge.

Mais que le travail pressât ou pas, que la chasse fût ouverte ou non, lièvres et perdrix n'avaient qu'à se tenir sur leur garde à chaque passage du cousin Perdigal.

Le cousin passait une fois par mois, quelque- fois deux, tantôt un jour et tantôt l'autre, selon ses chargements.

De tous les rouiiers de Provence et de Dau-

LA MORT DR CARMENTRAN 13

l)hinè, ce grand garçon blondin était bien ce- lui qui portait le plus gaillardement la blouse bleue et la ceinture rouge. Bon comme le pain, franc comme l'or, très fin cependant, on l'ai- mait. Le dernier couché pour gouverner ses betes, le premier debout au matin sous les voûtes noires des écuries, pour surveiller le garçon bégayant, aux yeux ensommeillés, qui marche d'un pas de somnambule, somnambule, holà ! très lucide dès qu'il s'agit de faire sauter la moitié d'une botte de foin ou la totalité d'un picotin d'avoine, Perdigal faisait son métier en habile homme, parcourant du haut en bas les quatre départements, descendant les fruits, les peaux d'agneau et de chevreau, les amandes- pistaches de la montagne, et remontant les épi- ceries de Marseille, les gros vins du Var, l'ail et l'oignon en longues liasses, les melons de Cavailion, les oranges, les artichauts, les cardes, les aubergines, et les tomates rouges déjà comme un corail quand celles de Saint-Domnin verdis- saient à peine. Avec cela, joyeux compagnon, beau danseur, bon lutteur, incomparable aux cartes et aux boules, sans pareil pour conter des contes salés et chanter la chanson grivoise : « un llambeau », comme il s'appelait.

Ce diable de Perdigal avait chaque jour des inventions nouvelles. Tant que durait l'été, il amusait tout le pays avec d'énormes chapeaux en alfa tressée, hauts comme un minaret, larges comme une plate-forme, qu'un de ses amis,

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14 AL' ]{0N SOLEII>

cuisiiii<'i'à bord, lui nipportait iVAi^èvU*.. L'hi- ver, c'était un carmentran, maiinequiji énorme, attaché dès le premier jour de carnaval sur le devant de la carriole, promené ainsi trois se- maines durant à travers villages et bourgs, ju^(é enfin et brûlé selon les formes, le mercredi des cendres, à l'endroit l'on se trouvait, au ha- sard de l'itinéraire.

S'il pouvait, cette année, le brûler chez nous ! disaient les gens tout le long de la route.

Et c'est pour cela qu'au nom de Perdigal la reconnaissance publique avait ajouté le sobri- quet glorieux de Carmentran.

Allant ainsi de Marseille aux montagnes, tou- jours en fête, toujours prêt à raconter devant les gavots ébahis ses plaisirs de là-bas et ses aven- tures amoureuses, Perdigal, ou Carmentran si vous voulez, semblait apporter du bout de la route blanche, par delà les collines pelées, à cette triste ville de Saint-Domnin, quelque chose de l'éblouissement de la Babylone provençale. Brouhaha du Cours Belzunce et du vieux port, gaz des trottoirs, cafés illuminés, théâtres, bu- vettes à marins, ruelles mystérieuses, tout cela, il le promenait avec lui. Aussi était-il secrète- ment envié, tout simple roulier qu'il fût, des aspirants surnuméraires qui vont et viennent deux par deux, d'un air très pressé, sur la grande place de la ville, espérant tromper par ces marches forcées les agitations de leur cœur ;

LA ISIORT DE CARMENTUAN 15

les servantes d'auberge lui réservaieut leurs sourires les plus larges ; et c'est de lui encore que rêvaient les petites artisanes sur le pas des portes, en taquinant du bout des doigts la chaîne d'argent de leurs ciseaux. Mais Carmentran ne s'en faisait pas plus fier pour cela, et portait gaiement, en vrai bon garçon qu'il était, le far- deau de son renom diabolique.

Devant la femme de son ami, par exemple, le Don Juan devenait timide. Il est vrai de dire qu'après deux ans on eût avec peine reconnu la jeune fille à qui la souple langue provençale avait trouvé, vivant portrait, ce diminutif de Vivette. Vivette ? non ! mais Geneviève, la belle Geneviève comme les gens commençaient à l'appeler.

Florissante beauté que voilait un peu de tris- tesse, la belle Geneviève s'égayait pourtant aux retours périodiques de Perdigal. C'était alors une éclaircie, comme si les nuages s'ouvraient pour laisser voir là-bas le village sur son coteau , la fabrique, et les années de jeunesse en plein soleil.

Un soir que Perdigal et Geneviève revenaient delà carrière, par le plateau, côte à côte, sans rien se dire, mais leurs pensées intérieures al- lant côte à côte comme eux :

Hélas! si j'avais su ! soupira Geneviève.

Si nous avions su ! répondit Perdigal. Puis ils se turent, avant entendu sonner dans

1 AU H ON S(>M'.1I>

les pierniilles les souliers ferrés de Leiiihéric. A partir de ce irioment, sans que rien de plus se fût passé, Perdigal multiplia ses voyages. Pour lui comme pour Geneviève il n'y avait dé- sormais d'heureux jours que les rares jours passés ensemble. Marseille vainement promet- tait ses joies; vainement, pour l'attarder, les chambrières prodiguaient leurs œillades, leur rire à belles dents et les reculs effarouchés qui montrent le pli du cou et font saillir le corsage :

Je suis pressé, mesdemoiselles, on m'attend à Saint-Domnin !

Mais qu'elle lui paraissait longue maintenant cette route qu'il parcourait si gaillardement jadis !

Une fois, Perdigal resta deux mois sans pa- raître : l'héritage d'un oncle, puis un voyage indispensable dans le Bas-Languedoc, pour des vins. Alors Geneviève fut si triste que Lenthéric lui-même s'en aperçut.

Écoute, Vivette, c'est de ton paj's que tu t'ennuies. D'un autre côté, voici longtemps que MM. Damase m'ont fait promettre d'aller là- bas, pour une commande. Si tu veux, nous nous embarquerons demain dans la voiture et nous resterons à Jouques quatre ou cinq jours.

Après les cinq jours, on voulut retenir Vi- vette.

Qu'elle reste, dit Lenthéric ; cela m'amu- sera, une semaine ou deux, de faire mon m an-

LA MORT DE CAHMEXTRAN 17

ger lUoi-inêiiK^ coiiiiiie (luaiid J'étais garçon. l^]t il repcirlit gaiement. Pauvre Lenthéric !

Le soir même, au soleil tombant, Vivette alla s'asseoir dans l'allée de peupliers, à l'endroit le chemin tourne ; et là, se souvenant de la ren- contre d'il y a deux ans, quand Perdigal et Len- théric avaient amené les pierres, il lui sembla revivre sa vie et la revivre avec Perdigal.

C'est tout comme alors ! disait-elle.

En effet, tout comme alors, un bruit de gre- lots retentit sous les arbres, et une charrette parut balançant dans la nuit qui commençait sa grosse lanterne en toile blanche.

Perdigal !

Vivette !

Pendant ce temps, songeant à Vivette, le brave Lenthéric cheminait sur la route de Saint Dom- nin.

Telle est, comme les gens la racontent, l'his- toire de la faute de Vivette avec Perdigal.

Ce train durait depuis six mois déjà le jour le bon Lenthéric entra dans la salle à man- ger du « Logis de la grosse Hôtesse » pour demander aux rouliers quand arriverait le cousin.

Si le cousin arrive*, cette nuit, dit Lenthéric à sa lemme, il viendra nous réveiller de grand matin, et j'aurai le temps, avant déjeuner, d'al- ler lui cueillir son lièvre.

2.

18 ATJ BON SOMCI L

Mais l(j malin, l'crdi^^al ii'c'laiii jias vcjiiu le réveiller, Lenthéric monta à sa caiTière.

Sur les onze heures, comme toujouj's, Vivettc apporta la soupe à Lenthéric ; seulement elle ne voulut pas déjeuner :

Je mangerai à la maison ; j'ai laissé un cu- veau de linge en train de couler, et il ne faut pas que le lessif froidisse.

Lenthéric déjeuna tout seul, puis il se remit tranquillement à marteler une dalle mince et sonore qui chantait sous le marteau comme une cloche, et remplissait de ses sons clairs la car- rière et la maisonnette. Cette dalle était des- tinée à recouvrir la tombe d'un riche bourgeois de Saint-Domnin. Lenthéric commença donc à graver dessus un beau cy gît en lettres gothi- ques ; et il était là, tout à l'ouvrage, en train de pousser par petits coups sa fine pointe dans la seconde branche du T, quand des cris joyeux retentirent.

Une bande de galopins, ébouriffés à l'ordi- naire et tout essoufflés d'avoir couru, venaient de s'arrêter à la vue du tailleur de pierre. Ils avaient des livres et des cartables.

Bien le bonjour, monsieur Lenthéric î si cela ne vous faisait rien, nous voudrions tra- verser votre vigne.

Traverser ma vigne, et pourquoi ?

Nous sortions de l'école et nous avons dit d'aller attendre votre cousin au Grand-Por- tail.

LA .MORT DE 0 A 11 M IC N T 11 A X 19

IVM'(li;4';il ! Il ai'rivc donc?

Aujourd'hui à six heures, avec un char- geinont de iaïence d'Apt. La publication eu a été faite par le crieur... Même qu'il a sur sa charrette son carmentrau qu'on doit brûler... Alors comme c'est par ici le plus court...

Le prétendu « plus court » allongeait bien d'une demi-lieue; mais soit répugnance à tra- verser la ville sous l'œil sévère des parents, soit goût instinctif des écoliers pour les endroits sauvages et les promenades non frayées, ils avaient choisi ce chemin-là.

xVllons, passez, mauvaise graine !

Et tandis que la bande, prenant la pente, se poussait bruyamment vers le Grand-Portail, Lenthéric, d'un coup d'œil, ayant inspecté la route déserte jusqu'à l'horizon entre sa double rangée de cailloux en tas et de bornes kilomé- trique, se dit : Le cousin, à ce que je vois, ne sera pas ici avant cinq bons quarts d'heure ; j'ai donc tout le temps de tuer mon lièvre.

Quand Lenthéric eut tué son lièvre, il cal- cula que Perdigal ne pouvait tarder, et s'assit au bord de la route, résolu de l'attendre en fumant une pipe. Il songeait à la joie de Perdi- gal lorsqu'il verrait le lièvre, à la surprise de Vivette. Puis il réfléchit que Vivette ne lui avait pas annoncé l'arrivée de Perdigal, et cela l'é- tonna un peu. Mais comme Lenthéric était un homme sans fiel ni malice, qu'il respectait sa

20 A î; r? 0 n s o r, v. i l

roiinn(M»t (|iril savait I^;i'(Iij,ral son ami, il laissa (le côté cuttc idée et s(î mit à lîtMiV d'auti'(3 chose.

Au bout (l'un moiiioiit, des claciueiiieiits de fouet, le frémissement lent de cent ^a-elots et le tic-tac régulier des grandes roues battant sur l'essieu annoncèrent l'arrivée des charrettes. Perdigal marchait un peu en arrière, près de la seconde; à l'avant de la première, qui était presque vide, un énorme mannequin, ficeJé le long d'une perche, se dandinait,

Lenthéric allait se montrer, quand il aperçut une femme assise dans le petit hamac de spar- terie que les rouliers installent sur le côté de leurs voitures pour s'y reposer un peu, en dépit des règlements, quand ils sont las et qu'il n'y a pas de gendarmes en vue.

Diable de Perdigal, pensa Lenthéric, tou- jours le même!

Et, ne voulant pas déranger Perdigal dans ses amourettes, il résolut de laisser les char- rettes filer.

Mais les charrettes s'arrêtaient. En cet en- droit, la route fait un coude et l'on ne risque pas d'y être aperçu. La femme sauta sur le che- min :

Tiens, Yivette, la clef que tu oublies.

Lenthéric qui avait reconnu Yivette, re- connut aussi la clef du bastidon qu'il avait à quelques kilomètres de là, et il renfei^mait, à

LA MORT Dli C ARM IS T R AN 21

hi rècolto, les amandes-pistaches d'un petit champ et les raisins d'un bout de vigne. Ce fut comme un éclair, il devina tout.

Sauve-toi, Vivette, quelqu'un ! murmura soudain Perdigal, devenu tout pâle.

Et Vivette s'ètant sauvée, Perdigal se re- tourna, les bras croisés, du côté de I.enthéric. Il ne le voyait pas, mais il le devinait, ayant en- tendu le craquement d'un fusil qu'on arme, aj-ant aperçu le bout du canon qui s'abaissait entre les branches.

Tire, Lenthéric ! Lenthéric, aveuglé, tira.

Tu m'as tué ! dit Perdigal en portant à sa poitrine ses deux mains qui s'ensanglantèrent.

Subitement, toute la colère de Lenthéric était tombée... Il avait, comme dans un rêve, couché Perdigal sur la charrette, et lui faisait boire l'eau-de-vie de sa gourde :

Un ami ! est-ce Dieu possible ? un ami ! soupirait-il, sans trop savoir ce que cela voulait dire, et si c'était à lui-même, à sa main trop prompte, ou bien à la trahison de Perdigal que le reproche s'adressait.

Au bout d'un moment, Perdigal ouvrit les 3'eux. Sa première parole fût :

Et Vivette?...

A ce nom, Lenthéric sentit son sang bouillir ; mais, voyant la mort sur le front de Perdigal, il jugea le crime assez puni et dit à voix basse.

22 W nf)N SOLKIL

Je par(loiiii(3.

A tous (1(3UX?

A tous deux !

Perdigal mit sa main dans la main de Lenthê- ric.

Lenthéric, un dernier service : tu vas ou- vrir le caisson de la carriole et me donner le pistolet qui est derrière la musette.

Lenthéric hésitait ne comprenant pas.

Donne vite, je suis pressé !

Cette fois Lenthéric obéit, mais Perdigal lui rendit l'arme en disant :

Tire en l'air, toi; je n'ai plus la force. Lenthéric tira en l'air.

Maintenant, place-moi le pistolet entre les doigts... comme ça... bien ! fit Perdigal dont la voix s'affaiblissait; comprends-tu, Lenthéric, c'est pour toi, pour Vivette... il faut qu'on ne te soupçonne pas, il faut que tout le monde croie...

Puis, faisant effort :

Hue ! limonier, hardi! cria-t-il.

Les chevaux partirent à sa voix, et les deux charrettes se mirent en marche.

Cependant la foule qui attendait aux portes de la ville s'était dit en entendant le second coup de feu : Perdigal s'annonce, il fait la bravade ! Alors le tribunal devant qui devait paraître Car- mentran s'organisa avec avocats, accusateurs et juges ; les gamins, escomptant une condamnation

LA MORT DE CARMENTRAN 23

coi'taino (ravanco, entassèrent les lagots ({irils quêtaient depuis le matin pour construire un bûcher digne d'un tel personnage, et une faran- dole sa mit en branle, chantant sur l'air consa- cré la chanson funèbre et comique :

Adieu pauvre !... Adieu jjauvre !... Adieu pauvre Carmentran !

Tout à coup les éclaireurs partis en avant se replièrent à toutes jambes :

Le voici ! le voici !

Ses pieds au niveau de la croupe enrubannée des chevaux, immense, dominant la foule, alors Carmentran apparut. 11 avait un habit rouge à parements d'or, un gilet blanc, des culottes bleues dans des bottes en cuir verni ; un tricorne à pompon couronnait sa perruque de chanvre ; et il s'avançait ainsi, avec son masque gogue- nard, bercé au branlement de la charrette, et tenant écartées, comme pour bénir, deux mains énormes au bout de deux bras raides, ronds et courts.

Qu'il est beau!... qu'il est grand!... il n'entrera jamais par la porte !...

On ne voit pas Perdigal. Eh ! Perdi- gal!...

Patience, les amis, si Perdigal se cache, c'est pour quelque farce !

Mais la foule s'étant ouverte et la charrette étant passée, un cri retentit.

Carmentran est mort !

Carmenti'an s'est tué !

24 AU liON SOLKIL

Derrière 1(3 mannequin î,n*asfrôtoupes, souriant et saluant dans son beau costume doré, on ve- nait de voir Perdigal étendu, face au ciel, sur les planches de la charrette. Il avait son pisto- let à la main, un filet de sang rayait sa chemise sous la blouse ouverte, et sa fine tête blonde, en- core railleuse, battait contre les montants à chaque tour de roue, à chaque pas des che- vaux.

C'était un fou !

Pauvre Carmentran !

Et l'on entendait la farandole lancée à fond de train qui chantait : « Adieu pauvre/... Adieu pauvre !... Adieu pauvre Carmentran!... » à l'autre bout de la ville.

Tout le monde àSaint-Domnincrutau suicide, tout le monde, excepté Vivette. Lenthéric ne parla jamais de rien. 11 suivit son ami jusqu'à la fosse etpleura. Puis étant remonté àsacarrière, il reprit son travail de la veille, continuant ainsi l'inscription commencée : Cy git. Je an- Louis Perdigal dit Carmentran. Roulier.

LE JAS D'ENTREPIERRES.

Le maire, le notaire, le juge do paix , le maître d'école, et un jeune homme qu'à ses fortes bottines marseillaises, à son vêtement complet de velours marron piqué de boutons en corne bouillie représentant des ours et des loups, à je ne sais quoi d'élégant dans le négligé et de citadin dans le rustique, on devinait être monsieur le receveur de l'enregistrement, bref, la population entière de Cucuron-le-Neuf, moins le curé, se trouvait réunie ce matin-là au café Ravoux, dont l'enseigne en lettres ornées, peinte par un maçon italien, fait le plus bel or- nement du village.

Tout le monde, même le cafetier qui parfois porte les contraintes, tout le monde est fonc- tionnaire à Cucuron-le-Neuf. Pourtant Cucu- ron-le-Neuf se trouve en Franci^ ; et ce serait à

3

26 AU IJON SOLKlL

la fois le plus petit et le plus charmant des vil- lages français, poar peu que ses six maisons fussent allées se grouper quelqu(i cent mètres plus bas, le long du Jabron,sous les arbres, au lieu de s'aligner ainsi, l'église avec son presbytère en tête, sur un seul coté de la route poudreuse qui suit la rivière et la vallée.

Mais voilà ! c'est précisément la grand'route qui a attiré l'église, le presbytère et les six mai- sons. Depuis longtemps le vieux Cucuron car il y a un vieux Cucuron perché à trois quarts de lieue dans la montagne, depuis longtemps, voyant serpenter là-bas ce mince ruban blanc commode aux piétons et aux voitures, le vieux Cucuron s'ennuyait sur sa butte aride et avait envie de descendre.

L'occasion, un jour, s'en présenta : la vieille église, sans vitres et sans toit, étant devenue inhabitable, même au bon Dieu, le député ob- tint de la faire reconstruire au bord de la route, à proximité de sa hastie. Puis, ayant encore obtenu, il obtenait beaucoup de choses, ce député ! que le siège du canton fut transféré de Saint-Vincent à Cucuron, sous prétexte que Saint- Vincent était moins central, il se trouva que Cucuron, plus central en effet, paraissait néanmoins perché bien haut. On installa donc, pour la commodité des administrés, la mairie et la maison d'école près de l'église ; le notaire, le receveur, suivirent la mairie ; un café s'établit ; Cucuron-le-Neuf était fondé, et maintenant les

LK JAs d'entrkpieukiîs 27

foires s'y tiennent. Le branle donne, l'une après l'autre, toutes les maisons vont descendre. Dans cinquante ans, Cucuron-le-Neuf autour de son église aura groupé la commune entière, laissant là-haut Cucuron-le-Vieux s'écrouler avec ses maisonnettes bâties de cailloux noirs sans crépi, ses perrons branlants, .les voûtes de ses ruelles, comme se sont écroulés déjà le vieux Bevons, le vieux Yillesèche et tant d'autres villages qui dentellent de leurs ruines, le long du Jabron, la crête brûlée des collines.

La gendarmerie seule est demeurée à Saint- Vincent ; une brigade, chevaux et ménages, coûte cher à déplacer, et ))uis on ne pouvait, d'un coup,, ravir au pauvre Saint-Vincent toutes ses splendeurs cantonales. Et c'est pré- cisément l'arrivée de la gendarmerie qui ;met, depuis ce matin, Cucuron-le-Neuf en émoi.

Cucuron-le-Neuf, ce matin, a vu M. le briga- dier et le gendarme Chabre passer au trot de leurs grands chevaux ; il les a vus, sans quitter la selle, recevoir un papier des mains du maire, puis laisser la route départementale et prendre le chemin de Cucuron-le-Vieux. Mais, au tour- nant, M. le curé, qui paraissait les attendre, a parlé au brigadier. Après une assez longue explication,, les gendarmes ont tourné bride. Alors le curé est rentré au presbytère, a i^o- mandé son bréviaire et sa canne et s'est ache- miné seul vers le vieux Cucuron, tandis que le

I

28 Ai; r.oN soleil

brigadier et Chabre, ayant attaché leurs mon- tures aux anneaux de (er fjiii décorent la devanture du cale Ravoux, se commandaient à déjeuner en maugréant.

Que se passait-il à Oucuron-le-Yieux?

La partie mâle de la population s'étant, aus- sitôt après l'entrée des gendarmes, glisséci à leur suite dans le café Ravoux, devait maintenant savoir à quoi s'en tenir. Mais la population fé- minine, représentée par la dame du maire, celle du notaire et la servante du curé, était loin d'avoir sa curiosité satisfaite. Aussi ces trois notables habitantes, fatiguées d'un long guet derrière les rideaux, et voyant qu'aucun de ces messieurs ne sortait, se décidèrent-elles presque en même temps à paraître sur le pas de leur porte.

Eh! bé?...

Peut-être un vol...

Ou quelqu'un qui aura fait un malheur.

Ah ! madame, ne me parlez pas des gens d'en haut.

Et monsieur le curé qui vient de monter tout seul, dans ce pays de brigands, avec son bréviaire !

Les commentaires allaient leur train, quand la femme du cafetier, a3'ant aperçu le groupe, s'approcha et dit :

Vous savez, c'est pour la Daumasse.

La veuve de Siffroy Daumas ?

Oui ! la Daumasse du Jas d' Entrepierres ^

LE JAS I)' ENTlvia'lEllRES 29

qui, dans le temps, avant que les foires fussent ici, tenait auberge avec son homme au vieux village. Ils avaient à la fin enlevé le buis faute d'argent et quitté l'auberge, parce que, au lieu de rester là-haut, la jeunesse aime mieux main- tenant venir chez nous voir passer les voitures et faire rouler les boules sur la grand'route. Ils vivaient depuis sur le.Jas, un petit bien dans la montagne que la Daumasse avait eu en dot. A la mort de Daumas, comme il restait des dettes, on a fait vendre Entrepierres au tribunal, et Ra- basse, le grand Rabasse l'a acheté de ses écus. Mais la Daumasse est comme folle. Elle dit que le Jas d'Entrepierres est sien et qu'on ne l'en sortira que les pieds devant. Elle a insulté Ra- basse, reçu riiuissier à coups de pierres quand il s'est présenté, et alors on a fait venir la gen- darmerie.

Ce qu'il faut voir ! dit d'un air fort scanda- lisé la mairesse à la notairesse.

Et la servante du curé ajouta en levant les bras au ciel :

Pourvu qu'il n'arrive pas malheur à mon- sieur !

Puis, alFriandées par ces détails, et bravant décidément toute retenue, les trois dames s'ap- prochèrent du caté où, contemplés du village entier, le brigadier et Chabre, après avoir mi- litairement déjeuné, vidaient hiérarchiquement une bouteille de vin muscat.

Les moustaches du brigadier avaient l'air de

3.

30 AU 15 ON SOLEIL

trouver lo muscat bon; mais ses épais sourcils. remontés jus(iu'à la ^^arice d'ar^^eiit du tricorne, témoignaient de quelque impatience:

Recevoir un huissier à coup de pierres ! grommelait à part le brigadier, ces choses n'ar- rivent qu'ici ! espérons que le curé aura plus de chance. Mais, en tout cas, ajouta-t-il en regar- dant sa montre, et dussions-nous prendre d'as- saut la baraque et la vieille, dans une heure, force sera restée à la loi.

La loi est la loi ! affirma le gendarme Cha- bre

Et les assistants répétèrent, comme subite- ment pénétrés de la vérité de la maxime :

En effet, la loi est la loi.

En ce moment, près du vieil oratoire en plâ- tras demeuré sans croix à sa pointe ni saint dans sa niche depuis le temps de la Révolution, au plus haut tournant du sentier qui se tord sur la côte pierreuse, on vit apparaître le curé.

Chacun s'empressa :

Hélas ! mes enfants, Dieu n'a pas permis que je réussisse. Je pensais pourtant que ma robe... mon caractère !... Mais la malheureuse ne veut rien entendre. Excusez-moi, monsieur le brigadier, et vous aussi, monsieur Chabre. J'ai fait mon devoir, je n'ai plus le droit de vous retarder dans l'accomplissement du vôtre.

Allons ! dirent les deux gendarmes ; puis, ayant salué, ils enfourchèrent leurs chevaux et s'engagèrent au trot de montée dans le petit

i-E JAS d'entrepierkes 31

chemin par le. curô était venu, laissant, de- vant l'église et les cinq maisons alignées, la po- pulation de Cucuron-le-Neuf s'entretenir de ces graves événements.

Au vieux Cuciiron, l'agitation n'était pas moindre. Sur la place, en pente comme la col- line, avec la roche à' vif pour tout pavé, il y avait foule. Au milieu, près d'une charrette chargée de meubles et de sacs de blé, l'acqué- reur du Jas d'Entrepierres, le grand Rabasse pérorait. Les villageois, hommes et femmes, pa- raissaient prendre une vive part à l'indignation de Rabasse.

A^oilà les gendarmes !

Alors, traversant le groupe devenu silencieux, Rabasse s'approcha. hAidemment il voulait parler au brigadier, le prendre à témoin, s'of- frir pour l'accompagner. Mais, du haut de son cheval, le brigadier l'arrêta d'un geste, geste à la fois ennuyé et digne qui signifiait :

Acquéreur Rabasse, laissez faire la gendar- merie.

Personne^ n'osa suivre, bien que la curiosité fût grande ; et Rabasse décontenancé retourna à ses meubles et à ses sacs.

Le village dépassé, plus de chemin : pour seule route, le lit du torrent à sec dans cette saison. Des galets sous les pieds ; en face la mon- tagne ; et, de droite et de gauche, laissant voir

32 Ai; J{ON SOLKII,

à [XMiKi lUK» (Ui'oito bande d(ï ciel, deux lalus bleus, luisants comme une cuirasse d'êcailles, pendent, prêts à glisser sur la marne mise à nu par des êboulements antérieurs, quel- ques lambeaux de gazon maif^re.

Fichu pays ! dit le ;:,^endarme.

Plus haut, c'est mieux, dit le brij^Mdier. De loin en loin, aux endroits le torrent fait

coude, son lit étroit s'obstruait de blocs qui, tombés des flancs de la montagne et roulés par les dernières crues, restent là, galets gigan- tesques, jusqu'à ce qu'une crue plus forte, se frayant passage, les pousse quelques mètres plus bas.

Il fallait alors mettre pied à terre, et, tirant les chevaux par la bride, chercher sur le ta- lus, dans la marne pulvérulente, un bout de sentier à peine marqué qui, presque aussitôt, redescendait au torrent après avoir tourné la barricade.

Nous aurions bien fait de laisser nos mon- tures, dit le brigadier.

En effet ! répondit le gendarme.

Et comme en cet endroit un peu d'eau, cou- lant d'une veine d'argile, s'amassait limpide et froide dans une sorte de bassin naturel, le bri- gadier rafraîchit du creux de la main les naseaux palpitants de « Mademoiselle », et les parfuma d'une poignée de lavandes froissées. Le gen- darme Chabre l'imita, et l'on remonta à cheval.

Est-il possible, dit le gendarme, que des

LE JAS d'entrepierrks 33

chrétiens soient venus se percher ici, quand il y a tant de riches biens dans la vallée !

La chose remonte au temps des seigneurs, reprit le brigadier qui, grand écouteur et sou- vent en rapport, à l'occasion de descentes judi- caires, avec les magistrats du chT3f-lieu, avait fini par se faire ainsi un petit trésor d'érudition locale.

Au temps des seigneurs ? tiens ! tiens ! tiens !

Oui ! les seigneurs, étant les maîtres, gar- daient pour eux les bonnes terres, qu'ils fai- saient cultiver par corvées ; mais ils cédaient volontiers aux pauvres gens celles d'en haut à défricher.

Pas bête cela ! dit le gendarme.

Seulement, continua le brigadier, à l'é- poque de la Révolution, les propriétés des sei- gneurs s'étant vendues, chacun a voulu des- cendre, de sorte que, tout le haut pays est peu à peu retourné en pâture. Regardez plutôt...

Et, sur le plan boisé des montagnes, il mon- trait du doigt çà et de grands carrés jaunes et nus, restes évidents d'anciennes cultures...

...De toutes ces fermes du haut pays, une seule reste habitée, le Jas cV Entrepierres nous allons. Il est vrai qu'elle se trouve à l'a- bri dans un creux, que les noyers y sont su- perbes, que la vigne et le froment y poussent ; sans compter une fontaine à trois canons cra- chant l'eau claire été comme hiver.

34 aï: noN soleil

Los belles eaux, conclut le <^vA\(\cinYHi, sont l'apanage des montagnes !

Tout à coup le brigadier s'écria :

Nous y sommes, voici les ruches !

Dans une excavation de grès friable, domi- nant un parterre naturel de lavande, de thym et d'autres herbes odorantes, se groupaient au soleil quelques tronçons d'arbres creux, avec une tuile pour toit, auprès desquels des abeilles voletaient.

Sitôt les ruches dépassées, après un dernier détour, le vallon soudain s'élargit, laissant voir d'un coup d'œil le Jas d'Entrepierres et ses terres.

Sapristi ! s'écria le gendarme Chabre qui, après cette route de désolation, ne s'attendait pas à pareil spectacle, mais c'est un paradis votre Jas d'Entrepierres, et je comprends que la vieille Daumasse s'entête à ne pas vouloir en partir.

Le torrent, à cet endroit, recevait un autre rloii (c'est le nom de ces singuliers cours d'eau qui, dix mois de l'année durant, ne roulent guère que des pierres) et, dans le triangle des- siné par leur confluent, s'étendait, au milieu dos pentes pelées et coupées de roches un coin de terre relativement fertile et vert.

Tout cela, en le regardant de près, n'était pas très riche. Malgré do nombreux et sécu- laires épierragos, dont témoignaient çà et au

LE JAS d'ENTIIEI'IERRES 35

milieu des champs d'énormes monceaux de cail- loux, partout sur le sol balayé du vent, lavé par la pluie, les pierrailles blanches apparaissaient, si bien qu'on eût pu se demander trouvait assez d'humus pour vivre ce froment mai(i-re, clair-semé, dans lequel, quoique la moisson approchât, vous auriez vu un mulot courir. Mais, si clair-semé qu'il fût, le froment suffisait à nourrir la ferme, et ce sol pierreux, dur au blé, s'ombrageait de beaux noyers sur les pentes froides de son huhac, et ne refusait pas de mû- rir, sur son adtxt visité du soleil levant, un tonneau ou deux de petit vin.

Tout en bas des champs, à la pointe, et posée comme en sentinelle, une fontaine, par trois jets joyeux, envoyait dans un bassin de pierre ébréché, suintant et débordant, la vive et fraîche eau des montagnes. Cette fontaine, vrai monument rustique, était faite d'un bloc cal- caire dressé sur place et dégrossi. On y lisait cette date : 1700, avec le monogramme de l'é- dihcateur entre deux palmes. Et, pour mieux caractériser l'intention monumentale, une main industrieuse avait couronné le tout d'une de ces boules en grès rouge ferrugineux qui rou- lent dans le gravier des vallons et que, vu leur parfaite régularité, on prendrait pour d'énormt^s boulets de pierre.

Le sentier, qui du vallon mène à la ferme, passait devant, entre un petit pré et une chè- nevière.

36 AU nON SOLEIL

Ouvrons l'œil, dit le brii^adier, la vieille y est, sa clieminêe fume. P'eignoris de ne i)as aller chez elle, puisque c'est son habitude de se ca- cher pour ne pas parler aux gens.

Ils passèrent donc, laissant la fontaine à leur droite, et continuèrent à suivre le vallon comme s'ils avaient à pourchasser un braconnier dans la montagne.

Mais, après quelques pas, ayant attaché leurs chevaux dans un endroit le talus à pic se couronne d'un fouillis surplombant de poiriers sauvages et de genévriers, les gendarmes grim- pèrent avec ridée de gagner à travers champs, sans être vus, le derrière de la ferme.

Il n'y avait de ce côté qu'une petite fenêtre, une lucarne pour mieux dire, regardant le val- lon. Le volet en était ouvert, mais à peine les deux tricornes émergeaient-ils à ras du sol, que, tiré par une main invisible, le volet soudain se refermait.

Pinces ! dit le gendarme.

Il nous faudra faire un blocus en règle, affirma le brigadier.

Le blocus, au reste, était facile. Comme tou- tes les vieilles constructions du pays, la ferme n'avait que deux entrées. Un escalier extérieur, sorte de perron à une pente obliquement collé sur la façade conduisait à l'unique étage, à la chambre ; une voûte basse, portant l'escalier, devait, selon l'usage, donner accès : à gauche

LE JAS d'entrepierres 37

dans rôcurie, à droite, dans ce (lue les paysans appellent proprement la maison, c'est-à-dire la pièce commune, à la fois salon, cuisine et salle à manger, oii est le l'eu et la famille se ras- semble.

Ayant fait le tour de l'habitation et constaté que, de partout, elle était close, le brigadier hearta du pommeau de son sabre la porte ou- verte sous l'escalier.

Le loquet tressauta, les gonds branlants gé- mirent, le logis sembla s'éveiller. Une poule qui picorait sur l'aire enfla ses ailes et disparut, les pigeons du colombier s'envolèrent, le porc grogna sous son toit à porc, et, dans l'étable, la chèvre chevrota peureusement tandis que l'âne faisait sonner l'anneau de son licou sur le bois usé de la crèche.

Femme Daumas, ouvrez ! cria le brigadier de sa voix. rude.... Ouvrez, femme Daumas, c'est la gendarmerie..-.. Pour la troisième et dernière sommation, femme Daumas, ouvrez, au nom de la loi !

Mais le silence, un silence de mort, avait re- pris possession de la demeure rustique, et les gendarmes, prêtant Toroille, n'entendirent que le bruit toujours joyeux de la fontaine au bas du vallon, et loin, très loin dans la montagne le cri alternatif de deux pâtres qui s'appelaient.

Alors, à son tour, le gendarme Chabre, vou- lant essayer de la conciliation, colla sa mousta- che au trou de la serrure et dit en provençal :

88 AU BON SOLEIL

Daumasse! Dauiiiasse ! vous êtes là; nous vous avons vu fermer la fenêtre. On ne veut pas vous faire de mal, ouvrez vite, ce sera le mieux.

Mais pas plus au gendarme Chabre qu'au bri- gadier, pas plus à l'allocution familière qu'à la formule légale, personne ne répondit.

Enfonçons la porte ! grommela Chabre. Le brigadier dit :

Ça me répugne !

Les deux gendarmes demeurèrent un instant indécis. Tout à coup, Chabre faisant un signe au brigadier:

Ecoutez, on dirait qu'elle parle !

Alors, ayant remarqué au-dessus de la porte une ouverture en croix sans châssis de papier ni vitres, ils accotèrent au mur un de ces bancs portés sur trois pieds qui servent à teiller le chanvre, et regardèrent.

Assise sur un escabeau, devant son feu et sa marmite, la vieille Daumasse parlait toute seule.

La loi?... ils me disent tous que c'est la loi... Ah? s'il vivait, le pauvre Daumas ! on ne martyriserait pas la Daumasse comme on fait. Le jour de Noël, par un temps de perdition, il vou- lut à toute force aller à la chasse : « Que je te prenne un lapin, rien qu'un, pour faire fête. » Il gelait en l'air ce jour là; une fois au chaud du terrier, le maudit furet ne sortit plus. Le fu-

I,E JAS d'entrepierrks 39

ret saigna le lapin au lieu de le pousser dehors, se soùla de sang, et s'endormit. Damnas atten- dait. Il attendit jusqu'à la nuit, sifflant toujours, espérant toujours, pécaïré ! les pieds dans la neige... Il me rentra transi ; sa barbe et ses che- veux n'étaient qu'un givre. Je dus le mettre au lit... Quel Noël ! bon Dieu, quel Noël ! Daumas traîna six mois, les médecins vinrent, et me voilà! Puis, reprenant après un silence : Sans doute, à tenir auberge, Daumas avait un peu perdu l'habitude du travail. Il était moins souvent sur son bien qu'à la chasse. On s'en ti- rait pourtant. Quelques kilos de miel, quelques lièvres tués en contrebande, quelques charges de genêt que j'allais, sur mon àne, vendre à la ville, et les deux bouts se rejoignaient... Mais la maladie coûte cher; Daumas emprunta, on me fit signer tout ce qu'on voulut, et, maintenant que Daumas est mort, ils me disent (|ue ma mai- son n'est plus mienne...

Ma maison! me prendre ma maison que le grand' père de mon arrière-grand' père avait bâtie, il y a plus de cent ans, comme c'est écrit sur la pierre de la fontaine. Ce sont ceux d'en- bas, les gens du village neuf, qui s'entendent pour nous perdre. Après avoir ruiné Daumas avec leurs inventions de cate et de jeu de boules, ils veulent voir la fin de sa veuve. L'huissier est venu, envoyé par eux, avec ses papiers de mal- heur. Puis, le curé, pour m'endoctriner de belles paroles. Maintenant...

40 AU I{ON SOLEIL

La l)aiiiiiass(» s'cUait levée, les yeux v«n's la porte, si brusquement, que les deux gendarmes, pour n'être pas vus, eurent juste le temps de baisser la tête.

Quand de nouveau, ils se hasardèrent, la vieille femme regardait tout autour d'elle sans parl<*r.

Elle regardait cette maison, la sienne, elle est née, ses grands et arrières-grands ont vécu, et que tout à coup, sans qu'elle comprenne pourquoi, des ennemis inconnus prétendent lui ravir; elle regardait, comme voj^ant tout cela pour la dernière fois, l'antique plafond à pou- trelles d'où pend le caleil de cuivre accroché par son croc à une planchette de bois ou- vragé; la panière à jour laissant voir une provision de pains dorés derrière ses barreaux en noyer luisant; le grand pétrin patriarcal portant des courges sur son couvercle ; la table- fermée et son petit saint Jean sous un globe; elle regardait les quatre escabeaux, les deux chaises, le lit sans rideaux dans l'alcôve ma- çonnée; la cheminée avec le fusil en travers sur sa corniche, et les hauts landiers de fer s'é- vasant en porte-écuelle, Daumas, le soir, mangeait la soupe, en laissant fumer ses sou- liers.

Pauvre de moi ! pauvre Daumasse ! disait- elle.

Tout à coup, ramenée à ses préoccupa- tions :

LE JAS d'ENTRKIMERRES 41

Les gendarmes?... Ni eux ni (rauti/es ! personne n'aura ma maison.

Alors, ayant pris un tison, hagarde, échevelée, elle le jeta sur un tas de chanvre, posé dans un coin en attendant d'être filé. Le chanvre brûla d'une flambée.

Les gendarmes ! qu'ils arrivent mainte- nant, les gendarmes !

Elle avait pris un second tison, mais déjà les gendarmes enibnçaient la porte.

Malheureuse ! il y va des galères...

Le brigadier n'eut pas besoin de continuer. Au seul aspect des deux tricornes, la pauvre vieille, subitement apaisée, laissa tomber son tison et balbutia :

Mes beaux messieurs, que vous ai-je fait?

Les clefs, et ne résistons plus ? dit rude- ment le brigadier.

Mais tout bas, à l'oreille de Chabre :

Gendarme Chabre, nous n'avons rien vu.

Compris, brigadier! répondit le gendarme, en étouffant sous ses larges bottes le commen- cement d'incendie.

Les clefs, voyons, vite ! les clefs !

Les voilà, monsieur le brigadier; les voilà !

Et de sous sa cotte relevée, elle sortit les clefs précieuses qui se heurtaient et clique- taient au tremblement de ses vieilles mains.

Maintenant, faites un paquet de vos liardes et partez, continua le brigadier, dont la voix

4.

f-

42 A i; J'.ON .SOLKI I.

d(3V(3iiait plus (liiro à iii(jsur(3 qu'il s'attendris- sait davantage.

Vaincue par le sort, ne songeant plus à ré- sister, la vieille ramassa ses hardes et partit, sans regarder derrière elle, tandis que, accou- dés à la table, les deux gendarmes rédigeaient sur place leur procès-verbal.

Chabre, tant bien que mal, raffermit sur ses vis la serrure disloquée, le brigadier ferma la porte à double tour, et, tout étant fini, on alla chercher les montures.

En redescendant près de la fontaine, Chabre et le brigadier rencontrèrent le grand Rabasse, l'acquéreur du Jas d'Entrepierres, qui, perdant patience, raillé des villageois, s'était décidé à venir au-devant des gendarmes avec sa char- rette et ses meubles.

Eh bien? dit-ilau brigadier.

Voici vos clefs, Rabasse; force est restée à la loi !

Rabasse voulut parler, le brigadier dit : C'est bon ! et fila.

Un peu plus bas dans le vallon, chevauchant toujours en silence, les deux gendarmes pas- sèrent devant la Daumasse, assise, immobile sur une pierre.

Pauvre vieille... dit le gendarme Chabre.

La loi est la loi ! répondit le brigadier; puis il poussa plus vite son cheval, détournant la tète et ragardant avec une grande attention

LE JAS D'KNTRiaMEllIlES 43

1111 poii'ior sauvago (lui sj tordait siii* lo talus corrodé du ravin.

Chabre se tut. Chose invraisemblable, et que le gendarme me raconta longtemps plus tard, ayant sa retraite, un soir que nous buvions la clairette au cale Ravoux, il avait vu, sous les sourcils de son supérieur, buissonneux et toui- liis comme des moustaches, il avait vu positive- ment une larme prête à couler.

L'ARRESTATION DU TRKSOR.

Vous lie reconnaissez plus Brame-Faim? me disait le vieil Estève.

Le fait est que je n'aurais pas reconnu la ro- cheuse métairie des Estève, de stérilité légen- daire, en vo3^ant, à la place des maigres champs d'avoine et d'orge perdus dans de maigres taillis, s'aligner les allées de vigne, et, entre les allées, le blé verdir sous les amandiers.

C'est Cadet qui a changé tout cela. Avant lui le plateau ne produisait guère; trop de cail- loux ! A double semence, la bonne herbe pous- sait pauvre et rare. Nous épierrions bien de temps en temps ; mais la Durance est au diable, précipiter les pierres ? Il fallait donc les en- tasser au milieu des champs, à la vieille mode ; et les tas croissant chaque année, s'élevant toujours, s'étalant toujours, finissaient par man-

l'arrestation du trésor 45

j^er la terre. Brame-Faim en avait une tlemi- douzaine pour sa part, énormes, s'il vous en souvient, et datant du temps de la reine Jeanne. Ces clapas faisaient notre ruine. Mais Cadet était revenu du collège avec des idées ; il trouva le joint, vous allez voir. On rectifiait la route départementale, et ces messieurs des ponts-et- chaussées allaient loin d'ici, à grands frais, chercher leurs matériaux d'empierrement. Cadet sella notre grise et fit un voyage au chef-lieu, emportant un sac de ces cailloux ronds, durs comme l'acier, qui épointent les pioches ; il vit le préfet, l'ingénieur, montra ses pierres : nous les donnions pour rien, il n'y avait (^u'à se baisser et les prendre. Bref ! un beau matin les tombereaux de l'administration arrivèrent; en un rien de temps, sans que j'eusse déboursé un liard, tout été enlevé, le champ rendu net comme la paume de la main ; et c'est sur les pierres où, étant collégien, vous avez usé tant de culottes, que, tout à l'heure, votre voiture roulait.

Le vieil Estève disait vrai : dans cette nuu' do blé courait la brise, je cherchai vainement les grands clapas, joie de mon enfance, qui jadis se dressaient là.

Un pourtant restait, le plus petit, tout près de la ferme restaurée.

Et celui-là, père Estève, l'avez-vous gardé pour la graine ?

Celui-là, répondit-il un peu embarrassé,

46 A ij 15 0 N S o r. E 1 1.

oui, on l'a gardé... je n'ai i)as voulu... il sert de clôture au jardin <it pré.s(u*ve l(i jardinage du mistral.

Mais voyant sans doute dans mes yeux que l'explication semblait insuffisante:

Kt i^uis, je vais vous dire, il y a un chrétien enterré dessous.

Un chrétien, père Kstève?

Le père Estève ne voulut pas me laisser croire qu'un drame récent eût ensanglanté sa métairie, aussi se hâta-t-il d'ajouter:

Oh ! ne craignez rien, ce mort n'est pas d'hier, et l'affaire remonte à V arrêts t a ti07î du trésor, du temps de l'ancienne République.

II

Je la connaissais bien, cette arrestation du trésor dont, après soixante ans, on ne s'en- tretenait qu'à voix basse, les meilleures fa- milles de notre petite ville s'y trouvant compro- mises.

Il planait des légendes là-dessus.

Tout petit, près du lavoir, j'avais certain jour eu grand'peur, à voir la vieille femme majes- tueuse et sèche qu'on nommait la longue Epo- nine entrer en fureur, s'arracher rubans et coiffe et secouer dans la mêlée des battoirs ses mèches grises d'Euménide, parce que les lessi-

l'arrestation du trésor 47

veuses, se disputant pour la bonu ' place, lui avaient demandé allusion sanglante! com- bien il faut de pièces de cinq sous pour faire cinq cents francs.

La longue Eponine, paraît-il, avait coopéré à l'arrestation, et touché, pour sa part, cinq cent francs en pièce de cinq sous, comme les autres. Et le soir, parlant de ces choses, voici ce qui se raconta à la veillée.

Une fillette de Vilhosc, qui avait vu, après le coup fait, les voleurs manger une omelette au jambon dans une ferme, était entrée on ser- vice à la ville. Un jour, elle dit, désignant un riche bourgeois qui passait : « Je le reconnais, en voilà un qui a mangé de l'omelette. » Alors ses maîtres, avertis, l'avaient envoyée, aussitôt la nuit, remplir la cruche à la fontaine. Jamais elle n'en était revenue. Des gensapostés l'avaient saisie, briillonnée, liée, cousue dans un sac et jetée du haut du vieux pont au beau milieu de la Durance. C'était du temps de la République. Et ces récits nous inspiraient une égale horreur pour cette République, dont le nom résonnait toujours à propos de crime, et pour la tragique fontaine que nous évitions maintenant par un long détour quand, le soir, au sortir du col- lège, nous l'entendions bouillonner invisible et vomir l'eau de ses quatre canons dans le coin sombre de la place.

48 Ai: i!ON soi.Eif-

IJI

Plus tard, j'appris que l'arrestation et les actes sanglants qui l'accompagnèrent devaient être portés au compte du parti royaliste.

C'est l'an VI ou l'an VII que la chose s'était pas- sée. Le coup d'p]tat du 18 Fructidor venait de terrifier les cocardes blanches ; Bernadotte commandait à Marseille ; les compagnons de Jéhu, traqués, dispersés, laissaient respirer la Provence. Quelques débris épars de leurs ban- des, réfugiés dans les Basses-Alpes, à l'abri des torrents et des rochers, osaient seuls se mani- fester de loin en loin par un assassinat mysté- rieux, le pillage d'une diligence ou l'attaque à main armée sur les routes des malles du gou- vernement. Mais encore fallait-il faire ses coups dans l'ombre, barbouillés de poudre et mas- qués. L'exemple d'Allier guillotiné comme as- sassin, bien qu'il eût frappé avec un poignard marqué de fleurs de lis, conseillait la prudence.

Aussi ne fut-ce pas sans hésitation que les roya- listes de Canteperdrix se décidèrent cette fois à tenter l'aventure. Le Trésor, dirigé de Gap sur Digne et, de là, aux armées d'Italie, était annoncé pour le lendemain. En plus des gen- darmes réglementaires se relayant de brigade en brigade, une compagnie de soldats, accom-

L'ARUblSTATlON DU TRÉSOR -49

l)agiuiii la voiture. Les soldats enrayaient un peu. Mais d'uu autre côté l'importance inaccoutumée de l'escorte taisait supposer des sommes consi- dérables. On parlait de plus de cent mille francs ! Cent mille francs font beaucoup d'écus, il fut convenu qu'on arrêterait. D'ailleurs, M. Blase, bourgeois de la ville, homme prudent et parlant peu, donna sa parole qu'au bon moment la troupe serait écartée et que les assaillants n'auraient affaires qu'aux gendarmes.

