DU EQUIRITY DANS LE TRAITEMENT DE L'OPHTHALMIE GRANULAIRE PAR le docteur COPPEZ médecin en chef de la clinique ophthalmologique à l'hôpital Saint- Jean, à Bruxelles. Honneur au Dr de Wecker, le vaillant défenseur du jequirily. Extrait du Journal publié par la Société royale des sciences médicales et naturelles de Bruxelles. BRUXELLES F. H AYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE RE BELGIQUE rue de Louvain, 108 1884 JEQUIRITY DANS LE TRAITEMENT DE L'OPHTHALMIE GRANULAIRE L'histoire des granulations, je l'ai dit ailleurs, c'est le martyrologe des classes pauvres, des déshérités, des déchus. Nos Flandres en sont ravagées, nos provinces wallonnes envahies. Les ouvriers flamands, par leur émigration dans des régions plus riches, plus industrielles, transportent avec eux la pénible maladie qui les mine et la propagent ainsi indéfiniment. Bruxelles, Anvers, Gand, Malines, Tournai et d'autres localités moins importantes sont depuis longtemps déjà cruel- lement éprouvées par l'ophthalmie granulaire. Les crèches, les asiles, les logements d'ouvriers surtout sont les plus puissants foyers d'infec- tion. Dans ces maisons, véritables taudis, où grouillent vingt et trente individus, un seul essuie-mains pour toute la bande devient, même quand il n'existe parmi eux qu'un seul granuleux, l'agent fatal de la propagation de la maladie. C'est qu'en effet le terrain est chez eux admirablement préparé pour recevoir le bacille de la granulation, les conditions hygiéniques sont excellentes pour faciliter et entretenir le développement et la pullulation du micro-organisme; aussi, quand les bacilles arrivent en contact avec les conjonctives préalablement irri- tées, ils prolifèrent rapidement, attaquant les paupières d'abord, l'œil ensuite et, par contre-coup, le sujet lui-même, et transforment parfois en quelques mois des individus jusque-là robustes en véritables spectres pâles et décharnés dont l'aspect est bien fait pour inspirer la pitié la plus profonde. Plus malheureux encore sont ceux qui déjà épuisés par un éiat dyscrasique tuberculeux ou scrofuleux deviennent la proie des granulations : l'étiolement se montre alors bien plus com- plet encore et les désordres oculaires plus graves, plus complexes et partant plus irréparables. Devant ce triste spectacle que nous offre l'évolution normale et régulière de l'ophtlialmic granulaire sans que nous puissions, le plus souvent, en ralentir la marche ou en atténuer les désastreux effets, personne ne s'étonnera de l'accueil enthousiaste saluant l'apparition d'un agent médicamenteux nouveau qui, mis aux prises avec la redou- table granulation, la terrassait victorieusement en quelques semaines. Au mois de septembre de l'année 1882, me trouvant de passage à Paris, mon excellent confrère et ami le Dr Abadie me montra deux patients atteints de conjonctivite granulaire chez lesquels il avait eu recours au jequirity et qui nous parurent très satisfaits de ce mode de traitement. Notre confrère, très réservé alors, je l'avoue, n'osait point encore se prononcer sur la valeur thérapeutique du nouveau médica- ment américain. 11 voulut bien nous remettre un paquet des précieuses graines, qui n'étaient point encore dans le commerce en ce moment, à l'effet d'en faire l'essai dans notre service de granuleux à l'hôpital S'-Jean, à Bruxelles. J'étais on ne peut plus heureux de tenir enfin un remède qui, au dire du Dr de Wecker, guérissait comme par miracle les trachomes les plus invétérés. Si l'on songe que pendant les seules années de 1879, 1880, 1881 j'ai été consulté à la clinique par 891 granuleux, dont 255 avaient les cornées recouvertes par un pannus épais, souvent ulcéré, rebelle à tout traitement, on ne sera pas surpris de la satisfaction bien vive que j'éprouvai au récit merveilleux des exploits du jequirity. J'avais essayé, en effet, durant une période de plus de treize années, toute une série de remèdes et de moyens qui avaient, il faut bien le reconnaître, fréquemment échoué, parfois aggravé le mal et, de temps en temps, précipité l'issue fatale de certains cas malheureux. C'est ainsi que tour à tour et parfois combinés entre eux nous avions employé le nitrate d'argent pur, mitigé ou en solution, l'acide chromique, le sulfate de cuivre, l'acétate de plomb liquide ou pulvérulent, le sulfate de quinine en poudre, l'iodoforme, le tannin et bien d'autres agents trop renommés dont l'efficacité est plus que douteuse. Enfin, fatigué de la longue durée de l'ophthalmie et désireux