ELA SR 1 Un ua, + ES Vo AR er LS Gi O2 atome tt Éd BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. Imprimerie de Lador et Ramboz, rue de l’Hôtel-de-Ville, 0. 78. BIBLIOTHÈQUE UNIVERSELLE DE GENEVE. Mouvelle Série. ZT Q : HER Come) Ruimièute). On souscrit à Genève, CHEZ ABRAHAM CHERBULIEZ , LIBRAIRE, Rue de la Cite. PARIS, CHEZ ANSELIN, SUCCESSEUR DE MAGIMEL, Rue Dauphine, n. 36. 1838. MAI 1858. BIBLIOTHEQUE UNIVERSELLE DE GENÈVE. Griences sociales. THÉORIE DE LA PAUVRETÉ (THEORIE DER ARMUTH}), par Charles Godefroy, ancien ministre plénipotentiaire des villes anséatiques près S. M. l’empereur de Russie. —#O1—— Le livre qui porte ce titre n’est qu’une brochure de trois feuilles, mais il renferme une de ces idées neuves et fécondes qui sont si rares aujourd’hui dans le domaine des sciences po- litiques ; à ce titre il nous a paru plus digne que maint ou- vrage volumineux de fournir matière à un article de ce journal. M. Godefroy, tout diplomate et homme du monde qw’il est, a fait preuve, dans ce petit écrit, d'un esprit éminemment scientifique, c’est-à-dire capable d'observer, d’abstraire et de généraliser ; et les explications qu’il a bien voulu y ajouter de bouche avec l’empressement le plus aimable , en nous prou- yant que nous avions bien'compris sa pensée, nous ont à la fois inspiré le désir et en quelque sorte imposé le devoir de la faire connaître à nos lecteurs. Aucune question n’égale en importance pratique celle du paupérisme. Sa portée est immense. Elle embrasse tout l'avenir, tant matériel que moral, de nos sociétés. Cependant, et jus- tement peut-être à cause de son importance pratique ; Ceux qui Pont traitée n’y ont guère porté des vues larges ®t phi- losophiques. L’empirisme et la sentimentalité s’en sont alter- D. THÉORIE nativement emparés comme d’un domaine qui leur appartenait exclusivement , et, faute de pouvoir s’accorder sur aucun prin- cipe, l’ont résolue par des institutions dont l'insuffisance est aujourd’hui partout démontrée. La charité légale est désormais jugée par ses résultats. Loin de faire cesser ou de diminuer même les maux qu’elle devait guérir, elle n’a fait que les empirer et ajouter, aux difficultés que la question présente en théorie, celles qui résultent tou- jours d’habitudes prises et de droits acquis en vertu de lois positives. Quant à la charité individuelle , impuissante par elle-même à fermer une plaie sociale aussi profonde, elle l’est devenue encore davantage par les efforts qu’on a faits pour la rempla- cer ; elle s’est refroïdie et paralysée sous Pinfluence de tous les moyens qu’on a successivement employés pour en régler les élans et pour en diriger l’application. Selon M. G. ; la misère n’est point un mal temporaire ou accidentel, mais un fait qui entre dans les vues de la Provi- dence et auquel la nature assigne , pour chaque espèce d’or- ganisation sociale, un certain degré de développement. D'où il résulte que, toute tentative pour bannir entièrement ce fléau d’une société doit non-seulement rester sans succès , mais en- core ébranler et menacer de dissolution l’État qui l’entrepren- drait. Cette proposition, ce théorème fondamental, repose sur deux prémisses incontestables, savoir : \ 1° Que le droit de propriété, sous une forme ou sous une autre, constitue la base de l’état de société ; tellement qu’il nous est à peu près impossible d'imaginer PÉtat sans la pro- priété. 2° Que les facultés acquisitives sont réparties entre les hommes d’une manière fort inégale, les supérieures étant le partage d’un très-petit nombre, tandis que le plus grand nom- bre est réduit aux inférieures. H y a donc, dans toute société humaine trois classes di- DE LA PAUVRETÉ. 7 stinctes, qui se rattachent, il est vrai, l’une à l’autre par des degrés insensibles, mais que l’on peut toujours grouper à part en négligeant les nuances intermédiaires : Il y a la classe riche la classe moyenne la classe pauvre. Chaque système d'organisation sociale est caractérisé par une certaine proportion entre ces trois classes, et par un certain mode de recrutement et d’accroissement pour chacune d’elles , ou de transmission de l’une à l’autre. Cette proportion et ce mode ne sont point des élémens contingens, mais des élémens nécessaires de l’organisation à laquelle ils appartiennent. Ce ne sera donc point par-des mesures dans l’esprit du système lui-même qu’on pourra les changer , mais par des mesures em- pruntées à un autre système. On peut ranger sous deux chefs les différens systèmes d’or- ganisation sociale. Le premier comprend les États fondés sur l'esclavage, c’est-à-dire, sur la dépendance légale d’une partie de la société envers l’autre; dépendance plus ou moins rigou- reuse , plus ou moins accompagnée d’incapacité civile. Le se- cond renferme les États où la liberté de droit existe p our tous, sans exclure une dépendance de fait plus ou moins stricte pour certaines fractions de la société. Quels sont les caractères distinctifs du système servile, sous le point de vue dont il s’agit, c’est-à-dire, quant à la distri- bution des biens matériels P C’est 1°, que les biens de la classe riche consistent essen- tiellement en hommes, en esclaves. 2° Que ces mêmes esclaves forment la presque totalité de la classe pauvre. 3° Que, les lois ne permettant pas à l’esclave de changer sa condition par Pusage de ses facultés acquisitives , la classe moyenne ne se recrute que par l’affranchissement volon- taire de la part des maîtres, et reste par conséquent toujours dans une grande infériorité à l’égard des deux autres. _. OM é THÉORIE De là plusieurs conséquences importantes. Et d’abord, la classe pauvre est plus nombreuse dans ce système que dans aucun autre, aussi longtemps du moins que les fa- cultés acquisitives et les moyens d’acquisition dont la classe riche dispose n’éprouvent aucune diminution. Ensuite, lebien-être des esclaves est garanti par lintérêtdirect du maître, car il importe à celui-ci de les maintenir en bonne santé et dans le plein usage de leurs facultés physiques et intel- lectuelles. La pauvreté est donc peu intense, et la supériorité numérique de la classe pauvre contribue en même temps à lui assurer une condition supportable, en obligeant les maîtres à ménager leurs esclaves el à se les attacher par des liens d’affec- tion, pour éviter un état d’hostilité dont les suites seraient dé- sastreuses. D'un autre côté, il est aussi de l’intérêt de la classe riche d'empêcher la muitiplication excessive de la classe pauvre , puisque rien ne saurait être plus fâcheux pour les maîtres que d’avoir à entretenir des esclaves inutiles ou incapables d’aucun travail. L’accroissement de la classe pauvre est entièrement à la disposition des riches, qui le modèrent et le dirigent à leur gré, de manière qu’il ne dépasse jamais la limite la plus favorable au bien-être de tous. : Le système de l'esclavage a donc pour résultat de préserver la société du paupérisme, en rendant la pauvreté supportable et stationnaire; mais cet avantage est acquis au prix de la liberté et du développement d’une classe nombreuse de la so- ciété. Le problème est résolu, mais il l’est au mépris de cer- tains principes que la civilisation moderne a irrévocablement consacrés; il l’est par une institution que le progrès des lu- mières a rendue désormais impossible en Europe. Dans les systèmes libres, des causes opposées produisent des résultats contraires. La richesse ne consiste plus qu’en choses , au lieu de consis- ter en hommes. Les pauvres n’appartiennent plus à personne ; mais aussi personne n’est intéressé à les faire vivre, à leur DE LA PAUVRETÉ. 