fon 4) Date {k ds Hi iNut st * Îl ROUX ! q de De RRATEN nn { 2 let ne Fer PRE 3 SZ SE: » 7 É = HI. THMOTE HINEVERSI 7 Le, GRNEVE BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENEVE. Imprimerie F. Ramboz, rue de l'Hôtel-de-Ville, n.78. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE 7 ? dé 4 APTE GENEVE. fees ds : rs NOUVELLE SÉRIE. Œome Jremier. GENÈVE. CHEZ B. GLASER, RUE DE LA PÉLISSERIE, No 135 PARIS, CHEZ ANSELIN, SUCCESSEUR DE MAGIMEL . Rue Dauphine, n. 36. 1836. 1m . IDF CRAN AL À star sa | Ed sic 7” 4 Der ; at . era: serré e agen PROSPECTUS. Genève, le 31 janvier 1830. H y à aujourd'hui un peu plus de quarante ans que trois amis se réunirent pour essayer de fonder à Genève un journal scientifique et littéraire. C'était à la fin de l’année 1795; l’époque semblait peu favorable; les guerres et les révolutions dont l’Europe était alors le théâtre, parais- saient présenter des obstacles presque insurmontables au succès d’une pareille entreprise. Néanmoins, MM. M.-A. Pictet, Ch. Pictet et Maurice persistèrent et firent parai- tre, au mois de janvier 1796, le premier numéro de la BisnioraÈque Britannique. Ils s’adjoignirent bientôt comme collaborateurs MM. Pierre Prevost, Louis Odier et Gas- pard de la Rive, et trouvèrent aussi une utile coopération chez quelques autres savans, leurs compatriotes, établis, soit à Genève, soit à l'étranger. Nous ne rappellerons point les services que la BIBLIOTHÈQUE BRITANNIQUE a ren- dus aux Sciences et aux Lettres pendant les vingt années de son existence , alors qu’elle était le seul moyen de faire connaitre sur le continent les productions littéraires et scientifiques de l'Angleterre. La réputation dont elle jouis- sait; l'autorité qu’elle exerçait, la reproduction de la plu- part de ses articles dans les journaux français, sont des faits trop bien connus et trop significatifs pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Jl PROSPECTUS. Le retour de la paix et la facilité qui en résulta dans les communications de peuple à peuple, engagèrent en 1816 les trois fondateurs de la BIBLIOTHÈQUE BRITANNIQUE À étendre le cadre de leur journal, tout en conservant le même plan dans sa rédaction. La BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE succéda alors à la Bisniorèque Brirannique; de nouveaux collaborateurs vinrent successivement se joindre à ceux qui avaient créé et soutenu le journal sous sa première forme; ils se chargèrent de le continuer quand la mort vint frapper ses trois premiers fondateurs. La Bisnioraïque UNiveRsELLE achève avec l’année 1835 la vingtième année de son existence; elle a ainsi parcouru une période égale à celle qu’avait parcourue la Bisuiorat- que Britannique. Mais, avant d’entamer la vingt-unième année, les rédacteurs de ce journal se sont demandé si le plan suivi pendant quarante ans avec tant de persévérance, n’était pas susceptible de quelque modification utile dans les circonstances actuelles. Convaincus que les recueils périodiques écrits en langue française présentent encore une lacune fàcheuse, et qu’en continuant à combler cette lacune, la BiscioraÈque UNIVERSELLE peut rendre des services réels aux Sciences et aux Lettres, et en même temps jeter quelque lustre sur Genève, ses rédacteurs ont résolu d’y introduire toutes les améliorations dont une ex- périence de plusieurs années leur a fait sentir la conve- nance, et que les ressources nouvelles dont ils peuvent dis- poser, leur permettent de réaliser. La BisiornÈque UNIVERSELLE n’a point été jusqu'ici un journal spécial; elle n’aspire point à le devenir. Le nom- bre des journaux de ce genre qui se publient en français, soit dans les Sciences, soit dans les Lettres, est considé- rable ; plusieurs ont un très-grand mérite; il serait aussi inutile que ridicule de vouloir leur faire concurrence. PROSPECTUS. WH Mais ce qui manque en France, c’est un journal général du même genre que ceux dont l'Angleterre présente de si bons modèles, un journal qui, s'adressant à la masse des lecteurs instruits, leur parle des sujets variés qui les intéressent, et le fasse sans être superficiel, tout en évi- tant de traiter les points trop spéciaux. Un besoin de la société actuelle, c’est d’être tenue au courant des progrès des Sciences et des Lettres. Il importe à tout homme qui a reçu une éducation libérale, et qui occupe dans le monde une position sociale un peu relevée, de ne pas demeurer étranger aux grandes questions scientifiques, économiques, littéraires et morales qui occupent les esprits. La spécia- lité dans les études et dans les connaissances n’est bonne que pour le très-petit nombre d'hommes qui se vouent ex- clusivement à faire avancer, par leurs recherches origi- nales, une branche de la science; sauf ces cas rares, dans lesquels même une spécialité trop exclusive n’est pas sans inconvénient, rien n’est plus contraire au développement intellectuel qu’une spécialité absolue. Nous avons déjà cité l'Angleterre ; nous la citerons encore. Certainement il est peu de pays qui présentent une aussi forte proportion que celui-là, de personnes douées.d’une instruction à la fois solide et variée. Or, ce résultat honorable et si riche en belles conséquences, l'Angleterre le doit en grande partie à l'influence de ces recueils périodiques si répan- dus, qui abordent successivement toutes les grandes ques- tions, qui savent être populaires sans devenir superficiels, intéresser, et même au besoin amuser, en restant con- sciencieux, et qui continuent pendant toute sa vie, et sans Peut-être qu’il s’en doute, l'éducation de l’homme fait. Le point de vue que nous venons de signaler est celui qui a dirigé constamment la rédaction de la Bismioraique Univenseuse , c'est celui qui continuera à la diriger encore A PROSPECTUS. à l'avenir ; tous ses efforts tendront vers ce but. C’est pour avoir plus de facilité à l’atteindre, que les rédacteurs de ce journal se sont associé plusieurs collaborateurs nou- veaux, dont quelques-uns portent des noms européens, et qu'ils ont cherché et réussi à organiser des correspondan- ces régulières avec des hommes distingués dans les princi- pales villes de l'Europe. Cet important accroissement dans leurs ressources les a décidés à dater de 1836 une nou- velle série de la Brsnioruèque Universezze, avec quelques modifications dans son plan. Ils ont renoncé en particu- lier à la division du journal en deux sections, l’une pour la Littérature, l’autre pour les Sciences et les Arts. En fait, l'expérience leur a montré que le nombre des abonnés pour l’une des deux parties seulement, était fort borné. En pratique, cette distinction leur a présenté plusieurs inconvéniens de détail. Ainsi le plus souvent l’on est embarrassé pour classer les articles; dans laquelle des sections ranger, par exemple, l'Economie politique, la Statistique, la Philosophie ? Où placer certains articles qui, tels que ceux relatifs aux questions industrielles, tou- chent à la fois à des sujets économiques ou statistiques et à des applications des sciences physiques? Comment ren- dre compte des voyages qui renferment à la fois des rela- tions de faits sociaux et des descriptions de faits naturels ? Les extraire sans avoir égard à cette différence, c’est pé- cher contre la logique; et d’un autre côté, c’est ôter à ces comptes rendus une grande partie de leur intérêt, que d’en faire une part pour les Sciences , une part pour la Littérature. Comment, enfin, se répondre de pouvoir garder chaque mois une proportion parfaitement exacte entre l’étendue des deux sections, sans nuire quelquefois à l’intérêt de chacune d'elles, et comment s'affranchir de cette difficulté sans froisser les droits des abonnés partiels ? PROSPECTUS. V Tels sont les principaux motifs, qui ont fait renoncer à la division du Journal en deux séries distinctes et sus- ceptibles d’être acquises à part. Chaque numéro, d’a- près le nouveau plan , présentera , dans une étendue de huit à neuf feuilles d'impression, un ensemble d’artieles relatifs aux sciences physiques, aux sciences morales, à la critique littéraire , aux arts industriels, à l’agriculture; le choix en sera fait en vue uniquement de l'intérêt qu'ils peuvent présenter au plus grand nombre des lecteurs. En conséquence, ceux des articles relatifs aux sciences phy- siques et naturelles qui, par leur profondeur et leur éten- due, seraient de nature à n’intéresser qu’un très-petit nombre de personnes, ne seront pas admis ; ils trouvent d’ailleurs leur place à Genève, dans les Mémoires de la So- ciété de Physique et d'Histoire naturelle. Mais, en revanche, chaque numéro contiendra, outre les huit à neuf feuilles d'impression , un Bulletin détaillé , qui sera exclusivement consacré aux sciences physiques et naturelles. Ce bulletin , d'environ quatre feuilles d’im- pression, soit de 64 pages, et imprimé en caractères plus fins que le reste du Journal, se composera soit de notices originales transmises directement par les auteurs, et d’une trop petite étendue pour constituer un mémoire, soit d’ex- traits de mémoires et d'ouvrages publiés en français et en langues étrangères , soit d'articles fournis par divers cor- respondans de Paris, de Londres, d'Allemagne et d’Ita- lie, qui se sont engagés à envoyer régulièrement un compte rendu des travaux scientifiques de leur pays. La publication de ce Bulletin aura, entr’autres avan- tages, celui de suppléer, pour les sciences physiques et na- turelles, au Bulletin de Férussac, que les amis de ces scien- ces avaient vu cesser avec chagrin. Ce sera une espèce de revue mensuelle de la science, suffisamment détaillée pour VI PROSPECTUS. tenir au courant de ses progrès tous ceux qui s’y intéres- sent, soit comme simples amateurs, soit comme savans appelés à l’enseigner ou engagés dans des recherches particulières. Dans tous les cas où il s’agira de comptes rendus d'ouvrages ou de mémoires publiés ailleurs, on aura soin de l'indiquer, afin que ceux pour lesquels un point spécial aurait un intérêt plus particulier puissent re- courir à la source originale. Mais les analyses seront faites avec assez de soin et d’étendue, selon l'importance des ouvrages ou des mémoires, pour que, dans la plupart des cas, le lecteur n’ait pas besoin de recourir aux originaux. Quelques pages seront , comme par le passé, consacrées dans chaque numéro au Bulletin littéraire. Tous les ou- vrages qui seront adressés à la Direction de la BiBL10THÈQUE UniversELLE seront annoncés avec quelques détails dans l’un ou l’autre des deux Bulletins. Quelquefois aussi, sui- vant leur nature, ils pourront donner lieu à des articles d’une assez grande étendue pour trouver place dans le corps même du Journal. Enfin , on continuera à insérer dans le numéro de cha- que mois un relevé des observations météorologiques faites à Genève et au Grand-Saint-Bernard. Les premières qui, depuis le 1€7 janvier 1836, se font à l'Observatoire astro- nomique , présenteront un nouveau degré d’intérèt, soit parce que le nombre des heures auxquelles elles auront lieu sera plus considérable, soit parce qu’elles seront plus va- riées. Indépendamment de la pression barométrique , de a température, de l’humidité de l’air, de la quantité de pluie, de l’état du ciel et de la direction du vent, elles porteront sur des phénomènes météorologiques qui jus- qu'ici n’ont pas été observés d’une manière suivie et ré- gulière, tels, par exemple, que l'électricité atmosphérique, le magnétisme terrestre, le rayonnement dela chaleur à PROSPECTUS. VII travers l'atmosphère, etc. Notre recueil contiendra aussi mensuellement les observations météorologiques qui, à dater de 1836, se font à Zurich sous la direction de la Société Cantonale des Sciences Naturelles, aux mêmes heu- res, d’après les mêmes directions qu’à Genève et au Saint- Bernard , et avec des instrumens semblables. La compa- raison que tout lecteur pourra établir chaque mois entre les résultats de ces observations faites simultanément dans trois stations aussi différentes que Zurich, Genève et le Saint-Bernard, ne sera pas sans quelque intérêt, en même temps qu’elle pourra , au bout de quelques années, con- tribuer d’une manière essentielle aux progrès de la mé- téorologie et à la découverte des lois qui régissent cette partie encore si peu avancée des sciences physiques. Nous venons d’esquisser le plan d’après lequel sera ré- digée la nouvelle série de la BrecioTaÈque UNIVERSELLE , qui commencera avec janvier 1836 ; il ne nous reste plus que quelques mots à ajouter sur l’esprit qui en dirigera la ré- daction. Genève, par sa position géographique centrale, nous paraît bien placée pour être le lieu de la publication d’un journal destiné à faire connaître les progrès et les dé- couvertes qui signalent la marche des sciences et des lettres dans les pays civilisés. Son indépendance politique est une garantie de son indépendance littéraire ; sa petitesse, en lui interdisant toute espèce de comparaison avec les grandes capitales, la met peut-être mieux à l'abri que celles-ci, des préjugés nationaux et de cet exclusisme qui bien souvent établissent des barrières et font naitre des préventions ou des rivalités hostiles entre les hommes ins- truits de pays différens. La Bigniornèque UNiveRrsELcE cher- chera à profiter de cette situation avantageuse, d’une part , en multipliant ses relations et ses communications avec les divers pays, d’autre part, en conservant ce ca- VIN PROSPECTUS. ractère d'indépendance et d’impartialité qu’elle a eu jus- qu'ici, et dont ses rédacteurs ne se départiront pas plus que de l’esprit et du ton de modération dont ce Journal n’a cessé d’être empreint depuis son origine. La Bisioraèque UniverseLLe s’interdira, comme par le passé , de traiter les questions théologiques et politiques. Elle se bornera , en ce qui concerne les sciences sociales, à n’aborder, ainsi qu’elle l’a fait jusqu'ici , que les parties de ces sciences qui, telles que l'Histoire, l'Economie po- litique, la Jurisprudence, le Droit public et international, ne touchent nullement à la politique proprement dite, et ne peuvent par conséquent blesser aucune susceptibilité, ni inspirer aucune défiance. 2 Nous n’imiterons pas le charlatanisme de la plupart des recueils périodiques en inscrivant ici les noms de toutes les personnes qui coopéreront à la rédaction de la Biszio- raèque Universezce. Le contenu de chaque numéro en dira plus à cet égard que toutes les belles phrases que nous pourrions insérer dans ce prospectus. Nous nous en re- mettons à l'expérience pour prouver à nos abonnés que nous ne leur faisons pas de vaines promesses, en leur ga- rantissant que nous aurons pour collaborateurs actifs, des hommes connus en Europe par leurs titres littéraires et scientifiques. La BiBnioraèque UNIVERSELLE continuera à paraître tous les mois, par cahier de douze à treize feuilles, soit de 200 pages au moins in-8°. Le numéro de chaque mois parai- tra exactement entre le 10 et le 15 du mois suivant. JANVIER 1836. BIBLIOTHÈQUE TARYBARSELLE DE GENÈVE. EEE NOTICE SUR LES APPLICATIONS DES FORCES ÉLECTRIQUES AUX PHÉNOMÈNES GÉOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES NATURELS. PAR M. BECQUEREL, Membre de l'Académie des Sciences de Paris, etc. Premier article. On ne se fait pas toujours dans le monde une idée juste et précise du degré d’importance que l’on doit attacher aux découvertes dont les sciences physiques et chimiques s’en- richissent journellement; on est assez disposé à regarder celles qui n’ont pas une application immédiate aux arts et à l’industrie, comme des vérités dignes seulement de fixer l'attention de quelques initiés. Ces appareils, ces instrumens en tout genre, nouveaux organes que l’homme crée pour suppléer à l’imperfection des siens, sont considérés la plupart du temps comme des objets destinés uniquement à orner le cabinet du physicien ; mais il suffit de jeter un regard sur les temps passés et sur les temps actuels, pour se convaincre que ces sciences, dont I 1 À, NOTICE SUR LES APPLICATIONS on n’apprécie pas toujours les avantages quand on n’en voit pas les applications, sont un vaste laboratoire où la philo- sophie, les arts et l’industrie, viennent puiser constam- ment les moyens de satisfaire aux études, aux besoins, aux plaisirs ou à l’ambition de l’homme. Nous n’avons nulle- ment l'intention de dérouler ici le tableau des avantages dont la civilisation est redevable aux sciences, mais bien de présenter une esquisse des applications scientifiques ct industrielles que l’on a faites des propriétés de cet agent singulier, qui, véritable protée, devient tour à tour force chimique, force magnétique, principe de la chaleur et de la lumière, et cause première d’un grand nombre de phé- nomènes naturels : on verra alors que des observations qui paraissaient d’abord de peu d’importance, sont devenues la base de l’une des branches les plus intéressantes de la physique générale. Dans la crainte que cet exposé ait trop d’étendue, nous le diviserons en plusieurs articles. Pendant un grand nombre de siècles, on ne connaissait des phénomènes électriques que la propriété dont jouit l’ambre, quand il est frotté, d’attirer les corps légers qu’on lui présente. Les Grecs, avides du merveilleux, et habi- tués à donner de la vie à tous les objets qui frappaient leurs yeux, crurent que cette substance avait une ame. Ce n’est qu’au dix-septième siècle qu’on s’occupa de nouveau de la propriété attractive de l’ambre, que l’on reconnut dans tous les corps, à l’aide de précautions particulières. On dé- couvrit successivement la lumière électrique, le pouvoir conducteur, et les denx principes dont se compose l’élec- tricité naturelle. En 1746, parut cette fameuse bouteille de Leyde qui fit passer les expériences électriques du ca- binet du physicien sur la place publique dans les mains du bateleur. Dès cette époque, on commençait à être frappé de la ressemblance qu'il v a entre les effets de la commo- DES FORCES ÉLECTRIQUES. 3 tion électrique et ceux du tonnerre, pour déchirer et en- flarmmer les corps , tuer les animaux et désorganiser les plan- tes. Franklin, qui s’occupait alors avec ardeur de cette question, préludait aux immenses services qu’il devait ren- dre un jour à son pays et à l’humanité, en cultivant la science électrique avec toute la sagacité d’un homme de gé- nie; c’est lui qui conçut l’idée d'enlever l'électricité aux nuages, mais, s’il n’est pas le premier qui lait réalisée par l'expérience, il a du moins la gloire d’avoir découvert que l'on préservait les édifices des terribles effets de la foudre, en les armant de conducteurs métalliques terminés en pointe. Les phénomènes électriques exerçaient un tel prestige sur les esprits, que l’on crut tenir le principe général, la panacée universelle; on voulut aussitôt l’appliquer à l’art de guérir, mais de nombreux essais ne tardèrent pas à prou- ver que l’on ne possédait pas encore les moyens de s’en ser- vir utilement pour soulager l'humanité souffrante. Les recherches s'étaient ralenties, mais elles reçurent un degré inoui d'activité lorsqu'on apprit que Galvani venait de découvrir un principe dont les applications sont immen- ses pour la philosophie naturelle. En armant les muscles et les nerfs d’une grenouille de deux métaux différens, le simple contact de ces derniers suffisait pour faire contrac- ter l’animal. Volta ne tarda pas à annoncer que la con- traction était produite par l’électricité dégagée au con- tact des deux métaux. Quoiqu'il ait attribué uniquement Paction au contact, l’expérience à l’aide de laquelle il dé- montra le dégagement de l'électricité dans cette circons- tance, lui servit de point de départ pour construire la pile, source presque inépuisable d'électricité, linstrument le plus précieux que possèdent les sciences, et auquel la re- connaissance publique a donné le nom de son illustre au- 4 NOTICE SUR LES APPLICATIONS teur. Mais à Galvani appartient la gloire d’avoir fait la première découverte. Bientôt après, Nicholson, Carlisle, Cruikshanks, Davy, Berzélius et autres, découvrirent que les dissolutions soumises à son action étaient décomposées, que l’oxigène et les acides se rendaient d’un côté, l’hydro- gène et les bases de l’autre. Volta vint à Paris en 1802 pour développer devant la première Classe de l’Institut, la théorie de son admirable appareil, et en montrer les ap- plications. 1 L'homme de génie qui a présidé aux destinées de la France pendant quinze ans, et dont la gloire se reflètera long-temps sur ce pays, assistait à cette séance mémorable où se trouvait l’illustre italien. Il proposa à la Classe de lui décerner une médaille d’or qui lui fut accordée par accla- mation. Napoléon se passionna dès lors pour le galvanisme, ilen fit souvent un sujet de conversation avec les savans dont il aimait à s’entourer, et prévit les avantages qu’en reti- reraient un jour les sciences physico-chimiques ainsi que l’histoire naturelle. Pour encourager les recherches, il créa un prix de 60,000 fr., destiné à celui qui ferait dans l'électricité une découverte comparable à celle de Volta. Ce prix ne fut jamais accordé. L’enthousiasme qu’il avait montré pour la pile voltaique s’accrut encore quand on répéta devant lui les expérien- ces relatives à la décomposition des sels. Frappé d’étonne- menten voyant leurs élémens séparés et transportés en deux points opposés, il se retourna du côté de Corvisart, son médecin, et lui adressa ces paroles remarquables : « Doc- « teur, voilà l’image de la vie; la colonne vertébrale est « la pile, le foie le pôle négatif, les reins le pôle positif. » Cette idée, toute extraordinaire qu’elle paraisse, n’en a pas moins attiré l'attention de quelques hommes célèbres, nt - | DES FORCES ÉLECTRIQUES: 5 entre autres de Wollaston, qui, en 1809, à une époque où les phénomènes électro-chimiques avaient déjà reçu de grands développemens, professa une doctrine semblable, laquelle n’a été depuis, ni adoptée, ni rejetée. A peu près à la même époque, on découvrit que l’élec- tricité voltaique comme l'électricité ordinaire, était capa- ble de brûler des fils métalliques et de rendre incandes- cens les métaux non oxidables. On partit de là pour étu- dier de nouveau les rapports qui existent entre la chaleur et l'électricité, rapports que Davy mit en évidence de la manière la plus remarquable quand il fit passer dans le vide, entre deux pointes de charbon placées à peu de dis- tance l’une de l’autre, la décharge d’une forte pile voltai- que; il en rejaillit une lumière dont l’éclat était compara- ble à celui du soleil, et une chaleur capable de fondre les substances les plus réfractaires. Cet exemple d’une lumière sans combustion fit supposer que l’incandescence du soleil pourrait bien être dûe à une cause semblable. On com- mença à cette époque, et l’on a continué depuis à éta- blir les rapports qui existent entre la chaleur et l’électri- cité, rapports qui n’ont pu être étudiés à fond que depuis la découverte de l’électro-magnétisme dont OErsted a doté notre siècle, et qui est devenue, entre les mains de M. Am- père, la source d'expériences importantes sur l’origine élec- trique des aimans. Cette grande découverte a permis d’é- tudier avec un soin tout particulier les phénomènes élec- triques qui ont lieu dans les actions chimiques, phénomè- nes qui ont mis sur la voie de recherches qui intéressent la philosophie naturelle, et dont nous essaierons de donner une idée dans les articles successifs que nous avons l’inten- tion d’insérer dans cet ouvrage périodique. Davy prouva qu’à l’aide de courans électriques suffi- samment énergiques, on pouvait vaincre les plus fortes af- 6 NOTICE SUR LÉS APPLICATIONS finités, et retirer des alcalis, dont ils ne sont que les oxi- des, ces métaux qui jouissent de la singulière propriété de brûler dans l’eau, comme jadis le feu grégeoïis, mais il ne se doutait pas qu’on pouvait obtenir des effets semblables sur d’autres corps, en employant le concours simultané de forces électriques très-faibles et d’affinités convenablement choisies. S'il eùt suivi cette direction, qui était inverse de celle qu’il avait adoptée, il aurait vu un monde nouveau se développer devant lui; e’était cependant là le seul moyen d’arriver à ces actions lentes et silencieuses de la nature, dont on pourra apprécier facilement l'importance, en par- courant le tableau rapide que nous allons présenter de l’é- tat actuel du globe. Toutes Les théories modernes fondées sur les données les plus positives que nous fournissent l’astronomie, la phy- sique et la géologie, admettent que la terre était primiti- vement à l’état gazeux, c’est-à-dire que toutes les subs- tances solides qui la composent aujourd’hui se trouvaient alors disséminées à l’état de vapeur, dans un milieu beau- coup plus étendu que celui qu’elles occupent maintenant. Le rayonnement de la chaleur dans les espaces célestes a dù abaisser successivement la température de cet amas de vapeurs; les corps les plus réfractaires et les plus pesans, qui sont les métaux, auront été condensés les premiers et auront formé un bain métallique au centre, d’où sera ré- sulté, comme l’a avancé M. Ampère, une chaleur énor- me qui aura retardé la condensation des autres matières. Suivant la manière de voir de cet ingénieux physicien, le premier noyau formé serait un alliage de métaux non oxidés possédant encore une température excessive. Après cela, il y aura eu une nouvelle condensation des substan- ces les moins fusibles, à laquellé auront concouru leurs af- finités réciproques; il en sera résulté alors de nouveaux DES FORCES ÉLECTRIQUES. 1 composés. Le potassium et le sodium auront dù jouer un grand rôle dans ces réactions successives, en raison de leurs fortes affinités pour un grand nombre de corps. La tem- pérature continuant à baisser, l’oxigène, l'hydrogène, l’io- de, le soufre, et en général les corps non métalliques, en réagissant les uns sur les autres, auront donné naissance à l’eau et aux acides qui auront produit une foule de com- binaisons. La première réaction sur les alliages de sodium et de potassium avec les métaux les plus combustibles, aura été très-énergique. Il s’en sera suivi un grand dégagement de chaleur qui aura volatilisé de nouveau plusieurs des corps déjà solidifiés. C’est à cette époque que les bases sa- lines et terreuses auront été formées; elles seront ensuite entrées peu à peu dans de nouvelles combinaisons qui au- ront été favorisées par une température élevée. L’oxigène ayant été absorbé par un grand nombre de corps, il sera resté beaucoup d’azote autour du globe, vu son peu d’af- finité pour les bases. Le refroidissement continuant toujours, la croûte qui s'était formée sur le bain métallique aura dû occuper un espace moindre. Il en sera résulté des contractions et des plissemens qui auront produit des montagnes, comme M. Elie de Beaumont l’a fort bien expliqué. Il est probable que les eaux qui ont commencé à cou- vrir la surface du globe étaient fortement acidulées ; en s’infiltrant à travers les fissures de la croûte, elles se se- ront accumulées dans des cavités, d’où elles auront fait ir- ruption sur les matières oxidables en fusion. On aura eu alors des combinaisons nouvelles qui auront été suivies de tremblemens de terre, de soulèvemens de cratères et d’é- ruptions abondantes de laves. On conçoit parfaitement que toutes ces réactions se re- nouvelant souvent, la eroûte du globe acquérait plus d’é- 8 NOTICE SUR LES APPLICATIONS paisseur, et laissait passer plus difficilement les liquides. Les soulèvemens et les éruptions de laves seront devenus moins fréquens; la température de l’atmosphère étant très- diminuée, et la surface du globe moins exposée à être bou- leversée, les corps organisés commencèrent à paraître; mais comment s’est effectué le passage de la nature inor- ganique à la nature organique? c’est là le mystère de la création que l’homme n’a pu pénétrer. Ce que l’on peut faire de mieux pour l'instant est de tàcher de saisir l’épo- que où il a eu lieu, dans l’espoir de découvrir quelques- unes des causes qui ont concouru à ce grand acte de la création, Les molécules des corps inorganiques sont com- posées d’élémens dont quelques-uns se trouvent dans celles des corps organiques ; mais la différence essentielle qui pa- raît exister dans leur constitution, c’est.que les premières sont terminées par des surfaces planes, comme les polyé- dres de la géométrie, tandis que les autres, qu’on appelle globules, sont sensiblement sphériques. L'étude des forces qui ont présidé et président encore à de semblables arran- gemens, ne peut manquer d’intéresser vivement toutes les personnes qui aiment et cultivent la philosophie naturelle ; cette étude rentre en partie dans le domaine de l’électro- chimie, voilà pourquoi j'en fais mention ici. L'étude des fossiles nous apprend que la vie végétale a commencé par les monocotylédones, à une époque où l’at- mosphère renfermait très-probablement plus d’acide car- bonique que maintenant. Ces végétaux avaient des dimen- sions colossales, à en juger par leurs débris que nous re- trouvons dans plusieurs formations. Quant à la vie ani- male, on pensait jadis qu’elle avait commencé après la vie végétale; mais aujourd’hui on est porté à croire qu’elle est contemporaine, sans que l’on puisse cependant remonter à son origine, car les premiers êtres que l’on a observés DES FORCES ÉLECTRIQUES. 9 sont déjà des animaux assez parfaits. On trouve parmi eux des céphalopodes. La formation des grandes masses de cal- caire qui renferment des coquilles, tend à confirmer la con- jecture que l’acide carbonique se trouvait alors dans l’at- mosphère en plus grande proportion que maintenant ; aussi a-t-on supposé qu’il a été absorbé lentement par la chaux qui se trouvait alors en abondance sur la surface de la terre, et par différentes bases qui font partie maintenant d’autres combinaisons. Une objection se présente ici : comment tous ces mollusques, dont on retrouve les dépouilles dans les calcaires, ont-ils pu vivre dans une eau chargée de chaux ou d’autres bases? c’est une question que nous aurons l’oc- casion d’examiner en parlant de la formation des calcaires. Nous tâcherons ensuite de fixer à peu près l’époque proba- ble où l’acide carbonique a commencé à former des com- binaisons. Quoi qu’il en soit, lorsque l’air fut devenu plus pur, et l’eau moins acidulée, les animaux parurent; d’abord les invertébrés, c’est-à-dire ceux dont la constitution est la plus simple, et successivement les espèces les plus compo- sées. On commence effectivement par rencontrer des dé- bris de mollusques et de zoophytes dans les dernières for- mations des terrains de transition ; viennent ensuite les pois- sons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères. Ce n’est donc qu’à l’époque de la formation des terrains intermé- diaires que la vie animale a commencé à s'établir sur le globe. Elle a lutté long-temps avec la nature inerte, mais elle à fini ensuite par prendre le dessus. Cette marche de la vie s’est faite graduellement dans les temps de calme qui succédaient aux révolutions subites qui bouleversaient de temps à autre la surface du globe. Enfin, ces révolutions étant devenues plus rares, et la terre ayant acquis plus de stabilité, l’homme fut créé; c’est 10 NOTICE SUR LES APPLICATIONS le dernier produit de la création, car l’on n’a trouvé jus- qu'ici aucun ossement fossile humain dans les diverses for- mations dont se compose la croûte du globe, même dans les terrains les plus modernes, auxquels on a donné le nom de diluviens. L’exposé que nous venons de présenter montre que la nature n’a pas toujours agi avec violence, et qu’elle a procédé avec lenteur toutes les fois que la surface du globe n’a pas été bouleversée par des commotions inté- rieures. Quelle est la nature des forces qui ont produit ces ac- tions lentes, auxquelles nous devons un si grand nombre de corps? est-elle purement chimique ou électro-chimi- que? c’est là une des grandes questions géologiques dont on doit essayer de chercher la solution; nous n’adoptons aucune idée systématique sur la cause première de la for- mation des corps, puisque nous nous demandons quelle est la nature des forces qui ont présidé à leur constitution. La discussion des faits jettera quelque jour sur ce sujet im- portant. Les dépôts dont se compose l’enveloppe superficielle de notre globe, ne sont pas toujours formés des mêmes sub- stances, et ne renferment pas constamment des débris de corps organisés de même espèce. La première conséquence que l’on puisse tirer de ces faits fondamentaux, est, qu'aux différentes époques de leur formation, l’état de la surface du globe et la constitution de l’atmosphère n'étaient pas semblables : lun et l’autre ont changé successivement. Cette observation est importante à noter, si l’on veut cher- cher à expliquer les altérations qu'ont éprouvées entre chaque révolution les substances qui étaient déjà déposées dans les filons, ou dans d’autres localités. Peut-être, en reprenant la question d’une manière inverse, sera-t-il pos- sible un jour de remonter de ces altérations, quand elles DES FORCES ÉLECTRIQUEÉS. 1i auront été bien constatées , aux causes qui les ont produi- tes, c’est-à-dire à l’état de l'atmosphère et de la surface du globe aux diverses époques où elles ont eu lieu. Ces re- cherches, que nous nous bornons à indiquer, rentrent dans le domaine de l’électro-chimie, et quoiqu’elles présentent de grandes difficultés, on ne doit pas désespérer cependant de les voir se réaliser. D’un autre côté, les eaux ne se sont pas toujours re- ürées lentement, comme la formation des terrains de sé- diment semble l'indiquer, car les cataclysmes qui ont ame- né le soulèvement des montagnes, ont dù déplacer les mers et les rejeter dans de nouveaux bassins. La présence, dans les glaces du Nord, des cadavres de grands quadrupèdes dont l’espèce n’existe plus, et qui ont été préservés de toute putréfaction depuis un nombre considérable de siè- cles, est une des preuves que l’on donne du déplacement des eaux sur la surface du globe. Cette même surface , avons-nous dit, a été recouverte, à différentes époques, d’une riche végétation , qui a dù former un humus, dont, en effet, on retrouve encore des traces dans le petit nombre de localités où il n’a pas été détruit par les révolutions subséquentes. D’un autre côté, l’eau de la mer se trouvant en contact avec un grand nombre de substances, qui étaient exposées avant , à l'influence d’une atmosphère dont nous ne con- naissons pas la composition , a dù réagir sur elles et donner naissance à de nouveaux produits, Tout nous prouve aussi que les masses qui forment les plus hautes montagnes, ont été primitivement dans un état liquide ou gazeux , attendu que l’on trouve partout des traces de cristallisation qui ne se rencontrent que dans les substances qui ont été dissoutes par la chaleur ou par un liquide. 11 ést possible cependant d'obtenir des composés cristallisés, sans que leurs élémens 12 NOTICE SUR LES APPLICATIONS aient été à l’état liquide ou gazeux, comme nous aurons plus tard l'occasion de l'indiquer. On dit avec raison que la nature n’agit plus maintenant comme elle agissait jadis; mais aussi les circonstances ne sont plus les mêmes : la température était beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui; l’atmosphère renfermait très-probablement alors des élémens gazeux qui n’y sont plus maintenant; il se trouvait aussi dans les eaux, suivant toutes les conjectures, un plus grand nombre de sels s0- lubles, qui, par leur réaction sur les corps environnans, ont produit cette foule de composés insolubles qui entrent dans les terrains de sédiment, et dont quelques-uns ont éprouvé et éprouvent encore des décompositions dont nous indiquerons la cause et les effets. Nous devons ajouter encore que la pression de l’atmo- sphère, étant très-probablement plus considérable dans ces temps reculés qu’elle ne l’est maintenant , a dà influer sur la quantité de sels dissous dans les eaux, et contribuer par suite à des réactions plus énergiques sur les masses, d’où seront résultées de nouvelles combinaisons. De nouveaux exemples feront encore mieux sentir l’im- portance de l’étude des actions lentes pour la solution d’au- tres questions de même nature. On sait que les eaux qui heurtent avec violence le flanc des montagnes, en déta- chent des parties qu’elles entraînent avec elles. Aussitôt que leur vitesse est suffisamment diminuée, elles déposent d’abord les plus grosses, puis les moindres, et il n’arrive guère dans les rivières, dans les fleuves, ou à leur embou- chure dans la mer, que les parcelles les plus ténues, qui sont successivement déposées au fond et sur les bords, où elles forment, avec les débris des corps organisés qui s’y mélent, des alluvions et des attérissemens dans lesquels la végétation se développe avec une énergie extraordinaire. DES FORCES ÉLECTRIQUES. 13 Nous avons là une idée faible, à la vérité, de ce qu'était la végétation dans les premiers âges du monde, quand le terreau primitif était formé d’un semblable limon, qui devait être plus considérable que maintenant, en raison de la plus grande abondance des eaux et des dépisenels qu’elles éprouvaient. Ces alluvions, ces attérissemens sont composés, comme nous venons de le voir, d’un grand nombre d’élémens pro- venant de débris de roches et de matières végétales, qui, en réagissant les unes sur les autres, ont été élaborées en- suite par la végétation. La plupart des changemens qui s’opèrent dans ces réactions sont encore pour nous des mys- tères. Les détritus, qui la plupart du temps sont inattaquables par lPaction des acides, cèdent cependant à des actions lentes, qui finissent par séparer tous les élémens pour former ensuite de nouveaux composés. Il est d’autant plus important de se livrer à ces recher- ches, que les alluvions qui se déposent à l'embouchure des fleuves, finissent par y former des terrains d’une grande étendue, qui sont une source inépuisable de richesses pour les peuples qui les cultivent. Quelques exemples suffiront pour en donner une idée : les villes de Rozette et de Damiette, bâties sur le Delta , au bord de la mer, il y a environ mille ans, en sont aujour- d’hui à deux lieues. De plus, il est bien constaté maintenant depuis les travaux des savans qui faisaient partie de l’expé- dition d'Egypte, que le sol de ce pays s’exbausse en même temps que son littoral s’étend, et que le fond du Nil s’é- levant en même temps que les plaines adjacentes, l’inon- dation dépasse aujourd’hui les hauteurs où elle parvenait dans les siècles passés. À Eléphantine, par exemple, l’'inon- dation dépasse maintenant de sept pieds les plus grandes 14 NOTICE SUR LES APPLICATIONS hauteurs qu’elle atteignait sous Septime-Sévère. Il est hors de doute que la fertilité de l'Egypte dépend de ces attéris- semens et du limon que dépose annuellement le Nil. Les branches du Rhône présentent des accroissemens sembla- bles, ainsi que le Rhin, le Pô, l’Arno, et en général tous les grands fleuves. | D’après ces observations , les recherches relatives au mode d'action des débris de roches sur les corps organi- ques, ne peuvent manquer d’intéresser la physique générale. Il n’est pas jusqu'aux dunes ou petits monticules de sable que les vagues forment sur le bord de la mer, qui ne se rattachent à l’étude des actions lentes; car on sait qu’il arrive souvent que la nature du sable est telle, que, lorsque la mer rejette des débris de corps organisés, il se forme peu à peu des agrégats qui sont livrés ensuite à la culture. Quoique la plupart de ces décompositions soient cou- vertes encore pour nous d’un voile mystérieux, surtout quand la végétation y vient joindre son action, nous de- vons néanmoins faire des efforts pour tàcher de le soulever. Avant l’époque où nous avons commencé à nous livrer à ce genre de recherches, on s'était peu occupé encore des actions lentes, faute de moyens nécessaires pour at- taquer directement la question. On s'était attaché particu- lièrement à celles qui pouvaient être expliquées par les propriétés connues des forces chimiques. On savait, par exemple, depuis long-temps, que les stalactites et autres concrétions du même genre étaient dues aux dépôts des eaux, qui tiennent en dissolution du carbonate de chaux par l'intermédiaire de l'acide carbonique. Cet acide se dé- gageant au contact de l’air, il était tout naturel que le car- bonate de chaux se précipitàt sous forme de concrétions ou en cristaux. DES FORCES ÉLECTRIQUES. 15 On savait également qu’il se formait, au fond de cer- taines eaux, des couches cristallisées renfermant des dé- bris de corps organisés, comparables, jusqu’à un certain point, à celles des terrains de sédimens anciens, ou des terrains marins; le travertin de Rome en est un exemple. Les formations calcaires sont dues souvent à des dépôts accumulés par la mer et solidifiés par des stalactites. On doit rapporter à des causes semblables la formation du grès dans les environs de Messine , où le sable que la mer y rejette est agglutiné par un ciment calcaire. La roche à ossemens humains de la Guadeloupe a une semblable ori- gine; elle est composée de débris de madrépores rejetés par la mer et réunis par un suc calcaire. Je pourrais citer encore d’autres exemples de formations analogues qui ont été opérées en vertu de forces connues; mais le nombre en est assez restreint. On a remarqué avec raison que les mers actuelles ne jouissent plus, comme les mers anciennes, de la propriété d’incruster les coquilles d’une pâte qui les transformait en calcaires, sans que leurs formes fussent altérées. Ce cas parait rentrer dans les pseudomorphoses dont nous aurons l’occasion de nous occuper en traitant de la cémentation. DU DANGER DES THÉORIES APPLIQUÉES A L'ART DE GUÉRIR. PAR A. MATTHEY, Docteur -médecin, de l’Académie royale de médecine des Sciences de Paris, etc. Per medium tutissimus ibis. L'astronome peut, à son gré, bouleverser ou régler le ciel, dans son observatoire; les systèmes des Ptolémée, des Co- pernic ou des Herschel, n’auront jamais le pouvoir de chan- ger le cours régulier de l’astre qui nous éclaire. Il n’en est pas ainsi de nos théories médicales : l’homme malade peut avoir beaucoup à en souffrir. Efforçons - nous donc sans cesse de le préserver autant que possible, des funestes ef- fets de nos savantes erreurs. Mettons-les au grand jour : que le public éclairé puisse enfin juger plus sainement de l'étendue et des bornes du savoir médical et de l’art de guérir. Nous avons dit précédemment (Des préjugés en mede- cine, Bibl. Univ., mars 1833) que la plupart des théo- ries étaient fondées sur quelques faits certains , irrécusa- bles : mais que le théoricien s’emparant de ces faits par- tieuliers, arrivait à un principe général, d’où il tirait bien- DU DANGER DES THÉORIES APPLIQUÉES A L'ART DE GUÉRIR. 17 tôt toutes ses déductions théoriques, toutes ses applications au traitement des malades. Voilà le mal, voilà l’écueil et le danger de toutes nos théories, il faut le signaler sans relàche; car les théories nouvelles le font constamment surgir avec elles. Or, leur application même à la théra- peutique est leur vraie pierre de touche. Offrons-en quel- ques exemples. Après avoir eu lieu d'observer les effets salutaires des hémorragies spontanées dans certains cas de maladies in- flammatoires, de fièvres, d’apoplexies, on fut porté natu- rellement à imiter ces efforts conservateurs. Ainsi, Ja saignée, l’application des sangsues, des ventouses, sont le résultat immédiat de la plus simple observation. L'art médical eut de fréquentes occasions de se féliciter de l'emploi de ces moyens curatifs, bien des siècles avant qu’on eut une idée juste de la circulation-du sang : les hy- pothèses suppléaient alors aux connaissances positives que nous ont données depuis l'anatomie et la physiologie. Cependant la découverte d'Harvey (entrevue par l’in- fortuné Servet}), qui semblait devoir nous éclairer d’une vive lumière, et nous fournir des notions plus exactes et des règles plus sûres, relativement à l'emploi de la sai- gnée, ne fit hélas que multiplier les hypothèses et égarer le praticien. On se perdit bientôt dans le dédale des ex- plications théoriques tirées de la mécanique, de l’hydrau- lique, de la chimie; on les appliquait au mouvement, au ralentissement, à la stagnation, à l’altération du sang : et, d’après ces diverses vues théoriques, on abusa plus que ja- mais de la phlébotomie. On ne chercha plus à discerner et à spécifier, par l’examen attentif et comparé des symptô- mes , les cas divers où la saignée pouvait être décidément utile, superflue ou pernicieuse. On saignait en aveugle au début de toutes les maladies, afin de s’assurer de la qualité Ï 9 18 DU DANGER DES THÉORIES du sang, ou simplement pour le rafraîchir. On saignait tou- tes les femmes enceintes, sans nulle distinction, à certaines époques de la grossesse. On saignait enfin les hommes bien portans, pour les r7aintenir en santé ou prévenir leurs maladies. Non-seulement on ne tenait aucun compte de l'inutilité et du danger de ces saignées intempestives, on allait jusqu’à dire que le sang était une liqueur inutile, qu’on pouvait toujours répandre sans crainte et sans dan- ger (Valerius, Martinius). Botal comparait les veines à un puits dont l’eau était d’autant meilleure qu’elle était plus souvent renouvelée ; conséquemment, il employait en toute sécurité la saignée dans les cacochymies, les hydropisies , les fièvres quartes, les indigestions , les diarrhées ; et ses succès, apparens ou réels (dans cer- tains cas), servaient à confirmer sa doctrine. Ses revers même ne l’infirmaient point; car on les attribuait, sans hésiter, à la modicité ou à l'emploi tardif des saignées. C’est ce qu’on fait également dans les cas de non-réussite de tout autre mode curatif adopté par l’opinion théorique. Ainsi, les adversaires de la pratique audacieuse des Botal , des Willis, des Bellini , attribuant à la saignée tous lei accidens survenus dans le cours des maladies, et ne te- nant nul compte de son efficacité réelle dans bien des cas, finirent par la bannir entièrement de leur pratique (Van-Helmont, Bontekoï, Vualzin). Il semble que ces exagérations de théorie ou d’opinion diamétralement opposées devraient enfin ouvrir les yeux , et que les excès du mode curatif qu’elles amènent inévita- - blement à leur suite, devraient servir de fanal à l’avenir. Il n’en est rien cependant. La tendance à l’exagération est tellement inhérente à l'esprit humain , que, si l’on évite un écueil , c’est pour tomber dans un autre non moins dangereux. Est-ce la peine d’en changer ? APPLIQUÉES À L'ART DE GUÉRIR. 19 Ainsi , la fureur de répandre le sang se calma peu à peu sous l’influence des théories nouvelles ( le solidisme ) d’Hoffmann , de Cullen et de Brown. Ce dernier, dont la doctrine de Pincitation a fait bruit pendant quelques an- nées, voyait partout la faiblesse prédominer ; les inflam- mations de poitrine, les crachemens de sang , les fièvres bilieuses, étaient traitées par le vin , l’opium et les côte- lettes grillées. L'abus de cette méthode incendiaire ne pouvait échap- per à l’œil observateur. La théorie de Brown fut retournée, comme on l’a dit ingénieusement. La plupart des maladies, envisagées comme dépendantes de la faiblesse (fièvres bi- lieuses, affections chroniques de l’estomac , etc.), obser- vées avec plus de soin, furent placées parmi les maladies irritatives. Sous ce point de vue, la doctrine de M. Brous- sais mérite une distinction honorable; elle a fait un bien incontestable. Mais, à son tour, elle a dépassé le but; appliquée au traitement des malades, elle a fait exagérer la crainte de la phlogose et conséquemment l'application des sangsues et des débilitans ; elle a fait du mal: j’en ai cité quelques exemples remarquables dans de précédens articles insérés dans la Bibliothèque Universelle. Une doctrine bien différente, n’ayant pour base que les symptômes, si variables chez les divers individus, si chan- geans dans le cours même de la maladie, l’homæopathie (puisqu'il faut l’appeler par son nom), est bien autrement nuisible dans ses applications curatives. Elle repousse toute émission sanguine : elle devient ainsi meurtrière dans les cas d’inflammation aiguë; j'en ai eu récemment sous les yeux un exemple déplorable : mes prédictions sur les dan- gers d’une méthode inerte dans les inflammations d’en- trailles, de poitrine (Préjugés en médecine), se trouvent aujourd’hui malheureusement accomplies. Qu’on ne s’en 20 DU DANGER DES THÉORIES APPLIQUÉES, ETC. laisse pas imposer par quelques cures de laconit, en doses ridicules, miraculeuses aux yeux des amateurs enthou- siastes de la doctrine allemande. J’ai soigné moi-même et vu guérir, sans le secours de la saignée ; des croups, des angines , des inflammations légères, chez des individus d'une grande susceptibilité nerveuse : mais dans les in- flammations franches, aiguës, chez les hommes sanguins et robustes, lecteurs sensés et prévoyans ! recourez hardi- ment à l’ancienne méthode des saignées et des sangsues ; prévenez par ce moyen éprouvé, sûr (sinon infaillible), les progrès et les terminaisons fatales de l’inflammation ( gangrène, suppuration , hémorrhagie interne) ; prévenez ainsi des regrets douloureux , impuissans. Fiez-vous au simple bon sens, à la simple observation journalière et à l’expérience des siècles. Croyez, quoi qu’on en dise, que la saignée * reste encore aujourd’hui, entre les mains ha- biles et prudentes, l’un des plus puissans moyens théra- peutiques, lors même que la théorie à pu jadis en abuser. Nous essaierons encore de faire connaitre dans un pro- chain article le danger des opinions théoriques exagé- rées, dans l'emploi ou l’abstinence de moyens curatifs, non moins précieux que la saignée (évacuans, toniques, etc.) : Nous comprenons sous ce mot les sangsues et les ventouses. Voyez à ce sujet l'excellent Mémoire de Vieusseux, sur la sai- gnee. PHILOSOPHIE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. ou NOUVELLE EXPOSITION DES PRINCIPES DE CETTE SCIENCE, PAR J. DUTHENS, INSPECT.-GÉN. DES PONTS ET CHAUSSÉES, ETC. , 2 voz., paris, 1835. Premier article. On s’étonne avec raison que, dans un pays tel que la France, où les grands intérêts de la société sont l’objet de discussions si animées et si solennelles, et où les expé- riences, en fait de législation et de gouvernement, ont été si fréquentes et si décisives, les sciences politiques soient restées en dehors du mouvement général qui fait avancer toutes les autres, et n’aient point suivi la marche progres- sive que nous leur voyons suivre dans d’autres contrées, en apparence moins aptes à en favoriser le développement et l'application. Tandis que l'Allemagne possède dans toutes ses universités un enseignement régulier sur l’économie politique, le droit public et la statistique ; tandis qu’elle voit éclore chaque année une foule d’ouvrages où ces sciences sont exposées systématiquement, et avec toutes les 2? PHILOSOPHIE formes, l’apparat et le langage scientifiques, il existe à peine en France une ou deux chaires de sciences politiques ; et si de loin en loin il se publie quelque livre où ces sciences soient traitées ex professo, au lieu de combler cette lacune, ils ne servent, grâces à leur complète insuf- fisance et à leur extrême médiocrité, qu’à la rendre plus sensible et plus choquante. Ce n’est pas, certes, que les têtes philosophiques, les esprits capables de généraliser et de coordonner, soient rares en France, ni que le public y soit moins bien dis- posé que partout ailleurs en faveur des théories et des systèmes. Au contraire, nulle part les questions ne sont envisagées d’une manière plus large; nulle part les prin- cipes ne sont posés avec plus de généralité; nulle part les discussions ne présentent un caractère plus scientifique ; _ nulle part aussi les théories n’ont meilleure chance de faire fortune. Le nombre d'idées générales que la presse pério- dique enfante et met en circulation journellement, est pro- digieux. Il n’y a si mince journaliste qui ne remonte aux principes et ne fasse de la philosophie sur toutes les ques- tions à l’ordre du jour. Mais la puissance de ces esprits généralisateurs ne paraît pas s’élever au-dessus d’un article de journal. Ils élaborent une idée, et puis ils Pabandon- nent et la lancent dans le public, sans se donner la peine de la comparer avec l’ensemble des principes générateurs, et de lui assigner sa place dans le cadre de la science. On voit beaucoup d’artisans occupés à exécuter séparé- ment, l’un une colonne, l’autre un pan de muraille, ou une corniche ; mais on ne voit point d'architecte qui prenne à tâche de réunir tous ces élémens divers pour en construire un édifice régulier. Cette anomalie trouve son explication dans un fait qui exerce une immense influence sur toute la vie intellec- DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 23 tuelle, sociale et politique de la nation française : dans la centralisation gouvernementale, administrative, littéraire, scientifique, universelle enfin, qui lui est propre et qui réduit le vaste et riche territoire de la France à n’être que a banlieue de Paris. La centralisation agit de deux manières sur le dévelop- pement intellectuel du pays. D'abord, elle empêche tout contrôle efficace sur les productions scientifiques et litté- raires. Partout où il existe deux ou plusieurs capitales, par- lant la même langue, et pouvant rivaliser entr’elles par leurs établissemens publics, leurs hommes célèbres, leurs richesses, leur importance politique et historique, on peut être sùr que le premier résultat de cette rivalité sera de soumettre à un contrôle sévèreles publications de tout genre qui émaneront de ces divers centres de lumières. Chaque cité, jalouse des succès et de la célébrité des autres, exa- mine, analyse, dissèque sans pitié leurs titres de gloire, pour y chercher des imperfections et les signaler au pu- blie. Cette censure peu indulgente, mais étrangère à tout esprit de parti, de coterie ou de camaraderie littéraire , oblige les écrivains scientifiques à s’armer de toutes pièces avant d'entrer dans la lice. Il ne leur est plus permis d’af- firmer sans preuve, d'employer les pensées des autres sans les citer, de donner quelques vues superficielles comme le fruit de laborieuses recherches, ni de faire abstraction des travaux de leurs devanciers. Ils sont consciencieux, parce que rien ne les dispense de l’être : ni l'appui de leurs amis, ni l’éclat d’une réputation acquise, ni l'influence d’une haute position sociale, ni le vernis d’un style brillant et coloré, toutes choses qui, pour des juges placés à distance et en dehors de leur sphère d’activité, tendent plutôt à je- ter de la défaveur sur l'œuvre et sur Pécrivain. C’est ainsi que les choses se passent en Angleterre, où plusieurs villes, 24 PHILOSOPHIE mais surtout Edimbourg et Londres, se partagent la supré- matie littéraire et scientifique assez également pour que leur contrôle réciproque ait toute l'efficacité désirable. En Alle- magne, ce ne sont pas seulement les capitales, mais en- core les universités, qui ont chacune leur vie littéraire et scientifique propre, et qui soumettent réciproquement leurs publications au scalpel d’une critique rigoureuse et vigi- lante. Aussi, où trouve-t-on, je ne dis pas des produc- tions originales et spirituelles, des résumés élégans, des ouvrages empreints du sceau du talent et même du génie, la France en fournit plus qu'aucun autre pays, mais des livres complets de science et d’érudition, des recueils con- sciencieux et dignes de confiance, des compilations qui dis- pensent de recourir aux originaux ? Où trouve-t-on de tout cela, si ce n’est en Angleterre, et surtout en Allemagne ? Lorsqu’au contraire une grande nation est tellement organisée que tout ce qu’elle renferme de capacités litté- raires et scientifiques va se concentrer dans une seule ca- pitale, lorsqu'un foyer unique attire à lui toutes les forces intellectuelles du pays, alors tout contrôle devient impos- sible. La centralisation est telle en France, qu'il ne vient pas même à l’esprit d’un auteur de publier son livre ail- leurs qu’à Paris, lors même que ses fonctions ou ses goûts le retiennent dans un département. Un livre publié à Bor- deaux, à Marseille, à Lyon, ne serait pas même lu. Vous ne le liriez pas, ni nous, ni personne. En effet, ce ne pourrait être qu’un mandement de l'Evêque, ou quelque mémoire d'avocat, ou quelque volumineux rapport sur le budget municipal. Donc, toutes les sommités intellectuelles se considèrent comme vivant à Paris; c’est de là qu’éma- nent leurs productions, c’est là qu’elles cherchent le pu- blie qui doit les juger; c’est là que doit se décider leur succès ou leur chute. Or, le jugement du public de Paris, DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 25 comme de toute autre capitale qui jouirait d’une pareille aristarchie, est soumis à trois sortes d’influences contre lesquelles le plus vrai mérite essaierait en vain de lutter : influence des partis, influence des coteries, influence des salons. Ces trois influences se combinent dans diverses proportions, suivant les temps et suivant le genre des pu- blications ; mais l’influence des salons prédomine en gé- néral, et donne à la critique un caractère de frivolité qu’elle ne présente nulle part au même degré. Grâces à la centralisation , il n’y a pour les auteurs au- eun succès, aucun appui, aucune justice à attendre en dehors de ces influences. Ils sont livrés, pieds et poings liés, au public parisien, et doivent lui plaire ou tomber. Une fois assurés de sa faveur, ils peuvent compter sur celle de la banlieue, c’est-à-dire du reste de la France. Cela ne fait pas même question ; il n’y a pas d'exemple du contraire jusqu’à ce jour. Vous représentez-vous maintenant l’effet que doit pro- duire un tel état de choses sur le caractère des productions scientifiques ? Concevez-vous tout ce que la vraie science doit souffrir dans cette nécessité où se trouvent les écri- vains de captiver avant tout le suffrage, non pas des no- tabilités scientifiques du pays, mais des salons de la capi- tale, et des journaux de coteries et de partis ? Mais ce n’est pas tout. La centralisation agit encore d’une autre manière, au détriment surtout des sciences politi- ques. On conçoit, à la rigueur, qu’un mathématicien ou un chimiste puisse vivre à Paris dans la retraite, et consa- crer paisiblement ses veilles à avancement de la science qu'il cultive. D’ailleurs, quoique sa réputation ne soit point indépendante des salons et des coteries, tout au moins peut- il espérer que leur jugement sera dicté par des hommes ca- pables d'apprécier son mérite, par des mathématiciens et 26 PHILOSOPHIE des chimistes que leurs fonctions ou leurs dignités ont en- levés à l'étude pour les jeter dans le tourbillon du monde et des affaires. Il n’en est point de même pour ceux qui étudient les sciences politiques comme sciences, et dont la mission serait d’en développer et d’en perfectionner la théorie. Pour eux, nulle retraite, nul repos n’est possible sur ce théâtre où les questions dont ils s'occupent sont débattues chaque jour en vue d’une application immédiate. Bon gré malgré, ils font du mouvement ou de la résistance ; ils sont enrôlés forcément sous l’étendard du ministère ou sous celui de opposition ; les voilà hommes de partis. Et, dès lors, plus de recherches savantes, plus de théories complè- tes, plus d'ouvrages de longue haleine. Leurs vues se ré- trécissent , leur activité se dissémine, leur savoir se spécia- lise. Ils perdent même l'habitude du langage scientifique , et consacrent leurs veilles et leurs loisirs à formuler des opi- nions, des intérêts, des vues détachées, à produire enfin des articles de journaux, résultats éphémères d’une con- viction à peine müûrie, ou d’un entrainement passager, adressés pour le moins autant aux passions du lecteur qu’à son intelligence. Eussent-ils même le temps et le courage de se livrer à des recherches suivies et de faire une œuvre réellement scientifique, leurs efforts courraient grand risque d’être mal récompensés. Le public des salons, qui s’en rapporte à ses experts lorsqu'il s’agit d'apprécier le mérite d’un li- vre de physique ou de mathématiques, ne se croit point incapable de juger par lui-même l’œuvre d’un publiciste. Il ne se laisse point dicter son jugement par les notabilités du métier, mais il le forme uniquement d’après ses con- victions du moment, toujours plus ou moins passionnées, et d’après ses goûts, toujours frivoles. Malheur à celui qui, DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. — 27 en écrivant sur de telles matières, s’aviserait de sacrifier la forme au fond, le brillant au solide, de donner à son ouvrage de l'étendue et de la profondeur, d’y laisser aper- cevoir une classification méthodique, un usage conscien- cieux des matériaux et des sources, une connaissance com- plète des travaux antérieurs ! Les hommes à la mode au- raient à peine parcouru les premières pages du livre qu’ils le refermeraient avec dégoût, et la foule moutonnière des salons s’empresserait de ie condamner à l’oubli sur le rap- port de ces censeurs officieux. Or, notez bien que cet ar- rêt serait sans appel. Le livre serait mort, définitivement mort, et passerait de la boutique du libraire dans celle de l’épicier, sans qu’il füt possible à l’auteur de faire réformer la sentence par des juges plus instruits, ou moins prévenus. Un publiciste allemand fait imprimer à Berlin le fruit de ses veilles studieuses. Il est méconnu ou dédaigné par le publie de cette capitale, qui ne vaut guère mieux que ce- lui de Paris; c’est un échec désagréable sans doute ; mais tout n’est pas dit pour l’auteur et pour son livre. Il peut en appeler, et il en appellera certainement aux savans de Jéna, de Leipsic, de Gœttingen , d’Heidelberg , et de tou- tes les autres villes à universités de l'Allemagne. Là il trou- vera des juges capables, et absolument indépendans de toutes les influences qui ont pu dicter le jugement de Ber- lin, des hommes aussi studieux que lui, cultivant les scien- ces politiques comme sciences, par goût et par état, et dont les autorités réunies suffiraient pour fonder sa réputation, lors même que leur jugement heurterait de front les préju- gés et les goûts du public frivole de toutes les grandes villes. Telles sont, à notre avis, les causes du peu de progrès que font en France les sciences politiques. Les hommes su- périeurs, qui seraient seuls capables de les faire avancer, sont justement ceux que le torrent des partis et des affai- 28 PHILOSOPHIE res enlève le plus irrésistiblement aux paisibles travaux de cabinet, ceux qui conservent le moins de loisir et de sang- froid, ceux qui, d’ailleurs, connaissant le mieux cet état de choses que nous avons dépeint, sont le moins tentés de se livrer à de longs efforts sans espoir de succès. Il n’est pas rare, au contraire, de voir des hommes sans talent et sans esprit, auxquels leur nullité assure le loisir nécessai- re, en leur fermant tout accès à la pratique, cultiver la théorie par dépit, si ce n’est par goût, et donner le jour à des productions, scientifiques quant au titre et à la forme, profondément médiocres quant au fond, et d’après les- quelles il serait en vérité peu équitable de tirer une con- clusion sur l’état des sciences politiques dans la société à laquelle ils appartiennent. Ces considérations, que nous a suggérées en partie Pou- vrage dont nous allons faire la revue, nous occuperont plus d’une fois, et nous y reviendrons pour les développer en- core, à mesure que l’occasion s’en présentera; car il ne faut pas se dissimuler qu’elles sont applicables presque en- tièrement à la Suisse française. Nous subissons, en dépit de nous-mêmes , ie joug de l’aristarchie parisienne. Nous sommes, jusqu’à un certain point, et sous le rapport litté- raire seulement, compris dans la vaste banlieue de cette ville boueuse, de cette Babylone que tout'le monde mau- dit et que tout le monde veut voir, dont chacun mendie le suffrage et les éloges, tout en se révoltant contre son despotisme et ses caprices. Si nous disions que, las de cette dépendance, nous voulons reconquérir notre individualité littéraire ; que notre journal aspire à devenir l'organe d’une critique rivale, totalement affranchie de l’influence de Pa- ris ; qu'il est destiné à exercer sur les productions littérai- res de la France ce contrôle salutaire dont l'absence leur est si fatale, on se moquerait de nous, et à bon droit sans DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 29 doute, car nous promettrions beaucoup plus que nous ne sommes sûrs de pouvoir tenir. Il faudrait d’autres efforts que les nôtres pour mettre fin à une domination aussi so- lidement établie. Mais si nous ne promettons pas de lutter avec succès, noûs promettons tout au moins de lutter ; c’est déjà quelque chose au milieu de lasservissement général. Nous examinerons consciencieusement les ouvrages les plus saillans qui se publieront en France sur les sciences politi- ques, et nous en rendrons compte d’après nos propres lu- mières, sans attendre le jugement des journaux de la ca- pitale, et sans entrer non plus dans une voie d'opposition systématique contre les arrêts qu’il leur plaira de pronon- cer. Notre but prochain est la recherche de la vérité et l’a- vancement des sciences politiques. La perspective de fon- der un centre de rivalité littéraire, et de former un publie indépendant, nous sourit sans doute et nous occupera cons- tamment; mais elle ne se présente à nous que comme le résultat possible, et encore très-incertain, d’efforts labo- rieux et soutenus. Il y a bientôt six ans que parut le Cours d'économie politique de Jean-Baptiste Say, qui n’était guère qu'une pâle et faible amplification de son Traité, publié une trentaine d'années auparavant. Tout ce qui a été fait par d’autres économistes français pendant cette période, c’est- à-dire depuis le commencement du dix-neuvième siècle, est très-inférieur à ces deux ouvrages, tant pour la forme que pour le fond. On trouve bien çà et à, dans quelques journaux scientifiques , des idées neuves, des aperçus lu- mineux , une tendance au progrès ; mais dans les ouvrages complets et systématiques, la science est restée au point où le Traité de Say l’avait conduite ; dans plusieurs d’entre eux, elle a manifestement rétrogadé. C’est done avec un vif plaisir que nous avons vu paraître un ouvrage portant 30 PHILOSOPAIE le titre de Philosophie de l’économie politique ; ütre qui promettait beaucoup, comme on voit. Le nom même de l’auteur nous semblait être de bon augure. M. Duthens s’est acquis une mention honorable dans l’histoire de la science par l'ouvrage qu’il publia en 1804, et dans lequel il tentait de concilier ensemble les trois systèmes mercantile, physiocratique et industriel , à une époque où de pareilles tentatives pouvaient encore être en- visagées comme d’utiles travaux. À la vérité, cet ouvrage n’était guère lu et ne devait plus l’être. Quand le fond même des pensées aurait pu intéresser quelques lecteurs, le style incorrect et obscur dont elles y sont revêtues , les aurait aussitôt rebutés. Mais nous pensions, en premier lieu, que M. Duthens avait marché avec la science, qu’il en avait étudié et suivi attentivement les progrès, et que, s’il avait conservé ses dispositions conciliatrices , il les ap- pliquerait aux théories toutes nouvelles, et laisserait dor- mir en paix les physiocrates et leur produit net. Nous es- périons, en second lieu, que pendant ces trente années, M. Duthens aurait appris à écrire mieux sa langue. Ce n’é- tait pas trop exiger d’un écrivain, membre de plusieurs sociétés savantes, et qui en est à son septième ouvrage. À ces deux égards, nous avons été cruellement désap- pointés. M. Duthens n’a point perfectionné son style. On le trouvera comme jadis, incorrect, lourd et diffus. Sous sa plume, les questions les plus simples deviennent des énigmes insolubles ; les propositions les plus clai- res, les théories les plus lumineuses sont voilées d’une impénétrable obscurité. Nous n’insisterons pas davantage sur ce point, afin qu’on ne nous accuse pas d’attacher à la forme plus d'importance qu’elle n’en mérite ; toute- fois, sachant ce qu’il en coûte de déchiffrer le livre de M. Duthens, nous tenions à constater d’avance les titres DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 31 que nous acquerrons à la reconnaissance du lecteur, en lui épargnant cette laborieuse tâche. M. Duthens nous donne-t-il réellement la philosophie de l’économie politique ? Qu'est-ce que la philosophie de l’économie politique ? La philosophie d’une science, c’est l’application de la philosophie à cette science. La philosophie, qui s'occupe de l'analyse des facultés humaines, et de leurs différentes fonctions dans la recherche de la vérité, comprend dans son vaste champ toutes les sciences, non point qu’elle s’en approprie les résultats, mais parce qu’à elle appartient de leur fournir certains principes généraux puisés dans la con- naissance de l’être humain , de leur assigner des limites et un but moral, de caractériser la méthode qui leur est propre, et de fixer leurs rapports entr’elles et avec le sys- tème général des connaissances humaines. En faire l’ap- plication à une science en particulier, ce n’est autre chose qu’envisager la science sous ces divers points de vue, ou même sous un seul, comme l’a fait Malthus dans son livre sur les définitions. Le meilleur traité d’économie politique ne peut done point être considéré comme un ouvrage sur la philosophie de l’économie politique ; celui de M. Duthens moins que tout autre. Un tel ouvrage est encore à faire, car le sujet n’a été jusqu'ici qu’effleuré dans des préfaces et des dis- cours préliminaires. Ce qui a sans doute induit en erreur M. Duthens et l’a engagé à décorer son livre d’un titre aussi ambitieux, c’est qu’il est parti, dans ses recherches, d’une idée, ou, si lon veut, d’un principe philosophique, savoir : qu'il n’y a point de système qui n’ait sa part de vérité, et que, pour arriver à la vérité tout entière dans une science, il faut la chercher, non pas dans une seule doctrine, mais dans 32 PHILOSOPHIE toutes les doctrines à la fois, dans toutes celles du moins qui ont obtenu pour un temps l’approbation générale des penseurs. En un mot, notre auteur professe l’ecclectisme. Or, eùt-il compris cette méthode et l’eût-1l appliquée d’une manière rationnelle, cela ne suffirait pas pour faire de son ouvrage une phulosophie de l’écononue politique. On pourrait seulement dire de lui qu’il a étudié cette science en philosophe. Mais l’ecclectisme de notre auteur consiste à embrasser, dans toute sa rigueur, dans toute sa crudité, la doctrine des physiocrates , et à la mettre d'accord bon gré malgré, en dépit de la logique et du bon sens, avec celles des éco- nomistes modernes. Selon lui, la science n’a fait que rétrograder depuis que les économistes ont abandonné la théorie du produit net; ou ses progrès, si elle en a fait, ne sont dus qu’au rapprochement fortuit, et en quelque sorte involontaire , qui s’est opéré entre les idées nouvelles et celles de Ques- nay. Nous n’abuserons pas des citations, dans cet article moins que dans aucun autre; cependant, la manière de voir de M. D. paraît tellement incroyable, après tout ce qui s’est dit et répété depuis trente ans sur ce sujet, que nous nous faisons une espèce de devoir de la présenter à nos lec- teurs en empruntant ses propres paroles (pages [x et Ixi de l’Introduction ). «C’est, nous n’en doutons pas, parce que les écono- mistes modernes, au lieu de dériver la richesse des forces productives de la terre, mises en action par le travail agri- cole, ont cru l’ebtenir en plus grande partie du seul tra- vail industriel, qu'ils n’ont pu résoudre ou n’ont résolu qu’imparfaitement plusieurs questions fondamentales de l’économie politique. Ce n’est, en effet, que parce que ces DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 33 économistes ont méconnu la puissance du produit net sou- tenu par les anciens économistes, que jusqu’à Malthus, qui, en rendant justice à ces derniers, et en reconnaissant cet excédant du produit de la terre sur les frais de sa culture, Va pris pour base du fermage, ils n’ont eu que des idées fausses ou incomplètes sur ce phénomène économique, et que, si depuis Malthus, quelques-uns d’entr’eux ont adopté la belle théorie qu’il en a donnée, ce n’a été qu’au prix d'une sorte de contradiction avec leur propre système. Ce n’est non plus que parce que les économistes de nos jours n’ont pas vu que c'était du seul excédant de la terre que provenait toute richesse, qu’ils n’ont pu reconnaître que les revenus industriels n’étaient que des revenus dérivés de cet excédant de la terre, et qu’ils n’ont aperçu que dans le vague et comme à travers un nuage, la question du revenu national, et se sont exposés à de continuels doubles em- plois, lorsqu'il s’est agi d’en rendre compte sous le rapport de la valeur, le seul sous lequel puisse rigoureusement l’en- visager la science économique; que la plupart d’entr’eux ont exclu de ces revenus industriels, dont ils croyaient pouvoir augmenter la valeur du revenu national, les re- venus provenant de la création des produits immatériels qui retombent évidemment dans la catégorie des revenus in- dustriels, dont à ce titre, par notre système, ils ne peu- vent plus sortir, et lesquels les anciens économistes réu- nissaient avec eux sous la dénomination générale qui leur a été si souvent reprochée, de salaires ; enfin, ce n’est encore qu’à cette désertion des principes des anciens éco- nomistes, qu’il faut attribuer l'incertitude qu’on remarque dans les idées des économistes modernes sur la nature et la meilleure assiette de l'impôt, et sur l'influence que, à rai- son de cette assiette, il peut exercer sur la formation de la richesse. » l 3 34 PHILOSOPHIE Au reste, en revenant à la doctrine de Quesnay, ou plutôt en lui restant fidèle, M. Duthens s’imagine devancer l'opinion publique et porter tout d’un coup la science au point où les travaux même des économistes modernes l’au- raient peu à peu ramenée. Il nous apprend en effet, avec son élégance ordinaire, « qu’il existe une tendance mar- quée dans les esprits, à se rapprocher, à plusieurs égards, du système des anciens économistes, et laquelle révèle as- sez clairement la supériorité du point de vue duquel ces économistes ont pu embrasser les faits dont ils ont déduit leurs principes, sur celui duquel les nouveaux économistes n’ont pu apercevoir que la partie de ces faits de laquelle seule ils ont dérivé les leurs. » Il n'hésite donc point à compter Malthus, Ricardo, Mac Culloch, Mill, au nombre de ceux dont les doctrines « donnent, du moins indirectement, une nouvelle force au principe du produit net. » Tel est le programme de notre auteur, programme dont son introduction présente le long et fastidieux dévelop- pement. Nous n’essaierons pas de le suivre dans toutes les conséquences erronées auxquelles l'adoption d’un pareil point de départ l’a fait arriver et devait nécessairement le faire arriver. Nous nous attacherons seulement à démon- trer la fausseté, déjà tant de fois démontrée, du principe des physiocrates, en réfutant les principaux argumens dont il est étayé dans la philosophie de l’économie politique; après quoi nous examinerons les diverses tentatives faites par l’auteur pour concilier ce principe avec les théories des économistes modernes. Suivant Quesnay et ses sectateurs, l’industrie agricole est la source unique de toute richesse, parce qu’elle produit une quantité de substances alimeñtaires et de matières pre- mières supérieure à celle qui a été consommée dans l’œu- DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 39 vre de la production. Cet excédant , auquel ils donnent le nom de produit net, est le seul fonds qui accroît succes- sivement la richesse sociale. Le travail agricole qui produit cet excédant est donc le seul travail productif. Au contraire, le travail de l’industrie manufacturière et de l’industrie commerciale, n’ajoutant aux différens pro- duits de l’industrie agricole qu’une valeur égale à celle qui est consommée pendant la production, ne peut accroître en aucune façon la valeur totale de la richesse sociale. C’est un travail improductif. Le fondement de cette doctrine git dans ce fait, que notre auteur reproduit sans cesse et qu’il regarde avec rai- son comme incontestable, savoir : que l’industrie agri- cole produit une quantite de substances alimentaires su- périeure à celle qui a été consommée pendant la produc- tion. Personne n’est moins disposé que nous à révoquer en doute une vérité aussi palpable. Mais ce qui est vrai de l’industrie agricole ne l’est-il pas de toutes les autres? Le fabricant d’étoffes de laines, de coton ou de soie, n’en produit-il pas beaucoup plus que lui et ses ouvriers n’en consomment pendant la production? Certainement; et, bien loin que l’industrie agricole soit supérieure aux au- tres sous ce rapport, il est évident qu’elle leur est très- inférieure , et que l’excédant de la production sur la con- sommation y est beaucoup moindre que dans l'industrie manufacturière. 11 y a même telle espèce de production dans laquelle on ne consomme aucune partie du produit qui doit en résulter. Cela ne prouve rien, nous répondent les physiocrates, car le fabricant et ses ouvriers consomment bien autre chose que leurs produits. Outre des étoffes , il leur faut du blé pour vivre ! D'accord; mais nous leur demanderons à notre tour si le laboureur ne consomme que du blé; sil 36 PHILOSOPHIE ne lui faut pas, outre les produits de sa propre industrie, une certaine quantité de produits que les industries ma- nufacturière et commerciale peuvent seules lui fournir? La question est donc mal posée, ou elle ne doit pas être réso- lue dans le sens des physiocrates. Essayons de la présenter sous son véritable jour. Nous supposons un fabricant d’étoffes et un agricul- teur, employant tous deux le même nombre d’ouvriers. La consommation qu’ils font pendant leur travail, soit en étoffes, soit en blé, soit en autres choses, est parfaite- ment égale. De ce travail résultent deux quantités de ri- chesses, l’une sous forme d’étoffes , l’autre sous forme de blé. Il s'agit maintenant de comparer entr’elles ces deux quantités , et de voir si, comme le prétendent les physio- crates, la première est réellement inférieure à la seconde, si elle égale tout justement la quantité consommée, tandis que l’autre la surpasse et présente un excédant ou produit net. Or, comment comparer deux quantités hétérogènes de richesse ? comment savoir s’il y a plus de richesses dans une balle d’étoffes que dans un sac de blé? Rien de plus facile, nous dira M. Duthens; supposez que ces deux quantités soient échangées l’une contre l’au- tre, et voyez sur quel pied se fera l’échange. En d’autres termes, comparez les valeurs échangeables, ou même les prix de ces deux quantités de richesse; celle qui aura le plus de valeur devra nécessairement renfermer une plus grande quantité de richesse que l’autre. Nous savons bien que les physiocrates l'entendent ainsi, mais c’est là une des erreurs capitales de leur doctrine. Ils confondent à tort valeur et richesse, deux idées bien diffé- rentes. Une chose est considérée comme richesse lorsqu’elle est utile, lorsqu'elle peut satisfaire quelque besoin naturel ou DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 37 factice de l’homme. La somme des choses de cette espèce dont une société dispose, constitue sa richesse. Plus elle en a, plus elle est riche. L’utilité est bien aussi un des élémens de la valeur, car une chose dont l'utilité serait complètement nulle ou igno- rée, ne pourrait être désirée ni demandée par qui que ce fût, et ne pourrait par conséquent avoir aucune valeur. Mais à cette cause première de la valeur s’en joint une autre non moins indispensable, la rareté. Toutes les cho- ses qui ne peuvent être produites qu’en quantité limitée, c’est-à-dire dont la production ne peut pas s’étendre in- définiment , à mesure que la demande s'étend, reçoivent de cette circonstance un degré de valeur, dont leur degré d'utilité, leur qualité intrinsèque de richesse , n’est point la mesure. Ainsi, toutes les richesses créées par le travail de l’hom- me sont de cette espèce, parce que le travail lui-même, soit accumulé sous forme de capital, soit exécuté actuel- lement par des ouvriers, est une quantité nécéssairement limitée. Plus il faut de ce travail pour créer un certain produit, moins il est possible que loffre de ce produit s’étende indéfiniment. Dès lors Ja quantité de travail né- cessaire pour chaque produit devient, non la mesure de sa valeur, mais la limite au-dessous et au-dessus de la- quelle cette valeur ne peut Jamais se fixer d’une manière permanente. On voit donc que, pour les choses même dont la pro- duction ne rencontre d’autres limites que celles du travail et du capital qu’on veut y employer, la valeur échangea- ble n’est point un indice vrai, n’est point une mesure de leur degré d'utilité, de leur qualité de richesse. Autre- ment il faudrait dire qu’une chose devient plus utile quand elle exige plus de travail pour être produite, ou x 36 PHILOSOPHIE : qu’elle perd de son utilité en devenant plus facile à pro- duire ; il faudrait soutenir qu'entre deux nations qui pro- duisent une même quantité de richesses, la plus riche des deux est celle qui emploie à cette production le plus de travail et de capitaux; que, par exemple, un pays où l’eau se vend, parce qu’il faut se la procurer à l’aide du travail, est plus riche à cet égard qu’un pays où l’eau ne coûte rien, parce qu’on l’obtient sans travail. Or, tout cela n’est- il pas absurde ? Enfin, parmi les richesses que produit le travail, il en est à la création desquelles les producteurs ne peuvent pas employer autant de travail ou de capitaux qu’ils le vou- draient, soit parce qu’une loi le leur défend, comme dans le cas d’un monopole, soit parce que cette production exige l’usage d’une espèce particulière de fonds productif, telle que le sol, dont l'étendue est invariablement limitée par la nature elle-même. Ce que nous venons de dire s’y applique donc a fortiori. En particulier, la valeur du blé tient d’abord à ce qu’il est le produit d’une certaine quantité de travail, ensuite, à ce que le territoire qui le produit ne peut pas s'étendre à mesure que le nombre des consommateurs s’accroît, c’est-à-dire à mesure que la demande s’augmente. Si donc une certaine quantité de blé vaut plus qu’une certaine quantité d'objets ma- nufacturés dont la production n’a coûté ni moins de ca- pital, ni moins de travail, cet excédant de valeur ne peut point être considéré comme un excédant de richesse; on ne peut point en conclure, comme font les physiocrates, que le travail agricole soit plus productif que les autres, ni surtout qu'il soit le seul productif. Cet excédant pro- vient d’une cause totalement étrangère à la nature du tra- vail et à l'efficacité du pouvoir producteur de la terre. Une nation n’est pas riche à proportion de ce qu’il en DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 39 coûte à sa population pour se procurer l'aliment néces- saire à sa subsistance. Au contraire, supposez une société ancienne et fort peuplée, chez laquelle le prix du blé soit arrivé par diverses causes à un taux extrêmement élevé ; supposez que son territoire s’étende tout-à-coup sur un sol nouveau, encore désert, mais très-fertile; la culture de ces terres nouvelles ne fera-t-elle pas tomber le prix du blé? Ne diminuera-t-elle pas sur les anciennes terres l’excédant de la valeur produite sur la valeur consommée pendant la production ? Et cependant, la société s’est évi- demment enrichie. Elle s’est enrichie de tout ce qu’il en coùtera de moins à sa population actuelle pour se procu- rer le blé dont elle a besoin. Selon les physiocrates, elle se serait appauvrie d’autant ! À tout cela, M. D. répond que l’industrie agricole a la faculté toute particulière de se créer à elle-même une de- mande, en favorisant l'accroissement de la population ; que, par conséquent , la valeur que ses produits acquiè- rent est bien une qualité mhérente à leur nature, un ré- sultat du pouvoir producteur de la terre. On pourrait d’abord contester jusqu’à un certain point cette faculté de l’industrie agricole, car l’hommme social, l’homme civilisé ne subsiste pas uniquement avec les pro- duits bruts du sol. D'ailleurs, le pouvoir dont il s’agit ne pourrait jamais appartenir qu’à une branche de l’industrie agricole, à celle qui fournit des substances alimentaires. Quant aux terres à charbon , aux vignobles, aux champs de lin, de colza, de chanvre, de houblon, aux planta- tions de mûriers, d’oliviers, de cotonniers, on ne doit pas mieux leur attribuer la faculté de se créer une demande qu’à tout autre fonds productif employé par une industrie quelconque. Et pourtant les-terres ainsi employées ne sont pas d’un moindre rapport que les terres à blé; elles don- 40 PHILOSOPHIE vent , aussi bien que celles-ci, un produit net, dans le sens que les physiocrates attachent à ce mot , c’est-à-dire un excédant de la valeur du produit sur la valeur des avan- ces consommées pendant la production. Admettons, toutefois, pour un momeut , que l’assertion de M. Duthens soit aussi généralement, aussi absolument vraie qu’il a l’air de le croire ; en résultera-t-il que l’ex- cédant de valeur, amené par l’extension de la demande, doive être considéré comme un excédant de richesse ? L’ac- croissement dans le nombre des consommateurs élève, sans contredit, la valeur des subsistances, parce que la produc- tion de ces subsistances rencontre des limites indépen- dantes de la volonté de l’homme, et qu’il devient ainsi tou- jours plus difficile de procurer à tous les consommateurs la quantité d’alimens dont ils ont besoin. Mais, regarder cette difficulté croissante, et la valeur croissante qui en est l’ef- fet, comme une production de richesse, comme la seule production de richesse dont le travail soit capable, c’est confondre toutes les idées ; c’est fonder l’économie poli- tique sur un principe inconciliable avec la notion de ri- chesse, et se condamner, par cela même , à ne rencontrer dans cette science que des énigmes insolubles et d’inexpli- cables contradictions. Nous n’avons examiné jusqu’à présent que-le principal fait, l’argument fondamental dont s’étaye la doctrine du produit net, Pour un lecteur intelligent et non prévenu notre réfutation suffirait peut-être, car elle porte sur le principe lui-même et détruit d’avance par la base tous les raisonnemens qu'on pourrait faire pour le soutenir. Mais M. D. nous affirme que la doctrine physiocratique est en bonne odeur dans le public; il nous annonce comme pro- chain le retour des économistes vers un système si long- temps abandonné , et le triomphe définitif de Quesnay sur DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 41 ses adversaires Adam Smith, Say, Ricardo, et autres. Cette menace nous impose, à nous qui croyons aux pro- grès de la science pendant les derniers cinquante ans, et qui verrions avec horreur un tel retour et un tel triomphe, le devoir de ne rien négliger pour prévenir, si possible, une aussi honteuse rétrogradation, et de poursuivre le nouveau champion du produit net jusque dans ses der- niers retranchemens. CuerBuuiez, profr. RÉFLEXIONS A PROPOS D'UN PROGRAMME. La littérature est, dit-on, l’expression de la société. Ainsi les ouvrages de M. de Balzac (ils font nombre), ex- priment, pour leur grosse part, la société française du dix-neuvième siècle. Savez-vous rien de plus fâcheux pour cette société ? La littérature est un sacerdoce (autre formule). A ce compte, George Sand est une prêtresse, Paul de Koch un apôtre, et tous deux travaillent à la conversion du genre humain. Le genre humain se laisse faire. Avec l’un, il devient bon vivant, rieur, farceur, à vue d’œil ; il voit dans la vertu un conte de curé, dans la morale une con- vention, dans l’ordre social un arrangement quelconque , où il s’agit seulement de trouver sa vie sans attraper des coups; dans le mariage, une combinaison merveilleuse pour jouer à de petits jeux de paternité. Du reste, de la tenue, des opinions : à bas les Bourbons! la gloire des armes ! Légion d'Honneur ! et le petit verre... Avec l’au- tre, il regimbe, il s’emporte, il ferraille contre l’ordre s0- cial, contre le mariage et la paternité, il s’en prend àlui de sa migraine, de ses vapeurs, de sa fièvre; il a des ri- RÉFLEXIONS A PROPOS D'UN PROGRAMME. 