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René STUREL

BANDELLO EN FRANCE

AU XVF SIÈCLE

EXTRAIT DU BULLETIN ITALIEN Tomes XIII a XVIII

Bordeaux :

FERET & FILS, ÉDITEURS, 9, RUE DE GRASSI

Grenoble : A. Gratier & C", a3, Grande-Rue

Lyon : Henri GEORG, 36-42, passage de l'Hôtel-Dieu

Marseille: Paul RUAT, 54, rue Paradis | Montpellier: G. GOULET, 5, Grand'Rue

Toulouse : Edouard PRIVAT, i4, rue des Arts

Lausanne: F. ROUGE & G", 4, rue Haldimand

Paris :

E. DE BOCGARD

Ancienne librairie FONTEMOING & Cie, 4, rue Le Goff

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RENE STUREL

Ce jeune et distingué professeur avait été conduit à s'occuper -de l'influence italienne en France par la pente naturelle de ses recherches sur le xvie siècle.

à Paris le 23 avril i885, il acheva ses études secondaires à Gondorcet, puis suivit les cours de la Sorbonne, il passa les examens de licence es lettres (igo5) et de diplôme d'études supérieures (1907); deux ans plus tard, il fut reçu au concours de l'agrégation des lettres. Il débuta immédiatement, comme professeur de seconde, au lycée de Saint-Etienne; mais dès l'année scolaire suivante, il se fit mettre en congé, et se retrouva étudiant de Sorbonne pendant deux années consécu- tives, en qualité de boursier d'études. C'est que, malgré le goût très vif qu'il avait pour l'enseignement et les qualités précieuses qu'il y déployait, aisance et clarté de l'exposi- tion, esprit méthodique et précis, les recherches d'histoire littéraire l'attiraient invinciblement; il avait la légitime ambi- tion de mettre sur pied des thèses de doctorat, et aspirait à l'enseignement supérieur, tous ceux qui l'ont vu travailler savaient qu'il tiendrait admirablement sa place. Avant même qu'il fût agrégé, Sturel s'était engagé, en vue du diplôme, dans une enquête approfondie sur notre littérature du xvie siècle, et il avait été pris par l'irrésistible attrait de cette époque, encore si insuffisamment connue. Le sujet de son mémoire, Jacques Amyot, traducteur des Vies parallèles de Plutarque, exigeait une comparaison minutieuse des divers états du travail d'Amyot, depuis les manuscrits originaux jusqu'à l'édition de i55g et à celle de i565, en tenant compte des notes marginales que le traducteur, infatigable pour améliorer son œuvre, ne cessait d'inscrire sur ses exemplaires (variantes du texte grec ou cor-

RENE STLREf.

rections d'interprétation et de style», même au delà de i58o.Le travail de Sturel parut si remarquable qu'il fut jugé digne de l'impression ; il forme, depuis 1908, le tome VIII de la « Biblio- thèque littéraire de la Renaissance »(i" série) et l'année suivante l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lui décerna un de ses prix. Dans ce volume de 6.">o pages, qu'il dédiait à son maître G. Lanson. Sturel a fait entrer de longs et minutieux dépouillements; le grand public se détourne de ce genre de livres, qui ne sont pas faits pour lui. en disant, non sans dédain : 0 C'est de l'érudition ! » Mais pour peu qu'on y regarde de près, on est surpris et charmé de l'aisance avec laquelle l'auteur domine et classe toute cette matière: la clarté de son plan n'en est pas un instant encombrée ni sa pensée obscurcie; disons donc que c'est de l'érudition, mais bien française.

Sturel avait trouvé sa voie; il décida de consacrer sa thèse principale à l'influence de l'hellénisme en France au début du xvie siècle. Mais il ne put se résoudre à s'enfermer tout de suite dans un chapitre limité de ce vaste sujet: il entassa les documents et les notes, et en tira, sans plus attendre, d'in- téressantes communications : Essai sur les traductions du théâtre grec en France avant i55o (Hev. d'histoire //'//. de la France, {Qi3); A propos d'un Manuscrit du Musée Condé (Mélanges Châtelain. 1910); Notes sur Maître Jacques Mathieu le Bazochien (Mélanges E. Picot. iqi3; rappelons à ce propos que Sturel assuma la charge de diriger L'impression des deux beaux volumes de ces Mélanges): Poésies inédites de Mar- guerite de Navarre (Revue <lu XVIe siècle] 19] \). Ce fui la publi- cation projetée d'un poème inédit de Desportes qui tourna attention vers la littérature italienne, car le sujet de ce poème était tiré d'un conte de Bandello. Lorsqu'il m'entretint de celte publication, je la revendiquai pour le Bulletin italien; ainsi e<t née cette étude |ur Bandello en France au \>i siècle 1 dont je ne signalerai pas plus longuement ici l'important lecteurs, puisqu'ils onl pu en juger par eux-mêmes depuis iqi3. Ivec son besoin constant d'aller au fond des cho* Sturel a voulu étudier en détail les diverses traductions

RENÉ STL'REI. 3

imitations françaises de Bandello antérieures à Desportes, et le temps lui a fait défaut pour exécuter en entier son programme. Nous terminons la publication du chapitre sur les HisU tragiques, dont la composition typographique s'achevait au moment même la guerre éclatait; pour la suite, nous nous bornons à tirer parti de tout ce que Sturel nous destinait, chapitres déjà rédigés, simples notes et documents, de façon à faire connaître au moins les textes dont il se serait occupé lui-même avec plus d'ampleur.

Sa curiosité d'esprit était constamment en éveil ; par exemple, il avait projeté, dans un tout autre ordre de recherches, une suggestive étude de sémantique. On le sentait heureux au milieu des livres ; mais sa pensée ne s'y enfermait pas, car l'idée conservait toujours plus de valeur pour lui que la lettre. Il parlait de ses travaux avec une ardeur juvénile et communi- cative, rendue plus séduisante encore par la distinction de sa personne. Après les deux années qu'il put consacrer ainsi, sans restriction, à ces recherches, à ces projets, à toutes les réflexions que la lecture faisait surgir une à une dans son esprit, il eut la bonne fortune d'être nommé au lycée de Beau- vais, et de pouvoir mener encore une existence à moitié pari- sienne; depuis octobre 191 3, il avait s'éloigner un peu plus pour aller au Havre; mais on continuait à le rencontrer assez régulièrement à la Bibliothèque Nationale.

Le 3 août 191/4, il rejoignit à Gaen le 36e d'infanterie, en qualité de sous-lieutenant de réserve. Le 22 du même mois, au Ghâtelet, sur la Sambre, en aval de Charleroi, il fut blessé dans des circonstances qui montrent avec quel héroïsme il se comporta, dès sa première rencontre avec l'ennemi. Son lieu- tenant avait reçu l'ordre de rester jusqu'au bout à son poste, avec sa section de mitrailleuses, pour couvrir la retraite du bataillon; lorsque le soir, les Allemands ne furent plus qu'à une cinquantaine de mètres, le lieutenant dit à Sturel: «Je vais tâcher de sauver mes pièces; voulez- vous tirer encore un peu? » Et Sturel, avec un courage admirable, continua le feu, seul à la tête d'un petit groupe; mais ils furent fauchés par la mitraille. Le seul soldat qui rejoignit ensuite la compagnie

4 t RENÉ STUBEL

rapporta que son sous -lieutenant avait été blessé au bras ou à la jambe; il ne savait pas au juste, mais il laissait espérer que ce n'était pas très grave. Pourtant, à la fin de février, une liste d'officiers et de soldats inhumés au Chàtelet par l'ennemi parvint au 36e d'infanterie: elle portait le nom du sous-lieute- nant Sturel.

Ainsi se trouvèrent anéantis tout cet enthousiasme, cette activité, cette jeunesse, ces projets si passionnément caressés, ces promesses d'un avenir que les maîtres et les amis du jeune savant s'accordaient à prédire brillant. Et il n'y a pas que la tristesse de cette carrière studieuse brisée dès son début, et pourtant déjà si bien remplie; comment ne pas nous associer à la douleur de celle qui fut pendant trop peu d'années sa compagne et la confidente de ses pensées, de ses joies, de ses rêves? Ils s'élançaient tous deux avec une confiance égale vers la vie, qui semblait en effet n'avoir que des satisfactions à leur réserver! Le souvenir affectueux que nous conserverons de Sturel sera toujours accompagné de l'amertume que nous laissent tant d'espoirs cruellement déçus.

Henri HAl'VETTE.

BANDELLO EN FRANCE

W XVIe SIÈCLE

Les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau

Bandello a été assez négligé jusqu'à ces dernières années1 ; il a porté la peine d'un style un peu lourd, et d'une langue abondent, à côté de quelques gallicismes, les expressions et les tournures dialectales. Déjà de son vivant, ses traducteurs eux-mêmes traitaient fort légèrement son talent d'écrivain. Le premier d'entre eux, le Breton Pierre Boaistuau, dit de Launay % présentait ainsi son ouvrage au public : « Sa phrase m'a semblé tant rude, ses termes impropres, ses propos tant mal liez, et ses sentences tant maigres, que j'ai eu plus cher le refondre tout de neuf et le remettre en nouvelle forme que me rendre si superstitieux imitateur. » Un autre, François de Belleforest, joignait à ces aménités une prétention assez ridicule, lors- qu'après avoir déclaré Bandello « rude et grossier en son Lombard » il se comparait naïvement au poète de Mantoue qui, dans les vers d'Ennius, « ramassoit les perles d'emmy un fumier et ordure ». Toutefois, il consentait à reconnaître que le conteur italien « pour le mérite de l'invention et vérité de l'histoire, et pour le fruict que l'on en peut tirer, ne devoit

i. Depuis le début de ce siècle, en revanche, plusieurs érudits se sont occupés de Bandello; je me contenterai de citer, outre le livre de Morellini, les travaux du professeur Gioachino Brognoligo et son excellente édition des Novelle dans la collection des Scrittori d'Ilalia, et ceux du professeur Francesco Picco, en parti- ticulier son étude très intéressante sur les séjours de Bandello en France (publiée dans les Mélanges Rod. Renier), et l'édition de Quaranta novelle scelle, qu'il a accom- pagnée d'une très utile bibliographie.

3. Sur ce personnage on consultera les articles de A. de la Borderie, dans la Revue de Bretagne de 187e.

r. stukel. «

2 BULLETIN ITALIEN

estre privé de l'honneur, ny la jeunesse Françoise du profit désire mis en nostre langue ». Je ne sais si, après avoir lu cette préface1, Bandello fut très sensible à l'honneur de la traduction; mais en tout cas la jeunesse française en fit son profit. On sait que les trois premières parties des Movelle avaient été publiées à LucqueschezBusdrago en i55A2. Au début de i55c), Boaistuau faisait paraître, sous le titre d'Histoires tragiques*, la traduction ou l'adaptation de six nouvelles assez longues, et dès le mois de septembre de la même année. Belleforest entreprenait de faire passer dans notre langue une bonne partie des nou- velles italiennes. Jusque vers 1620 ces petits volumes furent très souvent réimprimés, et l'on peut dire qu'ils contribuèrent beaucoup plus que l'édition italienne à vulgariser les œuvres du conteur véronais. C'est sur le texte français en etl'et que furent faites la plupart des traductions étrangères de la fin du xu" et du début du xvn* siècle. Mais le recueil de Boaistuau provoqua pas seulement des traductions. Grâce peut être à son titre d'Histoires tragiques, plusieurs de ses nouvelles servirent de matière à notre tragédie naissante.

Bien des années avant de fournir à Shakespeare, par un intermédiaire anglais, le sujet de son Bornéo et Juliette, la troisième nouvelle de Boaistuau avait été mise chez nous au théâtre. Gosme la Gambe, dit Ghasteauvieux, \alet de chambre du roi et de M8' le duc de Nemours, composa entre 1060 et i58o une tragédie intitulée Roméo et Juliette'1, qui, suivant le

1. A supposer qu'il vécût encore à cette dale, car nous ne savons pas exactement quand il mourut. La date de i56i ou i56a qu'on adopte d'ordinaire ne repose pas sur des témoignages très sûrs.

>. La quatrième et dernière partie, posthume, ne fut publiée qu'en i5;.> à Lyon. Elle a été, comme nous le verrons, traduite tout entière.

3. Histoires Tragiques extraites des œuvres italiennes de Han<iel. et mises eu nostre langue françoise par Pierre Boaistuau, surnommé Luunay, natif de Bretagne, dédiée* à Monseigneur Matthieu de Mnuny. abbé des .\oyers. A Paris, pour Gilles Robinot. tenant B8 boutique au Palais, en la galerie par on va à la chancellerie, i .">.•<).

Il existe an moins, sous cette date, deux édition- différentes qui se trouvent à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, sous Les COtea lies Y &026 et RM 1 4026'. L'une porte la mention Avec privilège, l'autre Arec privilège du Roi. routes deux ont le même nombre de pages (& f. n. c. -{- 1- 1 f. c. -j- 1 f. n. c.)et la même justifi- cation; mais cci lames lettrines et certain- culs de-lampe sont différents. Peut-être

la seconde de es deux Impressions, qui est moins belle, est-elle une contrefaçon de l'autre.

/«. Cf. Du Verdier, Bibliothèque. I, p. &19; et Lanson, Rêvai d'histoire littéraire de

la France, 1903, pp. 199-200.

i. WDELLO EN FRANCE AL WI* SIÈCLE S

témoignage d'Adrien Miton1, fut représentée au château de

Neufchatel en Normandie m les lnndy el manl\ gras de Tannée i58i » par des bourgeois de la ville Celte représentation, nous dit-il, fut « tenue la plus belle qui se soit onc vue de long- temps, avec la musique et les instrumens, et y assista tous les deux jours plus de 3,ooo personnes... ». Est-ce encore à une nouvelle de Boaistuau (la première) que ce même Chasteau- vieux avait emprunté le sujet d'une autre tragédie « tirée de Bandel », Edouard d'Angleterre3 ? Cela est assez probable, bien que d'autres histoires de Bandello, qui ne furent pas traduites, se rapportent également à un prince de ce nom. En tous cas, c'est bien cette nouvelle qui fut adaptée à la scène par René Placé, noyonnois, * curé de l'église et directeur du Collège de la Couture es fauxbourgs du Mans. Celui-ci, en effet, fit représenter en 1 579 la Tragédie d'Elips comtesse de Salbery en Angleterre^. Je n'ai pu retrouver ces trois pièces qui, semble-t-il, comme beaucoup de tragédies de cette époque, n'ont jamais été imprimées. 11 est assez probable que les auteurs s'étaient inspirés d'une des nombreuses réimpres- sions du recueil de Boaistuau, el non du texte italien dont l'édition unique devait être assez rare en France4. C'est sans

1. Mémoires dans les Documents concernant l'histoire de Neufchatel en Bray, publiés par F. Bouquet, iS84, cité par Lanson, art. cit., p. 20G.

2. Cf. Du Verdier, I, p. 4iq; et Lanson, art. cit., p. MJ9-200.

3. Cf. La Croix du Maine, Bibliothèque,. Il, p. 308; et Lanson, art. cit., p. 2o5.

4. C'est encore la traduction de Boaistuau qui fut mise en latin et paraphrasée à l'aide de citations de poètes latins par Eschacius Major, sous le titre : Bationis et ad- petitus pugna, hoc est de Amore Edoardi III Begis Angliae et Elipsiae comitissae Salberi- censis.

Je ne crois pas qu'on ait jamais cherché à déterminer la source de Bandello pour cette nouvelle. Dans son épître dédicatoire au cardinal d'Armagnac notre conteur prétend qu'il n'a fait que mettre par écrit le récit qu'avait fait devant lui Giulio Basso. Mais on sait ce qu'il faut penser de ces déclarations. Bandello n'affirme-t-il pas qu'il a entendu de la bouche même de Peregrino l'histoire de Roméo et Juliette?

L'amour d'Edouard III d'Angleterre pour la comtesse de Salisbury que les chroniqueurs anglais nomment Catherine, les français Aelis, ou Alix est un fait historique. Mais le mariage de ces deux personnages n'a jamais été, que je sache, rapporté par aucun chroniqueur. Ceux-ci divergent d'ailleurs sur le dénoue- ment de cette passion. Les uns, comme Jean le Bel, l'auteur de la Chronique normande, ou celui de la Chronographia regum francorum prétendent que le roi aurait violé la comtesse. Froissart au contraire combat cette allégation, et affirme que le roi d'Angle- terre a su vaincre son amour. 11 y a entre le récit de Froissart et le début de la nou- velle de Bandello des ressemblances frappantes ; pour toute cette partie, si le conteur italien ne s'est pas reporté directement au récit de notre chroniqueur, il a suivi un texte qui s'en inspirait de très près. Non seulement en effet les détails sont à peu près identiques (arrivée d'Edouard au château de Salisbury qu'il vient délivrer des

A

BILLET1N ItALtEP

doule celle même raison qui explique qu'un poète aussi italia- nisant que Desportes ait emprunté à la traduction française le sujet dune pièce inédite de plus de huit cents vers qu'on lira plus loin, sur les amours infortunées de Didaco et

attaques écossaises; naissance dans son cceur d'une violente passion pour la comtesse ; premières déclarations, el sages réponses de la jeune femme: dîner au château); mais les similitudes d'expres>ion sont assez nombreuses. En voici quelques exemples:

Sitost que la comtesse «le Sallebrin sceut le roy venant, elle tM ouvrir touttes lc^ por- tes et vint hors si richement vestie et atour- née que chascuns •-"«■n esmervilloit, et ne se pooit on cesser de lui regarder et de remirer le rrisce et gentil arroi de la daine, avoecq la grande beauté cl le gracieux maintien que elle avoit. Quant elle fu venue jusques au roy cllf s'inclina jusques a tierre encon- tre lui... li roy> mcymes ne se pooit tenir de lui regarder el bien li estoit avis que oneques n'avoit veut si bien adrechie en touttes manières de biautés...

Il | le Roi] alla a une fenestre pour apoyer el commencha si fort a pensser que ce lurent merveilles... Ouant la dame eult tout devisel et commandet a ses gens ce que bon li sambloit, elle s'en revint a chière lie par deviers le roy, qui encorres penssoil el musoil fortement, et li dist : - Chiers sires, pourquoy penssés vous si fort? Tanl pensser n'a lier t point a vous.ee m'est avis, sauve «rostre grâce; mè-« deuis- siés faire teste et joie el bonne chière, quant voua avés encachiet vos ennemis qui ne voua ont osel atendre, et devriés lea autres laissier pensser d>'l remanant. Li roys res- pondi el disl : « Ha ! ma chière dame, sachiéa lue, puis que jou entrai chéens, m'est venue une Boingo souverainne... m «Ha! chiers sires, dist la dame, voua devriéa tousjours t. m. bonne chière pour VOS gens mieux reconforter el laissier le pensser et le muser... I i se li ro\s d'Escoce vous a fait despil el dammaige, vous le poréa bien amenderquant vous vorrés, enssi que aultrefoia avéa fait. Si laissiéa le muser, el venés. ...Tantosl sera appareil le I pourdisners «-lia! ma chière dame, dist li roys, autre cose me ton, lie , t

gist en mon coer que voua ne penssi certainnemenl li douli maintieng, li parfais sens, li granl noblèce, li grâce el la Bne biauté que jou ay veu et trouvel en vous m'ont si sourpria et entrepris qu'il convient

qui j< \ rais amans... »

La Contessa,che Aelipsaveva nome, ...corne intese il Re al castello appros- simarsi, subito gli andô incontra, avendo prima fatto aprire tutte le porte di (iuello. Ella era la piû bclla - .riadra giovane di lutta l'isola; e quanto tutte Paître donne di beltâ sormontava, tanto anco era a ciascuna d' onesta* e bellissimi costumi supe- riore. Corne il Re cosi bella la vi si riccamenle abbigliata, ...non gli parendo mai aver in vita sua veduta la piû piacevole e bella cosa, incon- tinente di Ici s'innamorô. Ella, inchi- natasi al suo Re. .

...Egli s' era tutto solo appoggialo ad una tinestra, a' suoi amori peu- sando ...In questo ella, che vide il Re cosi solo e pensoso, riverentemente a lui accostatasi. gli disse : Sire, perché state \oi pensando tanto. e in vtso cosi malinconico vi mostrab i - tempo che v' allegrate, e che stiate in gioia c in resta, poiche Benaa ram- per lancia avete cacciati i \"»tn neniici; i quali si confessano vinti, poiche stati non sono osi d'aspettan i ; si che voi devete star di buona voglia ed allegrar cou la lieta \i-ta vostra i \ ostri soldati e tutto il popolo, cbedal vollo vostro dipende... Ain. cara dama mia quanto sono i miei sieri, misero me, lontanidaquelloche torse \" imagina te!...— Sire., st state di mala voglia perché il Re di S abbia danneggiato il paese nostro, il danno non è taie che merili nel vero che un tanto personaggh se ne afflig- ea : oltra che, la Dk) nier, in es-er di potemecon doppio stra/io

pagar gli S ime .dire volte

fatto avete. Sire, egli è tempo di venir a desinare, e lasciar questi penaieri...

\ i diOQ adunque che SUbitO che io

arrivai a Salberi, e vidi i' Incredi- bile e divina vostra bellem, i - ed onesti m6di, la grasia ed il v.iior

VOStro,.. in quel punto nied< limo mi sentii ester vostro prigionero...

BANDELLO EN FRANCE U \Yl" SIÈCLE 5

de Violante. Ce succès d'ailleurs n'a rien qui puisse nous surprendre. La société qui avait si bien accueilli la tra- duction du Decameron par Le Maçon et qui lisait avidement Vllepfameron de Marguerite de Navarre, en attendant le Printemps de Jacques \ver, ne pouvait dédaigner ce riche

«Très chiers sires, ne me voeilliés mies mo- quier, ne assayer, ne tempter. Je ne poroie cuidier, ne pensser que ce fust à certes que vous dittes, ne que si noble prince que vous estes, deuist querrc tour, ne pensser pour deshonnourer moy, ne mon marit, qui est si vaillant chevalier et qui tant vous a servi, que vous savés, et encorres gist pour vous emprissonnés.

Certes, vous sériés de tel cas petit prissiés et peu amendés. Très chiers sires, oncques tel penssée ne me vint au coer, ne n'avenra, se Dieux plaist, pour homme qui soit nés; et se je le faisoie,vous m'en deveriés blammer, non pas blammer tant seullement, mes mon corps pugnir et justicier, qui mes drois souverains naturels sires estes. »

...Li rois... se asist entre ses chevaliers et la dame au disner; mes petit y sist, car autre cose li touchoit que boire, ne que mengier, et trop durement séant a table se penssoit, dont li chevalier meismement s'esmervilloient car il avoit eult en-devant usaige de rire et de jeuer. [Éd. Kervyn de Lettenhove, III, p. 453 sq.]

...Advint que pour l'amour de la dite da- me... il | le Roi] avoit fait cryer une grande feste de joustes... Touttes les dames et da- moiselles furent de si riche atour que estre pooient, chacune seloncq son estât, excepté madame Aélis, la contesse de Sallebrin. Celle y vint le plus simplement atouruée qu'elle peult, par tant qu'elle ne volloit mies que li roys s'abandonnast trop de li regarder, car elle n'avoit penssée ne vollenté d'obéir au roy en nul villain cas. [id., IV, p. 122 sq. |

Sire, ...conoscendo che voi sollazzate, e di me per modo di befTa vi prendete traslullo, c forse lo fate per tentarmi, vi dirô per ultimar questa pratica, che a me non pare che ragione alcuna voglia, che un si generoso ed alto Prencipe, corne voi sète, possa pen- sare, non che deliberar di levarmi 1' onor mio, che piû che la vite caro esser mi deve. Non sarâ anco che io creda giâ mai, che voi teniate si poco conto di mio padre e di mio marito, che per voi son prigioni in mano del Re de la Francia, nostro mortal ne- mico. Certamente, Sire, voi sareste molto poco prezzato, se si sapesse questo vostro mal regolato desiderio ...E quando io pensassi di far simil vigliaccheria con chi sia, a voi, Sire, apparterrebbe, per la servitû di mio padre, di mio marito e di tutti i miei, agramente riprendermene e darmene conveniente castigo.

...Il Re andô e si pose a mensa, ma niente o molto poco mangiô, stando tutto pensoso e di mala voglia. Ogni volta poi che gli veniva in destro di poter vagheggiar la dama, le gettava î' ingordo ed appassionato occhio a dosso ...I baroni ed altri, che vede- vano questo insolitocontegnodel Re, forte se ne meravigliavano...

Quando andar fuori le bisognava, si vestiva molto bassamente. ..

A partir de ce moment le récit de Randello s'éloigne complètement des indications, très sommaires d'ailleurs, que pouvait lui fournir Froissart ; et toute la seconde partie de la nouvelle italienne (la mort du comte de Salberi ; les tentatives du roi auprès du père et de la mère de la comtesse ; la vertu inébranlable de celle-ci, et son mariage avec le roi) doit être ou bien empruntée à un auteur que je n'ai pas retrouvé, ou bien imaginée par Randello lui-même.

O BULLETIN ITALIEN

recueil de contes empruntés à la France autant qu'à l'Italie et à l'Espagne, et dans lesquels L'élrangeté de l'intrigue et l'horreur du dénouement, la peinture de l'amour et les considérations morales contribuaient également à exciter son intérêt.

* * *

Boaistuau, à vrai dire, ne paraît pas avoir été guidé dans sa traduction par la préoccupation morale, que nous rencontrerons au contraire chez Belleforest. Bien que, dans le sommaire de telle ou telle de ses histoires, il dégage les réflexions pratiques qu'on en doit tirer, il semble, d'après les déclarations de la préface et de l'épitre dédicatoire, comme aussi bien d'après sa traduc- tion elle-même, avoir cherché surtout à plaire à son lecteur. Au milieu des recueils de sentences et de discours moraux qu'il publiait alors, comme le Théâtre du Monde ou l'Histoire de Chelidonius, la traduction de Bandello dut lui être un délas- sement1, et c'est ainsi qu'il l'offre à Mathieu de Mauny, « comme je ne sçay quoy de plus gay, afin d'adoucir et donner quelque relasche a vos ennuiz passez ».

A l'en croire, pourtant, il n'aurait pas fait cette traduction à la légère, et tous les récits qu'il rapporte auraient pour garants les témoignages historiques les plus sûrs. « Je puis acertener une fois pour toutes, dit-il en tête de la nouvelle de Bornéo et Juliette, que je n'insereray aucune histoire fabuleuse en tout cest œuvre, de laquelle je ne face foy par annales et chroniques ou par commune approbation de ceux qui l'ont veu, ou par autoritez de quelque fameux historio- graphe Italien ou Latin3. » A-t-il donc compulsé les histoires

i, Boaistuau ne devait pas d'ailleurs posséder la langue italienne aussi bien que Belleforest, car il nous apprend dans sa prélace que celui-ci l'a souvent aidé à e tirer le sens des histoires italiennes». Malgré ce secours, il lui est arrive de commettre quelques erreurs; ainsi dans la phrase: « Le Roy Edouart, part] <le Londres, chevauchant a grandes journées avec son armée », l'expression a grande* Journéeê paraît bien être mie traduction inexacte de far <iiormita qui, dans le pai

italien, signifie combattre: «11 lie che ^ia era partito de Warwick e veniva i Salberi per combattere trli Scocesi, e far giornata cou loro

3. Cette préoccupation, ou du moins cette prétention de n'offrir à son lecteur que des récits historiques et « arrivés i se rencontre chei la plupart des auteurs >\<-

romans à la fin du x\T siècle et au début du x\n'. Dans SOU excellente étude SUT le

Roman tentimental avant VAitrit pp. i3i, i «j 7 , 874*76)1 M. Reynier a relevé des d< 1 la-

BANDELLO EU PB \ H< l M w Ie SIÈCLE ~

et les chroniques, et contrôle les affirmations du conteur véronais par le témoignage des contemporains? Il le prétend dans plusieurs passages. Ainsi il fait précéder la nouvelle de Mandozze de cet avertissement au lecteur : « Valentinus Barruchius, natif de Toilette en Espagne, a faict un gros Tome Latin escril purement et en bon termes de nostre présente histoire, duquel j'ay voulu faire mention parce que je l'ay ensuyvi plus volontiers que les autheurs italiens qui l'ont semhlablement escrite ; » et à la fin de l'histoire de Didaco nous lisons cette déclaration: « L'autheur italien (Bandello), descrit que l'esclave Ianique fut defïaicte avec sa maistresse; mais Paludanus, Espagnol de nation qui regnoit de ce temps, lequel a escrit l'histoire en Latin fort élégant, acertene nommée- ment qu'elle ne fut jamais appréhendée, ce que j'ay ensuyvi comme le plus probable. » Que faut-il penser de ces affirma- tions? Les autheurs italiens allégués plus haut pourraient bien n'être qu'un pluriel emphatique pour désigner Bandello; quant aux deux Espagnols1 qui ont raconté ces histoires dans un latin fort élégant, je n'en ai trouvé la mention nulle part, et je crains bien de ne la rencontrer jamais. Il serait témé- raire assurément de récuser sans autre preuve l'affirmation de Boaistuau, que certaines modifications de noms propres, et l'addition de quelques détails historiques précisément dans ces deux nouvelles rendent par ailleurs assez vraisemblable 3. Néanmoins son témoignage est sujet à caution. On sait en effet qu'il a donné comme des traductions du latin Y Histoire

rations et des précautions analogues dans VHeptameron, ceux; qui rapportent une histoire dont ils n'ont pas été les témoins affirment qu'ils « ont faict inquisition véritable sur les lieux. »

i. 11 existe bien au xvi" siècle un Paludanus; mais il ne peut être identifié avec l'au- torité alléguée à Boaistuau. C'est un médecin italien dont Dolet a parlé avec éloge dans ses Commentaires, et que Boaistuau lui-même a connu en Italie. Voici en effet ce qu'il écrit dans ses Histoires prodigieuses (Éd. 10G1, fol. 1 53) : « M. Paludanus, médecin célèbre s'il y en a aucun en Italie, et duquel nous attendons tous les jours les écrits m'a raconté et attesté une histoire [relative à un serpent] semblable à la précédente, à laquelle j'adjouste foy comme si j'y avois esté présent, pour la fidélité de celuy qui m'en a faict le récit, qui en a veu l'expérience, et qui est homme ayant le sens si bon qu'il n'est pas aisé à décevoir, mesme aux choses qui concernent son estât. »

2. Contrairement d'ailleurs à la plupart des nouvelles de Bandello, celle de Mendozza et de la duchesse de Savoie paraît renfermer un grand nombre d'inexac- titudes historiques fort importantes.

8 BULLETIN ITALIEN

de Chelidonius et le Théâtre du Monde, et personne pourtant ne doute aujourd'hui qu'il ait composé lui-même directement ces deux ouvrages en français. A l'inverse de tant d'écrivains, peut-être pour donner plus d'autorité à ses ouvrages, peut-être seulement pour mystifier son lecteur. Boaistuau semble s'être fait un point d'honneur de passer pour un traducteur. Pour les Histoires tragiques d'ailleurs, la supercherie était plus natu- relle, puisque, à une époque l'on réclamait surtout des « histoires véritables et non controuvées », Boaistuau donnait ainsi à entendre qu'il avait soigneusement contrôlé le témoi- gnage de Bandello.

Quoi qu'il en soit, en dehors de ces deux Espagnols. Boaistuau n'a nommé aucune de ses sources. Cela ne veut pas dire que pour ses six nouvelles il n'ait connu que le récit de Bandello. Je ne crois pas que pour celle d'.Elips, il se soit reporté à Froissart, mais on peut se demander, si pour la fameuse histoire de Roméo et Juliette il n'a pas connu la rédaction de Luigi da Porto, publiée vers i53oJ. Sans doute, les deux textes italiens sont très voisins: Bandello a suivi de près son devancier; mais il a néanmoins ajouté ou retranché bien des indications ou des développements, et, dans le cours du récit, les divergences sont nombreuses. D'une façon géné- rale, c'est au texte de Bandello que se rattache la traduction française; pourtant pour plusieurs détails, je ne suis pas sûr que Boaistuau ne se soit pas inspiré de Luigi da Porto. On ne saurait guère tirer argument de lacunes communes aux deux auteurs par rapport au texte de Bandello : Boaistuau s'est comporté si librement avec celui-ci. qu'il a fort bien pu dans une de ses nombreuses suppressions, se rencontrer par hasard avec Da Porto. Ainsi, après avoir déridé avec Juliette de faire part de leur amour au frère Laurent, Bornéo, dans le récit de Bandello, rentre chez lui jusqu'à l'aube et ne va qu'ensuite au couvent; chez Luigi comme chei Boaistuau,

i. Cette nouvelle fut réimprimée en iS '■"• et, avec des corrections .lue» peu: .'i Bembo, en 153g, puis en i553. Au \ix* siècle, je citerai l'édition A I . qui

contient une introduction et des notii eûtes, celle de K Pièce [jk la sui

Quarante NoveUe Scelle) el la très belle traduction de M. Henry Cochin, ^-

BANDELLO EN FRANCE AU XVIe SIÈCLE f)

il se rend directement à Saint-François en quittant Juliette1. Plus loin, la mention de lettres écrites par Roméo exilé à Juliette ne se trouve que chez Bandello. Il en est de même du projet que la jeune femme soumet au frère de s'échapper de la maison paternelle à la faveur d'un déguisement. Mais ces analogies, je. le répète, peuvent fort bien rire fortuites. Plus probantes peut-être sont quelques similitudes d'expression qu'on peut relever entre l'italien de Da Porto et le français de Boaistuau, et qui ne correspondent à rien de précis dans le texte de Bandello.

Luigi d\ Porto.

O figliuola mia, da me al oari délia mia vita amata...

...tra lequali [i Montecchi e i Cappelletti] corne il piu délie voile tra le gran case si vede, checchè la cagion si fosse, crudelissima nimistà regnava.

Bandello.

La madré... le di- mandô la cagione di quella sua mala con- tentezza, e che cosa si sentisse...

Le quali tra loro, clie che se ne fosse ca- gione, obbero fiera e sanguinolente nimici- zia.

Tra i Montecchi e i Cappelletti si fece la pacebenchè non mollo dapoi durasse.

[A propos de la réconci- liation des Montecchi et des Cappelletti sur le tombeau de Juliette et de Roméoj : in modo che la longa nimislà tra essi e tra le loro case stata, e che ne prieghi di amici, ne minaccie del Signore, ne danni ricevuti, ne tempo avea potuto estinguere, per la misera e pie- tosa morte di questi amanli ebbe fine.

[Après avoir bu le breuvage que lui a donné frère Lau- rent, Juliette] tornata nel letto, corne se avesse creduto morire, cosi compose sopra quello il corpo suo meglio ch' ella seppe, e le mani sopra il suo bel petto poste in croce, aspettava che il beveraggio opérasse.

i. De même chez Bandello, dans ses deux visites au frère Laurent, Juliette était accompagnée de sa mère. Chez Luigi, elle y allait seule la première l'ois. Dans la nouvelle française, sa mère la laisse les deux fois sortir avec sa vieille servante.

La polvere con l'ac- qua animosamente be- vendo, a ri posa re co- minriô.

Boaisiual.

M'amye si vous continuez plus guères en ces façons de faire, vous avancerez la mort à vostre bonhomme de père, et à moy semblablement qui vous ay aussi chère que la vie.

Ainsi que le plus souvent il y a entre ceux qui sont en pareil degré d'honneur, aussi survint-il quelque inimitié entre eux.

[Le sens est d'ailleurs un peu différent, puisque pareil signifie ici de même sorte et non tel.]

De sorte que, des lors, ils furent réconciliez, et ceux qui n'avoient peu estre modérez par aucune prudence ou conseil hu- main furent enfin vaincuz et reduitz par pitié.

... Elle engloutit l'eau con- tenue en sa fiollc, puis cro/san* ses bras sur son estomach, per- dit à l'instant tous les senti- ment du corps.

IO BULLETIN ITALIEN

Ce sont les seules analogies que j'aie relevées entre le récit de Da Porto et celui de la nouvelle française. Même si on les jugeait probantes, l'influence du conteur vicentin sur Boaistuau demeurerait à peu près nulle, et c'est par pure inadvertance que certains historiens ou critiques ont avancé que la nouvelle de 13a Porto avait été traduite par Boaistuau dans ses Histoires tragiques.

Mais si notre traducteur ne paraît pas avoir beaucoup corrigé son modèle à l'aide d'autres récits, il ne s'est t'ait aucun scrupule de le modifier de son propre fond. Sa liberté à cet égard dépasse de beaucoup celle à laquelle nous ont habitués les traducteurs d'oeuvres anciennes au xvie siècle, du moins en prose. Ceux-ci, malgré tout, éprouvaient pour leurs modèles une admiration qui les empêchait de l'altérer trop gravement ou trop volontairement; c'est tantôt par gaucherie ou par recherche d'élégance, tantôt par redondance ou par souci de clarté que leurs phrases s'éloignaient parfois de la forme ou de la concision de l'original. Tout autre est l'inexactitude de Boaistuau ; elle est voulue, et il s'en vante dans sa préface. Comment, après avoir porté sur le style de son auteur le jugement qu'on a lu, eût-il hésité à rhabiller ses nou- velles à sa façon? D'ailleurs, il s'agissait d'un simple conteur, et qui pis est, d'un conteur moderne; on pouvait en profiter sans scrupule, et on lui faisait beaucoup d'honneur en le traduisant. En effet, Boaistuau supprime, ajoute, abrège, développe ou modifie à son gré. Je voudrais, dans ces quelques pages, indiquer sommairement les principaux changements qu'il a apportés à son modèle, en essayant d'en discerner le> causes et de dégager ainsi l'esprit et l'intérêt de sa traduction.

On peut se demander tout d'abord ce qui a guidé Boaistuau dans le choix des nouvelles qu'il a traduites, puisqu'il n'a pas suivi l'ordre <l<> l'édition italienne1. La réponse es! assurément

i. Voici lea nouvelles qu'a traduites Boaistuau :

i. Edouard d'Angleterre el Elips, cf. Bandelloj II..';-

■i. Mahomet ri la belle Grecque, cf. i <1 . 1. 10.

3. Koméo et Juliette, cf. ld. II. a.

BANDELLO i.\ FRANGE Al \\i* SIECLE II

hasardeuse. Pourtant, il paraît avoir cherché des nouvelles assez longues et dont l'amour faisait les frais. De plus, le titre même d'Histoires tragiques qu'il a substitué à celui de Novelle, et qui d'ailleurs a eu une assez grande vogue aux environs de 1G00, montre qu'il a été frappé par ce caractère de certains récits de Bandello, et ceux qu'il a choisis en effet, par l'horreur ou le pathétique des situations, et en général par la cruauté du dénouement, répondent bien à cette nouvelle appellation. Ce caractère à la fois amoureux et tragique des nouvelles de Boaistuau était conforme à la conception que se faisaient la plupart des auteurs de romans à cette époque. Pour eux, en effet, comme l'a noté M. Reynier, l'amour est la source de plus de peine que de joie ; c'est une véritable maladie de l'âme, une « fiévreuse passion dont le mortel venin infecte les plus nobles et saintes parties de nos âmes » et qu'on trouve à l'origine de « la pluspart des histoires dont la catastrophe est tragique ». Cette dernière phrase pourrait servir d'épigraphe au recueil de Boaistuau. Certaines modifications de détail qu'il apporte à son modèle sont particulièrement significatives à cet égard. Ainsi, au début de la nouvelle de Mandozze, il substitue à cette phrase de Bandello : «... si comprende quanto poderose sieno le forze de l'amore, quando in cor gentile egli le sue facelle accese avventa, e senza fine quello arde e dolcemenle strugge » ce jugement assez différent : « Entre toutes les plus griefves passions qui assiègent ordinairement les esprits humains, l'amour a toujours tenu presque le premier lieu, lequel, depuis qu'il s'est une fois emparé de quelque subject généreux, il ensuit le naturel de l'humeur corrompu de ceux qui ont la fièvre, qui, prenant son origine au cœur, s'achemine incurable par toutes les autres sensibles parties du corps humain. »

Boaistuau n'a pas procédé absolument de la même façon avec ces six nouvelles. Il n'a presque rien ajouté à l'histoire de Mahomet et de la belle Grecque. La peinture de

6. Châtiment de la jeune femme infidèle, cf. Bandello, II, 12.

5. Didaco et Violante, cf. id. I, £2.

6. Mandozze et la duchesse de Savoie, cf. id. II, 44.

12 BULLETIN ITALIE*

coutumes étranges et le tableau de civilisations différentes de la notre tentaient Bandello. et il s'était plu à en relever les particularités. Boaistuau esl peu sensible à cette curiosité1; il s'attache de préférence aux sentiments communs à tous les hommes, et il se sent porté plus volontiers vers la peinture de l'amour ou des relations mondaines. De même, les nombreux développements sur l'histoire orientale que contenait cette nouvelle n'intéressaient guère notre traducteur. Aussi les a-t-il plus d'une fois abrégés. Les autres histoires, au contraire, sont plutôt développées dans l'adaptation française: encore le sont- elles d'une façon assez peu régulière. Ainsi, la pre- mière moitié de la nouvelle du roi d'Angleterre et d'Aelips est rendue par Boaistuau en vingt-six pages, tandis que la seconde correspond seulement à treize pages du français. La nouvelle de Didaco et celle de la vengeance du mari ne contiennent pas de graves modifications, mais seulement quelques développe- ments. En revanche, celle de Mandozze et surtout celle de Bornéo et Juliette sont extrêmement éloignées de l'original. Pour celle-ci, en particulier, on ne rencontre pas quatre lignes de suite qui soient véritablement traduites, et nous verrons au cours de cette étude que Boaistuau ne s'est pas contenté de modifier la forme, mais qu'il a apporté à l'intrigue elle-même des changements assez importants.

Contrairement à ce qu'on constate dans les traductions, d'oeuvres antiques, et pour les raisons que j'ai indiquées plus haut, les suppressions ne sont pas rares dans les Histoires tragiques. Parmi elles il en est qu'il serait assez difficile d'ex- pliquer : ainsi, malgré son goût pour les discours, dont nous aurons plus loin bien des preuves, Boaistuau néglige d'en traduire un de Bornéo, dans la troisième histoire, el un d'Aelips dans la première. De même, dans la seconde moitié de cette

i. tinsi il francisera les bispanismes il<' L'histoire de Didaco en remplaçant, dam l'énumération des jeux auxquels se livre le jeune homme, les combats de taureaux

par des tournois et des mascarades.

BANDELLO EN FRANCE W Wl" SIECLE l3

nouvelle qu'il a for! abrégée, bien des passages de discours ont clé supprimés. On pourrai I citer encore quelques parties de récits, quelques rares détails de portrail physique ou moral que Boaisluau a négligés sans raison apparente. iMais le pins souvenl il est assez facile de discerner le molif'de ces omissions. Ainsi Boaisluau laissera à son modèle certaines comparaisons banales comme celle de la vertueuse Aelips avec une Camille ou unePenlhésiléc,cl plus loin (c'est son amant qui parle) avec une tigresse féroce. De même il négligera de rendre des réflexions un peu vulgaires de l'Italien : Roméo par exemple, pour oublier son premier amour, cherchai! des yeux au bal quelque jeune fille qu'il put aimer, « corne se fosse andalo ad un mercato per comprar cavalli o panni », el ailleurs Didaco, reprenant la même comparaison, songeait que « si puo ben comprar un cavallo a stanza d'un amico, ed anco far dell' altre cose assai, ma le mogli si vogliono prender secondo il cor suo1. » Enfin bien des détails indifférents J ou des reprises d'idées inutiles, bien des précisions superflues3, qui se trouvaient dans le récit italien ont disparu de la traduction française, ainsi qu'en général les indications de protocole ou de cérémonie, les formules de politesse qui ralentissaient le récit ou alourdis- saient le discours^.

i. Ailleurs l'italien caractérisait par une expression assez vulgaire l'adresse des jeunes iilles de Valence : « e se per avventura ci capita qualche giovine non troppo esperto, elle di modo lo radono che le Sicilianc non sono di loro migliori ne piû scaltrite barbiere. » Boaisluau la remplace parcelle-ci: ((S'il s'en trouve quelqu'un qui soit grossier, pour le leurrer et desnieser, on dict en commun proverbe qu'il a besoin d'aller à Valence. »

2. Naturellement Boaisluau néglige les réflexions et les détails personnels à Bandello: par exemple un assez long développement au début de la sixième histoire; ailleurs (cinquième histoire) une phrase: « Siccome piû voile io ho da mercadanti genovesi udito dite. »

3. Par exemple dans la quatrième histoire, c'est en juillet que le mari, de retour de Savoie, découvre l'infidélité de sa femme, et c'est en septembre qu'il reçoit des lettres du duc qui le rappelle auprès de lui. Dans le voyage simulé qu'il fait alors, nous savons la distance précise de la propriété il s'arrête, le temps qu'il y reste, et l'heure à laquelle il revient à son chàleau. Boaistuau néglige tous ces détails.

'4. Par exemple Boaistuau ne rendra aucune des expressions en italiques : Quivi giunto, e per commissione del Re l'uscio fermato, e priinieramente falto gli la débita riverenza, stava aspettando cio che il lie comandar gli volcsse. Egli che sovra un lettic- cuolo da campo se ne stava assiso, voile che il conte parimente sovra el medesimo lettuccio sedesse; e benche egli per riverenza nol consentissse, alla fine pure per commandamento del Re, che cosi voile, vi s'assise. » De même plus loin : « la quale [Aelips] levata s'era ad onorarla e ricevarla molto piena di meraviglia del lagrimar di quella. Fatta adunque la figliuola sedere... »

l4 BULLETIN ITALIEN

C'est le même reproche que Boaistuau adressait sans doute aux digressions historiques et aux réflexions morales dont Bandello avait semé ses nouvelles. Préoccupé avant tout de l'agrément de son lecteur, il ne songe pas à L'initier à l'histoire de l'Europe ou à développer devant lui des considérations mo- rales; il réservait, nous l'avons vu, ces matières plus sérieuses pour d'autres ouvrages, comme le Théâtre du Monde ou F Histoire de Chelidonius. C'est pourquoi dans le premier récit il supprime un développement d'un tiers de page consacré à la guerre qu'Edouard d'Angleterre, le héros de cette nouvelle, faisait alors au duc Charles de Blois. Dans la suivante, il juge superflu de conserver une assez longue digression relative à quelques particularités des empereurs grecs, et même dans le discours que tient Mustafa à Mahomet pour le guérir de sa passion et le ramènera ses devoirs d'empereur, il néglige la plus grande partie des exemples historiques que Bandello faisait alléguer au conseiller. Dans d'autres passages, la suppression s'explique peut-être par un sentiment d'amour-propre national. Ainsi l'auteur italien insistait assez longuement sur l'hostilité d'Edouard d'Angleterre à l'égard des Français, et il revenait à plusieurs reprises sur ses heureux combats. Boaistuau préfère ne pas rappeler ces succès, pénibles pour un lecteur français, et lorsqu'il traduit son modèle, c'est en lui faisant subir quel- que modification significative: au lieu de dire avec Bandello: a Io che il nome Inglese per lutta la Franchi ho fatto di rive- renza d'onore e di tema degno », le roi fera une allusion moins précise aux victoires « par lesquelles, dit-il, j'ay faict retentir et honorer la mémoire de mon nom pur toutes les parties. »

Si le conteur italien s'attardait volontiers à des digressions historiques, il aimait peut-être plus encore les considérations ou les réflexions morales. Boaistuau, toujours préoccupé de l'agrément du récit, ne conserve en général que celles qui ne risquent pas de retarder l'action, ou qui éclairent les sentiments des personnages. Mais il négligera, dans la première histoire, dettes Longs développements sur la cruauté, sur les effets de L'amour, sur le caractère des amoureux et sur leurs propos indiscrets. Plus loin, à propos de la complicité criminelle des

feANDELLO E> FRANCE AU XV[* SIECLE I T>

seigneurs anglais qui offrent au roi de satisfaire sa passion par la violence, Bandello insérait clans son récit une digression Bur les mauvais courtisans. Le traducteur la supprime, comme il supprimera, dans le discours d'Aelips à son père, un dévelop- pement relatif à la supériorité des lois divines sur la volonté des parents. De même après le récit du meurtre de la belle Grecque par Mahomet, il ne traduira pas les réflexions morales de l'auteur italien.

Ce n'est pas que la préoccupation morale soit complètement absente de l'œuvre de Boaistuau; elle s'y manifeste par l'omis- sion ou l'atténuation de certains détails odieux. Ainsi, afin d'obtenir du père d'Aelips qu'il se fasse auprès de celle-ci l'in- terprète de sa passion coupable, Edouard d'Angleterre faisait miroiter à ses yeux l'espérance de nombreux bienfaits pour lui et sa famille, et, non content de ces vagues promesses, il lui offrait même un acte de donation en blanc, signé de sa main. Boaistuau dans cette scène a empreint l'attitude du roi d'une certaine gêne honteuse, et il a préféré laisser dans l'ombre cette tentative de corruption, que le comte d'ailleurs repoussait avec horreur dans le texte italien, mais que, pour ne point man- quer à sa parole, il faisait lui aussi valoir à sa fille. Plus loin, si la mère d'Aelips se laisse encore vaincre chez Boaistuau par la peur, ce n'est du moins que lorsqu'elle a lieu de tout craindre de la vengeance du roi. Dans la sixième histoire, le traducteur français a modifié d'une façon plus profonde encore le carac- tère de son héroïne, la duchesse de Savoie. On se souvient que cette princesse, éprise de l'amour de Mandozze, avait prétexté un pèlerinage à Saint-Jacques de Gompostelle pour se rendre au château du chevalier. Après y être demeurée quelques jours, elle lui avait promis d'y revenir à son retour de Galice; mais le duc, regrettant d'avoir laissé partir sa femme en si médiocre équipage, s'était décidé à la rejoindre, pour la ramener dans son duché avec un cortège plus digne d'une sœur du roi d'Angle- terre. Dans la nouvelle italienne, c'est avec un désespoir à peine contenu que la duchesse se laissait ramener par

t6 BULLETIN ITALIEN

son mari, et durant de longs mois après son retour en Savoie, elle conservait le regret amer d'avoir renoncer au projet tant chéri. Tout autres sont les sentiments de la jeune femme dans la nouvelle française : si l'arrivée du duc lui cause d'abord quelque chagrin, elle trouve bientôt au pied des autels la lumière qui lui fait détester cette faute qu'elle caressait, et la force pour renoncer désormais à ses coupables projets. Aussi est ce elle même qui supplie son mari de revenir le plus tôt possible dans son pays, bénissant Dieu de l'avoir miraculeusement tirée de la voie elle allait s'engager.

Mais c'est peut-être pour le personnage de Violante qu'on saisit le mieux le motif et l'intention des changements qu'y a apportés le traducteur. Dans la nouvelle italienne, la jeune fille avait, pour ainsi dire, ménagé Didaco. Bien qu'elle eut déjà reçu de lui plusieurs messages et même plusieurs présents par lesquels il espérait la séduire, elle ne craignait pas de lui accorder de son plein gré un rendez-vous. Et, lorsqu'au cours de cet entretien en présence de sa mère, Didaco lui proposait d'acheter sa vertu en lui constituant une dot, elle se contentait de l'en remercier et refusait sans indignation. Il est visible que Boaistuau s'est efforcé de donner plus de dignité à la jeune fille. Dans son récit, elle ne cesse dès le début de repousser toutes les propositions déshonnêtes que lui adresse Didaco, et quand le hasard procure à celui-ci un entretien avec celle qu'il aime, il se garde bien de chercher à la séduire : ce n'est que plus d'un an après qu'il offrira à sa mère de la doter.

Si la Violante de Bandello était trop peu farouche, elle était en revanche bien cruelle. L'auteur italien s'était plu à étaler les horreurs du supplice qu'elle infligeait au parjure Didaco, et la jalousie de la jeune femme s'y exprimait avec autant de rage que de passion. Avec l'aide de sa servante Ianique. elle avait bâillonné l'infidèle el l'avait attaché à une poutre: et au milieu des efforts désespérés et des vaines contorsions du malheureux, elle lui arrachait avec la pointe de son couteau les yeux, la langue et toutes les parties du corps, en l'accablant de reproches en même temps que de protestations d'amour. Cette barbarie devait choquer un lecteur français, et Boaistuau

feANDËLLO EN FRANCE AU XVI8 SIÈCLE \*}

s'est efforcé de l'atténuer : non seulement il a abrégé le récit, mais il a rendu la scène moins horrible. C'est pendant son sommeil que Didaco est lié sur son lit, et le coup qui le réveille lui arrache presque la vie ' .

De même à la fin de la sixième histoire, Boaistuau a adouci le caractère de la duchesse, qui dans l'original ne voulait rien moins que faire égorger Mandozze, coupable à ses yeux de ne l'avoir pas, malgré son amour, secourue dans l'adversité.

C'est également, semble-t-il, une intention morale qui lui a fait modifier d'une façon un peu différente le début de la quatrième histoire.

« Egli aveva presa per moglie una gentildonna del paese : la quale ben che non fosse la piû bella del mondo,era nondimeno assai appariscente, e poteva fra l'altre stare ; e in qucllo che mancava di bellezza, ella suppliva cou la vivacitâ d'ingcgno, con bei costumi, con leggiadri modi, con accoglienze gratis- sime,con la prontezza de le parole e con mille altre belle manière. Era poi avvista c scaltrita pur assai, o quella che vcstiva meglio che donna di Piemonte, non tanto in portar ricche vestimenta, di che era copiosa e ben fornita, quanto che sapera troppo ben uccomodar ogni abbigliamento, ancor che di panno vile fosse stato. 11 marito che era uomo grave c da bene, sommamente l'amava c teneva cara. Aveva già avuti dui ligliuoli da Ici, che erano assai grandicelli. Egli era pur vicino ai ses- sanlatré anni e forse gli passava, e la moglie poteva averne circa Irentacinquc. »

« Ce seigneur en ce temps espousa une damoiselle de Thurin de moyenne beauté, laquelle il print pour son plaisir, n'ayant esgard à la grandeur du lieu dont il estoit issu ; et parce qu'il avoilbien cinquante ans lors- qu'il l'espousa, elle s'accous- troit tant modestement qu'elle ressembloit mieux vcfve que mariée, et sceut tant bien ga- gner ce bonhomme l'espace d'un an ou deux qu'il se reputoit très heureux d'avoir trouvé une telle alliance. >>

La traduction française est assez abrégée. Boaistuau a, suivant son habitude, négligé les détails qui lui paraissaient inutiles ou peu vraisemblables. Ainsi c'est un ou deux ans après son mariage que la jeune femme trompe son mari : la faute eut été plus étrange si elle avait eu déjà comme dans le récit de Bandello « deux enfants grandelets ». Mais surtout Boaistuau supprime et modifie les indications qui risquaient d'atténuer l'impression qu'il veut suggérer. Visiblement, en efiet, il cherche à rendre le mari plus sympathique et la jeune femme plus odieuse. Aussi n'insistera-t-il pas comme l'auteur italien sur les qualités de celle-ci : il n'est plus question des

i. Trente ans plus tôt (i53o), le traducteur du Jugement d'A mouv de. luan de Florès développait au contraire le récit du supplice analogue d'Affranio par Hortensia et en prolongeait à plaisir la cruauté. Cf. Reynier, op. cit., p. 83.

H. STtREL.

l8 BULLETIN ITALIEN

charmes de son esprit; sa beauté n'est que moyenne, et quant ù son élégance, elle a fait place à une modestie et une simpli- cité hypocrites. Bref, elle cherche par tous les moyens à « gagner le bonhomme », alors qu'elle ne devrait avoir pour lui qu'affection et reconnaissance, eu songeant qu'il l'a épousée « malgré son humble origine » et « sans avoir égard à la gran- deur du lieu dont lui-même estoit issu ». On pourrait noter dans la suite du récit d'autres changements qui trahissent chez Boaistuau cette même préoccupation. Je me contenterai d'en indiquer quelques-uns. Bandello, avant de nous exposer la faute de la jeune femme, avait soin de l'expliquer, sinon de la justifier, par les fréquentes absences de son mari, qui séjournait le plus souvent auprès du duc de Savoie. Boaistuau néglige cette indication, qui avait l'air d'une excuse, ou, lorsqu'il la reprend, c'est pour la mettre dans la bouche de la coupable, comme un prétexte dont nous ne sommes pas dupes. En revan- che il décrit beaucoup plus longuement que son modèle la nais- sance de l'amour chez le gentilhomme et chez la jeune femme, et il insiste particulièrement sur les provocations de celle-ci. Mais Boaistuau ne se contente pas déjuger très sévèrement l'épouse infidèle, il s'attache aussi à rendre son mari moins naïf et moins sot que dans la nouvelle italienne. Dans celle-ci le barbon vivait dans la plus parfaite sécurité jusqu'au jour le hasard lui en apprenait plus qu'il n'eûl souhaité. Boaistuau, au contraire, nous fait entendre à plusieurs reprises qu'il n'est pas dupe, et en effet lorsqu'il se sera assuré de l'infidélité de sa femme, il déploiera toute son habileté pour attirer le gen- tilhomme dans le piège, et c'est lui qui imaginera le voyage, qui dans le récit italien lui était imposé par le duc de Savoie1.

i . C'est sans doute pour des raisons analogues, à la fois morales et religieuses, que Boaistuau a modilié dans sa troisième histoire le caractère du religieux. Dan- les nou- velles italiennes, le frère Laurent était un personnage d'une moralité a>st •/ dont-, use : chez Da Porto, l'amitié de Roméo lui servait surtout à voiler des pratiques peu honora- bles ; chei Bandello, sans être véritablement un hypocrite, il était encore trop préoccupé d'acquérir la faveur des puissants et l'estime «le ses concitoyens. Dans l'histoire fran- çais* ces indications ont disparu. Le religieux esl un noble et hou vieillard qui se sent «au bord de la fosse» et qui se prépare à rendre ses comptes Dieu. Que craindrait-il d'ailleurs? Durant toute sa vie il a su allier la recherche des simples et l'élude des sciences occultes avec le respect <!•• Dieu el l'amour désintéressé de se* semblables, el s'il jouit de l'estime de tous, < 'est à ses Beules vertus qu'il le doit.

bAKDELLO EN FRANCE VU XVI" SlÙCLE 1Q

On voil par ce dernier exemple que les changements de Boaistuau ne portent pas uniquement sur le caractère des personnages, et qu'il n'éprouve pas plus de scrupule à modifier les détails du récit, et même parfois les événements les plus importants de l'action. Les modifications de détail sont extrê- mement nombreuses: j'en citerai seulement quelques unes. Les noms propres sont rendus d'une Façon assez fantaisiste: nous savons par ailleurs que Boaistuau n'était pas très scrupu- leux à cet égard, même lorsqu'il s'agissait de noms antiques ' ; nous ne serons donc pas surpris qu'il rende Salberi par Salberic, Bossina par la Bousine, et Varvoich par Varuccio. On peut se demander en revanche pourquoi Didaco Gentiglia est devenu Didaco Ventimiglia2, et ce que Giulia, la confidente de la duchesse de Savoie, a gagné à s'appeler ^Emilie. Des modifi- cations de ce genre pourraient, comme je l'ai dit, faire supposer que pour ces nouvelles Boaistuau a connu en effet d'autres sources que Bandello. 11 en est de même de quelques diver- gences historiques : dans la sixième histoire, Mandozze retour- nant dans son pays, qu'il avait laissé en proie à l'hostilité des ïolledo, arrive au milieu des négociations de paix et trouve son parti victorieux; chez Bandello la lutte durait encore, et c'est grâce à de nouveaux secours qu'il triomphait enfin de ses enne- mis. De même au cours de cette guerre, Boaistuau mentionne la prise du seigneur Ladulfi, dont il n'était pas question dans l'ita- lien. Enfin dans les dernières lignes de la même histoire, nous relevons une autre variante historique: les noces du prince d'Espagne avec la fille du roi d'Angleterre ont lieu à Londres et non pas en Espagne comme l'écrivait Bandello.

i. « Amy lecteur, dit-il en tète de son Théâtre du monde (i558), je t'ay bien voulu advertir qu'en la traduction des noms grecs et latins miens, je n'ay pas ensuivy grand nombre de gens doctes, lesquelz les translatent indifféremment au plus près en nostre langue. Et combien que cela soit fondé en très grande équité de raison, si est ce que je me suis contenté de laisser les uns en leur première l'orme, s'ils m'ont semblé reides en prononciation, et quant aux autres qui sont lluides et coulent assez d'eulx mesmes, je les ay si bien accommodez que tu n'auras occasion de t'en mal contenter. »

2. Ce nom se rencontrait dans d'autres nouvelles de Bandello qui ne figurent pas d'ailleurs dans le recueil de Boaistuau.