La disposition des lieux favorisait singulière- ment l'entreprise. 11 semblait ({ue Ton eut le choix. A peine sorti de la ville, le portail de la Oardette dépassé et le vieux p(mt franchi, 1<3 convoi devait, deux lieues durant, jusqu'à la montée de Saint-Pierre, longer entre la mon- tagne et l'eau une route dangereuse, déserte, sans épaulements ni parapet, tranchée à vif dans le roc calcaire dont elle épouse tous les replis et qui, à vingt pieds au-dessous, s'enfonce à pic dans les remous de la Durance. Là, pas besoin d'armes ! Quelques blocs roulants suffiraient pour culbuter l'escorte. Mais la ville s'étale en I)lein de l'autre côté; l'alarme pouvait être don- n'C et les compagnons reconnus.

Plus loin la route quitte la rivière et gagne la hauteur à travers bois, par la montée de Saint- Pierre. Bon endroit ! Mais ici encore la proxi- mité de deux fermes, et les grandes cultures du château de Vallée morcelé récemment, rendaient l'attaque hasardeuse.

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50 AT 15 ON SOLI'. IL

II fallait ai)rès cela, une heure durant, suivre le plateau réj^ulicr, alors couvert de taillis de chênes blancs, qui s'étend au-dessous du village de Salignac ; puis la route passait devantlaferine duBorni, et recommençait la descente pour re- joindre, à travers les graviers torrentiels du Riou et du Vançon qui confondent leurs em- bouchures, la rive de la Durance.

C'est pour cet endroit qu'on tomba d'accord.

Les deux torrents sont séparés avant leur réu- nion par une sorte de promontoire buissonneux et rocheux l'embuscade était facile. Canardée à bout portant, sans savoir d'où, l'escorte ne ré- sisterait guère ; et, deuxième avantage ! s'em- pêtrant de ses lourdes roues dans les galets mouvants la route se perd, le fourgon ne pourrait pas prendre la fuite.

Les gens du Borni gênaient bien un peu ; quel- qu'un le dit, mais M. Blase cligna de l'œil, et chacun s'en remit là-dessus à la sagesse de M. Blase.

On partit donc, le soir venu, non pas en troupe, ce qui aurait excité les soupçons, mais séparément, les fusils cachés dans des sacs ou sous des charges d'âne, les uns par la route ordinaire, d'autres en tournant la montagne, par la gorge de Pierre-Ecrite et le travers de Vilhosc, d'autres enfin par la rive droite : ceux- passèrent la Durance à gué.

A l'aube, tous se trouvaient au rendez-vous, dans une bâtisse ruinée : les armes prêtes,

l/ ARRESTATION 1)1,' TRÉSOR 51

les postes de chacun fixés, ainsi que le lieu de réunion et de partage, attendant en silence le coup de feu qui^ entre dix et onze heures du matin, annoncerait que le convoi arrivait à la ferme du Borni et que le moment d'agir était venu.

IV

« C'est moi, continua le vieil Estève après ces détails que je connaissais déjà en partie, c'est moi qui devais donner le signal. Je n'avais alors que (luatorze ans, mais j'étais depuis six mois pâtre à la ferme, passant mes nuits dans les bois, sans rien craindre des loups ni des voleurs, avec un grand diable de pistolet plus haut que ma taille, dont un cavalier déser- teur m'avait fait cadeau. Mon père répondait de moi. Comme il n'y avait pas d'hommes de reste, on me plaça pour faire la guette, sur le rocher que vous voyez là-bas pointant entre les deux graviers, et il fut convenu que je tirerais en l'air aussitôt que la tête du convoi apparaîtrait au haut de la montée.

Je m'en souviens comme d'aujourd'hui : ce devait être fin de septembre ou bien au com- mencement d'octobre, car j'entendais au loin les gens qui teillaient le chanvre dans les fer- mes. Las de regarder la route blanche, et

52 AU 15 ON SOI.lil L

coinino, je coiriiiKiiirais à avoir faim, je m'étais couché sur le ventre, et je m'amusais avec une paille à sucer le miel des nids d'abeilles sau- vages dont la roche était emplâtrée. Je trouvais cela bon. Tout à coup, relevant la tête, je vis des soldats à la porte du Borni. Ils appuyaient leurs fusils contre le mur, et s'essuyaient Je front avec leurs mouchoirs, comme éreintés par la chaleur d'avant midi. On leur donnait à boire dans des cruches. Pendant ce temps, le four- gon, accompagné des seuls gendarmes, prenait la pente et disparaissait sous les chênes.

Ce ne fut pas long; je fais le signal, les nôtres courent : pif! paf ! pif! paf! sous le couvert; le postillon qui fouette ses chevaux et vient verser dans les graviers; trois habits bleus étendus parterre; et le fourgon était forcé, la caisse enlevée, tout le monde disparu à travers buis et chêneaux, avant que les soldats, en train de boire, eussent eu le temps de se demander ce que voulaient dire ces coups ce feu. »

Ici le vieil Estève s'arrêta comme s'il regret- tait d'en avoir trop dit :

« La fin, c'est le plus terrible! Je m'étais bien promis de ne jamais en parler à personne.

l'arrestation du trésor 53

Mais ceux qui ont lait la clio.^ sont morts, et moi qui Tai vue, je ne tarderai guère.

C'est donc ici même, reprit-il, puisqu'il faut ([ue vous le sachiez, qu'on s'était donne le mot d'ordre pour le partage. Rien à craindre ! la ferme se trouvait alors en plein bois. Mes bêtes enfermées sous une roche, je dégringolai vite la hauteur, et j'accourus comme les autres.

Quand j'arrivai, presque tous étaient rendus déjà, en train de boire, de manger autour de la grande table. Mes tantes servaient. 11 y avait des gens de la ville, d'anciens nobles, des bourgeois, des artisans avec le fusil, des paysans avec le trident de fer à remuer le fumier, soli- dement emmanché et luisant du bout.

Assieds-toi et mange ! me dit mon père. De temps en temps un homme entrait, car

chacun avait pris qui d'un côté, qui de l'autre. Alors les premiers arrivés lui faisaient place, et on se remettait à faire aller les dents sans parler, en écoutant un bruit d'argent remué et de pièces mises en pile qui descendait de la chambre du premier.

C'est M. Blase qui fait les parts; il faut ([u'il y en ait gros, car voici une demi-heure qu'il compte.

A la fin un homme de la ville, paysan des bas (juar tiers, qu'on appelait Le Prieur, s'impa- tienta. On avait bu, on avait mangé, qu'atten- dait-on, puisque tout le monde était-là?

11 manque encore mon frère, dit un jeune

5.

54 A u noN >OLRn>

lioniirK! (1(; (lix-s(îpi à dix-liuil ans (jiii, dcjjiiis quelques instants, regardait avec inquiétude du côté de la porte.

C'est vrai, il manque M. César.

Je connaissais bien M. Césai*, un noble, un réfractaire qui se cachait dans nos bois. Plus d'une fois il m'avait donné à boire de l'eau- de-vie dans sa gourde.

-— Baste ! reprit Le Prieur, c'est un galant, il se sera attardé à pincer le menton à quelque bergère. Alors, moi je dis : M. César ne peut pas tarder, je l'ai vu de loin, dans le vallon, après l'affaire, qui se lavait la figure et les mains à un trou d'eau. Bien ! commençons toujours, on mettra sa part de côté.

Précisément M. Blase apparaissait sur l'es- calier, suivi de deux hommes qui portaient un lourd caisson de fer. L'enthousiasme éclata à cette vue : Vivo lou rey ! La journée était bonne... Mais quels charmants garçons ces sol- dats de s'être ainsi arrêtés à boire! A quoi Le Prieur, clignant de l'œil, ajouta : Cela' me fait penser qu'il faudra réserver la part de mon cousin Pierre du Borni, il est juste que le brave homme soit indemnisé de son vin.

Tout le moiade se mit à rire.

M. Blase, lui, ne riait point. Il fît verser le contenu du caisson au milieu de la table, et chacun fut étonné en voyant que tout était en pièces blanches.

Et l'or?... il n'y a pas d'or?...

l'ariikstation du trésor 55

AJes amis, ri'.prit traïKinillcimnit M. I>lasu, nous avons à nous partager dix mille Irancs.

Dix mille francs? Tonnerre de Dieu ! C'é- tait Le Prieur qui jurait; et, de rage, il donna un tel coup de trident en terre, que le trident resta fiché.

Un homme terrible, ce Prieur ! un maitrt? homme ! Il était hoiUassié-destrégneyré de son état, c'est-à-dire qu'il passait le marc de raisin au pressoir après la vendange, et qu'il trans- portait sur le dos, dans une outre, le vin d'une cave à l'autre. Je ne sais si les boutassié-des- trégneyré existent encore, mais ils constituaient alors une puissante corporation; et celui qui pouvait léguer à son fils l'outre de peau de bouc et le privilège, à sa fille une corne ou une demi-corne, c'est-à-dire la moitié ou le quart de la propriété d'un pressoir, passait pour riche homme à Bourg-Reynaud et à la Coste, dans les quartiers paysans. De plus, comme tous ses confrères, avant que la Révolution eût fermé les lieux saints, il était prieur de l'Assomption, por- tant le costume de pénitent bleu, avec le banc à la grand'porte de l'église, le droit d'y vendre des galettes à l'huile, bénites à l'autel, et de faire, moyennant six liards, à la procession, passer les (Mifants pour qu'ils grandissent, sous le brancard de la Sainte-Vierge, orné de fieurs et de fruits nouveaux. Cela rendait gros, et la suppression de ce revenu l'avait plus que tout rendu enragé contre la République.

56 at; noN soleil

Mais ciîtio lois, co n'est pas à ];i République (ju'il en avait.

Dix mille francs ! hurlait-il en faisant tressauter la table à coups de poing, dix milhi francs quandon nousen avaitpromis cent mille! Les chefs nous vendent et nous volent, demain je me fais jacobin. Mais on connaît le jeu, main- tenant : le trésorier de Gap est votre complice, monsieur Blase. Vous lui avez écrit : Gardez le gros morceau à l'abri chez vous, ne l'exposez pas sur les grandes routes. Dix mille francs dans le fourgon, dix mille francs en pièces de cinq sous suffisent. La caisse enlevée, le gouvernement croira qu'on a enlevé cent mille francs. Nous nous partagerons le reste. Et les imbéciles qui auront fait le coup, s'ils ne sont pas contents, se garderont bien d'aller se plaindre.

La maison tremblait, M. Blase était blême.

Allons, c'est bon, dit Le Prieur, on réglera ce compte plus tard ; empochons ! Il s'agit pour le quart d'heure de filer avant que les gendarmes nous cueillent.

Cinq cents francs par part! reprit M. Blase de sa voix morte.

Cinq cents francs !

Le Prieur allait éclater encore, il se contint. Tout le monde d'ailleurs comprenait qu'il avait raison ; et, la première fièvre passée, regardant ce petit tas d'argent pour lequel on avait rougi les cailloux du Vançon et tué des hommes, ré- fléchissant aux enfants, aux femmes laissés là-

i/arrp:station du tkksor 57

bas, aux. gendarmes embusciuês [)eiit-èire à la poterne de la ville, chacun regrettait l'aventure et se sentait grandement inquiet.

Aussi, une fois le partage fait et tandis qu'on prenait ses parts en silence, quelqu'un ayant du dehors frappe à hi porte, il n'y eut personne (jui ne pâlit. Tout petit que j étais, la même idée me vint qu'aux autres, et je me dis : , Voici les soldats !

VI

« Ce n'était qu'une vieille femme. Elle raconta qu'en train de ramasser de la litière, elle venait de voir, assis par terre, un jeune homme qui perdait son sang, il s'appelait M. César. En effet, à quelque cent pas de la maison, nous trouvâmes M. César couché sur le revers d'un de ces longs fossés qu'on trace à demeure <laiis les bois pour (lue le vent d'automne y entasse les feuilles tombées. Il avait la cuisse cassée d'une balle, le sang d'un coup de sabre lui cou- lait sur les 3'eux. Vite, une litière ! s'écria le frère de M. César ; mais Le Prieur dit : Pas la peine ! Alors tout le monde s'entre-regarda, et je compris que quelque chose de terrible allait se passer. Va-t-en, petit! Je me ca- chai derrière un buisson et j'entendis toute la dispute.

58 at: bon soi.kiI;

Ass(îz (1(3 s;iiig, !ai.s.s(jiis-l(j vivre, on lo ca- ch(3ra. disait M. Blase; et Le Prieur, t(n]j(jurs en colère, gardant toujours sur le foie la rancune de ses cinq cents francs, répondait :

Le cacher, lui blessé, quand les bien por- tants se cachent à peine ; laisser un blessé par chemins quand la force armée est en cam- pagne, quand un mot, un seul mot peut i)our cinq cents malheureux francs nous mener tous à la guillotine ? Non ! les morts seuls ne parlent pas.

Et comme M. Blase insistait :

Assez, flt l'enragé d'un ton bourru, je n'en veux pas à M. César, mais un homme vaut un homme, et l'on n'y mit pas tant de façons l'an passé pour achever Peyré-Toni mon vieil ami, à l'attaque du pont de Trébaste. Et jetant son trident pour prendre le fusil des mains d'un bourgeois qui était près de lui, il ajouta:

Faisons ce qui a été juré !

Ce qui. avait été juré, on le jurait presque tou- jours avant les expéditions de grand'route, dans ce temps de la désolation : c'était de considérer tout blessé comme mort et de lui donner le coup de grâce pour ne point se trahir en le lais- sant derrière.

M. César se vit perdu : Frère embrasse-moi ; tu raconteras chez nous que j'ai été tué par les bleus. Puis entendant qu'on apprêtait les armes, il dit : J'aimerais mieux être debout. Alors on le prit par les bras et on le mit droit contre

i/aR 11:: STATION DU TUÉS OR 59

un arhro. Il regarda un monienl loiu autour «Ui lui, les bois, les champs, le ciel, comme s'il voulait bien se rappeler les choses de ce monde dans l'autre. M'aj-ant aperçu, il m'appela, me donna sa gourde et dit encore : Je veux que ma pai't soit pour le petit. Puis, jetant un brin de marjolaine qu'il mâchait : Allons, laites! Je m'eniuis en courant; le frère qu'on tenait criait : Tuez-moi aussi ; tuez-moi ! Les femmes se tordaient les bras aux: fenêtres de la maison.

Certes ! parmi les gens (jui étaient là, beau- coup aimaient M. César; mais, sur le moment, chacun ne songeait ({u'à sa peau. En joue ! Vive le roi ! Feu ! Quant je revins, tout le monde était parti; tridents et fusils descendaient rapidement la montagne, et je trouvai mon père seul auprès du corps de M. César qui était tombé eu avant, les bras en croix, le nez dans la terre.

On le laissa au fond du fossé, caché parmi les feuilles. Le surlendemain seulement nous nous décidâmes à aller le chercher la nuit, avec des lanternes, pour l'enterrer sous ce clapas... Voilà l'histoire ! »

Le conteur s'était tu.

Impressionné du sauvage récit, je regardais le tas de cailloux bruns tachés d'ocre sanglante qui se dressait au soleil couchant comme un ef- frayant tumulus. Le vieil Estève, ramassant de ses mains de (quatre-vingts ans une motte pour

(■)<) A i: 15 ON SOLEIL

l'îiljjiiin} les brebis prêtes à s'éf^arer (l;iiis le blé vert, répéta : « ... tombé en avant, les bras en croix, le nez dans la terre. » Puis il ajouta après un silence : « Les Révolutions, c'est terrible; et la peur rend les hommes pire que les loups ! »

CURO niASSO.

De maître, Curo-Biasso iVen avait jamais eu (lirun : le vieux Safuriau, dit Cbiq-lionirnca, braconnier de son état et tailleur de i)ierres à ses moments perdus, qui tous les jours, pendant deux ans, l'emmena battre les bois et les ravi- nes, lui apprenant également à flairer le gen- darme et la perdrix.

Une nuit, on assassina un brigadier. Cinq- hommes, qui craignait les méchantes langues, s'en alla eir Piémont par le chemin des monta- gnes, et sa femme, presque sa veuve, vendit Curo-Biasso au sergent-major d'un détachement ({ui passait.

Mais au bout de trois semaines la brave bête s'en revenait, maigre, traînant au cou un mor- ceau de chaîne... La vie de caserne, apparem- ment, ne lui avait pas convenu.

e

{j2 ai; hon soi.kil

Ce qu'il lui laliait, à lui, c'étaient les joies de la chasse et de l'adût, la vie en plein soleil le long des torrents clairs et des côtes sèches par- fumées de marjolaine, c'était l'odeur de l'herbe, l'odeur de la piste, les fontaines froides qu'on lappe, la grappe gonflée dont on s'inonde la gueule, entre deux lignes de vigne, sans s'ar- rêter de courir ni d'aboyer ; c'était le gibier forcé, déchiré, avec du sang et du poil aux ba- bines ; puis le repos à l'ombre, les bonnes heures d(^. paresse, le sommeil sous les étoiles et le ré- veil matinal, à la fraîcheur, quand la caille chante, quand les oisillons vont boire, et que le lièvre, se secouant, lève les oreilles hors du gîte, au ras de l'herbe mouillée de rosée.

Quelques amis du vieux Cinq-hommes (les braconniers, Dieu merci ! ne manquent pas chez nous) iirent des avances à Curo-Biasso; mais depuis son voyage, notre déserteur tenait l'homme en défiance, se rappelant avoir été attaché. Tout compte fait, il préféra se passer de maître pour vivre seul, sans collier, à la barbe des forestiers et des gendarmes, aussi libre au milieu de ses champs et de ses bois que les chiens musulmans dans les ruelles de Constantinople.

Oîi dormait-il?... on l'ignore. Il devait, j'ima- gine, varier ses gîtes, couchant au bel air Tété, et l'hiver sous un hangar de ferme ou bien dans ces cabanettes ouvertes, en pierre sèche, que bâtissent les gens de campagne pour s'abriter de la pluie.

CURO BIASSO 03

Ciiro-Biasso, c'est-à-dire Vide-Bissac (on l'avait surnomme ainsi à cause de ses fredaines), fut bien vite devenu la terreur des paysans. Tandis qu'ils étaient au travail, en train d'ar- racher la garance ou de faire feu de leurs ou- tils sur les cailloux d'une olivette, que de fois n'avait-on pas vu Curo-Biasso flairant le sol et le vent, se raser comme un chat, glisser le long d'un mur, entre deux sillons, et arriver ainsi jusqu'au bissacjeté derrière le travailleur, dans l'herbe ou sur les mottes.

Les paysans riaient tous les premiers de trouver ainsi leur goûter envolé : « Encore un tour de Curo-Biasso, disai(Mit-ils, c'est un maître chien !... il vit tout seul comme l'ermite de Lure... » Et ils se contentaient, une autre fois, de suspendre leur bissac à une branche de figuier. Mais Curo-Biasso alors se dressait sur ses pattes de derrière et sautait après le bissac comme le renard des fables devant sa treille.

Ajoutons, à l'honneur de Curo-Biasso, qu'il faisait ce métier seulement au gros de l'été, quand la terre brûle et que la piste est sans odeur. Les Peaux-Rouges volent bien, eux aussi, lorsque la chasse ne les nourrit plus !

Avant tout, Curo-Biasso était un chasseur in- comparable, fin comme l'ambre et d'un tel nez que, disait-on, rien qu'à flairer l'eau d'une source, il devinait le soir quel oiseau y avait bu le matin. Personne mieux que lui ne décou- vrait où gîte le lièvn^, log(^ la caille,

6t Ai: I50N SOLRIL

.s'éveill(3 la i)(3i'(lrix ; quant aux lapins, il savait par cœur leurs moindnis t(irri(irs, les chemins qu'ils se font dans l'herbe, et aussi les ronds de terre piétinée, parsemée de petites crottes, ils vont, ces graves animaux, assis sur la queue et remuant le nez, tenir leurs conférences au clair de lune.

Curo-Biasso devint légendaire; on racontait sur lui des choses étonnantes : que les loups étaient ses amis, et que souvent il s'associait avec le renard pour courir un lièvre sur la neige. Les gardes, il les reconnaissait d'une lieue, se fussent-ils déguisés en évêque avec la crosse et la mitre !

Le plus souvent, Curo-Biasso battait les bois pour son compte.

Quelquefois aussi un chasseur, immobile, le fusil entre les jambes, écoutant ses deux chiens donner de la voix à un quart de lieue, entendait tout à coup trois chiens au lieu de deux. C'était Curo-Biasso qui, rôdant par là, venait de se mettre de la partie, pour le plaisir de chasser en société.

Car, par un souvenir de sa vie d'autrefois, Curo-Biasso aimait toujours l'odeur de la pou- dre.

Nous nous en allions un jour, mon père et moi, le long de la Durance, large en cet endroit autant que la Seine à Paris, courante à faire peur et froide comme une eau de neige... Léda, notre chienne, venait d'être mordue au nez

CURO BIASSO 65

par une vipère, on quêtant sous un genévrier, et bien qu'immédiatement Irictionnée d'alcali, elle avait la tète lourde, le regard malade ; je la menais tristement en laisse au bout de mon mouchoir ; mon père, de fort méchante humeur à cause de la journée perdue, marchait devant, son iusil en bandoulière. Tout à coup je l'en- tendis crier : « Curo-Biasso !... !... Curo- Biasso ! »

Sur l'autre rive, Curo-Biasso, en train de chasser comme nous, s'était arrêté pour boire, et lapait une petite mare d'eau claire au milieu des osiers et des galets.

« Curo-Biasso !.. Curo-Biasso ! »

Mon père aurait bien voulu continuer sa chasse avec lui.

Mais Curo-Biasso buvait toujours, et parais- sait s'inquiéter de nous autant que d'une belle paire de gendarmes.

Attends un peu, fait mon père en épaulant son fusil pour tirer en l'air...

Le coup part. Curo-Biasso dresse l'oreille, il voit la fumée, il jlaire la poudre, et le voilà ([ui saute à l'eau comme un perdu, le voilà nageant, le museau levé, à travers le courant froid qui l'entraîne, et gambadant de joie à nos pieds sur le sable tout inondé.

Le pacte était fait. : Curo-Biasso ne nous quitta plus de tout le jour; il nous fit encore tuer deux pièces ; et voulut bien partager notre goûter sous un arbre. Le soir, une fois lâchasse

6.

66 AU BON SOLEIL

finie, il nous accompagna quelque temps du côté de la ville; mais du plus loin qu'il aperçut des maisons, il nous laissa.

Et n'allez pas croire que notre héros eût cette mine craintive et malheureuse des chiens er- rants qu'on traque de partout. Superbe, nvÀ et luisant, il devait, étantdevenu un peu béte fauve, se lécher tous les matins du bout du nez au bout de la queue ; ce vagabond-là aurait fait honte au chien de riche le mieux soigné. Seulement, à force de courir dans les mottes sèches, l'herbe et les pierrailles, il finit par avoir le poil des pattes couleur d'amadou, comme un lièvre.

Malgré les gardes et les gendarmes, Curo- Biasso vivrait peut être encore; mais, ainsi qu'i convient à un héros, Curo-Biasso devait être vaincu par l'amour.

Un soir de juin, il s'en venait, longeant l'om- bre des murs, par le chemin de Clarescombes. Or, en passant devant une habitation moitié ferme, moitié château, il aperçut dans un coin de la cour, au dernier soleil, sa tête fine posée sur ses pattes étendues, une chienne de race qui rêvait.

Curo-Biasso, à l'ordinaire, se tenait loin de l'habitation des hommes ; cette fois, il passa la grille fièrement.

Curo-Biasso ne déplut point trop. La chienne se leva, secoua sa fourrure blanche, s'étira un moment, toute droite, sur ses pattes couleur

CURO IHASSO 67

(le i'eii ; puis, faisant un grand saut, elle vint frotter son museau rose sur l'échiné du coureur de bois.

Un instant de plus, et il y avait mésalliance.

Le maître, en train de dévisser un Le fau- cheux, descendit du perron pour chasser la bête plébéienne qui voulait encanailler son chenil... Curo-Biasso s'en alla, mais en montrant les dents. La chienne eut peur, les pintades s'eniui- rent, et le paon qui du haut d'un mur regardait le soleil se coucher, s'abattit lourdement sur les tuiles d'un hangar.

Curo-Biasso revint le lendemain à la même heure ; il trouva la grille de la cour fermée et ne put caresser son amie qu'à travers les bar- reaux.

Il revint encore le surlendemain, puis le jour qui suivit, et ainsi pendant unesemaine.il mai- grissait, il ne prenait plus goût à la chasse, c'é- tait une pitié de le voir.

11 finit même par ne plus quitter les environs de la ferme.

Mais la patricienne avait compris : un matin elle brisa sa laisse, franchit la grille et vint trouver sur le chemin Curo-Biasso qui l'atten- dait. Tous deux s'enfuirent côte à cote vers le bois en se mordant au museau.

On ne les revit pas de toute la sainte jour- née...

Le soir, à la nuit tombante, ils s'en revenaient ensemble du côté de la ferme, Curo-Biasso lie-

68 AU BON SOLEIL

remont, l'autre un peu honteuse, (luand tout à coup, vers l'entrée du bois :

Avons, garde! les voilà!...

Un coup de feu... Curo-Biasso tombe.

Il en a, dit le garde, en sortant du Iburrè son fusil déchargé à la main.

La chienne, toute tremblante, léchait le sang qui coulait sur le pelage fauve de Curo-Biasso.

Ici, Diane! cria le maître...

Et c'est ainsi que pour avoir aimé, Curo- Biasso mourut un soir, au coin d'un bois, sur la mousse et l'herbe, ouvrant encore l'œil avant d'expirer aux cris plaintifs de Diane sa belle maîtresse qu'on battait.

LES HARICOTS DE l'ITALUGUE.

Pertu^s semait ses haricots !

Des hauteurs du Luberon aux graviers de la Durance, ce n'étaient par tout le terroir que gens sans blouse ni veste, en taillolc, qui suaient et rustiquaient ; et dans la ville, les bourgeois, assis au frais sous les platanes, à l'endroit ou le Cours domine la plaine, disaient en regardant ces points rouges et blancs remuer :

« Si les pluies arrivent à temps, et que la semence se trouve bonne, la France, cette année. ne manc^uera pas de haricots. »

Car Pertuis a cette prétention, quasi justidée d'ailleurs, de fournir de haricots la France en- tière. Pertuis aurait pu, grâce à son sol et à son climat, cultiver la garance comme Avignon ou le chardon à foulon comme Saint-Remy ; Pertuis aurait pu dorer ses champs de froment comme

70 AU r.ON SOLEIL

Aiius, ou les eiisaiiglaiiter da toniatos comme Antibes ; mais Peiiuis a préféré le haricot, lé- gume modeste, qui ne manque pourtant ni de grâce ni de coquetterie quand ses fines vrilles grimpantes et son feuillage découpé tremblent à la brise.

De tous ces semeurs semant comme des en- ragés, le plus enragé, sans contredit, était le brave Pitalugue. La guêtre aux mollets, reins sanglés, il s'escrimait de la pioche, tête baissée. Lorsque dans le terrain passé et repassé il ne resta plus caillou ni racine, alors, du revers de l'outil, doucement, ill'amenagea en pente douce pour que l'eau du réservoir put y courir. Le ter- rain aménagé, il prit un long cordeau mi^ni à ses deux bouts de chevillettes, planta les chevillettes en terre, tendit la corde et traça, parallèles au Iront du champ, une, deux, trois, cinq, dix ri- goles aussi régulièrement espacées que les lignes d'une portée musicale sur lesparties ô.q l'orphéon de Pertuis. Puis, tout ainsi réglé, Pitalugue re- prit une par une ses rigoles et, l'air attentif, un genou en terre, il sema.

Semons du vent, murmurait-il ; c'est, quoiqu'en dise Monsieur le curé, le seul moyen (lui me reste aujourd'hui de ne pas récolter la tempête.

Et Pitalugue, en effet, semait du vent. C'est pour prendre du vent, disons mieux : c'est pour ne rien prendre du tout que, de trois secondes en trois secondes, il envoyait la main à sagibe-

I.ES IIA.RI(;OTS DE l'ITALUGUE 71

cièro ; ce n'est riou du tout ([u'il y saisissait, eu n'est rien (lu tout que son pouce et son index: rapprochés déposaient avec soin dans le sillon ; et la paume de sa main gauche, rabattant à chaque fois la terre friable et blutée, ne recou- vrait que des haricots imaginaires.

Cependant, à cent mètresau-dessus du champ, dans le petit bosquet qui ombrage la côte, un homme que Pitalugue ne voyait point, suivait de l'œil avec intérêt, les mouvements compliqués de Pitalugue.

Eh ! eh! se disait-il, Pitalugue travaille.

Perché ainsi dans la verdure avec son nez crochu, ses lunettes d'or et son habit gris mou- cheté, un chasseur l'aurait pris de loin pour uii hibou delà grosse espèce.

Mais ce n'était pas un hibou, c'était mieux : c'était M. Cougourdan, le redouté M. Cougour- dan, arpenteur juré, marchand de biens, que la rumeur publique accusait de se divertir parfois à l'usure.

La justice de paix vaquant ce jour-là, et ré- duit à ne poursuivre personne, M. Cougourdan avait imaginé d'apporter ses registres à la cam- pagne. M. Cougourdan aimait la nature; un beau paysage l'inspirait, le chant des oiseaux, loin de le distraire, ne faisait qu'activer ses cal- culs, et c'est ainsi, le front rafraîchi par l'ombre mouvante des arbres, qu'il inventait ses plus subtiles procédures.

Le s[)(^clacle doucement rusti(|ue de Pitalu-

7ïi AU l'.ON SOLEIL

gu(^ ti*î.i\ ai liant mit M. Cou^^ourdaii on vorvo :

Une idée! si je tirais au clair les comptes de ce Pitalugue !

Et M. Cougourdan constata qu'ayant, l'année d'auparavant, prêté cent francs à Pitalugue, Pi- talugue se trouvait à l'heure présente, lui devoir juste cent écus.

Bah ! les haricots me paieront cela ; je ferai saisir à la récolte.

Là-dessus, M. Cougourdan sortit du bois, et se mit à descendre vers le champ de Pitalugue, ne pouvant résister au désir de voir les haricots de plus près.

Au même moment comme l'ombre aigiie du Puy lapinier, tombant juste sur un trou déroche qu'on nomme le cadran des pauvres, marquait trois heures, Pitalugue leva la tête et vit venir la Zoun, sa femme, qui lui apportait à goûter. II rajusta sa culotte et sa taillole, alla se laver les mains à la fontaine, heurta violemment pour en détacher la terre collée, ses fortes semelles à clous contre la pierre du bassin, puis s'assit à l'ombre d'une courge élevée en treille devant sa cabane, prêt à manger, le couteau ouvert, le flasque et le panier entre les jambes.

! Zoun, regarde un peu si on ne dirait pas M. Cougourdan.

Bonjour, la Zoun, bonjour Pitalugue ! na- silla gracieusement l'usurier; et tout en jetant sur le champ un regard discret et circulaire, il ajouta :

LES HARICOTS DE PITALUGUE 73

Pour des haricots bien semés, voilà des ha- ricots bien semés. Pourvu qu'il ne gèle pas des- sus.

Ne craignez rien, la semence est bonne, répondit philosophiquement Pitalugue.

Kt, tranquille comme Baptiste, il acheva son pain, ferma son couteau, but le coup de grâce et se remit au travail, tandis que la Zoun et M. Cougourdan s'éloignaient.

Hardi, les haricots ! murmurait-il en con- tinuant sa besogne illusoire, encore un ! un en- core ! des cents!! des mille!!! les voisins au- jourd'hui ne diront pas que Pitalugue ne fait rien et qu'il a passé le temps à fainéanter sous sa courge.

Il peina ainsi jusqu'au soleil couché.

! Pitalugue, holà ! Pitalugue, lui criaient du chemin les paysans qui, bissac au dos, pioche sur le cou, rentraient par groupes à la ville.

Tu sèmeras le restant demain.

La mère des jours n'est pas morte ! Enlln Pitalugue se décida à quitter son

champ. Avant de partir, il regarda :

Beau travail ! murmurait-il d'un air à la fois narquois et satisfait, beau travail ! mais, comme dit Jean de la lune qui riait entendant ses œufs, cette fois le rire vaut plus que la laine !

■V-

74 AU BON SOLEIL

II

Peut-être voudriez-voiis savoii- ce qu'était Pitalugue, et pourquoi il avait adopté en fait de haricots cet étrange procédé de culture.

Pitalugue était philosophe, un vrai philoso- phe de campagne, prenant le temps comme il vient et le soleil comme il se lève, arrangeant tant bien que mal, à force d'esprit, une exi- stence chaque jour désorganisée par ses vices, et dépensant à vivre d'expédients au village plus d'efiforts et d'ingéniosité que tant d'autres à faire fortune à la grande ville.

Songe-fête comme pas un, pour une partie de bastidon, Pitalugue laisse en l'air fenaison et vendange ; Pitalugue pêche, Pitalugue chasse ; Pitalugue a un chien qu'il appelle Brutus, un fu- ret gîte en son grenier, et dans l'écurie, au-dessus de la crèche parfois vide, l'œil stupéfait du bour- riquot peut contempler les évolutions et les sa- ints d'une grosse chouette en cage.

Le pire de tout, c'est que Pitalugue est joueur ; mais joueur comme les cartes, joueur à jouer enfant et femme, joueur, disent les gens, à tailler une partie de vendôme, sous six pieds d'eau, en plein hiver, quand la Durance charrie.

C'est pour cela que Pitalugue, jadis à son

LES HARICOTS DE TITALUGUE 75

aise, se trouve maintenant gène. La récolte est mangée d'avance. Les terres sont entamées par l'usure, et quelles scènes quand il rentre un peu gris et la poche vide dans sa maisonnette du Portail-des-Chiens ! Quels remords aussi ; car, au fond, Pitalugue a bon cœur. Mais ni scène ni remords ne peuvent rien contre les cartes. Pitalugue jure chaque soir qu'il ne jouera plus, et chaque matin il rejoue.

Ainsi, aujourd'hui, il s'était levé, ce brave Pi- talugue, avec les meilleures intentions du monde. Au petit jour et les coqs chantant encore, il était devant sa porte en train de charger sur l'àne un sac de haricots. Et quels haricots! de vrais hari- cots de semence, émaillés, lourds comme des balles, ronds et blancs comme des œufs de pi- geon.

Emploie-les bien et ménage-les, disait la Zoun en donnant un coup de main, tu sais que ce sont nos derniers.

Cette fois, Zoun, le diable me brûle si tu n'est pas contente !... A ce soir !... Arri ! bour- riquot.

Et Pitalugue était parti, vertueux, derrière son âne.

Par malheur, aux portes de la ville, il ren- contre le perruquier Fra qui s'en revenait les yeux rouges, ayant passé sa nuit à battre les cartes dans une ferme.

Tu rentres bien tard, Fra.

Tu sors bien matin, Pitahm'ue.

76 AU BON SOLEIL

Le fait est qu'il ne passe pas un chat.

Ce serait peut-être l'occasion d'en tailler une.

Pas pour un million, Fra.

Voyons, rien qu'une petite, Pitalugue.

Et mes haricots ?

Tes haricots attendront.

L'infortuné Pitalugue résista d'abord, puis se laissa tenter. Fra sortit les cartes. On en tailla une, on en tailla deux, et les haricots attendi- rent.

Bref! l'alouette montait des blés, et les pre- miers rayons coloraient en rose la petite mu- raille de pierre sèche sur laquelle les deux joueurs jouaient, assis à califourchon, lorsque Pitalugue retournant ses poches, s'aperçut qu'il avait tout perdu.

Cinq francs sur parole, dit Fra.

Cinq francs, ça va ! répondit Pitalugue. Les cartes tournèrent et Pitalugue perdit.

Quitte ou double ?

Quitte ou double ! Pitalugue perdit encore.

Maintenant, le tout contre ta semence. Pitalugue accepta, il était fou, ses mains trem- blaient.

Non ! grommelait-il en donnant, je ne perdrai pas cette fois, les cartes ne seraient pas justes.

Il perdit pourtant; et l'heureux Fra, chargeant le sac d'un tour de main, lui dit :

LES HARICOTS DE PITALUGUE 77

]j'à prochaine fois, Pitalugue, nous jouerons râne.

Que faire ? Rentrer, tout avouer à la Zoun ? Pitalugue n'osa pas, la mesure était comble. Acheter d'autre semence? Le moyen sans un rouge liard !

En emprunter à un ami? Mais c'eut été rendre l'aventure publique. Assuré du moins de la dis- crétion du barbier (les joueurs ne se vendent pas entre eux) notre homme, après cinq minutes de profond désespoir, prit, comme on l'a vu, son parti en brave :

Je ne peux pas semer des haricots puisque je n'en ai plus, se dit-il en riant dans sa bar- biche, mais je peux faire semblant d'en semer. La Zoun n'y verra (jue du feu, le hasard est grand, et d'ici à la récolte bien des choses se se- ront passées.

Bien des choses en effet se passèrent qui mi- rent Pertuis en émoi.

D'abord, Pitalugue changea du tout au tout. Talonné par le remords et craignant toujours d'être découvert, il renonça au jeu, déserta l'au- berge. Lui, que ses meilleurs amis accusaient do trouver la terre trop basse, on le \ it, dans son petit champ, piocher, gratter, rustiquer à mort.

Jamais haricots mieux soignés (|ue ces hari- cots qui n'existaient pas !

Tous les soirs, au coucher du soleil, il les ar- rosait, mesurant sa part à chaque rigole et

7.

7H AJ; J'.ON SOLKIL

vidant à ibiid le réservoir (jiii, tous les matins, se retrouvait rempli d'eau claire. Le jour, autre chantier : si parfois, sous un soleil trop vif, la terre séchait et faisait croûte, Pitalii^ue la binait légèrement pour permettre au grain de lever. Souvent aussi, la main armée d'un gant de cuir, il allait à travers les raies, arrachant le chardon cuisant, le séneçon envahisseur et le chiendent tenace.

Ses voisins l'admiraient, sa femme n'y com- prenait rien, et M. Cougourdan radieux rêvait toutes les nuits de haricots saisis et parlait de s'acheter des lunettes neuves.

Or, au bout d'une quinzaine, de ça, de là, tous les haricots de Pertuis se mirent à lever le nez : une pousse blanche d'abord,' recourbée en crosse d'éveque, deux feuilles coiffées de la graine et portant encore un fragment de terre soulevée ; puis la graine sèche tomba, les deux feuilles découpées en cœur se déplièrent, et bien- tôt, du Lubéron à la Durance, toute la plaine verdoya.

Seul, le champ de Pitalugue ne bougeait point.

Pitalugue, que font tes haricots ? Et Pitalugue répondait :

Ils travaillent sous terre.

Cependant, les haricots de Pertuis s'étantmis à filer, il fallut des soutiens pour leurs tiges fra- giles. De tous côtés, dans les caiviièrcs plantées en tête de chaque champ, les paysans, serpette

LES IIAUICOTS 1)1-: riTALUGUK / 'J

on main, coupaient des roseaux. Pitaliigue coui)a (les roseaux comme tout le monde. 11 en net- toya les nœuds, il les appareilla, puis les disposa en faisceau, quatre par quatre et le sommet noué d'un brin de jonc, de façon à. ménager aux hari- cots, qui bientôt grimperaient dessus, ce qu'il faut d'air et de lumière.

Au bout de la seconde quinzaine, les haricots de Pertuis avaient grimpé, et la plaine, du Lu- béron k la Durance, se trouva couverte d'une infinité de petits pavillons verts.

Seuls, les haricots de Pitalugue ne grimpèrent point. Le champ demeura rouge et sec, attristé encore qu'il était par ses alignements de roseaux jaunes.

La Zoun dit :

^ Il me semble, Pitalugue, (jue nos haricots sont en retard.

C'est l'espèce, répondit Pitalugue.

Mais, lorsque du Lubéron à la Durance, sur tous les haricots de la plaine, pointèrent des milliers de fleurettes blanches ; lorsque ces fleurs se furent changées en autant de cosses appé- tissantes et cassantes, et qu'on vit que seuls les haricots de Pitalugue ne fleurissaientnine grai- naient, alors les gens s'en émurent dans la ville.

Les malins, sans bien savoir pourquoi, mais soupçonnant quelque bon tour, commencèrent à gausser et à rire.

Les badauds, en pèlerinage, allèrent contem- pler le champ maudit.

80 AU BON SOLEIL

M. Cougourdan s'inquiéta. Et la Zoun ne quitta plus la place, accablant la terre et le soleil de protestations indignées.

III

Un soir, Tante Dide, mère de la Zoun, belle- mère de Pitalugue par conséquent, et matrone des plus compétentes, se rendit sur les lieux malgré son grand âge, observa, réfléchit et dé- clara au retour qu'il y avait de la magie noire là-dessous, et que les haricots étaient ensor- celés. Pitalugue abonda dans son sens ; et toute la famille jusqu'au 15*" degré de parenté ayant été convoquée à la maisonnette du Portail-des- Chiens, il fut décidé que, vu la gravité des cir- constances, le lendemain on ferait bouillir.

Tante Dide, qui justement se trouvait être veuve, s'en alla donc rôder chez le terraillier de la Grand'Place, dans le dessin de voler une mar- mite qui n'eût pas servi, car, pour faire bouillir dans les règles, il faut avant tout une marmite vierge, volée par une veuve. Le terraillier con- naissait l'usage ; et, sûr d'être dédommagé à la première occasion, il détourna les yeux pour ne point voir tante Dide lorsqu'elle glissa la mar- mite sous sa pelisse.

La marmite ainsi obtenue fut solennellement

LES HARICOTS DE PITALUGUE 81

mise sur le l'eu en présence de tous lesPitalu^ue mâles et femelles.

Puis tante Dide l'ayant emplie d'eau, versa dans cette eau, non sans marmotter quelques paroles magiques, tous les vieux clous, toutes les vieilles lames rouillées, toutes les aiguilles sans trou et toutes les épingles sans tête du quartier. Et, quand la soupe de ferraille com- mença à bouillir, quand les lames, les clous, les aiguilles et les épingles entrèrent en danse, on fut persuadé qu'à chaque tour, chaque pointe, malgré la distance, s'enfonçait dans la chair du jeteur de sorts.

Ça marche, murmurait tante Dide, encore une brassée de bois, et tout à l'heure le gueu- sard va venir nous demander grâce.

Il sera bien reçu ! répondait la bande. CependantrastucieuxPitalugue,que tout ceci

amusait fort, n'avait pu s'empêcher d'aller en souffler un mot à ses amis de la haute ville, et ce fut, dans tout Pertuis, une grande joie quand le bruit se répandit qu'au Portail-des-Chiens, pour désensorceler les haricots, la tribu des Pi- talugue faisait bouillir.

Or, les Pitalugue faisant bouillir, la tradition voulait qu'on envoya quelqu'un se faire assom- mer par les Pitalugue.

Ce quelqu'un fut M. Cougourdan ! Niez après cela la Providence.

Conduit par son destin, M. Cougourdan eut l'idée fâcheuse de s'arrêter devant la boutique

82 AU BON SOLEir.

du perruquier Fra. Il venait précisément de ren- contrer Pitalugue plus gai qu'à l'ordinaire et tout épanoui de l'aventure.

As-tu vu ce Pitalugue, quel air content il a?

Mettez-vous à sa place, M. Cougourdan, avec ce qui lui arrive ?

Il a donc gagné ?

Mieux que ça, M. Cougourdan.

Hérité peut-être ?

Mieux encore : il a, en recarellant sa cuve, trouvé mille écus de six livres dans un bas.

Mille écus, sartibois ! et mon billet, qui justement tombe ce matin.

Pitalugue descend chez lui, M. Cougour- dan, rattrapez-le avant qu'il n'ait tout joué ou tout bu ; et, si voulez suivre un bon conseil, courez vite.

Au Portail-des-Chiens, la marmite bouillait toujours et l'impatience était à son comble, lorsque Cadet, qu'on avait posté en sentinelle, vint tout courant annoncer qu'un vieux mon- sieur à lunettes d'or, porteur d'un papier qui paraissait être un papier timbré, tournait le coin de la rue.

Monsieur Cougourdan ! s'écria la Zoun , il se trouvait précisément quand nous semâmes les haricots.

C'est lui le sorcier, je m'en doutais, reprit' tante Dide. Allons, les enfants, tous en place, et pas un coup de bâton de perdu !

LES HARICOTS DE l'ITALUOUE 83

Siloncieiisement, les quinze PitaliiLiue mrdes se rangèrent le long des murs, armés chacun d'une forte trique.

Quelle émotion dans la chambre ! On n'enten- dait que les glouglous pressés de l'eau, le cli- quetis de la ferraille, et bientôt le bruit des souliers de M. Cougourdan, sonnant sur l'esca- lier de bois.

Ce fut une mémorable dégelée, et les farceurs de Pertuis eurent pour longtemps de quoi rire.

M. Cougourdan, homme discret, ne se plaignit pas.

Quant à Pitalugue, ayant retrouvé le soir, dans un coin delà chambre, son billet de cent écus perdu par M. Cougourdan dans la bagarre, il en fit une allumette pour sa pipe et dit à la Zoun d'un ton pénétré :

Vois-tu, Zoun, les anciens n'avaient pas tort ! Bonne semence n'est jamais perdue, et la terre rend toujours au centuple les bonnes ma- nières qu'on lui fait.

Nobles et philosophiques paroles qui seront, s'il plaît au lecteur, la morale de cette histoire !

MES HIRONDELLES.

Le ciel est clair comme une perle, avril embaume sous ma fenêtre, et les cloches, reve- nues de Rome dans la nuit du samedi-saint, carillonnent à grandes volées... Pourtant quel- que chose me manque, il me semble que ce n'est pas Pâques encore.

Je vais vous dire : il me manque mes hiron- delles, et d'aussi loin que je me souviens, la première fois que les cloches m'annoncèrent le retour de Pâques, l'air sentait bon comme ce matin, j'étais dans la même chambre haute, à décliner 7^osa, la rose, sur la même table j'écris aujourd'hui, et par dessus ma tête, de la fenêtre ouverte aux vieux nids maçonnés contre la grande poutre du fond, passaient et repas- saient en criant les hirondelles...

J'avais ici trois nids d'hirondelles, trois nids

MES HIRONDELLES 85

superbes, bâtis du temps de mon ^rand père, il y a des siècles, et bâtis comme on ne sait plus bâtir ; trois nids antiques, féodaux; trois nids enfin qui étaient aux pauvres nids modernes ce qu'un vieux castel de l'an 1200 est à nos misé- rables maisons blanches.

De temps immémorial la chambre et les nids appartenaient à la même famille d'hirondelles, qui les quittait à chaque automne, pour les re- trouver intacts chacune printemps.

Un vrai fief, comme vous voyez, seules elles avaient le droit reconnu de tous dans la maison d'aller et venir partout à leur caprice, et de faire, au besoin, subir à mes livres et à mes cahiers le sort par lequel Jéhovah voulut éprou- ver le vieux Tobie.

Personne ne se plaignait d'elles, au con- traire !

Myon elle-même, le crbiriez-vous ? la cuisi- nière Myon, ce modèle d'économie, n'avait pas hésité à casser une vitre exprès pour quelles pussent entrer et sortir librement, à toute heure et les jours de pluie.

Jaloux de tant de privilèges, est-ce qu'une nichée de moineaux mal pensants ne s'avisa pas, certain hiver, de s'installer dans un des nids et d'y faire son petit 93? Cette fois, quand les hi- rondelles revinrent, elles trouvèrent la place prise. On allait se battre, mais fort heureuse- ment j'étais là, et je n'hésitai pas champion de la bonne cause à chasser comme ils le mé-

8

86 AU HON SOLEIL

ritaieiit, à l'aide d'une paire de pincettes, ces effrontés pillards, acquéreurs de biens nation- naux

Donc voyant Pâques approcher et les lilas du jardin fleurir, depuis plusieurs jours, je guet- tais le retour des hirondelles.

Ce matin, comme je travaillais, mon cœur a bondi tout à coup en entendant un petit cri bien connu, avec un léger bruit d'ailes sur ma tête... C'était elle, la première !