43 res, il à des pleurs; il a des fureurs, il a des caprices : femme, il voudrait être homme; civilisé, il lui plairait d’être sauvage; athée, il lui sourirait d’être bon catholi- que; vivant, l’idée lui agrée d’être mort, et il s’achète un réchaud. Pas d'opinions, c’est mesquin; mais des doctri- nes, vastes, infinies, profondes, puissamment formulées, et dans un idiôme fait tout exprès. Assurément la littérature est un sacerdoce, assurément les littérateurs pullulent aujourd’hui en France, mais que feraient-ils de leur sacerdoce sans le roman? A toute doc- trine il faut ses moyens d’action. Le prophète s’aidait du glaive, l'Eglise du fagot, nous, dans un siècle de lumiè- res, nous procédons par le roman. Le roman ne massacre nine brûle, et néanmoins le roman convertit. Le roman n’est ni un Uléma farouche, ni un Bridaine barbu ; c’est un quidam équivoque, au linge sale, mais fin : beau par- leur, discret, souple surtout; sachant, si la porte lui est fermée, s’introduire par la fenêtre; si la mère entre, se cacher dans l’armoire; si le maitre vient, se glisser sous la table; c’est un roué de bon ton, qui inculque aux bonnes gens ses doutes de penseur, ses principes d’esprit fort, ses doctrines de libertin; toujours bien venu des simples qu’il séduit, des honnêtes qu’il ébranle, des no- vices qu’il corrompt, et amenant par milliers les àmes captives à la foi nouvelle. Mais le roman, le roman lui-même, que serait-il sans le cabinet de lecture , le cabinet de lecture sans la loueuse de livres? Je respecte toutes les loueuses de livres en gé- néral, et plusieurs en particulier. Je les respecte, je les aime, car elles sont toutes, il faut leur rendre cette jus- tice, toutes d’une discrétion rare, d’un empressement extrême : elles offrent, elles envoient, elles attendent , elles aiguisent le désir, elles lèvent les serupules, elles. 44 RÉFLEXIONS se prêtent aux convenances; de cette façon, tout Île monde est sefvi, et votre fils aussi... O combien leur métier respectable ressemble par fois à un métier beau- coup, infiniment plus infàme,... mais pas infiniment plus dangereux. Les beaux-arts sont bien aussi l'expression de la socié- té, et c’est apparemment à cause de cela qu’ils n’ont pour l'heure aucune expression. Ils se sont faits grecs, romains, ils se font moyen-àge, ils se feront tout ce qu’on voudra; ils expriment tout et n’expriment rien. Cependant, il faut leur rendre cette justice, s’ils ne brillent pas d’un grand éclat, s’ils manquent de style, de grandeur, s'ils ne pro- cèdent d'aucune croyance, d’aucune pensée forte et vi- vace, du moins ils n’ont pas cherché à se rajeunir par le scandale, à innover en étalant des turpitudes, à séduire par le vil attrait de l'immoralité. Ce n’est que dans les Lettres qu’on a vu des écrivains distingués, en se faisant du scepticisme un principe d’art, saper les bases de la mo- rale publique ; c’est dans les Lettres encore qu’on a vu cette foule de médiocrités toujours prêtes à renchérir sur les vices d’une manière ou d’une école, s’engager sur leurs traces, attaquer de front les principes sociaux, jeter la confusion dans toutes les notions du bien et du mal, pein- dre comme vertu ce qui est crime, comme duperie ce qui est vertu, ou chercher dans les saletés de Porgie, dans les ébats de la volupté, et jusque dans les mystères de l’al- côve, l’intérêt de leurs tableaux. L'opinion est pour eux indulgente , la critique les flatte ou les ménage, les li- braires sont à leurs pieds, les lecteurs ne leur manquent pas... ils poursuivent en paix leur œuvre, et leur succès même n’est pas la moindre atteinte portée à cette morale publique qu’ils sapent par leurs écrits. À la vérité, le succès n’est pas la gloire : le succès n’a À PROPOS D'UN PROGRAMME. 45 qu’un jour, et la gloire dure; le succès se surprend, la gloire se conquiert ; le succès peut exister sans l’estime des âmes honnêtes, tandis que c’est le propre de la gloire de captiver l’admiration et d’entrainer les cœurs de tous. En tout temps, et surtout aujourd’hui , il y a un public, un nombreux public , pour se plaire au paradoxe, pour goûter de voluptueuses peintures, pour faire sa pâture et son profit des sophismes qui justifient ou excusent les écarts de conduite ou le scandale des mœurs. Les oisifs, les blasés se récréent à ces choses, la jeunesse en est avide, et aussi, et surtout, cette tourbe nouvellement émancipée que protégeait autrefois son ignorance même, et à qui le progrès et la civilisation semblent n’avoir appris à lire qu’a- fin que ce bienfait fût changé en poison par les mo- ralistes, les philosophes et les penseurs qui, à notre époque, faussent ou dénaturent la morale, la philosophie et la pensée. Philosophie, moralité, foi, pensée, que sont devenus ces mots sous leur plume, et quelle étrange prétention , quelle sotte pédanterie n’est-ce pas que de revêtir de ces ex- pressions nobles et sacrées tous les rêves malfaisans d’ima- ginations sans règle , toutes les doctrines d'écrivains sans soin de leur dignité, ou sans respect de leurs semblables ! Quelle philosophie peut ressortir de ces œuvres dont l'éclat ne recouvre ni unité, ni concert, ni système autre que celui de nier, de détruire, ou de peindre au hasard ? Quelle moralité, de ces tableaux où se meuvent des personnages sans réalité, des types chargés par le peintre de représenter telle doctrine, de mettre en action telle formule, des êtres qui , faux ou incomplets, sont immoraux sans être vicieux, ou vicieux sans paraitre coupables P Quelle pensée, quelle foi, de ces assertions qui se contredisent, de ces principes qui se combattent, de ce scepticisme terne et sans sincé- 46 RÉFLEXIONS - rité, qui ne coordonne, qui n’explique rien ; qui n’évoque l’âme que pour la dérégler, qui, sans la tuer, préconise la matière ? Du matérialisme lui-même surgirait une pensée, une foi, plutôt que de ce fatras improvisé par le talent , les passions et là vanité, parce que le matérialisme est au moins un système ordonné, partant de faits plus ou moins concluans pour arriver à des principes clairs, s'ils ne sont évidens, à des conséquences funestes, mais logiques ; de tout quoi peut résulter une philosophie, une morale, et jusqu’à un certain point une foi. Il a ceci surtout de moins dangereux , de moins corrupteur, qu’il trace à l’homme et aux sociétés une voie distincte, où les écueils et les dan- gers s’aperçoivent, où l’abîime qui la termine s’entrevoit de loin , en telle sorte que ceux qui s’y engagent , com- munément s'arrêtent , ou rebroussent. Heureusement, l’art, cet autre mot dont on a faussé le sens et profané le nom, l’art ne se prête pas à tous les caprices de l’imagination , à tous les désordres de la pen- sée. Plus inflexible que tant de critiques , plus scrupuleux que beaucoup de moralistes du jour, il ne s’accommode ni d’un beau de convention , ni d’une moralité de fantaisie; et c’est bien pour avoir proclamé l'erreur que Part est gouverné par le génie, et non pas le génie lui-même as- servi à l’art, qu'un si grand nombre d’écrivains se jettent aujourd’hui dans mille voies aventureuses, dans mille écarts ridicules ou honteux. S'il est difficile de définir le beau, il est impossible de le rencontrer où il n’est pas : dans le faux , dans le déshonnête, dans l’impur ; en dehors des notions universelles de justice, de bien , d'humanité, de décence ; en dehors de la nature même de l'homme, et de ce qu'il y a de plus noble, de plus relevé dans cette natu- re. Il appartient à George Sand de dénigrer l'homme pour rehausser la femme, ou plutôt d’avilir la femme pour la À PROPOS D'UN PROGRAMME. 41 descendre au niveau de l’homme, mais il ne lui appartient pas de faire que le beau ni le vrai se rencontrent sur cette voie. Il lui appartient de créer à l’appui de ses doctrines exceptionnelles, des types parés de belles formes et enlu- minés de couleurs brillantes ou suaves, mais il ne lui ap- partient pas de faire que ces types vivent, qu’ils nous at- tachent après nous avoir éblouis, qu’ils demeurent comme demeurent tant d’êtres charmans , ou laids, ou aimables, ou terribles, créés à moins d'effort, et sans plus de ta- lent peut-être, par d’autres romanciers. C’est que l’art a des limites plus étroites encore que celles du talent, des limites que le génie lui-même ne peut franchir sans per- dre sa puissance, sans entrer aussitôt dans des espaces où nulle lumière ne le guide plus, où nulle règle ne le modè- re, où il marche d’écarts en écarts, abandonné bientôt de ceux qui s’y étaient engagés avec lui. Quand les écrits de George Sand seront dépouillés du prestige de la nouveau- té, quand ils ne seront plus sous la protection d’une cote- rie influente , sous l’aile de cette vanité française qui s’acco- mode de tout ce qui brille, et qui oublie tout ce qu’elle a fait briller; quand les doctrines de George Sand et de M. de Balzac, quand leur néologisme philosophique et sen- timental ne seront plus actuels, liés aux phénomènes de l'époque, quand ils ne seront plus expliqués par la dis- cussion, commentés par les revues, par les feuilletons, où seront pour leurs ouvrages les chances de vie, par quoi se soutiendra leur existence déjà toute factice aujourd’hui ; et ne sont-ils pas destinés à donner la preuve que tous les dons de l'imagination ou de l’esprit , tout l'éclat du talent, toutes les séductions du style ne sauraient prévaloir contre l'abandon ou la violation des lois du beau, du vrai, de l’'honnète , lois qui se lient, qui s’enchainent, qui se con- fondent, qui constituent l’art lui-même, qui dureront 48 RÉFLEXIONS autant que lui, et qui ne protègeront jamais que ceux qui se seront soumis à leur empire. Mais si les ouvrages auxquels nous faisons allusion, non pas parce qu’ils sont les plus dangereux en eux-mêmes, mais parce qu’ils sont les plus répandus , ne sont pas des- tinés à durer, si déjà l’oubli menace ceux d’entr’eux qui ont deux, trois ans d’existence, si l’on voit tant d'écrivains de talent ne maintenir leur renommée qu’au prix d’une fécondité où encore ils s’épuisent, il n’en est pas moins vrai que le mal que font ces écrivains leur survit, que les semences qu’ils ont déposées dans la société y germent , s’y reproduisent, s’y propagent long-temps après que leur renommée s’est éteinte. Car, qu’on ne s’y trompe pas, tous ces romans qui amusent Paris quelques jours, qui d’ail- leurs n’y sont guère pris au sérieux, et que l’on y juge seulement comme œuvres d'art, ces romans font lentement leur tour de France, ils pénètrent dans toutes les villes, dans tous les bourgs, et jusque dans les métairies. Là, ils se présentent avec autorité, ils sont pris au sérieux ; lus avec candeur, jugés, non point comme œuvres d’art, mais comme règle de ce qu’il faut croire, penser et faire ; et aux principes reçus dans l’enfance ils substituent les ma- - ximes que vous savez. Ainsi l’immoralité étend et perpé- tue ses ravages; ainsi des classes entières, à peine éman- cipées, et qui auraient besoin d’être dirigées en même temps qu’éclairées, tombent tout d’abord sur des lectu- res nuisibles ou corruptrices. Ainsi, à la foi du curé on a substitué la foi du romancier ; l’on a vidé l’Eglise pour peupler le cabinet de lecture, et, à ce compte, l’é- cole où vont les enfans apprendre à lire, est l’atelier qui prépare, pour ces dangereux écrits, des générations de lec- teurs. Reste, et l’on n’y manque pas, à appeler cela civilisa- tion avancée, et le Français répète, et le Francais est per- A PROPOS D'UN PROGRAMME. 49 suadé que sa nation précède toutes les nations dans la glo- rieuse carrière de la civilisation. Je ne m’en étonne point : ce trait d’une vanité un peu crédule n’a rien de surpre-" nant chez un peuple que les partis , les hommes, la presse presque tout entière, flattent sans relàche et sous mille formes, depuis tantôt quarante ans. Assurément , nous ne prétendons point , par les considé- rations qui précèdent, contester les immenses progrès qu'a faits la France comme nation, encore moinsinsinuer queles mœurs de ce pays ne valent pas mieux aujourd’hui qu’autre- fois : ceserait vouloir contester l'évidence. Toutefois, ilnous semble que ces progrès sont saccadés, incomplets, sans assiette 3 il nous semble qu’ils sont dus aux événemens, aux révolutions et à leurs rudes enseignemens , bien plus qu’au concours bienfaisant des intelligences distinguées de ce pays ; il nous semble que la littérature francaise avait à jouer un rôle meilleur que celui qu’elle a joué; il nous semble enfin, que, de nos jours, la portion de cette litté- rature qui est par sa nature la plus répandue, la plus po- pulaire , en sapant les principes et les mœurs, prépare des obstacles, apprête des retards, suscite des entraves au pro- grès véritable , à l’avènement réel de la liberté ; au règne paisible de la civilisation, qui ne peut se passer de prin- cipes reçus, de doctrines sociales, ni d’un ordre moral re- connu et respecté. Les Français, quand ils proclament avec tant de com- plaisance qu’ils sont à la tête de la civilisation et de la li- berté en Europe, disent une chose vraie et fausse, ridicule et graye tont à la fois. En tant que remuans, prêts à met- tre en feu leur pays et l'Europe , susceptibles par leur bra- voure; leurs ressources , leurs armées, d’une force d’ac- tion immense, et en tant aussi que de toute crise, de tout mouvement ; de toute révolution, nait un progrès, oui , I 4 50 RÉFLEXIONS c’est le peuple le plus avancé de l’Europe, célui de qui nous devons attendre le plus de biens... oude maux. C’est le pays où l’on se passionne le plus aisément pour les théo- ries les plus belles, les plus folles , les moins applicables et les moins comprises; car, un sentiment généreux , mais irréfléchi et sans règle dans son action, est l’un destraits, et l’un des traits aïmables , du caractère de cette nation : toute étincelle peut mettre le feu à cette étoupe, et pro- duire, avec de vastes flammes qui éclairent, un vaste in- cendie qui ravage. Er ce sens, oui encore, les Français sont en tête des nations. Mais si, par civilisation, si par liberté , on entend des principes élaborés, définis, con- quis, misen sûreté, garantis par les lumières universelles, reconnus par tous et pour tous, se développant par eux- mêmes sous le patronage de la raison commune , et répan- dant leur bienfaisante clarté jusque dans les autres con- trées; si l’on entend des droits, non pas seulément écrits dans une charte, mais consacrés aussi par les lumières pu- bliques , non pas dérivés récemment des institutions, mais plus forts que ces institutions mêmes, non pas seulement cités, prônés dans les gazettes, mais appliqués tous les jours et partout; si l’on entend enfin une nation chez la- quelle les lumières sont assez avancées, assez universelle- ment répandues, pour que les progrès politiques ou sociaux n’y puissent plus ni rétrograder ni périr, pour qu'ils y soient à l’abri des écarts de la nation comme des inva- sions du pouvoir , il faut alors, je le crains, quitter la France-et passer le détroit, pour trouver cette nation-là. Le bras peut-être de la civilisation est à Paris ; mais sa tête est à Londres. Nous voici bien loin du modeste programme qui nous a mis la plume à la main; et cependant ce modeste pro- gramme tient par un fil aux questions que ‘noûs venons > À PROPOS D'UN PROGRAMME. 51 d’agiter. Il révèle, ainsi que beaucoup d’autres faits récens, que le besoin se fait sentir en France de s’occuper de l’é- ducation morale du peuple, et que l’attention des esprits sérieux s’y porte sur les moyens de combattre, jusque dans les rangs inférieurs de la société, l’invasion des principes malfaisans qu’on y répand à pleines mains. Nous allons faire connaitre sommairement ce programme, nous réser- vant , si nous en avons le loisir, de l’examiner avec plus de détail et sous d’autres points de vue dans un prochain numéro. Le programme en question considère, et avec raison, que la principale littérature du petit peuple ce sont les es- tampes, dont le langage clair, intelligible pour tous, a une action directe sur les imaginations, et tout particu- lièrement sur celles qui sont neuves, point encore blasées par l’habitude des jouissances ou des émotions qui déri- vent des ouvrages de l’art. Ce genre de littérature, très- perfectionné en Angleterre , l’est peu encore en France, où il a d’ailleurs été employé jusqu'ici bien plus à faire ressortir les ridicules, à battre en brèche les partis, les renommées ou les mœurs, qu’à appuyer auprès des masses des idées favorables à leur bonheur ou à leur moralité. De plus, dans cette sorte d'œuvres, les artistes français sont en général portés à outre-passer le but en voulant l’at- teindre. S'ils se proposent de mettre en action un prin- cipe de vertu, de morale ou de conduite , ils nous mon- trent des personnages si niaisement parfaits, ou si gratui- tement monstrueux , que le principe perd quelque chose à être présenté de la sorte; et d’autre part, s’ils emploient le ridicule, c’est avec si peu de discernement et de rete- nue, qu’en s’attaquant aux individus, ils ébranlent les principes eux-mêmes. À ne prendre pour exemple que le recueil très-spirituel et très-répandu de 4 Caricature, 52 RÉFLEXIONS qui ne conviendra que les lithograplues de ce recueil ont au moins autant contribué à déconsidérer tout gouverne- ment, toute autorité publique en général, qu’à ridiculiser les membres actuels du gouvernement français ? En Angle- terre, où les principes politiques et sociaux sont depuis long-temps universellement reconnus et en dehors de toute atteinte, où les partis combattent sur un terrain solide et limité , la caricature peut impunément se livrer aux plus hardies attaques contre les personnes; mais en France, où tout est incertain, vacillant, où il y a plus de lumières que de principes établis, et plus de passions peut-être que de lumières, ces représentations ne sont rien moins que propres à hâter les progrès de la nation. Dans le siècle passé , un homme de génie, Hogarth, porta en Angleterre la littérature en estampes à une hau- teur où on ne l'avait pas encore vue. Hogarth, grand ar- liste, mais tout aussi grand moraliste, publia diverses suites de gravures formant des drames complets, plus remarqua- bles encore par la pensée qui s’y développe avec une frap- pante énergie, que par l'exécution matérielle des planches dont ils se composent. Une idée forte et nette, mise en œuvre avec une rare intelligence, l’art de faire concourir au développement de cette idée les accessoires les plus in- différens en apparence, un profond instinct de moralité, et le sentiment le plus parfait qu’ait peut-être jamais eu aucun artiste, des traits qui révèlent l’âme, ses habitudes, ses penchans, ses vices, sa candeur ou sa beauté, voilà ce qui constitue le génie éminemment dramatique et original d’Hogarth ; voilà ce qui explique comment son œuvre partage, avec tous les ouvrages qui jettent de vives lu- mières sur la nature de l’homme et sur la marche de ses passions , l’avantage de ne pas vieillir, d’intéresser, d’é- mouvoir, de féconder le cœur et la pensée dans un temps Lé À PROPOS D'UN PROGRAMME, 5% comme dans un autre. C’est par là que l’immortalité est acquise à Shakespeare ; nous osons dire qu’il y a entre Hogarth et Shakespeare une grande conformité de gé- nie. C’est dans l'intention de provoquer, au profit des mas- ses, quelques essais dans ce genre de composition où s’est illustré Hogarth, qu’un anonyme vient de faire un appel aux artistes dans le programme dont nous nous occupons. Convaineu de l'utilité qu’il y aurait à répandre parmi le peuple, à exposer dans les ateliers, dans les manufactures, dans les lieux publics, des estampes où seraient représen- tées les suites infaillibles de la bonne et de la mauvaise conduite, il y fait savoir qu’il a déposé entre les mains de M. Benjamin Delessert trois prix : l’un de 2000, le second de 1000, et le troisième de 500 francs; et que ces prix seront décernés aux auteurs des trois séries de dessins , gravures ou lithographies, qui auront été jugées les plus propres à remplir le but qu’on se propose. Nous ne saurions qu'applaudir, pour notre part, aux intentions nobles et éclairées qui ont guidé le généreux anonyme, et que présumer bien des résultats qu’elles pourront avoir. Son ambition est de faire du bien, plus sans doute que d'obtenir des chefs-d’œuvre à la façon d'Hogarth, et, restreinte à cette limite, elle nous parait de tout point susceptible d’être réalisée. L'on peut recon- naitre à divers signes que le temps approche où probable- ment les tentatives de cette sorte se multiplieront, ét certes, un tribut de reconnaissance et d'estime sera toujours dù à ceux qui auront les premiers cherché à entrainer les let- tres ou les arts dans cette voie. Déjà plusieurs publications ont pris naissance ces der- nières années, qui témoignent de ce désir que nous signa- lons d’améliorer les masses par la diffusion des lumières , 54 RÉFLEXIONS et de répandre parmi les différentes classes de saines no- üons intellectuelles ou morales. Sans doute, il est difficile quelquefois d'apprécier pour quelle part l'esprit de spécu- lation entre dans ces philanthropiques entreprises ; au sur- plus, ce n’est pas là la question. Ce qui est moins difficile, c’est de reconnaître que plusieurs d’entr’elles ont manqué le but, et concouru bien plus à fausser les idées, à créer un esprit de vaine curiosité, à entretenir de sots préjugés, ou à bourrer les intelligences d’un savoir superficiel autant qu’inutile, qu’à produire les admirables résultats qu’elles promettaient. Nous avons vu un Journal des enfans , parfaitement propre à rendre ces aimables petits êtres fort peu sensés, très-impertinens, Nous n’avons pas vu un Journal des femmes, qu’on dit présenter des avantages analogues. Nous avons lu, et souvent avec plaisir, un Musée des familles, rédigé le plus niaisement du monde, eu égard au but qu’il se proposait, par des notabilités lit- téraires fort en faveur ; et nous avons vu des personnes sensées l’exclure de leur salon, pour le plus grand bien de leurs familles. Dans ces œuvres, en effet, ce n’est pas le ta- lent de la rédaction qui importe, ce n’est pas l’art de ba- biller avec agrément, de présenter avec esprit des pein- tures de mœurs, ou avec emphase des tableaux de Bicètre et de la Salpétrière ; ce n’est pas de cultiver une curio- sité de badaud, en effleurant au pas de course les singu- larités des trois règnes, et toutes les monstruosités de la création ; c’est bien plutôt de présenter avec suite et con- science des notions choisies, agréables , si l’on veut ; amu- santes même , il le faut, mais marquées de quelque coin d'utilité; c’est une direction sérieuse, élevée, et, avant tout, sincère. Pour atteindre le but par ces moyens , des hommes instruits et spéciaux , des écrivains modestes, plu- tôt qu’à la mode, dirigés par un homme de sens, de A PROPOS D'UN PROGRAMME. 55: goût et de cœur, valent mieux que toute la brillante cote- rie des feuilletonistes et des écrivains du jour, de ces hommes qui se croient universels parce qu’ils écrivent sur tout, et pour lesquels la chose-la plus difficile est encore: d'écrire avec simplicité pour le bien, pour le vrai et pour VPutile ; choses dont au fond ils n’ont que faire. Parmi ces publications, il en est une dont nous avons. suivi avec intérêt le succès prodigieux, parce qu’elle nous a semblé réunir dans la plus juste mesure toutes les condi- tions requises, et tenir avec conscience les promesses de son prospectus, surtout la plus difficile à tenir dans ce genre d’ouvrages, celle de ne pas sacrifier trop lutile à l’a- gréable, l’instructif au divertissant, le réel à l'incroyable, et l'ordinaire au miracle : c’est le Magasin Pittoresque. Ce recueil, aujourd’hui l’un des plus répandus qui existent, a, selon nous, accompli avec un succès méritoire la tâche difficile de populariser l'instruction saine et en quelque de- gré solide, et de répandre, au moyen de cette instruction, des idées justes, des vérités utiles, et une foule de notions dont l’ensemble constitue , sinon des principes moraux ,. des doctrines sociales ou politiques, du moins les véritables bases sur lesquelles ces principes et ces doctrines s’ap- puient dans l'intelligence des masses. Ces notions, classées sans trop de rigueur, se suivent sans uniformité; elles sont- énoncées sans abus d’esprit, sans emphase de style, mais avec une clarté élégante et soutenue, et avec un soin de dé- tail et un respect de la vérité qui honoreraient de plus im- portans ouvrages. C’est un fait intéressant que le succès immense d’une production de ce genre, un symptôme de progrès plus réel que bien d’autres, et le signe qu’au- jourd’hui, en France, ce sont plus encore les écrivains qui manquent au public, que le public qui manque aux écrivains. 56 RÉFLEXIONS Avant de terminer cet article déjà trop long, et pour- tant bien incomplet, qu'il nous soit permis de dire quel- ques mots sur une feuille qui, par son mérite, son objet et sa publicité, doit être mise au rang de celles qui exer- cent sur le public français une influence morale des plus directes ; nous voulons parler de la Gazette des Tribu- naux. Assurément le but de cette gazette est, avant tout, d’ajouter aux garanties qui entourent en France les actes de la justice, la garantie, supérieure encore à toutes les autres, d’une immense publicité ; mais elle ne saurait at- teindre ce but isolément, elle ne saurait faire que des milliers de lecteurs w’aillent chaque jour chercher dans ses colonnes tout autre chose que des garanties, qu’ils n’ail- lent s’y récréer par la lecture de récits piquans, de dé- bats dramatiques , s’y repaitre de cet attrait qu'ont pour tous les hommes des incidens réels, liés directement ou indirectement à leur personnalité, et dont le propre est de mettre en jeu leurs passions, leurs préjugés, leurs lumières et toutes leurs facultés morales. Une feuille qui agit sur les masses d’une façon aussi directe, a certes une mission à remplir, et l’on peut dire, sans exagération, que les ré- sultats accessoires sont ici de telle nature , qu'ils balan- cent par leur importance celle que peut avoir le but prin- cipal. Cette mission dont nous parlons, el qui consiste à em- ployer d’aussi puissans moyens d'action au profit des idées morales et des principes sociaux , acquiert parfois un ca- ractère de gravité qu'il est impossible de méconnaitre. Tout récemment, l’on a vu l’audace sophistique d’un scélérat consommé briller dans des débats auxquels toute la France était attentive, et produire au grand jour des doctrines atroces, dont le logique enchainement portait le trouble dans les intelligences peu éclairées, tandis que les esprits À PROPOS D'UN PROGRAMME. 57 faibles se laissaient en quelque sorte subjuguer par l’ap- parente énergie d’une àme qui se jouait de la mort. L’on a vu en même temps la Gazette des Tribunaux com- battre, non pas tant des principes trop détestables pour être contagieux, mais les influences pernicieuses que leur seule révélation pouvait produire; et, après que l'assassin eut défailli à l'heure du supplice, exposer sans déclama- tion, dans un récit grave et solennel, ce que valent au fond la logique du crime et les bravades d’un philosophe assassin. Sans aucun doute, les articles de cette feuille ont préservé une multitude d’esprits de cette confusion funeste qu'y jettent toujours des raisonnemens faux, mais habile- ment déduits ; et d’un spectacle dangereux et immoral, ils ont aidé bien des lecteurs à tirer une éclatante moralité. Heureusement ces occasions solennelles sont rares ; elles ont d’ailleurs pour effet naturel d’élever les écrivains à la hauteur de leur mission, et personne, mieux que les rédac- teurs de la Gazette des Tribunaux, n’était fait pour com- prendre cette mission et pour la remplir dignement. Mais l’on peut se demander si, dans des débats moins graves et plus habituels, l’action de cette gazette est toujours aussi bienfaisante qu’elle pourrait l'être; s’il n’est pas tel prin- cipe social, telle notion morale qu’elle sacrifie jusqu’à un certain point aux intérêts de sa rédaction ; si, en un mot, une légèreté de principes qui peut être à sa place dans un vaudeville , est également bien placée dans une feuille dont l’objet est sérieux , et l'influence sur les esprits, grande. Nous n’entendons point ici porter le blâme sur Je compte rendu de ces interrogatoires comiques, de ces dé- bats piquans qui excitent notre rire par la naïveté des parties, par mille traits de mœurs, à tout prendre, fort bons à connaître, et où l'esprit d'observation trouve une pâture, h6 : RÉFLEXIONS en même temps que la gaîté un aliment de fort bon goût. Nous n’entendons point dire non plus que la Gazette des Tribunaux doive s’interdire ce grain de bonne plai- santerie dont elle assaisonne sa chronique, et qui en fait un plat dont le public est friand. Nous voulons dire seule- ment que si liberté doit lui être laissée d’être piquante, d’amuser, de se faire lire enfin, ce ne doit jamais être au détriment d’aucun principe de morale publique ou sociale. Ces principes préexistent à la loi, elle n’en est que la con- sécration ; par conséquent, les méconnaitre, ou les traiter légèrement, c’est affaiblir d'autant l'autorité de la loi elle- même. Pour faire comprendre notre pensée, nous deman- dons la permission de citer un exemple. Il est mal choisi; il est de nature à mettre, même dans un sujet fort grave, tous les rieurs contre nous; mais c’est un hommage que nous rendons à la Gazette des Tribunaux que de con- venir franchement que nous serions très-embarrassés d’en choisir un autre. Deux mots avant d’en venir à notre ma- lencontreux exemple. Nous sommes de ceux qui considèrent l'institution du mariage, telle qu’elle existe dans l’Europe chrétienne et moderne, comme le plus grand auxiliaire, s ce n’est le principe même de toute civilisation réelle, avancée et per- fectible. Nous sommes de ceux qui considèrent, en outre, cette même institution du mariage , comme le centre au- tour duquel viennent se grouper le plus grand nombre des droits ou des garanties qu’assure la société aux individus ; et, à ce titre, comme la plus forte chaine du lien social. Conséquemment à ces principes, nous sommes de ceux qui considèrent le respect pour le mariage, dans les masses, comme un trait capital de civilisation; et, dans les indi- vidus, non pas comme le seul, mais comme le plus haut indice de moralité. À PROPOS D'UN PROGRAMME. o9 Ces principes, reconnus par la législation, admis par les penseurs les plus distingués et les plus honorables de tous les pays, et qui, ne fussent-ils pas fondés en raison , n’en forment pas moins la base de la société actuelle, nous les avons vus, attaqués de front par la secte des Saints-Simoniens ; sapés plus indirectement , mais d’une façon plus dangereuse, par une foule d'écrivains, en par- ticulier par ceux auxquels nous avons fait allusion au com- mencement de cet article; traités en tout temps avec lé- gèreté par la littérature française, par sa poésie, par son théâtre, et, en conséquence, par l’opinion publique. Car, si la littérature est l’expression de la société, il est tout aussi vrai que la société est en quelque degré l’expression de la littérature. Nous avons donc été étonnés de voir qu’une feuille d’un caractère sérieux, d’une tendance honorable , comme la Gazette des Tribunaux, soit demeurée, sur le point dont nous parlons, fort au-dessous de sa mission ; et que trop souvent ses doctrines, sur ce même point , ne s’élè- vent pas au-dessus des traditions du vaudeville, ou de la morale d’estaminet. Nous sommes surpris de voir que dans les nombreux cas d’adultère dont elle a publié les débats, elle se soit presque toujours bornée à présenter les faits. bien plutôt en vue d’égayer ses lecteurs aux dépens du mari trompé, qu’en vue de se faire sur ce point, comme” sur d’autres, le représentant de la société et des doctrines d’où procèdent sa moralité, son bonheur et ses progrès. Nous en sommes d’autant plus surpris, qu'appelée à cons- tater chaque jour combien il est peu de crimes qui ne dé- rivent pas, plus ou moins directement, du désordre des: mœurs, Où qui n’y soient pas liés, elle est mieux à por- tée de reconnaitre combien il est important aussi qu’un. journal recommandable , l'organe le plus accrédité des dé- 60 RÉFLEXIONS bats judiciaires et des décisions de la justice, ne seconde pas du poids de son autorité ou de ses exemples le relà- chement des principes, première cause du relàchement des mœurs. Mais lexemple , je le répète, est mal choisi. Nous nous ferons moquer. L'on croit en général à la mo- rale de convenance; mais peu , très-peu de gens croient aux mœurs : si l’adultère, l’infidélité , la légèreté de con- duite, comme on dit, sont bien cachés ; si un commerce illégitime est tenu suffisamment secret ; si le libertinage est réglé, de bon goût surtout; si nul scandale ne révèle avec éclat d’impures liaisons ; tout est bien , la morale est satisfaite , et la société aussi. De là , ce rire certain qui accueille les maris trompés, parce que, dans une société où des principes relächés donnent lieu à une morale sans sincérilé, ces maris trompés ne sauraient guère être en— visagés que comme des sots qui ont niaisement compté sur une fidélité d'exception, où comme des trompeurs trompés à leur tour. Mais encore est-il que ce point de vue vulgaire ne devrait jamais être celui des écrivains qui prétendent à exercer une influence salutaire, de ceux en- tre autres qui, enregistrant dans leurs eolonnes les peines dont la loi frappe les infractions à la foi du mariage, de- vraient, pour être conséquens, ou attaquer la loi comme absurde ou injuste, ou soutenir franchement les principes qu’elle consacre, Il faut nous arrèter. Cependant, combien d’objets se lient aux questions de morale auxquelles nous venons de toucher, combien de faces ces questions présentent, combien l’art lui- même y est intéressé, et que c’est une jouissance grande, que d’entrevoir, dès qu’on médite sur ces matières, cet intime lien qui existe entre ce qui est bien et ce qui est beau, ces nécessités fatales, ces lois éternelles imposées À PROPOS D'UN PROGRAMME. 61 aux sociétés par la Providence elle-même, et en dehors desquelles il n’y a que malaise dans le corps social et im- puissance dans l’art. Quelle source d'heureux et confiant es- poir que d’être convaincu qu'aujourd'hui, malgré des maux partiels et des écarts temporaires, les lumières plus éten- dues, plus assurées à l'humanité que jamais, ne peuvent que la faire tendre vers le libre empire des immuables et bienfaisantes lois qui dominent ses destinées ! Là ab 4 DEGL'ISTITUTI pi PUBBLICA CARITA E D’ISTRUZIONE PRIMARIA. IN ROMA. SAGGIO STORICO E STATISTICO DI MONSIG. D. CARLO-L MORICHINI, ROMANO ,; VICE-PRESIDENTE DELL’ OSPIZIO APOSTOLICO DI S. MI- CHELE. 1 vol. 8°, Roma 1835. Il n’est pas, à coup sûr, à cette heure-ci, de pays en Europe plus visité et moins connu que l'Italie, pas de terre plus foulée par les voyageurs de tous les coins du monde ; il n’en est pas aussi qui leur soit, au fond, plus étrangère. À grandes ou à petites journées, en poste, ou en vetturino, ils vont par les routes de cette vieille et poétique contrée, cherchant une certaine Italie qu’ils ne trouveront pas, un petit nombre du moins, parce qu'après tout l'Italie est un pays comme un autre, et que la beauté et la poésie qui lui sont particulières , ne se révèlent pas à toutes les imaginations et à toutes les intelligences. Com- bien n’en avons-nous pas connu vous et moi, de ces hon- nêtes curieux qui se donnaient un mal terrible pour voir l'Italie, courant de l’aube jusqu’au soir, des galeries aux INSTITUTIONS DE CHARITÉ ET D'INSTRUCTION À ROME. 63 édifices, des édifices aux ruines, chargeant leur souve- nur de la vaste érudition des ciceroni, s’extasiant de leur mieux, admirant de toutes leurs forces, et trouvant au fond de leur cœur que l'Italie de l'Opéra a bien une au- tre tournure que l'Italie qui leur donne un si rude labeur. Quelques-uns, plus fiers et plus hardis, ne veulent pas admirer ce qu’ils n’admirent nullement, et font haute et franche profession de leur froideur pour ce qu’on leur a tant vanté; l'Italie est une vieille coquette décevante qui ne les a pas séduits, ils veulent bien qu’on le sache, et ils le disent tout haut, pensant bien par là se séparer du vil troupeau des moutons leurs devanciers, moutons pour- tant comme les autres, suivant à la file, sautant où les autres ont sauté, mais donnant du front et se cabrant, voilà tout. Ceux-là commencent à faire école, et la queue du troupeau va déjà donnant du front à tort et à travers. La plupart des derniers voyages dans la Péninsule, sont écrits sous l’impression du désenchantement; on veut re- mettre à leur place, l’Italie et ses admirateurs; on veut faire bonne justice des prétendues merveilles de la terre italique; et avec cette bonne détermination, on n’est pas embarrassé pour ne trouver que des charmes flétris là où on n’avait vu jusqu'alors que de gracieuses beautés; on souffle sur la décevante enveloppe qui voile ce corps, et on ne vous montre que chairs mortes et informes, qu’os brisés et vermoulus. De là, de tristes lamentations qui pourraient avoir leur poésie, si elles ne partaient d’ordi- naire d’esprits les moins poétiques du monde, et plus avi- des d’originalité que d’impressions réelles et profondes. Sans doute que la terre d'Italie est couverte de ruines ; mais ces ruines ne disent-elles rien à l'imagination et n’ont- elles pas un charme, triste si l’on veut, qui plait à l’âme et l'émeut puissamment. Assurément, les ruines d’un édi- 64 INSTITUTIONS DE CHARITÉ fice ne sont rien que quelques pierres mousseuses , rongées par le temps, à peine retenues par un ciment usé, et qui bientôt iront, les unes après les autres, joncher le sol à côté d’autres débris déjà recouverts d’herbes sauvages ; mais ces vieux murs crevassés, ces colonnes renversées, ces entablemens qui vont crouler, ne vous rendent-ils pas l'édifice dans sa magnificence; ces proportions majestueu- ses, ces lignes élégantes encore, quoique rompues en cent endroits, ne parlent-elles pas de beauté et de puissance, et ne retracent-elles pas à votre esprit une grande image du passé? Eh bien! dans ce monde, où les plus belles choses ont un pire destin, il en est de toutes les ruines comme des ruines d’un monument; ruines des costumes, ruines des mœurs, ruines du génie, toutes ont ce même charme, ce même intérêt grand et mélancolique ; et pour qui ne le connaît pas, il n’y a pas d'Italie. Cités, mœurs, campagnes, populations, tout dans cette vieille contrée tient par quelque bout à un passé poétique. L’antiquité, riante ou majestueuse, le doux épicurisme de ses poètes , les. gracieuses fictions de sa mythologie, les grandeurs et les crimes de son histoire, également prodi- gieuses ; le moyen-àge et sa chevaleresque barbarie; la re- naissance et ses œuvres, le catholicisme et ses fortes institu- tions si souvent touchantes ; tout a laissé en Italie des traces profondes, débris si vous voulez; mais, sous ce ciel si chaud et si coloré, ces débris parlent aussi haut que les monumens les plus frais et les plus intacts ; et rien de tout cela n’est tellement effacé que l'imagination de lartiste ou de l’historien n’en soit encore puissamment frappée. Il est vrai que tout cela, non plus, ne ressemble guère aux innombrables représentations dont la peinture marchande fait un si profitable et si damnable métier. La douce et pénétrante lumière du ciel d'Italie n’a point le fracas de ET D'INSTRUCTION 4 ROME. 65 ces monstrueuses enluminures ; les ruines et les édifices n’ont point cet art arrangé et poli qui, dans les gravures, charme les yeux des bonnes gens. S'il faut absolument au voyageur un ciel toujours de pourpre , un soleil lançant d'immenses rayons parfaitement jaunes et nettement des- sinés, des ruines fort proprement conservées, il n’a que faire d’aller grossir la foule étrangère qui encombre la Péninsule ; le premier marchand d’estampes venu lui four- nira à bon compte une Italie magnifique , une Italie dorée, une Italie... Quelle Italie ! C’est parce qu’à toute force on veut trouver la terre qu’on s’est représentée qu’on la voit si mal, les uns avec enthousiasme, les autres avec humeur , tous ou presque tous avec une passion qui leur ferme les yeux pour ce qu'ils ne cherchent pas, qu’ils ne se sont pas attendus à trouver, et qui d'habitude vaut mille fois leurs illusions et leurs espérances. Il n’est pas besoin d’avoir vécu de longues années en ltalie, pour savoir ce qu’il en est de l’admira- tion des uns et du dégoût des autres; personne ne peut se vanter d’avoir échappé , en parcourant l'Italie pour la première fois, à quelque secret mouvement de désenchan- tement et de pénible surprise. C’est que pour lors, avant de pouvoir jouir, apprécier et comprendre, il faut avoir passé l’éponge sur ses rêves, sur ces images que l’on s’est faites, auxquelles on tient avec autant d’opiniâtreté que si la réalité ne pouvait les valoir. C’est alors, et seulement alors, que les yeux, débarrassés de ce voile gênant, s’ou- vrent à la pure lumière, et que l’esprit , dégagé de ses préoccupations et de ses regrets, saisit tout-à-coup des beautés qui l’émeuvent , là où d’abord il n’avait rien su découvrir : momens d’inexprimable jouissance où l’intel- Jigence et l'âme s’exaltent , et où l’on se sent comme meil- leur et grandi. Une fois dans cette voie de découvertes, à I 5 66 INSTITUTIONS DE CHARITÉ chaque pas ‘que vous faites vous voyez le pays s'ouvrir, s'étendre, se peupler de charmes inaperçus, de beautés nouvelles ; -et lorsqu'il faut dire adieu à cette admirable contrée, vous sentez que vous n’avez rien vu , en regard de ce que vous devinez et qu’il vous restait à voir. Vous la quittez le cœur gros de regrets et de souvenirs, comme on se sépare d’une amie que l’on ne se savait pas si ten- drement chérir. La séparation vous apprend sur elle et sur vous-même des choses si douces à la fois et si cruelles ! Heureux, trois fois heureux, qui peut, le cœur libre de chagrins, passer en Italie de longs jours au milieu de ceux ‘qu’il aime ! Si son esprit est poétique, et si ses goûts sont d’un artiste, il éprouvera d’ineffables joies, et son âme n’y perdra rien pour ce monde-ci, ni pour l’autre. J'ai parlé de ruines, parce qu’il y en a partout en Italie, et que c’est là un des traits les plus marqués du pays et de sa physionomie pittoresque ; mais est-ce à dire que l'Italie soit toute ruines, et que c’en soit fait de cette belle contrée? Loin de là : l'Italie vit bien, et n’est pas près de finir. Quelques cités, comme bien d’autres en Europe, ont vu cesser avec les circonstances, moitié géographiques, moitié historiques, qui les avaient fait naître, les prodi- gieux développemens de leur prospérité ; mais, à ces ex- ceptions près, il y a vie dans la Péninsule, et si les choses n’y vont pas précisément de la même façon que de l’autre côté des Alpes, ni d’un train aussi régulièrement mesuré, elles y cheminent, certes, beaucoup mieux que des plumes à peu près aussi ignorantes que passionnées ont pris à Cœur de le répandre. Il semble, à entendre les déclamations des partis, que dans toute la Péninsule il n’y ait d’adminis- tration que pour pendre des carbonaris et opprimer les peuples ; qu’il n’y ait ni industrie, ni agriculture, ni es- prit public, ni charité , ni enfin tout le désordre soumis ET D'INSTRUCTION A ROME. 61 des états despotiques. Véritable absurdité, mensonge gros- sier qui dégoûterait des théories que l’on croit renforcer par de semblables argumens, si la vérité en était réduite à de si belles lumières. L'administration n’est pas sans doute aussi parfaite là qu’en Prusse et qu’en Autriche, pays-modèles sous ce rapport; mais la Prusse et l'Autriche n’ont pas plus d’in- clination pour les carbonaris que les gouvernemens ita- liens; et l’on ne voudra pas demander au Midi l'esprit d'ordre minutieux et imperturbable qui est naturel aux peuples du Nord. Il y a beaucoup de terres incultes en Italie, beaucoup qui attendent des bras de l’homme la fertilité et la richesse ; mais voyez les campagnes cultivées du Piémont, de la Lombardie, de la Toscane, des Léga- tions, du pays de Naples, et ne dites pas que l’agricul- ture y est négligée, mal dirigée, et que quelques miséra- bles, en grattant nonchalamment le sol, font à peu près toute la besogne agricole qui s’y fasse. De l’industrie : il y en a ; non pas toutefois de l’industrie anglaise avec ses immenses développemens, ses innombra- bles machines, mais une industrie moins dévorante, moins divisée, qui emploie des bras, qui fournit à la consom- mation du pays, et qui envoie aussi au-dehors des pro- duits recherchés. De l'esprit public et de la charité : à ceux qui affirment fort gratuitement que c’est denrée bien rare en Jtalie, il faut répondre encore par la Toscane, par le Piémont, et par l'ouvrage même qui va faire le sujet de cet article. Administration, industrie, agriculture, charité, rien de tout cela n’est fait de la même sorte, et ne s'exprime par les mêmes formes que dans les autres parties de l’'Eu- rope ; voilà ce qui est vrai et qu’il faut avant tout bien comprendre et distinctement apprécier; après quoi seule- 68 INSTITUTIONS DE CHARITÉ ment une comparaison devient possible et coneluante. Mais il est encore moins facile de faire une pareille appli- cation, et de trouver une mesure commune entre des cho- ses si profondément hétérogènes de toutes façons, que de savoir le mérite relatif des œuvres de deux langues sans rapport d’origine, de forme et de génie. Tel philanthrope de ce côté-ci des Alpes (j'entends un docteur en philan- thropie), ne se doute guère qu’il y a de la charité par de- la les monts; et, de vrai, c’est une charité qui n’a pas beaucoup de rapport avec la charité qu’il a étudiée; c’est une charité moins soignée, moins méthodique, moins utile, cela se peut; mais c’est de la charité enfin, de celle qui ne fait peut-être pas tout le bien possible à ceux qui le reçoivent, mais qui doit en faire beaucoup à ceux qui Pexercent; de celle qui a fait des saint Bernard , des Bor- romée, des Belzunce, des Lambertini, des saint Vincent de Paule, et les Sœurs de la Charité; c’est la charité, fille la plus aimable du catholicisme. ÆExaminez en effet la nature des institutions charitables qui ne manquent pas en Îtalie, et vous trouverez toujours qu’elles tiennent par quelque côté à la religion eatholi- que, et qu’elles en reçoivent un caractère particulier qui ressort de partout. C’est là une influence que rien ne sau- rait détruire, parce qu’elle est dans le sang et dans les croyances de la population, et qu’elle est profondément mêlée à toutes les coutumes et à toutes les habitudes na- tionales; les propos et les opinions individuelles de quel- ques urbains, ne prouvent rien contre ce fait général. Aussi la philanthropie peuplerait l'Italie d’asiles , d’écoles de petits enfans, toutes coupées sur le patron que vous con- naissez, qu'après quelques années, ou ces institutions n’exis- teraient plus , ou se seraient tellement modifiées dans le sol, que vous auriez peine à les reconnaitre. De là encore le LI ET D'INSTRUCTION A ROME. 69 caractère singulièrement touchant de tant de fondations et d'institutions charitables que l’on remarque en Italie. A Florence, vous rencontrez incessamment dans les rues, portant un brancard couvert, des pénitens revètus, de la tête aux pieds, d’une robe qui ne laisse d'ouverture que pour les deux yeux : ce sont les Frères de la Miséri- corde qui vont secourir un malade ou quelque blessé ; ee capuchon vous cache peut-être quelque important per- sonnage, le Grand-Duc lui-même, ou un simple artisan, travaillant ensemble, pour l’heure, à la même œuvre, et accomplissant un même vœu; car la Confrérie de la Mi- séricorde compte dans la nombreuse liste de ses membres, des hommes de tous rangs, qui font à tour de rôle ce ser- vice pénible. Certes, la Confrérie de la Miséricorde et nos comités de secours, de quelque nom qu’on les appelle, ne sont pas même chose: la eharité muette et voilée de la première n’est pas tout-à-fait la charité un peu délibérante des autres, et, s’il faut tout dire, elle a quelque chose de plus touchant et de plus religieux. Je ne parle ici que des comités; je ne parle pas des hommes ; il en est parmi ceux-ci dont l’ardente bienfaisance et la noble générosité vont soulager de secrètes misères, moins secrètes encore que leurs aumônes, qui font le bien d’une main sans que l’autre le sache, et qui ne mettent le public dans la con- fidence de leur cœur que lorsque leurs vues charitables embrassent, non plus des misères individuelles , mais des infortunes générales. Chrétiens jusque dans la moëlle de leurs os, ceux-là sont de toutes les religions et de tous les cultes; ce n’est plus d'eux qu’il s’agit ici. Revenons à la charité italienne et à ses institutions. Il me serait facile d’en citer beaucoup d’autres, qui toutes ont plus ou moins ce même cachet religieux et catholique. Il n’est pas de ville en Italie qui ne püt m'en offrir quelqu’une à noter : 10 INSTITUTIONS DE CHARITÉ mais Turin surtout n’arrêterait, cette capitale si mal con- nue, d’un royaume si mal jugé, J'aimerais à vous faire compter les fruits nombreux de l'esprit publie et des in- clinations charitables qui animent cette capitale; mais il faudrait s'étendre en de trop longs développemens, et le sujet d’ailleurs trouvera mieux sa place dans un article que la Bibliothèque Universelle se propose de consacrer aux établissemens de Turin. Je viens à Rome et au livre de M. Morichini. Dieu sait quelles étranges idées on se fait de Rome lors- qu'on n’a pas eu encore une fois en sa vie le bonheur d'entrer dans ses portes; et les hordes de touristes, ces autres barbares qui la traversent incessamment, n’en rap- portent pas toujours chez eux de plus justes et de plus complètes Chargés d'Indicateurs , escortés de l'éternel Cicerone, nos barbares en frac (le touriste ne connait plus le sayon de ses pères) s’en vont au Forum, de là aux Galeries, de là au Vatican; ils se pressent aux fêtes sa- crées , rient au sacrifice comme des étrangers qu’ils sont à la grande ville ; puis ils reprennent la route du Nord, avec la pleine persuasion que c’est là tout, qu’ils ont épuisé la Rome de tous.les âges; persuasion parfaitement mal fondée. Il y a un peuple de Rome : l’avez-vous vu, le connaissez-vous ? Vous connaissez le ragazzo du fiacre , et le cicerone, ce client obséquieux du voyageur, ombre du client romain ; voilà tout votre peuple. Il y a des bour- geois romains, cives romani pas tout-à-fait, mais bons à voir. Vous vous êtes promené avec toute l'Angleterre, et quelle Angleterre ! dans les salons de M. le Duc, et vous n’y avez pas vu trois Romains P Eh bien ! parce que des culs-de-jatte, des aveugles, de lamentables lépreux vous ont poursuivi de leurs cris pitoyables, vous vous en allez bien convaincu que ce pauvre peuple de Rome est livré à ET D'INSTRUCTION À ROME. 71 la plus affreuse misère, et que personne n’en a cure dans la ville pontificale. Voici pourtant ce qu’il en est. Là, comme ailleurs, plus, je ne puis l’affirmer, il y a de terribles misères, bien des infortunes sans ressource ; mais les culs-de-jatte et leurs collègues les aveugles (gail- lards assez clairvoyans pour les baïocchu ) sont de véri- tables gueux, gens heureux, comme lon sait, et qui font beaucoup mieux leur affaire du soleil et des hasards de la place publique, que du repos plus sûr, mais moins libre et surtout moins lucratif, d’un asile de charité. Pour les autres, les hospices, les maisons de retraite ne manquent pas, et vous allez bien le voir tout à l'heure. — De même pour les enfans. Si vous voyez quelques-uns de ces petits êtres au travers de femmes échevelées, et bégayant de leur mieux per caril@, concluez-en, si vous voulez, que la police est trop peu soucieuse du vagabondage, mais ne croyez pas que l’enfance n’a pas dans Rome un toit pro- tecteur; votre erreur serait grave et votre injustice gran- de; elle le serait encore, si. vous pensiez que les enfans du peuple sont livrés à un honteux abandon et à une crasse ignorance. La charité romaine était proverbiale, et mé-- rite encore de l'être, même en ce siècle de philanthropes; bien plus ( ce bien plus est pour les savans en charité), le gouvernement pontifical s’aide avec intelligence des lu- mières et des directions que l’économie politique peut of- frir, sur les voies à prendre, pour arriver le plus directe- ment et le plus sûrement à la pratique des devoirs les plus sacrés de l'humanité, C’est ce qui ressort de la notice sta- tistique de Monsig. Morichini. Monsig. Morichini, fils d’un physicien distingué, est lui-même un homme d’un grand mérite, et qui jouit à Rome d’une juste considération. Vice-président de l’hos- pice apostolique de Saint-Michel, il dirige pour sa part F2 INSTITUTIONS DE CHARITÉ ce magnifique établissement avec un admirable zèle et une haute intelligence. Son livre, qu'il appelle un Essai, est un exposé clair et détaillé , et en même temps un his- torique de tous les établissemens de bienfaisance qui, à cette heure, existent à Rome, et dont le but est l’amélio- ration morale et physique de l'existence du prolétaire. Plusieurs de ces institutions ont une origine fort ancien- ne; car, il faut remarquer avec l’honorable prélat que cette sollicitude compatissante du gouvernement pontifi- cal, qui va chercher les pauvres des deux sexes dans toutes les phases de leur pénible existence, remonte jusqu’au douzième siècle, époque à laquelle ces fruits d’une civili- sation avancée n'étaient pas même en germe dans tout le reste de l'Europe. L'ouvrage est divisé en quatre parties, dont la matière est succinctement résumée dans quatre tableaux synopti- ques fort bien faits. La première partie est consacrée aux hôpitaux proprement dits; la seconde, à ces institutions destinées, non plus à secourir les malades, mais à venir en aide à d’autres catégories de misères , aux enfans-trou- vés par exemple, aux vieillards, etc. ; la troisième est rem- plie par différentes associations charitables, qui prennent le pauvre dans sa demeure , et l’assistent dans sa carrière. L'instruction élémentaire, pour les enfans du peuple, fait le sujet de la dernière partie, et clôt l'ouvrage. Parcou- rons rapidement ces différentes divisions, sans trop nous étendre sur la fondation, la surveillance et l'entretien des établissemens qui s’y trouvent énumérés. Il n’y à pas moins, dans Rome, de vingt-deux établis- semens destinés à recevoir les malades, les aliénés ou les convalescens. Huit de ces hôpitaux ont été fondés et sont entretenus par l’état ; onze sont de fondation particulière ; deux distribuent à domicile les médicamens, les alimens ET D'INSTRUCTION À ROME. 13 et les autres secours que l’état du malade peut exiger ; la dépouille mortelle du pauvre n’est pas oubliée : un autre établissement la rend à la terre avec de modestes, mais dé- cens honneurs. Des huit hôpitaux publics, deux sont destinés aux fié- vreux ,; l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Trois sont consacrés aux maladies chirurgicales; deux cor- ridors y sont réservés dans chacun d’eux, aux affections de la peau; les femmes enceintes sont reçues dans un lo- cal à part, et traitées avec tous les égards dus à leur situa- tion. Les convalescens vont achever de se rétablir dans une maison salubre et entourée de jardins, où tout ce qui peut faciliter leur guérison leur est accordé. Enfin, le grand hôpital des aliénés, à Santa Maria della Pietà, complète le nombre des huit hôpitaux publics. Quant aux hôpitaux de fondation particulière , on en compte huit pour les nationaux, les autres sont pour la plu- part des nations chrétiennes d'Europe. Tous cesasiles réunis peuvent recevoir plus de quatre mille malades. Du rèste, il est bon de remarquer ici, que dans presque tous les éta- blissemens de charité à Rome, les étrangers sont admis comme les nationaux ; en quoi la bienfaisance romaine peut bien se dire vraiment catholique. Arrivons aux Enfans-Trouvés. La première maison qui s’ouvrit en Europe pour sauver de la mort tant d'inno- centes créatures , fut celle que fonda le pape Innocent III en 1198. À Paris, le premier asile des Enfans-Trouvés fut ouvert par saint Vincent de Paule, en 1638, et celui de Londres n’a été institué que dans le siècle dernier. C’est donc de Rome, pour répéter l'observation de Mon- signore Morichini, que partit ce premier rayon de la haute et vraie civilisation. 1’hospice d’Innocent HE sub- siste toujours; c’est aujourd'hui la Pia Casa degli Es- 74 INSTITUTIONS DE CHARITÉ posti in S. Spirito in Sassia ; cet établissement reçoit annuellement huit cents enfans qu’il alimente jusqu’à l’é- poque de leur établissement , déterminé par l'aptitude ou la vocation de chacun d’eux. — Quatre hospices sont des- tinés aux orphelins et aux invalides. On y reçoit gratui- tement plus de 540 enfans, sans compter ceux que des personnes pieuses y placent en payant une modique pen- sion. Le plus considérable de ces hospices, et l’un des plus intéressans, est l’hospice apostolique de S. Michele, dont Monsig. Morichini est vice-président. Là, sont réunies quatre grandes sections de vieillards et d’orphelins des deux sexes, distribués dans quatre corps de logis. Les jeunes garcons sont élevés pour les arts mécaniques ou pour les arts libéraux ; aussi l’immense édifice de Saint- Michel offre-t-il l'aspect d’une petite ville remplie d’a- teliers de diverses professions. Les élèves destinés à deve- nir, suivant les dispositions qu’on a reconnues en eux, des imprimeurs, des relieurs, des charpentiers, des ébé- nistes, des chapeliers, des cardeurs de laine, des maré- chaux, des tailleurs , etc., y apprennent leur métier sous de bons maîtres. D’autres sont voués à des occupations plus libérales : à ceux-ci on enseigne la ciselure, la gra- vure sur bois et sur métaux, l’ornement, la peinture, la sculpture, etc. ; et il faut avoir vu travailler ces jeunes gens, il faut avoir eu sous les yeux de leurs œuvres pour comprendre que leurs études ne sont rien moins que su- perficielles, et que des hommes distingués ont pu, comme il en est de beaux exemples, sortir de cet établissement. Est-il besoin de dire que ces enseignemens supérieurs sont précédés ou accompagnés d’un enseignement plus élé- mentaire, et que la religion, la lecture, l’écriture et l’a- rithmétique sont les premiers sujets étudiés. — On re- ET D'INSTRUCTION A ROME. 75 marque aussi à $. Michele une fabrique de draps, des métiers de tapisserie à la façon des Gobelins, fabrication unique en Italie. On vient encore d’y établir une école de chimie appliquée, la seule qui existe encore à Rome. « En un mot, » ajoute notre auteur, « cet hospice est une véritable école polytechnique, un conservatoire d’arts et métiers, créé par le génie des Pontifes, un siècle avant que les nations les plus policées de l'Europe eussent pensé à en établir de semblables. » Ce que l'honorable prélat ne dit pas, et qui n’en est pas moins intéressant, c’est l’affec- tion toute paternelle avec laquelle l'établissement est di- rigé. S. Michele n’est point une caserne, où des orphe- lins enrégimentés soient menés avec cette raideur mili- taire qui ne connait que le service, et qui exclut absolu- ment ces relations bienveillantes, cet intérêt un peu fami- lier, sans lesquels il n’y a pas d'éducation vraie ni d’in- fluence heureuse et durable. Tous ces orphelins sont con- nus individuellement des supérieurs, qui les suivent atten- tivement dans toute la durée de leur développement in- tellectuel et moral ; et pour qui a pu visiter l’hospice, l’af- fection réciproque des directeurs et des élèves n’est pas un fait douteux ; elle s'exprime avec tout le charme de la bonhomie italienne. — La section des femmes, qu’on ap- pelle aussi Conservatoire de Saint-Jean, entretient 240 orphelines, auxquelles sont réunies celles de leurs ainées qui ont vieilli dans la maison. La plupart, sous la direc- tion d’une supérieure, deviennent maitresses ou directri- ces des plus jeunes, et leur enseignent les travaux domes- tiques pour en faire de bonnes ménagères. Les jeunes or- phelines apprennent à travailler au métier pour faire de la toile et des étoffes de coton et de soie , travail qui leur est commun avec les plus âgées, si celles-ci en sont capa- bles. — La section des vieillards de S. Michele et de la 16 INSTITUTIONS DE CHARITÉ Madonna est composée de plus de 400 personnes des deux sexes. Les femmes sont occupées, comme nous ve- nons de le voir, et les hommes s’emploient aux différens of- fices de la maison : ils surveillent les jeunes garcons, ins- pectent et gardent les diverses écoles, ils sont portiers, bedeaux; et Monsig. Morichini regrette que les invalides ne soient pas envoyés à la campagne, comme ils le sont dans quelques villes d'Europe, où sont fondés de pareils établissemens. Il existe à Rome trois autres hospices qui seraient mieux _ appelés refuges, et où 400 personnes environ trouvent, non pas le vivre, mais le couvert. Ces refuges sont fournis de lits et des autres meubles nécessaires ; l’un est affecté aux pauvres prêtres, l’autre aux femmes, prineipalement aux pauvres veuves qui travaillent durant le jour dans des ate- liers de la ville, et qui n’ont pas de quoi subvenir aux frais d’une demeure. Enfin, on compte à Rome plus de vingt maisons qui, sous le titre de Conservatoire, reçoivent de pauvres jeu- nes filles exposées à la séduction , ou des filles repentantes, ou des enfans arrachés au vagabondage. D’autres asiles sont ouverts aux individus des deux sexes, qui ont subi une peine correctionnelle. Là, ils trouvent le soutien de leur existence, les leçons de l’éducation et du bon exem- ple, enfin tout ce qu’offrent les maisons pénitentiaires. D’autres maisons pieuses, fondées ou dotées par des âmes charitables, recueillent et secourent les pauvres veu- ves; c’est la Pia Casa della Vedova ; la retraite de la croix; le refuge de Santa Maria in Trastevere ; ce- lui de la Lauretana, ete. « Enfin, » dit l’auteur, « si l’on ne va pas à Rome dans le but unique de visiter les antiquités et les musées, on remarquera presque dans cha- que rue quelqu’une de ces maisons de charité, et Pon se ET D'INSTRUCTION A ROME. 71 convaincra que nulle autre ville du monde chrétien ne présente des secours aussi étendus, une prévoyance aussi délicate et aussi détaillée pour les misères de l'humanité souffrante. » Jusqu'ici l’auteur a traité des institutions qui vont cher- cher le pauvre dans sa triste demeure , pour le mettre en communauté de famille avec ses compagnons de malheur. Dans la troisième partie de son livre , l'honorable prélat s’occupe de secours d’un autre genre, de ceux que la charité romaine accorde à l’indigent sans l’éloigner de ses foyers. Ces secours sont de quatre espèces différentes : 1° prèt d'argent ; 2° travail; 3° défense gratuite dans les procès civils; 4° aumônes, conseils et autres sortes de secours pour les pauvres détenus. Il existe à Rome, depuis troissiècles, un Mont de Piété, dont les règlemens d’abord traditionnels furent rédigés et publiés en 1611 par le cardinal Borromée. Cet établissement , doté de riches ca- pitaux, et en possession d’un grand crédit, avait tellement prospéré qu’il prètait de grosses sommes à des princes étrangers. À la fin du siècle dernier, le Mont de Piété ressentit le choc des commotions qui agitèrent toute l’Eu- rope , et fut comme anéanti. Mais après la restauration , le pape Pie VII lereleva, et dès lors l'administration bien entendue de ce pontife et de ses successeurs l’a porté à un degré de richesse tel qu’il peut recevoir annuellement 200,000 gages, et mettre en circulation 230,000 écus, qu’il pourrait placer sur des prèts à des particuliers pour favoriser l’industrie , si Rome était une ville plus com- .merçante et plus industrielle, qu’il n’est de sa destinée de l'être. Une caisse d'épargne, encore en projet, sera un utile auxiliaire du Mont de Piété Sous l’administration française , tous les ouvriers des deux sexes qui se présentaient à une Commission nommée 18 INSTITUTIONS DE CHARITÉ à cet effet , étaient employés aux fouilles, aux travaux d’embellissement public, au déblai des atterrissemens du Tibre, etc. ; plus de deux mille travailleurs étaient ainsi occupés. Mais sile nom des travaux publics est d’institu- tion française , la chose elle-même existait à Rome depuis Innocent XII et Sixte V, et cette administration remise sur son ancien pied par le pape Léon XII, est aujourd’hui en pleine vigueur. De même encore si la dénomination de prison péni- tentiaire est moderne, l'institution elle-même ne l’est pas tout à fait autant, La prison correctionnelle , fondée en 1703 par le pape Clément XI, n’est pas autre chose. Cette prison , bâtie sur le plan du célèbre Fontana, est un magnifique édifice ; et la distribution des travaux , la surveillance peuvent faire considérer cette maison comme la première idée des prisons introduites naguère en Amé- rique , en Angleterre, et en Suisse. Une institution secourable qui nous parait sans exemple en Europe, c’est la confrérie de Saint Ivon, qui a compté dans son sein le pape Benoit XIV , alors qu’il était l’avo- cat Lambertini. C’est une association d’hommes du bar- reau et de prélats, qui reçoivent les requêtes des pauvres à qui leur indigence ôte les moyens de faire valoir leurs droits devant les tribunaux , examinent leurs titres , font les fonctions de juge de paix, et si la conciliation n’est pas possible, fournissent les défenseurs , et subviennent aux frais des procès civils. Ivon, dont cette belle institu- tion a pris le nom, était un avocat anglais, qui consacra sa fortune et sa vie à la défense des causes du pauvre, par- ticulièrement des veuves et des orphelins opprimés par des riches puissans. Ivon a été canonisé , et une antienne du rituel romain commence par cette louange populaire : « Sancius Lo, procuralor et non latro ;0 res mi- ET D'INSTRUCTION À ROM. 79 randa ! allelluia. — Saint Ivon, procureur et non vo- leur ; à prodige ! allelluia. Arrivons enfin avec l’auteur à l'instruction élémentaire des enfans du peuple. Fort anciennement il y avait à Rome des écoles d'arrondissement (regionarie), conduites par des maîtres particuliers, auxquels les élèves payaient une modique rétribution mensuelle. Mais en 1597, St.-Joseph Calasanero, Espagnol de nation, fonda à Rome des écoles primaires gratuites pour les pauvres. Cet homme charita- ble eut d’abord à lutter contre l'opposition des vieux ré- gens des regionarie et de différentes communautés reli- gieuses en possession de l’enseignement; enfin il l’em- porta, et dans un vaste palais qu’il acheta de ses deniers, il ouvrit son école, qui compta tout d’abord jusqu’à mille élèves, parmi lesquels figuraient ( chose vraiment chré- tienne) vingt enfans fils de Juifs. Dès lors cette fondation prit la forme d’une corporation religieuse sous le titre d’Ecole pieuse scuole Pie, dénomination qu’elle conserve encore aujourd’hui, malgré quelques modifications appor- tées dans leur administration. Actuellement Rome ne pos- sède pas moins de cinquante-cinq écoles gratuites, où lon enseigne la lecture, l'écriture, l’arithmétique, la langue italienne, le français, et dans quelques-unes le la- tin. À la fin de l’année scolaire , il y a des promotions publiques et une distribution de prix. Deux écoles du soir sont destinées à l'instruction pri- maire des artisans ; un grand nombre d’autres ont pour but l'instruction religieuse. En 1784 , il se forma à Rome une école de sourds-muets. Le fondateur alla en personne à Paris prendre les conseils du vénérable abbé de l’Epée sur son généreux établissement. Après quelques vicissitudes, cette école est parvenue à cheminer avec succès, et en 1830, elle a pu en donner des preuves publiques. Il ne faut pas 80 INSTITUTIONS DE CHARITÉ oublier bon nombre d'écoles pour les jeunes filles, créées par des dames charitables. En résumé, il existe à Rome, dit M. Morichini, 372 écoles primaires, 482 maîtres, et 14,099 élèves des deux sexes, depuis deux ou cinq ans jusqu’à l’âge où commence l’adolescence. Voilà en quelques mots, bien courts et bien secs, un aperçu de l’ouvrage de M. Morichini; il eût fallu pouvoir suivre l’auteur dans les détails de son exposition si claire et si nourrie, parcourir avec lui tous ces établissemens, en examiner attentivement les ressources financières, les moyens administratifs, et les résultats divers; tâche facile, grâce au nombre et à la religieuse exactitude des faits re- cueillis par l’honorable prélat. Mais les bornes de cet article s'opposent à des développemens qui ne pourraient être que très-longs pour être suffisamment clairs et concluans. Si d’ailleurs l'exposé bien succinet et bien écourté, que l’on vient de lire, ne peut donner une idée aussi complète que possible de tout ce qu’a pu faire la charité romaine, et de ce qu’elle fait encore , il doit suffire pour dissiper les ab- surdes préjugés trop répandus contre l'Italie, et surtout contre la ville pontificale. On peut juger très-diversement du degré réel d'utilité de tant d'institutions charitables ; c’est encore là une de ces grandes questions de philoso- phie morale et sociale dont l’état actuel de la société eu- ropéenne demande une prompte solution, mais qui sont loin encore d’être résolues; car rien ne se trouve moins prouvé aujourd’hui que lefficacité des établissemens de charité sous leurs diverses formes, pour le but qu’on se propose , le progrès moral des populations et l’améliora- tion de leur existence. Mais quelque parti que l’on prenne dans cette grave question, on ne peut nier, après avoir lu l’ouvrage de Monsig. Morichini, que nulle part ailleurs plus qu'à Rome, l’ardente charité, la compassion pour ns id ET D'INSTRUCTION À ROME. 81 l'infortune, n’ont fondé de plus touchantes et de plus grandes institutions. Là, c’est, avant tout, un devoir reli- gieux satisfait, une obéissance dévouée aux paroles de no- tre Sauveur, qui n’oubliera pas le verre d’eau froide don- né en son nom à l’un d’entre ces petits ; le but économi- que et philosophique ne vient qu'après. Cet accomplissement des vertus chrétiennes en est-il moins respectable ? Loin de là, à notre sens; et le résul- tat social mis à part, il faut avouer que le bienfait, pour celui qui le donne comme pour celui qui le reçoit, en est bien plus pur de cet alliage de nos misères humaines, qui trop souvent le flétrit et lui dérobe la moitié de sa valeur. D'ailleurs, je me hâte de le dire, la charité romaine n’en est pas moins éclairée, et l'ouvrage même de Monsig. Mo- richini prouve combien les hommes dévoués et généreux qui sont à la tête de tant d’établissemens charitables, s’oc- cupent avec zèle et intelligence dés moyens d'accomplir leur tâche avec le plus de suceès et d'avantage. Ainsi, dans le cours de son ouvrage, l’honorable prélat s'élève à de hautes considérations de philanthropie, et s’appuie des principes des économistes les plus célèbres pour proposer des améliorations dans le système administratif de son pays, en ce qui concerne la charité publique. Vous le verrez citer avec impartialité des auteurs de principes op- posés et de pays différens : Dégerando, Malthus, Pecchio, Romagnosi, Duchâtel, notre Bibliothèque Univer- selle, ete. En deux mots, répétons-le, l'excellent exposé de Monsig. Morichini, est une œuvre patriotique, un vrai service rendu à son pays, un précieux document pour l’é- tude des questions d'économie politique qui s’y rappor- tent, et enfin un livre plein d'intérêt pour quiconque a vu Rome et conserve encoré pour la grande ville, un sou- venir d'affection. 1 6 SOUVENIRS DE J.-J. ROUSSEAU. FRAGMENS D'UNE CORRESPONDANCE INÉDITE, MR © RE — Ïl est peu d'écrivains qui aient occupé le public de leurs actions les plus secrètes, de leurs pensées les plus intimes autant que l’a fait J. J. Rousseau: il en est peu aussi dont la vie ait été scrutée autant que la siennne ; amis et ennemis ont montré un égal empressement à publier tout ce qu’ils savaient sur sa conduite privée, sur ses écrits, et même sur ses moindres paroles. La curiosité du public a-t-elle été assez satisfaite à cet égard, pour que de nouveaux détails sur Rousseau ne puissent désormais l’inté- resser ? Nous nele pensons pas : nous croyons au contraire faire plaisir à nos lecteurs, en leur communiquant quel- ques fragmens de deux lettres sur cet homme célèbre, écrites par un jeune Suisse , et qui n’ont jamais été pu- bliées. Admirateur passionné de l’Emule et de la Nou- velle Héloïse , ce jeune Suisse fit le pélérinage de Motiers- Travers peu de temps avant le départ de Rousseau pour l'ile de Saint-Pierre; son intention n’était pas de faire pa- SOUVENIRS DE J.-J. ROUSSEAU. 80 rade de cette visite , mais de voir l’objet de son culte, de savourer le bonheur de s’entretenir avec un homme de génie. Plus tard ce même Suisse, fixé à Paris , y vécut dans la société intime des hommes de lettres, qui illus- trèrent la dernière moitié du dix-buitième siècle: nous avons des motifs de croire qu’alors son adoration pour le Citoyen de Genève se calma beaucoup ; mais au moment où il le vità Motiers-Travers, il était entièrement sous le charme. Nos lecteurs en jugeront eux-mêmes par les pa- ges suivantes qu’il adressait à son père dans le premier élan de son enthousiasme, et dont nous donnons iei la copie fidèle , sans nous permettre d’y rien changer , pas même les incorrections de style, Berne, le 30 mai 1764. J’ai vu, j'ai entendu tant de choses qui m'ont frappé, que je ne sais par où commencer pour vous les dire toutes: je commencerai par Rousseau, car c’est l’objet qui m’oc- cupe encore à présent le plus vivement. Comme, malgré tous mes efforts, je n’ai pu l’engager dans une conversa- tion suivie, vous ne vous étonnerez pas de la confusion avec laquelle je vais vous rapporter tout ce que j'ai pu retenir de ses discours. Samedi a été l’heureux jour où j'ai vu cet homme ex- traordinaire, dont les ouvrages me charmaient depuis si long-temps. Il nous recut fort poliment moi et mon com- pagnon de voyage, jeune Français du midi. Je m'attendais à voir en lui un homme accablé de fatigues et de souf- frances , et je vis au contraire l’homme le plus enjoué , et en apparence le plus vigoureux. Il avait un habit gris à l’'Arménienne , et un bonnet de la même couleur garni de fourrure. Son teint est fort basané; ses yeux sont noirs ; le 84 | SOUVENIRS biane er est d’un éclat éblouissant ; le portrait de Cathe- lin rend bien sa physionomie ; Lithel donne fidèlement chacun de ses traits en particulier, mais il n’a pas bien fait l'ensemble : on dirait que tous les deux l’ont peint dans un moment où son visage avait peu d’expression: Quand son âme n’est pas agitée, son regard est tout à fait doux ; mais quand elle s’enflamme , toute son ardeur s’é- panouit dans ses yeux : son regard devient aussi pénétrant que l'éclair ; il parle avec cette rapidité harmonieuse , avec cette élégance, avec cette précision qu’on ne se lasse pas d'admirer dans ses ouvrages. On voit qu’il a de Pu- sage du monde , mais il n’est poli qu’autant que la poli- tesse ne lui impose aucune espèce de gêne. Un homme tel que Rousseau intéresse toujours, quand même il ne dit que des bagatelles ; le seul plaisir de voir les grâces sublimes que la nature a répandues sur sa personne , le seul plaisir d'entendre l'harmonie de sa voix est fait pour enchanter tout cœur sensible au beau. On parla d’abord de ses ouvrages. « C’est une grande consolation pour moi dans mes disgràces, nous dit-il , d'apprendre qu'il y a des cœurs touchés de mes senti- mens. Mais au reste je crains bien que mes ouvrages n'aient le sort que tous les autres livres ont eu dans le monde : ils y font plus de mal que de bien ; ils nuisent à ceux qui ne les entendent pas , ils sont inutiles à ceux qui les entendent. » Je lui répondis qu’il y avait beaucoup d’âmes honnêtes, à qui ses ouvrages avaient été néces- saires pour les affermir dans leurs bonnes dispositions, et que de plus ils avaient le grand avantage de nous dégoû- ter de la plupart des autres livres. « Je vois que vous avez lu mes ouvrages, me dit-il; mais il y a peu de gens sur qui ils aient fait la même impression qu’ils ont faite sur vous. Un livre efface l’autre, et l'effet de tous en- DE J.-J. ROUSSEAU. LE semble se réduit enfin à rien. Ah! j'en reviens toujours à ma maxime; les livres sont inutiles. » Mon compagnon de voyage lui ayant fait des compli- mens sur son style , Rousseau nous raconta l’anecdote sui- vante. Un Jésuite français qui était venu lui faire visite, après avoir donné de grands éloges à sa manière d'écrire, lui avoua qu’il n’avait pas encore pu découvrir son se- cret, quoique depuis sa jeunesse il se fût appliqué à la rhétorique. « Mon secret, ajouta Rousseau , est très-sim- ple ; c’est que je suis fortement persuadé de tout ce que je dis: soit que je dise la vérité ou non, je dis du moins tout ce que je pense. » Rousseau trouve que le mandement de l’archevéque de Paris, sur la publication de l Ernie est twès-bien écrit. « On ne pouvait pas mieux faire une sottise, nous dit-il; aussi ce n’est pas l’archevêque qui a composé le mande- ment, c’est un de ses vicaires que jeconnais. M. de Beau- mont est trop bon pour avoir voulu m’offenser ; mais quelque bon qu’il fût, il ne pouvait pas se dispenser de donner à son diocèse un pareil mandement après les pro- cédés du Parlement. — « Triste situation, lui dis-je : que doit faire un honnête hommeen pareil cas? » — Rous- seau ne voulut pas s’expliquer clairement là-dessus, et se borna à dire que l’homme et le citoyen se trouvaient à tout moment en contradiction, et qu’il était bien difficile de concilier les devoirs de l’un et de l’autre dans des oc- casions aussi critiques que celle où était l'archevêque de Paris par rapport à lui. « De tous mes antagonistes , ajouta-t-il , le plus modéré, celui que je respecte le plus, c’est monsieur l’évêque du Puy ; voilà du moins un hom- me qui parle sincèrement. Il expose presque toujours mes sentimens avec toute la fidélité possible ; quoiqu'il ne m’ait pas compris partout, j'ai été véritablement édifié de sa charité et de sa bonne foi. » 86 SOUVENIRS Mon compagnon de voyage lui parla des antiquités de Nismes. « Monsieur, répondit-il, je n’ai aucun goût pour ces choses-là. Je n’aime que les êtres vivans, je re- garde tout le reste avec les yeux les plus indifférens. Il n’y a qu’un seul tableau qui m’ait frappé dans ma vie: c’est celui du Poussin qui représente le déluge. de le regardai pendant une heure entière, et j’eus de la peine à m’en ar- racher , quoiqu'il remplit mon âme de la plus vive amer- tume. J’y crus sentir toute la nature souffrante ; pendant long-temps je l’eus toujours devant les yeux. Ah! je ne pourrais demeurer dans une chambre où serait ce tableau: je serais toujours accablé d’une tristesse mortelle. » « Si je n’aime pas beaucoup les tableaux, j’aime extré- mement les estampes; parce qu’elles laissent quelque chose à faire à mon imagination. Elle les colore à sa fantaisie , et il me semble alors que je vois les objets tels qu’ils sont ‘dans la nature. » Il nous montra les tailles-douces qui se trouvent dans ses ouvrages, et qu’il a recueillies avec beau- - coup de soin. Dans Ærnule , c’est Thétis qui le charme le plus; dans Julie, c’est l’inoculation de l'amour. Tout est achevé ici, nous dit-il ; comme le moment de la si- tuation est _ bien choisi! Toutes les attitudes , tous les sentimens se répondent et s’y concentrent. Je suis con- tent aussi de Saint-Preux partant, et de Saint-Preux effrayé d’un songe : mais Julie à Meillerie ! Ah! j'enrage toutes les fois où je la vois; regardez, n’a-t-elle pas l’air d’une grisette de Paris?» Je ne me souviens plus à quelle occasion on parla dun Français célèbre dont j’ai malheureusement oublié le nom. « C’est un homme injuste, dit-il, il ne m’a point fait de mal, mais je le hais : je le hais quoique mort. » L’accent avec lequel il prononçait ces paroles , me fit trembler: on aurait dit que c’était la justice divine qui prononçait ce jugement foudroyant. DE J.-J. ROUSSEAU. 87 C’est à peu près le précis de toute la conversation que nous eùmes avec Rousseau , le matin : nous le quittàämes après avoir obtenu la permission de revenir nous prome- ner avec lui après diner. Berne, le 6 juin 1764. Je continue le récit de nos entretiens avec M. Rous- seau : ce que je vous dirai aujourd’hui vous paraîtra peut- être plus intéressant que ce que je pus vous en dire. dans ma dernière lettre. Lorsque nous vinmes le prendre pour nous promener avec lui, comme il nous l'avait permis le matin, il nous dit avec cette politesse qui lui est propre : « Messieurs, je compte vous épargner; je ne vous conduirai pas dans mes promenades difficiles; je ne vous mènerai que par les sentiers les plus aisés. » Notez que ces sentiers étaient sur des montagnes très-rudes et des rochers fort escar- press. J'entrepris plusieurs fois, avec toute la discrétion et avec toute l’adresse dont je suis capable, de l’engager dans une conversation suivie, mais je ne pus jamais y réussir : il m'échappait toujours au moment où je croyais l’avoir saisi. Voilà pourquoi il m’est impossible de me rappeler tout ‘ce qu’il nous dit, dans l’ordre où il nous le dit. Si je vous marque le précis de notre conversation confusément, vous pouvez au moins être persuadé que je vous le mar- que fidèlement, et cela vous suffira. Il me demanda des nouvelles de notre compatriote M. Gessner'. Je lui en dis tout ce que jen savais, et, entr’au- tres, je lui dis qu’en compagnie il était ordinairement très- [A ® L'auteur des Idylles. 88 SOUVENIRS silencieux. « Ah ! que vous me faites plaisir, me répondit- il, Dieu soit béni ! il me semble qu’on m'avait dit le con- traire, mais je vous crois : je le disais bien, cet homme a l'esprit si pénétré de ses peintures champêtres qu'il doit ennuyer et s’ennuyer dans tous nos cercles d'aujourd'hui : que le monde d’aujourd’hui doit lui paraître hideux! Ah! c’est un auteur charmant que M.Gessner. Je voudrais qu’il écrivit toutes les années 365 idylles, et que je pusse en lire tous les jours une nouvelle. J’ai reçu, il y a quelque temps, son Daplhnis, mais je vous charge de lui dire que je ne l’ai pas encore lu, parce que je n’ai pas encore pu me promener seul, et je veux le lire à mon aise dans un lieu consacré à la simple nature. La traduction de M. Hu- ber me parait excellente; on ne peut presque pas com- prendre que l'original soit mieux. J’ai dit des Français qui étaient fâchés de voir dans les Idylles le mot de cruche, qu'ils étaient bien des cruches eux-mêmes... » « Je faisais autrefois beaucoup de projets, nous dit-il, je n’en fais plus aujourd’hui. J’ai payé à la société mon écot , fort mal sans doute, mais le mieux que je pouvais. Je savoure à présent le plaisir d’être; je vis du jour à la journée, et je dis avec Horace : Ornnem crede diem tibi diluxisse supremum ; je ne fais pas seulement le projet de mourir, cela viendra sans cela. En toute chose, ma maxime est de me laisser aller au sort. On ne se fait du mal que lorsqu'on lui résiste. Fait-on une chute, c’est lorsqu’on veut se retenir qu’on se fait bien mal. J'ai ap- pris cette philosophie des enfans , et je la pratique sans cesse. Quand je glisse au haut de la montagne, je me laisse choir tout doucement, et je me relève au bas de la des- cente sans m'être fait du mal. » On parla de plusieurs auteurs modernes, voici ce qu'il nous en dit : « Buffon est la plus belle plume de son siè- 2 0 og Thon DE J.