22102058795 a °/ l. 5Cj i Med K6641 LES ANIMAUX A MÉTAMORPHOSES Pêche du corail / LES ANIMAUX MÉTAMORPHOSES M. VICTOR MEUNIER DEUXIÈME ÉDITION TOURS ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS M DCCC LXXVI 5 <133 WELLCOME INSTITUTE LIBRARY Coll. welMOmec Call No. Cj)l_ LES ANIMAUX A MÉTAMORPHOSES — — CAUSERIE PRÉLIMINAIRE I Les Animaux à métamorphoses. Il y a donc, demandera-t-on, des animaux qui se métamorphosent, et des animaux qui ne se méta- morphosent pas? Oui et non, ami lecteur, et même tenez : non. Non, il n’y a pas deux sortes d’animaux dont les uns éprouveraient des métamorphoses, tandis que les autres n’en éprouveraient pas. Tous, à part, peut-être, les derniers et les plus simples des ani- malcules, tous, à de certaines époques, subissent de très-grands changements de forme, et encore n’est- il pas bien sûr que ces humbles animalcules en soient exempts. Vous ne vous attendiez pas à cette réponse; elle semble en contradiction avec notre titre; mais la contradiction n’est qu’apparente, le tout est de s’en- 8 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE tendre, et dans un instant nous nous entendrons parfaitement. Je me trompais cependant en supposant que la première question que vous m’adresseriez serait celle à laquelle je viens de répondre d’une manière si peu satisfaisante. Évidemment, la question qui s’offre tout d’abord à l’esprit est celle-ci : Qu’est-ce qu’une métamorphose? Je vais donc y répondre, et quand je vous aurai satisfait sur ce point, il se trou- vera que j’aurai par cela même répondu à la ques- tion que je viens de laisser en suspens. Il ■e Quoique ce livre vous transporte dans un pays de merveilles, il vous arrivera très-souvent de vous y trouver en pays de connaissance. Ainsi , pour com- mencer, c’est un poulet âgé de quelques heures que . je vais placer devant vous. Couvert de duvet plutôt que de plumes, et aussi incapable de voler qu’un enfant nouveau-né l’est de marcher, mais déjà ferme sur ses petites jambes-, le poulet va et vient autour de sa mère , piaulant , trot- tant, becquetant, cherchant sa vie. Où était-il hier? Dans un œuf. N’ayant plus rien à y faire, et s’y trouvant à l’étroit, il a brisé à coups de bec l’enveloppe calcaire , son bec délicat étant à cet effet muni d’une petite pièce dure et cornée qui , CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 9 devenue inutile après ce bris de clôture, ne tardera pas à tomber. Ainsi, il y a quelques heures, ce poussin déjà si agile, et qui répond avec un empressement si joyeux au gloussement de sa mère l’appelant au partage de quelque mets de choix, d’un vermisseau, par La poule et ses poussins. exemple; ce poussin, replié sur lui-même, de ma- nière à occuper le plus petit espace possible, était blotti dans un œuf, où il ne parviendrait certaine- ment pas à rentrer. Y avait-il toujours été? Y était-il déjà au moment où l’œuf fut pondu? Je crois que la question n’embarrassera aucun de mes lecteurs, si jeune qu’il puisse être. Car c’est 1* 10 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE comme si je demandais s’il y a des poulets dans les œufs qu’on mange : quelle question ! Eh ! mais, quel- quefois ! III Ainsi, le célèbre voyageur Levaillant raconte qu’un jour, c’était dans le midi de l’Afrique, les Hottentots qui l’accompagnaient dans ses expéditions décou- vrirent un nid d’autruche. L’autruche est, comme vous le savez , la plus grande volaille qui existe au- jourd’hui. Je dis aujourcL’ hui parce qu’il y a eu un temps où l’autruche, qui a quelquefois jusqu’à deux mètres soixante de haut , n’eût paru qu’un oiseau de taille . fort ordinaire. C’était à l’époque où vivaient l’é- piornis, qui avait près de quatre mètres, et le di- nornis, qui en avait davantage. Encore n’est-il pas bien sûr qu’il n’a pas existé d’oiseaux plus grands que ces géants ! L’épiornis vivait à Madagascar, et le dinornis à la Nouvelle-Zélande; et ces deux noms tirés du grec veulent dire l’un et l’autre : grand oiseau. Un jour donc Levaillant et ses compagnons de voyage découvrirent un nid d’autruche. C’était tout simplement un trou creusé en terre, peu profond et de forme circulaire. Il contenait trente-huit œufs. Or un œuf d’autruche est gros comme deux dou- zaines d’œufs de poule , et bien que ceux de l’épior- CAUSERIE PRELIMINAIRE 11 nis soient six fois plus gros encore, il faut convenir que ces trente-huit œufs d’autruche, équivalant à plus de neuf cents œufs de poule, constituaient une Le dinornis. fière trouvaille pour des gens affamés comme l’é- taient nos voyageurs. On se jeta donc sur le nid , on le pilla , on fit cuire les œufs, et voici comment on s’y prit. La calotte 12 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE de l’œuf étant enlevée, on y introduisait un peu de graisse , puis on l’enterrait à moitié dans les cendres brûlantes et on remuait avec une petite cuiller de bois; le produit était une espèce d’œuf brouillé. Levaillant trouva un goût exquis à celui qui lui échut. Cependant il n’en mangea pas plus de#la moitié; ce qui n’étonnera personne, puisque cette moitié équivalait à une omelette de douze œufs de poule. Or, dans le nombre de ces œufs, il s’en trouva qui contenaient de petites autruches. Vous croyez qu’on les jeta? pas du tout. A la vérité les Hotten- tots en retirèrent les poussins, mais ils firent une omelette du reste. « Je les examinais en les plai- santant sur ces fins ragoûts d’œufs couvés , raconte Levaillant. Je ne pouvais croire qu’ils ne fussent pas infectés. J’en voulus goûter : sans la prévention qui m’aveuglait, je ne leur aurais pas trouvé de différence avec le mien, et j’en aurais mangé tout comme eux. » En voilà sans doute bien long pour arriver à con- clure, ce que savent toutes les ménagères, qu’il y a quelquefois des poulets dans les œufs qu’on achète au marché. Quand on a fait une emplette de ce genre, on en est pour son argent. Peut-être est- ce l’effet d’un préjugé, mais chez nous on ne mange que des œufs plus ou moins frais. Or on appelle œuf frais celui qui ne contient pas l’ombre d’un poulet. Ainsi, il y a un moment où l’œuf de la poule ne renferme CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 13 que du jaune et du blanc, et il y a un autre moment où ce même œuf renferme un poulet. N’est- ce pas bien merveilleux? et comment cela se fait-il? IV Cependant il me vient un scrupule, et ceux qui ne savent pas le mot de l’énigme l’éprouveront tout comme moi. Je viens de dire qu’un œuf frais ne contient pas l’ombre d’un poulet. Est-ce bien sûr? Il est certain qu’on n’en voit pas; mais qu’est-ce que cela prouve? Rien du tout. Un pauvre homme privé de la vue n’a pas la moindre idée de l’admirable spectacle dont nos yeux nous font jouir. Les levers et les couchers de soleil, la ravissante parure des fleurs et des oiseaux, le vert des prairies, le bleu du ciel, en un mot, le monde magique de la lumière est pour lui comme s’il n’exis- tait pas. Si un bruit ou une odeur n’en émane, rien ne l’avertit de la présence d’un être ou d’un objet placé hors de la portée de sa main. L’infortuné ne soupçonnerait même pas qu’il lui manque quelque chose s’il vivait uniquement dans la société de ses semblables. « La lumière n’est pas, » dirait- il, si pour nier une chose il ne fallait en avoir l’idée. Vous qui lisez ceci, et moi qui l’écris, nous jouis- sons par rapport à l’aveugle d’un bien grand privi- 14 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE lége. Mais parce que nous sommes exempts de sa triste infirmité, sommes-nous parfaits? Hélas! les pouvoirs de nos sens sont renfermés dans des limites bien étroites. Il y a des sons, les uns si aigus, les autres si graves, que nous ne les entendons pas, et nous sommes sous ce rapport de véritables sourds. Il y a des odeurs que nous ne sentons pas, des saveurs dont nous n’avons aucune idée. Et de même il y a des choses que nous ne voyons pas, et à l’é- gard de ces choses-là nous sommes de véritables aveugles de naissance. Placé à une distance suffi- sante, un corps même très-gros est invisible pour nous, et des objets innombrables sont si petits, si petits, que même en y regardant de très- près nous ne les apercevons pas. Au contraire, une multitude d’êtres animés, bien inférieurs à nous sous d’autres rapports, des quadrupèdes, des oiseaux, de chétifs insectes entendent ces sons que nous n’entendons pas , perçoivent ces odeurs et ces saveurs que nous ne percevons pas , voient ces choses que nous ne voyons pas; et s’ils pouvaient se comparer à nous, ils éprouveraient sans doute pour notre espèce un peu de cette pitié que nous inspirent l’aveugle et le sourd-muet. Il faut donc prendre bien garde de croire que ce qui échappe à nos sens n’existe pas ; et parce que nous ne voyons pas de poulet dans l’œuf qui vient d’être pondu, ce n’est certes pas une raison de déclarer qu’il ne s’y en trouve pas. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 15 V Nous savons, en effet, que, mêlé à ce monde que nous voyons et dont nous jouissons, un autre monde existe, composé d’êtres de dimensions si réduites qu’il échappe entièrement à notre vue. Je prends avec une baguette de verre, dans un vase où trem- pent quelques brins d’herbe, une goutte d’eau dont la limpidité est parfaite, et l’on peut défier l’homme doué des yeux les plus perçants d’y voir, en l’exami- nant bien, rien autre chose que les jeux de lumière qui s’opèrent gaiement dans son intérieur. Eh bien , mettons nos yeux de rechange, ces yeux puissants qu’une grande fée, la Science, nous a donnés, et qui sont à nos yeux de tous les jours ce que les fabu- leuses bottes de sept lieues du Petit Poucet sont aux chaussures ordinaires ; en d’autres termes , armons- nous de verres grossissants, braquons un microscope sur cette goutte d’eau , et nous allons la voir toute peuplée d’êtres vivants et animés, aussi libres de leurs mouvements que nous le sommes des nôtres en rase campagne. Ainsi, il y a des êtres qui ont une bouche, un estomac, un cœur, des organes de respiration et de mouvement, qui vont et qui viennent, et qui tra- vaillent, et qui se cherchent ou qui se fuient les uns les autres; qui, comme nous, sans doute, ont leurs 16 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE joies et leurs peines, et qui, par leur petitesse, échappent absolument à nos regards. Si bien que pendant tous les siècles qui ont précédé l’invention du microscope , les plus savants hommes ne se sont pas doutés que ces êtres existassent. Ne se pour- rait-il donc pas qu’il y eût un poulet dans l’œuf, et que ce poulet fût si petit que nous ne le vissions pas? Cela mérite au moins d’être examiné. Mais peut-être direz -vous : si nous ne le voyons pas avec nos yeux , nous le verrons avec le micro- scope , et puisque le microscope ne nous le montre pas, c’est qu’il n’existe pas. Non, mon cher lecteur, il en est de nos instru- ments comme de nos organes naturels ; les premiers ont des limites comme les seconds, et celui qui se persuaderait que nous voyons avec le microscope tout ce qu’il y a à voir commettrait une erreur aussi forte que celui qui s’imagine qu’on peut tout voir avec les yeux. Aussi , quoique le microscope , pas plus que l’œil nu , ne nous montre de poulet dans l’œuf qui vient d’être pondu, il n’en est pas moins vrai que la plu- part des savants et que les savants les plus illustres s’accordaient, il n’y a pas bien longtemps encore, à croire à l’existence de ce poulet invisible, même aux plus forts grossissements que nous connaissons. Vous savez, sans doute, que la poule couve pendant vingt et un jours ; d’après les savants dont je parle, cette longue incubation n’aurait d’autre résultat que CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 17 de faire grossir ce poulet plus que microscopique, de le rendre visible , et peu à peu de lui donner enfin les dimensions qu’il a lorsqu il éclôt. Ces savants avaient -ils raison? Non. Ils se trompaient, et leui erreur n’a plus aujourd’hui un seul partisan. VI Prenons un œuf de poule qui vient d’être pondu ; ouvrons-le : qu’y voyons-nous? le jaune ou vitellus, le blanc ou albumen , plusieurs membranes, l’une très-fine qui enveloppe le jaune, une autre qui partage le blanc en deux parties, d’autres qui envelop- pent le blanc et tapissent la co- quille en dedans ; enfin cette coquille percée d’un grand nombre de petits trous et re- couverte d’une sorte d’épiderme contenant la substance qui colore la coque. Et il n’y a pas de poulet du tout. Il n’y a pas de poulet, vous en aurez tout à l’heure la preuve, mais il y a tout ce qu’il faut pour en faire un. Le jaune et le blanc contiennent tous les prin- cipes chimiques nécessaires pour faire du sang, des os , des nerfs , le cerveau , la moelle , les poumons , le cœur, les vaisseaux, l’estomac, les intestins, les Coupe de l’œuf de poule. 18 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE glandes, la peau, les plumes, en un mot, tout ce qui entre dans la composition d’un poulet. Et cela est si vrai, que, pour produire un poulet, l’œuf pen- dant tout le temps que dure l’incubation n’a besoin que de deux choses : 1° de la chaleur, une chaleur de 32 à 40 degrés ; 2° de l’air. La chaleur, c’est la poule accroupie sur ses œufs qui la donne à ceux-ci. Elle leur donne la propre chaleur de son corps, et ne leur donne que cela. La preuve , c’est qu’on peut se passer d’une poule pour mener des œufs à bien, et qu’un œuf placé dans une chambre ou dans une boîte dont la température est maintenue pendant vingt et un jours au degré con- venable, donne naissance à un poulet tout aussi bien conformé que celui qui a été couvé. Aussi construit-on à l’usage des savants des appareils nommés cou- veuses artificielles qui sont des espèces de boîtes chauffées par des lampes, et qui servent à faire venir de petits poulets. Nous avons même eu à Paris des établissements d’incubation artificielle, où, dans des chambres entourées de rayons chargés d’œufs et chauffées par des calorifères, on fabriquait à la fois des centaines de poulets destinés à être élevés, en- graissés, vendus au marché et mangés. Cette indus- trie était pratiquée en Egypte bien avant d’exister chez nous, et dans une des îles Philippines, à Luçon, on remplace , le croiriez-vous, les calorifères par des hommes qui pendant vingt et un jours restent étendus sur des paniers remplis d’œufs et convenablement CAUSERIE PRELIMINAIRE 19 disposés pour que le poids de ces pauvres diables n’en écrase pas le contenu. Ainsi vous voyez que la poule accroupie sur ses œufs ne leur fournit absolu- ment que de la chaleur. Quant à l’air, ou plutôt à l’oxygène (qui est un des deux gaz constitutifs de l’air), dont l’œuf a besoin, il est pris naturellement dans le grand réservoir com- mun, dans l’atmosphère. L’air filtre à travers les petits trous dont la coquille est criblée et s’amasse dans le plus gros bout de l’œuf1, entre les deux mem- branes épaisses qui tapissent la coquille, et l’oxy- gène est absorbé ; car dès que l’incubation a com- mencé de produire ses effets, l’œuf vit, et comme tout être vivant, comme la plante et comme l’ani- mal, il respire. L’air lui est si nécessaire, que si vous l’enduisez d’une substance qui empêche cet air de passer, d’un vernis, par exemple, vous aurez beau fournir à cet œuf la température convenable pendant tout le temps voulu, jamais vous n’aurez de poulet. Gomme tout ce qui respire , l’œuf produit de l’acide carbonique qui est rejeté au dehors à travers les trous de la coque, en même temps que la vapeur d’eau, qui se produit également; si bien qu’à la fin de l’incubation, au vingt-unième jour, quand le poulet est terminé et quand il va naître, l’œuf pèse notablement moins qu’au moment où il a été pondu. Il a perdu alors le cinquième de son poids. < C’est ce qu’on voit dans la figure ci-dessus. 20 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE VII Ainsi, il y a clans un œuf fraîchement pondu tout ce qu’il faut pour faire un poulet, mais il n’y a point de poulet. Cet œuf est comparable à un chantier, dans lequel on aurait réuni tous les matériaux né- cessaires pour construire et pour meubler un palais : de grands blocs de pierre de taille et de marbre pour la façade et les gros murs ; de grands troncs d’arbres pour la charpente, les parquets et les boiseries; de grandes barres de fer pour la serrurerie ; des moel- lons et de bonne terre à briques pour les murs inté- rieurs; du bronze pour les pendules, les candélabres et une foule d’œuvres d’art; du verre pour les glaces, les vitres et les lustres ; des pièces de bois précieux pour les meubles, et des pièces d’étoffes pour les ten- tures. De même, comme je l’ai déjà dit, on trouve dans l’œuf tout ce qu’il faut pour faire des os, des plumes, de la chair, etc. Mais ces pierres, ces madriers, ces métaux, ces tissus que je suppose entassés sur un chantier, con- stituent-ils un palais? Non sans doute, pas plus que le jaune et le blanc de l’œuf de la poule ne consti- tuent un poulet. Il n’y a encore sur le chantier que les matériaux du palais, comme il n’y a dans l’œuf que les matériaux du poulet. Et que faut-il pour que les premiers se changent en palais? Vont-ils se tailler d’eux-rnèmes et s’assembler tout seuls ? Cer- CAUSERIE PRÉLIMINAIRE .21 tainement non. Il faudra qu’une multitude d’ouvriers leur donne une forme et leur assigne une place. Et suffit-il que ces ouvriers leur donnent une forme quelconque et qu’ils les mettent à la première place venue? Encore une fois, non; la forme à donner à chaque élément est voulue par le rôle qu’il doit remplir et la place qu’il doit occuper dans l’en- semble. Et il ne servirait à rien qu’il y eût des ou- vriers si ceux-ci ne travaillaient d’après un plan arrêté d’avance. Cela ne peut pas se passer autrement dans l’œuf. Remarquez, en effet, que d’un œuf d’oiseau, lorsque rien n’en trouble le développement, il sort toujours non -seulement un oiseau, mais tel oiseau apparte- nant au même ordre, à la même famille, au même genre, à la même espèce que la femelle qui l’a pondu. Il est donc évident qu’outre le jaune et le blanc, et les éléments chimiques qui les composent, il y a dans l’œuf l’équivalent de ce qu’il faut encore dans un palais quand on a le bois , la pierre et les matériaux nécessaires : c’est-à-dire des ouvriers et un architecte; en d’autres termes, des forces spé- ciales travaillant d’après un plan déterminé. Nous ne jugeons de leur existence que par les effets, mais nous en jugeons avec certitude ; les effets démontre- ront la cause. C’est ainsi qu’à la vue d’un monument si ancien que l’origine en est inconnue, nous n’hési- tons pas à affirmer que quelqu’un en a eu l’idée et que des hommes y ont travaillé. 22 . CAUSERIE PRÉLIMINAIRE VIII Mais ce qui prouve sans réplique que le poulet n’existe pas plus dans l’œuf où nous n’apercevons que du jaune et du blanc, qu’il n’y a un palais dans le chantier où l’on a réuni tout ce qu’il faut pour le construire, c’est que nous voyons le poulet se for- mer pièce à pièce dans l’œuf d’où il doit sortir. Nous assistons à sa formation aussi bien qu’à Paris, par exemple, et en ce moment, on assiste à l’édification du nouvel Opéra. Nous avons vu déblayer l’empla- cement que celui-ci occupe, creuser le sol, déposer les fondements ; nous avons vu l’édifice sortir len- tement de terre, croître jour par jour en hauteur et prendre peu à peu dans les parties les plus avan- cées la forme et l’aspect qu’il est destiné à avoir. Nous le verrons s’achever. Eh bien, c’est un spec- tacle tout à fait semblable que l’œuf de la poule nous montre. Comment peut- on voir ce qui se passe dans un œuf? demanderez-vous. L’œuf n’est-il pas entouré d’un mur de pierre qui empêche le regard de pas- ser? Si on brise cette clôture, on pourra bien cons- tater où en était le travail au moment où on l’arrête, mais ce travail s’arrêtera. C’est vrai. Mais voici ce qu’on fait. On met en incubation à la fois un grand nombre d’œufs, et CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 23 d’heure en heure, par exemple, on en ouvre un. Or, comme ces œufs proviennent tous d’une poule, comme ils ont tous été mis en incubation à la même heure, comme ils donneront tous dans le même espace de vingt et un jours le même produit, un poulet, il est clair que ce que nous voyons dans l’œuf que nous ouvrons à un moment donné est exacte- ment ce que nous verrions dans tous les autres œufs si nous les ouvrions tous à la fois. Ainsi , au bout de la première heure, tous les œufs sont au même degré de développement que nous constatons dans l’œuf ouvert après cette première heure, et la même res- semblance existe nécessairement entre l’œuf ouvert au bout de deux, de trois, de quatre heures, etc., et ceux dont nous n’avons pas dérangé le dévelop- pement. Et c’est ainsi qu’en regardant successive- ment dans un très-grand nombre d’œufs , nous nous procurons exactement le même spectacle que nous aurions si nous pouvions sans difficulté et sans in- convénient regarder de temps en temps dans un seul et même œuf. Et que voyons- nous en agissant ainsi? Nous voyons qu’il n’y a pas dans l’œuf, au moment de la ponte, un poulet tout formé, qui, , d’abord microscopique, deviendrait visible un cer- tain jour, puis grossirait peu à peu jusqu’à prendre les dimensions d’un poulet nouveau -né, pas plus qu’au commencement des travaux de l’Opéra il n’y a eu sur le terrain qu’occupe cet édifice un Opéra microscopique, que tout l’art des architectes, des 24 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE ouvriers, aurait consisté à faire grossir comme gros- sit un ballon de caoutchouc qu’on emplit d’air com- primé. Non, nous voyons, au contraire, le poulet se former morceau par morceau, et sur un empla- cement primitivement aussi nu que l’a été d’abord l’emplacement de l’Opéra. Ainsi, il n’y a pas de poulet dans l’œuf fraîche- ment pondu, ou plutôt le poulet est dans cet œuf comme le palais est dans les matériaux qui entreront dans sa construction, dans la force musculaire, dans l’adresse et dans l’expérience des ouvriers de toutes sortes qui mettront ces matériaux en œuvre, et dans la science et le génie de l’architecte qui a conçu le plan du palais et qui dirigera les ouvriers employés à sa construction. Ou encore le poulet est dans l’œuf comme la statue est dans le bloc de marbre, d’où, l’ayant conçue dans sa tête, le sculpteur la tirera par le travail de ses mains. IX Après cela , vous croirez aisément que pendant les vingt et un jours que dure la formation d’un poulet, ' celui-ci subit de nombreux et grands changements de formes. Ils sont cependant bien plus nombreux et bien plus grands que vous ne pourriez l’imaginer. Continuant la comparaison dont je viens de me CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 25 servir, vous croirez peut-être que les diverses phases par lesquelles passe un palais en construction , ou une statue qu’on est en tr^n de tirer du bloc , donnent une idée parfaitement exacte de celles que traverse le poulet. Ce serait une grande erreur. Dès que le bloc est dégrossi , la statue ébauchée a la forme qu’aura la statue achevée. Dès que les fondations en sont posées, le palais en construction réalise le plan du jfclais construit. Il n’en est pas du tout de même de la construction du poulet. Si on examine un œuf avant la ponte et quand il n’est encore que ce qu’on appelle un ovule, on voit que le centre du jaune est occupé par une petite vésicule nommée sphère germinative. Plus tard, cette sphère quitte sa place et gagne la surface du jaune. On peut voir encore , dans un œuf cuit et coupé par le milieu, la trace du chemin qu’elle a suivi. Arri- vée à la surface du jaune, elle y forme une tache ou cicatricule de 5 à 6 millimètres de diamètre. C’est dans cet espace que se formera le poulet, et du contenu de la vésicule germinative rompue se constituent trois membranes ou feuillets superpo- sés dans lesquels apparaissent successivement tous les rudiments des organes du poulet; l’un de ces feuillets fournit les systèmes nerveux et musculaire ; un autre , les organes de la digestion ; le troisième , placé entre les précédents, fournit le système vas- culaire. 2 26 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE Mais, qui verrait un embryon des premières heures ne se douterait certainement jamais que cela pût devenir un poule^, la forme du premier ne res- semblant nullement à celle du second. Et ce qui est vrai du poulet tout entier l’est aussi de chacun de ses organes en particulier ; aucun d’eux n’a dès le début ni la forme, ni l’arrangement, ni le degré d’importance , ni la place qu’on lui voit dans l’oiseau. Bien plus , il y a dans l’embryon des organes qui n’existent pas dans le poulet, et par contre tels or- ganes qui remplissent un grand rôle dans celui-ci, n’en jouent absolument aucun dans l’embryon. Par conséquent, les fonctions sont autres, s’exercent d’une autre façon dans ces deux êtres qui sont un seul être, et la même fonction est successivement remplie par des organes qui se substituent les uns aux autres. Ainsi, pour citer quelques exemples, la moelle épinière est dans toute sa longueur d’abord divisée en deux moitiés situées l’une à droite, l’autre à gauche de la ligne sur laquelle elles se réuniront plus tard. Ainsi , les vertèbres qui occuperont la ligne mé- diane , divisées en deux moitiés latérales , s’alignent sous forme de petits points opaques sur les deux côtés de la moelle. Ainsi, le sang, qui commence par être incolore et qui a l’aspect de petites bulles savonneuses, circule CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 27 dans des canaux sans parois propres avant de cir- culer dans de véritables vaisseaux. Ainsi, le cœur lui -même commence par être un simple canal, et un canal droit. Ainsi, la respiration s’opère d’abord par les vais- seaux vitellins, qui sont destinés à disparaître, en- suite par les vaisseaux d’une vésicule appelée allan- toïde, qui disparaît à son tour, et enfin par les poumons, qui commencent déjà à fonctionner dans l’œuf; et ce sont même les be- soins pressants de la respira- tion pulmonaire qui poussent le poulet menacé d’asphyxie à rompre , quand l’heure est ve- nue, les parois de sa prison. On voit combien sont nom- breux et importants les chan- gements de forme , ou , comme ,. t > Embryon de l'œuf de poule On dit, les 17l6tCLWj0Vph0S6S qui en voie de développement. s’opèrent pendant le cours du développement du poulet. Ils sont si profonds , et le poulet devient successi- vement si différent de lui-même, que sa première circulation, celle qui s’opère par les vaisseaux vitel- lins , n’est pas une circulation d’oiseau , et qu’il en est de même de la seconde, c’est-à-dire de celle qui s’opère par les vaisseaux de l’allantoïde. Celle-ci est une circulation de reptiles, animaux inféi ieurs à 1 oiseau ; et la première est une circula- 28 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE tion de poissons , animaux inférieurs non-seulement aux oiseaux, mais même aux reptiles. En voilà sans cloute assez pour que nous soyons en droit de conclure que pendant tout le temps qu’il demeure dans l’œuf, le poulet y éprouve des méta- morphoses. X Eh bien , ce que nous venons de dire du poulet, il faut le dire de tous les oiseaux, .. Il faut le dire aussi de tous les animaux qu’on classe au-dessous des oiseaux, c’est-à-dire des rep- tiles, des amphibiens, des poissons, des mollusques, des animaux articulés et des zoophytes ou animaux- plantes, ainsi nommés à cause de la ressemblance de forme qu’un grand nombre d’entre eux ont avec les végétaux. Enfin il faut le dire de tous les animaux qu’on classe au-dessus des oiseaux, c’est-à-dire des mammifères, et il faut le dire de l’homme lui- même. En un mot, cela est vrai de tous les êtres animés. Tous sortent d’un œuf, et tous les œufs se res- semblent au commencement. Chacun d’eux se forme dans l’œuf d’où il sort, et il y a un moment où cet œuf ne contient aucune trace de l’animal qui en pro- CAUSERIE PRELIMINAIRE 29 viendra. Tous éprouvent du commencement à la fin de profondes révolutions; en un mot, tous les ani- maux subissent des métamorphoses. Ainsi donc il n’y a que des animaux à métamor- phoses. Mais les métamorphoses ne s’opèrent pas chez tous de la même façon , et c’est pour vous faire saisir une grande différence qui existe entre eux sous ce rapport que je vous présente maintenant un autre animal qui est également de votre connais- sance. XI C’est un insecte, un lépidoptère , c’est-à-dire un papillon. C’est le bombyx du mûrier; vous ne con- naissez que cela ; et vous le reconnaîtrez dès que je vous aurai dit que c’est ce bombyx qui pond les œufs de ver à soie. Qui n’en a élevé? Six mois après qu’il a été pondu, l’œuf donne issue à un petit animal allongé et velu, muni de huit paires de pattes, une sorte de ver, une larve, une chenille, qui se nourrit des feuilles de mûrier. Cette chenille mange si active- ment et profite si bien de ce qu’elle mange, que six ou sept jours après sa naissance, sa peau, devenue trop étroite, crève, et, dépouillée de son ancien vêtement, la chenille apparaît sous un vêtement nouveau ; sept jours plus tard , et toujours pour la 30 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE même cause, l’animal fait encore peau neuve; c’est la seconde fois, et ce ne sera pas la dernière. Un troisième changement a lieu, et puis un quatrième; quelle consommation d’habits ! Et ce n’est pas fini. Mais, au moment de quitter sa cinquième enve- loppe, la chenille se retire dans un endroit tran- quille, écarté, et d’une soie qu’elle sécrète elle-même tisse autour d’elle une tapisserie d’une forme ovoïde ; vous savez son nom, c’est le cocon. Cela fait, la che- nille rejette encore une fois sa peau, mais avec celle- ci elle a perdu son ancienne forme ; c’est maintenant une petite masse allongée, ovale, plus grosse à l’une de ses extrémités qu’à l’autre, dépourvue de mou- vement et de besoins, d’abord molle et transpa- rente , qui durcit peu à peu et devient opaque , et à la surface de laquelle se dessinent des lignes et des contours qui semblent indiquer que sous l’enveloppe se cache un animal dont la forme est tout à fait dif- férente de celle de la chenille et de celle de la chry- salide elle -même, car tel est le nom qu’on donne au petit corps vivant qui remplit le cocon, et on le nomme encore fève, aurélie, pupe et nymphe. Enfin, le vingtième jour après la formation du cocon, on voit sortir de celui-ci non pas la nymphe, la nymphe s’est transformée ; mais un papillon blanc à quatre ailes farineuses , une phalène, le bombyx du mûrier : c’est-à-dire un insecte tout semblable à celui qui avait pondu l’œuf dont nous venons de suivre le développement. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 31 Ainsi, ce qui sort directement de l’œuf du bom- Les trois états du bombyx du mûrier. byx , ce n’est pas un bombyx , c’est une espèce de 32 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE ver, le ver à soie. N’est-ce pas bien curieux, un ver sortant de l’œuf pondu par un animal qui a des ailes? C’est à peu près comme s’il sortait de l’œuf de la poule, au lieu d’un poulet, un petit serpent qui, après avoir couru les bois pendant quelques jours, s’enfermerait de nouveau dans une sorte d’œuf, pour y reprendre la suite un moment interrompue de ses développements et y revêtir définitivement la forme de ses parents. Les métamorphoses du bombyx 11e le cèdent donc pas en importance à celles du poulet. Peut-être même les trouvera-t-on plus considérables. Elles sont seulement plus frappantes. La différence entre les unes et les autres ne consiste qu’en ceci : l’œuf de la poule ne donne issue à son contenu que lorsque le poulet est fait, tandis que l’œuf du bom- byx s’ouvre longtemps avant que l’insecte dont il a protégé les premiers développements soit achevé. Or le bombyx n’est pas seul dans ce cas. Ce qui lui arrive arrive également à tous les papillons ; et non-seulement aux papillons, mais encore aux in- sectes névroptères, dont les libellules ou demoi- selles font partie ; mais aux insectes hyménoptères , parmi lesquels il me suffira de citer l’abeille, la guêpe et la fourmi; mais aux diptères, parmi les- quels on range la mouche ; mais à l’immense ma- jorité des insectes et à une foule d’autres encore; et CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 33 même vous verrez qu’il en est dont les métamor- phoses sont bien plus extraordinaires que celles des insectes. XII Eh bien , les naturalistes sont convenus de donner le nom de transformation aux changements qu’é- prouvent les animaux qui ne sortent de l’œuf qu’après que leur développement est achevé, et de réserver le nom de métamorphoses aux change- ments qu’éprouvent les animaux qui sortent de l’œuf avant que leur développement soit achevé, mais quand ils ont déjà acquis une forme telle que sous cette forme ils peuvent vivre dans le monde extérieur. Il y a dans tout animal deux sortes de fonctions : Il mange, se nourrit, digère , s’accroît ; le végétal en fait autant; ces fonctions sont ce qu’on appelle les fonctions végétatives. Il sent , il se meut ; ces fonctions sont ce qu’on appelle les fonctions de la vie de relation ou de la vie. animale. Un animal capable de vivre de la vie de relation avant d’avoir pris la forme de ses parents, est ce qu’on nomme un animal a métamorphoses. Jamais le poulet ne sort de l’œuf avant d’avoir pris la forme du poulet ; et si vous l’en faisiez sortir 34 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE avant cette époque, il mourrait ; le poulet n’est donc pas un animal à métamorphoses. Au contraire, ainsi qu’on vient de le voir, le bombyx sort de l’œuf avant d’avoir pris la forme du bombyx, à une époque où il diffère totalement de celui-ci ; et non-seulement il est viable dès ce mo- ment, il se nourrit, il s’accroît, il exerce, en un mot , toutes les fonctions végétatives ; mais encore il se déplace , rampe sur le sol , grimpe le long des arbres , donne des preuves évidentes de sensibilité ; en un mot , il remplit toutes les fonctions animales ; le bombyx est donc un animal à métamorphoses. Et c’est ainsi, mes chers lecteurs, qu’il y a ce qu’on appelle des animaux à métamorphoses, bien que tous les animaux éprouvent des métamor- phoses. XIII Vous comprenez bien que les changements qui s’opèrent depuis le moment où un œuf de bombyx commence à travailler jusqu’à celui où la chrysalide issue de la larve, qui est issue elle-même de cet œuf, s’est transformée en papillon semblable au bombyx ; vous comprenez que cette suite de changements est en tout comparable à ceux qui s’opèrent dans un œuf de poule du commencement à la fin de l’incuba- tion. Cependant, si vous doutiez de la parfaite ana- CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 35 logie de ces deux séries de faits , voilà qui va vous prouver que la métamorphose proprement dite ne diffère en rien d’essentiel de ce que nous sommes convenus d’appeler transformation. Vous savez sans doute, et nous y reviendrons dans un des chapitres suivants, que l’œuf pondu par une grenouille ou par un crapaud ne donne pas naissance à un animal semblable à celui d’où cet œuf provient , et qu’il en sort , au contraire , un ani- mal très-différent, qui est une espèce de poisson très -agile auquel on donne le nom de têtard, c’est- à-dire que la grenouille et le crapaud sont , comme le bombyx, des animaux à métamorphoses. Eh bien, voulez -vous la preuve que les change- ments que le têtard , tout en allant et venant dans l’eau , éprouve pour devenir un crapaud , sont exac- tement de même nature que ceux qu’éprouve l’em- bryon du poulet immobile dans l’œuf? Je vais vous la donner. Certes , vous ne douteriez pas de la parfaite simi- litude du développement du crapaud et de celui du poulet, si, comme le poulet, le crapaud ne sortait de l’œuf qu’après avoir pris la forme de ses parents. Eh bien, c’est ce que font certains crapauds. Ainsi, il y en a un qu’on trouve en Amérique dans certaines parties chaudes et humides de ce continent, à Surinam et dans la Nouvelle-Espagne; c’est le pipa, remarquable par l’aplatissement de tout son corps, et surtout de sa tête, qui est presque 36 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE triangulaire. Sa couleur est livide; il est fort laid, ce qui n’a rien d’étonnant chez un crapaud et. n’em- pêche pas les Indiens, et même les colons, de le regarder comme un mets délicat. Cet animal rend un singulier service à sa femelle. Dès que celle-ci a fait sa ponte, qui se compose d’une centaine d’œufs gros comme des grains de vesce, il les lui étale sur le dos; après quoi celle-ci gagne le marais le plus voisin et s’y plonge. Or bientôt tous ces œufs qu’elle a sur le dos, irritant sans doute cette partie, y provoquent une sorte d’inflammation dont le résultat est que la peau se gonfle et se façonne en une multitude de cellules qui entourent les œufs, et dans lesquelles ceux-ci restent emprisonnés pendant trois mois. Au bout de ce temps les cellules s’ouvrent, et qu’en sort-il? des têtards? non , de vrais crapauds, de parfaits pipas qui , par conséquent , ont éprouvé toutes leurs métamorphoses à l’intérieur des cellules qui les contenaient. Voilà donc des crapauds qui s’élèvent à la dignité de crapaud sans passer par le rang des têtards, et il est clair que leurs développements , ou que leur embryogénie (on nomme ainsi la science qui s’oc- cupe de la formation des êtres animés) ne diffère en rien de l’embryogénie du poulet, si ce n’est, bien entendu, par les points où le poulet est un poulet et où un crapaud est un crapaud. Mais voici quelque chose de plus concluant encore. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 37 Un jour (c’était, si je ne me trompe, en 1833), un observateur anglais, M. E. J. Lowe, trouva dans sa cave, au milieu de pommes de terre en décompo- sition, une grande masse de frai de crapaud. Un peu plus tard il y trouva de jeunes crapauds prove- nant du frai susdit. Or, cette cave étant parfaite- ment sèche, il est certain que des têtards, qui sont des animaux aquatiques , n’auraient pu y vivre , et que, par conséquent, ces jeunes et intéressants cra- pauds étaient sortis de toutes pièces des œufs où ils avaient pris naissance. Il paraît donc qu’il y a des cas où ces animaux sont dispensés des grades infé- rieurs qui les astreignent pendant la première partie de leur vie à une résidence aquatique. Et puisque le même être, suivant les circonstances, éprouve ou ce qu’on nomme des métamorphoses, ou ce qu’on nomme des transformations , il est clair que celles-ci et celles-là ne diffèrent les unes des autres par rien d’essentiel. XIV On trouvera donc quelque peu arbitraire la dis- tinction établie ci-dessus entre les animaux à méta- morphoses et les autres animaux. Il est certain que l’histoire de la formation des uns et des autres est comprise dans une seule et même science, qui est l’embryogénie. Cependant le phénomène de véri- tables embryons vivant de la vie de relation comme 38 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE des animaux achevés est assez considérable pour justifier une distinction au moins provisoire entre les êtres qui présentent ce phénomène et ceux qui ne le présentent pas. Et du reste, ce qui fait le prin- cipal intérêt des métamorphoses, c’est précisément cette circonstance qu’elles sont au fond de même nature que les changements qui s’opèrent dans le cours de la vie embryonnaire de tous les êtres. Étant de même nature que les transformations, elles peuvent jeter du jour sur celles-ci. Or nous savons déjà que, quel que soit l’animal dont nous étudiions le développement , son embryo- génie nous montre que cet animal est formé de toutes pièces , construit à nouveau , à chaque géné- ration et dans chaque œuf, et que, dans le cours de son développement , cet anipial diffère à ce point de lui-même, d’avoir successivement, dans la confor- mation et dans le jeu de ses divers organes, des traits partiels de ressemblance bientôt effacés avec des animaux étrangers et le plus souvent inférieurs à sa propre espèce. La métamorphose, qui n’est qu’un phénomène embryogénique plus accentué encore que les autres , fait davantage : elle précise le sens de ces diffé- rences qu’un être en voie de développement sou- tient avec lui-même; elle nous montre que l’em- bryon, tout en contenant virtuellement l’animal achevé, est transitoirement un tout autre animal que celui-ci. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 39 C’est ce que nous fait bien voir le ver à soie , qui n’est que l’embryon du bombyx, et qui est cepen- dant un animal libre, se nourrissant seul, jouissant complètement de la vie de relation, parfait en son genre , à qui il ne manque pour être un animal com- plet que la faculté de se reproduire (faculté qui ne manque pas à toutes les larves), et qui enfin diffère si complètement du bombyx, qu’aucun zoologiste ne songerait à les réunir dans le même ordre si l’observation ne nous avait appris qu’ils sont un seul être pris à deux époques de sa vie. C’est encore ce que nous ont fait voir la grenouille et le crapaud, chez qui l’embryon est également un animal libre, se suffisant à lui -même, et si profon- dément différent de ses parents, que sans aucun doute le naturaliste qui ignorerait que l’un est le jeune et que l’autre est l’adulte, n’hésiterait pas à les placer dans deux classes différentes, le premier parmi les reptiles, et le second parmi les poissons. L’histoire de la science mentionne , en effet , un très- grand nombre de méprises de ce genre, et il est probable qu’on est loin de reconnaître toutes celles qui ont été faites. Je pourrais multiplier le nombre des cas ana- logues à ceux que nous montrent le bombyx et la grenouille , et on le verra bien par la suite de ce livre. Mais les exemples précédents suffisent pour montrer quelle clarté la métamorphose jette sur les phénomènes embryonnaires. 40 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE Le problème ordinaire de la zoologie consiste à classer les animaux d’après les rapports que leur organisation établit entre eux. Le problème le plus élevé qu’elle puisse aborder est celui de savoir si les rapports sur lesquels sont fondées les classifications sont des rapports de pa- Aigle à queue étagée. renté, si les êtres, du moins si tous les êtres ont toujours été tels que nous les voyons, ou si la puissance créatrice qui a livré le monde aux dis- putes des hommes n’a pas permis et voulu que tous les animaux, ou qu’un certain nombre d’entre eux, acquissent dans le cours des âges les caractères qu’ils présentent aujourd’hui. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 41 Or l’embryogénie , qui nous montre comment chaque être se forme, et ce qu’il est avant de de- venir lui-meme, et avec quels etres differents de ceux de son espèce il a des traits plus ou moins in- times de ressemblance avant de devenir 1 image exacte de ses parents; l’embryogénie est évidem- Tortue éléphantine. ment, de toutes les sciences d’observation, la plus propre à nous servir de guide dans l’étude de cette question fondamentale; et parmi les faits embryo- géniques, les plus clairs, les plus éloquents , les plus démonstratifs, sont ceux que l’on comprend sous le nom de métamorphoses. On a cru pendant longtemps que ces dernières ne 42 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE se rencontraient que parmi les insectes; on en con- naît aujourd’hui dans toutes les classes du règne animal (les mammifères, les oiseaux et les reptiles exceptés), et le nombre s’en accroît tous les jours, et chaque jour, pour ainsi dire, on en découvre de plus merveilleuses. Nous décrirons les plus remar- quables; car, quant à les passer toutes en revue, plusieurs volumes comme celui-ci seraient néces- saires. Mais il nous faut d’abord avoir quelque idée de la variété des êtres qui vont nous occuper. Jetons donc un coup d’œil sur l’ensemble du règne animal. Ce ne sera pas bien fatigant, car c’est une suite d’images qui va se dérouler sous vos yeux. XV Au sommet de l’échelle se placent les animaux qui allaitent leurs petits : ce sont les mammifères. Le colossal, le puissant éléphant en est un. La faci- lité avec laquelle il s’apprivoise, sa force prodi- gieuse, son intelligence, qui ne le cède à celle d’aucun animal , sa docilité , l’adresse avec laquelle il se sert de sa trompe comme d’une main , le ren- dent extrêmement précieux dans l’Inde, et on l’em- ploie aux fonctions les plus variées, depuis la garde des petits enfants, dont il prend le plus grand soin, jusqu’au transport et au service de l’artillerie de campagne. CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 43 Après les mammifères viennent les oiseaux , dont Y aigle est un des types les plus accomplis, bien qu’il ne mérite nullement la réputation de noblesse et de générosité qu’on lui a faite. Crocodiles du Nil. Au-dessous des oiseaux les reptiles, qui se divi- sent en trois groupes : celui des tortues, dont cer- taines espèces fournissent aux arts une matière première de la plus grande beauté, V écaille, et à la cuisine un manger très-justement estimé; celui des sauriens, dont fait partie le féroce crocodile, qui 44 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE n’est autre chose qu’un gigantesque lézard ; et enfin les serpents, parmi lesquels le naja ou ser- pent à lunettes est un des plus venimeux. Le nom Le naja ou serpent à lunettes. de serpent à lunettes lui vient de ce dessin bizarre qu’on voit sur la partie supérieure de son énorme cou. Après les repliles, nous trouvons les amphibies, qui pendant une partie de leur vie respirent dans l’eau, et pendant l’autre respirent dans l’air. Tels sont les grenouilles et les crapauds. Et le pipa ou crapaud de Surinam, dont voici la laide image, est déjà connu de nos lecteurs. Viennent enfin les poissons, parmi lesquels le CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 4b requin occupe le même rang que le lion parmi les mammifères et l’aigle parmi les oiseaux. D un coup Pipa ou Crapaud de Surinam. cle sa puissante mâchoire il coupe un homme en deux aussi nettement que le ferait une hache. C’est Le requin. l’ennemi personnel des matelots; leur grand bon- heur est de le harponner. Il s’y prête volontiers, étant très-glouton et se tenant dans le voisinage des 46 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE navires, afin de faire son profit de tout ce qui en tombe, débris de cuisine ou passagers. Mammifères, oiseaux, reptiles, amphibies, pois- sons, composent ensemble ce qu’on appelle l’em- branchement des VERTÉBRÉS. Un autre embranchement, une autre série est celle des mollusques. Poulpe commun. Le poulpe hideux ; Hélice némorale. h' hélice, que vous connaissez tous sous le nom de colimaçon ; CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 47 V huître, qu’un grand nombre d’entre vous esti- ment ; Huître. Le pyrosome, animal marin ou plutôt colonie marine (car c’est un animal composé), dont le nom Pyrosome. veut dire corps en feu, et qu’on nomme ainsi parce qu’il répand une lumière phosphorescente d’un éclat extraordinaire ; * L’élégante plumatelle, autre animal composé qui vit dans nos eaux douces, fixé sous les feuilles de diverses plantes : Sont des mollusques, et c’en est assez pour 48 CAUSERIE PRÉLIMINAIRE donner une idée de la variété de formes et d’or- ganisation que comprend cet embranchement. Plumatelle cristalline. t Une autre série encore, un autre embranchement est celui des articulés. Il se divise également en plusieurs classes : .Capricorne héros. Mygale aviculaire. Celle des insectes, que représente dignement cette jolie petite bête le capricorne , dont le nom rappelle CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 49 la ressemblance de ses longues antennes avec les cornes des chèvres ; Celle des mille-pieds, dont fait partie le poly- Polydesme. desme, que vous trouverez sous les pierres dans les lieux humides ; Celle des araignées, y compris l’effrayante mygale, dont quelques-unes couvrent de leurs pattes éten- dues un espace circulaire de huit à neuf pouces de diamètre ; Celle des crustacés, qui, à défaut de homard, Écrevisse. figure si avantageusement sur une table sous forme d’un buisson d 'écrevisses ; 3 üO CAUSERIE PRÉLIMINAIRE Celle des annélides, qui nous donne l’inappré- ciable sangsue ; Sangsue dragon. Enfin, celle des hélminthes, qui fournit à tous les animaux les vers (V ascaride lombmcoïde entre autres) qu’ils hébergent dans leur corps. L’embranchement des articulés étant épuisé, nous passons à celui des rayonnés. Ascaride lombricoïde. Oursin comestible, D’abord viennent les oursins , tant goûtés des CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 51 gourmets provençaux, et qui ont la forme de me- lons; les astéries , qui ressemblent plus ou moins à des étoiles, et les holothuries, qui ressemblent à Holothurie jaune. des cornichons et sont un des mets favoris des Chinois. Astrophyte verruqueux. Enfin les polypes, ainsi nommés à cause du 52 CAUSERIE PRELIMINAIRE nombre de leurs bras ou des organes qui leur en tiennent lieu. Polype d’eau douce. Tels sont le fameux polype cl’eau douce , qui, coupé en morceaux, donne bientôt autant d’animaux Méduse aux beaux cheveux. Pennatule épineuse. complets qu’on en a fait de parts ; les élégantes mè- CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 53 duses; ces arbres de pierre, les polypiers , si long- temps pris pour des arbres véritables et que des animaux construisent, et les pennatules , autres co- lonies de polypes groupés en forme de plumes, et qui sont phosphorescentes. Un dernier embranchement est celui des proto- Dendrophyllie en arbre. zoaires , lesquels sont, comme le nom l’indique, les animaux les plus simples. Il comprend : Les foraminifères, revêtus de coquilles aussi ré- gulières, aussi ouvragées que celles des mollusques les plus élevés, comme on en peut juger par celles CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 54 de la calcarine, de la triloculine, de la bigenerine el de la textulaire; Calcarine. Triloculine. Bigerenine. Textulaire. Les infusoires, animalcules microscopiques qu’on voit toujours apparaître en grand nombre dans les liqueurs organiques en décomposition, et qui, pour cette raison , pullulent dans les eaux douces et dans les eaux marines. La vorticelle, remarquable par sa Vorticelles. couronne de cils vibratiles et par son long pédicule , est un infusoire. Il y a des vorticelles si gigan- tesques, qu’on peut les apercevoir à l’œil nu ; CAUSERIE PRÉLIMINAIRE 55 La classe des éponges, représentée dans nos envi- rons par l’humble éponge d'eau douce, la spongille , Spongille ou éponge d’eau douce. formée, comme toutes les éponges, par des animaux qui n’ont ni tentacules ni tube digestif. Cladococcus. Noctiluques. Au même groupe appartiennent enfin les clado- coccus, animaux marins qui ont souvent une telle CAUSERIE PRELIMINAIRE 56 régularité et une si grande élégance de formes, qu’ils pourraient fournir de gracieux motifs à nos dessinateurs industriels, et les nocliluques, autres petits animaux aquatiques qui contribuent à pro- duire ce grand et splendide phénomène : la phos- phorescence de la mer. Cela dit, j’entre en matière. Et quoique les mam- mifères, ainsi que nous l’avons fait observer, ne subissent pas de véritables métamorphoses dans le sens qui a été donné ci-dessus à ce mot, comme ils nous présentent un fait très -curieux et qui a une affinité évidente avec les métamorphoses , c’est par eux que nous allons commencer. 