30 BlLLETlN ITALIE*

D'autres modiiicalions sont purement d'imagination. Ainsi, d'après la nouvelle italienne (première histoire), c'est dans un jardin situé hors de la ville que la comtesse menait en barque sa fille vers Edouard : chez Boaistuau elles vont en coche au palais même du roi. Plus loin, lorsque celui-ci, vaincu par la vertu incorruptible de la jeune femme, lui offre de l'épouser, ce n'est pas seulement devant quelques familiers, c'est en présence de toute la cour qu'il fait le récit de son amour et de la chasteté d'Aelips; il est curieux de rapprocher sur ce point les deux textes :

« Il re ave va pen*ato ;i la pre- senza di tutti far cio che poi lece : ma cangiato d'openione. non voile allri testimoni che quelli del camerino. »

«... Ouvrant la porte, feist entrer ia coin le secrétaire et les damoiselle?. et a la mesme heure l'eist congreger tous les courtisans et sei- gneurs qui pour lors estoient en la basse court du palais entre lesquels estoit l'evesque d'Ebou- race... ausquels compta de poinct en poinct tout le discours de ses amours. »

De même (sixième histoire) lorsque Mandozze, déguisé en religieux, vient confesser la duchesse, celle-ci n'est pas assise, comme dans la nouvelle italienne, mais couchée dans son lit. et le jeu de lumière qui permet au faux moine de n'être pas reconnu est exposé tout différemment. Quelques pages plus haut, le duc de Savoie était arrivé en Galice avant sa femme, taudis que chez Bandello il ne la rejoignait que le dernier jour de ses dévotions. Enfin, après le combat singulier, le perfide Pancalieri ne meurt pas, comme dans le texte italien, de ses blessures et des mauvais traitements de la foule.

Cette histoire de Mandozze et de la duchesse de Savoie présente d'ailleurs des variantes plus importantes. On se rappelle par quelle indignité le comte Pancalieri a projeté de se venger de la duchesse : il veut la déshonorer en surprenant une nuit dans sa chambre son propre neveu : aussi persuade-t-il à celui-ci que la duchesse a pour lui un sentiment profond, et l'engage I il à se cacher un soir sous son lit pour obtenir, par prière ou par force. Ie> faveurs de celle qui l'aime. Chez Bandello un seul entretien suffisait au comte4 pour convaincre le jeune page de l'amour de Ba maîtresse, et lui donner la hardiesse d'entreprendre une telle tentative. Boaistuau a trouve plus vraisemblable de supposer

BANDELLO EN FRANCE AU XVI* SIÈCLE >±\

deux entreliens, entre lesquels la duchesse, pleine de récon- naissance pour des attentions dont elle ne comprenait pas la perfidie, traitait le jeune homme avec affection. Le traducteur a apporté encore une autre modification à son modèle : il a prêté moins de cynisme aux discours de Pancalieri. Celui-ci dans l'italien s'adressait seulement à la sensualité du jeune homme; chez Boaistuau, bien qu'il lui conseille un acte illégi- time, il fait briller à ses yeux l'espoir d'un prochain mariage avec la duchesse, et cherche surtout à tlatter son ambition. Nous retrouvons le souci que montre souvent Boaistuau de rendre les personnages moins odieux, ou du moins les discours et les situations moins honteuses.

C'est pour une tout autre raison qu'il a modifié assez pro- fondément dans cette même histoire le récit de la feinte guérison de la duchesse. Celle-ci cherchait un prétexte pour entreprendre un pèlerinage à Saint-Jacques de Coinpostelle qui lui permettrait de s'arrêter au château du chevalier Mandozze. La ruse imaginée par Bandello était bien grossière. Le médecin Appian avait fabriqué une image articulée de saint Jacques devant laquelle il avait disposé des matières inflammables : « Circa la mezza notte, veggendo Giulia che le vecchie, che erano state lungamente in veglia, altamente dal sonno oppresse dormivano, aperse pianamente la cassa, e cavata fuori T imagine di S. Giacomo, quella al muro con aita de la Duchessa attaccô al muro, dico, di dietro al letto; e levate via le cortine, da quella banda appresso a la imagine accese le pezze di lino molli de l'acqua sovradetta. Era la statua del santo di modo fabricata che, con un filo di refe bianco che si tirava, alzava il braccio destro in atto di dar la benedizione. La Giulia, levata la voce, comincio a gridare tanto forte che le due buone vecchie si destarono. Stava la Giulia inginocchiata tra la parete e '1 letto, e tirava il filo, gridando : Miracolo, miracolo. La Duchessa, levatasi di letto, si mise innanzi a la figura in ginocchione, pregandola che degnasse guarirla, che le faceva voto d'andar a visitar a piede le sue S. Reliquie ...» Ce miracle était vraiment trop grossier, et Boaistuau l'a bien senti ; aussi l'a-t-il remplacé par le vœu que fait la duchesse,

2 3 BULLETIN ITALIEN

en présence de son mari, d'aller à Compostelle, si saint Jacques obtient sa guérison.

Mais c'est dans la nouvelle de Roméo et Juliette que les changements sont le plus considérables. Je laisse de coté ceux qui ne se rapportent pas étroitement à l'action, comme l'hostilité des Montecchi et des Cappelletti, qui est beaucoup plus violente et irréconciliable chez Boaistuau que chez Ban- dello. ou l'importance que prend la querelle avec Thibaut dans la nouvelle française. Mais le récit de l'amour des deux jeunes gens présente des variantes très importantes. On connaît le fameux épisode du balcon auquel Roméo accède par une échelle. Chez Bandello. Juliette avait donné avant le mariage un rendez-vous à son amant, et celui-ci montait par une échelle de corde à la fenêtre garnie de lourds barreaux de fer. Quelques jours plus tard, après que le frère Laurent avait béni secrète- ment leur union, les deux nouveaux époux se retrouvaient de nuit dans le jardin des Cappelletti. Boaistuau a fondu ces deux entrevues en une seule. C'est le soir du mariage que Roméo pénètre dans la chambre de Juliette par une échelle de corde, et l'auteur français, toujours tenté par les tableaux voluptueux, a longuement décrit le bonheur des deux jeunes gens et les caresses qu'ils se prodiguent. xMais la modification la plus importante dans cette nouvelle est celle qui a trait à la mort de Roméo et de Juliette. Le dénouement de Randello ne dirïé rait guère de celui de Da Porto: Roméo, tenant sur son cœur le corps inanimé de Juliette, avait à peine avalé le poison que la jeune femme sortait de sa léthargie et reprenait peu à peu connaissance. A demi éveillée elle croyait d'abord être entre les bras du frère, et cherchait à se dégager de son étreinte: mais bientôt reconnaissant son époux, elle allait s'abandonner à sa joie, lorsque la triste vérité la rejetait dans le plus profond désespoir. Vprès quelques instants d'entretien, au milieu de touchants adieux à Thibaut et à Juliette. Roméo expira il en embrassant sa bien aimée. Le frère Laurent \enait d'arriver pour recueillir son dernier- soupir, et aussi pour as>ister à la

mort de la jeune femme sur le corps de son mari. Tout autre esi le dénouement de la nouvelle française. Nous assistons au

BANDELLO F.\ rnwci: \i \W SIECLE a3

désespoir de Bornéo et à sa mort, avant que Juliette sorte de son sommeil. Celle-ci. à la vue du cadavre, s'abandonne à son désespoir. L'arrivée du frère lui explique enfin son malheur, mais rien ne peut la retenir de suivre son époux, et elle se frappe du poignard qu'il portail.

Tl esl difficile de ne pas regretter le dénouement de Bandello, beaucoup plus touchant et plus pathétique. En substiluant à cette scène si émouvante un coup de théâtre banal, Boaistuau nous paraît avoir manqué de goût. Dans sa traduction de Sha- kespeare, François Victor Hugo soutient pourtant l'opinion con- traire. Au nom de considérations philosophiques, auxquelles sans doute ni Bandello, ni Boaisluau, ni même Shakespeare n'ont jamais songé, il accorde la préférence au dénouement plus brusque, qui en abrégeant l'émotion concentre l'attention des lecteurs ou des spectateurs sur la réconciliation des factions rivales, due à l'amour infortuné des deux jeunes gens. Le critique se souvenait-il, en essayant de justifier Boaisluau, que son père avait modifié d'une façon analogue le dénouement de Lucrèce Bovgia? Dans une première rédaction, Lucrèce, avant de mourir, sortait de son évanouissement, tandis que Gennaro, qui avait retrouvé sur elle ses propres lettres à sa mère, la reconnaissait trop tard et se jetait en pleurant à ses pieds. La pièce s'achevait ainsi sur un entretien extrêmement touchant entre le fils désespéré et la mère heureuse d'avoir éprouvé en mourant la tendresse de celui qu'elle avait aimé par-dessus tout. Malgré la beauté de cette scène, le poète lui a substitué un autre dénouement; c'est celui qui est resté au répertoire : Lucrèce tombe sous le poignard de Gennaro en s'écriant : « Ah! tu m'as tuée ! . . . Gennaro, je suis ta mère. » On ne peut guère en vouloir à Boaistuau, quand Vie! or Hugo commet de semblables erreurs. La modification du traducteur français n'aurait d'ail- leurs que fort peu d'importance, si son récit n'avait servi de base au chef-d'œuvre de Shakespeare. Celui-ci, comme on sait, n'a pas connu la version de Bandello, mais seulement des récits anglais en prose et en vers, qui s'inspiraient surtout de Boaistuau. Aussi a-t-il adopté le dénouement de la nouvelle française, et c'est seulement à la fin du xvnr siècle que le

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comédien Garrick, dans les changements qu'il a apportés à la pièce anglaise, a rétabli la belle scène de Bandello.

Sans doute les modifications aussi considérables que celle-là sont rares dans les Histoires tragiques. Il n'en est pas de même des développements ajoutés par Boaistuau. Sauf quelques exceptions, ce sont des discours, des lettres, des analyses psychologiques ou des descriptions voluptueuses. Le goût de Boaistuau pour les discours est manifeste : lorsque l'auteur italien employait le style indirect pour rapporter les paroles de ses héros, notre traducteur lui substitue le plus souvent le style direct, et il développe avec complaisance les discours qui se trouvaient déjà chez Bandello. Mais cela même ne lui suffit pas. et il en introduit encore beaucoup de nouveaux. Dans l'histoire de Didaco, c'est d'abord, durant le premier entretien des deux jeunes gens, un long discours de Didaco, pompeusement orné d'une comparaison digne de Thomas Diafoirus entre la jeune fille inflexible et le serpent qui se bouche les oreilles avec sa queue1. Au lendemain du mariage, la jeune femme prononce à son tour un discours d'une humilité assez plate, auquel répondent des protestations banales et des recommandations prosaïques de son mari. Enfin Boaistuau introduit de nouveaux discours dans la scène des projets de vengeance de Violante et d'Ianique. La plupart des autres histoires, sauf peut être celle de Mahomet, nous fournissent des additions analogues. Ainsi dans celle de Roméo et Juliette, Boaistuau a introduit la scène de l'apothicaire de Mantoue et le discours que Bornéo tient à celui-ci; puis à la fin le long exposé que Frère Laurent fait aux magistrats Mais c'est assurément la nouvelle de Mandozze qui contient le plua d'additions de ce genre. Lorsque le chevalier déguisé en moine venait consoler la duchesse, il se contentai! chez Bandello de lui adresser quelques paroles: dans la nouvelle française, ces deux ou trois lignes font place à un discours de plusieurs

i. Ce dialogue est d'ailleurs encore développé par l'intervention de U mère de H olante, qui chez Bandello étail à peine indiquée,

BANDELLO EN FRANCE AU XVT SIECLE 2t>

pages, l'Évangile et l'Ancien Testament sont mis à contri- bution, et le témoignage de saint Paul se fortifie du commentaire de saint Ignace. Après ce sermon, le chevalier, au lieu de donner au vrai religieux, comme dans le texte italien, « molli danari », lui adresse des iccommandalions sur le secret à garder, s'il sort vainqueur du combat singulier. Ce combat lui même est encore précédé chez Boaistuau de deux longues apostrophes que s'adressent les deux adversaires, et au cours même du récit de la lutte, si le traducteur apporte moins de précision que son modèle dans l'indication des blessures et des coups, il fait preuve en revanche d'un souci constant de l'effet littéraire : il développe les apostrophes indiquées dans le texte, et ajoute encore de nouveaux discours, comme les actions de grâces de la duchesse pour cette victoire inespérée. Enfin le dénouement de cette nouvelle est agrémenté lui-même de nombreux discours : c'est d'abord un long dialogue entre la duchesse et celui en qui elle a reconnu son sauveur; puis l'épisode du Conseil du roi, complètement inutile à l'action, et que Boaisluau n'a sans doute introduit que pour les paroles des ambassadeurs et la réponse du roi; enfin le dernier entretien de la duchesse et de son frère, qui tenait en six ou huit lignes chez Bandello, et qui s'étend en plus de trois pages dans la soi-disant traduction1.

Les discours ne sont pas d'ailleurs pour Boaistuau un simple ornement littéraire ; il y voit une occasion et un moyen d'analyser les passions de ses personnages. Cette dernière préoccupation apparaît chez lui beaucoup plus que chez l'auteur italien. Bien que sa psychologie ne soit pas très péné- trante, il aime pourtant à exposer les sentiments de ses héros. C'est dans un entretien avec Emilie, après le combat singulier, que la duchesse exprime son regret de n'avoir pu connaître son sauveur; c'est dans un autre entretien avec sa confidente, qu'en apprenant l'arrivée de Mandozze à la cour d'Angleterre

i. M. Reynier a relevé (op. cit., p. 3i3) dans les romans de la fin du xvi' siècle l'abondance des discours et des conversations, qui remplissent souvent plus de la moitié du volume, et qui pour les romans à succès s'allongent d'une édition à l'autre. On sait aussi que dès i55g le Thresor des livres d'Amadis rassemblait ;t l'usage des galants et des amoureux les harangues, conçions, epistres, complaintes.

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elle donnera libre cours à sa colère et à son dédain. De même, lorsqu'apres la rixe de Thibault et de Roméo. Juliette se retire dans sa chambre, elle commence par adresser au souvenir de son mari de violents reproches, elle se plaint de sa témérité, de sa cruauté qui lui arrache un bonheur si ardemment désiré. Puis faisant un retour sur elle-même, elle condamne son injustice, s'accable à son tour de reproches, et perd connaissance, jusqu'à ce que sa confidente la ranime et parvienne enfin à la consoler.

Un autre ornement littéraire, qui est aussi un moyen d'analyse psychologique, est la lettre1. On sait le succès des Lettres amoureuses au xvif siècle. De bonne heure les auteurs de romans ont adopté ce procédé. Boaistuau ne s'en est pas abstenu ; il a introduit deux lettres dans ses histoires, et la disposition typographique du titre de Tune d'elles témoignerait à elle seule de l'importance qu'il attachait à cet ornement. C'est celle que la duchesse envoie à Mandozze par l'intermé- diaire du médecin Appian; l'autre est écrite par Edouard d'Angleterre à Aelips pour essayer une dernière fois de vaincre sa vertu.

Toutes ces additions de Boaistuau, discours, entretiens, lettres, ont pour but de nous faire mieux connaître les senti- ments et les passions de ses personnages. Dans le récit aussi le traducteur montre plus de souci de la psychologie que son modèle italien. Il exposera, par exemple, avec plus de détails que Randello, la naissance de l'amour de Violante dans le cœur léger et capricieux de Didaco, comme il insistera plus loin sur la satiété que le jeune homme éprouve après un an de mariage, et qui le conduit de nouveau dans les bals, à la recherche de quelque autre jeune fille qu'il pourra séduire H épouser. A la fin de celte même nouvelle, au moment du meurtre, il analyse assez heureusement Les sentiments de Violante, sa surexcitation, ses angoisses qu'elle a peine a cacher au parjure, et qui tout à l'heure feront place à la vengeance et à la rage.

i. Sur la lettre dans les romans, depuis ['Histoire d'EurUxliu ei de 1 .uc-'r-r jusqu'à

Il lin du \\i siècle. Cf. Rcynier. op. cit.. pp. 3&, inC-57, 3i j.

BAIfDELLO EN FRANCE M \ M* SIÈCLE 2~

Cette psychologie, d'ailleurs, est assez superficielle : elle tourne vite à la description voluptueuse ou à la galanterie un peu fade. Les tableaux voluptueux ne sont pas rares dans les additions ou les développements de Boaistuau. Dans la nouvelle de Didaeo il nous décrit les caresses des deux jeunes gens le soir de leur mariage; dans celle de Roméo il s'attarde avec complaisance à la peinture de la joie qu'é- prouvent les nouveaux époux dans la chambre de Juliette et « que peuvent, dit-il, juger ceux qui ont expérimenté de semblables délices»1. Si la littérature développait le goût de ces peintures voluptueuses, la vie de société favorisait celui de la galanterie. Aussi bien se manifeste-t-il également dans nos Histoires tragiques. Au début de la première, Boaistuau remplace une page du texte italien par un dialogue tout différent entre Edouard d'Angleterre et la belle Aelips; je le cite en entier parce qu'il montre, avec le goût de Boaistuau pour les entretiens, ce mélange de galanterie mon daine et d'une psychologie amoureuse assez superficielle:

« Madame la comtesse (dit le roy) je croy que si, en l'équipage que vous estes, et accompagnée d'une si rare et excellente beauté vous vous fussiez mise sur l'un des rampars de vostre chasteau, vous eussiez faictplus de bresches, avec les traicts et rayons de voz estincellans yeux aux cœurs de voz ennemis, qu'ils n'eussent sceu faire a vostre chasteau avec leurs fouldroyantes massues. La comtesse, un peu honteuse et esmeue de se sentir louée si avantageusement d'un si grand seigneur, commença a embellir et rehaulser d'un teinct de rose la blancheur d'albastre de son visage ; puis levant un peu ses yeux vers le roy, luy dist : Monseigneur, il est en vous de dire ce qu'il vous plaira; mais si suis je bien asseurée que si vous eussiez veu l'impétuosité des coups, qui par l'espace de douze heures pleuvoyent menuz comme gresle sur toutes les parties de la forteresse, vous en eussiez jugé le peu de bien que les Escossois vouloient a moy et aux miens. Et quant a mon

i. On rencontre assez souvent cette expression, ou des expressions analogues, au cours des Histoires tragiques de Boaistuau; elles étaient fréquentes aussi dans YHepta- meron que Boaistuau. comme on sait, avait édité en i558 sous le titre d'Amans

fortunés.

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BULLETIN ITALIEN

regard je m'asseure que, si j'eusse faict l'essay de ce que m'avez dist. et que je me fusse sumisse a leur miséricorde, mon corps feust maintenant réduit en cendre. Le Roy estonné d'une tant sage et prudente response, changeant propos, s'en va vers le chasteau, ou après les réceptions et caresses accous- tumées commença peu à peu se sentir saisy d'une nouvelle flamme, à laquelle tant plus il s'efforçoit de résister, s'en- flamboit davantage, et sentant ceste nouvelle mutation en luy, projettent une infinité de diverses choses, balançant entre espérance et crainte, faisant estât, ores de luy communiquer ses passions, ores de les retrancher du tout, de peur que succombant aux faiz. les urgens affaires, desquels il estoit enveloppé des guerres, eussent mauvaise yssue. Mais à la fin, vaincu de l'amour, proposa de sonder le cœur de la comtesse: et pour y mieux parvenir, la prenant par la main la supplia de luy monstrer les singularitez de la forteresse. Ce qu'elle sceut si bien faire et avec telle grâce, l'entretenant cependant d'une infinité de divers propos que les petits tiges d'amour, qui n'estoient qu'à peine entez commencèrent à pénétrer si avant que les racines demeurèrent gravées au plus profond de son cœur... »

Cette galanterie n'existait pas dans l'italien. Voici un pas- sage qui, pour une situation analogue, montrera la différence entre les deux textes : on y verra que chez Bandello les décla- rations de Mandozze et de la duchesse sont plus cérémonieuses, tandis que dans le français les mêmes sentiments sont exprimés avec plus de galanterie et en même temps pln^ de passion :

« Arrhato clio lu, dis- montô (la cavallo, c fatta la débita rivcrenza a la Duchessa, le disse : Si- gDOra, ii» non su la ca- gione, perché cosi a V im- proviso \ i siate pari i ta. e duolmi forte < lie i<> non \' abbia potuto render gli onoi i e piaceri, che a mia Borella avete per cortesia vostra fatti. K %e per di^- grazia cosa alcuna rosse

stata fatla a \ oi, a nessuno dei vostri, che non nia <on-

Mettant piedà terreiloheminadeux lieiiesaveequeselle sans cesser de l'arraisonner, la suppliant entre autres choses de luy faire entendre quel mescontenteni.nl elle avoit reeeu en sa maison, pour en taire un >i prompt et secret départ : adjoustanl puis âpre- que, s'il luy plaisoit, il luy feroit compagnie jusque* -;>

lieu, ou elle s'e^toit vouée el ine-me la reconduiroil

jusques à Turin en si honorable équipage qu'elle auroit occasion de s'en contenter. Puis passant outre il tuj disl en souspiranl : Ma dame la Duchesse la fortune eusl

beaucoup l'a ict pour mo\ . si, lors que ma BOBUr f(

vœu d'aller à Rome, j'eusse perdu la bataille contre mes ennemys, et que son vœu eus! e-t. *.iu^ effaicl . car jN a feusse peut estre demeuré quicte pour la perte de quel-

<jues uns de nie» gfens ' mais bêla» ' je sons maintenant

feA-NDELLO L.\ IK.WU \l \M* SlLCI.fi

»9

veuevole,degnando voi di farrnclo intendere, io ne farà giusta amenda. La Duchessa ringraziô il ca- valiero, c disse che non aveva da lui e dai suoi ricevutose nononoreecor- tesia, de! che confessava avergli obligo ; e se parti ta ara senza fargli motto, che non era stato per altro se non per non farlo sve- gliare. Cosi ragionando la accompagnù il cavaliero a piede, e venendogli in destro che da nessuno poteva esser sentito, le disse : Signora mia, io resto forte smarrito che nou vi sia stato a grado che in casa mia non ab- biate voluto esser da pari vostra onorata; che essen- do voi sorella di Re e mo- glie di Duca, io sempre ne rimarrô con gran cordo- glio di non v'aver Irattata corne meritale, e corne era il debito mio; ché se mai si sapera che voi siate albergata in casa mia, e il poco conlo che tenuto io abbia di tanto alta donna, il mondo mi terra cava- liero di poca stima ; e dove io colpa alcuna non ho, resterô appo ciascuno bia- simato. Almeno, Signora mia. fatemi questa grazia, che al ritorno vostro mi sia concesso, corne donna reale, e corne quella che lo vale, onorarvi ; ché fa- cendomi voi tanta grazia, io mi vi terrô eterna- mente ubligatissimo. Ora vi furono assai parole, lamentandosi la Duchessa de la signora Isabella che scoperta l'avesse. A la fine essendo tutti dui fuor di misura V uno de I' altro accesi, non seppero si bene gli amoro lorocelarc, che fu bisogno che l'ar- deuti e vivaci fiamme mandassero lefaville fuo- ri, e si scoprissero. 11 per- ché ritrovatisi tutti dui ardcrc, dopo l'aversi tra loro aperti i lor amori, restarono d'accordo che ella, visitato che avesse le Reliquie del Santo, farebbe nel Tempio il novendiale, corne tutti i peregrini sogliono fare, che per nove giorni conti-

depuis voslre venue an ce p;t > -^ uni -i cruelle bataille el furieux assault en mon cueur, que, n'j pouvant plus ré- sister, je me sens vaincu et captivé de telle sorte que je ne sca) à qui me plaindre, sin>>n à voib, qui estes le motif .lu mal. Et toutesfois ce qui m'est plus insupportable, vous dissimulez ne l'entendre. Et pour me réduire à ma dernière lin, vous este partie ce jourd'hu\ «le ma maison, sans me dagner voir ny complaire d'un seul à-Dieu : ce qui rennamme tellement ma passion «pie je meurs mille fois le jour, vous suppliant pour L'avenir me traicter plus bumainement ou vous verrez en moy ce qui vous desplairoit en voz ennemis, qui ru: peut estre moins qu'une très cruelle mort, lit demonstroil assez le che- valier Mandozze combien luy esloit grief le mal qui le pressoit et combien la passion qu'il sentoit estoit conforme à sa parole; car prononçant ces mots il souspi- roit tant à propos, et chaugeoit tant souvent de couleur, etavoit la face si couverte de larmes, qu'il sembloit que son âme pressée de trop grand ennuy, deust a l'instant abandonner son corps. Ce qu'ayant apperceu, la prin- cesse, aprehendant au plus près la vive source de son mal luy dist : Seigneur Mandozze, je ne sçay que vous attendez davantage, que je face pour vous ne pour quelle occasion vous prétendez que je vous face mourir, veu que, s'il avenoit seulement que fussiez malade à mon occasion, je ne me sens assez forte ny constante pour me conserver la vie une seule heure, pour l'ennuv que j'en recevrois. Ostez doneques de vostre esprit, que je vousisse estre autre que vostre et ne trouvez, je vous prie, estrange, si en public je tiens propos si peu à vostre avantage : car je ne con- sentirois pour rien du monde, que quelques uns de ceux qui m'accompagnent, cogneussent encores une seule estincelle du grand feu allumé, auquel mon cœur se brusle jour et nuict, pour le bien que je vous désire : estant asseuréquesi vous aviez senty une heure de mou temps, au lieu de m'accuser de cruauté vous mesmes plaindriez le grief mal que j'ay souffert pour vostre longue absence : car sans la continuelle présence que j'avois de voslre personne aux yeux de mon enten- dement, avec une ferme espérance de vous voir, il m'eust esté impossible de résister longuement au dur assaut, qu'amour me livroit à toute heure, et sans aucune relasche. Mais une chose vous puis je bien confesser que, voyant le froid accueil que j'ay receu de vous au commencement j'ay jugé en moymesmes que cela procedast de quelque mauvaise opinion que vous eussiez de moy, ou que m'eussiez pensé (peut eslre) par trop libérale de mon honneur, d'avoir abandonné le pays ou je commande pour me rendre esclave de voz bonnes grâces. Ce qui m'a faict partir de vostre mai- son, sans prendre congé de vous : mais maintenant que je cognois par vostre contenance et par voz larmes le contraire, je recognois ma faute et vous supplie de l'oublier à la charge qu'au retour de mon voyage de Sainct Jacques je vous en feray telle amende et userav de telle satisfaction en vostre endroit au lieu mesme, ou j'ay commis la faute, que demeurant vostre prison- nière pour quelque temps, je ne partiray de voz mains (pic je n'ay recogneu par une pénitence agréable la

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feLLLtriN ITALIEN

novi ogni di usauo a le une cerimonieinquellachiesa; e che dopoi se ne verrebbe a starsi alcuoi di seco : e cou queuta conebiu- sione preso congedo, la Ducbesso verso il Santo ripresc il camino, e il cavaliero tutto gioioso, a casa se ne rilornù.

grandeur de mon péché. Ce pendant vous contenterez de ceste bonne volonté et sans passer outre reprendrez la routte de voslre chasteau, de peur que quelques uns de> plus tins de ma compagnie ne cognoissent en moy ce que je ne leur donnay de ma vie occasion de penser. A quoy le seigneur Mandozze obeyt plus) pour luy com- plaire qu'autrement : car il avoit ?i bien les beautez et bon ues grâces de la princesse imprimées au plus beau lieu de son cœur qu'il n'eust jamais voulu partir d'au- 11e. »

Ce même goût pour la psychologie superficielle des conver- sations mondaines et aussi pour la galanterie amoureuse explique une bonne partie des traductions développées de Boaistuau. 11 n'est pas rare, en effet, que quelques lignes de l'italien soient « traduites » en plusieurs pages. Le chagrin de Mandozze en apprenant le départ de la duchesse, la naissance et l'aveu de l'amour chez la jeune femme et le gentilhomme voisin dans la quatrième histoire, les premières déclarations de Roméo et de Juliette au bal, pour ne citer que quelques exemples, sont développés par Boaistuau avec complaisance. On pourra en juger par un ou deux rapprochements. Dans la sixième histoire, Bandello se contentait de résumer en une douzaine de lignes les éloges qu Isabeau faisait de son frère Giovanni Mendozza à la duchesse de Savoie, et il bornait à ce court entretien le récit de son premier séjour à Turin :

« La signera Isabella, non pensando piû oltre, le disse : Signora Duchessa, il signor don Giovanni Mendozza, mio fra- tello, è uno dei pin bei giovini che oggidi si sappia, per quello che ciascuno che il vede ne dice : ché io a me stessa non cre- derei taie esser la sua bellezza quale vi dico, se la publica e conforme fa m a di chiunquc lo conosce non l'affermasse. Del valor suo e dell' altre doti che appartengono ad un segnalato cavaliero, a me non istâ benc a dirle, per essergli sorella ; ma se voi ne parlaste con i suoi medesimi nemici, udireste a tutti dire che egli è un valoroso e compito cavaliero. »>

Boaistuau s'est plu à développer cette conversation entre femmes du inonde et à étudier les sentiments de la duchesse que les bienséances l'empêchent de manifester :

« L'Espagnole, un peu honteuse, lu\ dis! : Ma dame, quand j'eusse bien esté informée que vous eussiez esté aussi sça vante

BANDELLO EN FRASCfc AL XVI* SIÈCLE >[

en nostrc langue comme je cognois à présent, je me fusse bien gardée d'exalter ainsi la beaulé de mon frère, la louenge duquel luy eust beaucoup esté plus avantageuse par une autre : si est-ce que j'ose bien dire avec tous ceux qui le cognoissent (sans que l'affection (\u sang me transporte) que c'est l'un des plus beaux gentils hommes qu'ait produict l'Es pagne depuis vingt ans. Mais quant à ce que j'ay dict, qui concerne vostre beauté, si j'ay offensé, à peine me sera elle jamais pardonnée; car je ne m'en sçaurois repentir, ne dire autrement, si je ne voulois parler contre vérité. Ce que j'en- treprendrois bien de vérifier par vous mesmes, s'il estoit possible que nature pour un quart d'heure seulement eust transporté en une autre ce qu'avecques tresgrandes mer- veilles se manifeste maintenant en vous. A laquelle la Duchesse, à fin de ne faillir à son devoir respondit avecques une petite honte, qui embellissoit la couleur de son teinct : Ma dame, si vous continuez en ces termes, vous me contrain- drez de penser que, changeant de lieu vous avez changé de ju gement : car je suis des moins recommandées en beauté de toute ceste terre. Ou bien je croiray que vous avez tellement la beauté et valeur de Monseigneur vostre frère imprimée en l'esprit que tout ce qui se présente à vous ayant quelque apparoissance de beauté, vous le mesurez à la perfection de la sienne. Et à l'ins- tant ma dame Ysabeau qui pensoit que la duchesse eust prins en mauvaise part la comparaison qu'elle avoit faicte d'elle, et de son frère, quelque peu irritée de cela, luy dist : Ma dame, vous me pardonnerez si je me suis de tant oubliée que d'oser égaler vostre beauté à la sienne de laquelle s'il estoit recom- mandé seulement j'aurois honte, comme sœur, de l'avoir ainsi publiée en lieu ou il est incogneu ; mais si suis je asseuré que quand bien vous parleriez a ses propres ennemys, encores outre la beauté, ils l'asseureroient bien estre l'un des plus généreux et accomplis gentils hommes qui vivent. Et la Duchesse, la voyant en ses altères, et si affectée aux louenges de son frère, y prenoit fort grand plaisir, et eust volontiers désiré qu'elle eust passé outre, sans la crainte qu'elle avoit de l'offenser et la mettre en colère. »

02 BULLETIN 1TAUEN

Un peu plus loin Boaistuau reprend avec plus de finesse que Bandello la peinture de cet amour violent qui, dans l'imagination de la duchesse, envahit bientôt son cœur et ne cesse de la torturer :

« La Duchesse, esguillonnée par les nouveaux propos d'Ysabeau, ayant martel en teste, ne pouvoit dormir, et avoit si bien la beauté de ce chevalier incogneu. gravé au plus profond de son cœur, que, cuidant clorre les yeux, il luy sembloit avis qu'il voletoit incessamment devant elle, comme quelque fanlosme, de sorte que pour cognoistre ce qui en estoit elle l'eust volontiers désiré auprès d'elle. Puis tout soudain après une honte et crainte entremeslée d'une pudicité longuement par elle observée, avec la fidélité qu'elle avoit au Duc son espoux, se présentant devant elle, ensevelissoient du tout son premier conseil, lequel mouroit, et prenoit fin aussi tost presque qu'il estoit né. Et combattue ainsi d'une infinité de divers pensers, passa la nuict jusques à ce que le jour commençant à esclarer avec sa lampe ardente les contraignit de se lever. Et lors ma dame Ysabeau, ayant pourveu à son département vint prendre congé de la Duchesse, laquelle eust volontiers désiré ne l'avoir oncques veuë, pour la nouvelle flamme qu'elle sentoit à son cueur. Toutesfois dissimulant son mal. ne la pouvant arrester davantage luy feisl promettre par serment qu'au retour de son voyage elle repasseroit par Turin ; et après luy avoir f'aict une offre libérale de son bien, ayant prins congé d'elle, la laissa en la jjarde de Dieu. Quelques jours après le département de l'Espagnole, la Duchesse pensant amortir ce nouveau feu l'entlammoit davantage, et tant plus l'espérance luy manquoit, tant plus lu\ croissoit son désir: et après une infinité de divers pensemens, la victoire demeura du costé de l'amour... »

11 ne Faudrait pas croire pourtant que Boaistuau ait constam ment allongé ou développé son modèle. Nous avons vu plus haul qu'il ne se faisait aucun scrupule de supprimer certains

BANDELLO EN FRANCE At XVI SIECLE

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développements; il lui arrive aussi d'abréger l'italien en le traduisant. Tantôt il résume le récit de Bandello en n'en gardant que l'idée générale; tantôt dans un assez long déve- loppement il prend çà et quelques phrases qu'il traduit assez fidèlement et qu'il juxtapose sans y rien ajouter de sa façon. C'est par ce procédé que les quatre pages, dans lesquelles Bandello décrivait l'état du roi d'Angleterre après que le comte a laissé sa fille seule à Londres, sont réduites dans la nouvelle française à une quinzaine de lignes.

Lors môme que dans sa traduction, Boaistuau ne rend pas exactement les expressions de son modèle, il suit en général l'ordre que lui fournissait celui-ci. 11 lui arrive pourtant de le modifier, et d'une façon assez heureuse, lorsque Bandello séparait deux développements analogues, ou revenait sur une idée déjà indiquée. Ainsi la description de la fête chez Antonio Cappellet ne sera plus coupée, comme dans la nouvelle italienne, par le portrait de Roméo et le récit de son premier amour. Ailleurs, Bandello nous apprenait le retour d'Appian, rapportant à sa maîtresse les excuses de Mandozze, puis il nous faisait assister aux remords de ce dernier, et à la résolution qu'il prenait de secourir la duchesse. Nous revenions ensuite à celle-ci, dont on nous dépeignait le désespoir, pour nous ramener bientôt vers Mandozze et nous faire le récit de son voyage. Boaistuau a très heureusement modifié cet ordre qui nous transportait sans cesse de Savoie en Espagne et d'Espagne en Savoie. Après le retour d'Appian, nous assistons au désespoir de la duchesse, puis nous apprenons les remords de Mandozze et nous le suivons dans son voyage.

Ces remarques, un peu fragmentaires il est vrai, et surtout ces citations nombreuses ont pu donner, j'espère, une idée de ce qu'est la soi-disant traduction de Boaistuau ; elles ont permis aussi au lecteur de juger son style. Assurément il manque souvent de légèreté et la phrase suivante en fournira une nouvelle preuve :

« La mère avertie de sa venue, feist préparer sa fille : à laquelle elle commanda de n'espargner ses bonnes grâces en la venue du comte: lesquelles elle sceut si bien desployer qu'avant qu'il

R. STUREL. 3

34 BULLETIN ITALIEN

partist de sa maison, elle luy avoit si bien desrobé son cœur qu'il ne vivoit désormais qiïen elle, et luy tardoit tant que l'heure déterminée n'estoit venue qu'Une cessoit d'importuner et le perc et la mère de mettre fin et consommation à ce mariage1. »

Mais ne lui reprochons pas trop sévèrement cette lourdeur. A cette date, elle est la rançon presque inévitable de ce goût pour la psychologie qu'a développé la conversation mondaine, et aussi d'une autre qualité bien française et qui se manifeste chez tous nos traducteurs, le désir de lier étroitement les idées entre elles, et de renforcer en quelque sorte les articulations de la phrase comme celles de la pensée.

D'ailleurs le style de Boaistuau se dégage parfois de ces entraves, et Ton n'aurait pas de peine à tirer de ses Histoires Tragiques bien des pages d'une lecture agréable2. Ses contem- porains lui rendirent justice à cet égard, et nous pouvons souscrire au jugement qu'émettait La Croix du Maine dans sa Bibliothèque (t. Il, p. 255) : ce Pour dire ce qui me semble touchant les deux traducteurs de Bandel (Boaistuau et Belle- forest), les six premières nouvelles traduites par Boaistuau sont si excellentes et traduites si heureusement que quand l'on sort de sa traduction pour entrer en celle du dit Belle- forest, le changement est étrange : car celui-ci avoit rendu son Œuvre bien poli et limé, pour ne l'avoir précipité à l'impression, et Belleforest avoit fait ses traductions à mesure que Ton imprimoit son œuvre, qui est cause que les premières sont plus élabourées que les dernières. »

i. Les phrases incorrectes sont rares. Voici pourtant une anacoluthe fâcheuse (nouvelle VI, fin) : * De comhien donc luy sommes nous obliges et redevables, estant si grand seigneur comme il est, issu de nobles et illustres familles d'Kspagne. opulent en hiens et avant bazardé sa vie pour la conservation de vostre honneur, et encor avec tout cela il demande mon alliance. »

3. On en trouve davantage, il est vrai, dans ses autres ouvrages; par exemple dans le Théâtre du Monde le passage sur la misère physique de l'homme qui com- mence ainsi (Éd. i558, fol. •-•."> sep) : ci Quel est le premier cantique que chante L'homme

entrant en ce momie, sinon Larmes, pleurs et gémissi ments El toutesfois N-'ilà le

commencement des monarques, rois, princes, et empereurs et autre* qui suscitent

tant .le tragédie» en ce momie '... »

II

Les Histoires Tragiques de Belleforest.

Recherches Bibliographiques.

Si Pierre Boaistuau a le mérite d'avoir le premier fait connaître en France les œuvres du conteur italien, et si les histoires tragiques qu'il nous a données sont d'un style plus aisé et plus agréable que les suivantes, il semble en revanche que l'initiative de cette traduction revienne pour une large part à son ami François de Belleforest. Lui-même, dans la préface de son ouvrage, avertissait loyalement ses lecteurs de l'aide qu'il avait trouvée auprès de cet italianisant plus expéri- menté : « Je t'ay bien voulu advertir, disait-il, que le seigneur de Belleforest, gentilhomme Gomingeois m'a tant soulagé en ceste traduction qu'à peine fust-elle sortie en lumière sans son secours, combien que je ne soy redevable à aucun de la diction, de laquelle je suis le seul autheur. Si est ce que pour tirer le sens des histoires italiennes, il m'a tellement soulagé que nous serions ingrats, et toy et moy, si nous ne luy en savions gré. » « Mais d'autant, ajoutait-il, que j'espère qu'il te fera voir le second tome bien tost en lumière traduict de sa main, je me deporteray de faire plus long discours de ses louanges, lesquelles (pour ses mérites) je desireroy estre aussi bien publiées par tout comme elles me sont cogneuës et à tous ceux qui le fréquentent. »

En effet, le deuxième tome annoncé par Boaistuau parut cette même année i55g sous le titre de Continuation des histoires tragiques extraites de l'italien de Bandel, mises en langue Françoise par François de Belleforest Commingeois1. L'épître dédicatoire

i. La Bibliothèque Sainte-Geneviève possède, sous cette date, une édition donnée par Gilles Robinot. (Res. 735G.)

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de Belleforest h à Monseigneur Monsieur Charles Maximilian duc d'Orléans » est datée du 20 août 1 5 5 9 . Ce recueil, qui contenait douze nouvelles, fut, semble-t-il, réuni d'assez bonne heure dans un seul tome avec les six premières histoires : c'est ce qui explique, sans doute, que dans la tomaison des volumes suivants Belleforest ait pu paraître négliger la publication de son devancier.

En présentant au futur Charles IX la traduction de ces douze histoires, Belleforest ne semblait pas songer à pour- suivre cette œuvre, et il resta, en effet, six ans sans revenir à « son Bandel ». Il y revint pourtant : le 21 août i565, il signait l'épitre dédicatoire d'un nouveau recueil de dix-huit histoires <c à Madamoyselle Ysabeau de Fusée ». Voici com- ment dans les premières lignes de cette épître il explique ce long abandon de l'œuvre italienne : « Comme les misères esquelles la calamité de ce temps nous avoit réduits, eussent offusqué avec la joye de nos aises passez l'honneste liberté qu'un chascun avoit à servir au public par quelque profïîta- ble deportement et vertueux devoir; aussi avoyent elles alenty la mesme gaillardise des bons esprits, lesquels voyans tout tourné sens dessus dessous s'estoient presque du tout retirez des estudes : qui fut cause qu'ayant continué le discours du Bandel commencé par le Sieur de Launay, sous le tiltre d'His- toires Tragiques, et d'iceluy fait un amas assez recréatif et autant honneste pour y occuper l'oisiveté de la jeunesse Fran- çoise, comme j'estoye sur le poinct de faire mieux, je senty un pareil estonnement que les autres et une mesme perte de ma gaillardise et naïfveté à poursuyvre mon entreprise. Ainsi je laissay mes desseins en herbe et l'espérance d'en cueillir quelque proffit et honneur en demoura llestrie et morte, lais saut à part L'histoire qui servist de plaisir et aise pour embras- ser des subjects plus graves et sérieux, desquels Les uns sont sortis en é\ idence, les autres par ne sçay quel desastre ont esté esgarez à mou grand regret et contre cœur. En ces discours j;i\ fait essay de contenter les bons, Bervir an public, el faire cognoistre à chacun quej esl le zèle qui me meut, e! quelle esl la foy cl but de ma persuasion. »

BANDELLO EN FRANCE AU \\T SIÈCLE 37

Belleforest aime assez les grandes phrases et les considéra- tions politico-morales : il ne déteste pas non plus se poser en prédicateur de vertu et en guide de la jeunesse. Aussi ne devons-nous accepter ces nobles protestations que sous béné- fice d'inventaire. Faut-il le croire plus sincère lorsque, à la fin de ce même volume, il dit adieu au conteur italien? « S'il te prend volonté, amy lecteur, de faire comme j'ay fait, le Bandel est encore assez abondant en histoires, lequel tu pourras em- brasser, limer et augmenter, d'autant que je t'en quitte l'hon- neur et advantage. » Et à la fin de la dix-huitième histoire il revient avec insistance sur cette déclaration : « Que si quel- qu'un prend plus de plaisir aux comptes joyeux qui sont dans le Bandel, qu'il s'y déduise à son aise : quant à moy je luy en quitte ma part, et de même luy laisse l'heur et la gloire qu'il en rapportera ayant enrichy et cest autheur stérile et nostre langue avec la douceur naïve de son éloquence. »

Trois ans cependant venaient à peine de s'écouler, lorsqu'un troisième tome de dix-huit histoires tragiques tirées de Bandello parut, avec une dédicace à Claude d'Aubray datée du iei septem- bre i568. Après les déclarations de i565, Belleforest devait éprouver la nécessité de justifier son revirement soudain, et il s'en explique à vrai dire assez maladroitement. Quelque lecteur du second volume, peu habitué sans doute à ces dédains de renard, avait interprété trop naïvement l'abandon de Bellefo- rest, et s'était mis de son côté à la tâche. Notre traducteur ne tarda pas à l'apprendre; il ne lui en fallait pas davantage pour le piquer d'une noble émulation : « Jaloux de l'honneur du feu seigneur Bouaistuau et à fin que ne laisse rien gaigner sur ma réputation à quelqu'un qui s'en vouloit entremettre plus heureusement, dit on, que nous n'avons fait, ayant esgard à son soulagement, quoy que je ne le cognoisse, et qu'on le dit estre de fort bon esprit, et grandes lettres, j'ay entrepris encor ce volume, non pour le destourner, mais à fin qu'une honneste envie puisse causer le profit de nostre nation et enrichisse- ment de nostre langue. »

Un volume ne lui suffît même pas : en achevant le sommaire de sa dernière histoire, il annonçait à ses lecteurs une suite

38 BULLETIN ITALIEN

prochaine qu'il avait à cœur de faire paraître « poussé d'une juste envie de ma réputation contre celuy qui se vantoit de faire mieux, que ceux qui jusques icy ont mis la main au Bandel : et pour venger le tort fait en cela aux ombres du seigneur de Launay, qui a sa part avec moy en ceste cause ». Et avec une inconscience naïve du ridicule, il va jusqu'à apostropher ses rivaux en des termes qui rappellent les fiers dédains jetés par Ronsard aux « prédicantereaux » de Genève. « Je ne veux pas, s'écrie-t-il, voir piller ma gloire par ceux qui faut que desrobent du mien s'ils veulent dire chose plaisante aux lecteurs. »

Dès le 2 septembre, en effet, les imprimeurs parisiens Gabriel Buon et Jean de Bordeaux, obtenaient un privilège pour imprimer durant huit ans les tomes III et IV des His- toires Tragiques. Ce dernier parut dix-huit mois plus tard : l'épître dédicatoire « à Madame Françoise de la Baume » est datée du 3 mai 1570. Le recueil contenait dix-neuf nouvelles de Bandello auxquelles Belleforest avait ajouté sept histoires tirées de divers auteurs. Cette fois il ne devait plus revenir au conteur italien. Aux six nouvelles traduites par Boaistuau, il en avait, durant ces neuf années, ajouté soixante-sept. Mais, s'il pensait avoir emprunté aux trois volumes de Busdrago tout ce qui pouvait intéresser ses contemporains, il préten- dait bien tirer parti du succès qu'avaient obtenu ses premiers recueils; et l'on vit encore paraître sous son nom plusieurs tomes d'Histoires Tragiques qui ne devaient plus rien à Bandello, et plus d'un auteur, à commencer par Shakespeare, a trouvé son profit. Mais avant d'aborder l'étude de ces volumes, il nous faut examiner une autre traduction peu connue de Bandello ».

On se souvient qu'en 1 573, bien des années après la mort du conteur italien, l'imprimeur Alessandro Marsilii avait publié

1. Je me borne à signaler, sans m'y arrêter, que pour la composition de ces quatre premiers tomes de Belleforest, on rencontre quelques variantes dans les différentes éditions, \insi, dans celle Je de I.auna\ (Houen, i6e3-i6o4), la dernière nouvelle du tome 11 primitif est renvoyée au début du volume suivant et remplacée dans le tome II par la du tome III. Les trois dernières nouvelles du tome 111 sont rejetées au débul du tome IV et remplacées à leur place primitive p;ir les nouvelles ij et h') du tome IV. Enfin, c'esl su commencement <ln tome Y qu'on lit quatre des sept histoires originales que Belleforest ai ait ajoutées aux nouvelles de Bandello

dans son quatrième volume.

KWDELLO EN FRANCE AU XVl" SIECLE 'Sy

à Lyon pour la première fois la quatrième partie des Novelle. Quelques mois plus tard, paraissait un petit volume en français, dont les exemplaires sont aujourd'hui assez rares, et qui porte le titre suivant : Le sixiesme et (/entier tome des histoires tragiques et nouvelles de Bandel. A la fin de son avertissement au lecteur, léditeur s'explique sur sa publication en des termes qui permettent de l'identifier avec l'éditeur du texte italien : a Sur tous ceux qui ont traité semblables matières [des nouvelles |, Bandel, nostre auteur, semble estre le plus excellent, et signa- ment en ce qu'il n'a point farcy ses livres d'histoires fabuleuses et controuvées, mais de vrayes, de la pluspart desquelles il a esté tesmoin oculaire, ou pour le moins il les tenoit de ceux qui les avoient veu ou ouï. Après sa mort on a trouvé en son estude, outre les trois premières parties qu'il avoit fait imprimer à Luques, un assez juste volume qui contient nouvelles aussi joyeuses, admirables et dignes de commisé- ration qu'il y en ayt en ses œuvres précédents. Ayant recouvré ceste dernière partie escrite de la main mesme du seigneur Bandel, je la fis imprimer y a quelques mois, mais voyant qu'elle meritoit bien d'estre veiïe d'un chacun, pour soulager ceux qui n'entendent point l'Italien, je l'ay faict mettre en François, et depuis imprimer, laquelle maintenantje te pré- sente. » Quel est l'auteur de cette traduction? l'avertissement ne nous le dit pas; mais on voit combien il serait téméraire de l'attribuer à Belleforest. Jamais ce dernier n'aurait accepté d'être ainsi cavalièrement passé sous silence. Nous sommes sans doute en présence d'une simple entreprise de librairie, d'une de ces traductions commandées par l'éditeur à quelque « ouvrier de lettres d qu'il ne m'a pas été possible de déter- miner. Il suffit, d'ailleurs, nous le verrons plus loin, d'examiner dix pages d'une de ces nouvelles pour se rendre compte que la méthode du translateur ne ressemble en aucune façon à celle de Belleforest: sa fidélité est telle qu'il a cru devoir reproduire toutes les épitres dédicatoires dont Bandello avait fait précéder ses histoires; l'omission de morceaux aussi personnels à l'auteur italien n'était qu'une des moindres libertés de l'adap- tation de Belleforest, aussi bien que de Boaistuau.

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Il était nécessaire de connaître ce volume pour comprendre les quelques problèmes que présente la bibliographie des trois derniers tomes des Histoires Tragiques. Essayons donc de les poser et de les éclaircir, sans nous flatter d'ailleurs de les pouvoir résoudre.

Les bibliophiles savent qu'il est malaisé de trouver la série complète des Histoires Tragiques publiées sous une même date et pour un même éditeur. Le fait s'explique, d'ailleurs, assez facilement. Les divers tomes de ce recueil, parus à des inter- valles plus ou moins éloignés, avaient été confiés à différents imprimeurs, qui tous avaient obtenu un privilège de six, huit ou dix ans. Il semble donc qu'il dût être impossible à un éditeur quel qu'il fût d'en obtenir un pour l'ensemble de l'ou- vrage. Dans la pratique, il est vrai, la chose offrait beaucoup moins de difficultés : le pouvoir royal n'avait pas toujours une excellente mémoire, et Ton a bien des exemples au xvie siècle de privilèges 'octroyés concurremment à deux libraires différents pour le même ouvrage. C'est du reste ce qui se passa, nous le verrons tout à l'heure, pour les Histoires Tragiques elles-mêmes, lorsqu'en 1682, Gabriel Buon et Jean de Bordeaux obtinrent de les éditer. Au surplus point n'était besoin d'avoir un privi- lège. Si l'on supprimait les contrefaçons de la bibliographie de cette époque, on la réduirait des trois quarts, peut-être des neuf dixièmes; et l'on peut appliquer cette proportion aux Histoires Tragiques. C'est donc ailleurs qu'il faut chercher l'explication de cette rareté de nos recueils complets. La cause principale en est, je crois, dans l'intérêt même des libraires. Le public avait acheté ces volumes dès leur apparition ; il n'avait pas attendu que l'ouvrage fût achevé, d'autant que presque chaque tome se donnait pour le dernier. Il fe'agissail donc pour les libraires beaucoup moins de pouvoir fournir à leur clientèle une collection complète, que d'être en état de lui procurer les tomes qui lui manquaient. Lorsqu'avec la géné- ration suivante les éditeurs eurent l'idée de composer des séries complètes, pour un, qui comme A. de Launay. à Rouen ',

i. Cette collection, publiée 6D i6o3-i6o4, ne reproduit pas sans changements les éditions originales Bien au contraire, elle utilise le plus souvent des contrefaçons,

BANDELLO EN FRANCE AU XVI* SIECLE 41

réédita tous les volumes, beaucoup durent constituer plus économiquement un ensemble avec des tomes dépareillés, qu'ils avaient publiés jadis, eux ou leurs confrères, et auxquels ils ajoutaient, si cela était nécessaire, une ou deux rééditions nouvelles. C'est ce qui explique, je pense, que sur le petit nombre de collections qui nous sont parvenues, nous en trouvions plusieurs composées de la même manière1.

Ce ne sont pas seulement, d'ailleurs, les rares éditions homogènes qui ont disparu. Tous ces petits volumes qui ont eu jadis un succès si vif, à cause de ce succès même, et aussi à cause de leur format, devaient fatalement périr. Aussi n'essaierai-je pas d'en dresser une bibliographie qui serait véritablement par trop incomplète; je voudrais simplement appeler l'attention sur quelques particularités relatives aux tomes V, VI et VII, et aux contrefaçons qui en ont été faites.

Dans certaines des collections factices dont j'ai parlé plus haut, dans celle du Musée Condé, par exemple, le tome V contient huit histoires de l'invention de Belleforest ; elles sont précédées d'une épître dédicatoire « à très illustre et très vertueuse dame madame Anthoinette de Turaine, dame de Chavigny et contesse de Clinchamps », qui porte la date du 25 juillet 1670. Notre fécond écrivain n'avait pas attendu longtemps depuis l'apparition de son quatrième volume. Dès le 6 mai 1670, le libraire Jean Hulpeau avait obtenu un privi- lège de six ans pour publier ce cinquième tome. Peut-être faut-il expliquer le choix de ce nouvel éditeur par un désaccord momentané de Belleforest avec les imprimeurs des tomes précédents, Gabriel Buon et Jean de Bordeaux.

Le tome sixième de cette même collection factice est dédié « à noble et vertueux seigneur Guillaume des Lombards, seigneur dudit lieu, et homme d'armes de la compagnie de

et comme nous l'indiquons dans plusieurs notes de ce chapitre, le contenu et la répartition de ses volumes diffère assez sensiblement de ceux que présente la collection factice du Musée Condé.

1. Par exemple l'un des exemplaires de la Bibliothèque Nationale Y3 1 5975-81; l'unique exemplaire du Musée Condé, et un exemplaire que j'ai acquis récemment à Paris, sont ainsi constitués : I. Lyon, P. Rigaud, 1616. II. Lyon, P. Rigaud, 1616. 111. Lyon, B. Rigaud, 1 5g4. IV. Lyon, P. Rigaud, 1616. V. Lyon, hérit., de B. Rigaud, 1601. VI. Lyon, C. Farine, i583. VII. Lyon, B. Rigaud, i5g5.

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monseigneur le duc de Montpensier. » Cette dédicace est datée du 17 janvier i5y2. Dans les premières lignes mais n'est-ce pas une excuse fallacieuse? Belleforest fait allusion à des difficultés qu'il aurait rencontrées auprès de certains libraires pour faire imprimer ses œuvres. « Il y a longtemps, dit-il, que vous eussiez veu quelle est celle affection qui me fait aimer ceux qui vous ressemblent, ... si, non mon labeur, mais le moyen de le faire sortir en lumière, m'eust esté autant à commandement comme la volonté me porte à fa'ire chose qui vous puisse tourner à contentement... Mais je ne jouys ainsi des Libraires, que je fais de ma diligence. A ceste cause, pour contenter mon esprit, et satisfaire à celle amitié que sçay que me portez, et de laquelle j'en voy ordinairement les tesmoignages, j'ay nouvellement refait tout à neuf un livre de mes tragiques, tant pour y avoir adjousté quatre histoires dignes d'estre leuës et notées, que pour y remettre un ordre tout nouveau, à cause que le premier me sembloit, et grossier, et mal digéré1. » En effet le livre qu'il dédie à Guillaume des Lombards n'est qu'une réfection du tome Y, augmenté de quatre histoires nouvelles, également de sa façon.