-1 ROUSSEAU. 89 cle ; il écrit avec une force et avec une élégance qui en- chantent, sans sortir jamais du genre de style qui con- vient à la matière. On ne saurait mieux bâtir des systèmes qu'il ne le fait. Quoique son imagination ait souvent fait les frais de ses observations, il a fait pourtant plusieurs expériences avec beaucoup d’exactitude, et il y a mis des soins étonnans : je crois qu’il y a plus de vérités que d’er- reurs dans son livre. M. de Buffon est le plus bel homme qu’on puisse voir; quand il parle, c’est un oracle. Il n’a pourtant pas beaucoup de vanité, mais il se pique d’être toujours bien mis : il veut être magnifique en tout. » « Il n’y a point de philosophie dans l Elève de la na- lure , mais cet auteur écrit avec une aisance charmante. Les premières 150 pages sont tout à fait Jolies; le reste n’est que du bavardage. Ce mot : qu’on le laisse en repos ; oh! pour ce mot, il est admirable! » « Les petits vers de Voltaire, ses épitres, et tout cela est charmant : on pourrait brûler le reste. Il a dit lui- même à ses amis, qui lui reprochaient les mensonges dont il a rempli ses histoires : Comment ? moi je n’écris pas pour être vrai, j'écris pour être lu. — Voltaire jouit de la ré- putation la plus brillante ; il a des biens en abondance, il a des amis, il a rassemblé autour de lui tous les plaisirs et tous les divertissemens imaginables, et c’est cependant le plus malheureux de tous les hommes. Le plus petit au- teur est capable de troubler sa félicité : s’il en parle avec mépris, ou s’il a quelque succès, Voltaire en sera désolé. La crainte de la mort le martyrise. J’ai toujours eru que les plaisirs n’étaient rien lorsque le cœur nous manque ; mais je le sens bien plus vivement encore lorsque je pense à Voltaire. Si sa gaîté apparente est vraie, je ne sais pas ce que c’est que la gaîté; j'aime beaucoup mieux ma tristesse. M. de Voltaire dit à tout Je monde qu’il est fort lié avec 90 SOUVENIRS J.-J. Rousseau, et qu’il lui a offert un asile chez lui, lors- qu’il fut obligé de quitter la France ; mais moi je vous dis que je n’ai aucune liaison avec M. de Voltaire, et que je n’en veux point avoir. Je ne sais cependant comment on peut se détacher de son commerce; ses billets sont si en- gageans qu’on ne peut presque plus se passer du plaisir d’en recevoir lorsqu'on l’a goûté une fois. » « C’est à son esprit intrigant que M. de Voltaire doit sa réputation, aussi bien qu’à son génie. Lorsque Crébillon mourut, On vit paraître une lettre anonyme des plus for- tes contre lui : on l’y traitait comme le dernier des au- teurs. Elle: était de Voltaire : ensuite, il publia en son nom une réponse à cette lettre, très-bien écrite, mais beaucoup plus faible. Il y fait l'éloge de Crébillon , il fait semblant de vouloir excuser tous les défauts qu’on lui avait reprochés. La première lettre produisit un grand effet ; quant à la réponse, tout le monde admira la générosité de M. de Voltaire. Que cela est beau, disait-on , de pren- dre ainsi le parti de son rival! Il a fait un tour analogue à l’occasion de la Merope de Maffei. » M Rousseau ne peut souffrir la poésie française; il n’a- vait pas même pu se résoudre à lire les pièces de théâtre de M. de Voltaire; s’il ne les avait pas vu représenter, il ne les connaîtrait point du tout. Mais il aime beaucoup la poésie italienne, surtout le Tasse et Pétrarque. Suivant lui, le plus beau morceau d’éloquence moderne se trouve dans la Jérusalem délivrée : c’est le discours qu’Alete adresse à Godefroi de Bouillon, pour l’engager à contrac- ter alliance avec le sultan d'Egypte. ? Homère lui plait infiniment. « C’est la simplicité, dit- il, c’est la force de ses tableaux qui m’enchantent. Je n’ai LI Gerusalemme liberata. Canto 11, 62-79. Un TR Se nn GS GE au de DE J.-J. ROUSSEAU. 94 rien vu de pareil nulle part. Je ne sais quel pouvoir ce poète a sur moi, mais je ne me lasse point de le lire, même dans la mauvaise traduction latine que j'en ai; je ne puis me consoler de ne pas entendre le gréc, pour le lire dans l'original. Dacier a eu la méchanceté de l’habiller à la française; il n’y a que Diderot qui aurait pu le traduire comme il faut. » «Le Fils naturel, de Diderot, est tout à fait beau, et les deux premiers actes du Père de famille sont aussi fort in- téressans. Je ne crois pas que Diderot ait fait le Traité de la Nature ; s’il en était l’auteur, il est trop bavard pour n’en avoir pas fait plus de bruit. » Tacite est un des auteurs favoris de Rousseau : il n’aime en général que des livres qu'il puisse relire plus d’une fois : parmi les anciens, c’est l'Ecriture-Sainte, Plutar- que, Tacite, Homère ; parmi les modernes, c’est Buffon, Montesquieu et Gessner. Rousseau a composé le quatrième tome de son Emile dans la vallée de Montmorency, dont il parle comme d’un lieu de délices. « Quelque remplie que füt cette solitude de toutes les merveilles de Part, nous dit-il, elle était pourtant encore solitude. J’y voyais les points de vue les plus rians; j’y étais enchanté par le murmure des plus su- perbes cascades; j’y respirais tous les soirs et tous les ma- tins l’odeur suave des orangers en fleur; c’est dans cette retraite que je crois avoir eu les idées et les imaginations les plus riantes que j'aie eues en ma vie. Aussi je me flatte de les avoir répandues dans le dernier tome d’Emile. » C'est de Julie, et de ce dernier tome d’Emile qu’il parle avec le plus d'intérêt. De tous ses ouvrages, il n’y en a point qui lui paraisse plus détestable que l’article de PEn- cyclopédie sur la musique. « On m’a pressé et tant pressé, dit-il, que je n’ai pas eu le temps de l’achever : cela est pitoyable. » 92 SOUVENIRS «Les principes que j'avais établis en orateur dans mon discours sur les sciences, je les ai examinés en philoso- phe dans mon discours sur l'inégalité. Je ne sais pas pour- quoi lon n’a pas voulu sentir que je n'ai jamais donné l’état de nature pour un état réel, mais simplement pour une hypothèse ; je ne sais pas non plus pourquoi l’on ne veut pas sentir qu’il est nécessaire de connaître l’homme dans l’état le plus simple, pour pouvoir juger sainement des progrès de son développement dans les relations com- pliquées où il se trouve actuellement. » M. Rousseau s'occupe actuellement d’un recueil com- plet de ses ouvrages, qui sera imprimé à Amsterdam chez Michel Rey; malheureusement cette édition ne sera ache- vée que dans cinq ou six ans. « Je languis bien, dit-il, de pouvoir faire mes derniers adieux au public : j’ai com- mencé à écrire fort tard, heureusement : et je voudrais bien cesser aussi de bonne heure. » « J'ai reçu plus de einq cents lettres auxquelles je n’ai pas encore pu répondre. Celles qui m'ont fait le plus de plaisir sont celles que m'ont écrit mes amis sans se nom- mer. Ce désintéressement avec lequel ils m'ont témoigné leur bienveillance, m’a touché dans mes plus grandes dis- grâces. Je n’écris qu'avec une peine extrême ; Je ne con- mais point du tout le style épistolaire ; je suis stupide; je ne sais exprimer que les idées que j'ai eu le temps de ru- miner et de digérer long-temps dans ma tête. Pour celles- là , je les exprime facilement, parce qu’elles se présentent vivement à mon imagination qui leur donne de fortes cou- leurs; mais cette légère vivacité qui doit caractériser les lettres bien écrites, n’est point mon fait. » En parlant d'une personne aveugle, M. Rousseau dit qu'il aimerait mieux être aveugle que sourd. Mon com- pagnon de voyage, voulant lui faire un compliment , Lui DE J.-J. ROUSSEAU. 93 dit : « Quand même vous seriez aveugle, vous seriez tou- jours éclairé. » — « Pas tant , Monsieur, répliqua-t-il, pas tant; les lumières dont vous voulez parler sont bien peu de chose. Je ne sais, mais il me semble que je pourrais bien les donner toutes pour deux bons yeux. Je balance- rais peut-être; mais j’aurais peut-être tort. Cependant, il faut être content de ce qu’on a. » Je n'arrête, parce que je crains de vous ennuyer. Tout ce que me disait M. Rousseau me paraissait intéressant pen- dant que je l’entendais parler, mais ce n’est plus la même chose à présent que je l’écris. Sa physionomie intéres- sante anime toutes ses paroles. Je n’ai jamais entendu une voix aussi harmonieuse que la sienne. La langue française, celte sotte langue ‘ devient harmonieuse dans sa bouche, Il accentue tous les mots avec une force , avec une exacti- tude , et avec une aisance admirables : tout ce qu’il expri- me, on croit le voir. Vous trouverez sans doute que nos entretiens ont été aussi entrecoupés que les sentiers escarpés que nous sui- vions; mais dans le moment, je ne m’en suis point aperçu ; M. Rousseau sait faire passer la conversation avec tant de facilité d’un objet à l’autre, qu’on le suit partout avec plaisir. ‘ Il ne faut pas oublier que c'est un très-jeune Allemand qui parle. Vingt ans plus tard, l’auteur de ces deux lettres pensait bien différemment sur la langue française : aussi, c’est en français qu'il a écrit ses nombreux ouvrages, soit en prose, soit en vers. VOYAGE A SAINT-PÉTERSBOURG ET A MOSCOU, EN TRAVERSANT LA COURLANDE ET LA LIVONIE, PAR LEITCH RITCHIE. (PICTURESQUE ANNUAL POUR 1836. ) Les journaux littéraires ont déjà emprunté à M. Leiteh Ritchie quelques-uns des articles les plus piquans de son voyage en Russie. Nous ne croyons pas cependant, que celui que nous offrons au public aujourd'hui ait paru autre part que dans l'Annuaire Pittoresque, l’un de ces délicieux recueils anglais que contribuent à embellir et le talent de l'écrivain ,’et le pinceau de l’artiste. Un tour en Russie, entrepris uniquement avec l'intention de remplir d'une manière nouvelle et intéressante les pages d’un Annuaire , est en lui-même une curiosité, dont on n'aurait pas eu l’idée, il y a dix ans. Cependant tel est le fait, M. Ritchie a voulu de la Russie pour l’inté- rieur de son livre, comme un autre aurait choisi du cuir de Russie pour en orner l'extérieur. Il n’a pas reculé devant laccomplissement d’un assez long voyage entre- VOYAGE A SAINT-PÉTERSBOURG ET À MOSCOU. 25 pris dans le but de servir de texte aux beaux dessins de M. G. Vickers. Satäche, nous devons le dire ; a été bien remplie, en dépit des plaisanteries que lui adresse à Pé- tersbourg un Secrétaire d'État, plaisanteries un peu mor- dantes ; que l’auteur nous transmet avec candeur. Le diplomate trouve souverainement ridicule la pré- tention des Anglais de voyager en Russie pour étudier les mœurs et le caractère d’un peuple, dont ils ignorent ab- solument la langue. « C’est, imbu des plus grossiers pré- « jugés contre le peuple russe, dit-il à M. Ritchie , que « vous arrivez chez nous : tout vous y semble étrange et « nouveau , excepté les manières de bon ton d’une dou- « zaine de familles, auprès desquelles vos lettres d’intro- « duction vous ont donné accès. Du reste vous faites peu « de recherches, point de réflexions; vous nous jugez «“ sans la moindre indulgence. C’est à travers votre lu- « nette d’opéra ; ou depuis la portière de votre carosse , « que vous observez le grossier mais imposant colosse. « Dans nos villes, c’est votre valet de place qui est l’au- « torité compétente, d’après laquelle vous rédigez vos « notes; quant à nos campagnes, vous les traversez ra- « pidement , sans guide pour éclairer vos jugemens sur = une foule de choses ou d’usages qui vous sont in- = connus, hors d’état même d’adresser une seule ques- « tion sur votre passage. Puis ensuite vous retournez chez vous parfaitement satisfaits de votre voyage; et prenant « la plume, vous ajoutez complaisamment les réflexions « qu’il vous a suggérées , à la masse de faussetés et de sot- « tises dont l’Europe est inondée sur notre compte ; ke “tout sans malice, sans animosité de votre part, mais « par pure ignorance. » «Je ne pus, observe M. Ritchie, nier à M. M... la vérité de ces’ remarques, mais je le fis convenir qu’à force 96 VOYAGE de voyager en Russie , nous finirions par mieux connaitre ce pays; malgré notre ignorance de la langue qu’y parle le peuple ; et je finis en le priant de ne pas tomber lui- même à notre égard dans les préventions dont il nous _ faisait un reproche. » Pour mettre nos lecteurs à même d’apprécier les ob- servations et les jugemens de M. Ritchie sur le pays qu’il a parcouru, nous allons transerire le morceau suivant sur la censure en Russie. «La censure, dit-il, me parait devoir être un obstacle puissantaux progrès de toute espèce de littérature en Rus- sie; je Ja considère en même temps, comme la plus inu- tile des mesures d’un pouvoir arbitraire. Contre quelle classe de la.société une telle prohibition est-elle dirigée ? Les classes inférieures ne savent pas lire, ou ne lisent pas; et'iln’existe pas, dans toute l’administration, d'homme as- sez ignorant pour ne pas savoir que toute personne des elasses supérieures, ayant de la curiosité et de l'argent, peñt obtenir aisément tous les livres prohibés qu’elle désire. » « Pour ma part je n’ai lu, pendant tout mon séjour en Russie, que.des livres prohibés par le gouvernement. Je ne puis m'empêcher de croire que l'Empereur ne sait pas à quel,excès ridicule la censure est portée dans ses États. Elle y oblige l'écrivain à dénaturer la plupart des faits qu’il rapporte; si c’est du temps présent qu’il parle, il se voit forcé de mentir ou de se taire, et tout, jusqu'aux événemens. passés devenus de notoriété histori- que, doit être. présenté par lui d’une manière incom- plète et tronquée ; sans ces précautions, un auteur est assuré de ne voir paraître son ouvrage qu'après qu’il aura subi de nombreuses coupures. Si le sujet en lui-même était moins sérieux, on rirait à l’idée que la page que j'é- A SAINT-PÉTERSBOURG ET À MOSCOU. 97 cris en ce moment, quelque soit le jugement d’ailleurs favorable, que ma conseience et mes observations me dictent sur le pays en général, que cette page, dis-je , sera retranchée de l'Annuaire Piltoresque , avant que la vente de l'ouvrage soit permise en Russie ! » En général les livres qui traitent des beaux-arts réus- sissent moins dans ce pays-là qu’on ne devrait s’y atten- dre : une description de Saint-Pétersbourg, accompagnée de belles gravures , et publiée récemment, s’est assez peu vendue pour que l’on ait regardé la spéculation de l’édi- teur comme manquée; et cependant à juger de l'ouvrage par une partie déjà traduite en français, et qui m'a été utile pour une foule de détails, j'ose affirmer que le Pa- norama de Saint-Pelersbourg mériterait d’être ac- cueilli du publie. Il est vrai que son prix, qui est de cent roubles, l’empéchera toujours de devenir très-po- pulaire. Du reste, si la littérature un peu sérieuse n’a pas de grands succès en Russie, il faut convenir que le métier de romancier y est très-florissant. Un auteur à la mode y recoit de six à huit cents guinées pour un manuscrit; ce- lui qui n’est pas encore connu, trouve sans difficulté un libraire qui l’imprime , et qui partage avec lui la chance du succès. » «Le théâtre est entre les mains du Gouvernement ; il en résulte ce bien-ci; c’est que chaque acteur peut , après douze ans de service , se retirer , s’il le désire, avec une pension. On m'avait dit que les artistes de premier ordre ne pouvaient obtenir de jouer avec la troupe allemande , parce qu’on craindrait par là de porter préjudice à la troupe russe ; mais je crois celte assertion fausse, car la pension des acteurs étrangers est de deux mille roubles, tandis que les artistes russes n’en reçoivent que mille; il n’y a donc là aucune partialité nationale. Un auteur Il 7 98 VOYAGE dramatique, qui fait jouer une pièce nouvelle, abandonne d'ordinaire la recette de sa première représentation à quelque acteur aimé du public, qui se charge de faire réussir l'ouvrage ; ensuite le bénéfice lui demeure, A Saint- Pétersbourg, il peut espérer de retirer de sa pièce de cent à deux cents livres sterling ; et si elle réussit, il peut la faire jouer à Moscou aux mêmes conditions. » Le passage suivant, pris au commencement de l’ou- vrage , fera connaître au lecteur la pénétration de M. Ritchie et son talent d'observation. En parlant des travaux gigantesques du fameux Czar Pierre, il s'exprime ainsi : « Ce pouvoir absolu, dans toute l'étendue du terme, est en lui-même, on ne peut le nier, un mal tout aussi absolu ; cependant, entre les mains de l’homme dont je parle, il fut la source d’un bien très-réel. II me semble qu’on peut avancer d’une manière générale , que lorsque les conceptions dues au pouvoir absolu ont pour objet le bonheur du peuple, elles doivent tendre à ébranler tôt ou tard ce même pouvoir, dont elles émanent; mais cette proposition recevra peut-être quelques développemens dans la suite de cet ouvrage. Quoi qu’il en soit, les successeurs de Pierre marchèrent d’un pas ferme dans la route qu’il leur avait tracée : particulièrement sa femme, Catherine [°, puis la licencieuse Catherine If, l’empe- reur Alexandre, et enfin le Czar régnant, qui poursuit à son tour l’accomplissement dés grands dessins de son il- lustre prototype. Qu’out-ils effectué P C’est ce dont j’es- père me former une idée dans le cours du voyage que j'entreprends. Mais pour apprécier leur œuvre à sa juste valeur , je crois en premier lieu nécessaire de déterminer quel a été le laps de temps accordé à l'exécution de leurs plans gigantesques. » À SAINT-PÉTERSBOURG ET À MOSCOU. 99 « L'Empereur Alexis avait fait , 1lest vrai, un premier pas ; il avait conquis la position élevée d’où son fils après lui prit un vol si hardi; mais ce ne fut que sous Pierre lui-même que commença la civilisation des Russes. De puis sa mort, cent dix ans se sont écoulés , dont soixante et dix seulement om été occupés par les règnes que je viens de citer ; le reste se Partage entre ceux de Pierre I, d'Anne, d’Ivan, d'Elisabeth , de Pierre I, et du malheu- reux Paul: monarques sous lesquels l’état de la civilisation fut plus ou moins stationnaire. C’est avec ce caleul pré- sent à sa pensée que le voyageur doit se livrer au rôle d’observateur , et qu'il peut arriver à une juste estima- tion de l’état actuel du peuple russe, et de ce qu’il pourra devenir par la suite. Peut- être, en se rappelant la date d’exis- tence réelle de ce peuple comme nation » sera-t-il quelque- fois étonné de son ignorance ; peut-être aussi sera-t-il tenté quelquefois de s’écrier : Eh quoi ? tant de progrès en un si peut nombre d'années ! Quel dommage que les philosophes voyagent si rarement! Ils devraient du moins, lorsqu'ils s'adressent à nous autres colporteurs de matériaux, et que , nous mettant un bâton et un carnet en main , ils nous di- sent: Allez voir, observer pour nous; ils devraient, dis- je, nous prêter leurs propres lunettes ! ..... » « Partout ailleurs qu’en Russie, les classes inférieu- res participent à la civilisation des classes supérieures ; elles marchent sur leurs traces à distance plus ou moins grande en fait d'éducation, d'instruction , de raffinement dans les mœurs et les habitudes; elles tiennent enfin par quelques liens de parenté à la même famille humaine. lei au contraire, et c’est je pense le trait distinctif de Saint-Pétersbourg , il n°y à pas peut-être une seule idée qui soil commune aux deux classes de la société, Voilà selon moi la circonstance la plus curieuse d’un voyage en 100 VOYAGE Russie ; celle qui frappe les regards chaque jour, à cha- que pas; celle qui présente à observateur philosophe , un des spectacles les plus surprenans que l'Europe puisse offrir de nos jours. Si une cause peut être assignée aux anomalies continuelles que présente la Russie, cette cause réside sans doute dans la soudaineté de sa civi- lisation, et lincroyable rapidité de ses progrès. La grande majorité de la nation était naguère dans cet état de servile barbarie dont l'Angleterre, par exemple, n’est sortie qu'après plusieurs siècles d’une lutte acharnée. Les nobles russes, au contraire, furent éveillés un beau jour au sentiment de leur propre importance, vis à vis des autres peuples européens. Une réaction puissante eut lieu dans leurs idées, dans leurs principes ; et d’une intolérance or- gueilleuse, d’un mépris excessif pour tout usage qui n’était pas celui de leurs pères, ils passèrent tout d’un coup à l'extrême de la libéralité. Les étrangers qui, jusque-là, avaient éprouvé des difficultés aussi grandes à voyager en Russie, qu’ils en eussent rencontré à la Chine, furent reçus avec joie, comblés de dons et de distinctions. Les églises du rit grec, autrefois fermées aux Hérétiques , leur furent désormais ouvertes; on vit s'élever à côté d’elles des temples de toutes les communions à l’usage des étran- sers de religions diverses, qui vinrent s'établir dansle pays. Les seigneurs russes, pour la première fois, songèrent à quitter leur contrée pour venir observer ces nations eu- ropéennes qu’ils n'avaient jusqu'alors jugées que d’après oui-dire, Étonnés et enchantés à la fois, à la vue de no- tre civilisation, de nos arts, de nos sciences , ils commen- cèrent à importer chez eux, sans ordre, sans mesure, ce qui charmait le plus leurs sens et leur imagination ; et ils travaillèrent à l’envi à créer une seconde Rome au milieu des glaces du Nord. » : A SAINT-PÉTERSBOURG ET A MOSCOU. 101 «La masse du peuple cependant ne pouvait demeurer entièrement étrangère à cet esprit d'innovation ; une sorte de révolution, résultant de la première, s’opéra chez elle, et l'ambition prit naissance dans des cœurs, qui jusqu'alors n’en avaient jamais ressenti les atteintes. De ce moment, un jour, une heure, ne se passèrent pas sans voir quelqu’individu , stimulé par la soif de Pindé- pendance, acquérir, par ses efforts, les droits et le titre d’homme libre. Les lois du pays établissent la possibilité de l’affranchissement, qui, du reste, la chose est recon- nue par une foule de personnes bien instruites, est ou- vertement favorisé par l'Empereur, dont il seconde la politique secrète. Ici, pour prévenir une question toute naturelle, mais qu’il n’entre pas dans mon plan de ré- soudre plus longuement, j’observerai que les paysans russes forment une masse d’environ cinquante millions d'individus ; et que, mettant de côté toute cause étran- gère , le progrès, soit moral , soit politique, d’une popu- lation si considérable doit être beaucoup plus lent que ne le serait celui de quelques centaines de mile hommes. Supposons que dans l’espace de temps que j'ai indiqué plus haut, les bienfaits de la civilisation aient atteint un nombre d'individus de la dernière classe équivalent à ce- lui qui constitue la noblesse, et j'ai tout lieu de croire qu'il est beaucoup plus considérable ; cette influence, dis- séminée sur une aussi grande population, doit être pres- que imperceptible à la première vue, et la séparation en- tre les deux classes de la société doit être , et sera encore long-temps parfaitement tranchée. » On a pu juger, d’après l'extrait que nous venons de faire, du tactet de limpartialité qui distinguent M. Ritchie dans sa manière de traiter les questions graves et sérieu- ses ; nous sommes sûrs d'avance d’être agréables à nos lec- [02 VOYAGE teurs en les mettant à même d’apprécier son talent dans un genre différent. « En traversant la Livonie, dit le voyageur , un ap- pareil constamment le même, frappe les regards à cha- que maison que l’on rencontre : c’est une esearpolette. Je crois réellement que la population villageoïse du pays pourrait être divisée en deux classes : celle des gens qui se balancent , et celle des gens qui attendent leur tour d’être balaneés. Je vis un jour s'arrêter devant mes fené- tres une femme avec son nourrisson au sein; elle tenait les yeux fixés sur la séduisante machine, occupée alors par une autre personne. Dès qu’elle vit la place libre, elle remit son enfant à une jeune fille qui se trouvait à, et s’élançant sur le siége , elle se balança quelques momens avec une satisfaction visible. La fille qui nous servait à table s’aperçut , en passant près de la fenêtre, que lescarpo- lette était vide ; elle feignit d’avoir quelque chose à aller chercher , elle sortit, courut au siége vacant, et ne rentra qu'après s’ètre procuré la jouissance d’une course aérienne de quelques minutes. Les hommes se balancent debout , souvent plusieurs à la fois; les femmes sont assises comme chez nous. La machine se fait occasionnellement avec du bois équarri, et alors elle ne ressemble pas mal à une potence ; mais d'ordinaire elle se compose d’une forte branche d'arbre , posée en travers sur deux troncs de pins, et attachée solidement près de leur sommet : de celle-là descendent deux branches flexibles et minces, qui se réu- nissent vers le bas sous la planche qui sert de siége. Le chanvre et le fer n’entrent pour rien dans la confection de cette escarpolette, dont les liens se composent de ra- eines filandreuses , et des tiges de certains lichens........ ne sut nr ed rune 0 ee eee one Tone ee de doses eee ses ss esee «A Moscou, la présence de l'Empereur est une rareté ; À SAINT-PÉTERSBOURG ET À MOSCOU. 103 il y est aimé jusqu'à l’idolätrie : Notre petit pere, s'é- crient en le regardant avec dévotion les mujiks, pendant qu'il fend avec peine leur foule serrée. Allons, mes en- Jans, un peu de place ; frère, laisse-moi passer, dit le monarque en portant la main à son chapeau. — On peut vraiment dire que le passage de l'Empereur est une fête pour toute la ville de Moscou ; le Kremlin, qui pen- dant son séjour est accessible à tout le monde, présente l’aspect d’une grande foire, et les abords du palais, qu’au- eune barrière ne défend contre la foule, sont remplis du matin au soir par une masse compacte d'hommes, de fem - mes et d’enfans. Que l’un des Jeunes princes, stimulé par la curiosité, grimpe jusqu’à la croisée et montre ainsi son Joli visage à ce peuple assemblé , aussitôt toutes les têtes se découvrent comme si l’on voyait l'Empereur. Un jour, la mère de cette vraiment belle famille , l’impératrice, était assise près d’une fenêtre d’où elle contemplait la foule, lorsque Nicolas, s’approchant d’elle, passa son bras autour de son cou et lui donna un baiser. Les personnes qui ne connaissent pas le caractère russe, ne sauraient comprendre l’enthousiasme preduit par une action si simple : un ton- nerre d’acclamations fit retentir les airs ; j'oserais affirmer que dans ce moment il n’y avait pas un des hommes ras- semblés là qui n’eût donné sa vie pour le Czar, et pas une femme qui n’eût pressé son fils ou son mari de le faire… De AN CSS nel aie ais don d510 où Laine tas ss... ss... D « L'Empereur est un très-grand et très-bel homme ; il paraît avoir un caractère vif et gai. Il se montre toujours vétu avec un soin particulier ; tous ceux qui l’approchent savent qu’il faut se présenter devant lui avec un costume très-soigné et une physionomie qui annonce la bonne hu- meur. Du reste, son abord est facile, et il semble attacher peu d'importance à la représentation. À Saint-Péters- 104 VOYAGE bourg, cependant, de chaque côté de la porte qui eon- duit aux appartemens impériaux, l’on voit un nègre vêtu du costume oriental le plus riche: douze de ces noirs, destinés au même service, se relaient alterrrativement pour ouvrir la porte et annoncer les visites. » « Après le déjeüner, chaque matin, le premier soin de l'Empereur est d’entrer dans l’appartement de ses enfans, pour s'assurer s'ils ont bien dormi. Il les prend tour à tour dans ses bras, les caresse, joue et lutte avec eux; car, ainsi que je l’ai dit, il est d’une humeur folâtre, et oublie volontiers son rang élevé et les soucis du trône, pour revenir de temps en temps à l’âge de l’écolier. Eeurs Majestés dinent à trois heures. (C’est l'heure du diner pour les classes supérieures en Russie. ) Après ce repas, fait sans étiquette, le grand-duc Alexandre et les autres enfans viennent embrasser leurs parens et passer quelques momens avec eux. L'Empereur donne fréquemment un baiser à l’Impératrice devant ses enfans , et l’appelle tout uniment « ma femme. » Mais cette Princesse, qui est Prus- sienne, a des habitudes plus cérémonieuses , et ne parle jamais de son mari qu’en le nommant : l'Empereur. L’Im- pératrice parle parfaitement l’anglais; Nicolas entend et parle cette langue, mais beaucoup moins bien qu’elle. Un Anglais, de mes amis, résidant à Saint-Pétersbourg, et appelé à voir souvent de près la famille impériale, m’é- crit: «Il est difficile, sans être accusé d’exagération , de « faire apprécier avec justice, aux étrangers, le caractère « de l'Empereur et celui de l'Impératrice, Je ne. les ai « jamais vus entourés de leurs enfans sans, participer aux « douces impressions qu'éprouyent tous ceux qui sont té- « moins de l'affection et de lharmonie qui règnent dans « cette famille. Les vertus domestiques de l’auguste couple = « peuvent être offertes comme modèles, non-seulement À SAINT-PÉTERSBOURG ET À MOSCOU. 105 « aux autres souverains, mais encore à tout homme privé, « à quelque classe qu’il appartienne. » « À Saint-Pétersbourg, il arrive souvent à Nicolas de prendre un droski ( voiture de place ) pour revenir chez _ lui, lorsque la pluie le surprend en chemin. Un jour qu’il n'avait pas d'argent sur lui et qu’il était seul, le cocher du droski, ne connaissant pas l'Empereur, et le voyant simplement vêtu, craignit de perdre le prix de sa course: il demanda à Nicolas de lui laisser son manteau en gage jusqu’à ce que celui-ci lui eût envoyé l'argent qu'il lui devait, condition qui parut à l'Empereur une chose toute simple, qu’il accepta sans hésiter. » « Une autre anecdote vient à l'appui de ce que j'ai dit des relations de Nicolas avec les classes inférieures du peuple russe, et de l'absence d’étiquette qu’il y apporte. — Un jour de Pâques, sortant de son palais sans être accompa- gné, il s'adresse à la sentinelle de faction avec sa familia- rité ordinaire, et lui dit, selon l’usage consacré dans cette fête solennelle : Christ est ressuscité. Au lieu de répon- dre à cette salutation par la phrase invariable : Ous vrai- ment , il l'est, le soldat réplique gravement : Non, en vérité, il ne l'est pas. Eh! s’écrie l'Empereur surpris, cet homme-ci est ivre sans doute ! Je te dis que Christ est ressuscité. — Et moi je vous dis qu’il ne l’est point, re- prend la sentinelle sans se déconcerter. — Qui es-tu done, et d’où sors-tu ? demande Nicolas de plus en plus étonné. — Un Juif, répond le soldat sans le moindre embarras. L'empereur s’éloigna en riant de bon cœur. » 4 , y" 4” 2721 » (Luterary gazelle) EXTRAIT TABLETTES D'UN VOYAGEUR. CR 41127 J’ai vu hier pour la première fois les a{tiludes de la comtesse de B...; ces attitudes, imitées de Pantique, ou qui sont, pour mieux dire, des inspirations originales du génie de l’antiquité, ont été, depuis vingt-cinq ans, cé- lébrées à l’envi par les premiers artistes et les principaux écrivains de l'Allemagne et de Italie, dont les suffrages, sanctionnés par tous les hommes de goût, ont entrainé celui des salons à Rome, à Naples, à Florence et à Vienne. J'avais fréquemment entendu parler avec enthousiasme à M. de Bonstetten , de la belle Ida et de ses succès euro- péens; et je me disais que sans doute l’engoûment et la mode y étaient entrés pour beaucoup, ainsi que la posi- tion sociale et la renommée littéraire de sa mère, Mme Brunn , liée intimement avec Gæœthe, Wieland, Winkel-_ mann, les Schlegel, Canova, Thorwaldsen, etc., etc. Je pensais en outre que les années, dans leur vol, avaient EXTRAIT DES TABLETTES D'UN VOYAGEUR. 107 dûù enlever une grande partie de leur prestige à ces ex/t- bitions tant vantées, qui ne me paraissaient guère sus- ceptibles de pouvoir se renouveler désormais sans quel- que mélange de ridicule ; la soirée d’hier na désabusé complétement. Tandis que mes souvenirs sont encore ré- cens, je veux essayer de les fixer, de faire, sinon partager, du moins concevoir mes impressions , et surtout de m’en rendre compte à moi-même. : Une estrade avait été improvisée à la hâte dans une des salles de notre hôtel, au moyen de tiroirs de commodes, recouverts de tapis de différentes couleurs; des schals, des manteaux de nuances plus sombres, étaient drapés le long du mur, de façon à servir de fond à cette espèce de théâtre, qu’isolaient des paravens également drapés, et sur lequel un faisceau de cinquante bougies, cachées à l'œil du spectateur, projetait, de bas enhaut, une vive clarté. Le comte de B.... se met à préluder sur un mauvais piano, pour préparer l’arrivée de la comtesse, qui ne peut poser qu'avec accompagnement. Elle entre... ; c’est bien là Mme de B... avec laquelle nous venons de souper et de dire des riens; seulement elle a changé de costume: elle est coiffée en cheveux, sans fleurs, sans aucun ornement, et porte, à limitation des statues antiques, une robe lon- gue qui retombe en plis nombreux, et sur laquelle se drape une courte tunique, laissant à découvert les bras, les épaules et le cou, qui sont encore d’une beauté remar- quable et d’une éblouissante blancheur. La comtesse monte sur l’estrade, déploie un schal rouge, le pose sur sa tête, s’en drape... Dès lors, ce n’est plus la même femme ! par je ne sais quel prodige de son imagination toute puis- sante, et de lexquise finesse de son organisation d'artiste, . elle se dégage de cette enveloppe prosaique de la vie de 108 | EXTRAIT tous les jours, elle semble planer au-dessus de la terre, et, subissant à nos yeux comme une sorte de transfigura- tion, elle personnifie, pour ainsi dire, une poésie vivante. Docile à l'inspiration du sentiment intime, sa physionomie noble et expressive revêt tour à tour les caractères les plus opposés, en passant par toutes les nuances intermédiaires, nuances délicates, presque imperceptibles, que l’âme peut bien apprécier, mais que l'esprit ne saurait définir. Rien de brusque dans les transitions, rien de heurté ; l'attitude, les traits, l’expression, tout se modifie de concert, tout s’har- monise, se fond pour former, non pas une série de tableaux distincts, qui ne parlent qu'aux yeux, mais un tout complet, un prestige continu qui fascine le spectateur, le captive, l’émeut et l'absorbe tout entier dans la contemplation de la beauté idéale, se reproduisant sous les mille formes qu’a réalisées ou pu rêver le génie créateur de Partiste. C’est un enchantement, une suite de transformations magiques : la Niobé, l’Aggripine, la Cornélie, la Cléopâtre, la Ma- deleine , la sainte Cécile, les Madones de Raphaël, l’au- rore du Guide, tous ces types impérissables, successive- ment évoqués, viennent charmer les yeux et pénétrer l'âme des émotions les plus diverses, émotions profon- des , saisissantes , telles que la réalité peut seule les faire naître; car c’est ici mieux que le marbre, mieux que la toile; c’est la vie elle-même! la vie avec l'intérêt sans cesse renaissant de la variété, avec la puissance du regard, le charme fugitif du sourire; elle est, dans ces attitudes, si pleine de mouvement et de caractère, dans ce sem qui s'élève et s’abaisse, dans ces yeux tour à tour supplians, éplorés, impérieux et caressans, dans le jeu de cette phy- sionomie mobile. La pose noble et élégante de la tête, la correction de l’ovale, la classique régularité des traits, l'harmonieux développement des bras et du buste, ne sont De DES TABLETTES D'UN VOYAGEUR. 109 ici que l'accessoire, ou, pour parler plus exactement, ce ne sont que les moyens; ce qui fait le charme entrainant, irrésistible de ces tableaux , ce qui les distingue essentiel- lement , c’est l’expression toujours vraie, naïve, profon- dément sentie. Dans ces visions ravissantes, la figure, toute rayonnante d'inspiration, est le point lumineux sur lequel l'œil demeure attaché ; elle est, à la lettre, £/e human face divine, de Milton. C’est là que se reflète cette existence poé- tisée, que ressort ce frappant caractère de beauté mora- le, qui remuent le spectateur dans ce qu’il a de plus inti- me, et l’associent aux émotions dont l’âme de l’enchan- teresse est successivement agitée. En effet, cela n’est pas joué; ce ne serait pas si vrai, si spontané. Mme de B... devient le personnage qu’elle représente; elle se trans- porte dans sa situation ; ce qu’elle exprime, elle le ressent, enfin elle - même est sous l’empire de l'illusion qu’elle vous fait partager. Ce résultat presque miraculeux, elle l’obtient par une volonté énergique agissant sur des or- ganes doués d’une sensibilité et d’une délicatesse excep-- tionnelles. À l’aide de son imagination créatrice, passion- née et éminemment impressionnable, elle conçoit ou se rappelle un type idéal dont elle se pénètre fortement, et qu’elle s'attache à reproduire. Mais quel goût, quelle sù- reté de tact ne lui faut-il pas pour trouver toujours le point juste, pour caractériser suffisamment expression, sans jamais l’outrer, pour ne point tomber dans la car- ge , ni dans le vague ou les à peu près, pour être enfin dramatique au plus haut degré, sans jamais paraître théà- trale? Je ne saurais comparer l'effet de cette soirée qu’à celui qu'ont produit sur moi, dans leurs meilleurs momens, Talma et Mlle Mars; mais alors que, grâce au talent pro- digieux de ces maitres de notre scène, je me croyais trans- 110 EXTRAIT porté au forum, ou dans le salon de Célimène, le débit déclamatoire de Desmousseaux, ou bien le naturel de co- médie de quelque soubrette ne tardaient pas à me rame- ner au parterre des Français. J'ajouterai que, dans cha- que représentation, Talma et Mlle Mars ne n'offraient qu’un seul et même personnage, que les développemens d’un même caractère; pour eux, en outre, la parole ser- vait d’auxiliaire au jeu muet. Ici, il n’en est pas de même; l'intérêt ne languit pas un instant; et, si l’on poursuivait le parallèle, il serait tout à l’avantage de Mme de B...., dont les a/tiludes me paraissent être le sublime de la pantomime, élevé à sa plus haute puissance. Dans la même soirée, elles vous offrent en quelque sorte l'incarnation successive de tout ce que peut receler de poésie notre na- ture, modifiée par la passion ou le sentiment. Mme de B..….. s’assied , rejette son schal par dessus son épaule... ; à ce calme majestueux, à ce maintien imposant, vous recon- naissez la mère du maître du monde; c’est Aggripine! mais elle a quitté son siége, et pris, à deux mains, une Cor- beille de fleurs, qu’elle élève au-dessus de sa tête molle- ment inclinée en arrière, et l’altière impératrice a fait place à ces danseuses d’Herculanum, aux mouvemens si souples et si gracieux. Les mêmes traits, qui, tout-à- l'heure, s’embellissaient du plus charmant sourire, revé- tent le caractère inspiré de l’extase religieuse, puis l’ex- pression de candeur timide d’une jeune fille, puis celle du dédain, de l’indignation, de l’effroi, de la pitié; en un mot, tous les mouvemens dont l’âme est susceptible se font jour au travers de cette organisation d’une finesse ex- quise, et chaque nouvelle manifestation porte l’immuable cachet du beau. Mens agilat mnolem ; c’est l'âme, en effet, qui ennoblit et idéalise ainsi son enveloppe , à l’aide de cette sorte d’exaltation fiévreuse, à moitié factice, à 112 s d'il DES TABLETTES D'UN VOYAGEUR. 111 moitié naturelle ; dont les vrais artistes possèdent seuls le secret. J'aurais vivement souhaité que nous en eussions un de ce genre parmi nous; j'entends un de ces hommes qui sentent et qui pensent , et ont médité sur l'essence de l’art, ainsi que sur ses moyens d’action. J’en aurais eu besoin pour m'aider, non pas à jouir de ce que je voyais, mais à m'en rendre compte; pour en fixer le souvenir dans des croquis faits de verve, et me développer la théorie de l'étrange phénomène psychologique et artistique par le- quel j'étais si fortement captivé. IL y avait, parmi les spec- lateurs, des natures de toutes sortes ; les unes susceptibles d'enthousiasme , les autres plus engourdies, plus terre-à- terre, Eh bien ! chacun de nous était ému selon ses moyens; nul n’est resté froid; des cris d’admiration s’échappaient simultanément de toutes les bouches, des larmes roulaient dans quelques yeux, et deux ou trois d’entre nous étaient hors d'eux-mêmes. Mes impressions, à moi, me semblent d’autant moins suspectes, qu’elles étaient pures de toute admiration traditionnelle, de toute routine d'atelier, comme de toute prévention favorable. Ne m’étant jamais occupé sérieusement des arts plastiques, j'ai peu fréquenté les galeries , peu admiré statues et tableaux. J'étais done arrivé là tout neuf, sans parti pris d’admirer , sans pré- tention aucune de connaisseur et de critique, et, pour me servir d’une locution familière, disposé bonnement à me laisser faire. Le piano cessa de se faire entendre ; la comtesse avait besoin de repos, elle quitta son estrade; en même temps la divinité descendit de l’empyrée et redevint une simple mortelle. Une voix, qui n’avait rien que de fort terrestre, se fit entendre derrière le paravant et dit, avec un accent allemand prononcé : «Eh bien l'en ai-je fait assez comme 112 EXTRAIT ça! P» Je m'approchai de la comtesse en lui balbutiant quelques paroles d’admiration et de remercimens ; elle ne ressemblait plus à l'être extraordinaire qui nous enchan- tait il n°y a qu’un instant ; la métamorphose dont j’ai parlé plus haut venait de s’opérer en sens inverse. La Pythie, descendue du trépied sacré, ne sentait plus la présence du Dieu ; l'effet de la détente était complet. Jamais la dua- lité de notre nature ne m'avait apparu aussi évidente et aussi tranchée. L'expression de fatigue des traits, le ca- ractère effacé de la physionomie me frappèrent ; Mme de B.... avait cet air vacant et étonné que l’on remarque dans une personne qui sort d’un profond sommeil ou dun long évanouissement. Elle causa avec nous pendant un quart-d'heure à bâtons rompus, puis nous dit, avec sa bonhomie habituelle : « Puisque vous n’en avez pas assez « de mes attitudes, je m’en vais vous en faire encore quel- « ques-unes ; » elle remonta en conséquence sur l’estrade, et commença la reprise. Se répéta-t-elle! je n’en sais rien ; ce que je puis affirmer, c’est qu’elle me sembla tou- jours également attachante jusqu’à la fin de la séance. Certes, ce serait faire tort à une aussi rare faculté que de ne voir là que du talent; c’est, si je ne me trompe, le génie se manifestant sous l’une des formes les plus im- pressives et les plus originales qu’il lui ait été donné de revêtir. | Je n’ai entendu citer, avec la comtesse de B.... , que la célèbre lady Hamilton , qui ait excellé dans ce genre ; mais * I n’est question ici que de la voix avec laquelle parle M®* de B...., car celle avec laquelle elle chante, est vibrante, flexible et dramatique au plus haut degré. Son talent de cantatrice est regar- dé, en Italie, comme hors de ligne, et va de pair avec celui des premiers arüstes. Notre grand poète, M. de Lamartine, l'a célébré dignement dans celle de ses harmonies qui a pour titre : La Voix humaine. $ DES TABLETTES D'UN VOYAGEUR. 113 je n’ai rencontré personne qui les eût vues l’une et l’au- tre, et pût prononcer d’une manière compétente sur le mérite relatif de chacune d’elles. 11 me semble pourtant avoir oui dire que Lady Hamilton n’était vraiment supé- rieure que lorsqu'elle s’attachait à reproduire les émotions pathétiques et terribles ; elle s’inspirait, le plus habituel- lement , des tragédies de Shakespear. Plusieurs femmes , renommées par leur talent et leur beauté , ont tenté vai- nement d’imiter Mme deB... , et l’une de nos plus aimables compatriotes, la comtesse de C..., se trouvant à Florence, l'a priée de lui enseigner son secret, à quoi Mme de B... a judicieusement répondu : « cela ne s’apprend pas, ma chère!» On conçoit, en effet, qu’uñ pareil don ne saurait se transmettre ; l’être privilégié que la nature en a doué peut, tout au plus, indiquer par quel concours de circon- stances il s’est développé. Au reste, les antécédens de la comtesse de B...…. me semblent parfaitement de nature à faire comprendre la chose. Née d’une mère pleine d’es- prit et de talent, qui était passionnée pour les arts, et placée dans une position brillante, Ida Braun a reçu une éducation tout artistique, ayant exclusivement pour but d’exalter en elle la sensibilité et les facultés de l’imagina- tion. Elle a passé son enfance et sa jeunesse sous le ciel poétique de l'Italie, cette terre classique du génie, au milieu des chefs-d’œuvre des arts, et entourée d’hommes capables de les comprendre , ou de les reproduire. Le sentiment du beau , le goût inné qu’elle avait en elle se sont développés sous l'influence de ces circonstances fa- vorables ; puis l’instinct d'imitation a fait le reste. Dès l’âge de dix ans, la petite Ida passait des journées entières à s’ébattre et à admirer dans les galeries de Florence et du Vatican. Son œil s’était habitué de bonne heure à la pureté des formes, à la simplicité des attitudes, à la no- I 8 114 EXTRAIT DES TABLUTTES D'UN VOYAGEUR. blesse et à la beauté des expressions; sa mémoire s’était meublée de ces souvenirs inspirateurs , et, tout naturel- lement, elle s’amusa à reproduire quelques-uns des types qui l’avaient le plus vivement frappée. Le jeu de sa phy- sionomie , la correction de ses traits et de ses formes , sa souplesse et sa grâce enfantine durent attirer sur ses pre- miers essais l’attention et les encouragemens des hommes de goût *. L’impulsion une fois donnée, ses progrès fu- rent rapides. Dans sa jeunesse, m’a-t-elle dit, elle re- présentait les déesses , les nymphes , les bacchantes; alors elle s’attachait de préférence aux attitudes proprement dites , faisait des pas et exécutait des danses de caractère. | Ce n’est que plus tard qu’elle a adopté le genre qu’elle a maintenant ; elle a cherché davantage l'expression, sans pourtant négliger la forme; son génie a pris l’essor, son goût s’est épuré , son tact est devenu plus sûr, et elle a atteint le point de perfection dans cette branche de Part, qu’elle seule cultive aujourd’hui en Europe. J'ajouterai, en finissant, qu’il me paraît aussi impos- sible d’oublier les attitudes de Mme de B..... que de s’en former une juste idée, quand on ne les a pas vues ; un tel spectacle laisse bien loin la description même, qui semblera exagérée au lecteur qui n’en aura pas été té- moin. Peut-être pensera-t-on que j'aurais dû faire cette réflexion-là plus tôt. Le Comte Théobald Wazsx. ® Je tiens de M. de Sismondi que M"° de Staël, ayant à représen- ter Agar dans un petit drame de sa composition, demanda à la jeune Ida des conseils sur son costume, son entrée, sa pantomime. L’en- fant les donna si pleins de justesse et de goût, les motiva si parfai- tement, que tous les assistans demeurèrent confondus de la préco- cité de cette intelligence d'artiste et de la lucidité de ses aperçus. BULLETIN LITTÉRAIRE. LIVRE MYSTIQUE DE M. DE BALZAC. —— HISTOIRE DES SCIENCES MATHÉMATIQUES EN ITALIE PAR M. LIBRI. —— DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE. —— JOCELYN DE M. DE LAMARTINE , ETC. Paris, février 1836. A M. LE DIRECTEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE ! Vous me demandez, Monsieur, de vous tracer un ta- bleau du mouvement littéraire en France, et de tenir ainsi vos abonnés au courant de tout ce qui se publie d’intéres- sant à Paris. C’est avec plaisir que je me charge d’une pareille tâche, et je n’efforcerai de la remplir d’une ma- nière satisfaisante. Ce ne sera pas très-facile, je le sais; en critique plus encore qu’en toute autre chose, .…… est bien fou du cerveau Qui prétend contenter tout le monde... On veut toujours de l’impartialité, et moi, au contraire, je ne vous en promets pas, car, quelle est au fond cette qualité trop vantée, si ce n’est une indifférence lâche et mortelle ? Je vous donnerai mes impressions telles que je les aurai reçues, sans amour ni haine, sans prévention ni 116 BULLETIN LITTÉRAIRE. enthousiasme. Pour juger sainement un ouvrage littéraire, il faut faire sans doute abstraction complète des individus ; mais je ne saurais admettre l’impartialité absolue en fait d'opinions. Tout homme doit partir de principes fixes, inébranlables, et présenter avec franchise les idées que lui sugoère sa conviction intime. On sait alors sur quelles bases reposent ces jugemens, et chacun peut en reconnaître la portée, les admettre, les rejeter ou les modifier, selon qu’ils s'accordent plus ou moins avec ses propres convic- tions. Voilà mon système; quant à mes principes, vous les connaissez déjà en partie, et vous les verrez bientôt se dé- velopper d’une manière plus complète. L'époque littéraire actuelle a déjà donné lieu à bien des discussions vives et passionnées; on a voulu la juger dès son berceau, la classer dans l’histoire avant même qu’elle eùt rien produit; les uns l’ont proclamée comme une ère d’émancipation intellectuelle qui devait, à tout jamais, af- franchir le génie des liens dans lesquels il était enchaîné jusque-là ; les autres, au contraire, la regardent comme une période de décadence, de dégénération, je dirai pres- que de barbarie; d’autres, enfin, ne voient en elle qu’une transition où tous les élémens fermentent pour préparer une époque toute nouvelle et féconde. Il serait bien diffi- cile de se prononcer pour l’un de ces trois jugemens, et la postérité seule pourra reconnaître lequel est le bon. Mais, en attendant, je crois qu’on peut facilement remon- ter aux causes qui ont amené l’état actuel des lettres, qui ont produit le bien et le mal qu’on y trouve, qui ont en- fanté les monstruosités qui les déparent. Je saisirai toutes les occasions de rechercher ces causes, de les exposer, et de montrer que si notre époque ne doit pas être mise au- dessus de celles qui l’ont précédée, elle ne saurait non plus être accusée de décadence ou de barbarie. Nous sor- LA ‘* BUBLETIN LITTÉRAIRE. 117 tons à peine de grandes révolutions qui ont tout bouleversé dans les idées, comme dans les institutions, et il est im- possible qu’il n’en soit pas résulté quelques désordres dont l'avenir verra sans doute disparaitre les dernières traces. L’émancipation de la pensée et les théories d'égalité appli- quées à la pratique, ont ouvert la carrière littéraire à un bien plus grand nombre d'individus. Une foule impatiente s’y est jetée avec transport; et au lieu des quelques hom- mes supérieurs que leur génie entraïînait autrefois à se vouer aux lettres, nous avons vu surgir de toute part maintes médiocrités qui ont embrassé la littérature, comme un métier, pour vivre. Une fois la plume devenue un gagne-pain , chacun s’est appliqué, non à rechercher ce qui est beau et vrai, mais à inventer quelque chose de nouveau , capable d'attirer l'attention du public. En fait de littérature, comme en fait de boutique, le tableau d’en- seigne est devenu le point important, et l’on a vu des hom- mes de talens sacrifier eux-mêmes à ces faux dieux du jour, au lucre et à la renommée contemporaine. Mais à côté de ces défauts, on doit reconnaitre le bien incontestable qu’a produit la multiplicité des écrivains, l'abondance précieuse - de semences fécondes qu’elle a répandues sur le sol littérai- re, la liberté de discussion qu’elle a établie, et l’aménité qu’elle a introduite soit dans la critique, soit dans les rela- tions entre gens de lettres. L'esprit de coterie subsiste bien toujours ; mais quel contraste à côté des querelles et des hai- nes qui divisaient encore les écrivains du siècle dernier ! On peut aujourd’hui différer d'opinions sans se dire des in- jures , et, en fait de littérature du moins, on ne se laisse plus aveugler par l'esprit de parti, au point d'oublier toute idée de justice. Nous sommes bien loin déjà des feuil- letons passionnés de Geoffroy, et la critique parait plutôt pencher vers l’excès contraire; elle tombe parfois dans 118 BOLLETIN LITTÉRAIRE. une banalité d’éloges trop semblables à ces politesses de salon qui ne passent pas le seuil de la porte, et s’adres- sent indistinctement à tous ceux qui entrent. Il existe, du reste, dans l’époque actuelle comme dans toutes celles qui l'ont précédée, deux ordres de littéra- ture bien marqués et bien différens : la littérature haute, morale dans son but, grave dans ses moyens, dont les travaux importans sont destinés à produire des fruits pour l'avenir ; et la littérature futile, qui brille d’un éclat éphé- mère, quelquefois dangereuse par son influence corrup- trice, mais heureusement passagère comme les caprices de la mode. Cette dernière, quoique sans contredit la plus féconde, ne nous occupera que secondairement, et seule- ment par la réaction qu’elle opère quelquefois sur la haute littérature, lorsqu'elle est parvenue à corrompre le goût du publie, au point de lui faire abandonner les chefs-d’œuvre pour applaudir les plus mauvaises productions, de lui faire rejeter le vrai pur et simple, pour le faux brillant et exa- géré. Le premier ouvrage qui s’offre à moi pour com- mencer cette revue de la littérature contemporaine , le livre mystique de M. de Balzac me servira merveil- leusement à faire comprendre ce que j'entends par cette réaction dont je viens de parler. M. de Balzac est certainement un des écrivains actuels qui ont le plus d'esprit et qui seraient le plus capables de relever la littérature 3 mais il faudrait pour cela qu'il se contentàt du rôle de conteur amusant, et ne prétendit pas faire de la philosophie aux dépens de la morale. Malheu- reusement, entrainé par le torrent du mauvais goût, au lieu de peindre la nature, il astreint son talent à créer des types originaux, exagérés, qui puissent frapper la foule séduite par la magie de son brillant style. Il sacrifie sans pitié tout principe qui se trouve sur son chemin, perver- ”" BULLETIN LITTÉRAIRE, 119 ut ainsi toujours plus le goût du publie, en donnant l'au- torité d’un nom connu à ces extravagances littéraires, et renverse toutes les idées reçues en décorant du titre pom- peux d’études philosophiques un recueil de compositions plus que légères, dans lesquelles on ne rencontre pas plus de philosophie que d’étude profonde des passions et du cœur humain. Le livre mystique renferme trois contes, dont le prin- cipal , Seraphita , remplit tout le second volume. Si l’on entend par mysticisme l'obscurité, il y en a en effet beau- coup dans ce livre; car, après l'avoir lu, on cherchera vainement à en deviner le sens, à en définir le but, à se rappeler même les détails de l’action. Sans doute, un des livres bizarres de l'illuminé Swedenborg sera tombé un jour entre les mains de M. de Balzac, qui se sera aussitôt écrié : Bonne trouvaille ! admirable sujet pour faire une étude philosophique, qu’on admirera d’autant plus qu’elle sera moins intelligible! Et là-dessus notre homme de lettres se met joyeusement à l'œuvre. Il place la scène de son ré- cit dans les montagnes de la Norwège, entre les glaces et les brouillards, prend pour héros un être imaginaire qui n’est ni homme, ni femme, et qui passe tour à tour pour être l’un et l’autre, et sème dans son style quelques tours de phrase, quelques images, quelques idées empruntées à Swedenborg. Nous trouvons d’abord le héros et l’hé- roïne gravissant les rochers escarpés du Falberg avec plus de légèreté et de hardiesse que le chamois. L'auteur décrit avec talent l’aspect de ce paysage agreste et sublime ; mai, selon son habitude, il pousse si loin l’analyse des senti- mens éprouvés par ses personnages, qu'il tombe bientôt dans l’exagération. « Jamais tu n’as été si beau, dit Minna en s’asseyant « sur une roche mouisue et s’abimant dans la contempla- 120 BULLETIN LITTÉRAIRE. « tion de l'être qui l’avait conduite sur une partie du pic « qui de loin semblait inaccessible. » Suivent ici cinq pages destinées à décrire Séraphita , puis une longue conversation spirituelle à la manière des sommes du moyen-âge, qui dure, en changeant d’inter- locuteurs, jusqu’à la fin du volume. Il serait injuste, ce- pendant, de dire que toutes les pages de ce conte sont ennuyeuses et mdignes de l’auteur; il y a bien des pas- sages où l’on reconnait sa verve et son talent, mais ils ne servent qu’à faire regretter encore plus le triste usage qu'il en fait. Le mysticisme ne saurait produire dans un roman d'autre effet que le ridicule, ou, s’il est pris au sérieux, l'ennui. Or, c’est ce qui est arrivé au vre mystique ; il est ridicule par le style qui fourmille de phrases sembla- bles à celle-ci: « La nuit profonde, dans les limbes de la- « quelle ils roulaient, était le soleil des mondes visi- « bles ; » et ennuyeux par le manque d'action, comme aussi par son obscurité amphigourique. Mais, heureusement , je ne crois pas que ce genre-là puisse prendre en France. Encore quelques contes dans le même goût, et M. de Balzac perdrait toute faveur. Espérons qu'après avoir épuisé ces folles tentatives, il reviendra à la nature et à la vérité, les deux conditions indispensables de tout succès durable, de toute bonne conception littéraire. Le malheureux incendie qui a détruit. les ateliers de deux brocheurs et les magasins de dépôt de plusieurs li- braires de Paris, a empêché la publication d’un assez grand nombre d'ouvrages qui étaient près de paraitre. Sans doute la plupart ne sont pas bien regrettables si on les compare à la perte bien autrement importante de la magnifique édition de St. Chrysostôme, texte grec col- lationné d’après les meilleures autorités, dont les frères Gaume avaient déjà publié environ 24 volumes; cette BULLETIN LITTÉRAIRE. 121 entreprise , si belle sous le rapport littéraire, obtenait un succès inespéré, et je vous la signale d'autant plus vo- lontiers, que les travaux en sont dirigés par un Suisse, le savant M. de Sinner d’Aarberg, l’un des premiers col- laborateurs de la nouvelle édition du Thesaurus linguc græcæ que publient MM. Didot. Cependant il ne faut pas non plus oublier, dans la liste de ces livres que le feu nous a ravis, pour quelque temps du moins, le premier volume de l'Histoire des sciences mathématiques en Lialie, par M. Libri. C’est un ouvrage destiné, je crois, à un grand succès, soit auprès des savans, qui y trouve- ront une érudition profonde et une foule de documens inédits; soit auprès du public en général , car M. Libri a su admirablement bien se mettre à la portée de tous , et populariser un sujet en apparence si spécial, si abstrait , si peu littéraire. Je ne vous parlerai pas de la partie scientifi- que, et de ces précieux fragmens de la science antique, qui seront sans doute analysés dans une autre division de la Bibliothèque Universelle, mais vous me permettrez de dire quelques mots du tableau brillant et plein d’intérêt , dont l’auteur a déjà tracé l’esquisse. Ce premier volume renferme un discours préliminaire dans lequel M. Libri expose soit les principes qui le dirigeront dans son tra- vail, soit les grands événemens qui, par la fusion des barbares avec les chrétiens de l’empire, posèrent les ba- ses de notre civilisation moderne. L'esprit le plus large , les sentimens les plus généreux animent l'écrivain. C’est sa vive admiration pour les grands génies de la science qui lui a mis la plume à la main. Il a reconnu en eux les véri- tables bienfaiteurs de l'humanité, il a senti qu’on ne pour- rait élever trop hautleur gloire, et s’est ému d’indignation en voyant combien souvent l'humanité se montrait ingrate envers eux, combien souvent leurs noms étaient oubliés , 122 BULLETIN LITTÉRAIRE. tandis qu’on jouissait du fruit de leurs peines et de leurs lravaux. I! sera fort intéressant de suivre M. Libri dans son tra- vail, qui, quoique plus spécialement voué à l’histoire des sciences mathématiques, embrassera cependant l’en- semble des productions du génie italien. Le discours pré- liminaire donne une haute idée de la manière dont Pau- teur traitera son sujet , et il fera, je n’en doute pas, dé- sirer impatiemment la publication des volumes suivans. Ces jeunes gens, si nombreux aujourd'hui, qui s’en vont déclamant contre leur siècle , exhalant à tout propos l’en- nui et le dégoût de la vie, cherchant enfin un refuge dans une mort inutile et volontaire, pourront y puiser d’excellentes leçons. M. Libri s’est attaché à leur prouver, que dans tous les temps , il a fallu au génie lui-même de la persévérance et du courage, pour lutter contre les in- fortunes semées sur sa route; que dans tous les temps l’homme, placé sur cette terre pour travailler et exercer ses facultés, n’a pu trouver quelque bonheur , que dans le travail et dans la conscience de son utilité. Cette vérité aurait besoin d’être sans cesse répétée, et devrait faire la base de l’éducation. Mais trop souvent la gloire éphémère et mondaine, le faux honneur et le faux courage sont pri- sés au-dessus de la vraie grandeur ; la plupart des exemples offerts à la jeunesse sont, ou de grands guerriers, ou des rois puissans, ou des ambitieux parvenus; tandis que le mérite obscur, mais réel, leur reste tout à fait inconnu. Cependant, il s'opère à cet égard une heureuse réaction; dans les livres d'éducation aussi 11 y a deux littératures : une bonne et une mauvaise. La dernière à un triste or- gane dans le Journal des Enfans, qui jouit d’une im- mense publicité, et dont la rédaction légère, sans but, sans direction, a une influence d’autant plus fàcheuse , ne cs BULLETIN LITTÉRAIRE. 123 qu’elle n'est pas dénuée de talent. Mais il faut espérer, néanmoins, que la première l’emportera; elle marche d’un pas ferme vers un but fixe, et les talens ne lui man- quent pas non plus. Parmi ces productions nouvelles, publiées à l’occasion du nouvel an, se distinguent , au premier rang , la Pierre de touche de mademoiselle Ulliac Trémadeure, les Contes et Récits de madame Tourte-Cherbuliez, la nouvelle traduction du Robinson Suisse de Wyss, avec la suite publiée par l’auteur. Le premier de ces ouvrages fera sans doute l’objet d’un article spécial dans votre re- cueil; il ne m’appartient pas de parler du second , et le troisième est déjà connu et apprécié de tout le monde. Ce sont les meilleures étrennes qui aient été offertes à la jeu- nesse cette année. La haute littérature a eu les siennes dans le Dictionnaire de l'Académie, ce magnifique tra- vail destiné à fixer la langue, à conserver sa pureté et à la garantir contre les invasions dangereuses du néologisme. Des éloges sans nombre ont été justement adressés à ce Dictionnaire ; mais, après avoir par-là reconnu son haut mérite , il sera très-utile, je crois, que chacun apporte à la critique son tribut de remarques que l'usage pourra lui suggérer ; pour moi, je me permettrai d'exposer les deux suivantes qu'un premier examen m'a fait faire. Les phrases données pour exemples de la signification des mots ne sont pas toujours très-heureusement choisies; ainsi, au mot but, vous trouverez : Il lui alla dire des injures de but en blanc. Il l'alla quereller de but en blanc. Le hiatus de la première phrase et la redondance de la seconde me semblent également peu harmonieux et peu élégans. Le mot umpasse est expliqué par pelie rue qui n'a point d'issue. Mais alors voilà done tous les habitans des impasses condamnés par l'Académie à ne jamais pouvoir 124 BULLETIN LITTÉRAIRE. sortir de chez eux. Je doute qu’ils acceptent ce jugement, et ils en appelleront sans doute pour qu’on leur rende une issue. Ce sont-là de bien petites imperfections, sans doute ; mais dans un monument pareil il serait à désirer qu’il n’en restàt d’aucune espèce, et ce but ne saurait être atteint que par le concours général de toutes les observations individuelles. La préface du Dictionnaire, qu’on doit à M. Villemain , est un morceau admirable, soit par l'esprit, soit par les aperçus ingénieux qu’il renferme, soit enfin par le style brillant et pur du célèbre écrivain. En fait de poésie, Monsieur, je n’ai-pas moins de deux poëmes à vous signaler: un poëme épique de M. Quivet, Napoleon, et l'épisode d’un poëme qui ne sera ni épique, ni didactique, Jocelyn, de M. de Lamartine. M. Quinet a voulu tenter de frayer une nouvelle route à épopée, et Napoléon lui a paru le sujet le plus favorable que notre siècle pût offrir au poëte épique : projet hardï dont j’exa- minerais d'autant plus volontiers ici la possibilité et l’exé- cution , que l’œuvre de M. Quinet a certainement du mé- rite, si je n’avais hâte d'arriver à M. de Lamartine. M. de Lamartine croit, lui, que le temps des épopées héroïques est passé. Aujourd’hui, en effet, on demande au poëte moins de faits que d’idées ; c’est un Homère intéressant et moral qu’il nous faut bien plutôt qu'un Homère héroïque. M. de Lamartine s’occupe depuis long-temps d’un poème conçu dans ce point de vue; et Jocelyn qu’il publie main- tenant en est un épisode. On y retrouve tout le talent du grand poëte uni à une simplicité dont ses écrits n’avaient donné jusqu'ici que de trop rares exemples. Les pensées, l’action , les vers, tout dans ce beau fragment est empreint d'un naturel parfait. L'auteur s’est tenu en garde aussi bien contre la tendance mystique de son esprit, que con- BULLETIN LITTÉRAIRE. 125 tre la séduction de cette poésie redondante d’images et d’épithètes, qui dépare quelquefois ses méditations et ses harmonies. Jocelyn rachètera dignement toutes les jus- tes et vives critiques dont les Souvenirs d'Orient ont été l’objet , et il ajoutera un laurier de plus à la couronne du poëte. Le sujet de cet épisode est le Journal trouvé chez un curé de village. Véjà plusieurs plumes habiles se sont exercées sur ce thême fécond, mais il est loin d’être épuisé. Le curé de M. Lamartine doit sa vocation à un dévouement très-beau et très-poétique; il s’est sacri- fié pour assurer le bonheur de sa sœur en lui abandon- nant ses droits au patrimoine commun. Cette noble réso- lution livre son cœur à de cruels débats ; mais l’enthou- siasme l'emporte, et il entre au séminaire avec toute l’ar- deur d’une jeune imagination exaltée. C'était l’époque où la tourmente populaire grondait sur la France ; bientôt les prêtres se virent poursuivis jusque dans le sanctuaire, jus- qu’ayx pieds des saints autels. Les séminaires n’échappè- rent pas à la persécution, Jocelyn raconte ainsi sa fuite : Le peuple, soulevé sur la foi d’un faux brüit, Force le seuil sacré, nous frappe et nous poursuit; Il s'enivre de vin dans l'or des saints calices, Hurle en dérision les chants des sacrifices, Et, comme s’il n’osait vierge encor le frapper, Il viole l’autel avant de le saper. Les prêtres, n’élevant contr’eux que la prière, Sont par leurs cheveux blancs traînés dans la poussière : Les uns, de leur vieux sang, teignent ces chers pavés, Au couteau solennel, d’autres sont réservés; Quelques-uns, comme moi, sauvés par leur jeunesse, Par un front de vingt ans dont la grâce intéresse, S’échappent dispersés sous les coups de fusil, Et vont chercher plus loin le supplice ou l'exil; Une femme me prend par la main dans le nombre, Me guide hors des murs à la faveur de l'ombre, Me montre ces sommets brillans dans le lointain, Et me dit : Mon enfant, fuyez, voici du pain. 126 BULLETIN LITTÉRAIRE. Dans les montagnes un bon vieux pâtre l’accueille avec hospitalité ; et notre fugitif, dans cette retraite éloignée de tout péril, jouit de ce bonheur contemplatif que pro- cure l'aspect d’une nature majestueuse. Son journal est ici rempli de méditations descriptives, toutes plus ou moins belles, mais dans lesquelles on retrouve les défauts du poëte qui s’abandonne trop facilement à la richesse de sa langue harmonique, et, entrainé par sa facile imagi- nation, oublie parfois que ces séries d'images ont besoin d’être fécondées par une égale abondance de pensées, afin de ne pas résonner à l’oreille comme le monotone instrument d’un musicien sans âme. Un autre proserit vient, poursuivi comme une bête fauve par des soldats, mourir dans les bras du jeune sé- minariste, et lui lègue en expirant un enfant auquel Joce- lyn ne tarde pas à s'attacher vivement. C’est pour lui un compagnon dans sa solitude, un objet sur lequel se con- centrent toutes les affections de son cœur. Mais quel nou- veau conflit s’élève dans son âme lorsqu'il découvre que cet enfant est une femme, et que l'amitié si vive qu’il lui a vouée se change subitement à ses yeux en un amour passionné ! C’est un coup terrible pour lui; cependant il . ne croit pas devoir rejeter pour cela cette compagne que Dieu semble lui avoir donnée dans son malheur ; et il con- unue à se livrer, quoique avec plus de retenue, aüx pu- res jouissances que procure l'union de deux âmes faites pour se comprendre. Cette partie du poëme est empreinte d’un sentiment vrai et profond. Quoi de plus gracieux que cette peinture de l'amour : Vois dans son nid la muette femelle Du rossignol qui couve ses doux œufs, Comme l’amour lui fait enfler son aile Pour que le froid ne tombe pas sur eux. SE BULLETIN LITTÉRAIRE. 197 Son cou, que dresse un peu d'inquiétude, Surmonte seul la conque où dort son fruit, Et son bel œil éteint de lassitude, Clos du sommeil, se rouvre au moindre bruit. Pour ses petits son souci la consume, Son blond duvet à ma voix a frémi; On voit son cœur palpiter sous sa plume Et le nid tremble à son souffle endormi. A ce doux soin, quelle force l’enchaîne ? Ah! c’est le chant du mâle dans les bois, Qui, suspendu sur la cime du chêne, ' Fait ruisseler les ondes de sa voix! Oh! l'entends-tu distiller goutte à goutte Ses lents soupirs après ses vifs transports ; Puis, de son arbre, étourdissant la voûte, Faire écumer ses cascades d'accords? Un cœur aussi dans ses notes palpite, L'âme s’y mêle à l'ivresse des sens; Il lance au ciel l'hymne qui bat si vite, Ou d’une larme il mouille ses accens! À ce rameau qui l’attache lui-même ? Et qui Le fait s’épuiser de langueur ? C’est que sa voix vibre dans ce qu'il aime Et que son chant y tombe dans un cœur ! De ses accens sa femelle ravie, Veille attentive en oubliant le jour; La saison fuit, l’œuf éclôt, et sa vie N'est que printemps, que musique et qu'amour! Dieu de bonheur! que cette vie est belle! Ah! dans mon sein je me sens aujourd'hui Assez d'amour pour reposer comme elle, Et de transport pour chanter comme lui! Mais hélas ! il n’est pas donné à ces infortunés fugiuifs de voir ces souhaits s’accomplir. Jocelyn reçoit bientôt un appel d’un prélat qui a protégé ses premiers pas dans l'étude, et qui, sur le point de marcher à l’échafaud, veut le voir encore une fois avant de mourir. Il n'hésite pas à 128 BULLETIN LITTÉRAIRE. sacrifier son bonheur à ce qu’il regarde comme un devoir sacré ; 1l obéit, et abandonne Laurence, au risque de la faire mourir de désespoir. L’évêque auprès duquel il se rend lui reproche d'oublier, dans une passion mondaine, la vocation divine à laquelle il s'était jadis voué; il éveille le repentir dans son âme, et, profitant de l'émotion qu'il a su exciter en lui , il lui impose les mains et le consacre prêtre, afin qu’il puisse recevoir sa confession , et l’accom- pagner jusqu’au pied de l’échafaud. Ici s’arrête l’action du poëme ; Jocelyn, après la mort du prélat, ne songe plus qu’à remplir son saint ministère. Il est bientôt envoyé comme curé dans un petit village des Hautes-Alpes, où sa vie s’écoule assez paisiblement , partagée entre les soins de sa profession et les douloureux souvenirs que lui a laissés la rupture subite du dernier lien qui semblait devoir le rattacher au monde. Ces sou- venirs sont encore envenimés par le triste sort de Lau- rence. Dans un voyage qu’il fait à Paris, il la retrouve femme perdue, et ne peut se dissimuler que la faute n’en soit beaucoup à lui. Cette dernière partie est peut-être trop dénuée d’inté- rêt; ce sont des réflexions sur maints sujets graves et sé- rieux, exprimées sans doute en fort beaux vers, mais on ne saurait en lire beaucoup sans éprouver de la fatigue. Cependant on y rencontre çà et là de superbes morceaux, remarquables également par la force des pensées et par le tour simple de l’expression. Le travail du laboureur, par exemple, a fourni à M. de Lamartine le sujet d’une pièce dans le genre de /a Cloche de Schiller, dont les strophes peignent tour à tour, en vers harmonieux, les divers dé- tails de l’œuvre matérielle qui s’accomplit, et les hautes images que la philosophie sait en tirer. La description du Presbytère de Valneige est un charmant morceau, dans BULLETIN LITTÉRAIRE. 129 un genre que le talent de l’auteur semblait avoir dédaigné jusqu’à ce jour. Enfin , je citerai le fragment suivant comme un mo- dèle de ce que peut faire la muse de notre poëte, lors- qu’elle consent à déposer la pompe de l’art pour revenir à la nature, et à sortir de ce palais nuageux dans lequel elle s’est trop souvent renfermée. On y verra aussi une preuve de l'esprit large ét tolérant qui a présidé à l’en- semble de cet épisode. Le pauvre colporteur est mort la nuit dernière, Nul ne voulait donner de planches pour sa bière, Le forgeron lui-même a refusé son clou : « C’est un juif, disait-il, venu je ne sais d’où, « Un ennemi du Dieu que notre terre adore, e Et qui, s’il revenait, l’outragerait encore. « Son corps infecterait un cadavre chrétien; « Aux crevasses du roc traînons-le comme un chien. « La croix ne doit point d'ombre à celui qui la rie, « Et ce n’est qu’à nos os que la terre est bénie. » Et la femme du juif, et ses petits enfans, Imploraient vainement la pitié des passans, Et disputant le corps au dégoût populaire, Retenaient par les pieds le mort sous le suaire. Du scandale inhumain averti par hasard, J'accourus, j'écartai la foule du regard; Je tendis mes deux mains aux enfans, à la femme; Je fis honte aux chrétiens de leur dureté d'âme, Et rougissant pour eux pour qu'on l’ensevelit : e Allez, dis-je, et prenez les planches de mon lit! » Puis, pour leur enseigner un peu de tolérance, La première vertu de l’humaiïne ignorance, Et comment le soleil et Dieu, luisent pour tous, Et comment ses bienfaits s’épanchent malgré nous, Je leur ai raconté la simple et courte histoire Qui dans mon cœur alors tomba de ma mémoire. Au temps où les humains se cherchaient un séjour, Des hommes près du Nil s’établirent un jour : Amoureux et jaloux du cours qui les abreuve Ces hommes ignorans firent un dieu du fleuve; 11 donnera la vie à ceux qui le boiront, I 9 130 BULLETIN LITTÉRAIRE. Dirent-ils : et c'est nous! et les autres mourront! Et lorsque par hasard d’errantes caravanes Voulaient en puiser l’eau dans leurs outres profanes, Ils les chassaïent du bord avec un bras jaloux, Et se disaient entr'eux : l’eau du ciel n’est qu’à nous! On ne vit qu’en nos champs, on ne boit qu’où nous sommes : Ceux-là ne boivent pas etne sont pas des hommes. Or, l'ange du Seigneur, entendant ces discours, Disait : que les pensers de ces hommes sont courts? Et pour leur enseigner à leurs dépens que l'onde Du ciel qui la répand, coule pour tout le monde, Il amena de loin un peuple et ses chameaux, Qui voulaient, en passant Le Nil, boire à ses eaux; Et pendant que du Dieu les défenseurs stupides Interdisaient son onde à leurs rivaux avides, L'ange, du ciel fermé, rouvrant le réservoir, Sur l’une et l'autre armée à torrens fit pleuvoir; Et le peuple étranger but au lac des tempêtes, Et l’ange dit à l’autre : Insensés que vous êtes, La nue abreuve au loin ceux que vous refusez, Et sa source est plus haut que celle où vous puisez. Allez voir l'univers; chaque race a son fleuve Qui descend de ses bois, la féconde et l’abreuve ; Et ces mille torrens viennent du même lieu, Et toute onde se puise à la grâce de Dieu? Il la verse à son heure et selon sa mesure, En fleuves, en ruisseaux, plus bourbeuse ou plus pure. Siles vôtres, mortels, sont plus clairs et plus doux, Gardez-vous d’être fiers, et moins encore jaloux; Sachez que vous avez des frères sur la terre ; Que celui qui n’a pas ce qui vous désaltère, A la pluie en hiver, la rosée en été, Que Dieu lui-même puise au lac de sa bonté, Et qu’il donne ici-bas sa goutte à tout le monde, Car tout peuple est son peuple, et toute onde est son onde. Cette religion qui nous enorgueillit C’est ce fleuve fait Dieu dont on venge le lit; Vous croyez posséder seul les clartés divines, Vous croyez qu'il fait nuit derrière vos collines, Qu’à votre jour celui qui ne s’éclaire pas, Marche aveugle et sans ciel dans l’ombre du trépas! Or, sachez que Dieu seul, source de la lumière, La répand sur toute âme, et sur toute paupière ; Que chaque homme a son jour, chaque âge sa clarté, BULLETIN LITTÉRAIRE. 131 Chaque rayon d'en haut-sa part de vérité, Et que Lui seul il sait combien de jour ou d'ombre Contient pour ses enfans ce rayon toujours sombre. Si le vôtre est plus pur et plus tiède à vos yeux, Marchez à sa lueur, en rendant grâce aux cieux; Et n’interposez pas entre l’astre et vos frères L'ombre de vos orgueils, la main de vos colères. Pour faire à leurs regards luire la vérité, Réfléchissez son jour dans votre charité ; Car l'ange, qui de Dieu viendra faire l'épreuve, Juge le culte au cœur comme à l'onde le fleuve: L’arc-en-ciel que Dieu peint est de toute couleur, Mais l’éclat du rayon se juge à sa chaleur. Cette morale en drame a retourné leur âme, Et l’on se disputait les enfans et la femme. Je ne doute pas que la lecture de Jocelyn ne fasse vi- vement désirer la publication du grand poëme dont M. de Lamartine a extrait ce touchant épisode. Puisse son succès encourager lauteur et stimuler sa verve, afin de hâter l’acheminement de ce beau travail. Agréez, etc. J. CaErBuLIEZz. BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. 1. Notice SUR QUELQUES OUVRAGES DONNÉS RÉCEMMENT A L’OB- SERVATOIRE DE GENÈVE. L'Observatoire de Genève a recu , au commencement de cet hiver, de nouveaux fascicules du Recueil des Observations de Greenwich , ainsi que le 5° volume des Observations de Cam- bridge, le 8 volume des Mémoires de la Société astronomique de Londres, et deux catalogues d'étoiles , l’un de Flamsteed, l'autre de M. Johnson. Je vais passer rapidement en revue ces divers ouvrages, dont la libéralité anglaise vient encore d’en- richir notre Observatoire. J'ai déjà donné, à la fin du tome 56 de la Bibl. Univ., quel- ques détails sur les précédens volumes des collections d'obser- vations de Greenwich et de Cambridge. Les cahiers in-folio de celle de Greenwich , reçus récemment , comprennent l’année 1834 et le commencement de 1835, ainsi que les réductions des observations pour 1829 et 1833. On trouve en addition , à la fin de ce dernier cahier, les premières observations, faites de- puis le mois d'août 1833, avec le secteur ou télescope zénital de 25 pieds établi à cette époque à l'Observatoire de Greenwich. La description de cet instrument n’est pas encore donnée dans ce cahier, mais on voit par les détails qui accompagnent la ré- duction des observations , qu'il est muni d'un fil à plomb, et que les lectures s'y font au moyen d’une vis micrométrique , dont chaque partie correspond à un quart de seconde, et d'un vernier donnant les dixièmes de ces parties. Les étoiles dont on détermine les distances zénitales méridiennes sont y du BULLETIN SCIENTIFIQUE. 133 Dragon et quelques autres qui passent au méridien très-près du zénith de Greenwich. On en observe chaque jour , autant que possible , quelques-unes , soit avec le limbe du secteur tourné du côté de l'est, soit après son retournement du côté de l’ouest. Le volume 7 de la collection de Cambridge , d'environ 400 pages in-4°, comprend les observations faites en 1834 dans cet Observatoire, sous la direction de M. le Professeur Airy. Leur but principal est toujours la détermination des positions du soleil , de la lune et des planètes; mais celles des étoiles fixes sont nécessairement aussi l’objet d’un grand nombre d'ob- servations, de même que les autres déterminations qui s’effec- tuent , en général, dans un observatoire de ce genre. On trouve dans ce volume le même erdre et les mêmes soins que dans les précédens. M. Airy rend compte , dans son introduction , à propos des observations avec son cercle-mural de 8 pieds, de toutes les épreuves auxquelles il l’a de nouveau soumis, pour chercher à déterminer la valeur et la cause des légères discor- dances dont il avait déjà parlé dans le 6° volume; ces discordan- ces consistent en ce que les distances au pôle des étoiles au nord du zénith et au-dessus du pôle sont, en général, un peu plus grandes par l'observation faite par vision directe dans chaque passage, que par celle faite par réflexion : tandis que les distances polaires obtenues par vision directe sont plus petites que celles par réflexion pour les étoiles au sud du zénith ou au- dessous du pôle. Ces épreuves n'ont fait que confirmer les résultats précédens , sans amener à la découverte de la cause précise de ces légères anomalies , qui ont été du reste plus pe- tites en 1834 que dans l’année précédente, et n’ont donné lieu qu’à des corrections positives ou négatives de moins d’une se- conde dans la première moitié de l’année, et presque nulles dans la dernière. M. Airy a soumis aussi à un sévère examen le cercle de déclinaisen de son équatorial, et il en a trouvé la division bien moins exacte qu'on ne devait s’y attendre ; les erreurs absolues de ce genre s’y élevant en quelques points à une minute et demie ! Il parait, d’après les explications de l'artiste lui-même, M. Jones, que la division de ce cercle avait été faite avec une 134 BULLETIN SCIENTIFIQUE. nouvelle machine de 5 pieds de diamètre , divisée elle-même par la méthode de Troughton. La précision de cette division dépendait principalement de celle de la forme d'un grand pivot d'acier, métal irès-dificile à tourner exactement. Cette forme était défectueuse , et l'on ne s’en est apercu qu'après que la division du cercle avait été effectuée. On conçoit qu'il sera fa- cile de remédier à ce défaut de l’équatorial de Cambridge, soit par une nouvelle division , soit en lenant compte des er- reurs de ce genre une fois ‘qu'elles sont bien déterminées. Aussi M. Airy déclare-t-il qu'il regarde un défaut de cette es- pèce , que l’astronome lui-même peut corriger, comme étant léger pour un instrument de ce genre , comparativement aux précieuses qualités que possède cet équatorial, sous le rapport de la solidité de sa construction , de la fixité de ses positions et de la bonté de sa lunette. Le tome 8 des Mémoires de la Société Royale astronomique en renferme trois de M. Airy. Le premier est relatif à la dé- termination de la masse de Jupiter, résultant d'observations des élongations du {4° satellite, dont la moyenne générale donne pour cette masse %/048 de celle du soleil. Le second mémoire a pour objet la détermination du plan de l’écliptique résultant des observations de Cambridge de 1833. La position de la ligne des équinoxes et l'obliquité de l’écliptique qui s’en déduisent s'accordent exactement avec celles adoptées par M. Bessel dans ses Tabulæ Regiomontanæ. Le troisième mémoire se rapporte aux observations de l’éclipse de soleil du 16 juillet 1833, faites à l'Observatoire de Cambridge". M. Airy, au lieu de se borner, comme on le fait en général , à déterminer l'instant du com- mencement et de la fin de l'éclipse, observe à plusieurs repri- ses, avec l'équatorial , les différences d’ascension droite et de déclinaison des extrémités du croissant solaire, vers le com- mencement, le milieu et la fin de Péclipse; et il croit qu’on peut en déduire , avec beaucoup plus de précision que par la méthode ordinaire , les positions réelles de la lune et les cor- rections des tables à l’époque de l'éclipse. Cetie méthode pourra ‘On trouve dans la dernière partie da même volume d’autres observations de celte éclipse; et, entre autres, celles faites a l'Observatoire de Geneve par MM. Wartmann et Borel. re. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 135 être appliquée avec avantage à l'observation de la belle éclipse du 15 mai 1836 : mais ce ne sera pas à Cambridge que M. Airy sera appelé à l'observer, ce sera à l'Observatoire de Greenwich , qu'il dirige maintenant, par suite de la retraite de M. Pond, qui a eu lieu en 1835 pour raison de santé. On trouve dans le méme volume une courte communica- tion de M. Pond sur les cercles-muraux de l'Observatoire de Greenwich, communication faite à propos de l'examen de celui de Cambridge par M. Airy. M. Pond y confirme l'opinion de M. Airy, que les instrumens de ce genre ne sont pas exempts de légers changemens. Il en cite pour exemple le cercle-mu- ral de Jones, qui, après son érection, manifesta pendant plu- sieurs semaines une petite erreur systématique dans ses résul- tats comparés à ceux du cercle de Troughton, erreur crois- sant graduellement du nord au sud , et qui disparut soudaine- ment, sans que M. Pond ait pu seulement en soupconner la cause. Depuis celte époque , surtout en 1825 et 1826, où le principal catalogue de M. Pond a été construit , les deux cer- cles ont été en parfait état ; et les résultats de la comparaison des observations faites par vision directe et par réflexion avec l'un et l’autre, ne présentent point les petites discordances con- statées dans le cercle de Cambridge. Le volume dont nous nous occupons renferme aussi un Mé- moire de M. Henderson sur le cercle-mural de l'Observatoire du cap de Bonne-Espérance. M. Henderson , pendant son sé- jour dans cet Observatoire, a soumis l'instrument à un nouvel examen, qui a confirmé les résultats de celui de M. Fallows, en prouvant que ce cercle avait une figure ovale, et éprouvait en outre, pendant sa rotation, de légères variations dans la po sition de son centre, relativement aux microscopes qui servent äux lectures. Mais en corrigeant les observations des effets de ces deux causes d'erreur, il croit que l’on peut en déduire des résultats comparables à ceux des meilleurs instrumens de ce genre. M. Henderson a fait aussi au Cap, des observations de Mars et des petites étoiles voisines de cette planète, vers l'épo- que de son opposition en 1832, qu'il a comparées dans ce vo- lume à celles du méme genre faites à Greenwich , Cambridge et Altona, pour en déduire la parallaxe du soleil. La valeur à 136 BULLETIN SCIENTIFIQUE: laquelleil est parvenu pour cet élément est de9 secondes , et par conséquent un peu trop grande, comme cela est arrivé déjà du temps de La Caille. Mais M. Henderson n'en estime pas moins que l'application de cette méthode peut à la longue conduire à de bons résultats; et la première occasion de ce genre qui se présentera aux astronomes, aura lieu vers l'opposition de Mars du commencement de 1837. M. Henderson, depuis son retour en Europe, a été appelé à la place d'astronome de l’Observa- toire d'Edimbourg, récemment instituée par le gouvernement anglais ; et M. Maclear lui a succédé au cap de Bonne-Espé- rance. Le 8e volume des Mémoires de la Société astronomique ren- ferme encore celui de M. Herschel sur les satellites d'Uranus, dont j'ai déjà dit quelques mots dans la Bibl. Univ. (1.55, p.217), ainsi qu'un Mémoire du même astronome sur ses dernières me- sures micrométriques d'étoiles doubles, exécutées avant son dé- part pour le Cap, et une liste dressée par lui des objets cé- lestes qui peuvent servir de criterium dans les essais pour dé- terminer la force, la netteté et le degré de lumière des instru- mens d'optique. On trouve aussi dans ce volume un Mémoire de M. Dawes sur des mesures micrométriques de 121 étoiles doubles, exécutées de 1830 à 1833 avec une lunette de 3,8 pouces anglais d'ouverture, et qui ont donné lieu à des résul- tats intéressans. Ne pouvant énumérer ici tout ce qui se trouve dans le vo- lume dont je viens de parler, je passe maintenant aux deux ca- talogues d'étoiles que j'ai annoncés plus haut. Celui de M, Johnson, lieutenant d'artillerie , est un catalogue de 606 étoi- les de l'hémisphère austral, résultant d'observations faites de 1829 à 1833, par lui et par son adjoint M. Armstrong, à FOb- servatoire fondé en 1895 à l'ile Ste-Hélène par la Compagnie anglaise des Indes Orientales. Les instrumens à l’aide desquels ont été faites les observations, ont été construits par MM. Gil- bert, de Londres. Ils se composent principalement d’une lu- nette méridienne de 3,8 pouces anglais d'ouverture et 62 pou- ces de longueur focale, et d'un cercle-mural de 4 pieds de dia- mètre, muni de six microscopes et d’une lunette de 5 pieds de longueur. Le catalogue proprement dit est précédé d'une introduction, dans laquelle M. Johnson décrit avec soin ces BULLETIN SCIENTIFIQUE. 137 instrumens, ainsi que les procédés de vérification , d'observa- tion et de réduction qu'il a suivis, et les moyens qu'il a em- ployés pour déterminer la position géographique de ce nouvel Observatoire, Cet établissement est situé à 700 pieds anglais au-dessus de la mer, sur une colline à l’ouest de James Town, par 15° 55’ 26/' de latitude sud et 5° 43’ 39! de longitude à l'ouest de Greenwich. On comprend qu'indépendamment de ses avantages scientifiques , il pourra, dans bien des cas, être très-utile aux nayigateurs qui relâchent à l'ile Ste-Hélène en allant aux Indes. Les travaux de M. Johnson , dans cet Obser- yatoire , lui ont valu une médaille d'or de la Société astrono- mique; et le catalogue dont il s’agit, a été imprimé sous la di- rection de cette société, aux frais de la Compagnie des Indes. Le second catalogue dont je dois dire ici quelques mots, est une nouvelle édition de celui de Flamsteed, publiée par les soins de M. Francis Baïly, et aux frais de l’amirauté anglaise. On sait que le’ catalogue de 2935 étoiles, construit par Flamsteed, d’après ses propres observations , pour l’époque de 1690, fut publié en 1726, après sa mort, sous le nom de Catalogue Bri- tannique, dans le 3° vol. de l'Histoire céleste ; c'est le premier catalogue qui soit digne de confiance par la nature des in- strumens et des observations sur lesquels il est fondé, et sa date ancienne le rend précieux sous plusieurs rapports. M. Baily ayant eu communication d'une correspondance originale manuscrite entre Flamsteed et Abraham Sharp, qui fut son ad- joint à Greenwich et le constructeur de son principal instru- ment , a été amené par cette circonstance à s'occuper de la vie et des travaux de cet astronome. Il a examiné avec soin à cette occasion d'autres manuscrits de Flamsteed, déposés à l'Obser- yatoire de Greenwich, et entre autres les registres originaux de ses observations et des calculs relatifs à son catalogue. Quoi- que M. Baily regardât comme très-utile de recalculer en en- tier ce catalogue, d'après les observations originales et les mé- thodes modernes , il n'a pas pu entreprendre lui-même cette laborieuse tâche. Il a eu seulement pour but, dans cette nou- velle édition , d'ajouter à l’ancien catalogue , qui ne contenait en réalité que 2852 étoiles, les positions de 458 autres étoiles résultant des observations mêmes de Flamstced , de corriger 138 BULLETIN SCIENTIFIQUE. une foule de fautes numériques qui s'étaient glissées dans l'an- cien catalogue , et d'y joindre un grand nombre de notes ex- plicatives , ainsi que quelques tables propres à en faciliter l'usage et à en accroître l'intérêt et l'utilité. M. Baily a fait précéder cette nouvelle édition d’une première partie, qui oc- cupe à elle seule 437 pages in-4°, et qui renferme une pré- face écrite par lui, relative à la vie de Flamsteed , un catalo- gue de ses manuscrits, une histoire de sa vie, écrite par Flam- steed lui-même, et un extrait très-étendu de sa correspondance. M. Baily a mis d'autant plus de soins à cette partie historique, qu’elle était plus nouvelle, et qu’elle tendait à rendre un juste et tardif hommage à la mémoire d'un astronome dont lhabi- leté, le dévouement et la persévérance méritent de grands élo- ges. Elle dissipera quelques injustes inculpations élevées con- tre lui, et mettra pour la première fois sous son vrai jour le fächeux démêlé qu'il eût avec Halley et Newton : démélé dans lequel ces deux savans illustres paraissent, malheureusement, avoir cherché à nuire à la réputation scientifique de Flamsteed et à la publication de ses travaux, sans qu'on puisse bien en comprendre la cause. Cet ouvrage, qui a exigé de longues et minulieuses recherches , est un nouveau service rendu par M. Baily à une science qui lui a déjà de nombreuses obligations. Alfred GAUTIER. 2. _— SUR LES APPARENCES DE LA COMÈTE DE HALLEY EN 1835 ET 1836. La comète de Halley, après avoir reparu au commencement d'août 1835, comme une nébuleuse extrémement faible , et avoir présenté des gradations d’accroissement de lumière très- lentes dans les mois d’août et de septembre, est devenue vi- sible à la vue simple du 23 au 25 septembre, ou environ cin- quante jours ayant son passage au périhélie:. C’est aussi vers cette époque que l’on a commencé à entrevoir quelques traces de queue. Dans les premiers jours d'octobre , la comète pa- raissait comme une très-belle nébuleuse, d'environ un quart de degré de diamètre dans sa plus grande longueur. Cet astre ! Voyez BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE, tom. 59, pag. 209. ad À À BULLETIN SCIENTIFIQUE. 139 s'étant alors très-rapidement rapproché de la terre, son éclat s’est accru en proportion et sa queue a pris un développement considérable. D'après les observations de M. Amici à Florence, la comète paraissait dès le 12 octobre plus brillante à l'œil nu que les étoiles de seconde grandeur de la grande Ourse. Le 15, elle nous présentait dans une lunette , à l'Observatoire de Genève , un noyau apparent très-brillant, de près d’une mi- nute de degré, une tête ou chevelure d'un quart de degré, et une queue verticale d'environ 10 degrés, qui paraissait comme une brillante aigrette. A l'œil nu la queue était notablement plus longue, et M. Arago l’a estimée ce jour-là à 20° à Paris. Dès le lendemain , la comète a paru sensiblement moins bril- lante , surtout dans sa queue, qui n'avait plus que 10 à 12° de longueur à la vue simple, selon M. Arago. Le 18 octobre, nous avons encore estimé, à Genève, sa longueur de 10 à 12°; la partie brillante du noyau ayant près de 2’ de diamètre et la tête environ 8”. L'astre paraissait dans son ensemble très- régulièrement elliptique, et un peu plus large que la tête vers le tiers de sa longueur. Dès lors l'éclat et les dimensions de la comète ont très-rapidement diminué, par l'effet de son éloi- guement de la terre , quoiqu'ils dussent encore s’accroître en réalité pendant quelques jours, par le fait de son rapproche- : ment du soleil. Dès la fin d'octobre, la comète était difficile à voir à l'œil nu ; la tête avait, le 30, à Genève , un diametre d'environ 2’, et la queue paraissait dans le chercheur longue de moins de 2°. M. Arago et plusieurs autres astronomes ont observé dans la tête de la comète , du 13 au 21 octobre, des apparences de rayons ou secteurs lumineux , de positions et de dimensions variables , qui rappellent les observations analogues sur la même comète, faites en 1682 par Hévélius (voy. page 123 de son Annus Climactericus) , et qui présentent aussi , sur une plus petite échelle, quelques rapports avec les rayons en éventail de la belle comète de 1744 , telle qu’elle se trouve décrite dans l'ouvrage de de Loys de Cheseaux. Ainsi , M. Amici a vu, le 13 octobre , six rayons lumineux très-vifs , partant en diver- geant du noyau , s'étendre à des distances inégales dans la né- bulosité ; et les jours suivans le phénomène avait disparu. Le 140 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 15 octobre, la grande lunette de l'Observatoire de Paris , ar- mée d’un fort grossissement , a fait apercevoir dans la cheve- lure, tant soit peu au sud du point diamétralement opposé à la queue, un secteur nettement défini et dont la lumière sur- passait notablement celle de tout le reste de la nébulosité. Le lendemain , ce secteur avait disparu : mais il s'en était formé un nouveau , au nord du point diamétralement opposé à l'axe de la queue, dont l'ouverture angulaire dépassait 90°. Le 17, ce secteur existait encore avec une forme et une direction à peu près les mêmes, mais sa lumière était beaucoup moins vive ; le 16, il s'était encore plus affaibli. Le 21, on aperce- vait dans la nébulosité trois secteurs lumineux distincts , dont le plus faible et le moins ouvert était situé sur le prolonge- ment de la queue. Le 23 octobre , il n'existait plus que des traces à peine sensibles de secteurs ; et le noyau , auparavant si brillant et bien défini , était devenu terne et diffus au point qu'on avait peine à croire à la réalité d'une aussi grande et aussi subite variation. M. Cooper en Irlande, M. Bessel à Koœnigsberg , et M. Schwabe à Dessau , ont fait des observa- tions analogues. Ce dernier croit avoir encore apercu le 26 octobre, de faibles rayonnemens dirigés vers le noyau. Sui- vant lui, la nébulosité , généralement circulaire, a toujours offert une dépression , un enfoncement très-sensible dans sa partie tournée vers le soleil. M. Arago a constaté aussi, le 23 octobre, à l’aide d’un nou- vel appareil de polarisation colorée, que la lumière de la co- mète n'était pas, en totalité du moins, composée de rayons doués des propriétés de la lumière directe propre ou assimilée, et qu'il s’y trouvait certainement de la lumière réfléchie et polarisée , ou de la lumière venant du soleil. M. Arago dis- cute, à la fin de son intéressant article sur cette comète, inséré dans l’Ænnuaire du Bureau des Longitudes de 1836, et dont j'ai extrait une grande partie de ce qui précède , la question de l'éclat comparatif de cet astre dans ses dernières appari- tions. Il en conclut que cet éclat, loin d’avoir diminué depuis 1759, semblerait plutôt s'être accru , et qu'il peut présenter, soit dans le noyau , soit dans la chevelure et la queue de la comète, des changemens d'intensité presque subits. BULLETIN SCIENTIFIQUE. " 141 La dernière soirée où l’on ait pu observer la comète à Ge- nève, avant son passage au périhélie, a été celle du 7 novem- bre, ce qui nous a donné en tout trente-une nuits d'observations avant ce passage. M. Muller a réussi à la retrouver et à dé- terminer de nouveau sa position le premier jour de cette an- née , vers six heures du matin, près de l'instant de son lever au-dessus des montagnes qui bornent notre horizon. Elle pré- sentait , dans la lanette de notre équatorial, l'aspect d’une né- buleuse assez pâle , de forme ovoïde, d'environ 5 à 6’ de lon- gueur sur 3 de largeur. Le 15 janvier, elle était encore plus faible , et son diamètre ne paraissait guère que de 2 ou 3’ .Le 21, elle nous a offert l'aspect d’un petit nuage lumineux , d’en- viron 4’ de diamètre. Le mauvais temps nous a ensuite em- péchés de la voir jusqu’au 14 février. Nous devons d’antant plus regretter cette longue interruption, que, d’après une lettre de M. de Bogulawski , astronome à Breslau, rapportée dans l'Allgemeine Zeitung du 6 février, la comète aurait présenté, vers la fin de janvier, un accroissement de lumière très-extra- ordinaire. Elle serait presque subitement redevenue visible à l'œil nu , du 23 au 27, consme une nébuleuse de 4’ :/3 de dia- mètre apparent , et d’un éclat comparable à celui d’une étoile de sixième grandeur ; tandis que le 22, d'après le même as- tronome , par un temps très-clair , on ne pouvait la voir avec une lunette qu'avec beaucoup de peine et en employant un faible grossissement. | Le 14 février, M. Muller a trouvé de nouveau la comète très-faible de lumière. Le lendemain , par un temps moins clair en apparence, elle lui a paru un peu plus lumineuse dans la lu- nette, quoiqu'entièremenit invisible à l'œil nu, et il a évalué son diamètre apparent à environ 4/. Il l'a revue encore le 16 au matin, et son diamètre lui a paru d'environ 6’. Il a comparé chaque fois la comète, avec l’équatorial , à une ou plusieurs étoiles voisines , de manière à pouvoir en déduire sa position exacte. Sa marche a continué à s’accorder fort bien avec celle qui résulte des élémens calculés soit par la théorie, soit par les premières observations. Cet accord est surtout remarqua- ble, en adoptant les derniers élémens de M. Rosenberger et l'éphéméride qu'il en a déduite, insérée dans le n° 294 des 142 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Astr. Nachrichten. Les positions résultant des observations faites à Genève, depuis le passage de la comète à son péri- hélie, diffèrent à peine d’une ou deux minutes de degré , tan- tôt dans un sens , tantôt dans l’autre, de celles données dans cette éphéméride;.en sorte que l’on peut regarder les élémens ‘sur lesquels elle est fondée comme ne devant plus subir que de légères corrections. La comète a été observée à Milan depuis le 31 décembre; elle a été revue plus tard en Allemagne et probablement ail- leurs : mais je n’ai pas encore connaissance qu'elle ait pu être observée à Paris depuis son passage au périhélie. Elle se trouve maintenant dans la constellation du Centaure, à plus de 32° de déclinaison australe , mais elle doit bientôt se rapprocher de l'Equateur ; et comme elle se rapproche aussi un peu de la terre , on peut espérer de la suivre encore pendant quelques semaines , si le temps est favorable, À. CG. P. $. M. Muller a observé de nouveau la comète le 23 fé- vrier, vers 4 y, heures du matin, par 14h. 11 m. 24 s. d’as- cension droite en temps, et 32° 7. de déclinaison australe. Elle était excessivement faible de lumière, ce qui pouvait te- nir en partie aux circonstances atmosphériques ; et une per- sonne non exercée n’a pas pu la distinguer dans la lunette de l'équatorial. 3. — EXxISTENCE SOUPÇONNÉE D’UNE NOUVELLE PLANÈTE. M. Arago a fait part à l'Académie des Sciences de Paris, dans sa séance du 13 février, de l'extrait d’une lettre adressée par M. Cacciatore , directeur de l'Observatoire de Palerme, au capitaine Smyth, astronome anglais, et communiquée par ce dernier à la Société Astronomique de Londres. M. Caccia- tore annonce dans celte lettre, qu'il a vu dans le mois de mai 1835, près de la dix-septième étoile de la douzième heure du catalogue de Piazzi', une autre étoile de septième ou hui- tième grandeur: À yant pris la distance entre les deux étoiles, il fut fort surpris, trois jours après, lorsque le temps lui permit " Gette étoile fixe, de 7e à 8e grandeur, est située dans la constellation de la Vierge, par 181° ‘/, d'ascension droite et 4° # de declinaison australe. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 143 de reprendre ses observations, de voir que cette distance avait changé. Le mouvement de la seconde étoile dans l'intervalle avait été d'environ dix secondes en ascension droite du côté de l'est, et d'une minute ou un peu moins vers le nord. Le temps étant redevenu mauvais , et s'étant soutenu ainsi jusqu'à la fin de mai, époque où la clarté crépusculaire ne permettait plus des observations dans cette partie du ciel, M. Cacciatore n'à pu con- ünuer à suivre ce nouvel astre, qu'il considère bien comme une planète, et que, d'après la lenteur de son mouvement, il croit si- tué au-delà d'Uranus. Les détails précédens sont consignés dans le Compte rendu in- 4° des Séances de l'Académie, N° 7 de 1836. Nous désirons vivement que le printemps prochain offre à M. Cacciatore l’occasion de vérifier un fait astronomique aussi im- portant , et nous serons heureux de pouvoir tenir les lecteurs de la Bibl. Univ. au courant du résultat de ses recherches. A. G. PHYSIQUE. 4. — RÉCIT DU TREMBLEMENT DE TERRE QUI A EU LIEU AU CHirt, LE 20 FÉVRIER 1835 ; par Alex. CALDCLEUGH. (Zx- trait d’un Mémoire lu le 26 novembre 1835, à la Société Royale de Londres.) C'était jadis une opinion généralement admise par les habi- tans du Chili, que les tremblemens de terre qui désolent ces régions, avaient lieu à de certaines périodes dont le retour était régulier. Aujourd'hui, les nombreuses catastrophes de ce genre, qui se sont succédées sans régularité dans le siècle dernier, ont donné un triste démenti à cette supposition , et ont prouvé que les tremblemens de terre se manifestent indis- tinctement en toute saison, et quel que soit l'état de l'atmo- sphère. L'auteur n'ajoute que peu de foi aux différens pronostics qui annoncent, dit-on, les convulsions de la nature. IL observe cependant qu'on vit en 1835 des vols immenses d'oiseaux de 144 BULLETIN SCIENTIFIQUE. mer qui se dirigeaient vers les Cordillères , et que des migra- tions semblables avaient précédé le fameux tremblement de terre de 1822. Il conclut d’après ses propres observations que le baromètre éprouve une dépression marquée un peu avant un tremblement de quelque violence, et que , lorsque celui-ci a cessé , il revient à sa hauteur moyenne. Les volcans qui se trouvent dans la chaîne des Cordillères furent dans un état d'activité remarquable, soit avant, soit pendant la secousse. Le ‘tremblement de terre commença à onze heures et demie du matin ; les premières oscillations furent légères et accompa- gnées de peu de bruit; elles furent suivies de secousses ex- trémement violentes qui continuèrent pendant deux minutes et demie ; leur direction principale était du sud-ouest au nord- est. Elles furent accompagnées d’une violente explosion qui pa- raissait venir d'un volcan du côté du sud. Tous les bâtimens de la ville de la Conception furent renversés pendant ces ondu- lations. Au bout d’une demi-heure, les habitans, qui, à la pre- mière alarme, s'étaient sauvés vers les hauteurs voisines, se préparaient à retourner à leurs maisons, lorsqu'ils observèrent que la mer s'était retirée à une telle distance que les vaisseaux dans le port restaient à sec, et que tous les rochers et les bas- fonds de la baie étaient exposés à la vue. En même temps ils virent une immense vague s’avancer lentement vers la côte. En dix minutes, cette majestueuse masse d’eau atteignit la ville de la Conception , qui en fut bientôt couverte à la hauteur de 28 pieds au-dessus de la marée haute. Le peu d'individus qui étaient restés dans la ville, eurent à peine le temps de s'é- chapper et de contempler, du penchant des premières colli- nes, la submersion complète de cette cité. Le retour de cette énorme vague emporta dans l'Océan tout ce que les ruines contenaient de mobile , et la destruction fut achevée par une succession de vagues du même genre, mais plus petites. L'ile de Santa-Maria, située au midi de la baie de la Concep- tion , a environ sept milles de long et deux de large. Après le tremblement de terre, elle est restée de dix pieds au moins plus élevée que sa position précédente. Le fond de la mer au- tour de l'ile a éprouvé un semblable changement. Cette élé- D nn. : : BULLETIN SCIENTIFIQUE. 1435 valion a été trés-exactement constatée par les observations du capitaine Fitzroy, qui avait levé des plans tres-soignés de la côte de l'île avant le tremblement de terre. Ce fait important est ainsi prouvé par un témoignage aussi satisfaisant qu'au- thentique. L'auteur donne plusieurs détails sur les effets du tremble- ment de terre en différens lieux de la côte du Chili. Les oscil- lations paraissent s'être étendues du côté du nord jusqu'à Co- quimbo , et. de l'est, jusqu'a Mendoza, sur le revers de la grande chaîne des Andes. Des vaisseaux à la voile dans l'O- céan Pacifique , à cent milles de la côte, éprouverent la se- cousse avec une grande force. Son effet fut considérable dans l'ile de Juan Fernandez, masse basaltique à 360 milles de la côte. La mer s'éleva et s'abaissa soudainement ; elle s'éleya une fois à quinze pieds au-dessus de son niveau habituel, renver- sant tout sur la côte. 5. — MÉTÉORE OBSERVÉ EN PIÉMONT. ( Correspondance par- ticulière.) M. Burdin aîné, de Turin, nous communique l'observa- tion suivante, faite par M. Mérabréaz , officier du génie : « Le 8 février, dans la vallée de Suse, dans la plaine entre Saint-Ambroise et Rivoli, qui était en grande partie couverte par la neige , sur les sept heures du soir, température envi- ron — 6”, Lemps serein, léger vent tombant des Alpes, un pe- tit globe nébuleux, laissant après lui une traînée légère et pa- reillement nébuleuse, s'est élevé de terre avec une très-grande rapidité jusqu'à la hauteur de 30 pieds environ , à laquelle il a éclaté avee un petit bruissement semblable à celui d'une pincée de poudre qui brûle librement , et en produisant une clarté très-vive, après la disparition de laquelle il est retombé «ne espèce de poussière blanchâtre. » « L'effet a été, en général, très-semblable à celui d'une étoile de chandelle romaine , pour les dimensions et les ap- : parences. » I 10 146 BULLETIN SCIENTIFIQUE. 6. — EGALITÉ DE LA TEMPÉRATURE D'UNE EAU COURANTE A LA SURFACE ET AU FOND; par le prof. MÉRIAN. (Rap- port de la Société d'Histoire Naturelle de Bäle de 1834-35.) Les observations dont il est question ont été faites dans l'été de 1834, à l'école de natation de Bâle, à une place où l'eau rapide du Rhin a une profondeur moyenne d'environ 16 pieds. On s’est servi d'un thermomètre gradué avec soin, et dont la boule était entourée d'une couche de cire, de sorte qu'il lui fallait à peu près un quart-d'heure pour prendre la tempéra- ture de l’eau dans laquelle il était plongé, et qu'on pouvait être sûr par conséquent qu'il ne changeait pas sensiblement de hauteur, pendant qu'on le sortait et pendant qu’on le con- sultait. On trouva que la température à la surface de l’eau et à 16 pieds de profondeur était presque exactement la même ; celle d'en bas était inférieure de o°,1 R. au plus. La cause de celte surprenante uniformité de la température paraît être dans la différence de rapidité d'une eau courante à des profondeurs inégales, différence qui a pour eflet un mélange constant dans toutes les parties de cette eau. Ce.mélange, dans une eau cou- rante, s'opère plus lentement dans une direction horizontale ; c'est un fait connu, par exemple, que les eaux diversement co- lorées de deux fleuves qui se réunissent, se distinguent encore l'une de l’autre à une distance notable du confluent. Un ob- stacle, un pont, par exemple, produit-il par sa présence une rapidité diverse dans le courant de l’eau, alors seulement s’'o- père aussi dans une direction horizontale, un mélange uni- forme des parties d'eau ; tandis que ce mélange s'établit de lui-même , sans obstacle particulier, dans une direction verti- cale. Une conséquence de l'uniformité de température d'une eau courante à diverses profondeurs , est la formation de la glace au fond du lit des rivières. Quoique le refroidissement du fleuve commence à sa surface , la température est cepen- dant à peu près la même dans toutes ses parties ; alors la glace se dépose, comme cela a toujours lieu, à la place la plus tran- quille, c’est à dire au fond , dans le cas où la température s’a- baisse assez pour qu'une partie de l'eau qui coule passe à l'état de congélation. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 147 7.— SUR LA FORME DES GRAINS DE GRÊLE; par le prof. MÉ- RIAN. (Rapport de la Société d'Histoire Naturelle de Bâle de 1834-35.) Les grains de grésil présentent la forme d'un cône tronqué par le haut avec une base arrondie sphériquement. Ts se com- posent d’aiguilles de neige isolées, qui se dirigent en rayon- nant du sommet vers la base. Ce fait parait avoir jusqu'à pré- sent échappé aux observateurs, malgré la facilité avec laquelle on peut le confirmer par un examen plus attentif. Le grain de grésil devient grain de gréle par l'addition d’une couche de glace dense et claire à la base sphérique du cône ; et si le grain s'accroît encore, cela a toujours lieu de préférence par la base, de sorte que la forme ordinaire des grains de grêle est celle d'une poire , semblable à celle du grain de grésil, dont ils ti- rent leur origine. Le sommet du cône est formé par la substance neigeuse , opaque et divisée en rayons , qui constitue le grain de grésil; la partie inférieure arrondie est de la glace claire so- lide. Ceue forme des grains de grêle a depuis long-temps été décrite, entre autres déjà par Descartes, dans sa météorologie; mais il semble qu'on l'ait regardée comme particulière à des cas de grêle spéciaux, jusqu'à ce que Zéop. de Buch en fit remarquer la constance dans les mémoires de l'Académie de Berlin en 1814. C'est évidemment dans la constance de posi- tion que les grains de grésil et de grêle conservent dans leur chute , qu'il faut chercher l'explication de leur origine. L’ac- croissement a lieu toujours seulement, ou du moins de préfé- rence, par le côté inférieur, vers lequel se présentent de nou- velles parties aqueuses qui se réunissent au grain. La différence entre la formation du grésil et celle de la grêle paraît consister en ce que, dans la première , les parties aqueuses passent immé- diatement de la forme de vapeurs à l'état solide, tandis que dans las econde , elles passent encore auparavant à celui de gouttes liquides. Le type normal disparaît quand des vents irréguliers trou- blent la direction de la chute ou amènent une fonte irréguliè- re, ou bien aussi quand des grains isolés se coagulent ; car la forme de poire est, il est vrai, la forme ordinaire , mais elle n'est pas la seule. La manière dont les grains de gréle tirent leur origine de 148 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ceux de grésil , prouve que ce n’est pas la rupture d'une boule de glace globuleuse qui peut être la cause de la forme de poire, comme le conjecturaient d'anciens naturalistes; mais elle prouve aussi l'insuffisance de la théorie de Volta sur la formation de la gréle, laquelle suppose nécessairement que les grains de grêle, lorsqu'ils augmentent de grosseur, sont jetés irrégulièrement de côté et d'autre. Eu terminant, l’auteur fait encore mention de /a pluie gelée, composée de petites boules transparentes de glace, comme d'un phénomène totalement différent de la formation du grésil, et qui n’est point aussi rare que plusieurs physiciens le préten- dent. Ces boules transparentes, formées d’eau congelée, prou- vent le peu de solidité de ces théories dans lesquelles on attri- bue à des gouttes de pluie, qui ont éprouvé un commencement de congélation, la formation des grains de grêle, dont la struc- ture est beaucoup plus compliquée. 8. — DE LA STRUCTURE ANATOMIQUE ET OPTIQUE DU CRIS- TALLIN DES ANIMAUX; par Sir David BREWSTER. (Extrait d'un Mémoire lu à la séance du 21 janvier 1836 de la So- ciété Royale de Londres.) L'auteur a examiné la structure du cristallin d'un grand nombre d'animaux appartenant à chacune des quatre classes de vertébrés, et rend dans ce mémoire un compte détaillé de ses observations, arrangées suivant qu’elles se rapportent à des structures de plus en plus compliquées. Dans un mémoire pré- cédent, publié en 1833 dans les Transactions philosophiques, le cristallin de la morue était pris pour type de la plus simple de ces structures, en tant que toutes les fibres dont il est com- posé, convergent, comme les méridiens d’un globe, vers deux points opposés, ou pôles d'un sphéroïde, ou solide lenticulaire; ces deux pôles sont situés dans l'axe de vision. La structure qui occupe le second rang en fait de simplicité, est celle qu'on trouve dans le saumon parmi les poissons, dans le gecko parmi les reptiles, et dans le lièvre parmi les mammifères. Ces cristallins présentent à chaque pôle deux cloisons placées sur une ligne continue, à différens points , auxquelles toutes les ‘ BULLETIN SCIENTIFIQUE. 149 fibres qui vont d’une surface à l’autre ont leur origine et se terminent. On trouve une structure un peu plus compliquée dans les cristallins de la plupart des mammifères ; on la re- marque particulièrement dans le lion, le tigre, le cheval et le bœuf, On y voit à chaque pôle trois cloisons qui ont la forme de lignes divergentes inclinées les unes aux autres sous des angles de 120°. Le degré suivant de complication s’observe dans les cristallins de la baleine, du véau marin et de l'ours, qui contiennent quatre cloisons de chaque côté, placées à angles droits les unes des autres en forme de croix. L'auteur a ob- servé dans quelques cristallins de baleines et de veaux marins deux cloisons , formant une ligne continue partant de chaque pôle , et de chacune des extrémités de laquelle partaient encore deux autres cloisons qui étaient inclinées à angles droits l'une sur l'autre. Ainsi, il y en avait en tout cinq sur chaque sur- face. La structure la plus compliquée est celle du cristallin de l'éléphant. Il présente trois cloisons primaires divergeant à angles égaux du pôle, et.se partageant à leurs extrémités en deux cloisons additionnelles, qui sont inclinées l'une sur l'autre de 60°. Ces dernières sont les véritables cloisons, auxquelles les radiations fibreuses se rapportent principalement. Dans quelques cristallins d’éléphant, l'auteur a trouvé que les trois cloisons partaient immédiatement des pôles, et qu'elles étaient extrêmement courtes et disparaissaient presque entièrement ; en sorte qu'il n’a pas de doute qu'occasionnellement il se trouve qu'elles ont disparu, et que les six autres cloisons divergent des pôles comme les rayons d’un hexagone sous des angles de 60°. Dans tous les cas précédens, lorsque l’arrangement des fibres est symétrique des deux côtés, les cloisons, sur les surfaces opposées du cristallin, occupent des positions inverses l'une de l’autre. Ainsi, dans le cas simple dés doubles cloisons à cha- que pôle, la ligne formée par celles de la surface postérieure est située à angles droits de la ligne formée par les cloisons de la surface antérieure. Quand il y a trois cloisons divergentes à chaque pôle , la direction de celles d'un côté coupe en deux les angles formés par celles de l'autre côté. Enfin, quand les parois forment une croix rectangulaire, celles d'une surface sont inclinées de 45° sur celles de l'autre surface. 150 BULLETIN SCIENTIFIQUÉ. Il résulte , comme conséquence de cette configuration de Ta série des points qui constituent les origines el qe extrémités des fibres , que toutes les fibres, excepté seulement celles qui partent en droite ligne des extrémités des cloisons, doivent, dans leur passage d'une surface à l'autre, suivre un cours plus ou moins contourné, et former des lignes de double courbure, c'est à dire des courbes dont aucune portion n’est dans Île même plan. Les fibres des cristallins de quadrupèdes diminuent gra- duellement de grosseur, de l'équateur au bord du cristallin. Elles sont unies ensemble par de petites dentelures comme celles des poissons ; mais en général les dentelures sont plus petites et moins distinctement prononcées, el quelquefois on ne les voit qu'avec grande difliculté. Dans le cristallin de Ia tortue de mer, aussi bien que dans celui de plusieurs poissous, l'arrangement des fibres, au lieu d'être symétrique des deux côtés, comme dans tous les exem- ples précédens , est différent sur les surfaces antérieure et postérieure. Il y a deux cloisons sur la premiere , et il n’y en a point sur la dernière, qui ne présente qu'un seul point polaire de convergence. L'auteur a donné une grande attention aux propriétés op- tiques de ces structures. Le cristallin du saumon dépolarise trois séries de franges lumineuses. Les séries intérieure et ex- térieure sont négatives, et la série intermédiaire positive. La structure SES de la cornée est négative ; elle dépola- rise de très-hautes teintes à son point de jonction avec la cou- che sclérotique- Lorsqu'une tranche de la sclérotique, coupée à peu près perpendiculairement aux surfaces, et avec des faces parallèles, est exposée à la lumière polarisée, elle présente un système de franges rectilignes à deux axes, exactement comme celles d’une plaque de verre échauflée avec de l’eau ou de l'huile bouillante, pendant us refroidissement rapide. La même alter- native de propr iétés à l'égard de la polarisation dans les cou- ches successives de la substance du cristallin , s "observe dans ceux d’autres poissons que l'auteur a examinés. Quant à la cause finale de ces arrangemens si compliqués , il est raisonnable de concevoir que la densité graduellement Nu BULLETIN SCIENTIFIQUE, 151 croissante des fibres dans chaque couche successive, de la sur- face au centre, est destinée à corriger l'aberration de sphéri- cité. Mais le but des autres propriétés résultant de l’arrange- ment des fibres relativement aux cloisons , dans toutes leurs variations de nombre et de position, et plus particulièrement les alternatives de structures négatives et positives , mises en évidence, l'action des différentes couches sur la lumière pola- risée, n’onl pas même été jusqu'ici l'objet d'une conjecture, et demeureront probablement au nombre desnombreux problèmes qui exerceront la sagacité d’un autre siècle. 9- — RAIES NOIRES DU SPECTRE; par RUDBERG. (_{nnalen | der Physik, etc., 1835, N° 7.) M. Rudberg , voulant s'assurer si les raies noires observées par Fraunhofer dans le spectre solaire, sont dues à une absorp- tion de la lumière exercée par le milieu qu'elle traverse, s'est servi, dans ce but, du même appareil qu'il avait employé dans ses autres expériences sur la réfraction. La seule différence, c'est que devant l'ouverture de l’héliostat il a assujetti un tube de laiton dans lequel un autre était emboité. Les deux tubes étaient fermés à une de leurs extrémités par un verre plat à faces parallèles. Quand l’un était ajusté dans l'autre , comme dans une lunette d'approche, les deux verres n'étaient qu'à une petite distance l'un de l’autre, mais laissaient cependant entre eux un intervalle qui communiquait avec un réservoir rempli d'un liquide coloré. En avançant le tube mobile, on pouvait alonger plus ou moins la colonne horizontale de li- quide , et par conséquent augmenter plus ou moins son pou- voir absorbant. Avant que la lumière atteignit le prisme, elle était obligée de traverser cette colonne, ce qui affaiblissait plus ou moins les divers rayons colorés. M. R. a examiné un granu nombre de liquides de couleur différente, et a toujours trouvé que les raies noires dans chaque couleur du spectre conser- saient leur place jusqu'au moment où la couleur disparais- sait ; et qu'il ne se formait point du tout de nouvelles raies. H suit de là que le pouvoir absorbant des liquides colorés pour la lumière , n'exerce aucune influence sur l'existence et lx 452 BULLETIN SCIENTIFIQUE. position des raies noires du spectre. Il n'en est pas de même avec les gaz ; c'est un point dont l’auteur promet de s'occuper bientôt. 10. — NOTE SUR L'ÉLECTRICITÉ DÉVELOPPÉE PAR LA DÉSOXI DATION LE CERTAINES SUBSTANCES MINÉRALES ; par M. le prof. À. DE LA RIVE. En cherchant à démontrer qu'il n'y a aucun développe- ment d'électricité dans le simple contact de deux corps hété- rogènes, j'ai été plus particulièrement appelé à étudier ce qui se passe dans le contact du peroxide de manganèse et du pla- tine. Cet examen m'a conduit à quelques conséquences sur l'électricité développée dans les actions chimiques en général, et plus particulièrement dans la désoxidation dent j'ai fait part à M. Arago, dans une lettre que ce savant a communiquée à l'Académie des Sciences le g novembre 1835. Des lors M. Bec- querel a publié, dans les Ænnales de Chimie (octobre 1835, p. 164), une note renfermant le résultat d'observations ana- logues aux miennes, seulement en ce qui concerne le per- oxide de manganèse; et un autre savant, M. Munck af Ro- senschôld a décrit quelques phénomènes du même genre dans les Annalen der Physik de Poggendorff( n° 5. 1835). Je vais décrire sommairement quelques-uns des principaux résultats que j'ai obtenus. Je donnerai , dans les deux articles qui suivent celui-ci, une analyse de ceux auxquels sont par- venus MM. Becquerel et Munck. On sait que dans le contact du peroxide de manganèse et du platine, Y'électricité positive passe dans le platine, et la né- gative dans le doigt ou le corps humide quelconque avec le- quel on touche le peroxide. Or, en étudiant avec quelque soin ce qui se passe dans cette expérience , je me suis assuré que la production de l'électricité est due à une action chimique qui est exercée sur le peroxide de manganèse. Celte action est probablement une légère désoxidation accompagnée de la for- mation d'un hydrate ; elle est très-faible avec l'eau distillée ; elle est plus forte, mais à des degrés différens , avec des solu- tions acides et alcalines , ou avec le doigt, dont l'humidité est BULLETIN SCIENTIFIQUE. 153 toujours légérement acide ou alcaline. Pour prouver que c'est à cette action , et non au contact du peroxide avec le platine, qu'on doit attribuer les signes électriques , j'ai remplacé le platine par une lame mince de bois, aussi sèche que j'ai pu me la procurer sans qu'elle cessât d'être conductrice ; je l'ai mise sur le plateau du condensateur , et j'ai placé sur elle le peroxide ; puis, touchant le peroxide soit avec le doigt, soit avec du papier trempé dans une solution acide ou alcaline, j'ai obtenu à l’électroscope des signes très-prononcés d’élec- tricité positive. Pour recueillir la négative, j'ai fait l'expérience inverse ; posant sur le plateau du condensateur une lame de platine, j'ai mis sur cette lame le morceau de papier bumecté, sur lequel j'ai placé le peroxide que j'ai touché avec le bois ow avec le doigt très-sec ; le condensateur s’est chargé alors d'électricité négative. Il n'est pas nécessaire de remarquer que le contact du platine et du métal du condensateur n'est pour rien dans la production de cette électricité, qui serait d’ailleurs d'une mature contraire si elle provenait de cette cause. Ainsi donc, il résulte de ce qui précède, que l’action chimique exer- cée par les corps humides sur le peroxide de manganèse ( ac- tion qui est probablement dans tous les cas essentiellement désoxidante ) dégage de l'électricité ; que la loi de ce dégage- ment est que l'électricité négative passe dans le corps humide allaquant , et que la positive reste dans le peroxide, d'où elle passe dans les corps non attaquans en contact avec lui. J'ai réussi à vérifier , au moyen du galvanomètre , les con- séquences que j'avais tirées des indications de l'électroscope condensateur. Une lame de platine a été fixée à l'une des ex- trémités du galvanomètre ; un morceau de peroxide de man- ganèse à élé mis en communication avec l'autre ; ce couple plongé dans l’eau et dans différentes solutions acides ou alca- lines , a donné naissance à un courant dans lequel le peroxide jouait constamment le rôle de l'élément négatif, c'est à dire que c'était de lui que partait l'électricité négative pour entrer dans le liquide, puis dans le platine, et revenir au peroxide à travers le fil du galvanomètre. L'intensité du courant dépen- dait essentiellement de la nature du liquide interposé entre les élémens du couple ; elle était très-prononcée avec les acides t54 BULLETIN SCIENTIFIQUE. hydrochlorique et nitrique. On sait que le premier de ces aci- des, en donnant lieu par son action sur le peroxide de man- ganèse , à un dégagement de chlore , occasionne une forte dé- soxidation du peroxide; en employant l'acide nitrique, on voyait les bulles d'oxigène s'échapper, parce qu'il y avait for- mation d’un nitrate de protoxide. L'ammoniaque donnait lieu aussi à un courant passablement fort, et il y avait formation d'un composé jaunâtre, qui était probablement un hydrate d'un sous-oxide, Un fait qui prouve l’altération chimique que le peroxide de manganèse éprouve de la part de l’eau, c'est que lorsqu'il est resté quelques jours plongé dans ce liquide, et qu'on le met avec du platine pour former un couple dans de l'acide nitrique étendu , il joue au premier moment le rôle d'élément positif, parce qu'il y a formation immédiate d’un nitrale ; mais une fois que la première couche aliérée par l’ac- üon prolongée de l'eau a été enlevée par l'acide nitrique, le peroxide redevient négatif, parce que, pour que l'acide nitri- que puisse se combiner avec lui , il faut qu’il éprouve une dé- soxidation , ou qu'il se change en hydrate. L'action de l’eau sur le peroxide de manganèse et la forma- tion d'un hydrate qui doit en résulter, peuvent expliquer aussi bien que la désoxidation le développement du courant observé. Eu effet, dans cette action, l'eau doit jouer relativement au peroxide, le rôle d'une base par rapport à un acide, c’est à dire, prendre l'électricité négative tandis que le peroxide prend la positive. Cependant , ce qui me ferait pencher à croire que dans la plupart des cas du moins, la désoxidation est bien la cause du courant, c’est le nombre considérable de faits analogues que j'ai réussi à déterminer. Ainsi, si l’on remplace dans l'expérience rappor iée plus haut, le peroxide de manganèse par le chromate de potasse, on obtient un courant d'une intensité extrémement remarqua- ble, surtout en employant comme liquide interposé entre le chromate et le platine, de l'acide bydrocklorique ou de l'acide nitrique. Or l'on sait que dans ce cas, il y a une très-forte dé- soxidation du chromate de potasse. Avec le deutoxide et sur- tout le tritoxide de plomb on obtient des résultats semblables. Dans tous ces cas, le courant est beaucoup plus fort qu'avec PIN LORS OR PS EE BULLETIN SCIENTIFIQUE. 155 le peroxide de manganèse ; et toujours dirigé dans le même sens , c'est à dire que la substance attaquée (action qui est ici une désoxidation) est négative par rapport au platine. Plusieurs oxides m'ont présenté , surtout dans l'acide bhydro- chlorique , des résultats semblables à ceux qui précèdent , et qui prouvent que la désoxidation donne naissance à un courant dirigé en sens inverse de celui que produit l'oxidation. Cepen- dant il faut reconnaître que s’il y a désoxidation, il ÿ a en mé- me temps, dans la plupart des cas, formation d'un nouveau composé ; par exemple dans Facide hydrochlorique l'oxide est le plus souvent remplacé par un chlorure. L'action qui donne naissance au chlorure détermine, lorsqu'elle est seule, un cou- rant dirigé en sens inverse de celui qui est observé , c'est à dire, dans le même sens que celui qui est dû à l'oxidation. Si donc on obtient un courant contraire, cela prouve que dans les mêmes circonstances, l'action désoxidante produit un cou- rant plus fort que celui qui résulte de la formation d'un chlo- rure._ On est ainsi conduit à reconnaitre que les intensités des courans électriques, développés dans une action chimique, dé- pendent non-seulement de la rapidité et de l'étendue de cette action , mais encore el surtout de sa nature. Plusieurs autres faits sont venus confirmer cette conjecture que nous dévelop: perons avec quelques détails dans un prochain article. 11. — DES EFFETS ÉLECTRIQUES PRODUITS DANS LE CONTACT DE CERTAINES SUBSTANCES MINÉRALES ET DE L'EAU ; par M. BECQUuEREL. { Ann. de Chim. et de Phys. T. Go, p. 164, oct. 1835.) Après avoir rappelé que deux lames , l'une d'or, l'autre de platine , dont les surfaces sont très-nettes el ont séjourné pen- dant quelque temps dans de l'eau distillée qui leur enlève tous les corps étrangers, ne donnent naissance à aucun eflet élec- trique de tension par leur contact mutuel, ni à aucun courant quand on les plonge dans un liquide qui ne réagit pas chimi- quement sur l'une d'elles , l'auteur examine ce qui a lieu quand on met en contact l'or ou le platine avec le peroxide de man- ganèse , l'anthracite , la plombagine, ete. On sait déjà qu'il y 156 BULEETIN SCIENTIFIQUE, a dans ces derniers cas un développement d'électricité de ten- sion , quoique les substances en question ne paraissent éprou- ver aucune altération de la part de l’eau distillée ; ou du moins s'il en existe une; elle est si faible qu'elle doit exiger un temps considérable pour être rendue sensible à nos yeux autrement que par des effets électriques. Quand ces mêmes substances forment un circuit fermé avec l'eau et le platine, elles donnent naissance à des courans. C’est ce qui a lieu , par exemple, quand on fixe à l’une des extré- mités du fil d'un multiplicateur un cristal de peroxide de man- ganèse d'un centimètre de long et de quelques millimètres de large , et à l’autre une lame de platine de même dimension. L'aiguille aimantée est aussitôt déviée plus ou moins de sa po- sition ordinaire d'équilibre, selon la sensibilité de l'appareil , dans un sens tel que le peroxide prend à l'eau l'électricité po- sitive, c'est à dire joue le rôle d’un élément négatif, comme le fait ordinairement tout corps qui perd de l'oxigène ou qui se comporte comme un acide; l'aiguille vient à 0° aussitôt qu'elle a cessé d’osciller. Si l’on interrompt le circuit sans chan- ger le contact du peroxide ou du platine avec l'eau, et qu'on le rélablisse aussitôt, l'aiguille reste en repos ; mais il n’en est plus de même quand l'interruption dure plus de cinq mivutes ; dans ce cas, elle est déviée d’un certain angle dont la gran- deur dépend du temps pendant lequel le circuit est resté ou- vert. Voici les conclusions que M. Becquerel tire de trois séries d'expériences faites successivement avec le platine d'une part, le peroxide de manganèse , l’anthracite et le carbure de fer d'autre part : 19 Lorsque le platine, l'eau et une substance minérale con- ductrice et difficilement altérable forment un circuit fermé, il se produit une décharge électrique instantanée , analogue à celle que donne la bouteille de Leyde à l'instant où l'on ferme le circuit. 2° On ne peut obtenir une seconde décharge qu'aulant que le circuit reste interrompu pendant quelque temps. 3' La décharge est d'autant plus intense que le cireuit est resté plus long-temps interrompu. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 157 M. Becquerel se demande si les effets observés doivent être attribués à un excès d'électricité libre dégagée dans la réaction chimique très-lente de l’eau sur le minéral , lequel excès , en raison de la mauvaise conductibilité de ce dernier, est resté engagé entre ses molécules où il s'est accumulé jusqu'à un certain degré, de manière à produire ensuite une décharge analogue à celle de la bouteille de Leyde , quand on établit la communication de la manière indiquée. L’isolement ou la com- munication avec la terre de l'appareil et des substances qui servent dans les expériences précédentes, ne changent rien aux résultats. Il faut donc que les deux électricités dégagées se trouvent en équilibre à la surface de contact des deux corps , comme cela a lieu dans le condensateur ; de sorte que la surface de contact produit le même effet que la couche isolante dans ce dernier appareil. Après quelques autres expériences qui confirment les con- clusions précédentes, et qui montrent en particulier qu'il suffit d'une légère couche d’eau adhérente à la surface du crystal de peroxide de manganèse, pour produire le même effet que son immersion complète dans l’eau , l’auteur examine si les faits qu'il vient de décrire sont favorables ou non à la théorie du contact, telle que l’a imaginée Volta. Quoique disposé à re- connaître une origine purement chimique à l'électricité voltaï- que , il se demande quelle est la nature de l’action chimique que l'eau exerce sur la plombagine et surtout sur l’anthracite? Dans l'impossibilité de répondre à cette question, il émet de nouveau l'opinion qu'il a déjà soutenue , qu’il peut très-bien se faire qu’il y ait dégagement d'électricité dans le contact de deux corps, quand leur attraction est suffisante pour troubler l'équilibre naturel des molécules en présence, et non pour vaincre la force de cohésion , qui s’oppose à leur combinaison. Une expérience semble à M. Becquerel propre à confirmer sa conjecture. Une lame d’or et une lame de platine , plongées dans de l’eau ordinaire, ne donnent pas de courant ; en ajoutant quelques gouttes d'acide nitrique à l’eau , en interrompant le circuit et le refermant aussitôt, il en est encore de même. Mais , si au lieu de refermer le circuit aussitôt, on le laisse ou- vert, on a une déviation de 5 à 6 degrés, qui est produite par 158 BULLETIN. SCIENTIFIQUE. une décharge instantanée , analogue à celle qu'on a obtenue avec les minéraux. La direction de ce courant annonce que l'eau légèrement acidulée a pris l'électricité positive comme si elle avait attaqué l'or, et cependant nous ne connaissons pas en chimie d'action de ce genre. Il faut donc qu'elle soit si fai- ble qu'il n'y ait pas de produits formés appréciables. Note du Rédacteur. — 11 nous est impossible d'admettre cette dernière manière de voir, que M. Becquerel présente du reste avec une grande défiance. Les expériences que nous avons rapportées dans l’article qui précède celui-ci_(n° 10) montrent clairement qu'il y a une réaction chimique , très-lé- gère, il est vrai, dans le contact de l’eau et du peroxide de manganèse. Quand on réfléchit d'une part au peu d'intensité des courans électriques obtenus par M. Becquerel dans les ex- périences dont il donne les détails, et d'autre part à quel cou- rant puissant peut donner ñaissance une action chimique même très-faible , on conçoit facilement que pour expliquer ces pre- miers courans , il suflit d’une réaction chimique, pour ainsi dire imperceptible par les moyens directs, et dont les effets ne peuvent se manifester que par une durée très-prolongée. Les réactions chimiques qui ont lieu dans les expériences de M. Becquerel sont encore si faibles que, malgré la sensibilité des instrumens qu'il emploie, il faut qu'elles se prolongent pendant un certain temps et que leurs effets s'accumulent à un certain degré, pour que les courans électriques auxquels elles donnent naissance deviennent perceptibles. N'est-ce pas là une nouvelle preuve de l’origine chimique de ces courans? Car, si c'était le contact seul qui leur donnait naissance, pourquoi ne se- raient-ils pas instantanés , et comment pourrait-on concevoir que l'élément du temps entrât pour quelque chose dans leur production? Enfin , le sens même de ces courans et leur intensité relative viennent encore à l'appui de l'opinion qu'ils sont dus à une ac- tion chimique. Le peroxide de manganèse et le carbure de fer sont négatifs par rapport au platine dans l’eau; le premier Cats “ds. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 159 donne lieu à un courant un peu plus fort que le second. Or, dans ces deux cas , l’action très-faible et très-lente de l'eau est évidemment une action décomposante , moins prononcée en- core sur le carbure que sur le peroxide ; le sens et l'intensité des courans s'accordent avec cette supposition toute naturelle, que confirme d’ailleurs l'examen attentif d'une action très- prolongée de l’eau sur ces deux minéraux. L’anthracite et l'or sont positifs par rapport au platine , et le courant est encore plus faible que dans les deux cas précédens. Mais ici l’action de l’eau, soit pure, soit légèrement acidulée , doit être une action oxidante sur l'anthracite et sur l'or, ce qui explique pourquoi ces deux substances sont positives ; quoique excessi- vement légère, cette action peut, par l'effet d’une durée plus ou moins prolongée, donner lieu à des courans électriques sen- sibles. Dans toutes ces expériences , l'accumulation des prin- cipes électriques qui résulte de la prolongation de l'action chi- mique, doit cesser quand ces principes arrivent à un état de tension tel, qu'ils peuvent se réunir malgré l'obstacle que leur présente le passage plus ou moins dificile du conducteur solide au liquide. Cette limite dépend de la nature particu- lière de ces conducteurs ; ainsi, nous concevons qu'elle soit plus vite atteinte pour l'or et l'eau légèrement acidulée , cas dans lequel le courant est plus faible, que pour le peroxide de manganèse et l'eau , cas dans lequel le courant est plus fort. IL est un principe qu'il ne faut pas perdre de vue dans ce sujet, savoir qu'on ne doit pas nier la présence d’une action chimique ; parce qu'on n’en voit pas immédiatement les pro- duits. Nous pourrions citer un grand nombre d'exemples qui montrent que les courans électriques sont un moyen de dé- couvrir l'existence d'actions chimiques parfaitement constatées, dans des cas où cependant on ne peut apercevoir aucune trace de produits immédiats. Mais nous n’aborderons pas actuelle- ment ces détails, sur lesquels nous aurons l'occasion de reve- mir incessamment. Nous nous bornerons, en terminant, à re- marquer que les nouvelles expériences de M. Becquerel , loin d'être contraires au principe de l'origine purement chi- mique de l'électricité voltaique, nous paraissent être, au con- ‘iraire ; quand on les combine avec celles que nous avons rap- 160 BULLETIN SCIENTIFIQUE. portécs dans le numéro précédent , une nouvelle preuve en faveur de l'exactitude de ce principe. ÀAe-DHilL BR: 12. — DÉCOUVERTE D'UN CORPS QUI, EN CONTACT AVEC D'AU- TRES ÉLECTROMOTEURS , DÉVELOPPE UNE ÉLECTRICITÉ NÉGA- TIVE BEAUCOUP PLUS FORTE QUE TOUT AUTRE OBSERVÉ JUS- Qu'icr; par P. S. Muncx AF ROSENSCHÔLD. (Ann. der Physik, No 5,1835.) En réfléchissant à la forte électricité négative que développe le peroxide de manganèse dans son contact avec les corps, l’auteur fut conduit à étudier sous ce rapport d’autres peroxi- des , et plus particulièrement le deutoxide et le tritoxide de plomb. Le premier étant très-mauvais conducteur, il le laissa pour ne s'occuper que du second. IL s'assura 1° que le tri- toxide était bon conducteur de l'électricité , qu'il l'était même plus que le peroxide de manganèse ; 2° qu'il possédait un pou- voir électromoteur négatif, supérieur même à celui du pero- xide de manganèse. Mis en contact successivement avec le cuivre, le zinc, le charbon et le peroxide de manganèse, le tritoxide de plomb se chargea toujours d’une forte électricité négative dont la présence était accusée par un électroscope muni d'un conden- sateur. En opposition avec la loi indiquée par Volta, le trito- xide de plomb , placé entre deux disques de cuivre, l'un mis en communication avec le sol, l’autre avec le condensateur , chargeait ce dernier d'électricité ; l'auteur attribue ce résul- tat à l'action de quelques causes extérieures. Il observe en par- ticulier que la faculté que possède le tritoxide d'attirer l'humi- dité de l'air , exerçait une grande influence sue ces phénomé- nes. Ainsi du tritoxide de plomb étant placé de manière à former une couche sur une lame de cuivre, si on l’humecte légèrement avec l’haleine sur sa surface supérieure, et qu’on touche ensuite cette surface avec un fil de cuivre isolé , mais mis.en même temps en communication avec le condensateur, ce dernier se charge d'électricité négative. Si la couche de tritoxide est humectée sur celle de ses deux surfaces qui est RD RS SL Se à in sn ide de mie de BULLETIN SCIENTIFIQUE. 161 en contact avec la lame de cuivre, c’est de l'électricité posi- tive qu'elle donne au condensateur quand on touche avec le fil de cuivre sa surface non humectée. M. Munck ayant réussi à faire de petits cylindres solides avec le tritoxide de plomb, il obtenait , en les mettant en con- tact avec le condensateur au moyen d'un papier légèrement humecté, de fortes doses d'électricité négative. Voici les ré- sultats comparatifs obtenus par l'auteur en mettant successi- vement en gontact, avec un plateau de zinc, les différentes substances dont les noms suivent, et en les faisant communi- quer par un papier humecté avec le condensateur de cuivre. L'électricité était toujours négative ; la tension est exprimée en degrés de l’électromètre de Volta : Zinc mis en contact avec : Degrés de tension électrique, Guivnesuliessubefs «émise sépalalei à bis US RL Datanene dCi ass op: 12 Gbañbonans Matt. act 2 4,2, Re made min diras Euistt Lun Sulfure noir de Mercure... ss. 5 Pan AAA Léna dtièe dtat. OP Peroxide de manganése......... 69 1, Tritoxide de plomb....:....... o° % L'inspection de ce tableau fait voir, comme nous l'avons dit, que le tritoxide de plomb est éminemment négatif et même de beaucoup supérieur sous ce rapport au peroxide de manganèse. L'auteur croit, avec raison , qu'on pourrait le substituer avec avantage à cette dernière substance dans la construction des piles sèches , et l'employer même avec utilité dans les piles ordinaires , à la place de cuivre. Les expériences dont nous venons de présenter le résumé sont tout à fait de nature à confirmer les résultats que nous avons exposés dans le N° 10. Nous avons vu en effet que le tri- toxide de plomb, ainsi que d'autres peroxides , donnaient lieu, quand ils formaient des couples avec le platine, à des courans électriques où ils jouaient le rôle d'élémens négatifs. Nous avons aussi fait voir qu'ils devaient cette propriété à une réac- tion chimique exercée sur eux par les liquides dans lesquels I 11 162 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ils étaient plongés, ou avec lesquels ils étaient simplement en contact. Avec le peroxide de manganèse et le tritoxide de plomb , l'action exercée par l’eau , soit pure , soit acidulée , a pour résultat ou la formation d'un hydrate ou une désoxida- tion ; dans les deux cas également cette action doit donner naissance à un courant dirigé en sens contraire de celui que développe l’oxidation d’un métal , la formation d’un chlorure, et celle de tout autre composé binaire ou salin. C’est aussi ce que l'expérience démontre. Les détails dans lesquels entre M. Munck sur ses propres expériences viennent tout à fait à l'appui de l'opinion que ce n’est point le contact, mais bien, comme pour le peroxide de manganèse, une action chimique qui donne naissance à l'é- lectricité négative que développe le tritoxide de plomb. Si c'était le contact pourquoi y aurait-il dégagement d'électricité quand le tritoxide est placé entre deux plateaux du même métal, de cuivre, par exemple? Comment expliquer autre- ment que par l’action chimique, l'influence très-prononcée de l'humidité qui rend constamment négative l'électricité que développe la surface qui y est exposée, tandis que l'électricité positive passe dans le reste du tritoxide ? Enfin il est facile de s'assurer que le contact n’entre pour rien dans la production de l'électricité par le tritoxide de plomb. Il n’y a qu'à placer cette substance sur le plateau du condensateur, en ayant soin de la séparer du métal au moyen d’une lame mince de bois ; puis en la touchant avec le doigt qui est toujours légère- ment humide , ou avec un morceau de papier un peu hu- mecté, on charge le condensateur d'électricité positive, comme s'il y avait contact métallique entre le plateau et le tritoxide. Cette expérience, semblable à celle que nous avons rapportée plus haut pour le peroxide de manganèse, nous paraît décisive. Elle montre que les expériences qui semblent d’abord les plus favorables à la théorie électromotrice de Volta, rentrent au contraire très-bien dans la théorie .chimi- que, et que les résultais qu'elles donnent sont tout à fait d'accord avec ceux que l'on aurait pu à priori déduire des lois générales du développement de l'électricité dans les ac- tions chimiques. A. D. L.R. ES © e—— BULLETIN SCIENTIFIQUE. 163 CHIMIE. 19. — ÊLEMENTS OF CHEMISTRY , etc.; by Edw. TURNER, F.R.S., etc. (5'h edition, London 183.) M. Edward Turner, professeur à l'Université de Londres, a fait paraître, il y a quelque temps, une cinquième édition de ses Elémens de Chimie. Cet ouvrage, d'un seul volume de 1000 pages environ, présente un excellent résumé, concis ct cependant complet , des faits et des théories dont se compose la chimie : il est si clair et si nettement tracé, que, quoique nous possédions d'excellens ouvrages du même genre en fran- cais, il serait à désirer qu'une traduction fidèle en répandit la lecture sur le continent. — Voici en quelques mots le plan de cet ouvrage. Une première partie est consacrée à l'étude des fluides im- pondérables. La chaleur est d'abord étudiée avec détail dans tout ce qui touche la chimie, puis la lumière, enfin l'électri- cité et le magnétisme. Ces deux dernières branches, déve - loppées avec soin, ont été enrichies des recherches nouvelles et pleines d'intérêt de M. Faraday, et en particulier de preu- ves convainquantes contre la théorie de Volta. La seconde partie renferme la chimie inorganique, et celle- ci commence par l'étude de l’affinité et des lois de combinai- _ son. Ce morceau, plein de clarté, est touché de main de maitre. M. Turner recommande fortement aux jeunes chi- mistes l'usage des symboles ; il fait clairement sentir que l'usage de ces symboles abrégés est devenu maintenant iné- vitable à cause des progrès rapides que fait la chimie. Il de- mande instamment qu'un système uniforme soit adopté par les chimistes de tous les pays, et il donne lui-même l'exemple en adoptant ceux de Berzélius , suivis aussi sur le continent. Dans sa table d'équivalens chimiques, c’est l'hydrogène qu'il prend pour l'unité. Il étudie ensuite chaque corps simple, puis ses composés binaires, en commencant, suivant l'usage 164 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ordinaire, par les métalloïdes (et dans l'ordre suivant : oxigène, hydrogène , azote, carbone , soufre , phosphore , bore , sele- niun, chlore, iode, brome , fluor). Comme quelques autres chimistes, il a rejeté le silicium , l’arsenic et le tellure dans les métaux ; il place le premier à la fin de ceux dont M. Dumas compose sa seconde section; il place l'arsenic en tête de la quatrième ; entre le nickel et le chrome, et le tellure, aussi dans la quatrième, entre le titane et le cuivre. Sur chaque corps la préparation est accompagnée de détails suflisans pour que le lecteur puisse la répéter. Quoique l'auteur se soit fait une loi d’être concis, on trouve là tous les renseignemens utiles. L'ordre suivi pour les métaux est presque en entier le même que celui de M. Dumas, en commencant par le potassium, sodium , etc., et finissant par l'osmium et l'iridium. Au com- mencement de ce qui concerne chaque métal , l'on trouve, sous forme de tableau , l’'énumération des composés binaires , ayant tout à côté leur composition , leurs nombres équivalens et leur formule chimique. L'historique de chaque corps, ses propriétés et sa préparation sont Lraités avec soin ; et bien qu'il n’y ait pas dans l'ouvrage de planches explicatives pour les appareils, cependant tout y est clair et facile à saisir. Après les métaux, vient un chapitre détaillé sur les sels, que Turner divise en oxi-sels, hydro-sels, sulfo-sels et sels ba- loïdes ; tout ce qui a été publié de plus nouveau sur ces divers sels, soit simples, soit combinés entre eux, s’y trouve consigné. Une troisième partie est consacrée à la chimie organique, que l'auteur divise encore en végétale et animale séparées, et que nos ouvrages français réunissent tous maintenant en une seule. Dans les substances végétales, il étudie 1° les acides, 2° les alcalis, 3° les substances qui contiennent l’oxigène et l'hydrogène dans les mêmes proportions que dans l’eau, 4°les substances oléagineuses, résineuses et bitumineuses , 5° les substances spiritueuses et éthérées, 6° celles qui ne rentrent pas dans les divisions précédentes... Il étudie ensuite les chan- gemens spontanés que subit la matière, c'est à dire les diverses espèces de fermentations , puis les phénomènes chimiques que présentent la germination et la végétation. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 165 Quant aux substances animales, celles que Turner passe les premières en revue sont celles qui ne sont ni acides, ni oléagineuses ; 2° les acides ; 3° les corps oléagineux. Il con- sacre ensuite un chapitre aux substances animales plus com- plexes et à quelques fonctions des corps animaux. Une quatrième partie, un peu courte, mais trés-claire , a pour objet l'analyse chimique des gaz, des minéraux et des eaux. Ce morceau est terminé par un tableau de diverses eaux minérales et de leur composition , tiré de l'ouvrage de Henry. En résumé , cet ouvrage est précieux pour tous les jeunes chimistes ; il est clair , concis, solide et attrayant. L'on voit d'un bout à l'autre que Turner n'écrit pas simplement ce qu'il a lu , mais qu'il décrit ce qu'il a observé ou préparé lui-même dans son laboratoire. 14.— ACTION CHIMIQUE DU SPECTRE SOLAIRE, (.#rnuden der Physik , etc., 1835, N° 8.) Le professeur Hessler , de Grätz, a trouvé que l’action du spectre solaire sur un papier enduit d'eau gommée et saupou- dré de chlorure d'argent varie avec la substance dont est fait le prisme qu’on emploie. Cette action diflère, soit sous le rap- port de l'étendue de la partie noircie, soit sous celui de la place du point où l'effet est à son maximum, et du temps né- cessaire pour obtenir ce maximum. Ce temps était presque nul pour l'eau et pour l'esprit de vin, de 12 à 13 minutes pour l'huile de térébenthine et de casse, de 2’ 3” pour le flint- glass, de 1’ 5" pour le crownglas. Le maximum d'eflet chi- mique se trouvait, pour le spectre produit par le prisme d’es- prit de vin, dans le violet près du bleu; pour celui fait avec l'eau, au milieu du violet ; pour celui fait avec l'huile de casse, à 23 lignes hors du bord violet. 15. — DE QUELQUES EXPÉRIENCES FAITES PAR M. Epmonn Davy SUR LES MOYENS DE PRÉSERVER LE FER ET LE FER- BLANC DE L'ACTION CORROSIVE DE L'EAU DE LA MER. (Phil. Mag., nov. 1835.) É Les premiers essais de l'auteur furent dirigés sur les bouées 166 BULLETIN SCIENTIFIQUE. des ports de Kingstown et de Portsmouth , dont les parties en fer étaient très-rapidement corrodées. Le plomb et le cuivre en contact avec lg fer étaient au contraire préservés aux dé- pens de celui-ci, au moyen de l'action électrique produite par ce contact. En éloignant le plomb de la ferrure, et en met- tant quelques clous en fer dans les parties en plomb , il obtint l'avantage de protéger les deux métaux contre une corrosion au moins aussi rapide. Cependant les objets en fer étaient for- tement attaqués, car il s’est assuré qu'une chaine de ce mé- tal, du poids de 14 livres 5 onces, perd 70 grains en 24 heures dans l’eau de mer, et un quart d'once en quelques jours. Pour l'empêcher, il essaya divers vernis sans succès , le frottement les détruisant bientôt. Enfin , il lui vint à l'esprit d'appliquer au fer le préservatif que sir H. Davy avait employé pour le cuivre , c’est à dire le zinc, et il trouva que des chaînes lais- sées dans la mer pendant plusieurs semaines, après y avoir attaché plusieurs petits lingots de zinc n'avaient rien perdu de leur poids. Cet essai fut répété sur les bouées et réussit éga- lement bien à en protéger toutes les ferrures contre la corro- sion. L'auteur a trouvé que c’est à l’oxigène de l'air qu'il faut altribuer la corrosion du fer dans l’eau salée, et que l'effet est d'autant moindre que le métal est plongé plus profondé- ment, Comme l'on pouvait s’y attendre , le zinc ne préserve le fer qu'autant qu'ils sont en contact immédiat, et l'effet a lieu également dans l’eau douce, ce qui pourra recevoir plus d'une utile application. Poursuivant ces recherches sur le fer-blanc, M. E. Davy s’est assuré qu'une lame de fer-blanc plongée dans l'eau de mer montre bientôt des traces d’oxidation, l'étain seul étant préservé , tandis que le fer est rapidement rongé ; mais si l'on soude à la lame un morceau de zinc, l’étain et le fer seront garantis et le zinc seul sera oxidé. Un séjour de huit mois dans l’eau salée a montré que le zinc préserve le fer-blanc complétement de toute oxidation, et peut-être que ce fait pour- rait engager à remplacer le cuivre par le fer-blanc pour le doublage des vaisseaux , si d’ailleurs les inconvéniens de l’ad- hérence des corps marins qui ont empêché de se servir du BULLETIN SCIENTIFIQUE. 167 zinc pour préserver le cuivre , ne se présentaient pas avec la même force contre l'emploi du fer-blanc. Dans tous les cas , peut-être ces essais seraient applicables aux vases métal- liques si nombreux dans les diverses manufactures et même dans l’économie domestique. On pourrait croire , d'après sir H. Davy, que cette méthode de préservation pourrait s’appli- quer aux objets de fer et d'acier employés dans les arts, et il rapporte que M. Pepys enfermait des instrumens à tran- chans délicats dans des boîtes de zinc. Mais l’auteur, au con- traire , après beaucoup d'essais pour empêcher le cuivre, le bronze, l'acier, de se ternir à l'air au moyen du zinc, a trouvé que ce métal ne peut les protéger dans l'atmosphère, l'électri- cité produite sans Le secours d’un fluide conducteur, étant ap- paremment trop faible pour empêcher l'action chimique de l'air et l'humidité. N. B. Chacun, cependant, a pu remarquer que l'étain qui recouvre le fer-blanc est bien plus brillant et conserve son éclat bien plus long-temps à l'air que ne le ferait une feuille d’étain semblablement placée , et il y aurait de l'intérêt à re- prendre ces expériences en multipliant seulement les points de contact. 16. — QUELQUES NOUVEAUX FAITS RELATIFS A L'HISTOIRE DE L'IODE ; par le D' J. INGLIS. (Phil. mag. décembre 1835.) On à généralement avancé que l'iode ne conduisait pas l'électricité, mais quand ce corps est fondu dans un état de siccité parfaite , il devient conducteur. L'expérience se fait dans un petit tube rempli d'iode sec, fermé aux deux extrémités où l’on a scellé deux fils de platine qui n'ont de communica- tion entr'eux qu'au moyen de l'iode en fusion. Si l’on place cet appareil dans le circuit de la pile, on trouve qu'il n’est point interrompu et que l’iode devient conducteur. La couleur brune que l'iode donne à l’eau disparaît par l'influence solaire , et le liquide se trouve contenir des acides iodique et hydriodique ; on expliquait la décoloration par l'évaporation de l'iode que ce dernier acide tenait en dissolu- tion , mais il n'en est point ainsi. En effet, cette décoloration 168 BULLETIN SCIENTIFIQUE. a lieu au soleil, lors même que le vase est hermétiquement bouché, s’il contient de l'air atmosphérique ; et au contraire la liqueur reste brune, même sous l'action prolongée des rayons solaires, si l'air est exclu. C'est donc aux dépens de l'oxigène de l'air que l’iode dissous est converti au soleil en acide iodique. Si l'on fait passer du chlore dans une solution alcoolique saturée d’iode , la liqueur devient jaune et laisse déposer un précipité blane. Un peu d'acide nitrique ajouté à cette liqueur, y cause bientôt une réaction considérable ; le liquide s'échaufle et bout , l’iode se volatilise ou se dépose en cristaux. De l'am- moniaque en précipite sur le champ de l’iodure d'azote déton- nant. La potasse y cause un précipité d'un bleu rose, et le fluide prend le goût et l’odeur du periodure de carbone. Si l’on dissout de l'iode dans du chlorure de soufre , il se forme un composé qui a de grandes analogies avec le brome. Seulement le brome artificiel est décomposé par la pile, tan- dis que le brome naturel ne l'est point. M. Kamp a découvert un moyen fort ingénieux pour liqué- fier le gaz acide hydrosulfurique ; il consiste à introduire dans un tube fermé du persulfure d'hydrogène sec. Ce corps se réduit lentement en gaz acide hydrosulfurique liquide , et il se dépose du soufre en cristaux. On peut obtenir de la même manière du gaz acide hydriodique dans l'état de liquéfaction. Si l'on met dans le tube un peu d'iode sec, et qu'on y intro- duise ensuite le persulfure d'hydrogène , il le dissout rapide- ment , et il en résulte un liquide d’an jaune brun. Maintenant, si au moyen d'une courbure particulière du tube, on le met en contact avec une trés-petite quantité d'eau, une réaction rapide se manifeste ; du soufre se dépose et de l'acide bydrio- dique condensé et liquéfié se produit. La moindre trace d'eau suflit pour commencer la décomposition du liquide brun qui est probablement de l'hydrure d’iode et de soufre; car lors- qu'elle a commencé , elle continue jusqu'à la fin, et l'acide bydriodique formé est presque anhydre. Il bout à la chaleur de Ja main comme les autres gaz condensés , il est d’une cou- leur jaunâtre et ressemble au chlore liquéfié. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 169 17. — PROCÉDÉ POUR PRÉPARER L'AZOTE. (4merican Jour- nal, février 1835.) L'une dés manières les plus aisées de préparer l'azote con- siste à faire passer un courant de chlore dans de l'ammoniaque liquide. L'ammoniaque est décomposé , il se forme de l'acide bydro-chlorique, et l'azote dégagé de sa combinaison peut être reçu dans un récipient. M. Emmet recommande un pro- cédé également facile et simple pour obtenir ce gaz. On fait fondre dans une cornue du nitrate d'ammoniaque avec quel- ques fragmens de zinc. Ce métal décompose l'acide nitrique , et il se dégage de l'azote et de l'ammoniaque. Recu sur l’eau, le dernier de ces deux gaz se dissout. M. Emmet se sert pour cette préparation d’un petit cylindre de zine attaché à un fil qui passe au travers de la tubulure de la cornue ; en levant ou abaissant ce dernier dans le nitrate, l'on peut régler l'émis- sion du gaz. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 18. — OBSERVATIONS SUR LA STRUCTURE ET L'ORIGINE DU DiaMaNT ; par Sir David BREWSTER. ( Transact. of the Geolog. Societ.;" vol. IT, 3° partie.) Dans l'année 1820 je communiquai à la Société Royale d'Edimbourg un fait très-singulier, relatif à la structure du diamant , et je l'accompagnai de quelques conjectures sur l'o- rigine de cette pierre précieuse. Ces conjectures ont été ré- cemment rappelées par quelques habiles écrivains, à propos des mines de diamant de l'Inde, mais sans séparer suffisam- ment l'observation de l'hypothèse. Comme jaltache une grande importance pour l'histoire naturelle du diamant, à la structure que J'ai découverte pres des cavités de ce minéral , 170 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ., j'ai été conduit à l’examiner avec un nouveau soin, et à dessi- ner les apparences qu'il présente. Pour mettre tous les faits à la fois sous les yeux du lecteur, je rappellerai mes premieres observations. Si le diamant n'avait pas été placé au premier rang des substances minérales par son lustre et sa splendeur comme ornement, il aurait pu obtenir cette distinction par son utilité dans les arts. Séparé de toutes les autres pierres précieuses par son grand pouvoir réfringent, de tous les autres miné- raux par son extrême dureté , sa composition chimique et son gisement , il a toujours été regardé comme une substance anomale qui défiait même nos suppositions. Quand Newton compara les pouvoirs réfringens des corps transparens, il re- marqua que l’ambre et le diamant avaient un pouvoir de ré- fraction trois fois plus grand, eu égard à leurs densités, que les autres substances , et il conjectura que ce dernier était pro- bablement une matière onctueuse coagulée ; j'ai eu l’occasion de confirmer et d'étendre le rapport entre la combustibilité des corps et leur pouvoir réfringent, en démontrant que le soufre et le phosphore surpassent même le diamant en réfrac- tion absolue, et que ces trois combustibles sont à la tête de toutes les autres substances solides ou liquides quant à leur action sur la lumiere. Dans cet arrangement , l’ambre vient après le diamant, et comme ces deux substances ont le même gisement et ont le carbone pour base, il devenait important de s'assurer si leur structure était la même, au moyen de la polarisation. L'analogie , toutefois, sur laquelle je désire attirer l'attention de la Société, est fondée sur l'existence de petites portions d'air disséminées dans les deux substances, et dont la force expan- sive communique une structure polarisante spéciale aux par- ties qui les avoisinent. Cette structure se fait reconnaître par quatre faisceaux de lumière polarisée qui entourent le globule d’air ; elle peut se produire artificiellement soit dans le verre, soit dans une gelée par une compression régulièrement pro- pagée, à partir d’un point central! Il est clair que cet effet ne peut provenir d'aucun mode de cristallisation, et s’il était né- cessaire de le prouver, il suffirait d'établir que je n’en ai ja- BULLETIN SCIENTIFIQUE. 171 mais observé la moindre trace dans plus de deux cents miné- raux que j'ai examinés, ni dans aucun sel obtenu artificiel- lement de solutions aqueuses. Il ne peut en conséquence pro- venir que de la force expansive exercée par l'air renfermé dans le diamant et l’ambre, pendant qu'ils étaient dans un état de mollesse tel qu’ils pouvaient être comprimés par une force si peu intense. Que cette compressibilité du diamant ne puisse provenir de l'action de la chaleur , c'est ce qui devient ma- nifeste lorsqu'on se rappelle la nature et la formation ré- cente du sol où on le trouve ; il est encore plus certain qu'il n’a pu être le produit d'une solution aqueuse, et ainsi nous sommes conduits à la conclusion, rendue probable d’ailleurs par d’autres analogies, que le diamant, comme l’ambre, doit peut-être son origine à la solidification d’une matière végétale qui a pris une forme cristalline par l'influence du temps, et de l’action prolongée des forces corpusculaires. Comme les résultats qui précèdent ont été obtenus sur des diamans plats, qui ne paraissent pas avoir été à l’état de cris- taux réguliers , je désirais vivement pouvoir observer la même structure sur ceux qui avaient une forme cristalline. Dans ce but , j'ai examiné plusieurs diamans de la collection de M. Al- lan , et j'ai eu le bonheur , non seulement de découvrir dans un beau cristal octogone la même structure que j'avais obser- vée sur les diamans plats, mais encore une bulle d'air d’un vo- lume notable, qui a produit par son expansion cette polarisa- tion particulière déjà mentionnée. Depuis ces observations, M. le D' Voysey a montré que la gangue des diamans de l'Inde méridionale est la brèche sili- ceuse de la formation de l'argile schisteuse, et le capitaine Franklin pense que celle des diamans de Bundel-Kund est un grès, qu'il compare au grès rouge les plus récens d'Angle- terre. Il a trouvé au moins quatre cent pieds de cette rocheau- dessous des lits les plus inférieurs de diamans, et il y a de fortes raisons de penser que des couches de houille sont au- dessous de tout ce terrain. Voici les observations du capi- taine Franklin sur l’origine de ce minéral, qu'il donne au reste comme de simples conjectures. «......... La théorie de sir J, Hall, sur la consolidation des 172 BULLETIN SCIENTIFIQUE. couches me revenait souvent à l'esprit en examunant les grès qui renferment les diamans , je pensais qu'ils lui semblaient favorables , surtout par les changemens graduels qu'ils présen- taient des couches inférieures aux supérieures. Or, si le prin- cipe de cette théorie est correct, il faut qu'il s'applique ici comme ailleurs ; et alors comment expliquer que le diamant ait résisté au degré de chaleur nécessaire pour former le grès qui le contient ? En réponse à cette objection , je suggére que la présence du carbonate calcaire dans les roches trappéen- nes présente une sorte d'analogie; et s'il est admis que la compression exercée par les couches supérieures, et le poids de l'océan, aient suffi pour empêcher la séparation de l'acide carbonique de la chaux, ne peut-on pas recourir au même principe pour expliquer la conservation des élémens du diamant dans le grès? Et de plus, s’il est démontré que des cristaux, semblables à ceux que nous retrouvons dans la nature, puissent être produits par un refroidissement lent, ou par d’autres procédés d’après la théorie citée, ne pourrons-nous pas y voir aussi la clef de la cristallisation du diamant?» « Cette conjecture repose sur la vérité de la théorie de sir J. Hall ou de ses modifications, et ce n’est pas à un simple voyageur à prétendre l’établir; je désire seulement que la structure du diamant soit examinée de nouveau sous ce rap- port. » La découverte par le capitaine Franklin d’une nouvelle gangue du diamant , détruit l'argument d’après lequel j'éta- blissais que l’état de compression de ce minéral ne pouvait provenir de l’action du feu, puisqu'il est possible que cette roche ait une origine ignée et qu’en conséquence la supposition que le diamant aurait pu être fondu sous une forte pression serait possible à concevoir. Je regarde néanmoins comme tout à fait improbable que le diamant ait jamais été à l’état de fusion ignée. En effet, dans les laborieuses recherches que j'ai entreprises depuis plusieurs années sur les cavités du quartz, de la topaze , de l'améthyste, da chrysobéril , ete. , cavités dont j'ai examiné plusieurs mil- liers, jamais, dans un seul cas, ni dans les cristaux connus - pour provenir de roches en fusion ignée , ni dans les cristanx BULLETIN SCIENTIFIQUE. 173 faits artificiellement, je n'ai pu découvrir une seule cavité dans laquelle le fluide expansible eùt comprimé la masse en- vironnante et communiqué la structure polarisante observée autour des cavités du diamant. Or, dans le verre que l'on sait avoir été dans un état de mollesse, dans l’'ambre que l’on regarde généralement comme une gomme endurcie , j'ai découvert des cavités semblables à celles du diamant, et donnant lieu à la même structure polari- sante , structure qui ne peut être produite que par une force comprimante émanant de ces cavités. Les deux cavités; très petites, observées dans le diamant cité plus haut, paraissent tout à fait noires et comme si elles étaient remplies d'une matière opaque. Cette obscurité toute- fois provient de la grande réfraction qui a lieu sur les surfaces concaves de lx cavité ; car au moyen du microscope on voit un léger faisceau de lumière les traverser. Chaque cavité pré- sente quatre faisceaux lumineux, sous l'influence de la lumière polarisée. Si une lame de sulfate de chaux polarisant une teinte bleue appartenant au second ordre de couleurs des anneaux colorés de Newton, est placée sur la route de ces faisceaux , de manière que son axe coïncide avec les rayons des deux qui sont opposés l'un à l’autre, et soit perpendiculaire aux rayons des deux autres, sa teinte bleue du second ordre est changée par celle qui est polarisée dans les faisceaux , en un rouge du premier ordre dans les faisceaux dont les rayons coïncident avec l’axe du sulfate, et en un jaune blanchätre du second ordre , dans les deux autres. Il suit de là que le caractère de ‘la polarisation dans les faisceaux est négatif comme l’est la po- larisation opérée par le carbonate de chaux, et qu'elle a été produite par une force comprimante agissant en dehors de ces cavités. J'ai supposé, dans mon premier mémoire, que la force com- primante était due à l'expansion de l'air renfermé dans la ca- vité; mais ceci est naturellement une conjecture, quoiqu'il semble certain que ce doit être l'effet d’un gaz. Il est clair que cc n’est pas un liquide, car on n’en voit point dans les cavités, au moins dans celles du verre et de l'ambre ; il serait possible, cependant , qu’un liquide d'un faible pouvoir réfringentexistät 174 BULLETIN SCIENTIFIQUE, dans les cavités du diamant sans qu'on put l'apercevoir à cause de la grande puissance réfractive de ce minéral. On le découvrirait, sans doute , si l’on parvenait à trouver des dia- mans dont les cavités eussent des dimensions plus considé- rables. L'existence d'une structure comprimée autour des cavités du diamant prouve clairement que ce minéral a été dans un état de mollesse; mais il est probable, d'après plusieurs con- sidérations , qu'il n’est pas dù à une fusion opérée par l’action du feu , mais qu'il ressemble à l’endurcissement graduel que pourrait prendre une gomme. En effet, aucun minéral d'ori- gine ignée ne présente des cavités du même genre, etil ya une très-grande analogie entre la structure polarisante du dia- mant et celle que nous offrent l'ambre et la gomme durcie. Le diamant diffère , il est vrai, de ces matières, parce qu'il possède une forme cristalline, mais dans la résine minérale que l'on nomme mellite , l'on retrouve aussi une forme cristal- line distincte, quoique il n’y ait guère de doute, d’après sa composition et son gisement, que cette substance ne doive son origine à une substance végétale. 