de venir en aide aux malades de plus en plus pressants, nous pratiquions, selon les cas, la canthoplastie, des scarifications, l'écrasement et le raclage des granulations, leur excision ainsi que celle des culs-de-sac conjonctivaux (détestable opération dont je suis revenu depuis dix ans déjà), la péritomie avec ou sans cautérisation péri-corneenne et enfin, en dernier ressort et sans jamais avoir négligé les indications présentées par l'état général, quand tous nos moyens avaient échoué, nous recou- rions à la terrible inoculation blennorrhagique : j'insiste sur le mot terrible, car outre les dangers que l'inoculation fait courir à l'entourage du patient (et nous pouvons en parler... quorum pars magna fui /), elle plonge parfois, après bien des souffrances, dans une nuit éternelle ceux qui attendaient de ce moyen suprême la fin de leurs misères. Voyons maintenant si la prédiction de M. de Wecker est fondée et si désormais le jequirity a détrôné pour toujours le moyen barbare — 5 — dont nous venons de parler. L'observation impartiale des faits sera notre seul guide; leur éloquence convaincra mieux les incrédules que tous les discours. Du mois d'octobre 1882 jusqu'en janvier 1884, 164 malades, dont 140 granuleux, presque tous atteints de pannus, ont été traités par le jeqm'rity seul ou combiné au nitrate d'argent (actuellement, fin février, le chiffre s'est élevé à 200). Pour plus de clarté, j'ai divisé ou réparti mes malades en quatre séries. Dans la première série , qui comprend six patients atteints de pannus granuleux depuis quelques années, la dose employée fut celle que pré- conise en premier lieu M. de Wecker, c'est-à-dire 32 graines de jequi- rity ou 50 centigrammes du médicament pour 100 grammes d'eau. Pour préparer la lotion, on broyait clans un mortier fermé 52 graines rouges à hile noir de YAbrus precatorius, encore appelé liane à réglisse, qui croît au Brésil, puis on faisait macérer pendant vingt-quatre heures la poudre ainsi obtenue dans 500 grammes d'eau; on reprenait le macéré avec 500 grammes d'eau chaude et on filtrait le tout; les 52 graines pèsent en moyenne 5 grammes, ce qui fait environ, comme nous l'avons dit plus haut, 5 grammes pour 1000 ou 0,50 °j0 du médi- cament. Des six granuleux ainsi traités, un seul guérit, après un seul lavage des granulations, en deux mois ; cet individu était presque aveugle depuis six ans; les cinq autres restèrent dans le statu quo. Seulement ce qui nous frappa, c'est qu'en reprenant chez ces malades le traitement ordinaire, resté impuissant jusqu'alors, ces granuleux se trouvèrent presque tous très rapidement améliorés et à peu près guéris. Cette première tentative ne m'avait guère encouragé à continuer l'emploi du jequirily selon la règle indiquée. C'est alors que j'eus l'idée d'augmenter la dose. Comme on le voit, nous marchions à tâtons. La deuxième série comprend huit granuleux traités par une dose variant de 1 à 5 °/0. Tous avaient des pannus depuis des années el périodiquement ils venaient échouer, après de nombreuses pérégrina- tions, dans notre service, où l'on s'efforçait de pallier les accidents. L'inflammation provoquée par cette nouvelle dose fut en raison directe du degré de concentration : ce n'était pas encore l'effrayante ophthal- mie que nous donnera plus tard la dose de 10 "/„, mais ce n'était déjà plus cette bénigne conjonctivite que nous avions observée après l'appli- cation de l'infusion des 52 graines. A la suite de trois lotions quoti- diennes répétées trois jours de suite, nous obtenions une conjonc- tivite analogue à la conjonctivite croupale : les paupières étaient tuméfiées, luisantes, rouges; un liquide louche, séreux, s écoulait par la fente palpébrale, une couenne légère et facile à délacher occupait la muqueuse palpébrale et surtout les culs-de-sac conjonctivaux. Ces patients éprouvaient de la douleur dans les yeux et la tète, de la photophobie, de l'insomnie, de l'inappétence et une fièvre assez forte; le pouls s'élevait jusqu'à 100 pulsations et la température à 38°. Au bout de vingt-quatre à quarante-huit heures, les principaux symptômes inflammatoires s'étaient apaisés et les patients ressentaient un grand bien-être qu'ils n'avaient plus éprouvé depuis longtemps. Tenant compte de l'observation que nous avions faite chez les granuleux de la première série, cinq à six jours après l'accalmie, j'ai cautérisé les conjonctives avec une solution de 3 °/0 de nitrate d'argent tous les deux jours, et en deux mois, cinq des huit