3* Didelphe marmose. LES MAMMIFÈRES LES ANIMAUX A BOURSE Chez tous les mammifères le petit a , dès sa nais- sance, la même organisation que ses parents; chez tous , les didelphes seuls exceptés. Quand un didelphe vient au monde, il n’est en- core qu’ébauché. C’est un corps gélatineux, gros comme un pois dans certaines espèces, et qui ne pèse pas plus de cinq centigrammes ; il n’a ni yeux ni oreilles, pas même de poils, et ses quatre membres sont représentés par de petits tu- bercules. La seule ouverture qu’on voie est la bouche, qui est fort grande , circonstance heureuse , comme vous allez en juger. En effet, à peine ce petit est-il né, qu’aidé par sa mère (car tout seul il serait incapable d’en venir à 60 LES MAMMIFÈRES bout), il s’attache aux mamelles de celle-ci, et bien- tôt les mamelles se gonflent à tel point qu’elles lui remplissent toute la bouche, et si complètement, qu’il faut user de beaucoup de force pour l’en sépa- rer. Il reste ainsi attaché comme un fruit pendant à l’arbre, jusqu’à ce que son développement soit tout à fait achevé. Pendant ce temps le lait lui coule dans la bouche, et cette nourriture lui profite si bien qu’en quinze jours l’embryon , qui était gros comme un pois, devient gros comme une souris. Chez tous les mammifères autres que les di- delphes les tetines sont à découvert , et c’est aussi ce qui a lieu chez plusieurs didelphes ; mais il y en a dont les tetines sont protégées par un pli de la peau du ventre qui forme une véritable poche ou- verte en avant, et de là le nom de marsupiaux, c’est-à-dire d’animaux à bourse, donné à ces di- delphes. Les petits greffés aux tetines sont par conséquent renfermés dans cette poche. Il leur ar- rive bien souvent d’y rentrer après ce qu’on pour- rait appeler leur seconde naissance, c’est-à-dire lorsque, ayant acquis à force de se gorger de lait la forme devrais didelphes, ils sont enfin devenus libres. Ils y rentrent pour teter encore, pour se réchauffer, pour dormir, pour fuir ce qui les effraie, et c’est un spectacle curieux et touchant que celui de toute une portée effarouchée cherchant un refuge dans le sein maternel. LES MAMMIFERES 61 Les mères didelphes qui manquent de poche , n’aimant pas moins pour cela leurs petits, s’y pren- nent d’une autre manière pour protéger leur progé- niture : elles prennent leurs nombreux enfants sur leur dos, ou plutôt leurs enfants y grimpent; arri- vés là, ils se cramponnent, non -seulement à l’aide de leurs pattes, mais encore au moyen de leurs queues, qu’ils enroulent solidement autour de la queue de leur mère, que celle-ci tient à cet effet couchée parallèlement à son dos. C’est ainsi qu’elle les mène à la promenade et qu’elle les emporte en cas de danger. On trouve de ces curieux animaux dans l’Inde, en Amérique, et à la Nouvelle-Hollande. Ceux de l’Inde étaient connus des anciens. Plutarque dit dans son Traité de l’amour maternel : « Fixez votre attention sur ces chats de l’Inde, qui, après avoir produit leurs petits vivants, les cachent de nouveau dans leur ventre, d’où ils les laissent sortir pour aller chercher leur nourriture, et les y reçoivent ensuite pour qu’ils dorment en repos. » Ces prétendus chats de l’Inde n% sont pas des chats du tout ; ce sont des phalangers, qui sont des didelphes. Les plus remarquables de ces didelphes sont les sarigues, qui ne se rencontrent qu’en Amérique, et les kanguroos, qui ne se rencontrent qu’à la Nou- velle-Hollande. Les sarigues habitent la partie moyenne du con- tinent américain depuis la Virginie, dans l’Amé- 62 LES MAMMIFÈRES rique du Nord, jusqu’à la rivière de la Plata, dans l’Amérique du Sud. Il lut un temps où il y en avait en France; mais c’était bien avant que la France existât, à l’époque où se sont formés les bancs de gypse ou pierre à plâtre de Montmartre. Ce ne sont pas des animaux très- gracieux : leur gueule, armée d’un grand nombre de dents et fendue jusqu’au delà des yeux, a été comparée à la bouche du brochet; leur queue, couverte d’écailles, a été comparée à un serpent ; leurs oreilles, minces, nues, violacées et transparentes, ressemblent à celles des chauves-souris. La peau est , autour de la bouche, des yeux et des pieds, d’un rouge livide; tout le poil est terne. Leurs pieds ont des pouces opposables comme les mains des singes, ce qui leur a valu le nom de pécLimanes ; sauf les pouces, tous les doigts sont armés d’ongles crochus. Cette con- formation leur donne beaucoup de facilité pour grimper aux arbres. A terre ils se meuvent très-len- tement. Ce sont des êtres nocturnes qui se nourris- sent de proie vivante. Ils sont peu intelligents, à tel point que, lorsqu’on les frappe avec un bâton, ils mordent le bâton et n’ont jamais l’idée de s’attaquer à celui qui le tient. Le jour, ils se retirent dans des trous et dorment enroulés sur eux -mêmes comme font les chiens. Ce qui me reste à dire ne les rendra pas intéressants. Ils répandent une odeur repous- sante, sécrétée par une glande située près de l’anus; ils la répandent à volonté : c’est un moyen de dé- lvanguroos géants. LES MAMMIFÈRES 613 fense, et comme si cela ne suffisait pas, dès qu’on les effraie ou qu’on les tourmente, ils s aspergent encore de leur urine. Parmi ces sarigues , il y en a qui ont une poche abdominale : tel est le sarigue de Virginie, qui est grand comme un chat. Ses petits, au nombre de douze à quinze, quittent les tetines quand ils ont acquis le volume d’une souris , mais ils continuent de résider dans la poche jusqu’à ce qu’ils soient de- venus gros comme des rats. D’autres manquent de poche, et c’est le cas du sarigue dorsigère, ainsi nommé parce qu’il porte ses petits sur son dos. Il habite la Guyane. Le sarigue crabier, qui vit au milieu des palétu- viers sur les côtes de la Guyane et du Brésil, mérite d’être cité à cause de l’industrie qu’il déploie pour se nourrir. C’est un pêcheur. Il vit principalement de crabes, qu’il prend à la ligne. Ayant découvert un de ces creux de rochers dans lesquels vivent ces crustacés, il y laisse pendre sa queue, et dès qu’il sent qu’un crabe y a mordu , il la retire vivement et croque bel et bien le naïf animal. Les kanguroos sont remarquables par l’extrême inégalité de longueur qui existe entre leurs mem- bres antérieurs, qui sont fort petits, et leurs mem- bres postérieurs, qui sont très-longs et très-ro- bustes, et par la force de leur queue. Ils se tiennent souvent assis sur les jambes de derrière et sur cette queue figurant ensemble une espèce de trépied. Ges 6G LES MAMMIFÈRES membres vigoureux leurs permettent de faire des sauts prodigieux. Un bond de cinq mètres n’est pour eux qu’un jeu , et on les a vus descendant un terrain en pente douce franchir à chaque saut un espace de quatorze mètres. Ce sont des animaux herbivores, doux, timides, qui forment souvent de petites bandes conduites par de vieux mâles. Quand, en 1802, le navigateur Flin- ders découvrit l’île des Kanguroos, ainsi nommée à cause du grand nombre de ces animaux qui l’habi- taient (on n’y en trouve plus un seul aujourd’hui), les kanguroos, n’ayant jamais vu d’hommes, se lais- saient si aisément approcher, qu’on en tua trente et un dans une seule soirée. Avec l’expérience, la crainte et la prudence leur sont venues ; mais ils s’apprivoi- sent aisément ; aussi les recherche-t-on en Australie pour l’ornement des parcs. A Sydney, par exemple, les Anglais en ont d’apprivoisés dans leurs do- maines ; on les voit s’approcher des étrangers pour en obtenir des friandises ; ils entrent même dans les appartements à l’heure des repas, s’asseyent sur leur queue auprès du maître, et de leurs petites pattes le frappent doucement pour en obtenir quel- que chose. Une espèce, le kanguroo géant, atteint une longueur de deux mètres ; et comme sa chair est excellente, la Société zoologique s’occupe de l’ac- climater en France, ce qui n’offre pas de difficulté sérieuse. Les femelles ont rarement plus d’un petit, jamais LES MAMMIFÈRES 67 plus de deux. Ceux-ci se développent dans une poche assez ample qu’ils continuent d’habiter quand ils sont en âge de se nourrir seuls ; on les voit même, quand la mère broute, sortir leurs petites têtes du nid et paître pour leur compte l’herbe des pâtu- rages. Telle est l’histoire des didelphes. Il est assez curieux de rencontrer presque à l’autre extrémité de la série animale une conformation analogue à celle qui les rend si intéressants. Cette conforma- tion nous est offerte par un crustacé, et un crustacé d’un ordre très-inférieur, le cymothoé, petit animal vorace et parasite qu’on nomme aussi pou de mer, œstre et asile des poissons, parce qu’il s’attache aux poissons comme les poux, les œstres et les asiles1 s’attachent aux mammifères; c’est sur les ouïes, ou dans le voisinage de l’anus , ou près de la bouche des animaux aux dépens desquels il vit , que ce crustacé se cramponne à ceux-ci. Or, comme la femelle des marsupiaux, la femelle du cymothoé est munie d’une poche ventrale dans laquelle ses petits se développent. Cette poche est formée de plusieurs lames cornées. L’animal y dé- pose ses œufs. Après que ceux-ci sont éclos, les jeunes cymothoés continuent d’y résider pendant un certain temps; on en trouve quelquefois plusieurs centaines. 1 Les œstres et les asiles sont des espèces de mouches. i 68 LES MAMMIFÈRES Si remarquables que soient les transformations des didelphes, ces animaux n’éprouvent cependant pas de véritables métamorphoses dans le sens que nous avons donné à ce mot ; puisque , s’il est vrai que le petit naît sous forme d’embryon , il ne vit pas alors de la vie de relation. Pour trouver des méta- morphoses proprement dites, il nous faut franchir la classe des mammifères et celle des oiseaux , où on n’en connaît pas, et arriver à celle des amphi- biens. LES AMPHIBIENS Les amphibiens forment une classe des plus inté- ressantes en ce qu’elle est intermédiaire à celles des poissons et des reptiles , et cela d’une double façon : 1° Parce qu’elle contient des animaux qui sont en . même temps et pendant toute leur vie poissons par certains détails de leur organisation, et reptiles par certains autres ; 2° Et parce qu’elle contient des animaux qui sont poissons pendant la première partie de leur vie, et reptiles pendant la seconde. C’est de ceux-ci que nous avons à nous occuper spécialement ; mais il est nécessaire de faire d’abord connaître les autres. LE LEPIDOSIREN Il y a en premier lieu le lepidosiren , animal qui n’est pas connu depuis un grand nombre d’années. On le trouve en Amérique et en Afrique. \ 70 LES AMPHIBIENS Les caractères des poissons et ceux des reptiles sont si bien associés en lui , que les deux zoologistes également illustres qui ont été les premiers à l’étu- dier, l’un, M. Richard Owen, le range parmi les poissons, l’autre, M. Bischoff, le classe parmi les reptiles. D’après notre savant compatriote M. Serres, le lepidosiren n’est exactement ni l’un ni l’autre. Le lepidosiren. Son corps allongé ressemble tout à fait à celui d’un poisson ; sa peau est couverte d’écailles ; ses membres sont des nageoires; ses branchies par leur disposition sont tout à fait semblables à celles des poissons ; par son squelette encore il appartient plu- tôt à cette classe qu’à celle des reptiles. Mais sa vessie natatoire s’est développée au point de prendre l’apparence et de remplir l’office d’un poumon, et ce poumon communique par une glotte avec le pha- rynx ; enfin le cœur paraît être composé de trois LES AMPHIB1ENS 71 cavités, et la circulation s’opérerait comme chez les batraciens. M. Albert Geoffroy Saint-Hilaire, alors sous-direc- teur du jardin zoologique d’acclimatation, dont il est aujourd’hui le directeur, reçut, le 7 mai 1863, de la rivière de Gambie, par l’intermédiaire d’un correspondant anglais, quatre cocons de l’espèce dite lepidosiren annectens. Ils étaient placés dans des mottes de terre très- argileuse et entièrement sèche; la partie plate du cocon, celle qui porte l’ouverture donnant accès à l’air, se trouvait en dessus, et était tellement dessé- chée, qu’elle rendait un son sec lorsqu’elle était pressée. « Je crus, — dit M. Albert Geoffroy, — ne rece- voir que des animaux morts ; cependant je les plaçai dans l’eau, et, deux jours après, mes quatre lepido- sirens sortirent de leurs enveloppes et se mirent à serpenter dans l’eau. Mais je les perdis, car je les avais placés dans une eau trop profonde, je leur avais fourni trop peu de terre, et surtout je les avais trop brusquement inondés. » L’auteur voulut recommencer son essai, et il eut la bonne fortune de recevoir, le 14 juillet suivant , deux nouveaux cocons. \ « Je pensai, écrit -il, que les lepidosirens dépo- saient leurs œufs lors d’une crue du fleuve dans les vases submergées qui se découvraient et se dessé- chaient quand l’eau se retirait, et que ce n’était qu’à 72 LES AM PIII BIENS la crue suivante que les jeunes animaux pouvaient gagner le fleuve. « J’essayai de reproduire l’inondation qui devait permettre à mes animaux de sortir de leurs enve- loppes : pour cela, j’entourai les blocs de terre qui les contenaient de boue argileuse, et je les plaçai dans une sorte d’aquarium en verre. J’y versai chaque jour un peu d’eau, de façon à rendre hu- mide toute la masse de terre sèche. Je remarquai bientôt que la partie supérieure des cocons devenait plus souple , qu’elle se détendait. « Enfin, quand l’eau fut presque au niveau du dessus des cocons, les lepidosirens déchirèrent leurs enveloppes. L’un d’eux se plongea dans la vase du bas, ne laissant passer que l’extrémité de sa tête dans l’eau qui recouvrait la terre; l’autre resta plus de quinze jours dans son cocon déchiré, nous don- nant fréquemment occasion d’observer son cri, si toutefois le bruit produit par l’animal n’est pas un bruit purement mécanique, résultat du brusque retrait du lepidosiren dans son trou. « La position que les animaux occupent le plus souvent est en V, la queue et la tête sortant de la terre. Le lepidosiren de temps à autre se projette verticalement hors de son trou pour venir respirer à la surface; aussitôt qu’il a chassé l’air contenu dans son appareil respiratoire, il prend une nou- velle provision d’air, et se replace dans l’antre qu’il s’est creusé dans la glaise, comme le ferait un ver. LES AMPHIBIENS 73 Il semblerait, d’après cela, que ses branchies ne lui permissent pas de respirer suffisamment. « Après avoir longtemps cherché à leur faire manger des vers de terre, des larves d’insectes, sans avoir réussi, je me suis décidé à leur offrir de jeunes poissons, qu’ils ont mangés avec avi- dité. » Ces lepidosirens sont les premiers qui soient nés en France ; l’un d’eux fait aujourd’hui partie de la ménagerie du muséum d’histoire naturelle. Il habite une cuve vitrée pleine d’eau. Quoiqu’il puisse respi- rer l’air en nature aussi bien, sinon même mieux (comme on vient de le voir) que l’air dissous dans l’eau, la nature de ses membres, qui sont de simples appendices natatoires, l’astreint à une résidence pu- rement aquatique. Ses allures sont exactement celles d’un poisson; et quiconque le verrait pour la pre- mière fois ne douterait pas que ce ne fût un poisson comme les autres. C’est de tous les amphibiens connus le plus rap- proché des poissons. L’AXOLOTL • » • L’axolotl s’en éloigne davantage; tous les livres d’histoire naturelle disent qu’il a des branchies et des poumons , et qu’il conserve les uns et les autres pendant toute sa vie. Ses branchies, au nombre de 4 74 LES AMPHIBIENS trois de chaque côté du cou, sont bien développées et flottent dans le liquide ambiant comme de petits panaches. Ses poumons forment deux longs sacs qui, dans un individu représenté par Cuvier, se prolongent jusque dans la partie la plus reculée de 1 abdomen ; ils reçoivent l’air extérieur au moyen d’un canal membraneux qui se rétrécit pour former un petit larynx. Ainsi constitué, l’axolotl peut donc, L’axolotl.. comme le lepidosiren, respirer tour à tour l’air libre et l’air dissous dans l’eau; c’est comme lui un véri- table amphibie; mais ses quatre membres, terminés par de véritables pattes, l’éloignent des poissons et le rapprochent des animaux terrestres, quoique, autant qu’on le sache, toute sa vie se passe d’ail- leurs dans l’eau. C’est un animal qui, pour la forme, ressemble assez exactement à un têtard de salamandre déjà LES AMPHIBIENS 75 muni de ses pattes. Il est long de vingt et un à vingt -sept centimètres, a la peau nue, d’un gris foncé tacheté de noir, une tête grande, aplatie, arrondie en avant; la bouche très-fendue, armée de dents très-petites, mais nombreuses; les membres courts, quatre doigts aux pattes de devant, cinq à celles de derrière, pas d’ongles, une longue queue comprimée en manière d’aviron et garnie d’une crête ou membrane natatoire. Il vit en société dans les lacs des montagnes les plus élevées du Mexique. Ses mœurs sont peu con- nues. De petits animaux vivants, des crustacés entre autres, composent sa nourriture. Cuvier a trouvé une écrevisse dans un de ceux qu’il a dissé- qués et dont l’illustre voyageur Alexandre de Hum- boldt lui avait fait don. Les Mexicains le mangent, et sa chair passe pour agréable autant que salubre ; on dit qu’elle a le goût de l’anguille. De là le nom de gyrinus edulis (têtard mangeable) que lui donnait Hernandez , qui l’appelait également lusits aquarum et piscis ludicrus, c’est-à-dire, jeu des eaux , et pois- son folâtre , d’où on peut inférer que l’axolotl se joue habituellement à la surface des eaux. On l’a pris pendant longtemps pour le jeune ou pour la larve de quelque salamandre, et toute son organisation est, en effet, celle d’une larve de sala- mandre. Plus récemment on s’était accordé à le considérer comme un animal parfait ou complet , et les doutes qui pouvaient subsister encore sur ce 76 LES AMPHIBIENS point parurent entièrement levés, quand, au mois d’avril 1865, M. A. Duméril, professeur au muséum d’histoire naturelle, eut fait connaître les observa- tions faites par lui sur six animaux de ce genre que possédait alors la ménagerie , et qui lui avaient été donnés, comme le lepidosiren, par le jardin zoolo- gique d’acclimatation. Parmi ces six individus il y avait une femelle ; la ménagerie les possédait depuis une année déjà, pen- dant laquelle ils avaient fort bien supporté la capti- vité, quand, le 19 janvier 1865, cette femelle se mit à pondre, déposant ses œufs par groupes de vingt à trente sur les corps solides à sa portée, auxquels ces œufs s’attachaient aussitôt à cause du mucus qui les entoure ; manœuvre exactement semblable à celles auxquelles la salamandre se livre en pareil cas. La ponte continua et se termina dans la journée du lendemain. Au commencement du mois de mars suivant , une nouvelle ponte eut lieu. Et comme il était à craindre que les œufs ne fussent dévorés, on eut soin de les déposer dans des bassins particuliers. Les premières éclosions eurent lieu au bout de vingt-huit à trente jours; elles furent achevées en deux à trois jours. L’axolotl n’a pas, au moment où il sort de l’œuf, tous les caractères de ses parents. Les branchies sont bien loin d’être aussi ramifiées que chez l’adulte. Les pattes antérieures sont tout à fait rudimen- LES AM PHI BIENS 77 taires, les postérieures n’existent pas. La bouche n’est pas ouverte; elle ne s’ouvre que quelques jours après, et alors l’animal recherche avec avidité les animalcules flottants dans l’eau. Deux mois après l’éclosion, au moment où M. Duméril communiqua son travail à l’Académie des sciences, on ne voyait encore aucune trace des membres postérieurs, et ceux de devant n’avaient presque pas augmenté de longueur. Les axolotls tels que les naturalistes les ont dé- crits, c’est-à-dire les axolotls munis de poumons et de branchies, sont donc des animaux parfaits; telle était la conclusion de M. A. Duméril. Mais de nou- velles observations faites par lui sur les jeunes ani- maux dont nous venons de raconter la naissance, ont tout remis en question; résumons-les. Jusqu’au commencement de septembre 1865, rien de particulier; les jeunes avaient 21 centimètres (leurs père et mère en avaient 25). Mais on constata alors que l’un d’eux, perdu de vue depuis quinze jours, avait éprouvé des changements considérables. Une teinte noire forme l’humble livrée des parents; il s’était paré de taches jaunâtres nombreuses, irré- gulières, répandues sur ses membres et sur son corps. On sait que ses parents ont des branchies ; lui-même, on l’a vu, en avait possédé : il les avait perdues. Une crête membraneuse étendue sur toute la partie postérieure du corps, depuis la région des épaules jusqu’à l’extrémité de la queue, passait pour 78 LES AMPHIBIENS un des traits caractéristiques de l’espèce. Cette crête avait disparu. Enfin la tête s’était un peu modifiée. Ce que cet axolotl avait montré inopinément dans les premiers jours de septembre, un second le mon- tra d’une manière non moins imprévue à la fin du même mois, et dix jours après, le même fait, con- staté chez un troisième individu, vint pour la troi- sième fois prendre M. Duméril à l’improviste. Enfin, le 10 octobre, il lui fut donné d’étudier, dès son origine ou à peu près, sur un quatrième axolotl, le travail de métamorphose dont il n’avait pu encore constater que les résultats. Déjà, sur ce dernier sujet, la portion de la crête la plus rappro- chée de la tête avait disparu, et quelques points d’un blanc jaunâtre se montraient sur les membres ; l’au- teur vit les lamelles branchiales d’abord, puis les appendices qui portent ces lamelles diminuer de longueur, et, le 6 novembre, il n’existait plus à leur place que de petites lamelles sous-cutanées. Peu à peu les crêtes s’effacèrent entièrement et les taches se multiplièrent. Enfin, à la date précisée, la tête au niveau des branchies antérieures avait diminué en largeur de cinq millimètres. Tels sont les faits. Les axolotls nés à la ménagerie ont donc éprouvé de profondes métamorphoses. Ces métamorphoses, très-analogues, comme on le verra, à celles des salamandres, ont élevé ces animaux fort au-dessus de leurs parents. En présence de ce résul- LES AMPHIBIENS 79 tat inattendu, M. À. Duméril se demande si ces der- niers, qu’il n’avait pas hésité à considérer comme des animaux adultes, du moment où il les avait vus aptes à se reproduire, sont autre chose que des larves. Mais cette supposition lui paraît présenter une difficulté. « Comment alors , écrit-il, expliquer la prompte métamorphose d’animaux âgés de huit mois, quand les individus apportés de Mexico en France, à la fin de mai 1865, n’ont subi d’autres changements que ceux qui résultent dè leur aug- mentation de taille ? » Mais il y a, selon nous, une hypothèse possible. C’est que l’auteur s’est trouvé en présence du seul cas de génération alternante entrevu jusqu’ici chez les animaux vertébrés, tandis qu’il y en a, comme on le reconnaîtra plus tard , de nombreux exemples parmi les animaux inférieurs. Si cette hypothèse est fondée, M. Duméril verra les axolotls nés à la mé- nagerie donner naissance à une génération qui pré- sentera tous les caractères de ceux qui sont venus de Mexico. Nous passons maintenant au second des deux groupes que nous avons distingués parmi les am- phibiens, groupe formé par des animaux qui sont aquatiques et respirent par des branchies pendant la première partie de leur vie, tandis qu’ils sont terrestres et respirent par des poumons pendant la seconde partie. 80 LES AMPHIBIENS LES CRAPAUDS ET LES GRENOUILLES Ceux-ci n’ont pas besoin d’être décrits. Ils ha- bitent notre pays , et n’y sont rien moins que rares , étant d’une remarquable fécondité, à tel point que, d’après Guénaud de Montbéliard, collaborateur de BufTon, une grenouille pond 1300 œufs en une année. Si les grenouilles n’inspirent beaucoup d’intérêt à personne, sauf à ceux qui connaissent leur his- toire , elles ne causent pas non plus de répugnance ; ce sont des animaux inoffensifs et universellement reconnus pour tels, auxquels on n’a jamais reproché que leur cri rauque et monotone, ou, comme on dit, leur coassement. Il est même une espèce, la grenouille verte, que nous introduisons sans diffi- culté dans nos demeures, pour y faire tant bien que mal l’office de baromètre. Une autre (qu’à la vérité les naturalistes ne classent pas parmi les grenouilles proprement dites et qu’ils mettent seulement tout à côté), la rainette, caractérisée par la forme de ses doigts, dont les extrémités sont élargies en forme de pelote, ne manque même pas d’une certaine élégance batra- cienne. Sa forme est svelte , ses mouvements sont gracieux, et son corps est teint du plus beau vert velouté, couleur adroitement choisie pour que la LES AMPHEBIENS «l petite créature, se confondant avec le feuillage des arbres et l’herbe des prairies, échappe à la convoi- tise des oiseaux carnassiers et des serpents, aussi friands de rainettes que celles-ci le sont d insectes. Malheureusement la couleur de sa robe paraît lui inspirer une sécurité exagérée, et elle est si peu méfiante , qu’elle se laisse prendre a la main sans aucune difficulté. C’est ce qu’on nomme dans quelques départements la grenouille d’arbre , parce qu’en effet elle grimpe aux arbres, et sans doute de branche en branche, avec une agilité d’oiseau , grâce aux pelotes de ses doigts toujours enduites d’un liquide visqueux qui lui permet de s’attacher même à la face intérieure des feuilles. O11 en a vu grimper le long d’une glace aussi aisément qu’elles marchent sur un sol horizontal. Moins heureux, les crapauds inspirent une sorte d’horreur. A la vérité, ils n’ont rien d’avenant. Laide couleur, démarche pesante, peau pustuleuse, d’où s’exhale un liquide jaunâtre, hideux, âcre, d’une saveur amère. C’est cette sécrétion qui a valu ♦ au crapaud sa laide réputation. Cuvier assure 4* 82 LES AMPHIB1ENS qu’elle peut tuer les petits animaux, et on dit que les cris perçants que poussent les chiens lorsqu’ils mordent un crapaud, sont provoqués par l’action irritante que ce fluide exerce sur leurs organes buc- Rainette. eaux. Quoi qu’il en soit, le crapaud est sans danger pour l’homme ; il est même susceptible d’une sorte d’éducation. Ainsi, Pennant en cite un qui avait élu domicile dans une maison, sous un escalier. Il ne sortait de sa retraite que le soir, suivant les habi- tudes de son espèce, et dès qu’il apercevait de la lumière dans la salle à manger, située tout près de là, il s’y rendait, se laissait prendre à la main et poser sur une table, où on lui donnait des vers, des LES AMPHIBIENS 83 mouches et des cloportes. Ï1 semblait même deman- der qu’on le mît à sa place habituelle lorsqu’on tardait trop à le faire. Cela dura pendant trente -six ans, au bout desquels il. mourut non de belle mort, mais par accident. Il est rare que ces animaux éprouvent un traite- ment aussi bienveillant. La plupart de ceux qui se trouvent sous les pas de l’homme sont voués à la mort : heureux encore quand elle est prompte. Comme la triste bête n’a pas l’agilité de la gre- nouille, dès qu’elle se voit poursuivie, convaincue de son impuissance à échapper par la fuite, elle se résigne et s’arrête. Seulement, si on la frappe, et on la frappe, hélas! elle s’emplit tout le corps d’air, se fait la plus grosse possible, tend sa peau et s’en- toure d’une sorte de coussin élastique qui amortit les coups qu’elle reçoit. Il n’est pas besoin de dire qu’un enfant qui maltraite un crapaud fait une mau- vaise action; mais ce qu’il faut dire, parce qu’on ne le sait pas assez, c’est que le paysan qui tue un cra- paud fait une mauvaise affaire : c’est comme si ce paysan introduisait dans ses cultures je ne sais com- bien de mouches, de larves, de vers, de chenilles, de limaces et autres mollusques ; car le crapaud s’en nourrit. Le crapaud est un des auxiliaires de l’homme. Aussi a-t-on toujours vu les cultivateurs instruits et réfléchis protéger, rechercher et même acheter des crapauds pour les répandre dans leurs champs et même dans leurs jardins. C’est ainsi que» 34 LES AMPHIBIENS le botaniste Knight en entretenait constamment un grand nombre dans ses serres célèbres, où ces ani- maux défendaient les plantes rares contre les at- taques des insectes. En Angleterre, des jardiniers bien avisés les payaient, il y a quelques années, 7 fr. 50 la douzaine. Il paraît que nos maraîchers commencent aussi à peupler leurs jardins de ces utiles bêtes ; on assure même qu’elles sont devenues l’objet d’un certain commerce. Ceux qui s’v livrent tiennent la marchandise dans de grands tonneaux où ils fourrent à chaque instant les mains et les bras sans redouter, soit dit en passant, le contact de ces amphibiens. Je lis dans un ouvrage du docteur Companyo qu’ils se vendaient à Paris 2 fr. 50 la douzaine. Dès qu’ils représentent de l'argent, on peut être assuré qu’ils finiront par être bien traités. Quoi qu’il en soit de la diversité des traitements qu’éprouvent les grenouilles et les crapauds, ils ont cependant quelque chose de commun : c’est qu’on les mange. — On? qui donc? — L’homme. — L’homme sauvage? — Non, l’homme civilisé, le Parisien, par exemple. — Nous savons bien qu’on mange les cuisses de grenouilles en friture, en blan- quette et même autrement. Mais les crapauds! — La plupart des cuisses de grenouilles qui figurent sur les marchés de Paris et qui de là passent dans nos cuisines et sur nos tables, sont des cuisses de Crapauds; il faut en prendre son parti, cela a été LES AMPHIBIE N S 85 rigoureusement constaté par Bory de Saint -Vincent et par Hippolyte Cloquet. On récoltait même de leur temps à Auteuil un grand nombre de crapauds des- tinés à la poêle. Qu’est-ce que cela prouve? Que le crapaud vaut la grenouille. Quant à celle-ci, rien Pêche des grenouilles. de plus facile, en dépit de son agilité, que de s’en emparer ; elle donne dans tous les pièges. Le moyen le plus usité est celui-ci : une petite pelote de drap rouge au bout d’un fil sert d’appât; à peine est-il lancé à l’eau que les grenouilles accourent ; une y mord, l’avale, et se trouve aussitôt prise. On en capture ainsi en quelques heures des quantités con- sidérables. La nuit, aux flambeaux, il y faut encore 86 LES AMPHIBIENS moins d’industrie ; les grenouilles se laissent prendre à la main sans même chercher à s’enfuir. L’histoire de ces animaux et celle des crapauds sont remplies de choses merveilleuses, et quelque- fois aussi de choses douteuses, il faut le dire. Par exemple, qui n’a pas entendu parler de pluies de crapauds et de grenouilles ? J’ai reçu à ce sujet de M. Raphaël Périé, biblio- thécaire de la ville de Cahors, une lettre dans la- quelle il me rapporte ce qui suit : « Il y a quelques années, par une chaude journée d’été, je causais avec une de mes parentes auprès d’une croisée basse donnant sur le préau de l’ancien couvent des Chartreux. Le temps était lourd et cou- vert; quelques larges gouttes de pluie commen- cèrent à tomber, suivies bientôt d’une grosse averse, mais qui ne dura que quelques instants. « Tout à coup ma parente de s’écrier : « Ah ! mon « Dieu, la terre est jonchée de petits poissons, vois « comme ils frétillent. » Je m’empresse de sortir pour vérifier la nature de ce phénomène, et, jugez de ma surprise, lorsque sur le pas même de la porte je vois , je touche, j’écrase sous mes pieds des cen- taines, non pas de petits poissons, comme le croyait ma parente, non pas même de petits crapauds, comme je m’en étais douté d’abord; mais de têtards, qui sont, comme chacun sait, les petits ou mieux les larves des grenouilles et des crapauds; mais, chose digne de remarque, tandis que la grenouille LES AMPHIBIENS 87 et le crapaud, ce dernier surtout, vivent sur terre, le têtard, lui, ne saurait vivre que dans l’eau. « Aussi, tous ceux que j’avais sous les yeux ne vécurent- ils que le temps que la terre mit à boire l’eau demeurée à la surface, et bientôt après leurs dépouilles devinrent la proie d’une douzaine de poules accourues à ce riche banquet improvisé par l’orage. » Le savant naturaliste M. Pouchet déclare éga- lement « avoir eu l’occasion de vérifier en Nor- mandie que, pendant une pluie d’orage, on voit parfois surgir sur une vaste étendue de terrain une multitude prodigieuse de petits crapauds ou de gre- nouilles, là où quelques instants auparavant il n’en existait point en apparence ». M. Pontus, professeur à Cahors, rapporte qu’au mois d’août 1804, il se trouvait dans la diligence d’Albi à Toulouse. On n’était plus qu’à trois lieues du terme du voyage, quand tout à coup un nuage très -épais couvrit l’horizon, et le tonnerre se fit entendre avec éclat. Peu de temps après arrivèrent deux cavaliers Venant de Toulouse, et qui racontè- rent qu’ils venaient d’essuyer l’orage, et qu’ils avaient été bien surpris, même effrayés, en se voyant assaillis par une pluie de crapauds ; quel- ques-uns de ces animaux étaient encore sur les man- teaux des voyageurs. La diligence, ayant continué sa route, eut bientôt atteint le lieu où le nuage avait crevé, « et c’est là, dit M. Pontus, que nous fûmes 88 LES AMPHIBIENS témoins d’un phénomène bien rare et bien extraor- dinaire. La grande route et tous les champs qui la longeaient à droite et à gauche étaient jonchés de crapauds, dont le plus petit avait au moins le vo- lume de 20 centimètres cubes, et le plus grand près du double, ce qui me fit conjecturer que ces cra- pauds avaient dépassé l’âge d’un ou deux mois. J’en vis jusqu.’ à trois ou quatre couches superposées. Les pieds des chevaux et les roues des voitures en écra- sèrent plusieurs milliers. Certains voyageurs vou- laient fermer les stores, afin de les empêcher d’en- trer dans la voiture, leurs bonds devaient le faire craindre; je m’y opposai, et ne discontinuai pas de les observer. Nous voyageâmes sur ce pa\é vivant pendant un quart d’heure au moins ; les chevaux allaient au trot. » M. Desautiers, médecin à Decize (Nièvre), a ra- conté dans une lettre à l’Académie' des sciences, et comme le tenant de la personne même qu’il met en scène, qu’un ingénieur des ponts et chaussées ayant été surpris par l’orage, se réfugia dans une maison. La pluie tombait avec force. Tout à coup cet ingénieur et les personnes dont il recevait l’hos- pitalité, virent plusieurs crapauds tomber par la cheminée dans la chambre où la société se tenait. L’averse passée, on sortit; la terre était couverte de crapauds. Un officier, M. Gayet, rapporte que, marchant à la tête d’un détachement de cent cinquante hommes, LES AMPHIBIENS 89 il fut assailli dans le département du Nord par un orage qui couvrit ses soldats, et lui-même, d eau et de crapauds. Un mouchoir ayant été étendu en 1 aii , on y recueillit plusieurs de ces amphibiens, et, api es l’orage, les soldats en trouvèrent encore dans les replis de leurs chapeaux à cornes. Cela se passait en 1794, et nos soldats, qui changent si souvent de coiffures, étaient alors coiffés de la sorte. Un savant physicien, M. Peltier, étant à Ham, vit tomber une pluie semblable; il en reçut sur son chapeau et sur ses mains. Enfin, M. Jobard, mort récemment, et qui était directeur du musée de l’Industrie à Bruxelles, reçut lui -même, le 16 juillet 1868, une averse de petits crapauds. Il en envoya quelques-uns à l’Académie, où ils arrivèrent vivants , et M. C. Du- méril reconnut en eux de jeunes alytes récemment métamorphosés. Je pourrais citer bien d’autres exemples ; mais ceux-ci doivent suffire, et je ne les ai même réunis en aussi grand nombre que parce que le fait , malgré tant de témoignages, reste encore un objet de doute. Il a cependant été connu de tout temps. Mais il en est de même des pierres tombées du ciel , ou aéro- lithes , dont l’authenticité n’est universellement re- connue que depuis un si petit nombre d’années. Aristote parle des pluies de crapauds, et Élien raconte qu’allant de Pouzzoles à Naples, il a été témoin du phénomène. 90 LES AMPHIBIENS Cependant Théophraste était d’avis que les cra- pauds ne tombent pas avec la pluie, et que seu- lement celle-ci les fait sortir de la terre où ils étaient enfouis. De nos jours, MM. II. Cloquet et Defrance ont renouvelé cette explication. Mais il est évidenL que si elle peut êtré valable en certains cas, elle ne s’accorde point avec le témoignage de ceux qui, comme M. Raphaël Périé, ont vu la terre couverte de têtards, et qu’elle est formellement contredite par le témoignage de ceux qui, comme MM. Gayet, Peltier et Jobard, déclarent avoir vu de leurs propres yeux des grenouilles et des crapauds tomber avec la pluie. « Comment, disait M. C. Duméril, partisan de l’explication de Théophraste, comment convaincre par des négations et des raisonnements des per- sonnes qui affirment avoir vu ! » Mais n’est- ce pas intervertir étrangement les rôles, que d’exiger que les témoins nombreux, désintéressés, éclairés, d’un fait, se laissent con- vaincre de la non-réalité de ce fait par ceux qui n’en parlent que sur ouï-dire? Telle a été pendant bien longtemps , à propos des pierres tombées du ciel , la prétention de très-savants hommes qui s’imagi- naient savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Et la faute qu’ils ont commise devrait engager à moins de présomption et à plus de prudence dans les circonstances analogues Cependant, s’il pleut vraiment des crapauds et LES AMPHIBIENS 91 des grenouilles, comment, expliquer le fait? D’une façon très -simple, par l’action des trombes, qui, comme on le sait, enlèvent souvent, avec de très- grandes colonnes d’eau, des corps de toutes sortes empruntés aux étangs et aux marécages qu’elles mettent parfois à sec. Pourquoi n’emporteraient- elles pas des crapauds et des gronouilles à l’état parfait ou sous forme de têtards? Le 8 juillet 1833, une trombe qui s’était formée sur la mer à la pointe de Pausilippe, près de Naples, fit irruption sur le rivage, et vida complètement deux grandes cor- beilles pleines d’oranges; quelques instants après, et à une assez grande distance de là, une jeune fille qui se tenait sur une terrasse vit une pluie d’oranges tomber autour d’elle, phénomène beaucoup plus gracieux assurément qu’une pluie de grenouilles et de crapauds, mais plus étonnant encore, puisque les oranges sont bien plus volumineuses et bien plus lourdes que ceux de ces animaux qu’on a vus figurer dans les pluies d’orage. M. Daguin, professeur de physique à Toulouse, fait même observer avec rai- son que les trombes doivent enlever des crapauds et des grenouilles de préférence à une multitude d’autres objets, en raison de la conductibilité élec- trique de ces animaux. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, que l’apparition subite d’un grand nombre de ces animaux ne puisse être due en certaines cir- constances à l’action de la pluie qui les ferait sortir des fissures du sol. 92 LES AMPIIIBIENS Voici, du reste, un fait qui confirme l’explication présente. Mauduit déclare avoir observé dans le pays de Caux, le 13 septembre 1835, une trombe qui enleva toute l’eau d’une mare avec les poissons qui y vivaient. « Or, dit un auteur qu’on ne con- tredira pas, ces animaux ont dû retomber tôt ou tard et former quelque part une pluie de pois- sons. » Le fait nous paraît donc incontestable ; cependant suspendons notre jugement, je le veux bien, mais gardons-nous de nier, et disons au moins avec Arago , qui eût été bien plus explicite s’il eût connu tous les faits qu’on vient de rapporter : « C’est un phénomène qu’on devra étudier avec soin quand l’occasion s’en présentera. » Un autre fait, non moins remarquable et même plus remarquable encore, de l’histoire des crapauds, est celui-ci : ils ont besoin d’une si petite quantité d’air pour vivre et sont capables de supporter de si longs jeûnes, qu’ils peuvent, sans perdre la vie, rester enfermés pendant des mois et pendant des années dans des blocs de pierre et même dans du plâtre gâché et moulé sur leur corps et solidifié autour d’eux. On raconte des choses beaucoup plus fortes. On dit en avoir trouvé dans des troncs d’arbre où ils auraient été emprisonnés pendant des centaines d’années, et jusque dans des pierres enfoncées na- turellement à de grandes profondeurs dans un sol LES AMPIIIBIENS 93 vierge, ce qui leur assignerait un âge véritablement prodigieux. C’est ainsi qu’au mois de juillet de l’année 1851, la Société des sciences, arts et belles-lettres de Blois députa à Paris un de ses membres, M. Morin, chargé par elle de mettre sous les yeux de l’Académie des sciences un fragment de silex dans lequel on avait trouvé un crapaud vivant. Ils avaient été rencontrés l’un contenant l’autre, à Blois, le 23 juin de l’année susdite, en creusant un puits, à une profondeur d’environ vingt mètres. Le silex avait un volume plus considérable que les autres cailloux roulés formant la couche de terrain , et on eut même de la peine à le retirer du seau qui servait à monter les matériaux. Or on assure que l’animal était logé dans une cavité que présentait l’intérieur de la pierre. Un coup de pioche ouvrit sa prison , toute tapissée par un calcaire qui semblait moulé sur le corps du cra- paud. Une commission composée de MM. Élie de Beau- mont, Flourens, Milne-Edwards et Duméril fut chargée de donner son avis sur la communication de M. Morin. Le rapport fut fait par M. Duméril, un rapport sérieux où toutes les circonstances du phé- nomène sont décrites avec soin. Aucune supercherie ne fut signalée; certains détails assez minutieux sembleraient même attester la réalité du fait, et les commissaires écrivent : « qu’ils doivent regarder la 94 LES AM PHI BIENS découverte comme très-avérée. » Enlin « ils croient et déclarent le fait assez intéressant pour demander qu’il soit consigné dans les Comptes rendus. » Cepen- dant la commission, dans l’impossibilité de donner aucune « interprétation plausible », décline pour son rapport l’honneur de l’approbation de l’Aca- démie. C’est donc un fait à mettre en quarantaine, c’est- à-dire qu’on doit, jusqu’à nouvel ordre, s’abstenir de le faire entrer en ligne de compte dans les rai- sonnements auxquels on pourra se livrer sur la résis- tance vitale des crapauds et de quelques autres ani- maux. Voici, au contraire, des faits indéniables, moins merveilleux sans doute, mais bien remarquables encore. Quelques mois après qu’il eut été question de ce crapaud trouvé à Blois, un ingénieur célèbre, membre correspondant de l’Académie des sciences, M. Seguin aîné, neveu des illustres frères Montgol- fier, qui sont les inventeurs des ballons, entretint l’Académie d’expériences faites par lui un certain nombre d’années auparavant sur les animaux qui nous occupent. Il avait été conduit à instituer ces expériences par un article de la Bibliothèque britannique , où il était question de crapauds trouvés vivants dans des troncs d’arbre et dans des roches de diverse nature. Vou- lant savoir à quoi s’en tenir sur un fait aussi singu- LES AMPHIBIENS 95 lier, il plaça une dizaine de crapauds, les uns dans des vases de terre de quinze à vingt centimètres de hauteur, d’autres dans des débris d’arrosoirs en fer-blanc, en les enveloppant de plâtre gâché très- dur. « Plusieurs d’entre eux, dit l’auteur, ne se prê- tèrent pas à cette opération, firent des mouvements pour se débarrasser, et je vis le bout de leurs pattes ou de leur museau sortir du plâtre, que je recouvris le mieux que je pus. » Plusieurs mois après, M. Seguin visita tous les vases; quelques-uns répandaient une odeur putride. Il brisa le plâtre de plusieurs ; les crapauds étaient morts. Enfin il en trouva un vivant. Il résolut alors de conserver les autres pendant un certain nombre d’années. « L’opinion dans ma maison, écrivait-il en 1851, est qu’ils y restèrent dix ans ; au bout de ce temps présumé, mais qui n’a pas été moins de cinq à six ans , je rompis le plâtre, qui était très -dur, et je trouvai, dans un des pots, un crapaud en parfait état de santé : le plâtre était exactement moulé sur lui, et il en remplissait toute la cavité. Au moment où je brisai le plâtre , il s’élança pour sortir de son étroite prison ; mais il fut retenu par une de ses pattes qui restait engagée. Je brisai cette partie de plâtre, et l’animal s’élança à terre et reprit ses mouvements habituels, comme s’il n’y avait eu aucune interruption dans son mode d’existence. » 96 LES AMPHIBIENS Ces expériences ne sont pas les premières qui aient été laites sur cet intéressant sujet. Ainsi, en 1817, M. Edwards, ayant enfermé des crapauds dans du plâtre, s’assura qu’ils pouvaient y vivre un grand nombre de jours. En 1777, Hérissant, ayant procédé de même, avait reconnu que de trois cra- pauds mis en expérience, deux vivaient encore au bout de dix-huit mois. Les boîtes qui les contenaient avaient été déposées à l’Académie des sciences. Mais, comme on le voit, les expériences de M. Se- guin prouvent plus que celles de ses prédécesseurs , et c’est pourquoi nous ne nous arrêtons pas à celles-ci. Il en est cependant qui méritent d’être rapportées, parce qu’elles jettent du jour sur cet intéressant sujet. Elles ont pour auteur un des plus célèbres géologues de l’Angleterre, M. Bukland, et furent faites en 1825. Dans un bloc d’un calcaire perméable à l’eau et à l’air, et dans un bloc de grès siliceux imperméable, l’expérimentateur fit creuser plusieurs niches étroites profondes de 33 centimètres, dans chacune des- quelles on plaça un crapaud après l’avoir pesé; puis, ayant fermé les loges au moyen de plaques de verre soigneusement lutées, on enterra les blocs à un mètre de profondeur. Un an après, tous les crapauds du grès étaient morts, et ils l’étaient probablement depuis long- temps déjà, vu leur degré d’altération. LES AMPHIBIENS 97 Au contraire, presque tous ceux du calcaire po- reux étaient en vie; quelques-uns avaient diminué de poids, d’autres avaient augmenté : ce qui fit penser que des insectes avaient pu s’insinuer dans les niches par des fractions de verre. D’après cela, il paraît que si très-peu d’air suffit pour entretenir la vie des crapauds, ce peu est né- cessaire, et le succès obtenu par Hérissant, W. Ed- wards et M. Seguin s’explique par la porosité du plâtre employé dans leurs expériences. Il faut dire cependant que, l’expérience de M. Buckland ayant été continuée, tous les cra- pauds placés dans le calcaire poreux moururent dans le cours de la seconde année. Est-ce donc que ce calcaire fut moins perméable à l’air que le plâtre? Ne serait-ce pas que tout n’est pas dit sur cette question ? Il faut remarquer que les crapauds et les gre- nouilles sont soumis à ce qu’on nomme le sommeil hibernal, c’est-à-dire qu’ils s’endorment pendant l’hiver et passent toute cette saison dans un état de mort apparente, les grenouilles enfoncées dans la vase des marais, et les crapauds blottis plusieurs ensemble dans des trous où on les trouve parfois en compagnie de serpents. De là l’erreur de Pline, qui, pour expliquer la disparition et la réapparition alternative et pério- dique des grenouilles, dit qu’elles se dissolvent pen- dant l’hiver en limon, et qu’elles renaissent de 98 LES AM PHI BIENS celui-ci aux approches du printemps. Et de là aussi ce vers d’Ovide : Semina limus habet virides generanlia ranas. Crapauds et grenouilles sont ranimés par la cha- leur. Ce qui leur arrive dans les expériences de M. Seguin et dans les expériences analogues, est donc à peu près, et sauf la durée de la réclusion, ce qui leur arrive tous les ans selon l’ordre de la nature. Mais nous allons de plus en plus fort. Après ce qu’on vient de voir de l’effet du froid sur ces animaux, on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’on puisse les engourdir en les soumettant à un froid artificiel ; ce qu’on ne devinerait pas, c’est jus- qu’où peut être poussée impunément l’action de cet agent sur ces animaux ; on pourrait aller jusqu’à les faire geler, d’après les expériences faites par M. A. Duméril sur des grenouilles placées dans un vase , au milieu d’un mélange réfrigérant. Dès que sa température est descendue à un degré au-dessous de zéro, et même un peu auparavant, l’animal est dans une immobilité complète ; ses membres sont devenus rigides , sa peau a la dureté du bois, les mouvements respiratoires sont nuis; les yeux, recouverts par les paupières, n’ont plus la saillie habituelle. Une de ces grenouilles fut ouverte ; tous les liquides intérieurs étaient gelés, l’intestin était dur, LES AMPHIBIENS 99 ainsi que le foie, devenu d’un rouge noirâtre, et le cœur, distendu, immobile au milieu d’une mince enveloppe de glace. Eh bien, deux observations ont montré à M. Du- méril que la mort n’est pas nécessairement amenée par cette congélation. Ainsi, une grenouille dont la rigidité était com- plète après un séjour de deux heures dans une atmosphère à 12°, fut mise en contact d’abord avec de l’eau à 5° au-dessus de zéro qu’on versa sur elle avec précaution, par petites quantités à la fois, ensuite avec de l’eau de moins en moins froide. Il y avait quinze minutes que l’immobilité était com- plète, quand, la roideur des membres et du tronc ayant disparu, de faibles mouvements se remarquè- rent dans le train postérieur, très-rares d’abord et ensuite de plus en plus fréquents ; enfin , on dis- tingua les contractions régulières du cœur ; au bout d’une heure la grenouille nageait avec facilité. Isidore Geoffroy a fait des expériences analogues sur les crapauds; il dit les avoir totalement con- gelés, puis rappelés à la vie en les réchauffant graduellement. A défaut des récits des expérimentateurs, nous aurions ceux des voyageurs, et d’après ceux-ci l’ana- logue de ce que nous produisons artificiellement dans nos laboratoires s’opère de soi-même dans la nature. Ilearne, durant son voyage à la mer Gla- ciale, rencontra souvent, dit-il, des grenouilles i 100 LES AMPIIIBIENS complètement gelées, gisant sous la mousse, et d’une telle rigidité, que leurs pattes se cassaient comme des baguettes de verre sans que ces animaux donnassent aucun signe de vie ; cependant les gre- nouilles se ranimaient dès qu’on les exposait à une douce chaleur. Mais ne faisons ni les crapauds ni les grenouilles plus intéressants qu’ils ne sont. Cette prodigieuse résistance vitale n’est pas le privilège de ces ani- maux ; une multitude d’autres en jouissent. Un célèbre anatomiste, N. Rudolphi, a vu des vers intestinaux reprendre toute leur vivacité après huit jours de congélation. Blumenbach a vu des larves d’insectes si complètement gelées qu’elles réson- naient comme des morceaux de glace quand on les laissait tomber par terre , et qui n’en ont pas moins continué de se développer. M. le professeur N. Joly (de Toulouse) a fait des expériences semblables sur les chenilles processionnaires du pin soumises par lui à un froid de dix-huit degrés sous zéro, et qui, len- tement approchées d’un foyer, reprirent la vie et leurs mouvements accoutumés. Des insectes peuvent être gelés à plusieurs reprises, et chaque fois re- couvrer la vie ; le même phénomène s’observe sur certains poissons. Ainsi, par un jour de grand froid, M. William Rummel (de Jersey), ayant pris un cer- tain nombre de perches, celles-ci furent complète- ment gelées ; il les laissa dans la neige pendant trois semaines, et les mit ensuite dans un bateau où il LES AMPHIBIENS 10b versa de l’eau cle puits; vingt-deux perches sur trente se mirent bientôt à nager. Une observation du professeur Hubbard, dans 1 Awncviccm Jouvncil , confirme celle qui précède ; ce sont encore des perches qui en font les frais. Ces perches, jetees. pêle-mêle dans un panier, étaient si bien gelées, qu’elles étaient collées les unes aux autres, et qu’on ne pouvait les séparer sans casser leurs nageoires et leurs queues ; elles restèrent une heure et demie en cet état. M. Hubbard, ne doutant pas qu’elles ne fussent mortes, les mit dans de l’eau de puits pour les faire dégeler. Au bout de quelques minutes , les perches nageaient dans le baquet. Enfin M. C. Du- méril, et avant lui Maupertuis, ont fait sur les sala- mandres, animaux voisins des grenouilles et des cra- pauds, et dont il sera question tout à l’heure, des expériences identiques à celles d’Isidore Geoffroy- Saint -Hilaire et de M. A. Duméril sur ces derniers animaux, et elles ont donné les mêmes résultats1. Peut-être plus d’un lecteur ne savait-il pas que l’histoire des humbles animaux auxquels ce chapitre est consacré, renfermât tant de faits curieux. Ne jugeons pas sur l’apparence, comme dit la Fontaine. Cependant je n’ai pas encore raconté le principal. Les œufs des grenouilles et des crapauds sont le 1 Tous ces faits sont remis en question par les récentes observa- tions communiquées par M. le professeur Pouchet, de Rouen, à l’Académie des sciences. D’après le savant expérimentateur, tout animal gelé est un animal mort. 102 LES AMPHIBIKNS plus souvent enveloppés d’une gelée transparente et visqueuse , et abandonnés dans l’eau aussitôt que pondus. Je dis le plus souvent, parce qu’il y a des excep- tions. Et j’ai déjà cité le pipa , genre dans lequel la femelle porte ses œufs sur son