9 procurer la santé et le bien-être. Leur existence n’est plus assu- rée que par un contrat temporaire dans lequel, en échange de leur travail, on leur donne la moindre quantité possible des choses nécessaires à leur subsistance. Cependant , les pauvres pouvant user librement pour eux- mêmes de leurs facultés acquisitives, plusieurs d’entre eux changent de condition et s’élèvent dans les classes supérieures, surtout dans la classe moyenne, qui acquiert alors une impor- tance et une force numérique remarquables. Les pauvres libres , moins nombreux que n’étaient les escla- ves relativement au chiffre total de la population, tendent pourtant sans cesse à se multiplier et à réduire par la concur- rence le prix de leur travail. Les riches , loin de s’opposer à cette multiplication, y trouvent leur intérêt, puisqu'ils ob- tiennent ainsi à plus bas prix le travail ou les produits du tra- vail dont ils ont besoin. Une seule cause arrête cette multiplication dans le cours naturel des événemens , c’est la destruction amenée par l’ex- trême misère. Cette destruction est la digue opposée par la na- ture au fléau du paupérisme dans les États libres. Les aumônes de la charité publique ou particulière rompent cette digue et augmentent l’intensité du fléau ; elles permettent au paupérisme d'acquérir une étendue et une intensité menaçantes pour lor- dre social ; elles paralysent l’action de la misère destructive, c’est-à-dire, du seul préservatif efficace que le système de liberté puisse admettre sans inconséquence. Dans le système de l’esclavage : intérêt des maîtres. Dans le système de liberté : misère destructive. Tels sont les antidotes naturels du paupérisme. Cependant les gouvernemens chrétiens ne peuvent pas , sans manquer à tous les principes d'humanité et de religion qu'ils professent , abandonner la classe pauvre au sort dont elle est inévitablement menacée ; ils ne peuvent pas laisser agir libre- ment la misère destructive, et rester tranquilles spectateurs de ses ravages. Que doivent-ils donc faire? Le seul parti qui 10: THÉORIE leur reste à prendre, c’est d'emprunter au système de l’es- clavage l’obstacle qui lui est propre, ou plutôt d’en imiter l’action autant que cela est compatible avec la liberté de droit. Les gouvernemens se mettront à la place des maîtres et em- ploieront la contrainte à l'égard de cette partie de la classe pauvre qui se trouvera immédiatement exposée à l’action de la misère destructive. Une servitude partielle remplacera Pes- clavage d'institution , et en aura tous les effets préservatifs. Telle est, dans ses traits principaux , la théorie de M. G. Les conséquences y semblent rigoureusement déduites des prémisses, et ces prémisses sont incontestables.On peut révoquer en doute la nécessité, et surtout la justice du résultat pratique auquel l’auteur arrive; mais on doit reconnaitre qu’il a envi- sagé de très-haut un des problèmes les plus intéressans de la philosophie sociale, et qu'il en a donné une solution neuve, ingénieuse , séduisante au premier abord. L'auteur a cru devoir , dans une note, se disculper du re- proche qui lui a été fait d'approuver et de louer l’esclavage. Ce reproche nous paraît singulièrement niais dans un siècle d’éclectisme comme le nôtre. Ne pourra-t-on , sans se ren- dre coupable de lèse-humanité, signaler le côté humain et rechercher les résultats avantageux d’une institution qui a duré tant de siècles, et avec laquelle tant de peuples divers ont porté si loin leur civilisation intellectuelle et morale ? L’es- clavage n’eüt-il existé qu’en Grèce et à Rome, c’en serait assez pour que nous dussions nous attendre, en l’étudiant sous toutes ses faces, à y découvrir quelque vue bienfaisante du Créateur, quelque cause puissante de développement social. L’esclavage avait sa poésie; qui pourrait en douter? Les liens de l’amour et de la reconnaissance recouvraient souvent la chaîne de l’esclave et lui en allégeaient le poids. La ser- vitude ne le rendait pas seulement dépendant de son maître, elle l’identifiait avec lui. Les douleurs , les joies , les espérances de l’un étaient les douleurs , les joies , les espérances de l’autre. L’esclavage est le seul système d’organisation sociale dans DE LA PAUVRETÉ. 11 lequel la famille soit complète. Là, elle forme une société tout entière ; elle suffit à tous les besoins ; elle a des affections et des dévouemens pour tous les actes de la vie. Chez nous , la famille est toujours rompue , corrompue , défigurée par l'introduction d'étrangers dont une convention temporaire nous assure les services, mais qui ne sont point nés, qui ne mourront point avec nous, qui ont une autre famille, des intérêts à part, une personnalité absolument indépendante de la nôtre. Et notre famille, incomplète comme elle l’est, tous les pro- grès de la civilisation moderne tendent à en relâcher les liens de plus en plus ! La dissolution de la famille est un fait d’une gravité incalculable; un fait qui fournira peut-être l'explication de bien des phénomènes moraux et politiques ! Envisagé enfin sous le point de vue économique, l’esclavage fournit un des sujets d'étude les plus intéressans pour Fl’histo- rien philosophe. Rome a des prolétaires ; le fléau du paupérisme la menace ; une conquête va lui fournir le moyen d’y échapper. Elle réduira en esclavage tous les habitans du pays conquis , et les vendra par milliers aux riches Romains. Puis, elle formera une colonie de ses pauvres et leur distribuera les terres conquises. Voilà les pauvres devenus riches , le nombre des esclaves ramené à son état normal , et le gouffre du paupérisme refermé pour longtemps au moment où il menaçait d’engloutir l'État. Faites abstraction de toute idée de justice , et vous admirerez avec nous la simplicité, le grandiose de cette opération. Tournez maintenant vos regards vers la Chine. Là, point d’esclavage , mais aussi point de charité légale, ni de charité privée. La misère destructive se rue sur la classe pauvre et lui enlève sa population surabondante à mesure qu'elle se produit. Les lois, au lieu d'entraver cette action , la favorisent, en autorisant l'exposition des enfans. Aussi, la proportion normale entre les trois classes s’y maintient-elle sans altération d'âge en âge, et l’on voit le céleste empire donner l’exemple unique