malades ainsi soignés étaient guéris; un, entre autres, tourmenté par une tumeur lacrymale double très rebelle, fut complètement débarrassé et de son pannus granuleux et de son affection lacrymale; les trois autres sujets furent améliorés; un d'eux, un jeune garçon de douze ans, devint, après deux séries de lavages, tout à fait réfractaire à l'action du jequirity. Les malades de la troisième série sont les plus nombreux: ils sont au nombre de quatre-vingt-dix-sept, dont vingt-cinq ambulants. Quatre- vingt-quatre avaient un pannus granuleux compliqué, soit de blépha- rophimosis, d'entropions, d'obstruction des voies lacrymales, de xéroph- thalmie, de staphylômes antérieurs, soit de synéchies antérieures ou postérieures et même de glaucome. J'ai fait le relevé, pour les granu- leux de cette série et de celle qui va suivre, de la durée de l'ophthalmie granulaire dans cent et un cas, avant l'inoculation jequirityque. En voici le résultat : •13 étaient atteints depuis moins d'un an. 6 un an. 14 deux ans. 6 trois ans. 6 quatre ans. 6 cinq ans. 8 six ans. 2 sept ans. 2 huit ans. 2 neuf ans. 6 dix ans. 3 douze ans. 2 quinze ans. 2 dix-huit ans. \ vingt ans. quarante ans. 2i depuis plusieurs années. Ces quatre-vingt-dix-sept malades furent traités par une dose plus forte variant de 4 à 5 °/0. Des quatre-vingt-quatre granuleux soignés par cette macération, cin- quante-quatre furent guéris complètement ou à peu près ; chez les trente autres le résultat est ou bien inconnu, ou bien il n'y eut qu'une amélioration ou passagère, ou très sensible, sans guérison définitive cependant. La préparation du jequirity était faite à froid; on faisait macérer la poudre de la graine décortiquée pendant vingt-quatre heures au contact de l'air, car Saltler a démontré que le microbe du jequirity se trouve dans l'air et que le macéré de jequirity est le milieu le plus favorable à son développement. Si l'on prépare la macération à l'abri de l'air, le microbe ne s'y développe pas : preuve irrécusable que le micro-orga- nisme ne préexiste pas dans la graine, mais qu'il vient de l'air exté- rieur. Voici pour quarante-six des malades renseignés comme guéris la durée du traitement et le nombre de séries d'application du jequirity auxquelles il fallut recourir: 38 granuleux furent guéris au bout d'un à deux mois. Chez 26 d'entre eux une seule série de lotions suffît; 10 en eurent deux; 2 en eurent trois. Des malades restants, quatre exigèrent quatre mois de traitement dont deux eurent le jequirity une seule fois. Deux autres, deux séries d'application à un mois d'intervalle. Trois malades restèrent cinq mois en traitement avec 2, 4 et 5 séries d'application du macéré de jequirity. Le dernier demeura six mois à l'hôpital et quatre fois je dus revenir chez lui au jequirity. Dans quinze de ces cas le pannus n'existait que d'un côté seulement; dans quatre cas les patients n'avaient plus qu'un œil, l'autre œil étant perdu depuis longtemps. Nous avons essayé le jequirity à la même dose, dans : 1° Neuf cas de pannus scrofuleux, dont six guérirent très rapidement; 2° Dans deux cas de kératite parenchymateuse, dont un guérit très vite; 3" Dans un cas de conjonctivo-kératitc invétérée qui disparut en trois semaines ; 4° Enfin, dans un cas mauvais de kératite post-variolique, qui fut rapidement transformée et guérie. Quelques mois après la guérison, six granuleux se sont représentés — 8 — avec une légère rechute à un œil seulement. Voici, prises dans le tas, quelques observations intéressantes : 1° Neyt Victor, âgé de 17 ans, roux de cheveux, lymphatique, fds et frère de granuleux, demeurant à Saint-Gilles lez-Bruxelles, est atteint depuis six ans de conjonctivite granulaire avec pannus d'intensité moyenne. Il a circulé de clinique en clinique jusqu'au jour où je lui propose un lavage au jequirity; il accepte immédiatement la proposi- tion. Le 16 juillet 1883, lotion à la dose de 5 °/0 à l'œil droit seulement, car le sujet est ambulant et dans ce cas je n'applique jamais le médi- cament aux deux yeux à la fois. Le 17 juillet, violente inflammation avec couenne très adhérente, chemosis modéré, gonflement considérable des paupières, douleur, insomnie, inappétence. Ces phénomènes s'amendèrent en trois jours, et le 25 juillet, c'est-à-dire neuf jours après la lotion, l'inflammation était calmée. Je cautérisai alors tous les deux jours les conjonctives avec une solution de nitrate d'argent au 3/i0o- Le 10 août, cet œil était guéri. Le 8 novembre, je lave l'œil gauche avec une macération à 10 °/u; le lendemain une ophthalmie épouvantable s'étaitdéclarée. Dix jours après cautérisation au nitrate d'argent. Le 1er décembre, ce jeune homme était radicalement guéri et sa guérison s'est maintenue jusqu'aujour- d'hui (fin février). 