Mais à côté de ces deux tomes que présentent plusieurs collections, il en existe, avec la même numérotation, d'autres dont la composition est totalement différente. En voici la description.

Bibl. Nat. Y' 23oy.

Cinguiesme et dernier volume des nouvelles de Bandel contenant cent Irenle histoires traduites d'italien en franeois, revues, corrigées et augmentées de nouveau...

Il est assez aisé de discerner les divers éléments de ce volume : nous y trouvons d'abord la reproduction intégrale du petit recueil anonyme de Lyon (traduction des vingt-huit nouvelles posthumes de handello), avec l'avertissement de l'imprimeur au lecteur; à cela le nouvel éditeur a ajouté les deux récita suivants dont il n'indique pas railleur :

Dcn\ amoureux faisant la cour à une inesine tille, l'un

i. Il me paratt bien difficile devoir dans cette édition une contrefaçon el de tenir celte épttre dédicatoire pour l'œuvre «l'un éditeur peu scrupuleux.

BANDELLO EN lltWCE AU XVT SIECLE 43

n'estant si bien venu que l'autre, fait en sorte qu'il met dissen- tion entre les deux parties. Dont s'ensuivit son malheur et la fuite de l'autre.

Une damoiselle nommée Anne de Buringel fit empoisonner son mari par un à qui elle promettoit mariage, et depuis elle empoisonna son père, sa sœur et deux de ses petits-neveux, et de ce qui s'ensuivit.

Enfin, le recueil se termine par : Trois dernières histoires de l'invention de François de Belleforest comingeois. Ce sont :

Acte cruel d'un capitaine faisant pendre un soldat pour jouir de sa femme, et la louable punition qu'en fit le deffunt seigneur de Brissac, maréchal de France.

Desloyauté de Munuza, gouverneur de Biscaye, envers la sœur de Pelage, seigneur Goth, et les maux qui de s'en- suivirent.

Quelle fut l'issue de deux amans descritc par Aenas" Silvius, et combien de maux cause l'adultère.

Malgré la différence du titre, c'est absolument le même contenu que nous offre le volume de la Bibliothèque Nationale Ym5966:

Le sixiesme tome des histoires tragiques extraittes des œu- vres italiennes de Bandel, contenant irentes Histoires traduites et enrichies outre l'invention de lAulheur. Plus est adjousté trois belles histoires de l'invention de François de belleForest Comingeois

A Paris, chez Jean de Bordeaux, au mont S-Hilaire, à l'en- seigne de l'Occasion. i582. Avec Privilège du Roy.

Ce privilège, daté du ier janvier i582, autorise Gabriel Buon et Jean de Bordeaux à publier « les Histoires tragiques conte- nant six tomes extraictes de l'italien de Bandel en langue françoise, le premier par Pierre Boaistuau et les cinq par François de Belleforest, et le sixiesme contenant trente histoires tirées du Bandel et les suyvantes de l'invention de Belleforest, reveuz et augmentez outre les précédentes impressions. » Que les deux « libraires en l'Université de Paris » aient pu obtenir illégalement un privilège de ce genre, rien, nous l'avons vu, n'est plus vraisemblable, et l'on n'en saurait conclure que

l\l\ BULLETIN ITALIEN

Belleforest ait donné son assentiment à cette publication. Nous ne tarderons pas à avoir la preuve du contraire.

En attendant, je noterai que l'on rencontre sous le titre de Ve ou de VIe tome, des recueils composés un peu différemment des précédents. Par exemple, le volume Rés. 7809 de la Biblio- thèque Sainte-Geneviève ne contient que dix-sept des vingt-huit nouvelles de la traduction anonyme. Par contre, il débute par quatre des nouvelles que Belleforest, en 1070, avait ajoutées à celles de Bandello dans son quatrième tome l, ainsi que deux autres dont voici les titres :

« Je sais bien que la pluspart des hommes mondains et charnels qui font profession de cesle folie qu'ils appellent amour, font grande gloire et pensent avoir beaucoup fait si sous la sainteté d'un serment ils abusent la simplicité de quelque fillette, ou l'imbécillité de quelque femme peu accorte...

» La Perle des histoires tragiques (divisée en deux parties). »

Malgré ces légères différences, il est évident que ces contre- façons se ramènent à un type qui doit être l'édition avec pri- vilège de Jean de Bordeaux (1582). C'est ce qui me paraît ressortir de l'examen du septième et dernier volume des His- toires Tragiques, que nous présentent la plupart des collections factices; il est intitulé : Le septiesme tome des histoires tragi- ques, contenant plusieurs choses dignes de mémoire, et divers succès d'affaires et évenemens qui servent à l'instruction de nostre vie : le tout recueilly de ce qui s'est passé, et jadis, et de nostre temps, entre les personnes de marque et réputation. Par F. de Belle- forest, Commingeois. Paris, G. Ma Ilot, 1082.

L'épître dédicatoire adressée par Belleforest « à très illustre et très haut Monseigneur Jean Loys de Nogaret, duc d'Es- pernon, Pair de France, premier gentilhomme de la chambre du l\oy et colonnel général de l'Infanterie Françoise » est datée du 2G novembre i582. Mais le document le plus curieux du

1. Ce sont :

De la mort du comte de Barcelone. . .

De l'insolente vie et paillardise débordée de Jean, fils de Suarchers. . .

Ruse avec laquelle le roy des Normands Haddingue piinl 11 cilé de I.uny. . .

Amour de Régner, roj de Norwège, et comme il épousa Landgerthe. .

ItWDELLO EN FRANCE AU XVIe SIÈCLE 45

volume est l'avertissement au lecteur qui se lit à la dernière page : « Je pensoy que la loyauté retint encores quelque place parmy ceux qui manient les lettres : si bien qu'ayant fait un cinquiesme d'histoires Tragiques, je vouloy que cestuy le suyvit comme sixiesme, sortant de ma forge. Mais il y a eu un lin drogueur d'escrits d'hommes de sçavoir, auquel je ne veux faire l'honneur de le nommer, lequel (ne sçay pour quelle occasion et attirant autre avec luy en son imposture) empruntant contre ma volonté et intention quelques histoires quej'avoy faites pour mon livre cinquiesme, qui lui sembloit trop petit en volume, les a fourrées en un sixiesme, imprimé d'autre que de moy a Lyon, abusant et du nom d'un autre, et du mien tout ensemble : en quoy si ce galant mérite punition, je m'en rapporte à tout homme de bon jugement. C'a esté l'occasion, amy Lecteur, que j'ay basty ce septiesme, et que de cinq j'ay sauté à sept, pour n'entrer en chicanerie, me suffisant que tu sois adverty du tort fait et à moy, et à celuy qui est le recueil- leur du sixiesme, portant tiltre du Bandel : car les miens (Dieu mercy) ne doyvent rien qu'à ma seule diligence. »

Ce texte, il faut l'avouer, n'est pas d'une interprétation très facile. Il importe de déterminer tout d'abord s'il est l'œuvre de l'auteur ou de l'imprimeur. L'image sortant de ma forge pourrait faire supposer un instant qu'il s'agit de ce dernier; mais comme elle n'est qu'une métaphore, elle peut tout aussi aisément s'appliquer à l'auteur lui-même. Et c'est bien en effet ce qui semble ressortir d'autres passages. Ainsi l'expression imprimé à Lyon d'autre que de moy ne saurait signifier par un autre imprimeur que moy, mais d'un auteur autre que moy. De même plus loin la phrase quelques histoires que fay faites pour mon livre cinquiesme ne me paraît pas laisser de doute à ce sujet.

Ce n'est pas malheureusement la seule obscurité de ce morceau. Belleforest y parle à plusieurs reprises d'un sixiesme tome portant tiltre de Bandel et imprimé à Lyon, œuvre qui, dit-il, est d'autre que de moy, et dont le recueilleur a été lésé comme lui. Ces allusions doivent se rapporter à la traduction anonyme des vingt-huit nouvelles posthumes qui, on s'en souvient, avait paru en i5y3-i574 sous le titre de Sixiesme et

46 BULLETIN ITALIEN

dernier tome des histoires tragiques et nouvelles de Bandel. L'ouvrage ne portait pas le nom de Belleforest. et celui-ci n'avait pas songé à protester contre cette publication tout à fait légitime. Mais un fin drogueur d'escrits d'homme de sçavoir réimprima ce recueil lyonnais en y introduisant plusieurs nouvelles de Belleforest; c'est ainsi que j'entends l'expression fourrer ces nouvelles dans le sixiesme tome imprimé d'autre que de moy à Lyon. Quelles sont ces œuvres de Belleforest imprimées sans son autorisation? Il ne saurait être question des nouvelles tirées du tome IV des Histoires Tragiques et introduites en tête du recueil illicite de Sainte-Geneviève (Rés. 7309). Ces nou- velles en effet étaient, pour ainsi dire, tombées dans le domaine public, puisqu'elles dataient déjà de douze ans: d'ailleurs Belleforest nous dit formellement que le galant a emprunté contre sa volonté et intention quelques histoires qu'il avait faites (il ne semble pas qu'elles eussent été déjà imprimées) pour son livre cinquième qui lui (il s'agit du galant) paraissait trop petit en volume. Je ne vois de cette phrase qu'une interprétation possible, et. bien qu'elle ne me paraisse pas absolument convaincante, je la soumets au lecteur.

Lorsqu'en 1070 Belleforest remit pour son cinquième tome un manuscrit de huit nouvelles à l'imprimeur Jean Hulpeau, celui-ci lui fit observer que le volume risquait de paraître un peu grêle auprès de ses aînés. Belleforest dut donc se remettre au travail, et composa, pour étoffer le recueil, les trois histoires de Munuza, de Brissac et d'.Eneas Silvius. Pour des raisons que nous ignorons, le tome V parut néanmoins sans ce com- plément, et composé des seules histoires primitives : c'est le recueil dédié à Anthoinettc de Turennc. Deux ans plus tard, lorsque l'auteur se décida à en donner une édition augmentée, il n'y ajouta point encore ces trois nouvelles, mai- quatre autres, et il dédia ce nouveau recueil à Guillaume dea Lom- bards1, en se plaignant, on s'en souvient, du mauvais vouloir

1. 11 ne faut pas s'étonner qu'en remaniant son lome V primitif, qu'il a> ait

nié à Antoinette de Turenne, Belleforest l'ail du vivant même île celle-ci (elle

ne mourut qu'après 167a, cf. Carré de Busseroile, Dictionnaire de Tourainc, t. IL

p. io5-so6) dédié à un autre personnage. Ces transferts sont très fréquents au

xvi« siècle.

BAIfDELLO EN FRANCE VU X\T SIÈCLE '\~

des imprimeurs. Cependant, Jean llulpcau ne s'était pas dessaisi des trois histoires de Munuza, Brissac et /Eneas Silvius, et il résolut d'en tirer parti. Avec la complicité de Gabriel Buon (c'est ainsi que j'expliquerais les mots attirant autre avec luy en son imposture), il prépara la contrefaçon de i582 contre laquelle proteste Belleforest, et dont le volume Y2 i5q66 de la Bibliothèque Nationale est, je crois, un exemplaire.

Si cette interprétation est exacte, elle nous permet de rejeter comme apocryphes les deux types de tomes V et VI que présentent certaines collections, ainsi que d'établir d'une façon définitive que la traduction de la quatrième partie des Novelte n'est pas l'œuvre de Belleforest. Cet avertissement nous éclaire également sur les tomes V et VI de la collection authentique du Musée Gondé. Belleforest déclare en effet formellement qu'il passe en i582 du tome V au tome VII; nous ne saurions donc lui attribuer un volume portant le numéro VI. Telle est pourtant la désignation habituelle du recueil de douze histoires dédiées à Guillaume des Lombards. Mais c'est une supercherie d'éditeur désireux de combler une lacune, qui commercia- lement n'était pas sans inconvénient. Ce recueil parut pour la première fois chez Hulpeau, l'imprimeur du tome V pri- mitif, avec le privilège de 1570 destiné à ce tome. Seule, la dédicace avait changé, et le volume s'était accru de quatre histoires nouvelles, mais il n'était dans l'esprit de Belleforest que la réfection de son ancien tome V, « trop petit en volume ». C'est ce qu'atteste le titre de l'édition originale, que possède la Bibliothèque Nationale sous la cote Y2 15960.

Le cinquiesme tome des Histoires tragiques, contenant un discours mémorable de plusieurs Histoires, le succez et événement desquelles est pour la plusparl recueilly des choses advenues de nostre temps. Par François de Belle-foresl Corning eois.1...

1. Pour les tomes VI cl VII, comme pour les précédents, on rencontre des contre- façons dont le contenu diffère de celui des éditions originales. Ainsi, dans l'édition de de Launay (i0o3- i6o4), le tome V reproduit le volume Rés. 7369 de la Biblio- thèque Sainte-Geneviève; le tome VI contient les huit nouvelles dédiées à Antoinette de Turenne, auxquelles l'éditeur a ajouté les deux dernières du tome VII primitif. En revanche, celles-ci ont disparu de son tome VII, réduit ainsi à dix nouvelles.

48 BULLETIN ITALIEN

La collection des Nouvelles de Bandello et des Histoires Tragiques de Belleforest doit donc se répartir en quatre groupes :

A. Nouvelles tirées des trois premières parties de Bandello, traduites par Belleforest.

T. I (douze nouvelles) ; réuni le plus souvent au recueil

de Boaistuau : T. II (dix-huit nouvelles) ; T. III (dix-huit nouvelles); T. IV (les dix-neuf premières nouvelles).

Dans certaines éditions la composition de ces recueils est un peu modifiée.

B. Quatrième partie des Nouvelles de Bandello :

Traduction complète anonyme (vingt-huit nouvelles) publiée

en 1673 sous ce titre : Le sixième et dernier volume..., Lyon.

G. Histoires tragiques de l'invention de Belleforest :

T. IV (les sept dernières histoires); v y 1" rédaction (huit histoires) ;

( 2' rédaction, souvent réimprimée sous le titre de tome VI (augmentée de quatre histoires nouvelles); T. VII (douze histoires).

D. Contrefaçons.

Sous le titre de tomeV ou de tome VI, deux modèles princi- paux composés d'une partie ou de l'ensemble du recueil anonyme de Lyon, de trois nouvelles inédites de Belle- forest, publiées sans son autorisation, et quelquefois d'autres nouvelles de Belleforest, empruntées à son qua- trième tome d'Histoires Tragiques.

* #

Avant d'étudier la façon dont Belleforesl a compris son rôle de traducteur, avant de noter el d'expliquer les modifications de tous genres (jn'il a pu apporter à son modèle, et de tirer de cel examen quelques conclusions sur ses idées et ses

BANDELLO EN FRANCE AU XVIe SIECLE ^9

préoccupations, il n'est pas inutile de déterminer les inten- tions qui l'ont poussé à entreprendre et à poursuivre cette traduction, et aussi les principes qui l'ont dirigé dans son choix au milieu du vaste recueil italien.

On sait que celui-ci présente une assez grande diversité d'aspect. Les nouvelles les plus sérieuses et les plus tragiques y côtoient, môme dans les trois premiers livres, des anec- dotes grivoises et des contes gras. A une histoire d'amour succède un hon mot de prédicateur ou une réponse plaisante de bouffon, et tel grave récit tiré de l'histoire ancienne est encadré de deux faits divers assez risqués. Il est aisé de se rendre compte que cette diversité a disparu du recueil de Belleforest. Sur les cent quatre-vingt-six nouvelles de son modèle, il n'en a traduit que soixante-sept. Sans doute il serait exagéré de prétendre que, parmi celles qu'il a négligées, il n'en est aucune qui eût pu rentrer dans son cadre; mais on peut affirmer du moins qu'il aurait eu quelque peine à composer un cinquième tome, sans s'écarter des principes qui l'avaient guidé jusque-là. Il a fait dans l'œuvre du conteur italien un choix très raisonné, et dont il est facile de déterminer les principes.

Tout d'abord, il a délibérément laissé à son modèle ces courtes nouvelles il se contentait de rapporter quelque réflexion grotesque ou mordante, ou de raconter un tour facétieux joué par quelque mauvais plaisant. Il a dédaigné aussi ces contes grivois les moines jouaient le principal rôle et qui avaient excité la verve du dominicain, futur évêque d'Agen. Ce n'est pas que Belleforest fermât les yeux sur les fautes du clergé, ou qu'il cherchât à excuser les désordres de certains de ses membres : personne au contraire ne s'élève avec plus d'indignation contre ces mauvais pasteurs qui corrompent par leur exemple le troupeau qu'ils devraient édifier. Mais il est à cet égard aussi éloigné de Bandello que de Marguerite de Navarre. Le conteur italien, véritable enfant du Moyen- Age, s'amusait sans arrière-pensée à ces histoires grasses, et daubait de bon cœur tous ces porteurs de froc pour lesquels il avait au fond une vive et joviale sympathie. Chez la reine

R. STLREL.

ÔO BULLETIN ITALIEN

de Navarre l'attaque est plus réfléchie, plus profonde, elle a moins de bonhomie, mais plus de portée. Ce n'est plus chez elle tradition littéraire, héritage de nos fabliaux : c'est une partie même de sa doctrine, partie négative sans doute, mais essentielle et nécessaire. Diffamer les moines, c'est faire œuvre pic et méritoire, c'est rendre hommage à Dieu et service aux hommes. Tout autre est l'état d'esprit de Belleforest : son catholicisme sincère lui fait révérer la sainteté de l'institution, et déplorer les excès des individus. Jamais il n'hésitera à condamner, avec la plus grande sévérité, les fautes des repré- sentants de Dieu sur la terre, et nous constaterons plus d'une fois qu'il y a loin de ses analhèmes aux plaisanteries de son modèle. Mais comme il n'en veut qu'aux abus, il lui suffira de les relever sévèrement à l'occasion. Pourquoi dévoiler toutes les fautes? pourquoi en imaginer? 11 ne cherche ni à en rire ni à en triompher.

D'ailleurs, même lorsqu'il s'agit d'autres personnages que les religieux, Belleforest manifeste quelque répugnance pour ces anecdotes purement licencieuses, pour ces tableaux gros- siers et sales, dont on ne saurait tirer aucun profit. Dans beau- coup de ses nouvelles, l'auteur italien nous présentait des personnages sans moralité, préoccupés uniquement de satis- faire leurs passions, sans pouvoir même alléguer l'excuse d'un sentiment profond. Les cercles élégants et raffinés qui se pi saient autour de Bandello trouvaient sans doute quelque charme à ces « gentillesses » qu'assaisonnaient l'esprit et la mimique du narrateur. Mais dans un livre qui s'adressait à des bourgeois, de tels récits eussent été déplacés. El d'ailleurs Belleforest n'eut pas consenti à s'en faire l'interprète, (.'était. il est vrai, éliminer une grande partie du recueil italien, niais il n'a pas reculé de va ni celte conséquence. Si l'on voulait déterminer d'une façon générale les principes de son choix. <»n pourrait dire, je crois, qu'il a emprunté à son modèle les récits tragiques relatifs à L'amour el dont on pouvait tirer des réflexions '-i des préceptes moraux, s,m- doute, il ne s'est pas attaché' étroitement à ces conditions. Dans chacun de recueils, il \ a un ou plusieurs récits L'amour ne joue à

BANDELLO EN FRANCE AU \ VI* SIECLE !) I

peu près aucun rôle1. De même, non seulement une dizaine d'histoires ne comportent pas de meurtre ni de sang, mais quelques-unes mêmes ne méritent à aucun égard l'épithète de tragiques2. Néanmoins, si Ton songe au grand nombre de nou- velles que Belleforest a traduites, et au nombre plus considé- rable encore de celles qu'il a négligées 3, on jugera sans doute que ces exceptions sont peu de chose, et que nous ne nous trompons guère en attribuant à notre traducteur cette triple préoccupation. Il nous le laisse entendre du reste dans ses préfaces et dans les sommaires qu'il a mis en tête de chaque nouvelle, à la place des épitres dédicatoires de Bandello. Il est vrai que sur certains points ses déclarations sont contradic- toires et s'expliquent parfois par des mobiles intéressés : c'est ainsi qu'à la fin d'un tome, lorsqu'il prend congé de son auteur et abandonne à d'autres la tâche ingrate de traduire ces nouvelles, il se montre beaucoup plus disposé à en recon- naître la licence et le danger, que dans la préface, il lui fallait faire approuver son entreprise et la présenter sous le couvert de la religion et de la morale. Ici, pour justifier la publication de ces histoires au milieu de l'époque si cruelle qu'il traverse, il allègue »les meurtres et les larmes dont elles sont pleines, il déclare renoncer à ces sujets joyeux parce que «le temps est divers à ces gaillardises», et qu'il ne convient guère aux hommes sages de s'amuser à ces « folas- tries qui chatouillent plus qu'elles n'édifient la jeunesse,

i. C'est, dans le premier volume, la vengeance de l'esclave mahométan; dans le second, les nouvelles du roi de Marocco, de Jean Maria et du curé avare, du roi de Fez, et de Mahomet, seigneur de Dubdu; dans le troisième, l'histoire du Soudan et d'Henry, duc des Wandales, et celle des cruautés de Mahomet; dans le quatrième, les récits relatifs à Àrtaxerxès, aux larrons du roi d'Egypte, à une coutume de File dllidreuse et au peintre Philippo Lippi.

2. Par exemple : [. Le sieur de Virle; II. Le gentilhomme milanois; III. Le gen- tilhomme qui obtient celle qu'il aime quand il n'y songeait plus; IV. Anne de Hongrie; la jeune fille déguisée en page.

3. Si l'on parcourt les cent treize nouvelles que Belleforest a laissées de cùlé, on remarquera aisément qu'il y en a peu qui soient conformes aux conditions qu'il semblait exiger. Ce sont : II, 6 (Ligurina); IL 21 (Tarquin et Lucrèce); III, 6 (Un serviteur de Paris...); III, i3 (Leonzio de Castrignano); III, 3i (Jeune homme de Milan); III, 5o (Petriello, non tragique, mais sérieux et moral); III, 59 (Le comte Philippe); III, 64 (Jalousie tragique). D'autres récits assez tragiques ont été omis sans doute parce qu'ils ne se rapportaient pas à l'amour, ou parce qu'ils offraient des peintures d'amour trop grossières (II, * 5), ou mettaient en scène des prêtres ou des religieuses (II, U; II, ao; II, 2/1).

02 BULLETIN ITALIEN

laquelle n'a ja besoing d'allechemens pour estre poussée à suyvre la chair. » Néanmoins, en dépit de ces revirements, il est évident que Belleforest a vu ou voulu faire voir dans son œuvre une œuvre morale et moralisatrice. Ce jugement nous surprend aujourd'hui : il n'avait alors rien que de très natu- rel. Non seulement nous avons l'exemple de cette austère société de Marguerite de Navarre, l'on faisait gorges chaudes des plus grasses histoires, quitte à en tirer ensuite de graves considérations; mais ne savons-nous pas que le Déca- méron, dont Boccace lui-même, sur ses vieux jours, condam- nait l'immoralité, apparaissait aux contemporains de Fran- çois Ier comme un miroir de vertu, d'honneur et d'édification? C'est sur la demande de Marguerite que Le Maçon traduisit l'ouvrage en français, et le roi lui accordait un privilège « afïin que par la communication et lecture dudict livre les lecteurs d'icelluy de bonne volonté puissent acquérir quelque fruict de bonne édification; mesmement pour connoistre les moyens de fuyr à vices et suyvre ceulx qui duisent à honneur et vertu1. »

Il n'y avait pas de raisons pour juger plus sévèrement les nouvelles de Bandello, surtout telles» qu'elles se présentaient dans le recueil de son adaptateur français. Aussi, ne nous étonnerons nous pas de l'entendre protester de la moralité de son œuvre, et déclarer dans la dédicace de son second tome à Madamoyselle Ysabeau de Fusée, que gentilhomme ne sau- roit « trouver Romant plus mignard, qui luy diversifie plus le goust de ses appétits, que ces histoires très véritables; ni damoyselle trouvera livre plus chaste sous le niesme récit de L'amour, que cestui cy, auquel je me plais de cercher les subjecls à tin de faire savourer le desgoust qui est en ceste viande si peu plaisante (pie celle que les homme- cercheol si obstinément, a Dans toutes ses préfaces et ses épi très dédica- toires il insiste sur la pureté de ses intentions et sur l'utilité morale de son œuvre, ce qui, notons-le en passant, est peut- rire un indice que certains esprits austères quelque n Phi-

l. Cf. Toldo, La novella francesc, pp. 3o-3i.

BANDELLO EN FRANCE AU XVI" SIECLE 53

losophe ou réforme Théologien » trouvaient ses nouvelles « trop chargées de chair et de sang » ».

Il se rendait compte surtout que cette peinture presque exclusive de l'amour pouvait paraître indigne d'un écrivain sérieux, et que la jeunesse n'était déjà que trop portée, sans ces tableaux attrayants, à rechercher de semblables plaisirs. IVavait-il pas lui-même, par certains jugements sévères, donné des armes à ses critiques? Aussi n'a-t-il pas trop de toute son éloquence pour justifier son dessein. S'il a traduit ces histoires plaisantes qui llattent nos penchants, c'est parce qu'il savait que les préceptes moraux sont mieux reçus, surtout de la jeunesse, quand ils sont entremêlés à une fable attrayante. Il ne suffît pas d'écrire de graves et austères traités dans lesquels on confond le vice; il faut les faire lire de ceux qui s'y laissent entraîner. Le moraliste doit donc chercher avant tout à faire recevoir ses préceptes, dût-il pour cela les enve- lopper de l'attrait d'un conte, et en dissimuler l'aspect rebutant sous la peinture flatteuse de l'amour. D'ailleurs, c'est de cette peinture même que Belleforest compte tirer les plus efficaces de ses préceptes, les plus forts de ses arguments : « J'ay basty ces discours, déclare-t-il, non pour chatouiller les désirs à suyvre les inclinations du sensuel, mais à fin que la jeunesse Françoise, comme elle a l'esprit gentil et bon, voye et, juge de la bonté et du vice, et prenne esgard à la fin de l'un et de l'autre ; que si le pire emporte le meilleur en bonheur, et félicité, je suis d'advis qu'elle le suyve, et s'y adonne; mais si, au contraire, c'est la vertu qui véritablement bienheure les hommes, et rend leur mémoire glorieuse, je suis d'advis que ces discours et hystoires soyent visitées pour le seul esgard et respect de ce qui est bon, et qui rend louable le nom des hommes. » Ainsi, développant la doctrine de tous les apologistes du théâtre, Belleforest déclare que le dénouement imprime à l'œuvre sa moralité et que le spectacle des malheurs qu'entraîne l'assou- vissement des passions coupables en est la plus éclatante condamnation.

i. C'est l'expression dont se servira, un siècle plus tard, l'évcque de Belley, le romancier Camus pour caractériser les excès des Histoires de Belleforest.

3'j BULLETIN ITALIEN

Ajoutons que l'auteur des Histoires Tragiques ne laisse pas la morale se dégager d'elle-même de l'intrigue; il entremêle, nous le verrons, tous ses récits, de nombreuses réflexions pratiques dont l'Italien ne lui fournissait pas le modèle; et si chez lui le conteur se laisse parfois entraîner à peindre avec agrément et d'une façon plaisante les indélicatesses de ses amoureux, le moraliste et le chrétien ne tarde pas à reparaître pour condamner leur conduite et mettre ses lecteurs en garde contre de semblables fautes. Il suffit donc, prétend-il, d'être impartial, pour reconnaître qu'en dépit du charme de certaines peintures, il parle de l'amour « tout ainsi qu'un bon chirur- gien de quelque putréfaction et aposlume; non pour le nourrir, ains à fin d'en oster la corruption ou avec le feu, ou avec la violencede quelque corrosive incision». «Je descris les amours, dit-il ailleurs, non comme lascif, ains comme celuy qui me moque des fols et me ris de ceux qui se transportent à crédit et se laissent vaincre par leur concupiscences, et accuse les adultères, déteste les infamies et abhorre les meurtres, et suis marry que le monde voye des hommes si insensez, qui se laissent mourir pour un plaisir si peu durable que l'aise du corps. En somme je loue la vertu et accuse le péché, souhaitant que, moy changé en mieux par ceste lecture, je voye aussi les autres sentir la fin de leur folie avec l'améliorementdeleur vie.»

Une telle conception, en éloignant Belleforest des récits immoraux la satisfaction d'un amour illégitime ou de passions coupables n'entraîne aucun malheur après elle, l'obli- geait presque nécessairement à donner à ces peintures du vice un dénouement tragique. Il ne faisait d'ailleurs en cela que justifier le titre qu'il avait adopté à la suite de Boaistuau. El en effet, bien qu'il déclare à plusieurs reprises que ses histoires ne sont « si tragiques que comiques » et (pie c le parler toujours de meurtres el massacres fasche l'esprit de ceux qui ont L'âme paisible», ces tableaux sonl évidemment ceux qu'il préfère, et il s'excuse le plus souvent auprès de son Lecteur, Lorsqu'il va traiter un sujet qui o n'est que tragi comique », à moins qu'il ne s'agisse d'un récit édifiant dont le dénouement, puni- être moral, doit nécessairement être heureux.

IUNDELI.O EN FRANCE AU \ M* SIECLE 5!>

Ainsi, ce sont surtout des considérations morales, d'une moralité, nous le verrons, très Large et toute relative, qui oui déterminé noire traducteur dans le choix qu'il a fait des nouvelles italiennes. Mais ses préfaces et ses sommaires nous laissent encore entrevoir chez lui quelques autres préférences. Qu'il ait proclamé la véracité de ses histoires, et le soin qu'il avait mis à en établir l'exactitude, cela n'est pas pour nous étonner. Nous avons vu que ces protestations étaient pour ainsi dire de rigueur chez tous les conteurs au xvie siècle. Nous ne serons guère plus surpris de l'entendre témoigner du goût du public pour les histoires récentes. « Mon Bandel, dit-il au duc d'Orléans, sans faire tort à personne peut porter le tiltre d'Historien, en faisant ses comptes, veu qu'il a recueilly plusieurs belles et notables histoires, qui sont ou advenues de nostre aage, ou qui n'en sont guères eslongnées. Et en ce a il imité ce véritable historien François, le sieur d'Argenton : lequel a fait conscience d'escrire rien que les choses advenues de son temps, et soubz les Princes desquels il manioit les affaires. » Ce n'est pas que notre traducteur se soit interdit de puiser en dehors des histoires récentes, mais lorsqu'il offre à ses lecteurs un récit emprunté à l'Antiquité, il éprouve le besoin de s'en justifier à leurs yeux et aux siens. « Je ne veux estre si consciencieux, écrit-il que, parmy histoires de nostre siècle, je n'y mesle aussi celles qui me semblent rares en l'antiquité..., » d'autant, ajoute t-il ailleurs, « que les simples et peu sçavans, qui ne fueillettent point leurs livres latins et grecs ne doivent estre frustrez de la lecture des exemples rares de vertu, lesquelz on leur deust proposer en langue entendue. »

11 semble éprouver de semblables scrupules lorsqu'il lui arrive de présenter des personnages d'un rang social peu élevé; il s'excuse alors de paraître rabaisser le genre qu'il traite : « Je suis marri, dit-il à propos d'une de ses vertueuses héroïnes, qu'elle n'aye esté d'autre calibre, afin de ne mesler que per- sonnes remarquées en nos discours; mais puisque le cas est digne d'estre recité et que les petits commettent souvent des actes aussi signalez que les plus grans, je ne seray si conscien-

56 BULLETIN ITALIEN

tieux de vous en priver du plaisir... », et ailleurs, dans l'his- toire d'un Gantois qui se fit passer pour noble et séduisit la fille de son maître : « Ne trouvez estrange que je vous propose icy l'histoire d'un serviteur comme chose indigne d'estre posée entre tant de gens illustres qui sont compris en ces nostres discours; car la condition bien souvent n'oste rien de la majesté de la chose et couvre des esprits plus admirables que ceux qui se vantent d'estre grands et sont pour vray mignardez de l'heur de fortune. » Mais le public était diffi- cile a convaincre, et trente-cinq ans plus tard (i6o5) l'auteur de La vivante Filonie pouvait déclarer : « Notre siècle n'a des yeux que pour admirer les effets des créatures bien nées. »

On sait que Belleforest, en reprenant à diverses reprises la traduction des nouvelles de Bandello n'a nullement suivi l'ordre des éditions italiennes; voici, pour faciliter les recher- ches, une concordance du texte original avec l'adaptation française.

Tome I" des Histoires tragiques. Bandello.

I. Aleran et Adelasie I, 37

II. Dame de Guyenne faussement accusée d'adultère . . I, 24

III. Lubricité et cruauté d'une demoiselle milanaise . . . III. 6a

IV. Cruauté d'un chevalier albanais I. 5i

V. Châtiment infligé par Nicolas d'Esté à son fils

adultère I, 44

VI.. Acte généreux d'Alexandre de Médicis à l'égard de la

fille d'un meunier II, 1 5

VII. Simplesse du seigneur de Virle et sa vengeance . . . III. 17 VIII. Vengeance de Meguolo Lercaro contre l'empereur de

Trébizonde II. 14

I\. Un esclave mahométan venge la mort de son sei- gneur I, 5a

\ Impudiques et infortunées amours de la dame de

Chabrie et de son procureur Tolonio II, 33

XI. Crimes d'un vieillard amoureux III. 33

XII. Amours de Don Diego I, 17

BANDELLO EN FRANCE AU XYÏ SIECLE >7

Tome II.

I. Mariage et mort d'Antonio Bologne et de la duchesse

de Malfi I, 26

II. Vie désordonnée de la comtesse de Gelant 1,4

III. Acte généreux d'un gentilhomme siennois envers son

ennemi . . I, 49

IV. Deux amans se trouvant ensemble meurent, l'un de

joie, l'autre de douleur 1, 33

V. Cruautés advenues pour l'adultère d'un des seigneurs

de Nocère I, 55

VI. Courtoisie du roi de Marocco envers un pécheur . . I, 57

VII. Mort de Julie de Gazuolo I, 25

VIII. Aventures d'un amoureux I, 28

IX. Un jeune homme napolitain est foudroyé la nuit de

ses noces I, 1 4

X. Une jeune fille échappe à la poursuite d'un abbé et

le châtie Il, 7

XI. Juste sévérité de Jean Maria, duc de Milan, à l'égard

d'un curé avare III, 25

XII. Emilie tue par jalousie Fabio, son amant, et se tue

elle-même H, 5

XIII. Un esclave maure se venge sauvagement des coups

que son maître lui avait donnés. . - III, 21

XIV. Un écolier de Bologne meurt de peur en croyant

faire des incantations dans un tombeau III, 19

XV. Une jeune femme s'éprend de son peintre et quitte

pour lui son amant III, 23

XVI. Grande vertu de Luchin à l'égard de celle qu'il

aimait II, 26

XVII. Générosité de Saich, roi de Fez, à l'égard de Mahomet,

seigneur de Dubdu II, 52

XVIII. Mort de deux jeunes amants dont le roi d'Angleterre

avait empêché le mariage III, 60

Tome III.

I. Honnête ruse de deux dames vénitiennes I, i5

II. Une demoiselle meurt de tristesse en apprenant que

son mari a été exécuté I, i3

III. Un mari se cache dans un confessionnal pour enten-

dre les aveux de sa femme, et la tue I, 9

IV. Un gentilhomme obtient par ruse celle qu'il aimait,

alors qu'il avait désespéré de l'obtenir I, 16

58 BULLETIN ITALIEN

V. Un Lombard tue par jalousie sa maîtresse, et se tue

lui-même 1, 20

VI. Générosité et vertu d'Othon à l'égard de celle qu'il

aimait. I, 18

VII. Amours de Massinissa et de Sophonisbe I, 4i

VIII Constantin Boccali obtient l'amour de sa dame en se

précipitant de désespoir dans l'Adige I, 47

IX. Un Modenois amoureux et jaloux se pend I, 43

X. Un Siennois châtie sa femme coupable d'adultère. . I, 13 XL Généreuse reconnaissance du Soudan d'Egypte envers

Henry, duc des Wandales, devenu son prisonnier. 111. .">- XII. Un amoureux se sert de la religion pour ravir la vertu

de celle qu'il aime III, 19

XIII. Pandolphe Néro, que sa maîtresse mourante avait fait

enterrer en même temps qu'elle, est délivré contre

tout espoir III, 1

XIV. Un Flamand se fait passer pour gentilhomme et séduit

la fille de son maître III. 7

XV. Massacres de Mahomet II de Turquie II, 1 3

XVI. Léonore Macédoine, après avoir dédaigné l'amour du marquis de Cotron, devient amoureuse de lui et

meurt de n'être pas payée de retour IL 22

XVII. Présomption d'un amoureux et ses funestes consé- quences IL 38

XVIII. Amours de Timbrée de Cardone et de Fenicie Leonati. I, 23

Tome IV.

I. Lutte de générosité entre Artaxerxès et son courtisan

Ariobarzane I. 2

IL Habileté d'un larron qui vola les trésors du roi

d'Lgypte et devint son gendre I, 26

III. Buondelmont de Buondelmonti est cruellement châ- tié d'avoir manqué à sa promesse envers sa lian- I, 1

IV Baudoin de Flandres ravit Judith, fille de France, et

l'obtient pour épouse L 7

V. Amour déshonnête de Faustine I, 30

N 1. Anne de Hongrie répondit par une loyale amitié à

L'amour d'un courtisan \, 45

VIL l'nv jeune fille abandonnée de celui qu'elle aimait recouvra son amour après l'avoir servi déguis en page IL 5

BANDELLO i:\ FB Vn<i m \n I SIÈ( I i

\ III. I ne jeune femme durant un voyage de son suiir.nl ol contrainte par ses parents de se marier. Elle s'éva- nouit et est enterrée : mais, à son retour, son amant

la retrouve vivante dans le tombeau II, 'm

IX. Séleucus, pour sauver son fils, lui accorde sa propre

femme que celui-ci aimait Il, 55

\. Un gentilhomme, méprisé de celle qu'il aimait, se

pend de désespoir II, 58

XI. Une jeune femme se voyant abandonnée de son mari croit s'empoisonner, et revient à la vie en retrou- vant l'amour de son mari II, l\0

XII. Un Mantouan, jaloux de sa femme et voulant la tuer,

tue sa fille I, 59

XIII. Coutume des habitants d'Hidreuse, qui peuvent se

tuer lorsqu'ils trouvent qu'ils ont assez vécu. . . I, 58

XIV. Caractère indépendant et aventures du peintre Fi-

lippo Lippi I, 56

XV. Les Éliens, sous la conduite d'une femme, se vengent

du tyran Aristotime III, 5

XVI. Théodore Zizime se tue par jalousie III, 37

XVII. Continence de Cyrus à l'égard de Panthée III, 9

XVIII. Un chevalier espagnol s'expose à plusieurs dangers pour obtenir l'amour de sa dame et, n'en étant pas

récompensé, cesse de l'aimer III, 39

XIX. Meurtres de Rosemonde, femme d'Alboin, et sa mort. 111, 18

Étude de la traduction.

En quelques lignes de son très intéressant ouvrage sur les origines du roman réaliste, M. Reynier a caractérisé avec beaucoup de justesse les principales modifications que Belle- forest, dans ses Histoires tragiques, a apportées à son modèle; et il n'hésite pas à déclarer que ces sacrifices faits au goût du public par l'adaptateur français, s'ils expliquent suffisamment le vif succès de ces petits volumes, ne peuvent que. nous faire regretter aujourd'hui la vie, la gaîté et le réalisme du novelliere italien. «En somme, » conclut-il, « aucun de ses changements n'est heureux. » L'étude de ces transformations et de ces

ÔO BULLETIN ITALIEN

sacrifices, qui fait l'objet du présent chapitre, confirmera le plus souvent ce jugement sévère. Peut-être aussi pourrons - nous relever çà et là. dans les modifications du traducteur, sinon de très heureux résultats, du moins quelques tentatives ou quelques intentions intéressantes.

Il est assez malaisé dans une étude de ce genre d'éviter la monotonie et les retours en arrière. Afin de mettre au moins un peu de clarté dans ces remarques, je crois utile d'indiquer à l'avance Tordre que je suivrai. Considérant d'abord l'œuvre de Belleforest de l'extérieur, je passerai rapidement en revue les rares modifications de détails ou de faits précis, puis les suppressions ou abréviations que nous présentent les Histoires tragiques. Ensuite l'examen du procédé presque constant de notre adaptateur, je veux dire les traductions développées et les additions, m'amènera à envisager successivement les divers principes qui semblent l'avoir dirigé : j'examinerai ainsi ses développements historiques, moraux, psychologiques, et je terminerai par une étude des procédés littéraires et du style de ce médiocre écrivain.

Quoique, à bien des égards, la traduction de Belleforest soit plus, et plus fâcheusement infidèle que celle de Boaistuau, on peut dire, je crois, que les modifications pures et simples d'épisodes ou de détails précis sont moins fréquentes et moins importantes dans les soixante-sept nouvelles qu'il a adaptées que dans les six de son prédécesseur. Les changements relatifs à un fait historique sont tout à fait exceptionnels. Par exemple, dans la première histoire, celle d'Aleran et d'Adélasie, l'em- pereur Othon Ier devient Othon II, et par suite son fils, le père de la jeune princesse, n'est plus Othon II, mais Othon III. 11 est assez malaisé de déterminer les motifs de ce changement. Aleran étant mort vers 990 ne saurait être gendre d'Othon III. qui n'atteignit sa majorité qu'en 996. On sait, d'ailleurs, que ce mariage avec la fille île L'empereur est une pure Légende. Nous la trouvons, dès le début du \i\ siècle, exposée par frère Ja< opo di Acqui, et la plupart des chroniqueurs jusqu'au

BAN DEL LO EU lu.wci. u \\i SIÈCLE 6l

xvir siècle ont repris tous les détails de cette histoire, l'enlè- vement de la princesse, la vie misérable que mènent les deux époux, puis le pardon de l'empereur et les possessions dont il comble la famille de son gendre. Plusieurs pourtant s'étaient aperçus dès le xv' siècle que le père de la jeune femme devait être Othon Pr et non Othon II; mais ce n'est que Gioffrcdo délia Chiesa qui, au début du xvr" siècle, dans sa Cronaca di Saluzzo, rectifia une partie au moins de ces fables1. Ni Bandello ni Belleforest ne connaissaient sans doute ces découvertes, et le traducteur s'est borné à ajouter une nouvelle invraisem- blance à son modèle. Son intervention est plus heureuse dans la première nouvelle de son troisième tome : il y rem- place le nom de Barbadigo par la forme plus autorisée de Barbarigo (= Barbarique). Dans la nouvelle de Massinissa et de Sophonisbe, Belleforest conteste le témoignage de l'auteur italien en s'appuyant sur celui d'Appien. Bandello avait écrit, en effet, à propos du siège de Girta par Massinissa et Lelius : « Era in quella Sofonisba moglie di Siface, e figliuola di Asdru- bale di Giscone, la quale aveva alienato Panimo del marito dai Romani con i quali ero collegato, e mediante le suasioni di quella s'era messo per difendere i Gartaginesi. » Pour tout ce récit, le traducteur s'est reporté à l'histoire delà guerre lybique de l'auteur grec, qui lui a permis de développer les indications rapides de Bandello et d'introduire bien des considérations générales. Mais il est surtout heureux de rectifier sur un point précis une affirmation de son modèle, et de montrer ainsi sa finesse et son érudition. « En ce passage du siège de Cirte, j> remarque-t-il, « Bandel contredit à Appian, veu que l'Alexan- drin tient que les habitans de ladite cité vindrent présenter le royaume de Syphax, et avoient charge expresse de Sophonisbe d'inciter Massinissa à son mariage. Mais Appian estant bref en son discours a teu ce qui est aisé à entendre, veu mesmement que l'amy des Romains entré avec son armée en la cité susdite et s'en estant party après l'alliance avec Sophonisbe pour aller

i . On trouvera un certain nombre de ces chroniques dans la collection des Monumenta historiae patriae, publiée à Turin en 18/jo sq., in fol. Les passages relatifs à Aleran et Adélasie sont notamment t. I, col. 979-80; t. II, col. 396-97, 36i ; t. lll, col. 847-56, 1086-87, i533-38.

(J2 Bt LLET!» I i Mil n

trouver Scipion, il laissa sa favorite à Cirte. » Ailleurs, ce ne sont pas à proprement parler des rectifications, mais des préci- sions que Belleforest apporte à son modèle. Il nous apprend par exemple que le dénouement d'une aventure tragique contée par l'auteur italien a eu lieu à Milan, h quoy qu'il le vueille dissimuler ». Bandello, en effet, se contentait de placer la scène dans une cité du duché de Louis Sforza. Au début d'une autre nouvelle (Dame de Guyenne faussement accusée d'adultère), Bandello avait présenté son héros en ces termes : « Nel reaine di Francia fu gia un signor délia Rocca Soarda. » Belleforest déclare que par respect pour ce seigneur il taira son nom, mais il nous donne sur lui plusieurs détails que ne fournissait pas l'italien. « En nostre Aquitaine fut jadis un seigneur, les terres et seigneuries duquel estoiententre Lymosin et Poictou, et qui de toute antiquité a tenu lieu, soit en sang ou richesses entre les premiers de tout le païs, estant ceste maison hautement apparentée et qui tousjours a eu assez d'entrée et de faveur tant en la court des anciens ducs de Guienne et comtes de Poictou que depuis en ça aux cours royales de la majesté de noz roys très chrestiens. »

En dépit des apparences, il n'y a clans ce passage aucune modification de la part du traducteur. La forme Rocca Sourdft cachait le nom de Bochcchouart, et Belleforest s'est borné à donner quelques renseignements sur cette famille bien connue, sans la désigner plus précisément.

Pour la plupart des exemples qui précèdent, Les changements, réels ou apparents, de Belleforest s'appuient donc sur l'histoire. En voici au contraire qui paraissent de pure fantaisie. Je signalerai seulement en passant des divergences de détail que peut expliquer soil une Lecture trop rapide du texte italien par le traducteur, soit une inadvertance du typographe: par exemple au lieu de tfece nel solajo un piccielo buco » le français porte i il veid un petit trou en la muraille n.

Il n'y a pas lieu non plus d'insister sur quelques exagérations qu'on rencontre çà el dans sa traduction. Ainsi L'amoureux Diego ne demeure pas quatorze ou quinze mois, mais vingt- deuz (Luis >>;i grotte, el une menace de mort de dix personnes

BANDELLO EN FRANCE U wi* SIÈCLE ()3

devient celle de « plus grande compagnie que le coupable n'eust eu de suiltc eu espousant la nièce du rov lorsqu'on les eust menez au temple ». D'autres lois ce sont certains détails précis et de peu d'importance que Bellcforesl modifie pour rendre un épisode plus vraisemblable ou au contraire en vue d'une situation piquante ou d'un effet littéraire. Dans la non vclle d'Alexandre de Médicis et de son courtisan, le duc, au lieu de se rendre chez le meunier après son repas, lui fait dire qu'il dînera chez lui. Plus loin il feint de rencontrer par hasard le courtisan, tandis que dans la nouvelle italienne il lui décla- rait qu'il venait visiter son palais. Dans une autre nouvelle, au lieu de tuer lui-même le Soudan, Mahomet laisse ce soin à la multitude. Ailleurs enfin, à propos du meurtre de la femme de Tolonio par celui-ci, Bandello nous racontait que le père de la victime avait appris par une servante que la veille la jeune femme s'était couchée bien portante: chez Bcllcforest il a dîné avec elle, et sa certitude comme son témoignage devant les juges acquiert par une nouvelle force.

Assurément il ne faudrait pas raffiner sur ces légers change- ments, et prêter à tout propos à Bcllcforest des intentions très profondes. Il est bien difficile par exemple d'expliquer pour- quoi, après nous avoir dit, suivant Bandello, que le meurtre de Buondelmont avait mis tout le peuple en émoi et en armes, il rectifie aussitôt la portée de son affirmation en ajoutant: « Mais oyans que c'estoit une querelle privée chascun se retira laissant les Amidées Ubert et Fisantes armez contre le Buon- delmont. » L'italien, au contraire, nous apprenait que la ville s'était divisée en deux factions. Pourquoi aussi Belleforest a-t il prêté au faux ambassadeur de Mahomet à Saïch une tout autre harangue que celle que lui fournissait Bandello? Ici l'envoyé apportait les excuses de son maître; il essaie de nier son entreprise et il est facilement convaincu de mensonge par Saïch ! .

Mais en général ce sont des raisons plus importantes et plus nettes qui ont amené Belleforest à s'écarter de son modèle.

t. M. Picco (Nozze Soldatti Munis) a montré fort justement que Handello avait suivi pour cette nouvelle le récit de la Description d'Afrique par Léon l'Africain.

64 BULLETIN ITALIEN

A la fin de la nouvelle de Leonore et d'Emmanuel, l'amoureux, lassé enfin et irrité des périls auxquels sa maîtresse l'expose par plaisir, se décide à renoncer à elle : chez Bandello, il la soulïletait avec le gant ramassé dans la cage aux lions; chez Belleforest, il se borne à lui adresser de sévères paroles avant de se retirer. Le respect des convenances, aussi bien que l'amour des discours explique suffisamment cette modification. Dans le texte italien de Baudoin de Flandres, l'empereur était contraint par la guerre de ratifier l'union secrète de sa fille avec Baudoin; Belleforest a pensé sans doute que cette accepta- tion forcée laisserait le lecteur mécontent, et chez lui l'Empe- reur pardonne de son plein gré au ravisseur sa violence en considération de son amour. L'intention du traducteur est encore plus visible dans le récit des amours et de la légèreté de Buondelmont. Celui-ci, après avoir promis d'épouser une jeune fille de la famille des Donati, se marie à la fille d'un Amidaeo. L'auteur italien nous le montrait recherché la pre- mière fois par la mère et presque forcé de promettre le mariage, la seconde fois engagé sans amour par un de ses amis. Dans la nouvelle française, la faute est plus grave, et le caractère de l'amoureux, encore que superficiel, prête davantage à l'analyse psychologique. C'est Buondelmont lui-même qui, après avoir fait des œillades à la jeune fille des Donati, s'éprend de la fille des Amidaei, et est mis en demeure par ceux-ci de se déclarer ou de cesser ses galanteries. Mais la modification la plus visible que Belleforest ait apportée à son modèle est peut-être celle que présente l'histoire de Constantin Boccali. Le tableau des premières caresses des deux amants contenait chez Bandello des détails dont le réalisme a sans doute choqué notre traduc- teur, car ilaremplacéledénouement par nu autre tout différent : s'il introduit, suivant son habitude, deux lettres, et même un tournoi illustré d'emblèmes et de devises, il se tait sur la mésaventure de l'amoureux s'était complu la grivoiserie de Bandello, et il se contente de cette vague formule: a Quant > qui se passa entre les deux amans, je m'en rapporte à l'autlieur italien, et laisse penser à tout poursuyvant comme il se gou- verneroit en telle occurence. »

BANDELLO EN FRANCE AU XVI* SIECLE

6.';

On voit qu'à l'exception de ce dernier exemple, les change- ments précis apportés par Belleforest sont en somme peu importants; j'ajoute qu'ils sont assez rares. Mais si dans l'en- semble l'adaptateur ne s'éloigne pas trop des idées et des indica- tions de l'italien, il ne s'attache nullement à en reproduire la forme, et il remanie des pages entières avec une liberté telle qu'on peut se demander si ce prétendu traducteur avait la plu- part du temps le texte italien sous les yeux. En voici un exemple tiré de la nouvelle d'Alexandre de Médicis et de son courtisan :

Cominciô a far la ruota del pavonc a torno a costei ; c con tutti quci modi che sapeva i migliori, s'affaticava di renderla pieghevole ai suoipiaceri; ma ella punto di lui non si curava, e tanto mostrava aggradir l'amor che Pietro le portava, quanto i cani si dilettano délie busse. E perche il più délie volte avviene che, quanto più un amante si vede interdetla la cosa amata, egli più se n'accende, e più desidera venir alla conclusione; e moite volte cio che da scherzo si faceva, si fa poi da dovero; l'amante tanto si senti accender dell' amore délia detta mugna- juola, che ad altro non poteva rivolger l'animo; di modo che disperando di con- seguir l'intento suo, e non potendo molto lungamente restar in villa, piu sentiva crescer l'appetito e l'ardente voglia di goder la cosa amata. Onde provati tutti quei modi che gli parvero a proposito di facilitar l'impresa, corne sono l'ambas- ciate, i doni, le larghe promesse, e talora le minacce ed altre simili arti che dagli amanti s'usano, e che le rufïiane sanno ottimamente fare; poichè s'accorse che pestava acqua in mortajo, e che effetto alcuno non riusciva, avendo assai pensato sopra la durezza délia fanciulla, e senten- dosi indarno affaticare, ed ogni mancar la speranza...

Arrivé qu'il fut en sa maison champes- tre, il commença a faire la ronde à l'en- lour du moulin ou se tenoit s'amye; laquelle n'estoit pas si sotte que sans trop penser ne soupçonnast à quoy tendoient les allées et venues du pèlerin, et pour quelle proye avoir il menoit ses chiens en lesse, et faisoit tendre tant de filets et cordes, par veneurs de tous aages et seies, lesquelz en descouvrant pays s'essayoient de deffricher les buissons pour prendre la beste en forme. À ceste cause elle aussi de son costé se prist à fuir le piège de tels oiseleurs et la meute des chiens qui cou- roient après elle, et n'esloignait guère la maison du bonhomme son père ; dequoy ce pauvre amant cuida désespérer, ne sçachant par quel moyen il cheviroit de celle qu'il ne pouvoit trouver à propos pour luy faire entendre ses plaintes, et luy manifester avec la passion desmesurée de son cœur, le ferme amour et vouloir sincère par lesquelz il estoit le plus que bien affectionné et à luy obéir et à l'ay- mer sur toute autre ; et ce qui plus accroissoit sa langueur estoit que d'une grande trouppe de messages qu'il avoit mis après, avec force dons, et promesses de mieux pour l'advernir il n'en y eut pas un qui peust esbranler tant peu soit la chasteté de ceste pudicque et modeste pucelle...

Si les procédés et les intentions de Belleforest ne se laissent guère déterminer d'après les modifications qu'il apporte à son modèle, peut-être ses suppressions et ses abréviations nous éclaireront-elles mieux à cet égard. Il importe tout d'abord d'établir une distinction entre le quatrième tome des Histoires

,R. STUREL.

66 BULLETIN ITALIEN

tragiques et les trois précédents. Une simple constatation matérielle et presque mathématique nous y conduit. Parmi les quarante-huit nouvelles des trois premiers tomes, il n'en est pas une qui. ne soit plus étendue dans la rédaction fran- çaise que dans l'original, cl pour certaines le nombre des pages a triplé, quadruplé et même quintuplé. Dans le qua- trième volume, au contraire, sur dix-neuf histoires, cinq sont plus courtes que les nouvelles italiennes correspondantes, et plusieurs, dans cette transformation, ont diminué de moitié. Sans doute, ce volume lui-même contient bien des développe- ments aussi considérables que les précédents, mais le contraste général est trop net et trop saisissant pour qu'on puisse l'attribuer au hasard. Il me paraît d'ailleurs impossible de déterminer la cause de ces réductions. Belleforest s'il est bien le seul rédacteur du IVe tome a-t-il jugé que certaines de ces histoires (qu'aussi bien il avait jusque-là négligées) ne méritaient pas d'être développées ou même traduites intégra- lement? Le temps lui a-t-il manqué? nous avons vu, en effet, que l'apparition de ce tome avait suivi de dix-huit mois celle du précédent, A-t-il craint, enfin, de dépasser, les limites d'un «juste volume », d'autant qu'il voulait ajouter à ces dix-neuf nouvelles sept histoires de sa façon? Il serait téméraire de se prononcer; et l'étude de ces modifications elles-mêmes ne nous permet pas de répondre à cette question. Plusieurs d'entre elles s'expliquent par de bonnes raisons, et nous savons gré au traducteur d'avoir ainsi allégé son récit ; mais nous avons l'impression néanmoins (pie dans les tomes précé- dents il n'aurait pas procédé de cette façon.

La suppression pure et simple d'un passage un peu impor Luit reste d'ailleurs assez, rare : c'est le cas. par exemple, dans L'histoire de la jeune tille déguisée en paire pour servir Bon amant, d'un épisode amoureux d'une demi-page, l'entretien du jeune homme avec son ancienne maîtresse; pui-, [>lu> loin, d'un dialogue assez long dans lequel l'amoureux enga- geait à son Bervice la jeune Bile travestie. L'histoire de Séleucus nous fournit une suppression aussi importante, mais plus explicable : il s'agit du récit inutile que le roi faisait

BANDELLO EN FRANCE Al' XVl' SIFCLE 67

à son armée, et de la célébration du mariage dWnliochus. De même, dans la nouvelle de la jeune femne qui se croit empoisonnée, Belleforest néglige ci iuj pages d'entretien et de plaintes qui traînaient le récit en longueur, et qui, d'ailleurs, étaient reprises plus loin presque sans changement. Enfin, nous lisons dans la nouvelle d'Ariobarzanc bien des épisodes qui n'ont pas passé dans la version française : par exemple, l'indication du mariage du roi, de l'envoi de la seconde dot, les paroles de l'ambassadeur d'Ariobarzane au roi et à ses courtisans, et le récit assez long du supplice du faucon, allégué par les conseillers d'Artaxerxès.

A côté de ces épisodes, Belleforest omet assez souvent aussi certaines considérations générales de Bandello sur les caprices de la fortune, les effets de la jalousie, le sexe féminin, les mésalliances, ou la façon dont certaines dames traitent leurs serviteurs de basse condition. Ce n'est pas, nous le verrons, qu'il n'aime à développer des idées de ce genre; mais s'il le fait volontiers en son propre nom, il se soucie moins de traduire les réflexions de son modèle.