dos, qui se creuse, tout exprès pour les recevoir, des cavités dont les petits ne sortent que lorsque leur développement est achevé. Nous avons, en outre, en France, où elle est fort commune, une espèce, le crapaud accoucheur , dans laquelle le mâle, après avoir aidé la femelle à se débarrasser de ses œufs, qui sont au nombre d’un demi -cent et plus, et que la gelée dont ils sont en- veloppés réunit en deux longs cordons, attache ces chapelets à ses propres cuisses et les porte partout avec lui. C’est un animal tout à fait terrestre. Quand l’instinct l’avertit que le moment en est venu, il dépose son précieux chargement dans une mare; l’enveloppe des œufs se déchire, et il en sort... non point un crapaud, mais ce qui sort habituelle- ment des œufs de crapauds et de grenouilles, un animal si différent de ceux-ci, qu’on n’eût jamais imaginé qu’il pût y avoir entre eux aucun lien de parenté. Vous n’êtes pas sans avoir vu fréquemment dans les mares, où ils abondent à certaines époques de l’année, ces petits du crapaud et de la grenouille: une sorte de boule noire ou grise, terminée par une LES AMPIIIBIENS 103 longue queue comprimée, le tout frétillant et na- geant avec facilité ; c’est le têtard. Les père et mère ont quatre pattes ; — leur petit n’en a pas. Ils n’ont pas de queue; — il en a une fort longue. Ils ont des yeux; il est aveugle. Ils ont une très-grande bouche; — sa bouche n’est qu’un petit trou. Les quatre états du têtard de la grenouille. Ils sont terrestres autant qu’aquatiques, quand ils ne sont pas exclusivement terrestres; — il est exclusivement aquatique. Ils sont carnassiers ; — il est herbivore. Ils ont un intestin très-court; — il a un intestin très -long. Ils respirent dans l’air au moyen de poumons, comme les reptiles , les oiseaux et les mammifères ; — il respire dans l’eau au moyen de branchies comme les poissons. Ils ont un cœur de reptile; — il a un cœur de poisson. En un mot, la grenouille et le crapaud sont des 104 LES AMPHIBIENS reptiles , le têtard est un poisson. La grenouille et le crapaud, reptiles, donnent naissance à un pois- son, et ce poisson, montant en grade, finit par de- venir un reptile. Chose aussi remarquable que si un petit serpent sortait d’un œuf de poule, et que, de changements en changements, ce petit serpent finît par devenir un petit coq. J’ai déjà employé cette comparaison; il faut qu’elle se grave dans l’esprit. Le têtard lui-même n’est pas un têtard parfait dès le moment où il sort de l’œuf, et, tout en se com- portant comme un animal à qui rien ne manque, il se complète peu à peu. Sa queue, d’abord petite, s’allonge et s’élève beau- coup dans les jours suivants. Sa bouche, qui n’est qu’un petit trou, grandit, et ses lèvres se recouvrent d’une sorte de bec corné à l’aide duquel le têtard attaque les végétaux dont il fait sa nourriture. Petit à petit aussi , ses yeux se dessinent à travers la peau. Ses branchies ne sont, au commencement, qu’un tubercule placé de chaque côté et à la partie posté- rieure de la tête ; elles s’allongent , se divisent en lanières et flottent dans l’eau ambiante. En même temps une fente transversale se montre sous le cou , de manière à former une espèce d’opercule mem- braneux. Un peu plus tard, les branchies se rami- fient encore. LES AMPHIBIENS 105 Mais cet état lui -même ne dure pas longtemps, et le têtard, qui avait jusqu’ici les branchies exté- rieures, va s’en débarrasser et les remplacer par des branchies internes. Au bout de quelques jours, en effet, les franges branchiales qui flottaient de chaque côté du cou, disparaissent, et la respiration se fait dès lors par de petites houppes vasculaires, fixées le long de quatre arcs cartilagineux situés sous la gorge , et qui appartiennent à l’hyoïde. Ces nouvelles bran- chies sont enveloppées par une tunique membra neuse, recouverte elle-même par la peau. L’eau leur arrive par la bouche en passant par l’intervalle que les arceaux cartilagineux laissent entre eux , et sort par les fentes que nous avons vues se former. Dès lors, suivant les expressions de M. Milne-Edwards, « l’appareil respiratoire du têtard présente la plus exacte ressemblance avec celui du poisson. » Et aussi le têtard est désormais achevé ; mais à peine son développement est-il entier, que la méta- morphose commence. En effet, quelque temps après que se sont pro- duits les phénomènes qui précèdent , les pattes pos- térieures se montrent ; elles se développent petit à petit, et déjà elles sont assez grandes, qu’on ne voit pas encore les pattes antérieures. C’est que celles-ci se forment sous la peau, qu’elles finissent par percer. Vers l’époque où les membres de derrière parais- 5* 106 LES AMPHIBIENS sent, le bec corné qui recouvrait les lèvres tombe, et laisse les mâchoires à nu. Et puis la queue commence à se rétrécir, à s’atro- phier. Pendant ce temps-là les poumons se développent; et à mesure qu’ils deviennent plus propres à rem- plir leurs fonctions, les branchies deviennent moins propres aux leurs. Elles se flétrissent peu à peu, et disparaissent le jour où l’activité des poumons est devenue telle qu’elles ne servent plus à rien. Quant aux arcs cartilagineux qui les portaient, ils sont eux -mêmes en partie résorbés. Enfin la queue disparaît complètement. Alors le petit animal a la forme qu’il doit conser- ver : c’est un crapaud, ou c’est une grenouille. Avec sa forme son régime a changé ; il est devenu carni- vore d’herbivore qu’il était, et son canal intestinal, qui était long, mince et contourné en spirale, est maintenant presque droit. Enfin , avec sa forme , son organisation et son régime, ses habitudes se modi- fient, et tandis qu’il ne pouvait vivre que dans l’eau, il passe maintenant à volonté d’un élément à l’autre, si même, comme le crapaud accoucheur, il ne se fixe tout à fait à terre. Telles sont les métamorphoses du crapaud et de la grenouile, ou, comme on dit encore, des batra- ciens. On prétend qu’un crapaud, nommé sonnant parce que son coassement imite le son d’un timbre, et qui LES AMFHIBIENS 107 a l’habilude de se coucher sur le dos quand on le frappe, reste pendant quatre ans à l’état de têtard. Nous avons vu qu’au contraire le pipa ne vit pas sous cette forme, et d’après une observation rap- portée dans notre introduction, il paraîtrait que dans certaines circonstances le crapaud ordinaire peut sortir de l’œuf sous sa forme parfaite. Ces exceptions concourent à rendre plus intime et plus frappante l’étroite analogie des métamorphoses avec les phénomènes embryogéniques ordinaires , et elles nous prouvent que le sens de ces derniers n’est pas différent de celui des premiers. C’est pour cela que nous avons cité ces exceptions et que nous les rap- pelons ici. En résumé : Les grenouilles et les crapauds, pour s’élever à leur état définitif, passent par un état inférieur qui est l’état permanent de toute une classe d’animaux ; ils sont poissons avant d’être reptiles. Ajoutons, ce qu’il est important de savoir, que diverses circonstances, — on s’en est assuré par l’ex- périence, — peuvent prolonger ou abréger considé- rablement la durée de l’état du têtard ; et telles sont en particulier le défaut ou l’excès de la lumière et de la chaleur. LES AMPHIBIENS 108, LES SALAMANDRES Bien qu’il n’enlre pas dans notre plan de décrire tous les animaux compris dans cette remarquable classe des amphibiens, nous ne pouvons nous dis- penser de parler des salamandres. Quoiqu’elles soient moins nombreuses que les ani- maux qui viennent de nous occuper, il est sans doute bien peu de nos lecteurs qui ne les connaissent. On a vu dans les mares des animaux qui ont la forme de lézards, et peut-être aura-t-on cru que c’en étaient. Ces prétendus lézards sont des salamandres. Mais toutes n’habitent pas les eaux ; il y en a qui n’y vont guère que pour y déposer leurs petits. Terrestres ou aquatiques , elles ont les mêmes formes que le rep- tile qu’on vient de nommer. Mais leur tête est aplatie et leur corps nu. Les salamandres terrestres ont la queue conique et point de palmatures aux doigts ; les salamandres aquatiques , qu’on nomme aussi tri- tons, ont la queue comprimée, les pattes postérieures palmées, et, de plus, le mâle porte le long du dos une crête découpée en festons. Les petits des salamandres éclosent avant la ponte, c’est-à-dire qu’ils naissent vivants ; l’espèce est ovi- pare, mais ils n’ont pas, au sortir de l’œuf, la forme de l’adulte, et ils ne la prennent qu’au prix de mé- tamorphoses. LES A.MPHI BIENS 109 Le têtard de la salamandre n’a point de pattes, tandis que la salamandre en a; il respire par des branchies extérieures en forme de houppes, au nombre de trois de chaque côté du cou , tandis que la salamandre respire par des poumons. Contraire- ment à ce que nous avons vu chez les animaux pré- cédents, ce sont ici les membres antérieurs qui ap- paraissent les premiers; enfin, tandis que les têtards de crapauds et de grenouilles perdent leur queue, ceux des salamandres conservent la leur. Les anciens ont fait sur les salamandres les contes les plus ridicules. Ils ont dit qu’elles étaient incom- bustibles, et que non-seulement la flamme était sans effet sur elles, mais encore qu’elles l’éteignaient. Les modernes ont cru tout cela ; on a même vu chez nous un temps où l’on vendait des salamandres comme propres à éteindre les incendies. La manière de s’en servir était tout simplement de jeter l’animal dans la maison embrasée. On expliquait ce prodige par un autre , en disant que la salamandre est fdle du feu. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Ce qui a pu former le point de départ de la fable , c’est que la salamandre a la faculté de faire sortir de toute la surface de son corps une humeur blanchâtre d’une odeur forte , qui lui sert probablement de moyen de défense, et que, lorsqu’on a fait la cruelle expérience de jeter ce pauvre animal sur des charbons ardents , le liquide devient si abondant, qu’il semble pendant 110 LES AMPHIBIENS quelques instants le garantir de Faction du feu. Mais bientôt la sécrétion cesse, et la salamandre périt dans d’horribles convulsions. Du reste, l’histoire des salamandres est remplie de faits assez extraordinaires pour que l’imagina- tion, même la plus difficile à satisfaire, puisse se dispenser d’y rien ajouter. S’il n’est pas vrai que cet amphibien résiste au feu , on a vu ci-dessus qu’il résiste à de très-grands froids. Il y a des exemples de tritons renfermés dans des blocs de glace, qui se sont ranimés après la fusion de ces blocs. Les salamandres, tant les terrestres que les aqua- tiques, ont une autre propriété que peut-être on jugera plus merveilleuse encore : celle de résister aux mutilations les plus graves, et même de rempla- cer très-rapidement les parties qu’on leur enlève. On leur ampute la queue : elle repousse ; les membres : ils repoussent. Les os, les vaisseaux, les muscles , les nerfs , chaque chose est à sa place dans l’organe nouveau, si parfaitement conformé qu’il remplit toutes les fonctions de l’organe qu’il rem- place. Un très-célèbre naturaliste, un Genevois, Charles Bonnet, a quatre fois de suite privé une salamandre du même membre , reproduit après la quatrième ablation comme après les autres. Il enleva un œil à un triton ; un an après , un autre œil avait repoussé. LES AMPHIBIENS 111 M. C. Duméril a fait la terrible expérience que voici. Avec des ciseaux, il a enlevé les trois quarts antérieurs de la tète d’un triton, qui perdit du même coup l’odorat, les yeux, les oreilles et la langue ; il ne lui restait plus que le toucher. L’ani- mal continua de vivre; il vécut trois mois; encore sa mort fut-elle causée par le défaut de soins. Ce- pendant cette énorme plaie s’était cicatrisée, mais la cicatrice avait fermé le nez et la bouche : le triton ne pouvait donc plus ni manger ni respirer par les voies ordinaires; l’absorption ne se faisait plus que par la peau J cependant, comme je l’ai dit, il vécut trois mois ! Nos salamandres sont de la grosseur du doigt; le Japon en possède une de près d’un mètre de long et qui pèse plus de 9 kilogrammes. L’illustre voyageur hollandais de Sieboldt nous l’a fait connaître ; le muséum d’IIistoire naturelle en possède un exem- plaire vivant depuis l’année 1859. On la voit dans la ménagerie des reptiles non loin de l’axolotl et du lépidosiren, immobile, repliée sur elle-même, aplatie au fond d’un baquet trop étroit, qui renferme une petite quantité d’eau et où le jour n’arrive que par un trou treillagé, percé dans le couvercle. Elle est horrible : la peau du crapaud est de satin en com- paraison de la sienne. Elle avait 79 centimètres de long lorsqu’elle arriva à Paris. Sieboldt nous apprend que cette espèce vit à des hauteurs de 14 à 1700 mètres au-dessus du niveau de la mer, dans des lacs 112 LES AMPH1B1ENS formés par les eaux pluviales au milieu des cratères de volcans éteints. On peut, en raison de sa taille, la regarder comme un témoin attardé de ces antiques époques où les êtres vivants atteignaient si communément des di- mensions gigantesques. C’est une proche parente de cette, grande salamandre fossile d’Œningen devenue si fameuse par suite de la méprise à laquelle donna lieu son squelette trouvé dans les schistes de la loca- lité susdite, et des discussions qui s’ensuivirent. Scheuchzer prit les os pétrifiés de l’amphibien pour des os humains, et le décrivit sous le nom d'homme témoin du déluge (homo diluvii lestis). Cela rappelle ces ossements d’éléphants qu’on prit pour des os de géants , voire même pour les restes du roi cimbre Teutobochus vaincu par Marius. C’était l’âge d’in- nocence de l’anatomie. La véritable nature du fossile d’Œningen, soupçonnée par Camper, fut démontrée par Cuvier. A PROPOS D’UN ANIMAL DOUTEUX Je ne quitterai pas les amphibiens sans parler d’une étrange découverte dont M. le vicomte O. de Thoron a récemment entretenu l’Académie des sciences. C’était en 1861 , au mois de mai, dans l’océan Pa- cifique, à sept ou huit milles du continent améri- cain, par 1° 49’ de latitude septentrionale. LES AMPHIBIENS 113 Tout à coup , du fond de l’Océan s’élève un animal effrayant qui vient se placer à côté de la balei- nière. Il a des bras d’homme ; seulement ses bras sont plus longs que les nôtres : 1 mètre 50. Ils sont blancs, très-grêles, terminés par de petites mains recour- bées dont la couleur rappelle celle du vieux parche- min. Son œil est limpide, expressif, scrutateur et fort doux (je suis presque fâché de le dire, ce détail pouvant nuire à l’effet). « Sa bouche a toute l’ampli- tude de la tête, » dit l’auteur, et c’est à peu près comme s’il disait qu’elle est ouverte jusqu’aux oreilles. Mais cette tête ! quelle tête! prodigieusement large et prodigieusement plate , elle est de forme triangu- laire, et sa base (le cou est absent) s’étend d’une épaule à l’autre. « C’est la mania ! s’écria le pilote ; si elle saisit l’embarcation, coupez-la-lui » (la main). C’est bien ce que comptait faire M. le vicomte de Thoron, qui, debout, attendait, le sabre levé. La mania le regardait. J’ai oublié de dire que l’animal est long de trois mètres , large de quatre pieds et épais de quelques centimètres seulement (ce mélange du duodécimal et du décimal est du fait du narrateur), et qu’il est tout blanc, avec quelques mouchetures sur la ligne médiane du dos, et sans apparence de poils. Elle regardait donc le vicomte de cet œil scruta- teur et fort doux que nous lui connaissons ; l’un de 114 LES AMPH1BIENS ses bras était étendu sur la mer: elle tenait l’autre élevé au-dessus de l’eau. Enfin, après avoir regardé pendant deux minutes et demie, ayant sans doute vu tout ce qu’elle voulait voir, la mania « coula à fond , sans faire aucun mou- vement ». Ayant eu l’honneur de recevoir la visite de M. de Thoron , j’ai naturellement causé avec lui de cette rare trouvaille. D’après M. de Thoron, la mania ne serait autre chose qu’un batracien de taille gi- gantesque, une espèce de grenouille longue de trois mètres ! Il est de règle en matière scientifique qu’aucune observation, si honorable et si éclairé qu’en soit l’auteur, ne soit regardée comme définitive qu’après avoir été contrôlée. En application de cette règle, la mania ne pourra être admise qu’après qu’elle aura été revue. Mais s’il faut se garder de tout croire, on doit avec non moins de soin prendre garde de s’imaginer qu’on n’a plus grand’chose à apprendre , et s’abste- nir de considérer comme impossibles les choses qui s’écartent trop fortement de celles qui nous sont fa- milières. Le scepticisme outré n’est pas moins pré- judiciable aux progrès des sciences qu’une confiance aveugle. LES POISSONS Malgré les nombreux travaux dont ils ont été l’objet, les poissons doivent être rangés parmi les animaux les plus mal connus ; ce qui vient des diffi- cultés que le milieu qu’ils habitent oppose aux ob- servations. Mais la création des aquariums et des viviers d’expérimentation fera cesser cette situation à l’égard d’un grand nombre des êtres que renferme cette classe. Nous en savons du moins assez pour ne pouvoir mettre en doute la richesse de la mine qui nous reste à exploiter, et pour être convaincus que les instincts des poissons sont plus variés, plus développés, et que leur existence est infiniment moins uniforme qu’on n’est généralement porté à le croire. Qui se fût attendu, par exemple, à les voir dé- ployer dans l’édification d’un nid une industrie égale à celle des oiseaux, si admirés sous ce rapport et en effet si admirables ? C’est cependant ce que font plu- sieurs poissons, et c’est ce que fait en particulier 116 LES POISSONS l’épinoche, si commun dans nos cours d’eau. Nous devons la révélation de ce piquant trait de mœurs à un de nos savants les plus distingués, M. F. Lecoq, aujourd’hui inspecteur général des écoles vétéri- naires. Et ce qui ne peut qu’ajouter à l’intérêt de la Nidification de l’épinoche. découverte, c’est que l’auteur avait douze ans lors- qu’il la fit. On prétend même que quelques poissons ne sont pas incapables d’un certain attachement pour l’homme et de sentiments de reconnaissance; c’est LES POISSONS 117 du moins ce que prouverait, si elle est authentique, l’anecdote suivante que je trouve consignée dans un ancien recueil, et qui est assez peu connue pour qu’il y ait intérêt à la rapporter Le docteur Warwick, demeurant au château de Durham en Angleterre, se promenait un soir dans le parc. S’étant approché d’un vivier, il vit un gros brochet qui s’enfuit à son aspect. Dans ce brusque mouvement de retraite le poisson donna de la tête contre un clou à crochet fiché dans un poteau, et si violemment, qu’il se fractura le crâne. La douleur fut poignante, à en juger par les mou- vements désordonnés du brochet. D’abord il s’en- fonça brusquement jusqu’au fond de l’eau, fourra sa tête dans la vase, puis tourna sur lui-même avec tant de rapidité, qu’il devint un moment invisible; ensuite il se mit à courir deçà et delà; enfin il s’élança hors de l’eau , et vint échouer sur le bord de l’étang. M. Warwick, que cette scène avait impressionné, s’approcha du malheureux poisson, etconstata qu’une partie du cerveau faisait hernie hors du crâne en- tr’ouvert. Ayant soulevé, à l’aide d’un cure-dent en argent, la portion déprimée du crâne, il remit le cerveau en place. Le blessé resta immobile pendant l’opération, et quelques instants encore après; en- suite le docteur le remit dans l’étang. Le brochet paraissait soulagé ; cependant il ne tarda pas à s’agiter de nouveau , si bien qu’une se- 118 LES POISSONS conde fois il sauta hors de l’eau. M. Warwick s’en approcha encore, reprit l’examen de la plaie, com- pléta le pansement, remit le malade dans son élé- ment, et retourna au château. Mais le lendemain matin, la curiosité le ramena près de l’étang. C’est ici que l’histoire devient in- vraisemblable. Le poisson , l’ayant aperçu , le re- connut apparemment ; car aussitôt il s’approcha du bord, et si près du docteur, que sa tête touchait presque les pieds de ‘celui-ci. Saisi du plus vif intérêt pour un brochet doué de tant de mémoire et de re- connaissance, M. Warwick examina le crâne, ce qu’il put faire à loisir, et reconnut que tout allait bien. Il se promena ensuite sur le bord de l’étang, et tant que dura cette promenade, le brochet ne cessa de nager près de lui, revenant sur sa route quand le docteur revenait sur ses pas; mais, ajoute celui-ci , comme la pauvre bête était devenue borgne par suite de son accident de la veille, elle montrait de l’agitation chaque fois qu’ayant son mauvais œil du côté du rivage, elle ne pouvait voir son bien- faiteur. A partir de ce jour, M. Warwick ne put s’appro- cher de l’étang sans que le brochet vînt à lui ; il appelait le poisson en sifflant, et le poisson répon- dait à l’appel. Mais celui-ci conserva sa sauvagerie naturelle envers toutes les autres personnes. On sait que certains poissons sont, dans toute l’acception du terme, de véritables machines élec- LES POISSONS 119 triques; tels sont entre autres la torpille , qui habite nos mers, et qu’on nomme vulgairement raie élec- trique, parce qu’elle ressemble à une raie , nos pé- cheurs la nomment aussi poisson magicien ; le silure Le silure électrique. électrique, qui vit dans le Nil, et que les Arabes nomment tonnerre; et le gymnote électrique, dont la forme est celle d’une anguille, et qu’on trouve dans l’Amérique du Sud. Le gymnote. Tout ce que fait une machine électrique, ils le font ; leur décharge donne des étincelles , c’est-à-dire de la lumière et de la chaleur; elle opère des dé- compositions chimiques et produit le phénomène 120 LES POISSONS d’aimantation ; elle donne des commotions violentes aux personnes qui touchent l’animal. Quand les pê- cheurs ont renversé dans leur barque le contenu de leurs filets, s’il se trouve une torpille parmi les pois- sons capturés, ils s’en aperçoivent aussitôt au choc qu’ils reçoivent lorsqu’ils versent de l’eau sur le pro- duit de leur pêche. Mais la décharge du gymnote est bien plus forte encore et bien plus dangereuse. On cite des hommes qui, attaqués, pendant qu’ils se livraient à la natation, par ce terrible poisson, et aussitôt privés de l’usage de leurs membres, se sont noyés. Quand les pêcheurs indiens amènent à la fois dans leurs filets des gymnotes et de jeunes croco- diles, toujours ceux-ci sont morts ou paralysés, tandis que les gymnotes n’ont aucun mal; ils ont foudroyé les terribles reptiles avant que ceux-ci aient pu les approcher. Le gymnote abat même les chevaux. Eh bien ! qui se fût douté qu’un poisson que tout le monde connaît, qu’on voit sur tous les marchés et qui figure sur toutes les tables , fût un poisson élec- trique? C’est cependant la vérité. Ce poisson est la raie. M. Charles Robin vient de nous l’apprendre. Si un poisson aussi vulgaire a pu devenir l’occasion d’une telle découverte, quelles trouvailles doit nous réserver la multitude de ceux que nous ne connais- sons, pour ainsi dire, que de vue et de nom, sans parler de ceux dont nous ignorons jusqu’à l’exis- tence ! LES POISSONS 121 On doit s’attendre surtout à apprendre beaucoup de choses sur la reproduction de ces animaux; et c’est ce que rendent très -vraisemblable les faits que nous allons rapporter. Le 7 juin 1852, un Californien, M. A.-C. Jackson, grand amateur de pêche, était allé chercher son dé- jeuner dans la baie de San-Salita. Un crabe servait d’appât. Le temps était peu favorable ; il ventait fort. Cependant notre pêcheur prit promptement deux poissons de même espèce (c’était le mâle et la fe- melle), longs de vingt-cinq à trente centimètres, et très -vifs, si vifs que la faible ligne à truites dont M. Jackson se servait courut un grand danger. La demi -heure qui suivit cette capture s’étant passée sans qu’il prît rien , le pêcheur se décida à changer d’appât, et aussitôt l’idée lui vint d’amorcer avec un morceau d’un des poissons déjà pris. En conséquence, il incise le ventre du plus gros, et alors, jugez de sa surprise quand par l’ouverture il voit sortir un poisson vivant. La réflexion venant, il se dit que le petit avait été avalé par le gros, auquel avait manqué le temps de digérer sa proie. Mais, ayant ouvert le ventre plus largement, il trouva le long du dos un sac violet si transparent, qu’à tra- vers ses parois on voyait une multitude de poissons exactement semblables au premier pour la forme et pour la couleur. Le sac en était rempli : il y en avait dix-huit, et celui qui était dehors faisait le dix -neu- vième. fi 122 LES POISSONS Le pêcheur les mit dans un seau, et ils nagèrent aussitôt avec autant de vivacité que s’ils n’eussent fait autre chose depuis un mois. Non-seulement ils se ressemblaient tous, mais ils ressemblaient tellement à celle qui leur avait servi de demeure, qu’on ne pouvait douter qu’ils n’en fussent la pro- géniture. M. Jackson fit part de sa découverte à M. Agassiz, illustre naturaliste européen, fixé en Amérique de- puis une quinzaine d’années. Celui-ci craignit une méprise, et pria son correspondant de vouloir bien lui envoyer quelques spécimens de ces poissons, fortement soupçonnés de n’être que des canards. Les poissons demandés arrivèrent, et leur exa- men confirma les récits du Californien. Le sac décrit par celui-ci existe, et paraît n’être autre chose que l’extrémité inférieure très -élargie de l’ovaire. 11 est subdivisé en plusieurs poches s’ou- vrant par de larges fentes dans sa partie inférieure; dans chacune de ces poches est un petit enveloppé , ou plutôt emmaillotté comme dans une espèce de drap. Tous sont empaquetés de la même manière et placés tête -bêche, pour économiser l’espace. Quant à l’ouverture externe de l’appareil, elle est située derrière celle du canal digestif. Dans une femelle qui avait vingt-huit centimètres de long et douze centimètres de haut, les petits avaient près de huit centimètres de long et trois centimètres de haut. Ces dimensions considérables LES POISSONS 123 des jeunes firent penser à M. Agassiz que peut-être ils entraient dans le sac et en sortaient à volonté, à la manière des jeunes didelphes ; mais il paraît n’en être pas ainsi : néanmoins on ne peut douter que l’eau ne pénètre dans le sac, car les petits ont les ouïes tout à lait développées. M. Agassiz a fait de ces poissons une famille nou- velle, celle des embiotocoïdês , voisine de la famille des perches. Gela nous mène tout droit à parler des métamor- phoses des poissons. Il n’y a pas longtemps qu’on les en croyait tous exempts : c’était une erreur ; elle a été dissipée par une observation de M. Auguste Muller; et, chose bien remarquable, cette observa- tion porte sur des poissons qui vivent chez nous, que nous mangeons , et chez lesquels on ne s’atten- dait certes pas à trouver rien de pareil. LA LAMPROIE ET L’AMMOCÈTE Chez aucun des animaux qui ont un squelette solide, les os n’ont dès le commencement la con- sistance qu’on leur voit chez les adultes ; ils sont d’abord fibreux, ils deviennent ensuite cartilagi- neux ; enfin la matière calcaire, en s’accumu- lant dans leur tissu, les fait passer à l’état d’os véritables. Or il est des poissons dont le squelette n’atteint 124 LES POISSONS jamais ce dernier état, et reste toujours cartilagi- neux : tels sont les requins et les raies ; il en est même dont le squelette reste toujours fibreux : telles sont les lamproies et les ammocètes. Les uns et les autres appartiennent au groupe de poissons nommés chon clrop t érygiens . On a beaucoup discuté sur la place qu’il convient de donner dans la classification à ceux d’entre ces poissons dont le squelette est cartilagineux : c’est qu’en effet, s’ils sont évidemment inférieurs sous ce rapport aux poissons osseux, ils leur sont supé- rieurs à d’autres égards; c’est pourquoi certains zoologistes les ont mis au-dessus des poissons osseux, tandis que d’autres les ont mis au-dessous. Mais quant à ceux qui ont un squelette fibreux, c’est-à-dire quant aux lamproies et aux ammocètes, il est certain que ce sont les plus imparfaits de tous les poissons. Ainsi, au lieu d’une bouche formée de deux mâchoires, l’une supérieure et l’autre infé- rieure, ils ont une lèvre charnue circulaire chez les lamproies, demi -circulaire chez les ammocètes; de là le nom cycloslomes ou bouche en anneau qu’on leur donne. Et cette bouche est, comme celle de la sangsue, par exemple, une véritable ventouse, un suçoir; aussi s’en servent-ils comme la sangsue se sert de la sienne, soit pour se fixer aux corps so- lides, soit pour s’attacher aux animaux dont ils se nourrissent, en pompant leur sang, ou même en les dévorant. LES POISSONS 125 Ni les lamproies ni les ammocètes ne sont rares dans notre pays. Les premières se mangent, et sont classées par les gourmets au nombre des poissons les plus estimés ; les secondes ne figurent pas ordi- nairement sur les tables, bien que leur chair soit excellente, et les pêcheurs les emploient en guise d’appât. Bouche de la lamproie. Les lamproies et les ammocètes sont, comme l’anguille, des poissons en forme de serpent. Au premier abord un observateur peu attentif pourrait les confondre avec l’anguille; mais on les en dis- tingue aisément à sept trous circulaires placés en ligne droite , de chaque côté du corps en arrière de l’œil, et aussi à ce qu’elles n’ont pas, comme les anguilles, de nageoires pectorales; pour toute na- geoire, elles ont une crête longitudinale au-dessus et au-dessous de la queue. La lamproie. Comme nous l’avons dit, la lèvre de la lamproie est circulaire. Cette lèvre est armée de plusieurs rangées de fortes dents. La langue en est 126 LES POISSONS également garnie. Cette lèvre peut avancer et recu- ler à la manière d’un piston, ce qui permet à l’ani- mal d’opérer une succion si forte, qu’au récit de Carus on a parfois retiré de l’eau, avec de grandes lamproies, des pierres de cinq à six kilogrammes auxquelles elles se tenaient attachées. Il y a plusieurs espèces de lamproies. La grande lamproie est longue d’un mètre, et d’un jaune verdâtre marqué de brun. Elle habite La grande lamproie. nos mers (Océan et Méditerranée) et entre dans nos fleuves au printemps pour y déposer ses œufs. Sa nourriture se compose de vers marins, de petits poissons et de cadavres. Sa pêche a lieu surtout aux embouchures de la Loire et de la Garonne. La réputation culinaire de ce poisson date de loin. On en faisait en France, au xiv° siècle, une consommation si importante, qu’une corporation de marchands avait le privilège de les apporter à Paris, et n’y apportait rien autre chose. Paul Jove, dans son poëme sur l’Ichthyologie, nous apprend [.ES POISSONS 127 que de son temps, c’est-à-dire au xvi° siècle, les Romains payaient ce poisson jusqu’à dix pièces d or. Son prix avait doublé dans la première année du xvii0 siècle. La lamproie de rivière, nommée aussi pricka, . n’a que quatre à cinq décimètres de long; elle est d’un gris bleuâtre en dessus, argentée en dessous; c’est celle-ci qu’on voit le plus souvent sur les mar- chés de Paris. Elle passe une grande partie de l’année dans les lacs d’eau douce, et les abandonne au printemps pour frayer dans les rivières. Elle abonde dans un grand nombre de fleuves d’Europe. C’est principalement dans la Loire qu’on pêche celles qui viennent à Paris. Cette espèce peut vivre très-longtemps hors de l’eau. La petite lamproie, nommée vulgairement sucet , est plus petite encore, et n’a que vingt-cinq à trente centimètres. Elle apparaît dans la Seine en même temps que les aloses, auxquelles elle s’attache. Elle sert d’appât pour la pêche des harengs; comme la précédente, elle peut vivre très- longtemps hors de son élément. L’Ammocète. La lèvre est demi - circulaire , et ne recouvre que le dessous de la bouche. Cette lèvre ne porte qu’une dent; mais la langue, armée de fortes dentelures latérales, fonctionne comme celle de la lamproie. L’ammocète est aveugle. Sa forme lui donne beaucoup de ressemblance avec les vers ; comme un grand nombre de ceux-ci, elle se tient 128 LES POISSONS dans la vase des ruisseaux , et s’attache à des ani- maux dont elle suce le sang. Il y en a également • plusieurs espèces. L'am- mocète rouge est couleur de sang; elle a environ seize centimètres de long. L 'ammocèle lamprillon a la môme dimension , est verte sur le dos , blanche sous le ventre. Sa chair est d’un goût agréable, mais son aspect vermiforme est pour beaucoup de personnes une cause de répugnance. On s’en sert comme d’appât. Tels sont les caractères zoologiques des lamproies et des ammocètes. Un mot maintenant sur leur organisation intérieure, afin de bien mettre en relief l’infériorité de ces poissons. Carus compare la colonne vertébrale de la lam- proie à celle d’un fœtus humain de deux mois. Les vertèbres sont de simples anneaux cartilagineux à peine distincts les uns des autres, traversés et réunis par un cordon tendineux ; il n’y a ni véri- tables côtes ni arcs branchianés; les rayons qui soutiennent la nageoire sont des fibres à peine apparentes. Enfin la structure des organes des sens est moins compliquée que chez les poissons osseux. Chez les ammocètes l’état rudimentaire ou em- bryonnaire est plus marqué encore. Toutes les parties de la charpente restent constamment à l’état membraneux; l’anneau maxillaire lui-même est membraneux, et l’imperfection des sens est LES POISSONS 129 poussée bien plus loin encore que dans la lam- proie. Tous les zoologistes se sont accordés à faire de la lamproie et de l’ammocète deux genres distincts de cyclostomes. Eh bien, l’ammocète et la lamproie sont le même animal : le premier est le jeune, la larve ; le second est l’adulte ; c’est ce que nous ont appris dernièrement les belles et intéressantes observations de M. Auguste Muller. L’auteur, voulant étudier le développement de la lamproie, recueillit au moment de la ponte les œufs de cette espèce; il fit plus, il en féconda artificiel- lement , et ces œufs furent séquestrés dans un réci- pient. En se mettant ainsi à l’abri de toute erreur, il a pu assister aux diverses phases de leur évolution. Il a vu le vitellus se segmenter tout entier comme chez les batraciens, et ce vitellus transformé par la segmentation se convertir en un embryon, qui, au bout de dix-huit jours d’incubation, est sorti de l’œuf, non point avec les caractères d’une lamproie, mais avec ceux d’une ammocète. Les ammocètes issues des œufs de lamproie ont été conservées pendant plus de deux ans dans un réservoir spécial, où malheureusement elles sont mortes avant d’avoir pu se transfigurer. Mais M. A. Muller, pour compléter le cercle des obser- vations interrompues par cet accident , substitua aux ammocètes mortes, dans son réservoir, des ammo- 6* 130 LES POISSONS cèles vivantes, du même âge. prises dans un ruis- seau voisin; et ces dernières, après quelques mois de séquestration, c’est-à-dire vers leur troisième année, subirent sous ses yeux leur métamorphose, et revêtirent tous les caractères de la lamproie. Enfin , après cette métamorphose , l’auteur les vit se reproduire et mourir, car la reproduction paraît être le dernier terme de la vie de la lam- proie. LES MÉTAMORPHOSES DE LA DORÉE ET DE QUELQUES AUTRES POISSONS Nous venons de rapporter le premier exemple de métamorphoses que les poissons aient offert aux observateurs. Les découvertes de M. A. Muller ne datent que de quelques années, et déjà elles ne sont plus isolées. Les faits de cet ordre promettent, au contraire, de se multiplier, et on en connaît même dès ce moment de beaucoup plus frappants que celui qui précède. M. Agassiz écrivait, en effet, à l’Académie des sciences, au commencement de l’année 1865, qu’il venait d’observer chez les poissons des métamor- phoses aussi considérables que celles qu’on connaît chez les batraciens. Il s’étonnait même qu’en un temps où si généralement l’on s’occupe de pisci- culture, on ne les eût pas reconnues plus tôt. « Peut-être, suivant sa remarque, faut-il l’attri- LES POISSONS 131 buer à cette circonstance, que les métamorphoses commencent ordinairement après 1 éclosion des petits, à une époque où ils meurent rapidement, lorsqu’on les retient en captivité. » Quoi qu’il en soit, l’illustre naturaliste a fait connaître ce que je vais rapporter. La dorée , nommée aussi poisson Saint-Pierre, et que les anciens nommaient Zée, est un poisson fort connu. Columelle dit que son goût exquis lui avait fait accorder parmi les Grecs la prééminence sur tous les autres poissons, et de là sans doute son nom de Zée. C’est un poisson d’assez grande taille, à corps comprimé, de couleur jaune, avec une tache ronde et noire sur le flanc, et qui présente cette particularité, que les rayons épineux de sa nageoire dorsale sont accompagnés de lambeaux membraneux, longs et filiformes, ce qui lui donne un aspect assez repoussant. On le trouve dans l’Océan et dans la Méditerranée. Une espèce a reçu le nom de rusé, parce qu’elle lance de l’eau avec sa bouche sur les insectes qui voltigent à la surface des flots, ce qui est pour elle un moyen de les pré- cipiter à la mer et d’en faire sa pâture. On classe la dorée dans la famille des Scombé- roïdes, dont font partie les thons, également cé- lèbres par leurs migrations, aujourd’hui mises en doute, et pour les qualités de leur chair; les ma- quereaux, si courageux et si voraces, qu’ils atta- quent souvent des poissons bien plus forts qu’eux, I 132 LES POISSONS et l’homme lui-même, puisqu’on cite un matelot qui, se baignant dans les mers de Norwége, fut entouré et déchiré par eux; et enfin V espadon ou épée de mer, ainsi nommé à cause de l’espèce de longue lame qui arme sa mâchoire, et à l’aide de laquelle il vient à bout de la baleine, malgré la taille de celle-ci, et du crocodile, malgré sa cui- rasse , et défonce même des embarcations ; ce n’est cependant point un animal carnassier, et les fucus composent sa nourriture. Maintenant que la doréé vous est connue, voici un autre poisson , d’un nom plus difficile à retenir ; celui-ci est Yargyropelecus hemigymnus. On l’a classé dans la famille des Salmonés, ou au moins tout près de celle-ci, et cette famille des Salmonés contient les truites, les éperlans et les ombres, c’est-à-dire les poissons les plus fameux pour la délicatesse de leur chair. Voilà donc deux familles en présence, celle des maquereaux et celle des truites, et deux familles qui ne sont nullement voisines l’une de l’autre, à tel point qu’elles n’appartiennent pas au même ordre ; la première appartient à l’ordre des acan- thoptérygiens, et la seconde à l’ordre des malaco- ptérygiens. Eh bien, Yargyropelecus, classé jusqu’ici dans la famille des Salmonés, est le jeune du poisson Saint-Pierre, qui appartient à la famille des Scom- béroïdes. LES POISSONS 133 C’est ce que nous a appris M. Agassiz, dont la découverte était si inattendue, que M. le secrétaire de l’Académie , en la communiquant à cette savante compagnie, n’a pu s’empêcher de dire : « Cette communication eût soulevé bien des doutes dans mon esprit, si elle n’était due à un savant tel que M. Agassiz. » Celui-ci s’attendait à ces doutes. « Je m’attends, écrivait-il, à ce que tous les ichthyologistes repous- sent cette assertion comme erronée. Rien n’est plus vrai cependant ; aussi , loin de chercher à la prouver par de longs arguments, je me bornerai, pour le moment , à inviter mes confrères à se procurer des petits exemplaires de la dorée, de huit à dix centi- mètres de longueur, et à les comparer à des exem- plaires authentiques de 1 ' argyropelecus , certain que je suis qu’ils admettront l’identité des deux pois- sons, dès qu’ils en auront fait la comparaison. » Mais l’illustre naturaliste promet de nous en ap- prendre prochainement bien d’autres. Il promet de montrer que certains petits poissons qui ressem- blent d’abord à des gadoïdes ou à des blennioiïdes , passent graduellement au type des labroïdes et des lophioïdes , que des apodes se transforment en jugu- laires et en abdominaux, et qu’enfin des cyprino- dontes commencent par être semblables à des têtards de grenouille ou de crapaud. 134 LES POISSONS SUR QUELQUES VERTÈBRES TRÈS -DÉGRADÉS \ Avec les poissons finit ou commence, suivant qu’on prend la série animale par un bout ou par l’autre, le grand groupe des animaux vertébrés. Cependant Isidore Geoffroy Saint- Hilaire a pro- posé de classer dans une classe inférieure à celle des poissons, mais encore comprise parmi les ver- tébrés, un animal qui serait jusqu’ici seul dans cette classe. C’est V amphyoxus ou branchiostoma > petit animal vêtu d’une peau transparente, enduit d’une liqueur visqueuse, qui vit dans le sable au fond de l’eau , et chez lequel le type du vertébré est si dégradé , que Pallas, qui l’a découvert, l’a considéré comme une limace. Au lieu d’une colonne vertébrale, il n’a qu’une sorte de corde dorsale, et la moelle épinière, frap- pée d’arrêt de développement, est très-faiblement rènflée à son extrémité céphalique. Isidore Geoffroy donnait le nom de Myélaires à la classe créée pour l’amphyoxus. • Cependant cet animal ne serait pas encore le plus bas degré des vertébrés. Au-dessous de lui et dans une classe distincte, le prince Charles Bonaparte plaçait le sagitta , découvert par MM. Quoy et Gai- mard, dans les mers du Nord, et dans lequel les LES POISSONS 135 naturalistes ont vu tour à tour un mollusque, un ver, et même un acalèphe ! Ce singulier animal posséderait, dans la première période de sa vie, une grosse corde dorsale et un système nerveux de vertébré qu’il perdrait avec l’âge, de sorte que ses métamorphoses, au lieu de l’élever au-dessus de lui -même, comme c’est le cas pour tous les animaux que nous avons jusqu’ici passés en revue, le feraient descendre à un rang inférieur. C’est ce qu’on appelle une métamorphose rétrograde , dont il y a des exemples nombreux dans la série animale. Tout cela a été vu par M. Meisner sur de très- jeunes sagitta, et Ch. Bonaparte a fait de ce genre le type de sa classe des aphaniaires. Mais, comme des doutes se sont élevés sur la valeur des observa- tions de M. Meisner, nous ne nous y arrêterons pas davantage. LES MOLLUSQUES La limace, le colimaçon, la moule, l’huître, sont des mollusques. Ce sont, comme leur nom l’indique, des animaux d’une consistance mollasse. Un grand nombre d’entre eux ont une coquille calcaire ou cornée , qui se développe soit sur la peau, soit dans celle-ci, soit à l’intérieur du corps. Les uns sont terrestres, et respirent par des pou- mons ; les autres sont aquatiques , et respirent par des branchies. Il y en a de libres; il y en a qui passent toute leur vie à la même place, fixés à des corps solides; il en est qui, sans être fixés, passent toute leur vie à l’intérieur des pierres. Un très- grand nombre sont nocturnes. Tous les genres pos- sibles de régime alimentaire se rencontrent parmi eux. Beaucoup sont comestibles. Certains sauvages, par exemple, ceux qui habitent le détroit de Ma- gellan, ne vivent même pas d’autre chose, et quel- 138 LES MOLLUSQUES ques espèces, telles que les huîtres, sont l’objet d’un commerce considérable chez les peuples civi- lisés. On y connaît des exemples de métamorphoses, et bien que ces exemples soient nombreux et remar- quables , il y a lieu de croire que ce qui nous reste à apprendre à cet égard l’emporte de beaucoup sur ce que nous n’ignorons plus. Ce que nous avons dit des poissons s’applique en effet, exactement, et pour la même cause, aux mollusques, et leur ha- bitat fait que nous savons encore peu de chose sur leurs mœurs, leur reproduction et leur dévelop- pement. On aura tout à l’heure un exemple des découvertes zoologiques qui, au temps où nous sommes, peuvent encore être faites dans nos mers. Les mollusques forment une très- longue série, dont l’extrémité supérieure est occupée par des animaux d’une organisation assez élevée, tandis que par son autre extrémité cette série confine aux animaux les plus inférieurs. En tête sont les céphalopodes, auxquels M. Victor Hugo, par son chapitre de la pieuvre , vient de donner tant de popularité. Armés de longs bras ou tentacules couvertes de ventouses, qui couronnent leur tête et entourent leur bouche garnie d’une sorte de bec de perroquet, ils sont dans certains parages l’effroi des baigneurs, parmi lesquels ils ont fait des victimes. Les anciens auteurs préten- daient que la mer en recélait de si grands, qu’ils Le grand poulpe. LES MOLLUSQUES 141 pouvaient faire sombrer un navire en l’entourant de leurs bras. L’exagération est grossière. Mais si nos prédécesseurs péchaient par excès, nous pé- chions par défaut, en pensant que la taille des plus grands ne dépassait pas deux mètres. On en a eu la preuve le jour où un aviso à vapeur français, l’Alecton, commandé par M. Rouyer, lieu- tenant de vaisseau, rencontra entre Madère et Téné- rilîe ce poulpe colossal, dont malgré ses efforts l’équipage ne put réussir à s’emparer. Il avait, en effet, de cinq à six mètres de long, sans compter ses bras d’un mètre quatre-vingts centimètres. Sa bouche avait un demi -mètre de diamètre, et son poids total fut évalué à plus de deux mille kilos. L’HUITRE Bien différent des céphalopodes, qui, comme leur nom l’indique, portent les pieds sur la tête, l’huître n’a ni pieds ni tête. Tout le monde sait que c’est un animal marin. Elle vit fixée aux rochers par sa valve inférieure, et forme des bancs plus ou moins considérables. On la pêche à la drague, espèce de râteau pourvu d’un filet, et attaché par une longue corde à l’arrière du bateau pêcheur; celui-ci vo- guant à pleines voiles, la drague arrache, le filet reçoit. La fécondité des huîtres est extrême. M. Davaine 142 LES MOLLUSQUES a Irouvé de six cent à douze cent mille œufs dans une huître pied de cheval , et comme elles font plu- sieurs pontes dans une saison, il n’y a rien d’in- vraisemblable dans l’évaluation qui' porte à deux millions le nombre d’œufs qu’un seul individu peut donner annuellement. L’huître n’abandonne pas ses œufs au moment de la ponte ; elle les gar- de en incubation pendant plusieurs semaines, entre ses lames branchiales, au milieu d’une substance muqueuse, sécrétée par ces organes, et nécessai- re à leur accroissement, puisqu’ils périssent dès qu’on les en retire. Les petits ne sortent Groupe d’huîtres à divers âges. pas de l’œuf SOgS la forme de l’adulte, mais à l’état de larve; l’huître est un animal à métamorphoses. Cette larve est douée d’une faculté qui manque à sa mère, celle de se mouvoir librement dans le liquide ambiant. 