2° Moreau Félicien, âgé de 36 ans. négociant à Cuesmes, souffre d'ophthalmie granulaire depuis plusieurs années. Un épais pannus recouvre ses cornées, un trachome diffus infiltre ses paupières; il est tourmenté par des poussées continuelles qui aggravent sans cesse son infirmité ; il a consulté plusieurs médecins, suivi plusieurs traitements (beaucoup trop sans doute), et, de guerre lasse, il vient réclamer nos soins. Le 15 avril 1885, jequirity à 5 % pendant trois jours consécutifs; le 16, violente inflammation avec chemosis, infiltration des cornées, réac- tion générale très forte. ' Le 19, le calme se fait; nous laissons le malade tranquille jusqu'au 4 mai, et nous faisons alors trois jours de suite une nouvelle série de lotions à 5 %. Le 17 mai, nous commençons les cautérisations au nitrate d'argent jusqu'au 5 juin: à celte date le patient sort guéri; il n'était resté en traitement à l'hôpital que 50 jours. J'ai revu depuis lors Moreau à différentes reprises, son état général s'est complètement transformé, il a rajeuni de dix ans et est devenu méconnaissable depuis sa guérison. — 9 — 5° Galland Léopold, 38 ans, ouvrier à Flobecq, est granuleux depuis dix ans. Ses conjonctives sont envahies par des granulalions néopla- siques des plus caractéristiques auxquelles se joignent des papilles et des follicules hypertrophiés; un pannus charnu très vasculaire recouvre les deux'tiers supérieurs des cornées. Cet homme ne peut tenir ses yeux ouverts; il est également atteint d'un blépharophimosis avec blé- pharospasme qui ne fait qu'aggraver son état, il voit juste assez pour se diriger. Bien que d'une constitution autrefois très robuste, il res- semble, comme Moreau, à un convalescent d'une maladie grave; il est vraiment rongé par ses granulations et les ennuis de toute espèce qu'elles lui ont suscités. Entré à l'hôpital le 7 mai 1883, il est soumis au jequirity à la dose de 3 °/°> le 8, le 9 et le 10 mai; le troisième jour une violente ophthalmie pseudo-membraneuse se déclare, que nous abandonnons à elle-même jusqu'au 31 mai; ce jour-là je pratique une double canthoplaslie (opération qui consiste à agrandir la fente palpé- brale par l'incision de l'angle externe et la suture de la muqueuse à la peau). Le k juin, nouveau lavage au jequirity comme la première fois; en ce moment, la plaie de l'angle externe de l'œil gauche n'était pas encore cicatrisée et elle fut envahie par l'inflammation jéquirityque. Il s'ensuivit un formidable érysipèle qui s'étendit principalement au cuir chevelu delà moitié gauche du crâne et détruisit d'une façon définitive les bulbes pileux de ce côté; le 5 juillet Galland quittait l'hôpital à moitié chauve mais guéri de ses granulalions et de ses pannus. Je l'ai revu il y a peu de temps; ses cheveux n'ont pas repoussé, mais ses gra nulations ne sont pas non plus revenues. Le traitement avait duré deux mois. Je pourrais citer plusieurs faits démontrant l'efficacité réelle du jequi- rit) dans le traitement des granulations, car j'ai les observations détail- lées de 164 malades, recueillies avec le concours de mes élèves en présence de plusieurs médecins belges et étrangers qui nous ont fait l'honneur de suivre nos expériences, mais je crains d'abuser de la patience des lecteurs de ce journal. Je n'ai pas besoin d'ajouter que pendant les quinze mois qu'ont duré nos expériences, tous les méde- cins indistinctement ont pu en contrôler les résultats, bons ou marnais. Je ne crois pas qu'on puisse, dans des essais de ce genre, apporter plus d'impartialité, plus de bonne foi et moins de parti pris. J'en appelle sur ce point à la loyauté des confrères qui m'ont vu à l'œuvre. Toutefois, on le comprend aisément, il est des cas qui sont restés presque rebelles à l'action du jequirity. Sous le n° 27 de mes observa- tions se trouve inscrit le nommé Verhaegen, Emile, âgé de 21 ans. employé à Bruxelles. Ce garçon, grand, lymphatique, pâle et défait, est — 10 — granuleux depuis deux ans. Il présente des granulations néoplasiques- sous forme de grains de sagou, disséminées au milieu de papilles hyper- trophiées très rouges; différents médecins ont tenté de le guérir, aucun n'est parvenu même à le soulager; il éprouve une grande photophobie