Belleforest d'ailleurs ne se contente pas de ces suppressions. S'il a réduit comme il l'a fait les nouvelles de son quatrième tome, c'est surtout en abrégeant bien des passages et des épisodes que sans doute dans ses volumes précédents il aurait complaisamment développés. Ainsi, dans l'histoire de Nicole déguisée en page, il réduit beaucoup un long morceau de Bandello dont l'intérêt psychologique, les dialogues et les tableaux voluptueux devaient pourtant le séduire ; et si, dans la nouvelle de la jeune femme qui se croit empoisonnée, il ajoute, suivant son habitude, des réflexions et des rapprochements his- toriques, il abrège en revanche non seulement les parties pure- ment narratives, mais encore bien des développements qu'il eut allongés jadis comme les plaintes, les lettres, les entreliens. Il n'est pas jusqu'au récit de la naissance de l'amour et des pre- miers aveux qu'il ne résume parfois, comme dans l'histoire de l'enterrement simulé et du voyage à Baruth. Mais les exemples les plus fréquents et les plus importants d'abréviations se rap- portent aux dénouements, et ce n'est pas une simple coïnci-

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dencc. Belleforest s'intéresse surtout à la psychologie, à la nais- sance des sentiments, qu'il développe, nous le verrons, d'une façon souvent démesurée. Une fois l'amour déclaré et satisfait, le dénouement lui importe peu : en une demi-page, il résume les neuf dernières pages île l'histoire de la reine de Hongrie, qui pour récompenser son soupirant le fait nommer secrétaire de Charles-Quint; ailleurs, une page lui suffit pour rendre un dénouement de six pages, dont il a supprimé les quiproquos, les tableaux un peu risqués el beaucoup d'autres détails.

Parmi les nouvelles des trois premiers tomes, il n'en est qu'une, l'histoire des deux dames vénitiennes et de leurs maris, qui présente un système de traduction analogue. Si Belleforest en a développé la première partie à son ordinaire. il a en revanche un peu abrégé toute la seconde, par exemple les discours d'Isotte, ou le dénouemenl. Dans ses autres nouvelles, on trouve bien encore, çà et là, des passages qu'il a allégés de quelques détails ; mais presque toujours il est possi- ble d'expliquer ces modifications par certains principes, ou du moins par certaines tendances ou préférences de Belleforest.

Tout d'abord, il a l'habitude de laisser à Bandello les réflexions personnelles que celui-ci faisait au début de s - nouvelles, et qui ne pouvaient guère intéresser que ses pre- miers auditeurs, ou tout au moins un public italien. Beaucoup de ces préambules, en effet, se rapportaient à des faits récents, relatifs soit au narrateur, soit à ses protecteurs, et les lecteurs français de Belleforest n'auraient sans doute ni goûté ni com- pris ces détails et ces allusions précises. J'ajoute que. même Lorsqu'il arrive à Bandello de développer des considérations générales, Belleforest les néglige le plus souvent, quitte à les remplacer, comme toutes les digressions qu'il supprime, par des réflexions psychologiques ^u morales. Au couis du récit, d'ailleurs, les développements de ce genre sonl assez rares chei l'auteur italien mais il est d'autres passages que le traducteur supprime d'ordinaire. Ce sont, par exemple, certains épisodes qu'il juge trop grossiers om grivois, s.ms condamner absolu- ment les situations un peu risquées, et Bans s'interdire tou jours les expressions crues <»n plaisantes, Belleforest évite eu

BA.NDELLO F,n FRANC! M CTl" SIÈCLE 6g

général de s'appesantir sur ces sujets et de s'attarder à ecs peintures. Ainsi, dans l'histoire du Gantois qui se fait passer pour noble, il négligera un épisode assez répugnant, et du reste tout à fait inutile : la jeune fille, pour obtenir le secret d'une jeune, puis d'une vieille servante, était obligée de partager avec elles les caresses de son amant.

Si cette suppression pouvait être réclamée par les bien- séances, d'autres ont sans doute pour but d'éviter des redites ou une certaine monotonie. Dans la nouvelle du Soudan, par exemple, l'entretien avec Caïm, qui reproduisail à peu près le précédent avec Mahomet, est rendu en deux lignes par Belleforest. Dans l'histoire de la dame deChabrie, il supprime le passage de Bandello relatif aux soupçons du page, qui était sans intérêt après les soupçons analogues du premier, puis du second fils de la dame. Il en est de même de la partie d'échecs entre Artaxerxès et Ariobarzane, qui pouvait sembler une pale réplique après le tableau des deux autres circonstances la courtoisie du sénéchal irritait le roi.

Ailleurs, assez rarement il est vrai, un épisode est supprimé, simplement, semble-t-il, parce qu'il était inutile à la peinture des sentiments et qu'il retardait l'action, sans d'ailleurs fournir matière à des ornements littéraires tels que les discours ou les lettres : ainsi la passade, entre tant d'autres, de Pandore avec Franciotto Placido; l'amour d'un des servi- teurs de Genièvre pour la confidente de celle-ci, et son complot contre Diego; ou l'intervention de l'ami de Philibert, qui se déguise en marchand pour plaider la cause de l'amoureux auprès de Zilie. On peut rapprocher de ces suppressions les abréviations considérables que Belleforest apporte à la des- cription du combat singulier, dans l'histoire d'Aleran et d'Adélasie, ou au récit du dénouement dans les nouvelles de Philibert, de Salimbene ou de Timbrée de Gardone. A propos de cette dernière le traducteur nous déclare qu'il ne s'attardera pas à raconter les noces des deux sœurs et l'accueil qui leur est fait à la cour, et il se livre durant plus de deux pages à des considérations morales. Visiblement la description pure, le récit proprement dit ne l'intéressent

70 BULLETIN ITALIE*

qu'autant qu'ils servent à mieux faire connaître les sentiments des personnages; l'étrangelé des épisodes ne le séduit pas, et nous verrons qu'il ne cherche nullement à piquer la curiosité de ses lecteurs par l'attente d'un dénouement imprévu.

C'est en vertu des mêmes principes qu'il lui arrive même de négliger parfois les détails historiques que Bandello donnait sur les héros de ses histoires, lorsque ces détails lui parais- sent sans utilité pour la suite du récit. Que lui importent, dans la nouvelle du gentilhomme milanais, les relations de Gornelio avec l'empereur Maximilien et Francesco Sforza de Milan, ou, dans celle de Nicolas d'Esté marquis de Ferrare. le troisième mariage de ce prince et l'illégitimité possible de la naissance du comte? Il aime beaucoup mieux adresser «à la jeunesse d'aujourdhuy » deux pages de considérations sur la juste punition du coupable, qui doit lui servir d'exemple et de frein. Dans la nouvelle de la duchesse de Malfi, il négligera de nous parler des charges d'Antonio Bologna à la cour, mais il insistera en revanche sur ses qualités morales. Nous retrou- vons cette préoccupation de subordonner les digressions à l'intention générale dans l'histoire de l'île d'Hidruse. Après avoir exposé la coutume qui permettait aux habitants de cette île de se donner la mort quand ils croyaient avoir assez vécu. Bandello rapportait deux autres usages de cette même île, étranges à la vérité, mais sans rapport avec le premier. La curiosité de Belleforest ne se laisse pas séduire par cette tentation : au lieu de cette digression inutile, il fera un rappro- chement avec quelques coutumes des sauvages, qui présentent des analogies avec celle de l'île d'Hidruse.

Ce ne sont pas des exemples isolés. D'une façon générale, Belleforest élimine, au cours du récit, bien dos détails précis et inutiles : il n'est pas de nouvelle, et l'on pourrait pn sque dire pas de page, qui ne nous en fournisse la preuve. Ces! ici le nom d'un personnage, du courtisan d'Alexandre de Médicis, par exemple, le mot qu'un amoureux devra prononcer pour se faire introduire par la servante, ailleurs des indications d'âge, des évaluations exactes de fortune ou de propriété, des mentions précises de mois et d'heure, que Belleforest néglige,

BAN DEL LO FN I RANGE AU XVT SIECLE 71

à moins qu'elles ne servent à expliquer quelque sentiment ou à rendre quelque action plus vraisemblable. Ainsi, dans le récit de l'agression de la jeune tille par Gensualdo et ses complices, Bandello écrivait : « Kra il penultimo giorno di maggio, e poteva quasi esscr mezzo di, e il sole era, secondo la stagione, forte caldo. » De toutes ces précisions Belleforest n'en gardera qu'une, dont il dégagera la valeur : « estant au milieu des bledz qui estoyent bauts et espais tels que sont sur la fin de may. » Ailleurs dans l'histoire de Gornelio, l'auteur italien nous exposait en près d'une page les détails du séjour que fait le jeune homme, proscrit de sa cité, dans la maison de son ami Ambrogio. Belleforest se contente de quatre lignes; mais ces quatre lignes se rapportent beaucoup plus au sujet et nous éclairent bien mieux que la page de Bandello : u II vint loger non chez sa mère, estant le lieu esclairé de trop près, ains chez un sien amy nommé Ambrosie, chez lequel il fut introduit sur le tard et logié en une chambre basse et séparée des autres afin qu'il ne peut estre descouvert. » Même lorsqu'il s'agit de faits importants, Belleforest laisse volontiers tomber certains détails : pour nous raconter la mort de la femme criminelle du vieillard, il supprimera les passages soulignés de l'italien : « Levaiosi da cintola alcane chiavi che v' aveva, e quelle ad una donna di casa, che quivl amaramenle piangeva, gellale, andô di fatto e in profondissimo pozzo, che nel cortlle era, con il capo innanzi si gitto. » On se rendra mieux compte encore de ce procédé en comparant les deux textes pour un passage de la nouvelle de Salimbene et Montanino.

Il Camerlingo acconcia la partita di Carlo, scrisse la cedola délia rilassazione e la diede in mano al Salimbene. Anseimo, avuta la scritta, la diede ad un suo famigliare; ed essendo già circa le ventitrè ore, monté a cavallo e se ne ritornô in villa. Colui che aveva la polizza, andalo aile prigioni, rilrovô il capitano di quello, e disseli; Carlo Montanino poco fa ha fatto pagar mille fiorini, che dalla signoria era condannato : eccovi la sna liberazione fatta e segnata dal camerlingo; la quale io in nome suo v' appre- sento, e vi riehieggio che secondo l'ordine datovi lo dobbiatc cavar di carcere e metterlo in libertà questa sera per ogni modo. 11 capitano, presa la cedola e questa letta, disse che al tutto darebbe buona espedizione. Partissi chi portata aveva la cedola, ed il capitano incontinente andato aile prigioni, fece chiamar Carlo.

Le Salimbene, ayant la lettre de sa déli- vrance, l'envoya par un de ses gens au maistre de la geôle, lequel ayant veu que le payement estoit fait, feist soudain tirer le Montanin de la prison il estoit et serré et chargé' de gros et bien fort pesans fers.

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Ces suppressions enlèvent peut-être un peu de vie concrète aux tableaux du conteur italien; elles me paraissent en tous cas assez caractéristiques de l'esprit français, et surtout de l'esprit à la fin du xvie siècle: c'est déjà la littérature psycho- logique et mondaine qui se fait jour. L'analyse des sentiments le goût des discours et des entretiens préoccupent trop les esprits pour qu'ils aient le loisir de regarder autour d'eux. I/indétermination que l'on relève dans les pièces de Racine et de Molière se trouve déjà si pâma licet... dans l'adap- tation de Belleforest. On peut même juger qu'il pousse parfois trop loin ce dédain du fait précis. Par exemple, dans la lettre que Diego adresse à Genièvre pour fléchir son courroux, et plus tard dans l'entretien qu'il a avec son ami Roderico, toute la partie de raisonnement relative aux griefs dont l'amoureux veut se disculper est fort abrégée par Belleforest au profit de l'analyse des sentiments et des déclarations d'amour.

J'ai insisté un peu longuement sur ces quelques suppres- sions et abréviations parce qu'elles me semblaient d'autant plus significatives qu'elles sont plus exceptionnelles dans les Histoires tragiques. La réduction est loin en effet d'être le pro- cédé habituel de Belleforest : son procédé, c'est bien plutôt le développement et l'allongement. « Une traduction françai-e. a dit Rivarol, est toujours une explication. » Si les qualités de notre idiome rendent compte en partie de ce caractère de nos traductions, on en peut trouver aussi une autre cause dans l'esprit de nos écrivains : ce souci de la logique, cette préoc- cupation de la suite des idées se manifestent à chaque pas chez notre traducteur. Nous les constatons tout d'abord dans le désir d'introduire des transitions, de développer ou de rendre plus justes celles de l'original. Si Belleforest néglige les détails inutiles, il tient à montrer à son lecteur que ceux qu'il garde ou qu'il ajoute sont très importants pour compren- dre la suite de l'action ou le caractère des personnages. .1»- ne m'amuse point sans occasion à vous dire que le l«'^i< royal fust voisin du sainct Temple et que couvertement on pouvait

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aller de l'un à l'autre par ceste galerie, veu que cecy faisant a nostre propos, il est presque un des poincls plus nécessaires pour l'histoire, veu que... » Assurément, le style n'est pas élégant, mais l'intention est claire. « Et entendez pourquoy je vous propose la facilité des entrées et issues de Baptiste en celle maison : car c'est que gist presque la fin et la cause de la tragédie. » A des lecteurs distraits ne faut-il pas de temps en temps pousser le coude, pour réveiller leur attention? « Et entendez, » leur dit-il encore, « en quelle sorte elle s'y gou- vernèrent, car de la despend tout le nœud et la grâce de ce discours, veu les occurrences d'iceluy et l'effect de ceste entre- prise. » Dans l'histoire de la duchesse de Malfi, il s'attache à distinguer les différents actes de la tragédie; ailleurs il insiste sur l'importance d'un détail , « qui est un des points princi- paux de ceste histoire, d'autant que par iceluy fut occasionnée la fin des inimitiés et haines d'entre le Bembe et le Barbarique, ainsi qu'orrez poursuivant le fil de ce discours. » De même il s'efforce de rattacher ses digressions au sujet de la nouvelle par des réflexions morales ou psychologiques auxquelles n'avait assurément pas songé Bandello. En voici un exemple tiré du début de la nouvelle de Gensualdo, qui, dans les deux textes, commence par un éloge de Naples.

Essendoadunque Napoli délia maniera che io vi vo divisando, la maggior parte dei baroni e prencipi del reame usa la più parte del tempo quivi dimorare, si per i già detti piaceri,ed altresi peresser la famosissima città piena d'uomini let- terati e di prodi cavalieri. Il perché molto spesso avviene che per la varietà di tanti uomini accadono varie cose, per lo più degne che di loro si tenga mémo- ria... »

Or vous ay je fait ce discours, afin que chascun cognoisse qu'il est plus aisé en lieu si plaisant qu'es terres dures, soli- taires et malplaisantes que l'homme s'ef- femine et suive la mollesse de la chair, et qu'estant chatouillé par le veue et nourry comme un oyseau en cage, il n'oublie le devoir, et ne face chose plus charnelle que ressentant la divinité de l'esprit. »

Bandello s'était contenté d'une transition superficielle et factice : Belleforest veut justifier son préambule et en dégager en même temps une réflexion morale. Toutes ses nouvelles nous fourniraient des exemples du même genre. Dans l'his- toire de Livio et de Camille il introduit des remarques qui servent à expliquer les actions racontées dans la suite du récit. « Claude, » nous dit-il, « portoit ne sçay pourquoy, et luy mesme

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ne l'eus t sceu dire, une haine secrelte à Livio. » Nous ne nous étonnerons donc point qu'il détourne son père du mariage de Camille avec Livio. Mais comment, nous demandons-nous peut être, ce jeune homme voyait il si souvent l'amie de sa sœur? « Pour ce que plus librement leurs petites folies (il s'agit des goûters de confitures et de fruits que les jeunes filles organisaient entre elles) se faisaient au logis de Cornelia (la sœur de Livio) que de Camille qui avoit père et mère. » A plus forte raison notre traducteur n'hésite-t-il pas à développer les courtes indications de son modèle, lorsqu'il peut nous faire ainsi mieux comprendre l'état d'esprit de ses personnages. Dans la nouvelle d'Alexandre de Médicis et de son courtisan, Bandello se contentait de nous apprendre en deux lignes que le jeune homme, désireux de retrouver la paysanne qu'il aimait, avait obtenu de son maître quelques jours de liberté : a avendo avuto licenza dal Duca di star in villa otto o dieci di... » Belleforest fait revivre la scène devant nous, non pas matériellement, mais en nous indiquant les sentiments des interlocuteurs, la ruse du courtisan, la bonhomie mali- cieuse du duc et la joie que la permission accordée largement cause à notre amoureux : « Cependant, concevant quelque cas qui ne se pouvoit si tost exécuter, et seachant que le Duc ne le vouloit guère souvent perdre de veuë, vint l'abrever de mensonges, luy faisant entendre que nécessairement il lui falloit demeurer en sa maison aux champs pour quelques jours. Le Duc qui l'aymoit et qui pensoit, ou bien qu'il avoit quelque secrelte maladie, ou bien quelque amye de laquelle il se vouloit couvrir devant ses compagnons, luy donna congié pour un moys. Ce fut si agréable au gentilhomme amoureux qu'il tressailloit tout de joye, et ne pouvoit voir l'heure, qu'il eust trouvé ses amys et compagnons pour monter à cheval, et aller revoir celle qui le tenoit sous sa puissance et régissoit le meilleur qu'il eust en luy, qui est le pœur et le plus secret de la pensée. »

Ailleurs, l'intention est moins psychologique peut être que Littéraire. Kelleforest aime assez, au cours de son récit, à déve lopper certaines indications ou à évoquer certains tableaux

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plus ou moins poétiques ou sentimentaux, dont Bandello, tout occupé de l'intrigue, c'avait pas lire parti. C'est, par exemple, dans cette môme histoire la douleur du meunier après le rapt de sa fille. Quatre lignes suffisaient à Bandello pour nous la décrire : « 11 mugnajo, poi che si vide per forza rubata la figliuola, e che egli da se non era bastante a ricuperarla delibero il di seguente di buon mattino presentarsi al Duca e gridargli mercè. » Belleforest développe la scène avec une certaine recherche : à côté d'expressions banales et pour ainsi dire inévitables, on remarquera le rapprochement de la fin, d'un effet d'ailleurs assez facile : « Or, pendant que le ravisseur prenoit ses plaisirs avec la ravie, le misérable père remplissoit l'air de gémissemens, accusant la fortune d'avoir ainsi laissé aller le paillard, sans luy faire sentir la verdeur de sa vieillesse et la vigueur qui gisoit encore sous ceste escorce ridée, et flétrie par la longueur de ses années. A la fin, cognoissant que ses gémissemens, malédictions et souhaits estoient espandus en vain, sentant aussi ses forces inégales pour s'accoupler à son ennemy, et luy ravir violenlemcnt sa fille, la recouvrant par mesme moyen qu'on la luy avoit ostée, délibéra de s'en aller lendemain faire sa complainte au duc ; et sur ceste délibéra- tion il s'endormit sous les arbres qui estoient joignans la fon- taine, où quelquefois le courtisan avoit arraisonné sa fille... » Voilà, d'une façon générale, la manière de traduire ou d'adapter de Belleforest. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que telle nouvelle, comme celle de Rosemonde, qui, dans l'italien, avait six pages, en ait trente dans le français. Quelques indi- cations montreront comment procède Belleforest dans les développements de plusieurs pages. Dans la nouvelle de la duchesse de Malfi, Bandello mentionnait en deux lignes la mort de la coupable : « la donna con la cameriera e i due figliuoli, corne poi chiaramente si seppe, fuiono en quel Torrione miseramente morti. » Cette brève indication donne naissance, dans le français, à un développement de plus de quatre pages. Belleforest raconte l'emprisonnement de la jeune femme, ses plaintes, la nouvelle de sa condamnation, qu'elle reçoit avec des larmes et des regrets, puis sa mort

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barbare, bientôt suivie de celle de sa femme de chambre et de ses enfants. Ce récit, d'ailleurs, ne lui suffit pas : il faut qu'il y ajoute un jugement sévère sur la cruauté des deux frères de la duchesse, agrémenté de rapprochements avec des person- nages anciens ou modernes. Dans une autre nouvelle. Ban- dello écrivait : « Non stettero molto insieme, che nacque una discordia tra loro la piu fiera del mondo, di modo che (che se ne fosse cagione) ella se ne fuggi dal marito furtivamente, ed in Pavia si ridusse, ove conclusse una buona ed agiala casa, menando una vita troppo libéra e poco o nesta. » Ces six lignes deviennent six pages chez Belleforest. Le nouveau mari com- mence par adresser à sa femme un discours dont celle-ci ne tient aucun compte. Sa conduite légère et ses allures provo- cantes sont racontées par le traducteur, qui les condamne sévèrement. Elle ne tarde pas d'ailleurs à abandonner son mari et ses enfants, et s'enfuit à Pavie, elle mène une vie digne de Laïs et de Messaline.

On pourrait multiplier ces exemples, mais ceux-ci suffisent à montrer avec quelle liberté Belleforest développe les indica- tions de son modèle; ils nous renseignent aussi sur l'esprit de ces développements. Ce n'est pas en général l'intrigue ou le récit qui est enrichi par ces additions, c'est à la psychologie que le narrateur s'attache de préférence : ce sont les discours, les plaintes qu'il multiplie, ainsi que les rapprochement^ historiques et les considérations morales. Etudions donc successivement et plus en détail ces différentes sortes d'addi- tions et de développements.

Nous avons vu, dans les pages qui précèdent, que Belleforest négligeait volontiers les détails précis ou matériels imaginés par Bandello pour illustrer ses récita ou !S portraits d< personnages. Lorsqu'il s'agit de circonstances historiques, notre traducteur se fait plus de scrupule de les passer SOUS silence, pour peu qu'elles se rapportent d'assez près aux h de la nouvelle ou qu'elles intéressent l'histoire générale. Il lui arrive même souventde les développer, el son érudition histo-

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riquc, dont témoignent assez ses autres ouvrages, est rarement prise au dépourvu. Il n'a pas. d'ailleurs, seulement recours à sa mémoire déjà très garnie, el les références précises qu'il indique en marge attestent qu'il s'est reporté à de nombreux auteurs anciens ou modernes. Au début, par exemple, de la nouvelle des deux dames vénitiennes il développe la brève indication de Bandcllo : « Al tempo cbe Francesco Foscari prence sapientissimo il principato di quella citta governava, » en ajoutant : « Or estoit duc ce Foscari en l'an de nostre salut i/J23, sous lequel Bresse, Crémone, Bergame et Bavenne vindrent en main aux Vénitiens, et tenoit l'Empire lors Frédéric 111 qui estoit de la maison d'Austriche et régnant en France Charles septiesme : celui qui miraculeusement chassa les Anglois. » Quelques lignes plus loin, il nous donne sur la famille d'un des jeunes gens des renseignements que l'auteur italien ne lui fournissait pas : « [L'autre eut à nom Anselme Barbarique] non moins illustre que le premier comme celuy de qui les prédécesseurs avoient tenu les principaux et plus grands estats de la seigneurie de Venise. Entre lesquels furent Marc et Augustin Barbariques, tous deux souverains magis- trats et ducs de Testât vénitien : le dernier desquels vivoit régnant en France le bon Roy Loys douzième de ce nom avec lequel ce duc feit alliance et ligue contre Loys Sforce duc de Milan. » Ailleurs, à propos d'une jeune fille « venuta di Grecia con la madré del marchese Guglielmo », il ne peut s'empêcher d'ajouter ce détail inutile, « voyage qu'elle feit en Grèce avec son mary lorsque les Turcs couvrirent le pais de Macédoine et saisirent la ville de Modon », et il précise par des dates les indications de son modèle sur le voyage de Vartomanno, ou l'âge du Soudan d'Ormo.

Mais ces courtes additions ne lui suffisent pas; ailleurs il remplace par plusieurs pages quelques phrases de l'italien sur les Flandres et Bruges; il raconte en détail la lutte de Cyrus contre les Assyriens ou la mort d'Abradate et le suicide de Pan- thée, et il expose longuement le règne d'Artaxerxès et les cou- tumes des Perses. Dans l'histoire de Rosemonde il développe de même trois pages de Bandello sur Narsès, Alboin, la

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conquête de l'Italie et l'offense faite à Sophie, femme de Justi- nien; et il allègue à l'appui des détails qu'il cite le témoignage de Procope, de l'évèque d'L spalie, d'Agathie. et surtout de Paul Diacre. On aura d'ailleurs une idée de son érudition et de sa curiosité parfois excessives par ce préambule qu'il a ajouté à l'histoire de Pauline abusée sous le couvert de la religion:

c Pour ce qu'en ceste histoire est fait mention de la déesse Isis, et du dieu Anubis, ne sera sans propos si nous repetons les choses un peu de plus loing, non pour le sçavant qui sçait tout, mais pour celuy qui n'a pas le loisir de feuilleter les livres que en passant, et comme pour allégement de ses peines, affaires et travaux. Diodore Sicilien, en ses Antiquitez, fait mention d'un Osiris, lequel estoit fils d'un des enfants de Noé, mais de celuy qui fust estimé le pire, lequel toutesfois engen- dra cest Osiris estimé fort juste, et bien régissant le peuple qui luy estoit donné en garde: à ce Osiris fut jointe par mariage, Isis sa propre sœur de père et de mère, et commandèrent tous les deux, sur le pays d'Egypte. Osiris pour estre homme de bien, et ne suyvant point la vie meschante et abhominable de ceux de son sang, fut occis traistrement par un Typhon, et ses complices: de quoy Isis fut si irritée, qu'appelant à son aide tous ses parens, alliez, et amis, ne cessa onc tant qu'elle oust vengé fort hautement l'injure qu'on avoit fait à son espoux. les deschirans en plus de mille pièces. Or d'autant qu'en la recherche des pièces de ce corps ainsi deschiré Isis avoit en sa compagnie Mercure, fils dudit Osiris, depuis ce Mercure lut adoré comme Dieu en Egypte, souz la figure d'un chien, et souz le nom d' Anubis, à- cause qu'allant en guerre contre les meurtriers de son père, il portoit la figure d'un chien pour armoiries en son enseigne. La diligence de ceste dame à venger son mary, son industrie à faire loix, el instruire le peuple, el à inventer plusieurs arts nécessaires pour la vie des hommes furent cause que les Egyptiens superstitieux l'honorèrent comme déesse, luy bastirent des temples et instituèrent des sacrifices et prestres pour lu servir, lesquels ont eu honneur et crédit par tout le monde. Moins n'en tirent à Anubis. que aucuns estiment avoir esté I >>ii i-. et d'autres Mercure, lesquels

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comme jay dit, ils paignoyent en ce Cynocéphale, c'est à dire, ayant la teste d'un chien, ainsi que le mettent en avant sainct Augustin, et Tertullian, et dequoy Lucian \ lisez Lucain| fait mention disant à l'Egypte :

Dans les Temples domains ton Isis est reccuë, Et les dieux demy chiens, et la troupe incogneuë Des chantres, et sonneurs qui esmeurent à pleur Pour faire à tous ces dieux, et service, et honneur.

» Tant ceste antiquité estoit aisée à décevoir, et croioit plus facilement que de raison, et sans mesurer les mérites. Je ne veux m'amuser à discourir les interprétations des anciens sur les figures d'Isis et Anubis comme ne servans de rien à mon propos, mais qui en voudra sçavoir d'avantage, qu'il lise Macrobe aux Saturnales, et Plutarque en un livret qu'il a fait d'Isis, des secrets mystères des sacrifices de laquelle encore me tairay-je pour bon respect, me contentant de discourir ce que j'ay entrepris sur l'abuz des prestres servants à ceste déesse, desquels et de leurs façons de faire, lisez Apulée, au livre dixiesme de son Asne doré. Geste superstition s'estendit si loing, que Corneille Tacite tesmoigne que les Suèves, peuple Alemant adoroyent ceste déesse, ce qui est vray-sem- blable, veu qu'aussi noz Gaulois ont senty un pareil abuz, si la statue d'Isis, que Corrozet, en ses Antiquitez de Paris, dit avoir veu à Sainct-Germain des prez, est preuve suffisante, pour monstrer que la vénération d'Isis estoit aussi bien reçeuë en Gaule, qu'en Egypte, Rome, ny Alemagne. »

Il est juste, d'ailleurs, de reconnaître qu'en général les digressions historiques de Belleforest sont plus intéressantes que celles de Bandello; malgré la préoccupation constante de moraliser, qui aveugle parfois son jugement, on sent chez lui une érudition et une expérience de l'histoire que n'avait pas au même degré son devancier. On peut comparer à cet égard la façon dont l'un et l'autre, dans la nouvelle précédente, présentent à leurs lecteurs le polythéisme romain.

Mais, nous l'avons dit, Belleforest n'a pas besoin de l'exemple de Bandello pour faire au cours de son récit une digression ou un développement historique. Toutes les occa-

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sions lui sont bonnes, quand il s'agit d'initier le lecteur à l'his- toire par des rapprochements qu'il entremêle au besoin de jugements moraux et d'allusions à son propre temps. Dans la nouvelle des deux amants séparés par Henri VIII, c'est un portrait de ce roi, avec un récit de ses débauches et de ses mariages illégitimes qui ne prend pas moins de sept pages; dans l'histoire du chevalier espagnol qui se hasarde pour sa maîtresse, c'est un développement de deux pages sur la cour de Ferdinand et d'Isabelle. A propos de l'île d'Hidruse, Bellefo- rest nous parle des Cyclades, et les noms de Prothée et de Rhapsantique, cités dans la nouvelle des larrons du roi d'Egypte, nous valent une digression historique de plusieurs pages pour laquelle Hérodote est largement mis à contri- bution.

Belleforest a également l'habitude de faire précéder les nou- velles dont l'action se passe dans une ville italienne, d'une description de cette ville : c'est ainsi qu'il expose à ses lecteurs en une page environ l'histoire et les caractères de Venise, de Milan, de Messine, de Modène, de Rimini, de Ragouse. de Turin et de Moncalieri. Ailleurs il développera l'éloge de la Provence et de Grasse, ou il introduira, dans la septième histoire de son premier tome, un éloge bref mais significatif de la France, « qui de toute antiquité a esté le soûlas et refuge des misérables, tant pour y estre l'air serein et attrempé. le pays fort riche et abondant en toutes choses, qu'aussy pour avoir en so\ le peuple le plus courtois, bénin et affable que nation qui soit sous le cercle de la Lune ». C'est le même sentiment de patrio- tisme qui explique sans doute l'addition dans une autre nou- velle d'un développement sur les guerres de Louis \ll en Italie tout à l'honneur des armes françaises. D'ailleurs Belle- forest ne cache pas plus ses haines que ses sympathies. Au début de l'histoire de Timbrée de Cardone, après avoir rappelé le souvenir des Vêpres de 1280, il porte sur les Siciliens ce jugement sévère : « Je m'esbahis comme il est possible que le Français puisse aymer ce Barbare ny Laisser vivre en son pays ceslc vermine si détestable et inhumaine, et Laquelle ne fut jamais aimée de nostre nation ny ne révéra 011c amy, que pour

BANbELLO F.\ FRANCE Al \M' SlÈCLI Sr

le profit ou estant contraincte à coup de baston, ainsi qu'à présent elle obeyt au Roy d'Espaigne. »

Il serait facile d'allonger indéfiniment la liste de ces digres sions. On peut dire que l'histoire hanlc l'esprit ou plus exacte- ment la mémoire de Belleforest. Il est rempli dune multitude de souvenirs qui, à propos de tous les faits qu'il raconte et qu'il rencontre, se pressent pour ainsi dire et brûlent de se montrer. Et il faut avouer que le conteur leur refuse rarement ce plaisir, au risque d'ennuyer parfois son lecteur1. Dans l'his- toire de la demoiselle qui mourut de tristesse, après avoir fait plusieurs rapprochements à propos de la cruelle vengeance de Scarampa, il ajoute avec regret : « Mais laissant une infinité d'histoires, tant anciennes que modernes, sur ce propos, je me contenteray de suyvre le fil de son histoire. » 11 est rare- ment aussi discret. En général, il puise à pleines mains dans l'histoire et dans la légende, dans la Bible ou dans la mytho- logie, chez les annalistes et les poètes anciens comme chez les chroniqueurs et les polygraphes modernes. L'acte barbare du citadin de Sienne lui rappelle la cruauté de Jézabel qui fit mourir \aboth pour jouir de son héritage. A propos d'une loi des Siennois, il évoque le souvenir de la constitution athé- nienne ; et après avoir exposé le supplice cruel que le châte lain de Nocère veut infliger à sa femme, il allègue l'exemple de David et de Bethsabée, de Tarquin et de Lucrèce, de Paris et d'Hélène. Ailleurs, un développement sur les caprices de la fortune s'appuie sur les malheurs de Quintus Gépion, de Kadagase, roi des Goths, et de Stilicon. C'est un plaisir pour Belleforest, et un jeu, de rapprocher d'un fait quelconque une foule d'exemples plus au moins analogues. Telle nouvelle qui nous peint des femmes courageuses s'ornera du souvenir de Micca, de Mégistone et d'autres héroïnes; telle autre nous pré- sentera une longue énumération de roturiers qui se sont fait

i. On peut se rendre compte de ce tour d'esprit fréquent à cette époque par cer- tains arguments de Belleforest qui rappellent la première manière des Essais de Montaigne, telle que l'a si ingénieusement dégagée M. Yilley. Ils sont formés, en effet, par la réunion d'un certain nombre d'exemples historiques ou de citations de poètes se rapportant à une même idée, morale ou autre, avec quelques réflexions de l'auteur.

r. stlrel. (j

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passer pour nobles : Prompale, le faux Alexandre Épiphane, l'Égyptien qui prétendait être le roi de Syrie, Gondenauld qui se disait fils de Clothaire, Bernard de Keims, le faux Baudoin, les deux Anglais dont lun voulait se faire passer pour Richard II et l'autre pour un fils du duc de Glarence.

Ces rapprochements, il faut l'avouer, ne sont pas toujours très heureux. Certains vraiment « ne s'attendent point du tout. » Passe encore pour le développement sur la joie d'Ade- lasie m qui sentit une telle émotion en son àme qu'à peine de trop grand aise et plaisir elle ne sortit de ceste prison corpo- relle comme feit jadis l'esprit de ceste dame Romaine, laquelle laissa le corps pour aller user du parfaict de sa joye avec les âmes heureuses aux Champs Elisées, lorsqu'elle veid son filz sain et sauf revenu de la bataille Thrasimène, près le lac de Péruse ou le consul Flaminie fut vaincu par Hannibal. » Mais seul le désir d'étaler son savoir peut expliquer l'addition suivante à propos du roi d'Egypte qui visite ses trésors : « Il x entroit avec plus de révérence que son prédécesseur ne faisoit dans le temple du Soleil, auquel il portoit une singulière révérence; aussi bien que Sésostris, lequel offrit dans son temple deux obélisques, chascun d'une pierre; desquelz chacun avoit cenl coudées de hauteur et huit de large, et ouvrés avec un merveilleux artifice et sçavoir faire fort indus- trieux. » Il n'esl, d'ailleurs, même pas nécessaire que l'idée provoque le rapprochement; une simple similitude de nom en fournit le prétexte : ainsi, à propos de l'héroïne d'une de ses nouvelles. Camille Scarampa, Belleforest entreprendra une digression sur la Camille romaine, sur Camille, sœur de Turnus. el sur les héroïnes analogues de l'Arioste, Brada mante et Marphise.

Il est trop évident que, dans ces passages, le conteur n'éprouve pas seulement le besoin de soulager sa mémoire ou d'instruire son lecteur, mais qu'avec beaucoup de ses contemporains il voit dans ces allusions un ornement littéraire, et qu'il en abuse. La mythologie el la tradition poétique lui servent à cel égard plus encore peut être que l'histoire véritable. Il les

accommode à son gré au ton plaisant et familier du récit, pour

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n'obtenir, d'ailleurs, le plus soin cul qu'un burlesque assez pédant, \insi un soupirant éconduit, qui a pris par ruse auprès de celle qu'il airne la place de son rival, est comparé à Patrocle allant combattre les Troyens revêtu des armes d'Achille; et dans son bonheur-, ajoute le narrateur, il voudrait pouvoir prendre complètement la forme d'autrui à L'exemple de Jupiter et de Mercure au palais d'Amphitryon. In autre amoureux, à la vue de la beauté qu'il aime, juge que « si le Troyen eust jadis eue cestc cy pour la parangonner avec la Grecque il se fust arresté icy et quilté son Héleine, voire la mesme Vénus, quoy qu'elle se dise la déesse de beauté, sur laquelle ce juge berger eust trouvé moins de perfection que sur la Sienoise, autant indigne d'avoir un mary vieillard et fascheux comme Vénus se faschoit d'estre accolée d'un for geron refroigné et baisée par un boiteux de mauvaise grâce. »

Au milieu de tous ces rapprochements légendaires et de ces lieux communs historiques, on est tout heureux de rencontrer et de ces allusions à des faits divers contemporains qui, outre leur intérêt documentaire, donnent plus de vie à un récit que toute la mythologie et toute l'histoire ancienne. A propos de la force de l'imagination, sujet cher à Montaigne, Belleforest allègue l'exemple d'un Bordelais qui, par un temps d'épidémie, ayant parlé à un pestiféré, « s'en effraya de sorte qu'il mourut dans trois ou quatre heures » sans qu'on put trouver sur lui aucun indice du mal. Ailleurs il rappelle des meurtres récents qui avaient sans doute occupé l'attention des Parisiens : ici, c'est un financier qui « ayant épousé une insigne paillarde pour en avoir les esçus, après que longue- ment il eust connivé à ses lubricitez, prit un caprice d'homme de sa sorte » et la tua avec son amant italien, dans la couche ils reposaient « chargez de vin, hypocras et viandes délicates »; là, c'est une demoiselle qui fit « brusler le fruict encor sanglant et lequel ne faisoit que sortir de la matrice de sa malheureuse mère, au grand espouentement de la sage femme et du paillard mesme qui voyoil la morl de celluy duquel il se povoit dire et le père et le bourreau. »

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L'intention de ces derniers rapprochements est tout autre que celle des allusions à l'histoire ancienne, païenne ou biblique, ou des comparaisons mythologiques et légendaires. Belleforest ne cherche plus ici à faire montre de son savoir ou à orner son récit. C'est le moraliste qui apparaît, soucieux de corriger ses contemporains par des exemples qui les touchent de plus près que les fautes de David ou la vertu de Joseph. La préoccupation morale, en effet, est constante chez Belle- forest. Elle était assez faible et secondaire dans les récits du jovial dominicain. Sans doute on y rencontrait des considé- rations et des jugements sur les actes et les caractères des personnages. A propos de Panthée, Bandello fait l'éloge de la fidélité conjugale, et la cruauté monstrueuse de Pandore lui fournit matière à une facile condamnation. Il lui arrive même de généraliser ses réflexions et de proposer à ses auditeur* des préceptes et des maximes aussi sages que ceux-ci : « ci dimostra che qui non dobbiamo fermar i nostri pensieri. ma rivoltargli tutti al cielo » (II, 27), ou : « onde si puo con vcrilà conchiudere che le cose cominciate con cattivo priheipio conse<»uano di rado buon fine, corne per il contrario le princi piate bene ordinariamente vanno di bene in meglio con otlimo fine ».

Mais, si l'on examine d'un peu près sa morale, on s aper- cevra qu'elle n'est pas très austère et qu'en dépit d( protestations de vertu, elle accorde aux passions humaines toutes les latitudes qu'elles peuvent souhaiter, et que les bienséances mondaines leur fournissent d'ordinaire. N'est-C< pas ainsi qu'il faut interpréter ces réflexions ajoutées à la nouvelle de Gensualdo à propos de la jeune fille qui. pour se délivrer de la violente poursuite du prêtre, le prend au piège el le blesse? « E veramente che ella mérita tutte quelle chiare lodi, che a pudicissima e castissima donna dar >i possano. E se aile virtuti ai nostri corrotti tempi l'onore si rendesse che

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appo i Romani ed altre gcnti straniere anticamente si rendeva, quai statua, quai colosso di quai si voglia materia, o quai titoli potrebbero questo magnanimo e gloriosissimo atto di questa giovane napolilana agguagliare?Certo,che io mi creda, nessuno. Cotai fine ebbe dunque il poco regolato amore dell' abbate Gesualdo, il quale volendo per forza conseguir la grazia délia sua innamorala, perpetuo odio e disgrazia ne riporto : che forse (quando più teinperamente avesse saputo amare, ed alla giovane, cou quella accomodata servitù cbe ail' uno e ail' altro conveniva, servïre) se da meritato ed eterno biasimo, e l'amata fanciulla dalle crudeli fente avria preservato. »

Il est rare, d'ailleurs, que Bandello s'attarde aussi longue- ment à condamner ses héros : le plus souvent une formule brève lui suffit. /V la fin de l'histoire d'un amoureux sicnnois qui se pendit de désespoir, il ajoutera : « Si che giovini, io v'esorto ad amar moderamente, accio che non v'intervenga corne al povero senese avvenne. » Et voici en quels termes il nous raconte le moyen peu délicat dont se servit le roi d'Egypte pour découvrir le larron qui lui dérobait ses trésors : u Perche spesso avviene che molti, per dar compimento a lor desideri, non si curano far di quelle cose che disoneste sono e vituperose, si delibero il Ke di voler sapere chi fosse questo scaltrito ed avvisto ladro, e tenne questo modo. Egli aveva una bellissima figliuola da marito, di diciotto in diciannove anni. Fece il Re bandire esser a ciascuno lecito andar la notte a giacersi con la figliuola, ed amorosamente prender di lei piacere, mentre che prima le giurasse per la deità d'Iside di narrarle, avanti che la toccasse, tutte le cose che astutamente fatte aveva. Mise poi la figliuola in una casa privata, ove l'uscio stava aperto, e a quella diede commissione di tener forte colui, il quale le dicesse d'aver involati i tesori, tronc a la la testa al ladro, desposto il corpo di quello dalle forche, ed ingannati i guardiani. Non vi pare egli che questo balordo, benchè fosse Re, avesse un disordinatissimo appetito, assai più strano che quelli che vengono aile donne gravide? Ma poichè io per una vecchia insensata non volli djr mal délie

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donne, senza altrimenti agli uomini lavare il capo d'altro che di sapone, me ne passera via leggermente, confîdandomi nei giudici vostri, che taie lo giudicherete quale egli si merit.i. De même, à la fin de la nouvelle de la jeune femme qui aban- donne son amant pour le peintre que celui-là avait chargé de faire son portrait, il se contente de ce jugement : « lo non so se mi dica [Galeazzo! maie del pittore, che essendosi Galeazzo di lui fidato, mai non gli doveva far questo tratto. Délia donna so bene io cio che dire ne potrei se io mi dilettassi di dir maie délie donne: ma diro che Galeazzo ebbe poco del prudente, perciocchè nessuno fida il topo nelle branche del gatto. i

En somme, même adoucie, la morale n'est pas son fait, et il préfère s'en remettre au jugement de ses auditeurs et de ses auditrices. Ne faut-il pas, d'ailleurs, être aimable à l'égard des dames et éviter à tout prix en ces matières de généraliser, c'est-à-dire de moraliser? « Ne sia poi alcuno, dit la narratrice d'une de ses nouvelles (III, 02), che présuma biasimare il sesso nostro, con dire : lo taie ha fatto e detto. Biasimi chi vuole la Nanna e la Pippa, e chi fa il maie, e particolarmente vituperi qualsisia, se cosa ha fatto che meriti biasimo, ma non morda il sesso; che se Giuda tradi Cristo, non sono per questo tutti gli uomini tradi tori. Se Mirra e Bibli furono ribalde, non sono l'ai tre cosi. Il sesso maschile e délie femine e corne un orto che la erbe d'ogni sorte. Quando tu sei nel giardino, cogli le buone, e non dir mal dell' orto. M. Giovanni Boecaccio, perche una donna non lo voile a mare, compose il Labirinto : ma pochi ci sono che lo Ieggano. Doveva dir mal di quell.i, e lasciaT l'ail re. E chi sa che quclla donna non avesse cagione di non amarloP Intendo anco che il mio compatiiotla. il poeta Carmelita, ha fado un' egloga in vituperio délie donne, ove gênerai mente biasima tut te le donne. Ma sapete ciô che ne dice Mario Equicola segretarto di Madama di Mantova? Egli afferma eh:' il nostro poeta era innamorato d'nna bel la giovane, <• che ella non lo voile amare; onde adirato compose quel la ma ledica egloga. Ma per dirvi il vero, la buona giovane aveva una grandissima ragione, perché il poêla (perdonimi la vii;i poesia) era brutto corne il culo, e pareva nato «lai Bai on /i

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On voit avec quelle désinvolture Bandello traite ces questions <le morale, et combien il a peu le souri de corriger ses lecteurs et ses lectrices de leurs défauts en leur montrant dans ses nou- velles un miroir grossissant peut être, mais peut-être fidèle, de leurs vices et de leurs passions. Il est plus simple, en effet, et plus galant, de s'en tirer avec une pirouette et un sourire : a Ma io non voglio ora lare l'uttîcio del salirieo, e tanto meno che io veggio la signora Antonia Gonzaga, moglie del signor Cava- lière, e l'altre signore che sono, guardarmi con mal occhio; ed io non debbo a modo alcuno dispiacergli, essendo sempre stato mio costume d'onorar le donne e far loro ogni piacere. »

D'ailleurs, il ne peut se défendre dune certaine sympathie pour ses amoureux. En dépit de leurs indélicatesses, il est avec eux lorsqu'ils font passer la passion avant le devoir ou la vertu. Écoutons-le plutôt juger la fuite d'Adélasie, fille de l'empereur Othon, avec son amant Aleran de Saxe. Il ne songe pas à la blâmer de s'échapper ainsi du palais de son père; il admire la puissance de l'amour qui donne à cette faible jeune fille le courage et la force physique d'affronter des périls et de supporter des privations de toutes sortes. « Che diremo d'Adelasia, figliuola d'un Imperadore e quasi data pet* moglie a un re d'Ungheria, che a quei tempi era re potentis- simo: la quale, non avendo riguardo a cosa che fosse, eliessepiù tosto eol suo Aleramo peregrinando andar incognita e vivere in esiglio, che divenir regina? Non avete voi compassion di lei, che giovanetla e delicatissima, in abito di poltronieri, se ne va tutto il di a piedii» Amore, che le cose difïïcili suol render facili a chi lo segue, amore era quello che tutte le fatiche le faceva leggiere, e i nojosi fastidi del periglioso cammino le faceva parer piaceri e diporti. Perciô ben si puô veritevol- mente dire che in tutte l'operazioni umane quantunque diffî- cili e colme di fatiche e di mortali perigli, chi per amor le fa, non sente dispiacer alcuno, perche amore è il vero e saporilo condimento del tutto. Ora che gli amanti se ne vanno, Dio doni lor buon viaggio. »

Belleforest reprendra à peu près ce développement mais il aura soin d'y ajouter un jugement sévère sur l'aveuglement

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des amoureux qui se laissent entraîner par leur passion hors du chemin du devoir. A chaque page, pour ainsi dire, nous voyons la différence qui sépare les deux narrateurs. Ce n'est pas Belleforest qui se défendrait de jouer le rôle de satirique; il revendiquerait plutôt pour tout écrivain celui de prédicateur. Ce n'est pas lui qui se contenterait de juger en quatre lignes équivoques la conduite de la maîtresse de Galeaz et du peintre. Une page lui suffit à peine pour dégager la morale de cette histoire : « Les sages verront en cela que jamais l'adultère n'est sans porter quelque préjudice, quelle que part que ce soit : il ne faut bastir des excuses d'affection, ni se flatter en son propre vice, et penser qu'il soit loisible de fonder des amoui > avec celles qui sont liées ailleurs, et la foy desquelles les oblige à celuy à qui et leurs parents et le consentement de l'Eglise les a conjoincts. Et en somme, à fin que je ne lai--. rien qui face icy à propos, je pense bien que le paintre qui joua si bon tour au Vincentin, est coupable et mérite grande repre- hension, pour avoir usé de mauvaise foy à celuy qui luy avoit fié son secret; mais Galeaz sentoit trop son simple et mal advisé de fier la breby au loup, et de faire un tel essay de la prudence d'un homme et de la constance d'une femme : laquelle monstra lors combien est foiblette leur résistance et manque leur foy, quand les assaillans persistent en leur devoir. Je parle de celles qui se plaisent à changer et qui a \ ment plus le plaisir que la vertu et bonne renommée; estant bien asseuré que quelque chose que le Vincentin dise en ceste histoire, par une femme folle, il s'en trouve un nombre inliny de si modestes et sages, que les historiens ont en elle- de quoy s'employer et faire escouler L'abondance et douceur de leur langage. Qu'il nous suffise que le vice est vitupéré à fin qu'on le fine; cl la vertu loiiangéc à celle fin que par cesl allèche ment, la jeunesse suyvant ce bon, voye qu'à ['advenir son nom sera éternisé de los, pour avoir bien vescu : <>ù au contraire la mémoire des mal vivana vif cl esl recitée pour leur bonté, il m grand deshonneur de ceux qui suivent le \ Ice par trao

i. Si Belleforesl ne sacrifie rim à la galanterie, il importe de remarquer quel- quea-uns d mt'iii- à l'égard dea femmes, Il reconnaît, i plusieurs reprises.

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Il ne s'agit plus, en effet, ce qui n'est que trop aisé, de per- suader aux Lecteurs et aux lectrices que les héros de ces nou- velles n'ont rien de commun avec eux; il faut, au contraire, leur montrer par combien de vices ils leur ressemblent et leur proposer comme un exemple salutaire le tableau des malheurs et des hontes que ces vices entraînent à leur suite. « One les adultères et desloyales se mirent en ceste furie, lisons-nous à la fin de l'histoire de Pandore, et qu'elles pensent que Dieu est juste, pour punir leur infidélité et faussement de promesse, avec des succez pires que cestuy c\. Que les tilles y voyent de quoy se bien gouverner devant le mariage, et lorsqu'elles sont astraintes aux sainctes loix d'iccluy. Veu qu'il n'est rien si secret, qu'à la fin ne sorte en évidence, et ce qui se fait (comme dit le grand Législateur Jésus Christ) dans le plus obscur des maisons, est plus souvent manifesté aux places publiques : car telle cuide celer ses amours dont elle mesme est la première, par permission de Dieu, qui en fait l'ouver- ture : aussi certes, la vertu perd l'efficace de ses actions et la force de régir la volonté de l'homme, la chair est si forte, qu'elle fait gloire de ses imperfections et exige en soy mesme et contre soy un trophée de victoire, elle se vainquant mesme rend le vainqueur et le vaincu toujours misérables, et privez de louange devant les hommes, et de grâce en la pré- sence de celuy auquel toutes choses sont manifestées. »

Tout lui est occasion pour adresser des conseils à ses lecteurs; ici à propos de Julie de Gazuolo, qui, au désespoir d'avoir été déshonorée, se jette dans la rivière, il ajoute : « Apprenez donc, filles, non à vous noyer ni forfaire à vostre corps, mais à résister aux charmes et pipperies des amans et à ne donner occasion de poursuitte par les signes attrayans et œillades peu discrètes... »; là, l'enlèvement d'une jeune fille lui suggère le développement suivant : « Exemple notable pour les pères et mères qui doyvent estre si soigneux de cest aage glissant et plain de folie que l'esgarer y soit deffendu, et les

qu'elles sont moins coupables de se laisser surmonter à la longue, que les hommes de les poursuivre sans relâche. De plus, il met dans la bouche de certaine de ses héroïnes des plaintes contre la situation privilégiée que les hommes se sonl octroyée par les lois et par les usages.