11 en est ainsi des petits de tous les animaux fixés, et l’on comprend que la vie de ces animaux ne peut com- mencer autrement. Leur petitesse est extrême. Un illustre observa- teur, Leuwenhoek, dit qu’il en faudrait un million Pêche de Phuîlre. LES MOLLUSQUES 145 sept cent vingt-huit mille pour former une sphère d’un pouce de diamètre. Racontons leurs métamorphoses, d’après M. Da- vaine, à qui on doit un excellent travail sur ce sujet, et prenons les choses au moment où se fait l’éclosion de l’ovule. On voit alors apparaître sur deux points, distants l’un de l’autre du quart de la circonférence de cet ovule, deux ou trois cils vibratiles. Ou plutôt on reconnaît leur existence à l’agitation du liquide dans lequel l’ovule est plongé, car ces cils sont d’abord tout à fait indistincts ; mais en s’allon- geant ils deviennent visibles, et en même temps l’espace qui les sépare se couvre à son tour de cils nombreux et minces. Cette portion de la cir- conférence répond à la partie antérieure de l’em- bryon. A l’opposé d’un de ces groupes de cils on voit un trait transparent : c’est le premier indice de la char- nière de la coquille, qui déjà, quoique invisible en- core, contient du carbonate de chaux. Peu à peu les cils deviennent plus nombreux et plus forts , et leurs mouvements permettent enfin à l’embryon, jusque-là immobile, de nager dans le liquide ambiant. En même temps la charnière a cessé d’être la seule partie visible de la coquille, et on distingue maintenant les deux valves plus ou moins ouvertes, occupant toute la partie postérieure de l’animal, qui à volonté les écarte ou les rapproche 7 146 LES MOLLUSQUES l’une de l’autre, mais elles laissent encore à décou- vert la partie antérieure du corps. Cependant, malgré les mouvements que l’embryon imprime aux deux battants de son enveloppe testa- cée, et malgré ceux qu’il exécute lui-même, cet em- bryon n’a pas encore d’organes apparents; on ne voit ni viscères , ni branchies , ni manteau , et toute sa masse semble composée d’éléments homogènes ou identiques entre eux. Mais, à mesure qu’il prend de l’accroissement, ces organes de- viennent visibles. Le changement le plus intéressant est celui qu’é- prouve l’appareil ciliaire dont nous Embryon de rhuître. avons parié. Il devient de plus en plus saillant, forme un lobe distinct du reste du corps , et finit par prendre l’aspect d’un organe par- ticulier. Sa base est nettement limitée par le bord de la coquille, et lorsque celle-ci est ouverte, sa forme est celle d’une couronne surmontant les bords antérieurs des valves. On lui voit accomplir de fai- bles mouvements d’expansion et de contraction, mais jamais ceux-ci ne vont jusqu’à le faire rentrer dans l’enveloppe calcaire. Au moyen de cet appareil, l’ambryon nage avec une grande rapidité dans tous les sens, va, vient, tourne sur lui-même ou autour des obstacles qu il rencontre. Rien n’est plus curieux, dit M. Davaine, que de LES MOLLUSQUES 147 voir sous le microscope ces petits mollusques par- courir la gouttelette d’eau qui les réunit en. grand nombre, s’éviter mutuellement, se croiser en tous sens avec une merveilleuse rapidité, sans se heur- ter, sans se rencontrer jamais. En voyant, dit-il encore, l’embryon de l’huître nager rapidement et avec sûreté dans toutes les di- rections, on ne peut se refuser à croire qu’il possède le sens de la vue; car comment pourrait-il avoir la notion de tous les obstacles qu’il rencontre, et qu’il évite avec tant de précision ? Cependant on n’aper- çoit dans ses organes aucun point coloré, aucune trace de pigment qui puisse indiquer l’organe de la vue. Quand l’embryon est arrivé à ce point de son dé- veloppement, son intestin est devenu visible; mais il est impossible de distinguer ni la bouche ni l’a- nus. Comme l’appareil ciliaire est percé d’une ou- verture oblongue, située juste en regard de la place où la bouche se montre quand cet appareil a cessé d’exister, il est probable que cette ouverture s’adapte à la bouche, et que les cils qui bordent la première ont pour fonction de diriger dans la cavité buccale les particules alimentaires. Mais, outre ces deux fonctions de préhension et de locomotion, l’appareil ciliaire est encore un organe respiratoire , et c’est lui qui absorbe l’oxygène dis- sous dans le liquide ambiant. L’embryon, tel qu’on vient de le décrire, est âgé 148 LES MOLLUSQUES d’un mois et plus. Il reste pendant tout ce temps en incubation dans la coquille maternelle. C’est alors que celle-ci les répand autour d’elle; protégés par une coquille et munis d’un appareil de natation, ils sont, en effet, en état d’aller chercher sur quelques rochers voisins la place où s’écoulera le reste de leur existence. Cependant ils flottent pendant quelque temps autour de leur mère, et M. Moquin-Tandon, se faisant l’écho d’une opinion répandue, écrit « que dans le commencement, au moindre danger, ils se réfugient entre les valves maternelles ». Ces dangers sont nombreux. Avant que les petites huîtres aient touché le sol, alors que, par leur ag- glomération, elles forment une bouillie laiteuse en suspension dans l’eau de mer, elles deviennent, dit M. Davaine, la proie de myriades de poissons, de mollusques, de crustacés, etc., qui en détruisent des quantités innombrables ; celles qui échappent à la poursuite de tous ces ennemis, en rencontrent de nouveaux et plus nombreux encore entre les pierres, sur les coquilles , sur les plantes où elles doivent se fixer. Tous ces corps, en effet, et même la coquille maternelle qui les protégeait, sont recouverts de serpules, de balanes, de polypes, superposés les uns aux autres, dont les cirrhes toujours agités, les tentacules toujours tendus, saisissent ces embryons quand ils arrivent à leur portée ; enfin , lorsque les petites huîtres se sont fixées, et que leurs valves ont acquis une consistance capable de les protéger, il est LES MOLLUSQUES 149 d’autres ennemis, comme les crabes et les astéries, qui les surprennent dans leur coquille entr’ouverte et les dévorent. Les causes de destruction auxquelles ces mollusques sont exposés ne tarderaient donc pas à faire disparaître l’espèce, si celle-ci n’était douée d’une merveilleuse fécondité. Voici donc la petite huître émancipée en quête d’un domicile. Cependant la base de l’appareil loco- moteur se rétrécit graduellement, et cet appareil devient de plus en plus proéminent ; le moment ar- rive où il n’est plus attaché à l’animal que par un pédicule assez mince ; il entraîne cependant encore l’embryon à sa remorque. Enfin le pédicule se rompt ; alors l’huître tombe au fond de l’eau et reste immo- bile sur le sol. Mais, en même temps que l’animal perd la faculté de se mouvoir, la vie s’éveille avec énergie dans ses organes intérieurs. On voit apparaître des lèvres, et des cirrhes pour la préhension des aliments ; un mouvement vibratile très-prononcé décèle l’existence des branchies et leur entrée en fonction ; et sous la cavité buccale on voit un organe très-petit , transpa- rent, eh forme de poire, se dilater et se contracter alternativement : c’est le cœur; M. Dareste a compté jusqu’à cent dix battements par minute, tandis que chez l’huître adulte le cœur ne bat que dix fois dans le même temps. Et que devient l’appareil locomoteur après qu’il s’est détaché de l’animal ? Vivement agité par le 150 LES MOLLUSQUES mouvement de scs cils, il continue de circuler dans le liquide ; mais la volonté qui le dirigeait n’ayant plus d’action sur lui , il roule sur lui-même , et il se heurte à tout ce qu’il rencontre, jusqu’à ce qu’il soit enfin arrêté par quelque obstacle ; même alors Appareil ciliaire il manifeste encore sa vitalité par de l’embryon de l’huître. l’agitation de ses cils. Ce qui vient d’être dit du développement des huî- tres, explique les soins particuliers qu’on donne en certains lieux aux bancs naturels de ce mollusque; ce qu’on fait par exemple au vieil ’Achéron , le lac Fusaro (Naples), qui n’est qu’une vaste huîtrière.. Fascines suspendues. Autour des rochers auxquels les huîtres sont fixées on a planté des pieux assez rapprochés les uns des autres, et qui s’élèvent un peu au-dessus de la sur- LES MOLLUSQUES 151 face liquide. Ces pieux sont reliés entre eux par des cordes, auxquelles, par le moyen d autres cordes verticales, sont suspendues des fascines qui plongent dans l’eau. Les petites huîtres qui, sans ces précau- tions , eussent été dispersées par les vagues et dévo- rées par une multitude d’ennemis, s’attachent à ces fascines et à ces pieux, et en enlevant ceux-ci on s’empare des mollusques, quand le moment de la récolte est venu. On a fait plus, on a créé des bancs d’huîtres en des localités où ce mollusque était inconnu. Ainsi, dans le siècle dernier, un ministre de Por- tugal, le marquis de Pombal, ayant fait jeter quel- ques cargaisons d’huîtres sur les côtes de ce pays, qui n’en produisait pas , les huîtres s’y multiplièrent tellement, qu’elles y sont très-communes aujour- d’hui. Le même fait s’est produit en Angleterre , vers la même époque. Un riche propriétaire de Caernarvon fit jeter une certaine quantité d’huîtres dans le dé- troit de Menai ; elles s’y propagèrent rapidement, et devinrent pour lui la source de revenus considé- rables. Enfin le gouvernement anglais, prenant exemple sur ce particulier, fit porter des chargements d’huî- tres sur divers points des côtes d’Angleterre, où elles prospérèrent également. Mais, quoiqu’on ait beaucoup loué en France ce qui se fait à Fusaro et ce qui s’est fait en Angleterre , 152 LES MOLLUSQUES et quoiqu’on nous ait proposé de prendre exemple sur nos voisins du Nord et du Midi, il se trouve que nous avons en France, et de temps immémorial, des modèles bien supérieurs à ceux que nous offre l’é- tranger. Ils nous sont offerts par les pêcheurs de l’île d’Oléron, et je raconterai de leur intéressante in- dustrie ce que m’en a appris une lettre que M. Pou- gnard, notaire à la Tremblade, m’a fait l’honneur de m’écrire. Pratiquant lors de la marée basse la pêche dite à la main , ces pêcheurs ne pouvaient manquer de faire la remarque que le frai de l’huître s’attache sur le rivage de la mer aux fragments de rochers , aux pierres, à toutes les saillies. De cette observation à l’idée de créer des parcs artificiels il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut bientôt franchi. Sur la partie orientale de l’île d’Oléron, en des points convenablement choisis, les habitants de cette île formèrent donc des bancs artificiels, et les ayant soigneusement entourés, ils y déposèrent les huîtres. Ils espéraient que le frai retenu dans ces parcs s’at- tacherait aux pierres et s’y développerait. Leur at- tente ne fut pas trompée : l’expérience fondée sur l’observation réussit. On donne à ces enceintes le nom de viviers. Les viviers se sont rapidement mul- tipliés, et de leur établissement date la grande exten- sion qu’a prise le commerce des huîtres vertes. Car les pêcheurs de la Tremblade ne se bornent pas à créer des bancs artificiels. Non contents de LES MOLLUSQUES 133 conserver les huîtres, ils les améliorent. Conserva- teurs et progressistes, c’est l’idéal. Ils détachent les huîtres des rochers auxquels elles adhèrent, isolent chaque sujet, et, les prenant un à un , ils les transportent dans les confortables de- meures que nous allons décrire. Les terrains qui bordent la Seudre sont, sur un parcours de dix-neuf kilomètres, de pauvres ter- rains impropres dans leur état présent à aucun genre de culture; les intelligents et actifs pêcheurs ont su leur donner une valeur considérable : onze cent trente -six hectares de ces mauvaises terres ont été divisés par eux en dix-huit mille cent vingt par- celles, et voici ce qu’ils en ont fait. Chaque parcelle a été entourée d’un bourrelet de terre de soixante-six centimètres à un mètre de haut, et de quatre à cinq mètres à la base, destiné à re- tenir l’eau de mer. Le terrain ainsi entouré est plat ; on lui donne le nom de claire. La claire est l’école de perfectionnement des huîtres. C’est là que nos pêcheurs mettent les huîtres re- cueillies par eux une à une dans les viviers ; et quand ces bons maîtres en retirent leurs élèves, ceux-ci sont considérablement engraissés, ils ont pris une couleur verte et un goût exquis. Mais que de peine , avant d’en venir là, les huîtres ont donnée à leurs instituteurs ! L’excellente réputation culinaire des huîtres a failli être compromise dans ces derniers temps. V 154 LES MOLLUSQUES Des huîtres draguées sur un banc de la rivière de Falmouth, en Angleterre, puis expédiées à Roche- fort, provoquèrent chez ceux qui en mangèrent des symptômes d’empoisonnement. Émoi général et bien motivé. M. Cuzent, pharmacien en chef de la ma- rine, fut aussitôt chargé d’examiner les mollusques perfides. Il y reconnut la présence du cuivre. L’ex- plication est fort simple : le banc d’où ces huîtres provenaient est voisin d’une mine de cuivre. Comme le fait pourrait se reproduire, il n’est pas inutile de savoir au besoin reconnaître la présence du métal toxique. M. Cuzent en a indiqué deux; nous citerons celui qui est le mieux à la portée de tout le monde. Il consiste à piquer une aiguille à coudre dans les parties vertes du mollusque, à verser sur celui-ci une quantité de vinaigre suffisante pour l’immerger, et à laisser le tout en contact pendant quelques se- condes. Ce qu’on se propose dans ce procédé , c’est d’isoler le cuivre à l’état métallique; or il ne faut qu’une minute pour que l’aiguille se recouvre, dans la partie immergée, d’un dépôt rouge de cuivre. Il est en- tendu qu’on emploiera du vinaigre pur. LE TARET Mollusque acéphale et bivalve comme l’huître, et, comme elle, mollusque à métamorphoses. LES MOLLUSQUES m C’est un animal allongé, vermiforme, mou, blan- châtre, demi-transparent, long tout au plus de vingt- cinq centimètres , et c’est un des plus dangereux ennemis que le roi de la création puisse rencontrer sur son chemin. Le grand naturaliste Linnée appelle le taret : la calamité des navires, nom bien mérité, et qui ne dit Taret. pas tout le mal que fait ce mollusque ; car il n’at- taque pas seulement les navires, mais toutes les con- structions maritimes en bois, tous les bois immergés dans l’eau salée (le taret est un animal marin), les pilotis, les écluses, les digues. C’est lui qui détruit les travaux qu’élèvent les habitants de la Rochelle pour parquer les moules ; il tient suspendue sur la Hollande une perpétuelle menace d’inondation ; en 1731, il détruisit une grande partie des digues de la Zélande. Il vit, en effet, dans le bois et du bois; il y fait un trou, c’est sa demeure, et la sciure du bois creusé fait sa nourriture. Le trou est d’abord horizontal et à peine visible, car le taret est fort 1S6 LES MOLLUSQUES petit quand il commence son travail; mais bientôt l’excavation devient verticale, s’élargit et s’allonge; en un temps très -court une énorme poutre criblée de trous prend l’aspect d’une éponge. On a vu des Morceau de bois rongé par des tarets. navires silencieusement minés par ce misérable en- nemi sombrer en pleine mer. Aujourd’hui, éclairé' par une cruelle expérience, on protège les construc- tions navales, soit en les doublant de cuivre1, soit en préparant au sulfate de cuivre, ou au bichlorure de mercure, les bois qu’on y emploie, soit encore en en brûlant la surface, ou en y enfonçant des clous à large tête , qui , attaqués par l’eau de mer, les re- couvrent bientôt d’une couche protectrice de rouille. Le taret a un ennemi; c’est un oiseau charmant, le vanneau , qui rencontre aujourd’hui en Hollande la protection à laquelle ses services lui donnent droit. Ces terribles petits animaux ont, comme je l’ai dit, une coquille bivalve; mais on se ferait une idée bien inexacte de cette coquille si on pensait qu’elle ressemble à celle de l’huître. Cette dernière recouvre et protège tout l’animal, tandis que la coquille du LES MOLLUSQUES 157 taret ne recouvre pas la trentième partie du corps de celui-ci. On se rappelle que le taret est allongé, vermiforme; la coquille, qui est en forme d’anneau, ouverte par conséquent en avant et en arrière, oc- cupe seulement la partie antérieure du corps. Tout le reste est à découvert; et certes, à première vue, on ne se douterait pas qu’un tel animal pût être aussi redoutable. C’est avec sa coquille qu’il fait tout le mal. Elle est cependant peu épaisse ; mais , outre que son tissu est très-compacte, ses valves, disposées en forme de tarière, ont le bord tranchant et finement dentelé; un muscle adducteur très -énergique les meut, et leur travail est rendu moins difficile par cette circonstance que le bois attaqué est ramolli par l’eau. A mesure que le taret s’enfonce dans sa demeure , il la tapisse d’une matière calcaire, de sorte qu’il se trouve bientôt logé dans une sorte de tube pierreux , qu’on pourrait prendre pour une coquille ; mais ce tube n’a aucune adhérence avec le mollusque. Tandis que l’animal adulte vit dans un trou, le jeune est libre; une couronne de cils lui permet d’aller et de venir ; il en profite pour se mettre en quête d’une pièce de bois à sa convenance. Il ins- pecte, il tâte celles qu’il rencontre, et se promène à leur surface; puis, quand il a trouvé ce qu’il cher- chait, il y forme d’abord une petite dépression au moyen d’un mouvement latéral de son corps ; c’est 138 LES MOLLUSQUES alors que se forme sa coquille, el dès qu’il esl outillé il commence son trou. LA PHOLADE La pholade, autre mollusque acéphale, vit comme le tarel clans les trous qu’elle creuse elle- même par l’action méca- nique de sa coquille selon les. uns, au moyen d’une sécrétion particulière selon les autres. Elle élit domicile dans le bois Phoiade dactyle. ou dans la pierre indifférem- ment. Il n’est pas rare de rencontrer dans le voisi- nage de la mer des rochers percés en tous sens par Pholades dans une pierre. ce mollusque. Une fois dans son trou, il n’en sort plus, et sa nourriture se compose exclusivement de petits animaux, que le mouvement de l’eau ou que 159 LES MOLLUSQUES leur mouvement propre amène jusqu à lui. On le trouve dans l’Océan , dans la Manche et dans la Méditerranée, où on le recherche comme aliment. LES ASCIDIES SOLITAIRES Nous continuons de descendre l’échelle des mol- lusques. Les ascidies y sont placées assez bas pour qu’on les ait prises longtemps pour des zoophytes, lesquels forment le dernier degré du règne animal. Une sorte de sac percé de deux orifices, et les enveloppant de toutes parts, remplace ici la co- quille. De là le nom d 'outres de mer (ascidie ne veut pas dire autre chose) qu’on leur donne vulgaire- ment , et celui de mollusques luniciers que lui don- nent les savants. Dans l’intérieur de ce sac, un autre manteau renferme les organes de la respira- tion, de la circulation et de la nutrition. La bouche est placée au fond de l’outre, et une multitude de cils vibratiles qui se dressent à l’intérieur de celle- ci dirigent vers elle les particules alimentaires. L’ascidie demeure toute sa vie fixée à la même place, et souvent à de grandes profondeur, n’exé- cutant d’autre mouvement qu’une contraction et une dilatation des deux orifices , par lesquels l’eau ambiante est tour à tour introduite et expulsée. Veut-on prendre l’animal, il lance au loin, sous forme de jet prolongé, l’eau qu’il contenait. Les 160 LES MOLLUSQUES ascidies sont nombreuses dans toutes les mers, et surtout dans celles des régions boréales. Ce sont des animaux à métamorphoses : les larves sont libres, de couleur rouge, avec une grosse tête et une petite queue, qui les fait ressembler à un têtard. Voici de quelle aimable façon M. Moquin- Tandon raconte les changements qu’elles éprou- vent : « A l’époque où ces larves doivent se fixer, voici ce qui arrive. Elles appuient leur tête contre un corps solide, et restent là, la queue en l’air. Représentez-vous des baladins qui feraient l'homme droit. En même temps leur face s’élargit et semble se creuser. L’animal sort alors de son calme habi- tuel ; il témoigne par de violentes commotions que ce n’est pas volontairement qu’il est retenu. L’amour de la liberté semble plus fort chez lui que le besoin de transformation. Il fait tous ses efforts pour se dégager. Les vibrations de sa queue deviennent si rapides, qu’on ne peut plus la distinguer. Hélas! la pauvre bête est collée, solidement collée, et pour toujours collée! Enfin cette agitation s’apaise. Une matière sort des bords de la tête, s’étale sur le corps solide, et la larve demeure irrévocablement fixée. La queue disparaît ; elle n’était plus bonne à rien. Une tunique résistante s’organise autour de l’animal, et sur les marges de la partie adhérente surgissent de nombreuses saillies radiculaires qui assurent sa fixation. » LES MOLLUSQUES 1G1 LES ASCIDIES SOCIALES ET LES ASCIDIES COMPOSÉES Plus bas que les ascidies simples ou solitaires, sont les ascidies sociales, ainsi nommées parce que les individus de cette espèce, au lieu de vivre iso- lément, sont réunis sur un même pied ; telle est la boltenie pédonculée, et le perophore de Lister. Plus bas encore sont les ascidies composées , qui se sou- dent entre elles d’une façon bien plus intime que les pré- cédentes , formant , si elles sont fixées , tantôt des plaques comme le bolrylle doré, et tan- tôt des grappes , et , si elles sont libres, des chapelets, ou des rubans comme les salpes. C’est un genre de vie très-semblable à celui qu’on observe si fré- quemment parmi les zoophytes, dont nous nous rapprochons évidemment de plus en plus ; et , en effet, jusqu’à Cuvier, les ascidies sociales et les ascidies composées ont été considérées comme fai- sant partie des zoophytes. Boltenie pédonculée. 162 LES MOLLUSQUES Les biphores ou salpes forment quelquefois, au dire du physiologiste allemand Burdach , des chaînes longues de quarante lieues, qu’on voit flotter à la surface de la mer, et qui répandent la nuit une lumière phosphorescente. Les individus Chaîne de salpes. qui composent cette chaîne, ou ce serpent de mer, comme le nomment les marins, nagent sur le dos et à reculons. Ce sont des animaux de forme cylindroïde, très- transparents, gélatineux, habituellement tronqués aux deux extrémités, enveloppés d’une membrane presque cartilagineuse, qu’on nomme manteau. Ils ont une ouverture antérieure et une postérieure, communiquant entre elles par un canal qui traverse 163 LES MOLLUSQUES tout le corps. Ils aspirent l’eau par 1 ouverture pos- térieure, qui est munie d’une valvule, et la rejettent par l’ouverture antérieure , et c est ainsi qu ils se meuvent. C’est dans 1 ouverture anteiieuie que sont situés la bouche et 1 anus. Ils ont un esto- mac, un intestin court, un foie, un cceui, une branchie. Tels sont, pris isolément, les anneaux de ces interminables chaînes que forment les salpes. Mais, Salpe solitaire. outre ces prodigieuses communautés, on rencontre des salpes solitaires, et ces individus isolés ont été l’occasion d’une des plus belles et des plus fécondes découvertes dont les sciences naturelles se soient enrichies depuis un demi -siècle. Cette découverte, c’est un homme trois fois illustre, Chamisso, poète , naturaliste et voyageur, qui l’a faite en 1815, en collaboration d’Esch- schol. Il a reconnu que les salpes solitaires sont les filles des salpes agrégées, et qu’à leur tour ces salpes solitaires donnent naissance à des salpes 164 LES MOLLUSQUES agrégées. De sorte que, comme le dit Chamisso , « chaque salpa ressemble, non à sa mère, non à ses filles, mais à son aïeule, à ses petites-filles et à ses sœurs. » — « J’ai vu, ajoutait-il, le cycle entier de ces alternances de générations chez un biphore des mers des Canaries , la salpa pinnata. C’était le premier exemple de ce qu’on a appelé la génération alternante , dont on a trouvé depuis des cas bien plus extraordinaires, comme on le verra par l’histoire des méduses. Mais, ainsi qu’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire en a fait la remarque, celui qui annonçait cette décou- verte en 1819 « était plus connu comme poète et romancier que comme voyageur et naturaliste ; et , malgré la netteté de ses affirmations, malgré la précision des détails dont il les appuyait, on crut longtemps que Chamisso venait de faire un roman de plus. Sa découverte resta comme non avenue, et l’on n’en continua pas moins à maintenir dans la science l’aphorisme linnéen : Simile semper parit sui simile : Le semblable engendre toujours son semblable. » Cependant, non-seulement tout ce qu’avait dit Chamisso était vrai, mais il n’avait pas dit, il n’avait pas connu toute la vérité. Non-seulement des biphores agrégés engendrent des biphores soli- taires, qui, à leur tour, engendrent des biphores agrégés; mais, de même qu’il y a entre eux alter- nance de mode d’existence, il y a de plus alternance LES MOLLUSQUES 16o de mode de génération. Les biphores libres ne don- nent pas des biphores agrégés de la même façon que les biphores agrégés donnent des biphores libres, et tandis que ces derniers sont neutres, c est- à-dirc qu’ils n’ont pas de sexe, les premiers sont à la fois mâles et femelles. Les biphores libres se repro- duisent par un bourgeonnement intérieur, et les biphores agrégés produisent des œufs qui éclosent dans l’intérieur de leur corps ; ils sont ovovivi- pares. C’est pourquoi le savant naturaliste danois Streenstrup , qui a fait une étude approfondie de ces phénomènes, donne aux biphores agrégés le nom de mères , et le nom de nourrices aux biphores libres. Supposons que le têtard de la grenouille, au lieu de se transformer en grenouille, se reproduise, et qu’il donne naissance à un individu qui ne res- semble ni au têtard ni à la grenouille, mais qui, en se reproduisant à son tour, donnera naissance à une grenouille ; ce serait un cas de génération alter- nante. Ce qui montre que la génération alternante n’est autre chose qu’un cas particulier des méta- morphoses ; c’est une métamorphose dont l’accom- plissement demande plusieurs générations, et, par conséquent, des larves douées de la faculté de se reproduire; c’est, dit Isidore Geoffroy, « une sorte de métamorphose, non de l’individu, mais de l’es- pèce. » M. de Quatrefages comprend ces phéno- mènes sous le titre de géagenèse. 166 LES MOLLUSQUES Les pyrosoiiles , ou littéralement corps de feu, sont un autre genre d’ascidies composées. Les ani- maux qui composent la communauté, lesquels sont fusiformes et gélatineux, se groupent autrement que dans la salpa ; ils forment ensemble, en se réunissant par leur partie moyenne, un cylindre creux , une sorte de manchon fermé à l’une de ses extrémités, et c’est par les dilatations alternatives de ce cylindre qu’ils se meuvent à la surface des mers. On les rencontre dans l’Océan et dans la Méditerranée. Leur nom leur vient de la propriété dont ils jouissent d’émettre de la lumière; aucun autre animal n’en jouit à un plus haut degré. On les voit passer en un instant par toutes les couleurs du spectre. Les célèbres voyageurs Peron et Lesueur, dans leur traversée d’Europe à l’île de France, en rencontrèrent une espèce, le pyrosoma atlantica, qu’ils comparent pour l’éclat à un cylindre de fer chauffé au rouge; et Humboldt en a observé qui jetaient une telle lumière, qu’elle laissait voir à une profondeur de cinq mètres les poissons qui suivaient le navire. Les biphores et les pyrosomes sont libres, ils vont et viennent dans l’étendue des mers ; les bo- trylles, autres ascidies composées, ne le sont pas ; toute leur existence, moins les premiers moments, se passe à la même place ; c’est un nouveau degré d’infériorité. En outre, les individus qui font partie de l’association ont en commun certains organes et LES MOLLUSQUES 167 certaines fonctions, ce qui les rapproche encore des zoophytes. Comme tous les animaux fixés, les botrylles com- mencent par être libres, et, de plus, leur larve est isolée. Le moment vient où elle se % fixe, soit sur un fucus, soit sur un mollusque. Elle grandit, puis se met à bourgeonner, et de son corps nais- sent de nouveaux individus au nombre de dix à vingt, semblables à elle, ovales, aplatis, disposés autour d’un centre commun comme les rayons d’une roue, fixés par le dos au corps qui les porte, et soudés entre eux par les côtés. Chacun a une bouche placée à l’extrémité libre; mais tous les intestins aboutissent à une cavité unique , située au centre de la commu- nauté. Ils mangent donc séparément ; mais ils excrètent ensemble les résidus de la nutrition, et, comme le dit M. Moquin-Tandon , « on peut consi- dérer l’étoile entière comme une seule bête à plu- sieurs bouches. » Botrylle doré. LES BRYOZOAIRES Les bryozoaires ou animaux mousse, ainsi nom- més parce que plusieurs d’entre eux forment à la surface des plantes marines, sur lesquelles' ils vivent, des dépôts qui ont quelque ressemblance 168 LES MOLLUSQUES avec la mousse, sont les derniers des mollusques. Ce sont encore des mollusques agrégés. On les a pendant longtemps confondus avec les polypes. Les flustres , par exemple, ne se distinguent pas à pre- mière vue d’un polype à polypier. Cette petite con- struction se compose de cellules ou alvéoles, placées côte à côte, et dont chacune renferme un animal- cule, qui de temps à autre projette au dehors ses bras ou tentacules couverts de cils vibratiles, et c’est ce qu’on voit bien dans la plus petite des deux figures ci -jointes. Fiustre foliacé. LES INSECTES Les insectes nous introduisent dans une nouvelle division du règne animal. Ils appartiennent, comme les crustacés (crabes, homards, etc.), les anné- lides ou vers, les myriapodes (mille-pieds) et les arachnides (araignées), à la grande division des ANIMAUX ARTICULÉS. Le corps de l’animal articulé, que cet animal soit un insecte, un crabe, un ver, un mille-pieds, ou une araignée, est formé d’une série d’anneaux placés à la suite des uns des autres, exactement comme les vertèbres des animaux supérieurs. Mais, tandis que chez ceux-ci le squelette est intérieur, ici les parties dures sont au dehors, elles enve- loppent l’animal. Chaque anneau porte ou peut porter des appendices particuliers, des pattes en dessous, des ailes en dessus, des mâchoires et des antennes en avant, des filets de différentes sortes^ en arrière; tous sont traversés par le tube digestif qui s’étend d’un bout à l’autre du corps; au-dessous 8 170 LES INSECTES de ce tube est située une double chaîne de petites masses nerveuses ou de ganglions, de sorte que la position du système nerveux occupe chez ces ani- maux une position inverse de celle qu’elle a chez les vertébrés, où, comme on sait, il est placé au- dessus du tube digestif. Il n’y a d’exception que pour le ganglion cérébral, qui, chez les animaux articulés comme chez les vertébrés, occupe la partie supérieure de la tête. Cela dit, je reviens aux in- sectes. Ce sont., en général, de bien petites bêtes; on aurait tort pour cela de les croire méprisables ; et c’est ce que nous allons prouver. LES AMIS ET LES ENNEMIS Nous n’avons pas d’ennemis plus sérieux que l’insecte nuisible. L’homme lui -même ne fait pas courir de plus grands dangers à l’homme. Ce qu’une armée d’invasion est au peuple envahi, l’insecte nuisible l’est à tout le genre humain. Une armée ne s’entend pas mieux à dévaster une forêt, à stériliser un champ cultivé, à faire d’une maison une ruine , à détruire les fruits de l’épargne , à tra- vailler pour le néant. ( Trois cent mille espèces d’insectes, armées de tarières, armées de tenailles, armées de scies, nous assiègent jour et nuit, et dès que notre surveillance LES INSECTES 171 * se relâche, envahissent nos champs, nos greniers, nos chantiers, nos demeures, ne s’arrêtant, si l’on n’y met obstacle, que lorsqu’il ne reste plus rien à détruire, La pyrale se charge de la vigne; le bombyx pro- cessionnaire fait son affaire du chêne. Nos grains à l’alcucite et au charençon ; nos constructions au ter- mite et au taret. Toute œuvre sortie de nos mains est en butte aux attaques d’une légion d’ennemis. J’ai nommé la pyrale : vingt-six espèces d’insectes, appartenant à quatre ordres différents, attaquent nos vignobles, qu’une seule dévasterait : en dix années, la pyrale a infligé au Maçonnais et au Beaujolais une perte de trente- quatre millions de francs. Columelle n’exagère donc pas, quand il met les volucres et les chenilles, ennemies de Bacchus et des vertes saussaies, au rang des fléaux les plus redoutables, à côté des tempêtes, de la grêle et des inondations. C’est que la prodigieuse fécondité des insectes, leur insatiable appétit, leur prodigieuse activité, compensent au centuple leur petitesse. Une reine de termite pond d’un jet continu, à raison d’un œuf par seconde, quatre-vingt-six mille quatre cents œufs en vingt -quatre heures. Une seule femelle de lenthreclo pmi, si rien n’arrêtait sa multiplication, donnerait naissance en dix ans à deux cent mille billions d’individus. La postérité 172 LES INSECTES d’une femelle de puceron s’élèverait dès la dixième génération à un quintillion de pucerons. Et ce ne sont que des exemples entre mille. Le savant docteur Ratzebourg écrit qu’un tronc de sapin donne quelquefois asile à vingt-trois mille couples de boslrichus lypographus. En 1839, dans la Saxe-Altenbourg , cinq cents acres de bois furent ravagés par la leparis monacha, vulgairement reli- gieuse ou nonnelle. On en détruisit plus de vingt millions d’individus. On ramassa en 1856 trente- trois millions cinq cent quarante mille hannetons dans les seuls environs de Quedlinbourg, en Prusse. M. Joly, professeur à la faculté des sciences de Toulouse, raconte qu’en 1813, 1815, 1822 et 1824, une telle quantité de criquets voyageurs s’abattit sur la Provence, que la ville de Marseille et celle d’Arles, qui les mirent à prix, et qui payaient le kilogramme d’œufs cinquante centimes, et le kilo- gramme d’insectes vingt -cinq centimes, dépen- sèrent pour ce seul article, la première vingt mille francs, et la seconde une somme d’un quart plus forte. Dans les trois années 1837, 1838 et 1839, les forêts des environs de Toulouse furent envahies sur un espace de vingt-cinq lieues carrées par le liparis dispar. Au bruit des chenilles rongeant les feuilles, on se fût cru dans une magnanerie ; quand les chênes furent entièrement dépouillés, elles se jetè- rent sur les saules. LES INSECTES 173 On a vu le bombyx monaclia dévaster, en trois ou quatre ans, plus de quatre-vingt mille hectares de forêts dans la seule province de Prusse. Saint Augustin parle d’une nuée de criquets dont les cadavres causèrent en Numidie une peste qui fît périr huit cent mille personnes. C’est à faire rougir un Attila ! Ce n’était pas trop d’un dieu, au dire des Ery- thréens, pour venir à bout d’un seul de ces enne- mis , et ils donnaient à Hercule le nom d 'Ipoctone en souvenir de sa victoire sur les ipes, insectes qui rongent la vigne. Seuls contre les' insectes nous succomberions. Chaque année le Lapon s’enfuit vers le Nord, ou s’élève de cimes en cimes jusqu’à ce que le froid, dû à la latitude ou à la hauteur, ait jeté entre lui et l’ennemi qui le force à émigrer une barrière inac- cessible pour ce dernier; il bat en retraite devant une mouche , un œstre , dont le seul bourdonnement jette la terreur dans les troupeaux de rennes. Lorsque la civilisation voudra prendre possession de certaines parties de l’Afrique australe, l’ennemi auquel il lui faudra d’abord disputer le terrain sera la mouche tsetsé, bien autrement redoutable que le lion pour le gros bétail. On a vu dans l’Amérique du Sud des colons attaquer avec du canon les con- structions gigantesques du termite , improprement nommé fourmi blanche , et qui appartient au même ordre entomologique que nos libellules. 174 LES INSECTES L insecte est si fort que nous ne pouvons en triom- pher qu’à la condition de nous faire un parti chez lui. Mais la Providence nous a ménagé des alliances dans ses rangs. Heureusement pour nous, un grand nombre de ces petites bestioles ont les mêmes inté- rêts que nous-mêmes , et leur concours nous est as- suré. Quelle leçon d’humilité : notre ennemi le plus redoutable ne se rencontre pas parmi les princes du règne animal; ce n’est ni le lion, ni l’éléphant, ni le crocodile : c’est l’insecte; moins que cela, un être ébauché, inachevé, embryonnaire, la larve! Un peuple de larves nous tient en échec. Et quelle leçon de solidarité : la prospérité de l’agriculture, et, par suite , le progrès social tout entier, liés à la fonction de quelques insectes perpétuellement affamés d’in- sectes ! Vingt -deux genres d’insectes attaquent la pyrale, qui attaque la vigne. La larve du calosome envahit le nid des chenilles processionnaires, enne- mies du chêne , leur perce le ventre , et ne cesse de s’en repaître qu’au moment où sa peau , distendue à l’excès par la masse de la nourriture ingérée, me- nace de se rompre. La larve de Vichneumon éclôt dans le corps même de la chenille qu’elle est destinée à détruire, elle y habite, elle en vit jusqu’au jour où elle se métamorphose en nymphe. Une mouche, V asile, est perpétuellement en quête de petits papil- lons, de mouches, de typules, de bourdons, qu’elle saisit au vol à l’aide de ses longues pattes. Partout où les carabes sont en nombre, on ne trouve bientôt LES INSECTES 175 plus le mans, hideux et redoutable ver du hanne- ton. L’armée alliée n’est ni moins nombreuse, ni moins bien outillée, ni moins active que l’armée en- nemie. Connaître les insectes alliés, les protéger, les mul- tiplier, tel est donc le rôle que notre intérêt nous conseille. Malheureusement, entre les insectes des- tructeurs de récoltes , et ceux qui ont pour fonction de limiter le nombre des précédents , les paysans n’établissent pas de différence. Utiles ou nuisibles, ils leur font à tous le même sort, celui qu’ils réser- vent également aux oiseaux de proie nocturnes et à la multitude des oiseaux insectivores , à la musa- raigne et à la taupe parmi les mammifères, à la couleuvre et au crapaud parmi les reptiles et les amphibiens. Un agriculteur, M. Chatel, a calculé que la conservation des oiseaux de nuit sauverait annuellement douze à treize millions d’hectolitres de céréales, dévorées par les rats et les campagnols. De sorte qu’il est vrai de dire que l’homme a un ennemi bien plus dangereux encore que ceux qui viennent d’être dénoncés, et cet ennemi, c’est l’i- gnorance. Instruisons-nous donc. LES MÉTAMORPHOSES La vie de l’insecte est pleine de merveilles; mais la plus grande est celle dont je viens d’écrire le nom. 176 LES INSECTES On a cru pendant longtemps, comme je l’ai déjà dit, que les insectes étaient les seuls animaux qui éprouvassent des métamorphoses ; ceux qui ont lu les pages précédentes savent que c’était une erreur; on le verra encore mieux par la suite. Mais du moins les métamorphoses sont-elles très-générales parmi les animaux qui nous occupent ? Elles sont générales, mais il y a cependant des exceptions ; en outre , elles ne sont pas également importantes chez les insectes : cela vient de ce qu’ils ne sortent pas tous de l’œuf au même degré de dé- veloppement. Les uns en sortent plus tôt, les autres plus tard; ceux-ci ont, par conséquent, moins de chemin à faire que les premiers pour arriver à l’état parfait, et dès lors ils éprouvent des changements moins profonds. Il y en a même qui sortent de l’œuf sous la forme de l’adulte ; ces derniers n’ont pas de métamorphoses du tout. Mais ces exceptions ne sont pas assez nombreuses pour infirmer ce qui a été dit dans le chapitre pré- cédent , que le monde des insectes est un monde de larves. C’est généralement à l’état embryonnaire que l’insecte joue la partie la plus importante du rôle qui lui est assigné dans l’économie de la nature, et c’est sous cette forme qu’il nous nuit davantage. L’insecte parfait n’a, dans un très-grand nombre de cas , d’autre fonction que d’assurer la perpétuité de l’espèce, c’est-à-dire, en résumé, de produire des larves. Ainsi, il y a certaines mouches qui passent LES INSECTES 177 plusieurs années sous ce dernier état , et qui ne vivent que quelques jours, qu’un jour même à 1 état adulte. Le hanneton reste pendant quatre ans sous forme de ver, et quand il prend des ailes, il n’a plus que huit à dix jours à vivre. La larve du fourmi-lion vit deux ans, le fourmi-lion quelques jours. L'éphé- mère, ainsi nommé parce que le même soleil le voit naître et mourir, demeure près de trois années dans la vase sous forme de larve. Il y a même des insectes qui, devenus adultes, ne mangent pas, leur rôle unique étant de pondre : tels sont les œstres et le bombyx du mûrier. L’opposition entre la larve et l’insecte parfait est d’ailleurs, dans la majorité de ces cas, aussi grande que possible : la forme, l’organisation, les mœurs, tout diffère. Par exemple, l’une vivra du suc des fleurs , et l’autre de proie vivante ; l’une habitera la vase, les eaux croupissantes ou le corps des animaux vivants; l’autre, munie d’ailes, jouira de la liberté des airs; l’un respirera par des branchies, l’autre par des poumons. Celui-ci serait asphyxié dans l’é- lément dont le premier ne pourrait être tiré sans périr; le jeune mourrait d’inanition auprès des ali- ments dont se nourrit l’adulte, et vice versa. On dirait des animaux différents: et combien de fois, en effet, est-il arrivé qu’on les ait pris pour tels! Pendant longtemps on a dit que les insectes à métamorphoses passaient tous par trois états diffé- rents : celui de larve, celui de nymphe, et celui d’i- 8* 178 LES INSECTES mage ou d’insecte parfait. On a un exemple de cette succession d’états dans le bombyx du mûrier , dont il a été question dans l’introduction. Mais, outre qu’elle ne se présente pas toujours, et que dans une multitude de cas il est impossible, à moins de se payer de mots, de distinguer ces trois états, la trans- formation est, au contraire, ainsi qu’on l’a reconnu dans ces dernières années, infiniment plus compli- quée chez certains insectes : et de là le nom d'hy- pcrmétamorphose donné à ce phénomène. Nous en dirons quelques mots. sitaris huméral. M. Favre, qui les a étudiées, dé- signe sous les noms de larve primitive, seconde larve, pseudo-chrysalide , et troisième larve. Le pas- sage de l’une de ces formes à l’autre s’effectue par une simple mue, sans qu’il y ait de changements dans les viscères. La larve primitive est coriace, et s’établit sur le corps des hyménoptères. Son but est de se faire transporter dans une cellule pleine de miel. Arrivée dans la cellule, elle dévore l’œuf de 1 hyménoptère, et son rôle est fini. Plusieurs méloïdes (les sitaris, ■ les méloés) , si ce n’est tous , sont , dans leur premier âge , parasites des hyménoptères récoltants. Or la larve des méloïdes, avant d’arriver à l’état de nymphe, passe par quatre formes, que LES INSECTES 179 La seconde larve est molle, et diffère totalement de la larve primitive par ses caractères extérieurs. Elle se nourrit du miel que renferme la cellule usurpée. Première larve du sitaris huméral. Deuxième larve du sitaris huméral. La pseudo- chrysalide est un corps privé de tout mouvement, et revêtu de téguments cornés compa- rables à ceux des chrysalides. Sur ces téguments se dessine un masque céphalique, sans parties mobiles et distinctes, six tubercules, indices des pattes, et neuf paires d’orifices stigmatiques. La troisième larve reproduit à peu près les carac- tères de la seconde. A partir de ce point, les métamorphoses suivent leur cours habituel, c’est-à-dire que la larve devient une nymphe, et ensuite cette nymphe un insecte parfait. Ces singulières transformations rap- pellent celles que Von Siebold a étudiées chez les slrésiptères, autres parasites 1 Nymphe du des hyménoptères récoltants. sitaris huméral. Mais chez ces insectes, les mâles seuls subissent une métamorphose complète. Les femelles, parve- 180 LES INSECTES nues à leur dernier degré de développement, res- semblent beaucoup à des larves, et n’ont ni pieds, ni ailes, ni yeux. Ces femelles ne quittent jamais leurs victimes ; elles sont vivipares, et donnent nais- sance à des larves hexapodes, très- agiles, et assez semblables, pour l’aspect extérieur, à la larve des méloïdes. Une fois éclos, les jeunes strésiptères ne tardent pas à pénétrer dans le corps des larves d’hyménop- tères, dont ils partagent le nid, et dont les sucs doivent leur servir de pâture; là ils perdent leurs pattes à la suite d’une mue. Du reste, Siebold ne signale aucune flifférence entre l’organisation inté- rieure des larves sans pieds et celle des larves hexa- podes. M. Favre, comme on l’a vu, n’a pas observé non plus le moindre changement dans la structure intérieure des larves de méloïdes, pendant qu’elles passent par les diverses formes qui précèdent l’état de nymphe. Il en est tout autrement des œstrides, ou du moins de l 'œstre du cheval, chez lequel M. Joly a signalé un vrai cas d’hypermétamorphose. Il a constaté que non-seulement la forme, mais encore la structure de la larve de cet œstrus equi, diffèrent considérable- ment au moment de la naissance de celles des larves qui ont pris de l’accroissement. Ainsi , au lieu d’être brusquement tronquée à sa partie postérieure, la jeune larve a cette partie effdée, et terminée par deux tu£>es respiratoires analogues à ceux de beaucoup LES INSECTES 181 cle diptères aquatiques , tubes qui sont plus tard remplacés par un appareil si curieux et si compli- qué, qu’il serait peut-être bien difficile d en citei un autre exemple dans l’innombrable armée des in- sectes. Le système nerveux éprouve aussi des modi- fications extrêmement remarquables. Gela dit, nous allons, passant la revue de la plu- part des ordres entre lesquels la classe des insectes se divise, noter les principales métamorphoses que ces ordres présentent. LES APTÈRES C’est l’ignoble engeance des poux, des puces, etc. Ces dernières ne naissent pas sous la forme de l’insecte parfait. De leurs œufs sortent des larves sans pattes , des espèces de vers, d’une très-grande agilité et qui ne connaissent qu’une occupation : manger. Et que mangent-ils? de petits grains noirs qu’on trouve répandus autour de leur domicile. Ces grains noirs sont du sang coagulé qu’une mère prévoyante leur apporte. Quand les larves ont acquis toute leur crois- sance, elles filent une coque à l’intérieur de laquelle elles restent quinze jours. Lorsqu’elles en sortent, chacun sait ce qu’elles sont et ce qu’elles font. Elles ont un ennemi que nous devrions traiter en ami, malgré son nom peu engageant de chelifer can- croïdes. 182 LES INSECTES « C’est, nous écrit un membre correspondant de l’Académie des sciences, M. le docteur Guyon, c’est une toute petite bête que nous nous hâtons d’écraser, barbares que nous sommes, dès que nous l’aper- cevons. Toutes les femmes de chambre la connais- sent. Quel nom lui donnent-elles? je n’en sais rien ; mais on peut affirmer qu’il doit figurer dans leur esprit au nombre des plus vilaines bêles. Quoi qu’il en soit, le chelifer cancroïdes, malgré sa forme d’a- raignée et ses serres ou pinces de scorpion, non- seulement ne nous fait aucun mal, mais encore nous rend des services en faisant la chasse aux puces , dont il nous épargne ainsi bien des piqûres. « Un jour que je soulevais mon oreiller, j’aperqois au-dessous, sur le drap, un chelifer et comme j’aime assez les bêtes de toutes sortes , l’idée me vint de l’examiner de plus près. Or que vis-je ainsi? mon chelifer gorgé de sang et tout alourdi par ce fait, tandis qu’une puce qu’il tenait dans une de ses serres avait l’abdomen ouvert et exsangue. Il ne m’en fallut (très -grossie). ment on ne connaît ici que de nom, c’est la chique ou puce pénétrante. Elle habite l’Amé- rique méridionale, et plus spécialement les pieds des pas davantage , comme bien vous pensez , pour prendre la petite bête en haute estime, et je le lui témoi- gnai tout de suite en baptisant son espèce du nom de pucivore. » Puce pénétrante Une espèce de puce, qu’heureuse- LES INSECTES 183 nègres. C’est là du moins, sous la chair, principale- ment vers le talon, sous les ongles, que la femelle élit son domicile. Elle y prospère si bien et son ab- domen devient si gros (gros comme un petit pois), qu’elle détermine des ulcères quelquefois mortels. Le pou n’éprouve pas de métamorphoses ; il n’a que des mues; ses œufs sont de véritables œuvres d’art. Cela ne se voit qu’au microscope. Un petit couvercle les ferme ; quand l’insecte est mûr, il ouvre la boîte et sort. LES DIPTÈRES ou MOUCHES Ces insectes subissent des métamorphoses com- plètes. Les larves, dépourvues de pieds, ont la tête molle, et ce sont les seules qui soient dans ce cas. Leur bouche est ordinairement armée de deux cro- chets qui servent aux unes à « piocher les matières alimentaires », selon l’expression de Latreille, aux autres à se fixer aux animaux sur lesquels elles vivent. Quelques-unes changent de peau plusieurs fois pour se transformer en nymphes et filent même un cocon ; d’autres se métamorphosent à l’intérieur de leur peau devenue cornée, et dont elles se dé- gagent en temps voulu en en faisant sauter l’extré- mité antérieure. Les œstres de cheval mangent peu, si même elles mangent. Elles n’ont qu’une occupation : pondre et placer leurs œufs en lieux convenables. C’est sur la 184 LES INSECTES peau du cheval qu’elles les déposent. Des larves cy- lindriques en sortent; elles n’ont pas de pattes, mais sont munies en échange de deux crochets qu’elles enfoncent dans la peau du quadrupède. Celui-ci, voulant calmer l’irritation qu’elles lui causent, se lèche et les avale ; c’est ce qu’elles demandaient. Arrivées dans l’estomac, elles s’y attachent et quel- quefois s’y trouvent en si grand nombre, qu’en cer- taines places cet organe en est tout tapissé. Quand le moment vient pour elles de se transformer, les crochets lâchent prise ; expulsées alors en même temps que les aliments, elles s’enfoncent dans le sol, et quelques semaines après elles ont des ailes. Plusieurs mouches, ou du moins leurs larves, se logent chez nous aussi volontiers, mais non aussi fatalement que l’œstre chez le cheval. En voici quel- ques exemples : Une jeune femme de Puerto-Rico était depuis quelques semaines atteinte d’une ophthalmie palpé- brale. Elle alla consulter M. Caron du Yillars. A la première inspection, celui-ci déclara qu’il s’agissait de la larve de la mouche à viande, et qu’il en distin- guait les crochets mandibulaires au rebord d’une espèce de fistule. Ayant introduit une pince à papille artificielle dans l’ouverture, le chirurgien en retira en effet une larve, non sans quelques efforts, car elle était beaucoup plus grosse que l’entrée de la fosse où elle était logée. L’animal était vivant, long de neuf lignes anglaises , pourvu de treize anneaux LES INSECTES 185 recouverts de poils, et muni d’un appendice caudal à trois branches. Bientôt disparurent les symptômes d’ophthalmie. Il est probable que pendant le sommeil de la malade une mouche à viande avait pondu ses œufs au grand angle de l’œil. Un de ceux-ci étant éclos , la larve avait creusé sa niche pour y attendre sa période d’évolution. M. J. Cloquet, membre de l’Académie des sciences, a raconté, il y a peu d’années, l’histoire d’un chif- fonnier de Paris qui s’endormit un jour dans la rue. Des mouches, ne distinguant pas le dormeur du tas d’ordures sur lequel il s’était étendu, déposèrent leurs larves dans ses narines et dans ses oreilles. Lorsque ce malheureux se réveilla, déjà les para- sites avaient commencé leur abominable besogne; il se présenta à l’hôpital, ayant la face et le cuir che- velu criblés de trous, et presque entièrement ron- gés. On eût dit la tête d’un cadavre en putréfaction; il ne tarda pas à mourir des suites d’une inflamma- tion qui s’étendit jusqu’au cerveau. Une autre larve de mouche, coutumière du fait, provoque dans les provinces nord-ouest de l’Inde une affection horrible, nommée peenasch, mot sanscrit qui veut dire maladie de nez. Cette petite larve a des yeux, une bouche, une queue en spi- rale dont les articulations lui permettent de se mouvoir avec rapidité. Elle se loge dans la lame criblée de l’ethmoïde, et ronge les parties molles du nez, qui bientôt devient camard. Plus tard les 18G LES INSECTES os lombent et laissent voir une cavité hideuse. Quelquefois aussi les vers pratiquent de dedans en dehors un grand nombre de trous qui donnent à la partie attaquée l’aspect d’un rayon de miel. En même temps les narines sont le siège de vives dou- leurs et d’un écoulement féLide. Mais écartons ces affreuses images. Tout le monde connaît et connaît trop le cousin. Personne ne le reconnaîtrait assurément dans sa larve. Celle-ci vit dans les eaux croupissantes. M. Pouchet a découvert qu’elle a huit estomacs à sa disposition ; ils sont disposés en cercle autour de l’intestin. Les asiles sont parmi les mouches ce que les fau- cons et les aigles sont parmi les oiseaux; ce sont des mouches de proie, à la vue perçante, au vol puissant. S’élançant à la poursuite des petits papil- lons et autres insectes ailés, elles les saisissent dans les airs et les emportent pour les dévorer, ou du moins pour les sucer à leur aise. Ce sont des insectes utiles. Il en est de même des mouches hérissonnes, ainsi nommées à cause de leurs poils roides. Elles dépo- sent leurs œufs dans le corps des chenilles; la larve issue de l’œuf, se trouvant bien dans la chenille, y demeure, et la malheureuse bête en loge quelque- fois trois ou quatre. La cecidomyie du froment est une mouche. Le froment, comme l’indique le nom spécifique, est LES INSECTES 187 son lieu d’élection ; jamais on ne l’a trouvée sur le seigle. On dirait un petit cousin de couleur jaune. Son corps est long de deux millimètres et terminé par une tarière dont la ténuité égale celle d’un fil de ver à soie. Ses ailes sont longues et transparentes. Ses yeux, très-grands, sont noirs. Elle fuit le soleil et cherche l’obscurité. Pendant le jour elle habite le bas des tiges du blé, et le soir, au coucher du soleil, ou même le jour, quand le ciel est voilé, on la voit prendre sa volée et s’arrêter sur les épis. Elle en- fonce sa tarière entre la glume et l’épillet, et y dé- pose ses œufs. Elle fait cela un peu avant que les épis fleurissent. Ainsi protégés contre les intem- péries de l’air, les œufs éclosent et donnent nais- sance à des larves. Celles-ci, d’abord blanchâtres, deviennent bientôt d’un jaune vif, et dès ce moment on les voit aisé- ment à l’œil nu groupées au nombre de 15* à 20 dans un seul grain. Le suc destiné à former la substance farineuse fait leur nourriture ; si elles sont assez nombreuses pour absorber tout le suc, il y a absence complète de grains; si l’absorption n’est que partielle, le développement du grain est incomplet, et alors on trouve, sur le même épi, des grains contournés, amaigris, bosselés, qui vont au vannage constituer ou grossir ce qu’on appelle le menu blé. Lorsqu’elles ont atteint leur entier développe- ment, elles gagnent la terre et s’y abritent près de. 188 LES INSECTES la lige du blé; c’est avant l’époque de la moisson. Elles passent ainsi la fin de l’été, l’automne, l’hiver, le printemps, plongées dans un état de torpeur et d’immobilité. Au printemps elles se changent en nymphes, qui bientôt se transforment en insectes ailés. C’est à la fin du siècle dernier que , pour la pre- mière fois, la cecidomyie attira l’attention des agri- culteurs et des entomologistes. Elle pullula alors à tel point en Angleterre, et y fit de si grands ravages, que dans certains districts il y eut des champs en- tiers qui ne donnèrent pas un seul grain de blé. Les mêmes dévastations se produisirent en 1832 dans l’Amérique septentrionale, où la récolte fut presque complètement perdue dans plusieurs Etats, celui du Maine souffrit à lui seul un dommage évalué à plus de cinq millions. Le même insecte a produit des ravages moins considérables, mais cependant très- grands, en Picardie et dans le département de l’Yonne. Heureusement la cecidomyie a un ennemi : c’est Yinoslemma punctiger. Il vit à ses dépens comme elle vit aux dépens du blé. Il est à peu près de même taille qu’elle, entièrement noir, sauf ses pattes, qui ont un aspect fauve. Ses ailes sont courtes et peu développées. Sa mobilité est cependant extrême, et on le voit aller sans cesse de droite et de gauche. On le rencontre aussi posé sur les épis. Il est à son travail. Armé d’une tarière plus longue que son LES INSECTES 189 corps, et terminée en fer de lance, il s en sert pour déposer ses œufs aux endroits mêmes où la cecido- myie a placé les siens. Sa larve pénètre dans celle de la cecidomyie, vit de sa substance, la fait périr, et de son enveloppe se fait un abri. J’ai déjà nommé la tsetsê, insecte appartenant également à l’ordre qui nous occupe ; mais ce sujet mérite qu’on y revienne. Tsetsé grossie et vue de profil. Tsetsé grossie et vue de face. • Suivant la remarque d’un savant voyageur, M. Ludovic de Castelnau, l’Afrique australe pré- sente aujourd’hui un exemple curieux des grands effets que peuvent produire des causes petites en apparence. En effet, au point où a été amenée l’ex- ploration des contrées centrales de ce continent, ses progrès sont entravés , non par un climat dévo- rant ni par l’hostilité des indigènes, mais par une mouche à peine plus grande que celle qui habite nos maisons, la mouche tsetsé, dont la piqûre, sans danger pour l’homme et pour les animaux sau- 4 vages, tue infailliblement tous les animaux domes- tiques. 