d’une prospérité industrielle qui s’est accrue pendant 12 THÉORIE des siècles , sans que le paupérisme en ait jamais interrompu les progrès , ni troublé la jouissance. Vous ne voulez ni de la prospérité de Rome, ni decelle des Chinois ; l'esclavage, la misère destructive vous font égale- ment horreur! Nous sommes d’accord avec vous sur ce point. L’Europe moderne est chrétienne avant tout ; elle pose le prin- cipe que nulle créature humaine ne doit servir d’instrument à une autre, et que chaque membre de la société doit trouver en lui-même le but et les moyens de son existence. Si l’esclavage subsiste encore dans le nouveau monde et même dans l’ancien, il y est visiblement en décadence et l’on peut entrevoir, dans un avenir plus ou moins rapproché, son entière abolition. Oui; mais les lois de la nature sont plus fortes que votre principe , et, faute de les avoir reconnues et respectées, la so- ciété se voitincessamment troublée, menacée de dissolution par le fléau du paupérisme. Plus les nations deviennent libres et riches, plus le paupérisme devient menaçant, gigantesque, ef- frayant, Selon notre auteur, les États libres ne peuvent sortir de cette fâcheuse position que par une violation du principe même sur lequel ils reposent, par un abandon partiel du système de liberté; en un mot par une inconséquence. À cet égard, nous ne pouvons être entièrement de son avis. Nous croyons qu’il s’est un peu trop hâté de conclure , et qu’en examinant plus attenti- vement notre organisation sociale, qui n’est pas fondée seule- ment sur la liberté , mais encore sur la propriété, il aurait pu y découvrir quelque autre moyen de résoudre le problème. Au reste, M. G. n’attache d'importance qu’à sa conclusion générale, non aux moyens d'exécution qu’il propose. Un système de contrainte doit remplacer, dans le système de liberté , lob- stacle que rencontrent les progrès du paupérisme dans le sy- stème servile. Voilà le résultat de la théorie. Quant aux appli- cations indiquées par l’auteur, il ne les donne que par forme d'exemples , pour faire comprendre sa pensée, pour montrer que la réalisation n’en serait ni impossible, ni incompatible avec les institutions politiques des États les mieux connus. DE LA PAUVRETÉ. 13 Les moyens de contrainte proposés constituent autant de res- trictions mises à la liberté du pauvre indirectement ou direc- tement. Les restrictions indirectes se rapportent à quatre chefs , sa- voir : 1° Aux rapports entre l’ouvrier et celui qui l’emploie. 2° A la disposition du salaire de la part de l’ouvrier. 3° A l’usage des moyens d’éducation fournis par l'État. 4° À.la consommation du salaire. Les restrictions directes sont toutes rassemblées et combi- nées dans l’établissement de maisons de force avec ou sans travail. Pour empêcher que la liberté d'industrie et la concurrence illimitée qui en résulte entre les travailleurs, n’aient pour effet une diminution progressive des salaires , M. G. propose le ré- tablissement des jurandes et maïîtrises là où elles ont été abo- lies , leur maintien là où elles existent encore. La liberté d’in- dustrie et les progrès immenses dont elle a été la cause, ont eu lieu uniquement au profit des capitalistes ; la classe des ou- vriers n’en est devenue que plus dépendante et plus misérable. C’est depuis ces progrès que le paupérisme est arrivé au degré d'intensité auquel nous le voyons parvenu. Toutefois, en rétablissant l’organisation industrielle des siècles passés , il faudrait lui donner une forme et des statuts moins exclusivement favorables aux maîtres ; il faudrait avoir surtout en vue de maintenir les salaires à un taux assez élevé pour rendre l’économie et la prévoyance possibles à chaque tra- vailleur. L'imprévoyance des ouvriers est une cause presque aussi agissante de misère que l'insuffisance des salaires. Les caisses d'épargne tendent, sans contredit, à diminuer cette cause ; mais elles n’obtiendront toute l'efficacité désirable que sous un régime de contrainte. il faut que ouvrier soit forcé d’y dé- poser une partie de ses gains. Il faut que sa contribution lui soit demandée comme un impôt, ou qu’elle soit prélevée entre les mains du maitre pour lequel il travaille. | 14 THÉORIE L’imprévoyance de l'ouvrier est souvent le résultat de son ignorance, ou de la facilité avec laquelle il peut satisfaire ses goûts de dissipation et ses passions brutales. Le gouver- nement fait-il assez en ouvrant des écoles gratuites , ou presque gratuites, pour les enfans pauvres? L'expérience a prouvé que non. Il faut aller plus loin, et contraindre les parens pauvres à envoyer leurs enfans dans ces écoles ; au besoin même y retenir les enfans et les instruire, bon gré mal gré , aux frais de l'État. Mais, surtout, il faut diminuer, pour les classes laborieuses , les occasions et les tentations de dépenses à la fois ruineuses pour leur bourse et fatales à leur santé. Partout on voit les repaires de débauche et d’ivrognerie se multiplier dans une proportion effrayante avec les progrès de la prospérité industrielle. C’est comme un chancre rongeur qui mine le corps social; c’est une plaie qui s’étend et s’enve- nime à mesure que la société grandit et se développe. Les lois pourraient beaucoup pour arrêter le mal dans sa source. Onne pense pas sans frémir que des États chrétiens vont jusqu’à chercher dans ce fléau destructeur une ressource fiscale, et prennent à tâche d’encourager la dissolution et limmoralité parmi les classes ouvrières ! L’application de tous ces moyens indirects laisserait toujours en proie à la misère destructive le rebut de la classe pauvre, ceux dont les vices ou l’incapacité de travail seraient plus forts que les stimulans de la contrainte. Abandonner ces malheureux . à leur sort, serait contraire aux devoirs d’un État chrétien. D'ailleurs , la charité privée se montrerait d'autant plus active à leur égard que la charité publique s’en occuperait moins. Or la charité , publique ou privée, tant qu’elle se laisserait guider par les seules inspirations de la pitié, ne ferait qu’accroître le mal, donner une prime à l’oisiveté et à l’imprévoyance, et favoriser la multiplication indéfinie de ce caput mortuum de la classe pauvre , lie bourbeuse, dont la masse constamment agitée par de brutales passions déborderait tôt ou tard, et en- gloutirait le corps social tout entier. DE LA PAUVRETÉ. 