19. — FOSSILES NOUVEAUX DANS L'INDE. ( Correspondance particulière.) La découverte récemment annoncée de plusieurs squelettes fossiles trouvés dans la vallée de la Nerbudda, dans l'Inde an- glaise, paraît devoir offrir un grand intérêt aux naturalistes. Nous extrayons de la lettre, en date du 25 octobre dernier, écrite par M. James Prinsep de Calcutta , l'un de nos corres- pondans , l'annonce suivante sur laquelle nous nous propo- sons de revenir plus tard. « Les fossiles offrent un aliment à la curiosité universelle, et je vous montrerai dans quelques jours, lorsque j'aurai le temps de graver les planches (car je suis obligé de faire tous les métiers), un animal anté-diluvien entierement nouveau, à placer entre les pachydermes et les ruminans, et ayant qua- tre cornes à la tête. Nous l'avons baptisé Sivatherium en l'hon- ueur de notre dieu indien Siva. = BULLETIN SCIENTIFIQUE. 175 20, — DES LITS D'ALLUVION MÉLANGÉS DE BLOCS DE GRANIT QUI RECOUVRENT UNE ZONE ENTRE LE PAYS DE GALLES ET L'ANGLETERRE ; par M. MuRCHISON. (Extrait d'un Mé- moire lu à la Société géologique de Londres, le 3 février 1836.) M. Murchison lit une partie d’un mémoire dans lequel il étudie les grands lits d’alluvion, ou dépôts de gravier mélangé de blocs de granit roulés , qui couvrent une partie d’une zone de plusieurs milles de largeur entre l'Angleierre et le pays de Galles, et en remontant à travers le Lancashire jusqu'an Cumberland, d'où ces blocs primitifs paraissent être venus, quoiqu'il soit possible qu'ils tirent leur origine d'Ecosse ou même d'Irlande. Quoi qu'il en soit, ces blocs et le gravier qui les contient doivent avoir tiré leur origine du nord. Ils sont en général plus gros dans la partie septentrionale de la zone en question que vers le midi, où ils s'étendent en grande abon- dance , jusqu'à soixante milles dans l’intérieur des terres. Le pays de Galles , formé principalement de roches secondaires, ne présente pas de ces lits de gravier étranger. Les terrains qui recouvrent ses vallées et ses moindres hauteurs , provien- nent des montagnes qui les entourent. En quelques endroits, on voit les lits de graviers siliceux et quartzeux avec les blocs granitiques en question , recouvrir ceux du pays de Galles, et présenter une stratification semblable à celle des embou- chures de rivières ou du bord de la mer. À 60 milles de la mer, à peu près à moitié chemin entre Chester et Worces- ter, on trouve dans ces graviers des coquilles d'espèces existant maintenant dans les mers voisines de l'Angleterre, et même l'auteur y a découvert un os de quadrupède. L'examen d'une prétendue forêt recouverte ensuite d’un marais, et plus tard de ces graviers, lui a prouvé que ce ne sont que des restes de pilotis qui avaient été placés pour soutenir une ancienne route à travers le marais, et que le gravier avait été pris dans le voisinage immédiat pour ferrer cette roule. L'auteur explique les phénomènes que nous venons de rap- peler, en supposant que le pays de Galles était, à une époque 176 BULLETIN SCIENTIFIQUE. géologique récente, une île séparée de l'Angleterre par un dé troit, où tous ces dépôts, transportés par les courans ou par de fortes marées, formaient le fond de la mer. Ensuite, des actions successives et irrégulières ont soulevé ce fond et réuni les deux iles. Il faut cette irrégularité de rehaussement pour rendre compte des interruptions de ces dépôts , dont quelques-uns se trouvent au sommet de collines de 5 à 600 pieds de hauteur. D'ailleurs les apparences disloquées des roches secondaires assez récentes qui forment la base du sol, en fournissent la preuve. Enfin, les blocs de granit auraient été apportés par diverses causes , entre lesquelles l’auteur paraît admettre de préférence les masses de glaces qu'on voit chaque hiver se dé- tacher des côtes, dans des latitudes qui ne sont guères plus éle- vées , et déposer au fond de la mer, en se fondant , d'énormes blocs de pierres à de grandes distances. BOTANIQUE. 21 — MONOGRAPHIA GENERUM ÂLOES ET MESEMBRYAN- THEMUM ; autore Josepho de SALM-REIFFERSCHEID-DYcK ; petit in-fol., Dusseldorf 1835. (Deux premiers fascicules.) Que de livres dispendieux , fastueux même par l’immensité des marges et des planches n'a-t-on pas publié en botanique ! Ne dirait-on pas que certains naturalistes ont juré de n'avoir que des princes pour lecteurs ? Voici maintenant un prince qui veut être lu des savans , et qui se charge de leur donner , par son exemple, une lecon de simplicité. L'ouvrage de M. le prince de Salm contient ce qui est né- cessaire , et rien de plus , pour l'étude complète des plantes grasses dont il s'occupe depuis nombre d'années. Les deux fascicules que nous annonçons présentent chacun soixante planches lithographiées d’autant d'espèces différentes. Les dé- tails en sont dessinés et coloriés avec soin. On remarque sur- tout la précision avec laquelle se trouvent indiquées les ponc- ‘ BULLETIN SCIENTIFIQUE: 171 luations et la couleur glauque de certaines feuilles ; caractères trés constans dans les genres dont il s'agit, mais représentés imparfaitement dans la plupart des ouvrages de botanique. L'ensemble des plantes, que la lithographie rend bien, parce qu'elles sont de consistance charnue , est laissé en noir et les marges sont réduites à des dimensions convenables. Aussi le prix de l'ouvrage est-il singulièrement modéré. Une page de texte donne, pour chaque espèce, la synonymie et la descrip- tion faite d'après nature dans les serres de Dyck. Personne n'ignore que la collection de plantes grasses de M. le prince de Salm est la plus importante qui existe dans son genre. Elle s'est enrichie par la persévérance qu’il a mise dans cette culture toute spéciale , par le succès qui en est résulté, et par des échanges constans avec tous les jar- dins publics ou particuliers qui offrent des collections analo- gues. Chaque botaniste communique volontiers les espèces rares qu'il possède , quand il s’agit de compléter une collection aussi précieuse , où les plantes sont admirablement classées, décrites et figurées,. Le parc de Dyck est immense ; il est planté avec toute l'ha- bileté qu'un artiste anglais a pu déployer. On a su ménager des arbres centenaires , tout en rompant l’uniformité de leur antique disposition. Çà et là vous apercevez , entre‘!les mas- sifs de verdure , les fossés , les ponts-levis, les vieilles tours du château. Voilà pour les promeneurs , pour les amis , attirés “par cette noble hospitalité dont on garde long-temps le souve- nir quand on a eu le bonheur de passer quelques jours à Dyck. Mais pendant que vous admirez ces effets de l'art, qui em- bellit la nature, vous oubliez peut-être le jardin botanique. C’est là cependant que le noble propriétaire de cette résidence passe des journées, des années entières , à étudier, à décrire les plantes grasses, ses plantes favorites. Il les dispose par groupes naturels, selon les caractères qu’il observe. Il les suit dans toutes les phases de leur végétation bizarre. La place ne leur manque pas, ni les soins les plus minutieux. Il en possède maintenant quinze cents espèces ? ! © Quaire thaler vingt groschen pour chaque livraison, ? D'apres le catalogue publié en 1834 (Hortus Dyckensis, in-8°, Dusseldorf). l 12 178 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Peu de personnes comprennent aussi bien que M. le prince de Salm , comment on peut faire avancer la botanique , en se bornant à une seule, ou tout au moins, à un petit nombre de cultures. En se consacrant ainsi à quelques genres de plan- tes, à une seule classe plus ou moins étendue de végétaux, chacun selon ses goûts et ses moyens, on arrive à créer un jar- din vraiment précieux pour la science. Il est satisfaisant aussi pour le propriétaire , parce que les collections devenant uni- ques dans leur genre, sont citées partout en Europe. Les jar- dins publics, destinés à l'enseignement, ne peuvent guère être spéciaux. Ceux du duc de Bedford et du prince de Salm le sont ; et l'importance des ouvrages qu'ils font publier, ou qu'ils publient eux-mêmes, démontre bien la supériorité de leurs vues. Que les nombreux amateurs, dont les cultures sont inconnues à quelques lieues de leur domicile , veuillent bien méditer sur ces exemples ! Ils méritent de trouver des imi- tateurs. 22. — MUSEUM SENCKENBERGIANUM; vol. 2, cahier 1, avec 6 planches, im-4°. Francfort-sur-Mein, 1836. Cette nouvelle livraison des mémoires de la Société d'histoire naturelle de Francfort, contient les articles suivans : 1° un mémoire de M. Edouard Rüppel sur les poissons du Nil, avec la figure de douze espèces rares ou nouvelles. L'auteur donne des descriptions détaillées de plusieurs espèces , et ter- mine par le tableau général des poissons trouvés dans le Nil. On voit que ce fleuve, maintenant bien exploré, contient 55 espèces, qui sont toutes figurées dans les ouvrages de la Commission d'Egypte de MM. Cuvier, Rüppel et autres na- turalistes ; 2° un Mémoire de M. G. Fresenius sur diverses monstruosités de plantes observées par lui dans les collections de la Société ; 3° du même auteur , la description de 16 plantes d’Abyssinie , avec des observations sur leur classification , leur distribution géographique, et en général sur les familles dont elles font partie. Nous remarquons deux résédas , un capparis et une valerianella, qui sont des espèces nouvelles; 4° un Mémoire de M. Hermann de Meyer sur les terrains tourbeux BULLETIN SCIENTIFIQUE. 179 d'Enkheim et Dürrheim , dans lequel se trouvent plusieurs espèces fossiles décrites par l'auteur. D) © CP © Casio —— : ZOOLOGIE. 23. — TRAITÉ ÉLÉMENTAIRE D'ANATOMIE COMPARÉE , SUIVI DE RECHERCHES D'ANATOMIE PHILOSOPHIQUE OU TRANSCEN- DANTE ; par CARUS, traduit de l'allemand par Jourdan; 3 vol. 8, et atlas 4° de 34 planches gravées. Paris 1835, Baillière. On remarque dans le mouvement intellectuel de la France, une tendance marquée à l'étude des idées et des travaux des savans allemands ; l'anatomie comparée est une des sciences qui s’est le plus ressenti de cette manière de voir; aussi les idées d'unité de composition organique , d’analogie et d’homo- logie y ont-elles déjà jeté de profondes racines. Quelques traités d'anatomie ont été traduits de l'allemand ; celui de Meckel fit il y a quelques années assez de sensation, mais les idées théoriques y sont encore émises avec timidité, et riche en faits, cet auteur n’est pas toujours aussi heureux pour l’ordre et le jour sous lesquels il les présente. Le traité que nous an- noncons aujourd'hui repose sur des principes plus voisins de ceux de l’école de la philosophie de la nature, et renferme peut-être bien des théories qui sembleront hasardées aux es- prits précis et rigides de l’école qui domine en France. Il faut dans cet ouvrage distinguer deux parties : les deux premiers volumes sont destinés à l'anatomie comparée, le troisième est un résumé des opinions de l’auteur sur l'anatomie transcen- dante et les lois générales de la zoonomie. Nous devons avouer ici qu’amis nous-même des théories que les faits démontrent avec quelque clarté, plutôt que de celles qui ne reposent que sur de certaines considérations de symétrie générale, données à priori par une imagination sou- vent un peu trop active , nous avons préféré la première par- 180 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tie à la seconde. L'anatomie comparée est dans cet ouvrage traitée avec beaucoup de clarté et un grand intérêt; quelque opinion qu’on admette sur les lois de l'anatomie transcen- dante , on lira avec plaisir et avec fruit les deux premiers vo- lumes. L'auteur s'occupe surtout à chercher les lois générales qui se rattachent à la composition des organes , à leur unité et à leur analogie dans la série zoologique ; il présente moins de considérations physiologiques qu'on n’en retrouve dans les ouvrages de M. Cuvier; et sous ce point de vue il ne rempla- cera pas l’immortel ouvrage du grand anatomiste français. Mais la position élevée où il se place pour contempler tout l’orga- nisme , l'étude qu’il en fait dans la série zoologique et dans la série du développement fœtal ont un grand intérêt, et donnent à son livre un cachet spécial. Les anatomistes y trouveront peut-être bien de temps en temps quelques rapprochemens bizarres , quelques idées un peu hasardées ; mais il est impos- sible que sa lecture ne fasse pas réfléchir et travailler. La science des rapports est incontestablement un des points de vue les plus importans de l'anatomie comparée ; elle en renferme les généralités les plus philosophiques, et c’est rendre service à l'anatomie que d'engager à leur recherche. Au reste, h4- tons-nous de l'ajouter, M. Carus est un homme de faits ; ha- bile anatomiste lui-même , connu par de belles recherches sur les mollusques et les insectes ; il avance les faits à la main, et c'est sur eux qu'il base les lois de son anatomie comparée. Quant à son anatomie transcendante, renfermée dans le troi- sième volume, et qui est l'extrait de ses travaux sur les parties primaires du squelette nerveux et du squelette intérieur et ex- térieur, les lecteurs , accoutumés à la sévérité et à l'exactitude des ouvrages de la plupart des savans français, seront peut- être facilement rebutés par le genre d'argumentation, et la na- ture des preuves qui reposent souvent sur les principes plus généraux de la philosophie de la nature. L'auteur y cherche le pourquoi des formes des animaux ; partant de la vertèbre comme base, et de la sphère comme élément primitif, il cherche à prouver, par une série de considérations géométriques et anatomiques , quelles sont les limites des formes qui ont dû ré- sulter des développemens de cette sphère vertébrale ; il cherche BULLETIN SCIENTIFIQUE. 181 à montrer comment, de la vertébre , naissent les apophyx- ses et ensuite les membres, et il fait rentrer la tête dans ce type commun. Nous ne pouvons pas le suivre dans ces spé- culations de pure théorie, et nous ne nous hasarderons pas même à décider si la science a un profit réel à en retirer, ce qui sera sûrement contesté par quelques anatomistes ; mais il ne faut pas perdre de vue que M. Carus à écrit pour l'Alle- magne , etilest injuste de juger des besoins intellectuels d’une nation par ceux d'une autre, différente de mœurs et d'habi- tudes. Ajoutons à cela que M. Carus a trouvé un traducteur savant et élégant dans M. Jourdan, à qui l'on doit déjà d'avoir po- sntatité d’autres ouvrages allemands. Il a lui-même aug- menté et retouché une intéressante esquisse de l'histoire de l'anatomie comparée , suivie d'une bibliographie plus complète que celles qu'on avait eucs jusqu'à présent. F.-J. P. 24. — SUR L'INFLUENCE DE LA VALVULE TRICUSPIDE DU CŒUR SUR LA CIRCULATION DU SANG ; par T.-W. KING, Esq. M. R. C.S. (Philos. Magaz., sept. 1835 , pag. 207.) Le but de l'auteur est de prouver expérimentalement que la valvule tricuspide du cœur humain ne prévient pas complé- tement, dans l’état ordimaire de la circulation, le reflux du sang du ventricule dans l'oreillette droite, et que la quotité du sang qui rentre , varie continuellement, suivant les différens déres de distention du ventricule. L'auteur signale les diflé- rences anatomiques entre les valvules aurico-ventriculaires des côtés droit et gauche du cœur ; d'où il infère, indépendam- ment de l'expérience directe, que, ländis que la structure de la valvule mitrale est adaptée au but de fermer exactement toute communication entre l'oreillette gauche et le ventricule, pen- dant la contraction de ce dernier , celle de la valvule tr icuspide est évidemment calculée pour permettre , quand elle est fer- méc , qu'une certaine quantité de sang du ventricule droit re- tourne dans l'oreillette. IL montre les fonctions valvulaires comparativement imparfaites de ces dernières membranes , par diverses expériences sur des cœurs récens , dans lesquels il à 182 BULLETIN SCIENTIFIQUE. trouvé que, tandis que les fluides injectés dans le ventricule gauche, au travers de l'aorte, étaient entièrement retenus dans cette cavité, par la valvule, lorsque le ventricule droit était de même injecté par l’artère pulmonaire, les valvules tricuspides laissaient généralement échapper une partie du fluide en courans plus ou moins abondans, à cause de l’oppo- sition imparfaite de leurs bords. L'auteur, en répétant ces ex- périences sur différens animaux, a toujours obtenu les mêmes résultats, mais il a trouvé que l'imperfection dans les fonc- tions valvulaires était d'autant plus grande, que l’on exami- nait le cœur plus tôt après la mort de l'animal. L’auteur voit, dans cette structure particulière de la valvule tricuspide, une précaution évidente contre les inconvéniens qui pourraient résulter d’une affluence excessive du sang dans les poumons. Elle opère comme une soupape de sûreté contre des accidens qui pourraient être fâcheux , et est plus spécialement avantageuse dans les commencemens de la ma- ladie de l'élargissement du ventricule droit. Il signale les conditions du cœur pendant son existence à l’état de fœtus, pendant lequel n’existe pas la même nécessité de le mettre à l'abri d’une trop forte pression , et où l’on observe une struc- ture correspondante à la différence des fonctions. En étendant ces recherches aux différentes classes des vertébrés , on peut également observer une pareille disposition de la valvule auri- culo-ventriculaire droite , suivant les circonstances et les ha- bitudes particulières des animaux. 25. — NOTES ON THE NATURAL HISTORY, etc.; Notice sur Jhistoire naturelle et les habitudes de l'Ornithorynchus paradoxus ; par Georges BENNETT, Esq. F. L. S. (Trans. of the Zool. society of London, vol. x, part. 3.) M. Bennett, après plusieurs séjours dans la colonie de la Nouvelle-Galles méridionale , qui l'ont mis àmême d'observer sur les lieux l’ornithorhynque , appelé dans le pays taupe aquatique, présente dans ce mémoire le résultat de ses obser- vations. Il y donne une description détaillée de ce singulier BULLETIN SCIENTIFIQUE. 183 animal, et pense que c'est à lort que l'on à fait deux es- pèces de l'Orn. rufus et de l'Orn. fuscus ; les différences qui existent entre eux étant trop légères pour ne les pas consi- dérer comme une seule et même espèce. M. B. a observé lui-même depuis les bords des rivières de l'Australie, et en différentes saisons, ces animaux nageant dans l'eau, et se tenanten général près desherbes aquatiques, où ils se nourrissent d'insectes et de petits poissons , comme il a pu s'en assurer en examinant l'intérieur de leur estomac. Il a tué plusieurs de ces orn. mâles et femelles, et profitant de ce qu’un de ces mâles n’était que blessé pour observer l'é- peron ou ongle qui, placé derrière la jambe de derrière, le distingue de la femelle, il n’a point remarqué que l'animal cherchât à s’en servir comme de défense; il est donc tenté de croire erronée l'opinion que la piqûre de cet éperon fait une blessure dangereuse. Ayant ouvert une femelle et observé ses organes généra- teurs , il a vu qu'ils étaient composés de deux utérus, s'éten- dant à quelque distance au-dessous du bassin. Sur la partie supérieure ou plutôt postérieure et latérale de l'utérus, et plus particulièrement de lutérus gauche, se trouvait une grappe d'œufs développée, ce qui montrait que c'était une femelle pleine. Ces utérus diminuaient graduellement en gros- seur , et se terminaient par un cloaque ; la vessie était pluiôt antérieure à l'utérus , et le rectum postérieur à la vessie; et ces deux organes se terminaient aussi dans le cloaque. Les ovaires étaient blancs et couverts d’une membrane demi- transparente, qui les laissait voir aisément au travers. Les œufs étaient parfaitement blancs et entièrement ronds; leur enve- loppe consistait en une membrane dense opaque, et on pou- vait les prendre dans la main et les examiner sans leur faire aucun mal. Chez un autre individu, il a trouvé dans l'utérus, deux œufs détachés , qui étaient blancs et transparens tant qu'ils restaient dans l'humidité de l'utérus , mais qui devenaient opaques quand ils étaient secs. M. B. a eu aussi l'occasion d'observer les tanières de ces animaux ; elles ont ordinairement une entrée à environ us 184 BULLETIN SCIENTIFIQUE. pied du bord de l’eau, quoiqu'il en ait trouvé aussi à cinq pieds, et une autre sous l’eau , qui communique avec l’inté- rieur par une ouverture qui aboutit justement à l'entrée su- périeure , et par laquelle l'animal rentre probablement dans son trou quand il a plongé dans l’eau pour éviter quelque danger. M. B., ayant fait ouvrir quelques-uns de ces terriers, a trouvé qu'ils allaient en serpentant , ayant jusqu'à cinquante pieds de longueur et se terminant par une chambre rap- prochée de la surface du terrain , et assez grande pour con- tenir la mère et ses petits. Le nid paraît être composé de gazon sec, d'herbes sauvages, etc. ; M. B. y a pris des Orn. en vie, qu'il a conservés pendant un certain temps, en les mettant dans un tonneau avec du gazon , de la vase prise dans la ri- vière , de l’eau et tout ce qui pouvait leur procurer une exis- tence confortable ; il les a même transportés en voyage, en ayant soin de les faire plonger dans les rivières qui étaient sur sa route , au moyen d'une corde qu'il avait attachée à leur jambe de derrière. \ Ayant fait de nouvelles recherches, M. B. a atteint dans le mois de décembre un nid où se trouvaient la mére et deux petits, un mäle et une femelle, de dix pouces de l'extrémité du bec à celle de la queue , et qui paraissaient n'être jamais sortis de leur nid; la mère était maigre et misérable , et l'on ne pouvait extraire qu'une petite quantité de lait de ses glandes mammaires, ce qui n’est pas étonnant puisque les petits étaient assez gros pour prendre déjà une autre nourriture. M. B. a conservé ces jeunes Orn. jusqu'à Sidney ; mais ils y ont péri avant son passage en Angleterre. Enfin il n’a observé, dans tous ces nids où il a trouvé de petits Orn. , aucun débris d'œufs , ni rien qui pût faire croire que ceux-ci eussent précédé l'apparition de l'animal ; et il considère que tous les faits qu'il a observés militent contre cette dernière opinion. FR: BULLETIN SCIENTIFIQUE. 165 25.— VARIÉTÉ DE L'APOGON REX MULLORUM TROUVÉE SUR LES CÔTES DU BRÉSIL. Le genre des Æpogons ne s’élail pas encore trouvé en Amé- rique ; M. Cuvier dit n’en avoir jamais vu dans l'Océan Atlan- tique. Le Musée de Genève a reçu de Bahia deux petits indi- vidus qui, au premier coup d'œil, m'ont paru devoir constituer une espèce nouvelle , mais qui, vus de plus près, ont tous les caractères de l’Æpogon rex mullorum ou Apogon de la Mé- diterranée. Ils présentent le même nombre de rayons aux na- geoires et les mêmes formes du corps. Dans ces deux individus, cependant, l'œil est un peu plus petit que dans l’Apogon rex mullorum que nous tenons du Mu- séc de Paris, et qui provient de la Méditerranée ; car, dans le nôtre , l'œil est contenu huit fois et demie dans la longueur totale , tandis que dans ce dernier, il l’est à peine sept fois et demie. Les écailles paraissent striées moins profondément, quoi- que cependant dans le même système. Ces légères différences, jointes à la grande distance, insuf- fisantes pour la création d’une nouvelle espèce , me parais- sent constituer une variélé qu'on pourrait désigner sous le nom de Æpogon rex mullorum , var. Æmericana. La formule des rayons des nageoires est comme dans ce- lui d'Europe 2 I 1 PET A 8; CFrori Pr 10.3 F. — IL résulte de cela que l'Apogon rex mullorum est du petit nombre des espèces répandues dans la plus grande partie du globe , puisqu'il a été trouvé sur plusieurs points assez distans de l'ancien continent, et que nous en avons recu du nou- veau. F.-J. Pictet. 26.—SUR LA TEMPÉRATURE DE QUELQUES POISSONS DU GENRE THyNNus. ( Lettre adressée de Malte en janvier 1835 , à la Société Royale de Londres, par John Davy, M. D.T.R.S. Edimburgh new phil. magazin. oct. 1835). Il est généralement reconnuque les poissons sont des ani- 186 ” . BULLETIN SCIENTIFIQUE. maux à sang froid; M. Davy a observé une exception à cette régle. Dans un voyage à l'ile de Ceylan , il avait trouvé la tem- pérature des muscles profonds , un peu au-dessus des ouies dans une bouite (Thynnus Palamys Cu.) , de 99° F., tandis que la mer à sa surface était à 80°,5 F. Il a répété cette ex- périence sur les bords de la Méditerranée , et a observé un thon (Thynnus vulgaris), et quelques autres poissons de la même famille ; il a trouvé dans tous une circulation sanguine très abondante , la chair assez colorée et les nerfs branchiaux considérables. Les pêcheurs du pays reconnaissent au thon une chaleur supérieure à celle de la mer. Les nerfs branchiaux, en sortant du crâne, se perdent dans des ganglions considérables , d'où sortent cinq troncs princi- paux qui vont aux organes respiratoires et peuvent être com- parés, pour le volume, à ceux de la torpille. L'auteur attri- bue à cette orgauisation, ce développement inusité de chaleur animale , qui provient, comme on le sait, en majeure partie de la fonction de la respiration. Cette abondance de nerfs a dù donner une énergie plus forte aux organes respiratoires. Ces poissons sont aussi admirablement organisés , pour que cette chaleur produite se maintienne long-temps ; l'opercule est très fort , et la base de l'aorte entourée des viscères abdomi- naux , des reins, etc. Le Thynnus brevipennis est celui où cette disposition est le moins marquée; cette espèce peut être considérée comme faisant un passage aux maquereaux. A Me À 25.— ON NYCTERIBIA, etc. SUR LES NYCTERIBIES , GENRE D'INSECTES APTÈRES ; parJ. O. Wesrwoop, Esq., F.L.S., (Trans. of the Zool. Soc. , Vol. 3 Part. [avec fig. ). Dans presque tous les groupesdes êtres , même dans les plus nalurels , il y a un certain nombre d'espèces qui, par le carac- ière anomal de leur organisation, font le tourment des natura- listes qui veulent déterminer leur véritable situation. Un des exemples les plus frappans peut-être de cette vérité , est celui que présente le genre Nycteribie Law. , puisque Hermann BULLETIN SCIENTIFIQUE. 187 l'a placé sous le nom de Phtiridium dans les Æptères, que le D‘ Leache en a formé, sous le nom de Notostomata, un ordre distinct de sa classe des Arachnides, que Latreille l'a mis dans les Diptères près de l'Hippobosque , et que d'après cela Mac Leay le regarde comme bien placé entre les classes Arachnida et Haustellata. C'est pour éclaircir ce sujet que l'auteur de ce mémoire , profitant de l'examen qu'il a fait de différens individus mâles et femelles des plus grandes espèces de ce genre apportées des Indes orientales , du Beugale , de la Chine, etc. , a pu signaler les transformations qu'éprouvent ces animaux , leurs caractères sexuels , la différente organisation de leurs abdomens, la struc- ture de leur bouche , de leurs antennes et de leurs yeux , la séparation du metathorazx et de l'abdomen , la situation et la structure des stigmates , la nature des organes dentelés entre la base des jambes antérieures et intermédiaires , et rectifier ainsi les caractères déjà décrits de ce genre. Après des observations générales sur ces divers points , l'au- teur passe à une description plus particulière de organisation des espèces qu'il a lui-mème examinées , et il terminé ce meé- moire par un synopsis des diflérentes espèces de ce genre, en observant qu'il a rejeté le nom spécifique Fespertilionis , parce qu'il serait applicable à tout le genre ; ces animaux parasites ne se trouvant que sur un seul groupe de vertébrés, les Cheï- roptères , ce que d’ailleurs l'auteur regarde comme une con- firmation que ce genre est bien naturel. F.-J. P. 28.— DESCRIPTIONS OF, elc. DESCRIPTIONS DE QUELQUES NOU- VELLES ESPÈCES DE Diopsis; par John. O. Wesrwoop, EsQ., F.L.S. (Linnæan Society , nov. 1835. Philosoph. ma- gazine t. 5.) L'auteur a présenté à la Société Linnéenne un supplément à son intéressante monographie de ce curieux genre d'insectes, laquelle est insérée dans la dernière partie des Transactions de la Societé. Voici les caractères de ces nourelles espèces. 22. D. Wiedmanni , capite, medioque abdominis rufescen- 188 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tibus, thorace uigro, spinis 2 scutellaribus 4 que thoracicis flavidis ; alis fuscescentibus in medio obscurioribus, maculä ante apicem lineari. Long. corp. lin. 4. Habitat in Guineä Africæ. In Mus. Wiedmann. 23. D. erythrocephala (Klug. Mss.) , capite latè ochraceo, pedunceulis oculiferis obscurioribus, thorace nigro; pedibus an- ticis pallidè lateis tibiis tarsisque fuscis ; alis pallidè fascescen- tüibus, maculà ante apicem transversä. Long. corp. lin. 3 :/,. Expans. alarum lin. 5 /.. Habitat in Promontorio Bonæ Spei D. Lichtenstein. In Mus. Reg. Berolin. 24. D). arabica , capite pallidè fulvo, pedunculis oculiferis ob- scurioribus, thorace nigro, collari luteo-fulvescenti , tibüs an- ticis posticisque fuscescentibus. Long. corp. lin. 3. Habitat in Arabià desertä. D. Ebrenberg , in Museo Reg. Beroli. 25. D. Miegenii (Wied. Mss.), nigra ; peduneulis oculiferis spinisque scutellaribus fuscis, abdomine ad basin fasciis dua- bus (posticä interruptä) argenteis , alis maculä parvä centrali fasciâque angustà fuscescentibus. Habitat in Guineä, in Mus. Reg. Berolin. et Wiedemann. 26. D. Meesii, capite rufescenti, thorace obscurè nigri- canti, scutello pallidiori, abdominis basi rufä apiceque nigro, alis 3-fasciatis. Habitat in Mus. Acad. Bonnensis. OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES PENDANT LE MOIS DE JANVIER 1836 , A GENÈVE, AU GRAND SAINT- BERNARD ET A ZURICH. = Ainsi que nous l'avons annoncé dans le prospectus, nous présentons les résultats des observations météorologiques faites en même temps aux trois stations de Geneve, dr Grand Saint-Bernard et de Zurich. Ces observations n’ont pas pu encore être organisées avec tout le degré de développement qu'elles doivent avoir plus tard et qu’elles auront déjà en partie dauslemois de février. On remarquera cependant que l’on a ajouté, dès le 1° janvier, aux obser- vations de Genève, l'observation de 9 h. du soir pour le baromètre, le thermomètre et l'hygromètre, et celles de 8 h. du matin et 8 h. du soir, pour le thermomètre. Ces trois séries nouvelles d'observations auront l'avantage, la première , de nous faire mieux connaître la loi des va- rations diurnes du baromètre à Genève, les deux autres, de nous permettre de mieux déterminer la température du jour à Genève, et par conséquent la température cli- matérique de cette station. On a reconnu en effet, que la moyenne des températures observées à 8 h. du matin et à 8 h. du soir est extrêmement rapprochée de la moyenne des températures observées toutes les heures pendant les 24 h., c’est à dire de la température moyenne du jour. Les instrumens dont nous faisons usage pour ces diver- ses observations ont été construits et gradués avec grand soin; nous en donnerons une description détaillée quand toutes les observations nouvelles que nous sommes occupés à instituer, seront en activité. Nous nous contenterons pour le moment, de faire observer que nous avons adopté la division métrique et la réduction à 0° pour les hauteurs barométriques , et la division centigrade pour le thermo- mètre. Ces changemens auront entre autres avantages, celui de faciliter singulièrement tous les calculs auxquels nos diverses observations pourront servir de base, et de rendre ces observations facilement comparables avec celles qui se font dans tous les Observatoires de l'Europe. Nous présentons à la suite des tableaux météorologiques quelques remarques que nous a suggérées la comparaison des divers résultats qu'ils renferment; nous y joignons aussi certaines observations générales ou isolées qui ne sont pas de nature à trouver place dans les tableaux. {90 OBSERVATIONS ORSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Observatoire de mer , lat. 46° 12”; longit. 15° 16” de temps , BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE EN DEGRÉS CENTIGRADES. RÉDUIT A 00 sunog 9 h. 3 h. du |midi.| du Ï soir. 9 h. 8 h, 8 h. du du du soir. | matin.| soir. Le | ‘ANQNAI VIT 44 SHSVHd “SION Aa du |Midi. matin. ns Hoillin. | millim. 753,27|752,87|75 — an} 2,9] —2,5| — 7,5] — 5,0] — 6,9 2 759,80|740,20 9,7| 9,5 8,5] 10,0 9,6| 412,2h 3 782,27|7415 12,0[ 85] 70! - 7,6| 411,1 79 GX D £ 9 5,7| 154 g7 8,5 2 54 | 5 28735, 0,5+2:6| 67| 2 1;4| 4,2 6]752,68/751,811751/05 4,7, al 4,5] +2,4] +0,5| +57] Re en dl bal lisent 6 51 571750 € ,: LE En 9751541750 621729 90 — 65|—2,0/— 40) 5 | — 75) — ;’)] Lol725 01172489 [72129 | 7: 5” | 2,7| 06! 6,6! 64| 5] C11/725,12/722,80/722 41 | 7: 2,4|. 0,1|+-0,7|. 0,6| .31| 0,6 12/720,18)721,64/721,69]725,46)+-11,7/ +75) 6,1! +5,7| +49] +a,2 15/728,20/729,67|750.29]755 42! 6,9! 6,51 0 0 1,511 M110757,25)757,22)756,16|756,78) — 5,5] 5,1| 5,2] — 5,6] — 5,2) — 3,51] 150752,66[750,95|729 151727, 3 6,2] 6,2) +64] +5,2) +6,41 160750,58/750,87/751,55|752,14) +2,6| 6,4] 4,9) 0,5] : 22] 1,0 1170752,84/755,111754,67|755,97) — 5,7| 0,4! 1,0] — 2,9) — A8] — 2,0 © hi8/755,821755,58|735 15/75, 52—1,5— 0,5) 4,0| 66| a 19/752/211752,92/75257|755 15] 0,1! 0 45] 45] 1,6 200757,07[756.58|75586|756 26! 0,7| +2 ms ab 12 L210755,811755,72|752,56| 751 5,6! 1,7/— 1,2 2,9 75 2.6 1221750,80/751,52]751,48|7553,° 2/0) 0,6, 40,1 0,5) 2,8 0,5 1250756,18/756,82]757,02|758,89 + 6,6 + 9,1 9,4! 46,6 +4,01 +5,5 11759 17 758,08 7377 756,21 54] 7,9] 8,8. 5,7 aa] ‘25 2 h250755,98/755,72/75a,60!754 710 25] 5,8] a,2| 5,5 5,3 3,6 1260756,59/756,58/755,57/755:56) 2/1] 5,2, 3 1561 «6 SL | 134 27/754,20)755,59)755,62/755,57] — 0/5| 2,2 2 0,6[ 0,0|[ 0,5 125/755,52/752,10/751,51,720,57) 04] 2 2,9] 1,5] —0,6| 1,8 29) 724 50/724,16/724,13/722,52) +25] 44] n,6| 2,9 —1,1 3,0 500711,61[711,98/715,971747,22) 15] 2 0 | —0,5! 2:71 — 41 1510726,56/726,76|724.95 725,76] — 1,21 5 2,5| 0,7| — 1,6] +1,9 | Mov.8752,561752,241751,70 752,05) —1,451 +1,16| +1,85] — 0,79|— 2,551 — 0,66 mm CET à d vs 2 1: 4 MÉTÉOROLOGIQUES. Ji Genève , à 407 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la soit 3° 49' à l'E. de l'Observ. de Paris. TEMPÉRATURES | œ Lo | ‘ HYGROMÈTRE. |£ LE VENTS. ETAT DU CIEL. EXTRÊMES. E. re, œ 4 “2 æ a , a Œ mt, ; 0 SRE = 5 LR E Ca ca 9 heures = 4 =œ = un d 5 =" s ® [7 5 © a E B ep 5 = matin. Re cc om ns) a milli. D M 3 Tru, » » EN. N. br js Ë 7,5 » = & à couv. légers nua. 419 79 ? 1 62 *. feouv. gros nua. 26| + E TE Ne en Le JEouv- a 6,7 » » Îs_0 N° ou. 1. br./nua. léger br. +onl | OUR UN foot: br. couv. E où 3 ÿ M E. N. couv. COUV. 661 4 , Dole IN | Sir chair. CS TE ! à 4 S_0 S_0 L. éclair. (clair. 75 LL ÿ Dee + S: ES 0 couv. couv. + 02] 42 se 82) IS N-Efeont qploic. 00 = 55,81 J k S O S " O. couv. pluie. 15 av » 5-2. Le . Ne “jou. br. (clair. mn: 1,4 » S- : nr S. br. clair. 1 2 6 6 S + S: » $._0 N br. quelq. nuag. 4 5 à 5,1 2,26 b S "IN couv, nuageux. , * + 25 : 8: “ = N. mt cr lég. br. 7.7 ; | Fe « LE. clair. sal 6% » LS: b. S” N [da mu. clair. 5,4|+ : 2 » S. S. qq: nu. |couvert. 09 de » » SO S_0 ép.br. |qq. nu. k br. 09 ME » » N : S ‘Inuag. quelq. nuage. + 2,5 re ; % £ » E. N qq: nu. nuages. 15 pri Léna ke 2 5,958 » N N° pluie. nuageux. æ 0,2 9/7 : : > è » nf N° couv. couvert. 11 sl 91 | » |» PE, S_pfcouv-. |auelq. nuage. 07 a 1 5 | s » JE. S 0: couv. br. |couvert. 36 se f ; 3,80 » 1S.-0. |S--O-lconv. couvert. | 24 he : ; “+ » s.-0 couv. couvert. u 2 77182 |' 2,26 » |S. “"VJéclairci. |couvert. _ SE TIONS + Î 9 OBSERVAT OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites au couvent niveau de la mer, et 2084 mètres au-dessus 4 E EXTÉRIEURE 1 £ £ RÉDUIT À 0° en degrés centig. EXTRÈMES =] |, JU 14 Z x z1 9 h. 5 217 du |midi. B a 1 El E pose | millim. —20,70—22,2|_ 40 10559,811559,55|55 ne jus 95/0| 47/5 21561,971565,85/5 ze. à 108 2172] 445 51566,141566,55 de : gl 18| 61 10569,291569,07 sf ; “ee 102] 14 51568,711568,49 de ap Gal 10 61566,971566,18 sh A MS 75 1° dcr RE PS pe: 1020 14,5) 9,0 8/565,151565,29 re Ps: 152] 1592] 1220 9/561,85/561,81 LA 15, ae 185] 52 559,91/559,94 17,2 16,0 de 157| 150 562,04/561,99 Je 8,5 de 9h 89 559,20/560,35 7,910 1,5 LE 1077 us 562,171562,77 9,9 7,6 2 TES 70 568.37 37 109! 8,5| 8 12 , 568,37 568,357 9’2 14 6°7 1521 a’1 565,65/565,54 pol. al al 10le PE 562,46|561 ,40 e pa on DT me, 565,16/565,55 84 2 Poll bn tor 566,46/566,67 Ms 2 sAÙ 94 6,2 91562,651565,21 930 ei sol 10,6 25 20/567,50/567,68 755 a 71 10% 5,7 210567,68/567,57 ge “+ SA 121 gi 220566,55/566,65|5 9,6 ) 1. 11,7| 25 25/571,06/571,15/57: or 26 77 +62 248572,99/572,50/572,07) 0,1 6117 60 25/567,121566,82 565,59 Le 81 57 26/568,971569,08/568,85 de 8,7| 92 270566,67/565,54/565,67 7 11 10 28/564,55/565,98/565,84 73 9,5! y 29/558,941557,72/558,29) 4,1 1175 105 50/516/17/545,88/5a5,87l 9,0 169] 105 51/556,89/557,52/557,56) 11,8 y 0:564,17 , MÉTÉOROLOGIQUES 193 du Grand Saint - Bernard , à 2491 mètres au-dessus de l'Observatoire de Genève. PL. PLUIE ; HYGROMÈTRE. ne VENTS. ÉTAT pu CIEL. NEIGE u __. RS "oo —— JL D ES . ze me Êe 5 a 19 heirés) 3 heure BE] les) OVES| E |2E) a |(Miä. | à 22/7 | 3 i2HHEURES) s 5 £ 5: d r 5 à uw CR w“ À matin. soir. RE RE mnt + - -—…) 1 degr. degr . | degr. centim, 90 | 88 | 89 « N.-E.IN.-E.IN.-E serein, |ser. ser, 95 | 86 | 87 » N.-E.IN--E-IN.-E.lser. sol. nu. |ser. 90 | 91 | 92 » N.-E.[N--E.IN.-Efsol. nu. |sol. nu. |sol. nu. gn | 90 | 89 » N.-E. N--E:IN.-E.lser. sol. nu, |sol. nu. 96 | 20 | 90 Pnei. 27 N.-E.IN.-E.IN.-E fbrouill. neige. |sol. nu. 94 | 91 | 94 » N.-E.IN.-E |IN.-E.lser. nu. (ser. ser. 95 | 95 | 95 » N.-E.|S.- O./S.-O.lser. brouill. |brouill. ga | 87 | 90 » S,-0.[S.-0:1S.- O.ser. ser. sol, ou. 94 | 95 | 94 Fnei. 55 S--0./S--O./S.-Oneige. |ser. ser. 95 | °5 | 95 Énei. 58 1S--0 |S.-0./S.-O neige. neige. neige. 95 | 94 | 94 Lnei. 65 S.-O. | S.- OÏneige. (neige |neige. 96 | 95 | 95 » S.-0 [S.-O./S -O neige. |uaige. neige. 95 | 95 | 91 » S.-O:1S.-0.IS.- O ser. sol. nu. |sol. nu. 84 | 92 | 94 » N.-E.[S.-0 |S.- O.fser. ser. ser. 94 | 95 | 94 » S.-0. |N--E.|S.- O.fser. ser. ser. 96 | 92 | 90 À nei, 78 [N.-E.IN.-E.IN.-E neige. [brouill. neige. 90 | 92 | 90 » N.-E.IN.-E.IN.-E.lser. ser. ser. | 85 | 95 | 90 » N.-E |S.-O.IN.—E.fser. ser. ser. 90 | 88 | 89 Pnei, 27 AN.-E.IN.-E.IN.-E. neige. |neige: |brouill. | 87 | 90 | 90 » N.-E.[N.-E-|N.-E.fser, ser. ser. 86 | 93 | 94 » S.- 0./S,-0.[S.-0O fsol. nu. |sol. nu. |sol: nu. 97 | 95 | 96 » S.-0.{S.-0.1S.-0O.lbrouill. brouill. |brouill. 95 | 94 | 9v » S.-0./S.-0./S.-0O.icouv. sol. nu. {sol. nu. 95 | 92 | 88 » S.-0.{S.-O [N.-Exfsol, nu. |sol. nu. |sol. nu. 95 | 89 | 89 Fnei. 2,7N.-E.IN.-E.IN.-E neige. |brouill. [brouill. 97 | 92 | 92 » S.- E.IN.-E [N.-E.fser. sol. uu. {ser. 93 | 92 | 92 » S.-0./S.-0.[S.-0.f5ser. ser. ser. 94 | 92 | 90 » S:-C:1S.-O.IN.-E.fser. ser. ser. 94 | 89, | 90 » S-O'IN.-E.IN.-E Jneige. neige. |neige. -O'IN.-E 74 | 69 | 6i Fnei. 21,6)S--0 |N.-E.[N.-Eneige. (neige. |neige. 71, 65 | 66 Lnei. 97 [N--ÆE.IN--E.IN.-E Jbrouill. /sol. nu. |couv. es meer = 90,7 89.9 (86,2 E neï. 394,5 t | 194 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES. OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES À ZURICH. 1 BAROMETRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE © , = RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. VENTS } ÉTAT Le] 2 TT —, = ©Ù 9 k. | 9h. 5h. #1 du | midi. du midi. du matin matin. millim. nillune 10752,401751,65 9,11 — 7,4 7,9|— 44,7 6,6/N.-N.-E 2ÿ758,57|759,16 2,8| 12,7 15] M5: 1,5IN--N.-E 5/759,841759,52|75 1,8| 10,1 5,1| 15,8 8,1IN.-E. 1757 ,48|755,96 4,5 2,9 2,5 8,1 0,1/N.-E. 51757,05|755,05 1,8 25] "+ .0,2| +-00;1 2,21S.-0. 61751,88|751,58 1,4 55 2,5 0,1 2,8ÎEst. 71729 ,711729,65 1,8 0,8 0,6| — 1,8 0,4IN.-E. 81729, 88|729,66 A,4 1,5 3,8 4,6 5,41N.-N.-E. 94728 ,70|729,20 3,6 5,0 2,8 5,5 2,51S.-0O. 10/725,02|721,80 5,1 5,6 2,6 6:35 2,0[N.-E. 119720 ,75]722,05 2°6 0,7 15 3.0 4,61S.-0. 121718,09/718,99 2,0 a, 35 0,4 5,41S.-O. 15/725,621726,60 28 2,0 5,1 55 4,5 5,510. 140754,56/754,52|755/27 1,8 0,1 411 2,0 1,11S.-O. 15)728 991726,99|79%/e5 5,5 0,9 91 4,4 5.0IN.-E. 16727/721728,20|798 92) + 4/6| 9,4] 9:53] + 1,5 5 110. 170751288/752,041751/96) — 5,0[— 0,0| 021! — 5,0| o1ÎN.-N.-E. 180755,47|752,50 75074 8,5 er) MER 7,2 1 00N.-N.-E. 19/727,10[729,15|750 754 0,4 0,9| + 0,4 24 o 9iN.-E. 20)754,75/754,60|755/54 8.4 6,0! — 4,4 8,8 a ofN.-E. 218751,19/750,51/729 798 9/5] 6,5] 5,5, 9,8 5’5ÎN.-E. 221728 911728,72|728/57 6,5 4,8 1,8 8,5 164N--0. 25)752,581752,55| 73275 2,3 6,1|+ 5,5 5,5 6’8is -O. 21/7535 811755,811752°89 6,9 7,1 6,0 21 751S.-O. 25/753/55/755,85 755/87 4,5 2,1 2,6 079 9 6ÏN.-E. 3 3 51735 7m na na — Pa da 60) — 1] — VE 28] 729 9a1720278[728/5 à f 0 9° CRETE 28/729,941729, ,38 1,6 0,0 0,5 2,5 5,0iN. 291718,421718,66 50 2,5 2,6 9.3 0 SAN. > _ œ 2 ? 2? 50)704,611706,55/708,68 5,0 0,5 0,8 5,11N. "= y 51)721,28/722,561722,51 0,4 21 2,4 2,51N. Los 1 +} 729,181729,541728,95 . MÉTÉOROLOGIQUES. 195 Quelques remarques sur les tableaux qui précèdent. ee 06 0 u— Les observations météorologiques du mois de janvier présentent également à Genève, au Grand Saint-Bernard et à Zurich, un abaissement considérable et subit du baro- mètre. Cet abaissement a eu lieu simultanément le 30 jan- vier aux trois stations; il avait commencé dès le 27, et avait continué les 28 et 29 aux trois stations également ; mais c’est le 30 qu'il a atteint subitement son maximum. La hauteur du baromètre a été, ce jour-là, de 711°",61 (26 pouces 3 lignes) à Genève, de 704°”,64 (26 pouces) à Zurich, et de 545°",87 (20 pouces 2 lignes) au Grand Saint-Bernard. Ce grand abaissement a eu lieu , pour Ge- nève et Zurich, à 9 heures du matin, et pour le Saini- Bernard à midi et à 3 heures. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que, malgré cet abaissement, la hauteur moyenne du baromètre pendant le mois de janvier a été supérieure à la hauteur moyenne générale. La température a été, en général, basse pendant le mois de janvier. Les jours les plus froids ont été le 3 pour Ge- nève et pour Zurich; à Genève, ce jour là, la tempéra- ture s’est abaissée à — 12°, 5 cent. (10° R.), et à Zurich, à — 13,8 cent. (11° R.). AufSaint-Bernard le jour le plus froid du mois a été le 2; le thermomètre s’est abaïssé ce jour-là à —23°, 9 cent. (20° R.) Le fait que le moment le plus froid a précédé d’un jour au Saint-Bernard, l'ins- tant où la température a été la plus basse à Genève et à Zurich, semblerait favorable à l'idée assez populaire que le froid se propage des montagnes dans les plaines. Mais un fait isolé ne suffit pas pour appuyer une semblable opi- 196 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES. nion; il faut seulement avoir soin d'enregistrer tous les faits analogues afin de voir, au bout d’un certain temps, s'ils peuvent devenir la base d’une théorie un peu solide. La température moyenne du mois de janvier, déduite de la moyenne des observations minima et maxima de cha- que jour, a été pour Genève de—0°, 15, pour Zurich de — 1°, 74 et pour le Saint-Bernard de— 9°, 33. Le mois de janvier a été humide et pluvieux surtout au Saint-Bernard; il est tombé à Genève 61°”, 87 (2 p.31.) d’eau, tant en pluie qu’en neige; au Saint-Bernard, il est tombé 3914ct., 3 (12 pieds) de neige. On a mesuré directe- ment à Genève l’eau provenant de la fusion de la neige ; on n’a pu en faire autant au Saint-Bernard. Mais, si on évalue, ainsi qu'on l’a fait jusqu'ici, la quantité d’eau tom- bée au Saint-Bernard sous forme de neige, à raison d’une ligne d’eau pour un pouce de neige, on trouve que les 12 pieds de neige correspondent à 12 pouces d’eau; quantité extrêmement considérable si on la compare à la quantité totale d’eau qui tombe dans l’année au Saint-Bernard, et qui est de 50 à 60 pouces seulement. Cette grande chute de neige a occasionné au Saint-Ber- nard plusieurs avalanches et quelques accidens. Deux hommes (un maronnier et un domestique de l’hospice) sont morts, ensevelis sous une avalanche, le 4° janvier ; quoique on les ait retirés irès-promptement, ils n'étaient plus vivans au moment où.on est parvenu à les retirer de la neige. Dès lors il y a eu plusieurs avalanches dont quel- ques-unes sont tombées sur l’hospice lui-même qui, grâce à sa bonne et solide construction, n'en a point souffert. Cet hiver est un des plus rigoureux, tant à cause du froid que par la quantité de neige tombée, qu'on ait éprouvé depuis long-temps au Saint-Bernard. FÉVRIER 1836. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. NOTICE SUR LES APPLICATIONS DES FORCES ÉLECTRIQUES AUX PHÉNOMENES GÉOLOGIQUES ET PHYSIOLOGIQUES NATURELS , PAR M. BECQUEREL, Membre de l’Académie des Sciences de Paris, etc. 2 ee — Second article, J'ai essayé de donner une idée, dans l’article précédent, des changemens qui se sont successivement opérés à la surface de la terre, depuis sa formation jusqu’à ce jour. Nous avons vu qu’elle a éprouvé des alternatives de trou- ble et de calme pendant lesquelles la nature a agi d’a- bord avec violence, ensuite avec beaucoup de lenteur ; c’est ce mode d’action qu’il nous intéresse le plus d'étudier. Nous avons à passer en revue maintenant les principes, à l’aide desquels on peut expliquer quelques-uns des ef- fets des actions lentes, et particulièrement la formation des composés insolubles. I 13 198 NOTICE SUR LES APPLICATIONS C’est à Hall et à M. Berthier que l’on doit les premiers essais qui aient été tentés pour reproduire des substances minérales cristallisées. Le premier a montré qu'en sou- mettant de la craie et des substances végétales à une haute température, sous une forte pression, on avait pour ré- sultat du carbonate de chaux dans un état cristallin , et de la houille. Le second a obtenu par l’action du feu, et à l’aide d’un refroidissement très-lent, des silicates ayant la structure cristalline, semblables à ceux qu’on trouve dans la nature, tels que des pyroxènes, des péridots et autres. Mais le nombre de ces produits est nécessairement limité, en raison du mode d’action employé, qui ne peut s'appliquer qu'aux substances fusibles. De plus, dans les fourneaux on trouve, soit sur les parois, soit dans les laitiers, divers produits cristallisés qui ont leurs analo- gues dans la nature, et qui ont été formés les uns par sublimation , les autres par fusion. Je citerai, entre autres, les cristaux que M. Mitscherlich a rapportés au mica. La difficulté de recomposer les corps naturels tient au procédé dont on fait usage ordinairement. En effet, com- ment opère-t-on des combinaisons? C’est en faisant réa- gir directement les uns sur les autres des corps dissous dans des liquides, ou en employant l’action du calorique, et quelquefois celle de l’étincelle électrique, modes d’ac- tion trop rapides pour un grand nombre de composés. En outre, quand on fait réagir, en chimie, deux corps l’un sur l’autre pour déterminer une combinaison , toutes leurs parties constituantes concourent en même temps à l'effet général, et le chimiste n’a pas toujours la possi- bilité d'empêcher la réaction de l’une d'elles, ce qui doit restreindre nécessairement le nombre des produits; sou- vent aussi il ne peut employer les élémens des corps à l’état naissant, circonstances si favorables aux actions chi- DES FORCES ÉLECTRIQUES. 199 wmiques. L’électro-chimie, au contraire, telle que je la considère , n’emploie que des corps à l’état naissant , et des forces excessivement faibles qui, produisant les molé- cules, pour ainsi dire, une à une, les disposent par là à prendre des formes régulières, même quand les corps sont insolubles, parce que le nombre des molécules ne peut apporter aucun trouble dans leur arrangement. Les procédés qui ont été mis en usage par Hall et M. Berthier, nous indiquent bien comment les minéraux ont été formés dans les premiers temps qui ont suivi la consolidation du globe, parce que le feu a eoncouru seul à cette action; mais ils ne sont pas de nature à nous ‘initier sur le mode de formation des composés, dont l’o- rigine est aqueuse, comme ceux que l’on trouve, par exemple , dans les terrains de sédiment, ou dans certains filons qui n’ont pu être remplis par voie ignée. A la vérité on ne peut vérifier directement si les moyens qu’on emploie dans les laboratoires sont véritablement ceux dont la nature a fait usage, mais, si l’on peut ar- river à prouver que les causes que l’on met en action se présentent dans la terre avec les mêmes circonstances , rien ne s’opposera alors à ce que l’on admette que les mêmes effets ne puissent s’y produire également ; la consé- quence me paraît rigoureuse. On rapporte souvent à l'électricité les phénomènes na- turels dont on ne connaît pas l’origine, comme si cet agent était destiné à produire tous les effets qui dépendent de causes occultes. La plupart du temps, l’on ne cherche pas à démontrer si ce rapprochement est justifié par l’expé- rience ; c’est cependant ici le point de départ. Voici comment il faut concevoir l'influence qu’exer- cent les effets électriques produits dans les actions chimi- ques sur ces actions mêmes, pour augmenter leur énergie. 200 NOTICE SUR LES APPLICATIONS Toutes les fois qu’un corps réagit chimiquement sur un autre, celui qui joue le rôle d'acide, prend l’électri- cité positive, et celui qui se comporte comme alcali , l’é- lectricité négative ; la recomposition de ces deux élec- tricités est plus ou moins immédiate sur la surface même de contact, suivant la faculté conductrice des deux corps. Dans ce cas, il y a un simple rétablissement d'équilibre sans production de courant, attendu qu’il n’y a pas de déplacement des deux fluides, ou s’il y a des courans, ils ont lieu dans toutes sortes de directions ; aussi n’a- t-on pu reconnaitre jusqu’ici aucun effet sur l’aiguille ai- mantée dans l’action de deux corps qui se combinent. Mais il n’en est plus de même, quand ils communiquent avec un troisième corps, suffisamment bon conducteur pour qu’une portion des deux électricités dégagées éprouve moins de difficulté à le suivre, pour former du fluide neutre, qu’à se combiner immédiatement sur la surface même de contact ; alors il y a production d’un courant et d’effets électro-chimiques plus ou moins sensibles dépen- dant de la nature des corps. Quand l’un d’eux est mauvais conducteur, on a des effets auxquels j'ai donné le nom d’électro-capillo-chi- miques , et dans lesquels l’action capillaire paraît suppléer au défaut de conductibilité. 11 est donc bien entendu que, dans les actions lentes, trois corps, dont l’un au moins doit être liquide, sont nécessaires pour la production d’ef- fets électro-chimiques. Voici maintenant quelle est la con- séquence de ce principe : lorsque deux corps ne réagis- sent que très-faiblement l’un sur l’autre, la présence du troisième donne écoulement à l’électricité, et il en ré- sulte un petit appareil voltaique, qui suffit pour aug- menter l'énergie de l’action chimique des deux corps. C’est ainsi qu'il faut concevoir le rôle que joue l’électri- DES FORCES ÉLECTRIQUES. 201 cité dans la nature. L'exemple suivant éclaircira ce que je viens de dire. On sait que l'acide hydro-chlorique n’exerce qu’une action excessivement faible sur l’argent; eh bien ! met- tez en contact ce métal avec un morceau de charbon , fermez hermétiquement le vase qui renferme l'acide, le charbon s’emparera des deux électricités qui se sont déga- gées dans la faible réaction de l’acide sur le métal ; il en résultera un courant, dont l’action augmentera celle de l’acide sur Pargent. On aura alors du chlorure d’argent qui cristallisera en octaèdres réguliers , et de l'hydrogène carboné, dont la tension deviendra suffisante pour briser le vase si ses parois offrent peu de résistance. Résumons maintenant les principaux phénomènes géo- logiques observés, et tâchons d’y trouver les conditions nécessaires pour la manifestation d’effets électro-chimi- ques ; nous tâcherons d’en faire l’application à la dé- composition des roches, et à la formation de quelques combinaisons insolubles. Nous reconnaissons : 1° que la chaleur de la terre va en augmentant de la surface au centre; 2° que la croûte du globe est composée de deux espèces de terrains qui ont une origine différente, terrains de cristallisation ou en masse, qui paraissent en général avoir eu une origine ignée , et terrains en strate ou de sédiment, dont l’ori- gine aqueuse est bien manifeste; 3° que les eaux ther- males doivent leur température élevée aux terrains d’où elles viennent; que celles qui se trouvent dans le voi- sinage des volcans, contiennent principalement du gaz acide carbonique, du gaz hydrogène sulfuré, des carbo- nates, sulfates et muriates de soude ; tandis que celles qui en sont éloignées, renferment une petite quantité de gaz hy- drogène sulfuré, des muriates de chaux et de magnésie, 202 NOTICE SUR LES APPLICATIONS mais point de carbonate de soude; 4° que les eaux mi- nérales froides renferment une plus ou moins grande quan- tité d'acide carbonique qui tient en dissolution diverses terres, des oxides métalliques et de la silice; 5° que toutes ces eaux qui viennent de l’intérieur de la terre, traver- sent les fissures des roches, réagissent sur leurs élémens, el produisent des composés solubles et insolubles. Les composés solubles sont dissous par elles et transportés au dehors , tandis que les composés insolubles restent sur place sous forme de cristaux ou de concrétions. Les mêmes eaux, quand elles sont chargées de sels, peuvent encore réagir sur les roches environnantes , et donner naissance à des composés particuliers dont nous parlerons dans un instant. Un autre fait qui est encore bien constaté , c’est que , dans les terrains où se trouvent des pyrites de fer ou de cuivre , les eaux qui suintent dans les roches, se chargent de sulfates de fer et de cuivre ; si ces terrains sont alumi- neux et magnésiens , il se forme en outre des sulfates d’a- lumine et de magnésie. Il est encore bien prouvé que certains granites et plu- sieurs roches anciennes, se décomposent sous l’influence de Pair et des agens qu’il renferme. Voyons maintenant comment on peut concevoir les ef- fets de décomposition; ces effets peuvent être le résultat de deux modes particuliers d’action. Le premier rentre dans le domaine de l’éleetro-chimie, le second dans celui de la chimie ordinaire. Si le principe à l’aide duquel on utilise lélectricité qui se dégage dans les actions chimiques pour produire de nouvelles réactions , est simple , il n’en est pas de même de son application, attendu qu'une foule de causes, et en particulier les diverses modifications que les actions ES FORCES ÉLECTRIQUES. 203 chimiques éprouvent, détruisent et même intervertissent les effets électriques produits; aussi est-il nécessaire, avant de se livrer à des recherches de ce genre , de se familiariser avec les effets électriques qui ont eu lieu dans toutes les actions chimiques , de quelque nature qu’elles soient. Voyons maintenant comment on peut expliquer la for- mation de certains oxides cristallisés ; du protoxide de cui- vre, par exemple, tels que ceux que l’on trouve à Chessy, dans les argiles qui accompagnent ordinairement le grès bigarré, et dont la formation parait postérieure à leur dépôt. I est bien prouvé que les eaux qui se rendent dans les galeries s’emparent du sulfate de cuivre qui provient de la décomposition des pyrites cuivreuses. Supposons mainte- nant qu’une semblable dissolution soit séparée d’une veine d’eau qui ne renferme pas de sulfate de cuivre, par un banc d’argile d’une épaisseur plus ou moins grande. Supposons encore que celte argile renferme des matières conduc- trices de l'électricité, capables ou non d’altération , telles que de petits filets de cuivre métallique, ou bien des pyrites ; on ne peut nier que ces circonstances ne puissent se présenter. Eh bien ! il n’en faut pas davantage pour qu'il y ait décomposition du sulfate de cuivre, dépôt de cristaux de protoxide de cuivre, et même de cuivre métal- lique sur les corps conducteurs qui auront servi à trans- mettre l'électricité provenant de la réaction du sulfate de cuivre sur l’eau, ou sur une dissolution à un degré moin- dre de saturation. C’est au moyen du même principe que l’on explique la formation des cristaux de protoxide et de deutoxide de cuivre sur les vases en bronze , qui sont restés enfouis pendant des siècles dans la terre, ainsi que les cristaux de peroxide hydraté ou non hydraté de fer , sur des masses de fer soumises à des altérations très lentes. 204 NOTICE SUR LES APPLICATIONS Les produits résultant de l’altération du plomb sont sou- mis au même principe. Cet exemple suffit pour montrer les effets qui peuvent être produits dans les terrains mouillés par des dissolutions métalliques à différens degrés de concentration, réagissant les unes sur les autres. La présence d’un troisième corps conducteur suffit toujours pour augmenter l’énergie de la réaction ; quand il n’est pas conducteur , la capillarité y supplée. Cette dernière propriété doit jouer un grand rôle dans les phénomènes géologiques de décomposition ; pour en donner une idée, il suffit de dire que, si l’on introduit dans un tube de verre à très petit diamètre un mélange d’oxide de nickel ou de cobalt avec de l’hydro- chlorate de chrome , il se dépose sur les parois du tube une couche excessivement mince de nickel ou de cobalt métallique. On sait que les matières organiques exercent une pro- priété réductive sur les dissolutions métalliques, non-seu- lement en raison de l’hydrogène qu’elles abandonnent , mais encore du rôle électro-chimique que joue le carbone comme conducteur de l’électricité. Faisons l'application des principes électro-chimiques à la formation du phosphate de fer bleu cristallisé. On sait que ce composé se forme naturellement dans les houil- lères et dans les dépôts de matières terreuses et organi- ques, ainsi que dans les fentes et cavités des roches où il se trouve des débris de végétaux. On sait aussi que l’on forme par les précipités chimiques deux phosphates , le protophosphate qui bleuit à l'air, d’où il résulte une combinaison de protophosphate et de perphosphate, la- quelle devient verdâtre en se desséchant, puis un per- phosphate blanc , qui n’éprouve aucun changement à l'air. Jusqu'ici on n’a pu reproduire ce phosphate avec la DES FORCES ÉLECTRIQUES. 205 belle couleur bleue qui lui est propre dans la nature, et qui ne peut être attribuée qu’à un arrangement régulier des molécules que l’art n’a pu réaliser jusqu'ici. Si Pon observe le gisement du fer phosphaté dans les terrains d’alluvion, ou analogues , on trouve que le bois sur le- quel il s’est déposé est entièrement carbonisé. Le carbone a donc servi de point de départ pour la formation des cristaux qui en couvrent toute la surface. Une cause quel- conque a donc attiré le fer et acide phosphorique pour produire le phosphate. Or, cette cause est l'électricité, qui se dégage par l'effet des diverses réactions chimiques qui ont lieu pendant l’oxidation du fer et la décompo- sition des matières organiques. Il en résulte, par Pinter- médiaire du carbone de ces matières, un grand nom- bre de petites piles, qui produisent le phosphate de fer. Lorsque l’on plonge dans une dissolution de phosphate d’ammoniaque une lame de fer soudée à une lame de cuivre, il se forme sur le fer, dans la partie la plus rap- prochée des points de contact des deux métaux , des cris- taux de protophosphate de fer, qui acquièrent peu à peu la belle couleur bleue du phosphate de fer naturel ; cette action n’a lieu qu’autant qu’elle est très lente, car si l'on veut l’accélérer, il se forme d’autres produits. Rien n’est plus simple maintenant que d’imiter la pro- duction du phosphate de fer, qui a lieu dans les terrains d’alluvion. Si l’on prend une pyrite efflorescente en- tourée d’un tissu végétal, et qu’on la place dans une sou- coupe, avec une dissolution de phosphate de soude , il y a formation de sulfate de fer, de perphosphate blanc du même métal; et dans les parties du fil qui adhèrent à la paroi de la soucoupe , là où la capillarité vient ajouter son action à celle du courant, il se forme de petits tuber- cules cristallins de phosphate bleu en très petits cristaux. 206 NOTICE SUR LES APPLICATIONS L'exemple suivant vient encore à l’appui du mode d’ac- tion que je viens d'indiquer : cet exemple est tiré de quelques observations que j'ai faites à Saint-Yriex, dans des terres qui avaient servi à combler, il y a plusieurs siècles, un des fossés de la ville, et dans lesquelles se trouvaient entassés pêle-mêle des ossemens d’animaux , des débris de végétaux et des fragmens de gneiss. En exa- minant avec attention les fragmens qui étaient décom- posés , J’aperçus que les lames de mica qui se trouvaient dans les fissures étaient recouvertes de phosphate de fer bleu lamellaire. Ce phosphate a été évidemment formé par la réaction des dissolutions renfermant des phosphates , sur le fer du mica qui a été enlevé à la manière des cé- mentations. La capillarité a encore ajouté ici son action à celle des courans électriques résultant de la réaction du phosphate sur le fer. Le carbonate de chaux, les doubles carbonates de chaux et de magnésie, de chaux et de soude, se forment aisé- ment en présentant à ces bases de l'acide carbonique à l’état naissant. Je ne puis rapporter toutes les décompositions et les formations nouvelles qui ont une origine électrique, at- tendu que je serais forcé d’entrer dans des détails qui ne sauraient trouver place ici. J’arrive actuellement aux ré- sultats généraux qui ont servi à établir les principes à l’aide desquels on peut rendre compte de quelques-uns des chan- gemens qui se sont opérés, et s’opèrent encore de nos jours, dans certaines roches. Rappelons-nous d’abord qu’en électro-chimie un moyen puissant d'action est de former des doubles combinaisons entre des composés solubles et d’autres qui ne le sont pas, et d'opérer lentement leur décomposition. C’est ainsi que, DES FORCES ÉLECTRIQUES. 207 pour obtenir des sulfures ou des iodures métalliques, nous avons d’abord formé des doubles hypo-sulfites, des doubles iodures, ete.; la décomposition ayant lieu lentement , les élémens des sulfures ou des iodures se groupent réguliè- rement. On peut même, dans certaines circonstances, en continuant la décomposition des cristaux de ces doubles combinaisons, en retirer entièrement une des parties con- stituantes, et laisser l’autre sous une forme qui ne lui est pas propre. C’est par ce moyen que l’on arrive à former des pseudo-morphoses. On peut obtenir les mêmes effets en employant la mé- thode seule des doubles décompositions ; il est probable que c’est par un moyen analogue que les eaux minérale réagissent sur les roches de diverses natures qu’elles bai- gnent continuellement ; les exemples suivans justifient cette manière de voir. Prenons une dissolution de nitrate ou de sulfate de cuivre, saturée ou non, peu importe , et plaçons dedans un morceau de chaux carbonatée crayeux, ou bien un morceau de calcaire grossier. L'excès d’acide réagira peu à peu sur le calcaire, en chassera l’acide carbonique, d’où résultera du nitrate ou du sulfate de chaux; il se déposera sur la surface du calcaire, des cristaux de sous-nitrate ou de sous-sulfate de cuivre insoluble. Cette action persévère pendant très long-temps, quoique la surface soit recou- verte de cristaux ; il suffit que le liquide puisse s’introduire dans l’intérieur par la capillarité, pour que la réaction s'opère toujours de l'extérieur à l’intérieur. Il faut aussi que les petits interstices permettent à l'acide carbonique, au nitrate et au sulfate de chaux, de sortir par l'effet d’un double courant. En employant l’action de la chaleur , on accélère considérablement les réactions dont je viens de parler ; les cristaux seulement sont groupés confusément 208 NOTICE SUR LES APPLICATIONS Quand on opère avec le sulfate de cuivre, les cristaux de sous-sulfate sont recouverts de sulfate de chaux. En substituant le chlorure au nitrate et au sulfate de cuivre, On a un sous-chlorure analogue à celui que l’on trouve dans les mines du Pérou. Nous pouvons conclure de là, que si les eaux chargées de sulfate de cuivre qui suintent dans les terrains où il existe des pyrites cuivreuses en décomposition , rencon- trent du calcaire, il doit se produire des composés sem- blables aux précédens. Le sous-nitrate de cuivre n’a pas encore été trouvé jusqu'ici dans la nature, tandis que le sous-sulfate et le sous-chlorure s’y rencontrent quelque- fois. Ces trois substances peuvent éprouver d’autres transfor- mations par l’action des eaux minérales ; mais, pour les faire connaître , il est nécessaire que j'expose préalable- ment un principe particulier qui n’a pas encore été décrit. Les eaux minérales, particulièrement celles qui existent dans les terrains volcaniques anciens ou modernes, con- tiennent, comme on sait, plusieurs sels, entre autres du carbonate et du bi-carbonate de soude. Prenons le bi- carbonate et mettons dans la dissolution de ce sel étendu d’une fois son volume d’eau , le morceau de calcaire re- couvert de petits cristaux de sous-nitrate de cuivre, et laissons réagir lentement les uns sur les autres les divers élémens qui se trouvent en présence; du gaz acide car- bonique se dégagera peu à peu, et il se formera en même temps un double carbonate de soude et de cuivre en pe- tits cristaux, et du carbonate de chaux également en très petits cristaux rhomboèdres, dus à la réaction sur le car- bonate alcalin, du nitrate de chaux formé aux dépens de Pacide nitrique, du sous-nitrate et de la chaux qui se {rouvait en contact avec ce sel. DES FORCES ÉLECTRIQUES. 209 Maintenant , pour transformer ce double carbonate en carbonate hydraté vert de cuivre, autrement dit malachite, il faut faire réagir lentement dessus, une dissolution de sulfate de cuivre; il se forme alors un double sulfate de cuivre et de soude qui reste dissous, un sous-sulfate de cuivre insoluble, et un carbonate de cuivre qui cristallise en aiguilles, ou en petites houppes soyeuses. Ce principe de transformations successives, dont la chimie ne s’est pas encore occupée, est d'une grande im- portance dans les actions spontanées, ainsi que dans les réactions minérales ; car on conçoit très bien que des ae- tions semblables peuvent, et je dis plus, doivent se pro- duire souvent dans la terre, L'art consiste done, quand on veut obtenir un composé cristallisé insoluble, à le faire entrer en combinaison avec un autre composé soluble, et à enlever lentement celui-ci avec une dissolution qui réagit faiblement dessus. Nous donnerons encore quelques applications de ce principe. Veut-on avoir le chromate de plomb cristallisé, tel que celui que l’on trouve à Berezoff en Sibérie, on commence par préparer le sous-nitrate de plomb, en faisant réagir de la craie sur une dissolution de nitrate de plomb; puis on traite ce sous-nitrate par une dissolution de chro- mate de potasse. Un mois ou deux après, on commence à apercevoir des cristaux de chromate de plomb sur la surface de la craie. En faisant réagir le sous-nitrate de cuivre sur une dis- solution d’arséniate de cuivre, il se forme un double ar- séniate de cuivre et d’ammoniaque, et un double arséniate de chaux et d’ammoniaque. On opère leur décomposition au moyen d’une dissolution de sulfate de cuivre. On a le même résultat avec le phosphate d’ammoniaque ; seule- ment on obtient immédiatement le phosphate de chaux, 210 NOTICE SUR LES APPLICATIONS parce qu’il ne forme pas une combinaison double avec ce- lui d’ammoniaque. La réaction du bi-carbonate de soude sur le gypse donne naissance à du carbonate de chaux qui cristallise, et à du sulfate de soude qui reste en dissolution. Le sul- fate de chaux étant très peu soluble, à l’instant où il se dissout , il réagit sur le bi-carbonate de soude, et il en résulte du carbonate de chaux et du sulfate de soude. Supposons maintenant que des eaux renfermant du car- bonate de soude s’infiltrent à travers des masses gypseuses, elles les décomposeront peu à peu et les changeront en calcaire plus ou moins cristallin, suivant le degré de con- centration de la dissolution et la vitesse de l’infiltration. Le sulfate de soude est emporté par ces eaux. Tels sont les principes qui servent à reproduire quel- ques-uns des composés insolubles que l’on trouve dans la nature. MÉMOIRE L'AJUSTEMENT DE L'OEIL AUX DIFFÉRENTES DISTANCES. PAR M. MAUNOIR, Professeur. Quand on parcourt un paysage avec une lunette d’ap- proche, ou un télescope achromatique, on l’allonge ou on le raccourcit plus ou moins, selon qu’on regarde des objets plus ou moins rapprochés ; c’est à dire qu’on ajuste la lunette à toutes les distances, de manière qu’en vertu de ce changement de longueur , cet instrument a la pro- priété de faire voir les objets toujours d’une manière dis- tincte. Je n’ai pas besoin de dire que les rayons lumi- neux qui arrivent dans l’œil, étant d’autant plus paral- lèles qu’ils partent de points plus éloignés, sont la cause de la nécessité de ce changement dans la longueur du télescope. L’œil humain jouit de cette faculté dans des limites assez grandes ; mais beaucoup d’animaux l’emportent sur l’homme, et parmi eux, ceux qui paraissent le plus favo- risés, sont les oiseaux de proie, dont les yeux semblent être alternativement et très rapidement télescopiques et microscopiques. 212 MÉMOIRE Si l'œil était immuable dans sa forme , il ne verrait bien qu’à une certaine distance , qui serait toujours la même. Heureusement pour l’espèce humaine, ce n’est pas le cas, l'œil ressemble à la lunette d'approche ; comme elle, il- s’allonge pour voir de près, il se raccoureit pour voir de loin; de sorte qu’on peut dire avec vérité, que l'œil qui regarde un objet très éloigné, n’est plus le même quand il se fixe sur un objet très rapproché. Il y a bientôt quarante ans que je publiai une ana- lyse raisonnée du beau mémoire de mon ami sir Everard Home, sur l'ajustement de l’œil aux différentes distances ; soupçonnant cet allongement de l'œil dans cette impor- tante opération pour la vision distincte, il avait de concert avec le célèbre Ramsden, imaginé un ingénieux appareil qui tenait la tête de la personne observée dans un état d’immobilité aussi parfaite que possible ; à cet appareil était fixé latéralement un microscope dirigé sur l'œil en expérience; ce microscope était combiné avec un micro- mètre, de manière à pouvoir apprécier les plus petits chan- gemens qui pourraient survenir à l’œil, ou plutôt à la cornée transparente. L'expérience principale consista à faire observer alternativement , l’angle d’une cheminée située au haut de la rue Sackeville, et à 700 pieds de dis- tance, au travers d’un trou fait dans un écran ou plaque de laiton, placé à six pouces de l'œil, et ce trou lui-même. Le résultat fut que, lorsque l’œil fixait l’objet le plus rap- proché, c’est à dire le trou, la convexité de la cornée augmentait d’une manière appréciable par le microscope, et qu'elle diminuait à l'instant que l’œil se dirigeait sur l'angle de la cheminée. MM. Home et Ramsden ont trouvé que les limites d'augmentation de convexité étaient entre * Voyez Bibliothèque Britannique, Sc. et Arts, T. 4, p. 136, Ann. 1797. : SUR L'AJUSTEMENT DE L'OEIL, ETC. 213 5% de pouce et +. Pour compléter cet extrait rapide du mémoire de Home, il faut ajouter qu’il attribue les variations de convexité de la cornée à l’action simultanée des quatre muscles droits de l’œil. Les expériences dont je viens de donner une idée , ont été faites et répétées avec trop de soins, et dirigées par des mains trop ha- biles, pour qu’on puisse un instant douter de l'exactitude des résultats obtenus; et en conséquence on peut regar- der comme un fait démontré, que la convexité de la cornée varie selon la distance de l’objet regardé. Mais ce changement suffit-il pour expliquer l'ajustement de l’œil aux différentes distances, et ne se passe-t-il pas dans cet organe d’autres changemens nécessaires à cet ajustement ? Il en est un, qui est constant , bien remar.- quable , et dont il ne me paraît pas très facile d'expliquer l'influence; c’est le changement qui s’opère sur l'iris d’un œil qui regarde alternativement un objet très éloigné et très rapproché : dans le premier cas la pupille s’agrandit, elle se rétrécit dans le second. Ce qui semblerait faire croire que ce changement entre pour beaucoup dans l’a- justement de l'œil, c’est que chez les oiseaux , et surtout chez les oiseaux de proie, il existe dans des limites beau- coup plus étendues que chez l’homme. Peut-être ce chan- gement dans la grandeur de la pupille n’a-t-il lieu que pour admettre , dans l’un et l’autre cas , un nombre égal de rayons partant de l’objet éclairé, ou ce qui revient au même, que la plus grande divergence des rayons venant d’un objet éloigné , nécessite une plus grande ouverture de la pupille , e£ vice versd. Quand on fait durcir un cristallin dans de l'esprit de vin, on trouve qu’ilest composé de fibres parallèles, qui, par leur union, forment des lames posées les unes sur les au- tres. Cette organisation remarquable a fait supposer à plu- l 14 214 MÉMOIRE sieurs physiologistes, et à J. Hunter le premier, quele cris- tallin était musculaire, que par conséquent il était doué d’une faculté contractile, et que c’était à cette faculté qu’il fallait attribuer la puissance d’ajustement aux différentes distances, en rendant le cristallin plus ou moins convexe, et augmentant ou diminuant ainsi son pouvoir de réfrac- tion. Le D' Young a adopté la théorie de J. Hunter, et l'a développée d’une manière extrêmement savante, dans un mémoire publié dans les Transactions Philosophi- ques ; il y décrit très exactement la forme, la figure , le rapport des muscles du cristallin , la direction de leurs fibres, ete. Ne semblerait-il pas qu'après les travaux d'hommes aussi éminens que J. Hunter et Thomas Young, ik n'était plus permis de douter que le cristallin ne fût l'organe principal de l’ajustement de l’œil ? Il restait ce- pendant un criterium qui pouvait servir à la solution de ce problème. C'était de voir si un œil parfaitement bon, mais privé de son cristallin, conserverait sa puissance d'ajustement... Home et Ramsden avaient bien fait quelques observa- tions expérimentales sur un sujet opéré de la cataracte ; mais l'opération n'ayant eu qu’un demi-succès, et la vue du sujet observé étant très imparfaite on ne peut rien déduire de ces expériences; pour en obtenir des résultats un peu concluans , il faudrait que ces expériences fussent faites sur un œil dont aucune partie, excepté le cristallin, n’eût souffert ou éprouvé la plus légère altération lors de l'opération. On ne peut guère espérer que ces conditions soient obtenues d’une manière absolue dans les aveugles opérés par les méthodes les plus connues, l’abaissement et l’extraction du cristallin. Dans le déplacement ou abais- sement , on blesse la choroïde, souvent quelques nerfs ci- liaires, toujours les procès ciliaires qui servent d’attache au SUR L'AJUSTEMENT DE L'OEIL, ETC. 275 cristallin ; on refoule celui-ci dans la partie inférieure de l'humeur vitrée, en en brisant les cellules; et comme cette opération le sépare de ses moyens d’union sur le lieu que la nature lui a destiné, et, par conséquent de ses sources de vie, il n’est plus dès lors qu’un corps étranger dans l'œil, où il devient souvent une cause d’irritation plus ou moins forte, plus ou moins longue. Aussi je puis affirmer que je n'ai jamais vu, après l’abaissement du cristallin, opéré avec le plus de suceès, une vue aussi parfaite que celle qu’on obtient après l'opération de la cataracte par extraction. Et cependant, dans cette dernière cireonstance, l'œil est soumis à une épreuve qui peut altérer son pouvoir d’a- justement ; je n’entends pas parler de la plaie faite à la cornée, qui doit se guérir par première intention, et qui ne diminue en rien , ni la grande élasticité , ni la transpa- rence de cette membrane. Ce qui me donne quelque doute sur la puissance d'ajustement d’un œil, après l'opération la plus heureuse et la mieux faite par extraction, c’est le passage du cristallin au travers de la pupille. Le cris- tallin opaque, et presque toujours passablement dur, est beaucoup plus grand que la pupille, qui, même dilatée par la belladone, se contracte toujours pendant l’opération ; il faut, pour qu'il franchisse ce détroit, qu’il dilate outre mesure l’ouverture de l'iris, qu’il exerce sur cette mem- brane délicate une violence tout à fait inaccoutumée, et qui pourrait bien en affaiblir les fibres musculaires ; il est vrai, cependant, qu'après une opération par extraction bien faite, les personnes opérées conservent la faculté de contraction et de dilatation alternative de la pupille; mais je suis fort tenté de croire que cette faculté a perdu de son énergie. Aucun de ces inconvéniens n’a lieu après l'opération de la cataracte par brisement du cristallin. Il est yrai que ce procédé ne peut être appliqué avec espé- 216 MÉMOIRE rance de succès que sur de jeunes sujets, chez lesquels le cristallin est encore assez mou pour pouvoir être faci- lement brisé. Chez les enfans nouveau-nés, souvent il est assez fluide pour que, lorsque l’instrument a ouvert la capsule , il s'écoule comme du syrop d’orgeat dans la chambre antérieure, où il est très rapidement absorbé ; tandis que chez les personnes avancées en âge , il est trop dur pour pouvoir être divisé par l'instrument. Quand lo- pération de cataracte opérée par brisement , a été faite avec un succès complet , l'œil n’a souffert aucune lésion qui puisse altérer sa puissance d’ajustement, à l’exception de sa privation du cristallin; se sont donc les personnes opérées de la sorte qui sont le plus éminemment propres aux expériences qui peuvent servir à montrer si l’œil à un besoin indispensable du cristallin, supposé variable dans sa convexité, pour s’ajuster aux différentes distances, ou s’il peut s’en passer *. ! On peut donner une idée de l'opération de la cataracte par brisement du cristallin en peu de mots : elle consiste, après avoir obtenu, au moyen de l’extrait de belladone, la plus grande dilata- tion possible de la pupille, à plonger dans la cornée transparente, et vers l'extrémité externe de son diamètre transversal, une ai- guille plate et tranchante sur les côtés, à couper la capsule du cristallin de haut en bas, puis de briser cette capsule opaque dans tous les sens, et d’en amener les fragmens dans la chambre anté- rieure, où ils se dissolvent et sont absorbés dans peu de jours : le plus souvent, on ne peut amener dans la chambre antérieure qu'une petite partie du cristallin; ce qui reste en place de cette lentille, y est exposé à l’action dissolvante de l'humeur aqueuse, ordinairement suffisante pour la faire disparaître entièrement. Quelquefois, malgré l’âge etles apparences, on se trompe quand on croit avoir à faire avec un cristallin mou. Voici ce qui m'est arrivé avec une de mes malades : j'opérai, il y a une douzaine d'années, la femme Paillard, âgée de 28 à 30 ans, affligée d’une cataracte aux deux yeux; son âge et la couleur laiteuse de ses cristallins ne me laissèrent aucun doute sur leur mollesse. Je commençai par l'œil gauche, et ma conjecture se confirma; le SUR L’AJUSTEMENT DÉ L'OEIL, ETC. 217 M. Gaberel, âgé de 17 ans , avait perdu la vue de Pæil gauche depuis un an environ, par la formation d’une ca- taracte ; le droit ne tarda pas à en présenter les premiers symptômes, et dans l'intervalle de quelques mois, sa vue s’affaiblit tellement, qu’il éprouva vivement le besoin de la recouvrer de l’œil droit. Je l’opérai le 1€" novembre 1834, en portant l’aiguilte-couteau au travers de la cor- née que je coupai de haut en bas et de droite à gauche, puis je brisai le cristallin, et en amenai quelques fragmens brisés dans la chambre antérieure ; dans la plus grande partie de son étendue, cette lentille opaque resta en place ; cependant, dans l’autre, elle disparut totalement, de manière à laisser une petite partie de la pupille parfaite- ment noire, ce qui fut suffisant pour montrer à M. Gabe- rel qu’il avait recouvré la vue. Je laïssaï cet œil couvert cristallin fut brisé facilement, et amené en grande partie dans la chambre antérieure; bref, elle recouvra de cet œil une vue telle- ment bonne, qu'elle voyait très distinctement à des distances très variées, et de près assez bien pour enfiler une aiguille avec une grande facilité et sans l’aide d'un verre convexe, dont elle pou- vait et savait fort bien se passer. Six mois après, j'opérai l'œil droit; les apparences du cristallin étaient tout à fait semblables à celles qu'avait offertes celui de l’œil gauche; je ne jugeai donc pas convenable de l’opérer différemment. Je plongeai mon aiguille dans la cornée transparente, et divisai la capsule du cristallin: püis j’essayai de briser, de couper celui-ci par morceaux, mais il m'offrit la plus grande résistance, et en faisant un mouvement pour retirer mon instrument, il se b'ouva tellement fixé dans le centre de la lentille opaque, qu’elle le suivit, et vint tout entière se loger entre l'iris etla cornée transparente, de manière à rem- plir toute la chambre antérieure. Ce cristallin était trop dur pour que je pusse espérer son absorption; et le laisser appliqué sur la face antérieure de l'iris, c'était exposer cette membranne, éminem- ment sensible, à toutes les chances d’une violente inflammation. Je pris mon parti sur-le-champ, je terminai l'opération par l'incision de la cornée et l'extraction du cristallin; les suites furent heureu- ses, et la femme Paillard recouvra un œil, à peu de chose près, aussi bon que le premier opéré. 