190 LES INSECTES M. Green, lors de son voyage au nord du grand lac N’gami, perdit en peu de temps, pour cette cause, ses bêtes de somme et de trait, et se vit % obligé d’abandonner son plan, qui était de gagner Libédé. Plus tard, les Griquas, conduisant huit wagons, essayèrent de traverser, au nord-ouest de la république des Trans-Vaal, le pays qu’habite cet insecte; ils perdirent tous leurs animaux, furent forcés d’abandonner leurs wagons et de revenir à pied . Le cheval , le bœuf, le chien , tous meurent après avoir été piqués ; ceux qui sont gras et en bon état périssent presque aussitôt; les autres traînent pen- dant quelques semaines une vie qui s’éteint à vue d’œil. La tsetsé attaque habituellement l’entre-deux des cuisses et le ventre des animaux. Si l’on se trouve près d’un bœuf qui a été piqué, on entend pendant qu’il mange un bruit sourd et prolongé sor- tant de l’intérieur de l’animal. L’autopsie montre que la graisse a fait place à une matière jaunâtre, molle et visqueuse , et le plus souvent quelque partie des intestins est énormément renflée. La chair se putréfie en moitié moins de temps que la viande ordinaire. La chèvre est le seul animal domestique qui puisse vivre impunément au milieu de ces diptères venimeux ; les chiens nourris exclusivement de gi- bier échappent au danger ; ils succombent infailli- blement, au contraire, quand ils ont été nourris de lait, tandis que le veau à la mamelle n’a absolument LES INSECTES 191 rien à craindre. Enfin l’éléphant, le zèbre, le buffle et toutes les espèces de gazelles et d’antilopes abon- dent dans les contrées habitées par la tsetsé sans en ressentir aucun mal ; c’est à l’animal domestique qu’elle en veut. Sur l’homme, l’effet de sa piqûre a de l’analogie avec celle des cousins ; mais la dou- leur est encore moins persistante que celle de ce dernier. 11 paraît que la tsetsé est stationnaire dans les localités qu’elle habite; ainsi, il n’est pas rare de voir des bestiaux en très-bon état de santé d’un côté d’une rivière, tandis que l’autre côté est infesté par la mouche qui détruit infailliblement tout animal que le hasard y conduit. La tsetsé n’a pas un vol incertain comme la plu- part des diptères; rapide comme une flèche, elle s’élance du haut d’un buisson sur le point qu’elle veut attaquer; elle semble aussi posséder une vue très-perçante. M. Chapman raconte qu’étant à la chasse, et ayant dans son vêtement un trou presque imperceptible fait par une épine, il voyait souvent la tsetsé s’élancer et venir, sans jamais manquer son but, le piquer dans le petit espace qui n’était pas défendu. Les Buchmen, au rapport de M. L. de Castelnau, dont nous suivons la relation, prétendent que cette mouche est vivipare, et M. Edwards, compagnon de M. Chapman, raconte qu’ils lui apportèrent un jour une femelle pleine, et que l’ayant coupée par 192 LES INSECTES le milieu du ventre, il en vit sortir trois petites mouches prêtes à prendre leur essor. Je ne cpiitterai pas les diptères sans mentionner un cas de métamorphoses nouvellement découvert, et jusqu’ici unique parmi les insectes. C’est à M. N. Wagner, naturaliste russe, qui habite Kasan, qu’on en doit la connaissance. Il lui a été offert par un insecte appartenant évidemment au même ordre que les mouches, ou plutôt que la larve de ce petit être, car l’insecte lui -même est encore inconnu; mais l’embryon a tous les caractères d’un diptère1. C’est un ver blanchâtre, dépourvu de pattes. M. Wagner l’a découvert aux environs de Kasan, sous l’écorce d’un ormeau mort. Or chacune de ces larves était remplie de larves. Était-ce un cas de parasitisme? Rien n’est plus commun dans les do- maines de l’entomologie que de voir une larve domiciliée et attablée dans un être vivant servir elle -même d’habitation et de pâture à un autre animal ; et qui sait jusqu’où cela peut aller? Mais l’examen des petites larves exclut bientôt toute idée de parasitisme, les animaux enveloppés ayant jusque dans les moindres détails tous les caractères de l’animal enveloppant. Les petites larves seraient-elles donc les fdles des grandes? C’est ce que M. Wagner se demande, et il résout la question par l’affirmative. 1 11 a été reconnu depuis que celte mouche appartient au genre Cecidomyic , dont une espèce a été mentionnée plus haut. LES INSECTES 193 11 a vu, en effet, le corps graisseux de la chenille mère se diviser, à un moment donné, en un certain nombre de lobes, ces lobes s’entourer ensuite d une membrane propre, puis, ainsi isolés, se développer, sauf certaines différences, à la manière d’un œuf ordinaire. Ainsi M. Wagner se- trouvait en présence de larves engendrant d’autres larves, et les engen- drant, non dans un organe spécial, mais à même leur tissu graisseux, aux dépens de celui-ci, et ajoutons, au prix de leur propre existence; car elles meurent après cette singulière parturition. L’auteur a suivi le développement de cette géné- ration entrée dans le monde d’une façon si excen- trique, et il a vu qu’après avoir acquis une taille convenable, cette progéniture de chenilles éprouve les mêmes phénomènes qu’avaient présentés les mères. Cela dure ainsi jusqu’au mois d’août. A cette époque, les larves cessent de se repro- duire, et elles se transforment en nymphes, comme font la plupart des insectes. LES LÉPIDOPTÈRES ou PAPILLONS Ces insectes ont des métamorphoses complètes. Les larves, désignées sous le nom de chenilles, sont plus ou moins cylindriques, composées de douze 9 194 LES INSECTES anneaux sans compter celui qui forme la tête, mu- nies de six pieds écailleux ou à crochets qui répon- dent à ceux de l’insecte parfait, et de quatre à dix pieds membraneux, portés par les anneaux de l’ab- domen. La tête est cornée avec des antennes très- courtes et des yeux lisses; la bouche, formée de mandibules et de mâchoires cornées et de deux lèvres, diffère profondément de celle des papillons, et ressemble à celle des coléoptères. On trouve dans certaines larves deux vaisseaux longs et tortueux qui n’existent pas chez l’adulte; ces vaisseaux abou- tissent à un mamelon conique près de la lèvre infé- rieure : c’est par eux qu’est sécrétée la soie dont beaucoup de chenilles s’enveloppent lorsqu’elles vont se métamorphoser. Les larves des lépidoptères changent plusieurs fois de peau avant de se trans- former en nymphes. Celles-ci sont enveloppées dans une sorte d’étui qui leur donne l’aspect d’une momie ; sous cette enveloppe on distingue aisément les divers organes extérieurs. L’insecte en sort en la déchirant, et lorsqu’il est en outre renfermé dans une coque soyeuse, il ramollit celle-ci au moyen d’un fluide rougeâtre qu’il rejette par l’anus. Selon Latreille, ces gouttelettes, répandues en abondance sur le sol par des légions de papillons, ont été prises parfois pour des pluies de sang. A part les lépidoptères producteurs de soie, à la vérité assez nombreux, tels que le bombyx du mû- rier, du ricin, de l’ailante, etc., nous ne trouvons LES INSECTES 193 guère ici que des ennemis.- De charmants ennemis, dirait-on peut-être. Non. Ce qu’on admire, c’est l’insecte parfait ; ce qui est à redouter, c’est la larve, la chenille. Le machaon est le plus grand papillon de notre pays; ses ailes sont d’un beau jaune, bordées et tachetées de noir; les inférieures sont allongées en forme de queue : à ce signalement tout le monde le reconnaîtra. Qui n’a vu également sur les plants de carottes, de panais ou de fenouil une fort belle chenille, belle comme une chenille! d’un vert brillant, avec des points rouges et des anneaux noirs. Cette belle chenille est la larve de ce beau papillon. On trouve sur les choux qu’elles dévorent d’autres chenilles vertes aussi, mais beaucoup plus petites que la précédente; celles-ci sont destinées à devenir des Danaïdes. On pourrait, à la rigueur, ranger parmi les in- sectes auxiliaires le papillon dont la chenille noire, épineuse, avec de petits points blancs, vit en troupes nombreuses sur l’ortie ; mais la même chenille vit sur le houblon. Cette larve si sociable donne d’ail- leurs un très-beau papillon, Vœil de paon , qui est noir en dessous, rougeâtre en dessus, avec une grande tache ronde en forme d’œil, ce qui lui a valu son nom. La chenille d’une très-grosse espèce de sphinx , Valropos ou sphinx à tête de mort , se nourrit de la 196 LES INSECTES feuille de la pomme de terre, qui n’a pas besoin de ce parasite pour se porter mal. Le nom sinistre donné à l’insecte parfait lui vient de la douteuse ressemblance des taches qui décorent son corselet avec la face d’un squelette humain. Les chenilles ont seize pattes et une corne sur la queue. Quand vient le moment de changer de forme , elles s’enfon- cent en terre, où elles restent très-longtemps à l’état de chrysalides. Les sphinx ont les ailes longues, triangulaires, l’abdomen pointu. Ils ne sortent généralement que le soir, et se nourrissent du suc des fleurs, toujours volant; car jamais on ne les voit s’arrêter sur les plantes, dont, à l’aide de leur langue excessivement longue, ils pompent le nectar. Quand on connaît les preuves nombreuses de courage données par les abeilles, on s’étonne de l’impression que cause sur elles ce papillon tête de mort. Dépourvu d’armes et de tout moyen apparent d’attaque, celui-ci leur inspire une telle terreur, qu’elles se laissent dépouiller par lui de tout leur miel sans essayer seulement d’arrêter le pillage ; et la ruche qui a été l’objet de ses entreprises est presque toujours abandonnée, comme l’étaient au- trefois les maisons qu’on croyait hantées par les esprits. « Quel moyen, demande un apiculteur, M. de Fra- rière , quel moyen possède-t-il pour frapper de ter- reur les abeilles si courageuses contre tous leurs LES INSECTES 197 autres ennemis? Elles qui comptent leur vie pour si peu de chose qu’elles la sacrifient souvent sans né- cessité, que craignent-elles d’un papillon qui ne peut les blesser? « Jusqu’à présent, continue-t-il, mes recherches ont été d’autant plus difficiles, que cette phalène ne paraît pas toutes les années, et que ses attaques n’ont lieu que la nuit. Voici les conjectures que j’ai pu former en étudiant attentivement ce qui se passe dans les ruches. « Pendant la saison des essaims, le soir ou la nuit, lorsque tout est calme, les jeunes reines font entendre un chant singulier, tout à fait distinct des sons divers que les abeilles produisent , et qui ont cer- tainement un rapport avec leurs différents travaux. « Au premier retentissement de ce chant étrange, les abeilles semblent frappées de terreur ; elles sus- pendent leurs travaux et elles gardent un silence rigoureux. « Or, lorsque l’on saisit un papillon tête de mort, il est rare qu’il ne fasse pas aussi entendre une espèce de cri ayant beaucoup d’analogie avec celui des jeunes reines ; et, de plus, il produit un engour- dissement électrique en faisant vibrer son corps d’une manière très-singulière, et j’avoue que ce n’est qu’avec une répugnance extrême que je sai- sissais, même à travers un filet de mousseline, cet étrange animal. « J’ai compris que, lorsque ce papillon veut se 198 LES INSECTES repaître en sûreté du miel contenu dans les ruches, il lui suffit de produire ce son si effrayant pour les abeilles; peut-être aussi son frémissement élec- trique contribue-t-il à rendre leur terreur plus pro- fonde. » Cependant les abeilles, une fois averties par une première visite du terrible lépidoptère, ne restent point inactives; elles comprennent qu’il leur faut prendre des précautions pour repousser l’approche de l’ennemi. C’est alors qu’elles déploient leurs ta- lents d’ingénieur. Les unes ferment l’entrée de leur ruche au moyen d’une large muraille de cire, percée de trous suffisants pour le passage d’une abeille, mais trop étroits pour la phalène; d’autres lui oppo- sent des espèces de retranchements placés les uns derrière les autres, et qu’on ne peut franchir qu’en cheminant en zigzag ; enfin chaque peuplade varie ses moyens de résistance, ce qui prouve non -seu- lement que les abeilles n’agissent pas machina- lement, mais qu’elles ont un esprit de combinaison assez étendu. Ceci est un point sur lequel nous reviendrons. Les bombyx, que recommande tant à notre estime le ver à soie du mûrier, forment un genre considé- rable qui renferme une centaine d’espèces. Ce ver à soie nous vient de Chine, où son espèce est domes- tique depuis un temps immémorial ; il fut introduit en France vers la fin du xvic siècle. C’est aujourd’hui une des grandes sources de richesse de notre région LES INSECTES 199 méditerranéenne , qui produit annuellement pour environ 150 millions de francs de cocons. Malheu- reusement les nombreuses maladies qui attaquent le ver à soie ont depuis longtemps rendu ce revenu bien précaire. Nous avons décrit les métamorphoses de cet in- secte : il est inutile d’y revenir. Parlons de son édu- cation , qui se fait dans des établissements qu on nomme magnaneries . Les œufs, la graine, comme on dit, sont soumis à une incubation artificielle. Dès que les vers sont éclos, on leur donne à manger. Ils ne mangent que des feuilles de mûrier. Après plu- sieurs mues ils filent. La soie que forme le cocon est produite par une paire de longues glandes, en forme de tubes, situées à la partie inférieure du corps de l’animal. Elle sort par une filière qui s’ouvre au-dessous de la bouche. Le cocon est d’un seul fil replié de telle sorte, qu’il enveloppe bientôt tout l’animal; ce fil n’a pas moins de quatre à cinq cents mètres de long. Les cocons achevés, on en fait deux parts : l’une, de beaucoup plus petite , est destinée à la reproduc- tion ; on la laisse donc accomplir tout son dévelop- pement. L’autre est dévidée après qu’on a étouffé les chrysalides. On dévide plusieurs cocons ensemble ; le fil qui en résulte est ce qu’on appelle de la soie grége. Différentes opérations sont nécessaires pour la rendre propre à la fabrication des étoffes ; il n’est pas de notre sujet de les décrire. 200 LES INSECTES Le grand paon de nuit est encore un bombyx ; sa chenille, d’un beau vert avec des tubercules bleus et des poils terminés en forme de globules, a le tort de vivre aux dépens de Forme et des pommiers. Une autre espèce a reçu le nom de processionnaire, parce que sa chenille, ennemie ou trop amie du chêne, va par bandes nombreuses, formées de lignes toujours parallèles entre elles. La disparate mérite d’être citée à cause de l’industrie de la femelle, qui, pour pré- server ses œufs de la gelée, les recouvre de poils arrachés à son ventre. De ces œufs, trop bien pro- tégés, sort une chenille commune sur le tilleul. Celle-ci ne tisse pas de cocon ; la chrysalide est sim- plement attachée par la queue à un corps solide et fixe. Vient-on à la toucher, elle roule sur elle-même avec une grande rapidité ; mais comme ce mouve- ment, continué dans le même sens, briserait le fil ténu qui la supporte, elle change de temps en temps le sens de la rotation. Qui lui a appris à le faire? Un mystère plus profond encore est celui qui entoure l’instinct merveilleux du minime à bandes, dont la chenille se montre trop friande des feuilles de lilas. Voici ce que M. Blanchard raconte de cet insecte étonnant : « Vous placez une femelle dans un endroit isolé, sur une fenêtre si vous voulez, dans une ville, dans Paris même, dans une rue, loin de tout jardin : eh bien! au bout d’une heure ou deux, vous voyez les mâles arriver en grand nombre. Le sens de la vue LES INSECTES 201 ne les guide pas; ils se heurtent contre les murailles, aux étages supérieurs, aux étages inférieurs : n’im- porte, ils finissent par arriver au but. Mieux que cela, cette femelle vous l’enfermez dans une boîte. Rien au dehors ne décèle sa présence; les mâles arrivent néanmoins alentour, cherchant de tous côtés l’objet désiré. Ils voltigent, ils s’agitent dans le même cercle, jusqu’à ce qu’ils meurent épuisés de fatigue. « Les mâles de cette espèce sont toujours bien plus nombreux que les femelles ; cette circonstance explique comment il y a tant d’individus recherchant à la lois une seule femelle. « Mais ce qui confond l’esprit, c’est l’incroyable faculté que possèdent ces insectes de reconnaître, à des distances énormes, l’endroit où se trouve une femelle de leur espèce. On s’est assuré que les mâles pouvaient être attirés d’une distance de plusieurs lieues. Quel est le sens qui les guide? se demande le naturaliste; à cette demande il ne vient aucune réponse satisfaisante. Les bombyx, à coup sûr, ne voient pas bien loin, et puis combien il est positif que la vue ne les guide en aucune façon ! ils viennent alentour de la boîte parfaitement close dans laquelle est renfermée la femelle ; si cette femelle est à dé- couvert, ils se heurtent vingt fois avant d’arriver jusqu’à elle. « Ah ! oui , ils sentent ; c’est l’odorat qui les con- duit; l’odorat! Songez -y. Pour nous, cette femelle 9* 202 LES INSECTES n’a aucune odeur, si près que nous en approchions. Que devient d’ailleurs pour nos sens l’émanation d’un petit corps ayant l’odeur la plus puissante, complètement caché, à une distance de quelques kilomètres? Vous voyez bien que c’est à n’y rien comprendre. Il existe chez ces bombyx une faculté si différente des nôtres , que l’idée seule en est im- possible pour nous. Si c’est l’odorat qui guide le minime dans la recherche de sa femelle, ce sens a acquis chez lui une perfection si prodigieuse, qu’il faut renoncer à apprécier cette perfection autrement que par son résultat. Si c’est un sens tout particu- lier, comme on s’est plu aussi à le supposer, l’homme ne saurait se faire la moindre idée d’un sens qu’il ne possède pas; plus que jamais, alors, il faut se contenter du résultat reconnu par des milliers d’ob- servations. » Le minime à bandes n’est pas le seul parmi les bombyx qui jouisse de cette surprenante faculté; mais c’est une des espèces qui la possèdent au plus haut degré. Autant dans ce groupe le mâle est actif, autant la femelle est paresseuse. Celle de l’orgye, par exemple, une fois éclose, ne s’éloigne jamais de son cocon: cette paresse ne lui est pas imputable; la pauvrette manque d’ailes, ainsi qu’on peut le voir. Nous avons dit le mal que les pyrales font à la vigne ; ce n’est pas le seul titre que les lépidoptères de ce genre aient à notre animadversion. Leurs che- LES INSECTES 203 nilles se cachent dans les fruits et les rongent. Mais tant de griefs sérieux ne doivent pas nous empêcher de rendre hommage à l’instinct déployé par quel- ques-unes de ces larves, qui prennent pendant la nuit la peine de rouler, et très-artistement, autour d’elles la feuille dont elles doivent se nourrir pen- dant le jour, et sont ainsi assurées de n’être pas dé- rangées dans leurs repas par la visite des oiseaux insectivores. Orgye femelle. Orgye mâle. Les chenilles des phalènes, certaines d’entre elles du moins, ont d’autres ruses; elles ne savent pas tourner une feuille, mais elles savent faire les mortes. Se sentent-elles menacées, leur immobilité aussitôt devient absolue ; elles restent des heures entières dressées et comme frappées de catalepsie, et si sem- blables par leur couleur, leur grosseur, les aspérités et les saillies de leur surface aux extrémités des branches sur lesquelles elles vivent, qu’il est extrê- mement difficile de les en distinguer, et que sans doute les oiseaux s’y trompent. D’autres chenilles de phalènes ont reçu le nom d'arpenteuses à cause de la manière dont elles marchent; en rapprochant à chaque pas la queue de la tête , elles semblent , en effet, arpenter le terrain. 204 LES INSECTES Mieux avisés peut-être que nous, les Malgaches ont imaginé un moyen de se venger des lépidoptères, moyen auquel les Européens' n’ont pas songé. Me- nacés d’être dévorés par les lépidoptères, ils leur rendent la pareille. M. le docteur Vinson, qui, en 1862, a eu l’honneur d’assister, comme membre de l’ambassade française, au couronnement de Sa Ma- jesté Radama II, nous apprend, en effet, que les vers et les chenilles occupent une place distinguée dans le régime alimentaire des habitants de Madagascar. 11 est entre autres une chenille bien replète, avec épillets de poils soyeux. Quand elle a fdé son cocon, on ouvre celui-ci, au milieu duquel on la trouve blanche, renflée, grasse. Réunies en grand nombre, elles ont l’apparence de lait caillé; les Malgaches les font frire avec un peu de fromage râpé et quelques jaunes d’œufs. « C’est un mets délicieux, un mets de nobles et de princes. » Il en est une autre qui fait un cocon gros comme la moitié d’un œuf de poule. On en exploite la soie, belle et forte ; mais les chrysalides , très-volumi- neuses, ne sont pas perdues : on les fait frire. M. Vin- son a yu le fils du roi, prince de dix ans, en manger avec un grand plaisir. « J’avoue, dit le docteur, que, malgré mon amour pour l’entomologie, j’au- rais eu une grande répugnance à l’imiter. » Nul pays, dit le docteur Vinson, ne fait plus d’hon- neur à l’entomologie. Je crains bien que de long- temps nous ne lui disputions cette gloire. les insectes 205 LES HÉMIPTÈRES Leurs métamorphoses sont fort considérables. La larve, déjà semblable à 1 insecte parfait, s en dis- tingue principalement par 1 absence d ailes , et la nymphe par l’état rudimentaire des mêmes organes. L’un des insectes les plus intéressants de cet ordre est la cochenille. Comment le teinturier donne- t-il aux étoffes ces couleurs éclatantes, le cra- moisi et l’écarlate , qui font sur les yeux une impression analogue à celle de la trompette sur l’oreille? Au moyen du carmin. Et le carmin , d’où vient-il? C’est la cochenille qui le produit. Elle vit sur une plante de la famille des cactées , sur un cactus auquel on donne les noms de nopal et d'opuntia. Après le bombyx du mûrier et l’abeille, il n’est pas au monde d’insecte plus précieux. Les cochenilles sont des membres de la famille des pucerons. Le mâle et la femelle ne se ressemblent guère : le premier a des ailes, l’autre n’en a pas; le mâle est beaucoup plus petit que la femelle, et celle-ci n’est jamais plus grosse qu’un pois. Vous voyez que ce ne sont pas de grosses bêtes. Le mâle se promène : il va, il vient, il vole; la femelle ne se promène pas longtemps. Cochenille du cactus mâle. Cochenille du cactus femelle. 206 LES INSECTES A peine n’est-elle plus un enfant dans son genre, qu’elle choisit sur un pied d'opuntia une feuille ou une jeune branche à sa convenance, et y enfonce son bec. Elle reste là toute sa vie, plus jamais elle ne changera de place ; jamais elle ne sortira son bec du petit trou dans lequel elle l’a introduit; de sorte qu’elle a bien plutôt l’air d’une graine que d’un in- secte. Voilà une existence qui ne paraît pas divertissante : il est à croire cependant que la cochenille se trouve très-heureuse de passer sa vie couchée dans le bon petit lit de matière cotonneuse qu’elle a eu soin de former sous elle, et de pomper la sève de l’opuntia qui la nourrit. Il est certain, du moins, que cela lui fait beaucoup de bien , car on voit son corps grossir. Il grossit, parce qu’il se remplit d’œufs. Quand les œufs sont mûrs , la mère les pond , et elle a soin de les placer sous elle , entre son corps et son nid ; une poule ne s’y prend pas mieux que cette petite bête, qui n’a pas même l’air d’une bête. Nous voici au plus merveilleux de l’histoire. Quand la cochenille a fini de pondre, elle meurt. Mais ne croyez pas que son corps se décompose comme celui des grands animaux. Non, il se dessèche simple- ment, et en se desséchant il forme au-dessus des œufs une enveloppe qui a l’air d’être le couvercle de l’espèce de boîte dont le nid de coton est le fond. Ainsi, même après sa mort, la cochenille est utile à ses petits, et les protège. LES INSECTES 207 Quand ces œufs si bien gardés viennent à s’ou- vrir, les petits animaux qui en sortent ne ressemblent pas à leurs parents ; ce sont des larves, et elles sont si petites qu’on ne les voit bien qu’au moyen d’une loupe. Elles sont très-vives, et courent de côté et d’autre sur la plante où elles sont nées. Cela dure dix jours, au bout desquels elles se changent en chrysa- lides. Deux semaines après, elles acquièrent la forme des cochenilles parfaites, les unes mâles, les autres femelles. Les mâles vivent encore un mois, les fe- melles en vivent deux. La cochenille du nopal est originaire du Mexique, où l’on cultive tout exprès, pour la nourrir, des champs immenses d 'opuntia. On fait chaque année trois récoltes de cochenilles, et ces trois récoltes pèsent ensemble 880,000 livres. Chaque livre con- tient 70,000 insectes. On n’a qu’à multiplier ces deux nombres l’un par l’autre pour savoir quel nombre effrayant de cochenilles produit le Mexique. Voici comment se fait la récolte : on détache les cochenilles des pieds d’opuntia sur lesquels elles vivent , et on les fait tomber dans un bassin ; ensuite on les plonge pendant quelques instants dans l’eau bouillante , puis on les dessèche en les exposant au soleil pendant un jour ou deux. Elles ont alors l’air de petites graines irrégulières ridées; leur couleur est un gris pourpre. Pendant longtemps on les a prises pour de petits fruits. C’est dans cet état qu’on les trouve dans le commerce. Quant à retirer la ma- 208 LES INSECTES tière colorante qu’elles contiennent, c’est l’affaire des chimistes. Le Mexique n’est pas le seul pays qui produise des cochenilles-nopal; on en a transporté dans d’autres pays, où elles ont prospéré. Elles commencent à se répandre en Algérie. Il y a encore d’autres cochenilles que celles du Mexique : il y a la cochenille de Pologne; il y a la cochenille du chêne vert , qu’on appelle aussi kermès, et qu’on trouve dans le midi de la France, sur les chênes verts; mais la cochenille-nopal, c’est-à-dire celle du Mexique, est celle qui fournit la plus belle matière colorante. Pour en finir, je dois vous dire qu’on trouve encore des cochenilles sur les figuiers , les orangers et les oliviers; mais celles-ci ne sont bonnes à rien , et font beaucoup de mal aux arbres sur lesquels elles vivent. Ce même ordre des hémiptères renferme un in- secte bien extraordinaire : c’est le fulgore porte-lan- terne, et on va voir si son nom est mérité. Une dame que son savoir et ses talents ont rendue célèbre, M"° Sibylle Mérian, était allée à la Guyane hollandaise dans le dessein de peindre des animaux et des fleurs, objets qu’elle excellait à représenter. Un jour, des Indiens qui connaissaient ses goûts lui apportèrent dans un panier des insectes qui ont une certaine ressemblance avec les cigales; seulement ils sont plus gros que celles-ci, et leur front fait une bosse énorme. Mllc Mérian posa ce panier sur une LES INSECTES 209 table dans sa chambre. La nuit suivante, le bruit que faisaient les insectes emprisonnés l’ayant ré- veillée, jugez de sa surprise, de sa terreur même, quand elle s’aperçut que toute sa chambre était en flammes. C’est du moins ce qu’elle crut d’abord; mais elle reconnut bientôt que cette lumière ef- frayante sortait du panier apporté par les Indiens, et, l’ayant ouvert, elle vit les insectes se répandre dans tout l’appartement, sur les rideaux, sur le lit et sur les meubles, comme autant de charbons allu- més; mais ces charbons ne brûlaient point. Il paraît que l’ordre qui nous occupe ne le cède point, au point de vue culinaire, à celui des lépi- doptères. Tout le monde connaît, au moins par l’histoire de Fernand Cortez, la grande plaine de Mexico, située à 2,300 mètres au-dessus du niveau de la mer. Son centre est occupé par ces deux grands lacs où se sont livrés tant de combats furieux entre lés héroïques bandits espagnols et les malheureux indigènes : l’un, d’eau douce, celui de Chalco ; l’autre, d’eau salée, celui de Tezcuco, séparés l’un de l’autre par la capi- tale de la Nouvelle -Espagne. Or le fond de ces lacs est formé par les boues d’un calcaire lacustre, d’un gris blanchâtre, contenant des oolithes identiques pour l’espèce, la forme, la grosseur, aux oolithes des terrains jurassiques. Un jour que M. Virlet-d’Aoust... Mais peut-être n’est-il pas inutile de nous arrêter au mot qui vient d’être 210 LES INSECTES deux fois prononcé : il s’agit à la fois d’une question géologique et d’une question alimentaire. Oolithe, c’est-à-dire œuf -pierre, globules miné- raux ressemblant à des œufs, et pierre composée de ces globules. Un grand nombre de couches calcaires de toutes les époques géologiques présentent cette structure granulaire ou globuliforme. Les granules ont diverses compositions : il y en a de ferrugi- neuses, de calcaires, c’est le grand nombre; de sili- ceuses, etc. Sur leur mode de formation, doute. Le savant M. Fournet admet que ces oolithes se sont formées par concrétion au milieu du terrain qui les renferme ; des forces attractives auraient déterminé leurs formes arrondies et concentriques. On va voir qu’elles peuvent avoir une autre origine. Un jour donc que M. Virlet-d’Aoust signalait à M. Bowring, directeur des salines de Tezcuco, l’ana- logie des oolithes de Mexico avec celles du système jurassique, celui-ci lui apprit que ces oolithes sont tout bonnement des œufs d’insectes, incrustés par les concrétions calcaires que déposent journellement les eaux du lac. M. Yirlet trouva avec raison le fait assez important pour vouloir le vérifier par lui-même, et, à l’époque de la ponte la plus abondante, qui a lieu vers le mois d’octobre, il était sur les lieux. Il vit , en effet , que des milliers de petits mouche- rons amphibiens, ce sont ses expressions, volti- geant dans l’air, vont, en plongeant de plusieurs LES INSECTES 211 pieds et même de plusieurs brasses , déposer leurs œufs au fond de l’eau, d’où ils sortent pour aller probablement mourir à quelque distance, leur fonc- tion étant remplie. En même temps que notre compatriote assistait à ce spectacle nouveau pour lui, il eut l’avantage d’être témoin de la pêche ou de la récolte de ces œufs, lesquels, sous le nom mexicain à'haulle, servent d’aliments aux Indiens, qui n’en sont pas moins friands que les Chinois de leurs nids de salangane. On accommode cette graine de différentes ma- nières ; le plus communément on en fait des espèces de gâteaux qu’on sert avec une sauce relevée de chilé , qui se compose de piments verts écrasés. Pour recueillir Yhautle, les naturels forment des faisceaux de joncs qu’ils placent dans le lac, à quelque distance du rivage. Douze à quinze jours suffisent pour que chaque brin de ces faisceaux soit entièrement recouvert d’œufs, qu’on retire ainsi par millions. On laisse sécher les joncs une heure environ, après quoi la graine s’en détache facile- ment. A Mexico, on vend cette marchandise dans les rues, en criant : Mosquitos! mosquitos! comme on crie en Europe : Du mouron pour les p’tils oiseaux ! Cette formation d’oolithes par des insectes con- duit naturellement à admettre que le même phéno- mène a bien pu se reproduire à d’autres époques 212 LES INSECTES géologiques , et que la plupart des oolithes calcaires ou ferrugineuses ont une origine analogue. Mer- veille du temps et du nombre : des insectes con- courant si puissamment aux grandes formations du globe ! Qu’on parle après cela des pyramides. J’ou- bliais de dire que, d’après M. Graveri, préparateur de chimie et de physique à l’école de médecine de Mexico , les œufs dont on se régale dans cette ville sont pondus par trois espèces de punaises d’eau. Des galettes de punaises ! LES NÉVROPTÈRES Disons tout de suite, pour fixer les idées, que les libellules ou demoiselles et les éphémères font partie de cet ordre. Les métamorphoses ne sont pas identiques chez tous les névroptères. Beaucoup de larves et de nymphes vivent sous l’eau, et respirent au moyen d’organes analogues aux branchies des poissons; d’autres habitent la surface du sol et se creusent des demeures dans le sable. Ces larves sont générale- ment carnassières; toujours elles ont trois paires de pattes. Parmi les nymphes, les unes sont immo- biles; les autres, au contraire, sont agiles comme les larves, et font, comme celles-ci, la chasse aux insectes. Tout le monde connaît la libellule au vol puis- LES INSECTES 213 sant. Elle dépose ses œufs dans l’eau des marais, des étangs et des petits ruisseaux. La larve res- semble beaucoup à l’insecte parfait ; mais elle en diffère par l’organisation de sa bouche et par ses mœurs. C’est par l’anus qu’elle respire, et comme elle a la propriété de faire entrer l’eau dans cet ori- fice et de l’en chasser avec force, elle en profite pour changer de lieu; c’est, comme on le voit, une sorte de navigation par réaction. Ainsi que le remarque M. C. Duméril, le nom de fourmi-lion , autre névroptère, convient mieux à la larve, grande destructrice des fourmis et autres me- nues bestioles, qu’à l’insecte parfait. Elle creuse dans le sol une fosse en forme d’entonnoir, au fond de laquelle elle se tient, les deux cornes écartées, attendant sa proie; malheur alors à la fourmi qui s’aventure sur cette pente perfide ; le sable , s’ébou- lant sous ses pas, la livre au fourmi-lion, qui, l’ayant sucée jusqu’à ce que mort s’ensuive, lance à de grandes distances son cadavre desséché. Il n’est personne qui n’ait vu, au fond des plus étroits cours d’eau, de tout petits fourreaux ambu- lants, formés de fragments de feuilles, de brins de roseaux, de menus graviers et même de petits co- quillages agglutinés ensemble. C’est le par-dessus dont la larve des phryganes recouvre le fourreau de soie, par elle tissé, qui forme son vêtement immé- diat. Ainsi vêtue, elle se traîne au fond de l’eau. Ce fourreau est ouvert aux deux bouts; mais quand 214 LES INSECTES vient pour la larve le moment de se métamorphoser, elle ferme les deux portes au moyen de fils disposés en forme de grillage; malheureusement pour elle, Fourreaux de phrygane rhombique. Phrygane rhombique. toutes ces précautions ne la garantissent pas de la dent des poissons, qui sont très-friands de larves de phryganes ; ce qui fait que les pêcheurs emploient souvent celles-ci en guise d’appât. Larve de la phrygane rhombique. Nymphe de phrygane poilue. La larve de Y éphémère vit dans la vase, et elle y vit près de trois années. Elle a des branchies. C’est surtout en été, et c’est souvent le même jour, que, LES INSECTES 215 le soleil à peine couché, toutes à la fois sortent de l’eau , et, s’accrochant à quelque corps solide, achè- vent de se transformer rapidement en insectes par- Larve d’éphémère Nymphe d’éphémère Éphémère vulgaire vulgaire. vulgaire. adulte. faits. Aussitôt la femelle s’empresse d’aller déposer ses œufs sur les eaux, au fond desquelles leur poids les entraîne. Le matin, dès l’aube, toutes les éphé- mères sont mortes, et c’est jour de bombance pour les poissons. Les termites sont souvent désignés sous le nom de fourmis blanches , qui, comme on l’a dit, ne leur convient point. Les termites et les fourmis forment, en effet, deux groupes très -différents l’un de 216 LES INSECTES l’autre. Ce nom s’explique cependant par la grande ressemblance de formes et d’habitudes industrieuses qui existent entre les deux genres. Comme les fourmis, les insecLes qui vont nous occuper vivent en société composée de plusieurs classes d’individus, et, comme elles, ils accom- plissent des travaux vraiment dignes d’admiration. Les termites sont nombreux, surtout dans les régions intertropicales de l’ancien et du nouveau monde ; mais on en trouve plusieurs espèces en dehors de cette zone, et jusque dans les régions méridionales de notre pays. Doués d’une voracité et d’une activité prodigieuses, ce sont, mal- gré l’exiguïté de leur taille, les plus puissants destructeurs de matières végé- tales qui existent. Leur rôle, dont ils s’acquittent à souhait, est de soustraire ces matières à la cor- ruption; par eux, en un temps très -court, les troncs énormes d’arbres morts sont débités et emportés en détail. Il n’y a pas de tissu ligneux assez compacte pour leur résister, sauf le bois de fer, d’après certains voyageurs; encore d’autres affirment-ils qu’à la longue les termites en viennent à bout. Nuit et jour ils travaillent à déblayer les forêts vierges, qui, sans eux, seraient bien plus impénétrables qu’elles ne le sont et bien plus pes- Termite lucifuge Termite lucifuge ouvrier. soldat. LES INSECTES 217 tilentielles. Mais comme ils n’établissent pas de dis- tinction entre les productions spontanées de la nature et les champs cultivés ou même les habita- tions humaines, les termiLes sont un des plus grands fléaux des contrées qu’ils habitent. Une maison qu’ils attaquent est bientôt détruite, et, ce qu’il y a de pis, c’est que rien ne révèle leur présence à l’exté- rieur de la charpente ou du meuble envahis par eux, jusqu’à ce que la charpente s’écroule ou que le meuble s’affaisse. Installés dans une pièce de bois, ils la vident totalement, mais en ayant bien soin d’en respecter le dehors sur une épaisseur égale à celle d’un pain à cacheter. Les étoffes, les marchan- dises de toutes sortes deviennent leur proie. « Nous avions, écrit un voyageur en Australie, des caisses pleines de livres dont il ne resta autre chose que la reliure et les images. » On en connaît plus de vingt espèces, et on ne les connaît pas toutes. L’une des mieux étudiées parmi les espèces exotiques est le termite belliqueux ou termite du cap de Bonne- Espérance , justement cé- lèbre comme étant de tous les animaux terrestres celui qui, proportionnellement à sa taille, élève les constructions les plus hautes. Ces édifices, qui sont leurs nids, ont à peu près la forme de pains de sucre, avec cette différence que sur les flancs de la pyramide principale se dressent un certain nombre de pyramides secondaires. Rapportée à la taille des ouvriers, cette construction est quatre ou cinq fois 10 218 LES INSECTES plus élevée que la plus haute des pyramides d’É- gypte par rapport à nous. Adamson, au Sénégal, a vu des termitières qui avaient huit à dix pieds de haut. Bosman attribue deux fois la hauteur de l’homme à celles qu’il a ob- servées en Gambie, M. de Golbéry, dans son voyage en Afrique, estime leur hauteur à dix, quinze et seize pieds, sur une base de cent à cent vingt pieds carrés. Jobson, en Gambie, en a mesuré qui avaient vingt pieds d’élévation, et qui eussent pu contenir une douzaine d’hommes. Livingstone donne les me- sures suivantes : six à sept mètres de haut « pour le moins », sur douze à quinze de diamètre à la base. Elles sont si solidement construites, qu’elles sup- portent aisément le poids de l’homme. Bien plus, il arrive souvent que les taureaux sauvages se tien- nent en sentinelle sur le sommet de ces édifices, pendant que les troupeaux à la sécurité desquels ils veillent paissent dans le voisinage. Jobson raconte qu’étant à la chasse il lui arrivait , ayant trouvé une termitière abandonnée, et dont la coupole était brisée, de se blottir dans l’étage supérieur de cette construction, attendant qu’une bête féroce se mon- trât à portée de son fusil. Le plus souvent ces loge- ments sont réunis en nombre assez grand dans un même canton. M. de Golbéry en compta plus de quarante dans le bois de Lamaya, distantes les unes des autres de trois cents à cinq cents pas. Un voya- geur en Australie, M5" Salvado, en a rencontré Termitières. 221 LES INSECTES plus de quatre-vingts sur moins d’un mille carré. « Que de fourmilières dans ce pays! dit quelque part Livingstone; elles couvrent les plaines exacte- ment comme les tas de foin dans une prairie. » A première vue, tous les voyageurs les ont prises pour des constructions humaines. « La grandeur et la forme de ces constructions me faisaient croire, écrit un des auteurs déjà cités *, que ces pyramides étaient des monuments funèbres élevés et consacrés à la mémoire des anciens guerriers mandings de Barra. » — « Mais de toutes les choses extraordi- naires que j’ai observées, écrit Adamson, rien ne m’a autant frappé que certaines éminences qui, par leur hauteur et leur régularité , me parurent de loin un assemblage de huttes de nègres ou un village considérable, et qui n’étaient que des nids de cer- tains insectes. » L’intérieur n’en est pas moins extraordinaire que le dehors ; on y trouve nombre d’appartements , dont chacun a sa destination particulière : la chambre royale, pièce réservée au mâle et à la femelle ; les nourriceries , petites loges où sont dé- posés les œufs ; des magasins remplis des sucs épaissis de certains végétaux; de vastes galeries, dont le diamètre égale le calibre d’un gros canon, s’enfoncent en terre à plus d’un mètre de profon- deur. Ce sont les carrières où l’insecte a puisé l’argile i M. de Golbéry. 2*> LES INSECTES gâchée avec sa salive, a fourni la matière pre- mière de ses constructions. La société des termites se compose de plusieurs classes d’individus : De laryes, D’ouvriers, De soldats Et d’insectes parfaits. Les larves composent la population enfantine de la république. C’est par les ouvriers que les constructions qu’on vient de décrire sont” élevées. C’est par les soldats que la communauté est dé- fendue; et ils exercent en outre dans plusieurs cas une certaine direction sur les ouvriers. L’accroissement de la population forme la charge des insectes parfaits. Los ouvriers sont longs de cinq millimètres ; ils ont des mandibules dentées très-solides : ce sont leûrs outils. Les soldats ont une taille double de celle des ou- vriers; chacun d’eux pèse autant que quinze de ces derniers. Ils se reconnaissent aux dimensions de leur tête, beaucoup plus grosse que leur corps. Cette tête est cornée et munie de pinces aiguës qui sont leurs armes. Les insectes parfaits ont 18 millimètres de long, et chacun d’eux pèse autant que trente travailleurs. Ils ont quatre ailes pendant un temps très- court, LES INSECTES 223 des ailes relativement énormes, de 50 millimètres d’envergure. Les ouvriers sont des individus encore incom- plets, de véritables larves et de vraies nymphes. Ils paient de bonne heure , comme on voit , la dette du travail. Les soldats sont des individus achevés, mais arrêtés dans leur développement : ce sont des neutres. Les insectes parfaits sont les uns mâles, les autres femelles. Ouvriers, soldats, insectes parfaits commencent par appartenir au premier des groupes que nous avons mentionnés, à celui des larves. Ces larves deviennent directement les unes ou- vrières, les autres soldats. Les soldats restent toujours soldats. Les ouvriers, au contraire, montent en grade, et arrivent au rang d’insectes parfaits, mâles ou femelles. Un soir les mâles et les femelles, ayant acquis des ailes, quittent en masse la colonie, s’élèvent dans l’air. Le lendemain, dès le point du jour, ils gisent sur le sol: leurs ailes sont tombées. Ils deviennent alors la proie d’une multitude d’animaux. Quelques- uns sont recueillis par des ouvriers et des soldats. Un mâle et une femelle sont logés dans la chambre royale. Alors un changement prodigieux s’opère dans la 224 LES INSECTES femelle. Son abdomen s’accroît au point d’atteindre 1S centimètres de long, et de devenir de 1S00 à 2000 fois plus volumineux que le reste du corps. Bientôt elle se met à pondre, et les œufs sortent avec une telle rapidité qu’ils semblent former un jet continu. Absorbée par ce travail, incapable même de se mouvoir, elle est nourrie par certains ouvriers, tandis que d’autres, non moins empressés autour d’elle, emportent les œufs au fur et à mesure Femelle de termite belliqueux. de la ponte, et les placent dans des logements parti- culiers. Pendant ce temps, le reste des ouvriers procèdent aux travaux habituels de construction et d’approvisionnement, et les soldats veillent pour Lous. Si une brèche est faite à l’édifice, ils se pré- sentent en foule, jouant des mandibules, qui jamais ne lâchent prise. Des œufs sortent des larves beau- coup plus petites que les ouvriers, et qui, après avoir reçu les soins attentifs de ceux-ci, devien- nent à leur tour, comme on l’a dit, ouvriers ou soldats. Ces intéressants insectes ont de nombreux enne- mis, parmi lesquels les fourmis, les reptiles, les LES INSECTES 225 oiseaux et les nègres, qui, après les avoir enfumés pour les contraindre à sortir de chez eux, s’en em- parent et les mangent. C’est, selon eux, un manger délicieux. LES HYMÉNOPTÈRES Leurs métamorphoses sont complètes. Il y a des larves de deux sortes : les unes, munies de pattes, peuvent aller à la recherche de leur nourriture ; les autres, privées de moyen de locomotion, restent immobiles à la place où elles naissent. Mais la pré- voyance des mères pare à tout : tantôt elles ont placé leurs œufs sur des amas de provisions formés à dessein ; d’autres fois elles les ont logés dans le corps de divers insectes que les larves, une fois nées, rongent. Il y a cependant des larves qui ont besoin d’aliments fréquemment renouvelés et éla- borés d’une manière spéciale; celles-ci sont élevées dans des nids construits avec un art admirable, et confiés aux soins d’individus dépourvus de sexe. Presque toutes les larves d’hyménoptères tissent un cocon de soie très -fine, à l’intérieur duquel elles se transforment en chrysalides. Nous rencontrons ici les abeilles et les fourmis. Les fourmis forment des sociétés nombreuses composées de mâles, de femelles et de neutres, qu’on nomme aussi ouvrières. Le dessin ci-joint nous donne la représentation fort agrandie de ces 10* 226 LES INSECTES trois sortes d’individus chez les myrmicines, qui sont des fourmis dont l’abdomen est réuni au thorax par deux sortes de nœuds ou d’articulations. Ainsi qu’on le voit, la femelle est beaucoup plus grosse que le mâle, et surtout que l’ouvrière. Les deux premiers sont ailes, mais pendant quelques heures seulement, le temps de faire hors de l’habitation commune une promenade, à la suite de laquelle les mâles meurent toujours, tandis que les femelles, qui bientôt deviendront mères, après avoir été recueillies par les ouvrières, s’arrachent elles- mêmes leurs ailes. Les ouvrières, toujours privées d’ailes, se font remarquer par la grosseur de leur tête et par la force de leurs mandibules. Elles forment habituellement et de beaucoup la partie la plus nombreuse de la population. Salomon renvoie les paresseux à l’école des fourmis ; ils n’en sau- raient suivre une meilleure. Point d’existence plus laborieuse : pendant que la femelle pond, certaines Myrmicine mâle. Myrmicine ouvrière. Myrmicine femelle. LES INSECTES 227 ouvrières recueillent les œufs et les transportent dans des chambres particulières ; d’autres font la toilette des larves, les nourrissent, les transportent au dehors quand le temps est beau, les rentrent à l’approche du soir; d’autres encore s’occupent de l’entretien des bâtisses et de leur agrandissement ; d’autres enfin vont aux provisions et se remplis- sent de liquides sucrés qu’elles dégorgent dans la bouche de celles que leurs travaux retiennent à la maison. Leurs constructions varient suivant les espèces. La fourmi maçonne édifie au moyen de brins de bois, de graines, de parcelles de terre, ces de- meures en forme de dôme que tout le monde con- naît, et qui, distribuées en chambres et en gale- ries, dont chacune a sa destination, sont si bien combinées pour préserver des intempéries les ani- maux qui les habitent. Des portes ouvertes pendant le jour et quand le temps est beau, sont fermées le soir ou quand la pluie tombe. Les maçonnes élèvent des constructions en terre qui parfois atteignent un mètre de haut. Les mineuses établissent leurs galeries sous terre. La fourmi fuligineuse taille les siennes dans les troncs d’arbres, etc. Il y a des espèces dans lesquelles, outre les ou- vrières appartenant à cette espèce, on trouve des domestiques ou des esclaves , comme on voudra les appeler. La fourmi sanguine va à la recherche des nids de la fourmi gris cendré et de la fourmi mi- 228 LES INSECTES neuse, les bloque, en fait le siège, leur donne l’as- saut, les envahit, s’empare des larves et des nym- phes, les transporte dans sa demeure et fait travailler pour elle les ouvrières qui en résultent. L'amazone fait bien plus. La fourmi sanguine se mêle aux travaux des gris cendrées et des mineuses ' qu’on trouve dans ses habitations ; l’amazone ne tra- vaille pas; ses esclaves, pris parmi les deux espèces qu’on vient de nommer, travaillent pour elle; ils pourvoient à tous ses besoins, soignent ses larves et la soignent elle -même, au point de lui donner la becquée. Outre les esclaves, il y a les animaux domestiques, et au premier rang les pucerons. Vivant sur les vé- gétaux dont ils sucent la sève, ces derniers, lors- qu’on les touche , laissent échapper, par deux petits tubes situés à l’extrémité de leur abdomen, des gout- telettes d’un liquide dont beaucoup d’insectes se montrent très- friands. Ce sont les vaches à lait des fourmis, qui en prennent le plus grand soin; sou- vent elles recouvrent d’un toit de terre ou de bois l’endroit où les pucerons vivent. D’autres fois elles les transportent dans leurs demeures, et il arrive qu’une fourmilière fait la guerre à sa voisine dans le but de lui enlever ses pucerons. Les clavigers coléoptères, longs de deux milli- mètres, privés d’yeux, très-lents dans leurs mouve- ments, et qu’on ne trouve que dans les fourmilières, font également partie du bétail des fourmis. Celles-ci LES INSECTES 229 paraissent prendre un plaisir infini à les lécher, et, chose curieuse, ce sont les fourmis qui nounissent les clavigers ; elles leur donnent la becquée. Claviger. Loméchuse. La loméchuse est la plus grosse pièce de ce bétail : elle atteint cinq millimètres. Pourvue d’ailes, elle sort et rentre quand elle veut; mais les fourmis sont toujours bien sûres de la voir revenir, vu qu’elle ne sait pas manger seule, et que sans les fourmis elle mourrait infailliblement de faim. Mais parmi les insectes qui ha- bitent les fourmilières, il y a autre chose que des auxiliaires , il y a des ennemis, et dans le nombre sont les myrmédonia, qui n’osent péné- trer dans les fourmilières que lors- que les fourmis sont engourdies par le froid. Pendant la saison chaude ils se tiennent embusqués au bord des chemins que suivent les fourmis, et quand l’une d’elles vient à passer près d’un myrmédonia. 