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propos à L'escart autant prohibez comme ils ont chère la pudi- cité de leurs filles et honneur de leurs maisons. Et qu'on ne s'arreste point sur le commun dire qu'il est impossible d'em- pescher une dame qui a désir de follastrer. veu qu'il n'y a si fier Tigre ou Lyon si farouche qu'on ne puisse bien domp- ter... ». « Apprenez, jeunes dames, » dit-il ailleurs, « à vous contenir en une honneste gravité, et ne donnez si facile accez à ceste jeunesse esventée, et pensez qu'un peu de plaisir vous est quelquefois vendu avec telle usure que vous voudriez jamais n'en avoir eu le goust, non la seule appréhension. Et vous qui vous plaisez en l'amour, si je ne puis gaigner cela de vous, que vous en quittiez du tout la poursuite, à tout le moins me ferez vous ccste faveur, que de n'aymer point si des- reglémentque voz actions scsloignans de la raison et guidées d'un seul appétit desordonné, ne ressentent rien plus de l'homme et de ceste intelligence qui nous est commune avec les célestes .. »

Lorsqu'il ne s'adresse pas aux hommes, ce sont les vices eux-mêmes qu'il apostrophe : ici la convoitise, « l'exécrable faim de pécune qui aveugle les esprits et raisons des humaine »>, sans parler de toutes les digressions qu'il consacre à exposer les funestes conséquences de ces vices. Mais on ne fait pas à la morale sa part : elle pénètre dans les récits, dans les portraits de Belleforest, et jusque dans ses titres, par des parenthèses, des incidentes ou de simples épithètes. Ainsi la nouvelle1 de Bandello •« Infortunato ed infausto amore di ma dama »li Cabrio Provenzale con un suo procuratore... a devient « Les détesta blés, Impudiques, et infortunées amours de la dame de Chabrie Provençale avec son procureur Tolonio... », et au lieu de tra- duire simplement « essendo di carnevale », Bellefoivst écrira : « G'estoit durant les sottes et malheureuses desbauchea que les chrestiens fonl durant Le carnaval. » A plus forte raison notre traducteur Be sent-il à l'aise pour moraliser dans les por- traits ou les récits. Voici par exemple en quels termes Ban dello présentai! à ses auditeurs le personnage principal dune île so nouvelles, Zilie : « In Moncalieri, castello non molto Ion- tano da Torino, In una vedova, chiamata m. Zilia Duca; a cui

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poco innanzi era morto il marito, ed ella era giovine di senti- quattroanni, assai bella, madi costumi ruvidi, e che più tosto lenevano del contadinesco che del civile; onde avende délibé- ra t<> di più non maritarsi, attendeva a far délia roba ad un figlioletto che aveva senza più, che era di tre in quattro anni. Viveva in casa non da gentildonna par sua, ma da povera feinina; e faceva tutti gli uffici vili di casa, per ris par mi are e tener meno fantesche che poteva. Ella di rado si lasciava vedere, e le feste la mattina a buon' ora andava alla prima messa ad una chiesetta alla casa sua vicina, e subito ritornava alla sua stanza. General costume è di tutte le donne del pacsc di baciare tutti i forestieri che in casa loro vengono, o da chi sono visitate, e domesticamente con ciascuno intertenersi ; ma ella tutte queste pratiche fuggiva, e sola se ne viveva. » Ces brèves indications s'étoffent chez Belleforest de plusieurs détails précis qu'il juge significatifs, et surtout de nombreux jugements moraux qu'il enrichit eux-mêmes de rapproche- ments divers :

« Ceste belle rebelle vefve, combien que ne fust guères plus aagée, que de vingt quatre à vingt cinq ans, si protesta elle, de ne s'assujettir oncques plus à homme, par mariage ou autrement, se faisant forte de se pouvoir contenir en célibat. Délibération pour vray saincte et louable, si les esguillons de la chair obeyssoyent aux premières semonces et adhortations de l'esprit : mais la jeunesse, les aises et multitude de pour suyvans dressent partie contre ceste chasteté (légèrement entreprinse) le conseil de Tapostre doit estre suivy, qui veut que les jeunes vefues se marient en Christ, pour fuir les tentations de la chair, et éviter le scandale d'offension et deshonneur devant les hommes. Or Zilie (son mary décédé) s'attendoit seulement à enrichir sa maison et amplifier le domaine d'un petit enfant qu'elle avoit de son mary défunct. Apres le trépas duquel elle estoit devenue si avare, qu'ayant retranché presque son train, elle faisoit conscience d'occuper ses chambrières aux affaires du mesnage, luy semblant bien advis qu'il n'y avoit rien de bien fait que ce qui passoit par ses mains, chose plus louable, celles que de voir un tas dette-

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minées, molles et délicates mesnagères qui penseroyent diminuer leur grandeur, mettant le nez seulement, leur main et diligence est requise. Veu que la mère de famille ne préside pas en la maison, pour ouïr simplement les raisons de ceux qui travaillent, ains encore pour y assister : car l'œil du chef semble donner quelque perfection à l'œuvre que les serviteurs entreprennent par son commandement. Oui a esté cause que jadis les Historiens nous ont descript une Lucresse. non babillarde avec les jeunes fols, ou courant par les festins. et bals dressez, ou masquant la nuict sans esgard quelconque d'honneur et dignité de race, et maison : mais l'ont mis en sa chambre, causant, filant et dévidant avec la troupe de ses servantes. A quox notre Zilie passoit la plus part de son temps, ne laissant couler une minute d'heure, sans l'employer à quelque honneste exercice, ce qui faisoit, qu'on ne la voyoit point toutes les bonnes festes par les rues, jardins ou lieux de plaisance, ou quelque fois honnestement la jeunesse peut aller pour donner quelque vertueux relasche au travail du corps, et quelquefois aux fatigues de l'esprit. Mais ceste-cy estoil si sévère à suyvre la rigueur et contrainte façon de faire îles anciens, qu'il estoit presque impossible de la voir, lors qu'elle alloit à la messe, ou autre service divin. Geste dame sembloit avoir estudié en la théologie des Egyptiens: qui nous peignoyent une Vénus, tenant une clef devant sa bouche, et le pied sur la tortue : nous signifians par cela le devoir de la femme pudique : la langue de laquelle doit estre nouer, ne parlant qu'en temps et lien, cl Les pieds non vagabonds, elle ne devant point sortir hors de sa maison, que pour servir à la religion, et quelquefois rendre la deuë pieté à ceux qui nous ont mi> en lumière. Encor estoit Zilie si religieuse (je diray, superstitieuse) et rigoureuse à* observer les coustumes, qu'elle ne faisoit cas de nier le baiser aux gentils hommes survenanl :

civilité qui de long temps a eu lieu el encor tient place, par La

plus part des Gaules: que les damoiselles bienviennenl Les estrangers, el bostes en Leurs maisons, avec un honneste el chaste baiser. Toutesfois l'institution et profession de ceste \ eusYe avoit rasçlé ce point de sa reigle : soit qu'elle s'estimait

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si belle que tous fussent indignes d'attoucher à la superficie, et bord d'un si rare et si précieux vase : ou que sa grande (et de peu imitée) chasteté* la rendil si est range, que de |ne?| recevoir ce que le devoir lu\ permetloit d'otroyer. »

ailleurs, c'est an récit don! l'adaptateur élague certains détails précis, mais qu'il entremêle de considérations morales, d'apostrophes aux vices et d'unathèmes à ses contemporains. Dans la nouvelle de la daine de Ghabrie, voici comment les deux conteurs nous exposent le projet et l'accomplissement du meurtre de la jeune femme du procureur :

« Desiderava molto Madarna diCabrio aver per marito il suo adultero ed egli altresi volontieri avrebbe sposata lei, sapendo che oltra la buona dote, ella era piena di danari ; ma al comune desiderio di tutti due ostava, che il ïolonio aveva per moglie la figliuola d'un Giovanni ïurlaire, che stava a Jeras, donna da bene e d'ottimi costumi ornata, dalla quale già n'aveva figliuoli ; e non è molto che un suo figliuolo fu a Basscns nel vostro castello, Madama illustrissima, quivi capitalo in compagnia d'un profumiere italiano. Ora dopo molti ragionamenti fatti tra loro, deliberando il Tolonio esser in sccllcratezze eguale alla sua adultéra, conchiuse con lei di levarsi la buona moglie dinanzi agli occhi. Fatta cotai delibe- razione non sapeva in che modo farla morire. Fu più voltc per operare che Giovan Tros, ministro suo di simili scelle- raggiui, la dovesse svenare : ma non sapeva che via tenere, che la cosa fosse occulta. Penso avvelenarla; ed anco questo modo non gli andava per la fantasia, non si lîdando prender il veleno dagli speciali; ed egli non sapeva distillar sorte alcuna di veleni. Ma accccato dall' appetito che aveva di torre l'adultéra per moglie, deliberô egli stesso esser quello che la moglie ancidesse : onde una notle, essendo nel lctto con esso lei, quella con le proprie mani crudelissimamente strangolo, dando la voce che d'un fiero accidente che assalita l'aveva, non la potendo ajutare, era morta. »

« Veu qu'après les funérailles du jeune fils, elle voyant que tous ses serviteurs avoyent l'œil sur eux. et que la pluspart se doutoyent de leur trop familière privauté, en communiqua

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à son gallant et projcctèrent ensemble la fin, et de leurs ai et de leurs mal-heurs : c'est de se prendre en mariage l'un l'autre. Mais Tolonio (estant marié à une belle dame autant sage et vertueuse, qu'il estoit meschanh ne sçavoit que faire pour s'en dépestrer secrettement. et le plus seulement, qui lu y seroit possible. A la lin il délibéra de la faire mourir à quelque marché que ce ftist. Ce qu'il déclara à s'amie, laquelle (aussi asseurée à commettre meurtres, et à y favoriser comme un brigant et voleur, qui de sa vie n'a bougé des bois, ou destroits des montagnes, pour y dévaliser les passans) le trouva fort bon, et encor le pria elle de l'exécuter le plus tosl que ce pourroit faire. Le mal heureux et avare docteur faisoil cecy, non pour trop grande amitié qu'il portast à celle qu'il se faisoit fort d'espouser : car il sçavoit fort bien, qu'on embrasse et caresse les trais très, pour s'aider de leurs inventions et subtilitez : lesquelles exécutées, ou il sont punis, pour leurs démérites, ou l'on les mesprise si bien, que leur misérable vie peut assez montrer la différence de la vertu au vice : et d'une bonne conscience, à l'esprit de celuy. qui se paist à telles folles intentions. Ainsi Tolonio sçachant que la dame de Ghabrie estoit riche, et fort pécunieuse, proposa (sa femme morte) de l'espouser, pour avoir- ses despouilles. et puis après peut estre la faire passer par le chemin deffriché par tant d'occisions perpétrées par le moyen et de l'un et de l'autre . néantmoins, il ne sçavoit quelle voye y tenir pour attaindre à son laschc désir. 0 effrénée convoitise, comme lu as dépravé aujourd'hui l'esprit des hommes! Certes le père n'est poinl asseuré auprès de non fils, le voisin avec son prochain crai gnanl des embusches : et le Prince le plus souvent est en danger de sa personne environné et ceint de tous costei de - - gardes et ministre-, car ce fol désir d'avoir aveugle si adextrèment les gens humain-, que cestu) e> trahit son seigneur pour -'enrichir, et eelu\ la à mesme fin vend sa patrie, el l'autre avance La mort à celu) pour la vie duquel il deuf estre en prières continuelles : et est venue la chose jusques à tel désordre, que mesmes les choses sacrées ont sent} le poison, et venin de ceste maudite beste, laquelle de

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tant plus estend ses forces, de tant deviennent les siècles plus malheureux, cl les hommes traistres el desloyaux. Que si l'avarice fait dissoudre ce que Dieu ne veut point que L'homme sépare, que la nature mesme nous apprend d'aymerjc ne voy point, Ton puisse s'arrester pour trouver loyauté ny en quel climat aller pour voir les hommes, qui imitent la simplicité de nos ancestres : veu que nostre malice surpasse loul ce qui fut jamais de meschant, et corrompu entre les peuples les plus barbares, cruels, et moins sçachant que c'est que de pitié, ou vraye et pure religion. Or pour revenir à nostre légiste sanguinolent, il ne faisoit que bastir des chasteaux en l'air sur la délibération prinse de la mort de sa femme : car il tenait le loup (que l'on dit) par les aureilles, ne sçachant ny comme le laisser, ny avec quelle asseurance le retenir, sans le danger, et péril de sa personne. Une fois délibéroit la faire mourir par poison, mais la voye luy sembloit trop dangereuse, pour n'estre point drogueur assez escort, et qui se voyoit fort loing d'apotiquaire, lequel il peut pratiquer à sa poste, et en retirer le boucon Lombard, par lequel il délivrast sa femme de tout soucy. Encor prqjectoit il de faire tuer sa femme à celuy qui avoit, par son commandement, commis le meurtre précédent en la personne du fils du sieur de Ghabrie : mais il n'y faisoit pas beau, car la chaste dame ne bougeoit guères de sa maison et craignoit le paillard que Ton le soupçonnas! d'avoir moyenne l'homicide. Finalement conduit de ses fols appétits, et laissé entre les mains du diable, il s'arresta de ne s'ayder de autre, pour cest exploit que de sa propre main, el pour ce une nuict estant couché avec sa femme, il l'estrangla, luy ayant entortillé une serviette au col, et ainsi qu'elle estoit sur les angoisses, et derniers souspirs de sa vie, le meschant (cuidant faire sa cause bonne) s'écria à l'aide, disant aux survenans qu'un reume avait saisy la gorge de sa femme et l'avoit suffoquée, si bien qu'il n'avoit peu y remédier. Ce qui fut creu par l'assistance et eust passé sans qu'on eust fait autre conte, si le bon Dieu n'eust fait venir à ce cry le père de la misérable défuncte. »

Ces dernières lignes nous montrent qu'à l'intention morale

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Belleforest joint souvent l'idée religieuse. C'était se séparer plus nettement encore de Bandello. Sans doute celui-ci, nous lavons vu, dirige parfois vers le ciel les regards de ses auditeurs; en plus d'un passage il allègue la Providence, et il explique tel ou tel événement par la justice ou la misé- ricorde divine. « Piacque a nostro Signor Iddio che Gorrado... sera in giorno avanti da Foligno partito... » Mais trop souvent, il faut l'avouer, cette action providentielle se manifeste d'une façon assez puérile, et fait moins songer à l'omnipotence de Dieu qu'à ces mauvais sorts que dans les contes de fées jettent des enchanteurs malveillants : » Lo scelerato maggior- domo monto a cavallo per fuggirsene. Ma Dio. che voleva che fosse punito, fece che il cavallo mai non voile andar innanzi... » (Ihez Belleforest, au contraire, on peut dire que l'idée de la Providence domine toutes les histoires, et avec elle, comme une sorte de préparation profane, celle de lin constance de la fortune, que notre moraliste aime à rappeler aux hommes, si prompts à croire en toute occasion qu'ils bàtis- sent sur des fondements inébranlables et que rien ne saurait déjouer leurs projets : « Voyez donc, s'écrie-t-il. à la lin de l'histoire d'Arioharzane, quels sont les jeux des succez humains et quelle certitude il y a en ce que nous appelions félicité en ce monde : et que non à tort les sages de jadis, quoy qu'ils ne cogneussent point ce qui est de Dieu dressèrent je ne sçav quelle roue de fortune, laquelle allant et fais, ml son cours ores haulse les uns, et soudain les précipite du plus haut degré de leur honneur...; et ceux qui sont reculez -»>i( par leur faute, ou par l'iniquité du temps ou la malice dé- nommes ne seront sans exemple de confort, et qui les pourra nourrir de pareille espérance, que cessant l'orage il ne peut estre que le soleil n'apparoissc, et que la mer devenant bonace ils ne puissent encor voguer une fois à leur aise et sans plus craindre de courir fortune. « Mais plus volontiers encore (pie sur les caprices de la fortune, «'est vers la toute puissance de Dieu que Belleforot vent appeler notre attention. Dans une des nouvelles qu'il a ajoutées a -on quatrième tome, il trouvera pour nous en parler des termes qui font songer à

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Bossuet. Yest-cc pas comme un embryon du fameux passage de L'oraison funèbre d'Henriette de France que ces quelques

phrases de noire médiocre conteur : Que le monde apprenne, dit-il, a que c'est de Dieu que vient la puissance et que lu\ sans nul autre estahlist le pouvoir des gouverneurs de la terre»; qu'il sache «que Dieu hausse et abat les hommes quand il luy plai t pour rendre son nom plus grand et glorieux », et que « les royaumes sont en la main du haut Dieu, lequel les donne et oste selon que les hommes sont justes ou vivent selon ses loix et ordonnances ». Et c'est à propos de chaque histoire, pour ne pas dire de chaque fait, que le narrateur introduit des rétlexions de ce genre. « Aussi, » écrit-il dans la nouvelle d'Aleran et d'Adélasie, après avoir raconté les vaines recherches de l'Empereur, « aussi la majesté de Dieu sembloit permettre cecy et pour le bien qui en advint depuis, et pour la punition de la téméraire entreprinse des deux amans, lesquelz ne vesquirent pas trop longuement en leurs ayses sans sentir la main de Dieu qui quelquefois laisse tomber le fidèle pour luy faire cognoistre son imbécillité, et afin qu'il confesse que c'est Dieu de qui faut attendre tout salut, soutien, repos et soulagement. » Mais, si Dieu est le soutien dans nos faiblesses et le soulagement dans nos tribu- lations, il est aussi le juste vengeur de nos crimes et de notre impénitence. Le châtiment qu'il infligea au volage Nicolas d'Esté n'en est-il pas la preuve? « Aussi, ajoute Belleforest, est la patience de ce bon Dieu telle qu'attendant la conversion du pécheur et le voyant endurcy en sa méchanceté, à la lin il le punit si aigrement que les générations suivantes se ressentent le plus souvent de la gravité de la punition. Et voila pourquoy le bon chrestien doit diligemment discourir sur tous les exemples de ceste à nulle seconde patience, pour aprendre qu'à la longue rien ne demeure impuny en la présence du Seigneur. »

Après des passages de ce genre on ne s'étonnera pas que Belleforest condamne avec indignation « la secte et persuasion de nos Atheistes introduite par cest endiablé esprit de celuy qui de nostre temps a mis en lumière le livre abhominable

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des trois imposteurs ». Il est vrai qu'il n'est guère plus tendre à l'égard des protestants. On sait qu'il avait composé ou traduit plusieurs ouvrages dirigés contre leurs doctrines et dans lesquels il engageait le roi à châtier impitoyablement ces rebelles. Il ne manque pas de les attaquer dans ses Histoires tragiques lorsque l'occasion s'en présente, et même parfois sans aucune occasion. Ici, à propos des mariages illégitimes d'Henry Mil, il assimile la doctrine de Luther aux licences de quelques épicuriens. « 11 feist sagement pour la deflense de son péché que de prendre Luther pour patron, de l'escole duquel sont sortis les Libertins et âmes voluptueuses, les- quelles comme pourceaux se veautrent dans l'ordure de pail- lardise. Aussi a il monstre la leçon qu'il avoit aprinse sous tel docteur, ayant telle fois deux femmes espousées vivantes, et un nombre infiny de concubines. » Ailleurs, il décoche à bout portant quelque trait aux calvinistes. « A quoy servent tant de parolles? La nourrice asseurée et aheurtée en sa men- songe comme un Calviniste en sa persuasion, maintint à Jule et à Cinthie tout ce quelle avoit dit et jura estre véritable. » Et pourtant un lecteur non averti serait parfois tenté de prendre l'auteur des Histoires tragiques pour un protestant. Du calvi- nisme, en effet, Belleforest a l'austérité et la gravité morale, au moins dans ses réflexions; il a aussi et surtout le pessimisme fondamental. Presque toutes ses nouvelles nous en fournissent la preuve.

Ce n'est pas que sur ce point môme on ne puisse relever chez lui quelques contradictions. Nous sommes surpris, par exemple, dans l'histoire du gentilhomme qui obtint par ruse celle qu'il aimait, de l'entendre approuver la jeune femme d'avoir enfin été charitable, et d'avoir renvoyé son premier amoureux, « qui, comme un soldat coiiard et recreu, avoit quité son corps de garde»; et la moralité qu'il tire de cette histoire pourrait justifier bien des actions qu'il réprouve ailleurs. « En somme, » dit-il en effet, « puisque chacun tend a 1 élection de ce qui luy est plus séant et profitable, aucun ne dira (sans faillir) que ceste dame soit à accuser choisissant un plus accort, loyal, brusque et gentil serviteur, que celuy qui

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avoit failly à son entreprise. » Dans une autre nouvelle, celle de Léonore et du marquis de Cotron, il prend à son compte toutes les théories que peut soutenir l'amoureux éconduit, et les conseils qu'il insinue à ses Lectrices après avoir raconté le désespoir tardif de la jeune femme insensible ne sont nulle- ment, il faut l'avouer, ceux d'un moraliste ou d'un prédicateur : « Voyez, mesdames, comme Amour se venge de ceux qui mesprisent sa puissance. Geste cy qui naguère eust quitté Jupiter mesme pour se paistrc au plaisir quelle prenoit en ses desdains, et peu de civilité, et laquelle estoit moins ployable que ne sont inexhorables les sœurs vengeresses aux enfers, vous la voyez adoucie, humiliée et si asservie au fils de Cithérée que plus elle ne veut attendre que son amy perdu la sollicite, c'est elle qui fait estât de le requérir. » Mais les passages de ce genre sont tout à fait exceptionnels chez Belle- forest, et ils ne représentent ni le fond de sa pensée ni son intention véritable. La morale qu'il veut qu'on tire de la nouvelle, il la dégagera lui-même dans les dernières lignes, et elle sera toute différente : « Voyez amans que proufite de se laisser vaincre si démesurément à ses désirs, et quel aise il y a de suyvre sans raison les mesmes esguillons que nous avons de nature. Le marquis de Cotron vous serve d'exemple en la resverie de ses passions et anéantissement de sa gaillardise; et Léonore soit le frein vous retirant de cest abysme, à fin qu'avec elle vous ne perdiez l'usage dicelle raison qui doit modérer toute affection et servir de guide à l'âme, à quelque chose et entreprinse qu'elle se dispose. » On peut expliquer cette apparente contradiction par une sorte de dualité qui existe à peu près chez tous les écrivains, et qui se manifeste particulièrement chez certains poètes contemporains de Belle- forest, comme Ronsard. L'artiste, épris des civilisations et des œuvres païennes, adopte dans la plupart de ses écrits les conceptions morales des ouvrages antiques et se fait épicurien avec Horace ou licencieux avec Anaeréon, sans renoncer pour cela à ses croyances chrétiennes et à une morale toute diffé- rente. La faiblesse de son sens artistique et la nature même de son tempérament empêchaient Belleforest de faire en général

^'wersltaa B1BUOTHECA

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abstraction de ses sentiments et de ses idées personnelles. Mais il a pu lui arriver néanmoins de se laisser parfois entraîner à porter sur ses personnages des jugements littéraires et factices en contradiction avec ses propres principes. On peut expliquer, je crois, de la même manière le tour plaisant qu'il donne au récit de certaines indélicatesses, bien qu'il soit le premier à les condamner ensuite : il n'a pu résister au plaisir de conter les manèges des amoureux, et sa sympathie pour ses héros jointe à une certaine recherche du ton plaisant et dégagé lui ont fait oublier un instant L'austérité de sa morale. Mais soyons surs que celle-ci n'est pas loin et qu'il l'exprimera tout à l'heure sans ménagemenls

II" n'est pour ainsi dire pas une de ses nouvelles il ne nous expose sa conception de l'amour, qu'il reprend encore dans ses arguments. Elle diffère absolument de celle d'un autre conteur du xvie siècle, la reine de Navarre. On sait que pour celle-ci, toute pénétrée des doctrines platoniciennes, l'amour humain, bien dirigé, n'est qu'une sorte de rellet de l'amour de Dieu etque cette passion, loin d'être une souillure, doit devenir au contraire une source de noblesse et de vertu. Déjà au Moyen-Age les romans courtois avaient développé une théorie assez analogue, et VAmadis qui eut tant de vogue au \vi' siècle ne pouvait que confirmer les esprits dans cette opinion, en attendant le grand roman à la fois platonicien, mystique et courtois du siècle suivant, YAstrée. Bandello, il faut bien le dire, ne l'ait guère songer à YAstrée ni même à Amadis. Son réalisme jovial et exubérant n'a rien de L'esprit chevaleresque et courtois, et L'influence platonicienne n'apparaît pas dans ses contes. Il en est un toutefois qui évoque le souvenir du roman de d'Urfé; c'est l'histoire de Diego et de Genièvre Dans cette nouvelle qui tranche nettement sur L'ensemble du recueil. Le conteur italien nous t'ait assister d'abord aux déclarations et aux promesses qu'échangent Les amoureux : mais bientôt la fierté et la jalousie de la jeune tille. en\ enimées par des malentendus el surtout par des calomnies, la détachent de son fidèle SOupi rantj qui n'a plus qu'à pleurer sans espoir sa détresse dans les bois.. . Heureusement un ami veille, et. tandis que, Béduite

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par un intrigant, Genièvre s'enfuyait de la maison paternelle,

il l'enlève, tue sous ses yeux le séducteur, el la rend à son pre- mier amant. Belleforest a traduit cette nouvelle, mais il L'a fait suivre de déclarations significatives. S'il y voit « un miroir aux Loyaux amans et chastes poursuyvans en détestation de l'impudicité de ceux qui donnent attainte partout l'on leur montre bon visaige », il ne croit p;is moins utile <lc mettre ses lecteurs en garde contre la conduite « de ceux qui sottement s'oublient en leur affection, avilissans la générosité de Leurs courage, pour estre répuiez des folz leurs semblables \ra\s champions d'amour. Car la perfection de bien aymer ne consiste point en passions, douleurs, ennui/, martyres ou souciz, et moins encor parvient-il à son assouvissement par souspirs, exclamations à la castillane, par pleurs et puériles lamentations. Veu que la vertu doit estre la liaison de ceste amitié indissoluble, qui faict l'union des deux moytiez de cest Hom- féminin Platonique, et faict rechercher l'accomplissement du tout en la vraye poursuyte du chaste amour. En laquelle certes mal s'acheminoit Dom Diego la cuidant trouver avec son désespoir parmy l'aspre solitude des desers des mons Pyrénées. El certes le devoir de son parfaict amy ouvra mieux (quelque faute qu'il commist) que toutes ses contenances, lettres pathé- tiques ou messages amoureux. »

En somme, Belleforest ne croit pas à l'amour mystique de Marguerite de Navarre, non plus qu'à l'amour éthéré qui sera celui des Précieuses1, ou à l'amour vertu des héros de Cor- neille. Dans une page pourtant, devant la noble conduite de son héros, qui par amour pour la sœur de son ennemi sauve celui-ci de la ruine et du déshonneur, il s'est laissé aller à exalter la vertu de l'amour : « Et puis vous accusez l'Amour, et le paignez des couleurs de rage folle et enragée forcenerie. Non, non, l'amour est le vray subject en un cueur gentil, de vertu, courtoysie, et modestes mœurs : chassant toute cruauté, et vengeance, et nourrissant la paix entre les hommes. Que si quelques uns violent et profanent les sainctes loix d'Amour, et

i. Cf. une digression d'une pagej sur cette idée que « l'homme n'aime pas sans désir de jouissance» (III, a58).

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pervertissent ce qui y est de vertueux, ce n'est la faute d'un si sainct subject, ains de celuy qui le suit sans en sçavoir ny cognoistre la perfection, comme advient en toute opération de soy honneste, laquelle est diffamée par ceux qui en pensans user, en abusent lourdement, et font que les grossiers condamnent un bien pour le mal de ces volages. » Mais c'est encore, n'en doutons point, mouvement oratoire, habileté d'avocat, ou entraînement de narrateur séduit par son sujet; et il n'y faut pas attacher d'importance. Toutes ses autres nouvelles sont remplies de jugements en complète opposition avec celui-ci. Écoutons-le plutôt dans l'histoire assez analogue de Perillo guéri de la passion du jeu par l'amour de Carmo- sine : « Il n'est chose, soit-elle comprise sous le nom et effet du mesme vice, qui ne puisse quelquefois tourner à quelque profit, qui a esté cause du commun proverbe tant usité en France que malheur redonde souvent à profit et avantage. Or que l'amour ainsi qu'il est pratiqué ne soit une perversité et corruption d'un bon naturel il n'est homme de bon sens qui ne le confesse, y estant contraint par la vérité qui en monstre l'œuvre à l'œil, et de quoy tant d'exemples servent de preuve assez évidente. Et toutesfois de ce mal tant ccgneu sont sortis de merveilleux effets d'altrempance et chastiment d'une vie mauvaise; qui me fait juger que ceste passion estant naturelle est comme un poison qui sert de contrepoison à un autre venin et ressemble le scorpion, qui porte en soy et de soy la blessure, et guérison, la mort et la vie. » Ailleurs, à propos de la passion coupable de Gensualdo, il attaquera les apologistes de l'amour en des termes qui ne laissent aucun doute sur sa propre conception : « Voyez, vous qui faites si grand cas de l'Amour, qui luy donnez place entre les vertus plus parfaictes et héroïques, qui faites sortir de son escole toute douceur et courtoisie, si les efl'ects de sa rage ne sont coustumièrement plus vicieux que modestes, et si le nombre des fols en Amour n'est plus grand que de ceux qui s'exercent à quelque chose prudente, et qui contens de la verlu oublient la chair et ses délices Mette/., je vous prie, à part, vos parti- culières affections, et jugez à la vérité si ee que nous appelez

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amour et voulez qu'on luy attribue puissance pins qu'humaine, n'est plustost une brutale passion en l'âme, sortant de ceste partie que nous avons commune avec les bestes en ce qui touche le sensuel : et si l'homme qui est vaincu par ceste folie n'est plus désespéré et maniacle que raisonnable et usant de

son sens En somme, si un amoureux l'ail quelque bel acte,

pensez qu'il n'est point saisi jusques à L'extrémité, et que Sun âme n'a que la superficie des folies de telles passions : en quoy je ne comprens point la sainteté des volontéz unies, lesquelles ont leur liaison tendant au sainct accouplement de la couche sans macule, veu que je pense et croy que telles affections sont au ciel et que Dieu les appreuve. Mais je parle de ces désirs qui ne tendent qu'au don que vous appelez d'amoureuse mercy, et desquelz la fin n'est autre que la jouis- sance, en estant l'assouvissement un plaisir qui n'est non plus durable que la sagesse qui accompagne ceux qui font telle poursuite. » « Il faut croire, » dit-il ailleurs, « que ceste infection est venue plus du pervertissement de la nature des hommes que de la perfection d'icelle; quoy que l'on se vante que l'amour a naissance du plus parfait qui soit en l'esprit des humains. Mais je ne sçay ou ces discoureurs ont trouvé ceste belle philosophie, et sur quel plan ils hastissent le fondement de leurs raisons. »

Cette conception, d'ailleurs un peu confuse, de l'amour est tout à fait conforme à la philosophie générale de Belleforest qui est le pessimisme. Pour lui, la nature de l'homme est mauvaise, et ses sentiments corrompus. Quoi qu'en pensent certains moralistes, nous ne pouvons rien sans l'appui de Dieu. « L'homme et la femme sont subjects à imperfections et foiblesses telles que si Dieu ne les soustienl, Ton a beau se donner garde et se fier en la sagesse naturelle, qu'a la fin il faut revenir à ceste leçon que l'homme est un subject de péché, et la femme un vray membre d'infirmité en laquelle Sathan dresse ses aguets et cmbusches pour surprendre l'homme et le faire desvoyer de son salut. » C'est la pure doctrine chrétienne qu'expose ici Belleforest. Là, ce sera presque, en dépit qu'il en ait, la doctrine de Calvin : « La

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force de l'homme est moins que rien, Dieu n'opère par sa grâce : laquelle nous défiai liant, nos œuvres ne peuvent sentir que la punaisie. et corruption de nostre naturel, en laquelle il s'agrée, et entretient, comme le pourceau se veautrant dans quelque bourbier fangeux et plein de souillure. » Ce n'est pas. d'ailleurs, comme je l'ai dit, le seul passage l'on pourrait Êtr% tenté de voir en Belleforest un protestant. La violence de ses ana thèmes contre certains vices du clergé ou contre certains abus introduits dans l'Église le ferait prendre parfois pour un adversaire du catholicisme. Unsi, dans l'histoire de celui qui, grâce à la complicité d'un religieux, s'introduit dans le confessionnal pour entendre les aveux de sa femme, après avoir jugé comme il convenait l'action du « beau père », il ajoute : « On sçait que jadis la confession privée fut deflendue en l'Kglise orientale à cause du vice des confesseurs, lesquels abusans d'icelle cuidèrent introduire un grand scandale en la maison de nostre Dieu. Aussi eust il esté nécessaire à ceste pauvre Damoiselle. pour le proffit de son corps que de son temps on luy eust apprinà la persuasion de noz nouveaux dogmatizans, afin qu'affranchie de la servitude de ceste confession elle ne fust tombée au 11131116111- qui lui couppa le filet et de ses ayses et de sa vie... '. 0

S'il dénonce aussi sévèrement les abus qu'apporte dans lea sacrements eux-mêmes la corruption de certains religieux, on pense bien que ses croyances et son attachement au catholicisme ne lui feront pas épargner les mauvais pasteurs, lorsqu'il les trouvera sur son chemin . Il condamne dowc les

1. On voil parce morceau qu'il De faul pas attacher d'importance pour les Idées de Belleforest à des passages isolés de ses Histoires tragiques. Voici une déclaration qu'on pourrait, sous la plume d'un autre, prendre pour une attaque sournoise contre la Vierge et la naissance du Cbrist. I. 'amoureux Monde qui va se faire paaaerpour Dieu, afin de jouir de Pauline qu'il aime, parle ainsi avant de mettre sa rua

tion : « Ha sotte damoiselle, es tu despourveue de sens el ton marj -> l),a' conseillé de pense 0,11e les dieux se soucient de vos accolladeset s'enquierenl de roa d< Ki que ne pensez vous plustol que ce Mars qui viola Sylvie, mère de Romute, un tel galant que moj qui, aidé par le presire comme je suis, eust le 1 d'engrosser ceste voilée mère du Roj romain Attens et je te fera) tantoat *<>ir si je vui^ céleste "u terrestre, car ce qui n'a point de corps, il est impossible qu'il puisse in h effectuer que chose ombrageuse < 1 sans effect. »

2. Voici le jugement sévère, mais sans aigreur, qu'il porte *ur leclerf temps: m \ due la vérité nostre clergé, en quelque sorte qu'on le considère, - claustral, ou d'autre condition, est si corrompu (je dis cec] sans préjudicier j lant de

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prêtres corrompus sans aucun ménagement, mais aussi sans cette joie maligne que trahissaient certaines pages de son modèle. Nous avons déjà noté qu'il avait négligé de traduire les anecdotes purement grivoises des religieux faisaient assez peu austère figure. Dans les histoires qu'il a reprises il lui arrive aussi d'atténuer la laideur morale que leur avait prêtée l'auteur italien; il supprime surtout certains détails peu à leur honneur et d'ailleurs inutiles, dont la malice du domi- nicain avait égayé son tableau Mais, encore une fois, la sévérité n'y perd rien; au contraire, car pour un délit moins grand la condamnation n'est pas moins rigoureuse; et ce n'est pas, comme on sait, dans les couleurs du tableau, mais dans l'intention et les conclusions de l'auteur qu'il faut ebereber la portée morale d'une œuvre. Belleforest, par exemple, relève sans pitié bien des faiblesses qu'un Bandello ou même un Boaistuau nous présentaient avec une facile indulgence. On se souvient de la figure, en somme sympathique, qu'avait sinon chez le conteur italien, du moins chez son traducteur, le reli- gieux de Roméo et Juliette. Composer des narcotiques, essayer quelques philtres, faire même un peu de magie, est-ce un si grand crime, quand on rapporte tout à la puissance de Dieu et qu'on cherche à aider l'innocence? Belleforest ne le juge pas ainsi; voici en quels termes il parle d'un prêtre qui faisait mer- veilles, disait-on, par ses charmes, « eaux distillées, herbes liées

gens de bien qui soustiennent la maison avec leur sainteté, et doctrine) que les Pharisiens jadis n'eurent onc l'âme plus cautérisée et pleine de poison que la pluspart de ceux qui servent au sanctuaire. Et laissant à part leurs abuz trop cogneuz, leur estrange avarice, qui ronge et consume leur cœur, l'ambition qui les aveugle el l'ignorance qui les rend mocqiiez et comtemptibles, je les prie qu'ils entrent en leurs consciences pour y voir Vénus toute nue et Cupidon desbendé et les folies de paillar- dise, qui les rendent plus eschauffez et pétillants que jamais ne fust ce Jupiter qui remplissoit le monde d'adultères. Et Dieu sçait si le sanctuaire est sans voir ces abhominations puisque le sacrement de confession a servy de nostre temps pour couverture de cest infâme péché: je m'en rapporte à la confrairie de Madame Jeanne à Tholouse, et aux croix qui estoyent les marques de celles qui estoyent de l'ordre de celles qui alloyent à heure indue se confesser de quelque péché oublié en leur dernière confession. J'ay grand peur que, si ce grave et juste Sénat Tholozain n'eust pourveu à cecy avant que le scandale fust trop évident, la religion de la croix eust eu plus de cours qu'autre secte qui se soit levée de nostre temps: car les loix en estoyent si douces et les ordonnances si chatouilleuses que ceux mesmes qui abhor- rent l'Église romaine et se sont soustraits de son obéissance ne destestoyent plus la confession, et n'avoyent la croix en haine, à cause qu'elle estoit sans doux et sa ti- espines; celle de Nostre Seigneur est espineuse, pleine de tribulations, chargée de larmes et accompagnée d'angoisses. » (T. III, Sommaire de la ^8* histoire.)

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en petit fais, suffumigations et plusieurs autres telz fatras d'en- sorcellerie n : « Voilà un exemple de grand vertu en celuy qui se glorifient, vestu d'un habit gris, en Testât de purité évangé- lique, laquelle le malheureux obscurcissoit avec ténèbres si espaisses que la vapeur estoit suffisante d'infecter l'air prochain d'une peste contagieuse. Car verra on la lumière, si ceux qui se vantent de la porter, sont les ministres de son amortis- sement? Gomment sera la gloire de Dieu illustre entre les hommes, si ceux qui montent sur la chaire de vérité pour la nous manifester sont amis et invocateurs des diables? Et toutesfois nostre siècle en a veu et voit encor. de ces renarz qui souz couleur de piété sèment le grain d'où ilz recueillent les fruietz de ceste détestable poison, dans laquelle ce bon cordelier sçavoit dextrement s'ayder et en faire les compo- sitions. »

Il n'a pas plus d'indulgence pour une foule de gentillesses que les conteurs et les poètes de tous les temps ont excusées au nom d'un amour impérieux ou justifiées par l'intention dune union légitime. Ce sont, d'abord, ces rendez-vous galants et ces œillades provocantes qui profanent les lieux les plus saints et font trop souvent d'une visite à l'église le prélude d'un adultère. Ce sont aussi les ruses de toutes sortes qu'in- ventent les* amoureux, et dans lesquelles les pratiques reli- gieuses masquent des projets ou des actions coupables. Dans l'histoire de Mandozze, traduite par Boaistuau, la duchesse de Savoie, brûlant de connaître celui dont elle s'est éprise au seul renom de sa beauté, feignait une maladie, un miracle, un vœu. et entreprenait un pèlerinage qui lui permettrait de le ren- contrer. Ni Bandello ni son traducteur n'avaient songea condam- ner cette ruse coupable et presque sacrilège. Devant une faute assurément moins grave, Belleforest se montre autrement sévère. Pour retrouver celui qu'elle a épousé en secret, la duchesse de Malti prétexte, elle aussi, un pèlerinage à Lorette, el notre moraliste de relever sa faute aussitôt : o 11 ne suffit point à ceste Folle femme d'avoir pris mary plus pour rassasier sa lubricité que pour autre occasion; si à son péché elle n'ajoustoit une exécrable impiété, faisanl les saineti lieui el

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les offices de dévotion eslre comme les ministres de sa folie. C'est aussi le vice pour le jourd'hu} le plus fréquent, el duquel on tient le moins de conte que la profanation des sainctz temples et sacrées Eglises, esquelles le service de Sathan y est meslangé avec la révérence du devoir qui se doit référer aux puissances célestes : de sorte que les voyages et pèlerinages de ce temps en divers lieux ressentent mieux l'escole de quelque maquerelle, que la société de ceux qui por- tent tiltre de Chrestiens. »

Mais s'il est une faiblesse qu'excusent volontiers les auteurs de ce temps, ce sont assurément ces innombrables mariages par-devant nourrice que l'opposition des parents ou l'ardeur des amoureux faisaient consommer dans bon nombre de romans. Belleforest est loin de partager cette indulgence. Dans l'histoire de Nicole déguisée en page pour suivre celui quelle aime, l'auteur italien disait fort simplement : « fece (il s'agit de la nourrice) che in una camara egli si giacque con la Nicuola, e consumi il santo matrimonio. » Belleforest veut souligner ce que ce procédé a de trop expéditif et il traduit : « espousez qu'elle les eut selon la façon de faire d'Italie, ils couchent souvent avec leurs femmes avant que de se pré- senter à l'Église. » Il n'est pas bien persuadé, d'ailleurs, que ses compatriotes soient plus formalistes, et il a soin de leur rappeler leur devoir toutes les fois que l'occasion s'en pré- sente : « Voyez, » dit-il dans la douzième nouvelle de son second tome, « voyez ici un peu la faute de ces aveuglez amans; tous deux subjeclz à père et mère, mineurs d'ans, osent contracter mariage au desceu de leurs parents, et sans se soucier des solennitez et cérémonies instituées en l'Eglise de Dieu pour la preuve et public tesmoignage de telle union, se contentant qu'une sotte vieille soit leur cnré qui reçoive leur foy, et les accouple par parolle de présent. Comment appelle- rez-vous cela qu'une singerie et vray maquerelage fait sous l'ombre du sainct et sacré mariage?... »

Les mêmes préoccupations religieuses expliquent la sévérité inaccoutumée de notre conteur pour le suicide. C'est le plus souvent la folie ou la lâcheté qui poussent les amoureux à

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devenir les h ministres de Sathan et les bourreaux de leur propre vie . \u<-i Belleforesl ne leur épargne-t-il pas leurs vérités : « Quelque sot philosophe loueroit ce genre de morfl comme procédant d'un cœur magnanime: mais telle fore courage donne plustost signi fiance de folie ou désespoir que de quelque prudence ou acte illustre. »

\ i nsi . lorsqu'il ne se Laisse pas entraîner par le plaisir de conter les gentillesses des amoureux. Belleforest ne manque pas de relever avec sévérité les fautes de ses personnages, liais il ne croit pas nécessaire d'aggraver ces fautes elles-mêmes. Il procède à l'égard des laïques comme nous l'avons noté pour los religieux. Le même souci de la morale lui fait développer la critique en atténuant la laideur des caractères. Les modifica- tions de ce genre sont trop fréquentes pour qu'on puisse les attribuer au hasard ou leur chercher des explications divers - Par exemple, dans la nouvelle de l'adultère de la marquise de Ferrare et de son fils le comte Hugues, <i notre traducteur développe longuement les sentiments de résignation du comte sur le point de mourir, il remplace par une brève et vague indication la révolte de la marquise, son refus de se c< et ses appels passionnés et désespérés à son amant. De même dans l'histoire de la dame de Ghabrie, celle-ci. contrairement au récit de Bandello. reconnaît dans son malheur le juste châtiment de ses crimes et se recommande à Dieu comme son amant Tolonio. Ailleurs, il atténuera la faute de Parthé- nope qui, dans l'Italien, s'était laissé fiancer durant sa liaison avec Pandore, et abandonnait celle ci alors qu'il la >av;iit enceinte: il fera intervenir dans le récit les conseils d'un ami qui détermineront Parthénope à rompre avec -.1 maitn et il ne lui fera connaître la gr< ss 8S< de celle-ci qu'après son propre mariage. Enfin, pour ne pas abuser d< temples, dans l'histoire de Luchin, avant de nous raconter la démar- che de la jeune femme qui va enfin s'offrir à celui qu vertu avait toujours repoussé, Belleforesl insiste Bur les circonstances qui la poussent à se sacrifier \u lieu de trois enfants elle en a une troupe . et - n entendant leurs plaintes et leurs cris de faim que malgré toute sa repu

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gnance clic vainc « ce chaste désir qui l'avoit si Longtemps

faicl batailler contre les bonnes grâces et richesses de son amant ». D'ailleurs, Lorsqu'elle arrive chez lai elle est « a de m) transportée par la pensée de ses enfans et ne sçait plus qu'est ce qu'elle fait ».

Nous nous sommes un peu longuement arrêtés à analyser les modifications et les additions d'ordre moral que présentent les Histoires tragiques : l'auteur lui-même nous y invitait en proclamant bien haut et en manifestant sans cesse son désir d'édifier et de corriger. En réalité, cette préoccupation morale n'est pas la seule que révèle son œuvre : il en est une autre en particulier dont nous sommes tentés de lui savoir plus de gré, bien qu'elle reste encore trop souvent une intention méri- toire : c'est le souci de l'analyse psychologique. Ce souci, le conteur italien paraît l'avoir éprouvé fort peu. Entraîné par son récit, il n'accordait qu'une faible attention au caractère de ses héros, et ses auditeurs eux-mêmes s'amusaient plus sans doute des péripéties de l'action qu'ils n'étaient désireux de sonder bien profondément l'âme des personnages. Le public français de la fin du xvie siècle demandait autre chose, et Bel- leforest a essayé de le satisfaire. Nous avons déjà vu que la description matérielle l'intéressait médiocrement, et que, si disposé qu'il fût en général à développer son modèle, il lui laissait un grand nombre de détails précis sans valeur psycho- logique. Il ne cherche pas davantage à agir sur l'esprit de ses lecteurs par la surprise et l'attente du dénouement. Gomme les auteurs anciens il aime à annoncer ce qui va suivre, sacrifiant ainsi l'effet dramatique à la clarté et à l'étude des caractères. C'est sur ce dernier point surtout qu'il concentre ses efforts. Pour mieux faire connaître l'état d'esprit de ses personnages il s'attachera à dépeindre leurs gestes, leurs attitudes, et si ces indications sont souvent banales et sentent le cliché ou le procédé littéraire, elles témoignent du moins dune intention significative. Ainsi la duchesse de Malfi fera entendre son

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amour à Antonio Bologna en « luy serrant les doigts bien fort amoureusement et non sans que la couleur ne luy monte au visage»». Dans la nouvelle de Diego, le traducteur développera quelques mots de l'italien pour nous montrer « Genièvre cre- vant de dueil et pleine de féminine rage, rougissant de fureur, les yeux estincellans de colère»; et plus loin, au lieu de trois ou quatre lignes assez imprécises, il écrira : o Genièvre enten- dant ceste résolution tant s'en faut qu'elle s'efifrayast aucune- ment ou monstrast indice quelconque de crainte que pltistosfl l'on eust dit qu'elle vouloit intimider Koderico avec une bravade toute diverse à la simplicité d'une Damoyselle jeune et tendre et qui jamais encore n'avoit senty quelz estoient les assauts et troubles qu'une fortune adverse envoyé. A ceste cause fronçant les sourcilz et grinçant des dents, tenant les poings serrez avec une contenance fort asseurée... » Ailleurs, c'est la douleur d'un vieillard qui se lamente sur la mort de ses enfants : « Prosterné, avec une voix piteuse et cassée, laquelle exprimoit l'affection paternelle vers sa gétiiture, les grosses larmes cou la n s le long de sa barbe blanche, se mil à embrasser les genoux du capitaine et luy baysant les piedz se mit a dire... »: ou bien ce sont les mines hypocrites de la dame de Chabrie s'apprêta nt à répondre aux justes reproches de son fils : « Blesmissant de colère et de rage, et fondant toute en larmes, s'assist à terre si confuse qu'elle demeura un long temps aussi immobile qu'un gros et massif rocher assailly des vens et vagues au destroit de Gilbalar. \ la fin. ayanl bien masché son courroux et dissimulant son maltalent, respondit à son filz avecques une voix tremblante et mal asseurée et laquelle estoit toujours suyvie d'une infinité de sanglotz et soupirs luy empeschant presque la parole... »

Quelque plaisir du reste que Belleforest éprouve à ces tableaux, qu'il aime, comme on voit, à agrémenter de compa- raisons soi disant poétiques, ce qu'il leur demande surtout c'est d'éclairer l'état d'esprit de ses personnages Cette préoc- cupation psychologique se manifeste d'une façon encore pi u^ nette dans une habitude «pu1 M. Reynier à déjà relevée chei Marguerite de Navarre. Les dvux conteurs, mais Belleforest

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surtout, reproduisent en général des récits qu'ils ont reçus et dont ils ne sont pas maîtres de modifier les grands traits. \iissi essayent ils parfois de déterminer du moins les mobiles qui ont pu pousser les personnages à agir de telle; ou telle façon. Belleforest, par exemple, lit-il chez Bandcllo celte vague et indifférente formule « che che ne fosse cagione », il ne se tient pas satisfait, et il cherche à préciser ce motif : « Toit ou que L'hypocrisie cachée en son âme ne peust plus couver sa meschanceté sans en esclore les fruicts, ou que la verdeur de son mary revenant en escorce seiche et sans humeur eust perdu sa vigueur, ou (peut estre) conduite du naturel de celles qui ayment le changement... » Ailleurs, il développe de brèves indications de l'italien, ou, plus fré- quemment encore, il introduit lui-même une interprétation psychologique des actions qu'il rapporte. Dans l'histoire de Philibert et de Zilie, une courte phrase de l'Italien : « Filiberto voile che al suo albergo ella e la sua compagnia alloggias- sero, » donne naissance à ces réflexions, d'ailleurs assez super- ficielles, de psychologie amoureuse : « Philibert voulut accom- pagner Zilie quelques journées tant pour luy faire bonne chère aux terres que la majesté du Roy luy avoit libéralement données que pour rassasier encore son appétit des fruietz desquelz il avoit savouré le goust, estan! muet volontaire. Zilie trouva ceste faveur si douce que presque elle estimoit sa prison heureuse et son travail un repos, veu que ceste passion luy faisoit lors sentir plus vrayment la force et plaisir d'une libellé : lequel elle n'eust trouvé si délicieux si elle n'eust reccu quelque traverse. » Dans une autre nouvelle, celle de Buondelmont, Bandello se contentait de nous faire connaître très rapidement les intentions de la veuve à la nouvelle d'un projet de mariage pour Buondelmont qu'elle espérait avoir pour gendre. Le traducteur analyse en détail les motifs de sa conduite : « Elle se fioit eu la beauté de sa fille et sçavoit que la jeunesse est si follement allichée par l'attrait de telle dou- ceur qu'il n'y a foy qui n'en soit rompue ny alliance qu'on n'en laisse pour jouir de ce qui est si rare en nature qu'une beauté qui ne reçoit point de comparaison. A ceste cause elle

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ne voulut parler de rien de son dessein à pas un de ses parens, sçachant quilz ne le trouveroient point bon à cause de l'obstacle de la première promesse, et qu'aussi ils luy eussent reproché sa paresse, et peu de soing d'y pourvoir tandis que les choses estoient en bons termes. » Plus loin, au lieu de huit ou dix lignes de son modèle, Belleforest introduit un déve- loppement de six pages, dans lequel Buondelmont, en proie à L'alternative de rompre sa promesse ou d'épouser celle dont il est maintenant épris, se tient à lui-même des discours contradictoires '.

Dans L'histoire enfin de Mansor et du pécheur, peu impor- taient au conteur italien les sentiments du roi lorsque au cours d'une chasse il se trouvait égaré par un fort orage au milieu des marais. Belleforest, au contraire, s'y intéresse et s'y attarde: je veux dire que non content de les analyser, il orne encore son récit de tous les rapprochements historiques ou mytholo- giques et de toutes les considérations morales qui peuvent à son gré l'ennoblir : « ... Ne faut doubter que ses oraisons et prières à son grand prophète honnoré à la Mecque, fussent oubliées, et qu'alors il ne fust plus dévotieux que quand il alloit le vendredy à la Mosquée. Il se plaignoit de son désastre, accusant la fortune et plus encor sa folie, que de s'adonner tant à la chasse, jusques à s'esloigner pour estiv on lerre es trangère. Quelquefois s'aigrissoil il. et vomissoit son cour- roux contre ses gentilshommes et domestiques, et menaçoit de mort ceux de sa garde, mais puis après, mettant la raison en parade, il voyoit que le temps, et non leur paresse, ou peu de soing causoit ceste disgrâce. Il pensoit que son Prophète luy envoyast cest orage pour quelque sien péché, et L'eus! rédigé en telle et si dangereuse extrémité pour ses fautes. . o Heureu- sement Dieu et Mahomet ont pitié de son malheur et le con- duisent vers L'habitation d'un pécheur. Dans le récit italien le caractère de celui-ci était à peine indiqué : la nouvelle Iran raise, au contraire, Le développe : n (-'est un gausseur qui >c

i. ailleurs, daoa l'histoire <!»• Luchin, noua assisterons sus hésitations d'un antre amoureux doul La passion est combattue à la fois par la crainte <!<• ses parenia

el |>,ir son propre ^oùi de la grandeur.

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plait à apprester ù rire aussi bien que meilleures viandes, n Après avoir fait l'éloge du roi à celui qu'il prend pour un courtisan, il raille son hôte avec bonne humeur sur sa délica- tesse efféminée et sur son goût difficile '.

Pas plus qu'il ne s'attardait à de semblables analyses, Bandello n'était préoccupé de préparer les ^revirements chez ses personnages ou de rendre plus vraisemblables leurs brus- ques résolutions. Saïch, roi de Fez, irrité contre Mahomet, qui a essayé de se révolter, est bien décidé à le châtier par les plus cruels tourments; cependant, voici que sur quelques excuses d'un ambassadeur il accorde subitement son alliance au rebelle. Belleforest a essayé d'expliquer ou d'atténuer ce changement soudain. Après avoir entendu le discours de l'envoyé, qui n'est autre que Mahomet lui-même, « le roy demeura longtemps sans parler, tout surprins et esmeu, balançant entre courroux et clémence, et mesurant par Maho- met les accidens qui adviennent souvent aux plus grans, et que la fortune leur apreste d'aussi fortes et plus dangereuses alarmes qu'aux plus petits, et pour ce respondit... » De même, pour préparer le lecteur à un dénouement inattendu, Belle- forest, nous l'avons dit, n'hésite pas à sacrifier l'effet de' surprise qu'avait pu rechercher l'auteur italien. L'histoire de Galeaz et de Lucrèce nous en fournit un exemple. Chez Bandello nous n'apprenions la fureur jalouse de Galeaz qu'au moment même il tuait sa maîtresse. Belleforest, au contraire, nous laisse de bonne heure prévoir ce dénouement en nous dévoilant les sentiments de l'amoureux. Avant de savoir que c'est sa mère qui a fait enlever Lucrèce, Galeaz dans la nouvelle française se montre torturé à l'idée que ceux qui ont ravi la jeune femme ont pu en jouir, et, dans un sonnet qu'il compose alors, il se promet de mettre fin à ses

i. .Nous avons déjà relevé chez Boaistuau cette préoccupation de la psychologie. 11 n'est pas impossible que Belleforest ait emprunté plus ou moins consciemment à son devancier une ou deux indications de ce genre qu'il ajoute au récit de Bandello. Ainsi, dans la nouvelle de Fabio et d'Emilie, comme dans celle de Didaco et de Vio- lante, la jeune femme, le soir elle a décidé de tuer son amant, refuse de prendre avec lui ses plaisirs accoutumés. Quelques pages plus haut. Belleforest avait prêté à Emilie un entretien avec sa nourrice dans lequel elle exprimait, comme Juliette dans la nouvelle de Roméo, sa crainte d'être jouée par son amant et de servir de risée à une famille dont elle connaissait les sentiments hostiles.

R. STUREL. 8

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tourments par un double meurtre. Aussi ne sommes-nous pas dupes de la joie qu'il témoigne, lorsque sa mère lui promet de lui rendre sa bien-aimée : il est, nous le savons, bien décidé à la tuer, et le dénouement ne nous surprend pas. Il en est de même d'un épisode développé de l'histoire de Fabio et d'Emilie. Dans le récit italien, le jeune homme, sermonné par son père, refusait de lui rien promettre, puis il allait trouver sa maîtresse et, en dépit des plaintes et des reproches de celle-ci, il se déci- dait à obéir aux injonctions paternelles. Belleforest a développé ce récit et rendu plus vraisemblables ces changements du jeune homme. Après trois entretiens avec sa famille, Fabio, qui n'a pas encore revu sa maîtresse, est contraint de se soumettre. Mais il ne peut se résoudre à abandonner Emilie à la tristesse il la sait plongée; il va la consoler et, trompé par sa feinte résignation, il se déclare prêt à obéir à son père.

La naissance des sentiments dans les récits italiens était aussi soudaine et inexpliquée que les résolutions et les revirements. L'amour se manifestait toujours en coup de foudre. Othon, en revenant de la messe, confie sa passion à un de ses serviteurs et le charge de lui procurer des renseignements sur la beauté qui d'un seul regard lui a ravi le repos. L'action est moins sommaire dans la nouvelle française. Au retour de l'office, Othon se tient à lui-même un long discours pour se reprocher son coupable désir et essayer d'oublier cette nouvelle passion. Malheureusement, la vue de la jeune fille, qu'il retrouve aux vêpres, livre un rude assaut à ses bonnes résolutions. Sa constance est encore ébranlée durant le souper par le chant d'un musicien, dont la tristesse amoureuse lui paraît traduire ses propres sentiments et amollit son cœur. D'ailleurs, n'a-t-il pas entendu, après le repas, un marquis déclarer que l'amour ne s'attaque qu'aux belles âmes? Il n'en faut pas tant pour torturer le malheureux prince! Il ne peut trouver le sommeil, et ses gémissements attirent un serviteur, auquel il confie son secret, et qu'il charge de s'informer de la jeune fille.

On voit que c'est surtout à l'analyse de l'amour que s'appli- que la psychologie de notre traducteur : et si trop souvent ces

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longs développements ne sont qu'un centon d'ornements litté- raires et de clichés, il faut reconnaître que plus dune lois aussi les remaniements et les additions de Belleforest ont été heureux. Témoin l'histoire de Livio et de Camille. Le caractère de la jeune fille n'était même pas esquissé chez Bandello. Mlle passait subitement de l'indifférence et de l'insensibilité à l'amour le plus violent. Quelques mots de celui qu'elle avait jusque-là repoussé suffisaient à « l'enflammer de la tête aux pieds d'une ardeur extraordinaire ». C'était à la vérité une psychologie bien sommaire. Quelque banale et convenue que puisse paraître l'analyse de Belleforest, elle est autrement vraie que cette transfiguration subite. A la première ouverture que la sœur de l'amoureux fait à son amie, celle-ci se réefie et reproche durement à la jeune fille de jouer en faveur de son frère ce rôle peu honnête. Mais les vers galants que Livio lui envoie quelques jours plus tard la trouvent déjà moins rebelle. Tout en usant de graves paroles, en alléguant son devoir et en proclamant son indifférence, elle « prend à cette lecture un singulier plaisir, et commence desja à sentir dans son cœur avec les premiers traits d'amour l'amertume d'un désir auquel elle n'ose satisfaire». Cependant son honneur l'em- porte, et elle rompt avec Cornelia; à contre-cœur, il est vrai, et « toute transie ». « Ce fut lors, » ajoute Belleforest, « qu'elle commença à mesurer l'affection de Livio et voir que telle continuation ne se faisoit point sans que l'amour ne fust et loyal et véhément : pour ce délibéra que s'il advenoit qu'on luy en parlast davantage, elle changeroit d'advis, et choisiroit Livio pour celui qui seroit un jour son loyal espoux, et à qui elle fieroit ses plus secrettes pensées. » Les nouvelles qu'elle apprend de la maladie du frère et de la sœur achèvent de lui faire prendre conscience de ses sentiments, et, après un long monologue, elle se justifie à ses propres yeux de la démarche qu'elle médite, elle va visiter son amie, bien décidée à se lier avec Livio par la promesse d'un légitime amour. La vue de l'amoureux évanoui lui ôte même toute idée de feindre et l'amène à lui déclarer la violence, en même temps que la pureté de sa passion : « Je vous aime, Livio, et vrayement je

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vous aime, non d'une amour qui se perd après que les fols ont jouis de leurs désirs et folles pretentes: mais comme les filles doivent favoriser ceux qui leur font l'amour à bonne fin et en intention de mariage. »

Il est à noter que ce goût très manifeste de Belleforest pour la peinture de l'amour ne l'entraîne pas en général à ces des- criptions galantes et voluptueuses que l'influence de l\\rioste avait mises chez nous à la mode. Nous rencontrons bien dans l'histoire d Aleran et d'Adélasie le récit des caresses des deux jeunes gens, dans celles de Lactance ou de Ludovic et Gassandre des descriptions assez grivoises et grossières dans leur banalité, que notre moraliste justifiait sans doute à ses yeux par les formules de prétention dont il a soin de les entourer. Mais, en somme, ces développements sont rares: le jour les deux amants sont unis, le conteur les laisse jouir en paix de leur bonheur. Il ne s'intéresse qu'à la naissance de la passion Aussi a-t-il, dans un grand nombre de nouvelles, ajouté de son propre fonds un récit de quinze, vingt ou trente pages unique- ment destiné à exposer les origines et le développement d'un amour que Bandello nous montrait déjà conscient de lui- même, ou sur les débuts duquel il se bornait à de très brèves indications. On trouverait facilement dans les quatre volume- français une vingtaine d'additions de ce genre. Un ou deux exemples donneront une idée de ce procédé. Dans la nou- velle de Boccali, Bandello nous apprenait en deux p que, malgré ses ambassades et ses cadeaux, le jeune homme n'avait pu obtenir l'amour de Camille. Belleforest en prend occasion pour raconter les péripéties de cette passion. Boccali a prié une amie de Camille de remettre à celle-ci une lettre dont le narrateur a soin de nous donner le texte. Mai- la dame reçoit fort mal missive et messagère, et la conversation .les deux amies nous est fidèlement rapportée. En apprenant cet accueil, Boccali. désespéré, s'adresse à un de ses soldats Celui-ci lui propose de recourir à une vieille entremetteuse avec Laquelle il a, sous n«>v yeux, un Long entretien. Gependanl L'amoureux chante sous les fenêtres de -a bien -aimée une chanson de cent vingt vers qu'il vient de composer. Peine

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perdue: Camille, un moment ébranlée, se reprend aussitôt et se promet d'être rigoureuse. Dans les trente-quatre pages que Belleforesta substituées à deux pages de la nouvelle de La Tour et de Claude, la scène n'est guère différente. Le jeune homme chante sa passion secrète dans la solitude, confie ses angoisses à la nature et grave sur les arbres des vers amoureux. Dans une réunion, il se laisse arracher des mains une chanson de cent soixante vers composée pour celle qu'il aime, puis, au cours d'un entretien qu'il a avec elle, il lui déclare son amour. Claude, après avoir feint de ne point l'entendre, lui ordonne de renoncer à sa poursuite. Un sonnet qu'il chante sous son balcon en s'accompagnant de son luth, n'attendrit pas plus la cruelle que les déclarations précédentes, et La Tour, désespéré, se retire aux champs, il tenteva de l'oublier.

On voit que, pour composer ces développements, Belleforest a recours à un certain nombre d'épisodes, de procédés qui réapparaissent presque toujours. Les uns ont surtout pour lui une valeur d'ornements, et il faut reconnaître qu'il n'en abuse pas. Ainsi nous ne rencontrons guère qu'une description de palais, dans la nouvelle d'Alexandre de Médicis et du courti- san : «Descendus qu'ils furent en la basse court, ils virent une fontaine de marbre, laquelle jettoit l'eau par quatre gros canaux, qui estoit reçeuë de quatre nymphes toutes nues, dans des vases richement ouvrez à la damasquine, et sembloit qu'elles la présentassent à un chevalier armé, gisant sous un haut et bien fueillu arbre, qui donnoit ombre a la fontaine : et tout auprès ils virent un petit livis qui respondoit sur un jardin, autant singulier et bien cultivé que furent onc les délicieux et plaisans jardins d'Alcinoé: car en cestuy cy, outre l'artifice de l'ouvrier et travail ordinaire du jardinier, nature y avoit produit quatre fontaines aux quatre coings, faisant le lieu et plan du jardin party esgalement en forme tétragone. Or ces fontaines arrousoyent tout ce beau pourpris, sans que le jardinier eust peine qu'à ouvrir quelques petits conduits par lesquels l'eau se rendoit il la voyoit estre nécessaire. Je lairray icy l'ordre des arbres et fruitiers distingué en qui- conces, les labyrinthes subtilement et mignotement élabourez.