et des douleurs énervantes autour des globes oculaires. Entré le 28 février 1885 à l'hôpital, il y est resté jusqu'au 4 juin après avoir été soumis, le 28 février, le 29 mars, le 50 avril et le 20 mai, à l'action du jequi- rity, à la dose de 5 °/0. Certes, nous ne voulons pas dire que le remède employé n'avait produit aucun effet, mais nous devons reconnaître qu'il était loin d'être guéri. Actuellement, fin février, il est encore en traitement. J'ai vu survenir après un lavage à 5 °/0 une complication inattendue du côté des voies lacrymales. En voici un exemple : Stobbaert, Marie, 27 ans, servante (n° 17 de mon registre), scrofuleuse, souffre périodi- quement des yeux depuis son enfance; elle a des granulations papil- laires très développées et un pannus ulcéré des deux cornées; après un lavage au jequirity à la dose de 5 °/0, il survint, au plus fort de l'inflam- mation jequirityque, une énorme tumeur lacrymale aiguë, d'un côté, qui guérit d'elle-même en trois semaines. Cette femme subit en huit mois cinq lavages; elle est sortie alors beaucoup améliorée, mais non guérie. La quatrième et dernière série (dose employée 10 °/0) comprend 55 patients, dont 11 non granuleux. Ces derniers se répartissent de la manière suivante : 1° Un cas d'infiltration torpide généralisée de la cornée droite. Le jequirity amena la vascularisation de la cornée. Ce sujet, qui était ambulant, disparut alors et ne revint plus. C'était un ouvrier flamand d'un crétinisme achevé. (Disons-le en passant, les flamingants de cabinet n'ont pas la moindre idée du degré d'abrutissement où en sont arrivés les pauvres qui ne parlent que le flamand. J'invite ceux qui auraient des doutes à cet égard à fréquenter pendant quelques mois notre consultation gratuite, et ils comprendront peut-être, en compa- rant ces malheureux à ceux qui parlent le français, combien il importe, si on veut civiliser les Flamands, qu'on leur enseigne le français le plus vite possible) ; 2° Trois cas de pannus scrofuleux; guérison en deux mois; 5° Un cas de kératite parenchymateuse ; guérison en deux mois; 4° Leucome très vaste, adhérent à l'iris; résultat nul; 5° Infiltration saturnine généralisée de la cornée; amélioration; 6° Un cas de conjonctivite papillaire aiguë: un oeil fut traité par le nitrate d'argent, l'autre fut soumis au jequirity; l'avantage resta au nitrate d'argent ; - 11 — 7° Un cas de mucocèle aux deux yeux, de très longue date, avec conjonctivite parcnchymateuse ; un mois de traitement; une seule appli- cation dejequirity amena la guérison complète des mucocèles et de la conjonctivite ; 8° Un cas de larsite avec chalazions muliiples; amélioration ; 9° Un cas bien intéressant de dégénérescence amyloïde de la conjonctive ; effet thérapeutique nul. Des quarante-deux granuleux traités par la dose de 10 °/0, la plupart n'étaient justiciables que de l'inoculation blennorrhagique; presque tous étaient porteurs de trachomes avec pannus complets depuis plusieurs années, contre lesquels étaient venues échouer toutes les ressources thérapeutiques. 14 de ces granuleux guérirent en un mois. 0 — — — en deux mois 3 — — — en trois mois. 2 — — — en quatre mois. 16 malades n'eurent besoin que d'un seul lavage. 6 en réclamèrent deux. •1 fut lotionné quatre fois. 1 — cinq fois. COMPLICATIONS DUES AU JEQU1R1TY. .4) Opacité et ulcères de la cornée. Dans un grand nombre de cas l'opacité cornéenne préexistante augmente, devient plus blanche, plus épaisse, parfois sYxulcère, et après un premier lavage il peut arriver que la cornée soit plus trouble qu'avant l'emploi du remède; mais un nou- veau lavage dans ces cas a toujours, chez nos malades du moins, fait disparaître très rapidement le trouble cornéen qui nous avait d'abord inquiété; en voici un exemple : Kenens, 59 ans, négociant en grain, de Peer, d'un tempérament lymphatique, est atteint d'ophthalmie gra- nulaire depuis douze ans ; toute sa famille en a souffert également. Il m 'arrive dans un élat bien triste : son œil gauche est très malade, trachome diffus avec pannus ulcéré, vision presque nulle, l'oeil droit est atteint à un moindre degré de la même maladie; cet homme souffre beaucoup et ne peut tenir les yeux ouverts. Le 27 octobre 1883, jcquirity à la dose de 10 0/o; le lendemain, épouvantable inflammation, avec couenne, chémasis et gonflement extraordinaire des paupières; symptômes généraux en rapport avec l'état des yeux. Le 50, les phénomènes se sont encore accentués : cataplasmes, lotions à l'acide borique. Le 