230 LES INSECTES d’un coup de dent celui-ci lui tranche l’abdomen, après quoi il se régale du liquide sucré dont le jabot est plein. Les fourmis sont, au sortir de l’œuf, de petits vers blancs, mous, sans pieds, sans yeux, incapables de tout mouvement. Bien différentes de la plupart des larves, celles-ci sont aussi impuissantes qu’un enfant nouveau-né à se suffire à elles-mêmes ; les soins que les ouvrières leur prodiguent ne se peuvent compa- rer qu’à ceux d’une mère pour son nourrisson. Larve de fourmi. Nymphe de fourmi. Quand la croissance des larves est achevée, elles changent de peau, deviennent des nymphes. Elles sont immobiles encore; mais déjà à leur forme on reconnaît la fourmi. Enfin leur peau, se détachant, donne issue à des ouvrières ou à des individus parfaits, les uns mâles, les autres femelles. Les abeilles , autres insectes sociables, et, à ce titre, dignes du plus grand intérêt, se recommandent en outre par les services qu’elles nous rendent. A l’état sauvage, elles établissent leurs demeures dans les cavités de quelques vieux arbres; domestiques, elles vivent dans des espèces do huttes, nommées LES INSECTES 231 ruches , préparées pour elles par leurs possesseurs. Chaque colonie se compose de trois sortes d’indivi- dus fort inégaux en nombre: quinze, vingt et jus- qu’à trente mille ouvrières , six à huit cents frelons, qui sont les mâles, et que les cultivateurs nomment à tort des bourdons, et une seule femelle, à laquelle on a très-improprement et très-ridiculement donné Abeille mâle ou faux bourdon. Abeille femelle. Abeille ouvrière. le nom de reine; c’est mère qu’il eût fallu dire. Les ouvrières sont les plus petites ; la femelle se distingue par la longueur de son abdomen ; les mâles sont privés d’aiguillons. Aux ouvrières tous les travaux. Les unes, nom- mées cirières, récoltent les vivres, amassent les ma- tériaux de construction, et construisent. Pour faire sa récolte , la cirière entre dans une fleur bien épa- nouie dont les étamines sont chargées de pollen. Cette poussière s’attache aux poils branchies dont le corps de l’abeille est couvert ; à l’aide d’espèces de brosses qui garnissent les tarses de sa troisième paire de pattes, elle rassemble toute cette poussière en pelotes, qu’elle empile dans des cavités ou cor- beilles, creusées à la face interne de ses jambes pos- 232 LES INSECTES térieures. Elle remplit encore ces corbeilles d’une substance résineuse, nommée projDolis, produite par certaines plantes, et qu’elle en détache à l’aide de ses mandibules, qui sont en forme de cuiller. Ainsi chargée, elle retourne à la ruche, se débarrasse de son fardeau, et, sans perdre un instant, retourne aux provisions, ou met en œuvre celles qu’elle a recueillies. Avec la propolis, les mêmes ouvrières bouchent toutes les fentes de leur habitation, ne laissant qu’une ouverture destinée à servir d’entrée et de sortie. Au moyen de la cire, qu’elles produisent elles-mêmes et qui suinte des anneaux de leur abdomen , elles con- struisent avec une précision merveilleuse, en s’ai- dant de leurs mandibules, les rayons ou gâteaux , dont chacun est composé de deux plans d'alvéoles ou cellules hexagonales, à base pyramidale, adossées l’une à l’au- tre. Ces rayons, suspendus à la voûte de la ruche par leur tran- che, sont parallèles entre eux, et séparés les uns des autres par un espace suffisant pour que les abeilles puissent y circuler. Les cellules, situées horizontalement, comme on voit, sont destinées, les unes à servir de demeures aux larves, les autres à recevoir les provisions de pollen et de miel; un couvercle de cire bouche hermétiquement ces der- Cellules de l’abeille. LES INSECTES 233 nières. Celles que doivent habiter les larves des femelles sont plus grandes que les autres, et ont une forme particulière, presque cylindrique. Tel est le rôle des civières; d’autres ouvrières, nommées nourrices, ont une vie non moins active, ainsi qu’on s’en convaincra tout à l’heure. Ni les mâles ni les femelles ne prennent part à ces travaux. Dès que les premiers ne sont plus utiles à la communauté, ce qui a lieu vers les mois de juin et d’août, les ouvrières les tuent à coups d’aiguillon. La femelle, au contraire, devient pour toute la co- lonie un sujet de respect : c’est que la prospérité de l’essaim dépend de sa fécondité. Quand le moment de la ponte est arrivé, elle dé- pose ses œufs un à un dans les cellules préparées à cet effet. Elle en pond plus de douze mille dans l’es- pace de trois semaines. Les premiers donnent des ouvrières et des frelons; ceux d’où sortent les fe- melles viennent un peu plus tard. Trois à quatre jours après la ponte, les œufs éclosent, et il en sort de petites larves de couleur blanchâtre. Privées de pattes, incapables de sortir de leur nid et de chercher leur nourriture, ces larves ne peuvent rien pour elles-mêmes. Mais les nourrices pourvoient à tous leurs besoins, leur apportent une bouillie abondante , dont les qualités varient d’abeiiie. suivant l’âge et le sexe de l’individu à qui elle est destinée. Lorsque arrive le moment où la larve va 234 LES INSECTES se transfigurer en nymphe, les nourrices l’enferment dans sa loge au moyen d’un couvercle de cire. Alors la larve file autour de son corps une espèce de coque. Sept à huit jours après s’ètre changée en nymphe, elle subit sa dernière métamorphose. L’influence de la nature des aliments sur le déve- loppement de l’abeille est bien remarquable, puis- qu’en variant la bouillie qu’elles donnent à leurs élèves, les nourrices produisent à volonté des ou- vrières ou des femelles. C’est ce qu’on voit bien quand une colonie a perdu sa mère, et qu’il n’existe point de larve de femelle dans la ruche. Alors les abeilles se hâtent de démolir plusieurs cellules d’ou- vrières, construisent une cellule de femelle, y dé- posent une larve, la mettent au régime qu’elles font suivre d’ordinaire aux larves des femelles, et, par cela seul, obtiennent d’elle, au lieu d’une ouvrière, une mère. Quand une jeune femelle a achevé ses métamor- phoses , elle ronge le couvercle de sa cellule ; mais à mesure qu’elle y fait brèche, des ouvrières bouchent avec de nouvelle cire les ouvertures qu’elle a prati- quées. Enfin elle sort de son nid. Alors une grande agitation se manifeste dans la colonie. La vieille mère cherche à percer cette rivale de son aiguillon; mais les ouvrières s’interposent, et l’en empêchent. Ce que voyant, celle-ci sort de la ruche avec toute l’apparence de la colère, suivie d’un grand nombre d’ouvrières et de mâles; l 'essaim, c’est le nom qu’on LES INSECTES 23b donne à ce rassemblement d’émigrants, va se sus- pendre à quelque distance, et bientôt recommencent Essaim d’abeilles. tous les travaux qui viennent d’être racontés. ,Ses membres fondent une nouvelle colonie. Les abeilles et les foiymiis n’ont-elles que de l’ins- tinct? Telle n’était pas l’opinion de M. Félix Dujar- din, professeur à la faculté des sciences de Reims. Il ne se résignait pas à attribuer à une impulsion machinale, comme on le fait communément, tous les actes accomplis par ces petites bêtes, et quiconque 236 LES INSECTES sera au courant de leurs mœurs se rangera volon- tiers à l’avis de M. Dujardin. Donc celui-ci, étant un anato- miste, eut l’idée de rechercher dans le système nerveux des insectes l’a- nalogue des parties affectées chez les êtres les plus élevés aux fonctions intellectuelles. Et il a trouvé ce qu’il cherchait. Il l’a trouvé où l’on de- vait s’attendre à le rencontrer, dans cette petite masse nerveuse qui se trouve dans la tête, au-dessus de l’œsophage, et que, pour cette rai- son, on nomme ganglion sus-œso- Quand on enlève la partie supérieure du crâne d’une abeille, on ne voit d’abord que du tissu adi- peux, des glandes salivaires, des trachées nom- breuses et des sacs trachéens. Ces parties masquent complètement le cerveau. Mais si on les écarte, on reconnaît que le sac trachéen tient au cerveau, qu’il l’entoure de sa double paroi comme l’arachmoïde embrasse le cerveau , et comme la plèvre entoure le poumon, en même temps qu’à titre de coussin gonflé d’air, il le soutient et le protège. Si on essaie d’arra- cher ce sac trachéen , on ne réussit qu’à enlever sa paroi externe, l’interne restant sur le cerveau, dans l’intérieur duquel elle envoie une multitude de petites trachées. On ne peut enlever celle-ci sans Système nerveux de l’abeille. phagien. LES INSECTES 237 déchirer le cerveau. Cela fait, on voit, à l’aide du microscope, que cet organe est formé de globules diaphanes larges de cinq à douze dix millièmes de millimètre. / Le cerveau des insectes est tellement mou et trans- lucide, qu’on ne peut constater sa structure et même sa forme qu’après l’avoir consolidé par l’alcool ou l’essence de térébenthine. Après une immersion suf- fisamment prolongée dans l’un ou l’autre de ces liquides, on voit apparaître sur le cerveau des cir- convolutions régulières, plus ou moins distinctes, comparables à celles des mammifères, et si l’on en- lève la substance qui constitue la partie extérieure du cerveau, on voit que ces circonvolutions appar- tiennent à une substance interne plus blanche et plus consistante que l’autre, et qui correspond au noyau de la substance blanche du cerveau des ver- tèbres. Toutes les parties qui paraissent spécialement en rapport avec les facultés intellectuelles sont plus ou moins enveloppées par la substance pulpeuse. Cette dernière est la seule qui existe chez les insectes aux- quels on ne peut reconnaître que de l’instinct; aussi constitue-t-elle en entier les ganglions du thorax et de l’abdomen, sièges d’instincts qui persistent en- core après la décapitation de l’animal. Plus l’intelli- gence prédomine sur l’instinct, plus le volume des corps formés par la substance blanche est considé- rable relativement au volume total du corps. Ainsi, 238 LES INSECTES dans l’abeille sociale ils forment la neuf cent qua- rantième partie du volume total du corps, tandis que chez les hannetons ils n’en forment que la trente- trois millième partie. Un cas remarquable est celui de la fourmi neutre, qui, protégée par un tégument solide contre l’exha- lation , n’a presque pas de besoins individuels. Chez cet insecte, la substance pulpeuse ou corticale du cerveau, celle qui est affectée à l’instinct, a presque disparu, et ce n’est pas sans étonnement qu’on voit les diverses parties de l’organe isolées comme autant de petits cerveaux distincts. Tandis que, chez l’abeille sociale, l’ensemble des parties blanches forme la cinquième partie du volume du cerveau, les mêmes parties chez la fourmi neutre représentent la moitié du volume de cet organe. « C’est là, dit M. Dujardin, ce qui nous permet de concevoir la possibilité de toutes ces merveilles de la vie sociale des fourmis, comme Ch. Bonnet, Hubert, Latreille et Lacordaire, et tant d’autres naturalistes les ont vues. Les fourmis réalisent en quelque sorte l’idéal d’une intelligence destinée à un but spécial et dépourvue de tout accessoire superflu. » Ces constatations anatomiques une fois faites, M. Dujardin installa dans son jardin des ruches à cadres , du système de M. de Beauvoys, modifiées en quelques points de manière à faciliter l’observation journalière. Et c’est ainsi qu’il a recueilli les faits intéressants que je vais rapporter, et qui ne peuvent LES INSECTES 239 s’expliquer qu’en admettant que l’abeille est un être doué d’intelligence. Deux essaims furent introduits, non sans peine, dans des ruches garnies de fragments de rayons et placées l’une à côté de l’autre. Chacun de ces es- saims présenta, dès le début, les particularités déjà observées en pareil cas; quelques abeilles, en petit nombre, sortaient de la ruche, et y rentraient bien- tôt; puis, comme si elles avaient pris suffisamment connaissance de l’intérieur, elles sortaient de nou- veau pour voltiger devant leur demeure, tournant toujours la tête du côté de celle-ci, de façon à la reconnaître au retour; elles exploraient ensuite les objets environnants, et enfin, prenant leur vol, s’é- loignaient rapidement vers la campagne. Des deux ruches, l’une, la moins peuplée, n’avait pas donné de rayons dans les cadres inférieurs, ni de cellules royales. Il était à craindre que ses habi- tants ne périssent pendant l’hiver faute de provi- sions. M. Dujardin plaça dans une assiette, au devant de la ruche, quelques morceaux de sucre miellé et légèrement humecté. Les abeilles ne tardèrent pas à venir en foule, et firent disparaître en moins de deux heures le sirop et le sucre. Cette provision , renouvelée les jours suivants, fut consommée chaque fois avec la même avidité. « Et bientôt, dit l’auteur, elles s’accoutumèrent si bien à associer l’idée de ma personne et de mes vête- ments avec l’idée de cette provende quotidienne trop 240 LES INSECTES promptement épuisée, que si je me promenais dans le jardin à plus de trente mètres de la ruche, il en venait huit ou dix voltiger autour de moi, se poser sur mes vêtements et sur mes mains, qu’elles par- couraient avec une agitation remarquable. Gela me donna la pensée d’avoir désormais dans ma poche un morceau de sucre, que je leur présentais après l’avoir légèrement humecté, et sur lequel j’en gar- dais longtemps trois ou quatre. » Voici maintenant une expérience tout à fait con- cluante. A dix- huit mètres de distance des ruches, dans l’épaisseur d’un mur, était creusée une niche recou- verte par un treillage et par une treille, et cachée par diverses plantes grimpantes. M. Dujardin dé- posa dans cette niche une soucoupe contenant du sucre légèrement humecté, puis il alla présenter à une abeille une petite baguette enduite de sirop. Cette abeille s’étant cramponnée à la baguette pour sucer le sirop, notre observateur la transporta dans la niche et sur le sucre, où elle resta cinq à six mi- nutes, jusqu’à ce qu’elle se fût bien gorgée; ensuite elle se mit à voler dans la niche, puis deçà et delà devant le treillage, la tête toujours tournée du côté de la niche, et enfin elle prit son vol vers la ruche et y rentra. Un quart d’heure se passa sans qu’aucune abeille vînt à la niche; mais, à partir de ce moment, elles se présentèrent successivement au nombre de trente, LES INSECTES 241 explorant la localité, cherchant l’entrée qui avait du leur être indiquée, — l’odorat ne pouvant nullement les guider, — et à leur tour faisant, avant de re- tourner à la ruche, les observations nécessaires pour retrouver cette précieuse localité ou l’indiquer à d’autres. Les jours suivants, les abeilles de la même ruche vinrent en plus grand nombre encore, tandis que celles de l’autre ruche n’eurent pas le moindre soup- çon de l’existence de ce trésor; ce qu’il était facile de constater, les premières se dirigeant exclusive- ment de la ruche à la niche, et réciproquement, tan- dis que les dernières prenaient leur vol d’un autre côté par-dessus les murs des jardins voisins. Quand le sucre de la niche restait tout à fait à sec, les abeilles l’abandonnaient comme une substance inerte. De temps en temps l’une d’elles venait s’as- surer de l’état de ce sucre ; s’il n’y avait point de sirop, elle ne s’y arrêtait pas; mais, dans le cas con- traire, elle le suçait pendant quelques minutes, puis elle allait à la ruche donner un avis promptement suivi de l’arrivée de plusieurs autres abeilles. Cette charmante expérience ne permet pas de douter que les abeilles n’aient la faculté de se trans- mettre entre elles des indications très -complexes. « Ce n’est point seulement, dit M. Dujardin, une impression individuelle, une image de la localité qui se conserve dans le cerveau de l’abeille : cette im- pression existe à la vérité; mais en même temps 11 242 LES INSECTES qu’elle doit guider l’insecte à son retour, elle devient pour lui le motif d’indications à transmettre par signes ou autrement, ce qui ne peut se faire si l’on n’accorde à cet insecte une faculté d’abstraction ; car les indications ont suffi pour éveiller chez l'insecte auquel elles sont transmises les mêmes impressions que la vue même du sucre, qu’il s’agit d’aller cher- cher, et de la localité où il faut se rendre. » L’observation suivante, quoique beaucoup plus simple, met encore davantage en relief cette faculté d’abstraction. On sait que les abeilles emploient, pour masti- quer les joints et les fentes de leurs habitations, la résine visqueuse et odorante de certains arbres; c’est ce qu’on nomme la propolis. Des diverses qua- lités de la propolis, une seule, la propriété aggluti- native, est [nécessaire au travail des abeilles. « Ces insectes auront donc fait abstraction de l’odeur, de la couleur, de la saveur même de la substance, si on les voit rechercher ou employer toute autre substance qui devait leur être absolument incon- nue, qu’aucune sensation innée ne pouvait déceler, et qui se recommande à eux par cette seule pro- priété agglutinative. » Or c’est ce dont, à sa grande surprise, M. Du- jardin a été témoin. « Depuis plusieurs jours, dit- il, j’avais cherché vainement à comprendre ce que pouvait être cetje charge de fragments irréguliers, d’une blancheur LES INSECTES 243 parfaite, rapportée, en guise de pollen ou de pro- polis, par quelques abeilles. » Enfin il les surprit occupées à détacher péniblement de petits lambeaux d’une couche de céruse broyée à l’huile, dont on venait de peindre une troisième ruche placée loin des deux autres, en attendant qu’elle fût complè- tement sèche. Voici une dernière observation. Les ruches à cadre de M. de Beauvoys présentent au milieu de chaque face une série de six ou sept petites ouvertures; mais c’est parla face antérieure, qui est exposée au midi, que les abeilles sortent et rentrent le plus volontiers, ce qui n’empêche pas, comme on va le voir, qu’elles ne conservent le sou- venir des ouvertures latérales, qui leur servent à l’occasion. Le 28 novembre, quelques abeilles chargées de pollen jaune rentraient à la ruche avec cette préci- pitation qui leur est habituelle en pareil cas. M. Du- jardin voulut savoir de quelle plante provenait ce pollen, et avec une baguette miellée il essaya d’ar- rêter l’un des insectes. Trois fois l’abeille évita l’obstacle, reprit son vol, et vint de nouveau tenter le passage. « Mais une dernière fois, la réflexion prit le dessus, et l’abeille, passant de l’idée parti- culière de l’ouverture qu’elle avait devant les yeux à l’idée plus générale de la ruche avec toutes ses ouvertures, prit son vol pour entrer sans hésitation par une des ouvertures latérales. » 244 LES INSECTES M. Crèvecœur, auteur de l’ouvrage intitulé le Cultivateur américain , rapporte des faits qui don- nent également une haute idée de l’intelligence de l’abeille. L’auteur possédait un certain nombre de ruches dont il s’occupait beaucoup. Il remarqua un jour qu’un oiseau d’une espèce fort commune en Amé- rique, et qu’on nomme guêpier, se tenait sur un arbre à portée des abeilles, et, les saisissant une à une au passage d’un coup de son bec pointu, les avalait sans se soucier le moins du monde de leur aiguillon. Déjà le guêpier avait consommé un grand nombre des précieux insectes, quand quelques abeilles échappées au danger allèrent sonner l’a- larme dans la ruche. Du moins doit-on croire que les choses se passèrent ainsi; car M. Crèvecœur vit bientôt sortir une multitude d’abeilles volant tu- multueusement comme lorsqu’elles se disposent à essaimer. Elles ne tardèrent pas à se rassembler en une masse serrée, grosse comme un boulet, et cette boule s’élança avec une rapidité incroyable contre l’ennemi perché sur les hautes branches d’un arbre voisin. Le guêpier, justement effrayé, s’enfuit de toute la vigueur que la peur prêtait à ses ailes. Sans cette prompte retraite, il était perdu. Cepen- dant les abeilles ne surent ou ne voulurent pas pro- fiter de la victoire; voyant l’ennemi en fuite, elles se dispersèrent comme pour se réjouir de ce brillant les insectes 24b fait d’armes. Le guêpier, revenu de sa frayeur, re- prit bientôt sa place favorite, et M. Crèvecœur fut obligé de le chasser à coups de fusil pour éviter la destruction de son rucher. Je ne quitterai pas les abeilles sans mentionner un fait d’un grand intérêt pratique et fort singulier qui les concerne. M. Antoine (de Reims) avait annoncé à la société d’acclimatation et à la société protectrice des ani- maux, qu’il avait trouvé le moyen de maîtriser les abeilles sans l’emploi de la fumée ni d’aucune substance anesthésique. « En deux minutes, disait- il, devenues dociles, elles laissent sans piquer pro- céder à toutes les opérations, et ne tardent pas à reprendre leurs travaux. Il n’y a ni tuées, ni bles- sées, ni malades. » M. le docteur Blatin fut délégué par les deux sociétés pour leur rendre compte des procédés de l’inventeur. Le 30 mai 1858 M. Blatin était à Reims, et le jour même à quatre heures, dans le jardin de M. Antoine, on procédait aux expériences. Il y avait là sept ruches mères, contenant chacune de trente à trente -cinq mille abeilles. On en désigna une. M. Antoine s’en approcha, s’accroupit devant elle, et deux minutes à peine s’étaient écoulées que les assistants, qui se tenaient à distance, le virent décoller la ruche de son tablier, la soulever, puis la retourner en annonçant que sa population était 246 LES INSECTES maîtrisée. Aussitôt après il apporta cette ruche à M. Blatin, et l’installa, le sommet en bas, sur un petit tonneau défoncé. Toutes les abeilles s’étaient réfugiées vers la partie supérieure de l’habitation. Quelques-unes seulement étaient groupées à la base des rayons; aucune ne paraissait disposée à fuir ou à piquer. Une ruche vide, de même grandeur que la ruche pleine, fut placée sur celle-ci, bord à bord, et resta soulevée d’un côté par un tasseau, afin qu’on pût mieux voir le transvasement. Des tapotements furent alors exécutés avec les mains sur les parois de la ruche inférieure, d’abord près de son sommet , puis sur la partie moyenne ; les abeilles commencèrent presque immédiatement à monter dans l’autre ruche, sans désordre et en groupes serrés. Au bout de sept à huit minutes, elles avaient toutes abandonné leurs rayons et s’é- taient entassées dans la ruche supérieure. Si quel- ques-unes, s’écartant du groupe, apparaissaient aux ouvertures produites par l’interposition du tasseau, il suffisait de souffler sur elles avec la bouche pour les obliger à rentrer et à suivre les autres. En moins de dix minutes, M. Antoine avait donc, sans employer aucune substance anesthésique, sans enfumage, sans se garantir les mains ou la figure d’un appareil ou d’un enduit protecteur, opéré le transvasement, l’essaimage artificiel et la récolte de quelques rayons de miel. L’émigration avait été LES INSECTES 247 complote. Pas une abeille n’avait souffert, pas une n’avait pris son vol 5 toutes conservaient leur acti- vité, leur vigueur ; aucune ne paraissait irritée ou inquiète. M. Antoine, après les avoir écartées dou- cement avec les doigts pour montrer la reine, s’en couvrit diverses parties du corps sans recevoir au- cune piqûre, et, comme lui, M. Blatin en fit grou- per plus d’un millier sur sa. main et sur son bras. La ruche mère et l’essaim artificiel furent remis en place à peu de distance l’un de l’autre, et le travail parut bientôt recommencer sans trouble, les ou- vrières qui revenaient des champs chargées de leur butin s’empressant de rentrer soit dans l’ancienne, soit dans la nouvelle habitation. Les expériences furent répétées sur trois autres ruches, et toujours avec le même succès. Il ne restait plus à M. Antoine qu’à faire con- naître les détails pratiques de sa méthode. Puen n’est plus simple. Après avoir enlevé doucement la chemise de paille servant d’abri, il frappe avec le doigt fléchi vers le sommet de la ruche un petit coup d’abord , puis des coups plus forts et de plus en plus rapprochés. Il frappe ensuite avec le plat de la main, et au bout d’une demi-minute avec les deux mains, toujours de plus en plus fort, pour ne pas donner aux abeilles le temps de revenir de leur étonnement, et pour les obliger à descendre. Quand ce tapote- ment méthodique a duré deux minutes environ, il soulève la ruche sans secousse , et frappe encore une 248 LES INSECTES vingtaine de petits coups au sommet, ce qui fait remonter les abeilles. C’est alors qu’il renverse la ruche. On vient de voir l’effet produit. Tout est merveilleux dans l’histoire de ces petites bêtes. On ne se fût pas sans doute attendu à trouver dans l’ordre des hyménoptères , composé d’animaux si délicats, un des exemples les plus frappants de la puissance destructive de l’insecte. C’est cependant ce qui a lieu. Il y a peu d’années, M. le maréchal Vaillant mit sous les yeux de l’Académie des sciences plusieurs paquets de cartouches dont les balles avaient été percées, quelques-unes de part en part, pendant le séjour de nos troupes en Crimée. Or l’auteur du méfait était, comme l’a reconnu M. Duméril, un chétif insecte hyménoptère, un urocère, et proba- blement Vurocère jouvenceau, remarquable par la tarière que la femelle porte à l’extrémité de son ventre, et qui est destinée à percer le bois des arbres morts, dans lesquels cette espèce dépose ses œufs. Située au milieu d’un étui formé de deux pièces creusées en gouttière, cette tarière est fort roide et armée de chaque côté de sept ou huit dentelures, dont chacune est taillée en demi-fer de lance. Jurine, ' qui a trouvé souvent l’insecte occupé à percer le bois de sapin ou de mélèze pour y déposer ses œufs, a décrit son manège. LES INSECTES 249 Le ventre se redresse pour porter la tarière per- pendiculairement et l’enfoncer dans le bois ; les seg- ments de l’abdomen , se contractant alternativement en devant et en arrière, agissent sur l’aiguillon à la manière de coups de marteau frappant sur un coin. L’instrument pénètre si profondément qu’il ne peut être retiré sans de grands efforts. Il est même arrivé à Jurine, en voulant saisir l’insecte dans cette posi- tion , de déchirer les derniers anneaux du ventre , la tarière étant enfoncée dans le bois jusque près de sa base. Voici maintenant une observation qui prouve bien que les auteurs de ces travaux extraordinaires n’ont, en perforant les métaux, d’autre but que de sortir des galeries dans lesquelles, à l’état de larve, elles se sont nourries de mhtière ligneuse, et que le métal n’est attaqué par eux que parce que, se trouvant sur leur passage, il fait obstacle à leur sortie. Un tisserand confectionnant une pièce de drap l’avait enroulée sur un cylindre en bois de sapin qui, par malheur, contenait des larves d 'urocères. Celles-ci, rencontrant sur leur chemin ces cinq ou six épaisseurs de drap qui formaient la pièce, les traversèrent toutes, ce que l’on constata lorsque l’étoffe fut achevée et déroulée. Le fait a été com- muniqué, en 1853, à la société entomologique, par M. H. Lucas. 11* 230 LES INSECTES LES ORTHOPTÈRES Les orthoptères sont du nombre des insectes qui ne subissent que des métamorphoses incomplètes. Ils ont au sortir de l’œuf à peu près la forme de l’adulte; les différences sont dans les ailes et dans leur étui; la larve n’en a pas, la nymphe n’en a que de rudimentaires. Les mœurs sont identiques sous ces trois états. L’orthoptère est à tous les âges un mangeur d’herbe. Les grillons, les sauterelles et les blattes font partie de cet ordre. Les grillons nous donnent occasion de confirmer indirectement, par un fait nouveau, ce qui a été dit dans un des chapitres précédents des pluies de ba- traciens et de poissons. M. Aubé raconte, en effet, que par une journée du mois de mars, marchant à pied près de sa voi- ture, qui montait les cols des Herbiers (Vendée), il vit à plusieurs reprises tomber sur cette voiture des grillons qui, dit-il, ressemblaient plus au grillon domestique qu’au grillon des champs. L’air était froid, et les insectes semblaient complètement en- gourdis. Quelques-uns furent recueillis, et la cha- leur de la main les ranima assez promptement. Une personne qui accompagnait le narrateur lui dit avoir observé le même fait quelques jours auparavant. Le lendemain, du reste, le même fait se produisit, et LES INSECTES 251 cTune manière encore plus remarquable, sur la route de Mortagne aux Herbiers. M. Aubé, ayant été surpris par un orage accompagné d’une pluie épaisse , en un moment sa voiture fut couverte par une nuée d’insectes eu apparence inanimés. Tous pareils de forme, de taille et de couleur, ressem- blaient au grillon de cheminée, et semblaient seu- lement un peu plus petits et plus maigres. Comme font les Mexicains pour les punaises, ainsi font les nègres pour les sauterelles, ils les mangent. La sauterelle, ce fléau, est, en effet, un immense bienfait au désert. Dans son intéressant livre : Le Grand Désert, M. le général Daumas leur a consacré un chapitre d’où je tire ces lignes : « Grâce à Dieu encore , dit le voyageur, si notre soif et le soleil n’eussent pas desséché nos outres, nous aurions fait un déjeuner joyeux; car depuis un moment nous voyions arriver à nous une nuée de sauterelles; le soleil se couchait derrière; le ciel était noir; elles tombaient par myriades; aussi loin et aussi haut que nos yeux pouvaient aller, le sol et l’air en étaient inondés. « Devant ce bonheur imprévu la caravane s’ar- rêta, et déjà maîtres et nègres commençaient à moissonner cette moisson de Dieu ; mais Cheggneum (le chef de la caravane) nous fit dire : « Vous êtes « fous, en vérité; hâtez le pas, ô mes enfants! « L’eau, vous n’en avez plus; elle est là-bas, au 252 LES INSECTES « piecl du Djebel- Hoggar, et c’est de là que vien- « nent les sauterelles. Nous les retrouverons au « bivouac avec du bois pour les faire griller et de « l’eau pour les faire bouillir, et tout cela vous « manque ici. » Sauterelle en train de pondre. « Ces paroles étaient justes, et nous reprîmes notre marche sans plus nous inquiéter de ce sable d’insectes, que nous écrasions sur la route; mais au pied du Djebel-IIoggar, où nous devions faire séjour, chacun s’empressa d’en recueillir, d’en faire pré- parer pour le repas du soir et sécher au soleil pour sa provision. » Voici quelque chose de plus fort. M. Richy, dans une lettre qu’il me fait l’honneur LES INSECTES 253 de m’écrire , m’apprend que l’îlo de France et Bour- bon possèdent une foule de variétés de cet horrible insecte, la blatta lucifu- ga, vulgairement appelée cancrelat ou kakerlac. Or beaucoup de créoles con- sidèrent comme un régal le cancrelat grillé, dont le squelette, ainsi pré- paré, se détache sous la pression des doigts exactement comme celui d’une crevette cuite. Les blattes sont un vrai fléau pour les peuples de la Russie et de la Finlande. Pallas dit qu’il est des villes qu’elles infestent. A Atschinskoé, toutes les murailles en sont couvertes. On ne laisse pas une boîte dans une chambre, pendant une seule nuit, sans que le lendemain on la trouve percée et en- vahie par ces insectes. On ne prend pas du thé dans les appartements sans qu’on voie des blattes tomber sur les aliments, et si on n’a soin de se couvrir en- tièrement pendant le sommeil, toutes les parties à nu, les pieds, les mains, le visage, sont dévorés par ces animaux. Leur voracité est extrême; toutes les provisions de bouche leur sont bonnes ; aussi les trouve-t-on surtout dans les cuisines, les boulan- geries, et dans les magasins à sucre. Elles se man- gent, également entre elles; du moins les grosses mangent les petites. Aussi en trouve-t-on rarement Kakerlac oriental. 2S4 LES INSECTES qui aient acquis toute leur taille. Les Russes de- vraient aider à leur disparition , en suivant l’exemple que donnent les habitants de Bourbon et de l’île de France, c’est-à-dire en les mangeant. Il paraît d’ailleurs que l’une des plus grandes espèces, qui a la couleur de nos hannetons, est sou- vent employée dans ces deux îles pour faire un bouillon tenu pour souverain contre les spasmes de l’enfant à sa première dentition. LES COLÉOPTÈRES Vous connaissez chez le hanneton ces deux ailes dures, de couleur brune, ou plutôt ces deux étuis dans lesquels sont repliées deux ailes molles, beau- coup plus grandes que les premières : eh bien , tous les insectes qui ont ce double étui sont ce qu’on nomme des coléoptères. Le hanneton en est donc un : les cicindèles , les calosomes, les hydrophiles, les dytiques, les cha- rançons, la populaire coccinelle ou bête à bon Dieu , en sont aussi, je Coccinelle Larve de la coccinelle ne cite que les plus à sept poinls' à sept poinls- connus. Cet ordre est un de ceux qui contiennent le plus grand nombre d’insectes. Les coléoptères subissent des métamorphoses complètes. Douze ou treize anneaux distincts com- LES INSECTES 255 posent le corps de leurs larves. Elles ont pour la plupart six pattes disposées par paires sur les trois anneaux qui suivent la tête. Celle-ci est écailleuse et souvent munie de deux antennes coniques. Deux groupes de petits grains, placés sur les côtés, res- semblent à des yeux lisses. Ces larves changent de peau plusieurs fois avant de se transformer. En général, celles qui vivent de feuilles ne sont guère plus d’un mois avant de se transformer, tandis qu’au contraire celles qui se nourrissent de racines ou des parties ligneuses des végétaux restent deux ou trois années à l’état de larve. Les cidndèles sont reconnaissables à leurs belles couleurs métalliques, à leur grosse tête, à leurs Cicindèle Larve de la cicindèle Nymphe de la cicindèle champêtre. champêtre. champêtre. yeux saillants, à leur corselet très-étroit et arrondi. Ce sont des insectes de bonnes vie et mœurs, à notre point de vue du moins, car ce sont de grands in- sectivores. La larve a les mêmes goûts que l 'image. 236 LES INSECTES Blottie à l’intérieur d’un trou vertical qu’elle pra- tique dans le sable, elle place sa large tête à l’ouverture, et, dès qu’un insecte s’aventure sur ce pont perfide, c’est un insecte mort. Dytique bordé mâle. Dytique bordé femelib. Qui prononce le mot dytique parle grec, et veut dire plongeur. L’insecte qui porte ce nom habite Larve du dytique bordé. Nymphe du dytique bordé. l’eau dans ses deux états, et, sous l’un et 1 autre, se nourrit de petits animaux aquatiques. La larve, exposée elle- même au sort qu’elle fait subir à tant les insectes 257 d’autres, recourt à un singulier stratagème pour échapper a ceux qui voudraient se régaler d elle , elle se fait flasque, molle, aussi dégoûtante que possible, et cela lui réussit. L’insecte parfait est un des êtres les plus favorisés qui existent . nagei , mai- cher, voler ; il est propre à tous les genres de vie. Non moins grande est la différence entre la larve du gyrin et l’insecte parfait, qu’on voit dans la belle saison tournoyer sans cesse à la sur- face des mares qu’il habite, ce qui lui a valu le nom de tourniquet. Les hannetons n’ont pas besoin d’être décrits. Leur larve, énorme ver blanc, n’est elle-même que trop connue. On sait quel mal ils nous font sous leurs deux formes, et surtout sous celle de larve. Celle-ci vit près de quatre années sous terre. Ce qui est moins connu, et ce qui mérite d’être mentionné, c’est l’ex- traordinaire résistance vitale de cet insecte. Voici ce que m’a écrit à ce sujet M. V. le Marchand, pharmacien à Caen : « Il y a une vingtaine d’années, j’étais enfant, et à ce titre j’aimais à jouer avec les hannetons. Comme mes pensionnaires répandaient une odeur infecte, Larve de hanneton. Gyrin Larve du nageur. gyrin nageur. 258 LES INSECTES mon père les jeta dans l’auge de notre cour. Deux jours après il me vint à la pensée de les piquer sur un carton pour les conserver. Je repêchai donc mes hannetons et les plaçai sur la grille d’un fourneau d’où l’on venait de tirer le feu. En attendant leur dessèchement, j’allai jouer avec mes petits cama- rades. « Une heure ou deux après, je retournai à mes hannetons. Quelle fut ma surprise en en trouvant une partie qui se promenait sur la grille du four- neau ! Notez que l’asphyxie était complète; il devait même y avoir un commencement de désorganisa- tion des tissus, car les insectes étaient maculés de taches circulaires plus brunâtres que la couleur naturelle. » Cette observation curieuse de M. le Marchand est de tout point conforme aux expériences nombreuses que l’illustre physiologiste de Rouen, M. Pouchet, a faites sur le même insecte. Je me bornerai à citer celle-ci : M. Pouchet mit des hannetons sous l’eau et les y laissa quarante- huit heures. « Tous les insectes, écrit-il, semblaient non-seulement morts, mais avoir subi un commencement de décomposition, à cause de la fétidité et de la légère coloration que le liquide avait contractées. Les hannetons, ayant été retirés de l’eau et exposés à l’action de la lumière et d’une température de 2o degrés centigrades, don- nèrent tous, au bout d’une heure, des signes de vie, LES INSECTES 259 consistant dans des mouvements spasmodiques des tarses antérieurs. Abandonnés ensuite pendant une nuit dans un lieu ou la température s abaissa a 15 degrés, le lendemain les quatre cinquièmes d’entre eux reprirent leur vol. » M. le docteur Vinson, déjà nommé, rapporte que les habitants de Madagascar, peuple insectivore, comme on sait, recueillent dans la terre, à huit pouces de profondeur, le long des rizières, certains coléoptères encore mal déterminés qui ont un cer- tain air de larve de hanneton. On les fait bouillir dans l’huile pu la graisse avant de les servir sur la table. Mais le hanneton lui -même se mange. Où cela, croyez -vous? Chez les sauvages? Non, tout près d’ici, en Allemagne. Je trouve en effet, dans un recueil allemand très- estimé , un article sur la soupe au hanneton. Prenez une trentaine de hannetons bien vigou- reux, et dépouillez -les tout... vivants de leurs élytres, puis... réduisez en pâte dans un mortier métallique. A première lecture, cela semble affreux. Mais, quoi! ne dépouille-t-on pas les grenouilles et les an- guilles vivantes? Ne mange-t-on pas les huîtres et les oursins vivants? Ne jette-t-on pas le poisson vivant dans la poêle ardente , l’écrevisse et le ho- mard dans l’eau bouillante? La mort par le pilon est- elle plus cruelle que par le couteau ou la mas- 260 LES INSECTES sue? Notre émotion n’est que préjugé, à moins qu’il n’y ait à reprendre dans tous ces procédés. Reve- nons donc au bouillon de hanneton. Le scarabée étant réduit en pâte, faites frire dans le beurre frais, puis ajoutez du bouillon fort ou faible, ou même de l’eau, faites chauffer; enfin versez à travers un tamis de crin sur des tranches de pain blanc grillé, et... dégustez. Le consommé de hanneton l’emporte incomparablement en délica- tesse, en saveur et en parfum sur la meilleure soupe d’écrevisses; c’est le journaliste teuton qui l’affirme. Il ajoute : « Un préjugé seul privait l’homme de cette fine nourriture, essentiellement propre aux convalescents ; mais lorsqu’on aura une fois triom- phé de cette répugnance irréfléchie, les hôpitaux auront fait une belle acquisition. » Il oublie le préjugé de la vie ! Je ne trouve rien à reprendre quand il accuse d’inconséquence ceux qui, prisant l’écrevisse et l’escargot, se font les contempteurs du hanneton. N’importe, puisque le hanneton est si délicieux, c’est dommage qu’il faille absolument le piler vi- vant. Sensiblerie ! Un quart d’heure avant sa mort le hanneton sera toujours en vie. Un genre de mort ou l’autre, qu’importe! Tuer, voilà la question. Les œufs que l’on mange à Mexico me plaisent, en cela que ce sont des œufs, substance animale non animée. LES INSECTES 261 Les Bousiers sortent d’une larve molle, courbée sur elle-même, lente à la marche, dont la vue n’est pas plus ragoûtante que celle du hanneton. Ils vivent sur le fumier. L’extrait suivant d’une lettre de notre honorable ami M. le docteur Savardan, alors au Texas, va montrer quels singuliers et cu- rieux services ils rendent à la salubrité publique. « Dès notre arrivée, nous avons dû nous préoc- cuper d’une grave question d’hygiène, l’établisse- ment de fosses d’aisances. Pendant les recherches et les devis nécessaires à cet établissement, nous nous sommes aperçus que les objets de notre préoc- cupation disparaissaient complètement tous les jours, et même au bout de quelques heures. Il importait de découvrir les voleurs , et voici le résultat de nos observations. « Quelques instants après le dépôt de ces objets, deçà et delà, dans les halliers et les taillis environ- nants, de nombreux scarabées noirs, volant et bourdonnant, arrivent de tous côtés, s’abattent à quelques centimètres du dépôt, l’entourent, puis, avec une activité pleine de vigueur et de persévé- rance, taillent dans le bloc unguibus et rostro cha- cun une bille de la grosseur d’une petite noix. « La bille entièrement détachée, il s’agit de la transporter à des distances quelquefois relativement fort grandes : dix, quinze, vingt mètres. « Pour opérer cette translation, voici comment procèdent nos actifs travailleurs. Si le but est au 262 LES INSECTES nord, le scarabée se place au sud de la bille; puis, se mettant la tète en bas et s’appuyant de ses pattes de devant sur le sol, il dresse ses pattes de derrière sur le sommet de la bille, et c’est avec ces dernières » r qu’ainsi renversé il la pousse rapidement. Dans l’impossibilité où il est, placé de la sorte, de voir sa route avec d’autres yeux que ceux de l’instinct, bien des inégalités de terrain, bien des chocs, bien des culbutes l’arrêtent dans sa marche et le séparent de son fardeau. Il tourne les uns, résiste énergique- ment aux autres, et revient incessamment à son singulier roulage. « Ce labeur lui a valu, et à toute sa tribu, de la part de nos travailleurs compagnons du devoir, le nom de compagnons-rouleurs. « Lorsque la bille a la dimension d’une noix un peu grosse, deux compagnons-rouleurs s’en empa- rent en même temps ; mais le second , dressé à l’in- verse et à l’opposé du premier, sur ses pattes de derrière, attire à lui et fait rouler l’objet avec ses pattes de devant en tournant le dos à la route, ce qui donne lieu à beaucoup plus de culbutes encore, parce que les deux impulsions ne sont pas toujours parfaitement concordantes. « Toutes ces billes sont conduites dans divers entrepôts souterrains appartenant ou à des familles, ou à des corporations. La surface de ces entrepôts, d’ailleurs toujours très-propre, est semblable à une portion de planche de jardin récemment râtelée, et LES INSECTES 263 percée de plusieurs petites ouvertures par lesquelles les compagnons -rouleur s pénètrent avec leurs far- deaux. « Le temps m’a manqué jusqu’ici pour explorer l’intérieur de ces terriers. « Quant au but que se proposent les compagnons- rouleurs, les avis sont partagés; les uns prétendent que ces billes servent de dépôt, de nid aux larves de ces insectes ; d’autres croient qu’il est seulement question, dans ce cas, de garnir par précaution le garde-manger de la colonie. « Je crois devoir réserver, jusqu’à plus ample in- formé, mon opinion sur la première question; mais j’affirme la seconde sans hésiter. Les compagnons- rouleurs sont très-friands de la substance dont les billes sont formées, et voici comment nous en avons la preuve. « Quand les blocs dans lesquels ils ont l’habitude de tailler ces billes sont d’une consistance qui les rend impropres au roulage, alors nous voyons nos braves scarabées, rangés, attablés, côte à côte et en cercle, autour de l’objet, se livrer sur place à un festin qui ne cesse que lorsque le cercle, peu à peu rétréci, est arrivé jusqu’au centre et a fait table rase. •« N’avons-nous pas lieu, en présence des diffi- cultés de notre entreprise, d’admirer et de remer- cier la Providence, qui, après nous avoir donné le vautour pour nous débarrasser des cadavres des 264 LES INSECTES animaux, a pansé encore à nous envoyer le secours de nos compagnons-rouleurs ? » Les compagnons-rouleurs du docteur Savardan sont évidemment des bousiers, nommés aussi pilu- laires ; on voit pourquoi. Ces pilules contiennent les œufs et constituent un garde-manger à l’intention de la larve. L’Égypte possède une espèce de bou- sier qu’on y adorait autrefois , à cause évidemment de l’importance des services que sous ce ciel dé- vorant on retirait de ses goûts stercoraires. Les adorer, c’est trop; mais il ne faudrait pas les dé- truire. Les lucanes ou cerfs-volants sont remarquables par leurs mandibules très- allongées et branchues; de là leur nom de cerfs. Les femelles, à qui man- que cet ornement , ont reçu le nom de biches. Cet insecte, comme on va le voir, n’a pas la vie moins dure que le hanneton. Un chimiste, M. Mabru, lauréat de l’Académie des sciences, me raconte en ces termes l’histoire d’un énorme cerf-volant, qui avait été plongé dans de l’alcool à 18 ou 20 degrés pendant trente à qua- rante minutes. « Je le sortis de l’alcool complètement asphyxié et le croyant mort. Autant que je puis me le rappeler, ses membres n’avaient aucune roideur; car, après avoir piqué l’insecte sur une planchette, il me fut possible de donner à tous ses articles la position dans laquelle je désirais conserver le sujet. Nous LES INSECTES 263 étions à la fin cle juillet ; la chaleur était excessive ; l’alcool ne tarda pas à s’évaporer, et, quelques heures après, l’insecte me parut tellement dessé- ché, qu’il me sembla qu’on aurait pu le pulvériser dans un mortier et le passer au tamis. Il eût été tout à fait impossible de redresser un seul de ses mem- bres sans le briser. « Dans cet état de choses, l’animal fut abandonné à lui-mème. Trois jours après , mon attention fut subitement attirée de son côté par un léger bruit, et ce ne fut pas sans un profond étonnement que je vis mon scarabée se mouvoir : il n’était point mort ! Avec l’extrémité de ses ongles il grattait la feuille de papier qui recouvrait la planchette. L’ayant alors débarrassé de son épingle, je le descendis à la cave pour faciliter d’une manière plus complète la réab- sorption de l’eau que l’alcool avait dû enlever à son corps, et dès le lendemain l’animal put marcher. Je le gardai encore quelques jours sous une grande cloche , où je lui mis des feuilles de chêne. Il recou- vra si parfaitement la vie que, sur le désir que manifestèrent plusieurs personnes témoins de ce phénomène, je le rendis à la liberté, dont il sut bien trouver le chemin. » L’observation suivante, que me communique M. A. Pérémée, n’est pas moins curieuse : « En 1830 j’avais attrapé, dans les Pyrénées, un cerf-volant si magnifique, qu’il me donna l’envie d’en faire le noyau- d’une collection entomologique. 12 ‘266 LES INSECTES Mais la difficulté était de le tuer sans le mutiler ou l’altérer. Je ne pouvais me résoudre à le percer d’une épingle et à le voir souffrir indéfiniment, cloué sur un liège. Après avoir bien cherché, je crus que le moyen le plus sûr était de le noyer. « Je le plongeai le soir dans un verre d’eau, et le lendemain matin je le trouvai roide et sans mou- vement, bien qu’il eût surnagé. L’ayant placé, en attendant mieux, dans une soucoupe sur la chemi- née, je sortis pour mes excursions journalières. « Je fus, en rentrant, fort surpris de ne plus trouver mon grand coléoptère à sa place ; je crus qu’on me l’avait dérobé ; mais sur les protestations de la personne qui seule était entrée dans ma chambre, je me mis à la recherche, et je finis par trouver l’insecte se promenant gravement sous mon lit. J’attribuai sa résurrection à une asphyxie im- parfaite, provenant de ce qu’il n’avait pas été sub- mergé. « Pour le forcer à plonger, je l’attachai avec un fil à l’anneau d’une grosse clef, et je le maintins ainsi dans l’eau au fond du verre. Je ne le retirai que le lendemain soir, cette fois bien noyé, laissant- tomber ses pattes et ses antennes, impassible aux piqûres et à tous les stimulants. Je crus pouvoir, en cet état, le fixer au mur avec une épingle, et je m’endormis satisfait de penser qu’il ne pouvait plus souffrir. « Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction en m’é- LES INSECTES 267 veillant de voir mon pauvre animal remuant toutes ses pattes, et faisant des efforts désespérés pour se débarrasser de sa cruelle entrave ! « Mon premier mouvement fut de le rendre à la liberté; mais en réfléchissant qu’il avait été trans- percé par le milieu du corps, et qu’il ne pouvait plus vivre, je me résolus à achever ma pénible opé- ration, et je le remis au fond de l’eau, attaché à la clef. Il y resta trois jours et trois nuits. « Au bout de ce temps, ne doutant pas qu’il n’eût cessé de vivre, je le retirai, mais dans quel état! Sa couleur était altérée, son éclat avait disparu, sa ca- rapace était devenue molle et gluante ; ses pattes étaient repliées contre son corps et ses antennes rentrées : il y avait, à mon jugement, commence- ment de décomposition. Je le mis, pour le faire sé- cher, sur le dos au soleil, au milieu d’une feuille de papier blanc, et je sortis. « Quand je rentrai le soir, le cerf-volant était à la même place, encore sur le dos, mais je crus voir ses pattes remuer. Je le retournai, et il se mit à marcher. « Je ne puis dire ce que j’éprouvai en ce moment. Une crainte superstitieuse s’empara de moi ; je crus avoir affaire au diable! Je me reprochai ma cruauté, j’eus horreur de l’insecte et de moi-même, et je le jetai par la fenêtre, renonçant pour toute ma vie à l’entomologie et aux expériences sur les animaux. » La singulière persistance de la vie chez ces ani- 268 LES INSECTES maux est de nouveau attestée par le fait suivant, dont me fait part M. Heretien, président de la So- ciété d’agriculture de Tarn-et-Garonne. « Ayant trouvé, m’écrit-il, un cerf-volant d’une beauté remarquable, je le perçai selon l’usage avec une épingle; j’attachai ensuite un fil au-dessous de la tête de l’épingle, et je suspendis mon insecte en l’air, dans un cabinet où je n’allume jamais de feu, et de manière à ce qu’il ne pût s’accrocher à aucun objet voisin. Ce pauvre animal, ainsi empalé, a tra- versé l’hiver de 1854 à 1855 , et a vécu jusqu’à la lin de septembre de cette dernière année, passant ainsi au moins un an sans rien manger. 11 était habituel- lement immobile; mais pour peu qu’on cherchât à le toucher, ou même simplement à s’en approcher, il agitait aussitôt ses pattes et ses antennes d’une manière brusque et avec assez de vivacité. » Qui ne connaît ce petit insecte qui fait des sauts si prodigieux lorsqu’on le met sur le dos? C’est le laupin , appelé aussi scarabée à ressort , et encore toquemaillet. Il saute ainsi pour retomber sur ses pattes. A part cette gymnastique, il n’offre rien de remarquable ; je le cite à cause de sa proche parenté avec l’insecte dont je vais maintenant vous entrete- nir, et pour qu’en entendant parler de celui-ci, vous vous trouviez en quelque sorte en pays de connais- sance. Il y a quelques mois , on présentait à l’Académie, LES INSECTES 269 sur une assiette à moitié pleine d’eau, une demi- douzaine d’insectes, longs de trois centimètres, qui brillaient comme des diamants , bien qu’il fît grand jour. Un officier fran- çais les avait apportés du Mexique , où ils vivent dans les forêts. Ce sont des pyrophores. On n’en avait ja- mais vu de vivants en France; aussi fit-on passer l’assiette de main en main , de sorte qu’elle a fait tout le tour de la salle. Le SOir, quand VOUS VOUS prome- Pyrophore noctilnque. niez dans un jardin, vous avez vu parfois s’allumer, au milieu d’une touffe d’herbe, la brillante et tran- quille lumière d’un ver luisant: eh bien, l’éclat du pyrophore dépasse autant celui du ver luisant que la clarté d’une lampe dépasse celle d’une veilleuse. Vous avez admiré la lumière électrique : celle du py- rophore est aussi blanche et aussi pure ; par exemple, elle est moins éblouissante, et l’on ne risque pas d’attraper un coup de soleil en le regardant, comme on en attrape quelquefois quand on regarde la lu- mière électrique de trop près et sans précaution. Il vous est arrivé de prendre délicatement entre vos doigts un ver luisant, et de le déposer dans le creux de votre main. Vous a-t-il brûlé? Non. Avez- vous seulement senti de la chaleur? Non. La lu- mière du pyrophore n’est pas plus chaude que celle du ver luisant. 270 LES INSECTES Aussi pourriez-vous sans crainte, si vous demeu- riez dans le pays où vivent les pyrophor.es , faire cette curieuse expérience. Je suppose que l’idée vous vienne pendant la nuit de vous mettre à lire. Par malheur vous n’avez ni lampe ni bougie , ou bien vous n’avez pas d’allu- mettes. Vous voilà bien contrarié. Tout à coup vous vous rappelez que vous avez un pyrophore dans une boîte. Vite, vous ouvrez la boîte; vous mettez l’in- secte sur le bout de l’index de votre main droite, et, tenant le livre de la main gauche, vous promenez le pyrophore de ligne en ligne, ce qui vous permet de lire très -couramment. Quelle merveilleuse petite lampe ! Et un seul insecte suffira pour vous rendre un si charmant service. Que serait-ce donc si vous en aviez plusieurs? Alors, même en vous tenant à une certaine distance de la boîte, vous pourriez lire très-aisément, et si vous en aviez un nombre suffi- sant, toute votre chambre serait illuminée. Cependant, voilà que juste au moment du plus intéressant de votre lecture, la lumière de l’insecte s’affaiblit comme celle d’une lampe près de s’é- teindre. Eh bien, que fait-on quand la lampe baisse? on la remonte ; il n’y a qu’à remonter le pyrophore, et on ranime son éclat en l’agitant ou en le mettant dans l’eau. Comme je l’ai dit, ils vivent dans les forêts du Mexique: forêts admirables, mais infes- tées de bêtes venimeuses. Aussi que fait l’Indien qui traverse de nuit ces belles et dangereuses régions? LES INSECTES 271 Il prend sur un arbre deux pyrophores, et il en met un sur chacun de ses pieds; alors, grâce à la lu- mière que ces insectes répandent, le voyageur ne s’expose pas à marcher sur un serpent. Quand le jour est venu, ou quand la forêt est traversée, l’In- dien, reconnaissant du service que lui ont rendu les poryphores, et sachant que d’autres pourront comme lui en avoir besoin, les pose délicatement sur une feuille, et s’en va. Un proverbe mexicain dit : « Em- porte la mouche de feu; mais remets-la où tu l’as prise. » Ce proverbe enseigne à la fois-la prévoyance, la reconnaissance et la charité. Les Indiens apportent un grand nombre de ces insectes à Mexico, et ils les vendent, non pas aux voyageurs, mais aux dames. Les pyrophores res- semblent tant à des pierres précieuses, ils en ont si bien l’éclat, la couleur, le feu, que les femmes ont imaginé de s’en parer, comme elles se parent de rubis, d’émeraudes et de diamants. Après les avoir enfermés dans de tout petits sacs de tulle, afin de ne leur faire aucun mal, elles fixent ces petits sacs, en très-grand nombre, dans les nœuds de rubans et les bouquets de fleurs artifi- cielles qui ornent leurs chevelures et leurs robes. Une femme couverte de ces bijoux vivants répand autour d’elle une lumière qui s’étend, dit-on, jus- qu’à une distance de plusieurs pieds. On rapporte que le soir, sur les promenades de Mexico, l’effet de ces parures est ravissant, ce qui est facile à croire. 