15 Une servitude, mitigée dans l’esprit du christianisme, mais une véritable servitude, voilà le seul préservatif efficace ; voilà ce que les États libres seront nécessairement appelés à établir. Il faut séquestrer, dans l'intérêt de la société , de la morale, de la classe pauvre elle-même, cette population de misérables, et les mettre sous la garde et la surveillance immédiates de l’État. La séquestration ne doit être aggravée d’aucune rigueur inutile, mais elle ne doit pas non plus rendre la condition du pauvre assisté meilleure que celle du pauvre qui sait vivre in- dépendant. En soustrayant le misérable à l’influence démora- lisante et multipliante de la charité privée , et en pourvoyant à ses besoins , elle doit aussi alarmer, épouvanter, ceux qu’elle n’atteint pas encore, et arrêter ainsi l’accroissement du nombre de ceux auxquels elle s’appliquera. Dans le choix du régime et des moyens de détail, il faudrait d’abord établir une distinction entre les pauvres valides et les pauvres invalides. Les premiers doivent être astreints au travail, absolument comme les condamnés dans une prison pénitentiaire. ' Une partie de leur salaire serait consacrée aux frais de l’établisse- ment ; le reste serait mis en réserve pour eux. À cet égard, notre auteur propose de diviser les individus séquestrés en trois classes, d’après les circonstances de leur entrée dans la maison de force. La première classe comprendrait ceux qui seraient entrés volontairement; la seconde, ceux qu’on aurait contraints ; la troisième, ceux qu’on aurait arrêtés en flagrant délit de men- dicité ou de vagabondage. La règle générale pour tous, c’est qu’ils obtiendraient leur liberté aussitôt que leur salaire ré- servé s’élèverait à une certaine somme. Mais la réserve com- mencerait pour les premiers dès leur entrée , pour les seconds après un certain délai, pour les troisièmes après un délai encore plus long. Nous passons sous silence les autres détails du plan proposé par M G., et nous invitons nos lecteurs à les chercher dans sa brochure elle-même. Il est évident que des circonstances diffé- rentes pourraient amener dans chaque État des moyens d’exé- L 16 THÉORIE DE LA PAUVRETÉ. cution différens. Les principes dirigeans une fois bien compris, l’organisation matérielle serait la tâche des hommes pratiques et des administrateurs, qui devraient , en l’accomplissant , prendre en considération et les données de fait, propres à cha- que pays et les enseignemens de l’expérience acquise par eux- mêmes ou par d’autres. Le système de contrainte , soit indirecte, soit directe, que nous venons d’esquisser, d’après M. G., soulèvera probable- ment des doutes graves dans l'esprit des lecteurs, non-seule- ment sur la justice des principes qui en sont la base, mais sur la convenance absolue et sur la possibilité de leur appli- cation. Par exemple, l’organisation des jurandes est incompa- tible avec certains progrès de l’industrie, notamment avec la fabrication en grand par des machines. Reviendra-t-on en ar- rière là où ce progrès est accompli? Trouvera-t-on, dans les avantages supposés de l’organisation dont il s’agit, une com- pensation suffisante pour cette portion du bien-être général qui est le résultat incontestable de la liberté d'industrie, et à laquelle il faudrait renoncer ? La contrainte directe pourrait, sans doute, être employée, et l’a été déjà, envers les mendians et les vagabonds , parce” que la mendicité et le vagabondage ont été presque partout érigés en délits; mais, aller plus loin, et séquestrer de force toute personne qui serait assistée par la charité individuelle, ce serait introduire dans nos sociétés libres un principe nou- veau, dont il est difficile d'apprécier d’avance toute la portée. Nous ne voulons point ici aborder l'examen de ces hautes questions ; notre opinion , à cet égard, n’est pas assez mürie pour que nous osions la mettre en opposition avec les idées de M. G. | La théorie de cet auteur et les applications qu'il indique, nous ont paru mériter au plus haut degré l'attention des phi- lanthropes et des publicistes. Sans les adopter implicitement , sans y voir le dernier mot de la science sur la question du paupérisme, nous avons cru qu’il importait de les recommander radis à. MANUEL DES PRISONS. 17 à l’attention du public. Nous ne terminerons pas sans émettre le vœu que l’auteur lui-même reprenne son travail sous œuvre, soit pour y ajouter de nouveaux développemens , soit pour le- ver d'avance , s’il est possible, les objections nombreuses qui lui seront adressées. ————————_—…—_—_—_—_—————— MANUEL DES PRISONS, OU EXPOSÉ HISTORIQUE, THÉORIQUE ET PRATIQUE DU SYSTÈME PÉNITENTIAIRE, par M. Grellet- Wammy. Paris, chez Cherbuliez, 1838. On paraît assez d’accord aujourd'hui, que la législation pé- nale doit borner son mandat à obtenir deux résultats essen- tiels : la sécurité pour la société, et l’amendement du coupable. Cette opinion se trouve à la base des théories des criminalistes les plus distingués de notre époque. Elle a fait du chemin dans les esprits, et nous en retrouvons continuellement des vestiges dans les délibérations des conseils appelés à la tâche importante et épineuse de faire les lois. Le principe de vengeance ou d’expiation, qui se rencontrait à toutes les pages des codes criminels il y a un demi-siècle, s’ef- face graduellement et tend à disparaître. L'élément préventif et comminatoire , n’a plus aux yeux des hommes judicieux l'importance exagérée dont on a tant abusé. L'expérience, le bon sens et humanité, en ont réglé la place. Les coutumes, débris de l'héritage légué par la barbarie du moyen âge, ten- dent à s’'abolir. Bientôt l'application des peines ne sera plus une pâture jetée à l'avidité d’une curiosité stupide et cruelle. On verra tomber le spectacle ignoble du carcan , et les tragé- dies atroces de l’échafaud. Déjà dans quelques pays l'exécution des arrêts de mert est dérobée aux regards publics. Cette me- sure est le symptôme d’un progrès dans les mœurs et les lois. Le système pénitentiaire s’est présenté comme devant satis- XV 2 18 MANUEL DES PRISONS. faire au double vœu de la législation. Il annonce la prétention de proposer des moyens nouveaux et d’une efficacité plus as- surée, pour réaliser les résultats désirés. Offrir à la société, d’une part, une sécurité plus grande contre l’évasion du mal- faiteur ; de l’autre, offrir au malfaiteur le secours d’une édu- cation régénératrice qui rende sa libération sans péril: voilà la mission qu’il s’attribue. La remplira-t-il ? L’expérience en dé- cidera , et l’expérience n’est pas faite. Quoi qu’il en puisse être de cet avenir auquel, tout au moins, on ne peut refuser ses vœux, aujourd’hui ce système s’est fait écouter. L'étude de ses principes , l'utilité et la beauté de son but , l'examen des moyens qu'il propose , la haute philosophie qui siége à sa base, appel qu'il fait aux sentimens les plus généreux et les plus purs de l’humanité, les chances probables qu’il offre en sa faveur, des commencemens d’expérience qui sont loin de plaider contre ses promesses , lui ont concilié l'attention et l'intérêt de tous les esprits sérieux qui ont pris quelque soin de l’analyser en lui-même , et de le suivre dans ses applications. On peut le considérer actuellement comme accueilli par ure approbation réfléchie. Si la perfection de son but peut faire encore aujourd’hui des enthousiastes et des in- crédules, ces deux extrêmes ne sont plus à redouter pour ceux qui se donnent la peine de penser, ni même pour la majorité de ceux que cet objet peut préoccuper passagèrement. Les partisans les plus déclarés du système, sont prêts à convenir qu'il ne réalisera jamais les promesses de sa théorie, et qu’on doit les envisager comme un de ces buts que l’on place devant soi, et vers lesquels on doit s’efforcer d’avancer toujours, sans espérer de jamais pouvoir les atteindre. D’un autre côté, les adversaires réfléchis de la théorie conviennent que le système renferme des élémens d’une utilité incontestable, et dont on doit s’empresser de se servir pour améliorer toujours davantage l'institution malheureusement nécessaire des lieux de dé- tention. En sorte qu’il résulte de ces opinions combinées, que le système pénitentiaire a pris rang à divers titres, et MANUEL DES PRISONS. 