1" novembre accalmie, persistance de la couenne, surtout dans — 12 — les culs-de-sac. Nous constatons que l'opacité de la cornée gauche a beaucoup augmenté, que la cornée est complètement opaque: instilla- tions d'un collyre au sulfate neutre d'atropine. Le 18 novembre, Yœil droit est radicalement guéri; l'œil gauche reste toujours très trouble. Nous renouvelons ce jour-là le lavage de cet œil avec la même macération; même inflammation que la pre- mière fois ; le 25 novembre je commence la cautérisation au nitrate d'argent et en quelques jours les granulations s'étaient résorbées et l'opacité cornéenne commençait à disparaître; le 5 décembre, le patient rentrait chez lui très content; aujourd'hui, fin février, cet homme n'est plus à reconnaître; plus de traces de trachome ni de pannus à droite, légère obnubilation de la cornée gauche et guérison de trachome. B) Hypopyon. Nous n'avons rencontré cette complication qu'une seule fois. Le sujet, atteint de pannus granuleux, inoculé par le jequirity le 10 avril, avait le 15* un hypopyon considérable remplissant la moitié de la chambre antérieure, qui disparut en dix jours sans autre traitement que des compresses chaudes. C) Ectropion total de la paupière inférieure. Une fois seulement, dans un cas de trachome avec hypertrophie des papilles. Cet ectropion resta un mois dans le statu quo, puis guérit tout seul. D) Tumeur lacrymale aiguë. Nous avons rapporté le cas plus haut. Elle guérit également sans opération. E) Erysipèle de la face et du cuir chevelu. Trois patients eurent un érysipèle à forme très grave; un d'eux contracta un abcès volumineux de la région parolidienne qui laissa à sa suite de fort vilaines cicatrices. F) Glaucome. Pendant le cours de la conjonctivite jequirity, un malade atteint de syéchies postérieures et prédisposé sans doute, fut pris d'une poussée glaucomateuse. L'iridectomie arrêta le glaucome. G) Êrythème de la face et des paupières. Cette complication est fréquente et sans aucune gravité : elle se déclare surtout chez les sujets dont la conjonctive devient rebelle à l'action du jequirity. Ce serait le moment de rapporter plusieurs faits vraiment extraordi- naires, prouvant à la dernière évidence l'efficacité réellement merveil- leuse du jequirity à la dose de 10 "/„ dans les trachomes invétérés. Qu'il me suflise de signaler l'observation suivante, inscrite au n° 122 de mon registre. Depauvv Marie, âgée de 17 ans, de Bruxelles, profondément scrofu- leuse, souffre des yeux depuis plusieurs années. Elle ne voit pas assez pour se diriger seide. Elle est affaiblie par de longues souffrances et par la misère. Elle a été en traitement chez divers médecins sans pouvoir obtenir d'amélioration. Ses conjonctives sont envahies par un trachome — 13 — diffus lardacé; ses cornées sont occupées par un pannus qui les recou- vre aux trois quarts, et dans le quart inférieur on découvre deux leucômes adhérents. La photophobie est excessive, il existe du blépha- rophimosis avec blépharospasme, en outre une ozène tellement pronon- cée quelle infecte véritablement les lieux où la malade séjourne. C'est dans cet état quelle entre à notre clinique, le 14 octobre 1883. Traite- ment général: huile de foie de morue, iodure de fer, viandes grillées, vin. Le 24 octobre, jequirity à la dose de 1 0 °/0. Le 25, inflammation formidable qui dure dix jours, pendant lesquels on applique en permanence sur les yeux des compresses tièdes d'acide borique. Le 14 décembre, c'est-à-dire trois semaines après l'emploi du jequirity, le trachome avait disparu et avec lui le pannus. Nous prati- quons une double iridectomie dans le segment supérieur, et le 20 décembre cette personne quittait l'hôpital, guérie de ses granula- tions, de son pannus et de son ozène. Je ne connais rien de pareil à cette guérison dans un cas vraiment désespéré, où tous les autres moyens de traitement avaient échoué et où l'inoculation blennorrha- gique eût été désastreuse. J'arrive maintenant au mode d'emploi du jequirity. C'est en tâton- nant et après de nombreux essais que je suis venu à employer la dose de 10 °/0 dans presque tous les cas. La macération fraîche ou vieille d'un mois et plus, nous a toujours donné une inflammation identique, toutes les fois bien entendu qu'on n'avait pas lavé les yeux anté- rieurement avec une macération d'un degré de concentration moindre. Dans la macération fraîche ou vieille, nous avons toujours, avec un grossissement suffisant, retrouvé au microscope les bacilles