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les parterres verdoyans, et donnant tel contentement à l'œil, que si le Duc n'eust plus pensé au tort fait à la fille du meus- nier qu'à la gentillesse du maislre de la maison, et à la singu- larité de l'édifice, il se fust (peut eslre) oublié dedans ce petit paradis terrestre. Et pour parfaire l'excellence du lieu, la main ouvrière et industrieuse de l'homme, secourue par le bénéfice de nature, y avoit dressé une crotte assez profonde, et il se pouvoit voir un bon nombre d'antiquitez, en laquelle la voix immortelle d'un Echo respondoit à voix triple, à ceux qui tenoyent quelque propos en ce lieu souterrain Le gentil- homme baignant en aise et tout confit en plaisir, voyant que le Duc s'agréoit tant en son édifice, le mena de chambre en chambre, desquelles chacune estoit enrichie, ou de superbe tapisserie à la Turquesque, ou de riches et divinement ouvrez tableaux, avec l'ustensile si bien appropriée, que le Duc ne pouvoit mettre l'œil en pas une d'elles, sans y trouver de quoy s'esmerveiller. »

Cette description du palais est assez significative. Le monu- ment lui même reste dans l'ombre; les œuvres d'art sont indiquées en passant et d'une façon vague. Ce qui intéresse surtout notre traducteur, c'est le jardin; ce qu'il s'attache à nous représenter, ce sont les parterres, les grottes, les fon- taines. Les descriptions de la nature, plus ou moins arrangée par la main des hommes, sont en effet assez fréquentes dans ses Histoires tragiques. Encore importe-t-il de distinguer. Bel- leforest, comme les écrivains du siècle suivant, décrit rare- ment la nature pour elle- même. Ce n'est que de loin en loin qu'on rencontre des indications connue celle-ci : « Après le repas il fallut aller s'esbatre sur la verdure le long d'une saulsaye ou la sérénité du temps, le gazouillis des ruisseaux, le jargon fredonné de la musique naturelle des oiselets et le doux murmure des fueilles branlantes au sifflement d'un doux Zéphir les convia à renouvelle!* les passe temps de l'après disnée. » Mais si la nature L'intéresse peu par elle même, il aime en revanche à la mêler aux sentiments de ses héros. Sous L'influence de L'Arioste, il conduit les amoureux au fond des bois et «les solitudes, et la nature de\ umt dans ses histoires

UANDELLO EN FRANCE AI' XVIe SIECLE IIQ

le confident ou le symbole, assez maladroit d'ailleurs, de leurs passions et de leurs peines. « Tandis que le Duc se tint à Pozzuol, le marquis de Cotron, amoureux de Léonore, se desroboit tous les matins pour tout seul s'aller esbatre le long de l'orée de la mer, et souvent par lestendue de la belle et fertille campaigne, pour s'arrester en la contemplation de quelque antiquité, il dressoit ses discours amoureux, et plaintes causées de sa longue destresse : bien souvent se pourmenoit il par les cavernes et grotesques naturelles, pleines de frescheur et l'eau distillant des rochers, faisoit croistre les herbes capillaires au pendant des voultes que nature avoit industrieusement dressées dans l'aspreté du rocher. Quelquefois les lacs sulphurez le voyoyent évaporer les souspirs aussi chaut comme estoit celle espaisse fumée qui sort de la Solfatarie, jadis nommée les champs Phlégriens: mais ce qui plus luy renouvelloit ses désirs et la passion amoureuse, estoyent les jardins, les plus beaux de l'Europe, ou la nature et l'artifice n'ont rien oublié, pour l'embellisse- ment de ce paradis de délices; car c'estoit que passant par les petits boscages de Cèdres, Limons, Orengiers et Citronniers, il luy souvenoit de la nayve couleur de sa dame, et de celle verdeur de son aage, et continuelle beauté qui ne luy défail- lit ny en la rigueur de l'hyver, ny devant les ardeurs de la canicule: sentant puis après l'odeur des fleurs odoriférantes, des Jossemis, des roses, rosmarins, sauges, aspics et lavandes, il souhaittoit de se pouvoir repaistre tout ainsi en la souëfveté de l'odeur de l'haleine de sa dame, comme Ton faint certains peuples en Ethiopie vivans de l'odeur simple des herbes et fleurs qui sont souëfflairantes; mais quand il voyoit les clers ruisseaux ondoyer, et oyoit le murmure et gazouillis de l'eau tombant le long des collines, et par l'herbe drue qui tapissoit les roches fertilles d'alentour, lors il ne pouvoit se tenir de larmoyer, et accroistre par le desbord de l'humeur de son cerveau, les petites rivières qui alloyent rendre le tribut deu a l'Océan, pensant tousjours quel moyen il pourroit tenir pour acquérir la grâce de sa cruelle Léonore. »

Ce souci qu'a Belleforesl de m Mer la nature aux angoisses

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des amoureux se manifeste par quelques modifications signi- ficatives. Dans la nouvelle italienne de Fabio et d'Emilie, comme dans celle d'Aleran et d'Adélasie, l'amoureux déclarait sa passion ou exhalait sa douleur dans une chambre: chez Belleforest, la scène est transportée, ici dans « un cabinet de feuillage » Emilie conduit son amant, dans un jardin au pied de la fenêtre d'Adélasie. Ailleurs, c'est La Tour qui, dans la solitude des bois, chante à sa manière le Ofortunatos nimium, et grave sur les arbres, les rochers et les fontaines des vers espagnols, italiens ou français. C'est Diego qui « fait concitoyen avec les bestes et oiseaux des forests, spelonques, et cavernes, ne laissoit profondité de boys, aspreté de rocher, ou beauté de vallée, sans y donner quelque signe de sa marrisson. Quelque- fois avec un poinsson bien aigu luy servant de ciseau, il gra- voit le succez de ses amours sur quelque forte pierre; autres fois l'escorce molle de quelque tendre et nouvelet arbrisseau luy servoit de papier et parchemin: car il empraignoit avec un chiffre mignottement dressé en une (non facile à cognoistre) liaison, le nom de sa dame entrelacé si proprement avecques le sien, que les plus escorts se fussent trompez à en tirer la vra^e interprétation. Un jour donc, ainsi qu'il passoit son temps (selon son ordinaire) à fantastiquer ses desseins, et bastir le succès de ses amours en l'air, il engrava ces vers sur la pierre du bord de la fontaine, qui estoit joignant sa maison sauvage et grotesque :

Si quelque Pan forestier cy habite,

Si quelque nymfe a ouy mes douleurs.

Que l'un contemple et quel est mon mérite,

Et quel droit j'ay d'espandre tant de pleurs:

L'autre me preste un ruisseau qui humecte

Mon cœur, mes yeux, vrays esgouts de mi teste.

Un peu plus loing, souvent, au lever du soleil, « il alloit s'accrocher sur une haute et verdoyante colline, pour s'esgayer sur l'espesseur de l'herbe fresche et drue, et soil que natu- relle m en I cela fusl faict, ou que la main industrieuse de l'homme > eusl monstre sa diligence, l'on voyoil comme quatre pilliers, < 1 1 a i eslevoienl une pierre taillée en quarré, n bien ci/ce. faicte

BANDELLO EN FRANGE AU XVl' SIÈCLE 131

et dressée en manière d'autel. La donc dédia il ses vers à la postérité :

Sur cest ausfccl sacré, à la déité saincte De quelqu'un des hauts Dieux je posera y ce vers, Tesmoing de mon malheur et des ennuis divers Que me donne sans fin, par amour, cette attainte.

Et aux bords de ceste table il ciza eec\ :

Par tant ne durera cest ouvrage dressé, Comme le nom commun des moytiez divisées, Lesquelles, s'unissans après un mal passé, Rendront de mon amour les peines compensées.

Et devant son logis sylvestre et pierreux, en l'escorce d'un beau et hault Hestre, sentant je ne scay quelle gayeté non accoustumée, il escrivit cecy :

Accroissant ta beauté, s'estendant ta grandeur. Gomme toy, je verray l'accroist de mon honneur. »

C'est sans doute au Roland furieux que Belleforest a emprunté l'idée de ces développements. Nous trouvons même dans l'histoire de Timbrée de Gardone une traduction assez fidèle d'un célèbre passage de l'Arioste que Desportes devait reprendre quelques années.plus tard (XXIII, 126-128).

Queste non son piu lacrime, che fuore Slillo dagli occhi con si larga vena. Non suppliron le lacrime al dolore Finir, ch' a mezzo era il dolore a pena. Dal fuoeo spinto ora il vitale umore Fugge per quella via ch' agli occhi mena Et è quel che si versa, e trarra insieme E '.1 dolore e la vita ail' ore estreme.

Questi ch' indizio fan del mio tormento Sospir non sono; ne i sospir son tali Quelli han triegua talora; io mai non sento Che '1 petto mio men la sua pena esali. Amor, che m' arde il cor, fa questo vento, Mentre dibatte intorno al fuoeo l'ali,

Ce ne sont plus larmes qui distil- lent hors de mes yeux en si grand abondance, d'autant que larmes ne suffi royent à donner tin à cette grande douleur que me tourmente. Las! ce feu vital est estaint presque en moy, lequel faisoit escouler par l'alambic de mon cerveau ces ruis- seaux qui tesmoignent et de ma peine et de mon amitié; lesquels s'ils con- tinuent guère plus longuement ils emporteront l'humeur et la vie tout ensemble.

Ah! ces vents qui sortent de mon estomach et servent d'indice de ma souffrance, ne sont plus souspir. Car le souspir n'est pas tel, lequel a quel- que relasche en son batement, mais à peine que je ne sens une exhalation

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Amor, con che miracolo lo fai

Che 'n fuoco il tenghi, e no consumi mai

Non son, non sono ioquel che paio in viso: Quel en' era Orlando è morto, et è sottera; La sua donna ingratissima l'ha ucciso : Si, mancando di fè, gli ha fatto guerra. lo son lo spirto suo da lui diviso, Ch' in questo inferno tormentandosi erra, Acciô con l'ombra sia, che sola avanza, Esempio a chi in Amor pone speranza.

de mes entrailles avec la véhémence de ce vent qu'amour fait en mon cœur, pendant que de ses ailes il soufle le feu qu'il a allumé en mon âme : cependant il fait non sans miracle qu'au milieu du feu je vis sans me consumer, quoy que l'ardeur me débilite, de sorte que je ne sçay plus comme la vie pourra retenir sa force.

Hélas, je ne suis plus ce Timbrée de Cardone. libre en ses actions, et franc en son pensement et fantasie, d'autant que ma cruelle m'a privé de ma liberté, a ravy mon cœur, et dénué mon âme de l'office de penser en autre chose qu'en l'appast et saveur de sa grande beauté, avec lequel il me charme, desrobe mon cœur et me dessaisist des forces et de raison, et de cognoissance de moy mesme...

La peinture de l'amour est encore accompagnée parfois, chez Belleforest, d'autres ornements. Ici, l'auteur introduit dans son récit quelques présages funestes à propos du mariage d'Emilie et de Fabio : « Je pense que les chantres qui chan- tèrent leur épithalame et chant nuptial furent des hiboux et chauves souris annonçant leur mort misérable par l'occur- rence d'un fait tant hors de propos. » Là, c'est un songe qui fait voir à Galeaz le ravisseur de sa Lucrèce, ou à Camille le cadavre de son amant; c'est un pressentiment qui attire le sultan vers l'un de ses prisonniers, en qui tout à l'heure il reconnaîtra son ancien bienfaiteur, ou qui révèle à une jeune femme le malheur que lui réserve son second mariage. Mais, en somme, ces ornements purement littéraires sont assez rares : Belleforest développe plus volontiers, et parfois sans mesure tout ce qui se rapporte à l'analyse ou à l'expression des sentiments amoureux. Ici encore, il ne se laisse pas trop entraîner aux procédés de description purement extérieure: s'il ajoute, du reste, assez mal à propos, un ou deux évanouisse ments d'amoureux, il s'attache surtout à des manifestations plus profondes et moins banales de la passion. Il aime à déve lopper les protestations d'amour qu'échangent ses héros : ainsi, dans la nouvelle de la comtesse déliant, il prêtera au

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comte quatre pages de tendres déclarations dont Bandello ne lui fournissait même pas L'ébauche. Il étudie, peut-être avec plus d'intérêt encore, les provocations et les manèges des coquettes pour attirer les yeux et retenir les cœurs des jeunes gens : les avances de la dame de Ghabrie à Tolonio, que le récit italien indiquait en quelques mots sont mises en scène par Belleforest en quatre pages. Dans l'histoire de Fabio et d'Emilie, il s'attarde à analyser les finesses et les ruses d'une confidente pleine d'expérience. Tandis que le jeune homme chante sous sa fenêtre, Emilie est aux écoutes avec sa nourrice, « et oyant la gaillardise du chant et la douceur de la voix de son amant, se fust volontiers monstrée si la vieille ne l'en eust empeschée, disant : « Quoy, ma fille, voulez vous montrer si peu de gravité à l'endroit de celuy qui vous poursuit avec telle et si grande révérence ? Ce n'est ainsi qu'il faut procéder, veu que les caresses si soudaines que vos sem- blables monstrent aux hommes les desgoustent plus que vous ne pensez, et leur engendrent des opinions en teste, qui ne s'effacent si tost que l'on voudroit. Et à vous dire le vray, encor qu'une Damoiselle eust intention de donner quelque faveur à celuy qui la courtise, si faut il luy faire trouver bon; luy donnant mainte traverse, à celle fin que la peine estant longue, le plaisir luy semble plus grand, et que demeurant en haleine, il persiste en la servitude, et dévotion envers sa Dame. Laissez moy faire seulement et je l'appasteray de l'amorce qui luy est nécessaire pour le présent, vous appres- tant néantmoins plaisir et contentement pour l'advenir. » « Excusez une folle jeunesse, dit la fille, et usant de vostre sagesse, faictes que je m'aperçoive de ce que vous sçavez faire pour l'allégeance des personnes... » Et en effet la nourrice se garde bien de déclarer à Fabio la joie que sa lettre a causée à la jeune fille : « J'ay monstre vos lettres à Emilie, » dit-elle, « laquelle les a leùes et n'en a tenu grand compte à cause de l'inconstance et légèreté qui se voit ordinairement es hommes de vostre sorte. Bien est vray que si Teffect respondoit à la parole, je pense que facilement elle s'accorderoit à vous aymer avec tout tel respect qui est deu à fille de telle maison qu'elle est. »

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Ce personnage de la nourrice confidente se rapproche singu- lièrement de celui de l'entremetteuse de profession. Les Dario- lettes, comme aime à les designer Belleforest en souvenir de l'Amadis, ont dans ses nouvelles un rôle beaucoup plus impor- tant et beaucoup plus fréquent que chez Bandello. 11 n'est guère d'amoureux, voire même d'amoureuse, qui ne se serve de ces obligeantes intermédiaires, toujours désireuses de leur apporter, en échange d'espèces trébuchantes, de belles pro- messes et parfois mieux encore. Quelques lignes de récit deviennent de longues pages de dialogue, et beaucoup même de ces entretiens sont imaginés de toutes pièces par le traduc- teur. Pour sauver la moralité de son œuvre, il a bien soin de condamner impitoyablement ces femmes qui se servent de leur expérience pour satisfaire les coupables passions des uns, en corrompant par leurs discours hypocrites l'innocence des autres; et il juge sans doute que cette précaution le met à l'abri de tout reproche et justifie ses peintures. Il trouvait, d'ailleurs, à celles-ci de grands avantages, car non seulement elles se prêtaient mieux qu'aucun autre épisode à 1 analyse des sentiments et des caractères, mais encore elles lui permettaient de multiplier sans grands frais d'invention les entretiens et les dialogues, puisque les ouvertures de la Dariolette sont presque toujours encadrées de deux conversations avec l'amoureux.

Nous avions déjà relevé chez Boaistuau le goût des conver- sations, et nous y avions vu un indice de son souci de la psychologie. L'œuvre de Belleforest nous suggère plus nette- ment encore la même remarque. Sauf dans Le quatrième volume, où, l'on s'en souvient, il a abrégé son modèle en plus d'un passage, il est très rare qu'un dialogue mis en scène par Bandello soit rendu en français par un récit. Le plus souvent, contraire, Belleforest développe les entretiens, que le texte italien lui offrait en général au style indirect. Voici, par exemple, une conversation mondaine ei galante qui finit par des déclarations d'amour :

««Je me \o\ Baisy de merveille.» dit Lactance, dans une

BANDELLO Bft FRANCE Ai \'\j" SIECLE 120

compagnie de jeunes femmes et de jeune- Biles, « pour me trouver entre tant de Déesses, sans avoir dequoy pouvoir satisfaire à mon devoir, et à ce qu'elles ont de parfait, pour estre servies du plus accomply gentilhomme qui vive, et ne faut que je mente, que bien que j'eusse aucunement perdu ma liberté dès le premier jour que j'arrivay en eeste ville, pour avoir esté esclave par le regard céleste d'une que j'adore en mon cœur, si est-ce qu'à présent j'ay fait du tout profession de serviteur, et me voue dès à présent volontairement à l'exé- cution des commandemens qu'il plaira à ma déesse de me faire. Chacune tirant ces mots à son advantage se plaisoit en ce gentil discours du gentilhomme, et Catherine qui ne vouloit paroistre la moins gentille de la troupe, et qui aussi s'asseuroit presque d'estre celle à qui ses propos s'addres- soyent, luy respondil fort gracieusement disant : Je sçay bien, Monsieur, que les gentilshommes bien appris ne peuvent cacher en quelque lieu que ce soit les rays abscons, et celez de leur vertu dans le secret de leur âme : mais aussi y en a il qui pour faire du bon compagnon faignent l'honneste et discourent courtoisement, avec un cœur faint, et plein de grande moque- rie ; non que je vueille vous mettre au ranc de ces moqueurs,* mais afin que la longue continuation de vostre honnesteté vous rende plus recommandable, je seroy d'advis que surséant ces louanges à une meilleure commodité, vous employez le reste du temps à paistre ce vostre corps, lequel trop asservy aux imaginations de vostre ame, n'est guère tenu à vos concep- tions, puis que vous le laissez ainsi sans luy donner de quoy se soustenir. Lactance joyeux au possible que ce fut sa mais- tresse qui arraisonnoit, changea de couleur tant de honte que de grand aise, et jettant un regard plein de douceur et affection à sa dame, luy respondit : 11 est impossible que le corps, qui est l'esclave de l'esprit, soit sans plaisir, et contentement, son maistre a tout ce qu'il désire pour le présent, pour son aise; et au reste, je voudroy que celle qui m'a fait sien, cogneut aussi bien mon cœur, comme elle peut ouyr mes parolles, afin que par mesme moyen elle veit que mon cœur est si bon et mon désir si bien fondé, et conduit

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avec telle raison, qu'il est hors de ma puissance non seulement de me moquer, ains encor de dissimuler la peine que je souffre me sentant avoir si haut colloque mon penser, que me mirant es beau te z de ceste compagnie, il a suffy au corps, que l'esprit seul se rassasiast en une contemplation si plaisante. Grand mercis Monsieur, dit Catherine en se souzriant. que l'objet de la beauté des dames de ceste compagnie vous serve de passetemps, et vous repaisse tandis que vous estes absent de vostre déesse, et suis joyeuse que pour plaisir de 1 àme, vous affligés ce qui est d'extérieur et mal propre en vous, laquelle je ne seay, si elle a plus de discrétion cachée en soy, que vostre langue n'en a sçeu manifester pensant faire grand service, avec voz louanges, à toutes ces Damoiselles. Lactance quoy que se veit pinser assez gentiment si n'en feit il autre compte, et congneut à ce petit mot qu'il avoit bonne part es bonnes grâces de Catherine : laquelle faignoit de se fascher de ce qu'il avoit confessé que sa maislresse esloil absente de ceste troupe. Et furent pour ce coup discontinuez leurs discours, à cause que le Conte Crivelle se mit à parler avec Lactance de leur ancienne accointance, et le loua grandement devant tous, espérant par ce moyen le mettre plus avant au cœur de celle qui! aymoit, quoy que le nom luy fust incertain : ce qui ne réussit point en \ain, ainsi que congnoistrez par ce qui s'ensuit. Le bal estant dressé l'apres souppé, donna moyen au gentilhomme d'accoster sa dame, et la prier de dancer. ce qu'elle accepta autant courtoisement, comme son désir esloit mené d'une faim gaillarde de sçavoir ce que Lactance avoit sur le cœur, lequel la menant par la main, à chacune pause du bal, ne failloit de l'arraisonner de divers propos d'Amour, qui pouvoyent servir à sa cause, et voyant à la lin que Cathe rine ne se monstroit point fascheuse, ny ne desdaignoit le discours, luy déclaira ce qui plus l'eguillonnoit, disant : Madamoiselle voyant la grande beauté accompagnée de tant de grâces que Dieu a infuz en vous, et congnoissant que l'intérieur a encore ce qui sert pour ^'accomplissement de vostre perfection, je pense ne trouverez estrange que j'ose vous dire, que m'estant arresté il y a assez long temps, à vous

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contempler, et par conséquent ayant esté saisi de ciste douce et honneste contrainte d'Amour, je n'ay peu me développer de ces lacs, et quand bien ce seroit en ma puissance, je serov bien marry, de quitter chose qui me donne Lanl de conten- tement, et en laquelle seule gist le plaisir, soûlas, et repos de mon aine. Au reste le feu est si ardamment esprïs en mon cœur, et ard de telle Façon mes entrailles, et les plus nobles parties de lame, que sans la céleste rosée de vos bonnes grâces, et influence de vostre courtoisie, j'ay belle peur que mon corps ne se consomme en cendre, le cœur estant anéanty, et 1 àme sans force, laquelle n'a que ce qu'il vous plaist luy donner, et de sentiment, et de vie. Vous suppliant, Mada- moiselle, par celle grande bonté, qui vous est familière, et par la majesté de l'Amour, qu'ayant pitié de ma langueur, et pre- nant esgard à la loyauté de mon affection, il vous plaise me recevoir pour celuy qui vous est serviteur, et ne prétend jamais sortir d'un seul point de pas un de voz commandemens. » Elle rougissant de honte, et paroissant encor plus belle par ce changement de couleur, et au clair des torches et flambeaux rcluisans par la salle, donna plus d'attainte au cœur passionné de L'amant, de sorte que voyans le bal finy sans qu'il eut eu. aucune responce, mena assoir sa maistresse, à laquelle conti- nuant son propos d'Amour, elle luy respondit fort sagement en ceste manière : Monsieur, je ne suis si indiscrète, ny mal apprise de trouver mauvais qu'un gentilhomme beau, hon- neste, sage et gracieux, tel que je vous cognoy, s'affectionne à l'Amour des dames, et se monstre prompt à leur faire service, sçachant fort bien que l'appréhension amoureuse ne peut tomber sinon en ceux qui ont l'âme gentille, et le cœur nettoyé de toute humeur grossière, laquelle offusque les rayons de lame de ceux, qui esloignez de toute courtoisie, mesprisent la plus parfaicte des passions nécessaires qui soyent naturelles en nos âmes. Aussi ne trouvay-je onc estrange d'estre aymée de vous, d'autant que je vous estime tel, si vertueux et aymant la réputation d'une femme de mon calibre, que ne voudriez pour chose du monde attenter rien, ny m'en requérir qui peut souiller mon honneur et causer ma ruine. »

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On pourrait citer une cinquantaine au moins de ces très longs entretiens de six, huit ou dix pages qui remplacent une ou deux pages, ou mrme quelques lignes de récit. Et il fau- drait encore en ajouter un bon nombre dont on chercherait en vain la source dans la nouvelle italienne. Dans l'histoire de Saïch, la scène du conseil, indiquée très brièvement par Ban- dello, est réalisée en treize pages chez Belleforest; nous assis- tons au discours prononcé par Mahomet pour entraîner ses sujets à l'entreprise qu'il projette: puis aux objections d'un vieillard dont la sage prudence dévoile les dangers de l'expé- dition : enfin à la réponse d'un courtisan qui, avec une pré- somption et une fougue juvéniles, réfute ou plutôt rejette durement les remontrances du sage conseiller, et ramène à son avis Mahomet et tout le conseil. Développés ou introduits, ces entretiens présentent toujours les mêmes caractères et sont traités à peu près de la même façon. Le plus souvent ils -c rapportent à l'amour : ce sont ici des déclarations d'amou- reux, là des aveux à un confident, ailleurs des démarches auprès d'intermédiaires et de Dariolettes. Ainsi, dans l'histoire de Pandore, le traducteur a ajouté plusieurs dialogues de la jeune femme et de sa chambrière; de même dans les nouvelles de la duchesse de Malfi, du joueur Perillo et bien d'autres.

On sait le parti que nos dramaturges du wir siècle ont tiré pour l'analyse psychologique, de l'usage des confidents. Sans doute, il serait ridicule de prononcer le nom de Racine à pro- pos de Belleforest, mais il faut reconnaître que ces entretiens contribuent à nous faire pénétrer plus avant dans le caractère des principaux personnages des Histoires tragiques. Chez Ban- dello, les confidents étaient réduits, en général, au rôle d'audi- teurs bienveillants ou de complices. Devant la passion de leurs maîtres, ils ne hasardaient aucune objection et se déclaraient prêts à les servir. Il n'en est plus aussi souvent ainsi chd Belleforest. Dans la nouvelle du gentilhomme Biennois trompe par sa femme, nous assistons à un long entretien de celle-ci avec une servante, Pic La jeune femme se montre d'abord affectueuse cl timide avec sa confidente: elle essaie de l'api- toyer BU r son sorl et de la séduire par des promesses. Mais en

bANDËM.O IN FUANCÈ VU \VI" SIECLE I '<)

entendant l'aveu de celte passion coupable, la servante ne peut taire sa réprobation et son inquiétude; elle lente d'arrêter sa maîtresse sur le ehemiu qu'elle a déjà à moitié parcouru, < I de la retenir par le devoir et la crainte des conséquences. Elle s'aperçoit bientôt qu'elle n'obtiendra rien. La darne lui laisse entendre qu'elle n'est pas venue cbcreber un sermon, niais une aide, et elle lui impose du moins, puisqu'elle ne veul pas favoriser sa passion, de ne pas la divulguer. Ce n'est qu'après ce vain essai de résistance que Pie consent, à contre- cœur, à aider sa maîtresse et se fait complice de sa faute.

On pense bien que les entretiens avec les Dariolelles ne sont pas moins volontiers développés par Bclleforest que les conli dences. Un mot de son modèle lui suffit pour bâtir, suivant un thème toujours identique, un développement d'une dizaine de pages. Bandello écrivait dans la nouvelle de Zilie, en parlant de Philibert : « Ebbe mezzo d'altre donne che li parlarono. » Il n'en faut pas plus au traducteur pour nous conter longue- ment l'entretien de l'amoureux avec une dame à qui il confie une lettre pour Zilie; celui de Zilie avec la dame dont le message est fort mal accueilli; enfin les plaintes du malheu- reux, qui, au retour de la messagère, s'abandonne à son désespoir.

. Sans doute, nous l'avons vu, bon nombre de ces entretiens quels qu'ils soient, ont un intérêt psychologique et c'est ce qui les a fait rechercher par Belleforest. Mais ils deviennent bientôt chez lui un procédé, un ornement littéraire qui parfois n'a pas d'autre valeur : ainsi, dans la nouvelle de la jeune femme faussement accusée d'adultère, la conversation du maître d'hôtel avec le gentilhomme, puis avec le mari; dans celle de Sophonisbe, l'entretien de Scipion et de Siphax; dans l'histoire d'Henry, duc des Wandales, celui du père avec son fils et le Tartare; enfin presque tous les entreliens et les discours ajoutés à la nouvelle de la vengeance du More.

Car Belleforest montre autant de goût pour les discours que pour les dialogues. Il se refuse rarement le plaisir d'en prêter à ses personnages ou de les développer, cl, sil le fait par hasard, c'est bien à regret : «Si Conrad n'eusl esté si pressé, »

R. STl.nEI.. (j

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dit il dans une histoire de son second tome. t il eust chanté de belles chansons contre la trahison du Chastelain, et n'eust laissé d'accuser l'indiscrétion de son frère qui se fioit en celuy duquel il avoit suborné la femme, et qu'il sçavoit bien qu'il s'en estoit apperceu. Mais quoi? l'affaire méritoit autre chose que des paroles, et aussi est ce une folie que de s'attaquer ny aux morts ny aux absens. » En général, non seulement il réalise la plupart des discours que Bandello se bornait à indiquer ou rapportait au style indirect, mais encore il en introduit un très grand nombre. Beaucoup présentent comme les entretiens un intérêt psychologique : ce sont surtout ceux que les personnages se font à eux-mêmes, et qui correspon- dent assez exactement aux stances et aux monologues tra- giques. Nous y voyons le héros tantôt s'abandonner à la passion qui le possède, tantôt, au contraire, en proie à des sentiments opposés, balancer entre deux résolutions. En voici un exemple entre beaucoup d'autres, tiré de l'histoire de Buondelmont :

« Ainsi il print congé d'elles, laissant son cœur en gage entre les mains de celle à qui il ne devoit point, et si passionné d'amour qu'il en oublioit presque les plus grans affaires, les- quels il alla depescher assez lentement, et de retour qu'il fut à son logis, si son soupper fut sobre, le repos fut encor moin dre, ne faisant que resver toute la nuit sur l'occurence d< qui se présentoit ou à prendre, ou à refuser. La diversité des pensemens luy travaillaient tellement l'esprit, qu'il ne sçavoit en quoy se résoudre, ores se tournant vers la raison, et obéis- sant au droit et équité de la foy promise, puis quittant cec) se laissoit vaincre à son appétit, esguillonné de ce ton desja allumé en son cœur, sur le souhait d'avoir en sa possession la tille de la vefve qui luy avoit parlé: puis accusoil >oy moine de s'estre tant h as de poursuyvre les A inidées: niais soudain se reprenant, disoit que s'il n'eust faiet peste Folie, l'heur présent ne se fus! point offert, l'occasion d'une sottise sienne axant causé l<- commencement d'un si grand bien advenir. Et estant

sur eesl estrif el débat de la raison a\ee son fol désir, il disoit en SO\ mesine \h Bu< uidelnion t . et qu'il est facile "i erlu\ qui

BANDELLO IN FRANCE Al \\1* SIÈCLE 1 3 1

de seul aucune fâcherie de monstrer le chemin de consolation à celuy qui est oppressé de douleur. N'a guères je me fusse

moqué de tout tant qu'il y a d'amoureux en Toscane, et n'eusse jamais pensé qu'un homme sage peust estre asservi à ceste

douce passion: mais à présent je \o\ que le trait en est véri- table, et que nul tant soit sage, riche, ni puissant ne peut s'en exempter estant assailly par ceste force. Ile Dieu! et en quelles angoisses est réduite ma vie, qu'il faille que maintenant j'expérimente un mal que j'avois évité dès mon enfance, et es détroits duquel je ne pensois jamais estre précipité, tant peu de compte je faisoy de ceste divinité d'amour. Et penses tu, Buondelmont? L'amour aura il la puissance de te faire quitter celle à qui tu as desja promis ta foy, et qui n'est en rien moin- dre que toy, soit en parens, sang, richesses ni no'blesse? Sera il dit qu'une beauté fresle, caduque et de peu de durée te face oublier ton devoir, et te ravisse la réputation de loyauté, et nom de gentillesse que tu as eu jusques à présent en l'esprit de la nation Florentine? Ah fol, laisse ces délibérations, et voy que Jason ne fust jamais heureux ayant quitté sa Médée quoy qu'elle ne méritast que mauvais traitement à cause de ses desloyautés. Hercule mourust enragé pour avoir plus tenu compte d'une esvenlée et mignarde, que de sa fidelie Dejanire: Paris causa la ruyne de son pais laissant Oenone quoy que simple gentille femme pour courir après une beauté extrême, mais qui fust comme une torche, et feu tout dévorant en l'Europe et Asie. Et que sçay-je si pareil succez menace ceste cité si j'espouse ceste seconde pour quitter l'alliance des Amidées? Les Sabins jadis nos voisins tascherent bien de venger sur les Romains le rapt fait de leurs filles, quoy que le mariage ensuyvi coulourast un peu leur faute. Mais moy ravissant l'honneur et la grandeur de toute une famille en la mesprisant, avec quelle raison sçauroy-je coulourer mon faict, sinon le couvrant d'un sac mouillé, et en donnant le tort à l'amour, qui est seul sorty de ma fantaisie? veu qu'amour n'a point plus d'effort en nous, que celuy que nostre corruption luy donne, de laquelle il est produit, comme la vermine nuisi- ble des plus sales ordures de la terre: aussi son fruict et effaits

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monstrent assez le lieu de sa naissance et que c'est la propre bastardise des desseins gastez de l'âme, laquelle lleschist vers la partie plus vile et sensuelle. Mais las! qu'ay-je dit! quel blasphème est sorty de ma bouche!» est-ce possible que cecy se passe sans que je n'en sois puni aussi sévèrement que celle qui osa mesdire des enfants de Latone, ou que celuy qui offença par son orgueil le grand Apollon venant en contro- verse sur son de la Lyre? Je me rens, ô Amour, je me rens, je tens les mains pour estre lié, me confessant ton esclave: seulement ne t'aigris point contre moy et pardonne mon offence procédant plus de transport et faute de conseil, que de malice, estant si pressé, que si tu ne me favorise et soustiens, si tu ne remédies à ma pensée, c'est fait de moy et ne sçay plus en quoy je me doy résoudre. Résoudre, dit-il? si fais, et le sort en est tout jette; car quand le monde devroit tourner sens dessus dessous, et que tous les hommes s'armeroient pour ma ruïne, afin de m'oster de ma délibération, si est-ce qu'ils y perdroient leur peine, car ou je mourray, ou jamais autre ne sera ma femme, que celle divine beauté qui me bleça tantost, et l'Idée de laquelle est si vivement emprainle en mon âme que jamais d'autre impression n'y trouvera place. Et ayant dit cecy il s'endormit sur cesle folle resolulion, délibéré que dès l'endemain il besongneroit si bien en ses amours, que l'effecl s'en ensuyvroit selon sa fantasie. »

Ailleurs Belleforest a moins cherché à analyser qu'à exprimer les sentiments de ses personnages, et il a vu sans doute dans le monologue moins un procédé psychologique qu'un orne- menl littéraire. Dans la nouvelle d'Henry, dur des Wandales, la femme de celui-ci se tient à elle-même un long discours pour se persuader qu'Henry n'est pas mort, parce que, pense t elle. du haul du ciel son esprit lui aurail envoyé un avertissement et rainait eonsolée dans son malleur. Dans l'histoire de Timbrée de Gardone, l'amoureux trahi par son ami prononce, en guei tant la venue d'un rival chez sa maîtresse, un monologue qui, pour la situation tout au inoins, l'ait songer à celui de Figaro :

u Est-il possible que ma Fénicie en L'aage qu'elle est, >e soi! ainsi oubliée que d'aymer autre (pie mo\ qui luy >uis si ail.

BA5DELL0 EH FRANGE m \M SIECLE l33

tionné? Se peul il faire que celle qui, sous le voile de chasteté, a si souvent rejette mes prières, se soi! accointée d'autre que moy, et aye deçeu celu\ (jui n'a admiré que sa constance:' et croiray-je (tue ceste grande simplicité qui esl painte vivement

en la face de mon espouse, puisse couvrir avec un si gentil masque une trahison si détestable? Ah Fénicie qui me sembloil le Phénix de toutes les damoiselles de Sicile, et tu as deçeu un aniy si Loyal, et perdu envers luy la réputation de fille honneste, vertueuse et pudique! Je ne le puis croire, en ma fantasie, que jamais tu aye imaginé à te tromper toy mesme, et par mesme moyen occir celuy qui ne desiroit que ta gran- deur et avancement. Je ne croiray point qu'elle se forface et se donne à autre en proye, ce sont forbes excogitées pour me destourner de l'aymer, et c'est quelque envieux de son heur et du mien, qui veut semer discorde entre nous, à fin qu'il emporte la proye que j'ay tant poursuyvie. Non, non, je me lèveray d'icy, je ne seray point si sot que de m'amuser à ces tromperies, et sçauray si l'accusation faite contre m'amie, est véritable l'oyant de sa propre bouche. Elle ne le sçauroit dissimuler, la honte naturelle sera l'indice de son forfait, s'il y en a en elle, et faudra que la couleur manifeste les affections de l'âme. Mais que dis-je? A quel tesmoing veux-je donner foy en chose de telle conséquence? A la face d'une femme qui s'est abandonnée et qui a despouillé la honte en se desvestant de sa pudicité? Y a il rien plus effronté qu'un âme qui a fait prodigale largesse de son honneur? Y a il asseurance pareille à celle d'une putain, qui se justifie ayant fait quelque faute insigne? La pensez-vous faire rougir après le fait, puis que la honte ne luy a peu empescher de se forfairc, ny l'honneur obvier à sa meschante délibération, ny le devoir à estre loyalle à celuy à qui elle doit la foy?

» Et ignôroy-je quelle est l'inconstance, légèreté, change- ment et instabilité d'une femme? Estoy-je sans avoir ouy parler de leurs desdains mal bastis, et de l'appétit desordonné qu'elles ont de choses nouvelles? Et est l'homme qui sçaurait vaincre ny surmonter par son astuce la caulelle et. malignité de ce sexe, mis au monde pour nostre tourment?

>> Ah Fénicie! je meurs pour te cognoistre autre que tu n'es,

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à sçavoir voyant ceste douceur naïfve de ton visage, tu es une Diane de chasteté, mais à leffait tu dénigres ce que la face monstre en toy de louable. »

De même la seconde partie de la nouvelle de Diego contient chez Belleforest plusieurs discours destinés à exprimer plus vivement et d'une façon plus littéraire au gré du traducteur, le repentir ou la joie des divers personnages. Mais parmi les développements de ce genre nous rencontrons surtout des lamentations, des prières ou des apostrophes. Dans des his- toires tragiques et amoureuses, les lamentations trouvent naturellement leur place. L'amoureux Cornelio, caché dans la cheminée de sa maîtresse, gémit de froid et de peur en enten- dant la voix du mari ; un autre, Pandolfe. du fond du coffre son amante la enfermé, écoute son arrêt de mort et se lamente sur son sort et sur la cruauté des femmes ; Genièvre donne libre cours à sa douleur devant le cadavre de celui qui lavait séduite; et la pauvre femme de Milan se plaint amèrement de l'avarice du curé qui a refusé d'enterrer son mari. Mais la plu part des héros de Belleforest, surtout lorsqu'ils se sentent sur le point de mourir, élèvent leurs pensées vers le ciel, el plus d'un, au souvenir de sa vie coupable, s'abandonne à un sincère repentir. Le comte Hugues ou le procureur Tolonio en sont des exemples. Quant aux innocents, que la mauvaise fortune semble poursuivre, ils la reçoivent avec résignation et offre ni leur vie en expiation de leurs faiblesses. Témoin le due Henry, prisonnier du sultan, la femme de Riviery, déshonorée et torturée par son esclave more, ou la jeune femme, faussement accusée d'adultère et jetée dans la fosse aux lions. Il y a apu- rement moins de sentiment el plus d'artifice littéraire dans les apostrophes aux cadavres (pie Belleforest a développées ou introduites dans quelques-unes des ses nouvelles. Mai- le public aimait les discours, cl les écrivains savaient flatter ses goûts. Ceux des Histoires tragiques , aussi bien que ceux d'Amadis, curent L'honneur d'être réunis en un Trésor1. On

i. Le Thrèsor des Histoires tragiques de François <le Belle-forest, contenant /<•.>• Ilaran- 'jurs. Discours, Complaintes, Ftemontrances, Exhortatiom el autres propos remar-

quables contenus en icelles. \ l'aris, chei Gervais Mallot, à l'Aigle d*or, rue 9 M . D. LX.XX.Ij avec prh îlège du roj : In 6 [Bibl. Salnte-Genevii i

recueil comprend la plupart des monologues, discoursv entretiens el lel

BANDELLO BIS FRANCE U Wi SIECLE 1 35

y joignit bon nombre des lettres <|iie contenait le recueil de Belleforest. Nous avons vu déjà cet ornement apparaître timidement dans les Histoires de Boaistuau; il s'étale avec complaisance chez son continuateur. Non seulement toutes celles que mentionnait le texte italien nous sont données in extenso, mais Belleforest en ajoute dans la plupart de ses nouvelles et, en particulier, dans les développements qu'il introduit sur la naissance de la passion et les premières tentatives de ses amoureux. La lettre semble être alors, litlérai- rement du moins, le mode normal, et presque nécessaire, de la déclaration amoureuse, et l'office des Dariolettes se réduit le plus souvent à faire agréer les missives des soupirants.

En général, du reste, les vers viennent prêter main-forte à la prose, et les sonnets, les épitres, les complaintes et les élégies chantées sur le luth donnent des assauts à la vertu des jeunes filles, ou essaient d'adoucir la cruauté des coquettes. De ces poésies, quelques-unes étaient citées par Bandello,mais la plupart sont complètement de l'invention du traducteur. Bien qu'il attribue en effet à certains vers qu'il ajoute, comme l'épitaphe des deux amants (II, 4), une authenticité historique; bien qu'il déclare ailleurs que, faute d'avoir pu obtenir

des quatre premiers tomes des Histoires tragiques, ainsi que du volume qui dans les collections porte d'ordinaire le numéro VI (composé de douze histoires et dédié à Guillaume des Lombards). Sur ces quatre-vinsrt-douze nouvelles, une douzaine seulement ont été omises (1,4, 10, 12, 17 ; II, 24, 29; III, 39, 5o. IV, 66, 68, 72, 76). Une table méthodique, dressée en tète du recueil, groupe successivement les haran- gues, les discours, les complaintes, les remontrances, les exhortations et les épîtres qui se trouvent disséminés dans les divers extraits du volume.

Je me bornerai à relever dans les pièces liminaires quelques indications curieuses. Le titre, tout d'abord, nous montre que Belleforest est regardé comme le seul auteur des Histoires tragiques. Bien que les six nouvelles italiennes rendues par Boaistuau aient fourni à Gervais Mallot la matière de ses vingt-cinq premières pages, le nom de l'ancien traducteur ne figure ni sur le titre, ni dans le privilège-, ni dans la préface. Celle-ci, d'ailleurs, contient plusieurs déclarations assez intéressantes. Dans une comparaison avec les « sornettes et contes forgez » de l'Amadis, l'éditeur, pour flatter le goût de ses contemporains, s'attache à mettre en relief la véracité des Histoires tragiques, qui confère à ces récits une supériorité incontestable sur les romans d'aven- tures jadis à la mode. D'ailleurs, ajoute t-il (et c'est la justification de son livre), c'est surtout à cause des discours, des entretiens et des lettres que les Histoires tragiques « ont esté si bien receues, et qu'on s'est adonné si soigneusement a la lecture d'icellcs». Mais, outre le plaisir qu'éprouveront les lettrés à cette lecture, tous ceux qui ;< désirent s'exercer à parler proprement et élégamment nostre langue Françoise» profiteront de ce nouveau recueil, car, dit le privilège, la langue «est autant jolie et ornée au discours desdites Histoires que en quelque aulre livre qui soit mis de longtemps en lumière». Quelque part qu'il faille faire d.ans de telles déclarations à un souci évident de « réclame », nous pouvons néanmoins conclure de ct'tte appVé- ciation que les défauts qui nous choquent aujourd'hui dans le style de ces nouvelles parurent des beautés à plus d'un'lecteur contemporain.

36

BULLETIN ITALIEN

copie d'un cpigramme italien, il doit se contenter d'en signaler l'existence, la liberté avec laquelle il rend les rares poésies citées par Bandello, et l'examen même de celles qu'il intro- duit attestenl qu'il n'a vu dans ces additions de fantaisie qu'un simple ornement littéraire. 11 manifeste, d'ailleurs, un goûl très vif pour ce procédé, et les pièces de plus de cent vers ne sont pas rares dans ses nouvelles. Nous avons la preuve que le public fit bon accueil à sa muse, car un tiers environ de ces poésies fut mis en musique et passa dans Les recueils de chansons de la fin du \vi" siècle1.

i. Voici un certain nombre de ces pièces. B désigne les Histoires tragiques de Belle- forint; W le recueil de chansons publié par Waesberge sous ce titre : Recueil et

Eslite de plusieurs belles chansons joyeuses par I. 11". Liore premier. Anvers, chez Jean

Waesberge 1676. in 12 [Bibl. royale de Munich. P.O. Gall.8 1819.]; E C Excellence des chansons les plus joyeuses et relatives .... Lyon Benoist Bigaud i5S4, in-16. [Bibl. de l'Arsenal B. L. 8701] . B, un manuscrit de la Bibliothèque James de Rothschild.

Amour, est-il possible Que je voye son corps. B. III. 156 v°: W. 18 b.

Avec l'espoir Plus ne veux voir. B. II. 3oj V: W

261 a.

Celle moytié de mon àmc Qui en recherchant son mieux B. I, 2i3 V; 'W. 89 b.

D'un désir généreux Mon âme estant poussée B. IV, ta6; W . rag a.

D'un l'eu si cuisanl m'epreuve I. 'archer indomptable Amour B. III, 36; W . >79 a.

En un momenl je vaincs Le mal duquel nie plains.

B. Il, 228 Y°; W. . >S b.

[dure Est ce mon bien qu'un tourment qui me animent et sous lequel j'endure '

B. III, 261 V; U. il', a.

Je n'avois onc senty le dard Ni l<- feu ni le trait mignard.

B. IV, .'.-;; W. .80 b.

L'amour qui regist mes désirs Et qui cause les desplaisirs.

B. IV, 3vo; W. 179 b.

Las ! Cupidon volage Indigné contre moy [chant de la Parquet. Il III, i7r.; W. m b: E. 56 b sur le

Les angoisses fâcheuses Que souffre incessamment V B. III. 'Si ; W. 265 a.

L'espoir qui llorist en mon cœur Ne peut croistre par autre honneur. B. IL 223; W. 177 a.

Mai- pourquoi n'est mon cœur en cendre Bruslé ainsi incessamment. B. III. 38o; W. 207 b.

Quels seront les clairs ruisscaui Quelle la \ ive fbn laine

' B. III. B t ,U.:,;i. Si l'amour, la mort, le leni|>s

Ivoienl mesuré me- destn

B. II. 27 n"; W. 55 b.

S'il \ a au monde peine

Que h' cœur des hommes geine

* b. IV; -1 ', ; W. i&3 b.

La menace d'un aise

Longuement espéré B. III, iag n . \\ 262 b.

I 1 mère commune du corps Qui cause, tient el vi\ ifie

V B. III. 36o r-: W. 17- b

l n sif rayon, une m\<- clairté D'un sainct Bubjecl a offusqué mon aine. B. Il, 276 \'; W . 1., b.

\ 03 . madame, la p. 'm,"

1 > idente el , ertaine.

B. 11. 161 : H -

BANDELLO K\ FRANCE U \\f SIËCL1 l'/)~

Même en dehors de ces pièces de vers, en dehors des oita- tions de portes modernes comme Ronsard ou du Bellay, et des traductions en vers de poètes anciens ou italiens, Bellcforest recherche quelquefois les tours ou les procédés poétiques. L'inlluence du Roland furieux et d'autres poèmes, surtout épiques, de l'Antiquité ou de l'Italie, avait répandu chez nous l'usage des expressions poélico-mylhologiques pour indiquer les moments du jour ou les époques de l'année. Belleforest écrira lui aussi : « Gomme la nuit commençast à couvrir la terre du manteau de son obscurité » ou « Dès qu'il veid qu'il s'adjournoit, et que l'aube avant coureuse du jour semonnoit Apollon à atteler ses chevaux pour recommencer sa course en nostre hémisphère. » Mais les figures poétiques les plus fréquentes dans les Histoires tragiques sont, je crois, les comparaisons dont l'Arioste aussi fournissait des modèles u Qui vit jamais un Lyon se hérisser et estendre la queue, voyant de loing le Thaurcau s'aprester au combat? Tel estoit, Gensualdo voyant venir ceste troupe sans armes... ; » ou : « Qui a veu le Renard aller dans la court ou les poules repairent pour y prendre son repas, se cacher par les buissons au moindre bruit que les passans sçauroyent faire? Ainsi esloit le Ferraroys poursuyvant son adversaire (la jeune fille dont il veut jouir par force). » La vingt-troisième histoire nous présente une « belle similitude » au témoignage de l'éditeur : « Qui eust veu les citoyens de Nocère après ceste séditieuse harangue eust jugé ouyr un pareil bruyt que font les abeilles lorsque sortans de leurs rusches elles bourdonnent parmy un beau vergier décoré et embelly de fleurs diverses... » Ici, nous voyons « une pauvre amante tremblante comme la fueille au soufllement d'un Zéphire lorsque le soleil commence à espandre ses rayons et souspirant si estrangement qu'il sembloit que l'âme luy deust partir du corps. » Là, c'est une accumulation maladroite d'images soi-disant poétiques, de souvenirs mythologiques et de comparaisons avec les phéno-

l38 BULLETIH ITALIEN

mènes de la nature : « Le jeune homme durant que ceste tempeste bourdonnoit dans l'estomach transporté de son jaloux père, comme durant la canicule l'on oyt le bruit d'une future tempeste sur les monts Pyrénées et aux abismes d'un Ethne Sicilien; il arriva en la maison en la maie heure : car la tourmente tourna toute sur luy, les esclatz de laquelle réverbérèrent sur le père malheureux. Qui sortant du lieu d'où il avoit attiré les vapeurs, cause de cest orage, de mauvaise fortune, il s'embatit sur son filz. lequel parloit avec une bonne dame qui se tenoit en ce logiz. Le jaloux et enragé vieillard, escumant de fureur, comme un verrat, et mugissant de colère, non moins qu'un toreau pressé ou de faim ou du désir de sa compagne, voyant l'adolescent en telle frénésie...;» et plus loin: u Ce propos fïny, emeu d'un désespoir diabolic, rugissant comme un lyon et hérisonné de je ne sçay quelle furie, comme un sanglier aculé d'une émeute de chiens, tourna contre soy mesme son ^cv vengeur et foudroyant... »

On voit que le goût de Belleforest pour les comparaisons ne lui réussit guère. Les métaphores, qu'il emploie aussi volon- tiers, ne sont pas beaucoup plus heureuses. Tantôt elles sont incohérentes, comme dans cette phrase: u La pauvre garse, cognoissant assez qu'on la menoit à la boucherie de sa chasteté et pudicité et au dernier supplice de la fleur de sa virginité; tantôt, au contraire, il les prolonge maladroitement à la façon de Trissotin et des précieuses : « Il délibéra de voir si l'eau de son espoir se pourroit en quelque endroit trouver guéable, s'asseurant, le il seroi! précipité en L'abisme d'un refus et mespris de son service, de ne se retirer point, aina se pion plus avant, afin de voir une plus hastive ruine de 80) et de ses désirs: h ou encore : « 11 se mit à souspirer si estrangement que l'on ensl dict de son eslomach que c'estoient deux soufflets de forgeron, tant le vent encloz en -on cœur le faisoii haleter. Les \eu\ ci'oublioienl point cependant à desbonder un ruisseau de larme-, lesquelles puisées an centre du cœur, montoient au cerveau pour à la lin Bortir par le tuyau propre à !'« sgoul de telle fontaine. \n cours même du récit, l'expression est trop

BÀNDELLO i:n PB LNCB M JVl" SIÈCL1 1 3()

souvent relevée par des images banales et conventionnelles, ou au contraire par des rapprochements inattendus, mais que L'abus qu'en fait le conteur De tarde pas à rendre eux-mêmes monotones. Ici, c'est un amoureux donl La maigreur évoque le souvenir d'un « hennile de Monserrat ou d'un Caloyer du Mont Athos i) ; là, e'est la comparaison fastidieuse d'un person- nage étonné <>u muel d'émotion avec la femme de Loth, Battus changé en pierre, et la statue de Pasquille à Home. Massinissa, à la vue de sa « Vénus Carthaginoise » dont la beauté « cust adoucy un cannibale», « s'enlace es filets et cordages d'amour que Cupido lui avoit tendus es yeux et grâces de Sophonisbe, pour le rendre aussi bien son sujet que Mars guerrier, duquel cestuy cy imitoit les prouesses ». Lorsque Belleforest décrit, en effet, les beautés de ses héroïnes, c'est d'ordinaire avec les plus médiocres clichés de la galanterie conventionnelle. Un de ses amoureux « louoit sa dame de grande beauté et se miroit absent, ores en ses yeux vers rians, et si attrayans qu'il sembloit qu'Amour y eust dressé son domicile pour de en avant élancer ses traicts et passionner les âmes de ceux qui s'amuseroyent à contempler une si céleste lumière; puis advisoit le trait gentil de son nez respirant doucement, et le' corail Aermeil de ses lèvres pourprées, desquelles sortoit un air si souëf qu'il surpassoit le musc et l'ambre, et toutes les fleurs odoriférantes que nourrit l'Orient ou que le Printemps produit pour l'ornement plus beau de la terre. Mais quand ce vint à se ruer sur la blancheur délicate de sa gorge et sur les gazons haletans qui ornoyent le délectable vallon de son eslomach, lors saisi d'un grand estonnement ne sceut que faire sinon prendre un luth... »

Ce n'est pas là, il est vrai, le style continuel de Belleforest. Malheureusement le ton familier qu'il essaie de prendre le plus souvent n'est guère plus naturel ni plus plaisant. Lorsqu'il parle des mésaventures de ses « pigeons à plume follette » ou de ses « oyscaux en cage»; lorsqu'il, raille les « allées et venues d'un pèlerin » (entendez d'un amoureux), ou qu'il appelle conladiue farineuse la fille d'un meunier que recherche un courtisan, nous avons l'impression qu'il va chercher bien loin

l40 6ULLETDI ITALIEN

une attitude simple, et que suivant une locution qu'il aime à employer, il «se chatouille pour se faire rire». Chez Bandello. si les plaisanteries étaient parfois monotones ou grossières, on sentait du moins qu'il ne s'était pas mis en frais d'esprit pour les trouver. Les maris trompés allaient tous en Cor- nouailles sans bateau; ceux de Belleforest sont inscrits au registre des soldats qui comhatlent sous l'enseigne de Vulcain. deviennent de la race de la Lune (qui a des cornes au crois- sant), ou portent sur le front les rayons de Moyse. Cette fami- liarité sans spontanéité, et cette ironie un peu lourde, nous les retrouvons dans les quelques descriptions licencieuses que les principes moraux de notre traducteur ne lui ont pas fait retrancher de son œuvre. Ici encore, Bandello était plus grossier peut-être, mais Belleforest est plus grivois, par la recherche de l'esprit et l'emploi d'allusions et de périphrases qui, bien loin de voiler l'image ou la plaisanterie, ne font que la souligner davantage.

Cette impression pénible de lourdeur, de pesanteur, est e;ï somme celle qui se dégage le plus nettement de la manière de Belleforest. Qu'il s'agisse de développements moraux ou de digressions historiques, d'analyse de sentiments ou d'orne- ments littéraires, ce qui lui manque le plus, c'est toujours une certaine discrétion, une certaine finesse, cet art de lais-er entendre plus de choses qu'on n'en dit. Le même jugement peut convenir à l'allure générale de son style et à la structure de sa phrase. Si la noblesse de la pensée et la profondeur de sa conviction lui font parfois rencontrer, nous l'avons nu. des expressions vigoureuses et presque éloquentes, sa prose en général se traîne péniblement sans pouvoir se dégager des incidentes et des subordonnées. « Ce qui advint le mieux à propos du monde pour Ludovic, veu que s'il eus! parlé, ce Fusl esté grand l'ail, si la fille ne se fus! ad visée de la tourbe. veu la pratique qu'elle tenoit avec le premier et duquel elle entendoil 1res bien la parolle : et ainsi il eus! tout gasté el eus! perdu le bien avec ceste courtoisie qu'il s'estoil acquis en n'\ pensanl point.» Ul leurs Belleforest n'échappe à cette lourdeur que par une anacoluthe: u Mais la tille qui estoil jeune el

ti:\M)| l.l.i» I \ I li.WCK U \\ i -IM I i I \ I

chaste et qui ignorait toutes ces folies d'amourachemens comme celle qui samusoil plus à gaigner sa pauvre vie avec son père et sa mère qu'à regarder si elle estoit œiliadée de quelque folastre. Le travail luy désapprenoit ce que la chair a «le mal et chatouilleux... » ou « L'Archipélague en la mer Méditerranée, que jadis on a renommée du nom d'Egée, roy d'Athènes, fils de Pandion, ainsi que plusieurs l'estiment, mais Strabon est d'autre advis, et rapporte cecy à une ville appellée jadis Egé qui estoit assise en Eubée à présent Negre- pont: or cest Archipelaguc estant spacieux est aussi illustré et cmbelly de plusieurs belles isles riches... » L'anacoluthe est même parfois inexplicable, et devient une véritable incorrec- tion, dans des phrases comme celle-ci: « Cecy estoit fort aisé à la Royne pour estre aymée de chacun et respectée, à cause que Alboin la pris oit et luy faisoit bon visage, et qui peut estre l'aimoit encore plus qu'il n'en monstroit le semblant. »

Pour ces raisons de style, comme pour toutes celles que celte trop longue étude a essayé de dégager, l'adaptation de Belleforest est littérairement inférieure à celle de Boaistuau. Nous avons vu, d'ailleurs, que, par l'esprit et les tendances qu'elle manifestait, elle s'en rapprochait à plus d'un égard." C'est le même souci de la clarté, de la vraisemblance et de la psychologie, avec un goût plus vif et plus indiscret pour certains développements, à la fois procédés d'analyse et orne- ments littéraires. Nos deux traducteurs se sont rencontrés sur ce point, parce qu'ils ne faisaient que se conformer aux exigences de leur temps. C'est au contraire plutôt au tempérament et au tour d'esprit personnels de Belleforest qu'il faut attribuer les . nombreuses additions historiques et surtout morales dont son prédécesseur, plus soucieux de la valeur littéraire de son œuvre, ne lui donnait pas l'exemple. Ln dépit, d'ailleurs, de ces différences, qui sans doute échappèrent à la plupart des lecteurs contemporains, les Histoires tragiques de Belleforest eurent autant de succès que celles de Boaistuau, et nous verrons qu'elles ne furent pas sans influence sur les nouvelles, non plus que sur la poésie et le théâtre du demi-siècle qui suivit.