Elle a filé plus vite qu'une flèche et disparu, la sauvage ! puis elle est revenue ; elle a fait alors deux ou trois tours par la chambre, ayant l'air de s'enquérir si toutes choses étaient à leur place, saluant d'un bref gazouillement, amical et joyeux comme un bonjour, le grand bahut scul- pté, le buste de d'Alembert sur la bibliothèque, les cartes d'Amérique suspendues aux murs, et les nids, et les poutres, et le plancher de bri- ques rouges tout taché de blanc sous les nids. C'étaient des battements d'ailes, c'était une joie ! Elle volait de çà de là, faisant miroiter son ventre d'argent quand elle passait dans un rayon.

Enfin elle s'est arrêtée à l'un des nids et s'est soutenue un moment, sur ses ailes qui frémis- saient, à la hauteur de l'ouverture. Après avoir regardé dedans, chose singulière ! la voilà qui se remet à voleter à travers la chambre, très in- quiète et poussant de petits cris; plaintifs cette

M les IIIRONDEI.LES S7

fois, je lo comprenais bien. Elle est revenue au nid, elle a essayé d'3' rentrer; mais h peine avait- elle passé la tête, je l'ai vue battre en retraite aussitôt, puis ramener deux autres hirondelles (lui ont regardé à leur tour dans les nids, et qui après les mêmes cris plaintifs, ont paru se consulter un instant et se sont envolées avec elle.

Vous pensez si tout ce manège m'intriguait Je prenais patience, toutefois, espérant qu'elles m'allaient revenir ; mais combien douloureux n'a pas été mon étonnement quand je les ai vues, toutes trois ensemble (j'en reconnaissais une au bout de son aile teint en blanc), com- mencer la construction d'un nouveau nid sous l'auvent de la maison en face.

Il n'y avait plus à douter, les hirondelles me faussaient compagnie.

Certes, même chez les oiseaux, l'ingratitude n'a rien qui surprenne, mais quel motif avait pu déterminer mes infidèles à quitter ainsi, pour une maison de hasard, ces beaux nids tout bâtis, chauds comme un coin de rocher à Nice, ces nids connus, pleins de souvenirs trente générations d'aïeux s'étaient déjà abri- tées ?

Ma curiosité était excitée au plus haut point. Alors j'ai traîné la table aumilieudelachambre, et posant une chaise dessus, puis une seconde sur la première, les plafonds sont hauts dans nos vieilles maisons ! au risque de me casser le

88 AU RON SOLEIL

COU, j'ai regardé ce qui se trouvait dans les nids. Hors de l'ouverture du premier nid, quelque chose passait que j'avais pris d'en bas pour un fétu de paille. C'était une pâte d'oiseau. Je tire et je vois une hirondelle morte, toute desséchée, et ployée dans ses longues ailes comme dans un linceul de soieblanche et noire. Étonné, je glisse la main dans le trou... Miséri- corde ! j'en retire un second cadavre, un troi- sième, un quatrième, et quoique ma main ne pût aller au fond, je sentais qu'il y en avait encore.

Voilà donc pourquoi les nouvelles venues s'en- fuyaient !

J'ai pris un marteau et j'ai brisé le nid.

Quatre cadavres ! cela faisait sept pour ce nid- là. Dans le second, c'était plus afïreux encore : accrochées les unes aux autres, pressées, collées ensemble, elles étaient huit ou dix, remplis- sant tout l'intérieur, et quand la terre maçonnée s'écroula, elles tombèrent en bloc comme d'un moule et roulèrent sur le parquet. Même chose dans le troisième nid. Je venais de découvrir un cimetière, un vrai cimetière d'hirondel- les.

Impressionné fort péniblement, j'ai appelé la vieille Myon. Myon aimait beaucoup mes hirondelles. Elle a d'ailleurs gardé les trou- peaux dans sa jeunesse, et connaît comme une famille les bestioles des champs et les oiseaux des bois.

MlîS III KO N DE r. LES «9

C'était le 9 octobre de l'an i)assê, iiioii beau monsieur, me raconta Myon, oh ! je me souviens àwmillièine ! les gens achevaient leurs vendanges qui se trouvaient un peu en retard. Nous étions, nous autres, à votre petite vigne de Champ- Brencous, sous le rocher de la citadelle. C'était de grand matin, il faisait un temps de miracle. Cependant, malgré le beau soleil, je voyais des hirondelles qui volaient au ras de terre, et cela m'étonnait beaucoup.

Peu à peu nous nous aperçûmes ({u'il en arri- vait de partout : il en venait du Piémont, il en venait du Dauphiné, et toutes se réunissant ior- maient en l'air, au-dessus du fort, comme un nuage. Puis le nuage se rapprocha ; elles se po- sèrent tout près de nous, sur un gros amandier poussé sauvage au pied des remparts.

11 faut vous dire, qu'à chaque automne, quand vient le moment de partir, les hirondelles d'ici ont accoutumé de se réunir sur ce vieil aman- dier, pour voyager de toutes ensemble.

Le départ n'a jamais guère lieu bien avant le 15 ou le 20. Cependant, quoiqu'on ne fût encore qu'au 4 du mois, les hirondelles partirent, et nous nous dîmes que l'hiver s'annonçait précoce et rude.

Elles n'avaient pas tort de tant se presser !

Le soir même, au soleil couchant, nous les voyions toutes reparaître, et bien d'autres avec elles. 11 y en avait tant et tant qu'elles tenaient la moitié du ciel. La neige les chassait, une

90 AU l;ON SOLEIL

iieigo du diable, qui venait d'en bas, des monta- gnes de Corse, poussée par le vent.

La neige venant d'en bas ! Cela ne s'était f)eut- tître jamais produit depuis que le monde est monde. Mais il était dit que cette année-là en cherchant le bon soleil, les hirondelles devaient rencontrer l'hiver.

Si vous les aviez vues, les pauvres petites bêtes noires, arrivant morfondues à travers la neige qui tombait ! Tout se tait quand la neige tombe; on n'entendait autre chose que leurs cris. C'é- tait une compassion.

Et malgré le froid, malgré le vent, malgré la neige, elles volaient d'ici, de là, dans les tour- billons, espérant trouver leur nourriture. Mais la neige avait lavé l'air, il n'y avait plus ni mou- cherons ni mouches.

A moitié mortes de faim et de froid, les hiron- delles venaient par bandes s'abattre aux vitres des fenêtres, sur les- cheminées d'où la fumée les chassait, dans les trous des murs, le long des corniches, partout il y avait le moindre abri.

Des centaines et des centaines pendaient en grappes aux rebords des toits, battant des ailes pour se réchauffer, comme un essaim au bout d'une branche. Aussi loin que l'œil pouvait aller, tout ce qui n'était pas blanc de neige était noir d'hirondelles.

Quel désastre, Myon ! et comment firent les autres oiseaux ?

•MES llIliONDK M. ES \)\

Ceci, par exemple, je ne saurais vous le dire...

Oui, que devinrent les coucous, les rossi- gnols, les... ?

Je n'y avais pas songé ! Je me rappelle cepen- dant avoir remarqué, cette année, une chouette en plein hiver. C'était le soir. Elle me passa tout près de la figure, sans aucun bruit ; car il faut dire que ces bêtes-là comme les huppes, vous ont l'air de voler avec des ailes de velours. Il faut donc croire que cette fois-là les chouet- tes, surprises par le froid, n'osèrent pas se mettre en voyage. La chouette trouve toujours à vivre ; quand il n'y a plus d'insectes ni de l)etits à duvet dans les nids, il reste les rats des champs, les mulots et les taupes, dont on peut encore s'accommoder. Sans compter que s'il gelé dehors, il fait toujours bon au creux des arbres. Mais elles, les hirondelles, que voulez- vous qu'elles deviennent en temps de neige ?

Les bonnes âmes leur ouvraient ; alors elles entraient en foule dans les maisons, la grande misère leur étant toute crainte de l'homme, et elles se laissaient prendre à la main, sans bouger, comme des innocentes. Nous en avions cette chambre pleine ; tout le monde venait voir cela. Par malheur on ne savait ({ue laire pour les nourrir. Si encore elles avaient voulu du gi'ain qu'on leur apportait. Mais rien n'est déli- cat comme ces bêtes... De cette façon, tout ce qui ne périssait pas de froid périssait de faim.

92 AU BON SOLEIL

Puis, lorsqu'on comprit qu'elles étaient i)er- (lues quand même, les gens se mirent à les manger. Un vrai massacre ! On les ramassait à pleines mains, à pleines corbeilles; les femmes les rapportaient dans leurs tabliers, et les gamins dans leurs chapeaux, en revenant de l'école.

Cette abomination dura trois jours.

Le matin du quatrième jour, le soleil se leva très beau sur la neige ; les vignes essuyèrent leurs feuilles, et les grappes ensevelies mon- trèrent le nez à la chaleur.

On se remit à vendanger dans la neige fon- dante, les mains gelées.

Cependant les quelques survivantes qui avaient résisté à ce terrible hiver de quatre jours faisaient leur rappel, effrayées, et, sans tenir conseil sur le vieil amandier, sans se ras- sembler,vite,vite, elles partaient l'une après l'au- tre à la débandade, vers la bonne mer, toujours chaude, qu'elles voyaient peut-être de là-haut.

Il était mort, on avait tué des cent et des mille hirondelles.

Notre maison en était noire; j'en ai trouvé jusqu'au salon... Mais aller mourir dans leurs nids, mourir de faim, pécaïré ! qui se le serait imaginé ?

Myon se baissa pour ramasser dans son tablier les débris des nids et les hirondelles mortes ; puis, les larmes aux yeux :

Ah ! mon beau monsieur, fit-elle en se si- gnant, Dieu nous préserve de la famine !

LE \li\ DE LA MESSE.

« Avez-Yous l'emarquê, me disait un soir, en buvant son vin cuit, M. Ortolan, curé de Di'^o- mon-le-Haut, que le bon Dieu nous fait tou- jours naître dans le pays que nous aimons le mieux? » Et le saint homme, là-dessus, ajouta un grand nombre de belles choses, auxquelles je ne trouvai rien à répondre, sur M. de Vol- taire, les causes finales et les vues profondes de la Providence.

L'abbé avait raison : sa province est la mienne, et je trouve comme lui que le plus beau pays du monde est cette partie du terroir pro- vençal où je suis né, qui s'en va remontant la Durance, en pleine montagne, de Mirabeau à la frontière du Dauphiné.

Le ciel y est bleu comme à Nice, le mistral y souffle plus fort que sous le pont d'Avignon,

91 AU r.ON SOLEIL

pas un coin (1(3 mur au soleil un fifi:ui(3r ne pousse, pas un coteau qui ne soit planté d'oli- viers et de vignes en rangée, sans compter qu'au temps des moissons, les amandiers por- tent autant de cigales que de feuilles.

Mais quittez la vallée, écartez-vous à droite du côté des pentes de Lure, à gauche vers les gorges de Chardavon, faites une lieue ou deux en montée et tout aussitôt le paysage change : plus de figuiers ni d'oliviers d'abord, puis plus d'amandiers; bientôt les vignes elles-mêmes disparaissent; ce sont alors des champs de seigle, des prairies avec leurs saules et leurs pommiers, des bois de chênes peuplés d'écu- reuils, d'énormes roches couvertes de grands buis humides, des vallons avec un village caché dans les noyers, et des torrents roulant, sur un lit de marne polie, leurs eaux claires, se- couées, peuplées de truites, que saute de loin en loin le pont d'un moulin ou la planche en- chaînée qui mène à des lambeaux de pré pen- dant çà et entre les ravines.

Plus haut, apparaissent les frênes, les sapins, les ifs, les framboisiers ; et plus haut encore les montagnes pastorales ensevelies six mois durant sous la neige, mais qui, une fois le beau temps venu, se couvrent d'herbes fleuries et savoureuses serefonten une saison les grands troupeaux transhumans maigris par l'hivernage.

Nulle part ce contraste n'est aussi sensible (qu'entre lesdeux communes de Dromon-lc-Bas

LE VIN DIÎ I.A. M es; SE Mb

ot de Drojjion-lc-HaiU, ou, comme ou dit dans le pays, de Droynon-des- Vignes et de Dromon- des Framboises.

Dromon-le-Bas récolte du vin à foison, Dro- mon-le-Haut boit de l'eau claire.

Chaudement tapi le long des roches, à l'en- droit OLi le Riou commenceàs'èlargir en appro- chant de la Durance, Dromon-le-Bas se partage la vallée avec deux autres riches communes ; et ses habitants, les jours de foire, descendent à la ville, sur leurs mulets, force barils devin, force jarres d'huile, des poules, des amandes, du froment, et huirs porcs nourris à la glandée point trop gras il est vrai, mais de chair agréable et ferme.

Perché une bonne lieu plus haut, à la source du Riou rétréci, la vigne ne pousse plus, I)romon-le-Haut n'a point tant de richesses, et le plus clair de son commerce montagnard consiste en menus objets de buis tourné, en plaques de grès pour les foyers et les fours, en échelles, en manches de charrues dégrossis à la hache ; ajoutez du miel, des œufs, du fromage de chèvre, quelques bidons d'huile de noix, et suivant la saison, des paniers de framboises ou des cornets de mouches cantharides récoltées sur les frênes et que l'on vend aux pharmaciens.

Au pied du terroir de Dromon-le-Haut, sur une sorte de promontoire qui domine toute la vallée inférieure, s'élève la chapelle de Saint- M(in-dcs-Lar}>b)msqiteSy ainsi nommée à cause

96 AU BON SOLEIL

(les grandes vignes sauvages, qui, de temps i mmé- morial, ont poussé librement.

Nulle part ailleurs je ne vis lambrusques plus belles ; autour de Saint-Man elles ont tout en- vahi, recouvrant de leurs longues lianes grises, de leurs étroites feuilles vert-sombre et de leurs petites grappes à grain serré, les chênes pris d'assaut et les grandes ronces qu'elles étouffent; quelques-unes même, comme la gerbe d'un jet d'eau, s'élancent droit en l'air, sans appui, aussi haut que la sève peut les porter, puis retombent vers le sol en belle cascade de verdure. La cha- pelle est aussi enfouie dans le feuillage que le château de la Belle-au-bois-dormant, et l'on croirait en vérité que toutes ces lambrusques ont poussé sur la limite de Dromon-des- Vignes, exprès pour narguer Dromon-des- Framboises, inépuisable sujet de plaisanteries pour les villageois des quatre communes de la vallée : « En fait de vin et de vigne, disaient-ils, Dromont-le-Haut ne possède que les lambrus- ques de l'Ermitage. »

Mais cela ne les empêchait point d'avoir la plus haute confiance au pouvoir de saint Man, saint qu'on ne trouve dans aucun calendrier. Chaque année, le 27 octobre, les quatre villages venaient en pèlerinage à la chapelle, pour en- tendre la messe de l'abbé Ortolan, vénérer les reliques et dîner sur l'herbe près de la source. C'étaient même les habitants de Dromon-des- Vignes qui, servitude immémoriale gardée des

LE VIN DE LA MESSE 97

siècles religieux , approvisionnaient gratis, de vin pur et sans mélange, les burettes de M. le curé de I)romon-le-Haut.

L'abbé Ortolan n'aurait donné son saint pour aucun autre saint du monde, plus lier de dire sa messe annuelle, dans la chapelle, sur un pauvre autel de simple pierre, que l'archevêque d'Aix en personne, officiant à Saint-Sauveur au milieu des enfants de chœur et des chanoines.

Aussi était-ce pour le bon curé une grande douleur de voir sa chapelle se dégrader et tous les jours s'en aller en ruines. I) avait bien mis près du bénitier un tronc avec cette inscription : Pour les réparations de la chapelle ; mais les gens de Dromon-le-Haut sont pauvres et avares ; ceux des communes d'en bas ont leurs saints pour qui, comme de juste, ils gardaient leurs piécettes et leurs écus, de sorte que le tronc restait vide et que le pauvre saint avec ses lam- brusques était de plus en plus mal logé.

Cela ne pouvait pas durer ainsi !

Le 27 octobre de l'année 1865, beau jour de saint Man, à midi sonnant, après la messe, tan- dis que l'église était pleine, et que les gens des cinq communes, hommes, femmes, eniants, les bossus et les boiteux, adressaient leurs de- mandes au grand saint, agenouillés un peu par- tout, sur les dalles de la chapelle, sous l'aile de hangar en tuiles rouges qui sert de porche, et

98 A U IJ 0 N s 0 L K I L

jusque dans rh(3r'be du petit bois, car, tout le monde n'ayant pu entrer, il avait fallu célébrer la messe portes ouvertes, l'abbé Ortolan monta en chaire :

« Mes frères..., dit-il. (Quel sermon, grand saint Man, la chapelle entendit ! Par bonheur l'abbé parlait en provençal et les pierres d'église ne comprennent que le latin.)

» Vous rappelez-vous, mes frères, ce matin, quand nous descendions du village en belle pro- cession et que nous sommes arrivés à l'endroit oîi le chemin tourne, laissant voir toute la vallée basse avec ses trois villages, ses prés, ses vignes et ses oliviers ?

» Le soleil se levait, mes frères, et donnait en plein dans le fond, là-bas au diable, à travers le brouillard, sur les clochers neufs d'Abrosc, d'Entrays et de Dromon-des-Yignes. Vous rap- pelez-vous comme ils luisaient? Tout à coup l'angelus s'est mis à sonner. Vous n'avez pas entendu ce que disaient les cloches, tandis que vous tombiez à genoux, dans la marjolaine, votre chapeau à la main, comme des santons de crèche.

» Vous n'avez pas entendu ce que les cloches disaient, parce que l'enfer vous bouche les oreil- les...

» ! là-bas ! gens de Dromon-le-Haut, ne re- gardez pas ainsi les hommes des autres commu- nes, c'est devons que je parle, de vous tout seuls.

LE VIN DE I.A M ES si: 9'J

» Oui ! Teiifei' vous bouche les oreilles, et c'est [)oui' cela que vous n'avez pas entendu ce (lue les cloches disaient. Mais je l'ai entendu, moi, votre curé, et je vais vous le redire après avoir l)riè la Vierge Marie et humblement invoqué les lumières du Saint-Esprit. Amen ! »

Ici le curé s'agenouilla dans sa chaire, médita quelques instants, en se couvrant les yeux et la bouche de son bonnet plié à plat, puis, relevant la tête, il reprit :

« La plus lointaine, celle d'Kntrays, chantait par dessus les genévriers et les chênes : Din, dan, don...; din, dan, don; je suis saint Jean d'Kntrays, saint Jean-Baptiste : j'ai un oratoire tout neuf, bien crépi, et quand mon curé dit sa messe, on le prendrait pour le pape, tant sa chape est belle !

» Din, dan, don... ; din, dan, don; répondait le clocher d'Abrosc, je suis saint Pierre, le bon saint Pierre. L'an passé, mes paroissiens me donnèrent une grande cloche, claire comme un gosier de coq et personne ne chante plus joyeu- sement que moi dans les vallons et les rochers.

» Puis, tout près, tout près, une petite voix :

» Din, din... ; din, din ; c'est moi sainte Made- leine, sainte Madeleine de Dromon-des-Vignes; on a peint d'étoiles mon autel et les étrangers viennent de loin voir ma statue en taïence de Moustier, blanche comme la neige, avec des bro- deries bleues tout le long du manteau.

» Din, dan, don... : din, dan, don.... Ah î mes

100 AU BON SOLEIL

frères, mes enfants, mes amis de Dieu, que vous dirai-je? Les trois cloches sonnaient encore et j'avais la tête pleine de leur bruit quand nous arrivâmes, bannière en tête, devant notre saint Man qui sonnait aussi .

» Il sonnait, mais de quelle voix triste ! Et les larmes m'en sont venues aux yeux, de voir, ô grand saint Man, ta pauvre petite chapelle abandonnée, sa vieille porte qui tremble au vent, son clocher dont la croix penche, ses vi- traux brisés par oii passent les hirondelles, et ses murs en ruines, pleins de lézardes, dont les lambrusques, les belles lambrusques du bon Dieu, ont grand'peine à cacher la misère !

» Je ne veux pas dire que la dévotion vous manque, mes frères ; je trouve même que vous en avez de trop, moi, qui, l'an passé, de mon argent (j'en suis encore pour beaux quatre écus !) ai acheter une cage en fer chez le serrurier de la ville. Vous savez bien la cage que j'ai pla- cée autour de la statue miraculeuse, sans quoi, taillant le bois de vos couteaux, un morceau par- ci, un morceau par-là, mon saint s'en serait bientôt allé en reliques.

» Non ! la dévotion ne vous manque point ; vous êtes bons au fond, bons et pieux, mais, hélas ! l'avarice, la grande avarice vous domine.

» Dieu me préserve de mal parler de personne ; pourtant, ce qui est vrai, est vrai ; et c'est une honte à vous, une honte au pays de laisser notre saint logé de la sorte, quand on voit superbe-

LE VIN I)H LA MESSE 101

nieui vêtus, dorés comme dos princes, et toutjï lait aux: lionneurs du monde, un tas de saints (jui ne le valent pas.

» Ah! je n'ai pas peur de le crier bien haut : notre saint Man est un saint sans tache, net comme l'or, clair comme une perle, et qui peut marcher la tête haute, car jamais personne ne lui a jamais rien reproché.

» Qu'ils en disent autant s'ils le peuvent, con- tinua le bon curé en s'animant, tous ces fameux saints, qui font tant leurs liers !

» Passe pour saint Jean ! c'était un brave homme ; à moitié sauvage, par exemple, vêtu de peaux de bêtes, vivant au fond des bois comme le loup et se nourrissant de sauterelles.

» Mais saint Pierre? il a vraiment bonne grâce à mener tant de bruit avec sa cloche neuve, lui qui, l'Evangile nous l'apprend, eut le cœur de renier son maître trois fois !

<«^ Quant à sainte Madeleine, avec son beau manteau, nous savons tous ce que nous savons, et le meilleur est de ne rien dire... Je crois d'ail- leurs, mes très chers frères, que pour aujour- d'hui, en voilà assez de dit.

» Du courage ! il faut que l'an (^ui vient saint Man ait une chapelle aussi blanche que celle de saint Jean, une cloche mieux sonnante que la cloche de saint Pierre et une plus riche statue que la statue en faïence de sainte Madeleine.

» Parlons peu, et parlons bien, gens de Dro- mon I

y.

102 AU BON SOLEIL

» En descendant d'ici, je vais faire une quête; saint Man vous regarde et monsieur Ortolan aussi, souvenez-vous-en! Que tout le monde dé- lie sa bourse et sorte les pièces blanches. Ceux qui, par hasard, les auraient laissées dans les ar- moires, seront libres de moles apporter au pres- bytère, jusqu'à jeudi !...

» C'est la grâce que je vous souhaite, »

La quête fut abondante ce jour-là. Touchés de tant d'éloquence et fiers d'avoir un tel saint, tous les paroissiens de l'abbé Ortolan donnèrent. Les liards, les sous et les piécettes tombaient dans le plateau, dru comme la grêle sur les toits, et le bon curé, les larmes aux yeux, songeait au jour saint Man, tout de blanc crépi, se ferait voir de loin, levant la tête au milieu des lambrusques.

Il ne s'aperçut pas, tant il avait d'émotion, que tous les hommes des trois communes étaient sortis avant la fin ; il ne se rappelait plus rien, ce brave abbé Ortolan, rien de rien, ni son ser- mon ni la façon dont il venait de traiter saint Jean, saint Pierre et sainte Madeleine ; aussi est-ce tranquillement, le visage serein comme sa belle âme, qu'une fois la quête achevée et le surplis déposé dans la sacristie, il se présenta sur la porte de l'église pour présider au déjeuner traditionnel et recevoir, selon l'usage, des vil- lageois de Dromon-le-Bas, le petit tonneau con- tenant le vin de la messe.

LE VIN DE L\ MESSE 103

Mais quel spectacle s'offrit à lui !

Sans l'attendre, étendus sur l'herbe autour du tonnelet, les ^ens d'Abrosc, d'Entrays et de Dromon-des-Vignes déjeunaient.

A votre service, nionsieurlecurè! crièrent- ils quand ils virent l'abbé Ortolan paraître, et levant leurs verres tous ensemble, ils les rem- plissaient ensuite à plein robinet.

Le pauvre homme n'en croyait pas ses yeux : ce qu'on buvait ainsi sous les lambrusques, à deux pas du saint, c'était le vin, le vin de Dro- mon-le-Bas, la provision du vin sacré, ses messes de toute l'année !

A la santé de saint Man ! hurlaient les for- cenés.

Qu'il se passe de nous puisqu'il est si grand seigneur !

Et trinquant au nez du curé :

Vive saint Pierre, disaient-ils avec de grands éclats de rire, saint Pierre le renégat ! vive saint Jean, patron des loups ! vive la belle Madeleine !

Peu de temps après cette aventure, j'eus oc- casion en courant la montagne, de passer tout près de saint Man, et comme je sentais la faim et que le soleil donnait fort, l'idée me vint d'al- ler manger un morceau sur l'herbe fine, à la fraîcheur de la source.

L'endroit est connu des chasseurs, bien cer-

104 AU BON SOLEIL

tains, lorsqu'ils veulent faire une sieste tran- quille, de ne rencontrer personne là, si ce n'est peut-être un hoche-queue, un merle de rocher qui vient boire, ou, à l'arrière saison, quelque grive en train de se griser dans les lambrusques. Comme je m'asseyais :

Bien le bonjour ! me cria une voix.

Je levai la tête et j'aperçus, au haut d'une échelle, au milieu des feuilles déjà rougies par l'automne, la tête réjouie du curé de Dromon- le-Haut.

Que diable faites-vous là, monsieur Orto- lan?

Voulez-vous m'aider? je fais mes vendan- ges.

Et retroussant sa soutane pour descendre, il vint me montrer un panier déjà plus qu'à moitié plein de petits raisins noirs.

Ma foi ! à la guerre comme à la guerre, ma provision de vin est finie, je n'ai pas le temps d'aller à la ville, et quant à en acheter ici, il n'y faut pas penser... On vous a déjà raconté l'histoire de mon sermon, fit-il en me voyant sourire, les gens d'en bas sont mauvaises lan- gues... Ah ! la messe va me paraître dure à dire maintenant; les lambrusques vous font un vin aigrelet !.... Mais, bah ! il n'est pas mauvais de se mortifier un peu; et puis, ajouta-t-il en riant de son bon rire, les maçons viennent ici demain, et, n'en déplaise aux envieux, mon saint Man aura sa chemise blanche.

IIISTOIKES D'ERMITES.

I

Veau de La Salette.

Près de Canteperdrix, il y a une source, point miraculeuse, par exemple ! mais vive, limpide, chantante, une vraie petite rivière qui sort de terre tout d'un coup entre les racines d'un noyer et de deux ou trois chênes, court dans les roseaux quelques pas, puis s'élargissant en écluse, pour la plus grande joie des lessiveuses et dos grenouilles, fait marcher, sans que ces industries enlèvent rien au charme du paysage, une buanderie, un lavoir à laine, la meule à ré- mouler d'un taillandier, et une modeste fabrique de chocolat.

Ce paradis de fraîcheur s'appelle les Fontai- nions.

Très peuplé quand vient le jour, l'endroit est fort solitaire à l'aurore, et l'on n'y entend, avant le bruit des battoirs et des roues, que le mur-

106 AU BON SOLEIL

mure des feuilles au réveil, l'eau qui rit dans le barrage, et le pépiement des mésanges qui viennent boire.

J'étais collégien. Un matin, profitant du som- meil de la gendarmerie, je me levai dès l'aube, pour aller le long des Fontainious chasser les oisillons aux gluaux. En arrivant, je trouvai place prise. Une sorte d'ermite, point trop vieux, qu'à son chapeau sans cordon, à sa soutane d'emprunt, oii maint bouton était remplacé par des ficelles, vous auriez pu reconnaîire pour membre de cette bohème ecclésiastique des frères libres de saint François, vrais bachi- bouzouks du cléricalisme, que les tonsurés n'ai- ment guère, une sorte d'ermite, arrêté près de ma source, se livrait à un travail singulier. 11 puisait de l'eau dans un bidon, puis en rem- plissait un petit tonneau, monté sur deux roues et que traînait un petit âne.

Il se troubla en me voyant et parut ennuyé « d'être surpris. Mais rassuré sans doute par mon jeune âge :

Ya-t-il loin d'ici la ville, petit?

Non monsieur, passé le pont, vous y êtes. L'ermite avait l'air bonhomme, nous nous

liâmes ; et comme je l'aidais à remplir son ton- neau, il me raconta qu'il venait de Notre-Dame delaSalette et qu'il descendait vendre l'eau miraculeuse en Provence. Mais, à traîner le

HISTOIRES d'eRMITKS 107

tonneau plein le long (Uis routes, son petit âne se serait crevé ; c'est pourquoi il avait pris cette habitude de remplir le tonneau en entrant dans les localités et de le vider à la sortie.

Mais, dis-je, cette eau n'est pas sainte ?

Qu'importe, petit, puisque la foi sauve ! Et, sa provision laite, il descendit vers Cante-

perdrix, tirant le petit âne par la bride, cloche- tant de la main gauche et criant : Qui veut d(^ l'eau ! Qui veut de l'eau de Notre-Dame de la Salette !

II

Comme quoi Saint Poiiderous se trompa.

■y

Vous ne connaissez pas saint Pondérons ? /

Non !... Sans doute, vous le connaîtriez si le ^

sort vous eut lait naître, comme moi, sur un des î

rocs pelés et gris, égayés de quelques maigres oliviers pour toute verdure, qui, vers les con- '

lins du Dauphiné, bordent, plusieurs lieues du- rant, la Durance provençale.

C'est que, de temps immémorial, saint Pon- dérons habite.

Je dis « de temps immémorial ». En effet, on ne sait rien dans le pays de lui ni de ses origines ; et l'Eglise, tenant en véhémente susp'cion ce saint sans répondant ni aïeux, ne lui tolère une

108 AU BON SOLEIL

sorte do culte que par horreur du bruit, esprit de prudence, et pour ne pas indisposer des vil- lageois plus superstitieux que dévots, qui, si on leur enlevait leur Pondérons, seraient capables de ne plus croire en Dieu.

Quel qu'il soit, bienheureux authentique ou non, saint local dont l'histoire s'est perdue ou divinité païenne entrée en religion par suite de la duret'.' des temps, ce Pondérons possède là- bas son ermitage et sa chapelle, perchés tous dei*x à mi-côte, en belle vue de la valléo, avec ce qu'il faut à une chapelle et à un ermitage : la cloche suspendue à la fourche d'un tronc moussu, la croix rustique fichée dans la fente d'un rocher, le bouquet de chênes, le petit jar- din et la source.

L'ermite est un ancien hussard venu pour des peines de cœur. Ayant laissé pousser sa barbe, il a maintenant l'air vénérable. Mais, la barbe écartée, on trouve dessous un assez bon diable chez qui l'amour de la solitude n'a pu éteindre un certain goût qu'il eut toujours pour l'absinthe suisse. Il en , ossède un tonnelet dans le creux d'un arbre dont il a fait sa cave, et en cède parfois, moyennant finances, un verre au chasseur altéré, lui tenant tête volontiers, sous son bouquet de chênes, près de sa source, et battant la purée verte militairement, sans que la soutane le gêne.

HISTOIRES d'ermites 109

L'heureux homme !

Il n'en est pas de plus populaire que lui dans toute la vallée ; et quand on l'aperçoit, de très loin, descendant le sentier en zigzag, avec son grand chapeau et sa grande besace, c'est fête au village, les enfants accourent, les femmes sor- tent sur les portes :

Bien le bonjour, ermite!

Ermite, entrez donc boire un coup. Alors il remercie le ciel et se félicite d'avoir

renoncé aux grandeurs militaires pour servir le saint remarquable qui s'appelle saint Pouderous.

Car, voyez-vous, saint Pouderous n'est pas un saint comme tant d'autres. Pour un cent de messes et autant de neuvaines, on ne saurait obtenir de lui qu'il sèche une plaie, qu'il équi- libre un bancal ou qu'il redresse un bossu. Pouderous répugne aux emplâtres, aux béquil- les ; ses miracles à lui sont gais, et sa spécialité joyeuse.

Ce à quoi il excelle, c'est à racommoder les amoureux, et surtout à donner un gros poupon aux bonnes femmes qui en souhaitent.

Sur ce dernier point, il est infaillible ; et fus- siez-vous, madame, aussi stérile que Sarah, il suffirait, pour vous transformer en mère Gigo- gne, d'un pèlerinage à saint Pouderous. le jour de sa fête, avec l'accompagnement obligé des pèlerinages d'été, courses dans la montagne,

10

110 AU BON SOLEIL

visite à l'ermitage, dîners sur l'herbe, et nuit passée à camper, tous ensemble, à la belle étoile.

Quelquefois, par exemple, le bon saint Pou- (lerous va trop loin.

Ainsi, l'année passée, deux sœurs du village voisin montèrent ensemble à la chapelle. L'aî- née, qui était mariée, voulait demander un gar- çon, la cadette ne demandait rien, ayant ses dix-sept ans^ peine.

Saint Pondérons entendit mal, sans doute, car c'est la cadette, pécaïré! qui, un peu moins de dix mois après, mettait au monde un bel enfant^ brun et frisé comme sa mère.

La chose, d'ailleurs, n'a pas trop nui au pèle- rinage.

Les mécréants de l'endroit, cette engeance pullule partout ! ont bien ri quelque peu d'a- bord. Puis ils se sont fatigués de rire. Et main- tenant saint Pondérons et son ermite sontplus en vogue que jamais.

.Je plaisantais un jour, avec ce dernier, de l'aventure :

Que voulez-vous, me répondit-il, saint Pondérons a fait erreur, erreur n'est pas compte !

HISTOIRES d'ermites 111

III.

Les saints se font lourds.

Pamparigoust est un petit village tapi siu' le versant nord de Lure, dans une prairie, entre deux torrents pleins d'eau claire, à l'ombre d'une douzaine de vieux noyers.

Eh! bien, à Pamparigoust la religion s'en va ! Quand je l'affirme, vous pouvez m'en croire : l'ermite lui-même, l'ermite de Saint-Barbejou me l'a dit.

C'était l'an passé, vers cette même saison. Je Taisais mon ouverture de chasse, et j'avais choisi pour cela le terroir de Pamparigoust, non pas qu'il soit plus giboyeux qu'un autre, mais parce que, à défaut du gibier que je ne tuerais point, j'étais certain de trouver, sur le midi, au vil- lage, dans une salle d'auberge voûtée et fraîche, un arrière-train de chevreau rôti, peut-être une truite, et, dans tous les cas, arrosé du petit vin (lu crû, ({uelqu'unde ces merveilleux fromages, mûris dans la neige, tout l'hiver, sous une (jua- druple enveloppe de poivre (V âne et d'épis de lavande.

En arrivant dans la Grand'rue, je vis un ras- semblement devant la porte du charron.

112 AU BON SOLEIL

Tout le pays était là: hommes, enfants et femmes !

Le vieux Cogolin, armé de sa grande tarière à moyeux, taraudait une pièce de bois, au mi- lieu des rires ; et comme l'ouvrage n'avançait guère, il ne se gênait pas de jurer.

L'ermite de l'endroit, suant dans sa soutane trouée, semblait lui donner des conseils.

Capucin de sort ! disait Cogolin, en voilà un saint qui a l'âme dure !

Et l'assistance éclatant de rire :

Chut ! Cogolin, soupirait l'ermite, tu blas- phèmes saint Barbejou.

C'était, en effet, saint Barbejou, le cou sur un chevalet, ses pieds joints sur l'autre, que Co- golin taraudait ainsi, en longueur.

Ce saint Barbejou, barbarement taillé dans un tronc de poirier sauvage, était un vieux saint d'origine fort contestée, païen sans doute, ainsi que l'indique son nom, qui veut dire en latin : barbe de Jupiter.

Mais, païen ou pas, ce saint Barbejou avait de tout temps été pour ses ermites une source de revenus et de gloire.

Les Pamparigoustais, braconniers et contre- bandiers, ne hasardaient pas de coup sans lui faire un vœu, etNotre-Dame-de-la-Garde, elle- même, n'était pas plus riche en ex-voto que ce problématique saint de bois.

De plus, une fois par an, le jour de sa fête,

HISTOIRES d'ermites 113

tout Pamparigoust, on procession, s'en allait le tirer de la niche qu'il occupait dans l'église paroissiale ; et les quatre plus gaillards du vil- lage le portaient par des sentiers pierreux et rudes, jusqu'à la chapelle de l'ermite située à deux lieues de haut dans la montagne. Voir tarauder un tel saint m'intrigua.

Bonjour, l'ermite !

Vous voilà, mécréant.

Qu'arrive-t-il à votre saint?

Ce qu'il lui arrive... Regardez: il lui ar- rive que je le vide!

Et montrant le poing aux assistants mis en joie:

Tas de damnés, paroissiens du diable, c'est votre impiété qui m'en a réduit !

Il se retourna vers moi, plus calme :

Vous savez ou vous ne savez pas que c'est demain la fête... Autrefois les gens se dispu- taient l'honneur de monter le Saint, pieds nus, sur leurs épaules. On payait pour ça ; c'était le bon temps. Je me rappelle, moi, qui vous parle, étant tout petit, sous mon prédécesseur, avoir vu mettre la chose aux enchères... Les mau- vaises idées vinrent : on portait encore le saint pieds nus, mais sans payer... Puis on se chaussa, et je dus me tenir content... L'année passée ne m'a-t-il pas fallu aller chercher par force mes pénitents à l'auberge ?

Enfin, cette année..., ah! cette année..., ils

10.

114 AU IU)N SOLEIL

m'ont déclai'ô, les brigands, que lu tronc do poirier était trop lourd, qu'on en riait dans tous les villages de la vallée, et qu'enlever un peu de bois à saint Barbejou ne saurait lui faire du mal... Mais halte-là charron ! c'est poussé assez loin. Avec ta tarière d'enfer, tu vas faire sauter à mon saint le crâne et la mitre.

Le voilà léger comme un carton, votre saint ! Si demain, les paroissiens refusent, vous pourrez le monter vous-même sous le bras.

Et, retirant sa longue tarière de l'intérieur de saint Barbejou, Gogolin la cogna du bout sur sa forte semelle pour en faire sortir les co- peaux.

Tais-toi, huguenot! dit l'ermite, qui les ramassa, probablement avec l'intention de les vendre comme reliques.

Puis, marmotant je ne sais quoi, et faisant aller sa barbe de bique :

Notre évêque l'a bien dit au prêche: « Les saints pèsent trop aux épaules, il n'j' a plus de religion à Pamparigoust ! »

LE BON ÏOUII D'UN SAINT.

Ceci sera donc ravcnture du Diable (?t du Saint, aventure aussi admirable que vèridique, par laquelle il est parfaitement prouvé que l'es- prit, jésuitique existait sur terre des siècles avant Loyola, et qu'il en cuisit toujours même aux diables du plus fin poil de s'en fier à la parole des f^-ens d'église.

Je vous la raconterai simplement, telle qu'elle m'a été racontée, il n'y a pas plus de huitjours, par un vieux pâtre en manteau couleur d'ama- dou qui, tandis que ses chèvres paissaient, s'é- tait étendu au grand soleil et prenait le frais à la provençale.

« En ce temps-là, me dit le vieux pâtre, le Diable et le Saint, chacun de son coté, prê- chaient dans les Alpes. 11 est bon de savoir qu'en ce temps-là les Alpes valaient la peine

116 AU BON SOLEIL

qu'on y prêchât. Les torrents n'avaient pas en- core emporté toute la bonne terre en Provence, ne laissant aux pauvres gens d'ici que le roc blanc et les cailloux; les montagnes, décharnées maintenant, s'arrondissaient pleines et grasses; des bois verdoyaient sur les cimes, et les sources coulaient partout. En si beau pays, le Diable et le Saint faisaient assez bien leurs af- faires; ils convertissaient d'ici, de là, l'un pour le Paradis, l'autre pour l'Enfer; le Saint ensei- gnait tout ce qu'il savait, c'est-à-dire le chemin du ciel, un peu de latin et de prières; le Diable apprenait aux gens à s'occuper plutôt des biens terrestres, à bâtir des maisons, faire des en- fants, semer le blé et planter la vigne. Bons amis, d'ailleurs, ne s'en voulant pas trop pour la concurrence (le Diable du moins le croyait !) et s'arrêtant volontiers au détour d'un che- min pour causer un instant et se passer la gourde.

Certain jour, paraît-il, au soleil couchant, le Diable et le Saint se rencontrèrent à la place même nous sommes : le Saint en costume de saint, crosse, mitre, nimbé, doré; le Diable, noir et cuit à son habitude, cuit comme un épi, noir comme un grillon.

Eh! bonjour, Saint.

Eh ! bonjour, Diable.

On rentre donc ?

C'est donc l'heure de la soupe ?

Si on s'asseyait sur cette roche? La vue

LE BON TOUR D'uN SAINT 117

(le la vallée est belle, et la fraîcheur qui monte fait du bien.

11 y avait un peu de mousse sèche, le Diable et le Saint s'assirent côte à côte, le Diable sans défiance et joyeux, car il avait fait bonne jour- née, le Saint tout dévoré de chrétienne jalousie, et jaune comme sa mitre d'or.

Voyons, ça va-t-il ? dit le Diable.

Ça ne va pas mal, ça ne va pas trop mal ! répondit le Saint. Les pauvres d'esprit devien- nent rares, et il y a parfois des moments durs ; néanmoins, au bout de l'an, on se retrouve.

Voilà qui fait plaisir ! allons, tant mieux !

J'ai même trouvé moyen, ce mois der- nier, de me bâtir une chapelle, petite il est vrai, mais c'est un commencement. Veux-tu que je te la montre ?

Volontiers, si ce n'est pas loin.

Et les voilà partis tous deux, le Saint en tête, le Diable derrière, suivant les vallons, gravis- sant les pentes, dans les grands buis, dans les lavandes, montant sans cesse, montant toujours.

Mais c'est au ciel que tu demeures?

Non, c'est simplement au haut de la mon- tagne. La place est bonne; on aperçoit le clo- cher de loin, et, quand je donne ma bénédic- tion, vingt lieues de pays tout au moins en attrapent les éclaboussures.

Enfin ils arrivent à la chapelle.

Joli ! très joli ! dit le Diable en regardant par le trou de la serrure, car l'eau bénite l'em-

118 AU BON SOLEIL

péchait d'ontror; les bancs sont neufs, les mu- railles blanchies à la chaux, ton portrait sur l'autel me semble d'un effet magnifique : je te fais mon sincère compliment.

Tu dis ça d'un ton !

De quel ton veux-tu que je le dise?

C'est donc mieux, chez toi?

Un peu plus grand, mais voilà tout.

Allons-y voir, répondit le Saint.

Allons-y ! répondit le Diable, mais à une petite condition : c'est qu'une fois dedans tu ne feras pas de signe de croix ; vos sacrés signes de croix portent malheur aux bâtisses les mieux construites.

Je te le promets.

Cane sufïît pas, jure-le moi !

Je te le jure ! dit le Saint qui avait déjà son idée.

Aussitôt un char de feu parut, et tous deux, si vite, si vite, qu'ils n'eurent pas le temps de voir le chemin, se trouvèrent transportés dans le plus magnifique palais du monde. Des co- lonnes en marbre blanc, des voûtes à perte de vue, des jets d'eau qui dansaient, des lustres, des murs en argent et en or, un pavé en rubis et en diamant, tous les trésors de dessous terre.

Eh bien? demanda le Diable.

C'est beau, très beau ! murmura le Saint devenu vert; c'est beau d'ici, c'est beau de là, c'est beau à gauche, c'est beau à droite.

Kn disant cela, le Saint montrait du doigt les

LE BON TOUR d'uN SAINT 119

quatre coins de l'édifice. Ainsi sans manquer à son serment, il avait fait le signç de croix. Aus- sitôt, les colonnes se rompirent, les voûtes s'effondrèrent; le Saint, qui avait eu soin de se tenir près de la porte, n'eut pas de mal; et le Diable, pincé sous les décombres, se trouva encore trop heureux de reprendre, pour se sauver à travers les pierres, son ancienne forme de serpent. »

« Mais votre saint est un pur jésuite ! » m'écriai-je.

« Les deux chapelles, celle du Diable et celle du Saint, sont encore là-bas, on peut les voir», conclut le vieux pâtre sans avoir l'air de m'avoir entendu, et il me montrait sur le flanc du roc une chapelle rustique construite à l'en- trée d'une grotte que j'avais visitée avant d'en connaître la légende, et qui, avec ses parois étincelantes de cristaux, sa voûte à jour, ses couloirs obstrués, ses rangées de blanches sta- lactites, peut donner en effet l'idée d'un palais féerique écroulé.

LE CHAPEAU DE SANS-AME.

Il y avait autrefois à Entrepierres, pays ro- cailleux comme le nom l'indique, un paysan qui possédait si peu, si peu, que ce n'était vraiment pas la peine.

Pour tout avoir, un coin de terre très en pente avec moins de terre que de cailloux ; pour demeure, une masure en ruines ; pour amis, une chèvre et un âne qui faisaient leur bergerie et leur étable de l'unique pièce du lo- gis.

La masure, tant bien que mal, parait de la pluie ; le coin de terre, quand Dieu ne le grê- lait point, donnait au bout de l'an quelques épis maigres, juste assez pour vivre ; la chèvre, après avoir tout le jour couru au travers des la- vandes, rapportait à la nuit en moyenne un litre de lait ; et si le pauvre homme (cela lui

LE CHAPEAU DE SANS-AME 121

arrivait une fois par mois !) avait envie de se l'égaler d'un coup de vin, il s'en allait dans la montagne, coupait douze fagots de genêt vert, les chargeait sur l'àne et descendait les vendre à la ville, les douze fagots rendaient vingt- quatre sous. Ce qui fait que, le soir, l'âne le ra- menait vaguement gris, brimbalant au roulis du bât, mais joyeux et plein de courage pour boire de l'eau le restant des quatre semaines.

Ce pauvre homme se trouvait heureux, et n'enviait le bien de personne. Seulement, il avait des idées à lui et n'entrait jamais dans les églises. On l'accusait d'avoir dit un jour, au grand scandale de ceux qui l'entendirent : « Le bon Dieu, le voilà ! » en montrant le soleil. De- puis, les dévotes racontaient qu'il avait vendu son âme au diable, n'attendant pas même, selon l'usage, l'heure d'agonie pour opérer la livrai- son ; et tout le monde dans le pays l'appelait le *Sa^î5-yl7n^^ sobriquet qui d'ailleurs ne le fâchait point !

Une après-midi, Sans-Ame s'en revenait de son expédition mensuelle à la ville, jambe de ç:i, jambe de là, sur sa monture, lier comme un artaban, et fort peu taquiné de n'avoir plus son âme à lui.

C'était la fête du village. La procession qui descendait et le Sans-x'Vme qui montait se ren- contrèrent. Comme le chemin se trouvait étroit, entre un grand rocher gris et un torrent qui l*oulait au bas du talus des Ilots d'eau claire,

11

1^

I22 AU BON SOLEIL

Sans-Ame Ht ranger son âne pour laisser pas- ser. Malheureusement Sans-Ame ne saluapoint, moins par malice que par habitude. Les paysans de là-bas disent volontiers « bonjour » mais ne saluent guère. Le curé fend les rangs, rouge dans son surplis comme un bouquet de pivoines dans le papier blanc d'un cornet, et, d'un revers de main, jette à l'eau le chapeau de Sans-Ame. Un chapeau tout neuf, mes amis ! (Sans-Ame, pour l'acheter, s'était précisément ce jour-là privé de boire ses fagots), un chapeau ga- ranti sept ans par le chapelier, un chapeau en feutre collé, dur comme un silex et solide à por- ter le poids d'une charrette.

Qui peut dire les émotions de Sans-Ame ? Il vit, drame d'une seconde ! le chapeau flotter sur l'eau bouillonnante, tourbillonner, s'emplir, puis disparaître dans l'écume fouettée d'un re- mous. Le curé riait, Sans-Ame ne disait mot. Un instant il regarda la petite barrette à pom- pons que le curé portait sur sa tonsure ; mais cette tentation dura peu ; la barrette n'avait pas de visière ! Et Sans-Ame, tête nue, remonta chez lui, tandis que la procession descendait au village.