si intéres- sants du jequirity, animés d'un mouvement très rapide qu'arrête bien vite le bleu de méthylène employé pour la coloration ; j'ajoute que nous n'avons qu'exceptionnellement retrouvé, et en très petit nombre, ces bacilles dans les produits de l'ophthalmie jequirityque, que jamais ces produits déposés à la surface d'une conjonctive saine ou granulaire n'ont pu déterminer d'inflammation bien sensible, et que jamais dans nos expériences, quand nous jequiritysions un œil seulement, l'autre œil n'a été contaminé par le premier. C'est là déjà un avantage qui assure le triomphe du jequirity sur l'inoculation blennorrhagique qu'on ne peut, sans les plus grands dangers, provoquer chez un individu qui n'a qu'un œil malade. Voici comment nous procédons : Nous retournons la paupière supérieure, mettant bien à découvert le — 14 — cul-de-sac conjonctival, et, à l'aide d'une éponge trempée dans la macé- ration indiquée, j'en inonde les granulations et l'œil lui-même et je frotte vigoureusement la muqueuse au point de la faire saigner. Je fais la même opération pour le cul-de-sac conjonctival inférieur. Il importe d'appliq uer le remède sur toute la partie atteinte, car il ne porte son action que là où il est déposé. C'est encore là un des caractères qui le différencient du pus blennorrhagique, qui étend ses effets à toute la muqueuse palpébrale et oculaire même quand une seule goutte de pus est venue en contact avec la plus minime partie de la membrane. Avec la macération à 10 °/„ un seul lavage suffît pour provoquer, six heures après une inflammation qui va en s'exaspérant pendant deux jours; le lendemain de l'application, l'inflammation est en général exces- sive; aucune conjonctivite connue, ni diphtéritique, ni blennorrbagique, n'en peut donner une idée. Le patient est au lit, fiévreux, agité, ayant passé la nuit sans pouvoir dormir, accusant de cuisantes douleurs dans les yeux, dans la tète et souvent dans tout le corps; les paupières sont boursouflées, énormes comme dans le phlegmon diffus, la peau en est rouge, luisante, tendue, il est impossible d'écarter les paupières l'une de l'autre tant elles sont dures, raides et douloureuses, un liquide séreux, louche, s'écoule sur les joues également tuméfiées. Si à la faveur de l'anesthésie chloroformique nous parvenons à écarter les paupières, nous trouvons que les conjonctives sont imprégnées d'une couenne grisâtre, surtout dans les culs-de-sac, que l'on ne pourrait détacher de la muqueuse; on y trouve aussi des foyers hémorrhagiques abondants; les paupières sont pour ainsi dire soudées au globe oculaire. Un ché- mosis volumineux, souvent couenneux, surplombe la cornée qui, au plus fort de l'inflammation, apparaît d'un blanc grisâtre menaçant. Les gan- glions parotidiens sont fréquemment engorgés, suppurent rarement. Au bout de quarante-huit heures, ce cortège inflammatoire, en appa- rence si menaçant et qui n'a pas été sans nous donner quelque angoisse les premières fois que nous l'avons provoqué, cette inflammation déjà se calme; la fièvre tombe, la douleur cesse brusquement, le dégonfle- ment des parties se produit, le chémosis s'affaisse, la couenne com- mence à se détacher, une sécrétion muco-purulcnic s'établit. Le patient tout joyeux rouvre les yeux et se sent déjà considérablement soulagé. Quelques jours plus tard, la sécrétion augmente, les culs-de-sac con- jonctivaux conservent encore des débris de couenne baignant dans des foyers hémorrhagiques qui resteront huit à dix jours encore, puis tout rentre dans l'ordre. Lu général, quinze jours après une lotion au jequirity, l'inflammation a parcouru toutes ses périodes. Pendant la période aiguë de l'ophlhalmie jequiriiyque, nous faisons — 15 — faire à nos malades de nombreuses lotions tiédes à l'acide borique, souvent nous instillons de l'atropine. Parfois dans les cas les plus dou- loureux je fais appliquer des cataplasmes chauds de farine de lin et nous pratiquons une injection sous-cutanée de morphine. Quand la période aiguë est passée, nous faisons continuer les lotions boriquées trois fois par jour, et trois semaines après un premier lavage, si nous reconnaissons qu'il a été insuffisant, nous recommençons. Aucun malade ne s'y est jamais refusé; presque tous l'ont réclamé quand il était nécessaire. En général, quand on se servira de la dose forte, un seul lavage suffira à guérir les trachomes invétérés. A l'exception de trois malades qui ont guéri complètement par le jequirity seul, tous les autres ont