218 MÉMOIRE d’une compresse et d’une bande roulée pendant quatre jours, à l'expiration desquels j’examinai l'œil opéré : la pupille ne présentait plus aucune transparence; le cristal- lin brisé sur place s’était gonflé, comme ferait une éponge tempée dans l’eau, et la vue avait disparu de nouveau ; les fragmens amenés dans la chambre antérieure avaient beaucoup diminué. Dans peu de jours le gonflement du cristallin se dissipa; quinze jours après l’opération, les fragmens séparés avaient disparu , mais bientôt ils furent remplacés par de nouvelles parcelles de cristallin qui, de temps en temps, se détachaient de la masse principale et tombaient dans la chambre antérieure, où deux jours de séjour suffisaient pour leur complète absorption. Un mois après l'opération , on apercevait à peine quelque trace du cristallin, la pupille était d’un beau noir, et la vue ga- nait très rapidement d’un jour à l’autre. En mai 1835, j'opérai l'œil droit; l'opération et les phases de la guéri- son furent , à peu de chose près, les mêmes que pour l'œil gauche; c’est pourquoi j'en passerai le récit sous silence. La vue que M. Gaberel venait de recouvrer était telle- ment bonne, qu'il ne lui semblait pas qu’elle eût jamais été meilleure avant l'invasion de la cataracte. Ses yeux étaient donc admirablement calculés pour montrer si un cristallin , susceptible de changement de convexité, était indispensable à l’ajustement de l'œil aux différentes dis- tances; ce qui, dans le cas de l’affirmative, aurait néces- sité l'emploi de verres convexes de différens foyers, pour voir à des distances variées, et vice versé; dans le cas de la négative, permettrait à l’œil opéré de voir d’une ma- nière disuüncte, avec un seul verre convexe d’un certain foyer, à des distances très différentes. L'expérience à prouvé que c’est la seconde proposition qui est vraie, c’est à dire que le cristallin n’a pas besoin de changer de SUR L’AJUSTEMENT DE L'OEIL, ETC. 219 forme pour l’ajustement de l'œil. M. Gaberel, qui aime beaucoup la chasse, s’est de nouveau, depuis qu’il a re- couvré la vue, livré à son exercice favori; et, à toutes les distances accessibles, son coup d’œil a été aussi prompt et aussi sûr qu’il l'était avant l'invasion de la cataracte. Dernièrement il a voulu disputer le prix au tir de la ca- rabine ; c'était la première fois de sa vie : le but était à 200 pas; il a tiré quatre coups, les a tous mis dans la cible, et a gagné un prix. À cette distance, il voyait très nettement le but et tous les objets intermédiaires. Le verre qui lui avait servi au tir de la carabine, et qu’il porte aussi à la chasse, était le même lorsque chez moi je l’ai fait lire dans un livre imprimé en caractères très petits; ce qu’il a fait avec la plus grande facilité ; puis, lui faisant lever les yeux, je lui ai demandé de me détailler les tableaux suspendus de toutes parts dans mon salon : il les a obser- vés comme l’aurait fait la personne douée de la meilleure vue, et m'a dit sans hésiter : je les vois parfaitement bien. Il n’y a point dans ces expériences toutes simples de me- sure exacte, de calcul ; mais elles semblent suffire pour prouver qu’il n’est pas nécessaire que le cristallin change * de forme pour voir d’une manière distincte à des distances très variées. FRAGMENT INÉDIT D'UNE INTRODUCTION AUX ÉTUDES DES SCIENCES SOCIALES. PAR M. DE SISMONDI.": L'histoire n’est qu’une des branches de la science s0- ciale , de cette science vaste et complexe qui recherche les principes d’après lesquels le but qui réunit les hommes en société sera le plus sûrement et le plus promptement atteint. Le contingent de lumières que l’histoire élabore au profit de la science sociale, en est sans contredit lun des élé- mens les plus précieux et les plus difficiles à remplacer ; c’est la voix du passé, promulgant en quelque sorte ce que les théories ont produit pour le bonheur ou le malheur des sociétés qui ne sont plus, et instruisant avec l’autorité de l'expérience les sociétés à venir, de ce qu’elles doivent prévoir de ces théories s’il leur plaît de se les appliquer. Ce ne sont là pourtant que des matériaux à exploiter et à mettre en œuvre, matériaux recueillis à grands frais d’in- vestigations et de patience , triés, éprouvés, épurés quel- ‘ Cet ouvrage paraïtra incessamment à Paris. “FRAGMENT INÉDIT D'UNE INTRODUCTION ; ETC. 221 quefois dans le creuset d’une savante et judicieuse critique, disposés, coordonnés , mis en lumière, groupés en ta- bleaux intéressans et instructifs, grâces à l’habileté du pen- seur , et au talent de l'écrivain, mais matériaux encore, destinés à fournir les étais d’un édifice, données utiles pour avancer la vraie théorie sociale sur laquelle ils ache- minent presque forcément à réfléchir et à se former un avis. C’est sans doute à raison de cette étroite parenté qui lie l’histoire et ce qu’on nomme communément la po- litique, qu’un si grand nombre d'écrivains, après avoir commencé leur carrière dans la première de ces deux sciences , l'ont terminée par des études plus spéculatives sur l’organisation et le gouvernement des sociétés. D’é- lèves du passé, ils aspirent à devenir les instituteurs du présent et les régulateurs de l’avenir : lun mène à l’autre. Ne nous en plaignons pas, au contraire, faisons des vœux pour que le genre humain ait toujours le bon sens de prendre pour ses guides les hommes qui auront fait ainsi l'apprentissage de cet insigne honneur , plutôt que de pla- cer au gouvernail les enthousiastes de la formule et les faiseurs d’utopies. Aucun écrivain de ce siècle n’a remué les cendres du passé avec une plus infatigable persévérance que notre compatriote M. de Sismondi. Sous le rapport de l'étendue et de la conscience de ses travaux, l’illustre auteur des Républiques italiennes et de l'Histoire des Français, s’est acquis une renommée que celle de ses plus dignès émules est encore loin de balancer : les monumens auxquels il l’a liée sont de nature à le représenter comme un investiga- teur exclusif du domaine immense de l’histoire, et comme l’homme des âges antérieurs au nôtre. Il s’en faut cepen- dant beaucoup, qu’il soit indifférent au bien des sociétés 292 FRAGMENT INÉDIT actuelles, insouciant de leur bonheur et de leurs progrès à venir, On à pu juger de bonne heure, au contraire, que l'histoire était surtout pour lui une mine féconde en lecons utiles au présent , un arsenal plein d'armes au ser- vice des plus nobles et des plus saintes causes, et que l’in- fatigable ardeur avec laquelle il y fouillait prenait sa source dans un amour pur et vrai pour l'humanité. De bonne heure, il a manifesté cette tendance à déduire des instruc- tions de l’histoire autant que des expériences actuelles , des corollaires généraux et des principes pour la science sociale. Mais c’est surtout depuis quelques années, que M. de Sismondi semble avoir plus vivement éprouvé le besoin , naturel à toute tête faite et meublée comme la sienne, de coordonner les résultats scientifiques de ses travaux historiques, et d’exposer méthodiquement ses idées sur les grandes questions sociales, économiques et politiques, que ces travaux l’ont mis à même de poser nettement et de résoudre avec connaissance de cause. C’est sous cette impression qu’il a publié assez récemment, dans la Revue mensuelle d'Économie Politique , plu- sieurs brochures, où quelques-unes de ces questions sont développées avec la richesse de faits, la générosité de vues et la verve d’argumentation qui caractérisent tous ses écrits. Mais ces brochures n'étaient que des pierres d’attente, pour un système plus lié et plus complet qui ne pouvait tarder long-temps à éclore. C’est au besoin de le produire au jour que nous avons attribué pour no- tre part, aussilôt que nous en avons eu Connaissance , le dessein arrêté chez notre compatriote, de suspendre la publication de son Histoire des Français. En l’enten- dant lui-même, dire qu'après une traite aussi longue, ïl était temps de reprendre haleine, nous avons douté que D'UNE INTRODUCTION ; ETC. 223 la nécessité du repos fût la cause réelle de cette interrup- tion; elle existe plutôt, à notre avis, dans une secrète impatience , que le publiciste éprouve, d'élever un édi- fice scientifique sur la place, et avec les matériaux que l'historien lui a, de longue main, préparés. Au reste, quoi qu’il en soit du véritable motif qui change momenta- nément les directions des travaux de M. de Sismondi, le fait de ce qu’il y substitue demeure, et nous en félicitons le public, qui accueillera sans doute avec un vif em- pressement des Études sur les stiences sociales » ré- sumé de quarante années de recherches et de médita- tious. Nous en félicitons tous ceux qui, accoutumés à recevoir chaque année un volume au moins de PHistoire des Français, se seraient difficilement résignés au silence de l'écrivain dont les productions sont devenues comme un élément intégrant de leur vie littéraire et philosophique. Enfin, nous avons grand sujet de nous en applaudir nous- mêmes, puisque c’est en partie à cette résolution que nous devons le précieux concours que M. de Sismondi a bien voulu nous promettre pour notre Recueil. : Le morceau qu’on va lire est un fragment inédit de l’Introduction aux Études sur les sciences sociales ,: qu’il fera paraitre dans quelques jours. Dans les pages qui le précèdent, l’auteur, après avoir défini la science dont il va s’occuper , et énuméré les di- verses branches dans lesquelles elle se ramifie, annonce l'intention où il est d'exposer dans une double série d’es- sais ou d’études, ses vues 1° sur la théorie de l’associa- tion humaine elle-même, ou des constitutions des peuples libres ; 29 sur la théorie de la distribution des richesses entre les membres de cette association, ou l’économie po- litique. Sans se perdre en conjectures hasardées et oi- seuses sur l’origine et la formation de la société , il la 224 . FRAGMENT INÉDIT prend comme un fait universel, et s'attache au fait non moins incontestable des conséquences si diverses, souvent même diamétralement opposées, que les formes ou les con- stitutions des sociétés produisent relativement au bonheur de ceux qui les composent. Après avoir développé quelques-unes de ces conséquen- ces, et signalé les exagérations diverses dans lesquelles on est tombé à cet égard, l’auteur reconnait que cette science sociale , de laquelle dépend avant tout le bonheur de l'hu- manité, exige des études nouvelles plus sérieuses , plus ap- profondies, et demande que le doute philosophique-prenne la place des assertions et des axiômes empiriques. Laissons maintenant parler M. de Sismondi lui-même. « Avant de nous engager dans la recherche de ces er- reurs et de leurs causes, avant de nous attacher à la so- lution de ces problèmes, une observation nous frappe; nous voudrions savoir la présenter dans toute sa force, et nous nous tiendrions pour bien plus heureux si nous l’avions fait passer jusque dans le cœur de nos lecteurs, que si nous leur avions fait adopter aucun de nos prin- cipes. C’est que toutes les théories politiques qu’on ose avouer aujourd’hui , toutes celles qu’on ose exposer, sont fondées sur des sentimens bienfaisans et généreux. C’est toujours le bien de l’humanité qu’on se propose; c’est toujours un moyen de répandre parmi un plus grand nombre de créatures humaines, avec plus d’abondance , les avantages que le partisan de telle ou telle théorie es- time le plus. Tous les systèmes ne sont pas bons, mais tous peuvent être embrassés, peuvent être soutenus de bonne foi; tous ont compté parmi leurs partisans un grand D'UNE INTRODUCTION ; ETC. 225 nombre d'hommes dont les vues étaient complétement dés- intéressées ; tous présentent des côtés assez plausibles pour séduire des entendemens reconnus justes sur d’au- tres matières. Loin donc d'adopter, d’accréditer ces in- vectives, qui sont devenues le langage convenu de la po- litique; loin de répéter ces mots qui sonnent encore à notre oreille, de perfides royalistes, d’égoistes aristo- crates, de brigands républicains, d’infâme juste-milieu; loin encore de les remplacer par ces sobriquets, où lPinvective est sous-entendue , si elle n’est pas exprimée ; souvenons-nous que nous sommes tous des philosophes de secte diverse, que nous tendons tous vers le même but ; que, animés d’un même désir, nous recherchons tous la même vérité, la même sagesse. Alors, au lieu de nous opprimer réciproquement , nous pourrons, par nos mé- thodes opposées, par nos expériences indépendantes, nous éclairer les uns les autres. «Comment serions-nous d’accord, puisque notre raison, mais une raison humaine et faillible, notre sensibilité, notre imagination nous représentent d’une manière si dif- férente le souverain bien des nations, le grand objet de la science sociale ? Il y a des hommes qui ne voient rien au-dessus du repos et de la sûreté, tandis que d’autres n’estiment que l’activité, le développement et l’abondance de vie. Quelques-uns ont regardé la vertu comme le grand but de lassociation humaine, mais ils ne s'accordent pas sur ce qu’ils entendent par ce mot. Ceux-ci ne songent qu’à la vertu militaire, au courage, et veulent que leur nation brille à côté de celles qui se sont le plus illustrées par les armes. D’autres entendent par vertu la modération dans les désirs, l'empire sur soi-même, ou la pureté des mœurs; d’autres ne reconnaissent, comme vertu publique, que le sacrifice de soi-même à la société, le patriotisme. 226 FRAGMENT INÉDIT De nos jours, la souffrance, les privations ont ramené l'attention sur le bien-être matériel ; on a demandé à l’é- conomie politique le but de la société; mais les uns ont voulu qu’elle excitàt l’industrie, ils ont donné pour symp- tôme de prospérité l’activité du travail ; d’autres ont re- connu cette prospérité au goût d’une heureuse médio- crité, et à l’abondance dont jouissaient tous les ordres ; d’autres la nient partout où ils ne voient point des for- tunes colossales avec toutes les merveilles du luxe, des arts et de l’élégance. Des philosophes politiques, lorsqu'ils ont voulu signaler un grand peuple et le présenter à notre admiration, se sont attachés encore à un tout autre as- pect de la société ; ce n’était ni le progrès moral j ni le progrès matériel qu’ils nous proposaient d’atteindre; ce qui les frappait dans l’homme, c'était le mouvement in- tellectuel ; celui-là seul laissait une trace lumineuse au travers des âges. Puis cependant ces philosophes mêmes ne s'accordent pas; les uns reconnaissent un grand peuple à la diffusion universelle de l’éducation et des lumières; les autres, se souciant peu des masses, lui demandent de produire des hommes éminens. Tel juge les sociétés d’a- près leur imagination , tel autre d’après leur intelligence; le grand siècle est pour plusieurs celui des arts et de la poésie ; la grande nation est celle qui a brillé, dans cette carrière, du plus vif éclat : Le bonheur, lui-même , leur paraît moins précieux que les rêves de l'imagination, la richesse de ses tableaux fantastiques, ou le culte des gran- des affections et des grands souvenirs. Comment ramener ces objets divers des désirs des hommes, à une commune mesure ? Comment persuader à celui qui préfère l’un de ces biens à l’autre, qu’il est dans l'erreur ? Les instincts primitifs, implantés dans l’homme, qui constituent son in- dividualité, sont par-delà la région du raisonnement ; ce- D’UNE INTRODUCTION , ETC. 227 lui-ci ne peut point y atteindre : nous-mêmes nous pro- clamons la souveraineté de la raison, nous croyons que cette nation est vraiment libre, chez laquelle la raison na- tionale dicte des lois; mais nous sentons bien que cette raison ne prononcera point partout de même. Nous sen- tons que la vérité ne peut être la même pour des natures différentes et toutes incomplètes; nous sentons que la vé- rité n’est une que pour l’être unique qui la voit tout en- tière. Cette observation fondamentale s'applique à la religion comme à la politique; lorsque nous étudions ou le monde des intelligences humaines, ou le spectacle plus grand en- core du Père de ces intelligences, et de ses rapports avec ses créatures, nous sommes comme les écoliers d’une académie de peinture, tous assis en rond autour d’un groupe immense, éclairé d’une lumière incertaine et in- égale. Chacun de nous ne saisit qu'imparfaitement une petite partie de l’objet qu’il a devant lui; chacun de nous essaie de la rendre, d’une manière plus imparfaite encore, par un croquis, pour lequel il n’a d’instrument que notre langage incomplet; puis, insensés que nous sommes! nous nous querellons sur ce que l’objet représenté nous a ap- paru à chacun sous un aspect divers, sur ce que les images imparfaites que nous en avons ébauchées ne se ressemblent point, sur ce que nos confessions de foi politiques au re- ligieuses sont opposées; nous exigeons que nos voisins souscrivent à ce que nous avons cru voir, et qu'ils n’ont pas vu; nous les accusons de perversité, de mauvaise foi; nous les combattons, nous les envoyons au supplice, parce que, dans la sincérité de leurs cœurs, avec les organes qui leur sont donnés, et la position où le ciel les a placés, ils voient ce que nous ne voyons pas, ils ne voient pas ce que nous voyons. Ou bien , si nous renoncons à nous 228 FRAGMENT INÉDIT faire justice à nous-mêmes, si nous ne recourons point à la violence, nous prétendons être tolérans, parce que nous nous contentons d'appeler les uns hérétiques, les autres ennemis de leur patrie, et que nous renvoyons les pre- miers au jugement de Dieu, les seconds à ceux des tri- bunaux. « I! faut Je dire, le vulgaire, moins-sûr de ses opinions, aurait naturellement de l’indulgence pour celles des au- tres, si l’on ne prenait pas à tâche de réveiller ses pas- sions, pour qu’elles remplacent son intelligence ; mais les chefs de sectes et les chefs de parti, les mauvais prêtres et les factieux , réussissent bientôt à envenimer cette oppo- sition de jugemens, qui n’est autre chose qu’une opposi- tion de perceptions. Ils disent à leur sectateur qu’il ne prouverait point qu’il sait, ou qu'il croit, s’il ne détestait pas , s’il ne prononçait pas anathème contre celui qui sait ou qui croit autrement que lui. L'homme vraiment reli- gieux, cependant, tend la main à tous ceux qui cherchent Dieu et qui le voient tout autrement que lui; l’homme vraiment patriote tend la main à tous ceux qui veulent de tout leur cœur servir leur patrie, quand même le souve- rain bien de Jeur patrie leur paraît autre qu’à lui. « En reportant désormais notre attention sur les ques- tions de politique constitutive que nous nous sommes pro- posé de traiter, nous demanderons d’abord qu’on ne perde pas de vue que les institutions agissent de deux manières distinctes : sur la société elle-même , pour la conduire à son but ; et sur les individus qui participent au pouvoir, pour donner à leur caractère quelque chose de plus élevé. La société s’est formée pour le bonheur commun; elle a besoin , pour l’obtenir, que les vertus, les talens, les lu- mières concourent au gouvernement; la première ques- lion qui se présente est done de trouver une forme de D’UNE INTRODUCTION, ETC. 229 gouvernement qui assure aux conseils, comme qu’ils soient élus, le plus de prudence possible, aux magistrats le plus d’intégrité, aux ordonnateurs des dépenses le plus d’éco- nomie, aux juges le plus d’amour de la justice et de con- naissance de la loi qu’on puisse réunir. Ce n’est pas tout encore cependant ; une seconde question se présente. Comment cette organisation du gouvernement réagirà-t- elle sur le peuple? La forme de gouvernement qu’on a adoptée est-elle celle qui inspirera aux citoyens le plus de vertus, celle qu’on peut considérer comme répandant la meilleure éducation populaire ? En effet, un homme qui exerce des pouvoirs politiques est une créature plus noble, plus relevée que celui qui n’en exerce aucun. Il a appliqué son attention, comme citoyen , à des choses aux- quelles il n'aurait jamais songé comme sujet. Il a appris beaucoup plus et a réfléchi beaucoup plus. Au lieu de ne s'occuper que de lui-même, il s’est occupé des autres pour leur plus grand bien. IL a donc ouvert son cœur à des sentimens plus relevés, il a une plus haute idée de sa propre dignité , il fera plus d’efforts pour ne point la com- promettre, « Ce double aspect de la politique constitutive se fera mieux comprendre à l’occasion de la devise qu'ont récem- ment adoptée deux partis opposés. Le parti du royalisme pur, abjurant l’ancienne doctrine servile, qui ne propo- sait aux efforts des sujets que la plus grande gloire de leur monarque, dit aujourd’hui : Tout pour le peuple, rien par le peuple. Ce parti a subi l'influence du libéralisme ; il a marché avec la science sociale, quand il est arrivé à dire : Tout pour le peuple. Mais est-il possible de faire tout pour le peuple, quand on ne fait rien par lui? N'est-ce pas au contraire abandonner dès l’abord l’un des deux buts des institutions politiques , le perfectionnement de il 15 230 FRAGMENT INÉDIT tous ? De toutes les sciences, la plus relevée, la plus di- gne de l'attention et de l’étude de tous les hommes, la plus intimement liée avec le développement moral, avec la bienfaisance universelle, c’est celle qui enseigne à ren- dre les hommes heureux. De toutes les sciences en même temps, celle qui développe le plus l’intelligence, celle qui requiert et qui exerce le plus de connaissance, c’est celle du gouvernement. De toutes les fonctions enfin, celle qui élève le plus le caractère, celle qui donne à l’homme le plus haut sentiment de sa dignité, de la probité qui est attendue de lui, de l’honneur qu'il ne doit jamais com- promettre, c’est la participation du citoyen à la souverai- neté. Aussi, dire qu’on ne fera rien par le peuple, e’est dire qu’on veut priver l’universalité des hommes de ce puissant stimulant vers la vertu, de cette instruction variée, attachante et toujours nouvelle, de cette dignité de ca- ractère, de cette élévation d'honneur que le peuple ne peut trouver que dans la participatien au pouvoir, dans la liberté politique. « Mais à ce cri de guerre, un autre parti, celui de H démocratie, a répondu par un autre cri de guerre : Tout pour le peuple et par le peuple; et celui-là aussi a perdu de vue un des buts de la science sociale. Tout par le peuple ! Mais comment a-t-on reconnu que le peuple est propre à tout ? La société, pôur arriver à son but, le plus grand bien du plus grand nombre, a besoin de toutes les lumières et de toutes les vertus ; comment cependant a-t-on démontré que le savoir des plus éclairés sera adopté par la foule ; que la constance des plus courageux soutiendra son audace ; que la prudence des plus habiles règlera son impétuosité ; qu’on pourra trouver en elle l’unité des des- seins, la prévoyance, la persistance , la libéralité pour les grandes choses , l’économie pour l’ensemble de la fortune D'UNE INTRODUCTION , ETC. A publique ; sans lesquelles elle-même sera en souffrance ? Certes ce n’est pas par la théorie, qui nous apprend pro- verbialement que l'affaire de tout le monde n’est l'affaire de personne ; ce n’est pas par l’expérience, par l’obser- vation des faits, car l’histoire des peuples libres rend té- moignage à chaque page des préjugés , de l’inconstance, des terreurs paniques, de la témérité, de la versatilité , de l’imprudence, de la prodigalité et de la lésinerie de la multitude. « Il suffirait, au reste, qu’un axiome politique püt s’ex- primer par un si petit nombre de mots, pour qu’on dût se défier de sa vérité. Aucune science, en effet, ne doit autant que la théorie des constitutions, se modifier selon les circonstances; car le législateur doit seulement agir sur le corps politique qui lui est donné. Ce n’est pas lui qui le crée : il n’en a jamais la puissance; mais il n’aurait pas non plus le génie nécessaire pour le concevoir abs- traitement. Le génie seul peut voir les choses qui ne sont point comme si elles étaient, remarquer leurs effets et prévoir toutes leurs conséquences. Cette hauteur de con- ception n’a jamais été donnée à l’homme dans une telle mesure qu'il puisse l'appliquer à la plus relevée , la plus importante, la plus variée et la plus difficile des œuvres de l’homme , la création de la société. Les peuples exis- tent, et ce ne sont point les législateurs qui leur ont donné la vie; les peuples existent, et chaque peuple a une con- stitution, dans le sens le plus large de ce mot, puisqu'il existe. Le législateur ne doit toucher à cette constitution qu'avec la lime, jamais avec la hache. Il doit la modifier de manière à la rendre toujours plus propre au perfection- nement et au bonheur des hommes ; mais en y travaillant, il ne doit jamais oublier qu'il peut ôter la vie et qu’il ne peut pas la rendre: or cette vie est peut-être attachée à quel- 232 FRAGMENT INÉDIT qu'un des organes qu’il veut corriger où supprimer. On dirait que les anciens poëtes avaient eu en vue les futurs législateurs , dans l’allégorie de Médée. Avec une science tellement surhumaine, qu’on la nommait magie, Médée crut pouvoir renouveler la constitution d’Æson, et lui donner la vigueur et la jeunesse , en le repétrissant selon les règles de l’art. Elle le coupa en morceaux pour le faire bouillir dans sa chaudière enchantée ; il n’en sortit que des ossemens. «Le législateur doit, avant tout , s'attacher à respecter la vie du corps politique, telle qu’elle existe; il doit de même ménager toutes celles de ses parties qui lui parais- sent douées de vitalité. Il est conservateur et non créa- teur. Il ne doit pas se demander si l’état fédératif est préférable ou non à l’état unitaire , si la royauté, le pa- triciat, la noblesse, le clergé , les assemblées populaires, les villes avec leurs privilèges, les communes rurales, doivent entrer ou n’entrer pas dans la constitution sur laquelle il travaille, Sans doute , il est essentiel qu’il con- sidère ces choses d’abord abstraitement, qu’il se fasse une idée aussi juste qu’il peut de leur mérite ou de leur démérite , mais il doit aussi se dire que pour lui ce sont des faits que chaque peuple présente sous des conditions très différentes, et que la vie du peuple pour lequel il travaille, est peut-être attachée à ces faits; aussi doit-il se proposer, avant tout, de donner à chacune de ces par- ties de l'Etat, à chacun de ces intérêts qu’il doit ména- ger, une langue pour s'exprimer, une main pour se dé- fendre. « Nous ne sommes point assez avancés dans la science sociale pour savoir si les pouvoirs que nous voyons exis- ter dans un Etat, sont nécessaires. Rien ne nous paraît immuable dans le monde politique, et ceux-là, tout D'UNE INTRODUCTION, ETC. 233 comme d’autres, seront peut-être un jour modifiés ou supprimés ; mais il faut qu’ils soient jugés auparavant par l'intérêt général et l'intelligence de la société, et leur existence antérieure leur donne tout au moins, pour le salut de tous, un droit de résistance. Malheur au corps humain, si Médée, toute magicienne qu’elle est, en re- construisant le corps, en supprimait tous les organes dont elle ne comprendrait pas l'usage ! « Ainsi une constitution, lorsqu'elle est rationnelle , lorsqu'elle est conforme aux vrais développemens de la science sociale, doit garantie à ce qui est; mais en même temps elle doit préparer des moyens de se former et de s’accroitre à ce qui doit être. Elle se représente toujours avec sa double nature. Pour respecter et affermir la li- berté , elle tend à réunir en un seul faisceau toutes les in- telligences, toutes les volontés qui préexistent dans une nation; mais en même temps, pour procurer le bonheur de cette nation qu’elle régit, elle doit tendre à confier * toutes les fonctions à ceux qui s’en acquitteront le mieux, à organiser le pouvoir pour le plus grand avantage de la société, à donner en conséquence une influence plus dé- cisive à ceux qui ont les talens, les vertus, les lumières, l'expérience; à ceux enfin qui, chargés des destinées d’une société, lui feront accomplir plus sûrement son pé- rilleux passage aux travers de tous les écueils , et la main- tiendront toujours au niveau, non pas de la foule , mais de ce qu’il y a de plus distingué dans la nation. « Qu’on se garde , en jugeant l’œuvre du législateur, de perdre de vue ce double but, cette double condition qui lui est imposée. IL y a peut-être dans la nation dont il doit perfectionner les institutions , une famille qui est parve- nue au pouvoir suprême. Peut-être a-t-elle dû sa gran- deur aux services qu’elle a rendus à ses concitoyens, peut- 234 FRAGMENT INÉDIT être au contraire à ses artifices, peut-être même à une usurpation violente. L'histoire expliquera son élévation, elle rendra compte du plus ou moins d’affection du peu- ple pour la dynastie. Mais en général, quelque entachée d’injustice ou de crime qu’ait pu être son origine, si son pouvoir a duré quelque temps, le peuple a confondu son intérêt avec celui de l'Etat. Le prince, aux yeux des su- jets, a été dans les temps passés la personnification de la nation ; les idées de durée et de gloire se sont identifiées avec la dynastie; des milliers de créatures dépendent d'elle, et croient lui devoir leur subsistance. S'ils la voyaient en danger, tous ses partisans, par reconnaissance, par af- fection , par la puissance des souvenirs sur leur imagina- üion, répoudraient à son appel, et se soulèveraient à sa voix. Dans cette nation il y a un puissant intérêt monar- chique. Avant de se demander si les faits sont avantageux ou nuisibles, il faut commencer par les reconnaitre; il faut convenir que l'intérêt monarchique entre dans la constitution vitale de ce peuple, et que nous ne savons pas même s'il peut en être retranché sans que le peuple périsse. « C’est d’une tout autre manière que le principe mo- narchique se présente dans l’étude purement spéculative de la science sociale. Celle-ci reconnait peut-être en théo- rie qu'il y a certaines fonctions qui, pour le bien de tous, ne peuvent être exercées qu’autant qu’elles sont confiées à une volonté individuelle; que lintensité d’at- iention et de résolution , que la garantie entière et la res- ponsabilité morale, ne se trouvent que dans l’homme qui prend seul sa déeision; que lui seul peut répondre d’un secret absolu; qu’à lui seul appartient la centralisation de tous les aspects dans une seule pensée, la promptitude des résolutions, habileté des choix, lorsqu'elle dépend D'UNE INTRODUCTION; ETC. 235 de la finesse des aperçus, pour trouver l’homme propre à chaque fonction ; que l’enthousiasme enfin a besoin de se personnifier, et que ce n’est qu'un homme seul qui saura, dans un danger pressant, entraîner les masses à braver de grands hasards et à se soumettre à de grands sacrifices. C’est d’après ces considérations toutes théori- ques, et indépendantes des circonstances, que la science sociale admet-la nécessité, ou du moins le grand avantage dans le gouvernement des nations, d’un élément monar- chique, ou de Pattribution à un seul individu, dans une certaine sphère, d’un pouvoir non partagé. « Le législateur est appelé à combiner, le plus adroite- ment qu’il pourra, dans une constitution progressive et libérale, l'intérêt monarchique qu’il trouve dans les faits avec l'élément monarchique qu’il trouve dans la science. Il y procède, non point selon des règles absolues, mais en s’accommodant avec tous les préjugés, toutes les affec- tions, surtout avec toutes les habitudes qu’il rencontre. Lors même que la science serait arrivée à une précision, à une certitude dont elle est encore bien éloignée , il devrait se garder de heurter tout sentiment populaire, par la sup- pression de ce qui lui parait une monstruosité ; tout comme un médecin ne remodèlerait pas un corps vivant, même irrégulier, même monstrueux , d’après les théories ana- tomiques qu’il aurait étudiées dans l’école. « L'intérêt et le principe aristocratique se présen- tent de même au législateur, et dans la société et dans la science, avec leur double nature. Presque chez chaque peuple l'observateur rencontre une noblesse ou un patriciat avec son illustration historique , son point d'honneur, ses principes exclusifs transmis de génération en génération, son éducation plus soignée et son influence, quelquefois très faible, quelquefois très puissante sur l'imagination du 236 FRAGMENT INÉDIT peuple; c’est l'intérêt aristocratique, qui est un fait dont il faut tenir compte. Puis, dans la science sociale, on trouve la puissance de l'esprit de corps, la constance dans les revers, la persistance dans les mêmes projets, la pru- dence, l’économie des sénats aristocratiques et le culte qu'ils enseignent à rendre à la patrie, en la mettant au- dessus de toute autre affection. C’est l’élément aristocra- tique de la théorie, que, dans une constitution progres- sive, il s’agit de combiner avec les faits, de manière à conserver le moins possible des inconvéniens de la noblesse et à s’assurer le plus possible des avantages des sénats. « L'intérêt et le principe démocratique se présentent, enfin, dans les faits et dans les idées, avec la même op- position et la même nécessité de les concilier. La part que conserve le peuple dans les pouvoirs sociaux, est tou- jours celle où l’on remarque le plus d’irrégularité et d’in- constance. En effet, sans altérer presque les formes ou les lois, on le voit, tour à tour, saisir l’autorité avec ardeur ou l’abandonner par lassitude; sa puissance, avec les mêmes moyens, est quelquefois très petite et quelquefois très grande. La grande masse de la population, à l'intérêt de laquelle tous devraient concourir, et que le but de la législation doit être de rendre heureuse et de perfectionner , s’est presque toujours, à l’origine des so- ciétés, réservé une part considérable dans la direction de sa propre destinée; mais presque partout aussi, elle s’est laissé dans la suite plus ou moins dépouiller; ear de tous les pouvoirs politiques, le peuple est le moins vigilant et le moins jaloux de ses prérogatives. Ces or- ganes cependant de la volonté populaire, quelque obli- térés qu’ils soient, pourront presque toujours recouvrer de la vie, tant que le corps entier la conserve. Il y a dans les souvenirs des nations, il v a dans l’idée d’un droit au- D'UNE INTRODUCTION ; ETC. | 237 tique, une puissance extraordinaire qu’il faut bien se gar- der de négliger, car c’est elle seule qui peut mainte- nir l’ordre et la modération dans l’innovation. Tantôt on trouve des traces de ce pouvoir populaire dans des assem- blées nationales où tous les citoyens étaient appelés, et où, à la longue, quand la nation a grandi, ils ont né- gligé de se rendre; tantôt dans des assemblées municipales ou communales, où le peuple n’agit que comme membre d’une association parcellaire, mais où cependant il se sent le maître de tous ses intérêts plus immédiats ; tantôt dans des assemblées électorales où il se nomme des représen- tans, et délègue ses pouvoirs. Quelle que soit la forme populaire qui existe, si elle est encore douée de vie, elle est bonne , elle est respectable. Si même elle n’existe plus que comme un souvenir, que comme une vaine image , elle suffit du moins pour attester que ce qui a été peut être de nouveau. Probablement elle peut encore se ra- nimer; probablement c’est encore elle qui contient tous les élémens du progrès national. Que l’on parcoure l’Eu- rope, que l’on étudie avec soin jusqu'aux Etats les plus despotiques, que l’on y recherche quelle était autrefois l'existence active des communes et des municipalités, quelle est encore aujourd’hui leur existence légale; et l’on sera étonné de leur constitution libérale, de l'étendue de-leurs droits et de leurs prérogatives, des services qu’elles ont rendus jadis. Presque partout, il est vrai, les monarques, depuis qu’ils ont démesurément augmenté leurs moyens financiers et leurs armées, n’ayant plus besoin du zèle et du dévouement des citoyens qui maintenaient l’ordre gratuitement, leur ont fait éprouver une oppression bru- tale, des passe-droits journaliers, et ils les ont ainsi dé- couragés et dégoûtés. Même dans les pays où l’oppres- sion populaire est aujourd’hui portée à son comble, même 238 FRAGMENT INÉDIT en Turquie, en Perse, dans les Indes, où le gouverne- ment ne se croit organisé que pour le pillage, où tous les impôts sont levés à la pointe de l’épée et où la vie des hommes est de si peu de prix, que le gouvernement ne songe pas, le plus souvent , à punir le meurtre, on trouve dans les lois, on trouve dans les souvenirs du peuple, des institutions municipales qui inspirent encore l’admi- ration, et qui expliquent cette prospérité antique dont on ne voit plus de toutes parts , autour de soi, que les rui- nes. Il n’y a peut-être sur la terre aucun peuple si dé- gradé, qu’on ne pàt trouver, ou dans ses souvenirs ou dans ses institutions, le germe étouffé d’une nouvelle grandeur populaire. Tels sont les faits, quant à l'intérêt démocratique, ces faits qu’il importe si fort d’étudier dans chaque localité, avant de se mettre à l’œuvre. « Dans l’ordre des idées, l’élément démocratique doit être considéré, avant tout, quant à son effet sur ceux aux- quels le pouvoir est confié. Comme dans ce cas, c’est la masse entière de la nation qui l’exerce, son influence sur l'éducation, est bien autrement importante que dans les autres élémens, parce que chacun y participe. Or, la théorie, confirmée par une observation constante, nous apprend que là où le peuple réussit à faire entendre sa voix, il s’'anime de vertus publiques, il s’éelaire, il s'élève à un plus haut rang dans l'humanité; quand on le prive, au contraire, de cette participation à la souveraineté, il se dégrade, il renferme tous ses intérêts dans le cercle étroit de sa famille, ou même en lui-même; il chasse de sa pensée tout ce qui ne peut pas lui apporter du profit, car tout autre série de réflexions ne lui causerait que de la souffrance. Il s’étourdit dans les voluptés quand il peut les atteindre; elles sont passagères, mais le présent est tout pour lui, et son avenir est dans les mains des autres, D'UNE INTRODUCTION, ETC. 239 Eomme il ne tient à la société dont il.est membre que par la crainte, il s’accoutume bientôt à prendre la erainte pour seul mobile de ses actions. La crainte l’a fait servile en politique, elle le fera lâche dans les armées et super- stitieux en religion. L’Orient tout entier est là pour justi- fier cette théorie. « Mais l’expérience nous a appris, d’autre part, et peut- être ce n’est qu'après coup que nous en avons trouvé la confirmation dans la théorie, que le pouvoir, et surtout le pouvoir absolu, corrompt tous ceux qui l’exereent. Si les rois sont actifs, il les rend glorieux, présomptueux et cruels ; s’ils sont indolens , il les rend voluptueux. Le pou- voir rend les aristocraties défiantes, jalouses et implaca- bles. Les peuples n’échappent pas davantage à cette cor- ruption. Lorsque la souveraine puissance leur est déférée, ils ne sont ni moins vains ou glorieux que les autres sou- verains , ni moins avides de flatteries, ni moins impétueux dans leurs ressentimens , téméraires dans leurs agressions, implacables dans leurs vengeances. Le caractère de chaque citoyen, dans une démocratie, se ressent de cet abus continuel de la puissance, de cet enivrement de la flatte- rie, de cet abandon à des colères, à des passions, que les intriguans et les sycophantes du peuple prennent sans cesse à tàche d’exciter. À son tour, l'Amérique est là pour justifier cette théorie. « Quant à l'influence de l'élément démocratique sur le bonheur de la société, l'expérience nous apprend, d’ac- cord avec la théorie, que tout ordre d’hommes qui ne peut pas se défendre sera opprimé. Aucun cependant n’est exposé à l’égal de la grande masse de la nation. C'est à elle que le pouvoir a toujours à demander tous les genres de sacrifices; c’est elle qui doit fournir tous les soldats, tout l’argent pour les guerres ou justes ou injustes; c’est 240 FRAGMENT INÉDIT sur elle que retomberont tous les dangers, toutes les souf- frances d’une mauvaise administration ; aussi il n’y aura point de bornes à ses sacrifices , si elle ne peut pas élever sa voix pour faire entendre ses plaintes, et au besoin éle- ver son bras pour repousser l’oppression. « Dans le sens le plus étendu du mot constitution, celui qui comprend toutes les conditions possibles d’existence pour un peuple, on a pu les distinguer en quatre classes : les monarchiques, où tout pouvoir est abandonné à un seul ; les aristocratiques , où il est dévolu à un petit nom- bre ; les démocratiques, où il est exercé par la foule; les mixtes qui comprennent toutes les combinaisons diverses des trois premiers élémens, ou de deux d’entre les trois. Mais dans le sens restreint du mot constitution, celui qui ne comprend que les combinaisons avouées par la science sociale, on ne doit considérer un peuple comme jouissant d’une constitution, qu’autant qu’il est préservé du des- potisme, c’est à dire qu’il n’est jamais abandonné à une autorité sans contrôle et sans limites. Or, lexpérience a enseigné que tout gouvernement simple est en effet aban- donné sans contrôle à la volonté absolue du monarque, de l'aristocratie, ou de la multitude, et qu’il est par con- séquent despotique ; que beaucoup de gouvernemens mixtes peuvent aussi être rangés dans cette même classe ; soit lorsqu'une portion de la nation est exclue de toute parti- cipation à la souveraineté, soit lorsque les prérogatives de chacune de ces divisions ont été mal combinées, en sorte que l'opposition d’un intérêt souffrant ne suffise point pour arrêter la colère ou le caprice des autres. « La théorie nous dit aussi que le pouvoir social ne doit jamais être maître de prendre des résolutions qui empiè- tent sur les droits que chaque citoyen n’a point voulu aban- donner à la société. Celle-ci a été instituée pour l’amé- D'UNE INTRODUCTION, ETC. 241 lioration et le bonheur de tous, et ses droits sont limités par ce but lui-même. Une sorte de contrat tacite existe entre la société et tous ses membres, par lequel ehacun a mis des bornes à son obéissance ; ou aux pouvoirs que le gouvernement peut exercer sur lui. Si chacun rentre en lui-même, il trouvera ces bornes tracées dans son cœur, encore qu’elles ne soient écrites nulle part. Par ce contrat social qui n’est que présumé, et sur lequel reposent ce- pendant tout commandement et toute obéissance, chaque citoyen a mis à la disposition de la société, mais pour les cas les plus graves seulement, jusqu’à son bonheur et à sa vie; il ne lui a jamais abandonné, et pour aucun cas, sa conscience et sa vertu. Le pouvoir de la société s’arrête devant l'injustice. Elle peut bien appeler le citoyen à sa- crifier, pour l'avantage de tous, sa fortune et son exis- tence, elle ne peut pas lui demander son honneur; elle peut bien faire périr le coupable sous le glaive des tribu- naux, mais elle n’a pas le droit de condamner un inno- cent; elle ne peut pas plus lui infliger le mépris ou le blâme que le supplice. Quel que soit le prix de la vie de l'individu, la vie de l'Etat est plus précieuse encore, et c’est ainsi que la société est autorisée à sacrifier la partie pour le tout. Mais dans l’ordre moral, et sous le point de vue du perfectionnement, c’est le tout lui-même que la vertu de l’individu , car c’est l'éternité opposée au temps; c’est le tout lui-même que l'injustice publique, et l’auto- rité de tous recule devant la conscience de chacun. « Les constitutions qu’avoue la science sociale sont done toutes des constitutions mixtes, les seules où l’omnipo- tence puisse être refusée au pouvoir national. Ce n’est pas, comme on l’a dit trop souvent de nos jours, que la liberté consiste dans un équilibre entre les pouvoirs , qui assure toujours à chacun une résistance égale à l’action des au- 242 FRAGMENT INÉDIT tres ; ceux qui comparent sans cesse le gouvernement à une machine, devraient être plus fidèles à la science même à laquelle ils empruntent leur comparaison, et se souve- nir que la conséquence d’une telle pondération serait l’immobilité absolue. H faut que la machine fonctionne ; c’est la première des nécessités de l’ordre social. Il faut, non pas la séparation des pouvoirs, mais leur coopération à un même but; il faut, non pas la balance des forces, mais leur union; ü faut, enfin, qu'une seule volonté ré- sulte toujours du choc et de la fusion des volontés diver- ses; mais.de telle sorte que toutes ces volontés aient été entendues , que tous les intérêts aient été consultés, que toutes les causes aient été plaidées, et que l'expression de la plus haute vertu qu’on puisse trouver dans le pays, éclairée par la plus haute intelligence, prononce enfin sans appel sur toutes les questions. «Pour arriver à préparer ou à prévoir ce résultat, on est peu avancé si on consulte seulement les chartes dans lesquelles on a résumé, sous le nom de constitutions, quel- ques règles d’après lesquelles les citoyens ou les fonc- tionnaires publics concourent à l’exercice du pouvoir so- cial. La constitution comprend toutes les habitudes d’une nation, ses affections, ses souvenirs, les besoins de son imagination, tout aussi bien que ses lois. Ce n’est jamais que la moindre partie d’une constitution qui peut être écrite. On ne la trouve tout entière que quand on joint à une étude approfondie de l’histoire nationale, une étude non moins scrupuleuse de l'esprit national, des habitudes domestiques, du pays, du climat, de tout ce qui influe enfin sur le caractère d’un peuple. Aussi rien n’indique un esprit plus superficiel , et plus faux en même temps, que l’entreprise de transplanter la constitution d’un pays dans un autre, ou celle de donner une constitution nou- D'UNE INTRODUCTION, ETC. 243 velle à un peuple, non d’après son propre génie ou sa propre histoire, mais d’après quelques règles générales qu’on a décorées du nom de principes. Le dernier demi- siècle, qui a vu naître tant de ces constitutions banales, tant de ces constitutions d'emprunt, peut aussi rendre témoignage qu’il n’y en a pas eu une seule qui ait ré- pondu où aux vues de son auteur, ou aux espérances de ceux qui l’acceptèrent. « Qu’on ne cherche point dans les essais qui suivent, ces règles générales d’après lesquelles tant de jeunes gens, à peine sortis de l’université, se sont crus en état de don- ner à leur pays, à tous les pays, des constitutions. Qu'on n’y cherche pas davantage un plan arrêté ou de monar- chie ou de république; qu’on n’y cherche pas même des préceptes positifs sur ce qu’il faut éviter, sur ce qu’il faut détruire. Nous disons avant tout : Etudiez les faits, les circonstances, l'esprit du peuple et ses souvenirs; puis passant en revue l’élément démocratique, le monarchique, laristocratique, nous avons cherché ce qu’on pouvait attendre, ce qu’on pouvait craindre de l'emploi de cha- cun. Enfin, portant nos regards sur la réorganisation de la société, nous nous sommes efforcés de résumer, pour le cas où elle est dans le calme, les progrès par lesquels les monarchies peuvent arriver sans secousse à une exis- tence constitutionnelle, et pour le cas où cette existence est déjà bouleversée, les voies par lesquelles elle peut revenir à l’ordre et à la liberté. C’est alors qu’une seule nous a paru sûre, la fédération ; car lorsque l’ordre social a éprouvé une de ces convulsions violentes, qui détruisent l'habitude de l’obéissance et du commandement, qui font disparaitre pour chacun l’idée du droit et de la légitimité du pouvoir, il n’y a guère que la commune qui recouvre sa vitalité ; et ce n’est guère que les hommes qui se con- 244 FRAGMENT INÉDIT, ETC. naissent, et qui se confient les uns dans les autres, qui peuvent aussi poser les bases d’un nouveau pouvoir social. Enfin, et partout, nous répétons aux législateurs que le pouvoir de créer ne leur a point été donné, et qu’ils doi- vent s’estimer heureux s'ils réussissent à conserver en même temps qu’ils améliorent. » NOTE SUR LES CAISSES D'ÉPARGNE. Une année s’est écoulée depuis que nous avons fait connaître les résultats généraux que présentaient les do- cumens , publiés en Angleterre et à Genève, sur les caisses d'épargne. Cette note fait suite à l’article précédent ”. Les caisses d’épargne se répandent rapidement en Fran- ce, sous les auspices du gouvernement. Le Moniteur en en- registre fréquemment de nouvelles, et les tableaux annuels, qu’on ne manquera pas d’y insérer, auront un grand in- térêt. L'esprit de méthode qui distingue les Français pré- sidera à la rédaction , et les résultats qu’on obtiendra dans les deux grandes monarchies constitutionnelles pourront être comparés avec fruit. Ils s’appuieront sur des faits in- contestables et peu difficiles à étudier *. Pour le mo- * Quelques notes sur les caisses d'épargne (Bibl. Univ. Littér., Tom. LVII, p. 345. Cah. de déc. 1834). * Le 9 de ce mois (février 1836), le ministre du commerce, M. Duchâtel, a adressé une circulaire aux préfets et administra- ‘teurs des caisses d'épargne en France dans laquelle il annonce que la Revue Commerciale a publié un Manuel des caisses d’épar- gne et de prévoyance propre à faciliter la fondation de nouvelles caisses. Le ministre ajoute que le nombre des caisses d'épargne auto- risées s'élève en ce moment à 166, et que le montant total des som- mes versées au trésor public par ces établissemens, va au delà de 66 millions de francs. l 16 246 NOTE ment nous ne nous occuperons que du tableau des caisses anglaises pour l'exercice de 1834, et nous dirons un mot de celui de la caisse d'épargne genevoise pour l’an- née 1835. : En Angleterre, dans le Pays de Galles et en Irlande, le montant des dépôts et le nombre des prêteurs se sont accrus considérablement pendant l’année 1834. La somme qui y était placée dans les caisses d'épargne s’est aug- mentée de plus d’un million sterling, ou vingt-cinq mil- lions de francs, et ces caisses ont enregistré sur leurs livres 36,415 nouveaux créanciers. N'oublions pas que cet ac- croissement a suivi deux années pendant lesquelles il y avait eu déjà de grandes augmentations. Les comptes de toutes les caisses se règlent au 20 no- vembre. Ce jour-là, en 1834, le nombre des prêteurs était en Angleterre, dans le Pays de Galles et en Irlande, de 499,207 et le montant de leurs dépôts était de 15,369,844 iv. sterling, ce qui fait au delà de trois cent quatre-vingt-cinq millions de francs *. Chacun des préteurs possédait en moyenne sept cent soixante francs, et l’on remarque avec plaisir le grand nombre de petits dépôts. Ainsi, les créances de 260,363 prêteurs n'étaient, l’une portant l’autre, que de cent soixante-seize francs chacune ( Voy. le tabl. p. 251). La population réunie de l'Angleterre, du Pays de Galles et de l'Irlande était en 1831, époque du dernier dénom- brement, de 21,679,110 *. Dès lors ce chiffre s’est pro- : Dans le tableau joint à cette note, la somme paraît moins forte, mais cela vient de ce que les réductions y sont faites au cours de 25 francs pour chaque livre sterling, quoique la livre sterling ait une valeur intrinsèque un peu plus grande, 2; Angleterre... 13,089,338 Pays de Galles... 805,236 Irlande ......... astoucsvonee + 7, 7104/0006 21,679,110 SUR LES CAISSES D'ÉPARGNE. 247 bablement accru; mais si on le suppose stationnaire , il _ devait y avoir en 1834, dans la population des trois pays, un prèteur sur quarante-quatre individus *, L’Angleterre prise à part enregistre dans ses caisses d'épargne 434,845 créanciers, qui y figurent pour une somme totale d'environ trois cent quarante millions de francs, ce qui fait un prêteur sur trente individus , et une moyenne pour chaque dépôt de sept cent soixante-dix-sept francs. Voila des signes peu équivoques du bien-être dont les classes moyennes et peu élevées de la société jouis- sent dans l'Angleterre proprement dite, et cette observa- tion, jointe à celle qui va suivre, nous montre la néces- sité de ne pas arriver à des conclusions précipitées dans l'application de quelques faits isolés à la science écono- mique. L’Ecosse, la prudente Ecosse, si riche dans sa partie méridionale en vallées fertiles, en ports de mer et en richesses manufacturières et commerciales?, ne figure point sur les tableaux des caisses d'épargne. Qu'un observateur superficiel, partisan zélé des caisses d'épargne , étudie les tableaux anglais; de ce qu’il n’y voit point figurer l’Ecosse il pourrait en conclure qu’en comparaison des Anglais, et même des Irlandais, les Ecos- sais sont un peuple pauvre et sans prévoyance. Préoccupé d'une idée de prédilection, il aurait tiré, d’un fait isolé, une conséquence tout à fait erronée, mais il n’y aurait " 499,207 prêteurs sur 21,679,110 individus. ? On lit dans un journal écossais ce qui suit : « On peut se faire «une idée de larichesse de notre pays(l'Ecosse) par le montant des « assurances contre le feu qui se sont effectuées en 1834. On a fait « assurer dans cette année, par les compagnies anglaises, cinq cent « soixante-dix-huit millions et demi sterling, et l’on estime à une e somme égale la propriété qui n’est pas assurée, » Selon cette es- timation, la propriété susceptible d'assurance contre le feu se monterait donc, en Ecosse, à la somme énorme de près de vingt- neuf milliards de francs! 248 NOTE rien là de si extraordinaire. Où est celui qui jamais ne s’est laissé séduire par une idée favorite ? Où est celui qui, en faisant l'application d’un principe qu’il a épousé, n’a ja- mais eu à se reprocher d’avoir négligé quelques élémens qui devaient entrer dans ses calculs et qui en auraient modifié les résultats ? La vérité est que plusieurs villes d’Ecosse possèdent des caisses d'épargne. Celle d'Edim- bourg est l’une des plus anciennes , ayant été fondée à la fin de 1813; mais pour des raisons qui ne nous sont pas , connues , €e n’est que tout récemment qu’on a appliqué à l’Ecosse la loi bienfaisante qui protège les caisses d’é- pargne et facilite leurs placemens. Un mot sur la caisse d'épargne genevoise pendant l’exer- cice de 1835’. Au 31 décembre elle avait 7279 prêteurs, créanciers de fr. 2,370,541. Une année auparavant elle devait fr. 2,168,764 à 6852 individus. L’accroissement a donc été de 427 prêteurs et de fr. 201,777. Si l’on s’amusait à comparer l'Angleterre propre- ment dite à Genève, sous le rapport de l'augmentation, on trouverait que dans le grand pays, les prêteurs se sont accrus de huit pour cent, et les sommes déposées de sept pour cent * ; tandis que dans la petite République * On remarquera que nous parlons de l’année 1834 pour ce qui regarde l'Angleterre, et de l’année 1835, pour ce qui regarde Ge- nève. Les tableaux anglais pour 1835 ne nous sont pas encore connus. Nous apprenons seulement qu’en 1835 le montant des dé- pôts s’est accru pour l’Angleterre, le Pays de Galles et l'Irlande, de plus de vingt-huit millions de francs. Prêteurs. Sommes, 434,845 | 13,582,102 402,607 | 12,680,512 Différence | 32,238 901,590 SUR LES CAISSES D'ÉPARGNE. 249 les prêteurs se sont accrus de six pour cent, et les sommes déposées de près de dix pour cent. Le nombre proportionnel des prèteurs a donc recu, dans douze mois, un accroissement un peu plus grand en An- gleterre, et le montant total des dépôts, à reçu un ac- croissement proportionnellement plus petit. A Genève, on compte un prêteur sur 75 individus ‘ ; puisqu'il n’y en a qu’un sur trente en Angleterre , et un sur quarante-quatre dans l'Angleterre jointe au Pays de Galles et à l'Irlande, le nombre des dépôts est à Genève quatre fois aussi grand qu’en Angleterre, et près de six fois aussi grand que dans l'Angleterre réunie au Pays de Galles et à l’Irlande. Nous aimerions connaître mieux que nous ne faisons quel est à Genève le nombre des prêteurs nationaux et” celui des étrangers, soit qu’ils habitent le Canton ou qu’ils vivent dans les pays environnans. Nous souhaite- rions aussi trouver dans les rapports annuels , les moyennes des dépôts, rangées dans un ordre fixe, analogue à celui des tableaux anglais, dont nous fournissons le modèle. Rien ne serait plus propre à éclairer sur le degré d’uti- lité de l'établissement; et il serait à désirer qu’une mar- che uniforme füt adoptée partout, afin de faciliter, au- tant que possible, les comparaisons. On se fait quelque scrupule d’augmenter la tâche des administrateurs zélés et éclairés qui président à la caisse d'épargne de Genève, et qui lui dévouent gratuitement un temps précieux. Mais l’importance de suivre pas à pas cette institution , la pre- mière de son genre, à ce que nous croyons , sur le Con- tinent, se fera toujours plus sentir; et si quelques frais étaient nécessaires pour obtenir annuellement des tableaux - 1 7,279 sur 56,655. 250 NOTE plus complets, il nous semble qu'ils ne seraient point à regretter. Le cadre adopté pour les tableaux anglais est fort sim- ple. Il pourrait être étendu, et contenir, par exemple, des renseignemens sur l’âge et la profession des prêteurs ; mais tel qu’il est il fournit quelques données utiles sur les différentes classes de dépôts. Dans ce but on divise les pré- teurs en cinq catégories, selon le montant de leurs créances. Pour Genève, et en général pour les caisses continentales, on adopterait pour chaque classe des sommes plus petites que celles des tableaux anglais, qui subissent l'influence de l’élévation générale des prix, de l’autre côté du dé- troit de la Manche. A. L. P. ( Voyez le tableau ci-contre. ) 251 SUR LES CAISSES D'ÉPARGNE. RE — —— 092 ‘4 ojuous$ ‘Lou | 001'pps rec ‘1 | L0G‘667 —— "2 "5" "9 | 06 667 OS L98‘9 SL9‘08F‘08 AT "SNSSP-NE 19 000 SG ‘ay ep » SL Scc'r SGS‘ca6 ‘cr GL£'‘Or | 000‘ ogL'e ” ” 000‘£ | gLc'CtT ‘09 FC0‘08 | OSL‘£ 00$‘& n ” £& 90L‘} SG7'‘#s8 c01 040‘09 008‘ 0SG‘} » » OS 2g2 SGG‘GS8T' TEE LSVRYE | OSG‘T 410 00$ ‘y SU » SG 9LF ‘y &L8*CY0‘97 ‘a | coc‘09s ‘SNOSSAp-ne no (OS -3 2p Siodsq ‘SLOaxa SIG INVINOI *SHATLAUA "LNANAI AG ‘ÆNON -VId HNÜVHO HA ANNAXON ‘SLOdIG AG SASSVI9 ‘ŸEST axanxAoN oc nv ‘aanNvIur xx LA SAT1V9 A SAVA AT SNVQ ‘AUMALATONV NA ANOUVAT,A SASSIVO STI SNVA SLQAIQ SA AUIVRINOS OVITAVL DE LA CHARITÉ LÉGALE, ET SPÉCIALEMENT DES. MAISONS DE TRAVAIL ET DE, LA PROSCRIPTION DE LA MENDICITÉ PAR F.-M.-L. NAVILLE. La charité légale ! Qu’est-ce que la charité légale? C’est sans doute celle qui s'exerce en vertu de la loi. C’est la taxe des pauvres en Angleterre. Qu’avons-nous à faire d’un livre sur la taxe des pauvres, nous qui sommes, Dieu merci , préservés d’un pareil fléau? Ainsi raisonnera plus d’un lecteur en ouvrant le livre auquel nous consacrons cet article. C’est chose reconnue que l'Angleterre est affligée de cette maladie sociale qu’on appelle taxe des pauvres. Elle en convient et le déplore elle-même. Ayons pitié d'elle! Mais laissons-la sonder la profondeur de ce mal, et en chercher le remède. Cette question-là nous est étrangère. Occupons-nous de celles qui peuvent nous concerncr. DE LA CHARITÉ LÉGALE. 253 Faites un livre sur les déviations de la colonne verté- brale. 11 provoquera des réflexions toutes semblables. A quoi bon tant de recherches et tant de paroles sur une in- firmité si rare? A l’exception d’une douzaine de bossus que tout le monde connait, à qui la lecture de cet ou- vrage sera-t-elle de quelque utilité? Sommes-nous bossus, vous ou moi? Le serions-nous par hasard sans nous en douter ? A la vérité, j'aperçois bien entre vos deux épaules une légère protubérance; ceci soit dit sans vous fâcher. Je n’ignore pas non plus que mon dos voûté diminue jus- qu’à un certain point l’aisance de ma démarche. Mais, bossus ! Oh ! non. Quelle est cependant l’essence, quel est le caractère distinctif de la taxe des pauvres P C’est d’être une aumône forcée, levée sous forme de taxe, c’est à dire en vertu d’une loi, C’est, par conséquent, de créer, en faveur des pauvres, un droit à des secours proportionnés à leurs be- soins. C’est là ce qui constitue la charité légale. C’est en cela que consiste la bosse. Or, y a-t-il une partie du produit de nos impôts qui soit attribuée par la loi au soulagement des pauvres? Etes- vous appelés, soit comme membres d’une commune, soit comme citoyens de l'Etat, à une contribution forcée pour l'entretien des pauvres sous une forme quelconque? Alors, nous vous le disons sans détour, vous avez la bosse. Si elle est encore légère et peu proéminente, tant mieux pour vous; mais ne persistez pas à vous eroire exempts de toute infirmité ; car, la bosse est progressive de sa nature, et si vous ne faites point d’efforts pour vous redresser pen- dant qu’il en est temps encore, le mal empirera , malgré vous et à votre insu, au point de devenir peut-être in- curable. Parlons sérieusement, car le sujet en vaut la peine. Ea 254 DE LA CHARITÉ LÉGALE. charité légale est un remède très généralement employé contre la lèpre du paupérisme. Elle existe, sous différentes formes , non seulement en Angleterre, mais dans la Nor- vège, la Suède, le Danemarck, la Livonie, les Pays-Bas, l'Allemagne, dans une grande partie de l’Ecosse, de la Suisse et des Etats-Unis. Ce remède est-il efficace P Est-il du moins inoffensif? Quelles sont les conséquences de son application ? Quelle est la somme de biens et de maux qui en résulte? Quelles sont les causes qui amènent une so- ciété à faire choix d’un pareil remède ? Enfin, s’il convient d’y renoncer, que peut-on, que doit-on lui substituer ? Telles sont les graves questions que M. Naville avait à ré- soudre, et qu’il a, selon nous, complétement résolues. Son livre est du petit nombre de ceux où le raisonnement, à priori, est constamment étayé par des faits, par des preuves à posteriori; de ceux dont la lecture, à la fois intéressante et instructive, laisse dans l’esprit une com- plète satisfaction, et dans le cœur une impression salu- taire et durable; de ceux dans lesquels la forme, sans manquer de pureté, ni d'élégance, est tellement subor- donnée au fond qu’elle le fait ressortir sans jamais le faire oublier. C’est un livre admirable ! Sous le point de vue scientifique, l’ouvrage de M. Na- ville nous intéressait vivement. Les économistes avaient dit depuis long-temps que la charité légale, loin de dimi- nuer le paupérisme, tend directement à l’augmenter. Elle crée, pour les pauvres, un droit, une attente légale, dont l’effet inévitable est de détruire chez eux les instincts, ou les habitudes d’ordre et de prévoyance qui sont les vrais, les seuls préservatifs contre l'accroissement de la misère et du nombre des misérables. Pour un pauvre que la cha- rité légale soulage, elle en crée deux qu’elle ne pourra pas soulager. DE LA CHARITÉ LÉGALE. 255 Ces avertissemens des économistes avaient obtenu peu de faveur dans le public. Ce sont des théories, nous di- sait-on ; de vaines théories que la pratique dément chaque jour. Chacun sait quelles luttes le digne Malthus a soute- nues, à quelles attaques violentes et injurieuses il s’est vu exposé, jusque vers la fin de sa vie, pour avoir défendu la thèse que nous venons de rappeler. Or, voici venir un auteur , qui ne se donne point pour économiste, qui n’a point étudié la question en vue de renverser ou de faire prévaloir une théorie quelconque d’économie politique, et qui, après avoir consacré plusieurs années à un examen attentif et consciencieux de tous les faits connus , est ar- rivé au même résultat que les théoriciens. Et les faits, ces argumens d'une autorité irrécusable , comme les appelle M. Naville, ont d’autant plus de force en sortant de ses mains , qu'il les a étudiés d’abord avec une opinion op- posée aux conclusions qu’il en tire, ainsi qu’il nous l’ap- prend lui-même dans la préface de son livre. « L'auteur, dit-il, n’a pas à craindre d’avoir été en- trainé par aucune prévention à adopter les opinions qu'il vient soutenir. Au contraire, il a dû leur sacrifier des préjugés qui lui étaient chers. Lorsqu'il conçut le dessein de traiter la question de la charité, mise au concours par l'Académie, son intention était de prouver que les indi- gens ont un droit parfait aux aumônes , principe dont le système de la charité légale , qu’il combat aujourd’hui , est la conséquence naturelle. Mais bientôt il vit la théorie qu’il voulait établir détruite par des argumens d’une auto- rité irrécusable. 11 dut alors changer d’opinion , et se dis- poser à attaquer les idées mêmes qu’il avait eu le dessein de défendre. » La complète inefficacité de la charité légale pour dimi- nuer le paupérisme, disons mieux, sa tendance à l’aug- 256 DE LA CHARITÉ LÉGALE. menter et à le perpétuer, est désormais une vérité acquise à la science, démontrée à priori et à posteriori, par le raisonnement et par les faits ; une vérité incontestable, en un mot. Il n’y a plus à en revenir; c’est un pas fait en avant, une conquête définitive , dont les économistes sont redevables en grande partie à l'ouvrage de M. Naville. Mais le point de vue sous lequel notre compatriote a en- visagé son sujet embrassait un champ beaucoup plus vaste, et dépassait de beaucoup les limites de la question écono- mique. Le paupérisme n’est pas seulement un fait maté- riel, c’est un fait moral ; et quand on aurait trouvé dans la charité légale un moyen efficace de détruire le fait ma- tériel , tout ne serait pas dit pour le philanthrope, qui ne perd jamais de vue la double nature de l’homme, et qui ne veut pas d’un bien-être social acquis aux dépens du dé- veloppement moral de l'espèce humaine. Considérée sous ce point de vue élevé, la charité légale est pleine d’incon- séquences et de contradictions. Elle affiche l’intention de soulager les pauvres, de pourvoir à tous leurs besoins, mais c’est en les dégradant , et en les soumettant au joug de la plus dure et de la plus humiliante servitude. Elle leur montre de loin une coupe d’abondance, et quand ces malheureux l’approchent de leurs lèvres , ils n’y trouvent que fiel et poison. Et d’abord, quoi de plus monstrueux, et de plus fallacieux en même temps, que ce prétendu droit positif des pauvres à une assistance proportionnée à leurs besoins ? L'existence sociale n’est possible que sous une condition; et cette condition, c’est le travail, au moins pour les neuf dixièmes de ceux qui composent la société. Toutes nos lois, toute notre organisation , repo- sent sur ce principe. Voilà cependant une institution qui proclame hautement un principe contraire, qui promet l'existence sociale sans travail, sans condition. Tiendra-t- DE LA CHARITÉ LÉGALE. 257 elle sa promesse? Pourra-t-elle la tenir ? Demandez-le aux pauvres assistés. Oh! si la société faisait de bonne foi cette téméraire promesse ; si elle essayait loyalement de la tenir envers ceux à qui elle l’adresse, vous la verriez bientôt revenir sur ses pas, reconnaitre son erreur, et mettre encore plus de zèle à réparer sa faute qu’elle n’en aurait mis à la com- mettre. Le système de la charité légale exécutée conscien- cieusement et complétement, aboutirait, en effet, à l’un ou à l’autre de ces deux résultats : le bouleversement de la société, ou la cessation forcée du système lui-même, faute de moyens matériels d'exécution. Le système n’est donc praticable qu’à l’aide de certaines restrictions , dont l'effet est de rendre l'assistance légale presque aussi fàcheuse pour celui qui la reçoit, que la misère et le dénuement dont elle devait le préserver. Ce- pendant le principe posé porte ses fruits. La démoralisa- tion s'étend de proche en proche, et s’enracine profondé- ment dans les classes laborieuses de la société. Elle y affai- blit par degrés les sentimens d'honneur, les habitudes de sobriété et de prévoyance, et jusqu’aux affections de fa- mille, jusqu’à ces liens de parenté ou de choix dont le pauvre connaît aussi la douceur, et qui semblent seuls pouvoir semer de quelques fleurs une vie d'inquiétude et de privations. Direz-vous que les inconvéniens de la charité légale tiennent au mode d'exécution, plutôt qu’au système ? Mais, ces modes, on les a tous essayés, et ils ont tous abouti aux mêmes résultats. Que ce mot charité ne vous fasse pas illusion. Il ne s’agit point pour les administra- teurs des pauvres d’exercer une vertu chrétienne, ou d’obéir aux nobles inspirations de la pitié et de l’huma- nité; il s’agit d'exécuter une loi, d'accomplir une obliga- 258 DE LA CHARITÉ LÉGALE. tion contractée imprudemment par Ja société, et de l’ac- complir avec le moins d’embarras et de frais qu’il sera possible. Le pauvre n’est qu'un créancier importun dont on réduit la créance à ses moindres termes. L'essentiel c’est de le forcer au silence, de neutraliser son droit, d’ôter à ses plaintes tout ce qu’elles ont de légal ; _pour le reste, on aurait bien à faire vraiment de s’en inquiéter ! Vous voyez que la charité n’a rien à déméler avec une telle aumône. Aussi, un des traits caractéristiques du système, c’est de faire abstraction des circonstances particulières qui composent l’individualité morale de chaque pauvre, et d'appliquer à tous une même règle, un même traitement. Que la misère soit le résultat des vices de celui qui en souffre , ou de malheurs indépendans de sa volonté; que son àme et son corps soient ou non susceptibles de déve- loppement; qu’il soit ou non sensible aux ménagemens , aux égards ; qu’il ait besoin ou non d’affections sociales et de témoignages d’estime ou de bienveillance ; tout cela n’exerce, en thèse générale, aucune influence sur le mode de soulagement qui lui est accordé. Imaginez une manière de faire l’aumône qui réunisse toutes les conditions désirables. Si la charité légale se charge de lexpliquer, n’en attendez rien de bon. Votre pensée philanthropique va devenir entre ses mains un in- strument de malheur. Qu’on nous permette de citer, à ce propos, quelques pages du livre de M. Naville. Nos lec- teurs pourront ; d’après cet échantillon , se faire une idée du mérite littéraire de l’ouvrage. « Le placement chez des particuliers peut être un se- cours très bien entendu quand on lemploie pour des pau- vres isolés, et avec les sollicitudes d’une véritable bienfai- sance; mais, dans le système de la taxe, il devient pour DE LA CHARITÉ LÉGALE. 259 les indigens une source féconde de chances funestes; c’est surtout lorsqu'il se fait au moyen de la ronde, du tirage au sort et de l’enchère au rabais, qu’il présente les résul- tats les plus tristes. Arrêtons-nous quelques instans à ces divers modes que la charité légale a créés, qu’elle ex- ploite exclusivement , et où se manifeste pleinement l’es- prit dont elle est animée. « Quelle vie que celle des indigens qui sont soumis au régime de la ronde! Mal accueillis, mal vêtus, mal nour- ris, impitoyablement chassés de la maison qu’ils occupent dès qu'est expiré le temps pendant lequel on devait les garder ; tel est leur sort. Sous le rapport moral, la ronde offre des résultats qui ne sont pas moins tristes ; elle sépare des personnes que Dieu avait destinées à se secourir mu- tuellement , pour qui ces secours étaient un devoir sacré ; en arrachant l'enfant à ses parens indigens, elle dégage ceux-ci des obligations que leur impose la nature; en le promenant incessamment de maison en maison, elle ne laisse à personne le temps de le connaitre et de s’attacher à lui; elle le condamne à rester étranger à l’amour du sol natal , aux affections domestiques ; elle brise le bâton qui devait appuyer les vieux jours de ses parens. « Quelle, pense-t-on, que puisse être l’éducation d’un pauvre enfant à qui personne ne s'intéresse, que personne ne surveille, qui ne reste sous le même toit que quelques mois, quelques semaines, souvent même sept à huit jours ? Que peuvent devenir, avec ce vagabondage organisé , l’in- nocence , la pudeur, les sentimens honnêtes? Enfin, il est des pays où la ronde est devenue, entre les mains des pauvres, une occasion de fourberie et d’iniquité. Quel- ques-uns de ces malheureux y font un trafic de la charité qu’on exerce envers eux ; ils s’arrangent avec le proprié- -taire chargé de les nourrir, pour qu’il leur donne un 260 DE LA CHARITÉ LÉGALE. équivalent pécuniaire, et ils vont, après l’avoir obtenu, rançonner quelque autre personne. « En Danemark, où la circulation est très rapide, les indigens profitent pour commettre des vols, de la facilité qué leur donne ce changement continuel d'habitation. « En Angleterre et en Amérique on cite des lieux où les pauvres sont répartis au sort entre les individus qui ont l’obligation légale de les entretenir : ce mode peut présenter du moins quelques chances favorables à l’indi- gent; mais il n’en est pas ainsi du mode de l'enchère au rabais, qui est beaucoup plus commun. | « Cette enchère se fait de diverses manières ; on crie les indigens un à un ou en masse. « La première de ces formes est usitée à Donaueschin- gen, dans le grand-duché de Bade; à Hartland, dans le Devonshire ; en Suisse, dans les cantons de Berne et de Vaud; en Amérique, dans quelques communes du Massa- chussett. « À Donaueschingen , on remet ainsi les enfans illégi- times aux personnes qui se chargent au plus bas prix de les garder jusqu’à l’âge de quatorze ans; à Hartland, les vingt-quatre anciens, après un diner qu’ils font chaque mois avec leurs amis aux dépens de la paroisse, prési- dent à l’enchère des assistés, qu’on leur amène succes- sivement. Dans les parties des cantons de Berne et de Vaud où ce mode est en usage, il donne lieu à des scènes dé- plorables qui doivent , à quelques nuances près , se repré- senter partout où il existe. Chaque année, à un jour fixé, tous les assistés se rassemblent dans la salle du conseil mu- nicipal , et on les crie; c’est d'ordinaire aux personnes les plus misérables, à celles qui habitent dans les endroits les plus reculés et les plus dénués de ressources, qu’ils tom- bent en partage, parce que ce sont elles qui peuvent les DE LA CHARITÉ LÉGALE. 261 nourrir à moindres frais. Des vieillards, des infirmes, vont ainsi ensevelir leur misère et leurs souffrances dans des lieux ignorés, où il ne se trouve rien de ce qui pour- rait les soulager : chez des gens qui souvent n’ont pas de pain pour eux-mêmes. Le sort des enfans surtout fait éprou- ver, aux témojns de cette adjudication, une pitié pro- fonde; ces pauvres enfans, parés comme pour une fête, sont placés sur des siéges au milieu de la salle ; il en est qu’on sépare d’un patron auquel ils étaient attachés, des bras duquel il faut les arracher , baignés de larmes , pour les remettre à un maitre inconnu qui a pu les miser à un plus bas prix. Quelquefois ce maître nouveau s’en charge par spéculation, afin de les faire mendier pour son pro- pre compte; d’autres fois il les laisse volontairement crou- pir dans l'ignorance et dans un état d’abjection, afin de les tenir dans sa dépendance. « L’adjudication en masse est en usage au nord et à l’est de Carlisle , dans le comté de Cumberland; on y annonce publiquement le criage de tous les indigens de chaque ju- ridiction en un seul bloc. Elle se pratique dans quelques parties du canton d’Appenzel ; tous les indigens y sont re- mis à un entrepreneur qui les fait travailler pour son propre compte, etc. | « Ce sont là les procédés ordinaires de la charité légale ; et, lors même qu’elle ne revêt pas exactement ces formes, elle n’en est pas moins toujours animée du même esprit ; elle ne respecte pas davantage les sentimens de la nature et la dignité de l’homme. Jamais elle ne tient compte des liens de famille, des ménagemens que réclame le malheur, des intérêts moraux de l’espèce humaine; elle ne voit ja- mais dans l’indigent que des nécessités physiques auxquelles il faut subvenir, un être incommode, envers qui elle rem- plit à regret des devoirs que les exigences impérieuses de l 17 262 DE LA CHARITÉ LÉGALE. l'humanité ne lui permettent pas de négliger totalement. » Tels sont les faits ; et ces faits. M. Naville ne les allégue point à la légère ; il n’avance rien sans l’étayer de quelque texte de loi, ou de quelque témoignage non con- staté. Les nombreuses citations qui accompagnent chacun de ses paragraphes font preuve en même temps, el de son amour sincère pour la vérité , et de l’immensité du tra- vail que ce sentiment louable lui a fait entreprendre. Quel contraste entre les procédés de la charité légale, et ces phrases pompeuses qu’on entend répéter chaque jour sur la dignité de l’homme, sur les droits sacrés de l’hu- manité ! Ces législateurs, si fiers de leur civilisation, si glo- rieux d’avoir secoué le joug de lesclavage civil et poli- tique, les voilà redevenus barbares pour toute une caté- gorie de leurs semblables. C’est que, un pauvre, voyez- vous, ce n’est pas un homme; il n’a point d’individualité, point de compte ouvert sur le grand livre de la justice humaine; ce n’est qu’un pauvre, comme le nègre n’est qu'un nègre. Le riche est bon ou méchant, beau ou laid, intelligent ou stupide, vertueux où corrompu; le pauvre n’est que pauvre. Ce n’est pas un individu, c’est un genre, le genre pauvre. On en distingue à la rigueur deux espè- ces : pauvre valide , et pauvre invalide; mais la classifica- tion ne va pas plus loin. Dans les deux dernières sections de la seconde partie de son ouvrage. M. N. examine d'autres conséquences moins directes, moins inévitables du système. Les douceurs de la charité légale ne sont pas exclusivement réservées aux indigens qui ont un besoin actuel de son assistance; elle les étend avec une prévoyance toute paternelle jusque sur ceux qui pourront en avoir besoin une fois. Ces pauvres présumés sont dans certains pays l’objet d’une surveillance inquisitoriale, qui n’est qu’une conséquence très logique du principe sur lequel repose tout le système, DE LA CHARITÉ LÉGALE. 263 Enfin, une troisième classe de vexations s'adresse aux personnes qui fournissent les fonds destinés à l’entretien des pauvres; car, la loi est aussi maladroïte, aussi odieuse quand elle reçoit ses aumônes que lorsqu’elle les distribue. Loi et charité sont deux choses incompatibles ; leur union est une monstruosité dans l’ordre moral; les fruits de cette union ne peuvent être que désordre et malheur. La troisième partie de Pouvrage est consacrée à l’exa- men d’une institution intimement liée au système de la charité légale, celle du domicile de secours. Après avoir prouvé que cette institution établit ane inégalité souvent très considérable entre les charges que l’indigence impose aux diverses circonscriptions territoriales des pays soumis à ce régime, qu’il en résulte quelquefois une inégalité fâcheuse dans les salaires, qu’elle donne lieu, dans tous les cas, à de scandaleuses contestations, et à des actes d’une barbarie et d’une immoralité révoltantes, notre auteur rattache à cette même cause l’existence des Æei- mathlos. Nous ne pouvons résister à la tentation de tran- serire ici les belles pages que lui a inspirées cette plaie de nos sociétés modernes, cette plaie qui afflige tout parti- culièrement notre patrie, et qui a dès long-temps éveillé la sollicitude de nos philanthropes et de nos hommes d'état. K24.0)! En dehors de cette lutte de violence et d’astuce que le domicile de secours établit entre les dépositaires de l'autorité publique et les pauvres qui ont quelque droit ou quelque prétention à une assistance légale, elle crée une classe de malheureux qu’elle condamne aux vexations les plus cruelles, sans leur laisser même entrevoir aucun terme à leurs maux. Cette classe est celle que l’on désigne communément par le nom d’Heimathlos (gens sans patrie). « IL est vrai que ce qui constitue un Heimathlos, c’est de ne posséder nulle part le droit assuré d’habiter et 264 DE LA CHARITÉ LÉGALF. d'exercer son industrie, et non pas précisément de n’avoir aucun domicile de secours ; mais les difficultés par les- quelles les gouvernemens entravent, pour les étrangers, l'acquisition de ce droit, tiennent essentiellement à ce qu’il a pour conséquence ordinaire celui de réclamer l’as- sistance; à l'exception d’un petit nombre de personnes aisées que de temps à autre des crises politiques réduisent à n'avoir plus de patrie, les individus dont se compose et se recrute la masse des. Heimathlos, sont tous des victimes de l'institution du domicile de secours. Nous pouvons donc mettre, au moins en grande partie, sur le compte de la charité légale les maux qui pèsent sur cette classe infortunée. « Objecterait-on que, même dans les pays où ce mode de charité n’est pas en pratique, on ne se fait point de scrupule d’expulser les étrangers qui sont dans l’indi- gence? Cela est vrai; mais indépendamment de ce que l’on y use à cet égard de beaucoup moins de sévérité, cette conduite est la conséquence ou des principes de la charité légale, qui y existent dans un état latent, ou de la nécessité de se prémunir contre les dangers dont on est menacé par l’application de ce système dans les contrées voisines. « L’Heimathlos n’est jamais que toléré dans les pays où il se trouve; il vit sans sécurité, sans projet, sans avenir ; il ne peut tirer aucun parti de ses forces ou de ses talens pour assurer sa subsistance; il n’ose pas même songer à s'établir quelque part; les douceurs du mariage lui sont interdites, ou, s’il peut former ce lien, ce n’est que sous le bon plaisir des autorités, et à des conditions vexatoires et humiliantes. Si on lui permet de séjourner momenta- nément dans un district, on l’y traite comme un prison- nier sur parole ; il lui est défendu d’en sortir sans une DE LA CHARITÉ LÉGALE. 265 autorisation spéciale; dès qu’il devient importun ou que l’on craint qu’il ne tombe dans la misère, la police le per- sécute impitoyablement; on le chasse de partout, on le force à errer comme une bête sauvage, à se tenir tapi dans les bois et les cavernes; il n’est pas un lieu qui lui offre un asile, pas un établissement de charité qui ne lui ferme ses portes. Les malheurs qu’il souffre sont pres- que toujours ensevelis dans un éternel silence; il n’a au- cun moyen d'appeler l'attention sur sa misère; la voix d’un parent ou d’un ami ne vient jamais, au défaut de sa propre voix , implorer pour lui la pitié. Les hommes que leur vocation appelle à soutenir les intérêts de l’opprimé se refusent, dans la crainte d’encourir l’animadversion publique , à prendre sa défense ; les simples particuliers eux-mêmes n’osent pas manifester l’intérêt qu’il leur in- spire. Il vit, il meurt dans l’abandon ; tout le soin que l’on prend ensuite de son cadavre, c’est de le jeter dans quelque creux ou dans la rivière, afin que les vivans n’en soient pas infectés. On va jusqu’à lui refuser la sépulture que la tendresse ou la compassion serait quelquefois dis- posée à lui donner, jusqu’à réduire une mère à la néces- sité de porter dans ses bras, de lieu en lieu, et de faire coucher à côté d’elle Le corps de son enfant qui tombe en pourriture. Combien de milliers d’infortunés ont ainsi vécu et péri sans laisser de traces ! Seulement dans quelques livres peu connus on en cite un petit nombre d’exemples épars ; et les malheurs de ce genre ne paraîtraient que de tristes singularités, si un procès fameux, débattu à Lu- cerne en 1825, n'était pas venu révéler l'existence dé- plorable de cette classe d'hommes, à laquelle on ne laisse d’autre lot que le désespoir, et d’autre ressource que le crime. Rappelons en peu de mots cette histoire terrible. « Des infortunés, dont une longue suite de guerres 266 DE LA CHARITÉ LÉGALE. avait effacé tous les titres à une existence civile, s'étaient réfugiés en Suisse ; les uns, dans le désir de voir des lieux auxquels les attachaient d'anciens souvenirs; d’autres, dans l'espoir de s’y soustraire plus aisément qu'ailleurs à l’action de la police contre les étrangers. Mais en Suisse, comme dans les contrées où ils avaient promené jusqu’a- lors leur vie errante, ils furent poursuivis par la répro- bation qui s’attache partout aux Heimathlos, repoussés de toutes parts, en butte à tous les caprices de l'arbitraire. Ne pouvant en aucun lieu exercer une honnête industrie , n'ayant que le choix entre une mort affreuse et le crime, plusieurs d’entre eux s’organisèrent en bande de brigands. Cette troupe, qui est connue sous le nom de bande de Clara Wendel, désola long-temps le pays par le pillage, le meurtre et lincendie. Enfin, lon parvint à saisir soixante-dix des individus qui la composaient ; les fers et .l’échafaud expièrent leurs forfaits, et les torts de l’ordre social envers eux. « Les antécédens de plusieurs de ces malheureux of- fraient un intérêt déchirant; ceux du jeune Arnold , entre autres, forment, en caractères de sang, une accusation terrible contre la loi du domicile. Abandonné dès son premier âge, dans le canton de Lucerne, par des vaga- bonds, il fut recueilli par la pitié ; quelque temps après, la police l’arracha de l'asile qu’on lui avait ouvert. En- core petit enfant, il alla de lieu en lieu mendiant son pain, et toujours persécuté ; enfin il trouva dans le canton de Zurich, de nouveaux protecteurs ; là il fut l’objet de soins particuliers, auxquels il répondit de la manière la plus satisfaisante. Il fréquentait l’école , y faisait des pro- grès; son caractère aimable charmait ses patrons , ses maitres, tout le voisinage. Mais impitoyable loi du do- micile ne l'avait épargné que pour un temps; elle vint DE LA CHARITÉ LÉGALE. 267 l'arracher du foyer protecteur où sa misère avait trouvé pour la seconde fois un refuge; ses larmes et celles des personnes qui l'avaient recueilli, les recommandations de ceux que son innocence et ses grâces intéressaient, tout fut inutile; la gendarmerie le traina jusqu’à là frontière , de là il erra de nouveau de canton en canton. Arrivé sur les limites de celui de Bàle , il s’endormit épuisé de fatigue, sur la lisière d’un bois; là il fut réveillé par une jeune fille de la famille Wendel, qui le séduisit et lentraina vers la bande réunie dans le centre de la forêt. Arrèté avec les brigands, il édifia, dans la prison de Lucerne, tous ceux qui communiquèrent avec lui : on le trouvait collé contre la muraille de son cachot, recueillant, sur une Bible qu’on lui avait procurée, le peu de jour qui pouvait lui parvenir d’une lucarne élevée. Tous ses dis- cours exprimaient des sentimens de piété et de repentir ; il cherchait à communiquer à ses compagnons d’infortune les dispositions dont il était lui-même animé; il leur pro- diguait les soins les plus touchans. Pendant la durée du procès, il apprit à lire à lun d'eux. Enfin, convaincu d’avoir participé aux forfaits de la bande, il fut condamné a mort. Quelle protestation contre la loi du domicile que le sang d’une telle victime jaillissant contre le ciel ! » Pour ne pas allonger cet article outre mesure, nous ne suivrons point M. Naville dans ses intéressantes recherches sur les maisons de travail et les colonies agricoles; nous nous bornerons à en signaler succinctement le résultat. Ce mode d'exercice de la charité légale, s’est montré tout aussi inefficace que les autres, contre le fléau du paupé- risme. Après avoir atteint partiellement leur but et pros- péré pendant quelques années, tous les établissemens de ce genre finissent par tomber, faute de pouvoir suffire aux exigences croissantes qu'ils sont destinés à satisfaire , 268 DE LA CHARITÉ LÉGALE. sans parler des inconvéniens de tout genre, qui en sont le résultat inévitable, tant sous le point de vue moral, que sous le point de vue économique. La charité légale, on ne saurait trop le répéter, tourne dans un cercle vicieux, dont il lui est impossible de sor- ür. Elle crée une attente qu’elle ne pourra pas satisfaire, et puis, elle s'efforce de la rendre illusoire, pour dimi- nuer le fardeau dont elle s’est témérairement chargée. Elle promet l’assistance à tous ; mais elle la donne de telle sorte, que le nombre de ceux qui voudront y prendre part soit aussi petit que possible. Ses aumônes, pour être durables, doivent être assaisonnées de honte et de mauvais traitemens , surtout de honte. C’est même, selon quelques-uns , chose merveilleuse que cet opprobre at- taché à l'assistance publique, un admirable correctif des inconvéniens de la charité légale ! Nous ne saurions voir, quant à nous, dans ce stigmate de l'opinion, qu’un vice de plus des établissemens de charité. En effet, sur qui cette honte doit-elle agir avec le plus de force ? Qui sont ceux qu’elle empêchera davoir recours à l'assistance légale? Ce seront les pauvres deve- nus tels par suite de malheurs et d’accidens indépendans de leur conduite et de leur volonté; ce seront ceux qui n'auront aucun reproche à se faire, et qui auront con- servé dans leur détresse, et la fierté qu’inspire une bonne conscience, et ce besoin de l’estime des autres, qui se retrouve sous diverses formes dans tous les rangs de la société. Tandis que les pauvres vicieux, ceux auxquels J'intempérance, les désordres, les procès, l'habitude de tromper, ont déjà enlevé tout sentiment d’honneur, as- siégeront seuls la porte des établissemens de charité, et y seront seuls admis. Beau résultat, vraiment ! Et, si l’on prétend que l’administration saura choisir ses protégés, DE LA CHARITÉ LÉGALE. 