Le lendemain, les gens qui passèrent devant le petit champ de Sans-Ame crurent d'abord qu'un curé piochait. C'était le propriétaire lui- même en train de rustiquer au soleil sous un large couvre-chef ecclésiastique. Le vieux Sans-Ame, homme de rancune, était

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LE CHAPEAU DE SANS-AME 123

allé tout simplement attendre le cure àlai)ro- menade : « Pardon, excuse, monsieur le curô, vous m'avez noyé mon chapeau, il m'en faut un autre, donnez-moi le vôtre. » Le paysage était pittoresque, mais solitaire, et le curé avait donné son chapeau.

Les malins essayèrent bien de railler Sans- Ame sur l'extravagance de sa coiffure ; lui se déclara ravi de l'échange, affirmant que rien n'est commode comme un chapeau de curé, avec sa coiffe ronde et ses larges bords, pour ga- rantir à la fois des rayons trop chauds et de la pluie.

La joie de Sans-Ame ne dura guère. Dès le surlendemain, le curé qui avait réfléchi, le som- mait par huissier d'avoir à lui rendre le chapeau.

« Pas du tout, dit Sans- Ame, on ira samedi prochain en justice, le chapeau est mien d'ici- là. »

Ce fut une fête à la ville quand, cinq jours après, Sans-Ame arriva, coifïé d'un chapeau de curé, avec ses fagots et son àne.

Sans-Ame vendit les fagots, but douze sous sur vingt-quatre, et puis se rendit au prétoire. « Audience, chapeau bas ! » glapit l'huissier ; injonction superflue, au moins pour Sans-Ame, car, en apercevant le curé, son premier mou- vement avait été de fourrer l'objet du litige sous la banquette.

Le juge de paix conclut à la conciliation : Sans-Ame avait eu tort, le curé aussi ; Sans-

124 A U r>ON SOLEIL

Aille rendrait le chapeau, et le cure lui en paie- rait un autre pareil à celui qu'il avait no^é. « C'est juste », dit Sans-Ame en tendant au curé sa coiffure. Mais le curé recula d'horreur. On ne sait pas ce que huit jours de vie paysanne peu- vent faire d'une coquette coiffure de curé. Hé- rissé, cabossé, souillé, rougi jjar le soleil, amolli par la pluie, et battant des ailes sous ses brides lâches comme un corbeau près d'expirer, le chapeau n'avait plus forme humaine. «Puis- qu'il ne le veut pas, jele garde ! » dit Sans-Ame ; et, fièrement, il remit sur sa tête ce chapeau maintenant bien à lui.

Dès lors, à ce que dit la légende, il ne se passa pas un jour sans que l'heureux paysan ressentit les effets miraculeux de la sacro-sainte coiffure. Le ciel fut dupe ; et, trompée sans doute par le pieux emblème qu'elle ne pouvait d'ailleurs apercevoir que par en haut, la Providence sem- blait se plaire à faire pleuvoir sur l'intrigant qui s'en parait la rosée de ses bénédictions. Un orage ravageait-il le pays, il épargnait le champ de Sans-Ame. Sans-Ame engrangeait tous les ans double récolte. Sans-Ame faisait des héri- tages. Sans compter que, son procès l'ayant rendu populaire, les ménagères ne voulaient plus d'autres fagots que les siens, ce qui l'obli- geait à aller se griser deux fois par semaine à la ville aulieu d'y aller une fois par mois.

Enfin, toujours couvert de son chapeau dont il ne voulut pas se séparer un seul instant au

LE CHAPEAU DE SANS-AME k^5

coui's d'iiiK.' vie (lui lut lou^-uo, Suis-Ame s'étei- gnit doucement entre sa chèvre et son âne, riche, honoré, rempli de jours et obstinément béni du ciel sans avoir jamais consenti à se réconcilier avec l'Église. De le proverbe si connu là-bas :

« Cest la religion de Smis-Amc qui faisait la nique au bon Dieu dessous un chapeau de curé. »

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11.

LES ABEILLES DE M. LE CURE.

Le délicieux jardin que le jardin du curé chez qui, encore au collège et tout petit, on m'avait envoyé passer les vacances ! Les beaux carrés de choux, les belles rangées de salades en bor- dure, et comme tout cela était bien entretenu, pioché, biné, sarclé, ratissé, et arrosé matin et soir, avant et après le soleil, à l'eau courante d'une vieille fontaine encroûtée de tuf, verte de mousse et de cresson, d'où s'échappaient par mille trous des filets de cristal et de chantantes cascatelles. C'était Sarrasin le fossoyeur qui faisait l'office de jardinier. Cette idée d'abord m'offusquait. Je trouvais que l'herbe sentait le mort et que les groseilles avaient un goût de cimetière. Peu à peu cependant, je m'y habi- tuai ; d'ailleurs, on mourait rarement au vil- lage, et l'ami Sarrasin, comme lui-même

LES ABEILLES DE M. I.E CURÉ 127

le (lisait, était un peu fossoyeur pour rire.

Kn haut du jardin, derrière la fontaine, se trouvait un endroit solitaire M. le cure pas- sait tous les instants que son saint ministère lui laissait. Le bréviaire dépêché, la messe dite sur le pouce, il accourait ; et je le voyais de loin, seul avec le fossoyeur, pendant de longues heures, s'agiter, tempêter et faire de grands gestes.

On m'avait défendu d'api)rocher. « M. le curé ne veut pas, me disait Sarrasin ; ce sont les ru- ches ! » Et, en effet, ces ruches mystérieuses remplissaient le jardin d'abeilles bourdonnantes qui se roulaient tout le long du jour, ivres de pol- len, dans le calice des passe-roses.

Mais pourquoi m'empêchait-on de les voir, ces ruches? A quels travaux d'alchimie les abeilles travaillaient-elles en compagnie d'un fossoyeur et d'un curé ?

Une après-midi, je n'y tins plus. M. le curé et Sarrasin étaient allés quelque part enterrer une vieille femme. Demeuré seul, je me dirigeai, le cœur palpitant, vers l'endroit interdit, derrière la fontaine. C'était un bout de terrain caillou- teux et sec, planté de romarin, de lavande et de toutes sortes de plantes grises qui craquaient sous le pied et sentaientbon. Un nuage serré d'a- beilles, tournant dans le soleil et luisant comme l'or, m'indiqua le coin se trouvaient les ru- ches. Car Sarrasin n'avait pas menti, c'étaient bien des ruches, mais quelles ruches ! Elles ne

128 AU P.ON SOLEIL

ressemblaient ni aux élégantes maisonnettes coifïéesd'un léger faîtage en paille qu'habitent les abeilles bourgeoises, ni au tronçon d'arbre creux avec une tuile cassée pour toit, domicile habituel des essaims rustiques. Figurez-vous un alignement de boîtes bizarres ne tenant debout qu'à force d'étais et par un miracle d'équilibre, boîtes longues, boîtes bossues, boîtes ayant des becs et des bras avec un vague aspect de bétes monstrueuses. Ces boîtes étaient percées de trous par les abeilles entraient et sortaient aussi tranquillement que s'il se fût agi de ruches or- dinaires. Mais cela ne me rassura point, et je me sauvai bien vite dans le paisible jardin aux légumes, rêvant du « Grand Albert », et parfai- tement persuadé que le curé et son fossoyeur se livraient journellement à toutes sortes d'incan- tations et manigances diaboliques. Le soir, les vacances finissaient, et l'on me ramenait à la ville.

J'avais presque oublié cette histoire. Parfois même, y songeant, je me demandais si mon cer- veau d'enfant, halluciné par une après-midi de solitude et de grand soleil, nel'avaitpas un peu rêvée. Dix ans plus tard, un hasard de prome- nademeramenadanslevillage. Je trouvai le curé cassé et vieilli. Le fossoyeur était mort; mais le petit jardin, envahi par les herbes et presque retourné à l'état sauvage, m'apparut dès la porte tout bourdonnant d'abeilles comme jadis. Cela me rappela mon aventure, et je résolus d'avoir

LES ABEILLES DE M. LE CURÉ 129

le cœur net cette fois. Interrogé, le vieux curé se mit à rire, et voulut bien me montrer ses ru- ches. C'était bien, derrière la fontaine, le même triste bout de lande semé d'herbes grises et de cailloux, et c'étaient bien les mêmes étranges ruches que mes yeux d'enfant avaient vues.

Le curé me dit : «C'est une idée à moi, il y a vingt ans que j'y travaille; elle m'a coûté pas mal d'argent et donné pas mal de tracas, mais je touche à la réussite. » Et savez-vous à quoi le bonhomme travaillait, ce qui lui avait fait les cheveux blancs avant l'âge ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille... Il travaillait à faire écrire ses abeilles. Oui, à leur faire écrire : Vive r empereur ! en lettres de miel. Il me montra une de ses ruches, car il en avait de rechange. C'était comme un gigantesque moule à biscuit, avec la forme et les proportions d'une lettred'enseigne.Onlaissaïtles abeilles faire leur gâteau là-dedans, et le gâteau, une fois le moule ouvert, se trouvait être un Fou un R. Et c'est pour cela que les buveuses de rosée du poète avaient, vingt ans durant, parcouru les coteaux pierreux et la vallée verte, se gorgeant de pol- len doré et recueillant l'ambre liquide ! Ah ! si les abeilles avaient su !.. Seulement les abeilles ne savaient pas.

Le curé, qui, en sa qualité de curé, ne man- quait pas de quelque ambition, nourrissait à pro- pos de ce qu'il appelait son idée, les espérances les plus chimériques. Une fois les treize lettres bien

130 AU P.ON SOLEIL

au complot, il les clouait rousses comme le soleil, et toutes brodées de fines cellules hexa- gonales— sur une grande planche taillée en fronton d'arc-de-triomphe, il exposait son chef-d'œuvre à Paris, et l'empereur ne pouvait faire moins que de lui accorder la croix et le canonicat honoraire.

Mais que de tracas pour arriver à ce résultat ! Ces diablesses d'abeilles sont capricieuses. Cer~ taines lettres leur déplaisaient sans qu'on pût savoir pourquoi. Et le fait est qu'habitant une S ou un 2" elles pouvaient trouver étranges ces de- meures tortueuses et biscornues. Et puis d'au- tres inconvénients : le F de Vive se gâtait et coulait déjà, tandis que Vr d'empereur commen- çait à se remplir à peine. Enfin on était arrivé, les treize lettres marchaient de front, et le bon inventeur ayant un essaim de reste, songeait déjà à se payer un point d'exclamation supplémen- taire.

Un mois plus tard l'empire s'écroulait à Sedan, et la République était proclamée.

« Comment faire ? disait le curé. Donner d'autres lettres à mes abeilles.... Hélas ! Vive la République! c'esthien long, et puis Monseigneur ne permettrait pas.

LES CENT HEURES.

Depuis fort longtemps, chose invraisemblable, les citadins de Canteperdrix n'avaient plus tremblé. Cela ne laissait pas de les taquiner, car un peu de terreur sans motif, un léger fris- son artificiellement obtenu sont pour tout bon i bourgeois français une sensation délicieuse.

Mais voilà ! tout allait malheureusement sur des roulettes : le blé se dorait, le raisin gonflait, les journaux prêchaient la confiance.

A^ainement la haute société feignait encore de s'eifrayer, vainement la douairière de Cas- tel-Çroulant décommandait ses robes d'hiver, vainement le vicomte de Castel-Croulé, prêt à une nouvelle émigration, faisait ouvertement réparer sa berline, une berline à ressorts de cuir, à panneaux écussonnés, d'antiquité véné- rable, que tout le monde pouvait voir au Portail

132 AU BON SOLEIL

neuf, (levant l'atolier du charron, levant vers le ciel ses brancards dans une attitude d'efïarement et de vague fuite !

La confiance régnait quand même ! Plus de conférences effarées, au cercle, tous les dos en rond ; plus de promenades autour des remparts, avec des silences subits, des regards inquiets quand passe quelqu'un, et la conversation con- tinuée à voix basse. On rentrait sans revolver à travers les rues désertes après minuit ; on ne poussait guère les verrous que par habitude ; et l'éclair de l'allumette-bougie faisant reluire comme argent les murs du corridor passé au lait de chaux ne montrait désormais, même aux moins braves, aucun fantôme d'individu suspect se dissimulant dans un angle noir. Et pourtant on était en République ! Comme républicains, les Cantoperdiciens étaient satisfaits, mais, comme bourgeois aimant à trembler, quelque chose manquait à leur bonheur.

Tel était l'état des esprits à Canteperdrix quand survint un événement qui, de longues années encore, défraiera les conversations.

Il faut savoir que, pour marquer les heures lentes de son existence, cette paisible et peu industrieuse cité possède de temps immémorial une vieille horloge à jaquemart, perchée tout en haut d'une vieille tour. Cette tour, qui a des meurtrières pour fenêtres et dont la porte étroite et basse est comme une fente entre deux blocs énormes que retiennent des crampons de fer,

LES CENT HEURES 133

jouit clans le pays d'une renommée mystérieuse. Les conseillers municipaux qui: parfois y pé- nétrèrent pour vérifier une réparation ou dres- ser un état des lieux ont rapporté de l'im- pression peu rassurante d'un voyage dans le vide et le noir, par des escaliers vermoulus, sur des passerelles branlantes, avec la menace per- pétuelle de lourds contre-poids en pierre de taille pendant sur la tête au bout de poulies, sans compter l'effrayant va-et-vient du balan- cier, et, si l'on est surpris par l'heure de la son- nerie, le tapage infernal de toute la mécanique subitement détraquée, du cliquet qui part, du volant qui ronfle, des roues qui grincent et des grands coups de cloche qui font trembler la tour et tomber le crépi des murs.

C'est, en somme, un endroit que personne ne visite guère ; et le vieil horloger qui, depuis près de quarante ans, une fois tous les trois jours, remonte l'horloge, a bien raison de con- sidérer l'horloge et la tour comme sa propriété.

Un original, ce vieil horloger. Grand chas- seur à ses moments perdus, éducateur pas- sionné de toutes sortes d'animaux, il avait fini par faire de la tour d'horloge une arche de Noé véritable. Des pigeons y nichaient, des lapins y gîtaient, une famille de furets y vivait paisible sous une caisse, et, sur la porte, dans une cage, une chouette de la bonne espèce, ex- cellente pour la pipée, roulait des yeux d'or et faisait de grands saluts en soufflant. Tout cela

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134 AU I50N SOLEIL

n'était pas sans inconvénients: les pigeons, au temps des amours, se posaient par couples sur les contre-poids, accélérant le mouvement et précipitant la fuite des jours d'une manière exagérée; d'autres fois, comme il arrive au boa repu qui digère, l'horloge s'arrêtait net, toute apparence de vie suspendue, ayant quelque lapin trop curieux pris aux dents de ses en- grenages.

Des observations furent faites, et le vieil horloger, pour ne pas heurter l'opinion publi- que, supprima i)igeons et lapins ; puis, l'opi- nion publique calmée, peu à peu il avait repris ses habitudes, les pigeons étaient revenus, les lapins avaient suivi les pigeons, et, le jour même se passe cette histoire, à la nuit tombante, on aurait pu voir notre homme in- troduire dans la tour furtivement et attacher au bas de l'escalier, par une forte ficelle, un renardeau qu'un amateur lui avait donné à dresser.

L'horloger, sans doute, ne prévoyait pas que la présence de ce renardeau dans la tour dût être pour Canteperdrix un événement considé- rable.

La lune brillait, la ville dormait, et les ha- bitants, sous leurs rideaux, rêvaient voluptueu- sement à des commotions politiques.

Soudain Jaquemart se met à sonner : un coup, deux coups, trois coups... douze coups ! « Déjà minuit ! comme le temps passe! » Treize coups!

LES CENT HEURES 135

« Co n'est pas possible ! sûrement, nous au- rons mal compté. » Quatorze coups, et quinze, et seize! «Les cent heures, on sonne les cent heures ! » Et Jaquemart en effet sonnait h^s cent heures, il en sonnait même un peu plus de cent, répandant dans l'air le souvenir des épo- ({ues troubles tant de fois, dans la nuit, les cent heures sonnèrent, souvenirs un peu brouil- lés de terreur blanche et de terreur rouge, de 93 et de thermidor.

Les bonnes gens qui aiment à trembler en eu- rent leur compte cette nuit-là. Des fenêtres s'ouvraient, des têtes coiffées de blanc apparais- saient, des dialogues s'échangeaient d'une maison à l'autre: «Le branle-bas, monsieur! mon journal l'avait bien prédit ! ... C'est drôle, il n'y a personne dans les rues... Recouchons-nous, si vous m'en cro3'ez ; on saura à quoi s'en tenir demain matin. »

Le lendemain il y eut de la désillusion quand on apprit qu'un simple renardeau était cause de tout ce vacarme.

Voici comment, d'après l'horloger, s'était pas- sée la chose : ranimai, c'est du renardeau qu'il s'agit, probablement pris d'épouvante au bruit nouveau pour lui du balancier et des roues, rom- pant son attache et se culbutant dans le noir de la tour à travers cordages et engrenages, avait fini par sauter d'un bond éperdu sur le contre-poids de la sonnerie qui, sous cette surcharge, s'était mis à descendre furieuse-

136 AU BON SOLEIL

ment, tirant sur le battant à casser la cloche. N'importe, on avait tremblé (c'est bien le moins qu'on tremble un peu en République), et les citadins de Canteperdrix se souviendront longtemps avec plaisir des cent heures du re- nardeau.

VIEILLE NOBLESSE.

La gTand'tante nous parlait parfois, en énu- r

mérant nos alliances, de certains parents éloi- gnés, oh ! très éloignés, lesquels étaient de vieille noblesse : « Nos cousins de Pépézuc », disait-elle ; et il fallait voir la bonne dame se rengorger. j

Je demandais un jour : Pourquoi les Pépézuc ne se montrent-ils jamais ? La grand'tante ré- ^,

pondit : Ils sont fiers et pauvres !

Fils d'artisan, petit-fils de paysan, ce noble cousinage me flattait. Faire visite aux Pépézuc devint le rêve de mon enfance. Malheureuse- ment, les Pépézuc habitaient au diable, par delà dix vallons, sur des versants rocheux, dans un de ces maigres biens de montagne qu'on voit à moitié chemin des nuages, parmi les lavandes grises et les pierrailles, se détacher en vert

12.

138 AU BON SOLEIL

quand le seigle verdit, en jaune quand le seigle se dore, avec un petit point blanc, qui est la maison, au milieu.

Un jour pourtant, prenant courage, je me dé- cidai à aller surprendre les Pépézuc dans l(;ur asile héréditaire.

Quatre heures de marche, et par quels sen- tiers !

Mais l'orgueil me soutenait. Puis j'étais rhé- toricien, le cerveau peuplé d'amoureuses chi- mères. Qui sait? il y avait peut-être là-haut des filles, châtelaines languissantes et frêles : je n'hésitais pas, j'en épousais une et je redorais le vieux blason.

Enfin, j'arrive. Au premier aspect, le manoir des Pépézuc m'étonne un peu. Rien de ce que j'avais rêvé : ni fossés moussus, ni tourelles croulantes, et pas d'écusson au portail. Une sorte d'écurie coiffée d'un grenier ! Le tout en cailloux noirs agglutinés dans du mortier plu^ noir encore, et se rapprochant assez, par la cou- leur et l'apparence, d'un fort morceau de nou- gat trop cuit. Au lieu de vitres, du papier huilé avec des traces d'écriture. La porte du bas grande ouverte et se balançant sur un seul gond.

On entrait comme chez soi : ô simplicité des vieux âges !

Dedans, tout était noir aussi, sauf des trous au plaiond, nombreux et brillants comme des étoiles, et un vif rayon de soleil qui, enfilant l'étroite porte, traversait la pièce en coup de

VIEILLE NOBLESSE 130

sabre et allait s'écraser contre la inuraille du fond. Mais ces trous d'or et ce rayon rendaient plus sombres les coins sombres. Une poule ôtique grattait le sol en coquetant, des mou- ches innombrables dansaient et bourdonjiaieut dans le rayon, une marmite en fer précipitait ses glouglous sous la cheminée. Mais ces bruits vagues semblaient rendre plus sensible le si- lence.

Soudain une voix masculine et forte, d'un timbre étrange, me fit tressaillir. La voix avait dit : « ! brave homme... » Je regarde dans tous les coins. Un lit sans drap, un escabeau cassé, une table boiteuse, et personne. « Brave homme ! » répéta la voix qui me parut venir d'en haut. Alors seulement, regardant mieux, j'entrevis dans l'ombre un paquet de linge ac- croché au mur.

C'était le paquet qui m'adressait ainsi la pa- role !

Cependant le paquet continuait: <' J'ai faim ; la cuiller est au clou, la soupe sur les cen- dres. » Un peu interloqué, je pris la cuiller et la soupe, et, m'étant approché prudemment, j'aperçus un monstre à tète énorme emraaillotté jusqu'au cou et pendu par le dos à un long cro- chet qui, en des temps plus heureux, avait du servir de support à la panetière. Le monstre se taisait maintenant, fermant les yeux, ouvrant la gueule. J'enfournai dedans la soupe à grands coups de cuiller. Tout disparut en un instant.

f

140 AU BON SOLEIL

Quand ce fut fini, on s'expliqua : Horreur! ce monstre n'était ni plus ni moins que ma propre cousine, l'unique et dernière descendante des Pépézuc ! Elle avait douze ans, des instincts vo- lages, et Pépézuc père avait inventé cette mé- thode ingénieuse de l'accrocher ainsi pour l'empêcher d'aller courir.

« Et pourquoi t'emmaillote-t-il les bras ? »

« Parce que, quand il ne me les emmaillotte pas, je me décroche ! »

Pépézuc père, parti avant l'aube ce jour-là pour surprendre un lièvre, n'était pas encore revenu.

« Si vous voulez le voir, vous le trouverez du côté du vallon, est le noyer creux, tout près d'un rocher. »

La cousine était bizarre, d'une éducation né- gligée; je mis donc de côté tout rêve d'a- mour et ne jugeai pas à propos de prolonger le tête-à-tête. Allons, me dis-je, allons voir Pépézuc père; il aime la chasse, ce qui est d'un gentilhomme ! Je me le figurais par avance un peu original, un peu sauvage, mais vaillant et doux, comme il convient au dernier débris d'une noble race.

Elle était jolie, la noble race !

Je trouvai Pépézuc chassant, mais chassant sans meute ni fusil et d'une façon pas du tout seigneuriale. Il était couché le nez dans l'herbe, à plat ventre et les bras en croix. De temps en temps, il tressautait avec des contorsions singu-

VIEILLE NOBLESSE 141

Hères. M'entendant marcher, il me hêla : « Hé, monsieur, arrivez m'aider, arrivez ! la bête m'échappe. Quelle bête? Un lièvre, monsieur ! un lièvre grand comme un petit âne. Je le guettais depuis un mois; ce matin, je l'ai pris au gîte, quand il dormait encore, en me laissant tomber dessus. Et vous êtes depuis l'aube? Oui, j'attendais que quelqu'un pas- sât. »

A deux nous nous emparâmes du lièvre. Sans être gros comme un petit âne, il me sembla de taille raisonnable. Le descendant des Pêpézuc voulait me le vendre sept francs.

Je rentrai chez nous humilié, tout meurtri de cette lourde chute du haut d'un arbre gé- néalogique.

Et pendant plus d'un an, ajouta en manière de conclusion l'ami qui nous racontait cette histoire, pendant plus d'un an, je me sentis de- venir rouge jusqu'au blanc des yeux, toutes les l'ois que la grand'tante, se rengorgeant sous ses anglaises, faisait quelque allusion discrète à nos lointaines alliances, et aux bons cousins de Pê- pézuc — pauvres et Oers !

LES PIGEONS AU SANG.

« Faites-les au sang ! » cria Marins en se pen- chant par-dessus la rampe. Et tandis que notre rustique hôtellière, toute aux apprêts du déjeu- ner, menait dans la pièce d'en bas un grand ta- page de vaisselle, Marins me dit : « Tu n'as pas connu mon grand oncle, le vieux Férévoux?... Non !... Eh bien, je ne peux pas manger de pi- geons au sang sans me rappeler le dernier dé- jeuner qu'il m'offrit. »

J'allumai une cigarette et j'écoutai. C'est tou- jours ainsi, par quelque exorde subtilement in- sinuant, que Marins commence ses histoires.

« Un terrible homme, mon grand oncle ! tout à fait un homme de l'ancien temps. Au coup d'État de 51, il avait pris le fusil et commandé la résistance. Je le vois encore tel qu'il était quand j'avais dix ans : sec et noueux comme un

LES PIGEONS AU SANG 143

vieux cep, recuit au soleil de toutes les trauspoi -

tatioiis, solide, quoiqu'il tremblât à chaque été .

d'une fièvre rapportée d'exil; etdesafamilledis- 1

persée, de sa fortune en partie perdue, de toute

une vie sacrifiée au devoir, ne regrettant vrai- '

ment que son œil droit crevé d'un éclat de silex,

un jour qu'il cassait des cailloux sur la route aux

environs de Lambesse.

« Mon grand-oncle était bon, mais violent. Une fois, il battit son meilleur ami qu'il avait surpris jouant au piquet avec un juge. Pour la religion, un vrai païen ! Il avait dans son cabi- i

net de travail un grand Christ, un Christ espa- gnol, saignant du rouge par toutes ses plaies. « Pourquoi gardez-vous le bon Dieu chez vous, lui disais-je un jour, puisque vous ne l'aimez pas?» lime regarde de son air tranquille. « Et s'il me plaît d(*. le voir pendu ! » J'eus peur et ne lui parlai plus de son Christ. j

Tous les mercredis soir, au grand désespoir de grand'mère, fort dévote et qui craignait ^,

pour ma jeune âme, tous les mercredis soir mon grand-oncle passait chez nous. « C'est demain congé, nous irons aux Combes, les pêches sont mûres. » D'autres lois c'étaient les raisins qui se doraient dans la vigne ou les cerises qui rou- gissaient. Et puis la vraie fête, la vraie joie, quand il me disait : « Viens me prendre à la première heure, il y a des petits au pigeonnier. » Le pigeonnier ! de toute la nuit je n'en fermais pas Vœ\\ d'impatience.

144 AU BON SOLEIL

Mon grand-oncle habitait tout seul une vieille maison du temps jadis, fort belle, mais un peu ruinée, avec un large escalier à balustres, en- combré de plâtras tombés, débris de nymphes se baignant et de chasses mythologiques. Le pi- geonnier se trouvait au plus haut de la maison, après une enfilade de galetas, dans une tourelle moyen âge oubliée sur les toits de ce logis Henri II. Rou... cou\.,. Rou.., cou\... fai- saient les pigeons. Il fallait dresser une échelle, soulever une trappe, et l'on se trouvait dans un grand cabinet tout blanc, éclairé par un vasis- tas percé de jours symétriques représentant des carreaux, des trèfles, des piques et des cœurs. Le ciel bleu luisait derrière les trous, et sur le parquet tout encroûté de colombin le soleil des- sinait des cœurs, des carreaux, des trèfles et des piques. « Que personne ne sorte ! » criait mon grand oncle. Grand effarement, un bruit d'ailes, une pluie de plumes blanches et grises ! Mais je tirais une ficelle, et soudain la grille s'abattant fermait les issues du vasistas. Alors la visite commençait, dans les paniers d'osier suspendus et les petites logettes de brique ma- çonnées le long des murs. Ici des œufs, des jeunes à duvet ; mais nous ne voulions que les gras ! Quelquefois, au milieu des magnifiques pattus enrubannés aux pieds et se rengorgeant comme des marquis Louis XIV, nous pincions quelque intrus venu du dehors, un de ces bisets qui vivent dans les trous des remparts au mi-

LES PIGEONS AU SANG 145

lieu des bouillons blancs et des violiers. « Ah ! les canailles ! ils ont à eux toute la cam- pagne, et ils viennent me manger mon grain !... Ne méritent-ils pas qu'on les tue ? » Pourtant on ne les tuait point : « Ce sont des indépen- dants, laissons-les libres ! »

Alors c'étaient les joies de la cuisine, les bêtes plumées, le lard rissolant sur un feu clair, la table dressée, la nappe mise. Moments fortunés, heures sans pareilles ! l'eau m'en vient à la bouche en y songeant !

Donc, un jeudi matin, jour de pigeons ! j'a- vais réveillé mon grand-oncle. C'était toute une cérémonie que de le réveiller. Je savais était la clé, j'entrais à petit bruit dans la chambre, je prenais une canne à pêche posée à cet effet derrière la porte, et, me tenant de loin, de très loin, par exemple ! je tapais sur le bois de lit jusqu'à ce que le dormeur se réveillât. « Oncle Férévoux ! monsieur Férévoux ! » Tout à coup monsieur Férévoux se dressait sur son séant, et l'œil encore mal ouvert, battant l'air de ses bras noueux, il exécutait des moulinets formidables. Habitude d'homme traqué ! Il m'eût tué sans le vouloir. Puis, me reconnais- sant, il me disait : « Allons ! n'aie pas peur, et viens m'embrasser, imbécile ! »

Mon grand-oncle, ce matin-là, avait gesticulé plus fort et plus longtemps que d'habitude.

13

146 AU BON SOLEIL

«Je croyais que c'étaient eux, cette fois », murmurait-il entre ses dents. Pourtant nous étions montés au pigeonnier, et dix heures sonnant, les pigeons fumaient dans le plat de faïence.

Mon grand-oncle me semblait tout drôle. Il s'était fait beau, rasé de près, avec une haute cravate blanche qui lui maintenait le menton raide. Il me parlait de République, puis il s'in- terrompait en disant : «Tu es trop jeune, tu ne comprends pas », et il me servait un bout d'aile ou une cuillerée de sauce. Il me dit aussi : « Si je partais et que je ne revienne plus, le pi- geonnier serait pour toi. » Tout cela me cou- pait l'appétit.

Nous en étions au milieu du déjeuner, quand on frappa un coup timide à la porte. C'était Tistet, mon ami Tistet, le fils du concierge du tribunal : « Cachez-vous, monsieur Féré- voux, les gendarmes seront ici dans un quart d'heure. Mon père a su cela, il m'envoie vous le dire. Maintenant je me sauve; nous per- drions notre place si quelqu'un me voyait ici. » « Ton père est un brave homme, Tistet; dis- lui que je le remercie. Adieu. Tistet. » « Bien le bonjour, monsieur Férévoux ! »

Un moment après, ma grand'mère entra. Tistet, en passant, l'avait avertie. Essoufflée, toute rouge, elle dit que des Italiens, à Paris, avaient tiré sur l'empereur, qu'on mettait en

LES PIGEONS AU SANG 147

prison los républicains, que c'était bion fait d'ailleurs, que lui, Férévoux, avec sa politique, méritait de périr sur l'échaiaud, mais que ce serait tout de même bien désagréable pour la famille. Puis elle se mit à pleurer et tira de dessous son tablier un sac d'écus avec un pot de miel. « Remporte ça, ma sœur, et va me chercher une couverture : j'en aurai besoin en prison. » « Tu ne te sauves pas « Non, je suis trop vieux ! » Ma grand-mère partit en levant les bras au ciel.

Le grand-oncle mangeait toujours, moi je pleurais dans mon assiette.

Eniin les gendarmes arrivent. « Au nom de la loi...» « Tiens c'est vous, Sambuc? » dit mon grand-oncle au brigadier. « Croyez bien, monsieur Férévoux... » « Partons, je suis prêt ! » reprend mon grand-oncle. Le bri- gadier et les deux gendarmes se regardaient embarrassés. Le brigadier balbutia : « Il ne faudrait pas nous en vouloir, monsieur Féré- voux, mais la gendarmerie n'y peut rien : c'est l'ordre... » En même temps un des gendarmes tirait de sa poche quelque chose qui cliquetait et luisait. « Des menottes comme à un vo- leur ? Des menottes pour traverser la ville ? » Le vieux Férévoux recula indigné, terrible ! Je crus qu'il allait sauter sur son fusil. Mais, se calmant, subitement: « Viens, petit, viens me les mettre.. Vous permettez, Sambuc, n'est-

148 AU liON KOLKIL

ce pas ! » 11 me tendit ses deux poignets qui tremblaient un peu, deux poignets maigres, avec beaucoup de veines. Le brigadier Sambuc m'aidait. « Marius, tu te souviendras !... Merci, Sambuc ! » disait mon grand-oncle. Kt je voyais à travers mes larmes, près de ma ligure, la grosse figure du brigadier Sambuc, rouge, honteux, soufflant comme un chat dans sa moustache. Mon grand-oncle, le vieux Fêré- voux, avait alors soixante et quinze ans !... »

A ce moment, l'hôtelière, apportait un plat qui fumait. A table ! s'écria Marius plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, je dirai une autre fois la fin de cette histoire ; les pigeons au sang n'attendent pas !

LE r.ON VOLEUR DE GIROPEY

Je lisais l'autre soir, dans un vieux journal, l'affaire des brigands de la Taille ; le nom de Giropey me frappa. Soudain, je revis la petite Ferme du Chêne- Vert (car telle est la gracieuse s

signification de ces deux syllabes désormais si- r

nistres : VFvé), je revis la vieille et vaste au- *

berge les assassins ont logé, et, me rappe- i

lant ce site charmant, à mi-cote d'une longue montée qui serpente une heure durant sous les ■*

arbres et les vignes sauvages, me rappelant la '

petite fontaine, le grand abreuvoir oii les ga- mins menaient les chevaux boire, et la belle vue qui, du perron, s'étend sur l'immense lit de la Durance couvert de cailloux blancs et de noires oseraies, je n'ai pu m'empécher de mau- dire ces étrangers maladroits et brutaux, qui sont venus attrister de leur légende atroce des

13.

150 AU HON SOL Kl L

lieux oii l(3s brigands de Provence n'avaient laissé que d'aimables souvenirs.

Car, j'ai beau faire : lorsque, fermant les yeux, je me représente le paysage de Giropey, il m'(.'st impossible d'y encadrer les hideux Piémontais de la Taille. Amoureux d'harmonie, même en ces questions délicates, je voudrais Gaspard de Besse, par exemple, le chevaleresque larron que toutes les dames d'Aix pleurèrent, et c'est avec un sentiment de fierté bizarre, mais non inexplicable, que, moi, Provençal, je me com- plais au souvenir d'un bon vieux voleur, plai- sant et doux, voleur bien du pays et du terroir, que j'eus la joie de connaître en ce même lieu de Giropey, il y a de cela quelques années.

J'étais alors écolier, et je descendais à pied de Sisteron pour m'en aller passer mes vacances à la tuilerie du pont de Manosque. Parti d'assez tard, et flânant en route, j'arrivai à Giropey lorsque le soleil se couchait. Je résolus de tlxer mon gîte d'étape. La beauté de l'endroit m'in- vitait au repos; 30 kilomètres avaient lassé mes jambes; un poétique spectacle,» fait pour séduire une âme jeune comme était la mienne, acheva de me décider.

Sur le banc de pierre de l'auberge, un grand vieillard était assis au milieu d'un groupe d'en- fants ; il leur racontait je ne sais quoi, et à tout moment l'auditoire éclatait de rire, puis, quand les rires étaient finis, le vieillard recom-

LE BON VOLEUK DE (iIKOrEY 151

raençait à parler do sa belle voix dont les pa- roles m'échappaient, mais qui m'arrivait so- nore et douce.

M'approchant, je vis qu'il était aveugle, aveugle comme Homère devait l'être, de cette cécité des vieillards qui laisse aux yeux toute leur limpide beauté ; les rayons roses du cou- chant jouaient dans ses longs cheveux plus blancs que neige, et, la tête pleine de souvenirs classi(iues, je crus un instant contempler le vieux Nestor.

Ce n'était pas Nestor, c'était Charavany ! Oui, Charavany, le fameux Charavany, de Lurs, celui qui s'évada dix-sept fois du bagne, ainsi qu'on l'apprend dans ses Mémoires, et de qui les bons tours joués aux gendarmes et aux geô- liers feront longtemps la joie des veillées.

Charavany n'avait jamais tué. Un jour qu'on l'accusait d'assassinat, il déclara solennelle- ment, en pleine cour d'assises, que devant une aussi indélicate accusation, il croyait de son honneur, à lui Charavany, bien connu partout, de ne pas même se défendre. \

Le jury l'acquitta sans délibérer. .

Quant aux vols, c'était autre affaire ; Chara- j'

vany tenait à eux comme à sa plus pure gloire, et plutôt que d'en nier un seul, il s'en serait, je crois, inventé d'imaginaires. ,

Écoutez celui-ci, dont il était particulière- mentfier et queje tiens de sa bouche vénérable !

\

152 AU BON SOLEIL

Charavany une l'ois, venait encore de s'éva- der. Pas d'argent, le ciel bleu pourtoit, l'eau des vallons pour boire, mais rien à mettre sous la dent.

Désespéré, mourant de faim, le malheureux voleur songeait vaguement à rentrer au bagne.

Un roulier passa sur la route avec son équi- page complet, \si carriole eile brancan chargés tous deux, ô tentation ! d'immenses fromages de gruyère.

« Quels fromages, monsieur, il aurait pu s'en servir pour roues! » disait le bon vieux Charavany, dont les narines et les lèvres fré- missaient à ce souvenir.

Le roulier, brave homme, voyant Charavany fatigué, le fait monter sur sa carriole. Dia !... Ml... on cause, on se lie, le charretier tombe de sommeil. Si vous voulez, propose Chara- vany, du temps que vous dormirez un peu, je me tiendrai au cordeau et je surveillerai les bêtes. Marché fait! Le roulier s'endort, et Cha- ravany, tout en guidant, soulève la bâche en sparterie, éventre une caisse, desserre une corde et envoie le plus beau fromage rouler sans bruit dans le fossé.

Quelques cents pas plus loin, il éveilla hon- nêtement le roulier : Adiousias, l'ami, je prends par la traverse.

Revenu sur ses pas et maître du fromage, Charavany commence par tailler en son milieu de quoi faire un repas mémorable ; en son mi-

LK BON VOLElll DE GlROrEY 153

lieu, entendez-vous, à la place exacte du moyeu, si le fromage eût été roue, mais sans toucher à la circonierence. Puis le voilà parti, roulant devant lui, tranquillement, dans la poussière des grandes routes, ce disque d'aspect fantas- tique, dont le trou central s'agrandissait à chaque repas. '

» De Peyroles, monsieur, disait Charavany, le fromage m'a mené ainsi jusqu'à Lyon. A la fin, par exemple, il ne tenait pas debout, ce n'était plus qu'un cercle de croûte, et de ma grande roue de charrette hi ferrure seule res- tait. Mais m'a-t-il gêné, ce sacré fromage ! lorsque je rencontrais les gendarmes, et que, sans papiers, sans ressources, il me fallait chaque fois leur prouver par de bonnes raisons que voyager en roulant sur la grand'route un gruyère percé à jour était la chose la plus na- turelle du monde ! »

i

Tous les vols de Charavany furent, comme \

celui-ci pittoresques et joj^eux. La justice s'en fâchait parfois, quoique plus souvent indul- gente; en somme, il faut bien l'avouer pour- tant, notre héros passa aux galères de Toulon .' la plus grande partie de sa vie.

Charavany était bien vieux quand on l'en sortit; vieux et aveugle. Comment faire? Il n'y a pas d'invalides pour les voleurs : on envoya donc Charavany à l'hospice de Forcalquier.

A l'hospice, Charavany qui s'ennuyait, Chara-

154 AU BON SOLEIL

vany, quoique n'y voyant plus, s'amusa à volur les pauvres. Les pauvres pétitionnèrent en masse, et Charavany fut renvoyé.

Aux hospices de Sisteron et de Digne, mêmes histoires ; si bien que, repoussé de partout, le bon vieux Charavany finit par retomber sur les bras du gouvernement.

Alors, chose invraisemblable, et que cepi^n- dant chacun vous affirmera dans le pays, alors, le préfet se décida à demander pour lui un petit secours annuel sur je ne sais quels fonds départementaux.

Le secours fut voté par le Conseil général.

Charavany, chargé de gloire et d'ans, vint mourir aux lieux qui l'avaient vu naître, pai- sible, accueilli de tous, commettant encore de temps à autre quelques menus vols dont on riait, aimé des anciens qui se trouvaient fiers d'un tel contemporain, des fillettes qu'il amusait, et des enfants à qui il contait ses aventures le soir, sur le banc de l'auberge, aux rayons du soleil couchant. Et si parfois un voyageur demandait en le voyant : « Quel est ce vieillard véné- rable ? » les habitants lui répondaient d'un air d'aff^ectueuse considération :

« C'est Charavany, un vieux voleur qui est venu à Giropey manger sa retraite ! »

MON AMI NAZ

Or, voici par suite de quelle aventure mon ami Naz fut voué au vert :

Blasé sur les joies du collège, fatigué de fu- mer toujours des feuilles sèches de noyer dans des pipes en roseau, et d'élever des serpents avec des cochons d'Inde au fond d'un pupitre, mon ami Naz résolut un jour de s'offrir des émotions plus viriles.

Et, le képi sur l'œil, le cœur battant à faire éclater sa tunique, il entra, mon ami Naz, au cabaret de la mère Nanon.

Tous les collégiens un peu avancés en âge le connaissaient ce cabaret : une porte basse sur la rue, un petit escalier à descendre, un corridor à suivre, et l'on se trouvait dans la salle ! avec son plafond à solives, sa fenêtre qui regarde la Durance, et la bataille d'Islj' accrochée au mur.

156 AU BON SOLEIL

O Joie, ô paresse!... Le collège à deux pas (parfois même nous en entendions la cloche), et du soleil plein la fenêtre, et la grande voix de la Durance qui montait.

Une topette de sirop, mère Nanon !

De sirop, petits?... Est-ce de gomme ou de capillaire ?

De capillaire, mère Nanon.

Et la mère Nanon apportait une topette de capillaire. De la pointe d'un couteau, elle enle- vait dextrement le petit bouchon, puis renver- sait la topette, le col en bas, dans le goulot d'une carafe pleine de belle eau claire. Le sirop s'écoulait lentement, avec un joli bruit, comme le sable d'un sablier. L'eau claire, le sirop s'y mêlant, se troublait de petits nuages couleur d'opale et d'agate, et de grosses guêpes attirées montaient et descendaient le long du verre, cu- rieusement.

Mon ami Naz qui était en fonds ce jour-là but à lui tout seul huit ou dix carafes. Puis, la tête échauffée, il se mit au billard, à faire la iiartie !

Je le vois encore ce billard : un solennel bil- lard à blouses, du temps de Louis le quator- zième, décoré de grosses têtes de lion à ses quatre coins, têtes de lion qui ouvraient avec bruit leur gueule en cuivre, chaque fois qu'au hasard de la partie une bille tombait dedans. Les billes, d'ailleurs, étaient en buis, les queues sans procédé, et les bandes, antérieures, pa-

MON AMI NAZ 157

raît-il, à rinvontion du caoutciioua, semblaient remboiuTées de lisière. Quant au tapis, qui en décrirait les reprises sans nombre et les macu- latures ?

Mon ami Naz, ce jour-là, gagnait tout ce qu'il voulait.

Pourquoi ne s'arrêta-t-il pas à temps ? Et d'où vient cet amer plaisir que trouve l'homme à tenter la destinée ?

Naz gagnait tout : partie, revanche et belle. Il n'avait qu'à s'en aller, il resta. Il n*avait, le i

dernier coup lait, qu'à poser la queue glorieu- sement. 11 préléra, le dernier coup fait et mar- qué, garder la queue en main pour continuer sa , série. I

Et il la continua, le malheureux! il fit un, !'

deux, trois carambolages; il en fit cinq, il en fit six; il en fit huit, il en fit dix; et les billes \

allaient, venaient, s'effleuraient et tourbillon- |

naient, puis s'entrechoquaient doucement, comme attirées par un aimant invisible; et les ^

carambolages roulaient, et les spectateurs ap- plaudissaient, et la vieille Nanon elle-même, remuant des sous dans la poche de son tabli(U', admirait et faisait galerie.

Tout d'un coup, c'était un efi'et de recul! la queue, lancée d'une main nerveuse, glisse sur la bille et la manque ; le tapis craque, le ta- pis se fend triangulairement, et la queue presque tout entière s'engouffre et disparaît dans un abîme de drap vert.

U

158 AU BON SOLEIL

Le tonneiT(3 en personne serait tombé dans la salle, que le saisissement n'eût pas été plus grand. Chacun s'entre-regarda. Naz, le malheu- reux Naz, resta debout, comme stupéfait, le corps en avant et la bouche ouverte.

Son père ! s'écria la vieille Nanon, qu'on aille chercher monsieur son père !

Le père de Naz arriva.

On s'attendait à une explosion de colère. 11 se montra glacial et digne :

Combien ce tapis ?

Soixante francs, mon bon monsieur, pas moins de soixante francs.

Voici soixante francs!... et qu'on me donne le vieux drap.

Puis, les bandes déboulonnées et le tapis dé- cloué :

Emporte-moi ça, dit le père en remettant à Naz le tapis roulé.

Que comptait-il faire ?

Le surlendemain tout fut expliqué quand nous vîmes entrer le malheureux Naz vêtu de vert de la tête aux pieds : habit vert, gilet vert, pantalon vert, casquette verte, et non pas vert- pomme ou vert-bouteille, mais de ce vert cruel et particulièrement détestable qu'on choisit pour les tapis de billard. Sur l'épaule droite nous reconnûmes tous une grande tache faite par la lampe à schiste, et sur l'épaule gauche une petite meurtrissure bleue imprimée dans le drap par un massé trop brutal.

MON AMI NAZ 159

A partir de ce jour, mon ami Naz passa une jeunesse mélancolique.

Six ans durant, son père fut inflexible ; six ans durant, des habillements complets de cou- leur verte sortirent pour le malheureux Naz de cet inépuisable tapis.

Ses camarades le raillèrent.

Les demoiselles de la ville s'habituèrent à rire de lui.

Et le malheureux Naz souffrit beaucoup de toutes ces choses, étant avec un cœur ai- mant.

On le surnomma le lézard vert.

Sa figure, à Ibrce d'ennui, devint peu à peu verte comme le reste. Il se mit à boire de l'ab- sinthe !

Enfin, à l'âge de vingt ans, long, maigre, et toujours habillé de vert, mon pauvre ami Naz, ayant pris l'humanité en haine, s'embarqua vert et seul pour les Grandes-Indes , le paradis des perroquets !

L'IIOMME-VOLANT

J'ai connu un homme-volant, la race des hommes-volants n'est pas près de disparaître de ce monde ! il s'appelait Siffroy (d'Antonaves), il était berger de son état.

La nuit, menant les moutons sur la montagne, Siffroy regardait toujours en l'air. Depuis son enfance, l'espace l'inquiétait : l'espace, l'infini du bleu piqué d'étoiles. Il aurait voulu monter là-haut, comme les jean-le-blanc et les aigles, comme la fumée de son feu. Pourquoi ? pour rien... Du moins, il ne savait pas.

Un jour, à l'auberge, c'est la première fois qu'il y entrait, Siffroy remarqua une vieille image représentant un homme dans un grand panier qu'emportait vers le ciel un globe im- mense. Le globe planait au-dessus des nuages ; en bas, la terre semblait une fourmilière, avec

i/HOMME-VOLA NT 161

des villes, des champs de blé, des ponts, des ri- vières, des routes; l'homme du panier tenait un drapeau. Siffroy se fit expliquer; et depuis il se voyait toujours en rêve, lui SifFroy (d'Antonaves) tenant un drapeau, au-dessus des nuages, dans un grand panier.

Certain samedi, jour de marché, SifFroy des- cendit à la ville. Il avait deux écus en poche. Arrivé au Portail peint, il s'informa auprès du préposé de l'octroi : « si l'on ne connaîtrait pas quelqu'un, par hasard qui pourrait lui faire un joli ballon pour deux écus ? » Le préposé de l'oc- troi, ayant dévisagé notre homme; répondit: « Pour un travail comme celui-là, il laut du pa- pier peint, de la colle... je ne vois guère que Castarini. » Or, il faut savoir que ce Castarini, peintre et colleur de papier peint à ses moments perdus, avait pour occupation principale d'a- muser les gens de la ville en ourdissant à ren- contre des naïfs villageois toute sorte de farces et de méchants tours. ^^

Silfroy trouva Castarini devant sa boutique, sur la Placette, en train de barbouiller de beau jaune cadmium, imitant l'or, une enseigne pour un café. « Qu'y a-t-il à votre service « Excusez si je vous dérange, mais je m'appelle Siffroy (d'Antonaves) et je voudrais que vous me fissiez un joli ballon de deux écus. C'est le préposé qui m'envoie. » A ces mots, Castarini détourna la tête et, voyant la bonne figure dou- cement candide et le crâne en ogive de son in-

14.