été traités douze à quinze jours après l'inoculation jequirityque par les cautérisations au nitrate d'argent répétés tous les deux jours à la dose de 5 %• Par les nombreux essais quej'ai faits, tantôt en ne traitant qu'un œil par le jequirity, l'autre par le nitrate d'argent, la sulfate de cuivre ou l'acétate de plomb, d'autres fois en jequiritysant les deux yeux, et en abandonnant un œil à lui- même et en cautérisant l'autre par la solution de nitrate d'argent comme je viens de l'indiquer. Je puis dire que la vraie manière de se servir du jequirity, c'est de joindre à ce précieux agent l'emploi modéré du nitrate d'argent, dès que les phénomènes inflammatoires se sont amendés. Conclusions. — Le jequirity combiné au nitrate d'argent constitue le meilleur mode de traitement de l'ophthalmie granulaire. Le jequirity seul peut la guérir rapidement après un seul lavage, quand la dose employée est forte de 5 à 10 °/„. Quand on veut obtenir un grand effet, plus puissant même que celui obtenu par l'inoculation blennorrhagique, il faut débuter d'emblée par une dose de 10 °/0, car l'œil s'habitue parfois à l'action du jequirity et on n'aura pas toujours l'effet désiré, même avec une dose forte, si l'on a commencé par une dose faible; c'est là un point capital dans le maniement du remède. Le triomphe du jequirity éclatera dans les vieux irachômes avec pannus invétérés ayant résisté aux autres moyens de traitement. Le jequirity, au contraire, est inférieur au nitrate d'argent dans les cas de conjonctivite papillaire aiguë. Nos expériences sur ce point sont concluantes. Le jequirity guérit radicalement cl en un mois, après un seul lavage, des conjonctivites folliculaires datant de un et deux ans, que le traite- ment ordinaire avait aggravées. Le jequirity, ;'i la dose de 10 "/„, est incomparablement supérieur à l'inoculation blennorrhagique. Il triomphe en un mois et demi de ira- chômes que l'inoculation blennorrhagique ne fait disparaître qu'en trois et quatre mois. — 16 — L'inoculation blennorrhagique, je l'ai dit plus haut, ne peut être employée quand le patient n'a qu'un seul œil d'entrepris, attendu que presque toujours, même avec les plus grandes précautions, l'inflamma- tion s'étend à l'autre œil. L'inflammation jequirytique allumée dans un œil ne s'étend jamais au second. C'est une erreur de croire que l'ino- culation blennorrhagique guérisse toujours les granulations: elle échoue comme le jequirity. Aucun malade ne consentira à subir une seconde inoculation blennorrhagique; tous les malades jequiritysés une première fois, réclament avec instance un second lavage, si le premier ne les a pas complètement guéris. L'inoculation blennorrhagique a détruit entièrement des yeux que le jequirity avait été impuissant à guérir. Le jequirity n'a pas empiré d'une façon définitive un seul de nos granuleux. Les accidents dus au jequirity ne sont jamais bien sérieux, si on a soin de ne pas continuer les lotions quand l'inflammation est obtenue, et surtout de ne pas l'employer après une opération de canthoplastie ou d'entropion ou des voies lacrymales, récemment effectuée, car c'est alors que les plaies produites par ces opérations s'infectent par le jequirity, et que nous avons les accidents les plus sérieux, tels que les trois érysipèles et la suppuration du ganglion parotidien dont nous avons parlé. Les patients soumis au jequirity doivent être isolés de ceux qui ont subi des opérations graves, telles que la ca taracte; c'est pour n'avoir pas tenu compte de mps recommandations que deux patients opérés de cataracte contractèrent l'ophthalmie jequirytique et perdirent leur œil. A l'hôpital nous sommes très sévère sur ce point. Mon but sera atteint, ai-je dit en terminant cette communication écourtée à la Société française d'ophlhalmologie de Paris, si je suis parvenu à inspirer à mes collègues assez de confiance dans le jequirity pour qu'à leur tour, consciencieusement et sans parti pris, ils en fassent l'essai chez leurs malades atteints d'ophlhalmie granulaire. Je viens, au nom de plus de cent cinquante granuleux traités, guéris ou améliorés par le jequirity, adresser au docteur de Wecker, le vaillant défenseur du jequirity, leurs plus chaleureux rcmcreiments. Grâce à lui, l'inoculation blennorrhagique, moyen barbare, a vécu! Ce témoignage de ma part ne peut paraître suspect, puisque j'ai eu recours moi même plus de cinquante fois à l'inoculation blennorrha- gique, et que j'ai pu souvent en constater les excellents effets.