269 qu’elle repoussera les indignes, et qu’elle ira au devant de ceux qui méritent l'assistance, alors pourquoi cette honte attachée à des secours si justes, si bien mérités ? Pourquoi flétrir le malheureux qu’on a l’air de plaindre et d’aimer ? Pourquoi lui faire payer en ignominie la chétive pitance qu’on lui accorde ? Pourquoi ! Parce que les actes de la charité légale, qui ne devraient être dictés que par la compassion pour les pauvres, proviennent aussi du dé- goût qu’inspire la vue du malheur. Parce qu’en voulant bien sans doute leur alléger le poids de la souffrance, elle se propose surtout de les soustraire à la vue, et de les faire disparaitre d'une société que leurs plaintes fati- guent et que leurs privations excessives semblent accuser d’injustice ou d’inhabileté. C’est moins le paupérisme en lui-même que l’on prétend détruire, que la mendicité qui en est la manifestation extérieure. Un mendiant, un pauvre qui se montre et qui demande à être soulagé, voilà ce que l’on craint par dessus tout. On le traite comme un coupable; tantôt on le punit sévèrement pour avoir demandé l’aumône; tantôt on l’enferme pour son bien dans une maison de travail, où son existence ne dif- fère presque pas de celle du forçat. C’est donc par des lois contre la mendicité que les lé- gislateurs préludent en général au système de la charité légale. Ces lois forment la première pierre de l'édifice ; mais ce n’est qu’une pierre d’attente, car en défendant aux indigens de solliciter la charité privée, il faut bien créer pour eux une charité publique. La charité lé- gale, sous une forme quelconque, se présente, il faut en convenir, comme une conséquence toute naturelle de la proscription de la mendicité. Dans la plupart des cas, on a admis cette conséquence, on s’est cru obligé de l’admettre', et certes, l’erreur qu’on a commise, consiste 270 DE LA CHARITÉ LÉGALE. bien plus dans la manière dont on a posé la question, que dans la solution qu’on lui a donnée. Mais que penser d’un législateur qui poserait le prin- cipe et qui reculerait devant la conséquence; qui proseri- rait et punirait sévèrement la mendicité, sans établir au- cun mode légal d’assistance pour les indigens? Cela s’est vu, cela se voit encore, notamment en France. Le vaga- bondage et la mendicité y sont érigés en délits, et punis à l’égal du larcin. Ces malheureux, qui sont absolument hors d'état de pourvoir par eux-mêmes à leur subsistance, n’ont d’autre alternative que celle de mourir de faim , ou d’essuyer la honte d’un jugement public, et de subir une peine qui peut s'élever jusqu’à quatre ans de prison en cas de récidive. Ceux chez lesquels le sentiment d’hon- neur a conservé quelque force, sont virtuellement con- damnés à mort par cette législation barbare. Il n’y a pas long-temps qu’une jeune fille mourut d’inanition et de misère à Paris, et si les journaux mentionnèrent ce fait, c’est qu’il était entouré de circonstances qui le rendaient particulièrement intéressant ; mais, combien d’infortunés ont éprouvé le même sort sans que le publie en ait été informé ! Plus récemment encore, dans le courant du mois dernier , les annales judiciaires de cette même capi- tale nous offrent un nouvel et frappant exemple des ré- sultats de la loi sur la mendicité. Nous en reproduisons le touchant récit, tel que nous le trouvons dans le Droit du 17 février ; la scène se passe devant le tribunal correctionnel : « À l’appel de son nom, un vieillard de 82 ans se lève péniblement du milieu de la foule, et, soutenu par sa fille, se traine devant ses juges. Son délit est si mince, et ses cheveux si blancs, que l'huissier n’ose pas lui montrer le bane des prévenus, et le laisse se placer devant la barre du tribunal. DE LA CHARITÉ LÉGALE. 271 « Aux questions de M. le président, sa fille répond d’une voix tremblante : « Mon père ne vous entend pas, messieurs, permettez-moi de répondre pour lui. » « M. le président. — « Votre père a été appelé devant nous pour avoir mendié et n’avoir pas de domicile. » R. « Que Dieu pardonne à ceux qui vous ont dit cela, messieurs ! Depuis que je suis au monde, et il y a déjà long-temps, mon père ne m'a pas quittée. Nous avons toujours demeuré ensemble, et tant que je pourrai tra- vailler , il ne sera à la charge de personne II y a un mois, j'étais malade, nous n'avions pas d'argent; mon père se leva de grand matin et sortit. Le soir, il rentra, vint s’asseoir près de mon lit et se mit à pleurer. Je lui demandai ce qu'il avait ; alors il me dit qu’il était bien à plaindre d’être si vieux, qu’on ne voulait plus de lui pour travailler, qu’il s'était présenté pour rouler de la terre, et qu'on l’avait refusé. Il faudra donc que j'aille tendre la main , me dit-il, car je ne peux pas te laisser mourir, faute de secours. Je lui dis que je me portais mieux, et que le lendemain je travaillerais. Mais, messieurs, au lieu de me mieux porter, le lendemain, j'étais plus malade. Ce jour-là, mon père est encore sorti, sans me rien dire. Une heure après, messieurs, on est venu m’appren- dre que des gendarmes l'avaient arrêté pour avoir de- mandé la charité. S'il l’a fait, messieurs, ce n’était pas pour lui, c'était pour moi, qui étais malade, et si vous voulez l’excuser cette fois, je vous promets qu’il ne le fera plus. » « Après ces quelques mots, le tribunal entend à peine le réquisitoire de M. le procureur du roi; et la justice, s’inclinant devant la vertu , rend à cette bonne fille, son vénérable père. » La justice s'incline devant la vertu , c’est fort bien , et nous n’attendions pas moins des hommes honorables qui 272 DE LA CHARITÉ LÉGALE. composent la magistrature française. Mais la police pré- cède la justice; et la police, comme chacun sait, ne s’in- cline devant quoi que ce soit au monde. Donc, si la bonne fille avait été retenue plus long-temps au lit, on conçoit comme elle et son vénérable père auraient pu mourir de chagrin et de misère, avant que le tribunal in- tervint pour mettre un terme aux procédés rigoureux, mais parfaitement légaux, de la police. Après avoir montré, dans la cinquième partie de son ouvrage, l’inutilité des, lois contre la mendicité, ainsi que les vexations et les mesures immorales auxquelles donne lieu leur exécution , M. Naville s'occupe dans les suivantes, de diverses questions générales qui se ratta- chent à l’ensemble de son sujet, et dont la solution ne peut être puisée que dans les résultats auxquels l’ont con- duit-ses premières recherches, savoir : Quelle est l’in- fluence du système de la charité légale sur la moralité et la prospérité des peuples? Quelles sont les eauses, direc- tes et indirectes, qui amènent l'établissement d’un tel système? Quel est l’état de l'opinion publique, relative- ment à la charité légale chez les divers peuples qui ont adopté ce système, et chez ceux qui ne l’ont pas encore adopté ? Après la discussion de ces points importans, l’auteur se demande enfin : Comment faut-il appliquer aux réali- tés actuelles , tous ces résultats de l’observation et du rai- sonnement? Les gouvernemens doivent-ils se mêler de la charité P De quelle nature doit être leur intervention ? Les systèmes établis doivent-ils être abandonnés, au moins graduellement? Que leur substituera-t-on? La charité privée suffira-t-elle pour détruire le paupérisme, et quelle organisation doit-elle s’imposer pour atteindre ce but? DE LA CHARITÉ LÉGALE. 273 M. Naville, après avoir signalé avec force et conviction les fatals résultats du système de Ja taxe, reconnait qu’il ne peut être question de l’abolir brusquement là où elle est établie. Les habitudes de la société sont prises, et la charité privée, pour suffire aux exigences actuelles du paupérisme , aurait besoin d’être aussi dans les habitudes. Elle a des charmes, sans doute, pour ceux qui l’exercent; elle porte en elle-même la récompense des peines qu’elle impose. Celui qui paie une taxe pour les pauvres, ne con- naît de la bienfaisance que son côté le plus désagréable : le sacrifice pécuniaire qu’elle nécessite. Il renonce au plai- sir le plus pur, le plus céleste qu’il soit donné à l’homme de goûter, celui de changer en larmes de joie et de re- connaissance les larmes de douleur prêtes à s’échapper de l'œil du malheureux , et de ranimer, sur un visage livide, contracté par la souffrance et assombri par le désespoir , le sourire de l’espérance et du bien-être. Mais, ce plaisir, il faut le connaitre pour le désirer et pour y croire.' L’é- goïisme l’ignore et le nie, ou s’exagère les peines qu’il faudrait prendre pour se le procurer. On ne peut donc procéder à l'égard de la charité sub- ventive que par des réformes graduelles , et avec beaucoup de ménagemens; mais on peut arriver au même but, ou tout au moins aplanir la route qui y conduit, au moyen de la charité préventive, c’est à dire, par des institutions qui tendent à prévenir la misère. Telles sont les caisses d'épargne, les associations de secours mutuels, les assu- rances de toute espèce, et surtout les établissemens d’in- struction et d'éducation destinés aux enfans pauvres. Quant à la charité privée, M. Naville voudrait qu’elle s’exerçàt au moyen de grandes associations, afin de cen- traliser et de régulariser autant que possible des aumônes qui, abandonnées à la direction individuelle de ceux qui 214 DE LA CHARITÉ LÉGALE. les donnent, pourraient être mal appliquées , mal répar- ties, encore plus mal employées. Nous regrettons de ne point partager sa manière de voir à cet égard. Il nous semble que la charité privée, en adoptant ainsi, partiel- lement, les formes de la charité légale, devient sujette aux mêmes inconvéniens, quoique à un moindre degré. Une organisation qui a pour effet de centraliser les secours ne saurait manquer de créer chez les pauvres une attente du même genre que celle qui résulte de la taxe; par con- séquent, de provoquer l’accroissement du paupérisme, et peut-être de frayer les voies à l'établissement de la charité légale, quand les ressources de l’association seront deve- nues insuffisantes. D’un autre côté, la bienfaisance mdi- viduelle , si elle répond par son irrégularité, son éven- tualité, son inégalité, aux vues de léconomiste, ne paraît au philanthrope qu'une garantie bien imparfaite contre les maux qui excitent sa bienveillante sollicitude. Il y a là un problème délicat, dont la solution n’a pas été pleine- ment obtenue par l’auteur du livre de la charité légale; nous sommes tentés, ne füt-ce que par cette raison, de le juger insoluble, au moins dans notre organisation sociale actuelle. Au reste, le livre de M. Naville, n’en demeure pas moins un livre éminemment utile, un beau livre; et si la maigre analyse que nous en avons donnée pouvait inspirer, à ceux qui la parcourront, le désir de connaître l'ouvrage entier, nous croirions avoir bien mérité d’eux, et nous comptons d’avance sur leur gratitude. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, Al SIÈCLE DE LOUIS XIV ET DE NO0S JOURS. Rien n’est plus commun aujourd’hui que de parler des dangers de la littérature. On s’est tout à coup aperçu qu’elle pouvait devenir un instrument de corruption et de dé- sordre, souiller les imaginations , dépraver les intelligences et provoquer d’horribles attentats Il faut avouer que nous n’avons pas fait là une décou- vertes bien nouvelle; et depuis Platon, (pour ne pas re- monter plus haut) qui trouvait Homère dangereux, et qui était convaincu qu’il suffisait de changer la musique ‘ pour bouleverser un Etat, jusqu'à Napoléon qui déclara plus d’une fois qu’il ne se sentait pas assez fort pour gou- verner un peuple qui lisait Voltaire et Rousseau, il serait facile d’accumuler de semblables autorités déposant toutes dans le même sens. Mais naguère on avait oublié tout cela, on ne croyait plus au mal; il suffisait de laisser dire et de laisser faire * La musique , dans la langue de Platon, c'était tout ensemble la mélodie , la poésie et la danse , considérées comme formant un tout harmonique. 276 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE. pour obtenir, en définitive, le meilleur des mondes pos- sibles. L'on à ainsi vécu long-temps d'illusions, jusqu’à l’ap- parition de certains faits qui ont violemment redressé les intelligences fourvoyées; et on a reconnu enfin, qu'il y a beaucoup de mal dans la société , et particulièrement dans la littérature. Dirons-nous que c’est là un progrès, ou bien un mouvement rétrograde ? En vérité, peu importe; ce sera tout ce que vous voudrez ; un mouvement en spi- rale , si cela peut vous plaire, suivant l’ingénieux emblème de Goëthe, qui expliquait ainsi comment l’humanité avance toujours, lors même qu’elle semble reculer. Ce qu’il y a de certain, ce que prouve l’histoire , c’est que les époques diffèrent infiniment dans le degré de leur croyance au mal. Tantôt on le voit partout; toutes les imaginations en sont préoccupées , el la société vit comme dans une atmosphère de terreur. De là des expiations sans nombre, sans fin ; un luxe incroyable de mesures préven- tives et répressives, des lois terribles, tyranniques, san- guinaires, des tortures, des supplices barbares. D’autres fois, on dirait que la notion du mal s’oublie, s’efface : on veut jouir, on veut que la vie s’épanouisse librement et en tout sens, qu'il n’y ait plus ni barrières, ni en- traves; mais un beau jour, le mal, profitant de ses cou- dées franches, fait une éclatante irruption; on prend peur, et l’on se hâte de revenir à l’ancienne routine. Voilà l’his- toire du monde, qu’il aille en spirale ou non; et c’est ce qu'avait entrevu Lafontaine lorsque, sans révérence aucune, il nous comparait à des lapins : « Le bruit du coup fait que la bande «S'en va chercher sa sûreté « Dans la souterraine cité ; « Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 271 « S'évanouit bientôt; je revois les lapins « Plus gais qu'auparavant, accourir sous mes mains ; « Ne reconnaît-on pas en cela les humains! Or donc, nous voici retombés, pour le moment du moins, dans les préoccupations de la peur , ou, si ce mot vous choque, de l’instinet très naturel de la conservation ; etnous voudrions bien trouver des moyens suffisans, soit préventifs, soit répressifs, pour protéger la société contre ses ennemis ; surtout pour écarter les dangers de la mau- vaise presse, mot qui est venu tout à propos remplacer dans notre vocabulaire, celui de mauvais livres presque tombé en désuétude. Ces préoccupations et ces efforts sont chose fort loua- ble, et je n’ai garde de les blämer; mais, en y songeant, il m'est venu dans l’esprit de comparer nos plaintes con- tre la littérature avec celles qu’elle a excitées en d’autres temps. Il m'a paru qu’il résulterait d’une telle compa- raison, une appréciation assez neuve des caractères des littératures d’époques diverses, considérées sous le point de vue de leur moralité ; et, afin de ne pas me jeter dans un examen trop étendu, je me suis borné à rapprocher ce que nous pensons sur cet important sujet, de ce qu’on en pensait au siècle de Louis XIV, époque assez peu éloi- gnée de la nôtre pour que le rapprochement wait rien d’étrange ni de forcé. Toutefois, et quoique nous n’ayons pas à remonter deux siècles en arrière, je dois avertir que nous allons rencontrer des hommes et des idées qui pourront nous pa- raître bien extraordinaires, tant le siècle a marché ! mais qu'importe ? Chaque siècle , comme chaque individu, est ce qu'il peut, rien de plus. Soyons indulgens pour nos pères, et tàchons de contenir notre fierté dans de justes bornes. I 18 278 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. Vous aurez peut-être de la peine à le croire; ce qu’on trouvait dangereux, en fait de littérature, au siècle de Louis XIV, c’étaient les Corneille , les Racine, les Molière, et ce qui est plus étrange encore , les romanciers d’alors, les La Calprenède, les Scudery. Ah! les enragés trem- bleurs, direz-vous; quels temps heureux! quels temps d’innocence ! Comme nous serions contens et tranquilles si nous pouvions échanger Victor Hugo ou Dumas contre Racine ou Molière, Balzac contre La Calprenède, et cette madame Dudevant qui s'appelle George Sand” contre ma- demoiselle Scudery ! Cela n’est que trop vrai; ce serait un troc admirable, et nous serions bien plus tranquilles. Cependant, voyez comme les époques sont différentes ; tout ce que vous avez pu dire de plus sévère contre les V. Hugo, les Dumas ; les Balzac et les Dudevant , a été prononcé contre les illustres et innocens écrivains du siè- cle de Louis XIV. Jugez-en par ce petit morceau de l’au- teur des Essais de morale, du célèbre Nicole. « Un faiseur de romans ou un poëte de théâtre est un empoisonneur public , non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une in- finité d’homicides spirituels, ou qu’il a causés en effet , ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux. Plus il a soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions cri- minelles qu'il y décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les àmes spi- rituelles et innocentes. Ces sortes de péchés sont d’au- tans plus effroyables, qu’ils sont toujours subsistans , parce que les Hvres ne périssent pas et qu’ils répandent toujours le même venin dans ceux qui les lisent. » Cette rude sentence fut fulminée à propos des écrits d’un visionnaire apocalyptique, ancien faiseur de comé- dies; mais elle s’adressait indirectement à Racine, tout .. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE , ETC. 279 jeune alors, et qui travaillait à son Ændromaque après avoir quitté Port-Royal, et la société de Lemaitre et de Nicole pour celle de Molière et de Boileau. Vous êtes tentés, je gage, de traiter, à votre tour , et Nicole et tout Port-Royal fort sévèrement. — Quelle rigi- dité! mais c’est presque de la folie. — Le grand Bossuet pourtant, qui n’était pas un esprit étroit, pensait là- dessus comme Nicole; et, d’après son jugement, le sage, le sévère Despréaux lui-même n’était pas irrépréhensible ”. — Oui, certainement, Bossuet est un très grand homme ; mais c’était après tout un homme d’église, et lon sait bien.… À la bonne heure ; mais n’oubliez pas ceci : Racine lui-même finit par être du sentiment de Nicole et de Bossuet. H avait d’abord pris de fort mauvaise grâce le compli- ment de Nicole ; il appelait cela une excommunication, et il y répondit par deux lettres charmantes, dignes des pre- mières Provinciales pour la grâce, l’esprit et la malice. Puis le grand poëte continua sa glorieuse carrière. Après Andromaque vinrent Britannicus, Mithridate, Bajazet , Bérénice, Iphigénie , Phèdre enfin; et alors il s’arrêta, " « Les poëtes chrétiens et les beaux esprits prennent le même esprit : La religion n'est non plus dans le dessein et dans la com- position de leurs ouvrages , que dans ceux des païens. Celui-là s’est mis dans l'esprit de blâmer les femmes ; il ne se met point en peine s’il condamne le mariage et s’il en éloigne ceux à qui il a été donné comme un remède : pourvu qu'avec de beaux vers il sacrifie la pudeur des femmes à son humeur satyrique , et qu'il fasse de belles peintures d'actions souvent fort laides, il est content. » « Un autre (c’est encore Boileau , et ceci est dirigé contre la sa- tire DE L'HOMME) croira fort beau de mépriser l’homme dans ses vanités et ses airs ; il plaidera contre lui la cause des bêtes, et at- taquera en forme jusqu’à la raison, sans songer qu'il déprise l'i- mage de Dieu, dont les restes sont encore si vivement imprimés dans notre chute , et qui sont si. heureusement renouvelés dans notre régénération... » Traité de la Concupiscence. Chap. 18. 280 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. plein d'angoisses, tourmenté de remords, convaincu qu'it était en effet un empoisonneur d’àmes; et il n'avait que 38 ans ! « J'arrive enfin, dit son fils dans les Mémoires qu’il a laissés sur la vie de son père, à l’heureux- moment où les grands sentimens de religion dont mon père avait été rempli dans son enfance, et qui avaient été long-temps comme assoupis dans son cœur, sans s’y éteindre, se ré- veillèrent tout à coup. Il avoua que les auteurs des pièces de théâtre étaient des empoisonneurs publics, et il re- connut qu’il était peut-être le plus dangereux de ces em- poisonneurs. Il résolut non-seulement de ne plus faire de tragédies, et même de ne plus faire de vers, il résolut en- core de réparer ceux qu’il avait faits par une rigoureuse pénitence. » Et cette résolution fut fidèlement gardée, et l’on vit l’auteur d’Andromaque et de Bérénice ensevelir son gé- nie dans un mariage où l’amour n’entra pour rien, dans cette vie obscure et inquiète du père de famille, dont l'in- souciant Lafontaine ne lui enviait pas l'honneur ‘. Il sut y concentrer toute la tendresse de son àme, qui brille du plus pur éclat dans cette vigilance si active, dans ces soins si touchans du grand homme, désormais voué tout entier à l'éducation de ses enfans. Lisez ses Lettres à ses fils si vous ne l’avez encore fait; c’est une des plus belles lectures que je connaisse. Le seul regret qu’il exprima quelquefois dans cette vie si nouvelle « lorsque des inquiétudes domestiques, comme les maladies de ses enfans , l’agitaient, dit son fils, - ce fut qu’on l’eût détourné de se faire chartreux. » Racine chartreux ! ah! ne rions pas; c’est peut-être une * Toi donc, qui que tu sois , 6 père de famille , (Etje ne t'ai jamais envié cet honneur) ; T'attendre aux yeux d'autrui quand tu dors , c’est erreur. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE ; ETC. 281 étrange aberration , mais elle est sublime. On n’a pas assez parlé de cette conversion de Racine. Ce fut un des plus grands sacrifices que le christianisme ait jamais comman- dés; et je doute que beaucoup de saints aient eu de meil- leurs titres à la canonisation. Une chose non moins remarquable que cette conver- sion, c’est la manière dont elle fut reçue. On en a sou- vent exprimé des regrets, mais je ne trouve nulle part qu’on l’ait traitée d’absurde, même au dix-huitième siècle, où elle n’a point empêché Voltaire ( ce qui est vraiment étonnant ) de dire Le grand poële Racine. Au dix-septième, l'opinion la plus générale fut sans doute celle de Boileau le représentant le plus fidèle de l’époque, prise à son juste milieu, entre les deux extrêmes du libertinage et de la dévotion déclarée. Or voici ce que pensa Boileau : « Quoiqu'il ait respecté dans tous les temps de sa vie la sainteté de la religion , dit Louis Racine , il n’en était pas encore assez pénétré , lorsque mon père se détermina à ne plus faire de tragédies profanes , pour croire qu’elle lobligeät à ce sacrifice. Edifié cependant du motif qui fai- sait prendre à son ami une si grande résolution , il ne son- gea jamais à l’en détourner, et resta toujours également uni avec lui, malgré la vie différente qu’il embrassa. » Nous pouvons done distinguer au dix-septième siècle trois opinions sur la moralité de la littérature : La pre- mière , complétement indifférente sur ce point, ou plutôt favorable à la licence; c’est celle de la société de Ninon, de Gassendi, de Bernier , où l’on se disait en confidence que l’abstinence des plaisirs parait un grand péché”. Les maximes de cette coterie étaient tout épicuriennes ; elles furent portées jusqu’au dernier cynisme , jusqu'à l'im- : Lettres de Saint-Eyremond à Ninon. La 282 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE , ETC. piété la plus dégoûtante dans les orgies de Vendôme et de son frère le Grand-Prieur, et plus tard sous la Régence. Ce n’est pas là qu’on se plaignait des désordres de la lit- térature , et c’est une opinion dont nous n’avons pas à nous occuper. Remarquons seulement qu’elle régnait parmi les courtisans , la jeune noblesse et les gens du bel air. « Il ne faut pas, dit ironiquement Labruyère, que, dans une certaine condition , avec une certaine étendue d'esprit, et de certaines vues, l’on songe à croire comme les savans et le peuple:» La seconde, celle des hommes sévères qui, sans ad- mettre le rigorisme de Port-Royal, se faisaient une loi de respecter la religion et la morale, et voulaient qu'on les respectàt, protestant avec Boileau contre Les lieux comonuns de morale lubrique de Quinault, aussi bien que coutre les impiétés de Théophile : La troisième enfin, l'opinion rigide et exclusive qui condamnait en littérature tout ce qui ne se trouvait pas en parfaite harmonie avec le dogme chrétien. = C’est cette dernière opinion qui doit surtout attirer notre attention ; d’abord, parce qu’elle est précise, net- tement formulée, et qu’elle procède d’une doctrine posi- üve; tandis que celle du juste-milieu, procédant d’une doctrine plus ou moins vague, et ne se prémunissant que contre les excès, eùt été vraisemblablement impuis- sante sans l’appui d’une opinion plus forte ; ensuite parce qu’elle a exercé une grande influence et qu’elle est un des traits les plus caractéristiques de l’époque. . Elle eut pour elle, en effet, non seulement les hommes d'église, mais encore les savans, dont parle Labruyère dans le passage que nous avons cité tout à l'heure. H faut y joindre et les personnes qui, tout en vivant dans la société où elles occupaient souvent de grandes charges, DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 283 charchaient à conformer leur vie aux principes les plus sévères de l’église, telles que les Chevreuse, les Beau- villers ; et le grand nombre d'hommes et de femmes du monde qui, après avoir mené une vie agitée, se jetaient dans la retraite et la dévotion : c’est ce qu’on appelait alors « penser sérieusement à soi, mettre un intervalle entre la vie et la mort. » — «I y a deux mondes : l’un où l’on séjourne peu , et d’où l’on doit sortir pour n’y plus rentrer ; l’autre où l’on doit bientôt entrer pour n’en ja- mais sortir, La faveur, l'autorité, les amis , la haute ré- putation, les grands biens servent pour le premier monde; le mépris de toutes ces choses sert pour le second *. » Ces paroles ne sont pas d’un homme d'église ; elles expriment un sentiment fort commun dans ce siècle, et le choix dont il s’agit se déclara plus d’une fois contre le premier monde *. \ ® Labruyère. ? «Il n'y a rien que je souhaitasse plus fortement que d'être dé- vote, dit Me de Sévigné, et occupée de la seule grande affaire que nous avons tous à faire. Nous faisons des lectures toutes di- vines ; mais j'avoue qu'encore que mon esprit soit parfaitement convaincu de toutes les grandes vérités , mon cœur n’est pas tou- ché comme je le voudrais... » (Lettre au comte de Bussy, 5 fé- vrier 1690.) — Voici la réponse de Bussy. « Comme vous vous re- présentez à nous , il y a de la tiédeur dans votre fait, ma chère cousine ; mais qui est-ce qui n’en a point ? il n’y a que les impies et que les saints ; et il vaut encore mieux être comme vous que dans l'extrémité du vice , ne pouvant parvenir à celle de la vertu. On a beau dire , je ne pense pas que Dieu vous revomisse. » Bussy , comme on voit, n’était pas au fond très inquiet sur le sa- lut de sa cousine. Ce n’était rien moins qu’un dévot; cependant il ne laissait pas de subir l'influence des maximes austères de l'Eglise. On en jugéra d’après la correspondance suivante qui, du reste, a la plus grande analogie avec notre sujet. LETTRE DE L'EVÈQUE D AUTUN AU COMTE DE Bussy. « Le croiriez-vous, Monsieur ? Madame de Ragny et moi nous vous avons établi pour juge du Traité des bals que je vous envoie. 284 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. Ces divers élémens réunis constituaient une vaste puis- sance morale ; mais cette puissance était due à quelques beaux génies qui opérèrent une véritable réforme dans le sein de l’église gallicane. On sait jusqu’à quel point le seizième siècle avait été épris de l’amour des arts et des lettres, qui eurent alors des courtisans jusque sur les marches du trône et au pied des autels. Les personnages les plus élevés se faisaient honneur d’un billet d’'Erasme, de quelques vers obtenus de Ja plume mercenaire de l’Aretin ; et le cardinal Bembo s’é- tonnait que Sadolet püt se gâter à lire les Epitres de Saint- Paul. Aussi fut-ce pour les lettres une époque tout à la fois de gloire et de licence. L'Eglise était comme éclipsée; les plus grands talens brillaient hors de son sein, et d’indi- C’est que vous avez de l'expérience sur cela , et que je compte sur votre sincérité. Pour moi, je crois que les choses qu’il contient sont difficiles dans la pratique, mais elles n’en sont pas moins né- cessaires pour le salut. » RÉPONSE DE Bussy. — 25 juin 1677. « J'ai lu l'avis sur les bals que vous m'avez envoyé, Monsieur ; et puisque vous souhaitez de savoir ce que j'en pense, je vous di- rai que je n’ai jamais douté qu'ils ne fussent très dangereux. Ce n’a pas été seulement ma raison qui me l’a fait croire , ç'a encore été mon expérience ; et, quoique le témoignage des Pères de l’Eglise soit bien fort, je tiens que , sur ce chapitre, celui d’un courtisan sincère doit être d'un plus grand poids. Je sais bien qu’il y a des gens qui courent moins de hasard en ces lieux-là que d’autres; cependant les tempéramens les plus froids s'y réchauffent; et ceux qui sont assez glacés pour n’y être point émus , n'y ayant au- cun plaisir, n’y vont point : ainsi il n’est pas nécessaire de les leur défendre ; ils se les défendent assez à eux-mêmes. Quand on n’y a point de plaisir, les soins de sa parure et les veilles en rebutent; et quand on y a du plaisir, il est certain qu’on court grand hasard d'y offenser Dieu... Ainsi je tiens qu'il ne faut point aller au bal quand on est chrétien, et je crois que les directeurs feraient leur devoir s’ils exigeaient de ceux dont ils gouvernentles consciences, qu'ils n’y allassent jamais. » DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 285 gnes prêtres se faisaient un jeu de la déshonorer. Elle avait encore des bûchers et des cachots contre les hérétiques et les athées, mais la force morale lPabandonnait. Le pape Adrien VI, ce simple et docte Flamand, tout à coup trans- porté au milieu de la licence romaine , essaya vainement de résister à cette nouvelle invasion du paganisme ; il fut abhorré , diffamé , conspué , et le jour de sa mort fut un jour de fête. Ni le temps, ni le pays n'étaient mûrs pour une réaction ; elle était réservée au dix-septième siècle et à la France. Tous les désordres de l'Italie avaient été accueillis et cultivés à la cour des derniers Valois, et les Lettres ne s’y étaient pas montrées plus pures que le reste. À côté des œuvres de l’érudition et du savoir, les plus méprisables productions se répandaient librement malgré les inutiles doléances des hommes graves *. Cette honteuse littérature commença à se modifier sous Henri IV et Louis XIII. Un gouvernement ne rentre pas dans une voie d’ordre sans redresser par cela seul beau- coup d’esprits. Toutefois les poëtes licencieux du seizième « ‘ Ce qui aggrava en ce fait lire de Dieu, dit un historien con- temporain, fut que la connaissance des bonnes lettres (moyen sin- gulier orddnné de Dieu pour apprendre à le connaître dûment , et par conséquent pour la conservation du genre humain) ayant été ramenée en France par le roi François , plus ennobli par cela que pour autre chose advenue de son temps, se tourna aux esprits ma- lins et curieux, en occasion de toute méchanceté, ce qui s’est trouvé principalement en certains grands esprits adonnés à la poésie fran- çaise, qui lors vinrent à sourdre comme par troupes ; les esprits des- quels ords et sales, et remplis de blasphèmes, sont d'autant plus dé- testables, qu’ils sontemmiellés de tous allèchemens quipeuventfaire glisser non-seulement en toute vilaine et puante lubricité ,mais aussi en toute horrible impiété, tous ceux qui les ont entre mains. » His- toire de l'Estat de France, tant de la République que de la Religion, sous le règne de François Il, par le sicur de La Planche, 1576. V. aussi de Thou, Hist. Univ. liv. 22, ad fin. et Bayle, art. GARASSE. 286 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. siècle avaient laissé des successeurs ; témoin Théophile et ses disciples Saint-Pavin et des Barreaux. Mais Lingendes, Bossuet, Bourdaloue , le grand Arnauld , Malebranche , Pascal , allaient paraître, et le Libertinage , réduit au si- lence ou aux ténèbres , ne songea pas seulement à dispu- ter la victoire au double ascendant des vertus et du génie. L'Eglise, relevée par ces grands hommes, prend un ton d’autorité intellectuelle et morale qu’on ne lui con- naissait plus depuis St. Bernard. Sans négliger l'étude des grands modèles de l’antiquité , elle se retrempe aux sour- ces de l'Evangile et dans les ouvrages des Pères; elle em- prunte à Descartes sa philosophie et sa méthode; enfin elle se crée une langue, la plus belle que la religion ait parlée chez les modernes, le type éternel de cette prose française qui eut depuis de si brillantes destinées, langue d’un tissu si serré , si plein, et en même temps de formes si riches, si souples, si variées. Tant que les grands maîtres vécurent , esprit profane, la philosophie sensuelle ou sceptique, ne purent se pro- mettre aucun succès marquant. Gassendi publiait sa doc- trine, sous le manteau d’Epicure et en latin ; son disciple Bernier, il est vrai, la mit en français, mais sans la faire goûter davantage; et Bayle lui-même ne se produisait qu’en s’entourant d’apologies et de précautions oratoires, en employant tout son esprit et sa dialectique à tâcher de démontrer que le scepticisme était chose très innocente et un excellent chemin pour conduire à la foi. Un petit mot de Labruyère révèle à lui seul eette victoire de l'Eglise. « Bien loin de s’effrayer, dit-il, ou de rougir même du nom de philosophe, il n’y a personne au monde qui ne dûüt avoir une forte teinture de philosophie; » et il ajoute en note : « L'on ne peut plus entendre que celle qui est dépendante de la religion chrétienne. » DU MAL DANS LA LITTÉRATURE , ETC. 287 Une telle puissance devait vouloir maitriser également la poésie, cette expression la plus libre et la plus popu- laire des besoins littéraires de toute nation ; elle Je voulut en effet, et y réussit jusqu’à un certain degré. Les exemples de Malherbe et de Corneille , le caractère de Louis XIV, le ton et les manières qu’il sut imposer à sa cour, suffisent pour expliquer la dignité toute monarchique de la poésie de cette époque, où l’on vit jusqu’au genre badin, comme l’a remarqué M. de Bonald, revêtir, dans le Lutrin, les formes augustes de l'épopée. Mais cette di- gnité n’était pas seulement dans les formes ; elle pénétrait dans les sentimens et les idées; elle s’alliait à une éton- nante retenue, à tel point qu’on se tromperait fort de juger des mœurs de ce temps d’après sa littérature qui, certes, valait beaucoup mieux. Il faut reconnaitre ici lascendant de l'Eglise et de l'opinion qu’elle avait ralliée à sa cause. Toutefois, comme nous l’allons voir, cet ascendant rencontra des bornes qu’il ne put franchir. Sous le rapport de la religion ; le triomphe fut complet. Il n’est pas, dans ce siècle, un auteur de quelque renom chez lequel on puisse rien découvrir qui sente l'esprit fort. La loi, d’ailleurs , était sur ce point aussi sévère que l'opinion. « Toutefois n'allez pas, goguenard dangereux, « Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux. « A la fin, tous ces jeux que l’athéisme élève, « Conduisent tristement le plaisant à la grève. » dit Boileau; et Brossette ajoute en note : « Quelques années avant la publication de ce poëme {/’4rt poétique), un jeune homme fort bien fait, nommé Petit , fut surpris faisant imprimer des chansons impies et libertines de sa facon. On lui fit son procès, et il fut condamné à être pendu et brülé, nonobstant de puissantes sollicitations qu'on fit en sa faveur. » 288 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. Pour ce qui regarde le clergé, la retenue était moins grande; on trouve çà et là quelques traits assez hardis ; ces vers de Boileau , par exemple : Quittons donc pour jamais une ville importune, Où le vice orgueiïlleux s’érige en souverain, Et va la mitre en tête et la crosse à la main. : » Mais ce n’est là qu’une boutade, et de tels traits sont fort rares. Ceux qu’on rencontre dans Lafontaine sont bien plus radoucis; et, d’ailleurs, malgré son titre d’inimitable, le bon homme n’était pris au sérieux par personne, et par lui-même moins que par tout autre. \ Sous le rapport des mœurs, même succès. Les contes de Lafontaine font à peine exception, par la raison qu’on vient de dire. Ils furent , au reste, l’objet d’un bläme que bien des gens trouveront rigoureux, et dont Boileau se rendit l'organe : « Je ne puis estimer ces dangereux auteurs, « Qui, de l'honneur, en vers infâmes déserteurs, « Trahissant la vertu sur un papier coupable, « Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable. * » Mais l'Eglise tenta d'aller plus loin ; elle voulut que la poésie s’interdit l'emploi de la mythologie et la peinture des passions, en particulier de l’amour. lei, elle éprouva de vives résistances; tous ses efforts échouèrent, ou v’aboutirent du moins qu’à l’amende honorable de San- teuil, plus plaisante que sérieuse *, et à la sublime mais barbare immolation du génie de Racine. La poésie du siècle, tout nouvellement née de l’étude des anciens, tout enchantée des fictions d'Homère et de Virgile, ne pouvait oublier si vite le langage de son ber- " Satre L. ? Art poétique, et note de Brossette. ? V. la Vie de Bossuet par M. de Bausset , tome 2. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 289 ceau. Il lui était si naturel, qu'elle le parlait même sans s’en douter. Le scrupuleux Racine n’a-t-il pas fait entrer l'Olympe dans ses hymnes traduites du Bréviaire romain ? et ni lui ni personne ne s’aperçut de la disparate. « Sombre nuit, aveugles ténèbres, « Fuyez, le jour approche et l'Olympe blanchit. » Et plus bas : « Astre que l'Olympe révère, « Doux espoir des mortels rachetés par ton sang, « Verbe, fils éternel...» etc. Du reste, rien n’était plus respectable que les motifs de l'Eglise. Elle désirait bannir toutes les images du pa- ganisme, non dans un but d’art et pour fonder la poésie sur une base chrétienne, comme on l’a fait de nos jours, mais dans un but de réformation religieuse. C’était une suite de la réaction contre ces lettrés du seizième siècle, si amoureux de l'antiquité qu’il en avait oublié le christianisme , dogmes et morale. « Que les saletés des dieux, dit Labruyère , la Vénus, le Ganymède et les autres nudités du Carache aïent été faites pour des princes de l'Eglise, et qui se disent successeurs des apôtres, le palais Farnèse en est la preuve. » Voilà ce que l’on sentait; on était révolté de pareils scandales, et l’on voulait préserver les mœurs des souillures contractées par l’imagination , dans le commerce de ces fables impures. Néanmoins, Boileau protesta. Il accorda sans peine qu’on ne fût pas idolâtre en un sujet chrétien : « Maïs dans une riante et profane peinture, « De n’oser de la fable employer la figure, « D’ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux, « C’est vouloir à l'esprit plaire sans agrément. » Les Jansénistes seuls demeurèrent fidèles aux principes de Bossuet *. * Rollin, qui était de leur école, reconnaît s'être rendu coupa- 290 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE ; ETC. Quant à cette autre prétention de l'Eglise, de vouloir que la poésie renonçàt à la peinture des passions , et, en particulier , de l'amour, je n’ai pas besoin de dire qu’elle fut encore moins écoutée; car elle n'allait à rien moins qu’à supprimer la poésie, et surtout la poésie dramatique, la plus chère à la France. lei encore Boileau protesta : « Je ne suis point pourtant de ces tristes esprits « Qui, bannissant l’amour de tous chastes écrits, « D'un si riche ornement veulent priver la scène, « Traitent d’empoisonneurs et Rodrigue et Chimène.….. » Il avouait depuis à L. Racine que son ami, M. Arnauld, l'avait toujours sévèrement blämé de ces vers ‘. L'on peut voir dans les Pensées de Pascal ( 11€ partie, art. 17), les sentimens de l’école janséniste sur les dangers qu’elle reprochait à Boileau de méconnaitre. L'Eglise, dans cette affaire, eut le tort de tenter plus qu’elle ne pouvait, et, disons-le, plus qu’elle ne devait. Rien de plus reconnu aujourd’hui que le besoin de reli- gion qui est inhérent à l’humanité ; mais cela ne veut pas dire que l'humanité soit dévote de sa nature ; et le dogme lui-même déclare positivement le contraire. Aussi l'Eglise ne s’est-elle regardée, dans le principe, que comme une société d’élus. Depuis, elle a ouvert ses portes, elle a em- brassé le monde , au grand bénéfice du monde, incontes- tablement; mais la nature des choses n’a pas changé pour cela. L'Eglise a bien pu entrer dans la société, mais la société n’est point, et n’a jamais été jusqu'ici, tout entière ble du délit mythologique; mais en s’excusant sur l'exemple des autres, qui avait entraîné sa jeunesse. « Employer ainsi, dit-il dans son Traité des études, les noms des ennemis du Dieu véritable qui lui ont disputé long-temps sa divinité, c’est irriter le Dieu ja- loux, et anéantir dans le langage le fruit de la victoire de Jésus- Christ. » " Œuvres de L. Race, Réflexions sur la poésie. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 291 dans l'Eglise; et toute tentative de gouverner la société d’après la règle stricte du christianisme, d’après la règle des élus, a toujours échoué , sans produire d’autre effet que de révolter la foule des esprits indociles en les li- vrant à leurs passions et à leurs libres pensées. L'Eglise est un plus petit cercle inscrit dans la grande circon- férence du monde ; elle doit tendre sans doute à agran- dir sa sphère, à s'épanouir au loin; c’est un devoir pour elle, et c’est un bonheur pour la société qu’elle améliore ainsi et perfectionne sans cesse; mais elle doit le faire sans esprit de conquête, sans action violente, et comme un parfum merveilleux qui étend invisiblement autour de lui les flots de ses émanations salutaires. N’avez- vous jamais rencontré quelqu'un de ces vrais et rares dévots qui prêchent toujours par leur exemple, quelque- fois par leurs discours, mais sans aucune prétention à soumettre personne au joug qu’ils aiment et qu’ils font aimer ? Telle est l’image de l’esprit qui doit animer l’Eglise dans ses rapports avec le monde; or, il faut le reconnaitre, ce n’est pas de cet esprit qu’elle fut le plus constamment animée au dix-septième siècle. M. de Bonald a hautement loué Louis XIV d’avoir fait du sacerdoce une magistrature politique. Les faits ont prouvé que c'était une combinaison déplorable, et il est aisé de voir qu’on ne saurait rien imaginer de plus con- traire au christianisme. De deux choses l’une , en éffet : ou cette magistrature voudra rester chrétienne, c’est à dire, régler la société d’après la règle stricte du christia- nisme, et alors elle soulèvera contre elle les révoltes de la majorité, qui réduiront ses efforts au néant, et la con- traindront de rentrer dans sa destination première; ou bien , elle choisira la voie des concessions , elle se prêtera à l'esprit du siècle , et alors elle corrompra, elle avilira la religion d’où elle doit tirer tout son ascendant. 292 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE , ETC. Ces deux funestes résultats se sont également produits au siècle de Louis XIV. Le sacerdoce s’y est partagé en deux systèmes, l’un de rigueur, et l’autre de relâchement. Le premier a produit une inévitable répulsion ; le second, un inévitable dégoût ; et cet immense édifice religieux et politique , si laborieusement exhaussé, et auquel avaient travaillé tant d'architectes de génie, a croulé sous les efforts de quelques hommes habiles, qui n’ont eu besoin que de faire retentir ces mots magiques : vertu et li- berté. C’est ainsi que pour tout ramener à la règle de l'Eglise, on voulut d’abord que tous les sujets du roi fussent ca- tholiques ; puis, que tous les catholiques fussent dévots. Le pouvoir s’en mêla, il y employa ses faveurs comme ses cruels édits. On fit force victimes, force hypocrites, force incrédules, et, à la fin, l’autorité se trouva per- due. En littérature, on agit d’après les mêmes maximes, mais avec plus de succès; d’abord, parce qu’on n’usa point de violence ; ensuite, parce que les interdictions de l'Eglise se trouvaient d’accord , en plusieurs points, avec la mesure de perfection que comporte la société. Mais dès qu’elle voulut dépasser cette mesure et sortir de la raison pratique, on laissa Pascal et Bossuet se perdre dans leur inapplicable et sublime utopie ; ils ne furent écoutés que du petit nombre des élus ; la grande société leur échappa et demeura sourde à leurs plaintes. Et certes, ces plaintes étaient peu fondées, quand on les considère , non dans le point de vue strictement évan- gelique ; mais sous le point de vue social. Dans ce mélange confus de penchans bas et vicieux , d’inclinations nobles et relevées qui s’agitent au sein de l'humanité, tout ce qu’on peut exiger raisonnablement DU MAL DANS LA LITTÉRATURE ; ETC. 293 dé la littérature , c’est qu’a tout prendre, elle vaille mieux que la réalité, et s'applique, de préférence, à développer ces sentimens d'honneur, ces tendances généreuses qui constituent sinon des mœurs parfaites, du moins de belles mœurs. Cela seul est un immense bienfait pour le monde. Or, jamais littérature n’a présenté ce caractère de bonté relative à un plus haut degré que celle du grand siècle ; à tel point que les observateurs s’étonnaient qu’elle ne produisit pas des effets plus sensibles sur le perfectionne- ment des individus. Labruyère , tout soumis qu’il est aux sentimens de Bossuet, ne peut s'empêcher de dire : « H semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu’ils sont nuisibles : l’on y voit de si beaux exem- ples de constance, de vertu, de tendresse et de désinté- ressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l’entoure , ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ee qu’elle vient d'admirer, je m'étonne qu’elle soit capable pour eux de la moindre faiblesse. » Ce passage est à lui seul une excellente apologie. En voulez-vous une autre plus frappante encore? Lisez un petit écrit, depuis long-témps oublié, les Nouvelles Re- flexions sur l’art poëtique du R. P. Bernard Lamy, de l'Oratoire (1678 )'. C’est l'exposé le plus complet que * Cet oratorien était un homme fort distingue , qui s'était occupé de mathématiques et de sciences , aussi bien que de théologie. Son livre le plus connu est son Traité de la rhétorique, qui a eu un grand mombre d'éditions. C’est certainement l'ouvrage le plus pense de tous ces recueils!assez inutiles qui pleuvent en France, depuis deux siècles, sous le même titre. Ses entretiens sur les Sciences ont été un dés livres favoris de notre Rousseau : « Je les aïlus etrelus cent fois ; je résolus d'en faire mon guide. » Confes- sions , Liv. VI. Il en fut de même de sa Géométrie : « Je préférai la géométrie du P. Lamy qui dès lors devint un de mes auteurs fayo- ris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages.» bid. I 19 294 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. je connaisse des griefs de la dévotion contre la poésie. Or, la plupart de ces griefs se réduisent à ceci : « C’est déjà bien assez des créatures, des biens, des beautés de ce monde, pour faire illusion aux hommes , pour les détour- ner de Dieu qui est leur fin, et en qui seul réside cette souveraine perfection, dont les plus admirables créatures ne possèdent qu'une image affaiblie; gardons-nous donc des poëtes qui, par leur art, ne font qu’ajouter aux attraits de ces beautés qui passent, et rendre ainsi nos illusions plus irrémédiables ! Ils n’emploient de si riches couleurs que pour peindre ce qu’il y a de plus excellent. Les yeux ne voient rien de beau, ni dans le ciel, ni sur la terre, et l'imagination ne se peut rien représenter de grand, dont l’on ne trouve chez eux des descriptions exactes... Cette peinture qu’ils font de la beauté des créatures est beau- coup plus engageante et plus capable d’arrèter les yeux, que les créatures ne le sont elles-mêmes. Dans tous les plaisirs de la terre, il y a toujours quelque amertume qui en corrompt toute la douceur ; les plus belles choses du monde ne sont point sans quelque défaut ; mais cela ne se trouve point dans les images que la poésie en fait : c’est pourquoi tout ce qu’elle en dit attache, et rien ne dé- goûte... Cependant toutes les imaginations des poëtes n’ajoutent rien à la beauté du monde; ils ne rendent pas ses créatures capables de nous faire heureux, et, néanmoins augmentant par leurs fictions les grandeurs etles plaisirs de la terre, il nous semble qu’ils augmentent la félicité que nous y cherchons. Nous sommes à peu près comme un amant passionné, qui se cache les défauts de la per- sonne qu’il aime, et qui s’attache aux ornemens qu’elle emprunte de l’art, pour la trouver aimable.....» Bon, touchant oratorien , tu as vécu dans un siècle bien dif- férent du nôtre ! et ce n’est pas de nos jours que tu DU MAL DANS LA LITTÉRATURE, ETC. 295 aceuserais les poëtes d'entretenir les hommes dans ces damnables illusions : ils sont bien plus propres à faire prendre ce monde en horreur; mais en serais-tu plus content P Du reste, pour être juste, il ne faut pas oublier que rien n’a été moins étudié, moins approfondi, au dix- septième siècle, que la nature et l'essence de la poésie. De grands esprits n’en apercevaient que l'écorce; ils n’y voyaient que l’art frivole de surmonter une gêne inutile, et Pascal comparait le métier du poëte à celui du brodeur. Bossuet en a mieux senti la puissance , mais il ne comprit nullement les rapport secrets qui l’unissent au sentiment religieux , rapports qui ont été si bien développés de nos jours ; et c’est pour cela qu’il la traite en profane, en ennemie, qu’il se plaît à en rabaïsser les merveilles avec cette même hauteur de parole dont il foudroyait toutes les grandeurs du monde. Il a écrit peu de pages plus élo- quentes que celle où il s’attache à montrer le néant de la gloire littéraire qu’il associe à la gloire des conquérans et des héros. « Et pour la gloire d’un bel esprit, qui peut espérer d’en avoir autant, et durant sa vie et après sa mort, qu’un Homère, qu’un Théocrite, qu’un Anacréon, qu’un Ci- _céron, qu’un Horace, qu’un Virgile? On leur a rendu des honneurs extraordinaires pendant qu’ils étaient au monde, et la postérité en a fait ses modèles et presque ses idoles. La folie de les louer a été poussée jusqu’au point de leur drésser des temples; ceux qui n’ont point été jusque-là n’ont point laissé de les adorer à leur mode, comme des esprits divins et au-dessus de l’huma- nité. Et qu’avez-vous prononcé dans votre Evangile, de cette gloire qu’ils ont reçue et reçoivent continuellement dans la bouche de tous les hommes? Je vous le dis en vérité, ils ont reçu leur récompense. 296 DU MAL DANS LA LITTÉRATURE ; ETC: « O vérité , à justice et sagesse éternelles, qui pesez tout dans votre balance, et donnez le prix à tout le bien, pour petit qu'il soit, vous avez préparé une récompense con- venable à cette telle quelle industrie qui parait dans les actions de ceux qu’on nomme héros, et dans les écrits de ceux qu'on nomme les grands auteurs! vous les avez récompensés et punis tout ensemble ; vous les avez repus de vent; enflés par la gloire, vous les en avez, pour ainsi dire, crevés. Combien les grands auteurs ont-ils donné la gène à leur esprit pour arranger leurs. paroles et composer leurs poëmes ? Celui-là, étonné lui-même. du long et furieux travail de son Enéide , dont tout le but, après tout , était de flatter le peuple régnant et la famille régnante, avoue dans une lettre, qu’il s’est engagé dans cet ouvrage par une espèce de manie, penè vitio mentis. Leur conscience leur reprochait qu’ils se donnaient beau- coup de peine pour rien; puisque ce n’était, après tout, que pour se faire louer. « Que d’étude ; que d'application ; que decurieuses recherches, que d’exactitude, que de savoir , que de phi- losophie, que d'esprit, faut-il sacrifier à cette vanité ! Dieu la condamne, et, à la fin, il la contente pour laisser aux hommes un monument éternel du mépris qu’il fait de cette gloire si désirée par les gens qui ne le connaissent pas: il: leur en donne plus qu’ils n’en veulent. Ainsi, dit Saint-Augustin, ces conquérans, ces héros, ces idoles du monde trompé, en un mot, ces grands hommes de toutes les sortes, tant renommés du genre humain , sont élevés au plus haut degré de réputation où l’on puisse parvenir parmi les hommes; et vains, ils ont reçu une récompense aussi vaine que leurs desseins. Receperunt mercedem,.suam ; vani vanam ”. » * Traité de la Concupiscence , chap. 19. DU MAL DANS LA LITTÉRATURE ; ETC. 297 J'ai rapporté tout ce long passage , non pas seulement à cause de sa béauté , et parée qu’il est peu connu, mais en- core parce qu’il nous révèle une des dissemblances les plus frappantes du dix-septième siècle et du nôtre. Qui oserait aujourd’hui parler sur ce ton de la gloire littéraire ? Mais alors l'Eglise, tout en s’appliquant à épurer la littérature, ne travaillait pas moins, et réussit, pour un temps, à tenir les hommes de lettres à leur place. Si Voltaire et Rousseau avaient rencontré des Bossuet, ils n’eussent pas fait si grande figure. Et pourtant cet homme qui foulait ainsi à ses pieds les plus grandes renommées de poëtes et d’orateurs, fut salué du titre de Père de l'Eglise, au sein de l’Académie française, dans le temple même élevé à la gloire des Lettres’ ! Tant ce siècle, encore une fois, diffé- rait du nôtre. | Mais il est temps de terminer. Mes lecteurs, je le crains, ne seront que trop convaincus que, dans la distribution du mal que peut faire la littérature, notre part est singu- lièrement chargée , et sans proportion avec celle qui échut au dix-septième siècle. Je crains qu'ils ne soient encore frappés d’une autre considération ; c’est que les moyens que nous avons de résister au mal, sont encore plus dis- proportionnés avec ceux dont disposaient nos péres. Ils avaient des croyances, des principes universellement res- pectés , à opposer aux ennemis de la religion et des mœurs ; et nous-hélas ! nous n’avons guère à leur opposer que nos terreurs sur l'avenir. L'ordre, voilà notre unique mot de ralliement ; c’est être bien réduits. F. R. * Voir le discours de réception de Labruyère à l'Académie fran- çaise. MÉMOIRES DE MIRABEAU ÉCRITS PAR LUI-MÊME, PAR SON PÈRE, SON ONCLE . ET SON FILS ADOPTIF Paris. DELAUNAY LIBRAIRE , 1835. 8 VOL. IN-8. Il me semble que depuis quelque temps nous prenons faveur à Paris; j’en juge du moins par les critiques, les sarcasmes , les mots piquans que les journaux français se plaisent à faire pleuvoir sur Genève et sur les Genevois. On se rappelle peut-être encore les deux articles publiés en 1832 par M. J. Janin, dans le Journal des Débats, contre M. Dumont, citoyen de Genève, comme l'était Jean-Jacques Rousseau, et avec non moins d'importance et d’emphase. Le même auteur jeta, dans le temps, une parole qu’il rendit aussi dédaigneuse qu’il put, sur la Re- vue de Genève, qui, de même que les Revues anglaises, se permettait de ne pas trouver marquée au coin du goût le plus exquis une littérature telle que Barnave, La Peau de Chagrin et Marion Delorme. A la fin de l'année der- nière , un de nos concitoyens aété, pour un délit du même genre, travesti et bafoué dans le Journal des Débats; et, vraiment, par ses études consciencieuses et sa probité lit- téraire, il méritait un meilleur sort. Les journaux de l’op- position n’ont pas trouvé de pointe plus acérée à lancer contre M. Guizot, que d’accuser son style et sa pensée de sentir furieusement l’école genevoise. Et, tout récemment, CMS ar en ed ed, MÉMOIRES DE MIRABEAU. 299 la Revue de Paris, en affirmant que nous sommes la ville d'Europe où il se confectionne le plus de livres contre la peine de mort (on est bien bon d’employer ici le mot livres), s’écrie : « on dirait une branche d'industrie de ses habitans ! » etelle attribue cette prétendue industrie... à quoi?.. à ce que Genève se nourrit de poisson et de laitage !! Je trouverais, et, sans peine, bien d’autres preuves de l'intérêt qu’on nous porte à Paris; et, si l’on s'étonne que je l’appelle de la faveur, on a tort; rien n’est plus humiliant que l'indifférence , en littérature aussi bien qu’en amour, et, j'aime bien mieux toutes ces petites agressions que le dédain superbe du silence. Que les litté- rateurs français s’égaient à nos dépens, qu’ils ne nous épargnent pas les lardons, qu’ils fassent de nous des Béo- tiens , des sauvages, tant mieux ; notre indolence en sera dérangée, notre sommeil en sera un peu troublé, le sang nous reviendra au cœur, nous descendrons dans la lice, nous serons gauches peut-être, nos armes lourdes et épaisses auront peine à lutter contre les armes si souples et si faciles de nos adversaires, nous serons terrassés, tant mieux encore; nous nous relèverons, de jeunes athlètes viendront à notre aide, ils s’animeront de nos efforts, ils s’échaufferont à notre courage, et Genève littéraire ne pourra que gagner à essayer ses forces avec des écrivains quelquefois passionnés ou prévenus, mais que la grâce et l'esprit n’abandonnent presque jamais. . Pour aujourd’hui, ce que j'ai à cœur de défendre, c’est le livre posthume de M. Dumont, ce compatriote dont la mémoire nous est si chère, ce sont les Souvenirs sur Mirabeau. Défense bien tardive, dira-t-on, lenteur bien genevoise ! Avon: besoin de quatre ans pour ré- pondre à un persiflage, de quatre ans pour écrire quel- ques lignes qui doivent partir du cœur! La remarque 300 MÉMOIRES DE MIRABEAU. serait juste, si le livre dont je parle n’avait été récemment attaqué dans les notes des Mémoires de Mirabeau; mais je l'avoue, en voyant d’injustes accusations contre Dumont se renouveler, et se renouveler avec amertume, l’indi- gnation m'a saisi; j'ai trouvé qu’il serait lâche à nous de rester muets, j'ai pris la plume et je ne la quitterai pas que je n’aie rempli un devoir où je fais entrer, à tort où à droit, un peu de patriotisme. N’allez cependañt pas croire que je veuille suivre pied! à pied Dumont dans la biographie de Mirabeau, discuter chaque trait de caractère, contrôler chaque anecdote , et ne conclure qu'après avoir compulsé cinquante volumes, et entassé citation sur citation. Non, je n’ai pas semblable: prétention ; aussi bien quand j'aurais achevé la dissertation la plus érudite et la plus complète, qui voudrait la lire ?: Et, j'ai trop à cœur d’établir ma thèse, pour ne pas te- nir par-dessus tout à rendre le débat aussi public que pos- sible. Ce n’est donc pas aux preuves historiques qué je veux recourir, mais à ce que les docteurs appellent les preuves internes , c’est à dire au livre même de Dumont, à l’ensemble, aux détails, au style de ce livre; je veux reprendre une à une les attaques qui lui ont été faites, voir comment on les appuie, juger ce qu'il en reste après un examen impartial , et leur donner enfin la valeur qu’elles. méritent, si elles n’ont pour appui que de la passion , des injures et quelques plaisanteries. Commençons par M. Jules Janin qui a pour lui la prio- rité de date : M. Janin ‘ débute par railler Dumont de ce qu'il est Genevois , premier crime; de ce qu’il a été fort lié avec Sheridan, Fox, sir Samuel Romilly, autre coupable au- ! Journal des Débats, 22 février et 21 avril 1835. . MÉMOIRES DE MIRABEAU. 301 dace ; et enfin de ce qu’il a publié les théories de Bentham : trois graves chefs d'accusation, comme on voit: H raconte ensuite le prétendu Mirabeau de Dumont avec cette verve plaisante qu’on lui connait, et cette couleur mordante qu’il sait si bien donner à ses narrations. Et voiei com- mént il se résume : « Toute la vie politique de Mira- beau , de notre grand et immortel révolutionnaire, à en croire M. Dumont, n’est qu'une copie fidèle des pen- sées et des discours de quelques Genevois. Hs suivent Mirabeau pas à pas, ils le mènent à la lisière; c’est à peine s’ils lui laissent les mains libres dans les grandes circonstances , et quand eux-mêmes sont saisis de terreur ! Les pauvres gens ! Je m'étonne qu’ils ne revendiquent pas pour eux la scène du jeu de paume!.... La réponse à M. de Dreux-Brézé, dit encore M. Janin, qui l’a faite ? Est-ce M. Dumont de Genève ou M. Duroseray ( Duroveray ) de Genève? »°Et plus bas, après avoir rapporté que Dumont prétend avoir écrit l'adresse au roi sur le renvoi des trou- pes, « avec la plus grande facilité dans l'intervalle d’une séance à l’autre, » M. Janin ajoute : « J’espère que cela ést assez clair. » Voilà tout son système d’argumentation, toutes ses contre-preuves, toutes ses recherches histo- riques. Dans son second article, il a pris un système encore plus commode. Il continue ses invectives contre Dumont , mais il discute encore moins, si possible, que la première fois ; pas un mot de vraie critique; il monte sur le trépied, Pinspiration le prend, et il s’écrie : « Accusations baniales ! récriminations stupides ! On ne tient pas compte de ses maçons à l'architecte, et l’on inquiète le poëte sur ses manœuvres ! Mirabeau empruntant son éloquence à quel- qu'un, Mirabeau tendant la main au talent d’Etienne Du- mont; Mirabeau fait orateur par-les trois Genévois, Du- 302 MÉMOIRES DE MIRABEAU. mont, Duroseray et l’autre! (il est poli, M. Janin.) Mais, par le ciel , qui le croirait? » Et de là une page, où Mira- beau, avec sa merveilleuse puissance de parole, est peint de main de maitre, je ne crains pas de le dire, parce que, tout Genevois que je suis, je sais être juste. Mais ,: qui pourrait le croire, que M. Janin prit sa poésie pour de la logique , et ses éloquentes peintures pour des argumens ? Qui pourrait le croire, qu’en prouvant le génie de Mira- beau , il s'imagine avoir prouvé la vaniteuse fausseté de Du- mont, de Dumont dont chaque page est un éclatant hom- mage à la grandeur intellectuelle de Mirabeau. Rien ne montre mieux combien M. Janin a eu d’embarras à traiter la question, que son adresse à la déplacer ; rien ne montre mieux son manque de faits et d’objections sérieuses que la manière dont il a escamoté la discussion. À défaut de rai- son il aeu de l'esprit, et on sait que la chose lui est facile, son imagination a revêtu ses plus riches couleurs, et ne pouvant convaincre, il a voulu séduire. Mais il ne nous a pas séduits nous Genevois, intelligences lentes et posées, nous qui vivons de laitage et de poisson , n0s fruges con- sumere nati; il n’a pu, en aucun pays, séduire un seul esprit capable de réflexion, parce que ce n’est pas en di- sant : J'espère que cela est assez clair, ce n’est pas en demandant : Qui donc a fait le serment du jeu de paume, qu'il a détruit un seul des faits avancés par Dumont. Notre livre nous reste donc entier, vrai, pur, et notre convic- tion n’est pas un instant ébranlée; toutes les plaisanteries de M. Janin n’ont rien changé à l’état de la question, et nous avons bien su voir le bout de l'oreille. A vous la balle, Messieurs , n’est-ce point la vanité na- tionale qui vous rend si incrédules et si excessivement plaisans ? Convenez-en, vous ne voulez pas qu’on touche à vos dieux, vous n’aimez pas qu’on se permette de ter- | MÉMOIRES DE MIRABEAU. 303 nir du moindre souffle les objets de votre idolâtrie; c’est un sentiment honorable, vous avez votre foi politique, votre foi littéraire, mais prenez garde qu’en portant aux nues vos héros, qu’en canonisant ainsi vos saints, ‘vous ne fassiez du roman au lieu de faire de l’histoire, et que yous ne mettiez la poésie à la place de la vérité; faites attention qu’on ne pourra plus vous croire, parce qu’on sait que les plus grands hommes ont leurs faiblesses, on sait que Mirabeau n’avait pas toutes les vertus, et puis on a lu certaines lettres de Mirabeau * que vous ne connais- sez guère, à ce qu'il paraît, mais que vous pouvez trou- ver à Ja fin des Souvenirs sur Mirabeau, s’il vous prenait jamais fantaisie d'apprendre ce qui a été, ce qui s’est réel- lement passé, et quel est, en un mot, le vrai de tout ce débat. Ecoutez plutôt ce fragment, s’il vous plait : « Vou- lez-vous ajouter aux feuilles que je reprendrai demain ma- tin 1° votre réponse à l’objection du nombre diminué des éligibles, 2° et surtout à celle de substituer une loi invi- tatoire à une loi injonctive. Je crois avoir bien saisi votre pensée; mais il y a long-temps que je sais qu’on n’ex- prime jamais très bien que ce qu’on a conçu soi-même. » Dans une autre lettre , Mirabeau renvoyant à Dumont un discours fait par ce dernier, lui demande d’y joindre «un morceau sur la jeunesse qui ait de la fraicheur, et un sur l'expérience qui ait de la sensibilité. » Dans une troisième, il prie Dumont de se lever de bonne heure, de faire un effort de civisme et d'amitié, et d’arrêter les principaux points d’une réponse à une motion. Croira-t-on mainte- nant qu’en effet Mirabeau s’aidait et s’aidait puissamment " I n’est peut-être pas superflu de rappeler que les originaux de ces lettres autographiées à la fin des Souvenirs, sont entre’ les mains des héritiers de Dumont, 304 MÉMOIRES DE MIRABEAU.. des idées , des connaissances, et même du style de Dumont? J'espère que cela est assez clair. Mais tâchez de prendre M. Janin en défaut, vous y au- rez de la peine. Il vous a dit qu’il ne croyait pas un mot du livre de Dumont ni probablement des autographes ; puis, tout à coup, il se retourne, il admet que Mirabeau à eu des collaborateurs ; et savez-vous à présent pourquoi souvent la phrase de cet orateur « languit et se meurt mi- sérablement, pourquoi cette période expire désenchantée, pourquoi cette passion s'endort , pourquoi ce grand cœur ne bat plus?»... «C’est que souvent le discours de Mira- beau est en effet d’Etienne Dumont , c’est que la prose de Mirabeau est souvent de là prose d’Etienne Dumont ou des autres faiseurs ; c’est que souvent c’est le cœur, e’est l'âme, c’est l'esprit genevois, anglais, russe des secré- taires de Mirabeau. » Voilà ce qu’on appelle , en style de palais, prendre des conclusions subsidiaires : Non, Du- mont n’a rien fait pour Mirabeau, il n’y a qu’à lire les discours de cet homme de génie pour voir l’impossibilité d’une collaboration avec des Genevois, ils sont trop beaux, trop égaux , trop parfaits; mais si, par hasard, Dumont a eu part à ces discours, cette circonstance explique pourquoi on y rencontre tant de taches, tant d’inégalités, tant d’imperfections ! C’est ainsi que raisonne M. Janin. Par quel endroit voulez-vous qu’on aborde une dialectique de cette espèce, comment déméler un semblable écheveau ? Vraiment il ne me reste rien à répondre au critique; seu- lement je me rappelle involontairement ces deux vers d’une mauvaise complainte sur Papavoine : « Et le président lui dit : « Vous avez beaucoup d'esprit. » Pourrait-on m'expliquer , au moins, ce que les Gene- vois oft fait à M. Janin et à ses amis, pour leur être en MÉMOIRES DE MIRABEAU. 305 une si sainte horreur , et pourquoi donc ces deux petits mots : de Genève, excitent à tel point leur verve bouf- fonne? C’ést fort beau sans doute d’être Français, c’est fort beau d’appartenir à un pays qui compte 33 millions d’habitans ; c’est fort beau d’avoir pour capitale la ville la plus brillante et la plus spirituelle du monde, c’est fort beau encore de pouvoir transmettre à ses enfans jusqu’à mille générations, Îes souvenirs du soleil d’Austerlitz, du pont d’Arcole et des lauriers de Fleurus, et je comprends bien comment j'ai dû sans m’étonner, entendre si souvent des Français, s’écrier avec beaucoup d'importance et d’em- Phase : «Je suis Français !» mais nous défendra -t-on, à nous, qui n'avons ni Louvre, ni Opéra, ni lauriers, d’aimer nos montagnes ; nos vallons et nos lacs? Nous défendra- t-on d'aimer les vieillés tours de nos églises, le son de nos cloches, le collége où s’ébattit notre enfance, et la mai- son qui nous a vus naître? Qui blämera ces vieilles amours oujours si jeunes et si belles ; qui flétrira ces émo- tions si douces, qui voudra étouffer nos battemens de cœur au mot de patrie? Non, soyez plus justes ; aimez votre: pays, mais laissez-nous aimer le nôtre ; nous avons notre bonheur à nous, nous avons nos institutions, nos souvenirs, notre histoire, nous avons nos gloires natio- nales, nos Rousseau , nos Bonnet, nos de Saussure, nos Sismondi, nos de Candolle, laissez-nous tout cela, n’e- xigez pas que tout l’univers soit français, et, je vous en prie, lorsqu'un de nos concitoyens vous tombe entre les mains, n’éclatez pas trop en saillies au seul aspect de sa qualité de Genevois. s Ecoutons maintenant l’auteur des Mémoires de Mira- beau parlant du livre égoiste et malveillant d'Etienne Du- mont : « Nous voulons faire voir, dit-il, (1 vi. note de la p. 122) quelle était la franchise et loyauté de ces Ge- 306 MÉMOIRES DE MIRABEAU. nevois qui circonvenaient Mirabeau , qui l’exploitaient de toutes les façons, qui en se vantant des vues les plus dé- sintéressées se servaient de lui pour leur avancement et leur fortune. » On voit que sa bienveillance est égale à celle de M. Janin. Il a aussi un grand faible pour les Genevois : « Il faudrait conclure que, si l’on ôtait à Mirabeau tout ce qu'ont fait pour lui /e Genevois Dumont, le Genevois Clavière, le Genevois Reybaz, le Genevois Duroveray, il ne resterait plus rien à Mira- beau. » Voyez la grosse injure ! le Genevois, comme on dirait le Cosaque Dumont, le Huron Dumont. Le Gene- vois Dumont, c’est par trop malin, on se sent écrasé et on baisse la tête. Une autre fois, c’est Etienne Dumont « qui a répété de calomnieux mensonges » ; ou bien ; qui s’est attribué « sans crainte de démenti prouvé, plusieurs des principaux discours écrits de Mirabeau. » Aüïlleurs, «le puissant Dumont vint au secours du débile Mirabeau. » Toujours plaisant, comme on voit, et c’est partout ainsi que pro- cèdent les argumens du fils de Mirabeau. Le démenti est à chaque page , mais le démenti prouvé , je le cherche en- core. Je ne crois pas que Mirabeau le père eût été bien satisfait de la logique de son fils. Abordons maintenant quelques détails de cette attaque si amère chez M. de Montigny, si violente chez M. Janin. Nous n’avons rien à craindre en retournant sous toutes leurs faces , le peu de faits précis sur lesquels les accusa- teurs de Dumont veulent bien s’expliquer. M. de Montigny cherche à mettre Dumont en contra- diction avec lui-même; voyons comment il y réussit : Dumont (p. 207 à 209) raconte qu’un jour Mirabeau vint chez lui, et lui communiqua un projet qu’il avait formé , qui consistait à enlever le roi, à le placer à Metz, MÉMOIRES DE MIRABEAU 307 au milieu de l'armée, à annuler les décrets de lAssem- blée, etc. Puis (p. 312) l’auteur des Mémoires a trouvé cette phrase : « On lui attribue à celte époque, un pro- jet de contre-révolution, je l’ignore. » et le voilà bien content. Seulement il a oublié, dans sa joie, de remar- quer les mots : à cette époque ; l'importance en est légère, il est vrai, car ils n’ont d'autre mérite que de faire com- plétement disparaitre la prétendue contradietion. En effet, à celte époque, se rapporte aux six derniers mois de la vie de Mirabéau, c’est à dire aux trois derniers mois de 90 et aux trois premiers de 91. Or, quand Mirabeau avait-il raconté son projet à Dumont? à la fin de 89°. Il est donc évident que Dumont n’a rien dit-d’autre, sinon qu’il ignorait si Mirabeau ; dans les six derniers mois de sa vie, avait eu un projet de contre-révolution, ce qui ne l'empêche pas d’avoir ; à la fin de 89, plus de qunze mois avant la mort de Mirabeau, reçu la visite et la com- munication dont il parle. Voilà une explication qui pourra bien rabattre le triomphe de M. de Montigny. Autre contradiction de Dumont : Après avoir dit, que Mi- rabeau avait un train fastueux et qu’untribun du peuple qui faisait le Lucullus ne pouvait manquer de devenir suspect, | plus tard il s’avise d'écrire que Les dépenses de la maison de Mirabeau n'étaient que le train d’un. homme d’une opulence moyenne. Autre omission de M. de Montigny, car voici la phrase de Dumont. «Les dépenses de sa mai- son étaient grandes pour sa fortune, mais ce n’é- * Cette date résulte positivement de tout ce que dit Dumont, chap. x1. Duroveray qui était parti au mois de novembre 1789 pour l'Angleterre, prolongea son absence pendant quatre ou cinq se- maines, et c’est pendant cette absence qu’eut lieu la visite de Mi- . rabeau. De plus, c'était quelques jours avant que le marquis de cure fut livré au Châtelet, c’est à dire ayant le 25 décembre 1789. 308 MÉMOIRES DE MIRABEAU. taient, etc» Ainsi Mirabeau avait un train fastueux pour sa fortune, et faisait le Lucullus pour sa fortune. Le train d’une maison, peut bien, il me semble, être fastueux et exagéré et cependant n’être que celui d’un homme d’une opulence moyenne, ce qui, en bon français, veut dire un homme riche’. Dès lors plus de contradiction, mais seulement un petit oubli de l’auteur des Mémoires, et celui-ci n’a plus le bonheur de prendre Dumont en fla- grant délit. Disons-le d’ailleurs, eût-il cent fois raison , quelle vaine et puérile chicane ! « Le discours sur la traite des nègres , dit Dumont ; était de trois ou quatre mains, Mirabeau lui-même y avait tra- vaillé avec affection... » Sans attaquer en face cette asser- tion, M. de Montigny s'exprime ainsi : « La vérité est que notre énorme manuscrit est écrit tout entier de la main de ses copistes ordinaires, et qu’il n’y a pas une feuille de ses collaborateurs présumés. » S'il y avait eu une feuille d’un des collaborateurs présumés de Mirabeau, on aurait pu croire que Dumont s'était trompé, et que le discours n’était pas de trois ou quatre mains, mais le fait qu’il a été en entier tran- scrit par les copistes, ne prouve absolument rien; les co- . pistes pouvaient aussi bien copier le manuscrit de Du- mont ou de Clavière , que celui de Mirabeau , il est même probable que Mirabeau mettait encore plus d’empresse- ment à livrer à ses copistes l’œuvre de:ses collaborateurs présumés que la sienne propre. On ne conçoit vraiment pas qu’on argumente avec une telle légèreté. De plus, et si l’on doutait encore, on n’a qu’à lire la lettre de Mira- beau où il écrit : « Je vous envoie, mon cher Dumont, les premières feuilles de ce discours qui a tant besoin que vous le caressiez. .... Pauvre nègre, ayez pitié de vos frè- ‘ Mémoires de Mirabeau, tom. vrir p. 543. Notes. — Souvenirs - sur Mirabeau, p. 231, 244, 286. MÉMOIRES DE MIRABEAU. 309 res. Après cela on sera peut-être convaincu que les col- laborateurs étaient plus que présumés. Une autre récrimination , et M. Janin lavait déjà éle- vée, est relative au portrait de M. Pellenc. Crier à l’in- dignité et à la calomnie, et jurer ses grands dieux que M. Pellenc est un homme excellent et vénérable , est bien facile ; et, certes, je n’ai aucun mal à dire du client de ces Messieurs. Mais je continue seulement à leur deman- der d’appuyer leurs réfutations et leürs insinuations , par quelque chose de plus convaincant que des élans d’atten- drissement et des exclamations sentimentales. « M. Pellence, dit l’auteur des Mémoires , fut aussi supérieur à Dumont , par l'importance et l’utilité de sa collaboration, par son vaste savoir et son talent admirable, que par sa modestie et la constante et pieuse fidélité qu’il voua jusqu’à son dernier soupir à la mémoire de Mirabeau. » Et M. Janin : « Au reste M. Pellenc se défend assez de lui-même. Il est l’homme de France qui a le plus approché Mira- beau, et par conséquent il est celui qui l’a le plus aimé. Car c'était un des mérites de ce grand homme, être aimé! » Eh bien, quoique M. Pellenc soit l’homme de France qui ait le plus aimé Mirabeau, ce qui ne veut pas dire qu’il soit l'homme de France que Mirabeau ait le plus aimé, et malgré tant de colère et tant de sensibilité, ne voyant pas dans toutes ces phrases un mot qui dé- mente la vérité des faits allégués par Dumont, je persiste à croire que celui-ci n’a calomnié personne; et sans être bien connaisseur en critique historique, tout ami de la vérité persistera avec moi jusqu’à preuve contraire. Et cette pauvre dame Lejay , M. Janin a été bien ému de la voir si maltraitée. «Il est impossible de parler d’une femme plus distinguée et d’en parler avec plus de mépris et d’injures. » ....« C’est une grande dame. » Malheu- I 20 310 MÉMOIRES DE MIRABEAU. reusement M. Dumont n’est pas le seul qui ait connu des femmes plus distinguées encore que M" Lejay ; les contem- porains de Mirabeau sont d’accord pour lui refuser au moins une vertu, celle, (voyez le contre-temps !) qu’on s’attend le plus à trouver chez les femmes très-distinguées ; et, je né crois pas que M. Janin lui-même voulût parer son idole des emblèêmes de cette vertu. Mais c’est une grande dame ! Ah! dès lors comment soupçonner sa pureté angelique , et comment ne pas la regarder comme un modèle de pro- bité, de modestie et de douceur ! J'en demande pardon aux grandes dames, mais cet argument ne me paraît pas décisif, et il n’entraîine pas ma conviction, malgré tout mon faible pour les grandes dames. Ce qui est certain, c’est que, au temps où Me Lejay était la maitresse de Mirabeau, elle n’était pas encore la femme de France la plus distinguée, et elle n’était pas encore une grande dame ; ce pauvre M: Dumont est donc excusable de ne pas avoir prévu les hautes destinées que l’avenir lui préparait, et la brillante carrière qu’elle devait parcourir dans la société et dans la vertu. Et, en définitive, Mme Lejay fût-elle en- core beaucoup plus grande dame, je ne croirai pas, ni vous non plus, que Dumont ait inventé ces mots de Mi- rabeau : «Mme Lejay, si la probité n’existait pas, il fau- drait l’inventer pour s’enrichir. » Enfin, ce qui a tout à fait scandalisé ces Messieurs, c’est cette phrase de Dumont au sujet du fils de Mira- beau : « Je ne sais ce que cet enfant est devenu. » Il est tout simple que ces mots aient été désagréables à M. de Montigny; car ayant vu M. Dumont en 1826, il avait été accueilli par lui, «avec la bonté noble qui était dans son caractère » et il a conservé une lettre de l'ami de son père, datée du 4 mai 1826. Le mot n’était donc plus vrai à l’époque de la mort de. M. Dumont, et si notre MÉMOIRES DE MIRABEAU. 311 concitoyen avait retouché les Souvenirs , il est sûr qu'il en aurait retranché ce passage, mais la conclusion de M. de Montigny n’est pas juste. «Cette preuve n’établit-elle « pas, dit-il, que Et. Dumont n’avait pas revu les Sou- « venirs, qu’au surplus il n’aurait certainement pas im- primés, du moins tels qu’on les a donnés au public. » Que M. Dumont n’ait pas revu son livre, nous sommes d'accord sur ce point, mais que ce livre, dans son en- er, souffre la moindre atteinte, perde le moindre poids parce que M. Dumont, ayant retrouvé le fils de Mira- beau, a oublié de constater cette circonstance et d’effacer une phrase devenue inexacte, c’est ce qu'il est impos- sible de soutenir. Il s’agit ici d’un fait tellement isolé, d’une erreur tellement indépendante du fond de l’ou- vrage, que la véracité de Dumont reste aussi entière que s’il avait fait disparaître cette légère omission. Mais il'est amusant de voir l’indignation de M. Janin contre Dumont pour avoir traité si lestement l'enfant de Mirabeau : « Le fils de Mirabeau est un homme riche, qui occupe dans l'administration une place importante. Il s’est voué tout entier à la gloire de son père. Il a recueilli tous les frag- mens de ce beau génie, il a fait la collection de tous ses portraits et de tous ceux de la famille Riquetti, dont les belles et nobles figures ferment la plus intéressante ga- lerie de famille. Le buste de Mirabeau, par Houdon , est à lui!» Il est sùr que M. Dumont eût été un grand coupa- ble de ne pas connaître un homme qui possède le buste de Mirabeau, par Houdon. Et voyez donc , suspecter la chas- teté d’une grande dame, ignorer ce qu’est devenuun homme riche , qui a une collection de portraits , quel crime abo- minable ! Auriez-vous pu croire M. Dumont si peu au fait du grand monde et des belles manières? Et son livre n’est-il pas jugé après un tel manque de savoir-vivre ? 312 MÉMOIRES DE MIRABEAU. Ainsi, une vanité nationale extrémement chatouilleuse, une antipathie bien prononcée pour tout ce qui a nom Ge- nevois, et de plus, chez l’auteur des Mémoires , une piété filiale un peu trop susceptible, voila les causes decette guerre déclarée aux Souvenirs, guerre des forts contre le faible, des vivans contre les morts , guerre injuste, acerbe, sou- tenue avec des armes prohibées et dans laquelle les vain- cus s’attribueront toujours la victoire, parce qu’ils ont des trompettes pour entonner le chant de triomphe. Voilà tous les élémens d’une discussion à laquelle il aurait fallu aller de franc jeu, les pièces en main, l'amour de la vé- rité dans le cœur , et non pas avec des passions, des quo- libets et l’amertume de l'ironie; car la passion est un mauvais guide dans l’étude de l’histoire, et des sarcasmes ne sont pas des raisons. Mais pourquoi tant d'humeur, tant d’insinuations mal- veillantes? Pourquoi toutes ces épithètes injurieuses jetées à la mémoire d’un homme si honoré parmi les siens P Parce que son livre a été mal lu, mal compris, mal interprété, parce qu’on à voulu voir des intentions à la place de la réalité, des arrière-pensées au lieu d’un récit tout em- preint de candeur , et qu’on a eu à cœur de trouver faux et acerbe le ton le plus aimable et le plus vrai. M. Janin, chacun le sait, est un critique extrémement spirituel , il a beaucoup de goût et souvent de l’âme. Il souffre et il s’irrite lorsqu'on veut détrôner les grands hommes, objets de sa vive et constante admiration, il trouve insupportables ceux qui viennent, avec une risible gravité, vous annoncer qu’un pied-plat est l’auteur du Joueur de Regnard, que Beaumarchais n’a pas trouvé Figaro, et que Gil-Blas est Espagnol. Je partage au plus haut degré ce sen- timent, et je ne connais rien d’odieux comme ces pédans dont la plus douce occupation est de flétrir nos croyances Ce à MÉMOIRES DE MIRSBEAU. 313 littéraires ; gens qui ne sentent rien et qui voudraient ren- dre les autres glacés comme eux. Mais que M. Janin se rassure, que M. de Montigny, dont la sollicitude est si na- turelle, se rassure ; personne n’a songé à leur flétrir Mi- rabeau ; personne n’a songé à lui enlever la moindre par- celle de sa gloire; personne n’a voulu s’attribuer une seule étincelle de son génie ; et Dumont moins que tout autre, car à chaque page de son livre percent l'affection et la plus vive admiration. Est-ce une plume envieuse qui a écrit : « Mais qu'importe d’ailleurs ; s’il sait mettre à contribu- tion ses amis, s’il sait leur faire produire ce qu’ils n’au- raient jamais fait sans lui, il en est véritablement l’au- teur ?» Est-ce un détracteur qui a tracé ces lignes, dont on me pardonnera la citation tant elles se font lire facile- ment : « Je n'ai connu aucun homme qui sût, quand il le voulait, se rendre plus agréable et plus séduisant que Mirabeau : il était ce qu’on appelle un bon compagnon, dans toute la signification du terme , complaisant , facile, plein de gaîté, de ressource et de variété dans l’esprit ; il n’y avait pas moyen de se tenir avec lui sur la réserve; il fallait en venir à la familiarité, abandonner l'étiquette , les formes d’usage, l’appeler simplement par son nom. Quoiqu'il fût très attaché à son titre de comte , et qu’au fond du cœur il mit une grande importance à la noblesse, il avait assez d’esprit pour distinguer les occasions où il fal- lait s’en prévaloir, et pour se faire un mérite de l’abdica- ton volontaire qu’il en faisait. Les égards de politesse, qu’on a comparés très justement au coton et au duvet qu’on place entre des vases pour les empêcher de se bri- ser par leur choc, maintiennent toujours une certaine di- stance et empêchent, pour ainsi dire , le contact des cœurs. Il n’en voulait point; son premier soin était d’écarter tous ces obstacles , et la société intime avec lui avait même 314 MÉMOIRES DE MIRABEAU. une sorte d’aspérité agréable, une sorte de crudité d’ex- pression ; plus apparente que réelle, et l’on aurait pu y trouver toute la réalité de la politesse et de la flatterie sous les dehors de la rudesse et quelquefois de la gros- sièreté. Après les conversations du monde plus ou moins cérémonieuses , On trouvait un piquant nouveau dans la sienne, qui n’était point affadie par ces formes banales. » « Indépendamment d’un don naturel, d’un instinct de pénétration, il avait mené une vie si agitée, il avait tant été roulé et ballotté par les flots, comme il le disait lui-même, qu’il avait acquis une vaste expérience du monde , des hommes et des affaires ; il démélait d’abord: toutes les nuances d’un caractère ; il s’était fait une lan- gue difficile à entendre pour exprimer tous ses résultats ; il avait des termes à lui, pour rendre des fractions de ta- lent, de qualités, de vices, de vertus, des demis, des quarts, et H saisissait d’un coup d'œil des contradic- tions réelles ou apparentes. Rien ne lui échappait en fait “de vanité, de prétentions, d’ambition déguisée, de mar- ches détournées ;, mais il savait voir de même, le bon, le moral, le pur, et personne n’avait une estime plus haute pour des caractères énergiques et vertueux. Il y avait en lui une sorte d'enthousiasme du beau, qui ne se laissait point dégrader par ses propres vices ; c'était comme une glace qui pouvait être obseurcie et qui reprenait ensuite son éclat. Sa conduite était souvent en contradiction avec ses discours, non par fausseté, mais par inconséquence : il avait une raison pure qui élevait son âme, et des pas- sions violentes qui la jetaient hors de ses mesures; en un mot , colossal à tous égards, il y avait en lui beaucoup de tout, beaucoup de bien, beaucoup de mal; on ne pouvait le connaître sans être fortement occupé de lui, et c’élait un homme né pour remplir de son immense ac- tivité, une grande sphère. » MÉMOIRES DE MIRABEAU. 