III

I \ Poème inédit de Desportes sur

« Les amours infortunées de Didaco et de Violant.1 »».

« Desportes, corrige les vers î », disait à L'auteur des Élégies un de ses contemporains. Si l'on peut souscrire à certaines critiques contenues dans ce quatrain sévère, dont l'auteur est peut-être Ronsard2, il faut avouer que le premier vers c>t injuste. Desportes n'avait pas besoin de ce conseil, ou ne méritait pas ce reproche; car pas un poète du xvie Biècle, lui ce Ronsard lui-même, n'a autant que lui corrigé ses vers. Nous avons tort de nous le représenter comme un indolent, inca-

i. Mis en possession des notes laissées par notre très regretté i diaborateur R. Sturel sur la fortune de Bandello en France au xvie siècle, non? sommes heureux de pouvoir publier cette troisième partie d'un travail, qui, sans les circonstances tragiques que nous traversons, aurait eu certainement de plus vastes proportion!. Nous adressons ici, a\ant tout, nos remerciements émus à Mmr K. Sturel, qui a bien voulu nous autoriser à insérer ce troisième chapitre dans le Bulletin italien, et qui nous a aidés à tirer parti des notes laissées par son mari.

Ces notes ne nous ont pas permis de reconstituer plus complètement le plan que .Sturel se proposait de suivre; nous avons regretté notamment de n*y trouver aucune amorce utilisable de l'étude qu'il avait entreprise des tragédies françaises empruntées aux Histoires tragiques, étude annoncée dans les dernières lignes du chapitre précé- dent (Bail, itai, t. \V,p.;3), et dont il nous avait entretenus, la seule partie entière- ment mise sur pied est celle que nous donnons ici : c'est aussi celle qui avait été le point de départ de toutes les recherches de Sturel sur le succès du contour lombard en France. Nous ne croyons pas nous tromper en allinnant que ce chapitre *ur Desportes, tel que nous le lisons, a été rédigé avanl les deux autres, déjà publiés, T'est une rédaction déjà assez poussée; mais, en raison des nombre lions

et surcharges que l'auteur y avait faites elle n'a pourtant qu'un caractère pro> s s'il l'avait reprise lui même, il est certain que H. Sturel l'aurait profondément ivma- r 1 1 - . - . Non- nous sommes appliqués, au contraire, à en respecter le plus possible la physionomie; il a bien été nécessaire d'j pratiquer quelques coupures, pour éviter des redites et de faire quelques retouches de forme, notamment de choisir entre plusieurs rédactions d'une même phrase; mais notre unique préoccupation i été de rendre aussi fidèlemenl que possible la pensée de notre ami.

(Note lie la Rédaction.) 7. Publié d'abord pnr Blanchemain dans les Œuvres inédites de Routard, < d

ce quatrain a pris place dan- les I anchemain, t. VIII, p.

éd. Martj Laveaux, t. \ III, p, ii8).

BÀNDELLO l'-N FRANCE M wi SIÈCLE I '|3

pable do s'astreindre au labeur pénible de la retouche et de

la refonte.

Pour s'en convaincre, il snrïil de comparer les divers éditions de ses œuvres profanes parues de son vivant; chacune d'elles, pour ainsi dire, apporte des variantes à ses sonnets, à ses élégies, à ses poèmes. Tantôt il corrige un mol ou une phrase, tantôt c'est un développement entier de dix, vingt ou trente vers qu'il refait de toutes pièces, et tel de ses sonnets, d'une édition à l'autre, n'a conservé intacts que les cinq premiers mots. De ces corrections successives il y aurait à tirer plus d'une remarque intéressante. Mais une étude de ce genre ne devrait pas se borner à considérer les éditions : avant même de livrer ses œuvres aux imprimeurs, Desportes les avait communiquées à la cour; on en avait pris des copies, et lui-même avait dédié plus d'un poème, en manuscrit, à ses protecteurs, à ses amis ou à ses maîtresses. Nous avons la chance de posséder quelques-uns de ces recueils qui, pour la plupart des pièces, nous offrent un texte bien différent de celui de la première édition. Ces volumes contiennent en général des œuvres d'assez nombreux poètes du xvie siècle, appartenant à l'école marotique aussi bien qu'à la seconde' moitié du siècle, et ils semblent avoir été offerts par divers personnages à leurs maîtresses. L'un d'eux, le manuscrit 3333 de la bibliothèque de l'Arsenal, qui a été signalé par M. H. Martin clans son excellent Catalogue, porte la note suivante : a Ce livre a esté donné et envoyée (sic) à madame d'Aumont par le s' Lombart, gentilhomme servant de Monseigneur frère du roy et gouverneur de messieurs ses enfans, en l'an 1J72 I. »

Un autre recueil analogue se trouve dans la bibliothèque James de Rothschild; il a été étudié dans le Bulletin des Biblio- philes (1909, p. 121-125), par le Dr Bouland, et M. E. Picot en a donné une description très complète dans le IVe tome de son si précieux catalogue (n° 3197, p. 08/1-59 1 ). Ce manuscrit paraît bien avoir été dédié à Marie de Montmorency, comme l'indi-

1. H. Martin, Catalogue des Mss. de la Bibl. de V Arsenal, t. III, p. 33i.

I ^4 BULLETIN ITALIEN

quent la pièce acrostiche du fol. 1 53 et aussi les monogrammes qui figurent sur la reliure; mais l'identification du donateur avec Henry de Foix, qui épousa en juillet 1067 Marie de Mont- morency, fille du connétable, me parait beaucoup plus discu- table, et les arguments qu'a produits le D' Bouland pour étayer cette hypothèse ne sont pas très convaincants. On peut s'étonner toul d'abord que Henri de Foix ait pour mono- gramme A(I>. car la particule nobiliaire, à cette époque, ne figurait pas dans les initiales. De plus, si le volume a été donné avant le mariage d'Henri de Foix el de Marie de Mont- morency (il aurait donc été exécuté en i565 ou i566 . com- ment peut-on expliquer la présence de pages blanches au milieu du voiume? Et encore comment se fait-il que la même main, qui avait calligraphié le manuscrit, ait pu y insérer une épitaphe, d'ailleurs inédite, de Desportes, sur la mort du connétable, survenue seulement en novembre 1667? Pour ces diverses raisons, la thèse du Dr Bouland ne me paraît pas entièrement satisfaisante. Gomment alors faut-il interpréter les A(I» ou (I> A enlacés? Si ces lettres ne sont pas (comme il se pourrait bien) de simple ornements ou des symboles, l'inter- prétation « Philippe Desporles » n'aurait rien que de vraisem- blable. Les œuvres de ce poète figurent en grand nombre dans le volume : il est vrai qu'elles y sont massacrées à chaque pas par le copiste; mais Desporles a pu ne pas en revoir de très près le texte avant d'en faire don à la princesse. D'ailleurs ceci n'est qu'une hypothèse.

Un troisième recueil, qui contient d'assez nombreuses <■ n de Desportes, dans un état sensiblement différent de l 'édition originale, est le manuscrit fr. $]•> de la Bibliothèque Nationale. Il présente les mêmes caractères que les deux volumes précé- dents, niais il est d'une écriture moins soignée, plus rapide et ne parait pas devoir être range parmi les manuscrits de dédicace.

En réunissant ces trois recueil- et quelques autres manus- crits moins importants, on peut constituer pour un grand nombre de pièces de Desportes, notamment pour toutes ses imitations de L'Arioste (Roland furieux, Angélique, La mort

BANDELLO BW FRANCE W \\ i' 811 i i ^5

de Rodomont, etc.), pour quelques Élégies du premier livre et pour bon nombre des Bonnets à Diane et à Hippolyte, un état du texte que nous fait connaître, sinon le premier jet du poète, du moins les tâtonnements qui ont précédé la publi- cation de ses œuvres. Joints aux éditions successives dont j'ai parlé, ils nous permettent d'étudier d'une faeon complète et sûre ses procédés littéraires je n'ose pas dire son inspiration poétique. En particulier, si l'on veut le comparer avec ses modèles italiens, et rechercher comment il les a imités, on ne saurait négliger le texte que nous fournissent les manuscrits. En étudiant ces recueils, on s'apercevra aussi que Desportes, comme Ronsard et la plupart de ses contemporains, a succes- sivement dédié ses pièces à différents personnages; quelques vers à refaire, quelques expressions à changer, rien n'était plus facile.

Mais les manuscrits ne nous donnent pas seulement des variantes curieuses de poésies publiées ; nous y trouvons encore certaines pièces inédites de Desportes; quelques-unes lui sont attribuées par une note contemporaine, et cette attri- bution est confirmée par divers indices. Mon attention a été attirée, en outre, par un poème sans nom d'auteur, mais qui paraît devoir prendre rang parmi les œuvres de Desportes. Cette pièce, de 800 vers environ, commence au feuillet 3 verso du manuscrit fr. 842 de la Bibliothèque Nationale, sous ce titre : Discours sur une ,des histoires tragicques du Bandel, contenant tes Amours infortunées de Diduco et de Violante et leur mort. Elle est précédée (fol. 3 recto) de ces stances « à sa dame » l.

J'ay chanté le despit d'un amoureux jaloux Fendant l'air de regreetz et sa chaude furie; Or, je veux faire vcoir une amante en courroux Qui n'a rien dans le cœur que meurtres et tu rie.

Roland de sa fureur a esté si pressé 5

Qu'il a perdu le sens tout possédé de rage,

Et Violante icy d'un esprit oflencé

Fait d'un parjure amant un furieux carnage.

1. « À sa dame » est une correction ; il y avait d'abord : « à Madame ». r. sturel. 10

l/j6 l!ilir.l'l\ ITALIEN

Mignonne à qui je sui-*. en lisant ces es< Jugez je vous supply quelle est ma l'antazie: Jugez que je n'ay point les labeurs entrepris Qu'en despit d'inconstance et de la jalouzie.

Vmour qui a noz cœurs sainctement assemblez, Et dont le feu divin doulcement nous tourmente.

permette jamais que nous soyons trouble/.. Moy pour estre jaloux, vous pour estre inconstante.

Le rapprochement avec les plaintes de Roland trompé par Angélique pourrait à lui seul prouver que L'auteur de ce Discours est aussi celui du Roland furieux. Je ne crois pas, en elïel, qu'avant 1070 un autre que Desportes ait traduit ou imite le X\I 111 chant de YOrhuidofurioso; et notre manuscrit contient, précisément au milieu d'autres œuvres de Desportes, sa tra- duction des Plaintes de Roland^ dans une forme a>sez analogue à celle des manuscrits, mais très différente des textes impri- més. Cette présomption est, d'ailleurs, justifiée par d'autres remarques. L'expression du vers 9 se retrouve dans la pre- mière rédaction d'une Elégie de Desportes que fournit le même manuscrit 8^2 (fol. 33) :

Mignonne à qui je suis oyez je vous supplie

est le premier de l'Élégie qui, dans l'édition île 1 r>;3. com- mencera par .

Voua qui tenez mon âme en vos yeux prisonnière.

Or cette manière d'appeler sa maîtresse n'esi pas courante et l'on peut, je crois, la regarder comme une signature.

Le débul du « Discours , d'ailleurs, noua offre un rappro chôment du même genre. Sur le point de décrire les funestes effets de l'amour, le poète s'adresse aux Muses (v. ! 1 el suiv.

Chastes sœurs qui ave2 !<••> amours en horreur, »up qu'il faut d'une ardante fureur M'allumer L'estomach . . .

Kv\nr.r.r,o f.n i-hvncf ai w r sikct.e ï^7

Desporles, clans une dédicace de son Roland furieux qui a disparu des éditions, employait, pour présenter ce poème, de sujet analogue, des expressions assez semblables (ms. fr. 84a):

Je veux aussi chanter quelle est la frenesye

Qu'allume en noz esprits Tardante jalousie,

Ses ciïortz furieux, et comme sa passion

Dès le commencement nous prive de raison.

Si le sujest est grand, Apollon qui t'estime,

Mon divin Maisonttcur, animera ma rythme.

Les sœurs comme à l'envy des vers m'inspireront,

Et les amours pour toy contre eulx même escriront,

Car dès que tu fus les Muses qui t'aymèrent

De leur salade fureur Vestomach t'allumèrent1.

Si, comme je le crois, ce poème est bien de Desportes, une question se pose tout d'abord. Pourquoi ne l'a-t-il pas publié lui-même, avec le Roland furieux, Y Angélique et la Mort de Rodomont? En jugeait-il l'exécution médiocre2? Mais il ne tenait qu'à lui de le corriger, comme nous voyons qu'il a corrigé ses autres essais. Il est plus probable que c'est le sujet même qui l'a détourné de publier ce « discours». Peut, être cette adaptation d'une nouvelle en prose lui a-t-elle paru, peu digne de figurer à côté de ses imitations de l'Arioste. Quel prestige Bandello pouvait-il avoir, en effet, aux yeux d'un poète nourri du Roland jurieux, pour ne point parler de Pétrarque et des pétrarquistes? Encore n'est-ce pas au conteur

i. Ces emprunts à lui-même sont familiers à Desportes. Pour ne parler que des Élégies, nous rencontrons dans l'édition de 1673, fol. i36 :

Qu'il [le ciel] se plairoit en vous et qu'il vous avoit faitte Pour monstrer icy bas quelque chose parfaitte;

et fol. i38: fol. i40 : et fol. iG3:

fol. i£8:

et (ol. i64:

Si de se prendre à toy l'on peut se repentir.

2. On y relève surtout une grande incertitude dans l'emploi des temps; voir par exemple aux v. 089-^0^.

Et semble que Nature a plaisir Paye faitte

Pour faire voir en terre une chose parfaitte. (Corrigé dans la suite.)

N'estimez toutes fois quoy que vous pensiez faire Que de vostre amitié je me puisse distraire ;

Vous ne ferez jamais quoy que vous pensiez faire

Que de vostre amitié je me veuille distraire. (Corrigé dans la suite.J

Si de se prendre à moy l'on doit se repentir;

1^8 m LLETÎN' ITALIEN

italien lui-même que Desportes a emprunté son récit : tout italianisant qu'il fût, il s'adressa au récent traducteur des ((Nouvelles» de Bandello, Pierre Boaistuau, dit Launay. On peut s'en apercevoir par le litre même de son poème, car c'est Boaistuau qui a substitué (il s'en justifie dans sa préface) à l'appellation «Nouvelles)) celle d'Histoires tragiques; d'ailleurs, les nombreuses divergences que présentent le texte italien et la traduction française, permettent de se rendre compte aisément que Desporlés n'a utilisé que celle-ci.

On a vu au chapitre premier de cette élude '. que la nouvelle de Didaco et de Violante, la XLlIe du premier livre de Ban- dello, formait la cinquième des Histoires tragiques, traduites en français par Pierre Boaistuau et publiées à Paris en i55q, Nous ne reviendrons pas ici sur les modifications, en somme peu essentielles, que l'adaptateur français a fait subir au conte italien2, mais nous signalerons les changements que Despoi tes, à son tour, a introduits dans V « Histoire tragique» de Boaistuau. Ces changements suggèrent quelques remarques instructives : la façon dont le poète français imite son modèle. les corrections qu'il y apporte, permettenl de reconnaître ses procédés habituels et de définir quelques-uns de ses principes littéraires. La recherche est ici d'autant plus sûre que Des- portes ne se borne pas à s'inspirer du texte de Boaistuau : il l'a devant lui et le suit pas à pas. Aussi les modifications que nous relèverons dans son poème pourront -(lies être tenues pour conscientes, et nous ne ferons pas fausse route en en scrutant les motifs.

i. Hall. Uni, t. XIII (191 3), p. aïo sqq.

3. A cet endroit, la rédaction de L'étude de Sturel que noua avons entri l< a mains, énumère ces modifications ;ncc assez de détail. Mais ce développement a trouvé place dans le chapitre 1", il es! tondu avec ]>>- observations anal< qu'a suggérées a l'auteur la traduction des cinq autres histoires tirées de Bandello par Boaistuau ; nous omettons donc plusieurs pages qui reraient double emploi l aa quelques observations laites ici, qui n'oni pas été utilisées dans le premier chapitre, auront paru à Sturel, après réflexion, peu importantes; elles ie sont fort peu. eu effet, al nous croyons bien interpréter ses intentions en les réservant pour les notes qui accompagnent son poème. (Note de in Rédaction.)

BANDEL1 0 in FRANCE W w I* SIÈCLE l/|<)

Que notre poète ait eu constamment son modèle (levant les yeux, cela résulte d'une comparaison attentive des »I<mi\ textes; on trouvera ci-après, dans les notes qui accompagnent le poème, quantité de ces rapprochements qu'il est impossible d'attribuer au hasard; je cite seulement à titre d'exemples, entre vingt autres passages, les vers 1 7 - 3 1 , 32/^-325, 34o-34i, 343-35o, 385-386, io6-4o7, 5oi-5o3, etc. L'imagination de Des- portes, si l'on en juge par les nombreuses réminiscences contenues dans toutes ses œuvres, semble avoir été assez pauvre; en face d'une page de Boaistuau, aussi bien que de l'Ariosle, il se contente volontiers de transcrire littéra- lement.

En ce qui concerne l'art de conter, la disposition des détails et la suite des événements, il n'apporte, pour ainsi dire, aucune modification à son modèle. À peine peut-on noter deux ou trois interversions sans importance. De même il est assez rare qu'il change les circonstances du récit ; le mariage de Didaco, au lieu d'être béni à quatre heures du matin dans la maison de Violante, est célébré dans un petit village, ce qui donne l'occa- sion au poète de faire intervenir de sinistres présages. Plus loin, Violante apprend son malheur non plus parla rumeur' publique, mais par les cris de désespoir de sa mère et de ses frères. Enfin, chez Boaistuau, Janique en préparant le meurtre, ne pensait pas que sa maîtresse dût échapper à la justice, mais elle espérait que les juges l'acquitteraient; dans les vers de Des- portes, elle promet à sa maîtresse qu'elles pourront fuir toutes deux avant que le meurtre soit découvert. Mais ces libertés constituent des exceptions.

S'il modifie peu les détails, il n'en ajoute guère non plus, et nous ne pouvons que l'en féliciter, car les rares développe- ments de ce genre qu'il s'est permis sont assez malheureux. Au lieu de dire simplement, avec Boaistuau : « elle ferma et cacheta sa lettre », Desportes insiste sur des détails superflus; elle

Escript son nom au bas, la leut et la plia,

Y a mis de la cire et puis elle appuya

Contre avecques le pouce un cachet dont sur l'heure

La cire un peu chauffée a receu l'engraveure (v. 395-3g8).

100 BULLETIN ITALIEN

Plus loin il renchérit sur une expression inutile par un réalisme banal et plat : le conteur en prose avait écrit « donne ordre avoir deux grands couteaux quoy qu'il couste » ; et Des- portes amplifie :

pour ce, cours achepter

Deux cousteaux bien tranchans quoy qu'ilz peussent couster,

En poincte aiguz et longs, grandz et de bonne forge

Comme ces grandz de quoy les pourceaux on égorge (v. 409-462).

Parfois, il est vrai, l'emploi du détail précis est plus heu- reux; par exemple au lieu de dire comme Boaistuau : « Tu n'as rien icy que la vie comme les bestes, encore avecques an continuel labeur », le poète introduit une expression réaliste :

Tu n'as sinon la vie et la gaignes à peine A laver la lescive et à filler la laine.

Le plus souvent, au contraire, Desportes omet les détails précis que lui fournissait son modèle; il semble devancer sur ce point le goût de nos classiques, car il repousse tout détail dépourvu de valeur psychologique. C'est ainsi qu'il néglige de nous apprendre les noms de famille de Didaco et de sa seconde femme, aussi bien que la profession du père de Violante. Bien d'autres menus détails encore sont omis : l'émeraudc donner à Violante, l'heure du mariage et l'heure du procès, l'habita- tion de Didaco chez le père de sa seconde femme. Beaucoup de précisions inutiles sont réduites ou rejetées1: les qualités de Violante, son goût pour la lecture, le charme de sa voix et son talent sur le luth. Lorsque les parents de Violante appren- nent le parjure de Didaco, ils ne songent pas. comme chez Boaistuau, à intenter un procès à celui-ci ni à sa nouvelle famille. De même toutes les recherches des juges, la décou- verte du prêtre, l'interrogatoire du serviteurde Didaco, sont avantageusement résumés par Desportes en trois v<

Kl voulant procéder de manière équitable, Us s'informent <ln tout et trouvent véritable Tout ce que Violante avoil lors proposé v. *

1. On peut raire la même remarque pour maints passages du Roland furieux la Mort (/«■ Rodomont,

BA.NDELLO l.\ PB \ VCE k\ \ i SIÈCLE 101

Ailleurs, deux vers, au lieu d'un long développement de Boaistuau, sufïisenl pour nous apprendre que Janique es1 allée clic/ Didaco el lui a remis la Lettre de Violante (v. 3og 4oo); et un seul vers noua fait connaître le résultat de sa mission, ainsi que le discours que Didaco, chez Boaistuau, tenait à la vieille servante (v. /|35). Le lendemain, quand celui-ci quitte de bon malin sa nouvelle épouse pour aller au rendez-vous promis, peu nous importent les excuses qu'il allègue et les ordres qu'il donne à son valet; puis, lorsqu'il essaie de se disculper aux yeux de Violante, nous ne nous sou- cions guère des prétextes qu'il imagine pour justifier son nou- veau mariage. Nous nous intéressons moins encore aux hypo- thèses que font les passants attroupés autour du cadavre de Didaco, et nous savons bon gré à Desportes d'avoir résumé ces indications de Boaistuau en deux vers, d'ailleurs fort plats :

Or, ainsi qu'ilz en font un divers jugement

El que l'un dit ceci, l'autre tout autrement1 (v. G95-696).

Ces exemples, qu'on pourrait multiplier encore, semblent bien dénoter chez notre poète une intention assez arrêtée. Certaines corrections pourraient même faire supposer qu'il n'est pas étranger aux préjugés des plus tardifs classiques en ce qui concerne le terme précis : il lui arrive de le remplacer sans raison plausible par une expression vague ; par exemple, au lieu de dire avec Boaistuau que « Violante qui estoit à la fenestre en descendit à bas », il dira :

Violante d'an lieu elle s'esloit mise... Est descendue au bas2.

Pour qu'il admette volontiers un détail précis, il faut que celui-ci soit revêtu de couleur mythologique, ou qu'il ait été consacré par l'usage des poètes; alors son illustre origine, ou seulement sa banalité lui donne droit de cité. Ainsi, pour

1. Est-ce pour ne pas surcharger son récit d'un détail inutile ou est-ce par délica- tesse que Desportes n'a pas voulu nous montrer Violante se dérobant la nuit de la vengeance aux caresses de Didaco, et a négligé cette indication?

2. Nous pouvons aussi regretter que Desportes n'ait pas conservé certains détails de son modèle, par exemple lorsque Violante demande à Janique de lui laisser donner le coup mortel à Didaco, « ainsi que luy seul a donné la première atteinte à son honneur».

l5a BULLETIN ITALIEN

caractériser la coquetterie des femmes de Valence, Boaistuau disait qu'elles « scavent lant bien apaster les jeunes hommes, que s'il s'en trouve quelqu'un qui soil grossier, pour le leurrer et dénieser on dit, en commun proverbe qu'il a besoing d'aller à \ alence ». Desportes trouve sans doute ce dicton trop familier et trop prosaïque; il lui substitue donc ces deux vers ennoblis par l'évocation de Paphos, d'Amathonte et de Cythère :

Ainsi l'on dict qu'Amour y a nient'' sa Mère,

El ont quicté Paphos, Amazontlie et Cithère (v. J5 ',('.).

Plus loin il supprime avec raison une comparaison pédante et lourde, celle du serpent qui se bouche les oreilles avec sa queue; mais il connaît trop bien Catulle et tous les erotiques anciens pour ne pas trouver immédiatement une expression plus noble et plus banale aussi :

Vous passez en fière cruauté Le plus cruel lyon qù' UÏYique ait allaité1 (v, 99-100).

11 n'a pas besoin, d'ailleurs, que son modèle l'\ invite pour ajouter au récit quelques-uns des ornements de style el les figures de rhétorique dont cette poésie de cour était si coutu- mière. Il se sert couramment des expressions mythologiques consacrées pour indiquer le matin et le soir :

L'Aurore retiroit l'or de sa tresse blonde Du fond de l'Océan pour esclairer le monde Quand, pressé du malheur, Didaco s'esveillu .

1. De même dans la il/or/ de Rodonvmt, Desportes rejette comme trop précis trop technique la comparaison suivante, à propos des coups don! Rodomont accable son adversaire :

Con quella estrema forza, che pei

La macchina che in -ta su due navi

Klevata con huomini, e con rote,

Cader -1 Lascia bu le aguzze lra\i (Orl.fur.t c, 16 st. m);

et U lui substitue uni' comparaison plus poétique, je veux dire qui a été employée

par beaucoup plus de port

De pareille roideur qu'un tonnerre grondant Ou qu'un chesne esbranlé par L'effort de P01 Que fousdroye...

2. En cela du reste, Desportes se conformait par avance aux préceptes i< ; sard : « Les excellens poètes nomment peu souvent les choses par leur nom pi

\ irgile, voulant deserire le jour ou la nuict ur dict point simplement el en paroles uues il sstoil jour, il estoit iiuici, mais par belles circonlocutions :

Postes Phœbea lustrabat lampade terras Humentemque Aurora polo dimoverat umbram.s 1 Préface de la Franciade.)

BA.NDELLO EN FRANGE U v \ T SIÈCLE [53

Il introduit \ ôlontiers «les comparaisons nouvelles, cl parfois (Tune assez heureuse vomie : Valence3 dit il, surpa

toutes les citez De la terre espagnole, autant qu'en la nûict brune Sur les ombres relui! la clarté de la Lune... (v. ao sqq.

De même Didaco, au milieu de la jeunesse de Valence, es! semblable «à un pin haut monté sur une coudray basse» (v. mi). Mais malgré son charme, sa valeur et sa naissance, il échoue dans toutes ses tentatives contre la vertu de Violanlr :

Tout ainsi que les ventz contre une roche dure

Qui, maugré leur effort, immuable demeure (v. i33-i3i)(

D'autres comparaisons sont plus développées encore; qu'on se reporte par exemple à celle qui caractérise la tristesse des parents de Violante :

Comme quand l'oiseleur dérobe une nichée, La mère qui revient de chercher sa bêchée, Ne trouvant ses petits, triste fuit et refuit,... (v. 229 et suiv.).

À plus forte raison, Desportes s'empresse-t-il de faire un sort aux comparaisons déjà indiquées par Boaistuau. S'il lit que Violante s'acharne sur le cadavre de Didaco « comme un lyon affamé sur sa proye », il écrit :

S'acharnant sur ce corps comme un loup affamé

Qui, sortant hors d'un bois trouve un camp désarmé

D'innocens agneletz, pelle melle se vire,

Et convoiteux de sang les démembre et descire (v. 639-642).

La comparaison est assurément la figure à laquelle Desportes a Le plus souvent recours; mais ce n'est pas la seule. Aux apostrophes que lui fournissait son modèle, il en ajoute encore d'autres. Avant d'accabler de reproches et d'outrages les diverses parties du cadavre de Didaco, Violante s'adresse suc- cessivement à ses propres mains, à son cœur, à ses yeux, pour les encourager à tirer vengeance du parjure (v. 07 1-074).

Parfois aussi, c'est le poète lui-même qui, pour varier la

J 54 BULLETIN ITALIEN

forme du récit, interpelle ses héros1. Le récit de la mort de Didaco esl ainsi présenté :

Las, pauvre Didaco, un sommeil enncno

Sans crainte cependant Le tenoit endormy... (v. 583 et suiv.).

On sait que Virgile aimait as^ez. au cours d'un récit, faire pressentir, par une courte réflexion, le dénouement qui se préparait. Desportes use du môme artifice, \insi. lorsque Didaco se décide à aller revoir Violante, le porte glisse cette parenthèse :

Pauvret qui ne sçait pas que le cœur féminin

A cent mille moi en s pour cacher son venin! (v. 'i-vi-ïe» .

Et lorsqu'il se hâte vers la demeure de la jeune femme, Desportes ne peut s'empêcher de nous dire que

la Parque inhumaine Qui talonne ses pas au massacre le meine (v. 473-474).

Déjà en décrivant le mariage de Violante. Desportes avait fait intervenir de sinistres présages :

Il ne s'\ chante point, nul auhois n'est sonné.

On n'entend point nommer le gaillard hyméné... (v. iGI> et suiv .

Toutes les suppressions et les additions que nous avons élu diées jusqu'ici sont d'ordre purement littéraire. Mais Desportes a fait subir d'autres modifications au récit de Boaistuau; il > a ajouté ou retranché certains développements pour des raisons d'un autre genre.

Déjà Boaistuau avait essayé d'introduire quelque délicat et une certaine retenue dans l'attitude et le rôle de \ iolante .

i. De même, dans le Roland furieux^ Desportes remplace une phrase affirmative par une apostrophe :

Il vous, o chauds souspirs, tesmoins de ma tristi - \ (Mis n'estes poinl souspirs... (Voir Or/, fur., \ \ Il I

a. Voir le < hapitre i de ce travail.

BANDELLO l\ FRANCE AU IYI* SIÈCLE 101

Dcsportcs achève delà rendre vertueuse; cette préoccupation est manifeste dans les changements qu'il apporte à son modèle. Tout d'abord ce n'est pas elle qui a provoqué Didaco; celui-ci ne reçoit pas de la jeune fille « an traict d'oeil au dépourvu» entende/ une œillade; il reçoit, comme on dit familièrement, le coup de foudre, ce qui est bien différent; c'est de l'Amour qu'il dit :

Ung jour dedans le cœur un trait il luy ficha (v. 67).

Et Violante se garde bien d'attiser cette passion naissante par ses coquetteries. Chez Boaistuau elle ne s'en faisait pas faute, et rien n'enflammait autant le cœur de Didaco que ces regards « qu'elle luy sçavoit tant bien rendre et de si bonne grâce qu'il ne partoit jamais mal content de sa vue ».

On remarquera peut-être que chez Boaistuau l'entrevue des deux jeunes gens était fortuite : Violante, qui avait déjà reçu de Didaco des messages et des propositions déshonneles, devait à son honneur de ne point lui accorder d'entretien. Desportes fait mieux encoreN: il place seulement après l'entre- tien de Violante et de Didaco les tentatives de séduction de celui-ci. Sur ce point, d'ailleurs, il est beaucoup plus discret que les deux conteurs en prose. Il laisse entièrement de côté la proposition déshonorante de doter Violante, et se borne à indiquer en termes assez vagues que Didaco avait essayé en vain

or par mille prières, Or par mille présens, or par autres manières A esbranler le fort de son chaste vouloir (y. 129-181).

C'est par un scrupule analogue que Desportes a supprimé les réflexions et le jugement des voisins sur la conduite de Violante, dont ils ignorent le mariage. Ces bruits fâcheux, que ne pouvait ignorer Violante, la mettaient dans une situation délicate et le poète a eu raison de les passer sous silence. Boaistuau au contraire, avait développé cet épisode, pour- montrer chez Violante la victoire de l'amour, sinon sur l'hon- neur, tout au moins sur la « gloire », comme dirait la Pauline de Corneille.

I 56 BULLETIN ITALIEN

Un excellent moyen qu'a imaginé Desportes pour donner au rôle de Violante plus de délicatesse et en même temps plus de dignité, est de supprimer, pour ainsi dire, tous les discours qu'elle tenait à Didaco. Chez Boaistuau, Violante parlait beau- coup; assurément elle parlait trop : de la longue harangue qu'elle adressait à Didaco, à la première entrevue, Desportes n'a gardé que deux détails, mais très importants : l'aveu de son amour pour Didaco. et l'assurance que cet amour ne triomphera jamais de sa vertu et de son honneur1. Ces sept vers (108-116) sont les seules paroles que Violante, dans tout le poème, adresse à son amant ou à son mari.

Chez Boaistuau, au contraire, les discours succédaient aux discours. A la demande en mariage de Didaco, Violante répon- dait par des remerciements d'une humilité assez plate, et les protestations qu'elle renouvelait au lendemain de la cérémonie manquaient un peu de dignité. Desportes supprime fort heu reusement ces deux passages. De même après le parjure il se garde bien de nous révéler, comme avait fait Boaistuau. la lettre fallacieuse et les témoignages de tendresse que Violante a du adresser à l'infidèle. Nous n'entendons que la servante Janique; encore celle-ci n'a-t-elle pas l'indélicatesse de dire à Didaco : « Vous avez tort... parce que vous ne faictes pas compte de Violante et mesmes que vous ne pourchassez pas à la marier ailleurs. » Et lorsque le jeune homme vient se prendre au piège que lui a tendu Violante, le poète supprime tous les discours que lui tenait celle-ci dans la nouvelle française : deux vers lui suffisent pour nous peindre si - caresses trompeuses, qui cachent mal son agitation et son

A la fin ne pouvant supporter -on ennuy

I.V-I rainct estroitement et m- pasme sur lu)

Ces suppressions son! dignes de remarque; car. en d'autres circonstances, non content de reprendre el d'allonger les discours ijue lui fournissait déjà assez abondamment -on

1 Desportes supprime aussi à la fin il<" ce! entretien l'intervention de la mrre de \ Lolante, qui amenait Didaco à renouveler l'aveu île ses sentiments.

BA.NDELLO F.N l-K VNCK AU \l* 3lèCLE l .")-

modèle, Desportes en ajoute encore de nouveaux : il en im-l dans la bouche de Janique pour calmer la douleur de sa maî- tresse; plus loin, Lorsque Didaco vient retrouver Violante après son parjure, il lui tient pour se justifier) dans le poème, de longs discours que la nouvelle de Boaistuau bornait à indiquer brièvement, sous forme de récit après le meurtre.

Les apostrophes furieuses de Violante sur le cadavre du parjure sont aussi développées avec complaisance; et nous avons vu qu'auparavant le poète avait mis dans sa bouebe des prières aux dieux vengeurs, et diverses apostrophes à ses mains, à ses yeux et à son cœur. De même, le discours de Violante aux juges est beaucoup plus étendu chez Desportes que chez Boaistuau, et le poète en profite pour reprendre, sous une forme nouvelle, le tableau du bonheur idyllique des deux amants, pendant les mois qui avaient suivi leur mariage.

On sait, en effet, combien Desportes excelle aux peintures élégiaques ou voluptueuses; aussi se plaît-il à en parsemer ses poèmes, et il n'y a pas manqué ici : le récit des premières caresses des deux époux devait le tenter, et une comparaison esquissée par Boaistuau « lui en fournissait la matière :

Chacun se retira laissant ce coupld heureux,

Qui bouilloit de venir au combat amoureux.

Qui a veu quand l'ardeur est plus démesurée

Ung berger qui de soif a la langue tirée,

Lorsqu'il trouve ung ruisseau, my courbé se pencher,

Et à traietz redoublez sa chaleur estancher;

Il a veu ces amans d'une longue embrassée,

Tenant bouche sur bouche estroitement pressée,

Qui de doulce tiédeur leurs chaleurs allégeoient,

Et a bras estendus heureusement nageoient 2 (v. 171-180).

1. «... lesquels receurent aise semblable et contentement pareil que font ceux qui pressez d'une trop ardente et ennuyeuse soif se trouvent enfin auprès de quelque vive source ou avec toute liberté ils peuvent estaneber leur soif. »

2. Ce tableau fait songer à une peinture analogue des « Amours d'Angélique et de Médor », que Desportes a introduite dans sa traduction du Roland furieux (éd. i573, f°. 169 v°) :

Il vient jusque aux lieux les amans beureux, Sur la chaleur du jour doucement langoureux Se retiroyent à l'ombre auprès d'une fontaine, de mille baisers ils allegeoyent leur peine,

l58 BULLETIN ITM.IF.N

A cette peinture voluptueuse succède un tableau idyllique du bonheur des deux jeunes gens :

Seul il estoit son cœur, seule elle estoit son âme,

Ils scnloient mesme ardeur, mesme feu. mcsme flamme,

Un doux commun lien leurs deux cœurs enlassoit,

Et d'un mesme vouloir leurs désirs unissoit (v. i85-iSs

Bien qu'il montre une préférence marquée pour les tableaux de ce genre, Desportes ne s'interdit pas les autres descriptions ; il a recours, par exemple, aux clichés convenus pour nous dépeindre le sommeil, à propos de la dernière nuit de Didaco:

C'estoit au premier somme alors que sans lumière Un dormir englué nous sillc la paupière, Lorsque les homes las, sur la plume couchez, Reposent sans soucy, d'un fort sommeil touchez, Et qu'un morne sillence entretient toute chose, Et que tout ce qui vit ocicux se repose1 (v. 549-554 .

Au début, c'est la description de Valence et de la coquetterie des femmes de cette ville; mais ici le développement devient psychologique et Desportes s'y attache d'autant plus2. L'effet que produisent sur le cœur volage et capricieux de Didaco la vue et l'amour de Violante, les progrès constants de cet amour, surtout après le premier entretien, voilà ce que le poète nous expose avec complaisance. Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit de nous dépeindre les sentiments de Violante que Desportes ajoute à son modèle. Le désespoir et les fureurs de l'ép< délaissée sont beaucoup plus développés chez lui que chez

Ores de leurs amours doucement jonissans, Ores demy lassez doucement lançuissans, Et souvent redoublans l'amoureuse escarmouche, Ils se tenoyent serrez, la bouche sur la bouche, Le liane contre le liane, et nagebyenl à souhait Dana le lleuve d'amour, de nectar et de lait.

M Yiauey a très justemeûl remarqué que ce qui avait plu surtout aux p

du \ vi* siècle, dans la poésie amoureuse de r txioste, c'étaient ses peinture- ardent s et voluptueuses,

i. Dans sc> autres >< Imitations » aussi il introduit de- descriptions, et M. N lanej ,, montré que 1 1 i taim - dN ntre elles venaient à contretemps et distrayaient le lecteur de l'action el d< - caractères, dan- des moments la passi o devrait si ule o< i up i la scène. Ici, ce défaut esl nue.

2. On relèverait de même, dans le Roland furù ux, des in Li< ations et des dévelop- pements psychologiques introduits par Desportes dan- le récit de l'Ai I

i;\m»i:i i o in n; \m i. \i \ \ i" SIECL] 1 5g

devanciers, el si, dans la dernière entrevue, il supprime les propos de Violante à Didaco, il insiste en revanche sur la lutte qui s'élevail alors dans son cœur '.

Il est curieux de remarquer que, pour la plupart, Les modi fications que Desportes a apportées au récil de Boaistuau sont assez analogues à celles que ce dernier avail Lui môme l'ail subir à son modèle. Entre les mains de ces deux adaptateurs français, la nouvelle de lïaiidcllo s'éloigne de plus en plus de ce qu'elle était primitivement. Boaistuau et Desportes s'efforcent d'intro- duire plus de psychologie clans le récit, de le parer aussi de ce que l'on regardait comme les ornements Indispensables d'une œuvre Littéraire, je veux dire les discours cl les comparaisons. Tous deux s'attachent enfin à rendre le personnage de Janiquc plus cligne, plus moral et moins cruel.

Est-ce cette similitude de conception qui a engagé Dcsporles, tout italianisant qu'il fut, à préférer à la nouvelle italienne l'adaptation du traducteur français? Il serait un peu trop hardi de le supposer. Notre poète avait, semble- t-il, une bibliothèque italienne assez peu importante, et il ne possédait sans doute pas le texte de Handello.

Cette modeste étude nous suggère encore une remarque, d'ailleurs assez naturelle. Les rapprochements que nous avons faits en note avec le Roland furieux et la Mort de Rodomont ont montré que les procédés du poète sont assez analogues clans ces pièces et dans les Amours de Didaco. Cependant les conditions n'étaient pas identiques, puisque, dans ses « Imita- tions n de l'Àrioste, Desportes avait pour modèle une œuvre poétique, tandis que Boaistuau ne lui fournissait qu'une nou-

i. Desportes semble avoir pris plaisir à la peinture ironique des infidélités des amants dans ces paroles de Janiquc à Didaco, moins développées chez Boaistuau :

On a bien quelque droict de vous blasmer aussi,

Non pas de ce qu'ave/ pris nouvelle espousée;

Nenny je ne fus oncq si solle et abuzée

De croire que l'accord que vous aviez parfaict,

'■'•rcé d'extrême amour sortit meilleur effect.

\Jn amanl pour gaigner le poinct il aspire

Promect ce que l'on \eult: il plainct, pleure et sou spire.

Puis quand il a jouy, adieu la foy, adieu ;

Ny loyauté ny foy en luy n'ont plus de lieu.

lOo BULLETIN ITALIEN

velle en prose. L'adaptation à des nécessités nouvelles exigeait donc, pour l'histoire de Didaco. des modifications plus pro- fondes. Et, en effet, dans ses autres poèmes, surtout dans le Roland furieux, Desportes suit de beaucoup plus près son modèle et transcrit, pour ainsi dire, la plupart de ses phri Et précisément parce qu'il lui fallait davantage modifier le récit de Boaistuau, nous avons pensé que 1 étude de cette élaboration n'était pas sans Intérêt.

C'est sans doute à la même époque que le poète a traduit le XXIIIe chant de l'Arioste et la nouvelle de Bandello. Le manuscrit qui nous a conservé cette dernière imitation ne porte pas de date, mais il contient également le Roland furieux !. dans un état du texte différent de celui des « Imitations de 1072, et semblable à celui du manuscrit de l'Arsenal, daté de i5yo. comme à celui du manuscrit Rothschild. Mais aucune de ces indications ne nous donne le terminus a quo pour la composition du Roland furieux. Quant aux Amours de Didaco, qui, bien entendu, ne sauraient être antérieurs à 1 ils paraissent avoir été écrits après le Roland, furieux, à en juger par ces vers de Desportes à h sa dame » :

J'ay chanté le despit d'un amoureux jaloux; Or, je veux faire veoir une amante en courroux.

On peut donc très approximativement placer entre i565

et 1070 la composition du poème qu'on va lire.

1. Ainsi que plusieurs Élégies de Despori

BANDELLO I.\ PRANC1 U KV1 9IEGL1 I (il

Elbl.3v]i DISCOURS

SUN UNE DES HISTOIRES TRAGIQUES DU BANDEL

CONTENANT LES AMOURS [^FORTUNÉES DE DIDAGO II DE VIOLANT!

ET LEUK MORT3.

Si vous avez jamais l'ait preuve de la flame

Que le dieu des amours nous verse dedans l'Ame,

Quelle est sa cmaulté, combien ont de pouvoir

Les traietz envenimez qui nous font esmouvoir,

Et le fruict qui revient à l'amoureuse bande 5

Qui le cœur et le corps luy append pour offrande,

Oyez (chère maistresse), oyez par amytié;

Vous sentirez encor ung rayon de pitié,

Oyant d'un inconstant la peine méritée

Et l'extrême courroux d'une dame irritée. 10

Chastes seurs, qui avez les Amours en horreur,

C'est à ce coup qu'il faut d'une ardante fureur

M allumer l'estomach, atïïn que je n'aigrisse

Mes vers contre sa rage et contre sa malice.

Inspirez moy d'ung chant qui voile audacieux, i5

Et m'emporte agité jusqu'au plus haut des cieulx.

i. Au recto de ce feuillet 3 se lisent les quatrains «À Madame» qui ont été imprimés ci-dessus, p. i'i5, dans l'étude consacrée à ce poème et à son attribution.

2. Le texte du poème que nous publions avait été copié avec grand soin par H. Sturel, d'après le manuscrit français 8/12 de la Bibliothèque nationale; et en regard de cette copie, notre savant ami avait transcrit, morceau par morceau, toute la nouvelle traduite et adaptée par Boaistuau, sans excepter les longs morceaux que Desportes a laissés de côté; tous les matériaux de la publication étaient donc prêts. Cependant, il a paru évident que l'éditeur, s'il en avait eu le loisir, aurait tiré de la comparaison des textes ainsi juxtaposés un commentaire un peu moins impersonnel ; la preuve en était dans les nombreuses notes au crayon, ajoutées après coup, et disant : « Détail omis par Desportes modifié par D. D. a développé ce qui précède légère interversion chez D. » ..., etc. 11 m'a semblé nécessaire d'utiliser ces obser- vations et de m'en inspirer en les généralisant. Ce parti m'a permis d'omettre de longues citations de Boaistuau, qui ne méritent pas cet honneur, et qui sont sans utilité lorsqu'il s'agit de passages non imités par Desportes : il sullit d'indiquer la nature de l'omission et ses causes probables. J'ai donc essayé de suivre la pensée de Sturel, et de la compléter, plutôt que de respecter scrupuleusement la forme de ses notes, que, sans aucun doute, il ne considérait pas comme définitive.

J'ai collationné la copie sur le manuscrit, et M. L. Auvray, de la Bibliothèque nationale, a bien voulu collationner à nouveau l'épreuve imprimée; en très pende points, et pour de menus détails, notre lecture rectifie celle de notre jeune ami, avec lequel il nous a été doux de travailler une dernière fois, dans ce domaine de l'influence italienne en France au jtvi* siècle, nous avions été heureux de le voir s'engager. Henri Halvette.

V. n-i3. Au début de son poème sur Roland furieux. Desportes a supprimé quel- ques vers (qui se lisent dans le même ms. fr. 84a) très semblables à ceux-ci pour l'idée et l'expression; ils ont été cités ci-dessus,

R. STUREL. H

l62 BULLETIN ITALIEN

Disons premièrement la superbe Valance, Seur rampart de l'Espagne, et comme elle devance En richesse, en plaisirs et en commoditez L'honneur plus renommé de toutes les cités 20

De la terre espagnole, autant qu'en la nuict brune Sur les ombres reluit la clarté de la lune. est la courtoizie et toute humanité, [f. A] l'honneur est rendu à qui l'a mérité,

sur tout autre lieu s'exerce la justice, a5

Se reconnoist le bien et se punit le vice.

Mais, ce qui plus encor lui preste d'ornement,

Cest que l'on ne void poinct la nuict au firmament

Tant de feuz allumez, que de jeunes filles,

Belles, de bonne grâce, accortes et gentilles, 3o

Qui scavent comme icy de l'Amour deviser,

Enrichir leurs beautez, les cheveux se frizer,

Dancer, sonner du leut, et d'une œillade feinte

Ou d'un ris mignardé ellancer une atteincte,

Finement praticquer, et scavoir finement, 35

Quand ell' n'en veulent plus, ellongner un amant,

En rappeler un autre et soudain s'en defiaire,

Trouvant tousjours assez qui leur vueille complaire,

Car l'appast douceureux de leurs divinitez

Y attire à l'envy Amans de tous costés, 4o

Si que l'un déplacé un autre est mis en grâce,

Et cetuy cy banny à cetuy fait place,

Comme il leur vient à gré; et ne faut point penser

Que de jouer, chanter, deviser ou dancer.

Ainsi l'on dict qu'Amour y a mené sa mère, j">

Et ont quicté Paphos, Amazonthe et Cithère.

Or, de tout le troupeau qui l'amour chérissoit, L'amoureux Didaco sur tous aparoissoit

V. 17-3 1 . La nouvelle de Hoaistuau porte: «Il n'y a celui qui ne crache que Valence n'ait tousjours esté le seul et unique rampart d'E*i>ai<jne. le mrj -ejo.ir de foy, de justice et d'humanité. Et entre tous ses plus rares el excellons ornemens, elle est tant bien peuplée de dames et demoiselles aèorleset gentillet, qmi sçavent tant bien apaster les jeunes hommes, ... etc. . . »

V. '\\. Le nis. porte : u diviser ».

V. u-j. Desportes a omis ici bout renseignement sur l.i famille Je Didaco: « .une famille fort ancienne, nommée 'le Ventimiglia, de laquelle sont sortis un pran.l nombre de riches et honorables chevaliers, entre lesquels n'a pas loi fftemps qu'il s'en trouva un. renommé de tous pour te plus libérai et courtois gentilhomme delà cité.» Boaistuau .. curiousement estropié le non» de celte famille; Bandello »\ait écrit : 1 Quivi è la famiglia dei Centigli

m\:>i.M.o en FRANCE AU XVI* SIECLE 1 03

Comme un pin haut monte sur une court roy basse, Soit en grandeur de biens ou noblesse de race. 5o

Il estoit libéral, gaillard, jeune et dispos, D'esprit bon et gentil, le langage à propos, 1 1 \ v°] La taille grande et droicte, et fort beau de visage.

Mais (faulte assez commune à tous ceulx de son âge)

L'ardeur qui commandoit à ses jeunes désirs 55

Luy faisoit consommer en amoureux plaisirs

Sa jeunesse inutile, or dressant mascarades,

Dances, festins, tournois, or mil autres bravades,

N'estant jamais espris d'un bel œil seulement,

Et son affection, espointe égallement 60

De toutes les beautez, ça et escartée

Oncques ne s'estoit veue en un lieu arrestée.

Las, le plaisir htfmain n'est jamais sans douleur,

Et tousjours nostre bien est suivy d'un malheur.

Amour, qui l'aguetoit, à la fin eut envie 65

Qu'ainsi sans amertume il consumoit sa vie.

Ung jour dedans le cœur un trait il luy ficha,

Et cent mille souciz quant et quant luy lâcha.

Il discourt fantastique, il rêve et trouve estrange

Qu'ainsi comme devant, il n'aime plus le change 70

Une seule luy plaist, et un nouveau penser

Luy fait cent fois le jour passer et repasser

Au devant de sa porte, épiant une œillade

Du bel astre besson qui l'a randu malade.

Durant assez long temps il continue ainsi, 75

Et croissant d'aultant plus son amoureux soucy,

Il s'enquiert finement quel estoit son lignage,

Son nom, ses meurs, sa vie au printens de cet âge.

V. 55 sqq. « Et consomment ainsi sa jeunesse en triomphes, masques et aultres despenses communes à tels pèlerins, dressant l'amour à toutes les femmes, sans qu'il eust l'une plus affectée que l'aultre.» Les v. G3-6/» sont une addition de Des- portes.

V. 67. Desportes omet ici certains détails qui se trouvent dans Boaistuau, mais non dans Bandello : « ... à un jour de feste il avisa une jeune fille de moyen aage (Bandello : di basso legnaggio), mais de beauté fort exquise, de laquelle ayant receu un traict d'oeil au despourveu, ne se sceut si bien garentir que de en avant elle ne luy touchast plus près du cueur que les aultres. »

V. 73. « Il passait et repassait souvent devant sa porte pour espier s'il pourroit avoir quelque regard. ..d Boaistuau ajoute ensuite qu'elle répond aux œillades du chevalier ; Bandello la montrait plus réservée : « ne in tutto dava orecchie a le domande del cavaliero, ne in tutto le rifiutava, ma tenevalo cosi tra due. »

V. 77-78. a 11 voulut descouvrir de loing qui elle estoit, de quelle maison, de quelles mœurs. »

1 64 IULLETIY ITALIEN

Son père, qui esloit peu avant décédé,

A voit (comme on lu\ disl peu de biens possédé; 80

Sa mère esloit en \i<\ et que, quant estoit d'elle, [f. 5] C'estoit peu des couleurs qui la rendoient si belle Auprès de ses vertus; et sembloit que les dieux Luy eussent déployé tout le parfaict des cieux. EU' vivoit sainctement, et l'amoureuse ilèche 85

Contre son chaste cœur n'avoit peu faire brèche. Et l'oyant en ce poinct d'un chascun estimer, Tousjours de plus en plus se sentoit allumer.

A la fin Cupidon, qui les amans assemble,

Prenant pitié de luy, les fit trouver ensemble, 90

Luy dénoua la langue et si fort le don ta,

Ou'avec ces tristes motz sa peine il luy conta :

« Je désirois toujours que je vous peusse dire

Combien pour vous aimer j'endure de martire,

Cruelle Violante, à fin que mes sanglos 96

Vous peussent faire foy de mon tourment enclos.

Las, je creu quand je vei vostre beauté divine,

Q'un doux feu d'amitié brusloit vostre poitrine;

Mais, hélas, vous passez en fière cruauté

Le plus cruel lyon qu'Affrique ait allaité. 100

Car s'il n'estoit ainsi, vous sentiriez ma peine.

Et n'eussiez peu porter d'estre tant inhumaine,

Durant mes passions faisant si peu de cas,

Que votre aspre rigueur advance mon trespas.

Las, qu'il me seroit doulx, veu le mal (pie j'endure, io5

Quand souffrant mille mors toujours vif je demeure... »

Voulant continuer, un ruisseau qui s'espend

De ses yeulx éblouis le parler luy deffend.

V. 79. h - détails sur le prie, qui était orfèvre (Baudello n'en

dit rieio, et mit le- deux frères de la jeune fille.

Y. 8a-86. « Elle estoit réputée tant chaste et spirituelle qu'il ne se trou voit encore aucun qui eusl eu le bruit ravoir faict brèche h son honneur...; et que c\-si<>it /.t-u de la beauté extérieure qui apparoissoil en ell< ird aux grâces qui se mai

toienl ''m sa parole « Boaistuau donne en. Mil- sur l'éducation île la jeune

fille; il n'\ a pas un mol de cela dans Bandello Mais surtout le conU ui fr insiste sur les œillades provocantes qui achèvent d'enflammer Didaco «Teutcsles (ois qu'il passoil pai la rue. elle le dai propos que s, .11 pauvre 1 ueui

pouvoil epdurer ceste nouvelle charge. 1 Cette attitude explique que Didaco ail pu tenter a.' séduire \ iolante par des présents.

\. tjo. Chez Boaisluau, Didaco trouve -.1 b lie 1 un j c*< si qu'il lui lait sa harangue.

V. !<••"'■ Le ms. porte : »• «pu ne seroit doulx.

BA.NDELLO EN FRANCE AU Wl SlÈ< Il l65

Elle, que sa tristesse avoit un peu emeuèV,

Luy respond franchement que sa vertu cognuë iio

[f. 5v*] Avoit d'un mesme amour son espril embrasé, Et (pie, s'il l'aimoil bien, il n'estoil abuzé Qu'elle l'aimoit aussi; mais toulesfois, w'il pense Cueillir de cet amour aucune récompense Contraire à son honneur, qu'il s'alloit décepvant, 1 15

Qu'il escrivoit sur l'eau, et qu'il batoit le vent. L'oyant ainsi parler tout confus il la laisse; Sentant pins que jamais une amoureuse oppresse Se lancer dans son âme, il veult se délier Du fîllé qui le serre, et plus se sent lier. 120

Tout remède y est vain, et tant plus il essaie De divers appareilz, et plus s'ouvre sa playe Ja trop enracinée, et force est, à la fin, Qu'agravé de douleur il sucombe au destin. Il fut bien quinze mois vivant en telle sorte, 12b

Qu'il passoit tous les jours au devant de sa porte, Luy parloit quelque fois, et quoy qu'il fût bien seur Qu'un mesme feu d'amour luy embrasoit le cœur, Et quïl eust essaie, or par mille prières, Or par mille présens, or par autres manières, i3o

A esbranler le fort de son chaste vouloir, Tousjours tous ses assautz restèrent sans pouvoir, Tout ainsi que les ventz contre une roche dure Qui maugré leur effort immobile demeure. Or ung jour que l'amour l'a voit plus transporté, i35

Et qu'il se veid réduict à toute extrémité, Que sa prière au vent s'envoloit espanduë, Et que sa triste plaincte estoit mal entendue : « que me sert, dit-il, si long temps m'abuzer Après fille si chaste? Il vault mieulx l'espouzer; i4o

ff. 6] S'elle n'est riche en biens, elle a eu en partage Mille trésors des cieux qui valent davantage.

Y. 110 sqq. Desportes a omis le discours, extrêmement développé, que Boais- tuau a prêté à Violante; il en a seulement retenu qu'elle est éprise de Didaco : « Il faut que je confesse (avecques ma honte) que j'ay receu de merveilleux assaults de l'amour, non seulement pour la commune renommée de voz vertuz, ... etc., ele .. » Tout ce verbiage, étranger à Bandello, a été heureusement coupé par Desportes, ainsi que l'intervention de la mère (transformation d'un détail du conte italien).

V. 125. Didaco « retourna en sa maison, il vesquit quelques quatorze ou quinze moys sans donner trêve à ses désirs... ».

V. 127. « Combien... qu'il fust assez acertené qu'elle ftist passionnée de son costé... »

V. i3o. Ce vers rappelle discrètement les tentatives de séduction, dépourvues de toute délicatesse, exposées par Boaistuau.

l66 BULLETIN ITALIEN

Baste, je le feray ; l'amour est douleureux, Et un saint mariage est toujours bien heureux. » Avec tous ces discours, cest ardeur qui s'augmante 1 45

Fait qu'il va quant et quant trouver sa Violante, Luy a dit sa pensée et luy donne la foy, Bouillant de se ranger souz la nopcière loy. Elle, au commencement, honteuse se colore Le tainct d'un vermillon qui surmonte l'aurore, ido

Joieuse d'un tel bien, dont le remercia. Et de pareille foy avec luy se lia. Quand tout est arresté, il luy a dict : « Ma mie, 11 ne fault que si tost nostre accord se publie; Mes parens irritez or s'en pourroyent fâcher, 1 55

Lesquelz, avec le temps, ne voudront l'empêcher. Et pource j'ay pourveu à un petit village nous consommerons cest heureux mariage. » un prestre incogneu tous deux les conjoignit Souz les loix d'iménée, et la nopce se feit 160

En un lieu séparé, sans qu'aucun de Vallence Ny autre que ce soit en ait la cognoissance. Il ne s'y chante point, nul aubois n'est sonné; On n'entend point nommer le gaillard h y mené, Ni Junon, mais au lieu les seurs échevelées iG5

Faisoient haut résonner les prochaines valées; Le hibou par neuf fois en longs cris s'esclata, Et Hécate en hurlant leurs malheurs é van ta. Si tost que du soleil la course acoustumée Donna place à la nuict d'estoilles allumée, 170

[f. 6v°] Chascun se retira laissant ce couple heureux, Qui bouilloit de venir au combat amoureux. Qui a veu, quand l'ardeur est plus démesurée, Ung berger qui de soif a la langue tirée,

V. 1 4g-i 5 1 . « Violante lors ravie d'une juye et contentcmmt incroyable, un peu lam- teuse lui dist... » Boaistuau ajoute ensuite que Didaco lui pa^sa une émertude au doi^t, et Violante prononce un petit discours.