I

162 AT; HON SOLEIL

terlocuteur, il cligna de IVpilavoc un air do profonde satisfaction, tandis qu'un frémissement scélérat (le tigre en a de tels quand il flaire sa proie ! ) lui bridait les muscles des joues. « Un ballon ? ainsi vous voudriez un ballon, Ut- il en reposant son pinceau sur sa boîte à cou- leurs ; un ballon pour monter dedans?» «Oui, monsieur, en papier bleu autant que possible, avec la lune et les étoiles. » « On peut vous en faire un si vous y tenez; moi, il me semble que je préférerais un cerf-volant, solide, bien bâti, un beau cerf-volant à deux places. » « Je n'en ai jamais vu!» dit SifFroy. «C'est que dans un ballon il y a de l'esprit de vin, des étoupes; rien qu'un coup de vent et tout s'enflamme!... aimeriez-vous brûler en l'air? » Siffroy était de- venu perplexe. Castarini, lui, comptait sur ses doigts, réfléchissait. Puis, tout à coup, comme subitement inspiré : « Que diriez-vous d'une paire d'ailes « Des ailes ! J'y avais pensé,» répondit Siffroy qui, en effet, avant sa décou- verte du ballon, avait plus d'une tois rêvé aux moyens de se fabriquer des ailes, tout en sui- vant du regard, là-haut dans le bleu, le vol des aigles et des jean-le-blanc.

Marché conclu, jour pris: Siffroy remonte vers Antonaves, et Castarini se met résolument au travail.

Ce fut un émoi dans la ville quand on apprit qu'à la foire prochaine Siffroy (d'Antonaves) vo- lerait et que Castarini lui fabriquait ses ailes.

l/llOMM K- VOI.ANT 163

Trois semaines durant, les curieux assiég'èrent la boutique de laPlacette; trois semaines, Cas- tarini demeura enfermé chez lui, négligeant les peintures en train, refusant les commandes les plus pressées, peu visible, silencieux et tout entier à son chef-d'œuvre.

Enfin, le grand jour arriva. Dès la première heure, les gens de la ville allèrent se poster sur le pont, guettant la caravane d'Antonaves. « Kt Si/froy ? » Pas de Silïroy ! On ap prit que Siffroy était descendu chez Castarini depuis la veille pour essayer les ailes et s'exercer.

Tranquille comme si de rien n'était, Castarini fumait sa pipe à sa fenêtre .

îl se fit peu d'affaires à cette foire-là ; légu- mes, paniers d'œufs, sacs de blé restèrent à l'a- bandon. Hommes et femmes, tout le monde at- tendait sous la fenêtre de Castarini.

A midi sonnant, Castarini éteignit sa pipe. Un instant après, il apparaissait sur la porte, te- nant par la main Sifïroy (d'Antonaves), rouge d'orgueil et décoré d'une immense paire d'ailes. Quatre mètres d'ailes pour deux écus, tout en papier d'argent et d'or ! Castarini évidemment en était du sien, Castarini avait bien fait les choses !

Aussi quelle joie quand, sur le vieil orme étêté dont la fourche formait plate-forme, on vit Siffroy (d'Antonaves) apparaître en costume de chérubin ! Siffroy n'était pas beau naturelle-

164 AU BON SOLEIL

mont ; ro.prèsontez-vous-lo avoc des ail(3s (Vav- gent et d'or sur sa veste de droguet.

« Du large, vous autres ! cria Castarini ; et toi, SifFroy, aie bien soin de te lancer au troi- sième coup... Je compte : une, deux, trois ! » Siffroy gonfla ses ailes, qui battirent au vent et frémirent ; il prit son élan, mais ne se lança point. Tant de têtes d'hommes et de femmes, tant d'yeux levés vers lui, tant de bouches ou- vertes l'interloquaient, et puis l'ormeau main- tenant, lui semblait haut comme une montagne.

« Recommençons: une, deux...» les ailes retombèrent affaissées, et Sifîroy déclara qu'il n'avait pas envie d'aller se noyer dans la mer. A cette réponse, la foule se fâcha et quelques-uns voulurent jeter des pierres. Mais Castarini les arrêta. Castarini était psychologue et avait ap- pris à connaître l'âme chimérique et fantasque- ment Imaginative de Siffroy : « Il va voler, vous allez voir ! »Puis, de sa voix la plus douce :

« Dis-moi, Siffroy, c'est donc partir qui t'embarrasse « Oui, c'est partir ; après, cela irait tout seul « Je vais te donner le moyen, ferme les yeux, remue les ailes, et figure-toi que tu es petit oiseau. » «Je me le figure, » dit Siffroy. « Maintenant, attention : je vais t'effaroucher.» Et s'approchant de l'arbre sur la pointe des pieds, Castarini claqua douce- ment dans ses mains en faisant : j^chU / pcJiit ! pchit m comme pour faire s'envoler une fau- vette.

l'homme-volant 165

La fauvette... non : Siftroy s'enyola : il tour- billonna un instant dans un nuage d'argent et d'or, tomba par terre et se rompit la jambe droite. Et l'on parle encore dans le pays de ce bon Siffroy (d'Antonaves) qui, perché sur un orme, croyait être petit oiseau.

LES ANES MALADES

Qu'on enpensece qu'on voudra, j'eus toujours un faible pour l'àne. Cela sans doute me vient d'enfance et les impressions d'enfance ne se dis- cutent point.

J'aime l'âne, estimable animal, si voisin de l'humanité par ses vertus comme par ses vices : dur au travail et flâneur par boutade, continent et luxurieux suivant l'occasion et la saison, pa- tient un jour, puis révolté, volontiers rêveur et tout à coup se ruant et pétaradant en des facé- ties imprévues, l'œil malicieux et résigné à l'ombre d'un bouquetde longs poilsgris, l'oreille raide sous le bâton, mais devenant d'une mo- bilité étonnante, d'une exquise sensibilité pour prendre le vent au moindre bruit, vrai philo- sophe en somme dans sa robe de bure bourrue, un peu terreuse, usée par places et pareille non

LES ANES MALADES 167

au froc du capucin, mais, ctMiui. vaut mieux, au manteau eiïrangé du Cynique.

DansCanteperdrix,quiestune ville de paysans, chaque paysan a son âne et sa maisonnette. Le paysan loge au premier, l'âne loge au rez-de- chaussée. A part cela, leur vie est la même. Levés tous les deux avant l'aube, ils vont à l'olivette ou à la vigne; l'homme porte le bissac et la pioche, l'âne porte une charge de fumier, un sac de se- mence, quelquefois aussi il ne porte rien, car l'âne sous ce ciel béni est un ami plus qu'un es- clave et l'homme travaillerait mal si, entre deux coups de collier, relevant la tête, il n'apercevait au haut du champ son compagnon sobre et fi- dèle en train de tondre à larges lèvres quelque maigre buisson rôti parle trop grand soleil. Pour tromper la longueur du jour, parfois Tâne se meta braire ; son chant remplit l'espace im- j

mense, le silence règne quand il s'est tu, silence |

absolu, religieux, que trouble seul sur les co- teaux le bruit argentin de la pioche. Et c'est ] longtemps, longtemps après que l'ortolan ou le coucou hasardent de nouveau leur cri et qu'on entend se réveiller le chœur enragé des cigales.

L'âne fait partie de la famille ; et c'est un grand orgueil pour tous, quand, après les courses de Saint-Aroï, son maître le ramène vainqueur,' monté à cru, sans bât ni selle, mais secouant fièrement au son des tambours le bri- don triomphal pomponné dans le goût espagnol ou la musette en sparterie que décorent de

168 AU nON SOLEIL

petits miroirs (3t des broderies en laine aux cou- leurs voyantes. Heureux les ânes de Canteper- drix s'ils connaissaient bien leur bonheur! car, ils sont vraiment paysans, peinant l'été, se re- posant l'hiver et partageant en tout et toujours les nobles travaux et les robustes joies de la vie rurale.

Donc, une fois il arriva que tous les ânes de Canteperdrix furent malades, et Dieu sait qu'il y a des ânes dans la ville de Canteperdrix !

L'ange exterminateur, celui des ânes, avait passé, marquant les portes ; et dans le haut, dans le bas quartier, les pauvres bêtes tombaient comme mouches. Plus de bruit de sabots, le ma- tin à l'heure l'on part, dans les ruelles; plus de clochettes sonnantes le soir, au retour des champs, près delà fontaine ; mais tout le long de la journée, avec de durs cahots sur le fjavé pointu, le chariot bas de l'équarrisseur qui, suivi du hurlement des chiens, emportait les cadavres à la grève.

Un remède fut trouvé, cher, mais guérissant quelquefois : on gorgeait les ânes de miel, lar- gement, par grandes cuillerées. Je vis soigner ainsi l'âne d'un voisin : efflanqué, la langue pendante, le poil secoué de longs frissons, il gisait tristement sur la litière de buis frais coupé près de sa mangeoire à moitié pleine. La femme, appuyant maternellement la tête de l'âne sur ses genoux, maintenait ouvertes ses mâchoires et l'homme, lesbrasnus, fouillant dans un grand

LES ANES MALADES 169

pot, enfournait d'ônonnes pelotes- d'un beaux miel odorant et roux, naturelle potion le gosier du moribond pouvaitreconnaître au pas- sage, réduites à leur quintessence, toutes les ihiurettes des près et toutes les herbes des mon- tagnes.

Dans un coin, Baptistin soupirait. Baptistin le fils de la maison, un gamin de huit ans qui malgré son âge menait déjà le soir l'âne boire. « Voj^ez comme il avale ! soupirait Baptistin, cela lui fait du bien, le pot est presque aux trois quarts vide... » Et s'étant accroupi il regarda l'âne qui avalait, avalait toujours. Depuis la maladie, Baptistin était comme fou et manquait l'école, mais son père le lui pardonnait, compre- nant sa grande douleur.

Tant de cœur chez un enfant si jeune me toucha. j

A deux jours de là, je le vis passer riant, f

rayonnant, respirant la joie : « ! Baptis- tin, arrête-toi ; l'âne va donc mieux ? Au con- j traire, mon pauvre monsieur, il est mort ce } matin quand le coq chantait ; je viens d'avertir l'écorche-rosses. » Puis il ajouta, l'œil éclairé, la lèvre gourmande : « Vous savez ? C'est moi qui achève le pot de miel ! »

15

LE LAPIN DU COUSIN ANSELME

Pourtant, quel intérêt....

Quel intérêt!... Décidément tu n'es pas fort en ces délicates psychologies. Mais, ce qui fait le charme raffiné du mensonge, du vrai mensonge, c'est précisément d'être inutile. Le mensonge trouve en lui-même sa récompense et son plaisir. C'est un lys qui ne file point, une flamme heureuse de briller sans qu'elle éprouve le besoin d'éclairer personne... Quel intérêt ! comme si Anselme, le cousin Anselme, avait obéi à un intérêt quelconque le jour oii bénévo- lement il nous proposa de manger son fameux lapin ! Tu te rappelles bien le lapin d'Anselme ?

A vrai dire, je ne me rappelais pas du tout. Mon interlocuteur est un Méridional du pur Midi, menteur par excès d'imagination et scep- tique comme tous les menteurs qui ne croient

LE LAPIN DU COUSIN ANSELME 171

qu'à leurs propres mensonges. Conteur agréable, d'ailleurs, à cela près que sa pensée allant tou- jours d'un train de galop, sa parole a peine à la suivre. Il commence une histoire, l'oublie et, soudain la remplace par une autre. Aussi, sans plus m'occuper du sujet de conversation semé en route, je m'apprêtai à écouter l'aventure du cousin Anselme et de son lapin.

Tu n'as pas l'air de te rappeler! c'est étonnant... Enfin, peu importe! Donc, un jour de Tannée passée, m'étant, suivant l'habitude des commerçants de chez nous, levé de grand matin pour ne rien vendre, je m'occupais sur le pas de ma porte, avec toi ou avec un autre, à considérer l'air du temps, (juand Anselme passa et me demanda : Comment préférez-vous le lapin?— Mon Dieu! répondis-je, en civet, avec beaucoup de serpolet et de thym ; je ne crains même pas d'y ajouter gros comme l'ongle d'é- corce d'orange. Parfait ! cela se trouve bien, je vous cherchais précisément pour vous inviter à en manger un au bastidon...

Un civet au bastidon ! Ces seuls mots m'a- vaient mis l'eau à la bouche. On est si bien là, loin de sa femme (car au bastidon la femme ne pénètre point, et le pins débonnaire Provençal met à défendre cet asile de paix contre l'inva- sion du sexe impur une férocité mahométane !), on est si bien dans l'unique pièce parfumée d'aïoli qui sert à la fois de salle à manger et de cuisine, tandis que les charbons du fourneau

172 AU RON SOLEIL

oii le déjeuner mijote s'obscurcissent et meu- rent en lançant une dernière bouffée chaude, et qu'au dehors, sur les maigres pins du coteau crient désespérément les cigales grillées. Et quand le mangerons-nous, ce civet?... demain ? Comme vous y allez ! Ne plaisantons pas: j'ai visité hier la lapinière, il y a une mère qui, à mon compte, fera ses petits avant deux jours. La race est précoce ; on peut donc fixer le dé- jeuner à cinq semaines d'ici. Va pour cinq semaines !... soupirai-je un peu défrisé.

Ah ! par exemple, pendant ces cinq semaines je n'eus pas le loisir d'oublier le lapin. Anselme, dès le lendemain venait m'en apporter des nou- velles. La femelle avait mis bas : six lapereaux superbes, un surtout, gris de poil avec le nez rose, qui déjà au seul aspect d'un trognon de choux remuait l'oreille comme père et mère. C'est celui-là qu'on mangerait! Deux jours après ce fut une autre gamme: le mâle, un enragé, dévorait ses enfants par jalousie ; on avait le mettre en gêole, sous un panier renversé, avec une grosse pierre dessus ; trois lapereaux avaient péri victimes de ce nouveau Saturne, mais, par un hasard miraculeux, celui à poil gris et à nez rose survivait. La semaine suivante, An- selme me déclara d'un air afïïigé que trois pe- tits, aussi drus et forts et tétant toujours épui- saient la mère ; il allait en sacrifier deux : cela lui faisait de la peine, mais le dernier aurait la part des autres et profiterait d'autant.

LE LAPIN DV COUSIN ANSELME 173

Dès ce moment, l'unique lapin suffît à rem- plir notre vie : au café, à la proipenade, An- selme ne me parlait que de lui, s'attendrissant sur ses grâces enfantines, racontant ses capri- ces, constatant ses progrès. Plus d'une fois môme, à l'heure du départ pour les champs, quand, dans la rue endormie encore, tintent au cou des chèvres et des bourriquets quelques clochettes matinales, Anselme vint cogner à mes vitres, en criant : << Tandis que vous voilà tranquille dans vos draps, moi je vais couper pour notre lapin l'herbe qu'il aime, des séne- çons, des liserons... » Et il ajoutait en s'éloi- gnant, pour prouver son zèle : « J'étendrai un moment l'herbe au soleil, parce que les lapins, la rosée les tue. » Dans les brumes de mon som- meil interrompu, ce lapin m'apparaissait gi- gantesque !

Un matin, le lapin s'échappa. Anselme, tout ému encore, vint chez moi me raconter la chose. A force de courir, il était parvenu à le rattraper.

Entin Anselme déclara que le lapin se trou- verait à point dans huit jours, ce qui mettait la fête un dimanche. En attendant, il allait vivre au régime sec: plus d'herbage, plus de verdure, plus de ces plantes gonflées d'eau ([m l'ont aux lapins leur chair fadasse et molle ; i*ien que des lavandes, des marjolaines ; de temps en temps, mais pas souvent, quelques brindilles de poivre- dWne, toute une nourriture odorante cueillie

15.

174 AU BON SOLEIL

exprès par Ansolme sur la montagno, car An- selme pour tout au monde n'aurait chargé un autre que lui de ce soin.

Le dimanche arriva. Anselme voulut partir le premier, dès l'aube, pour sacrifier la victime d'un coup sur l'oreille à la façon classique, l'apprêter et la mettre en casserole; moi, je devais venir après, tout à mon aise, avec deux ou trois amis qui m'aideraient à porter le vin et les autres provisions... Mais écoute la fin de l'histoire !

Volontiers ; le lapin d'Anselme était-il bon ?

Hélas ! mon ami, ce rare lapin, si gras, si rond, si bien nourri, parfumé comme une cas- solette, ce lapin n'avait jamais exi^sté que dans l'imagination d'Anselme. M'étant levé de très bonne heure ce jour-là, le hasard fit que je surpris Anselme en train d'acheter son lapin chez le marchand de lapins. Anselme ne possé- dait dans son bastidon, je m'en suis assuré de- puis, ni lapinière, ni mère lapine ; et c'est uni- quement pour le plaisir qu'un mois durant le brave garçon m'avait menti, ajoutant chaque matin, avec une ingéniosité de poète ou de ro- mancier, un grain nouveau à son chapelet d'in- nocentes impostures.

Et tu en conclus?...

Tiens, c'est vrai ! en étions-nous ? Ma foi avec ce lapin, cet Anselme, j'ai un petit peu perdu le fil.

FRUITS DE MER

Tout à coup mon ami le Capitaine ts'ëcria : Je crève de rire... Puis sans remarquer mon air étonné, toujourssérieux comme un pape, il ajouta: ... Je crève de rire quand je vois des huîtres, parce que cela me rappelle la seule l'ois que nous en mangeâmes, à Antibes. Là-bas les coquillages ne manquent point ; nous avons toutes sortes de fruits de mer: les preires de Toulon, les clovisses, les moules, et les oursins que j'oubliais, les oursins qu'on pince au fond de l'eau, quand ils se promènent, à la pointe d'un roseau fendu. Pour dliuîtres , par exemple, bernique ! De temps en temps les maîtres d'hô- tels en font' bien venir un panier ou deux de Marennes ou de Cancale, mais celles-là, d'abord les Anglais les accaparent, et puis il ne serait pas agréable de manger au bord de la Mé-

no AU lîON SOLEIL

diterrance dos choses poussées dans l'Océan. Et le Capitaine, répondantà l'invisible interlo- cuteur que tout bon méridional i)orte en soi, conclut philosophiquement: Kh, té, on s'en passe de vos huîtres !... Puis il continua après un soupir :

Le plus pénible dans tout ça, c'est qu'à l'entrée du port, à deux pas de la Porte-Marine, il y a des millions et des milliards d'huîtres, de quoi nourrir plusieurs régiments, un banc énorme qui s'en va sous l'eau jusqu'à moitié chemin de la Corse.

Pourquoi ne les pêchez-vous pas !

Parce que c'est trop bas, coquin de sort : au moins à vingt brasses. ^ Seulement on les aperçoit distinctement, par une belle mer, dans les jours calmes. Et quelles huîtres, mon ami! larges comme ce chapeau, blanches, grasses ! Aussi, quand je m'en allaispar là, près de la bouée de Cinq-cents- francs, entre le phare et le fort Carré, tendre mes palangrotessmx castagnores, cela me faisait frémir de les voir bâiller. Savoir qu'on a une mine d'huîtres sous son bateau et ne pas pouvoir en goûter une ! Je leur montrais le poing au fond de l'eau, oubliant tout, même les castagnores, quoique la castagnore soit un joli poisson avec la peinture de ses. écailles, et ses nageoires qui ont l'air découpées au ci- seau.

Là-dessus, mon ami le Capitaine, bien que je n'eusse soufflé mot, m'interpella furieusement:

FRUITS DE MER 177

Ainsi tu no crois pas que j'en aie mangé de ces huîtres ?

Voyons, qui te dit?...

Non, tu ne le crois pas !... J'en ai mangé pourtant, moi ; mais il fallait un de ces hasards qui n'arrivent que tous les cent ans, un vérita- ble coup de la Providence. Figure-toi... C'était précisément en cette saison, un lendemain de tempête. La mer avait été mauvaise trois jours, et, trois jours durant, d'énormes vagues venues droit d'Afrique s'étaient amusées à jouer au che- val fondu par dessus le môle et les remparts. Après mon bureau, au lieu de faire le tour de ville, l'idée me vint d'aller, de l'autre côté de l'anse Saint-Roch, regarder la plage. C'était su- perbe. Le fond^de la mer avait être retourné sens dessus dessous comme un gant. Le rivage blanc d'os de seiche, couvert d'épongés, do pierres ponces, et puis du corail, toutes sortes de coquillages! Je ne connais rien à ces bêtises, mais elles m'amusent ; après deux ou trois pe- tites heures, j'en avais mes poches remplies au point do ne plus pouvoir marcher. J'allais re- tourner sur mes pas, quand, un peu on avant dans l'eau, j'aperçus un rocher d'aspect bizarre. Et dire que j'hésitai un instant à me mouiller les pieds, dire que je faillis passer sans regarder à côté d'une telle trouvaille ! car c'était une vraie trouvaille : je ne sais combien d'huîtres, ensemble accrochées et soudées, un aggloméré, un béton d'huîtres, ne formant plus qu'un bloc,

178 AU BON SOLEIL

déraciné sans doute la veille et ramené du fond par le gros temps. Tu devines ma joie, mais que faire de mon épave? J'essayai de l'emporter : trop lourd ! Laisser les huîtres et m'en aller chercher secours eût été d'une souveraine im- prudence : un passant n'aurait eu qu'à mettre la main dessus. Pour comble de malheur, la nuit tombait. Ma résolution fut bientôt prise : j'avais du tabac, une pipe, et je m'établis dans un creux d'où je pouvais surveiller, rien qu'en ouvrant la moitié d'un œil, mon trésor caressé par les flots et gardé par le clair de lune. Toute îa nuit, je rêvai d'huîtres; et quand je me ré- veillai, un peu engourdi par l'air frisquet, mes huîtres étaient là, le soleil levant perçait la brume et les bateaux-pêcheurs sortaient du port. A force de héler, un de ces pêcheurs m'en- tendit. « Comment ! c'est vous, monsieur le Capi- taine, mais tout le monde vous croit noyé !

Laisse-les croire et aide-moi à embarquer ça !

Une pêche rare, monsieur le Capitaine, qui fera du bruit dans la ville ! »

Et je te crois, qu'elle fit du bruit ! Un grand déjeuner fut servi au cercle, avec mon bloc d'huîtres tout entouré de fleurs, au milieu de la table ; car, afin que chacun pût jouir du coup d'œil, on devait le dépouiller peu à peu en mangeant, et n'ouvrir les huîtres qu'une à une. Nous étions quarante convives : il y eut des huîtres pour tous. Et, chose étrange, à mesure que le bloc se décroûtait de ses huî-

FRUITS DE MER 179

très, on le voyait progressivement prendre une forme régulière. « C'est un rocher rond.... » (lisaient les autres. Moi, je voyais bien que ce n'était pas un rocher rond. Soudain je pousse un cri de joie : le prétendu rocher se trouvait creux, avec autant d'huîtres au dedans qu'on en avait enlevé au dehors. Et dures, et serrées ! pour les avoir, ce fut le diable ! Sans compter que le président de la Société archéologique me criait tout le temps :

« Prends bien garde ! n'abîme rien, c'est une urne ; j'en vois l'émail ! une urne antique tom- bée de quelque galère et vieillie sous la mer ; nous en ferons hommage au Musée. » Va pour une urne ! mais les urnes de cette espèce, tout honnête homme en a dans sa chambre, et on les fabrique à Valauris.

Ce qui n'empêche pas, ajouta mon ami le Ca- pitaine en manière de conclusion, que tout le monde redemanda des huîtres et que, moi d'a- bord, je fis honneur à cette seconde tournée.

ESCARGOTS D'AFRIQUE

Si VOUS avez froid, si l'hiver vous paraît long et Paris monotone, faites comme j'ai fait l'autre soir, assistez à un dîner d'explorateurs. Là, dans quelque salon orné de nattes aux couleurs vives, décoré bizarrement de panoplies sauvages et de costumes primitifs en plumes de perroquet, au milieu d'une conversation s'entremêlent les longitudes et les latitudes, les gommes et la poudre d'or, les plumes d'autruche et l'ivoire, vous pourrez, tandis qu'au dehors la neige cri- stallisée brille, et tout en savourant un moka qui vient de Moka, parfumé de tafia d'origine, vous procurer gratis et sans danger la sensation d'un grand voyage aux heureux pays du soleil.

La belle flamme et quelle verve, et les miri- fiques aventures dans cette Afrique, mère des monstres, qui cache encore tant de secrets !

ESCARGOTS D'AFRIQUE 181

Pour nous l'ouvrir, dos liôros sont morts !

Cependant les escargots du Marseillais che- minent lentement à travers des régions non visitées, et, comme ces voyageurs d'un nouveau genre portent leur maison sur le dos et n'ont à s'embarrasser ni de bagages ni de tentes, tout donne lieu de croire qu'ils arriveront les pre- miers.

Quels escargots?., quel Marseillais?...

C'est une histoire qu'au dessert mes explo- rateurs racontèrent et que je vais à mon tour vous raconter.

Du temps que les escargots étaient inconnus dans l'Afrique australe (il y a bien sept ans de cela, comme chacun sait), un Marseillais vivait à la ville du Cap. Commerçant toute la semaine, il s'était fait bâtir, pour y passer ses dimanches, sur les flancs de la montagne de la Table, à l'en- droit le plus sec et le plus rocheux, un petit caba- non horriblement blanc qui lui rappelait son cher Marseille. Là, une fois tous les huit jours, grillé du soleil, mais heureux, il se confectionnait un bel aïoli et le mangeait tout seul en regardant la mer. L'aïoli mangé dans ces conditions le conso- lait un peu de la patrie absente. Ilélas ! le cœur de l'homme est insatiable. Que signifie d'ailleurs un aïoli sans son accompagnement d'escargots? Et le bon Marseillais, redevonu mélancolique, s'attendrissait obstinément au souvenir des escargots mangés sur place après qu'on les avait dénichés dans les éboulis des murs en pierre

IG

182 AU nON SOLEIL

«(!cho ({ui souiionnont his jardins do Monponti (itdii Roucas-Blaric. Un joiir, le Marseillais n'y tint plus; il écrivit à un compatriote resté là- bas, fait pour le comprendre, et deux mois plus tard, par le retour du courier, arrivait à la douane de Cape-Town une caisse carrée, per- cée de mille trous, et répandant une odeur étrange. Cette caisse renfermait dix mille escar- gots, de ces fins petits escargots gris qui, selon la prétention des Provençaux, sont aux escar- gots de Bourgogne ce qu'est au lapin de garenne un maigre lièvre montagnard nourri de lavande et de thym. Quatre mille escargots étaient mal- heureusement morts en route. Sur les six mille survivants, notre Marseillais en choisit trois mille qu'il réserva pour être mangés, et plaça les autres dans un petit parc abondamment pourvu de légumes frais et de tout ce qui peut, en géné- ral, rendre aux escargots la vie douce. Le Mar- seillais avait son idée; et quand ces derniers lui parurent remis des fatigues de la traversée et suffisamment restaurés, chaque soir il en pre- nait quelques-uns des plus gaillards et, se per- dant dans les milles sentiers entourés de jardins et de villas qui serpentent autour de la montagne, il les déposait dans un trou de mur ou sur la plate-bande d'un potager, à travers les barreaux d'une grille : « Nous avons ici un climat béni, se disait-t-il, tous les légumes d'Europe y pros- pèrent; c'est bien le diable si mes escargots ne multiplient pas ! »

ESCAllGOTS d'AFKKjUE 183

Kii cllet, les escargots inultiplièreut, et, dès lors, par les belles nuits australes, sous les re- ilcts de diamant de la Croix du Sud, l'heureux Marseillais, un panier au bras, put faire mys- térieusement d'abondantes et savoureuses ré- coltes.

Pendant quelque temps, tout alla bien. Par malheur, les escargots, à qui le sol convenait, multipliant, multipliant toujours. Unirent par déborder les jardins, contournèrent stratégique- ment les murs de la ville et, peu à peu, se trou- vèrent occuper toute la riche et grasse pres- (j[u'île : les aristocratiques cottages de Rosebank, ombragés de chênes, et les coteaux cuits du so- leil où mûrit le vin de Constance.

La chose ne se passa point cette fois sans atti- rer l'attention publique : un beau jour, les bons vignerons hottentots au service des propriétaires hollandais arrivèrent tout effarés à la ville ra- contant que des animaux étranges, sans pattes, quatre fois cornus, et tels que les anciens ne se rappelaient pas en avoir jamais vu les pareils dans le pays, dévastaient les vignes, hachaient les pampres et les grappes, et revenaient plus affamés et plus nombreux à mesure qu'on les détruisait.

Le directeur du Muséum, à qui un spécimen fut apporté, reconnut avec stupéfaction dans le monstre tous les caractères de Vllelix Cochlca- rla, du vulgaire escargot d'Europe.

L'importateur ne souillait mot; mais on apprit

184 AU 15 0 M SOLEIL

son nom i)ar 1(3S registres de la douane. Grande émotion, fureur desjournaux! Pendant quelques jours la vie du Marseillais fut menacée.

Cependant, tandis que la colonie ne parlait que d'eux et que les Magazines publiaient leur portrait a\ec des cornes intentionnellement exagérées, les escargots marchaient toujours. Un obstacle les arrêta, à l'entrée de l'isthme : les Flats, vaste étendue de marécages et de sa- ble, fleurie d'orchidées multicolores, debruyères lilas et roses, domaine familier des serpents et des canards sauvages, mais que les escargots ne pouvaient traverser sans se noyer ou s'enliser. Patients et têtus, ils attendirent; puis, un che- min de fer ayant été construit pour relier la ville avec l'intérieur, ils se glissèrent prudemment, silencieusement le long des rails et envahirent les riches exploitations du Com f'ro.ncais et les vignobles de la Perle.

Les escargots iront plus loin encore, poussés au Nord par un vague instinct, on dirait presque par un désir de se rapprocher de la patrie. Ils seront demain aux Champs de diamants ; les voies ferrées aidant, ils atteindront un jour le Zaïn- bèze... « Qui sait? dit en terminant le voya- geur qui faisait ce récit, dans vingt ans, dans trente ans peut-être, un Caillié ou un Living- stone, arrivant dans le dernier coin inexploré du continent africain, éprouvera la douloureuse surprise de voir qu'il a été précédé par les escargots partis du Cap. »

ESCARGOTS d'aFRIQUE 185

Et le Marseillais?

Les habitants, pour toute vengeance, ont donné son nom (Lavertpilière ou Cazenavette) au gastéropode qu'il importa. Nom maudit aujourd'hui par toute la colonie, mais qui sera béni demain s'il est vrai, comme le Cwpc-Times l'annonce, que la seule présence de l'escargot suffît à détruire le fléau des terres australes, plus terrible que notre phylloxéra : la punaise blanche d'Australie! Ce qui prouve qu'on peut devenir bienfaiteur de l'humanité sans le savoir et par pure gourmandise, et qu'il suffit parfois de laisser les choses aller pour que tout s'ar- range et soit pour le mieux dans le meilleur des mondes.

16.

LES SAULES DE M. SÉ\EZ.

M. Sènez aime la nature.

Vers la fin de l'hiver dernier, ayant appris que j'habitais, au pied des Alpes, une bourgade per- due, dans les torrents, les rochers et la lavande, M. Sénez débarqua chez moi un beau matin en costume pastoral , par le petit coupé à deux places qui fait le service d'Avignon.*

Avec son chapeau rustique et son sac de nuit, M. Sénez apportait, réglé d'avance, un idéal de campagne. Il voulait simplement, me dit-il, une maisonnette au regard du soleil couchant, pré- cédée d'un bassin tremperaient deux saules pleureurs et chanterait une grenouille.

M. Sénez ne chercha pas longtemps son idéal ; il l'avait trouvé le soir même.

Figurez-vous une de ces petites maisons cu- biques, blanchies à la chaux et entourées d'un

LKS SA i: LES DE M. SÉXKZ 187

mur (lu piiuTos sèches, les bous rruvuiirjuix, qui sont do la nature des cigales, vont par bandes, le dimanche, se réjouir à l'ombre d'un pin ou d'un olivier, ombre aussi claire, d'aussi fine trame et aussi percée de trous ensoleillés que le manteau du philosophe Antisthène. Tout semblait nu et froid encore à cause de la saison ; mais grâce à ma double vue de Provençal et de poète, je vis le bastidon tel qu'il serait un mois plus tard, et je sentis passer dans l'air comme un i)arfum de vin muscat, d'aïoli et d'escargots de vigne.

Autres étaient les impressions de M. Sénez.

Ce qui du premier coup l'avait séduit là-de- dans, ce (lue sa vive imagination se représentait par avance, ce n'étaient pas le mur blanc, les cigales, l'herbe brûlée, l'ombre noire des arti- chauts projetant en ligne sur le sol leurs fruits de forme classique pareils au tliyrse de Bacchus et leurs larges et belles feuilles contournées comme des acanthes, rien enfin de cet assoupis- sant poème de la chaleur et de l'été, avec les ortolans qui chantent, les blés trop mûrs qui se froissent bruyamment et les grands chemins qui poudroient; ce que voyait M. Sénez, ce qui seul le faisait rêver, c'était une chose si ridiculement attendrissante en pareil endroit, que d'abord je ne l'avais pas aperçue : le bassin ! un bassin rond grand comme la main, bordé de buis, épais de mousse, égayé d'un mince jet d'eau qui sautait de côté à un pied eu l'air avec de petits mouve-

188 AU I'.ON SOLKIL

raents asthniatiqiu3s, et ombrai^ô en espéranco par deux saules, manches à balai jaunes pour le quart d'heure, mais qui promettaient d'être, la saison aidant, de magnifiques saules pleureurs.

11 y a une grenouille ! me disait M. Sénez ravi.

Elle doit se trouver bien malheureuse.

Ne plaisantons pas. Et les saules? Savez- vous seulement combien c'est joli les saules qui poussent ? les saules pleureurs, bien entendu ! D'abord, tout autour des rameaux, commence à flotter une verdure tendre, un nuage, un brouil- lard, une fumée de verdure, comme si on les avait très légèrement poudrés d'or vert. Ils vous ont un parfum de miel, avec cela! Puis la ver- dure croît, les longues feuilles déroulées retom-

^; bentaubout deslongues branches, descendant un

peu chaque jour, jusqu'à ce que leur bout fin trempe dans l'eau et se soude à son propre re- flet. Inextricable labyrinthe se confondent le bleu du ciel et les éclairs de l'eau, les mousses et les rayons, les vrais saules et leurs images.

M. Sénez était fou de ses saules.

Pendant quinze jours il ne les quitta pas, per- dant le boire et le manger, épiant l'apparition du premier bourgeon avec une jojeuse inquié- tude.

Mes saules poussent ! mes saules poussent! disait-il tous les soirs quand il rentrait. Il se couchait de bonne heure pour rêver d'eux.

Puis un jour, subitement, M. Sénez devint

LES SAULES DE M. SÉNKZ 189

soiiibro; il ne parlait plus dos .saules, il ne voulait plus qu'on lui en parlât.

Kt cependant, en plein mois de mars, devaient- ils avoir assez de feuilles !

Je flairais un drame dans ces saules ! Je vou- lus les voir de mes yeux; sans avertir M. Sénez, je me rendis à la maisonnette.

Pauvre ami ! Pauvre M. Sénez ! Alors je com- pris ses tristesses. Le paysage idéal était là; le soleil couchant se couchait; la grenouille chan- tait sous le jet d'eau ; mais les saules, les fameux saules, qu'il avait rêvés échevelés et blonds comme une jeune fille d'Allemagne, les saules pleureurs, hélas ! ne pleuraient pas : horribles, hérissés, ils portaient lièremont la chevelure en broussaille du salix vulgaris^ des simples saules, ces écoliers mal peignés de la végéta- tion.

Ce fut navrant.

On m'a volé, disait M. Sénez; la campagne n'a plus de charme pour moi ! Je partirai demain.

]\I. Sénez faisait déjà ses paquets.

Pourtant le lendemain M. Sénez ne partit pas, le surlendemain non plus, ni les jours sui- vants. Peu à peu sa joie lui revint; il retourna au bastidon.

Une après-midi, plus joyeux encore ({u'à l'or- dinaire, mais joyeux de cette joie discrète des inventeurs qui ont trouvé :

Venez avec moi, me dit-il m3^stérieuse- ment, je veux vous montrer quelque chose.

190 AL' i;ON SOLIilL

Cii qu'il liiu iiionini, jcUiuiis jo nu l"(nibli(:rai.

Au dessus du petit bassin, les deux saules, liés par la tête et rappelant dans cette attitude con- trainte les combats de boucs et d'icgipans debout sur leurs pieds de derrière et se heurtant du front qui servent de culs-de-lampe aux belles éditions du dix-septième siècle, les deux saules, courbés, tordus, garrottés, dessinaient l'arc rêvé par M. Sénez, tandis que des ficelles sup- plémentaires tiraient en bas les maîtresses bran- ches et les faisaient tremper dans l'eau.

0 puissance de l'invention ! les saules mal pei- gnés étaient devenus, par force, de superbes saules pleureurs, et M. Sénez, en possession de son idéal, pleurait de joie en regardant pleurer ses saules.

LE MOULIN DE FUSTON.

Tout le monde l'enviait, Fuston !

Il possédait, non loin de/ la ville, le plus joli moulin du monde : un de ces moulins qu'on rêve, aux heures de mélancolie, pour y élever des canards et vivre heureux.

L'écluse n'en était pas large, mais ombragée d'arbres si beaux et peuplée de tant de gre- nouilles ! Sa grande roue ne tournait guère, mais de si vertes mousses y pendaient !

Jamais, de mémoire d'homme, le moulin de Fuston n'avait marché ; on rencontre, comme cela, pas mal de moulins en haute Provence. L'écluse, la grande roue, dormaient inutiles; inutiles aussi dormaient les pièces de l'aména- gement intérieur : meules frais taillées, blutoirs à la soie jaune, toute neuve, poche de toile tombant du plafond par le blé descend

192 ai: r>0N sol eu.

coinmo une averse de grains d'or, tiroirs énor- mes au fond desquels s'amasse la fine farine ta- misée.

Bâti sur le versant nord d'une colline, en plein courant d'air d'un étroit vallon, ce mou- lin plaisant et paradoxal était censé alimenter sa chute d'eau par le moyen d'un important barrage.

Soyez tranquilles î le barrage existait à un demi kilomètre au-dessus du moulin : barrage d'ailleurs pittoresque, fait de pieux plantés dans le gravier, de pousses d'osier noir entrelacées au travers des pieux, et qui tenait superbe- ment toute la largeur de la rivière.

Par malheur, en été, aux mois la rivière baisse, le peu d'eau qui restait préférait passer par dessous le barrage et se frayer un trais che- min, loin du soleil et loin des hommes, dans l'épaisseur du lit de galet. L'hiver, c'était une autre histoire : coulant claire, vive, à pleine rives, la rivière d'abord emplissait le canal mo- deste et récluse Mais aussitôt l'écluse emplie et quand la roue allait s'émouvoir, toujours un vent âpre arrivait qui, dans cet entre-deux de montagnes, pour plus de trois mois sans soleil, glaçait le canal et l'écluse, et figeait la bruyante chute d'eau en immobiles stalactites.

Fuston pendant plus de vingt années, n'avait pas moulu la valeur d'un sac.

Cela ne l'empêchait pas d'être meunier, et de s'habiller en meunier, et de mener la vie de

LE MOULIN DE FUSTOX 193

mouuier. Tout en drap [^'l'is, avec l'iinlispeiisable chapeau gris, d'un gris presque blanc et comme poudré de farine, il remplissait de son impor- tance les marchés et foires de la contrée, par- lant grains, raisonnant d'« issues. »

Aimé de tous, même des meuniers ses confrè- res qu'une concurrence aussi platonique n'ef- frayait point, les bons déjeuners, chez lui dans ce moulin silencieux, autour duquel les infiltra- tions de récluse faisaient régner, aux mois les plus chauds, une sorte de verdure relative !

Faute de pêche, on avait la chasse ; et pour arroser les perdrix et les lièvres courtauds de la côte, un petit vin sec, à parfum de cailloux, que le bon Fuston, de ses propres mains, met- tait fraîchir sons la grand' roue.

Je l'entends encore, ce Fuston! j'entends l'éloge de son moulin : « Vous pouvez aller de Gap à Marseille avant de rencontrer pareilles meules. C'est franc, solide, bien établi. Ça tourne rond et ça broie net, sans s'échauffer ni rien brûler. Ça vous avale un sac, deux sacs, comme je vous avale ce verre. » Et il s'exaltait au dessert, croyant entendre son moulin revivre, souriant au bruit, flairant la farine, voyant de la grand' roue en mouvement mille perles jaillir sur le gazon des berges, tandis que de long fils d'argent coulent au bout de ses mousses reverdies.

Et que manquait-ilà Fuston pour réaliser son rêve ? Peu de chose, en somme : un été qui ne fût pas sec, un hiver qui ne fût pas froid.

17

,

191 AU HON SOLEIL

Fustoii, au courant de sa vie, ne rencontra ja- mais ni cet été ni cet hiver. Tranquille en un moulin muet, la chose d'ailleurs le chagrinait peu. Tout même porte à croire que Fuston n'au- rait pas vu sans déplaisir un caprice indiscret des saisons déranger son bonheur et secouer l'aimable paresse de ses meules.

Vrai logis de poète ce moulin :

Le moulin de Fuston^ à sec Vété, gelé Vhiver, qui 7ic fait jamais de fariner!

DANS UNE PETITE VILLE

LA VIEILLE MAISON.',

Il était presque nuit quand j'arrivai.

Sur les fiTandes lices silencieuses qui font le tour des remparts, quelques bourgeois se pro- menaient encore. De temps en temps ils s'ar- rêtaient, consultaient anxieusement leur mon- tre à breloques et disparaissaient, l'un après l'autre, sous le beau portail à mâchicoulis de grès rouge, qu'un dernier rayon de soleil éclai- rait.

Comme à la fin des beaux jours, d'innombra- bles moineaux (moineau veut dire petit moine) s'égosillaient au milieu des feuilles à réciter leur olflce du* soir.

Je franchis la voûte du portail, et je me mis à marcher à travers les rues de la ville.

Personne...

C'était l'heure du dîner !

Sur une petite place, deux servantes cou-

17.

198 at; 150 n sol Kl l

saient dans uii coin obscur; on cnteiHlait lo tintement régulier de la fontaine et le bruit d'une cruche oubliée qui dcfjoiilait l'eau en se balançant.

Le lendemain matin, dès huit heures, je sau- tais à bas de mon lit d'auberge, et je m'inquié- tais de trouver un logement. L'hôtesse m'indi- qua tout au bout de la ville, dans un quartier tranquille, «à la porte de la campagne», une maison où, disait-elle, il devait y avoir des chambres à louer.

Imaginez une longue rue déserte, en pente, à côté de l'église, dont les cloches carillon- naient. Çà et là, des murs de jardins avec des lilas et des pêchers qui regardaient par dessus. Un grand perron barrait à moitié la rue. C'était là.

Je ne pus m'empêcher de sourire en voyant la solide rampe de pierre massive, polie comme le marbre par la culotte des gamins... humble et touchant détail qui me rappelait des glissa- des lointaines !

Point de sonnette ; il me fallut frapper, selon l'ancienne mode, avec le lourd marteau en fer forgé. Une petite vieille vint ouvrir.

« Monsieur est le voyageur ? » me dit-elle.

On lui avait apparemment déjà parlé de moi.

La petite vieille devant, moi derrière, nous traversâmes un long corridor frais et silen- cieux, sonore, éclairé d'un peu de jour qui ve-

DANS UNE PETITE VII.KE 109

nait dojo lUi sais où. Sur les murs, blanchis à la chaux, s'étalaient cinq ou six portraits do famille dont je ne distinguais les traits que vaguement.

J'éprouvais une bizarre sensation : les lices, les remparts, cette vieille maison, toutes ces choses que je n'avais jamais vues, me tou- chaient comme des choses familières. J'aurais voulu rester toujours. 11 me semblait être revenu dans ma ville natale, mais une ville na- tale où personne ne me reconnaîtrait.

La petite vieille s'arrêta devant une porte :

« Entrez, monsieur. »

Je ne voyais rien dans la chambre, car les vo- lets clos ne laissaient passer qu'un mince ra3'on de soleil par un trou. Seulement je sentais ce léger parfum d'ambre et cette bonne odeur de choses anciennes qui sont comme l'haleine des vieilles maisons.

Je me heurtai, par mégard(^ contre un meu- ble; un son plaintif s'en échappa, très percepti- ble au milieu du silence, et les petites paillettes d'or qui montaient et descendaient dans le rayon de soleil se mirent à danser follement.

« Monsieur, monsieur, cria la vieille, pre- nez garde à l'épinette ! » Tout en parlant, elle avait poussé les volets. Par la grande croi- sée, haute comme une porte, un flot de lumière blanche et de soleil se répandit dans toute la chambre, inondant les lourds rideaux drapés.

200 AT' noN sor,p,i[.

1(5 large, lit, 1(3 bahut de noyer noir, la cheminée en chêne luisant, les tapisseries à personnages, les fauteuils sans housse, tout un paradis du bon vieux temps l'on cherchait, oubliés sur un coin de console, la canne à pomme d'argent de monsieur le marquis l'éventail pailleté de la petite présidente. De belles dames, le chignon poudré, un bouton de rose à leur fin corsage, me souriaient du haut de leurs cadres ovales ; et, au-dessus de la porte, de petits amours nus, moulés en plâtre, gambadaient parmi des roses, des flûtes et des violons. J'a- perçus encore une grande glace à trumeau, et, sous la glace, un clavecin fermé, celui que j'a- vais heurté en entrant.

« Monsieur, me disait la petite vieille, vous trouverez peut-être le mobilier un peu fané; c'est très vieux, mais bien convenable encore. Autrefois, quand nous logions des officiers, mon fils avait voulu tout faire remettre à la mode. Par malheur, à cette époque, un ordre venu de Paris nous enleva la garnison. ^>

Il en est, paraît-il, des choses comme des femmes. J'ai vu des vieilles comédiennes tout à fait imposantes sous leurs tours de cheveux blancs, et cela m'a aidé à comprendre pourquoi les ameublements du temps de Louis XY, si co- quets, si féminins, si frivoles, finissent par pren- dre après cent ans je ne sais quel air de sainteté vénérable.

DANS UNE PKTITK VILLE 201

Lo iail, est quo je suis ici la plus tnuKiuiile- ment du monde, oubliant Paris et fort à l'abri des tentations.

Le soir, je me joue sur le clavecin un air de menuet ou de brunette, et je feuillette cinq ou six livres bruns, à tranches rouges, que j'ai dé- couverts dans la poussière et les arai^'nées, (iutre le dessus du bahut et les solives du pla- fond.

Aussitôt éveillé, je cours sur ma terrasse fumer une cigarette et voir venir le matin ; car j'ai une terrasse, une large terrasse avec des piliers de pierre à l'italienne et une énorme vigne d'au moins cent ans, qui prend racine quinze pieds plus bas, au milieu des figuiers, dans le jardin, et monte faire treille au-dessus de ma tête en se tortillant le long du mur la retiennent de gros crampons de fer.

Je vois à mes pieds des ruelles étroites, jon- chées de buis et de lavande, puis des toits, des remparts, des jardins et, par delà, la Durance dans son lit de cailloux blancs.

Quelquefois, entre les tuiles humides, un chat s'accroupit en guettant des pigeons... Un radeau descend la rivière... ou bien une ronde de petites filles que je ne vois pas chante la chanson naïve :

Garde les abeilles. Jeannette ! Garile les abeilles au pré.

Je me fais reflet de vivre il y a cent ans.

II

LE CRUCIFIX DE SŒUR NANON,

Il reste encore, hélas ! pas pour longtemps, il reste de ces bourgades provinciales, éloi- gnées des chemins de fer, immobiles et comme endormies derrière leur ceinture do remparts croulants, où, dans l'atmosphère des vieilles choses, les vieilles idées s'éternisent.

C'est dans une bourgade pareille que, tout pe- tit, — peu soucieux de théologie, j'aurais alors donné Jansénius et Molina et saint Augustin pardessus pour une pochée de noix vertes, j'eus l'honneur de connaître une bonne demoi- selle du temps passé, fort experte en ces diffi- ciles questions de prédestination et de grâce, et qui, malgré pape et Sorbonne, tenait obstiné- ment pour les cinq propositions.