272 LES INSECTES Et savez-vous à combien revient tout ce luxe? il n’est pas cher, allez ! Les Indiens vendent les pyro- phores deux réaux la douzaine; or le réal vaut vingt*- sept centimes. Les dames en prennent le plus grand soin. Elles les conservent dans de jolies cages en fil d’archal, à mailles très-fines, leur donnent à man- ger de petits morceaux de canne à sucre, et ne manquent jamais de les baigner deux fois par jour. Il ne faut pas croire que les pyrophores soient lumineux d’un bout à l’autre du corps. La lumière qu’ils répandent vient tout entière de trois petites lanternes, dont deux sont placées sur le dos, et une sous la poitrine. Il paraît que l’insecte peut, quand il le veut, fermer chacune de ses lanternes, comme on ferme les yeux en abaissant les paupières. Le ver luisant non plus n’est pas lumineux sur tout le corps ; chacun sait cela : chez lui la lumière est fixée à la partie postérieure du corps et en des- sous, et le plus. ordinairement , non toujours, la femelle , constamment privée d’ailes, est seule lumi- neuse. En Italie il y a des insectes du même genre où les deux sexes répandent également de la lu- mière , et on se figure quelle illu- mination doivent produire des milliers de ces petits êtres] se poursuivant dans l’air. Pour le dire en passant , ce nom de ver luisant ne vaut rien du tout. Regardez d’un peu près l’animal auquel on Lampyre noctiluque mâle. Lampyre noctiluque femelle. LES INSECTES 273 le donne, et vous verrez qu’il a trois paires de pattes, les vers n’en ont pas. Le prétendu ver lui- sant n’est donc pas un ver, c’est un insecte qui s’appelle lampyre, et ce lampyre est un coléoptère. J’ai dit que le taupin est un proche parent du pyrophore. Cependant le pyrophore est magnifique- ment paré, tandis que le taupin est vêtu de la ma- nière la plus modeste; mais chez les bêtes, comme chez les gens, la différence d’habits n’empêche pas la parenté. Les bostriches et les callidies vivent à l’état de larves dans le bois , au sein duquel elles creusent de longues galeries. Quand vient pour elles le moment d’en sortir, rien n’est capable de les arrêter; rien, pas même les métaux , ainsi qu’on va le voir. En 1833, M. Victor Audouin, professeur au mu- séum d’histoire naturelle, présenta à la Société en- tomologique une plaque de plomb provenant de la toiture d’un bâtiment dans laquelle avaient été creu- sées de profondes sinuosités semblables à celles que certains insectes font dans le bois. Il attribuait ce travail à des larves de callidies, et à l’appui de son opinion il invoquait le témoignage de M. Emy, qui déclarait avoir vu , à la Rochelle , des parties entières de couvertures en plomb, non-seulement rongées, mais percées de part en part par des larves de bo- striches. En 1833, M. du Boys, de Limoges, présenta à la Société d’agriculture de cette ville des clichés typo- 12r 274 LES INSECTES graphiques, qui sont, comme on sait, composés d’un alliage beaucoup plus dur que le plomb; ces clichés étaient criblés de trous régulièrement arron- dis, d’un diamètre d’environ 4 millimètres sur 14 de profondeur. L’insecte, pour pratiquer ces trous, avait dû perforer plusieurs doubles de papier qui, enveloppaient ces clichés, puis une première plaque métallique, une feuille de papier de paille interpo- sée , deux plaques d’alliage typographique , une nouvelle feuille de papier, et enfin, rencontrant en ce point une dernière plaque métallique, il n’en avait attaqué que la superficie. Toutes ces perfora- tions se correspondaient parfaitement, et formaient des sortes de conduits semblables aux galeries si- nueuses que Ton rencontre dans les bois quand on vient à les scier dans un certain sens. Le même, M. du Boys, fit l’expérience suivante. Il plaça dans un creuset de plomb un individu vi- vant de la leplure couleur de feu, coléoptère qui se trouve si souvent pendant l’hiver dans nos apparte- ments, parce que la larve se développe en grand nombre dans le bois de chauffage. Par-dessus ce creuset , on en emboîta un autre contenant aussi un individu semblable, qu’on enferma et recouvrit par un troisième creuset conique. Quelques jours après, on sépara les creusets : celui du milieu avait été percé, et on trouva réunis les deux callidies; l’in- secte placé dans le creuset inférieur avait fait un trou pour s’introduire dans le creuset intermédiaire. LES INSECTES 2”5 Les dermesles subsistent durant leur vie de larve aux dépens des matières animales desséchées, et particulièrement de celles qu’on a desséchées pour les conserver*; on n’est pas plus contrariant. Cette malicieuse larve, ordinairement couverte de poils, déploie une grande vivacité quand elle croit n’être pas vue; mais dès qu’elle flaire un danger, elle se roule sur elle-même et se laisse tomber comme un corps inerte, bien certaine, étant protégée par ses longs poils, de ne se faire aucun mal. Elle affectionne particulièrement les pelleteries , et c’est pourquoi on l’appelle dermeste, c’est-à-dire mangeuse de peau. Malheureusement le vivant ne lui déplaît point, comme on en a la preuve par l’histoire de la jeune Lazarette. Douée d’une vive intelligence et jouissant d’une excellente santé, Lazarette, âgée de neuf ans, fut, un jour du mois d’octobre 1850, prise tout à coup d’un grand mal de tête accompagné d’éblouisse- ments, de vertiges et d’éternuments répétés. De douce et obéissante qu’elle avait été jus- qu’alors, la malade devint emportée, colère, insul- tant grossièrement ses parents , brisant tout , frap- pant ses camarades. Mais cette exaltation cessa bientôt, et, revenue au calme, Lazarette accusa une chaleur singulière entre les sourcils , et dit avoir rendu de petits grains et de petites- bêtes en se mouchant. Pendant près de deux mois , les mêmes corps 276 LES INSECTES continuèrent d’être expulsés par le nez sans que l’enfant ni sa mère s’en inquiétassent. Enfin, un médecin appelé provoque une consultation, et sou- met les insectes à M. Brullé, professeur à la faculté des sciences de Dijon , qui y reconnaît les larves dermestes et celles de quatre autres espèces d’ani- maux articulés. Malgré les remèdes, les accidents s’aggravent. Le 2b mars 18bl , Lazarette perd subitement connais- sance, et, à peine revenue à elle, tombe dans des convulsions qui durent plusieurs heures. Le 29 mars, au moment où elle portait à la bouche une première cuillerée de potage, elle pousse un petit cri, tombe et se roule en divers sens. La face est violette, les mâchoires sont serrées, les yeux diri- gés en dedans, les muscles convulsés. Huit crises semblables se succédèrent dans un court intervalle, laissant chaque fois la pauvre enfant pâle, brisée, les yeux ternes. Enfin, M. Dumenil, médecin en chef de l’asile des aliénés de la Côte-d’Or, imagina d’imbiber un morceau de papier non collé d’une solution d’arséniate de soude , puis de la rouler en cigarette et de la faire fumer à la jeune malade en lui enseignant à faire sortir la fumée par les narines. Il espérait ainsi atteindre les animalcules, qui s’é- taient évidemment introduits et développés dans les tissus frontaux ; son espoir ne fut pas déçu , et le 8 novembre la petite Lazarette sortait guérie de l’asile. LES CRUSTACÉS Le crabe, le homard, la langouste sont des crus- tacés, et les crustacés sont des animaux articulés. Passons -les en revue, et à tout seigneur tout hon- neur? ; parlons d’abord des premiers de tous, des décapodes , ainsi nommés parce qu’ils ont cinq paires de pattes articulées. Chez tous, des branchies, un cœur, des vaisseaux. La disposition de leurs pattes ne leur permettant pas de nager, les crabes habitent le fond de la mer. Ce sont des animaux craintifs, quoique carnassiers, et qui ne chassent ordinairement que la nuit. Ils jouissent d’une propriété bien remarquable , celle de reproduire les membres qu’ils perdent. Et j’ai regret à le dire , on la met cruellement à profit en certaines parties de l’Espagne. Au lieu d’amener le crabe lui-même sur le marché, on se contente d’v apporter ses grosses pattes , qu’on lui arrache , après quoi on le lâche pour renouveler la même opération l’année suivante. Il paraît que ces pattes ne repous- 278 LES CRUSTACÉS sent bien que lorsqu’elles sont arrachées dans une articulation; le crabe, qui sait cela, si on l’a mutilé trop bas, opère de lui -même une seconde amputa- tion dans la jointure. Le crabe tourteau est le plus estimé. Nous le mangeons; mais il nous le rend à l’occasion. Etre mangé par les crabes, quel contre-sens! C’est cependant ce qui est arrivé à un pauvre ma- telot, dont un journal de Mexico a raconté l’histoire. De nombreux sinistres maritimes avaient eu lieu pendant la nuit sur la rade de Mazatlan : « Hier soir, disait le journal en quesLion , un des naufragés de la Manette a été ramené de Cerritas. 11 était dans le plus triste étal. Ce malheureux est resté près de trente-six heures cramponné à un morceau de vergue. En touchant terre, il s’est évanoui, et ne peut dire le temps qu’il est demeuré là. Il a les bras et les mains mangés en certains endroits par les crabes. Il avait encore le sentiment de conservation qui le portait à les repousser; mais il n’en avait plus la force : ses bras étaient inertes. Les hommes d’un des détachements de cavalerie envoyés par le gouvernement, l’ont rencontré et relevé au moment suprême de cette horrible agonie. Le médecin pense qu’il en reviendra. » Les ocypodes, au test presque carré, habitent l’Amérique, l’Asie et l’Afrique. Ils vivent ordinai- rement à terre. Leur vitesse est prodigieuse. Un voyageur en Syrie, Olivier, raconte qu’il essaya LES CRUSTACÉS 279 vainement d’en prendre un à la course. Bien plus ! Bosc, à cheval, ne put y parvenir, et il dut tuer à coups de fusil ceux dont il s’empara. De là le nom de cavalier que. les anciens donnaient à ce crustacé. Les gecarcins, dont la carapace est bombée et en forme de cœur, sont encore plus terrestres que les précédents. On les trouve en Asie et en Amérique, sur les montagnes, dans les forêts humides, cachés dans des fentes de rochers ou même dans des ter- riers. Ils respirent cependant par des branchies ; mais une disposition organique, qu’on déclarerait éminemment ingénieuse si elle avait des hommes pour auteurs , fait que ces branchies sont tenues constamment humides, ce qui est indispensable à leur fonctionnement. Une espèce d’auge est , en effet, placée dans leur voisinage, et laisse lentement écouler sur elles le liquide qu’elle contient. C’est du moins ce qu’on observe chez certaines espèces. Chez d’autres le même résultat est obtenu par des moyens différents; celles-ci ont leur cavité branchiale ta- pissée d’une membrane qui fait l’office d’éponge. A l’époque de la ponte, les gecarcins s’acheminent vers la mer par bandes innombrables, marchant toujours en ligne droite, quels que soient les ob- stacles qu’ils rencontrent sur leur route. C’est aussi , comme M. le docteur Guyon nous l’a appris, ce que fait dans ses migrations le petit mammifère connu sous le nom de lemming de Norwége. Les grapses, quoique marins, montent, dit- on, 280 LES CRUSTACÉS sur les arbres ; un poisson , Vanabas, grâce à la structure de son appareil branchial, qui rappelle celle des gecarcins , peut faire le même tour de force bien extraordinaire chez un poisson. Les grapses sont répandus sur tout le globe; ceux des pays chauds sont remarquables par leur vive coloration. On en rencontre de nombreuses légions sur les bords des rivières. Dès qu’un bruit pour eux inquiétant se fait entendre, le pas d’un homme, par exemple, ils se sauvent à toutes jambes en faisant claquer leurs serres. Les pinnothères établissent leur demeure, pendant une partie de l’année, dans certaines coquilles bi- valves, particulièrement dans celles des moules et des jambonneaux. Les anciens avaient transformé cette sorte de parasitisme en une association véri- table. D’après eux, le crustacé rendrait au mol- lusque des services de plusieurs genres : il le pré- viendrait de l’approche du danger; il irait pour lui aux provisions ; il le pincerait en guise d’avertisse- ment, quand un animal bon à prendre et bon à manger s’introduit dans sa coquille. Les Egyptiens, dans leur écriture hiéroglyphique , mettaient à côté des pinnes-mcirines (coquilles bivalves) des piimo- tlières, voulant par là symboliser la condition de ceux qui ne peuvent vivre sans le secours d’autrui. Cette histoire est aujourd’hui rangée parmi les fables; mais le règne animal présente plus d’un exemple d’associations aussi extraordinaires, pour LES CRUSTACÉS 281 le moins, que celle qu’on supposait exister entre notre crustacé et les coquilles bivalves; par exem- ple, l’entente d’un petit oiseau, le pluvier, avec le crocodile, dans la gueule duquel il entre impuné- ment pour débarrasser le formidable saurien des insectes qui le tourmentent. Ce trait, rapporté par Hérodote, est un de ceux qui avaient valu à ce grand historien le surnom calomnieux de père du mensonge. Mais Geoffroy Saint -Hilaire , durant l’expédition d’Égypte , a été témoin du singulier service que le pluvier rend au crocodile. Le pagure, nommé aussi bernard-l’ermite , sol- dat, etc., a une industrie analogue à celle des pin- Pagure oa bernard-l’ermite. nothères. Comme ceux-ci, il se loge dans une co- quille ; mais c’est d’une coquille univalve qu’il fait choix. Il y plonge son ventre, s’y cramponne à l’aide de ses pieds postérieurs et de ses appendices abdo- 282 LES CRUSTACÉS minaux, et ne va nulle part sans la traîner après lui. Quand, ayant pris de l’accroissement, il se trouve à l’étroit, il la remplace par une plus grande. Attaqué par un adversaire redoutable, il s’enfonce dans sa coquille, et en bouche l’ouverture avec l’une de ses pinces, ordinairement plus grosse que l’autre. Les langoustes, les écrevisses et les homards ou écrevisses de mer, figurent si fréquemment sur nos tables et sont si abondants sur nos marchés, qu’il n’est personne qui ne les connaisse. Après avoir fait anciennement les délices des Grecs et des Romains, ils font les nôtres. Il y a des langoustes qui pèsent jusqu’à six et sept kilogrammes, et on en pêche, assure-t-on, qui ont près de deux mètres de long, antennes comprises, bien entendu. Les pro- fondeurs des mers sont leur séjour habituel, et elles ne se rapprochent des rivages que pour y déposer leurs œufs, qui sont d’un beau rouge de corail. On sait que l’écrevisse peuple abondamment nos eaux douces; c’est dans les trous et sous les pierres qu’on les trouve. Le homard vit dans les parages rocailleux de la mer. Il pond de quinze à vingt mille œufs , et la langouste en donne plus de cent mille. Cependant ces deux crustacés sont loin d’être aussi abondants sur nos côtes que ces gros chiffres le feraient supposer; cela vient de ce que pendant les premiers temps de leur vie ils se trouvent à la surface de la mer, où ils courent des chances innom- LES CRUSTACES 283 brables de destruclion. Un pêcheur de Cancarneau, M. Leguilloux, a eu l’heureuse idée de les prendre sous sa protection. 11 a établi des réservoirs dans lesquels il fait éclore les œufs, et où les jeunes, par centaines de mille, accomplissent leur développe- ment et acquièrent ces fortes pinces qui leur servent d’armes défensives. Ses viviers ont fourni, comme on le verra tout à l’heure , l’occasion de découvertes pleines d’intérêt. Le palémon, nommé vulgairement et impropre- ment crevette , vit en troupes sur les rivages de la mer. La scie dont son front est armé n’empêche pas le palémon de devenir la proie des poissons; mais il a du moins cette satisfaction , si c’en est une, de ne pouvoir être avalé que par derrière. Risso a vu des poissons se soumettre à cette condition. Les phronimes terminent le groupe qui nous oc- cupe. Ils vivent dans le corps de quelques zoophytes, des méduses entre autres. On prétend qu’ils y en- trent et qu’ils en sortent à volonté. Ils traiteraient donc la méduse elle-même comme la pinnothère traite seulement la coquille de la moule; il est im- possible de mettre moins de façon dans l’indis- crétion. On pensait , il n’y a pas encore un grand nombre d’années, que les crustacés dont il vient d’être ques- tion ne subissaient point de métamorphoses , et qu’ils n’éprouvaient que des mues. Un des natura- listes les plus célèbres de ce siècle, Latreille, écrit 284 LES CRUSTACÉS dans son Histoire naturelle des insectes et des crus- tacés., que ces derniers « sont, en voyant le jour, pourvus des organes qui leur sont propres et qui les caractérisent ». C’était l’opinion commune. Elle fut battue en brèche par J.-V. Thompson , qui annonça que le crabe commun éprouve, dans sa jeunesse, de véritables métamorphoses. Assertion aussitôt repoussée par la plupart des zoologistes. Elle est aujourd’hui hors de doute. Après Thompson, le capitaine Ducasse est le pre- mier qui se soit engagé dans cette voie; il y fut suivi peu d’années après par M. N. Joly, professeur à la faculté des sciences de Toulouse. Suivant jour par jour le développement des œufs d’une petite salicoque qu’on trouve ordinairement dans le canal du Midi, et qu’il a nommée caridina Desmaretii, M. N. Joly est arrivé, en effet, à établir que ce cru- stacé éprouve de véritables métamorphoses. Dans son premier état la caridine ne possède , en effet , que trois paires d’appendices buccaux et trois paires de pattes, tandis que l’adulte possède six paires d’ap- pendices buccaux et cinq paires de pattes. Bien plus , les trois paires de pattes que possède la jeune cari- dine ne sont pas un à-compte sur les cinq paires que possédera le crustacé adulte ; ces trois paires de pattes se changent en mâchoires auxiliaires, et les cinq paires de pattes se forment de toutes pièces. Ajoutons qu’au sortir de l’œuf la caridina Desma- retii est privée de branchies, de l’appareil stomacal LES CRUSTACÉS 28ü et de fausses pattes abdominales , qu’elle possédera plus tard. En 1853, le pêcheur Étienne Leguilloux, déjà nommé, ayant envoyé au jardin des Plantes de petits homards à peine éclos, M. Valenciennes re- connut que ces petits sont des larves, et que ces larves, considérées jusqu’ici comme un animal sui cjeneris, ont été décrites sous le nom de zoës. « Étienne Leguilloux, disait M. Valenciennes, a obtenu de nombreuses éclosions. Il a vu, au bout de huit jours, les petits changer une première fois de Zoë (larve de homard). Homard. peau; à deux mois, les changements des formes ex- térieures sont encore plus sensibles; à trois mois, on commence à voir les grosses pinces caractéristiques du homard; à six mois, les petits ont pris la figure d’un homard adulte. Ils ont alors de six à huit cen- timètres de longueur, et ils entrent dans le com- merce sous le nom de trois-quarts. Les gourmets les 286 LES CRUSTACES recherchent et les paient à proportion plus cher que les homards adultes. » Voici en fait de métamorphoses quelque chose de plus extraordinaire encore. Le phyllosome est un crustacé aplati comme une feuille, transparent, formé de deux disques ou bou- cliers dont le plus grand, situé en avant, forme la tête de l’animal et porte les antennes et les yeux, dont l’autre, en partie recouvert par le précédent, donne insertion aux pattes, et se termine par un abdomen souvent rudimentaire. Ces pattes sont tout à fait impropres à la marche, et ne peuvent servir Phyllosome (larve de langouslc ). Langouste. qu’à la nage. Comme tout le monde connaît la lan- gouste, chacun peut apprécier maintenant combien ces deux formes diffèrent l’une de l’autre. Elles dif- fèrent à ce point , qu’on a fait des phyllosomes non point un genre ou même une famille, mais un ordre particulier. Eh bien, le prétendu ordre dés phyllo- somes ne renferme que des larves de langouste. LES CRUSTACÉS 287 Cette découverte, annoncée il y a quelques an- nées, avait laissé des doutes dans l’esprit de quel- ques naturalistes. Un mémoire récent de M. Z. Gerbe les a dissipés ; il montre que les larves des langoustes ont tous les caractères généraux des phyllosomes, et que les différences qui existent entre les premières et les seconds ne sont que des différences d’âge, qui s’effacent à mesure que les mues se multiplient. Cela dit , je continue l’énumération des principaux genres de crustacés. Nous descendons l’échelle, et, de proche en proche, nous allons arriver aux ani- maux les plus inférieurs. Tout le monde a pu voir dans les plus étroites flaques d’eau un petit animal allongé , comprimé , qui nage sur le dos : c’est le branchipe. Il a une tête, des yeux portés sur des pédicules , onze paires de pattes, point de test. Le mouvement de ses pattes conduit vers sa bouche les particules organiques dont il se nourrit. Le branchipe ne naît point sous cette forme, et il ne l’acquiert qu’après plusieurs mues. Les cy clopes , au corps mou, allongé, terminé en queue, avec deux pattes soyeuses, deux ou quatre antennes et un seul œil, qui leur a mérité ce nom mythologique, habitent également nos mares. Les femelles, bonnes mères, portent leurs œufs dans deux petits sacs suspendus aux côtés de la queue. Voici maintenant des crustacés qui vont nous mener fort loin; car avec eux nous allons, de proche '288 LES CRUSTACES en proche, faire une pointe, nous allons même en faire deux au delà des frontières de la classe à la- quelle ils appartiennent. Il s’agit d’abord de crustacés tout petits, même microscopiques, qui ont, avec un grand nombre de mollusques, cette ressemblance que leur corps, qui est mou , est renfermé dans une coquille à deux valves, à la vérité fort minces, plutôt cornées que calcaires, et transparentes. Ils vivent généralement dans les eaux douces, et, chez plusieurs, les an- tennes concourent à la natation avec les pattes , qui portent les branchies. Parmi ces animaux sont les daphnies; tête appa- rente, deux antennes, huit ou dix pattes, une queue. La daphnie puce n’a pas plus de deux millimètres et demi de long; on la trouve quelquefois en telle abondance dans les mares, que certains natura- listes ont cru pouvoir, en raison de sa couleur, lui attribuer l’apparence de sang que prennent quel- quefois les eaux stagnantes. Les sauts qu’elle fait et la forme ramifiée de ses antennes lui ont fait donner le nom de puce aquatique arborescente. Je citerai encore les cypris , crustacés quasi micro- scopiques , dont le test bivalve s’ouvre et se ferme comme la coquille d’une huître. Ils vivent aussi dans les mares, et leurs œufs ont, comme ceux de beau- coup d’autres animaux, la propriété d’éclore quand , après avoir été desséchées, les mares qu’ils habitent viennent à se remplir d’eau. LES CRUSTACES 289 Il s’agit d’abord..., ai-je dit en vous présentant ces petits animaux; cela indique une suite. Voici main- tenant, — et, comme vous le verrez tout à l’heure, nous ne nous éloignons qu’en apparence des da- phnies et des cypris, — voici maintenant un groupe d’animaux auxquels il n’est pas aisé d’assigner une place exacte dans la classification, et qui de plus vont nous offrir un genre particulier de métamor- phoses qui dégradent , au lieu de les élever, les ani- maux qui les éprouvent. Jeunes, ils sont libres; adultes, ils sont fixés par le dos à un corps marin quelconque, un rocher, un pilotis, un naTire, la coquille d’un mollusque, le test d’un crustacé, et ils y adhèrent pour toujours. Ils avaient des yeux et des antennes, ils les perdent. Ce sont les cirrhopodes ou cirrhipèdes. Cuvier les considérait comme des mollusques. M. Martin de Saint-Ange , qui en a fait l’anatomie, voit en eux des crustacés qui font le passage aux annélides ou vers. On s’accorde généralement à les ranger parmi les crustacés; mais ce sont des crustacés qui tiennent des mollusques et des annélides. Ils sont revêtus d’un test calcaire formé de pièces analogues à celles des coquilles bivalves, tantôt adhérentes entre elles, tantôt, au contraire, libres, plus ou moins écartées, mobiles. Ils ont des mem- bres rudimentaires, espèces de cirrhes, au nombre de six paires, cornés, articulés, ciliés, destinés non à la marche, puisque l’animal est fixé, mais à la 13 29° f.ES CRUSTACÉS préhension des aliments; ils sortent de la coquille pour s’emparer de ceux-ci, ils y rentrent pour les porter à la bouche. Les baleines et les analifes font partie des cirrhi- pèdes. Les balanes ou glands de mer sont des sortes de cupules calcaires; on les trouve en grande abon- dance au bord de la mer, sur les rochers, sur la carapace de certains crus- tacés, qu’elles défigurent horriblement, sur les co- quilles deg’moules et d’au- tres mollusques. Un cir- rhipède très-analogue aux balanes, la coronule, vit sur la peau de la ba- leine. Or Thompson, en 1830, ayant réuni dans un vase de très-petits animaux semblables aux daphnies (nous y voilà revenus), munis comme celles-ci d’une coquille bivalve et comme elles vivant dans les eaux douces, Thompson, dis-je, fut fort étonné quand, au bout d’un certain temps, il ne trouva plus dans son vase aucune de ces espèces de daphnies, et qu’il vit à leur place de petites balanes. Il en conclut na- turellement que les animaux qu’il avait recueillis étaient de jeunes balanes, et que ces animaux, qui sont sédentaires, comme on vient de le voir, com- mencent par être libres. Coronule diadème. LES CRUSTACÉS 291 C’est ce qui a été mis hors de cloute par Bâte en 1851. D’après cet observateur, les métamorphoses des balanes se partagent en trois phases. D’abord l’animal est libre, agile; il a des yeux, des antennes, tous les caractères d’un véritable crustacé. En second lieu il s’entoure de deux valves. Enfin il se fixe pour toujours, ayant perdu dans cette métamorphose rétrograde ses yeux et ses an- tennes. La balane a également perdu l’estime des gour- mets. Elle eut, dans l’antiquité, l’honneur de figu- rer sur les tables les plus somptueuses, et Arétée note que les balanes de l’Egypte étaient les plus suc- culentes et les plus estimées. Aujourd’hui on ne la mange nulle part. Les anatifes présentent la même succession de métamorphoses que les balanes. Elles aussi finissent par se fixer; mais elles le font au moyen d’un or- gane spécial, très-allongé, cartilagineux, qui man- que aux animaux précédents. Le développement de cette espèce de pied est très- rapide, et dans le port de la Galle M. Lacaze-Duthiers a vu des bateaux corailleurs, rentrant après quinze jours d’absence, portant sur leurs coques de jeunes anatifes qui n’y étaient point au départ, et dont le pied avait déjà plus d’un centimètre de long. Nous quittons les cirrhipèdes, et, achevant de 292 LES CRUSTACÉS descendre la série des crustacés, nous arrivons aux crustacés suceurs, animaux parasites dont la bouche, destinée en effet à la succion , est chez les uns formée d’une sorte de siphon , et chez les autres armée d’une ou de deux paires de crochets. Anatifes fixées et larve de cirrhipède nageant. Parmi les bouches en siphon, il y a les argules, qui vivent sur les poissons de nos étangs; les caliges ou poux des poissons j et les dichéleslions , qui s’at- tachent aux mêmes animaux au moyen des pinces frontales dont ils sont armés. Les lernées ont la bouche munie de crochets. Ils se fixent à la peau , aux branchies et même dans la bouche des poissons, rongeant les chairs au point LES CRUSTACÉS 293 de disparaître dans leur intérieur, et causent à leurs hôtes infortunés des douleurs intolérables qui sou- vent se traduisent en accès .de fureur. Ces crustacés parasites sont soumis à des méta- morphoses rétrogrades. Beaucoup d’entre eux, en effet, doués, à leur sortie de l’œuf, d’organes de lo- comotion assez puissants, en sont très -insuffisam- ment pourvus ou même tout à fait dénués lorsqu’ils ont atteint l’état adulte. Tels sont entre autres les caliges et les lernées. L’existence parasite qu’ils mènent n’est donc pas de leur choix, d’autant que les mâles chez quelques-uns, les femelles chez quel- ques autres, sont privés de la vue. De là pour ces êtres déshérités la nécessité de suivre la destinée des poissons aux dépens desquels ils vivent. Mais des dispositions particulières compensent en quelque sorte ces grands désavantages. Ainsi M. E. Hesse nous a appris que chez certains de ces cru- stacés un filet, un cordon tient pendant quelque temps l’embryon attaché à sa mère. Fixé par une de ses extrémités au bord frontal du jeune crustacé , ce filet est assez long et assez flexible pour laisser une certaine indépendance de mouvement à l’ani- mal qu’il retient, et lui permettre d’aller chercher une place convenable sur le poisson aux dépens du- quel il doit vivre, et sur lequel sa mère est elle- même établie. C’est un spectacle curieux et intéres- sant que de voir ces embryons, surtout ceux des trébies et des caliges, qui nagent avec assez de fa- 294 LES CRUSTACÉS cilité , suivre à la remorque, comme un petit bateau amarré à un grand navire, les évolutions de leur mère. La liaison cesse quand le petit peut se procu- rer sa nourriture; alors la rupture du cordon se fait au ras du bord frontal. Quelques mots maintenant sur les tétradécapodes , et nous en aurons fini avec les crustacés. Tétradécapodes, c’est-à-dire sept paires de mem- bres. Les uns vivent dans les eaux douces, d’autres dans les eaux marines, d’autres sur terre; tous ont des branchies. Chez les espèces terrestres, les bran- chies sont modifiées de manière à pouvoir agir sur l’air humide. Je parlais tout à l’heure d’échelle animale. Mais on se tromperait bien si on pensait que tous les ani- maux , ou que même tous les animaux d’une même classe, puissent être placés les uns au-dessus des autres, comme les degrés d’une échelle. 11 n’en est rien ; et on va bien le voir ; car, après avoir des- cendu jusqu’aux caliges et aux lernées la série des crustacés, nous ne pouvons continuer l’histoire de celle-ci sans remonter d’abord presque aussi haut que le point d’où nous étions partis, pour redes- cendre une fois encore jusqu’où nous sommes arri- vés tout à l’heure. Ce qui prouve que, même dans une classe d’animaux, il n’y a point une seule série, et qu’il y en a plusieurs. Les premiers des tétradécapodes sont, en effet, des animaux d’un ordre assez élevé. Leur structure 293 LES CRUSTACÉS comme leur aspect les rapprochent de certains cru- stacés décapodes, qui sont, ainsi qu on la vu, les princes de la classe. Telle est, par exemple, la cre- vette, la vraie crevette des ruisseaux, qu’on voit nager sur les côtés en étendant et en fléchissant al- ternativement son corps, et qui, grosso modo, res-, semble assez aux palémons pour qu’on donne vul- gairement à ceux-ci le nom des premiers. D’autres, comme les cloportes, par leur forme aplatie et leur existence terrestre semblent faire le passage aux myriapodes ou mille-pieds. Enfin il y en a, comme dans la série précédente, qui vivent en parasites sur d’autres animaux, et chez ceux-ci l’organisation subit une dégradation comparable à celle des crustacés suceurs ; aussi ont- ils, au lieu de pattes, des espèces de crochets au moyen desquels ils se cramponnent à leur proie. Dans le nombre, mais non au dernier rang, est le cyame, et, entre autres, 1 q pou de la baleine, comme les pêcheurs le nomment, parce qu’en effet il vit sur l’immense cétacé. Les cymothoés, appelés aussi poux de mer , œstres des poissons, asiles des poissons, parce qu’ils s’atta- chent aux poissons comme les œstres et comme les asiles s’attachent aux mammifères, sont déjà d’an- ciennes connaissances de nos lecteurs, à qui nous en avons parlé à l’occasion des sarigues et des kan- guroos. Ces cymothoés subissent de véritables mé- tamorphoses, et, comme chez les crustacés suceurs 296 LES CRUSTACÉS et les cirrhipèdes, ces métamorphoses sont rétro- grades. Ainsi les jeunes ont des yeux et même de gros yeux; les adultes n’en ont pas du tout. Les jeunes ont de- même une nageoire caudale qui manque aux vieux. Cette nageoire disparaît quand elle devient inutile, c’est-à-dire quand l’animal se fixe, car il commence par être libre. En échange, on trouve chez les cymothoés fixés des parties qui n’existent pas dans le premier âge. Enfin le bopyre , parasite aussi , pousse l’impu- dence jusqu’à vivre sur les animaux de sa classe, sur les crevettes et les salicoques, dont il suce les branchies, et qu’il rend difformes en déterminant des bosses sur leur corselet. Les pêcheurs prétendent que ces parasites ne sont autre chose que de petites limandes ou de petites soles. La vérité, moins mer- veilleuse , est que , comme beaucoup d’individus d’un rang plus élevé que les crustacés, les bopyres promettent dans leur jeune âge plus qu’ils ne tiennent par la suite; car, ayant en commençant une organi- sation assez élevée, ils descendent si bas, qu’ils semblent le dernier échelon de leur type, et qu’a- près eux il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Ce que nous faisons. LES VERS Nulle part la division du corps en anneaux suc- cessifs n’est plus apparente que chez les vers; nulle part non plus on ne voit mieux que chacun de ces anneaux ou de ces groupes d’anneaux est tout un animal , et que l’articulé n’est autre chose qu’une association, une sorte de colonie d’individus réunis bout à bout. Que l’on compare entre eux , chez certains arti- culés, les différents anneaux qui les composent, et on verra que ces anneaux se répètent les uns les autres. Qu’on en isole un, il est pourvu de tous les organes essentiels à l’animalité ; il a un système ner- veux ganglionnaire , une dilatation vasculaire faisant office de cœur, un renflement stomacal : c’est un animal complet. Cela explique, jusqu’à un certain point, comment ces animaux étant divisés soit spontanément , soit artificiellement, en un certain nombre de tronçons, chaque tronçon peut continuer de vivre, et, repro- 13* 298 LES VERS duisant les anneaux qui lui manquent, acquérir avec le temps les dimensions de l’animal dont il a été détaché. Chacun sait qu’il en est ainsi du lombric ou ver de terre. Voici un autre exemple. La mvrianide, autre annélide étudié par M. Milne- Edwards, se compose d’une longue suite d’anneaux, dont le premier a des yeux et des appendices tenta- culiformes. Si l’on coupe l’animal, chaque tronçon reproduit ce qui lui manque, l’un une tête, l’autre une queue; et le ver peut se transformer en autant d’animaux qu’on en a fait de tronçons. Mais, en outre, la myrianide se multiplie d’elle-même d’une manière analogue. Certains de ses anneaux se mu- nissent de rudiments de tentacules et d’yeux; et quand le développement de ces organes est assez avancé, la division s’opère dans les endroits où ils se sont formés. Les animaux élémentaires dont chaque ver et chaque articulé se compose sont ce qu’un naturaliste récemment et prématurément enlevé à la science, M. Moquin-Tandon , appelait les zoonites. Il montrait, par exemple, que, dans la sangsue médicinale, chaque groupe de cinq anneaux succes- sifs constitue un être particulier qu’on peut, au moins par la pensée, isoler des segments voisins, et qui possède sa fraction propre de système nerveux , d’appareil circulatoire, de tube digestif, d’organes LES VERS 299 mucipares et reproducteurs , de faisceaux muscu- laires et même de taches tégumentaires. De là une multitude d’expériences fines et délicates dans les- quelles M. Moquin-Tandon excellait. Il aimait à les raconter dans ses leçons, — écrit M. Bâillon, pro- fesseur à la faculté de médecine de Paris, — il mon- trait comment une sangsue coupée en travers con- tinue à sucer le sang de l’animal auquel elle est attachée , et comment le sang s’écoule par la section transversale; comment une portion limitée du corps de la sangsue, attaquée par une liqueur corrosive, perd seule sa vitalité ; comment un zoonite moyen de sangsue peut être tué sans que les parties anté- rieures et postérieures cessent d’exister ; comment même des tronçons isolés d’un même ver peuvent vivre pendant longtemps, quoiqu’ils ne reçoivent point de nourriture. Nulle part, ai -je dit, la nature élémentaire de l’articulé n’est plus visible que chez le ver (excep- tons cependant les myriapodes ou mille-pieds); mais, pour être moins apparent chez les insectes, les crustacés et les arachnides , parce que chez ceux-ci les anneaux successifs ne sont pas iden- tiques entre eux, le fait curieux qui nous occupe n’est pas moins vrai des animaux dont il a été ques- tion dans les deux chapitres précédents que de ceux qui forment le sujet de celui-ci. La seule différence , comme l’a fait remarquer M. Lacaze-Duthiers, est que, dans ces assemblages 300 LES VERS de zoonites qui constituent un crabe, un hanneton ou une araignée, il y a des individus, des zoonites, qui travaillent non -seulement pour eux-mêmes , comme font les zoonites d’un ver, mais qui travaillent de plus au profit de la communauté, et qui, outre les fonctions générales que tous remplissent , ont des fonctions spéciales. Chaque zoonite a, chez beau- coup d’insectes comme chez le ver, son système ner- veux particulier, son cœur, ou, ce qui en tient lieu, son organe respiratoire; mais, en outre, il a, ou du moins certains ont un rôle particulier à remplir, et plus les rôles sont distincts , en d’autre^ termes , plus le travail est divisé , plus en même temps la colonie est parfaite, plus l’être collectif que celle-ci forme est d’un ordre élevé. Prenons un insecte , dit le naturaliste que nous venons de citer ; nous voyons la forme de chaque zoonite modifiée profondément par les rapports qui le lient aux zoonites voisins. Le premier, celui qui est en tête de la série, étant placé là comme une sentinelle chargée de prendre connaissance du monde extérieur, est porteur des organes des sens : là sont les yeux , les antennes , etc. Après lui vient le zoonite nourricier; la préhen- sion des aliments est son affaire; c’est ici qu’est la bouche. Ensuite les zoonites chargés de transporter toute la colonie dans l’espace; zoonites locomoteurs, mu- nis de pattes et souvent aussi d’ailes. LES VEBS 301 Enfin, l’ensemble se termine par les zoonites chargés de la multiplication de l’espèce , et ceux-ci sont armés d’organes spéciaux, tels que tarières, aiguillons , etc. En tête de la classe qui nous occupe sont les vers à sang rouge. La couleur de leur sang, qui est un trait de ressemblance entre ces animaux et les animaux supérieurs, avait porté les zoologistes à mettre ces vers au-dessus de tous les articulés ; mais les annélides , comme on les nomme , sont par tout le reste de leur organisation évidemment inférieurs aux insectes , crustacés , etc. , ce qui prouve que ra- rement, parmi les bêtes aussi bien que parmi les gens, on est le premier en tout. Ce groupe des annelés contient du reste des ani- maux d’un ordre évidemment inférieur ; ainsi , à côté des lombrics ou vers de terre , dont tout le monde connaît les habitudes souterraines, des nais, qui vivent dans la vase, des sangsues, qui vivent dans les eaux douces, des aphrodites et des néréides, qui sont marines et nagent fort bien ; à côté , et au-des- sous de ces vers, qui jouissent d’une entière liberté de mouvement, nous en trouvons qui sont fixes. d'elles sont les serpules, les amphitrites et les te- rebelles, qui vivent à l’intérieur de tubes plus ou moins solides. C’est le tube calcaire des serpules qui rampe sur la coquille des huîtres , où personne n’a pu manquer de les apercevoir. Ceux des amphitrites et des terebelles n’ont point cette solidité ; membra- 302 LES VERS neux ou même muqueux, ils sont grossièrement re- couverts de sable ou de fragments de coquilles; tous ces animaux sont marins. Je passe maintenant au groupe des vers intesti- naux. Ils sont ainsi nommés, parce que la plupart vivent à l’intérieur du corps des animaux, les uns dans tel organe, les autres dans tel autre : dans le foie, dans l’œil, dans le cerveau, dans les muscles, dans le sang, etc. Presque tous les animaux vertébrés ont leurs parasites, lesquels, à leur tour, ont souvent les leurs. Le lapin de clapier en a trois, l’âne et le chat quatre, la chèvre cinq, le chien et le cochon huit, le mouton et le bœuf dix, le cheval onze; c’est du moins ce qui résulte d’une nomenclature dressée par M. Paul Gervais. Parmi les oiseaux, la poule en a six. La grenouille, sans qu’on puisse l’accuser d’avoir voulu se faire plus grosse que le bœuf, en a un de plus que celui-ci : onze comme le cheval. Les animaux sauvages ont les leurs comme les animaux domestiques. L’homme a les siens, et même il est sous ce rapport le mieux partagé de tous les êtres animés; il nourrit une vingtaine de vers intestinaux. Mais, comme le fait observer le naturaliste qu’on vient de nommer, la présence de ces vers est loin de constituer toujours une maladie, et on peut dire qu’il est dans l’ordre naturel des choses que les animaux nourrissent aux dépens de leur propre substance, ou de la surabondance de leur fluide LES VERS 303 nourricier, quelque autre espèce animale ou même végétale : ce qui n’empêche pas d’ailleurs que, clans une multitude de cas, l’être animé hanté par les intestinaux ne soit gravement et même mortelle- ment malade, ce dont on aura des exemples tout à l’heure. Un célèbre anatomiste allemand, Rudolphi, clas- sait les entozoaires en cinq catégories distinctes, de la manière suivante : Les Nématoïdes à corps grêle, plus ou moins fili- forme , et rigidule ou élastique; à canal intestinal complet, avec la bouche en avant, l’anus en ar- rière; à sexes séparés. Les principaux genres sont : fîlaires , tricocép haies , oxyures , slrongles , asca- rides, etc. Les Acanthocéphales , dont le corps est grêle , en forme de bourse, élastique, pourvu d’une trompe armée de crochets, et dont les individus sont égale- ment de deux sortes, les uns mâles, les autres femelles. Cette section ne renferme que le genre échinorhynque, très-nombreux en espèces. Les Tqématodes, à corps aplati et mollasse, mu- nis de suçoirs ; tous les individus ont les deux sexes. Genres principaux : monostome, distome, iris- tome, etc. Les Cestoïdes, à corps allongé, mais continu ou articulé; à tête quelquefois simplement labiée, et le plus souvent munie de deux ou de quatre suçoirs. Tous les individus ont les deux sexes ; dans ce 304 LES VERS groupe sont compris le scolex, le botliriocéphale et le lœnia, dont on compte cent cinquante espèces. Enfin les Cystiques à corps déprimé ou grêle, terminé en arrière en vésicule propre à un ou à plusieurs individus, à tête pourvue de deux ou de quatre suçoirs et surmontée soit d’une couronne de crochets, soit de quatre trompes également garnies de crochets. Mode de reproduction inconnu du temps de Rudolphi. Genres principaux : cysticerque , cœ- nure, échinocoque. D’autres classifications ont été proposées depuis celle qui précède. Nous citons celle de Rudolphi parce qu’elle a été établie dans un ouvrage devenu classique, parce qu’elle donne une idée suffisante de la variété des formes et de l’organisation des intes- tinaux, et que par conséquent elle suffit à l’intelli- gence de ce qui va suivre. D’ailleurs, après les ré- centes et grandes découvertes dont cette division du règne animal a été l’objet, il n’est pas de classifica- tion des entozoaires qu’on puisse considérer autre- ment que comme provisoire. Nulle part, en effet, les métamorphose^ ne sont plus profondes, et elles se compliquent de migra- tions bien plus extraordinaires que toutes celles que nous avons constatées jusqu’ici. Nous allons voir, en effet, le même ver passer en même temps d’un animal dans un autre, et l’une des sections de Rudolphi dans une autre section. Le sujet est immense, et comme il est en même LES VERS 30o temps très-merveilleux, nous procéderons graduel- lement à son exposition. Voici donc d’abord un exemple très-simple de mi- grations. Disséquant, il y a peu de temps, le cœur d’un phoque, M. Joly y trouva plusieurs vers nématoïdes femelles, plusieurs filaires longs de quinze à vingt centimètres et d’un diamètre de huit dixième de millimètre à un millimètre. Quatre de ces vers s’é- taient fixés dans l’oreillette droite, et deux dans l’oreillette gauche du cœur. Ils forment, paraît-il, une espèce nouvelle, la fîlaria cordis phocœ. Comment s’étaient-ils introduits chez le phoque? M. Joly pense qu’ils lui sont transmis par les pois- sons dont il fait sa nourriture. Ceux-ci ont, en effet, leur filaire, et ce filairc est toujours dépourvu d’or- ganes de reproduction. Il est donc à présumer que le ver des poissons n’est autre chose que la larve du ver du phoque , et qu’il n’acquiert tout son dévelop- pement que dans le sang- du phoque, où il ferait même ses petits. Ainsi le mammifère marin s’in- fecterait en mangeant. Nous allons en voir bien d’autres. Continuons. Le ver de Médine (filaria medinensis) est commun dans les régions tropicales de l’ancien continent. Sa longueur atteint quelquefois quatre mètres ; sa lar- geur ne dépasse guère un millimètre. Il habite sous la peau dans le tissu cellulaire des jambes et de l’ab- domen de l’homme, du nègre comme du blanc. On 306 LES VERS en trouve plusieurs sur le même sujet, chacun étant logé dans une tumeur particulière. Quelquefois la douleur provoquée par la présence de cet helminthe est nulle; dans d’autres cas elle est assez vive pour qu’on soit obligé de recourir au chirurgien. Il arrive que le ver perce la peau ; il devient alors nécessaire de l’extraire. On trouve des animaux de ce genre sur les oiseaux et sur les poissons. On en a trouvé quinze à vingt longs de un mètre cinquante centi- mètres à un mètre soixante- dix centimètres sous la peau d’un guépard de Kordofan, mort à la ména- gerie. L’animal était triste, moins apprivoisé, moins câlin que les guépards possédés à d’autres époques par le même établissement. Comment ce ver de Médine s’introduit-il chez l’homme? C’est ce qu’on ne sait pas encore positive- ment; cependant la plupart des naturalistes pensent que dans le jeune âge l’helminthe vit dans les eaux. Ce qui est certain c’est que, suivant la remarque de M. le docteur Guyon, partout où on observe le dragonneau chez l’homme, on le trouve également dans les eaux et même dans le sol. Ainsi, un jour du mois de mars 1858, dans le haut Sénégal, à Batikolo, village dont les habitants sont infestés par le ver de Médine, un chirurgien de marine, M. Joubert, faisant creuser dans une terre humide des trous pour établir les appuis d’un gourbi, trouva un dragonneau de dix-huit centi- mètres de longueur. LES VERS 307 On cite quelques autres faits du même genre. Mais lever terrestre ou aquatique est-il de même espèce que celui qui vit chez l’homme? C’est ce qui n’est pas établi. S’il y a identité spécifique, l’intro- duction des premiers dans l’organisme s’explique- rait assez aisément. Les germes ou les petits nés dans l’eau pénétreraient dans l’homme avec les boissons comme la sangsue du cheval s’introduit chez celui-ci , chez l’homme et chez un grand nombre d’animaux. C’est, paraît-il, l’opinion unanime des indigènes de la côte occidentale d’Afrique , comme c’est aussi celle des habitants de toutes les contrées où vit le ver de Médine. C’est par la même voie, pour le dire en passant, que, d’après M. C. Davoine, les embryons du trico- céphale et de Y ascaride lombricoïde (vers nématoïdes de Rudolphi) entreraient chez nous. D’après ce naturaliste, leurs œufs se développeraient hors de l’homme, et ne donneraient naissance à l’embryon qu’après huit mois au moins pour l’un, et six mois pour l’autre. Durant ce long intervalle de six et de huit mois, ces œufs, rejetés au dehors avec les excréments, ont tout le temps d’être transportés par les pluies dans les ruisseaux et dans les fleuves. C’est donc avec l’eau servant à la préparation de nos aliments que les em- bryons du tricocéphale et de l’ascaride lombricoïde arriveraient dans les instestins de l’homme, où ils poursuivent ensuite le cours de leur développement. 308 LES VERS Revenons aux Pilaires. Le docteur Guyon a désigné sous le nom de filaire sous-conjeclival un helminthe qui habite dans l’œil de l’homme entre la conjonctive et la sclérotique, et dont, à cause de la transparence de la première de ces deux membranes, on peut suivre les mouve- ments chez la personne qui en est affectée. On le voit disparaître après un certain laps de temps, pour revenir, puis disparaître encore, ce qui peut se renouveler plusieurs fois. En 1838, le savant que je viens de nommer fit connaître le cas d’une jeune négresse de la Marti- nique, originaire de la côte d’Afrique, qui avait à la fois deux filaires longs chacun de trois à quatre centimètres. Habituellement l’un se trouvait dans un œil , et l'autre dans l’autre ; mais ils se réunis- saient quelquefois, le passage du côté droit au côté gauche se faisant avec une grande rapidité à travers le tissu cellulaire de la racine du nez. Ils étaient sé- parés lorsque le chirurgien fit l’extraction de celui qui se trouvait alors dans l’œil gauche ; mais lorsque quelques heures après il voulut faire la seconde opé- ration, il vit que l’autre ver avait passé à son tour dans l’œil gauche, d’où on le tira par une nouvelle incision. Plus récemment, le même observateur a mis sous les yeux de l’Académie le plus grand ver qu’on ait extrait de l’œil; celui-ci mesure quinze centimètres de long, il provient d’un nègre du Gabon. LES VERS 3Ü9 Quelques zoologistes pensent que ce filaire est une espèce distincte du filaire de Médine , d autres qu’il en est seulement le jeune ; d’autres encore qu’il pourrait être le mâle de cette espèce, dont jusqu’ici on ne connaît que la femelle. La seule chose certaine, c’est que l’un et l’autre se trouvent dans l’Afrique tropicale, l’Arabie, la Perse et l’Inde, et qu’ils habitent tous les deux le tissu cellulaire. Mais, d’après le docteur Guyon, le filaire sous -conjecti val n’apparaîtrait dans le tissu sous -cellulaire qu’à de certains moments, comme font les oiseaux de passage dans chacune de leurs patries, et il s’en éloignerait lorsqu’il n’y trou- verait plus l’espace nécessaire à son développe- ment. Nous venons de voir les instestinaux opérer de grands voyages ; mais nous n’avons encore aucune idée des transformations qu’ils éprouvent chemin faisant. C’est ce spectacle que nous allons mainte- nant nous donner. J’ai promis des merveilles, en voici. Les cysticerques (ils vont jouer un grand rôle dans ce qui suit) se rencontrent fréquemment dans les parties du corps occupées par le tissu cellulaire ; on en a trouvé dans la pie-mère, dans le tissu cellu- laire sous -cutané, dans les interstices musculaires, etc. M. Berend en a observé sur les lèvres d’un enfant d’un an ; il avait l’apparence d’une tumeur grosse comme un haricot; une petite incision donna 31Ü LES VERS issue à 1 animal. Mais c’est du cysticerque du lapin qu’il s’agit. Ce cysticerque du lapin ( cyslicercus pisiformis ), long de six à dix millimètres, blanc, un peu bleuâtre, est formé d’une tête, d’un col et d’une ampoule; la tête arrondie en dessus, couronnée de deux rangées circulaires de crochets et pourvue de quatre ven- touses, n’a aucune ouverture orale; le col est plissé. L’ampoule vésiculaire est pointue, aussi longue que le reste de l’animal. La mort de ce cysticerque suit de près celle du lapin aux dépens duquel il vit. Ce- pendant, si on a soin d’ouvrir la capsule dans la- quelle chaque cysticerque est renfermé, et de rece- voir celui-ci dans un vase rempli d’eau tiède, on peut étudier facilement ses mouvements : on lui voit alors étendre ou retirer ses ventouses, redresser ou coucher ses crochets, dont chacun se meut isolé- Cysticerque du tissu cellulaire. Partie antérieure du cysticerque du tissu cellulaire (considérablement grossie). LES VERS 311 ment, plier, allonger ou rétracter son col et surtout sa vésicule caudale. On connaît le goût du chien pour le lapin. Lorsque le premier mange le second, il introduit nécessai- rement dans son estomac le cysticerque du second. Que devient dans l’intestin du chien le cysticerque du lapin? Voici. En quelques heures il pert sa vésicule. Au bout de huit jours il n’a plus que la tête, et il habite le duodénum. Or cette tête donne naissance à un ru- ban aplati, composé d’articulations nombreuses, étroites, et le cysticerque de tout à l’heure s’est transformé en tænia. Un naturaliste appuie cette transformation sur l’expérience suivante. Ayant mêlé aux aliments d’un chien soixante -dix cysticer- ques de lapin, il a trouvé quelques jours après vingt-cinq tænias dans l’estomac du chien. Mais le chien a bien d’autres manières de donner l’hospitalité au tænia. Ici le mouton entre en scène. Les moutons sont quelquefois pris d’une sorte de vertige par suite duquel leur corps s’anime d’un mouvement gyratoire qui finit par les faire tomber. C’est la maladie connue sous le nom de tournis. Cela est incontestablement causé par un ver, un cœnure, le cœnurus cerebralis , logé dans le cerveau du mal- heureux mouton. Ce cœnure est une vésicule munie de plusieurs tètes. D’où vient-il? qui le donne au mouton ? Le chien. Et qui l’avait donné au chien? Le mouton. C’est entre eux un prêté pour un rendu , le 312 LES VERS cœnurus cerebralis étant , selon un grand nombre de savants, la larve du tamia sèrrata. Cependant, comme on vient de le voir, le cœnurc habite le cerveau du mouton, et, comme on le sait, le tænia réside dans l’intestin du chien. Comment donc l'affreuse larve passe- t-elle de l’herbivore au carnassier? et -comment les œufs de l’horrible ver passent-ils du carnassier à l’herbivore? Voici ce qu’on raconte à ce sujet. Premier temps. Un chien dévore la tête d’un mouton mort du tournis, et voilà le cœnure dans l’estomac du chien. S’y trouvant bien, il s’y déve- loppe : ses têtes ou ses scolex se détachent de la vésicule commune, s’allongent démesurément, et chacune d’elles devientun tænia. Celui-ci prospérant, un moment vient où quelques anneaux chargés d’œufs se détachent de son corps ; ils sont expulsés avec les excréments. Second temps. Tout en broutant l’herbe des champs, le mouton avale les œufs. Installés dans son intestin , ceux-ci éclosent, des larves microsco- piques en sortent qui se fraient une route à travers les tissus, qu’elles perforent jusqu’au cerveau de l’animal. Parvenues au terme de ce voyage, elles se changent en cœnures qui tuent le mouton, et la palingénésie de l’entozoaire est close. M. Van Benedin rapporte qu’ayant introduit dans l’estomac d’un jeune chien un certain nombre de cœnurus cerebralis , il a constaté bientôt après que LES VERS 313 le corps de ce chien renfermait autant de tænias Tænia solium (ver solitaire). (très-improprement appelés solitaires, comme on voit) qu’il y avait introduit de cœnures. 