19 d’une manière plus ou moins complète, parmi les intérêts so- ciaux qui s’agitent aujourd'hui , et qu’il n’est plus permis de s'occuper des prisons sans lui faire une part quelconque, et le plus souvent une large part. C'est cet état de la question que M. Grellet a choisi pour point de départ. Il ne s’arrête pas à discuter les utilités ou la convenance du système, encore moins les principes qui en sont la base. Il le prend comme une idée admise, comme un fait sinon accompli, du moins à accomplir, et il s’attache à recher- cher quelle est la manière dont on doit procéder pour en faire sortir les applications les plus avantageuses, et l’amener à son plus complet développement. On s’attend, sans doute , à ce que l’auteur aura dù n’envi- sager que d’une manière partielle un côté du système, celui qui regarde la sécurité des prisons. Tout ce qui concerne cet intérêt se résout en une combinaison plus ou moins ingénieuse ou bien conçue de murs, de portes, de barreaux , de ver- rous ; dans une disposition des localités qui favorise la surveil- lance et la facilité du service intérieur. C’est l’affaire de lar- chitecte. Les travaux abondent sur cette partie matérielle de l'établissement. Les plans et les devis proposés, discutés, éprouvés, ne laissent plus guère aux entreprises que l’embarras du choix. La question est épuisée ou peu s’en faut, et M. G. en la reprenant n’eût pu que s’engager dans des répétitions superflues ; aussi n’y consacre-t-il qu’un seul chapitre, qui se rattache encore à Paction morale du système sur le détenu. Un objet d’un intérêt tout autrement puissant devait attirer et le captiver ; et cela avec d’autant plus de raison que le sujet ést loin encore d’avoir été suffisamment éclairei , qu’il est plus loin encore de se concilier des opinions unanimes et de s’être reproduit dans des principes généralement adoptés. M. G. a laissé le côté matériel du système, pour se tourner vers sa partie spirituelle ; il a quitté le corps pour l’âme ; et l’amélio- ration, la régénération des détenus , a absorbé toutes ses pen- sées. Le meilleur mode à suivre pour atteindre ce but est ce 20 MANUEL DES PRISONS. qui l’oceupe exclusivement ; et l’ouvrage qu'il offre au public, sous le titre modeste de manuel, est le résultat de ses observa- tions , de ses réflexions et de ses études , relatives à l’applica- tion la plus favorable du principe éducatif que renferme le sy- stème pénitentiaire. L'auteur débute par une espèce de précis historique de la pensée qui fut le germe des tentatives philanthropiques dont l'institution pénitentiaire est la dernière expression. Il la re- trouve dans l’antiquité , chez plusieurs philosophes, en parti- culier chez Plutarque, chez Platon, même jusque dans Py- thagore. Il la suit se développant sous l'influence chrétienne, et obtenant une sorte de commencement d’exécution dès les pre- miers temps du christianisme, dans les soins et les efforts indi- viduels de la charité. Il la montre se réalisant au dix-huitième siècle, d’abord à Rome sous Clément XI , puis en Belgique sous Marie-Thérèse, en Angleterre par l'influence de Howard , en Amérique par les soins des Quakers, et prenant dans cette dernière contrée un développement rapide. Enfin il la signale de nos jours passant dans les lois et se popularisant en Eu- rope. Après cette vue générale , l’auteur aborde son sujet d’une manière directe, et dans un sens toujours pratique ; sens qu'il n’abandonne jamais , et qui, sans exclure les idées de théorie, distingue spécialement et avantageusement son travail. Tout le système repose sur une idée , celle de la possibilité de l’amendement du coupable. Cette idée, que la philosophie et l'expérience appuient , que le christianisme consacre, est une base sans laquelle tout l’édifice croule. Aussi, avant d’expo- ser les moyens d’améliorer, M. Grellet s’arrête à examiner quelles sont les chances d’obtenir l’amélioration. Ces chances, il les cherche dans l'étude des prisonniers. Il les classe en di- verses catégories, et discute les espérances que chacune d’elles peut offrir. Après ces préliminaires, où l’on sent à cha- que page, nous dirions même à chaque ligne, que l’auteur nous expose les observations tirées par lui-même des faits qui se sont MANUEL DES PRISONS. 21 passés sous ses yeux , il se demande quel est le but à se pro- poser, et quels sont les moyens de l’atteindre? Le but, c’est la régénération du détenu. Ce but, on doit lavoir constamment sous les yeux. Sa perfection même devra servir à diriger et à activer l’emploi des moyens destinés à l’atteindre. Mais ces moyens quels sont-ils, ou que doivent-ils être ! On a essayé ou conseillé deux méthodes opposées ; le régime de la douceur , le régime de la sévérité. L’une et l’autre sont vicieuses. La discussion de l’auteur ne nous paraît laisser au- cun doute sur cette conclusion à laquelle il arrive. Selon lui il n’est qu’une seule marche bonne et sûre , c’est la correction , c’est-à-dire , Péducation. La correction du criminel est une éducation à refaire. Education corrective , voilà l'expression la plus complète de la tâche; et cette espèce d’éducation est la plus difficile de toutes, car elle offre le double travail de détruire et d’édifier. Il ne s’agit pas seulement de jeter des semences de bien ; il faut avant tout, déraciner des principes et des habitudes de mal. Tel est le double résultat vers lequel Paction pénitentiaire doit diriger toutes ses ressources. Tout dans Pinstitution doit y concourir. On doit demander des secours pour Patteindre à l'administration, à la philanthropie , à l’instruction, à la reli- gion; il n’est pas jusqu’à la disposition du local qui ne doive y contribuer. En sorte que les soins physiques, les soins moraux, les soins religieux sont ici solidaires, et sont tous requis d’apporter leur tribut à l’œuvre d'amélioration qui doit être le couronnement de cette combinaison de précautions et d'efforts. Cette vue générale de l’écrit de M. Grellet, nous semble suffire pour en faire saisir la tendance , Pesprit et la portée. Nous ne le suivrons pas dans ses développemens des trois in- fluences simultanées auxquelles il soumet le prisonnier, et dans les moyens qu'il indique