On l'appelait la sœur Nanon; elle est morte voici longtemps, mais tout le monde dans le pays se souvient d'elle : petite et leste, trottant

DANS UNE PETITE VILLE 203

le long dos murs sur ses souliers bronzés à se- melkis craquantes, vêtue Tété comme l'hiver de la même robe de serge sombre, les yeux bleus et vils et le visage qui paraissait tout blanc dans l'ombre d'une coiffe à canons.

SœurNanon habitait seule rue de la Poterne, ancien ghetto des juifs devenu quartier paysan, formé à ses deux bouts par des voûtes. Des pans de mur en pierres noircies, tant bien que mal uti- lisês dans les plâtras de constructions plus ré- centes, attestaient les persécutions d'autrefois, dos pillages, des incendies. Le soleil ne péné- trait guère dans cette rue de la Poterne; mais, en revanche, du clocher roman de l'église qui, tout voisin, la dominait, les offices et les angé- lus, les enterrements et les messes y tombaient d'aplomb, bruyamment, en belles notes rondes et lourdes. Pas un ronflement no s'en perdait.

Adlliéo sans doute à (luolquo vague tiors-or- dro, sœur Nanon était fort dévote; seulement elle rétait à sa façon. Ni congréganiste, ni zéla- trice, jamais on no la voyait prendre part à ces édifiantes parties de campagne le troupeau sacré des vieilles filles, qui se consolent du ma- riage par l'amour divin, va, sous la direction d'un jouno vicaire, faire la dinotte au printem})s (3t s'attendrir sur les bienfaits du Créateur, on cueillant les cerises nouvelles. Une fois, sœur Nanon, pour une œuvre de charité, avait réuni chez (îlle quelques artisanos, des ouvrières, des ap[)rontios. Mais le curé s'olfusciua de ces con-

204 AU H ON SOLEIL

ciliabiiles et finalement les interdit. Le bruit se répandit dès lorè que sœur Nanon et les curés ne comprenaient pas la religion de la même ma- nière.

A l'église, sœur Nanon, de temps immémorial, avait choisi sa place dans le coin le plus soinbre, loin de l'autel à la mode sur lequel une vierge poupine, neuve et luisante de vernis, souriait au milieu de fleurs en papier d'or, et tout près des grilles d'une chapelle abandonnée où, dans une niche sans crépi, se morfondait un saint maus- sade. Un jour que nous faisions du bruit à la messe, quelqu'un nous dit : « Chut ! taisez- vous, la sœur Nanon tombe en extase. » Et nous vîmes cette petite vieille à genoux, les doigts crispés sur son chapelet, faisant les yeux blancs à la voûte.

Quelquefois ma grand'tante demeurait en face je regardais par la fenêtre dans la cham- brette de sœur Nanon : des murs passés au lait de chaux, les rideaux d'un lit, et, au milieu, sur le plancher de briques soigneusement ciré se miraient les pieds de sa chaise, sœur Nanon qui méditait et lisait. Un matin, sœur Nanon me dit à travers la rue : « Petit, si tu veux des pommes, fais le tour par la voûte de la Po- terne. » Une minute après, tremblant un peu, mais plein d'une curiosité joyeuse, je grimpais l'escalier propret de sœur Nanon. Sœur Nanon vintm'ouvrir la porte et me choisit deux pommes dans une crédencequi laissa échapper une bonne

DANS UNE PETITE VILLE 205

odeur de fruitier. Moi je regardais de tous mes yeux, et je ne songeais guère aux pommes. Il y avait sur un guéridon beaucoup de vieuxlivres à tranches rouges. Aux murs, deux cadres : le portrait d'un monsieur à mine lâchée, coifle d'un bonnet carré et dont le nom en latin ne m'apprit rien, puis, une gravure représentant des gens en habit de prêtre qui, les uns sciant, les autres tirant sur des cordes, essayaient d'a- battre un grand arbre dans les branches duqucd, ainsi que des fruits monstrueux, étaient des mé- daillons avec le portrait d'autres messieurs de mine également fâchée, également coiffés du bonnet carré. Aucun de ces joujoux pieux que j'avais pu admirer chez d'autres dévotes ! Pas de saint Jean-Baptiste en cire vêtu d'une peau de lapin, pas de Jésus frisé sous sa cloche de verre, pas d'images de sainteté avec des roses et des colombes. Rien qu'un grand crucifix penché au- dessus de l'alcôve ! Mais ce crucifix m'effraya. Il avait l'air méchant et dur; ses bras, au lieu de s'étendre en croix, se dressaient en l'air, pres- que parallèles, de sorte que ses mains clouées semblaient saigner sur la couronne d'épines.

J'osai demander à sœur Nanon i)ourquoi son crucifix ne ressemblait pas aux autres. Elle me répondit : . « Ce sont des choses, petit, que maintenant tu ne saurais comprendre. » Pourtant, elle ajouta, se parlant à elle-même: « Que signifient vos bras étendus comme s'ils voulai(Mit s'ouvrir à riuiniaiiité tout entière ?

18

206 AU 15 ON SOLEIL

Les élus sont rares, avare est la Grâce, le Christ ne mourut pas pour tous ! »

Je ne m'expliquai pas bien les paroles de sœur Nanon.

Quelques années plus tard, nous revenions de son enterrement ; l'aumônier du collège, à qui je racontais cette histoire de crucifix, nous dit : « Enfants, Dieu vous préserve de ressembler à sœur Nanon...

Mais sœur Nanon vivait comme une sainte...

Sœur Nanon brûle aux flammes d'enfer, sœur Nanon était janséniste ! »

III

LE SAINT DES ROUGES.

l'itoiinaiit, ce Midi !

J'entre co matin chez mon nouvel ami Cou- gourdan, notaire! mais notaire d'opinions avan- cées et qui s'était lait le plus grand tort pour avoir installé, dès le 4 septembre, un buste de la Déesse (c'est ainsi que nous nommons la Ré- publique, nous autres païens de Provence), en pleine étude, sur la cheminée. Buste peu sub- versif, (lu reste, sans bonnet phrygien, et sim- plement couronné de raj'ons.

A l'apparition du buste dans l'étude, quel- ques clients riitirèrent leurs dossiers... Des per- sonnes de la noblesse !

Cougourdan ne s'effraya point. Il acheta un second buste, couronné d'épis cette fois ! et, se trouvant en posséder deux, il les plaça chacun à un coin de la cheminée, avec goût, pour faire pendant.

20S AU 150 N SOLEIL

Quelques dossiers partirent encore.

Ferme dans ses idées, Cougourdan se procura un troisième buste, avec le bonnet phrygien celui-là ! et lui ayant construit un piédestal de quelques livres de droit superposés, il le planta courageusement au beau milieu, entre les deux autres.

A partir de ce moment, comme les clients avaient fini de retirer leurs dossiers, mon ami Courgourdan cessa de collectionner des déesses.

Donc, ce matin, chez mon nouvel ami Cou- gourdan, ayant regardé de près les divers objets d'art qui, en outre des bustes, décoraient l'é- tude, je ne pus m'empêcher d'être fort étonné.

Au-dessus de la plus haute des trois déesses, frôlant la pointe du bonnet phrygien de sa marge, une gravure était clouée sur le mur. Moins qu'une gravure, une image ! une de ces planches de poirier taillées à coups de serpe à Toulouse, dont la violence et le goût barbare heurtent les délicatesses bourgeoises, mais qui, par leurs couleurs brutales et vives comme la lumière, leurs traits rudes comme un coup de soc, se font comprendre des imaginations paysannes.

Cette image représentait une sorte d'évêque en robe longue, portant la crosse, coiffé de la mître, et auréolé d'un nimbe d'or. Tout autour, plaqués de pourpre et de vert cru, s'élançaient des pampres et retombaient des grappes.

Qu'est-ce que c'est que ça ? m'écriai-je.

DANS UNE PETIT!-: VILLK Î09

C'est saint Vincent, fit Cougourdan.

Comment ? saint Vincent !

Oui, saint Vincent, le saint des Rouges. Car, je ne m'en doutais pas, mais je l'ap-

])ris ! dans le Midi, ce Midi terrible, les Rouges eux-mêmes avaient leur saint.

Un saint estimé, respecté, ami des libertés et du peuple, que les membres du cercle Gari- baldi allaient dévotement, une fois l'an, prendre à l'église, la messe entendue, pour le porter à l'ermitage. Taillé dans un cep de vigne cente- naire et tout enguirlandé de raisins nouveaux, le bon saint parcourait les rues, puis les champs, oscillant sur quatre robustes épaules. Et c'était plaisir de voir ces mécréants, républicains à longue barbe qui laissaient passer mécham- ment, entre le pantalon et le gilet, une large bande de taïole écarlate, monter la côte ra- boteuse, dans les cailloux coupants et les la- vandes sèches, fiers de porter leur saint Vincent au milieu des hymnes en latin et des patenôtres ecclésiastiques. Car le vieux curé du village accompagnait le saint et chantait. Il rechignait bien un peu, mais il chantait : c'est l'esprit de rÉglise!

Le jour de la Saint-Alncent, par exemple, et même quand la fête tombait un dimanche, les Blancs du village faisaient grève. Tout le monde aux champs, l'église vide ; plutôt le péché et la damnation que de fêter un saint qui pactise avec rinlame République ! Plus d'une fois même,

18.

210 AU BON SOLEIL

tandis qiio le cortège défilait en bel ordre, des figues molles arrivant on ne sait d'où et des tomates tombées du ciel étaient venues reli- gieusement s'écraser sur la robe d'or du saint des Rouges.

De des querelles, des batailles. A chaque Saint-Vincent nouvelle, le village s'ensanglan- tait. La Providence, par bonheur, est venue ar- ranger les choses.

Le vieux curé meurt, un jeune le remplace : fleurant à plein nez le séminaire, jaune comme un cierge, aigre comme le vin de la Passion, qui du premier coup veut tout réformer. Des gens prudents lui parlent du saint des Rouges, l'avertissent ; il n'écoute pas.

Et le jour de la Saint- Vin cent, voyant ras- semblés autour de lui, respectueux et tête nue, tous les réfractaires de sa paroisse, il ne peut résister à l'envie de les régaler d'un sermon. Il les exhorte, il les chapitre, il leur parle d'Henri V, du pape, et du bon Dieu par occa- sion. Si bien que le plus ancien, perdant pa- tience :

Monsieur le curé, il y a erreur ! Nous sommes ici pour saint Vincent tout seul, pas pour Dieu ni pour d'autres.

Le curé se fâcha, et la procession n'eut pas lieu.

Si bien ({ue, depuis ce jour-là, l'antique cep de vigne moisit délaissé au coin le plus noir de la sacristie et que les Rouges n'ont

DANS UNE PETITE VILLE 211

plus (Ig saint dans la ville mou ami Cougour- dan est notaire. Etouuaut, n'est-ce pas? ce Midi !

IV

DROLES DE PENITENTS.

J'ai rencontré, pas plus tard qu'hier, une pro- cession de pénitents, de pénitents blancs, je vous le jure ! Il est vrai que c'est dans un pa3s les Rouges eux-mêmes ont un saint à eux. Sanglés de cordons, masqués de cagoules, ils descendaient sur deux rangs, une raide côte. En tête marchait le doyen manœuvrant un bâton énorme, lourdement sculpté, lourdement doré, que surmontait en guise de pomme une sorte de chapelle à jour. Puis venait un grand Christ à barbe noire, porté par un frère, pieds nus. A droite et à gauche, deux autres frères balan- çaient au haut de longs manches taillés en fourche deux monumentales lanternes, de forme somptueuse et barbare, en fer-blanc dé- coupé et repoussé, avec des cires qui brûlaient paies, allumées ainsi en plein soleil.

DANS UNE PETITE VILLE 213

Quoique peu pénitent moi-même j'eus tou- jours un faible pour les pénitents, les blancssur- tout ! Ils me rappellent une enfance relativement religieuse et ces heureux jours nous nous cachions, quelques galopins et moi, aux coins sombres des vieilles rues, pour chanter en écho à leurs psalmodies latines ce répons irrévéren- cieux : « Pénitent blanc qui vas devant, Tu dérobas le dinde... Pénitent gris, Toi qui me vis, N'en parle pas. Nous t'invite- rons au repas... ah ! ah ! ah ! ah ! »

Et puis ces pénitents tout blancs, entre ces rocs éclatants de lumière, étaient d'un bel ef- fet pittoresque; je m'arrêtai pour les voir dé- filer. Le soleil piquait fort ; plusieurs, pour res- pirer mieux, avaient jeté leur cagoule en arrière, ef sous le calicot apparaissaient de bonnes faces d'hommes de la terre, brunies à la réverbération du sillon. Étranges pénitents ! pensais-je, ils n'ont pas du tout la physio- nomie de l'emploi... En effet, ils prenaient pour entonner les psaumes un petit air nar- quois et joyeux qui faisait un singulier con- traste avec leur costume d'Inquisition. On eût presque dit d'une mascarade. Un d'eux, en pas- sant, m'aperçut et cligna de l'œil. Je le recon- nus, celui-là. Aurais-je la berlue? Mais non ! il n'y a pas à hésiter, c'est bien Tiston, Tiston Pesquegrive, un brigand de père de famille qui, avec du bien de chez lui et pouvant, comme tant d'autres, vivre honorablement, sans rien faire,

211 AU 15 ON SOLEIL

avait toujours eu la luauic clc .s'occupor de, choses qui ne le regardaient pas ; Pesquegrive proscrit au 2 Décembre ! Pesquegrive qui, en 1870, poussa l'esprit de désordre jusqu'à s'en- gager, pour se battre, dans les bandes de Gari- baldi ! Pesquegrive pénitent, c'était le monde renversé, lacontre-Révolution triomphante ; et, derrière Pesquegrive, portant les mêmes cierges et crevant de rire sous la même cagoule, ses inséparables amis, les enragés des hauts-quar- tiers, les républicains à taïole rouge ? Que voulait dire tout cela ?

Je rencontrai Pesquegrive dans l'après-midi, au café, en train de parcourir les feuilles. « Eh bien, Pesquegrive, on s'est donc mis pénitent ? Vous nous avez vus, hein ? c'est toute une histoire. »

Nous demandâmes de la limonade gazeuse, et Pesquegrive commença :

« Vous connaissez notre collège, un local superbe ! ancien couvent de capucins, avec des corridors, des salles voûtées, et deux grands cloîtres qui servent de cours aux élèves, l'une pour l'hiver, l'autre pour l'été. Les cléricaux en étaient jaloux; ils auraient voulu le faire tomber et remplacer nos professeurs par des jésuites. C'est ici comme partout ! Mais les habitants tenaient bon, et le Conseil municipal faisait des sacrifices. En attendant, les hommes noirs tour- naient autour, cherchant un trou de souris par s'introduire. Il faut savoir qu'en outre du

DANS UNE PETITE VILLE 215

C()llo<^o ot do la maison d'cicolo, les bâtiments des capucins renCermaient encore la conlVèi'ie des Pénitents blancs. La ville, je ne sais i)lus quand, leur avait accordé l'ancienne chapelle en jouissance. Tant que la confrérie dura, tout alla bien. Les élèves Taisaient leur sabbat dans les cours, deux fois par semaine les pénitents chan- taient l'office ; les uns ne gênaient pas les autres, et l'on s'entendait parfaitement.

» Cependant la confrérie s'en allait peu à peu, par voie d'amortissement pour ainsi dire. Les vieux disparaissaient, et il ne s'en faisait pas recevoir de jeunes. A la fin, ils n'étaient plus que (juatre, et plus que trois aux processions. Puis la chapelle resta fermée. On crut le d(U- nier pénitent mort, et la ville reprit la clef.

» Qui ne vous a pas dit ({u'un beau jour, cela s(^ passait tout de suite après la guerre, nous vîuK^s la chapc^Ue grande ouverte, des échafau- dages dressés et des maçons gâchant du plâtre avec un prêtre qui les <lirigeait. Il y avait deux clefs, paraît-il ; M. le curé sans rien dire, avait gardé la bonne, et les Maristes, avec sa permis- sion, étaient en train de s'établir là, en plein Cduir du collège, dans la chapelle démolie. La chapelle d'abord, pour la salle des classes ; puis on aurait demandé un petit bout de cour, un logement dans les combles ; comment refuser à ces bons Maristes? Et en un rien de temps le collège auraitété dévoré tout entier. Vainement la ville protesta : la chapelle est propriété

216 AU RON .SOLEIL

coraraunalci ; la confrérie s'êtant éteinte, la propriété de la chapelle doit laire retour à la commune !

Non pas, disaient les curés, la chapelle est bien d'église, et la fabrique a droit d'en disposer à sa guise. Le préfet, naturellement, penchait pour le curé et la fabrique. Faire un procès ? Mais on était sûr de le perdre ! En attendant, les travaux marchaient toujours.

» C'est alors, continua Pesquegrive avec une nuance de juste orgueil, qu'il me vint une inspi- ration admirable. Je savais que les pénitents n'étaient pas tous morts. 11 en restait deux, vieux comme des bancs, n'entendant plus, n'y voyant guère. Je les amenai au Conseil muni- cipal. Cela tranchait tout : eux vivants, rien n'empêchait de reconstituer la confrérie. Il fallait se sacrifier, nous nous sacrifiâmes, et tous, le maire en tête, nous nous inscrivîmes pénitents. Le lendemain, forts de notre droit, le cierge au poing, en beau costume de calicot neuf, nous expulsions maçons et Maristes. »

Drôles de pénitents !

Aurait-il mieux valu laisser perdre le collège?

Et vous allez ainsi rester pénitents blancs toute votre vie ?

Que voulez-vous ? les hommes de bonne volonté, il faut bien qu'ils fassent quelque chose pour la République.

V

DEJEUNER ANTHROPOLOGIQUE.

Connaissez-vous l'anthropologie? Non, pas beaucoup. Ma foi, tant pis!... Si jamais pour- tant vous aviez à passer huit jours dans la petite ville je suis, puisse le Dieu de M. Broca vous placer, ainsi que la chose m'est arrivée pas plus tard qu'avant-hier, sur le chemin d'un anthropo- logue !

Avant-hier donc, comme le lendemain s'an- nonçait hoixu, il fut décidé qu'on avertirait les paysans, et qu(i uous partirions au petit jour, en découverte anthropologique. L'initiation m'effrayait un peu; mais l'anthropologue en chef me rassura, recommandant seulement d'appor- ter le bissac garni et d'avoir des souliers ferrés, à larges bords, capables de mordre sur le roc vif, et de se frayer passage dans les ronces. Décidé- meut l'anthropologie s'annonrait bien. 1)(^ fortes

PJ

218 AU BON SOLEIL

chaussures et les éléments d'un solide déjeuner au grand air sont, paraît-il, les premiers et in- dispensables outils de cette science faite pour plaire aux honnêtes gens.

Ayant prolongé nos projets fort tard, on causait encore après minuit, nous ne prîmes guère le bâton que sur la pointe de huit heures. Le soleil, qui s'était levé avant nous, commen- çait à chauffer les marnes schisteuses parmi les- quelles la route monte, mais d'agréables souffles d'air vif venaient nous regaillardir aux tour- nants.

Il s'agissait d'escalader Monturri, côte abrupte ! et de fouiller avant déjeuner le Trou de l'argent, une grotte qu'on aperçoit de la ville même, si trompeusement rapprochée par la transparence de l'air qu'avec la main vous croi- riez l'atteindre. Elle n'en est pas moins à douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, soit neuf cents au-dessus de l'endroit relative- ment élevé d'où nous partions.

La grotte du Trou de Vargent faisait parler délie. Un jeune gredin, du nom de Rascasse, gredin que tout le pays a connu alors que, pas plus haut que ça, il galopinait par les rues, y avait, à ce qu'on me raconte, pendant quelque temps élu domicile. Assisté d'un ami, comme lui mal vu des gendarmes, il essayait de ressus- citer là, en pleine Provence, les pittoresques traditions du vieux brigandage. De ce lieu d'exil haut perché, loin des hommes, mais près

DANS UNE PETITE VILLE 219

dos aigles et des jeaii-le-blauc, a3^arit sous ses pieds la ville et la vallée, il voyait tout en bas monter d'entre les toits la fumée de la maison natale, tandis qu'au loin se déroulaient les inter- minables rubans blancs des trois grandes routes, son domaine.

Un an durant, Rascasse et son ami vécurent heureux, rançonnant les fermes qui leur four- nissaient pitance et boisson, et forçant nuitam- ment les églises rurales dont ils fondaient au premier coin de bois venu, sur un feu allumé entre deux cailloux, les calices et les ciboires, s'offrant même parfois, au retour des marchés, le piquant d'une arrestation à main armée. Tout ici-bas aune fin; enhardis, nos gaillards ne se cachaient plus, des bergers les dénoncèrent, et la gendarmerie les prit au gîte, un dimanche, jour de repos, tandis qu'ils se fricassaient un la- pereau dans leur grotte, d'ailleurs très conve- nablement aménagée et meublée. Ils furent condamnés au bagne, embarqués; Rascasse mourut dans la traversée.

Comme l'histoire de Rascasse se terminait, nous atteignîmes un premier plateau, en haut de la côte. Il y eut un moment de silence pen- dant lequel chacun put méditer et s'attendrir sur cette destinée tranchée dans sa fleur.

Ici la vraie montée commence, montée pres- que à pic, harassante et rude, sous le soleil hautmaintenant. Un écroulement de pierrailles, blanches, coupantes, roulantes et sonores

^20 AU bON SOLEIL

végètent quelques genêts, de maigres buis, des bouquets de chênes rabougris nriaintenus nains par l'âpre bise. Avec les chênes, on avance tant bien que mal, en se halant aux branches basses, en se piétant aux racines. Mais le diable, c'est qu'il y a les cassées, grands espaces nus, tout débris, sans un buisson, sans un brin d'herbe, l'on éprouve la sensation d'un homme qui se promènerait, enfonçant jusqu'aux genoux, dans un tas de tessons d'assiettes. Je glisse, je bute, j'essaie vingt pas pour en réussir un. Gris 3 par la chaleur, le souvenir de Rascasse me pour- suit; sérieusement je plains Rascasse: je me dis que, si l'état de voleur a ses agréments, il a parfois aussi ses peines, et que ce devait être une nécessité fâcheuse, ayant ses affaires en plaine, d'aller chaque nuit chercher son lit si haut.

Notre anthropologue, lui, trotte devant, par- lant fouilles, flairant la trouvaille, rêvant silex polis et crânes perforés. « Un coup de collier, et nous y sommes î » En effet, la roche commence, glissante par endroits, mais ferme sous le pied. On donne le coup de collier, et le Troit de l'Argent nous ap- paraît s'ouvrant à trois mètres de haut, au beau milieu du mur calcaire. L'escalade en serait dif- ficile sans un arbuste qui, poussé dans une fis- sure, nous tend ses branches obligeamment, et, disons tout! sans les crampons de fer que Rascasse, décidément ami du confortable, avait

DANS UNE PETITE VILLE 2'21

posés pour son usage. 11 y a bien à l'autre bout une seconde entrée presque de plein pied et plus accessible. Mais, paraît-il, Rascasse l'a bouchée d'un bloc énorme, pour se garantir des courants d'air. 11 pensait à tout, ce Rascasse !

La grotte est superbe, comme toutes les grottes : c'est pourquoi je ne la décrirai point. D'ailleurs, notre ami l'anthropologue ne nous laisse guère le loisir de regarder. Dans la cham- bre principale, toute reluisante de blanches cristallisations et pareille à l'intérieur d'une gigantesque géode, les ouvriers ont déjà allumé leurs lampes/ On commence par déblayer un important dépôt d'os de lapin, débris de cuisine laissés par Rascasse, et trop récents pour nous intéresser. Puis on attaque avec le pic la dure couche des stalagmites au-dessous desquelles, presque à fleur de sol, apparaissent dans la terre, aussitôt passée et tamisée, des médailles d'empereurs et d'impératrices : un Probus, un (iordien, un Claude le Clothique, uneJulia Pia, l'emme de Septime-Sévère, d'un profil admirable sous sa lourde chevelure ondée que décore une sorte de demi croissant. De qui peuvent venir ces reliques? Sans doute de quelques malheu- reux Gallo-Romains réfugiés là, au temps des invasions barbares. Mais ceci est encore l'his- toire, et nous voulons fouiller plus bas que l'his- toire. Patience ! voici le gisement préhistori- que : la tranchée poussée à deux mètres met à jour une série de sols et de foyers superposés

ly.

2"^2 AU H ON SOI.KIL

marquant visiblement rétia;,^e des siècles ; et dedans, an milieu des charbons et des os bri- sés, mille fragments de poterie, les silex taillés en pointe ou en lame de couteau, les i)ierres servant d'amulettes, les coquilles apportées de loin, tous les muets témoins, depuis tant de siècles ensevelis, de l'humanité à ses jours d'c^n- lance. 0 triomphe ! tout au fond, en grattant la terre, je découvre moi-même, l'en tendez- vous bien ? je découvre un fragment de vase qui porte en relief un essai d'ornementation élégante déjà dans sa naïveté. Pourquoi pensai- je soudain à la Vénus de Milo ? Et pourquoi, mesurant le chemin parcouru, dans ma joie de tenir ce balbutiement d'art de nos lointains an- cêtres, me sentis-je ému... je dirais, ma foi, jusqu'aux larmes, si je ne craignais de voir railler tant de sensibilité esthétique ?

Et quel déjeuner après cela, sur une sorte de balcon naturel, baigné du soleil, paroii le Trou de V Argent regarde ia vallée. Vers la frontière d'Italie, un peu de neige brillait encore à la cime des montagnes; en face, dans une pous- sière de soleil, toute la Provence, le Lubéron hanté des loups, le fier rocher Marins, après les Cimbres écrasés, dressa son temple à la Vic- toire,et la Durance qui, courant entre des pro- montoires, tour à tour visible ou cachée, brille jusqu'au lointain comme un chapelet de lacs. Dans l'air chaud, des pentes brûlées, montait jusqu'à nous renivrante odeur des lavandes

1) A N S V N E r E T I T K V 1 1 . L E * 223

sôcliesciicoi'o; sur lo roc nu, ([u'êtoilaieut déjà par places les fleurs précoces du thïaspi, bour- donnait la première abeille.

Faisons de l'anthropologie ; c'est sain à l'es- prit autant qu'aux poumons!

VI

UNE PECHE A L ARESTON.

L'air se peuple, les rivières se font tièdes ; mille papillons aux couleurs vives, toutes sor- tes de mouches empanachées tombent au cré- puscule sur les eaux, et déjà les poissons s'é- veillent de leur longue torpeur d'hiver.

Le ciel est rouge et Nestor a dit : Il faudra pêcher demain. Le projet, je l'avoue, m'effraya pour l'honneur de ma rivière. Nestor, depuis deux jours notre hôte, est un vieux pêcheur parisien ; or, malgré les faciles plaisanteries d'almanach, pêcheur parisien ne signifie pas pêcheur pour rire. Le poisson, qu'on croirait insensible, paraît fort sensible au contraire à l'attrait singulier que Paris, seule entre toutes les villes, exerce sur la nature animée : la Seine lui plaît avec l'ombre profonde de ses quais et l'aimable fouillis de ses berges, comme les mas-

DANS UNK PETITE VILLK 225

si(s du Luxembourg et les griui(|s arbres des Tuileries plaisent aux merles et aux ramiers. Aussi mon ami Nestor s'est-il rendu justement célèbre du Point-du-Jour à Charenton pour ses pêches miraculeuses. Jel'ai vu, en 1872, sous le pont de la Concorde, manquer, car il la nuuKiua, mais certaines dêlaites valent mieux (ju'un triomphe! manquer, dis-je, à la suite d'une lutte de trois quarts d'heure, une brème géante dont les riverains parlent encore. Sou- vent aussi, s'asseyant pour le vermouth devant le café du Pont-Royal, après sa matinée passée en bateau, il s'ofïre l'innocente joie d'étaler aux yeux des passants ébahis cinq ou six livres de frétillante friture.

Amener un tel pêcheur le long d'un torrent, à l'eau de neige froide et dure et dépeuplée encore par l'orage, était à coup sûr aussi in- sensé que de lancer sur les rares et maigres lièvres dont la race s'est raccourci les pattes à courir les plus inabordables pierrailles de nos montagnes, quelque chasseur habitué aux populeux: tirés de Compiègne ou de Fontaine- bleau.

Mais vainement j'essayai de tous les moyens pour dissuader Nestor, inventant des menson- ges, déclarant la saison mauvaise, annonçant que l'ablette ne se montrait point et que la truite n'était pas sortie.

Nestor persista ! il voulait tàter la rivière.

Nous résolûmes de remonter le Jabron, tout

226 AU liON SOLEIL

011 péchant, d(3puis son conflu(3nt jusqu'aux pa- peteries, le Jabron, V Agabrone rlvus des anciens cadastres, nom que les savants amoureux d'êty- mologies étranges et de latin barbare interprê- tent par riviis aqitœ brunœ, appelant ainsi ruis- seau des eaux brunes ou des eaux noires un ruisseau le plus limpide du monde.

Quelques mouches que nous capturâmes tan- dis qu'elles se chauffaient au soleil le long d'un mur, quelques vers de terres ramassés en un lieu humide qu'on nous indiqua devaient suffire à garnir l'hameçon.

J'avais exactement prévu : à peine mon ami Nestor eut-il regardé l'eau de près, qu'il se mit à rire. « Hein ? c'est donc ca votre rivière ! . . . et vous voulez me faire croire qu'on prend du j^ poisson dedans?... Mais... Le moyen d'a-

morcer, d'appâter le coup avec cet enragé cou- rant à fleur de caillou, sautant et bondissant comme un jeune cabri? trouver un crin assez fin pourquesa couleur etsa transparence se fas- sent invisibles dans ces eaux trop claires? Quel hameçon fùt-il microscopique, pourrait se van- ter d'échapper au milieu d'un tel cristal, à l'œil perspicace et rond du poisson qui toujours se mélie ?... D'ailleurs, il n'y a pas de poisson ! de quoi vivrait-il sur ces fonds sans herbe ?... On dit pourtant que les ^-iants... Laissez-moi tranquilles avec vos riants ! ... Dans les riants et surtout dans lesgouff'res... Quels gouff'res ? Je serais curieux de voir un gouffre. » Nestor

DANS UNE PETITE VILLE 227

raillait encore. Cette idée de goullre le séduisit pourtant, et il fut convenu qu'après nous être reposés un peu et avoir mangé n'importe quoi sur le pouce, au bord de l'eau, je le conduirais à un gouffre de ma connaissance.

Le goulfre était loin et le soleil piquait, reflété par les cailloux blancs. Mais la causerie abrégea 1(^ chemin. Nestor me développa ses théories sui' la faron logique (Vcsdicr. .Je l'intéressai à mon tour en lui apprenant, cliose généralement ignorée des Parisiens, que son crin de Florence et sa racine anglaise n'étaient ni un crin ni une racine, mais bien un ver à soie mis à tremper dans le vinaigre et subtilement allongé, alors que gonflé de soie, sur le point de fller son cocon, il n'est pour ainsi dire qu'une grosse boule d'or fluide. Nestor, lorsque nous arrivâmes, se trou- vait en parfaite bonne humeur.

Mon gouffre est d'ailleurs fait de façon ii dé- rider les plus moroses : le gourg de nos paysans et le vraie giwges des latins ! Sous un vieux pont, dans une étroite fente, la rivière tombe en cascades et subitement s'apaise, ce trou d'eau semble noir au premier abord et se donner des airs d'abime. On ne se penche pas au dessus sans éprouver un petit frisson. Mais l'œil peu à peu s'habitue et distingue le fond, vaguement. Les parois creusées et polies laissent voir des bouts de roc qui luisent comme argent, frappés d'un rayon d<^ soleil ù travers le cristal qui tremble. Le bruit de la chut(\ (U)iit le grondement unique

i?2R At; RON SOL Kl I-

ofrra\ait, sa dôcoiiipose en une infinité d'iKirmo- nies. Mille chutes minuscules tintent, chaque filet d'eau chante sa chanson, ce n'est plus l'a- bîme perfide se cache la Lorely, mais la claire grotte virgilienne retentissante de la voix des Nymphes.

« Des chevesnes ! » dit Nestor.

« Ici nous appelons ça des arestons. » En effet, à deux mètres sous l'eau, une ving- taine d'assez gros poissons évoluent.

« Quel malheur que la rivière ne soit pas un tantinet louche... N'importe, on essaiera quand même. »

Et tandis que je bous d'impatience, croyant toujours voir les arestons filer, Nestor, avec la lenteur narquoise que met un pharmacien à boucher, ficeler, étiqueter, coiffer un remède attendu par le malade, Nestor, posément, monte sa canne, ajuste sa ligne, et dispose au- tour de lui une foule d'engins perfectionnés qu'il sort d'une foule de poches. Enfin, croyant les préparatifs finis, je passe la boîte à vers et les mouches.

« Pas encore ! »

C'est maintenant un poids en plomb que Nes- tor adapte au bout de la ligne. Allons-nous pêcher avec cet étrange appât ?

« Pour mesurer le fond mon petit, et sa- voir où je dois fixer le flotteur. »

Devant tant de science, je m'incline. Le plomb touche Teaii, descend... ô surprise! les

DANS UNE PETITE VILLR 229

arostons so précipitent et viennent cog-nei* le plomb du nez.

« Ça mordra; vite, vite, un ver ! »

Et voilà le ver enferré qui plonge à son tour et se tortille. Mais les arestons n'approchent plus ; ils se promènent vers l'autre bord avec une superbe indifférence.

« Peut-être, insinuai-je, s'imaginent-ils que c'est toujours du plomb ? »

Nestor, allumé, ne daigne seulement pas ré- pondre à ma sotte plaisanterie. Nestor enlève le ver et le remplace par une mouche. Hélas ! les arestons dédaignent la mouche comme ils ont dédaigné le ver.

«Il faudrait peut-être des sauterelles...» dit Nestor.

J'en ai vu justement quelques-unes au bord du chemin qui s'essayaient les ailes dans l'herbe poudreuse. Nous en capturons deux, au prix de quelles ruses de peau-rouge ! Elle sont vi- vantes, appétissantes, elles ne tentent pas l'a- reston. Nestor s'assied désespéré, il parle de briser sa ligne. A ce moment, un souvenir d'en- fance me revient : je vois une source dans les prés, peut-être se trouve l'appât incompara- ble. C'est le portefaix (larve, je crois, de libel- lule), sorte de ver bizarre promenant au prin- temps dans les eaux douces, un long tube qu'il se fabrique lui-même avec des débris de bois pourri, du sable et de petits fragments de cail- loux. .T'(Mi découvn^ six, j'en découvre douze.

20

230 AU nON SOLEIL

Celte ibis, les arestons n'y tiennent plus. Ils ac- courent et se bousculent à l'appât de cette chair tendre et friande. Une fois, deux fois, le porte- faix est enlevé. Enfin Nestor ferre d'un coup sec, et jette à ses pieds, palpitant sur le galet dur, un areston d'une demi-livre.

C'est assez pour sauver l'honneur et nous mé- nager une rentrée. La nuit arrive et la ville est loin, il s'agit de plier les lignes. Non sans re- gret! car l'heure est bonne et les arestons mis en appétit, rôdent au plus près et gobent les insectes à grand bruit sur la surface des eaux assombries.

DE VAUCLUSE AUX BAUX

L'homme de Cadeiiet. Sorgues et sorguettes. Le rh; teau (lu maivjuis de Sade. Vaucluse. La foiitaiue. En terre papale.

A risle, il fallut descendre. Un ébouleinent avait eu lieu sur la voie, du coté d'Avignon. Le chef de gare, efïarésoussa casquette d'argent, courait, expédiait des hommes, et le télégraphe allait, allait, avec son bruit agaçant de machine à coudre.

Vos chemins de fer?... soupira quelqu'un à côté de nous.

Ce quelqu'un était un être ambigu : l'air doux: avec de fortes moustaches, et vêtu de drap lin dans ses habits paysans, comme s'il les eût tirés d'une vieille soutane.

Vos chemins de fer ? Le diable les enlève I Kt me choisissant, à la provençale, sans que

je l'eneusse prié, pour le confident de ses peines:

Ce qui m'arrive. Monsieur, n'a pas de nom. Figurez-vous [[wo j'avais cru i)ouvoir venir ici

20.

23i AU 15 ON SOL EH.

cl irren nîtoiiriier à Cadenetpour cinq ligures.. Pas du tout !... Et il y a un mort à Carlenet.

Un mort?

On ne peut l'enterrer sans moi, je suis oiïi- cier des pompes funèbres.

Notre pantomime dut témoigner de la juste part que nous prenions à la douleur de cet hon- nête homme, car aussitôt, d'un ton plus dolent encore, il continua :

Le mort, ce n'est rien, un mort peut atten- dre. Mais s'il passe des prisonniers à Cadenet ?

Des prisonniers ?

J'ai soumissionné le mois dernier l'entre- prise de leur nourriture.

Nouveau silence, suivi d'un nouveau soupir.

Et qui fermera l'église ?

Le Curé parbleu !

Monsieur le Curé fait sa retraite, et c'est moi qui suis sacristain.

Puis, absolument accablé :

Pourvu qu'il n'y ait pas d'incendie. J'ai les clef^ de la pompe et je suis veilleur au château.

Vous êtes donc tout dans Cadenet ?

Douze fonctions roulent sur moi : porteur de contraintes, trompette de ville...

Et savetier aux moments perdus ! affirma ironiquement, mais sans rire, en changeant sa pipe de coin , un vieux pa^'san qui écoutait.

A ce moment, un télégramme collé sur la vitre du guichet annonça que le service des trains ne reprendrait pas avant six heures.

J) K V A i: C L T: S K AUX A U X 235

Et mon mort? capucin de sort !... s'écriait riiomme de Cadenet.

Nous résolûmes, nous, de mettre à profit l'a- venture pour visiter Yaucluse et parcourir un peu ce charmant bourg de risle qui, du temps la diligence des Alpes le traversait, avait si souvent tenté ma flânerie, avec ses lices et ses sorgues vertes sous l'ombre épaisse des pla- tanes.

Sorgue ou sorguette, ce qui veut dire source, est le nom que l'on donne ici aux petites rivières d'eau de roche, nées de Vaucluse, qui s'en vont rayonnant vers Carpentras et Avi- gnon, dans la Comté et le Comtat, et préparent de si agréables surprises de fraîcheur à ceux qui, sur la loi des récits, croient encore à l'a- ride Provence.

Il y a, à l'Isle, des sorgues et des sorguettes partout; partout de l'eau courante, des ponts, des écluses, et des roues de moulin tournant paresseusement avec de longues mousses qui s'égouttent.

On s'embarqua sur un omnibus, l'omnibus de l'hôtel de Laure et Pétrarque, ou de Pétrarque et Laure, je ne sais plus au juste lequel.

Au sortir de la ville : des prés, une large allée de platanes s'égosillent des cigales, Y)uis le chemin s'en va, poudreux, à travers une plaine assez maussade, que le cours de la Sorgue raye au loin d'une mince ligne verte.

Sur la montagne, en lace de nous, un pli

23G ai: hon soleil

d'ombre à peine visible ; c'est qu'est Yau- cliise.

Vers la gauche, à mi-hauteur des contre- forts désolés du Ventoux, le postillon nous montre une masse carrée de mine bourrue : le château des de Sade, s'il vous plaît, na- quit l'infâme marquis. Et Laure, j'y réfléchis, s'appelle Laure de Sade ! Non, le sinistre fou dont le nom seul est une souillure, ne saurait être du même sang que la divine amante de Pétrarque. Les érudits ont découverts une au- tre Laure, Laure de Noves, et désormais, c'est à Laure de Noves que je crois.

Mais voici que la plaine devient plus étroite. La grand'route et la sorgue se rapprochent, puis se côtoient et pénètrent ensemble dans le vallon en passant sous un aqueduc pas très grand et tout neuf, mais de tournure vraiment romaine, qui fera bien dans quelques cents ans, entre ces deux rochers, quand les plantes pariétaires le vêtiront et que le temps l'aura sculpté.

D'un côté, des rochers nus, excavés, surplom- bants, qui de loin en loin, par la simple addition d'une façade, se transforment en un de ces vide-bouteilles si chers aux méridionaux, s'ap- pelant cabanons à Marseille, mazets à Nimes, baraquettes à Cette, villas à Cannes ou à Hyères, et ici tout modestement bastides.

De l'autre, encore le rocher ; et, juste au milieu, entre deux ourlets de prairie, l'eau de

DE YAUCLUSE AUX HAUX 237

Vaucluse, la même qui nous semblait si pure déjà dans les rues de l'Isle, mais de combien plus pure ici! blanche "de la blancheur éblouis- sante du diamant, ou verte comme Témeraude, mais toujours merveilleusement claire, et laissant voir partout le ibnd tapissé de lon«^'ues mousses, d'herbes à ce point savoureuses et tendres que les bœufs, pour les brouter, n'hé- sitent pas, au dire de Pline, à plonger la tête dans le courant.

Des gamins, jambes nues, pèchent à la main des écrevisses; un homme pique une truite de son trident. Un minuscule canot amarré à un saule semble mis exprès pour faire plaisir aux géographes qui enseignent ({ue, dès sa naissance, la Sorgue porte bateau.

Une montée, une descente, puis le village : c'est-à-dire une poignée de maisons grises et de toits bruns, une église, un pont, un hôtel, un café, une colonne. Le tout forme une petite place ouverte de trois côtés sur un paysage de rochers l'oux.

La colonne attend un buste de Pétrarque. Sur le mur du café, une inscription nous apprend (ju'à ce même endroit Pétrarque composa son sonnet quatre-vingt-onzième. Le sonnet y est, en belles lettres bleues ; ceux qui savent l'ita- lien peuvent le lire.

A part le bruit que font, derrière les maisons, d'invisibles papeteries, tel ou peu s'en faut de- vait être le village ({uaud le poète y venait, rê-

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vaut (l(i sa (lam(î (3t las (1(3 l'Avignon ])()ntifical, chercher la paix de quelques jours dans le châ- teau, alors debout, dont les vieux murs achèvent là- haut de crouler. Le i)euple a baptisé ces ruines : Chàt(3au de Pétrarque. Le château de Pétrarque, hélas ! appartenait à Philippe deCa- bassole, son ami, et cardinal, autant qu'il m'en souvienne; les poètes n'ont pas de château !

Ce serait charmant de borner ici le voyage. Mais mon compagnon n'est jamais venu à Vau- cluse ; il veut suivre le programme, voir la fon- taine. Tout ce que ma paresse peut obtenir c'est de laisser le chemin pierreux, battu des tou- ristes, qui suit au grand soleil la droite de la vallée, pour un plus intime et plus frais que je connais sur l'autre rive, sentier d'amoureux ou de chèvres, au pied même du roc qui porte le château.

Nous traversons le pont, puis, taillé à vif dans le calcaire et luisant comme un couloir de mar- bre noir, le tunnel qui jadis, du temps des em- pereurs romains, emmenait l'eau de Yaucluse en Arles. Il y a une usine, quelques maisons de paysans avec leur terrasse et leur treille. Une femme nous salue d'un « bien le bonjour ! » Nous lui rendons un « Adiousias ! »

C'est peut-être le jardin que vous cher- chez ?

Et elle montre le jardin, celui de Pétrarque ! un petit enclos pousse un laurier.

On reprend le sentier, un pied dans l'eau, un

DE VAUCLUSE AUX H A TJX 239

pied sur des racines; on franchit un déversoir, on suit un barrage ; nous voilà au milieu du val- lon. Plus trace de rivière au-dessus de nous, rien qu'un amas de rocs poussent des la- vandes. Mais les sources jaillissent de chaque roc, de chaque brin de lavande, minces comme un doigt ou grosses comme un bœuf, selon la métaphore provençale, et toutes chantantes, bouillonnantes, tentatrices et glacées. Mon compagnon se déclare désappointé :

Tu m'avais promis une source, et tu me montres un essaim bourdonnant de sources. Mille sources ne sont pas plus Vaucluse que mille diamants à un carat ne représenteraient le Régent.

Regarde haut l'immense paroi qui, brus- quement, barre la vallée : une grotte s'ouvre à sa base, ou plutôt un cratère oblique au fond du- quel dort un petit lac. C'est l'entrée, l'œil ou- vert sur l'azur, de l'insondable réservoir souter- rain dont toutes les sources que voici ne sont que d'insignifiantes fissures. Mais vienne l'équi- noxe de printemps, quand les neiges fondront sur les Alpes, alors on verra le niveau du lac monter, la coupe déborder, la fontaine jaillir, et par-dessus ces rocs qui descendent en cascade jusqu'ici, dans leurs mousses subitement rever- dies, ruisseler la féerie des eaux.

Montons alors !

Montons, mais remercie les dieux cléments qui te réservaient cette joie d'aller surprendre,

240 ' AU P.ON SOLEH,

i lierai ! au cœur même do son roch(3i*, la nym- phe géante endormie.

Quelques instants après nous pénétrions dans la grotte, et nous descendions jusqu'au lac, par une pente régulière, couverte de tout petits ga- lets arrondis et roulés, des siècles durant, dans les profondeurs mystérieuses de la montagne. .T'en ramassai une poignée et je ks jetai dans le lac ; ils produisirent, en s'éparpillant sur cette eau sans fond, des bruits argentins et inquié- tants.

A droite, à gauche, des couloirs, de noirs con- duits. En haut, dans l'encadrement de la voûte, un coin de bleu profond apparaît, et, se décou- pant sur le ciel, le feuillage du figuier cente- naire qui vit ainsi, accroché au roc, et à qui suffît, pour verdir et vivre, que l'eau, s'élevant peu à peu, vienne une fois l'an baigner ses ra- cines.

Ce mystérieux trou d'eau a sa légende ; on le croit immense. A vingt lieues de Yaucluse, sur le versant méridional de Lure, entre Forcal- quier et Sisteron, s'ouvre, à ras du sol, un abîme sans fond, VAven de Cruis, jadis, selon Nostradamus, les femmes adultères étaient je- tées. Il y a quelques vingt ans, disent les gens de Cruis, un pâtre s'y précipita, et son bâton, que l'on reconnut aux sculptures, s'en alla ressortir à Vaucluse des lavandières le trouvèrent.

Nous redescendons au village par la route or- dinaire, à cette heure abandonnée du soleil. Je

DE vatjCLuse aux IîAUX 241

remarque quelques petits cales-restaurants avec (les tables en bois, des bancs, une tonnelle il serait agréable de dîner en regardant l'eau. Une vieille femme nous ofTre des photographies de la fontaine, des brochures sur Pétrarque, des bouquets d'herbe à plumes (Stips pennata) que l'endroit produit en abondance, teinte en rouge, en jaune et en bleu ; et, comme il faut que les plus chères impressions soient gâtées par la sot- tise humaine, nous apercevons aux derniers rayons du couchant, grimpé sur le roc, à uni» vertigineuse hauteur, un touriste ami de la gloire qui, armé d'un pot noir et d'un pinceau, ajoute son nom en lettres énormes aux innombrables noms d'imbéciles dont tout le vallon est bar- bouillé.

Ya\ rentrant à l'Isle par les platanes, les moineaux s'égosillent maintenant sans réussir encore à faire taire les cigales, nous remarquons un monument avec inscription constatant que la promenade fut plantée au xviii° siècle par les soins d'un vice-légat. Ceci nous met en goùl. 11 nous reste un gros quart d'heure : si nous al- lions visiter l'église ?... Mistral me l'avait re- commandée. Cette église de l'Isle, à part son campanile à la mode du pays, en fer forgé, les cloches sont comme des oiseaux en cage, n'a rien de bien remarquable à l'extérieur. Mais l'intérieur est curieux, peint du haut en bas dans le plus pur mauvais goût italien. Le mur qui fait lac(^ au cliteur est occup('' par un firmament

21

242 At) 15 ON s OLP: IL

extraordiiiairement bleu, dos an^es en or, do grandeur nature, clievauchent des nuages d'ar- gent. Et partout des vertus, des prophètes, des sibylles à vous donner le torticolis.

Entre l'Isle et Avignon, dans la fraîche plaine coupée d'eaux courantes et quadrillée de haies de roseaux, des villages passent portant chacun sur son clocher une madone dorée ou blanche. p]t tout près d'arriver, tandis que nos yeux cher- chent à l'horizon, dans les vapeurs du Rhône, les tours d'Avignon et la masse énorme du pa- lais des papes, nous voyons là, sur notre droite, dans l'éclair du train, une mignonne église cré- nelée.

Montfavet!.. Montfavet !...

Nous sommes décidément en terre papale.

II

Le mistral et le Uliôue. Les remparts. Les nouvelles rues. Jaequemart. Le cale Février. Le vieil Avignon. Le marché. La juiverie. Le Palais des Papes et le rocher.