14 314 LES VERS D’un autre côté, ayant suivi le développement des œufs du tænia serrata, il a constaté que des cœnures du mouton en sortent. Il prit de ces jeunes vers nés du tænia du chien et les déposa dans les fosses nasales du mouton ; les vers perforèrent les muqueuses en tous sens jus- qu’à ce qu’ils fussent arrivés dans une région du crâne percée de trous qui leur permirent de se rendre à destination, c’est-à-dire dans le cerveau du mouton. Tous les naturalistes ne s’accordent pas sur les antécédents du tænia du chien. Il y en a qui les font venir du cyslicercus pisiformis, d’autres du cysticer- cus cellulosus , d’autres du cysticercus lenuicollis; mais tous ou presque tous ajoutent une foi entière aux migrations que nous venons de raconter. En général, tout animal carnassier serait infecté par ses victimes, ce qui ne manquerait pas de moralité; ainsi les vers du chat proviendraient des souris, et ceux de l’homme du porc. On connaît chez l’homme deux variétés bien ca- ractérisées de taenias : le bolriocephalus laius et le tænia solium. La tête de ce dernier est munie de quatre suçoirs, avec une couronne formée de crochets pointus. Les anneaux sont aplatis. Tout le long du corps s’éten- dent deux canaux qu’on regarde comme des tubes digestifs. Dans chaque anneau un conduit transver- sal réunit ces canaux l’un à l’autre. Les vaisseaux LES VERS 315 sanguins s’étendent également dans toute la lon- gueur de l’animal. Les tænias ont les deux sexes, et chacun de leurs anneaux possède des organes mâles et des organes femelles ; ces derniers sont remplis d’un très-grand nombre d’œufs, pourvus d’une en- veloppe calcaire, grâce à laquelle ils peuvent, même dans des circonstances défavorables, conserver la faculté de se développer. Les anneaux les plus rap- prochés de la tête sont les plus jeunes, les moins développés, et, par conséquent, les plus petits. Plus les anneaux sont vieux, plus leurs appareils repro- ducteurs sont développés, plus ceux-ci contiennent d’œufs, et, dans plusieurs de ces œufs, on peut même quelquefois reconnaître l’embryon. Les der- niers anneaux, c’est-à-dire les plus anciens, étant mûrs, se détachent isolément ou en chaînes entières, et,' comme alors ils continuent de se contracter, on les a décrits quelquefois comme une espèce particu- lière de vers. S’étant détachés, ils sont expulsés avec les excré- ments, et c’est ainsi que sont semés des milliers de germes de tænias. Crochets du tænia solium. Tête du tænia solium Tète du tænia solium vue de face. vue de profil. 316 LES VERS Il en périt un grand nombre ; les autres sont avalés avec les aliments ou les boissons, par certains ani- maux. Introduit dans le tube digestif de ceux-ci, l’œuf se développe, un embryon microscopique en sort, tout différent des tœnias et armé de crochets poin- tus qui se meuvent dans tous les sens. A l’aide de ses crochets, il perfore les tissus de l’animal. Arrivé dans le tissu cellulaire des organes, il s’v enveloppe d’une capsule, ou, comme on dit, s’en- kyste. Une profonde métamorphose s’opère dès ce mo- ment dans l’embryon : d’abord ses crochets tombent, son corps représente alors une vésicule, cette vé- sicule grandit en même temps que le kyste qui l’entoure; à l’intérieur de l’embryon se forme un bourgeon , qui peu à peu devient une tête et se gar- nit de suçoirs; le cou se dessine, s’allonge, et les crochets apparaissent peu à peu. Enfin la larve toute formée se renverse hors de sa vésicule. Elle n’a alors ni tube digestif ni organes reproducteurs. Ignorant la filiation de ces vers, on en avait fait un ordre à part, sous le nom de vers vésiculaires ( cys - iicerques, échinocoqucs , cœnures). Mais cette larve ne deviendra tænia qu’au prix d’un nouveau voyage. Elle s’est logée dans le corps d’un porc. L’homme mangeant la chair de ce porc avale en même temps la larve. Aussitôt arrivée dans le tube intestinal de LES VERS 317 ce nouvel hôte, celle-ci s’attache par ses suçoirs entre les villosités de la muqueuse de l’intestin grêle, et y implante ses crochets. Bientôt son extré- mité postérieure se prolonge en une vésicule oblon- gue, et, au fur et à mesure que celle-ci s’allonge , on voit apparaître des rides transversales qui devien- nent de plus en plus profondes. La larve se trans- forme en tænia. Les nouveaux anneaux refoulent les anciens; ceux-ci se développent, se remplissent d’œufs, et le cycle que nous venons de décrire recommence. C’est ce qui va être confirmé par une expérience qui causera peut-être quelque répugnance au lec- teur. Depuis longtemps, un anatomiste allemand, M. Ku- chenmeister, inclinant à penser que le cysticerque du tissu cellulaire se change en tænia solium dans le tube digestif de l’homme qui lui donne involon- tairement asile, brûlait de s’assurer du fait. Il atten- dit longtemps, parce que, pour que l’expérience rêvée se réalisât, il fallait que dans le voisinage de l’expérimentateur une tête humaine tombât frappée par la justice. Enfin cette horrible condition s’est rencontrée, et le savant a pu enrichir d’un fait nou- veau cette extraordinaire histoire de vers intesti- naux. « Un criminel venait, dit M. Kuchenmeister, d’être condamné à quelques lieues de mon domicile, et, grâce à des amis, il me fut possible de réaliser 318 LES VERS l’expérience que j’avais en tète depuis longtemps déjà. Le résultat a été des plus salis faisants, quoique la brièveté du temps dont je pouvais disposer n’au- torisât pas de belles espérances. » On conçoit que l’expérience consistait à faire ava- ler au condamné, sans qu’il s’en doutât, les cysti- cerques dont on voulait suivre la transformation. On lui en fit prendre à toutes les sauces. L’expérimen- tateur, n’avant pas d’abord de cysticerques du tissu cellulaire à sa disposition, dut se contenter de cysti- cerques tenuicollis (on en trouva dans le mésentère du porc) et de cysticerques pisiformis du lapin. On les mêla à un potage de pâte d’Italie, et le malheu- reux les prit cent trente heures avant le jour de la décapitation. « Plus tard , dit l’auteur, à qui nous rendons vo- lontiers la parole , je parvins à me procurer des cys- ticerques cellulaires: soixante-douze heures avant sa mort, le délinquant en mangea douze dans du boudin dont on avait sorti quelques fragments de lard, qui furent remplacés par des cysticerques. Il en prit encore dix-huit dans du riz, soixante-douze heures avant sa mort; quinze dans du potage au vermicelle, trente-six heures avant; douze dans de la saucisse, vingt- quatre heures avant, et encore dix-huit dans la soupe, douze heures plus tard. Il avala donc en tout soixante-quinze cysticerques cel- lulaires. » Le jour de l’exécution, M. Kuchenmeister se ren- LES VERS 319 dit à l’Institut anatomique, où le cadavre devait être transporté; mais il ne put examiner les intestins que quarante- huit heures après la mort. L’autopsie fut faite en présence de plusieurs professeurs. « Quoique le peu de temps écoulé depuis l’arrivée de mes bêtes dans l’intestin ne me laissât pas beau- coup d’espoir d’un résultat favorable, je fus néan- moins plus heureux que je ne pensais. » Il aperçut , en effet, dans le duodénum un petit tænia fixé à la muqueuse au moyen de sa trompe allongée. Le mi- croscope montra distinctement la trompe sortie , à laquelle étaient fixés quatre crochets également di- rigés en avant. L’examen de ces crochets prouva qu’on avait bien un tænia solium sous les yeux. Trois autres tænias également armés de crochets furent ensuite trouvés dans le duodénum, et enfin on en trouva six autres, mais sans crochets, dans l’eau qui avait servi à laver l’intestin. L’auteur conclut de cette expérience que le cysti- cerque du tissu cellulaire se métamorphose dans l’homme en tænia solium. Il terminait son mémoire par cette invitation et ces conseils : « J’invite mes collègues en position de pouvoir répéter cette expérience à ne pas laisser échapper ces occasions. Il faudrait s’y prendre un peu plus tôt; administrer par exemple à un accusé dont la condamnation à mort paraît certaine, à différentes reprises et à des distances de quatre semaines , des cysticerques frais, chaque fois en petit nombre. On 320 LES VERS suivrait ainsi le développement de ces entozoaires, et l’on pourrait constater si le cysticerque 'pisiforme et le ienuicollis se développent dans l’homme, ce que je ne suis pas porté à croire. L’essai serait tout à fait innocent; car, en cas d’acquittement, nous pos- sédons assez de moyens sûrs pourchasser le tænia. » Il faut dire maintenant que dans cet ingénieux chapitre d’histoire naturelle que forment les migra- tions des intestinaux, MM. Pouchet et Verrier aîné ne voient qu’un roman, auquel ils opposent une suite d’expériences dont voici les plus décisives : On donne cent têtes de cœnures à un jeune chien pris à la mamelle et soigneusement séquestré, et qu’on tue vingt jours après ce repas. Or son intestin renferme deux cent trente-sept tænias dont la taille varie de quatre millimètres à soixante centimètres. « Piésultat doublement renversant, disent les au- teurs, puisque nous trouvons cent trente-sept tænias de plus que nous n’en avons ensemencé , et qu’ayant donné des scolex de la même vésicule et du même développement, nous trouvons, après vingt jours seulement, l’inexplicable différence de taille de quatre millimètres à soixante centimètres. » Autre expérience. On fait choix de deux jeunes moutons parfaite- ment sains, et à chacun d’eux on donne dix anneaux de tænia serrata, contenant tous des œufs parfaite- ment mûrs et dont on distingue l’embryon muni de ses crochets. Le tournis eût dû se présenter du LES VERS 321 quinzième au vingtième jour; or il n’y en avait pas de trace au bout de quatre mois; à cette époque, la santé des sujets était parfaite : on les tua, leur cer- veau ne renfermait pas un seul ccenure. La migration des entozoaires est donc un sujet à revoir et qui appelle une sévère critique. J’ai réservé pour la fin l’histoire d’un entozoaire qui a acquis, dans ces derniers temps, une célé- brité malheureusement trop justifiée. Le 12 janvier 1860, une jeune paysanne, une ser- vante, présentant quelques-uns des symptômes de Trichine grossie. , Muscle trichine. la fièvre typhoïde, entrait à l’hôpital de Dresde. Elle mourut quinze jours après. M. Zenker en fit l’au- topsie. Quel fut son étonnement quand, au lieu de rencontrer les lésions propres à la fièvre typhoïde, il trouva des milliers de trichines dans les muscles de la défunte! 14* 322 LES VERS Les trichines sont de tout petits vers nématoïdes de un à deux millimètres, dont on a fait la décou- verte en 1835 en Angleterre dans les muscles de plusieurs cadavres. Ils y étaient enroulés sur eux- mêmes et renfermés chacun dans une petite poche ou kyste. A peine le fait fut-il signalé, qu’en Angle- terre, en Allemagne, en Danemark, en France, en Amérique, les observations du même genre se mul- tiplièrent. Trichines partout. D’où venaient-elles, et comment pénétraient-elles dans les muscles? On expérimenta. Un savant de Goettingue, M. Herbst, fit manger à des chiens la chair d’un blaireau hanté par les trichines; les chiens furent envahis. Plus tard, à Berlin, le célèbre anatomiste allemand M. Wischow fit manger par un chien de l’homme trichiné ; trois jours après, il trouva dans l’intestin grêle du chien des vers semblables aux trichines musculaires, mais plus grands et conte- nant des ovules. On savait donc que les trichines sont transmissibles d’un animal à l’autre; mais le mode de transmission restait caché. Tel était l’état des choses quand M. Zenker fit son observation. Il trouva, ai -je dit, des milliers de vers dans les muscles de la morte ; vers dépourvus de sexe , comme tous ceux qu’on avait vus jusque-là, libres et non plus enkystés, ce qui prouvait que leur im- portation était récente. De plus, il rencontra dans l’intestin grêle un grand nombre d’helminthes adultes, les uns mâles, les autres femelles, ces der- LES VERS 323 nières remplies d’embryons vivants semblables aux trichines sans sexe , aux larves qui pullulaient dans les muscles. Celles-ci étaient donc arrivées dans leur lieu d’élection en perçant les parois de l’intestin. Trichine enkystée. Restait à savoir comment les trichines étaient arri- vées dans l’intestin. Le médecin fit une enquête. Il apprit que le fermier chez qui la jeune fille avait été servante avait, vingt-trois jours avant l’entrée de celle-ci à l’hôpital, tué un cochon, et que tous ceux qui en avaient mangé avaient été malades. Il se fit remettre de la viande de ce porc; elle était remplie de trichines. Dès ce moment l’histoire pathologique de la ma- ladie trichinaire était fondée. Ingérées par l’animal qui se nourrit d’une chair infectée, les trichines musculaires, libres ou enkystées, restent dans l’in- testin de cet animal. Ces trichines, même enkystées, ne sont pas mortes, mais comme endormies. Elles 324 LES VERS se réveillent dans l’intestin, s’y développent, s’y multiplient. Cette multiplication a encore lieu, si des trichines intestinales, des femelles pleines, ex- pulsées par les voies naturelles, sont mangées avec les matières qui les contiennent par des animaux peu délicats sur la nourriture, des porcs par exemple. Aussitôt nés, les jeunes pénètrent dans les muscles, où ils finissent par s’enkyster. Dès ce moment ils deviennent inoffensifs ; tous les ravages qu’ils cau- sent se produisent dans la période qui précède l’en- kystement. M. Zenker partagea avec MM. Leuckart et Wir- chow les muscles de la jeune servante; les animaux qui en mangèrent furent envahis. A partir de ce mo- ment, les observations d’infection trichineuse se mul- tiplièrent particulièrement en Allemagne , où l’on fait usage de viande de porc Crue, car il n’y a qu’une cuisson prolongée qui puisse tuer les trichines. On compta par centaines, dont un grand nombre mor- tels, les cas d’une maladie inconnue quelque temps auparavant. M. Wirchow a écrit une brochure pour appeler l’attention sur les mesures préventives à prendre contre cette maladie contagieuse. Les gou- vernements s’en préoccupent, et c’est une des ques- tions de médecine et d’hygiène à l’ordre du jour. LES ZOOPIIYTES Les zoophytes ou rayonnés, dernière division du règne animal dans la classification de Cuvier, com- prennent un nombre immense d’animaux. Les our- sins, les étoiles et les anémones de mer , les polypes , les coraux et les madrépores , pour ne citer que ce qui est connu de presque tout le monde, en font partie. C’est assez dire qu’on y trouve non-seule- ment des animaux d’une organisation très-infé- rieure, mais encore des animaux très-différents les uns des autres. Le nom de zoophytes, qui signifie animaux-plantes, vient de la ressemblance de quel- ques-uns, du corail, par exemple, avec les végétaux, ressemblance qui est telle, que pendant longtemps on a pris ceux qui l’offrent pour de véritables ar- bustes marins. Malgré tout ce que nous avons vu en fait de mé- tamorphoses, nulle part on n’en trouve d’aussi extraordinaires que dans l’embranchement qui nous occupe. Les rayonnés se divisent en échinodermes et en polypes. 326 LES ZOOPHYTES LES ECHINODERMES Les échinodermes comprennent les oursins, les étoiles de mer et les holothurides. Tous ont dans le pre- mier âge une forme ex- cessivement différente de celle de l’adulte ; au point que certaines larves d’as- téries (étoiles de mer), la bipinnaire porte-étoile, Astérie violette. par exemple, ont été dé- crites comme genres distincts. Ces formes sont le plus souvent très-bizarres. D’abord des œufs, puis des larves, qui dans tels oursins ont la forme d’un chevalet. Ces larves se meuvent très-vivement à l’aide de cils; les fonc- tions digestives sont fort actives, si l’on en juge par la dimension Larve d'éohinoderme. de l’estomac. C’est Sur celui-ci que commence à se montrer ce qui sera plus tard un oursin : d’abord un disque qui, grandissant, finit par envelopper l’organe qui le porte ; peu à peu la structure radiée apparaît, les piquants s'e mon- trent; le disque se munit d’une bouche, et enfin la LES ZOOPIIYTES 327 larve devenue inutile est en partie absorbée, en partie abandonnée. Même histoire à peu près pour plusieurs astéries; mais chez quelques-uns la larve nous offre des phé- nomènes sinon plus étranges, du moins bien plus remarquables. Cette larve est d’abord en appa- rence un infusoire; plus tard elle se compose de Oursins livides logés dans le roc. deux moitiés droite et gauche exactement symé- triques, comme chez les articulés et les vertébrés. Dans le dernier groupe, celui des holothurides, la larve n’est point absorbée , mais transformée , et ses organes, appropriés aux besoins de l’adulte, entrent dans la composition de celui-ci. Parmi les holothu- rides est la synapte , à l’occasion de laquelle des doutes bien singuliers ont été élevés. 328 LES ZOOPHYTES Celte synapte est un zoophyte, la natice est un mollusque ; ces deux animaux sont donc très-diffé- rents l’un de l’autre. Cependant le célèbre physiologiste allemand J. Muller a cru pouvoir déduire d’une observation qui sera rapportée tout à l’heure, que le zoophyte Synaple de Duvernoy. la synapte donne naissance au mollusque, à la na- tice, et il disait : « Ce fait servira à expliquer com- ment les espèces se sont formées aux époques géolo- giques, et comment il s’en forme aujourd’hui de nouvelles. » M. Muller était à Trieste; ayant disséqué un grand nombre de synaptes, il reconnut que certains LES ZOOPHYTES 329 sujets de l’espèce digitata (synapta digitata) diffé- raient de tous les autres en un point essentiel. Dans le corps de ces individus anormaux, il trouva des tubes en nombre variable (depuis un jusqu’à trois), longs de vingt-quatre à trente-six lignes, con- tournés en forme de tire-bouchons, animés parfois de mouvements spontanés, et attachés par un bout au grand vaisseau sanguin de la svnapte, et par l’autre à la tête de cet échinoderme. Ces tubes con- tenaient par milliers des œufs de mollusques gasté- ropodes, que M. Muller désigne sous le nom de limaçons, et des mollusques parfaitement dévelop- pés, pourvus d’une coquille calcaire, d’un oper- cule et d’une cavité respiratoire; en un mot, de vrais gastéropodes paraissant appartenir au genre natica. Il était évident que la formation et l’évolution complète des mollusques s’opèrent dans les tubes conchylifères de la synapte, d’autant qu’on y trouva placés à la suite les uns des autres des organes dont la présence démontre d’une façon irréfutable que ces tubes sont consacrés à la production des mol- lusques dont il s’agit. Il est d’ailleurs des synaptes qui possèdent en même temps que les tubes conchylifères les organes de multiplication particuliers à leur genre ; de sorte que ces animaux paraîtraient engendrer à la fois des échinodermes et des mollusques. C’est, on l’a vu, ce qu’admit d’abord M. Muller, 330 LES ZOOPIIYTES se fondant sur l’anatomie de soixante-neuf sypiapta digitata. Mais on comprend que le professeur de Berlin n’ait pu s’en tenir longtemps à une idée qui jetterait un trouble si profond dans l’existence des zoolo- gistes. Que de remontrances on a dû lui faire! Y songez- vous? Vous sapez les fondements de l’édifice zoologique! Vous menacez notre propriété à nous, créateurs de tant d’espèces! Vous donnez le signal de bouleversements dont nul ne peut prévoir le terme, et du premier rang qu’ils occupent les descripteurs vont descendre au dernier. M. Muller a donc dû se demander s’il n’y avait pas moyen d’expliquer les choses moins révolu- tionnairement , et, sans abandonner sa première explication, il en fait entrevoir une autre. Dans cette nouvelle hypothèse , les tubes conchy- lifères seraient des parasites. Dans ce cas, les mol- lusques d’où ces tubes proviendraient seraient sou- mis à des métamorphoses bien curieuses, puisqu’il ne resterait d’eux que ces tubes eux-mêmes. C’est à la suite de ce changement que les natices, d’abord libres, iraient vivre à l’intérieur et aux dépens de la synapte. La question reste donc à l’étude; mais, de quelque manière qu’elle soit résolue, le fait sera un des plus curieux de la zoologie. LES ZOOPHYTES 331 LES POLYPES Ceux-ci se divisent en acalèphes , zocintlières et coralliaircs . Les acalèphes ou orties de mer, ainsi nommées parce que plusieurs d’entre elles donnent une sen- sation de brûlure quand on les touche, comprennent les siphonophores et les polypo- méduses. La physalie pélagique appartient au premier groupe. C’est une espèce de poche de forme oblongue, à parois minces et transparentes, surmontée d’une crête longitudinale plissée et vivement nuancée de bleu et de pourpre. Cette crête , dressée comme la voile d’un navire quand l’animal navigue , lui a fait donner les noms de frégate et de galère. On la trouve sous les tropiques, en pleine mer, formant des flottes plus ou moins considérables, « s’orientant, suivant la remarque de M. le lieutenant de vaisseau Fré- minville, de manière à aller toujours au plus près du vent, » c’est-à-dire contre le vent autant que possible, marchant par conséquent à la rencontre de la proie que le vent lui apporte , et qu’elle frappe et saisit de ses tentacules. Souvent on la trouve échouée sur le rivage, et si l’on marche dessus elle claque à la manière d’une vessie de poisson; c’en est fait d’elle alors, tandis qu’au contraire elle peut 332 LES ZOOPIIYTES être desséchée à plusieurs reprises , et chaque fois reprendre vie au contact de l’eau. Ces tentacules qui pendent sous la physalie sont de plusieurs sortes : les uns, longs de deux à trois Physalie utriculc. centimètres, sont des tubes terminés par une ven- touse ou suçoir, et autant de suçoirs autant de bou- ches; d’autres, garnis de lamelles et de cils vibra- tiles, paraissent servir à la respiration, et peut-être aussi à la locomotion; d’autres encore, qu’on ne trouve que chez les grandes physalies, s’en déta- chent à certaines époques et semblent avoir pour LES ZOOPIIYTES 333 but la multiplication de l’espèce. Enfin, il y en a qui sont de véritables merveilles; c’est à l’aide de ceux- ci que l’animal saisit sa proie. Ce sont des espèces de lanières lisses d’un côté, garnies de l’autre par des disques saillants colorés en bleu, et qui, contournés au repos en tire-bouchon, de quelques centimètres de long seulement, peuvent tout à coup se détendre au point d’acquérir une longueur de cinq à six mètres. Au fond des disques dont je viens de parler sont des glandes qui sécrètent un produit vénéneux , dont les effets sont terribles sur les animaux qu’at- teignent ces lanières qu’on jugerait peu redoutables à voir leur fragilité. « Étant dans un petit canot, — dit le R. P. Du- tertre, qui visita les Antilles en 1640, — je voulus prendre une galère qui flottait; mais je ne l’eus pas plutôt prise que ses fibres m’engluèrent toute la main. A peine en eus-je senti la fraîcheur (car la galère est froide au toucher), qu’il me sembla avoir plongé mon bras jusqu’à l’épaule dans une chaudière d’eau bouillante, et les douleurs étaient si fortes, que, malgré tous mes- efforts pour ne pas me plaindre, de peur qu’on ne se moquât de moi, je ne pus m’empêcher de crier plusieurs fois à pleine tête : « Miséricorde! mon Dieu! Je brûle, je brûle! » « Un jour, dit le médecin voyageur Leblond, je m’embarquai avec quelques amis dans une grande anse... Je m’amusais à plonger,, à la manière des 334 LES Z00PI4YTES Caraïbes, dans la lame prêle à se déployer... Celte prouesse faillit me coûter la vie. Une galère, dont plusieurs s’étaient échouées sur le sable , se fixa sur mon épaule gauche au moment où la lame me repor- tait à terre. Je la détachai promptement; mais plu- sieurs de ses filaments me restèrent collés jusqu’au bras. Bientôt je sentis une douleur si vive, que, prêt à m’évanouir, je saisis un flacon d’huile qui était sous ma main, et j’en avalai la moitié pendant qu’on me frottait l’épaule. La douleur ne s’en étendit pas moins jusqu’au cœur; j’eus un évanouissement. Revenu à moi, je me sentis assez bien pour retour- ner à la maison, où deux heures de' repos me réta- blirent. » Voici une observation qui n’est pas moins cu- rieuse. « A l’aide d’un bâton , dit le R. P. Feuillée, j’avais mis une physalie dans mon mouchoir. Le lende- main, ne songeant plus à l’usage que j’avais fait de ce dernier, je m’en servis pour m’essuyer les mains que je venais de laver; je sentis au moment même un feu violent et qui augmenta jusqu’à me causer des convulsions par tout le corps. » Heureusement les accidents produits par la physa- lie durent peu, surtout si on a tout de suite recours à un remède toujours à portée de la main en pareil cas, c’est-à-dire si on lave avec de l’eau de mer la partie touchée. La physalie ne jouit d’ailleurs de ses propriétés LES ZOOPHYTES 335 toxiques que lorsqu’elle est mouillée. Il est inutile, après ce qui précède, d’ajouter qu’elle s’en sert pour engourdir et même pour tuer les animaux dont elle se nourrit. Aucun siphonophore, la pélagie pas plus que les autres, n’est un animal simple; chacun d’eux con- stitue une véritable colonie. Les différentes parties dont l’ensemble se compose sont autant d’individus dont chacun a sa fonction particulière utile à l’en- semble. Les uns, faisant office de flotteurs, portent le tout; d’autres sont chargés de nourrir la commu- nauté; d’autres sont préposés à la défense générale; d’autres sont chargés de la reproduction de l’espèce. Ceux-ci produisent des œufs. De chaque œuf sort une nouvelle colonie. D’abord apparaît seul l’animal vésiculeux qui sert de flotteur; puis, par voie de bourgeonnement, se développent, à l’arrière de celui-ci, les individus-organes qui viennent d’être énumérés. Au second groupe d’acalèphes, à celui des polypo- méduses, dont le rhizostome de Cuvier fournit un exemple , appartient également l 'aurêlie ou médusa- aurita. La médusa aurita (fig. I) a des ovaires, et elle se propage par des œufs qui restent pendant quelque i temps fixés entre ses tentacules. Or, que sort-il de ces œufs? Des méduses? Non; pas même des acalèphes : la petite méduse n’est pas de la même classe que sa mère. C’est Une larve ci- 336 LES ZOOPHYTES liée, semblable à un infusoire des plus simples (a); si on ignorait d’où elle vient, on la prendrait pour un infusoire. Rhizostome de Cuvier. Au bout de quelque temps, de libre qu’elle était, cette larve se fixe à un corps quelconque (b) ; elle va se transformer en méduse? Non. En animal de la classe des méduses, au moins? Non, pas encore; la larve de la méduse va passer d’une classe dans une autre, mais elle n’entre pas encore dans celle des acalèphes. Du reste, les transformations qu’éprou- vent ces larves à partir du moment où elles se sont fixées, ne sont pas les mêmes pour toutes les es- pèces; il est plus d’une voie par où la progéniture d’une méduse peut s’élever au rang maternel ; il y en a deux, et, de plus, l’une de ces voies se bifurque. LES ZOOPHYTES 337 Voyons d’abord la larve qui prend le chemin direct. Bientôt une bouche s’ouvre à l’extrémité libre; Métamorphoses de la médusa anrita. elle s’entoure d’abord d’un bourrelet (6 et c) , ensuite d’une couronne de tentacules (d), et nous avons maintenant un animal qui , par toute son organisa- tion , est un véritable polype hydraire , « assez sem- 15 338 LES ZOOPIIYTES blable, dit M. de Quatrefages, à nos hydres d’eau douce. » Ce polype grandit, et au bout d’un temps variable on voit sur tout son corps, de la base jusqu’en haut, se produire des divisions transversales annulaires (f) qui donnent au tout l’aspect de disques empilés les uns sur les autres. Plus tard, au pourtour de chacun de ces disques et à leur face supérieure, poussent des tentacules (g), et en même temps les disques s’écartent les uns des autres (h). Bientôt ils ne sont plus réunis que par un axe commun (h), et l’animal unitaire que nous avions tout à l’heure s’est changé en communauté. Enfin l’axe se rompt , chaque disque, devenu indépendant, se. met à nager (i) , et le polypier vient de se reproduire par scission. Mais ces segments, devenus libres, ne repro- duisent pas le polype (disons en passant qu’ignorant leur origine, on les avait décrits, comme espèce à part, sous le nom de strobila) (i); ils vont, de mé- tamorphose en métamorphose, revêtir les carac- tères de la prétendue cyanea capillata ( k )' (état transitoire d’une espèce pris encore pour la forme d’une espèce distincte); et enfin, arrivés au terme de leur développement, ils reproduiront exactement les caractères de la médusa aurita ( l ), et se propa- geront comme elle par des œufs. Revenons maintenant sur nos pas, et donnons notre attention à cette autre larve, qui, après avoir LES ZOOPHYTES 330 été, comme la précédente, un animal libre (a), un infusoire cilié, s’est également fixée, et est devenue un polype hydraire (b, c, d). Cette larve a le mode de reproduction du polype; on voit des gemmes ou bourgeons apparaître sur son corps, se développer (e), et en faire un polypier rameux. Mais tous ces bourgeons n’ont pas la meme destinée, et c’est ici qu’a lieu la bifurcation dont nous avons parlé plus haut. En effet, de ces bourgeons quelques-uns prennent une forme bien différente de celle du polype, et aussi une structure plus compliquée; bientôt ils re- produisent tous les caractères de la méduse, s’iso- lent de plus en plus , acquièrent des organes repro- ducteurs, et alors se détachent et vont semer au loin les germes de nouvelles colonies. La plupart des bourgeons, au contraire, ne de- viennent jamais des méduses; ils restent polypes, et continuent de vivre à la façon de tous les animaux de cet ordre. De sorte que des deux branches entre lesquelles se divise la route ouverte devant la larve que nous considérons en ce moment, l’une est un cul-de-sac, elle n’aboutit pas, le germe qui la suit avorte. Telle est l’histoire assez compliquée, et plus ad- mirable encore , de la reproduction de la méduse. Cuvier plaçait les acalèphes dans une classe , les polypes dans une autre; l’étude des métamorphoses a fait cesser cette distinction. On a comparé les po- 340 LES ZOOPHYTES lypes à des plantes ; continuant la comparaison , nous dirons que les méduses sont les fleurs de ces végétaux animés (de certains d'entre eux du moins, car tous les polypes n’engendrent pas des méduses) , fleurs qui , détachées de la tige , vont porter au loin la semence de nouvelles colonies. C’est ce qu’on voit très -bien sur les sertulariens , polypes à polypiers plus ou moins régulièrement ramifiés qui vivent dans la mer. A certaines époques ils laissent échap- per de petits animaux qui se mettent à nager. Le phénomène fut observé, il y a une trentaine d’an- nées, par MM. Nordman et Milne-Edwards; beau- coup plus récemment, M. Coste recevait de Bel- gique, et présentait à l’Académie un rameau vivant d’un de ces polypiers, d’où se détachaient des mil- liers d’embryons qu’on voyait nager par bancs dans l’eau de mer où le rameau était plongé. Un peu au- paravant , le muséum d’histoire naturelle avait reçu de Dunkerque, par les soins de M. Lacaze-Duthiers, un échantillon également vivant d’un polypier ana- logue au précédent , qui produisit à Paris une mul- titude de larves. Or ces larves ont la forme et l’organisation des méduses : ce sont de véritables méduses. Après qu’elles eurent nagé pendant quelque temps, on les vit tomber au fond du vase, disparaître. A leur place on trouva de petits vers ciliés, libres, qui, s’appro- chant des parois de l’aquarium, s’y fixèrent et pri- rent la forme d’un disque aplati; puis ce disque, LES ZOOPIIYTES 341 soulevé à son centre, s’éleva peu à peu sous la forme d’une tige cjui se ramifia et se couvrit d’ex- pansions cupiliformes tentaculées. Le polypier était constitué. Les hydres vertes ou polypes d’eau douce , que nous avons figurées dans l’introduction, se rap- prochent du groupe des acalèphes; elles ne sont pas moins bien armées que les physalies, et on en peut j uger par la com- position de leurs bras urticants, que nous re- présentons. Mais elles ne subissent pas de métamorphoses. Nous citons pour mémoire la seconde classe des polypes, celle des zoan- thaires, qui comprend entre autres les actinies ou anémones cle mer , et nous passons aux coral- laires , qui vont nous offrir encore des méta- morphoses remarqua- IdIôS Actinie plumeuse. Une branche de corail est une véritable colonie de polypes solidaires les uns des autres, mais jouissant cependant d’une activité propre. Extrémité de l’un des bras de l’hydre et l’une de ses capsules urticantes. 342 LES ZOOPIIYTES M. Lacaze-Duthiers, chargé par le gouvernement français de faire des recherches sur l’histoire natu- relle de ce zoophyte en vue d’en réglementer la pêche, et qui, pour se livrer à cette étude, a passé près d’une année sur les côtes d’Afrique, nous ap- prend que, des membres de cette association, les uns sont mâles, les autres femelles, et que quelques- uns ont les deux sexes. Corail rouge. Polype du corail rouge. Ordinairement les individus d’un sexe l’emportent en nombre, dans une même branche, sur ceux d’un autre sexe ; ainsi , tel rameau renferme presque exclusivement des polypes mâles, tel autre des po- lypes femelles. Les courants de la mer remplissent donc , dans la fécondation de ces animaux , le même office que les vents à l’égard des plantes dioïques : l’air porte aux fleurs femelles le pollen des étamines, l’eau agit d’une manière analogue. L’incubation de l’œuf s’opère dans la cavité même où s’accomplit la digestion. Ainsi deux matières peu- LES ZOOPIIYTES 343 vent, à côté l’une de l’autre, celle-ci se dissoudre, celle-là s’accroître, se développer et produire un nouvel être. Et ce fait paraît général dans toute la classe des corallaires. Que devient l’œuf après la ponte? Primitivement nu et sphérique, cet œuf s’allonge, se couvre de cils vibratiles , se creuse d’une cavité qui s’ouvre au de- hors par un pore destiné à devenir la bouche, et enfin prend la forme d’un petit ver blanc. « Rien n’est curieux, dit M. Lacaze-Duthiers, comme ces jeunes animaux, dont l’agilité est en- core assez grande , qui nagent en s’évitant quand ils se rencontrent, qui montent et descendent dans les vases où on les recueille, en avançant toujours l’ex- trémité opposée à la bouche la première... Je me plaisais à les montrer aux pêcheurs , naturellement incrédules, et qui s’en allaient tous convaincus et souvent fort étonnés. » Chacun de ces petits vers blancs devient l’origine d’une branche de corail fixée au sol à la manière d’une plante. Comment ce changement s’opère-t-il? C’est encore M. Lacaze-Duthiers qui va nous le dire. On vient de voir que les embryons nagent la bouche en arrière, poussant devant eux l’extrémité la plus grosse de leur petit corps. Rencontrent-ils un obstacle, ils buttent nécessairement contre lui. et plus ils font effort contre cet obstacle, plus ils tendent à s’accoler à lui. 344 LES ZQOPIIYTES Usant en aveugles de leur liberté , il n’est pas surprenant que l’usage qu’ils en font ait pour ré- sultat de la leur faire perdre; sous ce rapport, que d’hommes sont coraux! Mais pour les coraux, du moins, ce mode d’opérer a été déterminé par plus savant qu’eux. Leur propension au mouvement est précisément, en effet, le moyen employé pour leur faire perdre tout mouvement. Aussi, quand le moment de cette transformation est venu, leur aptitude à se heurter semble-t-elle s’accroître. C’est quand ils vont aban- donner leur forme de ver. x\lors ils se raccourcis- sent et s’étalent, gagnant en largeur ce qu’ils per- dent en hauteur; ils forment une sorte de disque au milieu duquel s’est enfoncée leur extrémité buccale, qui s’entoure d’un bourrelet circulaire d’où naissent les rudiments de huit tentacules qui se développeront plus tard. C’est à ce moment que leur rage de pous- ser porte ses fruits ; ils se fixent enfin pour donner bientôt naissance à toute une colonie formée plus ou moins loin de la mère patrie. Mais comment de ce ver, maintenant fixé, une branche de corail peut-elle naître? On devine qu’il y a chez ces êtres un mode de reproduction autre que celui par lequel l’embryon dont nous nous occu- pons a pris naissance. Les animaux des polypiers ont, en effet, la pro- priété de reproduire par voie de bourgeonnement des êtres en tout semblables à eux, absolument comme LES ZOOPHYTES 345 un végétal produit dos branches et des feuilles, et ces nouveaux individus restent le plus souvent sou- dés à leurs parents. Les immenses polypiers, qui dans les mers chaudes forment des récifs redoutés des navigateurs, sont dus à ce mode de multiplication. On doit donc s’attendre à le rencontrer dans le corail , et l’accroissement de celui-ci est , en effet , la conséquence du bourgeonnement. Mais, avant d’aller plus loin, il convient de dire que le corail vivant est formé de deux parties dis- tinctes : l’une centrale, solide, résistante, c’est Y axe; l’autre extérieure, molle, rappelant tout à fait une écorce, c’est la couche polypifère. Celle-ci doit sa couleur à une multitude de corpuscules cal- caires d’une forme particulière et caractéristique, semés dans toute l’étendue de ses tissus. Quand le jeune corail a perdu sa forme de ver et pris celle d’un disque lenticulaire, il ne tarde pas à passer du blanc au rose , puis au rouge vif ; ce qui tient au développement des corpuscules dont il vient d’être question. Il n’a pas encore d’axe, et sa partie solide est représentée seulement par des corpuscules. Rien ne saurait rendre l’élégance et la délicatesse de ce petit être (un quart ou un demi-millimètre de diamètre) lorsqu’il étale sa couronne de tentacules blancs, dont les fines découpures se détachent sur un mamelon rose ressemblant quelquefois à une petite urne. 15* 346 LES ZOOPIIYTES Qu’on se le représente maintenant en pleine acti- vité de bourgeonnement : sur ses côtes apparaissent Tubipore musique. un, deux, trois, quatre bourgeons parcourant les mêmes phases que l’animal sur lequel ils naissent, Détails du tubipore musique. et, par le fait même de leur développement, ils éloi- gnent celui-ci de sa base et l’en éloignent de toute l’étendue qu’ils occupent. LES ZOOPIIYTES 347 C’est ainsi que les choses se passent. Chaque po- lype devient à son tour un centre de bourgeonne- ment; le nombre des habitants augmente, les limites du polypier s’étendent. Si l’activité du bourgeonne- ment est plus grande dans telle ou telle partie , l’al- longement sera plus considérable de ce côté, et c’est à ces inégalités d’accroissement que les rameaux et les branches doivent naissance. A la même classe que le corail , mais à un groupe différent, appartient cette curieuse production, le lubipore musique, nommé vulgairement orgue de mer à cause des tubes dont il est formé. Ces tubes sont l’œuvre des animaux qui les habitent. Outre l’ensemble du polypier, la figure ci -jointe nous montre le mode d’attache des tubes soudés entre eux par des lamelles transversales , les rapports du po- lype avec le polypier, et enfin le polype lui-même. LES PROTOZOAIRES Cet embranchement renferme, comme on l’a dit, les animaux les plus simples. Aucune trace de sys- tème nerveux. Quelques-uns n’ont pas même d’ap- pareils digestifs. Il en est qui semblent uniquement formés de cellules homogènes associées les unes aux autres. Bien plus, certains d’entre eux sont formés d’une substance, — le sarcode, — dépourvue de toute structure utriculaire; leur corps glaireux peut 348 LES Z00PI1YTES s’épancher et s’étirer dans tous les sens, et c’est en créant au fur et à mesure des besoins ces expan- sions momentanées qu’ils progressent. L'amibe, par L’amibe et quelques-unes des formes qu’elle prend successivement. exemple, en se déplaçant et pour se déplacer, a pris successivement sous les yeux de l’observateur les formes que montre ce dessin. Les foraminifères , malgré leur coquille, ne paraissent pas avoir une organisation plus élevée, et l’un d’eux, la moliole, chemine en contractant certaines parties de son corps préalablement étirées en fils de forme va- LES ZOOPHYTES 349 riable. De là le nom de rhizopodes ou pieds -racines , qu’on donne aussi aux foraminifères. Les animalcules qui forment les éponges, quoique fort élémentaires, sont moins simples, mais leur organisation a été encore trop peu étudiée. En échange , rien n’est plus connu que les constructions qu’ils élèvent. Elles sont souvent remarquables par leur régularité. L’une des plus élégantes est le gant de Neptune. On sait que la recherche de ces utiles polypiers donne lieu à une pêche très -importante, mais très-pénible, qui est faite par des plongeurs. Gant de Neptune. Fragment et larves d’éponge. La multiplication de l’éponge s’opère de deux ma- nières, et entre autres au moyen de germes ciliés et mobiles, très-semblables à des infusoires. C’est ainsi que commencent , nous l’avons vu , tous les ani- maux fixés. Ces germes sont rejetés au dehors par les courants qui traversent le polypier. Ils se fixent après deux à trois jours de liberté. 330 LES ZOOPHYTES Arrivons aux animalcules microscopiques dits in- fusoires. Prodigieusement variés sont ces êtres invisibles, intangibles, qui pullulent autour de nous et jusqu’en nous-mêmes; qui, comme l’a dit Lamarck, remplis- sent sur le globe un rôle auprès duquel celui des géants du règne animal n’a aucune importance : constructeurs d’une partie du sol que nos pieds foulent, édificateurs de montagnes, fabricateurs de la plupart de nos matériaux de construction, et dont, jusqu’à Leuwenhoeck et Iiartsæker, l’homme, qu’ils assiègent de toutes parts , n’a pas soupçonné l’existence. Ces invisibles ont leurs nains et leurs colosses. Entre le monade crépusculaire et le kolpode à capu- chon, il y a la même différence de taille qu’entre un insecte et un éléphant. Ils ont , certains d’entre eux du moins, une organisation très-compliquée, plus compliquée à certains égards que celle des animaux dits supérieurs. Et combien de détails l’insuffisance de nos admirables instruments nous empêche d’aper- cevoir! Il y en a qui ont quinze, vingt et jusqu’à cent estomacs, des dents, un coeur, et un cœur qui, dans plusieurs espèces, est cinquante fois plus vo- lumineux que celui d’un bœuf; quelques-uns sont protégés par une carapace, calcaire ici, là siliceuse. On en trouve partout : au fond des mers, dans l’air, dans le sol, dans les eaux limoneuses des fleuves et des étangs , dans toutes les cavités des ani- Pèche de l’éponge, LES ZOO PIIYTES 353 maux, et jusque clans les organes entièrement clos, dans l’arbre vasculaire , mêlés aux globules du sang. Et ils sont dans une agitation perpétuelle; à quelque heure du jour ou de la nuit que vous les observiez, vous les voyez toujours en mouvement; le sommeil leur est inconnu, jamais ils ne se repo- sent. Leur résistance vitale dépasse tout ce qu’on peut imaginer. James Ross, dans son voyage au pôle austral , en a trouvé une cinquantaine d’espèces à carapace siliceuse, sur des glaces flottantes, par 78 degrés de latitude. Le même navigateur ayant jeté la sonde dans le golfe de l’Érèbe, la sonde rap- porta d’une profondeur de cinq cents mètres soixante- dix-huit espèces d’animalcules. Bien plus, on en a trouvé à près de quatre mille mètres au-dessous de la surface de la mer. Ces derniers supportaient une pression de trois à quatre cents atmosphères. Des animalcules ramassés dans les parages de la terre Victoria ont été transportés à Berlin , et y sont arrivés pleins de vie. Voici quelque chose de plus fort. M. Pouchet, après avoir soumis des rotifères à un froid de 40 degrés au-dessous de zéro, les a brusquement jetés dans une étuve chauffée à 80 degrés. Au sortir de celle-ci, on voyait les roti- fères, insouciants de cet effroyable changement de température (120 degrés), et bientôt ranimés, se livrer à leurs mouvements si caractéristiques. Ces invisibles sont partout, ai-je *dit. Et d’abord dans l’homme, dans son intestin, où l’on trouve des LES ZOOPHYTES 3o4 vibrions en quantité innombrable, et jusque dans sa bouche , non moins peuplée ; le tartre qui se dépose sur les dents est rempli de carapaces calcaires d’a- nimalcules. Ils foisonnent dans l’Océan , on vient de le voir; ce sont eux qui, pour une part,* rendent la mer lumineuse et lui donnent la couleur du sang. On les trouve souvent dans l’air, transportés par les vents à des distances considérables. Dans une fine poussière tombée sur un navire à trois cent quatre- vingts milles de la côte d’Afrique, Ehrenberg a re- connu dix-huit espèces à carapace siliceuse. C’est par eux aussi que la neige et la pluie sont parfois colo- rées en rouge. Ils forment sous le sol , en des con- trées humides, des terrains vivants dont les di- mensions en surface et en profondeur confondent l’imagination. Cette espèce, dont le diamètre n’égale pas la quinze-centième partie d’un millimètre, forme des amas de plusieurs mètres d’épaisseur; on en connaît de six à sept mètres dans l’Amérique du Nord; Berlin est bâti sur un banc épais de vingt mètres d’animalcules, dont il faut cent onze millions cinq cent mille pour faire un gramme. Certaines couches stratifiées, des plus anciennes parmi celles qui sont postérieures aux terrains pri- mitifs, ne sont autre chose que des nécropoles d’ani- maux microscopiques. Des montagnes de craie en sont faites à raison d’un million de squelettes par cube de trois centimètres de côté. Ils ont formé même des silex. M. White en a trouvé douze espèces LES ZOOPHYTES 355 différentes dans les rognons siliceux de la craie. M. Marcel de Serres en a trouvé dans les corna- lines, et c’est encore à eux, d’après cet observateur, que le sel gemme doit sa coloration en rouge. C’est au moyen de squelettes siliceux d’infusoires appar- tenant à la famille des bacillariées , que dans nos provinces le badigeonneur peint en rose les façades des maisons , et que la ménagère donne le brillant à ses ustensiles de cuisine, le tripoli, dont l’un et l’autre se servent, étant presque entièrement com- posé des animalcules susdits : cela est une décou- verte d’Ehrenberg, et les animalcules du tripoli sont si bien conservés, que ce grand naturaliste a pu constater leur analogie avec les espèces vivantes. Le tripoli de Bilin, en Bohême, qui, sur une épais- seur variant de soixante -six centimètres à cinq mètres, couvre une étendue de huit à dix lieues carrées, contient par pouce cube, d’après Schlei- der, quarante et un millions d’animalcules. Ce sont encore des infusoires d’eau douce et des coquilles microscopiques qui donnent des qualités nutritives à ces argiles alimentaires que mangent les sauvages de l’Orénoque et de l’Amazone, les nègres de la Caroline et de la 'Floride, et que l’on rencontre jusque sur les marchés de la Bolivie. On dit que les Ottomaques consomment jusqu’à sept cent cinquante grammes par jour de cette nourri- ture fossile, et ils en font usage même alors que des aliments plus substantiels ne leur manquent pas. 3oG LES ZOOPIIYTES Enfin Retzius a constaté la présence de dix-neuf espèces d’infusoires dans cette poussière blanche, véritable farine minérale, qu’en temps de disette les Lapons, qui n’ont que la peine de les ramasser, substituent à la farine des céréales absentes. Ces in- fusoires sont analogues à ceux qui vivent aujourd’hui dans les environs de Berlin, et c’est à la substance animale qu’ils retiennent après tant de siècles écou- lés que la farine qu’ils forment doit ses propriétés nutritives. Nous savions déjà depuis longtemps, grâce à M. Ehrenberg, que certains fers limoneux ne sont autre chose que des amas de carapaces d’animal- cules fossiles (gaillonella ferruginecc) : or, ce que ces animalcules faisaient dans les temps géologiques , d’autres le font aujourd’hui ; un minerai de fer très- estimé, et qui se trouve en Suisse, le minerai de lac (lake-ore) , est l’œuvre de ces infusoires. M. Sjo- green, naturaliste Scandinave, s’est plu à suivre dans toutes ses phases le travail de ces petites bêtes, qui, pour mourir en paix, s’entourent d’une enve- loppe métallique. Ainsi enveloppé, l’infusoire a les dimensions d’un œuf de grenouille. L’espèce s’ac- cumule dans certains cours d’eau de la Suède, au point de former des gisements de deux cents mètres de long sur cinq à six mètres de large, et une épais- seur de huit à dix pouces. Ce minerai se pêche, et un homme peut en ramasser jusqu’à une demi- tonne par jour. Les Suédois et les Prussiens l’ont LES ZOOPHYTES 3b7 en grande estime. Il renferme de vingt à soixante pour cent d’oxyde de fer. Les métamorphoses des infusoires , probablement très-complexes, sont encore peu connues. Il résulte des observations de MM. Pineau, Stein et Gros, confirmées par les observations plus récentes de M. Balbiani, que les acinètes sont les larves de la paramécie. C’est sous la forme d’acinètes que les embryons quittent le corps de leur mère. Ils sont alors garnis de tentacules boutonnés , véritables su- çoirs au moyen desquels ils restent encore quelque temps attachés à leur mère, de la substance de la- quelle ils se nourrissent. Devenus libres, ils perdent leurs suçoirs, s’entourent de cils vibratiles, ac- quièrent une bouche qui commence à se montrer sous la forme d’un sillon longitudinal, et revêtent définitivement la forme de paramécie. FIN TABLE Causerie préliminaire > Les Mammifères. — Les animaux à bourse 59 Les Amphibiens 69 — Le lépidosiren Ibid. — L’axolotl ^3 — Les crapauds et les grenouilles 80 — Les salamandres 108 — A propos d’un animal douteux 112 Les Poissons 115 — La lamproie et l’ammocète 123 — Les métamorphoses de la dorée et de quelques autres poissons 130 — Sur quelques vertébrés très- dégradés 134 Les Mollusques 137 — L’huître 141 — Le taret 154 — La pholade 158 — Les ascidies solitaires 159 — Les ascidies sociales et les ascidies composées. . 161 — Les bryozoaires 167 360 TABLE Les Insectes 169 — Les amis et les ennemis 170 — Les métamorphoses. . . . 175 — Les aptères 181 — Les diptères ou mouches 183 — Les lépidoptères ou papillons 193 — Les hémiptères 205 — Les névroptères 212 — Les hyménoptères 225 — Les orthoptères 250 — Les coléoptères 254 Les Chustacés 277 Les Vers 297 Les Zoophytes ....... 325 — Les échinodermes 326 — Les polypes 331 — Les protozoaires 347 5426. — Tours, impr. Mame.