pour les faire converger , chacune à leur manière, vers le mandat définitif du système. Il faut aller chercher ces détails chez l’auteur, en qui l’on reconnaîtra par- 22 MANUEL DES PRISONS. tout l’homme éclairé, l’observateur intelligent et conscien- cieux, un esprit impartial qui ne se laisse point prévenir par l'intérêt du sujet qu’il traite, et par-dessus tout le chrétien sincère; car la pensée chrétienne perce à travers tout son travail, et dans son opinion doit dominer toute l’institution pénitentiaire. C’est là qu’il en voit le principe, la vie, Pes- pérance, le résultat. Si nulle part peut-être il ne le déclare d’une manière aussi explicite, tout son livre le dit. On ne peut le lire, même en se tenant en dehors de l'intérêt spécial auquel il est destiné, sans éprouver cette impression d’édifica- tion qui se retrouve partout où la pensée chrétienne est repro- duite. C’est un des caractères particuliers de cet ouvrage, qui n’est pas seulement un écrit intéressant et bien fait, mais de plus une bonne œuvre; et ce caractère même est pour nous un gage que le système pénitentiaire y est envisagé non- seulement dans son point de vue à la fois le plus élevé et le plus utile, mais encore dans son vrai jour. Selon nous , lors- que la pensée chrétienne y demeure étrangère, on ne l'a pas compris. Nous nous trouvons fort embarrassés, nous lavouons, pour rendre compte et pour juger de l'ouvrage de M. Grel- let. Notre embarras naît de notre sympathie même pour ses idées. D'accord avec lui sur les principes fondamentaux et l'esprit du système pénitentiaire, disposés à adopter tout ce qui se rencontre d’essentiel dans les détails où il entre et dans les méthodes qu’il propose , il semble qu’après avoir approuvé nous devrions n’avoir plus rien à dire, à moins de repro- duire ses propres paroles, et nous préférons alors renvoyer à l’auteur. M. Grellet est conduit par son sujet, sinon à ap- profondir , du moins à toucher à toutes les questions qui con- cernent l'institution nouvelle, et dont plusieurs encore sont un sujet de discussion. Il les éclaircit chemin faisant, d’une manière concise, avec une rare justesse d'esprit; et ce qui est remarquable surtout, c’est que c’est presque toujours à Paide d'exemples et de faits bien observés , qui viennent mer- veilleusement servir d’appui à ses raisonnemens. MANUEL DES PRISONS. 23 Une discussion qui nous a particulièrement frappés , par sa netteté et sa force, et comme devant avancer la solu- tion d’une opinion encore controversée, c'est celle qui est relative à l’emprisonnement solitaire , et à l'adoption du si- lence dans l’emprisonnement simultané. Ce sont les deux régimes connus sous les noms de régime de Philadelphie, et de régime d’Auburn. M. Grellet se prononce pour le dernier. Il fait ressortir vivement les inconvéniens de la solitude ab- solue, en la mettant en présence du but même que lon ima- gine atteindre mieux par son secours. Il montre le détenu s’abrutissantet se dépravant sous l'influence de ce régime mo- nacal poussé à ses limites extrêmes, et l’administration elle- même forcée de priver le prisonnier des ressources les plus indispensables à son éducation et à son amélioration morale. Il fait ressortir au contraire les avantages de la reclusion col- lective et du travail commun, qui permet l'emploi de tous les moyens d’éducation envers l'individu, qui les facilite, en admet que la reclusion solitaire rend impraticables , et en même temps conserve au détenu les habitudes de la sociabi- lité , une sorte de vie commune , au sein même de la captivité. Entre les objections soulevées contre le régime d'Auburn , il en était une, qui , si elle n’avait pu être résolue d’une ma- nière satisfaisante, aurait dû peut-être entrainer l’adoption du régime opposé. C’est celle qu’on tirait de l'impossibilité d'obtenir le silence entre des prisonniers habituellement réunis. Car, nous croyons devoir l'observer en passant, dans le fond les par- tisans des deux méthodes se réunissent dans l’opinion commune de vouloir pour le détenu la solitude : les uns la veulent maté- rielle et complète ; les autres veulent l’obtenir par le silence. En effet, le silence isole, et ce genre d’isolement entraîne, dans un régime d’association, la nécessité d’une contrainte morale. Le silence est une condition indispensable dans l’emprison- nement en commun.Nous n’hésitons pas à le déclarer : s’il n’est pas observé fidèlement, la ruine de tout le système régénérateur 24 MANUEL DES PRISONS. est imminente. Les conversations entre les détenus suffisent pour détruire tout le bien moral qu’on tenterait de produire en eux. On a justement appelé les prisons, telles qu’élles étaient avant l'introduction du système pénitentiaire , des écoles d’enseigne- ment mutuel du vice. Cette dénomination suffit pour faire com- prendre ce que l’on a lieu d'attendre de la libre communica- tion de leurs pensées, accordée aux criminels. La question dela possibilité d’établir le silence est donc pour le régime de l’em- prisonnement simultané, une question de vie ou de mort. M. Grellet a senti toute l’importance de lobjection. Il Pé- tudie avec tout le soin qu’elle réclame, et avec son impartialité accoutumée. Mais pour l’éclaircir d’une manière plus com- plète, il ne s’arrête point à la considérer exclusivement dans son expression isolée. Il aborde le sujet tout entier. Il commence par examiner ce que l’on doit entendre par le si- lence dans un établissement pénitentiaire, et quel en doit être l'usage. Il s’élève avec raison contre la confusion d’idées qui conduit à en faire un but , tandis qu'il ne doit être ‘admis que comme un moyen. Ensuite, en s'appuyant des autorités les plus respectables dans cette matière , telles que MM. Julius, Marquet de Vasselot et d’autres, il presse les utilités nom- breuses de cette obligation sévère. C’est en énumérant ces uti- lités qu’il rencontre l’objection, dont il avoue que la reclusion solitaire serait la solution absolue. Mais après avoir exposé les inconvéniens qui feraient plus que compenser cet avantage négatif, il envisage le silence dans sa relation avec l'intention qui l’impose. Alors, il n’a pas de peine à montrer par le rai- sonnement comme par les faits, illusion de l’objection. En effet, même en accordant que dans l’emprisonnement simul- tané, le silence, dans le sens absolu du terme, fût impossible à obtenir, en résulterait-il que cette méthode, qui réunit d’ailleurs de si nombreux avantages, dût être abandonnée? Une fois qu’on est d’accord (et nous nous étonnerions qu’on püt le contester) que le silence doit étre envisagé comme un moyen et non comme un but, il n’est plus question de le tint um té MANUEL DES PRISONS. 