0 VOUS ! qui aimez Avignon, bénissez le mis- tral et le Rhône.

Quoi ! le Rhône dévastateur ?.. le mistral, qui rend Ibu, qui arrache les créneaux des tours, décorne les taureaux de Camargue et arrête les trains de chemin de 1er en Crau?

Parfaitement, car c'est au Rhône et au mistral qu'Avignon doit d'avoir gardé sa phy- sionomie.

C'est pour se garder du mistral et lui casser les ailes à tous les tournants, qu'on a bâti ces milliers de petites rues étroites et courtes se coupant à angle droit, quand ce n'est pas à angle aigu, dont les vieux noms pittoresques me l'avissent, et je rencontre à chaque pas (luelques débris, quelques souvenirs de l'Avi- gnon républicain ou pontifical.

244 Ai: JJON s OLP: IL

Ki C(îs l'ciiipjirts, si liii<im(3iit sarraziiis, ouvra- gés de mâchicoulis, relevés de tours qui s'espa- cent comme les chatons à jour d'une ceinture moyen-âge, ces remparts à ce point dorés par le soleil que Dickens put comparer Avignon à lin pâté qui cuit dans sa croûte, il y a beau temps que nous les aurions vu tomber sous la pioche s'ils n'étaient une digue nécessaire con- tre les colères du fleuve qui coule majestueuse- ment à leurs pieds. Un savant aimable me fait remarquer que chaque pierre du rempart porte, gravé en creux, un symbole, un monogramme. Ce sont les marques des ouvriers qui les tail- lèrent. Il y a relevé un grand nombre de signes maçonniques, ce qui tendrait à prouver, con- clut-il, que la franc-maçonnerie... J'ai d'ail- leurs totalement oublié ses conclusions.

Les remparts sont monuments historiques, on n'y touche que pour les restaurer, et avec quelle érudite discrétion ? M. YioUet-le-Duc pourrait le dire. Pourtant, M. Viollet-le-Duc dut un jour y faire brèche, à ces chers remparts ; les portes du xiv" siècle ne suffisaient plus au xix^ ! Mais pour la garder, cette brèche, sur la place de la porte démolie, il éleva deux tours d'un si pur gothique, que Jean de Héredia, l'Architecte d'Urbain V, s'il revenait, les croirait siennes.

Une tour minuscule, un bijou détour, a fleuri aux pieds des deux grandes. Mon ami le savant semble embarrassé pour m'en expliquer la des- tination.

DE VAUCLUSE AUX lîAUX 245

Qiio voulez-vous ?... rôdilitè a exigé ce monument... M. Viollet-le-Duc l'a lait aussi gothique que possible... Et puis le moyen-àge avait aussi ses besoins !

C'est sous l'empire que les trois tours, grandes et petite, furent bâties, lorsqu'on perça le Cours ombragé et la large rue qui mènent de la gare à la place de l'Hôtel-de-Ville,

A pai't le mistral, qui peut-être s'y joue à cer- tains jours un peu trop librement, ce cours et cette rue sont pour plaire. Les maisons neuves, avec leurs hauts balcons fastueusement sculptés, leurs terrasses et leurs colonnades, ont fort grand air et vraiment tournure de palais. Les maçons avignonnais gardent dans le sang quel- que chose de la magnificence italienne.

La place- est belle aussi, dans l'ombre que jette sur elle le Palais des Papes. C'est que s'abattit la mule de Grégoire XI que ce pré- sage ne troubla pas lorsqu'il partait pour transférer le Saint-Siège à Rome.

Comme toute place qui se respecte, elle a sa statue : un Crillon engoncé dans une armure de bronze ; et de plus un théâtre petit, mais fort élégant, ce qui est rare en province, avec son portique surélevé. Le Corneille et le Molière assis devant sont l'œuvre de deux Avignonnais, des deux frères Brian. L'un deux était ce sculpteur mort en plein triomphe, dont le Mer- cure inachevé, pur comme un antique, portait sur son socle, il y (^uebiues années, au Salon,

21.

It.-

24Ô AU nON SOL EU,

la grande in('daille d'honneur à côte'- d'une couronne d'immortelles.

L'Plôtel-de-ville est grec, grec moderne bien entendu ! Mais par-dessus ses corniches et ses colonnes, se dresse la vieille tour communale, la tour gothique de Jaquemard. Comme autre- fois, à toutes les heures, Jaquemard frappe sur la cloche, tandis que Jaquemarde lui présente un bouquet fané. A la hauteur ils sont, il faut de bons yeux pour percevoir les mouve- ments des personnages. Pourtant ce spectacle enfantin me ravit. Mais je regrette une chose: Jaquemarde et Jaquemard ont un costume mo- derne, et je me rappelle avoir vu, dans un coin du musée, le Jaquemard et la Jaquemarde au- thentiques, l'un en pourpoint à crevés, l'autre en robe rouge à taille aigiie, deux caricatures renaissance d'un bien autre caractère ! Ne pourrait-on pas les replacer ?

Jaquemard sonne : cinq heures ! Tout Avi- gnon est sur la place à se promener de long en large, achetant des brins de lavande, des bou- quets de thym à de vieilles femmes, ou bien as- sis devant les cafés. Cafés superbes, hauts de plafond, peints, sculptés et dorés, avec de larges terrasses et des caisses de lauriers-roses. Dans tout le Midi, le café tient grande place, et l'on a peu le goût du confort, ni de l'intérieur.

Venez voir ma maison, me disait l'autre jour un brave homme, Avignonnais pur sang, enrichi par les chardons après s'être laissé ruiner

DE VAUCLUSE AUX BAUX 247

par la garance, je l'ai fait arranger à la mo- derne ; vous verrez mon salon surtout, c'est grandiose, dans le genre du cale Février!

Ce café Février est un singulier café pour un café de province. Si on tourne le dos à la place et à Jaquemard, on se croirait dans un de ces établissements du boulevard Montmartre, se réunissent à l'époque des vacances théâtrales les comédiens et les comédiennes sans engage- ment. Même châles dramatiquement drapés, mêmes bonnes figures tragiquement ou comi- quement bleuies par le rasoir, mêmes couver-^ sations é maillées de « vois-tu ? », de « non, tu sais I » de « camarades y , de « vieilles bran- ches ! » ; seulement un peu d'accent provenral sous ces façons de parler parisiennes. Ce sont des chanteurs de café-concert. Depuis que la Provence et le Comtat ont pris la fièvre du café- concert, depuis qu'on ne peut plus sans café- concert donner de fête à Barbentane ou à Gada- gne, Avignon, grâce son conservatoire, et, dans Avignon, le café Février, sont devenus centre artistique. Saluons le roi du lieu, ce gros homme vêtu de velours et cousu de chaî- nes d'or. Il a dans la plus étroite rue de la ville un bureau avec. cette enseigne au cinquième : Monsieur Z..., agent lyrique. Il fait les engagements, sert d'intermédiaire et fournit le pays à vingt lieues à la ronde de Bordas et de Thérésa.

Nous rencontrâmes là, gaiement attablé, un

24S Al l'.oN .sor-KM.

garçon (jiio j'avais connu à Paris, un piMi i)otito, im peu acteur, et qui s'est trouvé un mcii'wr étrange. Il fait le quatrième couplet. Ceci de- mande explication : la mode s'est mise, dans les ca(ês-concerts,de chanter les chansons des opé- rettes en vogue. Mais ces chansons n'ont jamais guère que trois couplets, morceau insuffisant pour l'appétit d'un public de province. Chaque artiste fait donc ajouter un quatrième couplet, un cinquième couplet, aux chansons de son ré- pertoire, et quelquefois un compliment au pu- blic, en cas de rappel.

Je suis heureux, dit le faiseur de qua- trièmes couplets. Le pays me plaît, le soleil y est bon, et je vis de ma lyre. C'est égal, jamais Halévy, jamais Meilhac ne soupçonneront com- bien j'ai collaboré avec eux !

Mais tout cela, c'est l'Avignon nouveau.

Quant au vieux, au vrai Avignon, le seul moyen de le voir c'est de s'y perdre. Rien d'ailleurs de plus aisé dans cet écheveau em- brouillé des rues : rue Étroite, rue de l'Ombre, du Migrénier, de l'Olivier, du Diable, du Chat, de la Monnaie, de l'Anguille, des Amoureux, des Anes, des Clefs, des Ciseaux d'or, rue Philonarde, rue du Vieux Sentier, rue de la Pignote, rue de la Fonderie, rue de la Fusterie, rue de la Ba- nasterie, du Grand Paradis, du Petit Muguet, de l'Oriflan !

La rue Saint-Étienno sont les restes d'un

DE VAUOLUSE AUX BAUX ::^49

cirque romain (^110 le moyen-â^e appelait, Dieu sait pourquoi ! le Cirque des Chèvres.

La rue saint Agricol, pour l'étonnement des Avignonnais, faisait venir k son plaisir puis congédiait les cigognes.

La rue Rouge le sang des Sarrasins ruis- sela.

La rue des Fourbisseurs, le Duc de Guise se fournissait d'armures, montrant encore sa mira- culeuse Vierge peinte qui saigna sous le soufflet d'un joueur.

La rue de la Tarasque et son bas-reliei" naïf qui représente un monstre rugueux et cornu en train de dévorer un chevalier dont on ne voit plus que les jambes.

La rue de la Bonneterie célèbre pour sa lé- gende réaliste de l'égout de monsieur Cambaud, véritable enfer des cuisinières, une servante peu charitable, qui jetait le pain des pauvres aux chiens, hurle changée en chien pendant les nuits d'orage.

La rue des Teinturiers, un morceau de l'Isle- sur-Sorgues transporté dans Avignon, avec son canal et sa procession de grandes roues en marche sous les platanes.

La place Saint-Pierre et son église dont Sa- boly l'exquis faiseur de noëls, fut le maître de chapelle.

La place Pie, des fanatiques démolirent la maison du docteur Perrinet Parpaille, primicier de l'Université d'Avignon, décapité comme Hu-

250 AU 15 ON SOLEIL

p^ueiioi (ît puis pendu (supi)lice étrange) et qui (lui embarrasseï* rexécutfiur ! en 1563.

Kt ])i'ès (le la lue, maintenant, hélas ! débap- tisée, (lu Cimetière du Bcjurreau, la place Saint- Didier au milieu de laquelle se dressait une croix surmontée d'un coq en pierre qui devait chanter à la fin du monde.

Partout des ruines de couvent, partout des chapelles : pénitents bleus, violets, blancs et rouges; partout des restes d'hôtels seigneu- riaux, de palais cardinalices. Mais sont, hélas ! les hôtelleries de l'Avignon des papes et des vice-légats que chantèrent la Belaudière et d'Assoucy, le Coq, les Trois Testons, les Quatre Derniers, le Chapeau d'or, le Sauvage, la Lam- proie ; sont les mails, les lices, le jeu de paume, et cette rue de la Madeleine couchée avec ses bains publics et ses lieux de plaisir si célèbres vers 1500 ?

Le hasard, Providence des voyageurs ! nous conduit au marché, à l'heure voulue. Une foule : des Avignonnaises, des Contadines en négligé, fraîches sous les brides flottantes de leur Cata- lane, quelques costumes arlésiens, à la fois sévères et somptueux. On crie et on cause, en provençal toujours ! Qui veut des raisins, des jujubes, des pastèques à la tranche, des gre- nades mûres en train de saigner ? Les tentes rayées de rouge et de bleu, dont la longue rue, dans toute sa longueur, est plafonnée, laissent passer çà et un rayon matinal, comme une

r>E VAUCLT'SE AUX BAUX 251

barre d'or, et jettent sur ce mouvant tableau leurs gais reflets multicolores.

Quelques pas sous un arceau, et nous voici en pleine Juiverie : la rue Abraham, la rue Jacob, deux étroits boyaux descend d'entre les toits un peu de lumière, mais jamais le soleil n' a lui; la place Jérusalem entourée de hautes mai- sons tristes, aux fenêtres'serrées, quelque chose comme un préau de prison, et dans un coin, la synagogue. se trouvent le puits de la com- munauté, et le four pour les pains azymes.

Tel est le Ghetto où, du temps des papes et jusqu'à la révolution française, les juifs d'Avi- gnon étaient renfermés. Dans le mur, à l'entrée, le guichet grillé du gardien se voit encore.

D'après les statuts d'Avignon de 1580, il est défendu aux juifs de sortir de la Juiverie à partir du mercredi saintj.usqu'au second jour de Pâques inclusivement.

Ils doivent en tous temps porter un chapeau de couleur jaune qui permette de les distinguer des chrétiens, et les juives, un signe de même couleur.

Les juifs ne pouvaient avoir ni acquérir aucun domaine direct dans la ville et son territoire.

La populace les pillait souvent.

L'inquisiteur général les brûlait quelquefois.

Mais ils se faisaient médecins, ils se faisaient surtout banquiers et cela sans concurrence, les papes leur permettant l'usure, interdite aux chrétiens par la loi chréticMino. Ils soumission-

fo2 AU BON SOLEIL

liaient les fermes de la chambre apostolifjiie, devenaient les argentiers du Saint-Siège.

Aussi ai-je pu entendre un juif de ma con- naissance soutenir gaiement ce j)aradoxe : qu'à part quelques avanies et grillades sans impor- tance, ses ancêtres étaient heureux et qu'en somme le départ des papes, puis des vice-légats, fut une calamité pour l'Israël Avignonnais.

A propos, me dit mon ami qui est un touriste consciencieux, quitterons-nous donc Avignon sans avoir vu le château des Papes ?

Mais nous ne faisons que cela depuis trois jours ! A cinq lieues à la ronde et quelque part qu'on aille dans la ville, il est impossible au re- gard de fuir cette masse énorme, ces terrasses, ces six tours groupées, dont l'une porte là- haut, poussé dans une fente de mur, ce gros arbre comme un panache.

L'intérieur pourtant !....

Nous visiterons donc l'intérieur. On passe sous le grand portail armorié d'un blason papal, que cachait, sous l'Empire, un aigle en plâtre ; on s'extasie sur les gigantesques mâchicoulis qui, en cas d'assaut, pouvaient, laissant passer des poutres entières par leur travers, balayer d'un coup vingt pieds de murailles, et l'on se trouve dans une vaste cour fermée, terrible comme une forteresse, hautaine et froide comme la papauté. C'est sans doute ici que le mistral loge. Trois fois en dix ans je suis entré dans cette cour, et trois fois un affreux mistral,

DE VAUCLUSE AUX 15 AUX 253

beuglant comme un taureau, se. brisait les cor- nes aux encoignures.

Un gardien nous montre la chapelle, les fres- ques d'un maître primitif, Simon Memmi de Sienne. Par malheur des soldats italiens, casernes je ne sais quand, ont détaché au couteau,,pour les vendre, la plupart des tètes nimbées d'or. Nous visitons ensuite la salle de l'estrapade, salle de supplices, disent les uns, salle de cui- sine, disent les autres. C'est en tout cas une cuisine étrange que cet éteignoir de pierre qui tient toute la hauteur d'une tour. Une fine galerie ogivale percée dans l'épaisseur d'un mur, jadis peinte et dorée, maintenant simple- ment blanche, sous une couche de lait de chaux, nous ravit encore par son élégance. Nous essayons de reconstituer, coupée qu'elle est dans sa hauteur par des plafonds, dans sa largeur par des murs de briques, cette salle de Jules de Médicis et de G-eorges d'Armagnac, caserne aujourd'hui et jadis si belle qu'on l'avait surnommée La Mirandc. Notre guide, homme doux et ennemi des souvenirs sanglants, refuse de nous montrer La Glacière, mais il nous fait descendre dans le cachot agrémenté d'oubliet- tes où les papes enfermèrent le tribun romain CoU\ Rienzi.

Dieu ! que c'est laid ! s'écrie en sortant mon ami.

Quoi ! laid ?

sur la place, ei^ face du palais, cette

254 AU nON SOLEIL

boîte carrée, trapiio, au toit on terrassci sont perchés d'horribles monstres, ce mur sans yeux le lon^^ duquel quatre gros anges suspendent deux lourdes guirlandes...

C'est de Michel-Ange cependant.

De Michel-Ange ?

Oui ! ou du moins fait sur un dessin pris dans ses cartons. Ce devait être l'hôtel des Mon- naies.

Dûment averti, mon ami découvre alors que cette lourdeur pesante symbolise bien le veau d'or, et m'assure que ces monstres de pierre, moitié griffons, moitié vautours, se découpant ainsi sur le ciel, ne manquent pas de grandeur sauvage.

Mon ami devient insatiable : il nous faut en- core, en montant auRocher, entrer dans l'église de Notre-Dame-des-Doms est le tombeau de Jean XXII. Ce tombeau n'est pas le seul que l'église possède, et c'est même à cause du mot DOM inscrit en maint endroit sur les dalles sé- pulcrales qu'elle a reçu du peuple ce nom bi- zarre. Notre-Dame-des-Doms est une église ro- mane à coupole peinte, et qui serait belle sans les tribunes déplorablement fastueuses dont le xvir siècle a obstrué l'entre-deux de ses piliers. On nous montre le trône en marbre d'un pape, des fresques de Deveria; les Deveria sortent d'Avignon comme les Parrocel et les Vernet. Dans une chapelle, au fond d'une niche, je découvre un saint Pierre en extase, de Puget.

DE VAUCLUSE AUX JîAL'X 255

Une chose mo manquo : je crois me rappeler qu'enfant j'avais vu ici des chapeaux de cardi- naux suspendus à la voûte. Ces chapeaux rouges m'avaient Irappê. Mais je les cherche en vain, et peut-être avais-je rêvé.

Nous voici sur le Rocher, autrefois aride et nu, livré aux éhats du mistral et des sorcières : on y montre encore lou trau di Masco. C'est maintenant un agréable jardin public, avec une grotte, un café, des cygnes. Au milieu, la sta- tue de Jean Althen, le mendiant arménien, (^ui réapprit aux Avignonnais la culture de la ga- rance. Un carré de garance, détail touchant, verdoie au pied. Mais, hélas ! la garance a cessé d'enrichir Avignon et le Comtat, et la plante de Jean Althen s'en va, depuis que les chimistes ont imaginé d'extraire l'arc-en-ciel de la houille.

D'ici, le paysage est merveilleux : au pied du palais, Avignon, groupé comme au pied d'une montagne, Avignon et ses toits rouges ou gris, d'OLi se dressent des murs crénelés, des terras- ses à l'italienne, les mille clochers de Vlsle soii- nantCj et des tours plus humbles que nous avions déjà remarquées, debout au milieu des maisons, avec leur plate-forme et leur escalier à vis exté- rieur. Ce sont les tours des bourgiicf.s, petits enclos fortifiés, petites villes dans la ville, où, tant bien que mal, au dur moyen-âge, les bour- geois se groupaient, se défendaient.

On a beaucoup démoli de ces tours de bour- guet, pourtant il en reste.

t^56 AU HON SOLEIL

Ils font (les embarras à Pise,avec leur tour penchée, disait un Avignonnais retour d'itali';. Elle est penchée un peu, comme ça, pas beau- coup... Ça les étonne qu'elle soit penchée. Des tours? Nous en avons à Avignon plus de qua- rante complètement par terre, et nous n'en sommes pas plus fiers !

Cet AvignonnaiSjje l'appris pi us tard, était d'o- rigine marseillaise.

Tout autour, entre la croupe énorme du Yen- toux et les crêtes fines des Alpilles, le grand Rhône, qui embrasse la Bartelasse et fuit vers la mer, empourpré des rajons du soleil cou- chant. Au-dessous de nous, le pont démoli de Saint-Ben ezet et sa chapelle, le pont d'Avignon personne ne passe plus, et plus bas, le pont nouveau vers la porte de l'Oule fut assassiné le maréchal Brune.

En face, de l'autre côté du Rhône, dans les rochers et les oliviers, Villeneuve, le fort Saint- André, tout un décor militaire et religieux, qui emporte l'esprit vers le passé et fait rêver de Palestine et de Croisades.

III

Le vent du soleil. Rentrée eu F'raucc. La toui- de Philippe-le-Bel. Les villas cardinalices, La riiar- tveuse et les tireuses de soie. Le fort Saint-Andrr. Les gueux de pailliers. La Bartelasse. Les féliljres.

Ce matin, nous avons eu peur.

Le vent s'était élevé, violent, avec des nuages. Mon intrépide compagnon rêvait mistral; or le mistral, quand il commence, souffle régulière- ment trois, six ou neuf jours. Cela eût dérangé nos promenades. Mais ce n'était, par bonheur, (iue le vent de S.-O., « le vent du soleil ». (irand fracas d'abord sur le Venteux : voiLà le Rhône fouetté comme une mer, la poussière amassée cinq siècles durant sur les tours du pa- lais des Papes montant en tourbillons vers le ciel, pareille à une fumée d'incendie; puis tout s'est calmé subitement, les nuages ont fui et le soleil est revenu.

La porte de l'Oule passée, et le double pont, suspendu puis en estacade, qui, par-dessus la Bartelasse, enjambe les deux bras du Rhône,

22.

258 A L 15 O N s 0 L E I L

travHU'sô, nous (3iitroiis (311 JjangiKirloc, on pour- rait dire on France ! car longtemps Villeneuve l'ut ville frontière, ville française, fortifiée, comblée de privilèges par nos rois qui vinrent plus d'une fois, soupçonneux, contempler de l'Avignon républicain et l'Avignon des i)apes.

Le fort Saint-André nous rappelle que, vers le xir siècle, ses habitants et ses moines fai- saient la guerre aux Avignonnais.

Louis VIII et ses 50,000 chevaliers campèrent ici; mais Avignon, albigeoise de cœur, ferma ses portes à la croisade.

Au bout du pont Saint-Benezet si souvent dé- truit, emporté, puis rétabli, puis détruit encore, et dont il ne reste plus de ce côté du fleuve que quelques débris de piles apparaissant comme des écueils, aux eaux basses, la tour de Phi- lippe-le-Bel, sentinelle inquiète, monte tou- jours sa garde.

Ce n'est que plus tard et lorsque les papes eurent fait leur paix avec les rois de France, que Villeneuve, avec ses plaines d'oliviers, ses frais bords du Rhône, fut adoptée comme rési- dence d'été par les cardinaux et devint le ïibur, le Tusculum de la Nouvelle Rome.

En arrivant, çà et là, sur les rochers gris, apparaissent de vieux murs croulants, restes de villas, de palais cardinalices. La ville est pleine des souvenirs des splendeurs papales.

Partout des créneaux sur les églises et des écussons sur les tours.

DE VAUCLUSE AUX BAUX 259

Au coin (ruii(3 petite place à arcad.es, Notre- Dame de l'Assomption montre avec orgueil ses tombeaux de cardinaux, le trône d'un pape, tout comme la Notre-Dame Avignonnaise, et de plus des autels de marbre précieux, de curieux ornements pontificaux et une Vierge en ivoire, du XIV® siècle, rivale du fameux Christ sculpte par Jean Guillermin pour les pénitents gris d'Avignon.

Mais la merveille de Villeneuve, c'est la Char- treuse, fondée par Innocent VI qui voulut y être enseveli, le val de bénédiction avec ses trois cloîtres, les débris de son réfectoire Henri III présida l'ouverture des États de Lan- guedoc, ses fontaines monumentales taries, ses puits obstrués de capillaires, son oratoire papal décoré des fresques de Giotto et de Spinello Aretino, et son église aux pendentifs étranges, aux murs incrustés de jarres vides qui devaient doubler l'acoustique et renvoyer plus puissants les sons de l'orgue et les chants sacrés à ces voûtes qui semblent d'azur maintenant, tant on voit de trous et de ciel entre leurs nervures.

Dans ces ruines, peu à peu, tout un village, tout un faubourg s'est installé. Des treilles, des rosiers sont venus ïieurir les vieux murs ; les longs corridors font des rues, les cellules se changent en maisons, l'uniformité monacale joyeusement s'individualise.

Sur la terrasse d'un petit cloître gothique, des canisses, des claies chargées de tomates,

260 AU BON SOLEIL

de figues, sèchent au soleil. En bas, sous les ai- ceaux, des femmes, des fillettes tirent la soie, et c'est plaisir d'entendre leurs éclats de rire au milieu des ruines, et de voir les cocons, fouettes du balai de bruyère, danser sur l'eau fumante des chaudières, tandis que les légers fils s'en- roulent en masse d'or autour des dévidoirs.

Comme nous parlons provençal, elles ne se gênent pas de travailler devant nous; elles sont fières de tirer la soie et comprennent que cela intéresse.

Du haut d'un perron une femme nous appelle. C'est une tisseuse, une taffetaïris: elle veut nous montrer son métier, l'entrecroisemept de la trame, le jeu des navettes. Cette cellule ainsi transformée en atelier demi-rustique est char- mante : le métier devant la fenêtre ; de grands rideaux à carreaux blancs et rouges cachent le lit; des grenades mûrissent sur la traditionnelle toMe fcrnœe\ et, en haut de la porte, trans- paraît à travers le blanc de chaux une devise latine, dans une de ces huches à jour, en noyer luisant, l'orgueil des familles ! des pains, sor- tant du four, embaument l'air.

Un chemin pierreux semé d'herbes maigres et de lavandes nous conduit au fort Saint-An- dré. A rentrée, sous un portail bas qui se glisse entre deux monstrueuses tours rondes, une douzaine de gamines et de gamins, pieds nus, ébouriffés, en guenilles, nous regardent venir, et nous suivent sans nous saluer ni rien dire. Ils

DE VAUCLUSE AUX BAUX 261

attoiideiit quelques sous. Dans çoUe région l)ontificale on s'est trop longtemps laissé nour- ri u par l'aumône des couvents, des prélats. De toute une plèbe désœuvrée et mendiante. Les terribles lazzarones avignonnais, gueux de pailliers, portefaix des quais du Rhône ont fini par disparaître. Ici, dans ce hameau de pauvres gens campés sur les gravats d'un vieux fort, quelque chose des mœurs d'autrefois persiste encore.

D'énormes murs flanqués de tours enserrant un sommet de colline, un couvent tout neuf, et, dans les débris des constructions militaires, une vingtaine de masures.

Au milieu, sur la crête du roc, se dresse une chapelle romane : Notre-Dame de Belvezet. Elle était encore, il y a peu de temps, peinte de fresques primitives pareilles à celTos de la (liartreuse. La main sottement pieuse d'une dévote les a fait disparaître.

Nous voudrions monter sur la plate-lorme des grandes tours d'entrée, pour voir de Avi- gnon, le Comtat, et les grandes plaines d'oli- viers qui s'étendent derrière Villeneuve. On le pouvait autrefois; mais les Dames victimes du Sacré-Cœur qui. viennent de s'établir au pied, dans l'ancienne abbaye de bénédictins, sur le tombeau de Sainte-Cassarie, ont loué ces tours, pour se mettre à l'abri des regards profanes.

Après cette orgie de murs croulants, et notre

262 AU nON SOLEIL

IVingalu archôologiqiui apaisôo, nous sommes redescendus, non sans plaisir, par une étroite rue à qui le roc viC sert de pavé, mais vivante au moins et retentissante du bruit des métiers; puis, laissant la grande route poudreuse, nous avons pris, pour nous rapprocher d'Avignon, un petit sentier qui suit l'eau dans les peupliers blancs et les oseraies.

Il s'agissait d'une Félibrigeade.

Les poètes provençaux avaient eu vent de notre arrivée, et ne voulaient pas nous laisser partir avant le traditionnel dîner. On se ren- contre au bout du pont, à l'endroit sont les bateaux qui servent de moulins.

Il y avait Théodore Aubanel, l'auteur de la Grenade entr' ouverte, ce merveilleux poëme d'amour, l'intermezzo ensoleillé d'un Henri Heine qui serait bon ; Aubanel, l'auteur de Ca- hraou, du Pain dit 2^éché, deux beaux drames ! l'auteur surtout de la Vénus d'Arles, cet admi- rable cri païen jailli d'une âme catholique.

Il y avait Félix Gras, un notaire ! mais un no- taire de trente ans et qui ressemble à un prince maure.

Il y avait enfin Pierre Grivolas, le doux ar- tiste, le peintre des cueilleuses d'oliveS; des pêcheurs d'aloses, des gars solides, des filles brunes, des treilles que le soleil couchant en- flamme et des oliviers qui s'argentent sous le vent du Rhône.

Mistral n'était pas venu : Mistral a les maçons

DE VAUCLUSE AUX RAUX 263

I et se lait bâtir une maison neuve à- Maillane. I Anselme Mathieu, le poète des baisers et des bons vins, devenu la veille propriétaire de I l'Hôtel du Louvre, vaquait à ses devoirs nou- veaux.

Quant à Rouraanille, il pressait son Armana, Talmanach des lelibres, composant au dernier moment une de ces pièces de vers diamantines qui font à la fois rire et pleurer, ou ces inimi- tables cascarélètes, « joie, soûlas et passe- temps de tous les peuples du Midi ! »

Peut-être désirez-vous savoir ce que sont les félihres ?

Les félibres...

Mais Aubanel avait dit cela, et mieux que je ne pourrai le dire dans un discours prononcé quelques jours auparavant à Forcalquier et dont il corrigeait les épreuves en nous atten- dant :

«Le 21 mai de l'année 1854, septjeunes hommes étaient réunis au châtelet de Fontségugne, là- bas dans le Comtat, sur la montagne de Châ- teau-neuf-de-Gadagne. Connaissez-vous le châ- telet de Fontségugne ? Un nid de rossignols perdu dans le feuillage. Bien sur un nid de ros- signols, car sans cesse les félibres venaient 3- chanter, au bruit des fontaines gazouillantes, I en face de cette autre fontaine poétique, la 1 grande roche blonde de Yaucluse. C'est là, ' comme dit une préface du Liame de Rasin, que

264 AU P.ON SOLEIL

furent applaudis les premiers chants de MireillCy qu'Aubanel a vu sa Grenade en fleur, que Crou- sillat faisait goûter le miel de sa Ruche, que Mathieu a commencé sa Farandole et que Ta- van a fait entendre le tintement de son Itoijau.

Les sept jeunes hommes : Brunet et Paul Giêra d'Avignon, Anselme Mathieu de Château- neuf-du-Pape, Mistral de Maillane, Roumanille de Saint-Remy, Tavan de Gadagne, avec le fèli- bre qui a l'honneur de vous parler, tous em- brasés pour le beau, tous enivrés de l'amour de la Provence, en une séance mémorable et so- lennelle, fondèrent le Félibrige et arrêtèrent le plan du premier Armana.

Nous avons fait du chemin depuis lors, un glorieux chemin !

Déjà, vers 1847, Roumanille avait publié H Margarkleto, et le marquis de la Fare-Alais las Castagnados. Mais voici le plus grand événe- ment littéraire ne notre renaissance : Mistral nous donne Mireille, et ouvre du même coup au provençal les portes de Paris et de l'Acadé- mie. Ah ! ce fut un beau jour de triomphe, et tout ce qui avait une goutte de sang provençal dans les veines en eut la fièvre au cœur! Les Parisiens nous regardaient étonnés, et les plus revêches, transportés de la grâce et de la splen- deur de Mireille, furent vite ses plus ardents louangeurs !

Puis vint la Miougrano ejitre-diiberto d'Au- banel, la Farayidoulo d'x\nselme Mathieu, la

DE VAUCLUSE AUX BAUX 265

Bresco de Crousillat, la RcunpclaclQ (1(3 Roii- mieiix, Il Parpaioiun hlu (l'un Irlandais, Charles-Guillaumo Bonaparte- Wyse ; on ne peut parler de tous. Et de nouvtîau, Mistral nous donne une épopée l'âme de la Provence tres- saille et chante, il nous donne Calendal, ce frère de lait et de génie de Mireille.

N'est-ce pas ({ue la litanie est charmante ? et, répondez, trouverez-vou;^ une littérature (jui, en si peu d'années, ait produit autant d'œuvres vivantes, enlevantes, accomplies, disons-le, puistjue c'est vrai, tant de chefs- d'œuvre ! Et cependant il y a encore l'avenir ! Cette puissante terre de Provence enfante sans lin la beauté et la poésie ; il y a encore la mois- son de l'an prochain. Regardez si elle est magni- fique :

Voici d'abord les Iles d'Or de Mistral, un livre paradisiaciue, il fera bon enfermer sa pensée en rêvant avec le Chef. Puis le poëme des Char- boatiiers, première et grande oeuvre du vaillant Félix Gras, déjà un maître ! Puis les poésies d'Al[)honse Tavan, Amour et pleurs, des dia- numts sertis dans l'or fin.

Les Provençaux est-il encore besoin de l'adirmer? sont de la grande France, et en seront toujours ! Et parce que nous l'aimons, et parce que nous l'adorons, cette France bénie telle que les siècles et Dieu l'ont faite, nous voulons que se souvenant de ses aïeux et de son passé de gloire, le Breton parle librement

23

2GG AU liON SOLRIL

la langue bretonne, le Basque la langue basque et l(i Provençal la langue provençale. Et quel mal y a-t-il, voyons? et est le dan- ger?

Sous le soleil et la rosée, sous le brouillard et le nuage, sous le givre et la neige, Dieu sème la graine et fait épanouir la fleur qui convient à toute terre.

Il en est ainsi du langage. C'est pour cela que toute nation tient à sa langue mère; c'est pour cela que contre tous et contre tout nous voulons maintenir la nôtre, vraiment faite pour notre mer si bleue, notre ciel limpide et azuré, nos pinèdes bronzées et nos olivettes argentées. Nous la maintiendrons, la seule langue qui dise comme nous voulons, comme il nous poind au cœur, nos amours et nos haines, nos tendresses et nos colères, la beauté de nos filles et la fierté de nos jouvenceaux !

Voilà la pensée des félibres, voilà l'œuvre du Félihrlge, »

Vivent donc félibrige et félibres !

A propos de la Félibrigeade, une vive discus- sion s'éleva, discussion grave : Fallait-il diner aux Chênes-Verts? Ne valait-il pas mieux dîner à la Bartelasse ? Grivolas tenait pour les Chènes- Verts, alléguant l'usage d'abord, puis la beauté incomparable des arbres, l'art de la mère Abrieu pour improviser un civet, et la proximité du château de l'ami Semenoflf dont la cave, paraît-

DE VA UC LU SE AUX: 15 A U X 267

il, n'a pas de verrous. Aubaiiel préférait la Bar- telasse.

Aux Chênes-Verts, disait Grivolas, nous pourrions, avant dîner, amasser appétit sur la levée, et aller voir les cabanes des pêcheurs d'esturgeons et d'aloses.

De laBartelasse, en buvant, reprenait Au- banel, nous verrions Avignon à travers les ar- bres; et il chantait : « Du gothique à Avignon

les créneaux et les tours font des dentelles

dans les étoiles ! » Cette strophe nous décida.

La table fut dressée à la Bartelasse en p lein air et au bord du ïleuve, dans une enceinte de roseaux tressés et non loin d'un petit cirque les taureaux courent parfois le dimanche. Olives noires et olives vertes, fritures d'ànes (rassurez-vous, ce sont d'exquis goujons du Rhône !) écrevisses et coquilles de Vaucluse, avec cela trois doigts de vieux Châteauneuf, ce vin papal désormais introuvable. On boit, on brinde ; l'ombre arrive tandis qu'Aubanel et Oras récitent des vers, tandis que Grivolas me reproche de n'être pas allé au Musée admirer la Mort du jeune Bm'ra, ce chef-d'œuvre républi- cain du vieux David ; de grands feux sont allumés sous les arbres pour éloigner les moustiques; tout à coup la lune se lève, si claire dans un ciel pur, qu'une cigale attendrie, prenant cette nuit d'argent pour le jour, se mit à s'égosiller sur nos têtes. C'était ex(iuis de couleur locale.

IV

Le pays de Miieille. Nostradamus et les diables à cor- nes blanches, Les ruines de Glanum. Dans les Al- pilles. L'hôtel de Monte-Carlo. J>a ville des L'aux au clair de lune.

xMlez aux Baux, nous avait dit Grivolas, ot prenez par Saint-Remy si vous voulez voir de jolies Provençales.

Nous partîmes donc pour les Baux en prenant par Saint-Rem3\

Les graviers blancs de la Durance une fois franchis sur un pont de je ne sais combien d'ar- ches, le voyage devient charmant à travers une plaine que borne la ligne harmonieuse des Al- pines et partout coupée, non plus de haies de roseaux comme autour d'Avignon, mais de lon- gues lignes de cyprès nains, courbés dans le sens du mistral et qui, de loin en loin, se grou- pent en un petit bois, serré et noir comme un bois sacré, pour abriter non pas un temple, mais un simple Mas, une ferme.

Nous sommes au pays de Mireille.

i

Oji Mporçoit Maillano ou pcissuiii; le voiiiiriui' fait claquer son fouet devant le Mas des Mico- coules.

Ici commence la Provence d'Arles. Des Pro- vençales, pour nous voir, se montrent sur le pas des portes; et leurs rires à belles dents, leurs yeux très vifs quoique plus souvent bleu glau- que que noirs, surtout le petit mouchoir muti- nement noué sur le front, les font ressembler, dit mon ami, à de jolis diables à cornes blanches. Mais ce n'est que le négligé du matin. Cette après-midi, elles auront au complet le galant costume arlésien tout dentelle et velours ; le ju- pon fastueux, mais qui laisse voir le petit pied, le fichu plissé découvrant la nuque, et Torne- ment de tête à la fois gracieux et fier avec son ruban plat largement brodé et sa coiffe à jour relevée en coquille.

Ne se coiffe pas ainsi, à la Provençale, ({ui veut. C'est tout un art, presque un secret; les étrangères ne s'en mêlent guère. Prendre la coiffe (c'est le terme) entraîne une cérémonie, et les fillettes la prennent rarement avant treize ans.

D'ailleurs, c'est dimanche aujourd'hui, et si nous arrivons à Saint-Remy pour la sortie de la graud'messe, nous pourrons admirer les l^-o- vençales dans leurs atours.

Toute la ville est dehors, les hommes devant les cafés, les chatouncs en train de se promener s>)us les platanes. Klles viennent par groupes,

270 AU BON SOLEIL

embrassées, nous regarder, et pas une n'oublie de rire de notre débraillé de touriste.

Une anecdote pour nous venger :

A Saint-Reray, un jour, Nostradamus vieux de plus de cent ans, et meilleur devin que jamais, prenait le soleil devant sa porte.

Une fillette passa :

Bonjour, moussu Nostro-Damo I

Bonjour filleto !

Demi-heure après, la fillette revint, pim- pante, le ruban au vent :

Bonjour, moussu Nostro-Damo !

Bonjour, fremeto !

Et la galante ^an-i^oi^m/^n^w^ rougit; la pe- tite fille, en eff'et, avait eu le temps entre deux bonjours de devenir petite femme.

Ran tan plan !... Rrran ! Le tambour annonce des courses pour l'après-midi.

. Pourvu qu'il ne pleuve pas ! disent les gens, en regardant le ciel qui se couvre et de larges gouttes qui s'écrasent sur le pavé fait de galets.

Ce ne sera rien : un simple nuage qui se secoue.

Nous pouvons, en tous cas, aller visiter les antiques, et revenir, s'il y a lieu, à temps pour les taureaux.

Un arc de triomphe, un mausolée au bout d'une avenue solitaire. Mais que ces ruines sont d'un admirable eff'et. près de ce champ d'oli- viers, au pied de ces collines grises, si pures de

DIC VAUCLUSE AUX BAUX 271

forme, si graucbs de proportions et pareilles sans doute aux collines des environs d'Athènes.

Sous les antiques s'ouvrent d'immenses car- rières, telles encore que les Romains les ont laissées après en avoir extrait tout Arles, pierre par pierre, les arènes, le théâtre, le cirque et les aqueducs. A côté, il y a un champ où, dans les ravines laissées par la pluie, les gamins re- cueillent parfois, à fleur de terre, des débris de poterie, une monnaie romaine grecque, la Diane de Marseille, le crocodile enchaîné de la colonie nîmoise. C'est, avec quelques restes de constructions, des traces de fours, des appuis de poutres taillés dans le rocher, tout ce qui reste de la cité de Glaniim qui, au temps des Constan- tins, gardait le défilé des Alpilles.

J'ai vu une fois, il y a dix ans bientôt, ces ruines vivantes. L-i Provence félibresque fêtait la Catalogne à Saint-Remy. Mistral, debout sur le piédestal du tombeau, récitait des vers à la foule; Albert de Quintana, Victor Balaguer, de- puis ministre, mais alors simplement poète et proscrit, lui répondaient dans le bruit de plus en plus rapproché des tambourins et des fifres. Bientôt les farandoles arrivèrent, et la pegou- lade, t'en souviens-tu, ô Monselet! toi qui voulus porter la torche ! la pegoulade s'allu- mant descendit vers la ville comme une rivière de flammes.

Décidément les courses n'auront pas lieu. Le sol de l'arène n'a pas eu le temps de sécher et

272 Ai: noN som;i l

iiih; ;4li,ssa(l(3 devant les cornes des iaur(»?,ux sj-- rait dangereuse. D'ailleurs, voici que la jiluie recommence à tomber. Mais c'est une pluie du 'M'uVi, intermittente et tiède, avec des éclaircies bleues égayées de chants d'oiseaux.

Que faire à Saint-Remy? Les Baux ne sont guère qu'à douze kilomètres; si nous allions aux Baux dès ce soir ?

En suivant ce canal jusqu'à la route neuve, nous dit une vieille femme, puis la route neuve tout droit, vous pouvez arriver dans trois pe- tites heures.

Et trouvera-t-on de quoi souper, de quoi coucher ?

Oh! je crois bien; il y a maintenant une auberge, des chambres.

Nous voilà partis ! Il s'agit de traverser la montagne avant la nuit, car les Baux regardent du côté d'Arles, sur l'autre versant des Alpilles.

On suit d'abord un vallon triste, monotone, entre des mamelons boisés de chênes kermès et coupés çà et de quelques champs d'aman- diers. Mais au bout d'une heure de marche, le paysage s'affine, se découpe; la route s'en va serpentant en corniche à vingt mètres au-des- sus d'un torrent sans eau.

Là-haut, deux grands blocs debout indiquent l'entrée des gorges. La pluie ne cesse pas, la nuit s'avance ; nous nous pressons. Enfin aux dernières heures du crépuscule apparaît à nos pieds le « déluge pétrifié », l'immense cirque

DE VAUCLUSE AUX BAUX 273

de roches entassées, trouées, dêchi(iuetêes comme les banquises polaires, avec ces escar- pements concentriques, ces profonds abîmes, ces Baux, oii la légende veut que Dante ait pris le dessin et le nom des Balsi des cercles de son Enfer. Au milieu, la Ville à peine visible sur le ciel et coiiTondant ses ruines blanches avec le piédestal de calcaire éboulé qui la porto.

Descendons au lond de l'entonnoir, à Bauoc- Manière oii broute la chèvre d'or. Tandis que nous allons en un sens, le vent remonte en sens contraire, et cela d'une telle vigueur, dans le couloir étroit par le chemin passe, qu'il nous faut, pour avancer, piquer de la tête et courir. A Baux-Manière (qu'il vaudrait peut-être mieux appeler Baiimo-Niéro, grotte noire), passe en l'air une chauve-souris. C'est, avec un lapin ef- faré et un merle, les seuls êtres vivants que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Saiut-Uemy.

La i)luie ne tombe plus; mais il est nuit close. Vainement nous levons la tête. Des Baux, (|ui doivent être là, qui sont certainement, nous n'apercevons rien : pas un toit, pas une fenêtre éclairée ; partout des rochers sur lesquels se dé- tache dans le noir la meurtrissure blanche des carrières.

Pour comble d'embarras, trois sentiers ! nous choisissons le plus beau. Au bout d'un instant, nous reconnaissons qu'il nous égare. C'est le plus ruiné qu'il fallait prendre, le plus en harmonie

274 AU 15 ON SOLEIL

avec le tas de ruines que nous cherchons. Es- sayons de celui-ci, suffisamment croulant et jjierreux ; il serait cruel, trempés et affamés comme nous sommes, d'errer longtemps ainsi, à deux pas du but.

Nous montons... Une cloche sonne, des voix parlent dans l'ombre au-dessus de nous.

! braves gens, crions-nous sans voir personne, braves gens, le chemin des Baux ?

Encore une enjambée, et vous êtes dans la ville.

La ville !

En efTet, voici un portail, une rue en escalier, ruinée, et tout en haut, sur une terrasse qui sert de place publique, les Baussenqs en train de considérer l'air du temps, entre deux averses.

Nous demandons l'auberge; on nous répond : Voici l'hôtel.

J'aurais difficilement reconnu, sous sa toilette neuve et blanche, la vieille auberge du père Cornille, Gounod composa Mireille. C'est un hôtel maintenant, Vhôtel de Monte-Carlo^ s'il vous plaît, ainsi qu'il appert de l'enseigne.

Monte-Carlo ! que vient faire ici ce nom ita- lien, ce souvenir du trente-et-quarante ? Inter- rogeons nos souvenirs historiques : Les princes de Monaco, sous Louis XIII ou Louis XIV, pos- sédaient, il me semble, la seigneurie des Baux, et sans doute... Mais notre hôte, M. Moulin, un Baussenq qui a voyagé, coupe court à mes sa-

DE VAUCLUSE AUX BAUX 275

vantes inductions on me disant ({u'avant la guerre il était chef de cuisine chez M. Blanc.

Dîner exquis, inattendu, dîner moderne dans une salle à manger ogivale, tandis que la pluie elle peut tomber à l'aise, maintenant! re- commence, et que le vent mugit en bas dans le Val d'Enfer et le Trou des Fées; dîner pitto- resque d'ailleurs et suffisamment provençalisé par les beaux yeux de quinze ans et le galant costume de mademoiselle Maria Moulin qui nous sert, par quelques bouteilles de vin du cru et par un de ces petits fromages de chèvre, con- servés sous une triple couche de poivre d'âne, de lavande et de thym, que Belaud de la Be- laudière, le Ronsard provençal, chantait au xvi'^ siècle, en ses sonnets : « A la ville des Baux, 2^oitr un florin ou deux, vous avez de fromageons un plein tablier, Qui comme sucre fin fondent à la gorge... »

Hélas ! Richelieu acanonné les Baux; le châ- teau n'est plus, la ville s'est dépeuplée, mais le vin pétille toujours et toujours les fromageons embaument comme au temps du poète ligueur.

Au dessert, M. Moulin, qui décidément n'est pas un hôtelier ordinaire, vint trinquer avec nous et nous parler du pays, de son histoire ; il nous récita le passage de Calendal sur les princes des Baux: « Race d^ ai g Ions jamais vas- sale — Qui, de la pointe de ses ailes, Effleura la crête de toutes les hauteurs...» Il nous dit leur blason : une étoile d'or à je ne sais com-

276 AU P,ON SOLEIL

bien de rais, l'èloile des maj^es (car les princes des Baux descendent de Bal thazar, le roi nè^^rej, avec l'aventureuse devise : « Au hasard, Bai>- THAZAR 11 nous dit leurs hauts laits, leurs rapi- nes et leurs galanteries, les massacres, les cours d'amour ! 11 nous montra une tresse de femme trouvée par lui, sous une dalle, tresse d'Hu- guette des Baux, ou d'Azalaïs ou de Sibylle, fauve et lourde comme Tor et que l'on dirait coupée d'hier.

Puis il nous décrivit les merveilles qu'il fau- drait voir le lendemain. La ville d'abord, cette Pompéi moyen âge qui coptint dix mille habi- tants, et n'en a pas trois cents aujourd'hui, les rues désertes, les maisons vides, le puits, le co- lombier, la chapelle, tout un flanc de monta- gne dallé pour alimenter la citerne, les rem- parts taillés dans le rocher vif, les énormes tours tombées d'un bloc, et l'admirable vue qui se découvre de l'esplanade : la Crau et son dé- sert de cailloux roulés, le Rhône, le pays d'Arles, la Camargue, les bords du Yaccarès oii paissent les taureaux et les chevaux sauvages, et, à l'ho- rizon, la mer qui brille.

Et ce n'est pas tout, continuait en riant M. Moulin, il y a au bas de la montagne une fontaine à trois canons d'où l'on montait l'eau à dos de bourriquet avant qu'on eût réparé la ci- terne. Tout près, dans un jardin, vous verrez le pavillon de la reine Jeanne, il est du temps de François P'' : de la pierre qu'on dirait brodée !

DE VAUCLUSE AUX BAUX 277

et (le l'autre côté, vers Maussaiie, sous -la f>Tan(le tour du château, un énorme bloc détaché sur lequel sont sculptées en reliel' trois figures ro- maines. Cela représente, assurent les savants. Marins, sa femme et sa prophétesse. Les gens pieux au contraire y ont vu les trois Marie et ont bâti une chapelle au pied.