315 Non, ce n’est pas l'esprit de dénigrement , l’ingratitude, la vanité qui ont dicté ces pages. Non, rien n’est changé à Mirabeau par le livre de Dumont. Ce puissant orateur me reste tout entier avec la magie de sa parole, avec son œil d’aigle, avec son prestige irrésistible, sa terrassante éner- gie pour le bien et pour le mal; je connaissais les taches qui obscurcissent cette gloire, je connaissais tant de fautes et d’écarts, je n’ai rien découvert là-dessus, et si j’ai ap- pris, si j'ai cru que Mirabeau savait faire contribuer à sa gloire et à son influence , l’esprit et les lumières de ses amis, je ne l’en admire peut-être que plus. Il wavait pas travaillé cet homme, il n’était pas instruit cet homme , et pourtant sa voix a retenti dans l’Europe, et pourtant ja- mais peut-être une si haute éloquence n’avait charmé le monde. Il avait done un grand et beau génie, il était donc admirablement doué ! Voilà l'impression que mw’a laissée le dénigrant Dumont, voilà comme il n’a fait comprendre Mirabeau. Et je me suis abandonné avec une confiance absolue à son impul- sion, parce que j'ai profondément senti combien ce livre était vrai, combien c’était le journal d’un homme qui avait vu et éprouvé tout ce qu'il racontait, et que j'ai compris aussi, qu’il est impossible d'inventer avec tant de naturel, de simplicité, et avec un accent si persuasif. C’est donc un beau livre que les Souvenirs ; il est le sceau mis à la tradition , il est la confirmation et le complément de l'histoire. Et il ne faut pas appeler indiserets les héritiers de Dumont, comme fait je ne sais quel correspondant de M. Ja- nin, Français, probablement , car un Genevois estimerait trop ces héritiers pour en parler avec cette légèreté ;-il faut leur avoir une vive reconnaissance, ils ont rendu un grand service à l’histoire, ils en ont rendu un non moins grand à la littérature. On ne peut s'empêcher, en effet, 316 MÉMOIRES DE MIRABEAU. d’être charmé par ce style pur, onctueux, entraînant, qui rappelle la grâce facile des Mémoires de Marmontel, et peut-être un peu la fraîcheur de la narration de Rousseau. Permis à chacun de préférer les métaphores bizarres et les phrases taillées à coups de hache de l'Etude sur Mi- rabeau ; pour nous Béotiens , nourris dès notre jeunesse des Provinciales , des Lettres Persannes , des Confessions et autres vieilleries , nous aimons mieux la plume élégante de Dumont ; elle nous reporte au milieu de nos auteurs favoris. Ce que je dis là, va droit à une note des Mémoires de Mirabeau, où Dumont est déclaré incapable d’avoir ré- digé l’Adresse au roi, tant le style des 4ssemblées légis- latives est sec et lourd. Les Souvenirs sont une réponse sans réplique. M. de Montigny a fini par comprendre si bien le véritable esprit des Souvenirs, il y a si bien retrouvé Mi- rabeau tout entier, que c’est là qu’il a puisé les traits les plus brillans du caractère et du génie de son illustre père ; et cet ouvrage , si déprécié, est devenu le plus ferme ap- pui du panégyriste de Mirabeau. S'agit-il de mettre en relief la raison lumineuse du grand orateur, son admira- ble sagacité, sa majesté à la tribune, sa profonde con- riaissance des hommes, la justesse et l’étendue de ses pré- visions politiques, c’est Dumont dont M. de Montigny in- voque le témoignage. Veut-il faire ressortir Mirabeau par les qualités du cœur, montrer la puissance qu’il avait pour se faire adorer, son talent aimable à faire briller ses amis, la vivacité avec laquelle il appréciait l’affection et le dévouement, c’est encore à Dumont qu'il a recours. Ne dites donc plus que les Souvenirs sont l'ouvrage du dénigrement et d’une basse jalousie; qui vous croirait ? Vous ne le pensez pas vous-même. Et vous surtout, M. Janin, qui, dans Barnave, avez fait de Mirabeau” MN Ne Dm Rte A nn Lot à PPT NE MÉMOIRES DE MIRABEAU. 317 cette figure boursouflée et bouffonne que personne n’a re- connue, ne venez pas avec tant d’emphase vous déclarer le champion de Mirabeau, et proclamer que vous l’avez mieux compris et mieux peint que Dumont. Ne venez plus vous écrier théàtralement : « Nous avons pitié de ces pul- moniques qui grossissent leur voix et qui disent : Nous sommes Mirabeau ? Citoyens, si vous avez du cœur, souf- flez sur ces pdles visages, sur ces étiques visages, sur ces imberbes visages, qu’on vous donne pour le visage de Mirabeau! Couvrez d’un bonnet de coton ces cränes chauves qu’on veut vous faire admirer pour le crâne de Mirabeau ! » Epargnez-vous vos dédains et vos gracieuses métaphores, jamais Dumont n’a dit, jamais Dumont n’a pensé : « Je suis Mirabeau! » Et il a fait Mirabeau dans l'histoire, plus grand, plus élevé, plus étonnant mille fois que vous dans votre roman. Pour tout le monde, ces apostrophes sont de mauvais goût, mais elles ont quelque chose d’outrageant pour nous, qui avons eu le bonheur de connaître Dumont, d'apprécier la rectitude de son esprit, et surtout son ca- ractère si noble et si vrai. C’était toujours avec un vif plaisir qu’il rendait justice au talent, et qu’il voyait s’éle- ver des réputations méritées. Il jouissait des succès obte- tenus par d’autres, comme on se réjouit d’une découverte utile à l'humanité , et jamais il ne connut ce triste sen- timent de l’envie , qui déshonore souvent les hommes supérieurs. Il aimait trop la vérité, il aimait trop les hommes pour être accessible à ces passions mesquines qu’on lui a si généreusement prêtées. Bon et aimable, on sait avec quelle bienveillance il accueillait les jeunes gens, avec quelle paternelle sollicitude il les encoura- geait et cherchait en eux quelque étincelle du feu sacré. On sait aussi qu’il a employé ses belles facultés à traduire 318 MÉMOIRES DE MIRABEAU. et à répandre les idées d’un autre, paree qu'il les croyait utiles à l'humanité; qu’il s’est condamné à déchiffrer les notes de Bentham pour rendre lumineuses des théories aux- quelles il attachait une grande importance, et qu’il con- sacra le temps que cette laborieuse étude lui laissait, à des travaux législatifs, dont son pays conserve une profonde reconnaissance. Et cependant, celui qui dévoua ainsi sa vie à ses semblables, à sa patrie et à ses amis , aurait pu, avec ses connaissances si variées, son goût, son imagination, s'élever un monument de gloire impérissable et s'assurer des titres à l'admiration de la postérité. Cette vie n’est pas la vie d’un homme ambitieux et jaloux, c’est la vie du vrai philanthrope , de l'excellent citoyen. Ainsi a-t-il été compris par les Genevois, ainsi a-1-il été compris par les Anglais : la Revue d'Edimbourg”, l’appelle le can- dide, judicieux et éloquent Dumont, et la Revue d'Edim- bourg l’a bien jugé. Etrangers qui avez insulté à sa mémoire, si vous l'a- viez connu, vous ne le calomnieriez pas, vous auriez eu foi en lui, vous l’auriez aimé, et chaque jour vous le regretteriez avec nous. E. C. * 1835, numéro d'avril, page 200. ST © Gr © BULLETIN LITTÉRAIRE. {. — Dyux MOTS SUR LA PRÉFACE DE JOCELYN, ET SUR UN ARTICLE DE M. Aimé Marrin. Selon le père Le Bossu , le poëme épique est tout uni- ment un apologue, un apologue un peu plus long que ceux d’Esope, mais apologue, rien d’autre. Pour faire un poëme épique, vous prenez d’abord une moralité ; après cela, vous inventez une histoire quelconque qui s’a- dapte bien à votre moralité; après cela, vous donnez un pays à vos événemens, des noms à vos personnages , et vous avez votre affaire. Nul doute, selon le père Le Bossu, qu'Homère n’ait procédé ainsi; la preuve P c’est qu’il y a une moralité dans l’Iliade. L’Iliade démontre que quand un chef se fâche, c’est fâcheux. Tous les chefs devraient lire l’Iliade. Ainsi fit Alexandre ; il ne fut qu’un emporté, mais ce n’est la faute ni de l’Iliade , ni du père Le Bossu. Un autre, l’abbé Terrasson, diffère de Le Bossu. Bossu et Terrasson diffèrent. Terrasson ne veut pas, quand vous ferez votre poëme épique, que vous vous occupiez de la moralité. Prenez, dit-il, pour sujet, l’exécution d’un grand dessein, mais qu’alors, Monsieur, votre grand dessein s'exécute , ou bien votre poëme sera comme l’Iliade, sera misérable. Selon Terrasson, l’Iliade péche par la base, car PIliade, ce n’est pas une action, c’est à proprement parler une inaction. Bien dit! La preuve ? C’est qu’Achille, héros \ 320 BULLETIN LITTÉRAIRE. + principal, ne bouge, garde sa tente. Encore mieux dit ! Je trouve cette idée terrassante pour l’Iliade. Ainsi faisait-on de la critique au bon temps. Niaiseries ! absurdités ! J’en tombe d’accord..... et puis, après que j'en suis tombé d’accord, je me demande si le père Le Bossu n’a point laissé d’enfant , l’abbé point de lignée. … et je ne sais que me répondre. La critique a marché, je le crois, je le dis, mais en suis-je bien sûr ?P La critique est au- tre,mais est-elle meilleure ? Dans le bon temps on déduisait, nous prophétisons ; on rédigeait des articles, nous formu- lons des oracles; à l’étroite pédanterie des systèmes, nous avons substitué le pédantesque galimathias des doctrines. Je ne sais que me répondre, Voyez tant de théories nou- velles, mais plates, nuageuses, saugrenues; tant de voies ouvertes qui se sont trouvées bourbeuses ,; immondes ou stériles ; tant de préfaces où l’art est reconstruit de la base jusqu’au faite, et pour mille ans au moins, puis refait tout à neuf, huit jours après, et par le même architecte; tant de -détestables plats après tant. de recettes équivoques , sans compter la grande épopée humanitaire dont nous voici menacés ! Je ne sais que me répondre. J’ai ouvert la préface de Jocelyn. Un morceau gros d’i- dées, me disait mon Journal, éblouissant de lumières, l'épopée reconquise!.... Je n’ai pas su voir. « Les hom- mes, y est-il dit, ‘ne s'intéressent plus tant aux indivi- dualités » (avez-vous connu beaucoup d'hommes qui fus- sent dans ce cas-là?) « Ils les prennent pour ce qu’elles sont » (pas tant bêtes , les hommes ! ) « des moyens ou des obstacles dans l’œuvre commencée » (j'en aurais con- clu que c’est par cela même que les. individualités nous intéressent). « L'intérêt du genre humain s'attache au genre humain lui-même. » (Le genre humain, c’est une abstraction; le lecteur, c’est un homme; et l'intérêt de PT CT PES 74 RTS DÉC ÉE R E BULLETIN LITTÉRAIRE. 321 l'homme s’est toujours attaché à l’homme Jui-même. Rien d’éblouissant). « La poésie redevient sacrée par la vérité, comme elle le fut jadis par la fable » (pure for- mule. L'avantage des formules c’est d’avoir l’air profon- des parce qu’elles sont vagues, claires parce qu’elles sont dogmatiques. La vérité, en ceci , est chose relative. Dans un temps la fable était la vérité; dans un temps nos vé- rités seront des fables; d’ailleurs, qu'importe? En tout temps la poésie qui ne procède pas de l'inspiration vraie, sincère, spontanée du cœur de l’homme, ne saurait se réchauffer à la vérité plus qu’à la fable. ) « Elle redevient religieuse par la raison » (duriuscule....) « populaire par la philosophie» (pour ne pas dire dur à croire). « L’épopée n’est plus nationale , ni héroïque » (tant pis pour M. Quinet. ) «elle est bien plus; elle est humani- taire!» (amen). Quand. Condillac disait que tout le raisonnement est dans le langage, il n’entendait point, je suppose, que tout langage recouvre un raisonnement. Souvent le mot est trouvé, que l’idée manque encore. Nous avons le ro- man humanitaire, le drame humanitaire, Vépopée Au- manitaire, et qui saurait bien dire ce que signifie Au- mañitaire? Humanitaire, mot-formule , haute générali- sation , analyse et synthèse, le fin mot, le dernier mot, l'alpha et l’oméga. Humanitaire , rien à ajouter, rien à répondre; mais encore, qu'est-ce bien que humanitaire ? M. de Lamartine nous l’explique. Humanitaire, « c’est ce qui est de l'humanité. Fort bien, mais qu'est-ce qui n’en est pas ? « C’est ce qui est de la destinée de l’homme. » À merveille, et puis?.... «Ce sont les phases que l'esprit humain doit parcourir pour arriver à ses fins par les voies de Dieu. » À la bonne heure; mais reste encore à trouver ce qu’ont à faire de tout ceci, la poésie, l'épopée, Joce- 322 BULLETIN LITTÉRAIRE. lyn. Pour M. de Lamartine, je ne dis pas. Ce mot lui épargne peut être la peine de s’entendre lui-même; ce mot clôt brillamment sa période; ce mot tout neuf a l'air formé exprès pour rendre une idée toute neuve ; il a l’air compréhensible sans l’être ; relevé, com- menté par les adeptes, il devient le mot d’ordre de Pécole; répété par les bonnes gens , les voilà qu’ils se croient en part dans la grande pensée d’un grand homme. Bien trouvé, ce mot là. L’épopée pouvait à la rigueur s’en passer, mais plus difficilement M. de Lamartine. Toutefois il ne faut pas se prendre aux mots. L’épopée, à dater d’aujourd’hui, sera humanitaire ; qu’à cela ne tienne. Elle entre dans une voie nouvelle, et cette voie est humanitaire ; je veux bien. Voyons seulement comment on marche dans cette voie humanitaire ; M. de Lamartine lui-même va nous l’apprendre : ( Ecoutez, écoutez.) «Je cherchai , » dit-il, « quel était le sujet épique approprié à l'époque, aux mœurs, à l’avenir..…….. » Je m'attendais, je l'avoue, à du plus extraordinaire. Pour de l’humanitaire, ceci est peu neuf; Le Bossu et consorts n'auraient pas dit autrement. Ils conseillaient , eux, de chercher le sujet, parce qu’ils étaient bien per- suadés , eux, qu'Homère, bon littérateur, académicien honorable, homme de cabinet, s'était enfermé dans sa chambre, gratté le front, mordu les ongles, pour se choisir un sujet approprié à l’époque, aux mœurs , à l’a- venir des Héllènes, un sujet qui fût approuvé par les Le Bossu d’Halicarnasse, et loué dans le Mercure de Sparte ; mais M. de Lamartine qui sait bien que ni Homère, ni le Dante n’ont cherché, choisi leur sujet, qu’au contraire leur sujet s’est imposé à eux; qu’ils n’ont chanté , chanté avec puissance, que parce qu’ils se sont trouvés les échos de deux époques de jeunesse, de vie, de croyances, de BULLETIN LITTÉRAIRE. 323 passions, de prouesses et de merveilles ,; comment s'est-il laissé aller à dire tout platement : Je cherchai mon sujet ! Que l'épopée ne puisse plus être nationale, héroïque, c’est possible ; qu’elle doive être humanitaire, encore ; mais que l'épopée puisse jamais être une œuvre de raison, de philosophie, d’à-propos, de critique, de calcul intellectuel, artistique, ou moral... c’est précisément ce que pen- sait feu Le Bossu. Vive le progrès! « Cesujet, continue la préface, il s’offrait de lui-même ; iln'y en a pas deux : c’est l'humanité, » Ici, nez de bois; nous retombons dans l’humanitaire. Pas deux su- jets! que c’est triste, triste pour M. Edgar Quinet, qui a écrit tout san Napoléon avant de savoir qu'il n’y a qu’un sujet au monde, et qu’il se trouve déjà pris! Sans doute, il avait quelque pressentiment de ceci, M. Edgar Quinet, quand il écrivit son Ashavérus, où il s’en donna de l’Aumanitaire, où il nous en donna beaucoup, assez pour que nous trouvions dommage que M. de Lamartine veuille nous en donner encore. Après s'être imposé une moralité humanitaire; après s'être cherché un sujet approprié à cette moralité, « ce sujet, continue M. de Lamartine , il fallait lui trouver sa forme, son drame, ses types individuels. » Ohé ! vous souvient-il d’un père Le Bossu qui recommandait fort, après que vous auriez trouvé votre moralité, après que vous auriez inventé un sujet , de donner un pays à vos évé- nemens, un nom à vos personnages ! Voici son idée reprise de point en point ! Qu’est-ce donc ? Le père Le Bossu donnait-il dans l’humanitaire? M. de Lamartine donne- t-il dans les erremens du père Le Bossu ? Pas possible. Voyez pourtant : blutez ces grands mots, sondez ces for- mules, secouez bien cette grande doctrine humanitaire , vous n’en ferez sortir autre chose que la petite, la grêle 324 BULLETIN LITTÉRAIRE. invention du père Le Bossu, déjà par lui renouvelée des Grecs. La critique a marché; mais comment, dans quel sens ? Toujours moins je sais que me répondre. Voici qu’à force de marcher, ceux que l’on croyait aux deux pôles, se rencontrent à la croisée du chemin , le père Le Bossu, et M. de Lamartine. « Bon jour, poëte. » — «Votre très humble, père Le Bossu. » Ainsi de beaucoup d’autres formules, doctrines, poé- tiques. Ce qui n’empêche pas que Jocelyn ne soit un bel ouvrage; car nous savons que souvent une médiocre pré- face se trouve cousue à un bon poëme, qu’un méchant cadre ne suppose pas un méchant tableau ; nous savons de plus que le père Le Bossu était un pauvre critique, tandis que M. de Lamartine est en outre un grand poëte. Et puis si nous ne le savions pas, M. Aimé Martin est là pour nous l’apprendre. Qui que vous soyez, s’il vous arrivait de douter que M. de Lamartine soit le plus grand de tous les poëtes, dans le temps et dans l’espace, lisez, lisez, je vous en conjure, l’article de M. Aïmé Martin, son premier article sur Jocelyn. Il ne vous restera pas le plus petit doute, il ne nous en reste aucun à nous, au- cun. Quand parut Barnave de M. J. Janin , M. Michel Raymond annonça à l’univers qu’il lui était né un livre qui unissait, comme roman, le roman de Scott, aux ro- mans de Sterne, un livre où l’on passe tour à tour, de la chaude élégie de Properce, au solennel mysticisme de Bossuet, une œuvre à la Richardson, un pamphlet comme Candide, comme l'Héloise, comme Faust, et plus que Faust... Gœthe est vaincu, vaincu! Et quand il n’eut plus d’haleine, M. Michel Raymond s'arrêta. L’article de M. Aimé Martin nous a rappelé l’article de M. Michel Raymond, il nous a rappelé aussi ce distique : Prête-moi ta plume Pour écrire un mot. BULLETIN LITTÉRAIRE. 325 Car c’est la même plume, une plume qui court sur le papier, ivre de plaisir, ivre d'enthousiasme, ivre d’eni- vrement ; une plume qui ne sait plus ce qu’elle écrit , mais dont l’excellente intention se révèle par son délire même, se peint par le galimatias de la pensée, par l’im- puissance de l’expression. « Jocelyn, dit M. Aimé Mar- tin, c'est la musique de l’âme; dès qu’on l’a entendue on veut l'entendre encore, et plus on l'entend, plus on l'admire. Avez-vous vu” des dilettanti -écoutant une symphonie de Beethoven, en La mineur? Js sont là les dilettanti, sous le charme dès avant le premier coup d’ar- chet; vient le tapage, les dilettanti s’animent ; arrivent les traits vifs, saccadés, les dilettanti tressaillent , se cris- pent, marquent la mesure du front, du pied, du bras ; succèdent les sons plaintifs, mineurs, hurleurs, les dilet- tanti se balancent farouches, hagards ; voici le final, gare l'explosion ! délire général, interjection, exclamation , pa- moison. .… Je compare la musique de l’äme à la symphonie; M. Aimé Martin aux dilettanti; et son article aux accens confus et enthousiastes de tous ces dilettanti à la fois. En effet, « Jocelyn, selon M. Aimé Martin, c’est un livre de haute morale, un livre de philosophie, le plus u livre de prières qui soit sorti de la main des hommes, uu livre destiné à faire sa révolution. C’est aussi l’art émané de la nature; c’est une harmonie ‘di- vine du style et de la pensée. M. de Lamartine a la puis- sance de son âge, et celle de tous les âges où il a passé. Ce qu’il y a d’éthéré dans l'âme, de céleste dans les émotions, d’immatériel dans notre nature, il le voit, il le sent, il le peint.» Excepté Jocelyn, je ne sache nul li- vre dont on puisse dire à Ja fois tout cela, et beaucoup d’autres choses encore que dit M. Aimé Martin, en style éthéré aussi, enflé, ballonné même, luxuriant en épi- l 21 326 __ BULLETIN LITTÉRAIRE. thètes , exubérant en extases, et qui ne fera pas, je crois, sa révolution. Du reste, pour étayer ses assertions, qui. sans cela poseraient en l'air, M. Aimé Martin use d’un procédé que je trouve ingénieux. Il distingue quatre ma- nières successives dans la carrière poétique de M. de La- martine. Dans sa première manière, M. de Lamartine était déjà supérieur à Properce, à Tibulle, à Horace et à Parny; dans sa seconde manière il s’acheminait sur Kant et Milton; dans sa troisième, il laissait derrière lui Pope et Voltaire ; et puis, dans celle où nous voici main- tenant, il prend les trois autres manières, il les brouille ensemble, et il en sort une quatrièmg qui les éclipse tou- tes! C’est ingénieux; le tour un peu vulgaire, mais li- dée bonne; la forme un peu arithmétique , mais le cres- cendo bien visible. Je ne redoute qu’une chose, c’est s’il advenait que M. de Lamartine se fit une cinquième ma- nière, une manière surhumanilaire , par exemple. Que pourrait bien dire M. Aimé Martin? Pour avoir du pre- mier coup mis son poëte sur le bout de l’Hélicon, il ne lui resterait rien à dire, il en serait réduit au jeu muet. C’est maladroit. Il faut toujours se ménager un peu de pente pour les éventualités. j Dans l’excès de son enivrement, M. Aimé Martin com- pare Jocelyn à Paul et Virginie; ceci m’a surpris, indi- gné presque; et, pas encore tant ceci, que la manière dont s'y prend M. Aimé Martin. Il y va timidement ; il semble craindre que Jocelyn ne se”trouve froissé de la comparaison ; il se hâte d’ajouter, que, tout différent quant au drame, Jocelyn ressemble seulement par la grâce du dessin, par la richesse du coloris, par la sim- plicité du style, par la vérité et le pathétique des situa- tions. C’est par là que Jocelyn ressemble! A ce sujet, deux idées me sont venues : l’une, que M. de Lamartine BULLETIN LITTÉRAIRE. 327 a dà goûter peu un éloge ridicule par son énormité , pé- rilleux par son extravagance; l’autre, que M. Aimé Mar- tin, l'éditeur des œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, n’a jamais compris, senti la grâce, le coloris, le pa- thétique puissant, l’inimitable simplicité du petit livre qu’il emploie, aussi bien que Tibulle, Horace, Parny, Properce , Kant, Milton, Pope et Voltaire, à exhausser le piédestal sur lequel il pose, pour être adorée des na- | tions , la grande figure de Jocelyn. 2. — Les Bucouiques DE VIRGILE, TRADUITES EN VERS FRAN- ÇAIS , TEXTE EN REGARD, RÉTABLIES DANS LEUR ORDRE CHRO- NOLOGIQUE, AVEC DES NOTES HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES, ET SUIVIES D’AUTRES TRADUCTIONS DE POÉSIES LATINES; Par M. DésauGiers AiNÉ. Paris 1835. M. Désaugiers arrive bien tard , non parce que dix-neuf siècles à peu près ont déjà passé sur la gloire de Virgile, non parce que dix-neuf traductions de ses Bucoliques ont déjà paru depuis le commencement de ce siècle, mais parce que (malgré le démenti que semble donner à notre asser- tion le grand nombre de ces modernes traductions ) on ne lit plus guère aujourd’hui Virgile et moins encore ses tra- ducteurs ; parce que le public, et même le publie litté- raire, n’accorde plus maintenant aux beautés classiques qu’une admiration de confiance ou de souvenir ; et qu’en- * fin un petit nombre d’érudits en conserve seul encore le goût et la tradition. Toutes les traductions dont nous venons de parler , quoique en apparence contemporaines , remontent réelle- ment à une époque qui s'enfonce déjà rapidement dans le 328 BULLETIN LITTÉRAIRE. passé; celle même que M. Désaugiers publie aujourd’hui fut commencée il y a 30 ans. Cette seule date explique le choix qu'il a fait. On sait quel abime sépare la littérature de l'empire, de la littérature de la restauration, et sur- tout de celle des six dernières années qui viennent de s’é- couler. Les révolutions accomplies dans l’ordre politique ont été beaucoup moins complètes et moins destructives que la révolution opérée dans les arts; et l’on pourrait soutenir, sans paradoxe , que l’une n’est pas aussi étroi- tement liée aux autres qu’on s’est habitué à le croire. Le républicain Alfieri restait soumis au sceptre d’Aristote, brisé par Shakespeare, adulateur de la despotique Elisa- betb. L’explication de ces contrastes excèderait les limites qui nous sont accordées ; revenons à M. Désaugiers , fé- dicitons-le d’avoir eu le courage d'achever sa laborieuse entreprise pour l’amour de ce petit nombre de lecteurs, sur qui « le mot mis en sa place » n’a rien perdu-de son charme et de sa puissance, et dont Virgile et Racine au- ront toujours la première admiration M. Désaugiers a fait un beau travail, et il donne un bon exemple. Sa traduc- tion se recommande d’abord par une découverte , dont le mérite lui appartient presque exclusivement. 11 est par- venu, après de longues recherches, à rétablir les Bucoli- ques dans l’ordre chronologique de leur composition primitive; plusieurs érudits avaient déjà cherché à le re- trouver ; ils ont fixé (et Heyne surtout), d’une manière certaine , l’époque de la composition de plusieurs d’entre elles, mais, à défaut de données assez positives pour les autres, leur travail est demeuré incomplet. Le procédé au moyen duquel M. Désaugiers est parvenu à ressaisir le lien commun de ces petits poëmes, est ingénieux , et la courte notice qu’il donne sur les évènemens auxquels chacune des églogues fait allusion, compose, pour ainsi BULLETIN LITTÉRAIRE. 329 dire, une espèce de rapide biographie des premières an- nées de la vie poétique de Virgile, qui nous a semblé pleine d’intérêt, même pour les ignorans; les savans l’ap- précieront d’une autre manière, et elle aura plus de succès encore en Allemagne, où les études philologiques et archéologiques sont encore aujourd’hui cultivées avec tant de succès et de gloire. Mais pour les lecteurs ordinaires, dans la traduction d’un poète, c’est surtout de poésie qu’il s’agit, et sans doute les nôtres nous demandent déjà ce que nous pensons des vers de M. Désaugiers ? Nous ne leur répondrons qu’en le laissant parler lui-même. Nous choisissons nos citations dans les églogues les plus célèbres, dans celles où il est le plus difficile d'atteindre aux beautés de l’ori- ginal et de surpasser les efforts des traducteurs rivaux ;. mais aussi, dans ces vers, dont chacun de nous a, dès sa jeunesse , gardé le souvenir , la vérité du sentiment et la parfaite beauté du langage, inspirent et élèvent le tra- ducteur. On sait que dans l’églogue, intitulée Tityre , le jeune- Mélibée, dépouillé du champ paternel, contraint de quit- ter sa patrie, porte envie à l’heureux Tityre , qu’un puis- sant protecteur défend contre la violence des soldats, qui se partagent l’héritage des autres pasteurs. Fortunate senex ! Ergo tua rura manebunt! ete., etc. Heureux vieillard! tes biens, tes champs te restent donc! Ce terrain te suffit; quoique l’humide jone, Sur un sol trop pierreux, couvre ton pâturage. s Tes troupeaux fécondés, d’un inconnu rivage Du moins ne craindront pas les prés pernicieux, Ni d’un troupeau voisin les maux contagieux. Heureux vieillard! au bord des fontaines sacrées Et des fleuves connus qui baignent ces contrées, Tu respireras l'ombre et la molle fraîcheur. L'abeille, en butinant sur les saules en fleurs L 330 BULLETIN LITTÉRAIRE. Qui ceignent de tes champs l’épineuse clôture , Assoupira tes sens par son léger murmure ; Et tandis qu’élancés du sommet de ce mont, Les chants de l’'émondeur au loin résonneront, Sur l’ormeau, tes ramiers, tes colombes heureuses Roucouleront sans fin leurs plaintes amoureuses. ” Etnous, tristes bannis, nous irons dispersés Chez les noirs Africains, chez les Scythes glacés, Aux bords où l’Oaxis roule une craie immonde, Jusque chez les Bretons, relégués hors du monde! Après quelqnes moïissons, oh! s’il m'était donné De revoir ce beau ciel, ces bords où je suis né, Mon pauvre toit, couvert de gazon et de chaume, Et d'admirer encor mon rustique royaume !.… Quoi! j'aï, pour un soldat, engraissé ces sillons ! Le barbare! il aura mes guérêts, mes moissons! Voilà, voilà le fruit de nos guerres civiles, Et pour qui nos sueurs rendaient ees champs fertiles ! Plante donc! Mélibée, ombrage ce côteau ! Allez, chèvres, allez, jadis heureux troupeau! Je ne vous verrai plus, de ces grottes mousseuses, Pendre aux flancs éloignés des roches buissonneuses ; Plus de chants! et pour vous, en'd’incultes déserts, Plus de cytise en fleurs, ni de saules amers ! Il nous semble que ce sont là des vers bien faits, et que M. Désaugiers a su concilier, avec une heureuse habileté, deux choses souvent inconciliables, le sens littéral et l’é- légance de la versification. Sans doute le désir d’appro- cher le plus possible de ce sens littéral se fait quelquefois sentir par le sacrifice de l'harmonie, quelquefois la con- cision, conservée dans la phrase française, y nuit à la clarté; mais ce sont là des défauts impossibles à éviter dans une lutte contre un auteur tel que Virgile, et plutôt que de nous arrêter à ces critiques de détail, nous préférons donner à nos lecteurs le plaisir de lire encore quelques vers de la dixième Eglogue, et nous terminerons cet ar- ticle pag les touchantes plaintes de la douleur de Gallus. BULLETIN LITTÉRAIRE. 331 J'irai, je braverai lés monstres des déserts. Là seul, d'Euphorion, reproduit dans mes vers, Je redirai les chants sur mes pipeaux champêtres. J'écrirai mes amours sur les plus jeunes hêtres : Tous les jours ils croîtront, vous aussi tous les jours. Vous croîtrez avec eux, mes fidèles amours! Quelquefois, me mêlant aux nymphes du Ménale, On nous verra fouler sa cime pastorale. L'hiver, le sanglier tombera sous mes traits ; Je crois déjà le suivre à travers les forêts ; Du mont Parthénien, que ma meute environne, J'assiége les sentiers ; le bois au loin résonne ; Nouveau Parthe, mon arc lance des traits perçans…. Insensé! qu’attends-tu de ces jeux impuissans ?.… Ont-ils contre l'amour un charme qui guérisse ? Ou crois-tu qu'à nos maux le cruel s’attendrisse ? M. Désaugiers a joint à ce volume quelques morceaux traduits des poëtes contemporains de Virgile : Properce , Ovide, Horace, Tibulle. On retrouve dans ces poésies, plutôt imitées que traduites, tout le talent qui se révèle dans les Bucoliques, quelquefois même avec une verve plus indépendante et moins contrainte par le culte de. Poriginal. 3. — CorresPoNDANCE D'ORIENT, par M. Micmaup. 7 vol. im-8. Paris 1835. Le tome septième de la Correspondance d'Orient vient de paraître ; il termine ce bel ouvrage, qui complète si dignement les travaux de M. Michaud sur les croisades ; car cet écrivain , zélé et consciencieux, avait surtout pour but dans son voyage, d’éclaicir sur les lieux mêmes une foule de faits douteux, de données obscures; et il a su profiter avec une grande sagacité de tous les renseigne- mens qu'ont pu lui fournir les monumens et les hommes. Mais ce n’est pas seulement sous ce rapport que cette 332 BULLETIN LITTÉRAIRE. correspondance est un livre précieux; elle offre, outre cela, une grande quantité d’observations, pleines du plus piquant intérêt sur les mœurs, les usages, les in- stitutions de l’Orient. M. Michaud, dans ce voyage qui avait pour lui un but tout historique , était accompagné de M. Poujoulat , jeune écrivain très distingué, animé du même zèle pour tout ce qui se rattache à l’histoire des croisades ; et tous les deux se sont montrés aussi bons ob- servateurs que savans. Dans leurs recherches du passé , ils n’oublient pas le présent, et se montrent toujours em- pressés de recueillir toutes les données possibles sur l’état actuel de l'Orient, sur ses véritables. institutions, ses mœurs et ses usages ; plus sages en cela que tant de voya- geurs, qui ne voient dans l'Egypte et la Turquie qu’un texte fécond pour des dissertations politiques intermi- nables. « On nous a beaucoup parlé des Arabes du désert, dit M. Michaud, mais tout le monde a gardé le silence sur la population villageoise de l'Egypte, qui serait peut-être plus intéressante à observer. Tout ce que j’ai pu savoir des. fellahs du Delta, c’est qu’ils paraissent meilleurs pour les étrangers que dans les autres parties de l'Egypte, où les voyageurs sont quelquefois mal accueillis, parce qu’on les soupçonne de venir chercher des trésors. Il y a plu- sieurs années, peut-être, que les villages où nous avons passé n’ont pas vu wi Européen, et je puis vous assurer que personne , sur notre passage, n’a laissé voir la moin- dre malveillance, pas même de la surprise. Les fellahs , dans les provinces du Delta comme partout ailleurs, pren- nent toujours un grand soin de se montrer misérables, et le gouvernement du Pacha, il faut en convenir, fait tout ce qu’il faut pour que ces pauvres gens soient véritable- ment ce qu’ils désirent paraître ; ils ont des cachettes pour BULLETIN LITTÉRAIRE. 333 tout ce qu’ils possèdent de précieux, et surtout pour leurs grains; lorsqu'ils vendent quelque chose, c’est presque toujours avec un air de mystère; notre cuisinier Ibrahim a acheté du blé dans quelques villages ,-et toujours on est venu le lui apporter au milieu de la nuit. L'argent des fellahs ne sort guère d’un village que pour entrer dans le trésor du Pacha ; leurs besoins, qui sont très bornés, ne les rendent jamais tributaires du commerce et de l’indus- trie des cités ; une étroite cabane suffit à la plus nombreuse famille ; ils n’ont souvent que la terre nue pour reposer leur tête: 7. « Vous me demanderez ce que les fellahs disent de la civilisation qu’on veut donner à l'Orient ; ils n’en ont jamais entendu parler ; toutes les améliorations qu’ils désirent dans leur sort, c’est de payer un peu moins d’im- pôts, d’avoir moins de misères, et de ne pas mourir de faim au milieu de leurs moissons. Quant aux réformes que pro- elament les cent voix de la renommée , ils n’en ont pas la moindre idée, et si on lisait devant eux nos gazettes d’Eu- rope, qui nous parlent sans cesse de ce que fait le Pacha pour les civiliser, je suis bien persuadé que leur surprise serait grande, et que les plus habiles n’y comprendraient rien. »Pour compléter cet état de détresse, dans lequel le des- potisme brutal a jeté l’un des plus beaux pays du monde , la discorde s’y est glissée, et a divisé tout lé Delta en deux partis qui ont des représentans dans chaque village, et qui sont toujours prêts à en venir aux mains, sans pouvoir seu- lement dire quelle est la cause originaire de cette haine implacable. A «L’ignorance la plus profonde règne parmi cette popula- tion campagnarde. On y trouve les plus absurbes super- Stitions ; et là, sans doute, les innovations de Mahmoud ne 334 BULLETIN LITTÉRAIRE. seraient pas mieux accueillies que chez.ces Turcs de Safad qui menacèrent M. Poujoulat de leurs candjars, parce qu’un de -ses compagnons s’était permis de dire que le sultan entrait en bottes dans les mosquées. Cependant au milieu des té- nèbres générales de l'Orient se rencontrent çà et là quel- ques étoiles, dont la pâle lueur réfléchit encore les derniers rayons de la sagesse antique de cette contrée. » Rien n’est plus curieux qne les conversations de M. Michaud avec le Mouphti de Mansourah, soit sur l’histoire, soit sur la reli- gion, soit sur l'avenir de l’empire turc. On nous permet- tra, en terminant, d’en citer quelques fragmens : « Vous m’avez parlé de Stamboul, lui dit un jour no- tre voyageur : attendez-vous quelque chose de la Porte- Ottomane ? — Nous n’attendons des Osmanlis que des ré- volutions sans fin, et des calamités sans espoir ; le Sultan voudrait, dit-on, nous délivrer de Méhemet-Aly, mais pour nous envoyer d’autres pachas qui nous feraient en- core plus de mal. Une brebis remerciait un homme qui l'avait arrachée à la gueule du loup, et cet homme était un boucher qui s’apprêtait à égorger le pauvre animal ; l’histoire de cette brebis pourrait bien devenir la nôtre, si jamais la délivrance de l'Egypte nous venait des Turcs. —Mettez-vous quelques espérances dans les réformes venues de POccident ? — Pour que vos lumières pussent arriver jusqu’à nous, il faudrait que déjà nous fussions tant soit peu éclairés, et les ténèbres qui couvrent l'Egypte sont si épaisses qu’on pourrait les toucher Si nous appelions à notre aide les lumières de votre Europe, nous ressemble- rions à cet aveugle qui est tombé dans un bourbier, et qui crie aux passans de lui apporter un flambeau. » lei le Mouüphti s’est étendu sur l'espèce de répugnance que les peuples de l'Orient auront toujours pour ce qui leur vien- drait des sociétés européennes. Cette répugnance tient sur- LA BULLETIN LITTÉRAIRE. 335 tout à la différence des mœurs et des caractères. « Dans votre Europe vous parlez beaucoup, vous ne faites point de lois sans parler, et chez nous, la sagesse est dans le silence ; le peuple chez vous est toujours en haleine , tou- jours en mouvement , et chez nous, le repos est le paradis. Dans nos climats on redoute plus le travail qu’on n’aime l'indépendance; l’indolence naturelle de nos peuples a reculé devant une liberté qui entrainerait trop de soucis ; la gloire d’enfanter péniblement des lois n’a jamais tenté l'ambition de la foule, et notre Orient est ainsi resté à la discrétion de ceux qui ont bien voulu prendre la peine de le gouverner. On accuse les Orientaux de ne jamais avan- cer et de rester toujours à la même place; vous autres Eu- ropéens, vous ne vous arrêtez jamais, et vous dépassez tou- Joursle but, ce qui est bien pire que de ne pas l’atteindre. Jusqu'ici vos doctrines nouvelles, si j’en crois la renommée qui nous en parle quelquefois, ont plus bouleversé les sociétés qu’elles ne les ont éclairées, et votre civilisation, qui fermente sans cesse, est semblable à ces liqueurs spi- ritueuses, toujours prêtes à briser le vase qui les a reçues.» J. C. D Q : 4. — Voyace sur Le Danüse; par M. Quix. 2 vol. als. Paris 1835. Un voyage intéressant est certainement une bonne for- tune pour les lecteurs fatigués de nos romans nouveaux, de notre littérature extravagante. Je leur recommanderai donc vivement celui que M. Quin vient de publier. Il est rempli de détails curieux , d’observations piquantes, de notions statistiques. L'auteur décrit non-seulement les pays qu’il parcourt, mais encore il nous_en fait connaitre ‘les 336 BULLETIN LITTÉRAIRE. mœurs, les usages, les institutions. Quittant la route ordi- paire que suivent depuis si long-temps les touristes anglais, il leur en fraie une nouvelle plus variée, plus étendue, dans laquelle il ne tardera pas sans doute à être suivi par de nom- breux voyageurs. C’est à Pest, en Hongrie, qu’il va s’em- barquer sur un navire à vapeur, destiné à le transporter le long des rives du Danube, dont le cours sera bientôt entièrement navigable, grâce aux travaux que fait exé- cuter le gouvernement autrichien. Les contrées qui bor- dent ce fleuve sont généralement peu connues et peu- vent compter parmi celles de l'Europe qui offrent en- core le plus de traits originaux dans leur individualité à demi-barbare. M. Quin nous en offre un tableau du plus baut intérêt. Il était d'autant mieux placé pour voyager avec fruit, qu’à mesure qu’il s’avançait parmi les popula- üons limitrophes de la Turquie , il se voyait accueilli avec ce respect et cette bienweillance que les Turcs montrent souvent aux Anglais, chez lesquels ils pensent voir des pro- tecteurs contre le redoutable envahissement de la Russie. Dans un petit village de la Servie, il trouva le comte Szechenyi, ce noble Hongrois sous la direction duquel se font les travaux destinés à faciliter et à rendre plus active la nävigation du Danube; entreprise dont le comte Sze- chenyi a conçu le premier l’idée, qu’il a travaillé d’abord à réaliser par lui-même, et à la tête de laquelle il a été mis ensuite par le gouvernement autrichien. Il est impossible de calculer toutes les conséquences in- dustrielles, morales et politiques, tous les bienfaits que répandra la navigation à vapeur sur les contrées qui bor- dent le Danube. Une grande route sera ouverte à la e:vi- lisation européenne pour pénétrer dans l'Orient, et la ra- pidité des communications amenant des rapports toujours plus fréquens ,on peut espérer que la barrière de préju- BULLETIN LITTÉRAIRE. À 337 gés qui sépare les deux plus importantes parties de l’an- cien-monde sera un jour renversée. Les travaux ne sont pas encore terminés, mais ils ne tarderont pas à l'être. M. Quin n’a pu aller avec le navire à vapeur que jusqu’à Routchouk , et s’est vu ensuite obligé de traverser les Balkhans à franc étrier. En lisant cette partie de son voyage, qu’il fit en compagnie d’un Tartare qui, moyennant une somme fixée, s’était engagé sur sa tête, à le rendre sain et sauf à Constantinople, et à lui fournir nourriture et chevaux le long du chemin, je crois qu’on préférera attendre pour faire cette tournée, que le bateau à vapeur suive le cours du Danube, jusqu’à la la mer Noire. Ce furent cinq jours d’angoisse et de souf- frances; car le frugal Tartare, qui se contentait d’oignons et d'œufs durs pour apaiser sa faim, faisait souvent la sourde oreille aux sollicitations du gentleman pour avoir un repas plus confortable; et puis la crainte de rencontrer des brigands leur faisait presser sans cesse le galop des chevaux, au risque d’avoir les os brisés dans quelqu'un des précipices, au bord desquels courait l’ardu sentier qu’il fallait suivre. Lorsque le Steam-boat pourra franchir la partie du fleuve qui est encore fermée , et aller débarquer les voya- geurs à Péra, ce sera de Paris à Constantinople une pro- menade de quinze jours au plus, à travers une foule de pays curieux à parcourir; aussi peut-on assurer d'avance que de nombreux pélerins suivront cette route pour aller saluer la magnifique Stamboul , visiter la Grèce régéné- réé, et revenir ensuite aborder aux beaux rivages d'Italie. Ce voyage, M. Quin a mis une année entière à l’ac- complir , et on trouve dans sa relation, non-seulement l'itinéraire à suivre, mais encore jusqu’au détail de tous les frais nécessaires. JC BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. >9. — CALCUL DE L'ÉCLIPSE DE SOLEIL DU 15 MAI 1836, FAIT POUR LAUSANNE par M. SECRETAN-MERCIER. L’éclipse de soleil du 15 mai de cette année , sans être an- nulaire pour la Suisse, comme elle le sera pour le nord de l'Europe , n’en sera pas moins une éclipse remarquable , et la plus grande qui ait eu lieu pour nous depuis celle de 1820. J'ai déjà rapporté, dans le cahier de mars 1835 de la Biblio- thèque Universelle (tome 58, page 304), les circonstances de cette éclipse pour Genève, telles qu’elles résultent du calcul approximatif que nous en avons fait, M. Plantamour et moi, par la méthode abrégée de Bessel et les éphémérides de Ber- lin". M. Secretan-Mercier de Lausanne , élève distingué de M. le professeur De Veley, et qui s'occupe maintenant avec imérét d'astronomie et de mécanique céleste, a bien voulu m'adresser dernièrement une notice manuscrite sur le calcul de cette même éclipse, qu'il a eflectué pour Lausanne avec beaucoup de soins. L'espace me manquant pour en rendre un compte aussi détaillé que je l'aurais désiré , je me bornerai à donner une idée de la marche qu'il a suivie dans ce travail et des résultats qu'il a obtenus: M. Secretan a adopté pour la position de Lausanne 4° 17 54,2 de longitude à l’orient de Paris, et 46° 31! 24,8 de latitude nord. Il a fait usage pour'ses calculs des tables de la lune dé Bürg et de celles du soleil de Delambre. Il a pris pour point de départ l'heure donnée par la Connaissance des tems pour l'instant du milieu de l'éclipse à Paris , et a calculé les mouvemens lunaires, tant en longitude qu’en latitude , ainsi .que les parallaxes et les diamètres , de demi-heure en demi- ‘ I s'est glissé une faule d'impression dans celte annonce , l'instant du com— mencement de l’éclipse pour Genève étant réellement 2 h. 31 m. et non 3h. 31m, BULLETIN SCIENTIFIQUE. 339 heure, pour une heure et demie avant, et une heure et demie après celte époque, en tenant compte du carré des forces perturbatrices. Puis, calculant par la méthode du nonagésime les longitudes et latitudes apparentes, et le demi-diamètre ho- rizontal de la lune vu du lieu de l'observation, il en a déduit les distances apparentes des centres, ainsi que la somme des demi-diamètres pour les sept instans dont il s’agit, en dimi- nuant cette dernière somme de 5/,5 pour tenir compte de l'effet de l’inflexion et de l'irradiation. Pour trouver ensuite les instans du commencement , du mi- lieu et de la fin de l'éclipse, M. Secretan a appliqué successi- vement aux distances apparentes des centres déjà obtenues, une méthode directe d'ingerpolation , qui lui a donné, par la résolution d'équations du genre parabolique, de premières va- leurs approchées, valeurs qu’il a corrigées , au moyen d’une seconde approximation, pour le commencement et la fin de l'éclipse. Voici les résultats auxquels il est parvenu : Commencement de l’éclipse à 2 k. 33 m. 10,2 s. du soir; temps Plus grande phase 3 54 44,1 moyen à Lau- Fin de l’éclipse D "19 33,1 sanne. Grandeur de l'éclipse 8 6/, doigts. La première impression de l’éclipse sur le disque solaire aura lieu à l'occident, à 35° de l’extrémité inférieure du dia- mètre vertical du soleil. Si nous-réduisons les instans précédens en temps moyen de Genève, en les diminuant de la quantité 1 m. 55 s. de temps, dont notre méridien est à l'ouest de celui de Lausanne , nous trouverons : = pour l'instant du commencement 2 h. 31 m. 15 s. « « de la fin 5 11 38 tandis que nous avons trouvé directement pour ces instaus approchés 2 h. 31" %, et 5h. 1:"6/,, ainsi que 8 Y, doigts pour la plus grande phase. On voit que les différences entre ces résultats sont bien petites, et qu'elles le sont plus qu'on ne pouvait s’y attendre , vu la différence des lieux , et surtout celle des méthodes et des élémens de calcal._ I est fort à désirer que M. Secretan observe lui-même 340 BULLETIN SCIENTIFIQUE. cette éclipse, qui pourrait être très utile pour la détermination astronomique exacte de la longitude de Lausanne. À. G. 30. — NOUVELLES OBSERVATIONS DE LA COMÈTE DE HALLEY. Depuis l’article sur cette comète , inséré dans le numéro de janvier de ce recueil, elle a été observée de nouveau, par M. Muller, pendant sept nuits du mois de mars , à l'Obser- vatoire de Genève , et sa position a été déterminée par lui cha- que fois avec l’équatorial, par comparaison avec celle de quelques étoiles voisines. La réduction de ces observations n'étant pas encore achevée, je me bornerai à dire que la co- mète me parait avoir continué à suivre une marche bien con- forme à celle qui résulte des élémens de M. Rosenberger, d’après les positions que j'en ai déduites par le calcul vers cette époque, pour faire suite à l'éphéméride qu'il a publiée dans le numéro 294 des 4str. Nachrichten. Le 11 mars au matin, la comète était déjà remontée de près de 3° vers l'équateur, sa déclinaison australe moyenne n'étant plus alors que d’environ 29° 42”, etson ascension droite d’en- viron 12 h. 43 m. 50 s. Elle a été observée ensuite pendant les six nuits consécutives comprises entre le 15 et le 21 mars, et sa position a passé dans l'intervalle de 12 h. 18" 3 à rh. 54" 7, en ascension droite, et de 27° 50" à 25° 4o' de dé- clinaison australe. Dans la nuit du 15 au 16, la comète était assez apparente dans la lunette , et sa nébulosité a été évaluée à 7! de long sur 4" de large , la longueur étant dans le sens du fil horaire. Dans la nuit du 20 au 21 , la comète était encore assez visible, mais son diamètre n’a paru que de 3 à 4', et on n’a pu apprécier d’allongement. Dès lors , le mauvais temps a empéché de faire d’autres observations, et le clair de lune aurait d'ailleurs suffi probablement pour les rendre impossibles. P. S. La comète a été revue le 5 avril au soir par M. Mul- ler, par environ 10 h. 56 m. 44 s. d'ascension droite et 18° 13’ de déclinaison australe. Elle lui a paru suffisamment lumi- .meuse pour pouvoir être observée encore pendant quelques jours. , | A. G. BULLETIN SCIENTIFIQUE. 341 PHYSIQUE. 31. — LETTRE DE M. GAY » NATURALISTE VOYAGEUR , A M. LE PROFESSEUR À. DE LA RIVE, SUR QUELQUES OBSERVATIONS DE PHYSIQUE TERRESTRE. Valdivia, 15 mai 1835. Monsieur, Les intéressantes instructions de physique terrestre que vous remiîtes à M. de Candolle, et que ce savant célèbre eût la bonté de m'adresser avant mon départ, m'imposent le devoir de vous donner une idée des travaux que j'ai été à méme de faire depuis mon arrivée dans cette admirable contrée , et des résultats que j'en ai obtenus. Sans doute il me serait difficile de vous donner ces résultats dans toute leur étendue ; pour cela , il faudrait calculer des milliers d'observations que renferment mes journaux; et ce travail, toujours incomplet, me ferait perdre, de plus, un temps précieux, que je puis employer si utilement dans ces intéressantes régions. Je me contenterai donc de vous donner, non l'analyse de ces travaux, mais la marche que j'ai suivie pour les exécuter , et les résultats les plus saillans qui en ont été la suite. Et d’abord, dès mon arrivée à Santiago , arrivée qui eut lieu vers le mois de juillet de 1834, je m'occupai à mettre en ordre ma riche collection d’instrumens qui tous, sans exception, arrivèrent en assez bon état. Quoique mon intention füt de me mettre le plus tôt possible en voyage , cependant je commen- ai une série d'observations de magnétisme terrestre , dans le but surtout d'avoir un point de départ et de vérifier mes ai- guilles, notamment celles qui sont destinées à la boussole d'in- tensité. De retour dans cette capitale, après avoir fini ce travail, je me préparai pour aller visiter une des huit provinces qui font partie de cette république. Je choisis celle de Valdivia, comme une des plus méridionales ; je compte de là me rendre à Chiloé , et ensuite remonter vers le nord, en passant le plus souvent une année , mais toujours six mois au moins, dans chacune de ces I 22 342 BULLETIN SCIENTIFIQUE. provinces : de cette manière, j'espère étudier, sous tous les points de vue , cette lointaine contrée, et faire connaître un jour toutes ses productions et toutes les perturbations atmos- phériques auxquelles elle est sujette. Arrivé à Valdivia, vers le commencement de décembre 1834, je plaçai dans une chambre bien convenable tous mes instrumens de météorologie, et deux ou trois jours après, je commencai mes observations. Une personne très intelligente et à qui ces observations sont devenues très familières, fut chargée de les suivre pendant mes vOÿ ages ; de sorte que mes journaux , depuis six mois à peu près, n'ont subi aucune es- pèce d'interruption ; mes observations de la boussole de va- riation diurne, ont aussi été suivies avec le plus grand soin. Ici, comme à Santiago , le phénomène est bien plus complexe qu'en Europe; en effet, au lieu de deux variations diurnes que l'aiguille éprouve dans cette partie de l'hémisphère nord, j'en ai obtenu constamment trois ; une le matin , une seconde dans le milieu de la journée , et une troisième le soir ; ainsi dans une journée normale , où aucune espèce de perturha- tion n'agit sur l'aiguille, on voit celle-ci se diriger le ma- tin vers l’est, c’est à dire, dans le sens de la déclinaison du lieu jusqu'à 9 heures , ensuite elle se dirige à l'ouest jusqu'à 3 heures après-midi, puis elle retourne à l’est jusqu'à 9 b. du soir, après quoi elle reste stationnaire toute la nuit, et le lendémain matin elle recommence les mêmes mouvemens. Les heures tropiques que je signale ici ne sont pas exactement les mêmes dans toutes les saisons , elles varient en plus ou en moins, suivant la plus ou moins grande proximité du soleil ; mais dans tous les cas, ce triple mouvement a toujours eu lieu, de sorte que tout me fait croire que ce phénomène est constant dans cette contrée , et nullement dù à quelques perturbations atmosphériques. Quant à l'amplitude de ces variations, elle varie beaucoup, même d’un jour à l’autre, mais en résumant un grand nombre d'observations, on peut l'évaluer à 6’ 5,2 moyenne de six mois; cette moyenne serait en été de 7” 1,9, et en automne de 5’ 8,4. Indépendamment de cette variation, l'aiguille est sujette à plusieurs autres perturbations qui la font osciller dans pla- BULLETIN SCIENTIFIQUE. 343 sieurs sens ; ainsi, pour ne m'en tenir qu'à une seule , mais bien digne de remarque , je citerai celle qui eut lieu quelques jours avant le tremblement de terre par lequel les villes et vil- lages des provinces de Conception et de Talca furent entière- ment détruits. Jamais je n'avais vu une si grande déviation dans mon aiguille ; elle atteignait 18 etmême 20 minutes. Malgré les recherches que je fis vers le pôle sud pour découvrir quelque aurore australe, qui, comme vous savez , influe tant sur ce genre de phénomène , il me fut impossible d'en découvrir le moindre indice. Dans cet état de choses , je partis pour un voyage au grand lac de Janquigne , et j'étais à peine aux envi- rons d'Osogno , lorsque snrvint ce fameux et terrible tremble- ment. Je me rappelai aussitôt la grande déviation que mon aiguille avait éprouvée quelques jours auparavant , et réflé- chissant sur l'espèce de connexion qu'il pourrait y avoir entre ces deux phénomènes , je me proposai de poursuivre avec le plus grand soin ce genre de recherches. Les tremblemens, faibles il est vrai, que nous avons éprouvés depuis , n'ont pas répondu à notre attente ; cependant je ne puis m'empêcher de croire que ce soit à ce phénomène qu'est due la grande dévia- tion observée , et je ne doute point que l'avenir ne fournisse quelques données satisfaisantes ; ce qui serait assez intéressant pour la science , et surtout pour ces malheureux peuples, si sujets à ces terribles catastrophes. Le phénomène de la variation diurne de la boussole, à l'étude duquel j'ai été entraîné presque malgré moi , m'empêche de vous parler des autres phénomènes relatifs aussi au magnétisme terrestre. Toutefois je me contenterai de vous donner les résultats définitifs de mes expériences ; ainsi la boussole d'inclinaison m'a donné 46° 48", moyenne des quatre pôles directs et renversés de deux aiguilles; la déclinaison 17°, 56", 7", à l'est ; quant à l'intensité ; comme elle est relative à la force magnétique de nos aiguilles , et comme nous avons laissé le résultat de leur marche à Santiago , ce n’est que dans cette capitale que nous pourrons calculer les données que les oscillations horizontales de trois aiguilles nous ont fournies. Dans une de mes prochaines lettres, j'aurai le plaisir de vous parler plus particulièrement de la tem- pérature moyenne du lieu , obtenue par nos observations ther- / 344 BULLETIN SCIENTIFIQUE. mométriques, et par la température desnombreuses sources que nous avons rencontrées dans cette province. Je vous parlerai aussi de la hauteur barométrique et de ses nombreuses pertur- bations, enfin de nos expériences psychrométriques et électri- ques ; heureux, si par ce moyen, je puis mériter de nouvelles instructions qui ne peuvent que me faciliter des recherches aussi intéressantes qu'instructives. Note du Rédacteur. Dans le nombre des résultats intéres- sans que renferme la lettre de M. Gay , il en est un qui me parait devoir plus particulièrement fixer l'attention, soit à cause de sa nouveauté, soit à cause des conséquences impor- tantes auxquelles il peut conduire sur la constitution du globe terrestre, Je veux parler des perturbations extraordinaires que M. Gay observa dans la déclinaison de l'aiguille aimantée, quelques jours avant le terrible tremblement de terre qui détruisit les villages de Conception et de Talca. Ce fait sem- blerait établir une liaison intime entre la cause des tremble- mens de terre et l’action du globe terrestre sur l'aiguille ai- mantée. Il serait en conséquence tout à fait favorable à l'hy- pothèse de Davy et d'Ampère, d’après laquelle notre globe se composerait d’une enveloppe extérieure de quelques lieues d'épaisseur , qui entourerait un noyau solide, à la surface du- quel aurait lieu une vive action chimique. C’est cette action chimique qui donnerait naissance à des courans électriques, dont l'effet serait d'imprimer à l'aiguille aimantée sa direc- tion en déclinaison et en inclinaison ; c’est elle aussi qui, par un grand dégagement de fluides élastiques, déterminerait, dans certaines circonstances, des tremblemens de terre par l'effet de la pression de ces fluides contre l'enveloppe exté- rieure du globe. On conçoit dés lors qu'une cause quelconque, telle, par exemple, que l'irruption subite d'une grande masse d'eau, en augmentant momentanément la vivacité de l’action chimique, doive produire des courans électriques locaux plus intenses , et par conséquent modifier la direction générale de l'aiguille aimantée ; on concoit aussi que cette action chimique plus vive, doive après quelques jours de durée , avoir accu- BULLETIN SCIENTIFIQUE. 345 mulé une plus grande masse de produits gazeux , et finir par occasionner ainsi une rupture , ou tout au moins une violente secousse dans l'enveloppe, incapable de résister complétement à leur expansion lorsque ces produits n'ont point d'issue pour s'échapper. Ainsi donc , dans cette théorie, c'est bien, ainsi que l’a observé M. Gay , les perturbations de l'aiguille aimantée qui doivent précéder le tremblement de terre. On sait d’ailleurs que cette même théorie peut très bien expliquer les éruptions volcaniques , les sources thermales et l'accroissement de la température, à mesure qu'on pénètre à de plus grandes profondeurs au dessous de la surface du sol. On sait aussi qu'elle se concilie avec le fait de l'aplatissement de la terre aux deux pôles, et qu'elle ne présente pas les mêmes dif- ficultés que l'hypothèse de la liquidité intérieure du globe, sur- tout en ce qui concerne l'explication du magnétisme terrestre, A, DiL.E, 32. — OBSERVATIONS DES VARIATIONS MAGNÉTIQUES EN CINQ ENDROITS , LE 1° AVRIL 1835. (Ænnalen der Physik, 1835. n°7.) M. Gauss, communique un tableau où sont représentées, par quatre courbes irrégulières, les variations magnétiques , observées au jour ci-dessus nommé , dans les cinq villes de Copenhague, Altona , Gôttingue, Leipsic et Rome. IL observe que ces mouvemens représentés par des arcs de cercle, sur une même échelle, ont été, les plus grands à Copenhague, et les plus petits à Rome ; et il ajoute que cette dernière cir- constance est, à cause de l’éruption simultanée du Vésuve, particulièrement digne de remarque, puisqu'elle donne un résultat négatif au sujet d'une influence ,sur l'aiguille aiman- tée , influence que la proximité faisait peut-être attendre des forces développées dans ce grand phénomène. Enfin M. Gauss fait remarquer que la dépression, quoique. bien légère , des lignes de variations, qui se montre avec un si grand accord pour Altona, Gôüttingue , Leipsic et Rome, se serait vraisemblablement aussi bien reproduite pour Co- 346 BULLETIN SCIENTIFIQUE, penbague , si les observations n'y avaient pas élé faites cette fois , de 10 en 10 minutes seulement. Cela confirme donc la remarque déjà faite, qu'il est très à désirer que les observa- ions de ce genre, se fassent à de très petits intervalles de temps. À Gôttingen on les fait toujours maintenant de cinq en cinq minutes dans une série , et de trois en trois dans l’autre. Entre autres avantages on aurait celui de tracer plus faci- lement les courbes en cas d'uniformité à d’autres endroits. 33. — SUR LE FROID EXTRAORDINAIRE QU'ON À ÉPROUVÉ EN DIVERS POINTS DE L'EUROPE AU MOIS DE JANVIER 1836. (Extrait d’une notice lue à la Société de Physique et d'His- toire Naturelle de Genève, dans sa séance du 18 février 1836) ; par M. L..-F. WARTMANN. Malgré les trois comètes qu'on a vues l'année dernière , l'hiver qui a suivi leur apparition et que nous traversons en- core, s'est montré bien rigoureux. L'abaissement extraordi- naire de température qui a eu lieu dans un grand nombre de localités, doit éclairer ceux qui, depuis l'année 1811, attri- buaient gratuitement aux comètes un eflet calorifique. Les journaux nous ont déjà appris qu'à Constantinople, dont la position géographique est d'environ 5°, au midi de la Suisse, on a éprouvé pendant les premiers jours de janvier," un froid excessif qui a surpassé celui de 1812 et fait périr plusieurs personnes ; qu'à Saint-Pétersbourg , à la même épo- que , on a eu pendant cinq jours consécutifs, un froid de 25° au dessous de zéro ; que dans la nuit du 5 au 6 janvier, le thermomètre y est descendu à 32°. Une lettre qu'un de mes correspondans m'a adressée der- niérement de Saint-Pétersbourg , contient à ce sujet les dé- tails suivaus : « Après avoir éprouve pendant huit jours un froid qui variait de 20 à 27 degrés Réaumur , nous avons eu tout à coup, le 9 janvier, pendant 24 heures, 5° de chaleur. Les jours de grand froid, il régnait un vent épouvantable ; aussi ne sor- tions-nous pas. On n'entendait que le bruit des roues sur la nb tt BULLETIN SCIENTIFIQUE. 341 terre gelée, et des cris aigus qui semblaient l'expression de la souffrance universelle. Des traineaux arrivèrent aux por- tes de la vilke ; mais quand l'officier chargé de faire la visite s'en approcha , il trouva les personnes gelées. Les oiseaux , en grand nombre , tombaient morts. — À Moscou , qui est de 4° y, au sud de Saint-Pétersbourg , le froid a été encore plus vif : le thermomètre Réaumur y est descendu à 350 (— 43° 3, centigrades). Par suite de cette rigoureuse température , per- sonne ne pouvait agir, et les boutiques sont restées fermées pendant trois jours consécutifs. — Ici(à Saint-Pétersbourg), il y a beaucoup de gens malades, à la suite des alternatives de chaud et de froid. C’est le vent qui est surtout insupportable pendant les tempêtes de neige, parce qu'il enveloppe ceux qui y sont exposés , d'une couche de glace, qui leur Ôte toute faculté de lutter contre l'action du froid. » Ainsi, Messieurs, nous pouvons nous féliciter d'avoir été traités à Genève d'une manière bien douce , puisque , comme vous le savez, le thermomètre Réaumur, même dans les jours les plus froids , n’y est pas descendu au dessous de — 10°. J'ajouterai encore , aux détails que je viens de rapporter, quelques observations remarquables sur les eflets d'une basse température , faites par le capitaine Ross, durant son voyage aux régions arctiques. « Dans les contrées polaires, dit-il, la glace est si froide qu'on ne peut la tenir dans la main ni la fondre dans sa bou- che; on souffre beaucoup de la soif, la neige si froide l’aug- mentant avec excès; aussi les Esquimaux aiment mieux l'en- durer que de manger de la neige. — En janvier nous ne pou- vions faire aucune observation avec les instrumens , dont il était aussi impossible de toucher le métal que si c'eùt été un fer rouge , tant ils glacaient rapidement la main au contact, comme le mercure congelé. — Un renard perdit la langue pour avoir mordu les barres de fer de la trappe où il fut pris. — Le mercure, en se congelant et se cristallisant dans la boule du thermomètre ne la brise pas , parce qu'il n'augmente pas de volume. On a chargé un fusil d’une balle de mercure gelé, eton en a percé une planche d'un pouce d'épaisseur ; une balle d'huile d'amandes douces , congelée à 40° sous zéro , ti- 348 BULLETIN SCIENTIFIQUE. rée contre une planche, la fendit, et rebondit à terre sans être cassée. — Nous eûmes souvent des preuves de l'évapora- tion très grande que la neige subit sous des températures très basses, etc. » 34. — DISCUSSION D'OBSERVATIONS SUR LES MARÉES A LIVER- P0OL; par J.-W. Lugrock, F, R.S. (Extrait d'un mé- moire lu à la Société Royale de Londres, le 28 janvier 1836.) Ce mémoire est la continuation de ceux publiés en 1835. Il est fondé sur les observations de M. Hutchinson à Liverpool. Le principal but de l'auteur, en présentant les tables qui l’ac- compagnent , est de montrer l'inégalité diurne dans la hauteur de la haute marée, inégalité qui est à peine sensible dans la Tamise ; mais qui, à Liverpool, dépasse un pied. L'inégalité diurne dans l'intervalle paraît étre insensible. L'auteur s’est aussi assuré que les formules de Bernoulli, exprimant la hauteur de la marée , déduite de sa théorie sur le sujet, présentent une concordance très remarquable avec ‘observation. 35.— SUR UN ARC-EN- CIEL OBSERVÉ A GENÈVE PAR UN TEMPS. SEREIN , LE 12 FÉVRIER 1836, PAR M. L.-F. WARTMANN. (Notice lue à la Société de Physique et d'Histoire Naturelle de Genève , le 18 février 1836.) 11 était ro heures et 5 minutes du matin lorsque me trouvant sur la place Saint-Antoine , non loin de l'Observatoire, un jeune homme qui jouait à la balle avec ses camarades d'école, ayant tout à coup levé les yeux, aperçut avec surprise, au- dessus de sa tête, un arc lumineux qu'il signala , en criant voyez ! voyez ! Je dirigeai aussitôt mes regards vers le ciel, qui était très pur et sans nuage , et je vis, presque à mon zé- nith , et au nord-ouest du soleil qui brillait de tout son éclat , un arc lumineux présentant d'une manière distincte toutes les couleurs de l'iris : il était parfaitement circulaire, embrassait tin BULLETIN SCIENTIFIQUE. 349 une étendue d'environ 100°, et ses branches étaient situées non dans le sens vertical, mais parallèlement à l'horizon ; le soleil , loin d'en occuper le centre, se trouvait placé en de- hors , vis à vis de la convexité, à une distance d'environ deux fois et demie la longueur de la corde que sous-tendait l'arc. Me © SNA > O1 19 o1 9 5 19 19 19 19 a Qt Le +3 AN 1 = ] RSR ETS Moy.f 721,60 | 721 —————— A US A 2 PS 2 ne = RÉDUIT A 00 Midi. millim. 722,57 711,66 707,25 718,49 725,20 751,416 728,32 728,86 755,14 751,45 752,22 756,13 753,70 740,46 700, 16 756,74 720,94 71572 72 5:07 728,54 753:26G 729,96 722,99 717,88 710,94 708,02 711,66 712,53 718,92 | BAROMÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE # EN DEGRÈS CENTIGRADES. D —" TE TE 3 h. 9 h. gh. | 3h. gh. 8h. | 8 a! du du da Midi. du du du da, sair. soir. | matin. soir. soir. malin, | soirh a nl LE À millim. | millim. ’ 1 721,05 | 719,78 +5,7 | +6,2 | +6,8 | +4,5 | 4,6 | +44 70879 | 706,97 aa! 5,5| 5,6! 3,8 | 4,0 Ï, 708 09 710, 30 0,5 0,6 0,9 0,5 0,5 o!, 718! ,52 718. 51 0,2 2,7 1,8 2, 0,6 1 725,12 | 728 242 14 3,0 3,2 1,5 4,7 |, 750, 15 | 729, ,86 Η 0,2 1,2 6,1 0,5 | —1,0 |k 72 7, 70 | 727,71 | +15 4,5 3,1 3 0,0 2 750. ,10 755, 45 2,5 4,2 4,5 4,1 [41,9 1f ETS 57 | 755, 91 0,2 5,1 6,1 0,40 —1,:2 Ï: 751274 | 751,59 |— 0/2 5,2 71 2,9 2,5 2; 752,51 754,60 | +58 6,5 | 6,0 1,5 |+4,8 ; 755,06 755,74 — 2,5 1,2 2,5 0,2 | —5,6 of: 755, 51 | 756,62 + 0,7 1.1 0,7 | —1,7 |+1,2 LR 759, 76 agp — 5,6 — 1,5 0,2 0,0 | —1,5 | +4 4 759, ,52 | 759,67 1,9 | + 5,7 A,7 |+-1,7 1,4 : L 755,10 755,67 | 0.2 5,1 5,7 0,1 2,5 1 720! ,36 | 720,23 4,5 | 2,7 1,0 | —1,5 |+1,4 4p 715,10 716,32 — 526 | —1,7 | —0,7 | 0,8 | —1,0 | 725,26 | 725,55 41,7 |+0,1 |+0,5 0,2 2,8 jp 728,80 den ea 0,7 1,5 1,4 |[+0,2 |+40,6 HF 752,79 2,73 D— 1,5 | —0,1 0,1 2,0 | —1,6 | + ; 728,02 726,59 3,0 | +0,5 2,1 5 5 3,5 \ 720, 72 | 719,46 Î+5,5 | 0,2 1,6 |+0,2 5,5 {| 711,02 714,90 0,9 6,2 5,5 | —0,5 0,2 | + 710,23 | 710,29 |— 1,8 0,6 2,0 1,0 2,5 4h: 708,76 | 710,94 029: }::210,7 0,1 | +0,1 1,4 ( 741,51 711,88 ]+2,2 | 2,1 5,2 | —1,1 |+1,4 —(}; 712,95 | 715,95 Η 0,1 1,6 1,1 [42,5 | —0,1 | 4h 719,46 | 721,99 À + 1,2 1,9 AA | —21 [40,2 [l ù scmes eresrxe À orne ESS VS US RES STD CANNES TSF) RME LL 725,9 E 72,77 A pes Es — 0,55 “4 - MÉTÉOROLOGIQUES. 399 oire de Genève , à 407 mètres de hauteur au-dessus du niveau t 3° 49" A l’E. de l'Observatoire de Paris. SUR. du MPÉRATURES ne 124 PURE aa : HYGROMETRE. # ‘A RoséE À VENTS. EXTRÈMES. el où 7 2e Sr GLEN —— 9 h, Sh. |"9 h. 5 e 9 h. nine maxi À du | Midi: | du | 4 J22h-RBLANC.R A, soir, malin malin soir, degr. | degr. degr. 0,1 |+7,6 À 87 | 88 | 84 | 94 3,6 8,21 91 | 90 | 90 | 87 0,1 0,9 J00 | 99 |100 |100 1,5 5,8 | 95 | 92 | 01 | 85 1,0 5,8 | 99 | 92 | 90 | 96 1,4 7,5 À 56 | 39 | 79 | 95 < 1,1 2,5 à 92 | 86 | 92 | 96 » N 1,6 5,2 | 98 | 81 | 82 | 90 » N 5,4 | :s,1) 85 | 85 | 72 | 96 Lg. b}sS 5,0 8,5 | 96 | 82 | 50 | 91 gb. [S-0 1,4 9,4 195 | 94 72 192 » S 5,8 8,40 88s | S1 | 72 | 80 » [NE 0,9. 4,7 D 78° | 72:| 75 | 76 » N 5,5 0,5 } ss | 81 | 74 | 79 » N 4,5 5,0 | 89 | 86 | 84 | 87 » N 5,5 6,5 188 | 85 | 72 | 96 g.b. f S-Q 5,7 5,5 À 71 91 75 | 85 lg. bÉ S-O 5,7 | —0,1 | 90 | 86 | 77 | S6 ». 1 RSR 4,0 |+-2,0 À 91 | 87 | 87 | 95 » S 0,9 1,8 188 | 84 | 81 | 87 »' DN 2,0 1,9 | 86 8a | 82 89 » [N 4,5 5,8 | 90 80 | 80 |100 » cÎE 7,0 | 2,08 96 | 84 |S8 | 90 g-b. LS 1,5 6,5 90 75 19 94 » N 4,2 | 2,08 98 | 95 | 92 | 95 g-b. | S-0 5,1 4,2 100 | 91 | 95 | 95 » S-0 0,0 | a,5/ 95 | 96 | 88 | 99 » S 5,8 5,9 D 99 | 87 | %5 85 » N DA 5,5 191 | 85 | 74 | 90 » S ” ES eo GER CARRE CES 2,101+ 4,160 91,5! 83,0! 82,6 | ue S soir. ÉTAT pu CIEL. 9 h. du malin, S-Ofcouv. S-0 S S N-E 222222222720 æ! 1 (el 2PR2R22Z couv. nel. cour. couv. couv. nuag. nuag. L. 3 1. sol. qq-nu. nnag. clair. nuag. qq-nu couv. Icouv. neig. couv. couv: couv. L br. nuag. couv. cour. couv couy. couv. couv. nuag: nel. couv. cou. clair. cou. nuag. qq-ou qq-nu. écl. couv. qq-au. clair. clair. clair. couv. nuag. pl. nei. couv. couv. nuag nuag. clair. nel. couv. lég. pl couv. nung. 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M: i 10 558,79 | 557,60 | 557,15 5,2 1| —2,9 | —1,0 7,5 | 078 28 551,57 | 549,14 | 547,50 AT 8,2 | 10,4 9,7 6,74 31 545,78 | 545,79 | 544,44 10,9 9,7 9,6 14,1 9,5% 41 555,59 | 555,55 | 555,54 9,7 5,5 6,6 11,2 5,54 51 557,69 | 559,00 | 559,94 5,7 4,9 6,2 81 554 6Û 560,81 | 565,55 | 565,27 8,5 A,6 6,0 12,5 1,1% 70 561,47 | 360,61 | 561,12 5,5 6,0 6,0 8,7 5,4 81 559,45 |-560,69 | 560,92 9,0 7,9 8,2 9,5 6,1% 9Ù 567,48 | 567,44 | 567,86 6,2 4,1 a,1 14,0 1,0 101 568,89 |-568,13 | 566,68 1,0 | +-5,2 0,6 7,0 |--5,0 565,45 | 565,10 | 562,09 6,7 | —6,7 7,5 15,1 | —6,2 564,86 | 564,80 | 564,53 9,2 8,2 | 10,0 17,0 7,5 558,15 | 560,62 | 560,80 15,9 1 4,n | 16,2 16,0 | 14,4 566,29 | 566,42 | 566,49 15,4 1 05,5 | 15,0 20,4 |--127 569,85 | 370,17 | 570,77 8,5 5,9 5,6 14,9 5,2 575,12 | 569,42 | 568,80 5,7 1,4 A4 8,9 |+-0,2 558:57 | 554,16 | 551,71 | 549,41 5,2 5,5 8,7 9,4 | —1,6 546,82 | 546,74 | 546,72 | 549,06 À 15,1 16,5 17,0 17,2 15,6 552,76 | 555,97 [554,56 | 555,74 | 11,0 9,9 K#49,5 18,2 6,9 2 55869 | 559,66 | 339,99 | 561,20 10,2 5,0 7,2 18,1 3,4 24) 565,51 | 565,79 | 565,99 | 563,94 10,9 7,2 6,7 14,0 5,7 291 562,08 | 561,46 | 560,66 | 559,29 8,0 5,6 6,0 14,1 a,1 25 557:58 | 556,82 | 555,74 | 554,65 À 141,5 9,0 10,5 14,8 8,5 241 552,57 | 552,08 | 551,64 | 550,48 À 11,2 7,7 8,2 12,7 4,5 250 518,33 | 549,00 | 549,00 | 518,26 D 74 ddr AD; 13,9 9,5. 264 548,15 | 548,11 | 548,10 | 548,65 11,1 8,0 9,4 14,0 6,04 274 549,26 | 548,48 | 548,24 | 549,40 5,4 5,0 A,4 11,2 0,5 281 549,01 | 548,98 | 548,96 | 519,95 9,5 7,0 7,7 15,5 5,1 298 554327 | 551,61 | 552,09 | 555,92 À 41,9 | 10,9 | 11,5 15,0 | 10,7 557,18 553,58 —8,81 RE ES RSS . 57,191 8,28 12,00 aa —5 8 TT —————— | | a 4 MÉTÉOROLOGIQUES 401 ent du Grand Saint-Bernard , à 2491 mètres au-dessus du niveau Us de l'Observatoire de Genève. EE NEIGE VENTS. ÉTAT pu CIE 5h. | 9 h. 9 heures 5 heures Midi.,| du du du * Midi. du soir. | soir. À malin. soir. ses ; 72 S-0O | N-E N-E couv. neige. couv. 72 S-0 | S-Q 1 S-O | neige. | neige. neige: 76 S-0 | S-0 | S-O À neige neige. neige. 75 S-0 | S-Q | N-E f couv. neige. neige. ! S-O | S-0 S-O À neige. brouill. | neige. N-E | N-E | N-E | serein: serein.’ | serein. NE | N-E | N-E À sol. nua. | couv. neige. N-E | N-E | NE | neige. brouill. | brouill. NE | N-E | N-E À sol. nua. | sol. nua. | sol. nu. N-E | N-E:|:S-O À serein. sol. nua. | 501. nu. N-E | N-E | N-E À brouill. | sol. nua. | brouill. N-E | N-E | N-E À sol. nua. | couv. neïge, N-E | N-E | N3 neige. browill. | sol. nu. N-E | N-E | N-O sol: nua. | sol. nua. | sol nu. N-E | N-E | N-E À 501 nua. | sol. nua. | serein. N-E NÉ |INE serein. serein. serein. N-E S-0O | S-O À'couv. neige. neige. (l) N-E N-E | N-E À sol. nua. | sol. nua. | sol. nu. N-E |S-Q | N-E À neige. sol. nua. | neige. N-E | S-O | N-E Î serein. |%srein. | serein. N-E | S-O | SO serein. serein. serein, S-O S-O | S-O f serein. serein. serein. S-0 S-0 S-O Ï sol. nua. | sol. nua- | neige. N-E | N-E | N-E À neige. sol. nua. | sol. nu. S-O |S-O | S-O | convert. | neige: neige. S-0 | S-Q S-O ‘À neige. neige. néige. S-O | S-O | N:E | neige. neige. néige. S-0:|S-0 S-O À neige. | neige. neige. N-E | N-E | N-E À neige | sol. nua! | sol nu. 402 OBSERVATIONS FÉVRIER 1836. — Observatio BAROMETRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE RÉDUIT A 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. EEE pneu la LENS = 9 h. 5 h. 9 h. 8 h. 8 h. ANQOT VT 44 SHSVHd SION ANG SHNO£ 9 h. 5 h. du Midi. - du du Midi, du du du du malin. soir. malin. soir. soir. | matin. soir CET CERTES A CCR EE CARRE T (NE EURE € willim. | millim. | millim. | nullim. 40 719,57 | 719,02 | 717,82 | 717,05 | + 6,1] +6,8 | +5,5 | +4,7 5,7 | +4 €) À 27 712,70 | 710,25 | 707,64 | 705,95 7 5,5 4,8 0,1 5,6 0 5] 706,26 | 705,91 | 706,57 | 708,57 0,7 1,6 1,6 1,5 0,5| ‘1 1 716,60 | 717,94 | 718,90 | 720,40 2,3 3,7 977 1,9 1,8 2 5) 720,41 | 720,79 | 725,70 | 727,14 1,6 2,5 2,5 1,8 425 1, 60 755,55 | 729,20 | 727,91 | 727,98 1,8 5,5 5,5 2, 1,7 1 70 726,04 | 725,75 | 724,86 | 724,25 2,5 2,9 5,0 5,7 2,5 5 81 726,67 | 728,95 | 729,87 | 752,86 4,7 1,6 0,7 | —4,3 1,41 —5 97 755,10 | 755,01 | 752,28 | 755,77 0,5 2,7 5,2 | 1,6 0,5 |+1 € ho) 75251 751,57 | 729,58 |.728,17 A,4 7,2 6,6 3,7 5,9 5 110 726/01 | 727,79 | 727,96 | 752,58 41,9 6,1 4,4 0,1 4,8 11 112) 754,57 | 755,14 | 750,76 | 727,81 1,2 1,2 0,8 0,6 1,0 of 150 755,10 | 752,57 | 754,28 | 756,54 0,4 0,7 | —1,6 | —7,5 1,4 | —7 144 759,92 | 759,52 | 759,26 | 739,59 Ê —6,9| —1,6 1,5 14,2 | —7;2 1} 15] 740,55 | 740,14 | 759,40 | 759,17 0,21 +5,1 | +2,9 25 0,6 1} ® À161 757,58 | 756,16 | 755,88 | 751,81 9,9 5,7 2,5 1H e20 11 170 718,26 | 717,81 | 717,78 | 718,64 | + 4,2 1,4] —0,5 2,2] 5,7 1L 180 716,04 | 715,89 | 716,21 | 717,14 À —5,9 0,2 1,1 1,5 | —4,8 1 19 720,24 | 720,18 | 722,09 | 724,90 L +-1,6 5,1|+92,5| +01 0,7 | 0h 204 728,20 | 729,21 | 729,88 | 732,08 0,1 1,5 0,6 | —2,0 0,8 | —1} 211 752,55 | 752,26 | 751,80 | 751,17 0 0,1 | —0,5 2,8 5,5 A À 22) 728,91 | 725,00 | 726,25 | 724,85 À —5,1| —2,5 1,9 6,8 5,5 4; 25) 722,27 | 720,74 | 719,46 | 719,80 6,0 1,21 +0,2 5,2 8,5 4 D Pal 717,28 | 717,02 | 715,85 | 715,56 2,9 | + 0,1 1,5 6,2 5,0 M 25] 710,40 | 709,46 | 708,85 | 709,48 3,6| —1,2| —0,9 5,5 4,2 : 261 708,55 | 705,41 | 705,50 | 709,66 2,5 0,4 | +0,5 |+0,8 5,5 | + 274 710,57 | 710,53 | 710,19 | 710,98 À + 1,5 | 3,8 1,8 1,0 04! % 28T 711,12 | 711,26 | 710,09 | 711,99 2,9 A,9 5,0 1,6 | +2,9 1. 1291 716,68 | 717,49 | 717,95 | 720,37 2,9 5,6 5,0 0,1 41,5 l, nl —————, PERS REG, ere mms CAES M oy. 725,53 | 722,55 | 722,31 | 725,16 —+ 0,16 bé ac pee | 7 " ) MÉTÉOROLOGIQUES 403 étéorologiques faites à Zurich. TEMPÉRAT. nirsi à HYGROMÈTRE. JPLUIE ÉTAT pu CIEL. EXTRÈMES - be NEIGE + AT. ie. CARS - 4 9 h. 5 h. | 9 h. Le 9 heures | 5 heuves À 9 h. 3h. inim |Maxim.R du |Midi., | du du 24h du du du Midi. du mat. soir. | soir. malin. soir. malin. seir. CRE CE PRRS F degr.| deuv.| degr.| degr. À millim. 10 7,5 la7,o | 82,5 | 87,1 | 94,5 » 1O couv. |sol. n. 2,11 5,8 [99 | 91,5 | 94,0 | 100,0) 1,95 | S-S-O |O-N-Of pl. |couv. | couv: 0,0 2,1 06°2 92,4 | 95,1 95,5 » O N-O couv. | COUV. | COUV- Do:5 58 Los’ | 88/0 | 892 | 94,5 | 0.24 ÊN-E N-E couv. couv. | pluie. pe 2,6 911 | 92,9 | 98/1 98,1 » E-N-E |N-E couv. | COUV. | COUV: 1,0! 5,6)944!86,4|84,5| 914. 0.05 [N-O |O-N-Ofnua. | couv. | Cour: “1,6! 5,8005,1195,5| 97,7 | 91,90 0.50 [N-O |S-0 couv. | pluie. | pluie. Lo, 2,2 1066 |91,5|87,2| 92,8] 242 [N-N-E |N-E Jnei |couv. | nei #5,0 | 3,20 00’0 | 82,9 | 87,4| 95,4) 1,26 ÎS-S-O |S-S-E Jnei. ne |couv- -1,5 7,10 92,6 | 84,8 | 86,5 | ° 89:5 ». LS S-S-E À couv. | sol. n. | sol. n 5,1| 6,505,8 | 8242) 79,5 | 880! 0,66 1S-O |O-S-Of couv. sol-n. | couv. Le 1,4 85,5|77,2|75,4| 84: » O O clair. | sol. n. | couv. 2,5) 0,60 79,61 75,2! 77,6) 9514 3,58 LN-O N-N-OÏ couv. couv. | sol: n. D 1 16005,5/81,1|86,2| 88,14 >» LN-N-O IN couv. | sol. n. | clair. 1,2 +5,51 94,5 | 87,5 | 89,1 | 99,98 0,26 D S-E S couv. | clair. | clair. 3,7 5,9 À 97,8 | 87,0 | 84,2 | 97,0 » ÎS-E S-E couv, | sol. n. | sol. n. 0,6! 1,60 99,0 | 91,7 | 94,5 | 91,28 1,06 JO-S-O | O Res PEOur. | COUV 5,6| 0,50 89/1 | 86,192: | 9821132 SO |N-E Jocouv. nei. |nei. 1,9 5,1 189,9 | 85,2 | 87,2 | 96,0) 2,06 ÎE E-S-EÏ nei. |couv. | couv. 1,2 | 1,6 1910 | 872 | 88/5 | 91,9Ù 0:58 ÊN E-N-E nei. |couv. | sol. n. 5,7 | 0,21 89,6 | 895 | 89,2| 92.0, » ÊN-E |N-E . Gr 5,7 C9 /o21|souo5| 950! » LS-SO |0 : 4 en 98,4 94:0 | 94,5 | 98,0 » 1S-0O N-N-0O : LE: # Le 96,4 | 96:0 | 97,1 | 99,4, » £S-S-O |S-0 x ‘ £ Les 99,0 | 97:5 | 96,8 | 99.08 » S-S-O |S-0 . Ù [5 0,9 096,5 | 95,0 | 94,7! 01,08 » LN N-N-0O . . »6| 5,9 092,0 | 91,1 199,5| 99,4 » LS S £ 0,7 | 5,0 191,0 | 86,5 | 88,1 | 92,5 5,21 À S S F 0,6 5,7 85,0 | 75,0 | 75,0 | 92,5) 1,61 ÎE-N-E |N Fe F “Vs fast aile 20,52 404 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES Les observations météorologiques du mois de février , nous présentent deux abaissemens subits et considérables du baro- mètre, qui ont eu lieu presque simultanément à Genève , au Saint-Bernard et à Zurich du 2 au 3, et le 26. Le plus consi- dérable est le premier. Le 2, le baromètre est descendu à Genève , à 706,97 (26 p. 11,3), et à Zurich, à 70bmm,95 (26 p. 1 1); le 3, il est descendu au Saint-Bernard à 543076 (20 prol;7). La température moyenne du mois, déduite de la moyenne des observations faites à 8 h. du matin et à 8 h. du soir, a été pour Genève de + o°,015, celle déduite de la moyenne des tempérätures extrêmes à été de + 1°,18; à Zurich, la première a élé de — o°,41, la seconde de +0°,45; il en ré-» sulte que la température moyenne du mois, déduite des deux observations de 8 h. , s’est trouvée dans le mois de février su- périeure d'environ 1°, à Genève et à Zurich , à celle déduite dés températures minima et maxima. Au Saint-Bernard , cette dernière a été de- 9°,46. La quantité d’eau tombée sous forme de pluie:ou de neige a été, par rapport à la moyenne de l’année, très considérable. Au Saint-Bernard , il est tombé 470 centimètres (14 p. 2 p.) de neige, quantité encore plus grande que celle: du mois de janvier. Cette grande chute de neige a occasionné plusieurs ! avalanches ét quelques accidens ; et sans le secours et l’intel- ligence des chiens de l'hospice , des voyageurs auraient péri. Nous terminerons ce résumé en rapportant ici quelques- unes des observations faites avec l'éthrioscope à l'Observa- toire de Genève. Elles indiquent de combien de degrés la tem- pérature de la boule du thermomètre différentiel, placée au foyer du miroir , était inférieure au moment de l’observation, à la température de l’autre boule, c’est à dire à la température de l'air ambiant ; et par conséquent quelle était dans Ce mo- ment la transparence de l'atmosphère pour le calorique. Le 6, à midi 3° cent. ; le get le 10, à midi 32,8; le 16, à oh. 2,5; à midi 5°; à 3 h. 3,8; le 25, à midi 3,5$ à 3h.-4°, » saccerele TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER (Janvier et Février 1836). Pages. ME CROP AR a mp es 1 à VII Notice sur les applications des forces électriques aux phénomènes géologiques et physiologiques natu- rels, par M. Becouerez (premier article)........ 1 Du danger des théories appliquées à l’art de guérir , Da DU A 7 amer 2 M nd as nt: SO 16 Philosophie de l’économie politique ( premier arti- Lot benne 2 dr di rt 21 Réflexions à propos d’un programme................ 42 Institutions de charité et d'instruction à Rome... 62 Souvenirs de J.-J. Rousseau......................... 82 Voyage à Saint-Pétersbourg et à Moscou............ 94 Extrait des tablettes d’un voyageur.................. 106 Notice sur l'application des forces électriques aux phénomènes géologiques (second article), par M. BRON. 0 0 NÉ SE 197 Mémoire sur l’ajustement de l’œil aux différentes distances, par M. Maunomm , Prof.................. 211 Fragment inédit d’une introduction aux études des sciences sociales , par M. de Sismonn1............. 220 Note Sri emaes PEDArÉTe PR AAA PAS 245 De la charité légale, de ses effets , de ses causes, etc. , par F. M. L. Navise | AM Du mal dans la littérature au siècle de Louis XIV et de nos enr. nn à Ms CT 275 Mémoiresde Mirabeau: ailes, 298 NER 406 TABLE DU VOLUME. BULLETIN LITTÉPAIRE. Livre mystique de M. de Balzac. — Histoire des sciences mathé- +9 LI 30 _ ox 10. 11. 31 matiques en Italie, par M. Libri. — Dictionnaire de l’Acadé- mie. — Jocelyn de M. de Lamartine, etc. . . . ...... . — Deux mots sur la préface de Jocelyn, et sur un article de Ame Martine, 01 dt pa à Ho: 20 . — Les Bucoliques de Virgile, traduites en vers français, Pa DES LOGIERS CET ueuer ele de us se . — Correspondance d'Orient, 1830—1831, par M. MicaauD EL MAPOLIOUDAT A VIT US ler e 8 le LEE . — Voyage sur le Danube par Qui. . . . . . . . . ... BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. . — Notice sur quelques ouvrages donnnés récemment à l'Observatoire deGeneve.£e . . 4 .,,1. . 2 2. LE . — Sur les apparences de Ia comète de Halley, en 1835 et LÉO TMS PCR SA bn Mo à: rc . — Existence soupconnée d’une nouvelle planète. . . . . . — Calcul de l’éclipse de soleil du 15 mai 1836, fait pour Lausanne, par M. SecrÉTAN-MERCIER. . . . . . . . . . . — Nouvelles observations de la comète de Halley. . . . PHYSIQUE. . — Récit du tremblement de terre qui a eu lieu au Chili, le 20 février 1835, par Alex. Caldcleugh . . . . . . . .. — Météore observé en Piémont. . .. .......... . — Egalité de la température d'une eau courante à la sur- face et au fond, par le prof. MÉRIAN. . . . . . . . . . . — Sur la forme des grains de grêle, par le dit. . . . .. . — De la structure anatomique et optique du cristallin des animaux , par S. D. BREWSTER. . . . . . . . . . . . .. . — Raies noires du spectre, par Rudberg. . . . . . . . .. — Note sur l'électricité développée par la désoxidation de certaines substances minérales, par M. le prof. A. de TRE EE Re due à à ee de del s eds CODE — Des effets électriques produits dans le contact de cer- taines substances minérales et de l’eau, par M. Bec- OT NE PRE RE . — Découverte d’un corps qui, en contact avec d’autres électromoteurs, développe une électricité négative, beaucoup plus forte que tout autre observé jusqu'ici, par P.S. Muwex of Rosenschold. . .:. . : - . . :.n. . . — Lettre de M. Gay, naturaliste voyageur, sur quelques observations de physique terrestre. . . . . . . . . .. TABLE DU VOLUME. 407 32. — Observations des variations magnétiques, par M.Gauss. 345, 33. — Sur le froid extraordinaire Gps 1836, par M. L.-F. WARTMANN. . . . . SHcaumane stef... 346 34. — Discussion Dsnévatiohe sur es marées à Liverpool, par J.-W.LuBsocr. ...: .0Minelfén.ns ce molles 348 35. — Notice sur un arc-en-ciel observé par un temps serein, par M. L.-F. WARTMANN. . ... . . …..... .. : . 548 36. — Sur l'existence de deux époques pluvieuses dans l'Ev- rope méridionale, par H.-W. Dove. . . . . . . .. . . 351 37. — Notice sur une apparence lumineuse de l'œil, par M. A. MoussoN APCE ER ME OMR 352 38. — De quelques particularités optiques que présente l’oxala- te de chrome et de potasse, par D. BREWSTER. . . . . . 359 39. — Sur l’absence du magnétisme dans la fonte à l’état de fusion, par, WF 0x2 0e LU ENS SVM ee El: 361 40. — Note sur les effets mécaniques de l'électricité dégagée par le frottement, par D. CoLLADON. . . . . . . . . .. 362 CHIMIE. 13. — Elements of chemistry, etc., by Edw. TurRNER. . . . . 163 14. — Action chimique du spectre solaire . . . . . Sade + 109 15. — De quelques expériences faites par M. Edmond Davy, sur les moyens de préserver le fer et le fer-blanc de l’action corrosive de l’eau de la mer . . ........ 165 16. — Quelques nouveaux faits relatifs à l’histoire de l’Iode, pas lee T. note. 5 4 se dre ce 167 17, Procédé pour préparer l’azote. . . . :. .. +... + - 169 41. — Sur le platine; par DOBEREINER. . . . . . . . . . . .. 364 42. — Arsenic dans l'acide sulfurique anglais. . . . . . . .. 366 43. — Sur la production du chlorure d’étain, par J. de Kras- KONFÉTZ: je + sbede eMele nn fe eeeletel eo 367 44. — Examen d’un sel de chaux cristallisé, par G.-F. Prince DEUSADM-HORSTMAR. JT. LS etes - se 369 45. — Examen chimique des monnaies et des médailles, par J.-W. DRAPER. . . . . . ., eee tee CARRE et 370 MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 18. — Observations sur la structure et l’origine du diamant, pabrsi DoBREwsTERt URL. ns en 0. cn es 169 19. — Fossiles nouveaux dans l'Inde. . . .......... 174 20. — Des lits d’alluvion mélangés de blocs de granit qui re- couvrent une zone entre le pays de Galles et l'Angle- terre, par M: Muacatson/lsmnon 2200604. 2008 175 16. — Composition chimique du cuivre antimonié éclatant, par He Ross nue if de STORE LME. 374 408 TABLE. DU VOLUME. MAR RP mass aeroport. 375 48: — Analyse du:wolfram. . . . . . : ..... .. +. 10. . 376 49. — Analyse de la gadolinite. . . . . . . . .. . ...... 377 50: — Notice sur la. chiastolite. . , .:. . ..:, .. 4.1 . 378 51. — Esquisse géognostique sur File de Oahn, par le D° GAIRDNER: LAN ns nr EE Et. 379 BOTANIQUE. 21. — Monographia generum Aloes et Mesembryanthemum; autore Joseph De SALM-REIFFENCHEID-DYCK. . . . . . . 176 22. — Museum senckenbergianum. . . . . . . . . . ..... 178 52. — Première récolte de fruits du Ginkgo du Japon, en France, spariMe Detrmpieluien 2h. 29052001 50e 382 53. — De l’action de la lumière sur les plantes, par Ch. Dau- BENVA NN LS menager. cl EN 388 ZOOLOGIE. 23. — Traité élémentaire d'anatomie comparée, suivi de re- cherches d'anatomie philosophique ou transcendante, par Carus, traduit de l'allemand par JourDAN. . . . . 179 24. — Sur l'influence de la valvule tricuspide du cœur sur la circulation du sang, par T.-W. KING. . . . . . . . .. 181 25. — Notice sur l’histoire naturelle et les habitudes de l'or- nythorinchus paradoxus, par Georges BENNET. . . . . 182 25 bis. — Variété de l’Apogon rex mullorum, trouvée sur les CORTE BEEMR nt eee à Prustie er Pie Pise 135 26. — Sur la température de quelques poissons du genre Php MIE HN n ent 2 levels (ULe Se UN 24 0/2 CS 185 27. — Sur la Nicteribies, genre d'insectes aptères, par J.-0. DE bb." 40 6 PM ae LES À SERRE 186 28. — Descriptions de quelques nouvelles espèces de Diop- SSD OO WESEWOO0D.S: ie te ice her ete lee 187 54. — Elém. de zoologie, par MiLNE-Epwanps. . . . . . .. 390 55. — Sur l'influence des organes respiratoires, pour régu- lariser la quantité de sang dans le cœur, par J. Warp- RON MU NNS À PANNE DIR LOGTRD AMP 391 56. — Notice critique sur deux espèces de grands chats, par GAL Duvennor. . Shui &xohe renom 392 57. — Mémoire sur le Dodo ou Dronte, par M. H. D.-de BLAIN- MOULE. MA NTI AM DROITE 393 58. — Nids d'oiseaux comestibles. . . . . .......... 394 59. — Nouveau groupe d’Orthoptères de la famille des manti- des, par M. A. LEFEBVRE. -. . . . .. . . ... . .... 395 Re LT) 7x | Tes | REC e Cr ME ÉRuEe sr a Miraibe dre, Ce ‘ de afin rare 1e 52 té à L » } M Abbott Copier Fe "a . re NS L "A 5.4 Von! À : Été Net Ât CES TES UE mt D? re 7 GA Ye, OUTRE Le LA See QUE Mae 0 1er yes À d i , cat # à h CAN Ë ; , | L re = 7 r LL. 0 > a 1 ENT {P) V QE. Vas L ? 7 né Mi ax Des 4 Hp Al 1 gov'i 4 t PUR LL Leg RE TE OU LE LOU IL PR EME ET s! ANNE 0 MENT IMES ? “+ - U 157% ‘4 BONNE 0) vid ar 07 ù LS : À LT Te . rh NT RE Er d'h es 1 “M à oi RMC AU LES À Let + Ris f LA » "se , e F LL: MNT ER 4 U : tés ve ce Mn pe LINE 14 1 } PT NN 4 1 AL A