V. i55 sqq. Dans le conte de Bandcllo, Didaco n'a plus de parents (u< D avéra padre madré cha lo devc-ssero di questo buo pareiitado... igridare), < t cette diffi- culté n'est pas soulevée par Boaistuau : Didaco ne 1 eut pas annoncer tout de suite la chose « à tous ses amis », et « un prestre dis champs... solemnise leur mari,, leur maison,... sur les quatre heures du matin, présens seulement lanière et lei frères et une esclave qui avoit esté nourrie jeune en leur maison... ».

v. i£3 sqq* Ces sinistres présages sonl de l'invention de Desportes; Btndello n'en

dit rien, mais Boaistuau a mis le poète -ur la voie eu ajouta ni cette remarque:

(■Ainsi se passa la journée en telle joye et liesse (que peufenl appréhender oeus lesquels sortis de l>as lieu sont eslevés en quelque grand degré d'honneur). »

V. ci3 sqq. a ... receurent aise semblable ei contentement pareil que font ceux

qui, pressez d'une trop ardente et eunuyeusc soif,so trouvent enfin auprès de quelque

BANDELLO EN FRANCE AU XVI* SIÈCLE 1 67

Lors qu'il trouve un ruisseau, my courbé so pancher, 17,5

Et à traicta redoublez sa chaleur estancher:

Il a veu ces amans d'une Longue embrassée,

Tenant bouche sur bouche estroitcment pressée,

Qui de doulce tiédeur leurs chaleurs allégeoient,

Et à bras estendus heureusement nageoient. 180

Durant un an entier en cet aise ilz jouirent De toutes les faveurs que les amans désirent, S'aimans égallement, et n'eussent sceu passer Une nuict sans se veoir, chérir et embrasser. Seul il estoit son cœur, seulle elie estoit son âme, i85

Ils sentoient mesme ardeur, mesme feu, mesme flamme. Un doux commun lien leurs deux cœurs enlassoit, Et d'un mesme vouloir leurs désirs unissoit. Las, que la foy de l'home est fragile et légère, Et combien sa parole est fauce et mensongère ! 190

Il a beau parjurer, il est sans fermeté, Comme un jouet au vent ça et agité. Lors que son amitié devoit plus aparoistre, C'est alors qu'il la sent goûte à goûte décroistre. 11 est soûl de jouyr, et ung désir nouveau 195

Luy vient encor un coup réveiller le cerveau. De jour en jour venant son feu se diminue; Ceste beauté, qu'il a si chèrement tenue, Or luy est ennuyeuse, et la possession [f. 7] En glace a converti sa chaude affection. 200

Prodigue malheureux, qui pour si petit prise La richesse qu'il a par tant de peine acquise. Il discourt à part soy comme il s'est descrié S'un jour ce mariage est plus fort publié, Il tâche à le celer, et craignant qu'il s'évante, 2o5

Il ne va que par fois trouver sa Violante, Sa Violante, hélas, dont le fidelle amour Envers cet inhumain luy croist de jour en jour.

A la fin le cruel, qui n'a dans la pensée

Quelle est du Souverain la justice offensée, 210

vive source... » La comparaison n'est pas dans Bandello. Ensuite Boaistuau a jugé utile de prêter tout un discours à Violante, avec la réponse de Didaco.

V. 1 85- 1 94. Ce développement remplace les détails donnés par Bandello sur les mauvais bruits qui circulent parmi les voisins sur Violante, que l'on croit séduite par Didaco, et sur ses parents que l'on croit achetés; Boaistuau y ajoute des détails sur la grande passion qui dévore Violante.

V. 19a. Le ms. porte : « comme un jouet a vent... »

V. a 10. 0 Et ainsi oubliant son Dieu et le devoir de sa conscience... »

l68 BULLETIN ITALIEN

Par tout comme devant brave se faisoit voir,

Pensant tous les moyens d'une autre décevoir.

Pour ce, comme il sntili.il. finement il courtise,

Et d'une loiauté il voile sa faintise.

S'il y a compagnie le bal soit dressé, 2 1 5

Ou si quelque assamblée a un peuple amassé,

Il y est le premier, il devise, il caresse.

Et fait tant qu'il s'acquiert une jeune maistresse,

Fille d'un des premiers de toute la cité;

El pource qu'il n'estoit de moindre qualité, 220

Les parens assemblez ce mariage accordent.

Les richesses toujours vers les riches abordent;

Et se fit peu après des nopces l'appareil,

Tel qu'on n'en a voit veu de mémoire un pareil.

Ce pendant les parens de l'amante abuzée, 22b

De grandz ruisseaux de pleurs ont leur face arrozée, Ils plaignent leur désastre et ne voyent cornent [f. 7 v°] Hz puissent donner ordre à leur juste tourment. Comme quand l'oiseleur dérobe une nichée, La mère qui revient de cercher sa bêchée, 23o

Ne trouvant ses petitz triste fuit et refuit, Et voiant le larron de loing elle le suit: \ la fin, se perchant sur une branche verte, En son triste ramage elf lamante sa perte : Ainsi ces désolez souspiroient leur malheur, q35

Contrainctz de supporter qu'on leur ravît l'honneur. Mais las, par dessus tout la mère es toi! troublée, Qui mille et mille fois sa plaincte a redoublée.

V. aiôsqq. « Il alloit escumer les compagnies ça et là... et feist tant par ses. menées... » Qespi »rtes a omis le nom de la nouvelle conquête de Didaco : n la tille au seigneur Ramyrio Vigliaracuta »(Bandello: Ram ira Vigliaracuta

\ 220321. «Et parée qu'il esloit riche el opulent et issu de lieu Illustre, parera accordèrent aysémenl ce mariage. >•>

\ 1. Le dis. porte : « El ce lit... »

Y. 1 •',. Dcsporles a eu la délicatesse d'omettre ici des détails Mir les plaisirs jeunes époui : Bandello dit aussi Bimplemenl : egli questi ;iltra pubblicamenU ; per moglie).

V ta8. Desportes a omis ici les détails, imagines par Boaisluau, touchant l'im- possibilité où étaient les frères de Violante de faire la preuve qu'elle était dura ot mariée à Didaco: ils ne connaissaient pas le prêtre qui avait béni leur union ; ils n'osaient] 1 un procès contre deux puissants seij : ...

\ .1 - pi Ici Desp »rtes s'esl souvenu de \ irgile [G g., IV, > Si 1 sqq.) :

Qualis populea mœrens Philomela ^ul> umbra \ h 1 1 --os queritur fétus...

DANDELLO EN FRANCE AU \ \T Bl&GLB lf>9

\u son de ses regretz Violante acourut,

Qui d'extrême douleur presque à L'heure mourut: 2/10

Lâchant un haut souspir, elle tumha pasmée, De cent mille couteaux ayant l'âme entamée. A force de remède en fin elle revient, Et sa fureur toujours plus estrange devient; S'arrache les cheveux, et vaincui'' de rage 245

Elle rougit ses mains au sang de son visage, S'égratigne la joue, et, grosse de soucy, Sanglotant sans relâche, elle s'escrie ainsi : «Ah! quel asprc regret me tient or assiégée! Que je sens au dedans ma pauvre âme affligée 25o

D'extrêmes passions ! Quel Dieu ay je offensé, Que le ciel soit ainsi contre moy courroucé? Ah Fortune ennemie! ah maudite influence! Las, vous ne me laissez seulement la puissance De compter mes malheurs à un qui feist sentir 255

A cet ingrat tyrant l'ennuy d'un desplaisir! [f. 8] Ah cieulx fiers et cruelz, qui m'avez destinée Pour estre misérable ains que je fusse née ! Que ne m'avez vous fait d'un sang plus généreux, Afin de descharger dessus ce malheureux 260

Les meurtres, les tourmens, l'horreur, Tire et la flamme, La rage et la fureur dont se repaist son âme? Mais, las, je ne puis rien, fors me plaindre de quoy Ce traistre sans vengeance a triomphé de moy. En sera il ainsi? un faussaire, un parjure, 265

Sans qu'il en soit puny, m'ayant fait telle injure? Non, non; jamais, jamais, fureurs qui m'agitez, C'est à ce coup qu'il faut qu'un supplice invantez; C'est à ce coup qu'il faut aguiser vos tenailles, Chassans toute pitié d'entour de mes antrailles; 270

V. a3o sqq. Dans le conte, Violante est informée, comme tout le monde, par la rumeur publique.

V. 245-247. Elle « se retira dans sa chambre toute seule, elle commença à faire une cruelle guerre à sa face et à ses cheveux, puis comme forcenée et hors de soy disoit... ».

V. a5o. « Quels desmesurez tourmens souffre maintenant ma pauvre âme affligée !...y>

V. 253. « Ah! fortune ennemie de mon heur! »

V. a5o. « Hélas, que n'ont voulu les dieux que je soye issue de quelque race géné- reuse afin de faire sentir à ce ruffien infâme le mal et griefve amertume que je sens en mon cueur

V. 266. On est assez tenté de corriger « m'ayant » en « m'aura ».

V. 269. « C'est à ce coup que je voy des yeux de l'âme ce que ceux du corps n'ont peu voir ou appercevoir. » La fin du discours est assez différente chez Hoaistuau, qui montre une Violante plus plaintive que menaçante : « Ah ! ingrat, est-ce maintenant le mérite de mon amour, de ma fidèle servitude et de ma loyauté ? »

1^0 BULLETIN ITALIEN

Car je veux le punir, car je veux me venger,

Et ne puis autrement mes douleurs alléger;

Et ne veulx point mourir, bien que je le désire,

Qu'il n'ait devant senty les foudres de mon ire!

Que la mort vienne après; au devant je courray, 276

Et s'elle tarde trop, moi mesme me turay !

Et n'ay tardé mes jours que pour plus le poursuivre,

Car il est malheureux qui veult sans honneur vivre.

Pour le moins, o cruel, de moy ne te riras,

Et de ta faulceté les fruictz tu cueilliras. » 280

Disant ces tristes motz, l'ardeur qui la possède Croissant de plus en plus toute fureur excède. EU' devient palle et blême, et en ce dur assault Encor' un' autre fois la parole luy faut. Ses frères en pleurant sur un lit la portèrent, q85

[f. 8v°] Et pressez de douleur d'auprès d'elle s'ostèrent. Seule une vieille esclave en sa chambre restoit, Qui criant sans confort triste se tempestoit, La pensant expirée. «A! chère nourriture, Que ta mort (ce disoit) m'est ennuieuse et dure! » 290

Et ainsi que tousjours de plus près s'approcha, Luy mania le poulx, les temples luy toucha, Et la sentant mouvoir de ça de la tire, Et fait tant qu'à la fin la pauvrette respire, Gémissant d'un hault cry, pleurant et souspirant, 295

Et ses enuis tousjours alloient en empirant. La vieille qui l'aimoit, et qui sa douleur porte, Essuyant son visage ainsi la réconforte :

u lié quoy, ma fille? hé, dieulx, voulez vous poinct cesser, Ne voulez vous jamais ces regretz délaisser? 3oo

\ . a85 sqq. « Kt ainsi qu'elle se lanientoit si amèrement, sa mère, ses frèr la femme esclave qui l'avoit nourrie en ses jeunes ans, montèrent à la chambre de Violante, 011 ils la trouvèrent « 1 o > j à tant atténuée tle mal et de rage qu'ils la m gnoissoienl presque. Et après s*estre efforces pai tous moyens de la réduire, >.m* j profil ter en rien, la Laissèrent eu la garde de la vieille esclave qu'elle av.. m tousjours aymé plus affectueusement que les autres. 1 Desportes 1 Fait effort pour animer la scène et nous Intéresser davantage ;i \ iolânte,

\. >99 sqq, Tout ce dis. -.mus esl du cru de Desportes; Boaistuau résume ainsi l'intervention de la nourrice: t El après pi usleurs remonstrances particulières, lu y misl .levant les yeux .pie, sj elle sa vouloil modérer quelque peu. elle Iroll parler au chevalier Didaoo, el lu) remonslreroil >i bien sa faute qu'elle le convertiroit à retournerais maison, el qu'elle se devoil tortiller oontre son mat et le di«9im»>i«r pour un temps, pour s'en veuger au par ap'

BANDELLO EU FRA.NOE U .\ \ i SIEi 1 7 1

Que veult dire cecy? hélas, estes vous folle? Dites moy, je vous pr% ; cette tii^it1 parolle, Ces pleurs, ces cris, ces plaintz nous pourront il/, vengi Pouvez vous en ce poinct voz douleurs alléger? 11 fault faire autrement, il faut prendre courage; 3o5

Il iaull pour quelques jours oublier voslre outra £ Retenant pour ung peu les courroux au dedans, Qui, lâchez puis après, sortiront plus ardentz Et plus envenimez, quand l'heure sera preste Que pourrez fouldroier cette perjure teste 3 10

Des éclatz de vostre ire, et que, pour son loier, Il se verra brusler, escorcher ou noier; Ou, pauvre, si tousjours vous voulez ainsi faire, Las, au lieu de monstre-r à ce trahistre faulsaire [f. 9] Que vous avez le cœur de vous venger d'un tort, 3i5

Nous vous avancerez une soudaine mort! Il ne faut que si fort le courroux nous commande, De peur que sa fureur ne demeure trop grande. Au plus fort du courroux conseil doit estre pris, Et ne suivre l'ardeur qui boult en noz espris. 3ao

Croyez moy, s'il vous plaît; je ne suis devenue Sans grande expériance ainsi grise et chenue; Celluy qui prend conseil ne se trouve deceu. » « Las (dict elle), Janicque, conseil est receu Le mal est trop léger; l'ire qui me transporte S2Ô

Au meilleu du conseil se fait toujours plus forte. Si tu sçavois le mal qui m'oste le repos, Si tu sentois l'ardeur qui s'éclot en mes os, Si tu avois gousté du venim que je hume, Si tu avois touché au brazier qui m'allume, 33o

Souspirant comme moy sans conseil ny confort, Un avare tombeau seroit tout ton support. Las, aussi c'est sans plus que je t'ay favorable, C'est tousjours le reffuge à toute misérable, Aussi je veulx mourir; ay je pas trop vescu, 335

Pour veoir qu'un malheureux ait mon honneur vaincu?

V. 3a/i-325. « Non, non, respondit-ello, Janique; le mal est trop léger le conseil est receu », et Violante repousse l'idée de revoir Didaco. Tout cela est donc assez différent.

V. 3a6; ' >n pourrait lire, à la rigueur, « au meilleur»; mais la forme « au meilleu » (au milieu) est employée, sans doute possible, au v. OaS.

V. 327. Le ins. porte : « le mal (pie m'oste le repos. »

V. 328. D'abord on lisait 0 Si tu sçavois», corrigé en: «Situ sentais. 1 Desportes a mis ici, dans le langage de Violante, une passion qui ne se trouve ni chez Boaistuau ci chez Bandello,

*7a BULLETIN ITALIEN

Je veulx, je veulx mourir. Mais devant (ce dit elle), Janicque, si jamais je te conneu fidelle, Si oncq dedans ton cœur logea compassion, Si tu m'as autrefois porté affection, 34o

Or il le faut monstrer ; l'heure en est oportune. L'amy ne se cognoit qu'au temps de l'infortune. Tu es pauvre, estrangère, et qui n'as rien icy, Enfans, biens ne parans ne te donnent soucy : [f. 9 V0] Tu n'as sinon la vie, et la gaignes à peine 345

A laver la lescive et à fïller la laine. Jay douze cens escuz de ce faulseur de foy, Et force autres joieaux ; ce sera tout pour toy. Hz ne sont destinez que pour la récompense De ceulx qui mayderont à punir son offence. 35o

Advises y, Janicque, et m'ayde à ce besoing. Trop cruel est qui n'a du misérable soing. Fay le si tu le veulx, car or que tu ne vueille, Mon esprit irrité pourtant luy appareille Un tourment si estrange et si plein de fureur, 355

Qu'il remplira les dieux et les homes d'horreur. 11 fault que par sa mort de luy je sois vengée, Et qu'après par ma mort ma faulte soit purgée. »

Janicque oyant cecy, ou soit qu'elle eust pitié

De la voir tant souffrir pour sa grande amytié, 36o

Et qu'ainsi lâchement eust esté abuzée,

Ou que l'argent promis luy eust l'âme embrazée,

S'arresta un petit pensant et ravassant,

Et cent mille discours l'un à l'autre amassant,

Agitée en un coup de pitié et de craincte ; 365

En fin, quand elle a veu que Violante atteincte

Y. 3'jo 3'ji. « Par quoy, Janique, si tu m'as aymée en ma jeunesse, monstre le nt<>y maintenant par ejjfect. »

\. 34a. Le ms porte : c an temps de la fortune. »

Y. 3 't 3 - 3 1 5 . y Tu es estrangère et n'as rien icj <jue la vie comme lesbestcs, encore avecques un continuel labeur. »

\ 3 1- 3 11. 1 J'ai douze cens escu: que ce faulseur de foy m'a baiilea iv< (que-, quel- ques bagues; lesquels ne sont destinez du ciel qu'a payer ceux qui feront la vengeai sa desloyauté. »

\ . 353 sqq* 4 lussi bien, si ton secours m'es! dénié, j'exécuteray seule mes desseins, el -il ii'' meurl comme je l'entens, il mourra comme je pourray. »

Y. 35g sqq. t Esmeûe en partie de pitii de la v< ûr ainsi déshonorée sous le pré- texte de mariage, partie pour la convoitis* ner la grande somax de deniers qu'elle luy avoit 0 fierté... »

Y . 364. Le m-, porte ! « l'un et l'autre amassant

BANDELLO IN IHAM.K AU XVT SIECLE 1 73

D'un mal désespéré s'esmouvoit sans repos, Se résoult à son ayde et lin dicl ces propos:

« Or je vov bien que (-'est : d'ire et de jalousie, D'amitié et de haine est vostre âme saizie; 3~o

Vous ne pouvez guérir sans les pousser dehors, Punissant le meschant qui cause ces effort/; [f. 10] Vous voulez vous vanger, et plaine de furie

Ne couvez au dedans que sang, murtre et tu rie.

De moy asseurez-vous que, pour vous ayder, 370

Je feray peu de cas de me voir bazarder

A cent mille périlz. Pour ce ayez espérance.

Je sçay comme pourrons en faire la vengeance,

Dedans bien peu de jours, qu'il ne peult éviter,

Si vous voulez cesser d'ainsi vous tourmenter. 38o

Prenez tant seulement le cœur de luy escrire,

Voilant votre courroux; je sçauray si bien dire,

Si bien l'amadouer, qu'il vous viendra revoir,

Et dès le premier soir nous aurons le pouvoir,

Quand il sera couché, de le priver de vie, 385

De sa femme et de vous qu'il tiendra pour amye;

Et si nous nous pourrons quant et quant estranger,

Emportans voz trésors sans encourir danger. »

Elle qui ce pendant ne repaissoit son âme

Que d'ire et de desdaing, de tourmens et de flame, 390

De rage et de fureur, un peu se modéra,

Et dans son cabinet seule se retira,

au mieulx qu'elle peult sa lettre elle a troucée,

En plus de mille lieux de larmes effacée,

V. 36g sqq. Le discours de Janique est assez différent, moins affectueux, plus cynique, chez Boaistuau.

V. 377. Le ms. portait d'abord : «Pour ce ayez spérance », puis un e a été ajouté; il y a lieu de le conserver, la syllabe ce s'élidaut devant ayez; voir encore v. /J75, 517.

V. 385-386. « Viendra quelque fois le mois coucher céans, nous le sçaurons si bien traicter... qu'il perdra sa vie, sa femme et celle qu'il pensoit avoir pour amie.

V. 388-389. Le discours de Janique, chez Boaistuau, dit exactement le contraire (au début) : « Combien que cela ne se puisse faire si secrettement qu'à la fin sa mort ne soit descouverte; mais j'ay ferme opinion que remonstrant vostre droit aux juges, etc.. »

V. 389-395. « Violante cependant qui ne repaissoit son cueur félon et cruel d'autres viandes que de rage et desdain commença à s'adoucir et trouva le conseil de Janicque bon. . . ; et estant demeurée seule en sa chambre, prenant plume et papier, elle rescrivit à Didaco ». Boaistuau donne tout au long la lettre de Violante. Chez Bandello, il n'est pas question de lettre, mais d'une rencontre etd'un dialogue entre Didaco et Violante, à la suite duquel le chevalier vient le soir retrouver son amie. On remarquera aussi que, chez Bandello, l'« esclave» est « une grande et forte femme d'une ti Mi- taine d'années», et non une vieille comme chez Desportes (v. 4oi et 44a-444).

174 BULLETIN ITALIE>

Escript son nom au bas. la lent et la plia, 3g5

Y a mis de la cire, et puis elle appuya Contre avecques le pouce un cachet, dont sur l'heure La cire un peu chauffée a receu l'engraveure.

Ce faict, sortant dehors, Janicque elle appella, Qui a prins la missive et soudain s'en alla : 4oo

[f. iov°] Et pour marcher plus viste ell' force sa vieillesse, Bouillant d'un grand désir de venger sa maistresse. Et s'avanceant toujours, comme elle regarda, Elle a veu Didaco qu'ainsi elle aborda : « Vraiement, monsieur, dit elle en luy baillant la lettre, 4o5 Je ne lis ni escris, et si m'ose promettre Que l'on se plainct de vous et, à vrai dire aussi, On a bien quelque droict de vous blasmer ainsi. Non pas de ce qu'avez pris nouvelle espousée; Nenny; je ne fu oncq si sotte et abuzée 4 10

De croire que l'accord que vous aviez parfaict, Forcé d'extrême amour sortit meilleur effect; In amant, pour gagner le poinct il aspire, Promet ce que l'on veult; il plainct, pleure et souspire ; Puis quand il a jouy, adieu la foy, adieu; l\ib

\y loyaulté ny foy en luy n'ont n'ont plus de lieu. Mais si ne devez vous pourtant de telle sorte Oublier la maison, et une qui vous porte Affection si grande, et qui ne pourra pas Fort long temps sans vous voir retarder son trespas. 420 Las, encore aujourd'huy en plorant je l'ay veuë S'arracher les cheveulx et rompre sa chair mu ; Et me disoit : « Et bien, s'il ne veult m'espouzer, Devoit il en ce poinct pourtant me refuzer Pour amye et servante, et par fois la semaine 4a5

Me voir, sans me laisser endurer tant de peine? 0 dieu! s'y n'est ce pas ce qu'il m'avoit promis, Avant que les destins me fussent ennemis! »

V. /io5-6o8. « Scipneur Didaco, je nesçay ny lire ni escrire, mais je mettrai «nr ma

vie qu'on se plainct bien de vous par ces lettres et aussi, pour en parler à la i

il y a un petit de tort de vostre costé. »

V. &iosqq. Tout ce développement es! du cru de Desportes; il faut avouer qu'il ne répond pas du toul tu caractère rude el passionné. de 1' telle que l'avait

conçu Le conteur Italien. 1 >■ poète français lait d'elle une entremetteuse; ta irai nation commence d'ailleurs sv< 1 Boaistuau.

V. Elle me ditoil : Et bie^ puisque je ne le puis avoir pomr maryt qtf il me

tienne an moin pour min<\ el qu'il me vienne oeoir quelque fois la semaine, »

\ 1:-. \\ant d'être corrij rs se lisait ainsi :

0 Dieu << n'esl pas ce qu'il m'avoil tant promis. Pour ce mouvement, von- la plaint»' d'Ariao tulle.

BÀrfDELLQ F.N FRANCE AU Wl" SIECLE !-.")

Ainsi qu'elle partait, Didaco qui l'escoute Rompt le seau de la Mire et puis il la leut toute; /j3o

[f. 11] Et lors comme en sursault se sentit réveiller, Et cent mille remors au dedans tenailler Sa poictrine coulpable, et la faute commise D'un poignant aguillon son âme martirise.

\ la fin, il conclud de l'aller visiter, 435

Espérant bien qu'encor il la peust contanter D'une baye inventée et d'une feincte excuse, Veu ce qu'on luy disoit de sa rage amoureuse : Pauvret, qui ne sçait pas que le cœur féminin A cent mille moiens pour cacher son venin! 440

11 le dict à Janicque, et si tost qu'il la laisse, La vieille aise s'en court, et de courir ne cesse Qu'elle arrive au logis, poussant et haletant, Et la sueur par tout luy alloit dégoûtant. Là, sans poinct s'arrester, à la chambre est entrée, 445

Violante estoit contre terre veautrée. Elle avoit de fureur les cheveulx hérissez, Le regard éfaré, les yeulx tous enfoncez, La face inde et ternie, hâve et descoloréc, Gomme s'elle eust esté du sépulchre tirée. 4oo

D'un furieux desdaing sans plus se nourissoit, Et plus de sa beauté ne luy apparoissoit. Pour entendre Janicque en sursault s'est levée, Aise qu'elle eust ainsi employé sa courvée. « Gr bien, si de ta part tu as fort travaillé, 455

Je n'ay pas ce pendant, dit-elle, sommeillé, Et cognois que le ciel irrité favorise [f. 1 1 v°] A la dernière main de nostre juste emprise. Il fault continuer : pour ce, cours achepter Deux couteaux bien tranchansquoyqu'ilz puissent couster, 46o

V. 43 1. « Il fut incontinent surpris de grand sursault, car haine et pitié, amour et desdain... commencèrent à se débattre et contrarier en son cueur. » On voit que l'idée de remords est ajoutée par Desportes.

V. 436. Le ms. portait d'abord : « il la pourroit tanter », qui a été corrigé ensuite.

439-44o. La réflexion est de Desportes, comme tout le développement des vers 44i-453.

V. 455-45ij. ((Janicque, si tu as donné bon commencement à nostre entreprinse, aussi n'ay-je pas dormi de mon costé. . . »

V. 456. Ms. : «se pendant. »

V. 46o. « Par quoy don ne ordre d'avoir deux grands consteaux, quoy qu'il en couste. » Dans le conte de Boaistuau les commissions données à Janicque sont moins détaillées, mais en revanche on lit cette remarque, qui n'est pas sans intérêt : « Mais je te prie qu'il n'y ait que mo> qui donne fin à sa vie, ainsi que luy seul a donné la première attaiute à mon honneur. »

l76 BULLETIN ITALIEN

En poincte, aigus et longs, grandz et de bonne forge, Comme ces grands de quoy les pourceaux on égorge: Et en t'en retournant achepte moy aussi Une corde bien forte, et puis reviens icy. Je te diray après ce qu'en aurons à faire. 465

Je voy qu'il ne faut plus que sa mort on diffère. » Janicque y est courue et n'a poinct arresté Qu'ell' ne soit de retour aiant tout acheté.

L'Aurore retiroit l'or de sa tresse blonde Du fond de l'occéan pour esclairer le monde, £70

Quand, pressé du malheur, Didaco s'esveilla. Qui. sautant hors du lit. hâtif s'apareilla Pour trouver Violante; et la Parque inhumaine, Qui talonne ses pas, au massacre le meine. Il fainct d'aller aux champs et sur ce est desparty. !\~b Seul avec un laquai qui en est adverty. Par les lieux plus secretz couvert il se destourne. Puis deçà, puis delà; jamais il ne séjourne. Qu'il n'ait veu le logis Violante estoit, Qui pleine de fureur son sépulchre apprestoit. A80

Lors pour n'estre apperceu vint par l'huis de derrière. Qu'il pousse un peu du pied, et n'y demeure guère Que Janicque n'y vint, plaine de volonté De le traiter ainsi qu'il avoit mérité.

Mais pour lors toutesfois feignant ce qu'elle en pense, 485 Avec un ris contrainct luy fait la révérance, [f. 12]. Le meine à sa maistresse, et puis tout doulcement Sortit pour donner ordre à ce commencement.

Si tost qu'il s'avancea, Violante l'advise,

Qui sent qu'un aspre feu plus chaudement l'atise. 490

Sa colère en devient plus forte, et pour le voir

S'obstine d'autant plus en son cruel vouloir;

Et craignant de trop tard assouvir son courag

Peu s'en fault que dès lors ne luy saute au visa_

V. ,'170 sqq. La description de l'aurore est de Desport* s. D'après Boaistuau, l'i du rendez-vous est quatre heures du matin : Bandello place le soir la vi*it.> de Dida< 0, qui n'invoque aucun prétexte pour expliquer si sortie.

V. 476. Sur l'élisiori du monosyllabe et, ^>ir la note au v.

V. : il trouva Janicque qui l'attendait <mi bonne dévotion de le Uxùcler

selon son mérite. . . »

Y. ^89-600. I ette analyse des sentiments de Violante remp discours que lui fait tenir Boaistuau,

BANDELL0 EN FRANCE AU XVl" SIKCLE 177

Mais pour mieux, l'attraper, à l'heure se garda, 4g5

El de simple douleur sa rage elle farda :

Elle court l'embrasser, et d'une longue trasse

Du cristail de ses pleurs luy arrose la face.

A la fin, ne pouvant supporter son ennuy,

L'estrainct estroitement et se pasme sur luy. 5oo

Didaco qui la void si outrée de rage, Craignant que sa fureur s'allumast davantage, La print entre ses bras et, pensant l'appaiser, S'enclinant doucement se mist à la baiser. « quoy (luy disoit-il), mon cœur, ma chère amye, 5o5 Mon bien, mon seul plaisir, mon heur, mon tout, ma vie ! Hélas, vous pensez donc qu'ainsi j'aye oublié Gomme je suis à vous estroictement lié, Et que nouvelle amour en ce poinct désassemble Nous deux, qui si long temps avons vescu ensemble 5io Avec tant de plaisirs? Ah vous me faictes tort, De doubter de ma foy et vous plaindre ainsi fort. Non, non; n'estimez poinct que mon amour soit moindre, Car bien que malgré moy on m'ait fait ainsi joindre [f. i2v°] Avec autre que vous, je sçay toiisjours combien 5i5

Nous sommes enlacez d'un plus estroict lien, Et pour ce asseurez vous que je n'atendz que l'heure Que, comment que ce soit, je face qu'elle meure, Affin que nous puissions de mille heureux plaisirs Vivans après ensemble assouvir noz désirs. » 520

Assés d'autres propos il sceut à l'heure dire, Et tant que Violante, aiant craincte de nuire A sa cruelle emprise, a fainct s'y accorder; Et sa griève douleur peu à peu s'évader. Elle essuia ses yeulx, et ainsi consolée 5a5

Hz se sont pourmenez tout le long d'une allée,

V. Soi sqq. t Didaco la voyant ainsi troublée, craignant que sa colère s'enflammast davantage, commença à l'amadouer et la prendre entre ses bras. »

V. 5o5 sqq. Desportes a supprimé toutes les raisons d'intérêt de famille qui l'ont poussé à conclure son second mariage.

V. 517 sqq. « Il estoit délibéré de l'empoisonner (de à quelque temps), et consumer le reste de sa vie avec elle. »

V. 5a3. Ceci fait l'objet d'un petit discours chez Boaistuau.

V. 5a/i sqq. Cette journée passée en conversation, avant la nuit fatale, est une invention de Boaistuau ; chez Bandello, il s'agit d'un rendez-vous nocturne, l'on ne dépense pas tant de paroles : « E perché l'ora era alquante tarda, il signor Didaco e Violante s'andarono al letto... » Le Didaco de Boaistuau demande à se coucher parce qu'il a sommeil (v, 533-536)!

|i. sturel. ia

178 BULLETIN ITALIEN

Et passèrent ce jour ensemble à deviser,

chascun de sa part mect peine à desguiser,

Si qu'on eust bien jugé que l'amoureuse flame

Du mignard paphien n'eschaufoit plus leur âme. 53o

Si tost que le soleil retira sa clarté,

Faisant place à la nuict pleine d'obscurité,

Après divers propos, Didaco qui sommeille

Demande à se coucher, et Janicque appareille

Le lict en dilligence, Violante ardoit 535

Joieuse de se voir à ce qu'elle attendoit.

Lors, pour plus le haster, s'est première couchée,

Et luy déshabillé l'a sur l'heure approchée.

Janicque tout soudain leur coula les rideaux, Estaignit la chandelle, et a mis les cousteaux 5£o

Qu'elle avoit acheptez dessus une escabelle, [f. i3] Et puis tout doulcement la pose en la ruelle;

Sortit hors de la chambre, et soudain y reantra

Et lors sans mener bruict ses cordes acoustra,

Les baille à Violante, et puis elle se glisse 545

Contre terre, attendant que l'heure fût propice

D'aider à sa maistresse et monstrer sa rigueur,

Et que ses ans chenus n'estoient pas sans vigueur.

G'estoit au premier somme, alors que sans lumière

Un dormir englué nous sille la paupière, 55o

Lorsque les home las, sur la plume couchez,

Reposent sans soucy, d'un fort sommeil touchez,

Et qu'un morne sillence entretient toute chose,

Et que tout ce qui vit ocieux se repose.

Violante, qui lors mille fureurs conçoit, 555

Seule du doulx sommeil le charme ne reçoit,

V. 53o. L'expression de «mignard Cupidon » est employée par Desportes dans son poème sur Roland furieux (version manuscrite).

V. 53/». « Le chevalier pressé de sommeil commanda qu'on accoustrat le lict. v

V. 537 sqq. « A quoy Violante, pour se monstrer plus affectionnée, se coucha la première, et incontinent qu'ils furent au lict, Janicque, ayant accoustré les rideaux, se sftisit de l'épée du chevalier, et... elle attacha sa corde..., porta un escabeau en la ruelle du lict et mist deux grans cousteaux de cuisine dessus. »

V. 543. « Ce fait, elle esteiijnit la chandelle, et Feignant de sortir, elle ferma la porte enr elle el rentra dedans. » On voit que, iI.h^ tout ce 1 rteti

suivi de forl pris Boaistuau, toul en intervertissant l'ordre >lr oei tains détails.

V. f)','i. Le mis. porte : « menre bruit ».

V. r> 5 r> - 5 7 'i . En regard <!<■ <•<■ développement, Boaistuau le contentait de dire : <( Kt feignant de vouloir dormir, elle se tourna la face de l'autre COSté, et après SVOÛt demeuré quelque espace de temps en tel estât, le pauvre infortuné chevalier s'endormit. »

Î3ANDELL0 EN FRANCE AU XVI* SIECLE I7Q

Bastit mille dessains, et Tocéane rive Ne s'enfle en tant de ilotz, lorqu'Aquilon estrive \ rencontre d'Auster, que son cœur irrite Est de divers pensers ça et agité ; 56o

Ne songe que de meurtre, enragée, insensée, Et plus d'humanité ne loge en sa pensée. Deçà delà se tourne, et ne sçait plus comment EH' pourra retenir le brazier véhément

De Tardante fureur qui son âme espoinçonne, 565

Et du poingnant regret qui dedans la tronçonne. «Dieux vengeurs (ce dit elle), à cette heure acroissez Ma senglante furie, et si bien m'addressez Que je puisse élancer les foudres de vostre ire [f. i3v°] Sur un qui la desdaigne et ne s'en fait que rireî 570

Mes mains, [frappez le traistre], et faictes voir à tous Ce que peult nostre sexe agité de courroux! [Réjouis] toy, mon cœur, et contente ta rage, Et vous, mes yeulx, riez en voiant ce carnage! »

Achevant ce propos l'ire qui la pressa 575

Feit qu'ainsi forcenée hors du lict se lancea,

Enpoigne un des cousteaulx, et cependant Janicque

Sur le corps endormi des cordages applicque,

Y faict des neuds coulans elle le lya,

Puis contre la paroy son dos elle appuya, 58o

Pour avoir plus de force, et ses pieds à la poultre

Du châlit, attendant qu'il falût passer outre.

Las, pauvre Didaco, un sommeil ennemy

Sans craincte ce pendant te tenoit endormy;

Tu n'avois pas soucy d'une telle avanture ; 585

Tu ne pensois qu'alors se feit ta sépulture.

Mais forcé du malheur, gisant tout estendu,

Du nez et de la bouche as le sommeil randu;

Et tu sens tout à coup la rude violance

D'un cousteau menassant qui bien avant se lance, 590

V. 571 et 073. Le texte que nous publions est corrigé par pure conjecture ; le ms., sur ce point contient des lacunes et des non-sens : v. 571 « mes mains croissez et faites voir. . . » (avec deux syllabes de moins); v. 073 : « Horrible toy mon cœur. . . ».

V. 58o-58a. Janicque « s'assist contre terre, et ayant la corde lacée en ses bras, elle s'appuyoit les deux pieds contre la poultre du lict, afin d'avoir plus grande force à la tirer, lorsqu'il en seroit besoing ».

V. 58g sqq. « Et toute saisie d'ire, de rage et de furie, enflammée comme une Médée, lu y darda la poincte de telle force contre la gorge qu'elle la perça de part en part; et le pauvre malheureux pensant résister à son mal... fut estonné qu'il se sentit encore rechargé de nouveau, mesme si intrinqué en la corde qu'il ne pouvoit mouvoir ny pied ny main ; et par l'excessive violence du mal, le pouvoir de parler et crier luy fut osté. . . »

l8o BUILETIN ITALIEN

Et se cache en ta gorge, et le sang qui saillist Feit que tout aussi tost le parler te faillist. Tu penses résister, mais la vieille qui tire La corde des deux mains fait que tu ne respire; Puis tu sens tant de coups redoublez si souvent, 5g5

Qu'à la fin ton esprit s'envolle ainsi que vent, Laissant le foible corps puny de son offence, [f. il\] Pasle, blême et transi, sans force et sans deffence.

Janicque en s'aprochant tout par tout le tasta,

Et le cognoissant mort, en courant se hasta 600

D'allumer la chandelle à fin de mieux parfaire

Et d'adviser après ce qu'ilz en vouldroient faire,

Esclaire auprès du lict, par tout rouge de sang,

gisoit estendu Didaco froid et blanc.

Violante le vit, d'horreur pasle et tramblante, 6o5

Qui, rouant dessus luy sa prunelle sanglante,

Croist en forcenerie, et d'un cry furieux

Du bout de son cousteau luy crevant les deux yeulx.

Parloit à eulx ainsi : « Ah! meurtriers de ma gloire,

C'est par vous qu'un meschant s'acquesta la victoire 610

De mon entier bonheur, sortez; traistres, sortez

De vos sièges honteux; tous voz pleurs sont jectez! »

Ainsi qu'elle achevoit sa cruelle harangue,

Insatiable en rage, ell' luy tire la langue,

La print d'une des mains et lors, en la tranchant, 6i5

Du fond de l'estomach ces motz fut arrachant :

« Ah ! langue abominable, hélas, que de mensonges, Que de traistres propos, que d'inutiles songes

Y. 699 sqq. « Violante ayant mis lin à ce chef-d'œuvre, commanda à Janieque d'allumer la chandelle, et l'ayant approchée près de la face du chevalier, elle cognent soudain qu'il estoit >aus vie. »

Y. 602. A propos de ce pronom pluriel masculin appliqué à deux femmes, on lit aussi chez Boaistuau (un peu avant ce passage) : « Après que Violante l'eus! accomo- dée(la corde) ainsi qu'ils avoient projette ensemble, elle en bailla le bout à Janicque... » Voir a n -- 1 »

V. 606. Le ms. portait d'abord ruant, corrigé en rouant.

V. G0S-G12. « Elle luy tira les yeux note lapoinete du cousteau hors de la : s'escrianl contre eux: Ah! trafstres yeux, messagers de la plus traistresae Ime qui résida oneques en un corps d'homme mortel, sortez désormais le vos sièges honteux, car la source de \o* Feinctes larmes est maintenant tarie el seieh<

V. Gi'i sqq. « Continuant sa rage, elle s'attaqua à la langue, I -iains

sanglantes tirée hors de sa bouche, el la regardant d'un oeil meurtrier, luy dist en la tranchant: Ali langue abominable et parjure, combien de mensonges as tu hast) avant que tu pousses laite brèche mortelle à mon bonneur, duquel me sentant maintenant par ton moyen pri vée, je m'achemine franchement à la mort... »

BANDELLO EN FRANCE AU XV l" SIECLE I 8 f

T'a il falu bastir pour esbranler le fort

De l'honneur, sans lequel je m'en cours à la mort! 620

Mais devant, pour le moins, j' ay pugny ton offence, Et faict que ton venin n'aura plus de puissance. » [f. i4v°]Or quand elle eut ainsi ce morceau séparé,

Son corroux pour cela n'est poinct plus retiré,

Mais au mcilleu du sang tousjours plus se mutine, 6a5

Et, nouvelle Médée, en sa fureur s'obstine :

Avec un des cousteaux l'estomach luy ovrit,

De sorte qu'à l'instant le cœur se descouvrit,

L'arrache de sa place, et de poincte et de taille

Elle, en grinçant les dens, cent mille coups luy baille, 63o

Criant horriblement : «Ha! cœur diamantin,

C'est toy qui as ordy les trames du destin

Qui me fait malheureuse et qui fait que j'exerce

Or une cruaulté qui semble bien diverse!

Las, que n'ay je peu veoir ainsi tes fixions ; 635

Je ne fusse abismée en tant de passions! »

Et n'ayant délaissé une partie entière,

Qui n'eust senti l'effort de sa dextre meurtrière,

S'acharnant sur ce corps comme un loup affamé,

Qui, sortant hors d'un bois, trouve un camp désarmé 640

D'innocens agneletz, pelle melle se vire,

Et convoicteus de sang les démembre et descire,

Elle tout en ce poinct un seul lieu ne laissa

Dessus ce pauvre corps, qui delà qui deçà

Ne monstrat la rigueur de son âme offencée, 645

Et, le frappant tousjours, s'escrioit insensée :

«Ah! infecte charogne, autresfois la maison

De toute faulceté, fainctise et trahison,

Ores tu es paiée ensuivant ton mérite ;

Mais ta punition encor est trop petite! » 65o

V. 6a3. « Et ayant séparé ce petit membre d'avec le reste du corps... »

V. 6a6. La comparaison avec Médée est déjà dans Boaistuau, mais un peu plus haut (voir note au v. 089).

V. 63 1 sqq. « Ah! cueur diamantin, sur l'enclume duquel ont été forgées les infortunées trames de mes cruels destins, que ne te pouvois-je aussi bien veoir à descouvert le passé comme je fais ores ! »

V. 637 sqq. « Puis acharnée sur ce corps mort, comme un lyon affamé sur sa proye, il ny eust presque partie à laquelle elle ne donnast quelque atteinte. » Boaistuau a supprimé toute allusion à d'autres mutilations, pour ainsi dire inévitables; Ban- dello disait : « Qualche altra parte del corpo che per onestà mi taccio gli recise. »

V. 6/»7 sqq. « 0 charowjne infaicte, qui a esté autrefois l'organe de la plus infidèle et desloyale âme,... or es-tu maintenant payée de desserte condigne à tes mérites. »

ï8a BULLETIN ITALIEN

[f. i5] Tant estoit hors de soy que jamais n'eust cessé De tousjours massacrer, si son bras trop lassé Ne luy eust fait lâcher son cousteau par contraincte, Pour parler à Janique entremorte de craincte, Qui transie à demy et pleine de terreur, 655

Pensoit voir des enfers la plus grande fureur.

« Janicque (ce dit-elle), ores je suis contente:

Je sens desjà mon mal qui peu à peu s'alente ;

Desjà je ne sens plus tant de soucis mordans,

Et plus tant de remors ne m'agitent dedans. 660

Que la mort maintenant m'environne d'alarmes,

Je me présenteray nue encontre ses armes.

C'est par ce seul moyen que je me puis guérir.

Puisqu'il n'y a plus rien qui m'empêche à mourir.

Vien donc; traînons ce corps au milieu de la rue, 665

Car je veulx que sa mort à chacun soit cognuë,

Tout ainsi qu'à chascun mon honneur descrié

Par sa desloiauté a esté publié;

Et puis après, ma mie, il fault que tu t'appreste

De sortir du danger qui nous pend sur la teste. 670

Voilà l'argent promis, et si voilà encor

Quelques pierres en œuvre et quelques aneaux d'or.

Pour ce avise, Janicque, et d'une briefve fuite

Eschappe le naufrage je me précipite. »

Ce dit, sans s'arrester, se chargèrent du corps, 6;5

Et par une fenestre ilz l'ont gecté dehors

Au milieu de la rue; et Janicque, sur l'heure,

En plourant print congé et plus ne demeure,

V. 654 sqq. « Puis elle dist à Janicque (laquelle avecques une grande terreur avoit ce pendant contemplé tous ses gestes): Janicque, je me sens maintenant si allégée de mon mal que, vienne la mort, quand elle voudra, elle me trouvera forte et robuste. . . »

V. CG3. Le ms. porte : « que je ne puis guérir. »

V. 665-G68. « Ayde moy donc à traîner ce corps hors de la maison de mon père, en laquelle je fuz premièrement violée... car ainsi qu'il a esventé mon honneur et publié par tout, aussi veulx je que la vengeance soit manifestée... »

V. 671-680. Le contenu de ce développement est fourni par Boaisiuan, mais dam un ordre différent : << A quoy obéissant Janicque, elle prinl avecques Violante le corps du chevalier et le précipitèrent par l'une des fènestrei de la chambre en bas sur le pavé, avec toutes ses parties. Ce faict, elle dist à Janicque : t Prends ceste » boette avec tout ce qu'il y a d'argent et V embarque au premier port que tu trouveras, » et t'en vas en Afrique, et sauve ta vie par une prompte faille.. . a El ayant donné ordre à son département, elle print le triste congé île sa maistresse el l'en \a à la bonne fortune, sans que depuis on sceust entendre aucunes nouvelles, quelque poursuytto qu'on en sceut faire. »

V. 67G. Sur ce pronom masculin, voir ci-dessus la note au v. Goa.

BANDELL0 EN FRANCE AU XVI* SïKCLE 1 83

[f. i5ve] S'embarque au premier port, et si bien se perdit

Que jamais du despuis rien ne s'en entendit. 680

Aussi tost qu'il fut jour, les premiers qui passèrent Au travers de la rue esbahis s'amassèrent En cerne autour du corps tout senglant et tout nu, Sans que d'un seul d'entre eulx il peult estre cogneu, Ne qui l'avoit tué, estonnez au possible : 685

Qui pouvoit avoir faict un acte si terrible ? Et ainsi que le bruit de cette cruauté Peu à peu s'espandit par toute la cité, Chacun est acouru, comme à voir un miracle, Au lieu estoit fait ce furieux spectacle. 690

Tout en bruit par la rue, et ne peut on penser Qui sont ceulx qui ont peu tant de rage exercer, Ny qui estoit le mort, ny par quelle fortune On l'avoit délaissé en place si commune. Or, ainsi qu'ilz en font un divers jugement, 6q5

Et que l'un dit cecy, l'autre tout autrement, Violante d'un lieu elle s'estoit mise, Oyant comme un chascun à plaisir en devise, Est descendue en bas, et leur a dict ainsi : u Messieurs, c'est pour néant que vous avez soucy 700

De descouvrir ce fait; vous ne le pouvez faire. C'est moy seulle qui peult de tout vous satisfaire. Je sçay qui est le mort et si je sçay pourquoi Il a esté tué, et nul autre que moy. » Elle parloit encor que ceux de la justice, 705

Qui avoient entendu le bruict du maléfice, [f. 16] Arrivèrent au lieu pour sçavoir que c'estoit; Et voiant que chascun Violante escoutoit,

V. 681. « Sitost que le jour fut apparu, les premiers qui passoient par la rue apperceurent ce corps. . . »

V. 687-689. « Duquel le bruit, estendu par toute la ville, incita plusieurs à le venir veoir. »

V. 6g5. Desportes a supprimé diverses hypothèses faites par les curieux : a Jugeoient... que c'estoient quelques voleurs de nuict qui l'avoient ainsi meurtry. »

V. 697-699. « Et Violante, qui estoit à la fenestre, entendant toutes ces contentions entre eux, descendit à bas.... »

V. 700-70/i. c Messieurs, vous estes icy en controverse d'une chose de laquelle si j'estois interrogée par les magistrats de ceste cité, j'en rendrois asseuré tesmoignage ; et à peine peut ce meurtre estre descouvert par autre que par moy. » Les témoins la croient sans peine, car ils pensent que l'assassinat est le résultat d'une rixe entre ses galants.

V. 705-710. Chez Boaistuau on va chercher les juges après les premières déclara- tions de Violante; lorsqu'ils arrivent ils la trouvent «plus asseurée qu'aucun des autres spectateurs; laquelle à l'heure ils interrogèrent sur le faict de ce meurtre»,

l84 BULLETIN ITALIEN

Qui l'assuroit sçavoir d'une façon hardie,

Hz la font approcher à fin qu'elle leur die. 710

Elle, sans s'estonner, grave en geste et en port,

0 Messieurs, ce a elle dit, vous voiez icy mort

Le seigneur Didaco; d'en dire davantage,

11 fault devant mander tous ceulx de son lignage,

Qui y ont intérest: puis je diray comment 7 1 5

Il a esté ainsi meurdri cruellement ».

A ce mot, tout le peuple est tressailly de craincte ;

Leur poictrine est d'horreur pantoisement attaincte.

Les juges estonnez, qui y veulent pourveoir,

Aux parens du defîunct l'ont soudain fait sçavoir. 720

Qui peu après disner au palais se trouvèrent,

tout incontinent meintz autres arrivèrent,

Désireux de sçavoir comme avoit esté fait,

En quel lieu et pourquoy si terrible forfait.

Quand tout fut assamblé et qu'un estroit silence 725

Fut enjoinct par trois fois à toute l'assistance, Violante se lève, et si tost qu'elle a veu Gomme pour l'escouter ung chascun s'estoit teu, Sans signe de douleur, d'une grâce asseurée, Tenant en bas la veue, et doulce et mesurée, 730

D'une voix haut sonnant entrouvrit son discours, Et pour commencement leur compta les amours De Didaco et d'elle, et que, bruslant d'envie, [f.i6v°] Durant plus de deux ans il l'a voit poursuivie

Par toutes les façons qu'un amant peult dresser, 735

Sans que pour tout cela il peult rien avancer;

Car bien qu'elle l'aimast, sa vertu glorieuse

Des assaulx de l'amour restoit victorieuse ;

Et comme Didaco tellement s'embrasa

Du feu de cet amour, qu'en fin il l'espouza ; 7*0

V. 711-71G. « Mais sans s'estonner aucunement, elle leur respondit : Caluv que vous voyez mort icy est Le chevalier Didaco. Et parce que plusieurs ont Lntéresl 1 >a mort (comme son beau-père, sa femme et autres parens), vou- les IVr< /, s il vous plaist, appeller à lin qu'en leur présence j'en dise ce que j'en scay. »

V. 717-73/1. « Dequoj Les jugei espouënlez, de voir ud m grand seigneur sinsl cruellement tué, la meirent en seure garde jusque! 1 l'après-disnée, tous le< dessus nomme/ furent appelle/; Lesquels Se trmivïrent nu palais avec si grand nombre

de peuple (ju peine Les Jugea pouvoienl avoir place. »

V. 7»5 sqq, Le discourt de Violante esl plui redondant stuau

en donne UO sommaire, dont le poète l'est à peine écarté, m.o> qu'il a développé.

\ >'i. 1 Quatorze ou quinze mois. »

BANDELLO EN FRANCE AU XVI0 SIÈCLE 1 85

Mais que, pour les raisons qu'il mit en évidence,

Il vouleust que pour lors se teust son alliance,

Et comme du despuis estans ainsi liez,

Avoient vescu long temps comme deux mariez,

Avec mille plaisirs et sans qu'un seul divorce 745

Eust jamais commencé de troubler leur consorce.

Toutesfois, à la fin, ainsi que sçavoient tous,

D'une nouvelle femme il s'estoit fait espoux,

Et qu'à cette raison elle, désespérée

D'avoir perdu l'honneur, avoit sa mort jurée; 750

Ce que la nuict dernière avoit exéquuté,

Descouvrant le moyen par Janicque inventé,

Laquelle, à son advis, de trop vivre lassée,

S'estoit de quelque roc dedans l'eaue renversée.

Et aiant bien au long discouru son malheur, 755

Sans s'estonner en rien ny changer de couleur,

Se repose un petit, et puis, d'une voix forte,

Parlant aux magistratz, conclud en ceste sorte :

«Las, tout ce que j'ay dict n'est pour vous émouvoir; Aussi bien de pardon je ne puis recevoir, 760

Me fust il présenté, car il faut que je meure ; Seul en mon désespoir cet espoir me demeure; [f. 17] Et quand vostre sentence or me délivreroit, Mon extrême fureur tout soudain me turoit; Ou s'elle ne pouvoit, plustost cette main palle 765

ïrancheroit le filet de ma trame fatalle. Doncq si pitié vous meut d'un subit jugement, Metez fin, je vous prie, à mon cruel tourment. »

A tant elle se teut, et le pleur goûte à goûte

Sort à l'envy des yeulx du peuple qui l'escoute, 770

Agravé de pitié, et si gros de douleur

Qu'il reste tout transi sans force et sans couleur.

Leur âme est toute esmeuë et leur corps tout débile:

Une eaue sortant des yeulx sur leurs faces distille,

V. 744. «Ils avoient vescu un an en mesnage ensemble. »

V. 750. c Puisque l'autre luy avoit faict perdre l'honneur, elle avoit cherché le moyen de luy faire perdre la vie. »

V. 751-754. « Ce qu'elle avoit exécuté par le secours de son esclave Janicque, laquelle, à son tour, ennuyée de vivre, s'estoit précipitée en l'eau. »

V. 759-768. « Elle leur dist pour conclusion que toutes choses par elle déduictes ne tendoient point à les émouvoir à pitié... Car aussi bien, disoitelle, si vous me per- mettez d'eschapper vive de voz mains, pensans sauver mon corps, vous serez la cause de l'entière ruyne de mon âme; car de ces mains que voyez devant vous je trancheray le fillet de ma désespérée vie. »

V. 769-772. « Elle se teut et laissa tout le peuple si estonné et agravé de pitié, qu'il n'y avoit celuy qui ne pleurast à chaudes larmes l'infortune de cette pauvre créature. »

l86 BULLETIN ITALIEN

Leur cœur bat au dedans, et n'ont pas le pouvoir 775

Assez long temps après de parler ny mouvoir.

Tous estoient estonnez d'une emprise si haulte,

Et tous sur le deffunct ilz rejectoient la faulte,

Plaignans la pauvre fille à qui la fauceté

Avoit souz bonne foy tant de mal appresté. 780

Et comme peu à peu du palais ilz sortirent, Tous ceulx de la justice à par eulx se retirent. Pour mettre ordre à ce fet, avant que commencer, Hz ont pour le deffunct ung tumbeau fait dresser ; Et voulans procéder d'une forme équitable, 786

Hz s'informent du tout, et trouvent véritable Tout ce que Violante avoit lors proposé, Sans que pour tout cela son fait fût excusé; Car, soit qu'il leur semblast q'une telle vengeance Feust trop pleine de rage et d'aspre violance, 790

[f.i7V°] Ou soit pour ce qu'elle eust usé d'auctorité, Bien qu'elle la couvrit d'une juste équité, Ou pour autres raisons, par sentence arrestée Ordonnent qu'elle fût soudain décapitée. Et dès le l'endemain, ainsi qu'on la décolle, 790

Son âme ainsi que vent dedans les cieux s'envolle, D'ung grand ruisseau de sang laissant la place teincte, Et aux cœurs des amans une immortelle craincte.

V. 778-780. a ...remettant la faulseté sur ce chevalier deffunct, lequel sous cou- leur de mariage l'avoit deceue. »

V. 785 sqq. Boaistuau s'étend plus longuement sur les divers points souini- à l'enquête des juges; ils retrouvent le prêtre qui a béni le mariage, le serviteur . onfidentde Didaco, etc.

V. 789 sqq. t Et fut Violante... condamnée à estre décapitée, non seulement parce que ce n'estoit à elle à punir la faute du chevalier, mais pour la trop excessive cruauté de laquelle elle avoit usé envers le corps mort. » Boaistuau donne ensuite quelques détails que Desportes a négligés, mais sur lesquels il y a intérêt à insister. 11 dit donc : « Et fut exécutée en la présence du duc de Galabre fils du roy Frédéric d'Arragon, qui estoit en ce temps-là vice-roy, et mourut depuis à Torcy en France.»1 Boaistuau a trouvé ce détail dans une partie antérieure du récit de Bandello, qu'il a profondément altéré : « Era allora Yicerè il signor duca di Calavria, figliuolo del re Federico di Ragona che a Torsi in Francia mori. » Il esl \isible que c'est Tours (non Torcy) que désigne ici le conteur lombard, et que cette mort est ©elle, non du duc de Calabre, mais du roi Frédéric d'Aragon, dépossédé par Louis XII de ses États, qui se réfugia en France et mourut en effel à Tours, Le g octobre i"io6.

Boaistuau continue : « L'autheur italien descritque L'esclave Janioque lutdeffaietc avec sa maistresse (telle est en effet la version de Bandello, qui vapta le prend courage de cette femme); mais Paludanus, espagnol <!«• nation, lequ< 1 es< ril l'histoire en

Latin foH élégant, scertène iméement qu'elle ne lut jamais appréhendt

j'ay ensuyvi comme Le plus probable. 1 Sans doute Boaistuau n'a-i-il pas % <>u lu que cette esclave fit preuve d'un ausM grand courage que Violante; car pour ce qui esl de l'autorité de ce Paludanus, ou a vu qu'il y avail Lieu de demi urer sceptique.

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