Mais papa, je t'assure que tu ennuies ces messieurs, dit mademoiselle Maria, tu leur en- lèveras tout le plaisir.

Je vous ennuie ?...

Dieu préserve, monsieur Moulin !

Puis nous parcourrons les gorges, le val d'Enfer, le trou des fées, vraies fentes bourrées de verdure, aussi fraîches que le roc est aride, et jamais un rayon n'a pénétré.

Superbe !

Vous trouverez cela superbe demain; mais c'est égal, même s'il fait beau, vous n'aurez rien vu. Qui veut voir les Baux doit les voir la nuit et au clair de la lune.

Ce disant, M. Moulin, in(|uiet du temps, ou- vrit la fenêtre.

C'est trop de chance !

Pendant que nous causions, le vent avait chassé les nuages et la lune inondait de ses clartés bleues la ville et le vallon, la ligne altière des tours et les découpures étranges des ro- ches.

Nous avons vu les Baux la nuit. Tant que la lune a duré, malgré la fatigue, nous nous

24

278 AU BON SOLEIL

sommes promenés k travers un paysa^^e de fée- rie. Une fois couchés, nous avons fait deux rêves : Mon ami, âme guerrière et tendre, rê- vait qu'il était troubadour, et qu'il épousait mademoiselle Maria, laquelle avait des cheveux d'or et s'appelait Huguette. J'eus un rêve plus bourgeois : j'étais fort riche et je m'achetais un palais brodé à jour et dominant l'abime, dans cette étrange ville des Baux les palais se vendent quatre-vingts francs.

EN TRAIN DE PLAISIR

CONSEILS AU DEPART.

L'hiv(3i' secoue ses dernières neiges : dans les haies encore frissonnantes, mais oii pointent, déjà quelques bourgeons hâtifs, le printemps, comme un enfant qui joue et se cache aussitôt, a montré le bout de son nez rose. On s'ennuie chez soi, on rêve voyages ; des ailes poussent au plus casaniers ; et la Compagnie P.-L.-M., ce saint Pierre qui tient la clef des champs, couvre colonnes et murs d'immenses affiches jaunes annonçant des trains de plaisir pour Gênes, Flo- rence, Rome, Naples.

Le Parisien, artiste ou petit rentier, s'arrête pensif devant ces affiches : « Eh quoi ! en pre- nant si peu d'écus sur mon budget, si peu de jours sur mes occupations, je pourrais m'offrir tout cela ? voir les Alpes et l'Apennin, respirer la brise marine, déjeuner d'art, souper d'his-

24.

282 AU BON SOLEIL

toire, marcher sur du marbro, dormir sous des fresques, connaître le Tibre et l'Arno, admirer ^ comment la vigne virgilienne s'enguirlande au tronc des mûriers, et boire en disant Si signer des yins trop doux dans des fiaschetti garnis de paille ! »

La chose est tentante; mais un maudit mot vient tout gPiter : train de plaisir ! Il y a sur les trains de plaisir, comme sur les diligences au- trefois, toutes sortes de plaisanteries convenues ; par crainte du ridicule, un homme d'esprit, qui grillerait de partir, se résignera pour tou- jours à ne connaître Pompéi qu'en peinture, et à se figurer la campagne romaine d'après les ter- rains lépreux et vagues d'au delà de nos forti- fications.

Certes, le train de plaisir a ses inconvé- nients ; il est d'autres façons plus aimables de voyager : dans un sleeping-car, par exemple, ainsi que le font les millionnaires, en prenant son temps et ses aises; ou bien encore à l'ar- tiste, dans une caravane de saltimbanques orga- nisée en manière d'atelier, s'arrêtant un jour ou une heure à chaque site qui vous plaît, avec un tricorne de gendarme (le modèle est le même partout) négligemment suspendu aux brancards de la voiture, pour éloigner les malfaiteurs et leur laisser croire qu'on a chez soi la force pu- blique en visite.

Seulement, il faut pour cela être riche d'ar- gent ou de loisir. Démocratique et bourgeois,

EN TRAIN DE PLAISIR 283

le train de plaisir s'accommode d'états plus mo- destes.

Mais on y est serré. Pas tant que cela, et moins parfois (lue dans un autre train puisque chaque compartiment ne reçoit que huit voya- geurs au lieu des dix réglementaires. On en- tend parler français tout le temps, ce qui nuit au pittoresque, enlève l'illusion, trouble la rê- verie. — Halte-là! sans nier les âpres joies de la solitude dans des villes vous ne comprenez personne et personne ne vous comprend, croyez bien qu'après deux ou trois jours de cette existence de sourd-muet s'exprimant par gestes, vous ne serez pas fâché de retrouver, le soir, his- toire de se délier la langue en commun, quel- ques-uns de vos odieux compatriotes ! On tait connaissance avec un tas de gens... Sans doute, à moins d'être irrémédiablement sour- nois. Mais ces amitiés improvisées ont leur agrément; c'est, car ici-bas tout se renouvelle, c'est, en plus grand et avec moins d'ennuis, l'o- riginalité et l'imprévu des anciens voyages par le coche. Et pour se loger, arrivant ainsi cinq cents à la fois dans une ville ?... En effet, je plains les malheureux ([m, traînant leur sac de nuit comme un forçat son boulet, errent à tra- vers rinconnu, en quête d'un gîte, jusqu'à ce que quelque cocher de contrebande, quelque cicé- rone de hasard les livre pieds et poings liés à un cabaretier complice, tapi^dans une infâme os- teria, au tond d'une ruelle innommée. Mais

284 AU HON SOI.KH.

[)()iir({U()i iK? pas lainj comm(3 1<js Aii;4Uii.s? Il existe à Paris une agence qui, moyennant des prix modérés, vous loge, vous nourrit, et pousse même la prévenance jusqu'à vous réveiller à vos heures. C'est insupportable, cela!... C'est charmant, au contraire, pour les gens qui n'ont pas de temps à perdre et n'aiment pas s'embar- rasser des menus détails de la vie. Aussitôt dé- barqué dans un pays nouveau, on n'a plus, sa toilette faite, qu'à se répandre par les rues, en homme que rien ne préoccupe, léger de bagage et de soucis. Et l'on est convenablement logé ? Jugez-en : à Gênes, j'habitais, via délia Croce, un hôtel vaste comme un palais qui avait I pour ornement de vestibule un Scipion Nasica

' en marbre dont le Louvre serait jaloux ; à Flo-

rence, mes fenêtres, car j'en avais trois, et de ''' taille, donnaient sur la façade du Bargello; à

Naples, de mon balcon je regardais fumer le Vésuve; à Rome, la vue était triste : il n'y a pas de rues gaies à Rome! par compensation un car- dinal tout rouge et un superbe moine fondateur d'ordres logeaient sur le même palier que moi. Et les repas? Repas de table d'hôte, selon la saison et l'endroit, mais toujours aussi bons qu'on peut les espérer. Une seule fois je fus in- quiet : l'arrêt du train pour le dîner étant fixé dans un misérable village. Qu'y trouverions- nous? On se méfiait. 0 surprise ! l'agence avait tout prévu : au sortir du wagon la maternelle agence fit distribuer à chacun de ses voyageurs

EN TLIAIN DE PLAISIR 285

un paquet contenant le repas du soir, "une bou- teille, un couvert, un verre. Un vieux pécheur pas trop voleur vint nous vendre des frutti cli 7yîare, petites clovisses à coquilles minces et roses; on dîna de grand cippêtit, au bord de la mer, sur le sable, en regardant le soleil se cou- cher derrière les pins. C'est du Paul de Kock si l'on veut, mais, traduit ainsi en italien, Paul de Kock n'est pas sans charme.

Evidemment, en quinze jours on ne peut tout voir. Le secret, pour voir quelque chose, est précisément d'éviter certaine goinfrerie de curiosité à laquelle se laissent aller trop sou- vent les apprentis touristes. De braves gens, natifs du faubourg Saint-Marceau et qui n'ont jamais visité ni le Luxembourg ni Notre-Dame, se donnent, une fois la frontière passée, des in- digestions de musées et de monuments. Ils ne sont jamais montés dans la Colonne, mais ils se croiraient volés de leur argent si là-bas ils ou- bliaient une fois de grimper au faîte d'un campa- nile. Ne les imitez point : promenez-vous à Gênes, à Naples comme vous vous promenez dans Paris, sans presse, en vous imaginant que vous devez y revenir le lendemain. Peu de choses vous échapperont; le hasard, dieu propice aux flâneries, s'arrangera toujours de façon à ce que vous ne regrettiez pas les quelques cents francs du voyage. Et maintenant, un souvenir personnel : C'était à Florence ; un train de plaisir arri-

286 AU BON SOI.EIL

vait. 11 y avait foule à la garf3 : des dôputatioiis, (les musiques avec des bannières. Parmi les ban- nières une portait, en or, le nom de de Garibaldi. Les voyageurs la saluèrent. On répondit par un formidable « Evviva la Francia ! » Tout à coup et quand le silence se fut fait, timidement mais fermement comme quelqu'un qui a son idée, se détacha du groupe un petit joueur de triangle, brun, ébouriffé, la bouche grande, des dents blanches jusqu'aux oreilles. 11 bara- gouinait un peu de français ; il cria : » Evviva la Repoublica !... Evviva Victor Ou go! »

Nous embrassâmes le petit joueur de triangle. On trouve comme cela d'agréables surprises à voyager par train de plaisir.

II

REVERIE EN CRAU.

... Le train repartit d'Avignon, triomphale- ment accompagné par les innombrables voix argentines ou graves des innombrables beffrois, clochers et tours d'horloge,. qui, mis en gaieté par le soleil, s'égosillaient sur le coup de midi derrière les remparts.

Il faisait un petit mistral qu'on devinait, sans le sentir, à l'azur plus profond, plus vibrant du ciel balayé, à des tourbillons de sable noir en train de cabrioler dans les graviers de la l)u- rance, c^t surtout aux grands saints que nous adressaient les cyprès plantés en rond autour des fermes ou alignés sur la limite des champs.

Des collines grises, couvertes d'herbes grises; de loin en loin, se mirant aux larges eaux du Rhône ralenti, un château, de grands murs en ruine; et tout à coup, Arles une fois dépassé, la

288 AU BON SOLEIL

Crau, la plaine immense de cailloux, sans un arbre, sans un buisson, pierreuse et sèche pen- dant des lieues, oii de loin en loin apparaît h- toit plat d'une bergerie. Là-bas, tout près d<' l'horizon, à un endroit, vous diriez des cailloux plus gros ; on reconnaît, en regardant mieux, que ces cailloux sont des moutons. Maigres moutons qui, sous le bâton des boïles nomades, passent leur hiver, affamés, retournant du bout du nez chaque pierre pour trouver dessous un peu d'herbe pâle. Mais patience ! ils savent qu'aux premiers beaux soleils, aussitôt les nei- ges fondues haut, le troupeau, boucs en tête et toutes les sonnailles sonnant, remontera par le « chemin romain » vers les montagnes sont des herbages si drus et parfumés de tant de fleurs.

Elle n'a pas de bout, cette Crau ! malgré la hâte que met le train à fuir son infini monotone. Je me suis un jour rendu compte de son éten- due en regardant, du haut d'une des tours har- diment plantées par les Sarrazins sur les der- niers gradins des Arènes, la tache rouge qu'elle faisait au milieu du pays d'Arles en moisson. En été, quand l'air flambe sur les cailloux, la Crau, comme le Sahara, connaît les féeries du mirage; et les Grecs contaient que Jupiter fît grêler ces pierres du fond du ciel pour fournir des armes à l'Hercule tyrien, en train de combattre je ne sais quelle sauvage tribu des Gaules.

Depuis, de savants géologues, à la place de

EN TRAIN DE PLAISIR 289

Jupiter, ont inventé lo déluge alpin. Les cail- loux de la Crau, sacrés jadis, s'en vont mainte- nant par charretées, ils servent à empierrer les routes; le canal d'Adam de ('raponne, recou- vrant de ses limons fertilisants ce qui en reste, conquiert chaque année à Cérès quelques mille « cannes » de sol aride. Mais le caillou repa- raît toujours après les pluies et les labourages, mis à nu par l'eau dans les ravines des champs ou soulevé par la charrue. Travail dur et de tous les jours, lutte incessamment renaissante, et cela, non-seulement dans la grande Crau, mais dans une ibule de Crau plus petites, étalées en étages successifs par la rupture du chapelet de lacs qui jadis remplissaient la vallée coule maintenant la Durance. La lutte contre le cail- lou est, des Alpes jusqu'à la mer, la moitié de la vie rurale.

Rien ne berce et n'endort la pensée comme le ressac régulier d'un train. C'est ainsi que, tout en courant vers Cannes et Nice et le paresseux -Alidi des orangers et des palmiers, je rêvais arrosages et défrichement, et rudes cultures montagnardes.

Soudain la Crau si triste m'apparut plus triste oucore; un souvenir venait de me serrer le cdHir.

Je me revoyais en chemin de fer, au même endroit, par un jour pareil, vers la lin de l'hi- Yor de 187L Après tant de malheurs et de dé- sastres, on ne voulait pas désespérer. C'était

:^5

290 AU BON SOLEIL

l'heure des dernières levées; les vallons, les c teaux, retentissaient matin et soir du bruit d tambours. Des mobilisés s'embarquaient ai gares, d'autres s'exerçaient avec de vieux lus: au milieu des champs, autour des villages. I)a le train, les conscrits chantaient. Un spectac] hélas ! inattendu, arrêta net leur Marseiiiah Descendant à l'horizon dans les brumes ( Rhône, le soleil du soir ensanglantait Tinte minable plaine. A droite, à gauche, en avar en arrière, sur dix, vingt rangs, bousculé dans un désordre, un eftarement de dérout hors des rails, parmi les cailloux, s'entassaie: des locomotives. Locomotives de toutes sorte rouillées, disloquées, aux aciers ternis, aux eu vres couverts de boue, quelques-unes trouée bosselées, portant la marque des balles. Près ( nous un employé expliquait la chose : c'éta le matériel du Nord, de l'Est, refoulé par Vu vasion et qu'on avait dû, à cause de l'encon brement, garer comme on avait pu. L< monstres de fer venus de là-bas était l'ei nemi semblaient vivre, et des têtes de mobilisi aux portières, paysannes encore sous le galonné de rouge, devenaient pâles subitemei à cette première vision de la guerre.

Le train file, des arbres paraissent, la Cra est déjà loin derrière nous. Voici Saint-Chc mas, l'étang de Berre dentelé et bleu comni un golfe grec. Les collines qui sont autoi palpitent dans une brume transparente; soi

EN TRAIN DE PLAISIU

291

1(3 soleil (Vaplomb semblent rire les vagues iii- iioiiibrables, allumées de rayons, Irémissantes, (claboussées; on dirait qu'une invisible main y jette les diamants à poignée.

Le spectacle en est merveilleux, mais pour aujourd'hui ma joie est gâtée; et quand, ébloui, je ierme les yeux, c'est encore la Crau farouche (lue je vois, la Crau de l'année de la guerre, <i\ (3c le soleil sanglant, et les longues ombres des locomotives !

III

AU PAYS BLEU

Connaissez-vous Antibes ? Un petit port avec son phare ; dominant le phare et le port, deui tours sarrazines rousses comme la croûte d'ur pâté; et, à leur pied, une poignée d'étroites maisons qui grimpent les unes pardessus le: autres pour voir la mer.

Huit heures du matin ! il est grand temps, er bon bourgeois, d'aller faire son tour de ville.. Il y a dans l'air des odeurs de fleurs ; entre deu> boutiques, un grand dattier au tronc rugueux et dont les palmes frémissent à la brise, dépasse le mur d'un jardinet; une orange qui se détache tombe, plouf ! avec un bruit sourd sur la tern friable et sèche.

Ce bruit me donne des idées de campagne, D'ailleurs, à suivre la courtine, le tour de vilk est bientôt fait...

EN TRAIN DE PLAISIR 293

Je sors par la poterne. Qu'est cela ? les glacis des remparts tout blancs, du givre sur la con- trescarpe! Aurait-il neigé cette nuit? Rassurez- vous : ce n'est qu'un tapis de marguerites fleu- ries par milliers et serrées au point de cacher le gazon. En fait de neige, Antibes ne connaît que celle qui brille là-bas à la crête des Alpes.

Sur notre gauche, des pêcheurs, faisant fré- tiller un petit poisson à l'extrémité d'un roseau, agacent patiemment le poulpe ami de la friture et le succulent crabe velu qu'ils supposent loger dans les anfractuosités d'une roche. Cette roche, c'est l'Ilette.

Si nous nous arrêtions à l'Ilette ? Je sais dans la minuscule presqu'île une anse minuscule à fond de luisants coquillages, les corailleurs ont coutume de retirer leurs barques, leurs dragues, et de secouer leurs filets. Du bout de la canne, en fouillant la grève, on peut faire d'intéressantes trouvailles conch3^ologiques , sans compter, les jours de bonheur, quelques morceaux de beau corail rouge.

Pas de chance! la place est prise, et j'y trouve, installés déjà, une vieille dame qu'à son voile vert je reconnais pour une Anglaise, plus deux fantassins de la garnison...

Allons toujours serrer la main au capitaine Fouque et dire en passant un mot à son ge- nièvre. Rien n'est sain à l'estomac comme un verre de fin genièvre, et rien n'est sain à l'esprit comme la contemplation d'un homme heureux.

25.

294 AU 15 ON SOLKIL

Le capitaine Fouque est roi de rilette ! Marin comme le Grec Ulysse et comme le Marseillais Pamphile, ayant connu dans ses voyages cent peuples et mille cités, après quarante ans do navigation, le capitaine Fouque pourrait, s'il voulait, avoir maison de ville et villa au Cap ou à La Badine. Mais son rêve était autre, et le sage réalise toujours son rêve. Le capitaine Fouque a donc obtenu, au prix de quels entê- tements, de quelles persévérantes démarches, de quelles luttes obstinées et sourdes avec le génie militaire ! mais enfin il a obtenu la con- cession d'un trou du rocher, et dans ce trou il s'est fait construire, en dépit des railleurs et des jaloux, la plus charmante et la plus originale habitation qui se puisse imaginer. Vous ne l'a- percevez pas ? Nous y sommes ! Un pas encore, et sans cette formidable haie de cactus hérissés et de figuiers de Barbarie, nous nous promène- rions déjà sur le toit. Descendons; c'est par le rivage qu'on accède à la maisonnette : une mai- sonnette comme toutes les maisonnettes, à cela près qu'elle est incrustée dans le roc. Devant, une terrasse treillagée, en belle vue, qu'om- bragent de leurs larges feuilles des courges grimpantes à fleurs jaunes. La porte s'ouvre : « Bien le bonjour ! » Le capitaine est en man- ches de chemise. D'un bout de vieux câble effi- loché il frotte une clef qu'il huile et fait reluire.

« Toujours au travail, capitaine? Tou- jours au travail! C'est le diable pour tenir

EN TRAIN DE ri-AlSlIl 2'J5

pL'opros ces ferrements. A boni, voyez-vous, la moitié (lu temps se passe à se battre contre la rouille. »

A bord ?... en effet nous sommes à bord, dans une vraie cabine de navire, avenante et proi)re, décorée de cartes marines, avec un sextant, des lunettes, un hamac plié, et, pour fenêtres, des hublots derrière lesquels on voit miroiter la mer bleue.

Le capitaine vit là, ne quittant sa cabine que pour son canot, grand pêcheur, aux rames dès l'aurore, mais particulièrement ragaillardi, les jours de tempête, quand, bien enfermé et en- tendant les paquets de mer défoncer son toit et les vagues battre sa porte, il s'imagine être en- core entre le ciel et l'eau, sur son brick-goë- lette, et commercer noblement de poudre d'or, d'ivoire en dents et d'arachides dans les parages dilïïciles du Grand ou du Petit Macarambar.

« A votre santé, capitaine ! Je vais do l'autre côté du cap, jusqu'au golfe. A votre santé !... seulement vous ferez bien de prendre un chapeau de paille. Dans cette saison, il ûiut se méfier du soleil. »

Un petit chemin, bordé de murs en pierre sèche des lézards courent, se détache de la grand'route et s'enfonce sous les oliviers.

De beaux oliviers ! non pas rabougris et tail- lés en rond comme ceux qu'à bon droit les vo^^a- geurs raillent, mais poussés libres au vent de la mer, hauts, tortus, noueux, séculaires, étendant

296 AU BON SOLEIL

largement leur feuillage, dentelle si claire et si légèrement tramée qu'on voit, la nuit, briller au travers la poussière d'or des étoiles. La nuit, c'est charmant; mais, aux environs de midi, les rayons percent, et décidément le chapeau de paille n'est pas de reste.

Au golfe, c'est pire ou c'est mieux ! Mais n'importe : au risque d'un coup de soleil, je veux m'asseoir, sans chercher l'ombre des pins- parasols et des tamaris qui pourtant ne man- quent pas sur les dunes, je veux m'asseoir dans le sable tiède et fin, et de regarder les petites vagues innombrables, accourant de l'horizon, déferlant avec un bruit de soie froissée, et bor- dant, d'un trait d'argent mince et net entre l'azur de l'eau et l'or de la plage, la courbe de je ne sais combien de lieues qui va des blancs ro- chers calcaires du cap d'Antibes à la gigan- tesque proue de porphyre rouge, à pic sur les flots, qu'on appelle la pointe de l'Esterel. Tout cela, d'ailleurs, n'est ni rouge ni blanc, tout cela est couleur de soleil, comme la robe de Peau-d'Ane ; tout cela flamboie et scintille dans une brume transparente semblent flotter les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, qui sont la Capri et l'Ischia de ce golfe Juan, plus petit, mais, sauf le Vésuve que remplace parfois sur les cimes du Tanneron un incendie de pins ou de chênes-lièges, presque aussi beau que le golfe de Naples.

Qu'ailleurs on s'irrite, qu'ailleurs on s'énerve !

EN TRAIN DE TLAISIR

297

Ici, bon gré, mal grè, il faut prendre la vie en douceur.

Tenez (je vous montrerais l'endroit d'un geste si j'avais le courage de me retourner), tenez, là, derrière ma tête, il y a une cabane en planches, recouverte de roseaux. Elle appartient à un Antibois de ma connaissance qui y remise ses engins de pêche. Un matin, il trouva deux planches enlevées, ses filets mouillés, ses pa- langrotes nouées d'un nœud qui n'était pas le sien. Des maraudeurs, braconniers de la mer, avaient forcé la cabane nuitamment pour se servir des filets et des palangrotes. Grande fu- reur de l'Antibois : « C'est épouvantable ! On n'est plus à l'abri chez soi... Je mettrai sur pied les gendarmes... » Il y a bientôt deux ans de cela, et les planches enlevées manquent tou- jours. Une fois ou deux par semaine, notre An- tibois trouve ses filets mouillés et ses palan- grotes mal nouées. « Qu'est-ce que ça fait, puisqu'on les rapporte ? Après tout, le trou est commode; il fallait auparavant toujours trim- baler une énorme clef dans sa poche... » Kt, depuis, le propriétaire a pris l'habitude d'en- trer dans sa cabane à quatre pattes par le trou que pratiquèrent les maraudeurs.

Le beau pays, et les braves gens !

IV

LA MAISON DE GARIBALDI.

Il n'y a pas en Provence de nom plus popu- laire que celui de Garibaldi. On s'obstine, il est vrai, à le prononcer Galibardi^ mais c'est naïve- ment et sans penser à mal. Tout paysan a chez lui un Graribaldi, debout au milieu de sa fa- mille, à cheval dans la fumée des batailles, ou bien encore assis, les deux mains s'appuyant sur la poignée du sabre, avec ses bons yeux clairs, ses longs cheveux et sa barbe blonde.

Un jour de marché, étant tout petit, je ren- contrai mon grand-oncle qui revenait de la Placette. De loin, je Pavais vu arrêté devant l'é- talage d'un de ces marchands gascons qui expo- sent le long des murailles tant d'admirables ima- ges en couleur, juifs-errants, figures de saints, portrait de héros et de princes, pincées etfixées à une ficelle par des bouts de roseau fendus.

EN TRAIN DE PLAISIIl 299

Tu ne sais pas, j'ai fait ompletfc^

Et, déroulant un papier qu'il avait à la main, il me montra... vous le devinez : un superbe G a- ribaldi, enluminé de bleu et derou^-e, avec une couche de gomme par-dessus qui le faisait re- luire au soleil.

C'est pour clouer dans ta chambre, au manteau de la cheminée.

Et l'autre ? demandai-je, car il y avait deux rouleaux.

L'autre, c'est pour le pendant, il faut tou- jours qu'une image ait son pendant.

Et quel pendant avez-vous choisi ?

Ma loi ! comme le marchand n'avait plus que des saint Paul et des saint Pierre, je me suis décidé à acheter encore un Garibaldi.

C'était, en efïet, encore un Garibaldi, exac- tement semblable au premier d'ailleurs ; de sorte ({ue, pendant toute mon enfance, j'ai vu, ô comble de la symétrie ! les deux mêmes Gari- baldi chacun d'un côté de la cheminée, me sou- rire quand je m'éveillais.

Les impressions premières ne s'effacent plus, et toujours, même avant de savoir pourquoi, naïvement, obscurément, j'eus la religion de Gali hardi.

Aussi puis-je compter au nombre des émo- tions de ma vie la découverte que nous fîmes, un ami et moi, sur le port de Nice, voici bientôt quelque dix ans.

Bien que mon ami connût Nice par cœur,

300 AU BON SOLEIL

comme il connaît Venise et Constantinople, nous avions eu toutes les peines du monde à le rencontrer ce port de Nice !

Au lieu de suivre tranquillement le bord de la mer, les terrasses et le coin de raoïtbo-capeou où, sur l'étroite route en corniche, entre le roc vif et les flots, un vent enragé souffle à toute heure, on avait pris le chemin des écoliers. On avait flâné au marché, admirant les poissons, les fleurs, et surtout, sujet de tableau ravis- sant ! ces originales revendeuses d'herbes qui pour se préserver du soleil, se coiffent d'une grosse salade renversée, la racine en l'air et les feuilles retombant autour des cheveux bruns fri- sés, ainsi qu'une verte dentelle. Après cela, on s'était enfoncé entre les maisons de la vieille ville passées à la chaux jusqu'au premier, suivant la coutume arabe et provençale, rues silencieuses et fraîches, oîi jamais ne descend le soleil, jamais ne roule un bruit de voitures, escaliers tortueux grimpant vers le Château, voûtes sombres enchevêtrées, avec le petit judas des jalousies mystérieusement relevées aux fenêtres closes, et les boutiques obscures et basses, ouvertes, sans vitrines ni devanture, ayant pour étal deux bancs de pierre. Puis un quartier, vague, plein de charrons, de for- gerons, dans le brouhaha poudreux des fau- bourgs qu'habitent lesrouliers. Enfin tournant à droite, nous sentons une bonne odeur de gou- dron et de marine. Des pointes de mâts qui se

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dressent sur le ciel derrière les toits nous diri- gent....

Le port !

Mais pas un port comme tous les ports : le port idéal, le port classique, le port que les col- légiens enfermés et qui n'ont jamais connu les flots peuvent se figurer d'après Homère ou d'a- près Virgile.

Tout rond, tout petit, calme et clair dans l'ombre des coteaux couronnés de verdure pâle, ses quais, au fond, vont s'abaissant en une grève large à peine de quelques pas où, parmi le sable et les galets, jaillissent les milles lilets d'une belle source murmurante. Elle n'a que le temps de naître, de refléter un instant l'azur, et puis elle meurt dans la mer, joyeuse du peu qu'elle a vécu, en digne sœur païenne d'Aréthuse. Des femmes y lavaient leur linge; ailleurs, des ma- telots remplissaient leurs barils. C'est Limpia, l'antique aiguade, belle aujourd'hui comme il y a deux mille cinq cents ans, la nymphe immor- telle dont la grâce et la douce voix retinrent sur ces rivages divins les marins grecs fonda- teurs de villes.

La nymphe Limpia m'envoya un rêve. Assis sur le coin d'une borne, j'oubliai Nice et le siècle présent. Je n'entendais plus les appels (les gens du port, les cris aigus et musicaux des marchands de poissons secs et d'oranges; je ne voyais plus les petits vapeurs noirs de charbon, les cordages, les pavillons, les fins voiliers aux

20

302 AU r.ON SOLEIL

proues dorées et peintes, les tartanes dont la grande antenne retombe comme une aile las- sée... J'étais dans la crique de Limpia : une forêt de pins mêlés de myrtes descendait des coteaux jusqu'à la mer, et les premiers colons, apportant la vigne et l'olivier, tiraient en chan- tant leurs bateaux légers sur le sable, près de la source.

Eh bien, dormons-nous ? fit mon compa- gnon.

Alors, me retournant, mal éveillé encore, j'a- perçus en face de moi, dans le mur d'une pe- tite maison, une plaque en marbre indiquant que G-aribaldi était là. Ceci me parut la con- tinuation démon rêVe grec, et je trouvai tout naturel que ce héros, comparable aux héros an- tiques, eût vu le jour dans ce lieu sacré, près de la demeure des nymphes.

Yous rappelez-vous ce souvenir, ami Ziem, peintre des flots bleus semés de voiles blan- ches ? et vous rappelez-vous la bouteille de vin d'Asti que nous vidâmes incontinent à la santé de Garibaldi, devant le comptoir, sans vergogne, dans une buvette à matelots.

J'ai voulu revoir, le petit port, mais on

agrandissait le petit port. Partout des maçons, des gravats, des pans de mur qui s'écroulaient dans des tourbillons de poussière. Quand j'ar- rivai, un tombereau emportait les derniers dé- bris de la maison de Garibaldi, et les flots d'argent de Limpia, sur les galets souillés de

EN TllAIN DK TLAISIR

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plâtre, semblaient murmurer plus tristement.

Comme je regardais, un vieux, dans ce patois niçard, âpre et rude provençal que Garibaldi enfant parlait et qu'il aime à parler encore, un vieux en train de fumer sa pipe me dit :

Les ingénieurs démolissent la maison; mais des gens ont acheté les pierres, on va la rebâtir ailleurs.

Ailleurs?... Hélas! ailleurs, la maison sera comme exilée.

LES JESUITES A MONACO

Non contents de troubler la France, voici que les Messieurs jésuites sont en train de ré- Yolutionner Monaco. On n'entend parler que d'eux sur ce vieux roc barbaresque, jadis peu- plé d'affreux pirates, jadis hérissé de cactus comme un oursin l'est de piquants, et devenu, par suite du progrès des mœurs, le pa3's des croupiers et des roses.

Jamais depuis le matin Menton et Roque- 1 brune, fatigués de manger du pain de siège en pleine paix et de crever de faim par décret sous le ciel le plus généreux du monde, secouè- rent d'un coup d'épaule le joug séculaire des Florestan ; jamais depuis le soir ce bruit sou- dain se répandit qu'un prétendant, se préten- dant de la pure race des Grimaldi, faisait appel aux armes, levait ses lidèles à Nice sous les ar-

KN TRAIN DE TLAISlll 305

'•.uIl's (lu cale do la Victoire, et armait secrète- ment une barque à sardines dans le creux d'un roc, jamais pareille émotion ne s'est vue.

Les palmiers en ont soupiré, bien que la brise do mer ne soufliàt point; sur les terrasses do marbre les grands eucalyptus ont agité leurs rouilles pendantes, et l'unique grenouille de la pièce d'eau, vergiss-mein-nicht à pattes entre- tenu par l'administration pour rappeler à ses nombreux hôtes allemands la douce langue de la patrie ! oublie maintenant de chanter à rheure réglementaire.

Je m'étais assis sous un oranger, dans un re- trait charmant que je connais, à distance égale du casino et do la mer, berçant ma pensée au bruit philosophiquement confondu dos pièces d'or et de la vague. Tout à coup un sifflet, un halètement de vapeur, des toilettes claires aper- çues à travers les branches, des odeurs fémi- nines de musc et d'ambre remplissant les jar- dins et dominant le parfum dos fleurs, m'an- noncèrent que le train de Nice arrivait. Je m'accoudai sur un balustro pour voir passer le défilé : les étrangères, les Françaises, et surtout cette indestructible vieille garde, les Caroline et les Cora, vénérables débris de la cocotterie impériale qui ont fini par trouver ici une île d'Elbe sans retour.

La compagnie me parut agitée. 11 n'y avait pas ce recueillement préliminaire, bien connu do tous les joueurs, qui fait do la montée quo-

26.

306 AU BON SOLEIL

tidienne à Monte-Carlo quelque chose d'aussi religieusement solennel qu'une entrée de messe ou de vêpres.

On causait, on s'interrogeait : « Est-ce bien sûr, au moins? Mais, parfaitement, chère amie! les achats sont faits, je tiens la chose du gros baron, les bons pères n'ont plus qu'à arri- ver. »

Et voilà comment j'appris que les jésuites, chassés de France, voulaient s'installer à Mo- naco et planter l'étendard d'Ignace sur le for- tuné coin de terre que domine la girouette dorée du dieu Hasard.

Ce projet, comique au premier abord, n'a, quand on y réfléchit un peu, rien qui étonne. Les divers ordres religieux montrèrent toujours un goût particulier et parfaitement entendu pour choisir le lieu de leur demeure : aux fran- ciscains besaciers et bons vivants les grasses et populeuses vallées; aux dominicains noirs et blancs qui, par un calembour facile, s'intitu- laient chiens du Seigneur, les positions fortes, batailleuses, à mine dominatrice et bourrue ; aux bénédictins, les pentes ombreuses, égayées de sources, portant à la méditation et à l'étude. Les jésuites ne pouvaient rêver rien de mieux que Monaco. La religion inventée par eux à l'u- sage des gens du monde, avec ses Immaculées, ses Cœurs sanglants, son mysticisme sensuel, sa préoccupation de l'Éternel et de la femme, va trouver son vrai cadre ici, dans cet endroit pa-

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radoxal oii la nature so lait ultra-mondaine et (jui offre aux aspirations compliquées des heu- nmx que l'excès du plaisir énerve les baumes de la solitude à côté des piments du boulevard.

Monaco était d'ailleurs prédestiné, marqué d'une marque visible par le doigt de la Provi- dence. Monaco, dans un petit vallon, possède un oratoire à Sainte Dévote; son deuxième patron s'appelle Saint Romain ! Or, on n'ignore pas que l'occupation préférée des bons pères consiste à jouer de la dévote au profit de Rome. La dévote abonde à Monaco, comme en tout quartier gé- néral de galanterie. Et quelles dévotes ! Sub- tiles, expertes, connaissant par grâce d' tat les obscurs replis de l'àme humaine mieux que le plus raffiné confesseur. Voilà une troupe tout <'xercée, un escadron volant d'admirables ^œieri^ caplatrices, qui ne demande qu'à faire campa- .une entre Menton et Cannes, terrain béni, aimé du ciel, fertile en millions souffrants, en riches (4 aristocratiques agonies. G-râce à ces jésui- tesses de cotillon court, prêtes à le raccourcir encore, Monaco et Monte-Carlo seront tous les deux avant dix ans entre les mains des hommes de Dieu.

Il y a un joli flot d'or, d'un courant large et continu, qui, savamment canalisé, remplirait à nouveau de murmures joyeux le fleuve desséché du denier de Saint-Pierre. L'exploitation serait facile, car tout joueur a foi aux fétiches, ce qui constitue un commencement de religion. L'être

308 AU BON SOLEIL

enfantin qui s'en va au tapis vert, sur de gagner, plein de confiance, parce qu'en traversant le tunnel d'Eza il a aperçu, un quart de seconde, dans la course folle du train, la fente de rocher légendaire : petit trou bleu ouvert sur la mer ! est prêt à croire tout ce qu'on voudra lui faire croire; et tels qui paient très cher pour toucher la bosse d'un bossu paieront le double pour bai- ser l'orteil d'un saint de bronze si on sait leur persuader que cet acte de dévotion doit faire réussir la martingale.

Voyez-vous d'ici le triomphe, quand, du haut de la Tête-de-Chien, bloc gris roussi par le so- leil où parfois s'enroulent des brumes, une vierge en or colossale étendra les pans de son manteau sur le casino sanctifié, quand un che- min de croix montera de la gare et quand, dans le salon oriental, des croupiers ornés de ton- sures feront le jeu et jetteront la bille d'un geste de bénédiction, les grands laquais, en place du simple verre d'eau traditionnel, offriront un verre d'eau de Lourdes aux gosiers étranglés par la perte !

Ce jour-là, le prince régnant pourra rempla- cer par un jésuite souriant et glabre le moine barbu armé d'un glaive qui monte la garde sur son blason !

VI

PELERINAGE

Mais chut !

Il paraît que sans songer à mal, j'ai pris un train de pèlerins.

Le train brûle Gênes, dédaigne Pise, laisse Florence; nous allons droit à Rome faire nos Pâques.

Kn face de moi, un gros abbé : l'air réjoui du voyageur, l'œil grave du côYiducteur d'âmes.

Il prend le coin, s'installe et se carre. Tout le monde se gène et me gêne pour lui. Il accepte de bonne grâce.

Moi je n'ai garde de protester, me rappelant cette admirable prescription de la civilité pué- rile et honnête : « Si vous vous trouvez à table à coté d'un ecclésiasticiue, ayez pour lui les mêmes égards et les mêmes prévenances que pour une dame. » Ayons donc des égards et des

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prévenances; ce qui est d'obligation à table doit l'être également en wagon.

M. l'abbé ferme les yeux, médite ou feint de méditer ; puis, tout à coup, énergiquement, il me tire un sac d'entre les jambes, et le pose sur ses genoux, un peu sur les miens. Le sac est violet, en peluche ancienne comme on en voit au dos des fauteuils. M. l'abbé ouvre le sac, suivi dans ses moindres mouvements par l'œil sympathique des dévotes, il en sort une chancelière, de même étoffe et violette aussi, puis une calotte qui est noire, mais garnie de violet à l'intérieur comme les poches de la soutane.

J'entends les dévotes se dire que M. l'abbé est illustre prédicateur quelque part entre Taras- con et Narbonne, qu'il va voir le pape au Vati- can et qu'il reviendra de bas au moins évêque inpartlbus.

Voilà qui explique cette orgie de violet chez un simple prêtre : dans son impatience d'avoir la pourpre, le saint homme en double ses sou- tanes et ses calottes, peut-être en double-t-il ses bas! Cela ne fait de mal à personne, et donne en attendant un petit air d'évêque quand par suite d'un hasard heureux d'un coup de vent ou d'un geste habile, un peu de violet montre son nez.

Les dévotes, il y en a de charmantes dans le nombre, l'admirent d'abord en silence, mais bientôt elles s'enhardissent. On cause de Rome naturellement, de Rome et de la semaine sainte ! M. l'abbé explique Saint-Pierre, immense et

EN TllAIN DE l'LAlSIIl . 311

qui paraît petit. Les dévotes d'un coniinun ac- cord, déclarent cela admirable.

Et l'orteil de bronze qu'on baise ! et près de Sainte-Marie-Majeure, la Scala sania que l'on ne monte (lu'à genoux?

Elles voudraient toutes déjà baiser l'orteil (^t user de leurs genoux les degrés de la Scala santa.

Est-il vrai, qu'on parle dans les églises, que les curés vont au café et qu'ils donnent l'ab- solution du bout d'une gaule ?

Sur ces jolies lèvres, dans ce gazouillis, la re- ligion prend un air aimable. Hélas ! que ne suis- je croyant !...

Puis, c'est la mantille.

Quelle mantille ?

Comment, ma chère, vous ignorez! Mais on ne peut pas se présenter devant Sa Sainteté sans mantille.... J'en ai une toute prêta dans ma malle, très coquette, en filet de soie... D'ailleurs, il est facile de s'en procurer à Rome... n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?

Et voilà toutes les têtes en l'air. Cette nou- velle qu'il faut une mantille se répand de com- partiment en compartiment, de wagon en wagon, jusqu'au bout du train. Nous allons traverser des villes, côtoyer des fragments de golfe pa- raissant puis disparaissant par les intervalles bleus de quatre-vingt-sept tunnels, suivre l'A- pennin, dont les découpures font de si lins ar- rière-plans aux rudes plaines d'Etrurie ; mais

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nous no voyons rien de tout cela : désormais et jusqu'à Rome, dans les bufïets des gares ita- liennes, épluchant des oranges et buvant le chianti ou l'orvieto dans d'élégants petits fla- cons revêtus de paille et de jonc tressé, il ne s'a- gira que de mantilles.

Le soir même de notre arrivée, à une table d'un café du Corso, pendant la semaine sainte les gens pieux et altérés peuvent tout à la fois écouter le Stabat de Rossini et prendre des glaces, je revis l'abbé aux doublures violettes en compagnie de ses dévotes.

Elles, songeant à leurs mantilles et méditant de jolis plis, essayaient des poses à l'espagnole ; lui, regardant sa main grasse et blanche, croyait y voir luire l'améthyste; et je compris alors, on ne s'instruit bien qu'en voyageant, pourquoi tant d'abbés en bon point et tant de jolies femmes vont à Rome.

VII

FLANERIE DANS ROME

« Et Saint-Pierre? Vous ne pnivez pas cependant partir ainsi sans voir Saint-Pierre !

Sapristi, j'allais l'oublier... »

Ainsi se termina une conversation échangée le matin de Pâques, sur le Mont Aventin, lieu historique, près d'un champ de fèves en fleurs.

Nous n'imaginons pas, en effet, combien dans la Rome du Quirinal et du Corso les gens s'oc- cupent peu de ce qui se passe au-delà du Tibre. L(^ pape boude, on le laisse faire ; et l'habitude se prend doucement, tranquillement, de vivre sans pape. En vain, les Jules, les Sixte et les Léon marquèrent la Ville à leurs armes ; on vain, dans chaque l'ue, dans cha(iue carrefour, un monument de pierre ou de bronze : obélisqu(? relevé et sanctifié, colonne antique portant à son laite un bienheureux en place d'un ompe-

97

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reur délogé, églises et palais, fontaines crachant des torrents d'eau, statue triomphante et ron- flante de l'illustre cavalier Bernin, crient par mille symboles et mille inscriptions en latin leur orgueil terrestre et leur puissance. Tout cela est mort, appartient au passé ; on com- mence à dire : « Du temps des papes », et l'on n'a pas l'air de soupçonner qu'il y a quelque part le successeur et l'héritier de ces fastueux bâtisseurs.

' Aux approches de l'enclos papal, l'impression est triste. De petites boutiques d'objets de sain- teté où reluisent derrière la vitre les chapelets en clinquant, les images criardes, les cœurs en papier découpé, les christs langoureux, les fades madones, toute cette dévote bimbeloterie de la rue Saint-Sulpice, sans art et sans goût, écœu- rante comme une sucrerie, mais qui réjouit les curés et les vieilles dames. La religion se rape- tisse et semble se faire enfantine. Michel- Ange n'y tiendrait pas, s'il revenait, et tomberait là- dessus à coups de poing.

Heureusement, voici Saint-Pierre !

La nef immense semble vide, bien que les pèlerins s'y pressent et que nombre de curieux soient venus entendre les chanteurs de la cha- pelle Sixtine. On les aperçoit près du baldaquin, debout sur une haute estrade drapée d'écarlate et d'or, tous en surplis et terriblement mousta- chus, comme pour protester contre la légende. Malgré la solennité du lieu et la beauté des airs,

EN TRAIN DE PLAISIR 315

les plus dévots ne peuvent s'empêcher de sou- rire aux soli, quand, tout à coup, d'une de ces barbes, sort la voix d'un enfant qui n'a pas mué. Des Américaines en waterproof, marchant de leur pas décidé de touristes, s'arrêtent un instant et lorgnent. De temps en temps, un bruit lointain de clochettes annonce que la messe commence à quelque autel perdu dans l'ombre.

Décidément, Saint-Pierre est trop vaste. Toute proportion se perd sous ces voûtes, au milieu de cet entassement de métaux précieux et de marbres, l'homme a tenté l'impossible pour réaliser le divin. Un pape, j'imagine, doit sembler petit là-dedans, même éblouissant de pierreries, porté en pompe et grandi par la tiare.

J'entends rire : ce sont des Romaines. Elles ont retiré leur mouchoir de cou et se le sont posé, flottant, sur la tête ; (A Saint-Pierre, pa- raît-il, les femmes n'entrent [pas en cheveux.) Mais le mouchoir tombe toujours, on se pousse pour le ramasser, et c'est un grand sujet de joie.

D'ailleurs, les étrangers, les étrangères sur- tout, dominent. Le peuple est déshabitué de Saint-Pierre depuis que le pape n'y vient plus. A la sortie, je me croise avec un pèlerin vrai- ment pittoresque : le costume du brigand clas- sique, ceinture rouge et chapeau pointu; la tête qui convient au costume. 11 s'assied sous la gi-

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gantesque porte de bronze que les dames n'osent regarder, à cause des quelques arabesques étrangement païennes, retire ses bottines ou s'est amassée toute la poussière de la campagne romaine, les dépose avec son bâton sur une base de colonne, et, pieusement, entre les pieds nus. Je salue ce dernier croyant.'

La place est déserte, ou peut s'en faut. Entre les deux bras de la colonnade, sur les pavés l'herbe pousse, l'obélisque allonge son om- bre. De chaque côté, les deux jets d'eau dan- sent et luisent au soleil. Mon guide me raconte que, depuis l'entrée des Piémontais, la place appartient à la nation, mais que les jets d'eau sont au pape, ainsi que l'obélisque. « Il ne tiendrait qu'à lui, pour punir les révolutionnai- res, démettre sous clef son obélisque et de tarir ses jets d'eau ; Pie IX y songeait, mais Léon XIII est heureusement plus libéral. » Le tout assai- sonné d'un fin sourire à l'italienne. « Et puis, il paraîtrait que le saint-père s'ennuie au Vatican. L'autre jour, en passant près d'une grille, il voulait à toute force sortir : ses cardinaux l'ont arrêté, il s'est fâché ; grands dieux, quelle scène !... » Tels sont les menus cancans aux- quels s'amusent les bons Romains.

Cependant les cloches sonnaient à toute volée, et deux petits bersagliers bruns, portant crâ- nement sur le côté leur coquet chapeau de cuir aux plumes de coq frissonnantes, se montraient en gouaillani le costume de mascarade, rave

EN TRAIN DE PLAISIM 317

Jaune et bleu, avec la coiffe aplatie en tourte, d'un garde-suisse qui faisait sa faction à la porte du Vatican. L'Italie vivante en face de la Home morte !

Laissons s'égosiller les cloches ! et montons au Pincio voir le défilé des équipages ; c'est l'heure le roi s'y promène dans sa calèche à livrée rouge. Nous admirerons les belles Ro- maines et nous nous rafraîchirons d'un gelato en écoutant les airs de Verdi.

FIN.

I

TABLE DES MATIERES

CONTES PROVENÇAUX

Pages

La mort de Carraentran 3

Le jas cVEntrepierres 25

L'arrestation du trésor 44

Curo-Biasso 61

Les haricots de Pitalugue C9

Mes hirondelles 84

Le vin de la messe 93

Flistoires d"hermites 105

Le bon tour d'un saint 115

Le chapeau de Sans-Ame 120

Les abeilles de M. le curé 120

Les cent heures 131

Vieille noblesse 137

Les pigeons au sang 142

Le bon voleur de Giropey 149

Mon ami Naz 155

L'Homme- Volant 160

Les ânes malades 166

Le lapin du cousin Anselme 170

Fruits de mer 175

Escargots d'Afrique 180

Les saules de M. Sénez 186

Le moulin de Fuston 191

320 TABLE DES MATIÈRES

DA>;S UNE PETITE VILl.E

I. La vieille maison, ' 197

II. Le crucifix de sœur Nanon 202

ÎII. Le saint des rouges 207

IV. Drôles de pénitents 212

V. Déjeûner anthropologique 217

VI. Une pêche àl'areston 224

DE VAUCLUSE AU BAUX

I. L'homme de Cadenet 233

IL Le mistral et le Rhône 243

III. Le vent du soleil 257

IV. Le pays de Mireille 26<S

EN TRAIN DE PLAISIR

I. Conseils au départ 2<S1

II. Rêverie en crau 287

m. Au pays bleu 29^

IV. La maison de Garibaldi 298

V. Les Jésuites à Monaco 304

VI. Pèlerinage 309

VIL Flânerie dans Rome 313

Tours. Iiiip. Mazereau.

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