25 considérer en lui-même ; il importe uniquement de savoir s’il agit de manière à remplir le mandat qui l'a fait établir. Tout se réduit à l’étudier dans sa relation avec les détenus , dont il doit étre le préservatif. Or de quoi s’agit-il? D’obtenir de la règle du silence une influence suffisante pour empécher toute communication verbale , toute conversation qui pourrait servir à propager des maximes corrompues, ou favoriser des projets de révolte ou d'évasion. Réduite à ces termes, la ques- tion est d’une solution facile. Le fait l’a résolue ; l'expérience, du moins dans le pénitencier de Genève, a acquis à l’opinion de la possibilité de la loi du silence , l’autorité d’une chose jugée. Ce point éclairci , l’auteur poursuit l'exposé des utilités mo- rales du silence pour le détenu. Il le montre contraignant le coupable à revenir sur lui-même et sur sa vie passée, dans ses réflexions tristes et solitaires, méme au sein-de l’association et du travail commun ; le conduisant de l’affliction ou de Pir- ritation même à des pensées de regret sur sa mauvaise con- duite, et de justice sur le sort qu’il est obligé de subir, et dont ïl ne peut accuser que lui-même ; l’amenant insensible- ment ainsi en présence de sa conscience, et, par une consé- quence nécessaire , en présence de Dieu ; jetant dans son âme des germes de repentir et d’amendement ; lui inspirant des ré- solutions de changement de vie, et de régénération ; le pré- parant ainsi de la manière la plus favorable, aux impressions salutaires , aux influences de correction que l'éducation simul- tanée du régime, de l’action morale, et surtout de la persua- sion religieuse, est destinée à produire. C’est là que se ren- contrent, dans les citations de l’auteur comme dans ses propres réflexions, de belles pensées et de belles pages, dont on peut, sans avoir besoin de s'occuper du système pénitentiaire, appré- cier le mérite et retirer surtout un utile profit. Car on s’abuse- rait étrangement, si l’on s’imaginait que, dans ce qui concerne les intérêts spirituels, ce que l’on dit à ces coupables que la société repousse et classe dans une catégorie de proscription , 26 MANUEL DES PRISONS. ne puisse pas nous concerner nous-mêmes. Devant les tribu- naux humains, comme devant le tribunal de l’opinion, les classifications sont tranchées , les différences immenses, les distances incommensurables ; mais devant le tribunal de Dieu, il n’y a plus d’exception pour le caractère de proscription, comme il n’y a plus d’exception pour la clémence. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage traitent de l’action morale et de l’action religieuse. Le titre seul désigne suffisam- ment quelle en est l’importance. Ils sont , comme tout le reste, riches d'observations bien faites , de réflexions justes , de vues utiles. Les directeurs des pénitenciers les consulteront tou- jours avec fruit. Lorsque nous entrons dans le détail des idées que ces deux chapitres renferment , nous n’en rencontrons aucune que la sagesse et l’expérience ne nous paraissent ap- prouver. Cette partie du travail ne nous a laissé qu’une chose à désirer ; c’est qu’elle füt présentée dans un ensemble plus lié et plus complet. Les observations que nous allons sou- mettre à l’auteur, feront comprendre notre réclamation. D'abord, nous aurions préféré qu’il ne distinguât pas les deux sujets. L'action morale, dans son principe, dans son but, comme dans ses détails, peut facilement, et doit, selon nous, se résoudre dans l’action religieuse. Nous ne conce- vons pas, pour notre part, ces deux actions séparées, ni même distinctes. Il nous semble que l’exposé des idées rela- tives à l'influence morale qui doit être exercée sur le détenu, n’aurait eu qu’à gagner à les présenter comme relevant de la pensée religieuse. Dans le fond, c’est l’opinion de lau- teur ; tout son livre semble nous le dire. Le début même de son dernier chapitre le déclare. D’où vient donc qu’il a pensé devoir classer en deux catégories ses idées sur ce sujet? Peut- être a-t-il cru répondre mieux ainsi au titre de Manuel, affecté à son écrit, et a-t-il imaginé de sacrifier sous ce rapport à la clarté, et à une certaine spécialité pratique. Nous croyons ce- pendant qu’il eùt été plus avantageux de ne pas établir la di- stinction, et de saisir cette occasion de rappeler un principe, MANUEL DES PRISONS. 27 qu’une opinion erronée repousse, et qui, nous le pensons, ne doit jamais être plus reconnu et appliqué que dans l’action mo- rale qui doit être exercée dans un pénitencier. Au reste , nous n’insistons pas sur cette observation. Comme l’auteur explique à plusieurs reprises sa pensée, de manière à ce qu’il est im- possible de se méprendre à cet égard sur son intention, notre réclamation ne peut s’adresser ici qu’àla forme qu’il a adoptée : nous nous en rapportons à lui pour en apprécier la valeur. Notre seconde observation concerne un objet plus positif. Elle s'attache à l'organisation même de l'administration géné- rale d’une prison pénitentiaire. M. Grellet montre avec beaucoup de justesse, et prouve avec solidité, que l’action morale dans un pénitencier doit être indépendante. Tous les motifs qu’il expose en faveur de cette prétention , et tous les inconvéniens qu’il signale dans une marche opposée , nous ont paru marqués du caractère de l’é- vidence. Mais ici le mode constitutif qu’il propose pour obte- nir ce résultat, nous a paru laisser un vide, présenter quelque chose d’incomplet, qui peut donner prise à quelques objections. M. Grellet veut que l’action morale soit organisée, c’est-à- dire, qu’elle entre dans la partie constitutive de l’établissement; et pourtant il veut la maintenir indépendante de l’administra- tion. Il en résulterait alors que la conduite , la direction d’un établissement pénitentiaire, serait confiée à deux autorités, qui auraient leurs attributions respectives et séparées , qui chemi- neraient l’une à côté de l’autre, sans qu'aucun lien vint les rapprocher et les rassembler dans une unité toujours désirable. Les rapports entre l’administration à laquelle les règlemens in- térieurs et le matériel seraient commis, et l’administration morale , ne pourraient être que des rapports inofficiels , et le plus souvent de bienveillance. Mais lorsque leurs opérations respectives viendraient à se contrarier (ce que, pour notre part, nous regardons comme un cas non-seulement possible, mais inévitable), lorsqu'un conflit quelconque viendrait à naître , on ne trouverait plus de pouvoir auquel on püt recou- 28 MANUEL DES PRISONS. rir pour arbitre et pour juge, sans sortir de létablissement et sans remonter peut-être jusqu’au gouvernement. Dans un petit État, cette marche est possible , quoiqu’elle ne fût pas sans beaucoup d’inconvéniens , n’eût-on à signaler dans le nombre que la lenteur qui devrait en résulter nécessairement. Mais dans un grand État , l’expédient nous paraîtrait inadmis- sible. En France, par exemple, où en serait-on, s’il fallait aller jusqu’au ministre de l’Intérieur, ou seulement jusqu’au pré- fet du département , pour décider de tous les conflits de détail qui pourraient s'élever chaque jour entre les petites adminis- trations d’une maison de détention ? D’un autre côté , si vous confez à l'administration directrice de l'établissement autorité sur l’action morale, celle-ci cesse d’être indépendante, et nous retombons dans tous les inconvéniens de ce mode de vivre ; inconvéniens qui ne -vont à rien moins, comme le prouve lau- teur, qu’à en détruire ou tout au moins à en énerver considé- rablement l'influence sur le prisonnier. Il nous semble donc que, pour concilier ces difficultés, ilne reste que deux partis à prendre, et aucun des deux n’est pro- posé par M. Grellet. Le premier serait de laisser à l'action morale une allure entièrement arbitraire. On établirait en prin- cipe, dans le règlement constitutif, qu’une action de ce genre peut ou doit être exercée dans Pétablissement; puis on lais- serait à l’administration , qui le déléguerait à l’aumônier, le soin d’y pourvoir de la manière la plus convenable. Alors, en dehors de l'établissement pourrait se former une association, sous la forme d’un comité régulier si l’on voulait, tout à fait indépendante, qui se prescrirait la mission de visiter les déte- nus, et de remplir auprès d’eux l'office que lui inspirerait un pur zèle de compassion et de charité. L'entrée libre de la prison, qui serait assurée à ses membres, serait soumise, sans doute, aux conditions qui seraient déterminées par le règlement inté- rieur ; mais il ne serait pas difficile de régler ces conditions de manière que l’œuvre ne füt nullement génée, et que l'institution remplit d’une manière aussi complète que possible son mandat MANUEL DES PRISONS. 29 et son but. Ce mode aurait Pavantage d’obtenir à l’action mo- rale le plus haut degré d'indépendance, et par là même sur le détenu la plus grande influence qui puisse en résulter. Ce dernier ne verrail et ne pourrait voir, dans les personnes qui se charge- raient du soin de l'améliorer, que des amis animés des motifs les plus désintéressés , que lui amèneraient des sentimens de compassion et de bienveillance, et, si son cœur pouvait s’ouvrir à la confiance et à la persuasion, il nous semble qu’il n’est pas de situation qui promit plus de chances de succès. : Nous ne voyons que deux objections contre l'admission de ce mode. La première, c’est cette apparence d'irrégularité dans une institution constitutionnelle, qui résulterait d’une corpora- tion en dehors agissänt au dedans. Mais, outre qu’il ne serait pas difficile de régulariser l’œuvre d’une manière très-suffisante pour tranquilliser et satisfaire l’administration, en fait, l’action d’un comité qui tient à l’institution elle-même, réclame le même degré de latitude, de laisser-aller, ou si lon veut d’irrégu- larité ; en sorte qu’en examinant de près l’objection, on finirait par trouver qu’elle est plus apparente que réelle. La seconde objection à plus de portée. Elle tient aux craintes que peut inspirer, sous le rapport de la fidélité dans l’accom- plissement de sa mission, un comité tel que nous Favons conçu. Le zèle individuel, libre, spontané , est sans contredit celui dont le caractère est le plus estimable , et celui dont on a lieu d'attendre les efforts et les résultats les plus complets et les plus satisfaisans. Mais ce zèle se trouve-t-il facilement ? Lorsqu'on Pa trouvé, se soutient-il? Ne peut-on pas malheureusement prévoir que le relâchement ne tardera pas à l’atteindre? Des individus dont la vie est embarrassée d’une foule de soins, d'intérêts, d'occupations , de devoirs, étrangers à l’œuvre spé- ciale dont ils se sont volontairement chargés, n’apporteront-ils ni délais, ni inexactitude, ni précipitation, ni négligence, dans la tâche qui leur est confiée, ou plutôt, qu’ils se sont eux-mêmes imposée? N’étant tenus à rien légalement vis-à-vis d’aucune autorité, les réclamations de leur conscience, ou d’un comité 30 MANUEL DES PRISONS. dont ils pourront au besoin décliner l'autorité , suffiront-elles pour prévenir ou pour corriger l'abus ? Voilà des scrupules que nous soumettons à ceux que le sujet pourrait intéresser, sans tenter nous-mêmes d’en chercher une solution. Nous observe- rons seulement, qu’il n’en est aucun que la position plus décidée d’un comité régulièrement organisé, ne püt éveiller à un certain degré. Car c’est essentiellement une question de zèle; or, le zèle ne se crée pas par un règlement, et ce n’est que d'une manière bien incomplète qu'un règlement pourrait le garantir. Cependant on ne doit pas dissimuler qu’on aurait le droit d’at- tendre une œuvre plus exacte, d’une responsabilité mieux dé- terminée. Nous n’admettrons pas comme une objection, celle qu’on tirerait de ce que le comité libre pourrait difficilement se charger de ce qui regarde l'instruction positive du détenu. Nous ne saurions voir, en effet, pourquoi ce serait là une partie essentielle de sa tâche. L’enseignement de la lecture, de lé- criture, de l’arithmétique, et de tous les objets qu’on voudrait faire entrer dans le champ d’études des détenus, nous semble- rait tout aussi bien placé dans d’autres mains que dans celles d’un comité moral ; surtout , lorsque l’administration pourrait en déléguer l'inspection à l’aumônier, dont la surveillance se- rait plus que suffisante pour cet office, et n’offrirait rien que de très-compatible avec les soins de son ministère. Il est un second parti auquel on pourrait s’arrêter , et qui, tout en donnant plus de consistance au ‘comité moral, nous semblerait pouvoir lui conserver une indépendance suffisante. Il supposerait une modification essentielle dans l’organisation générale de l'administration , telle du moins que la conçoit et la propose M. Grellet. Cette modification, la voici. M. Grellet suppose une administration générale à laquelle a direction de la prison serait confiée; qui se chargerait de la surveillance du règlement intérieur, du matériel, du travail, de tous les soins enfin qu’exige le mécanisme de l’institution ; puis à côté, une administration indépendante qui n’aurait à MANUEL DES PRISONS. 31 s’occuper que de la partie morale de l’œuvre. Nous proposerions un mode qui maintiendrait dans l’établissement une centralisa- tion dont l’influence entretiendrait l’harmonie entre toutes les branches du système. Ce serait un conseil supérieur, qui do- minerait l'établissement, et dont l’unique attribution serait la partie réglementaire de l’institution et la surveillance générale. Ce conseil demeurerait en dehors de toute coopération active et pratique, de tout contact avec les détenus, de tout rapport direct avec la marche et l’ensemble de l’organisation établie. II siégerait comme autorité suprême, et c’est de lui que relève- raient alors les diverses commissions chargées chacune d’un département spécial. Au-dessous de lui agiraient une com- mission administrative, une commission de travail , une com- mission de surveillance morale. Chacune aurait à lui rendre compte. Il serait juge de tous leurs conflits. Il serait chargé de pourvoir à tout ce qui devrait assurer leur libre action. Il veil- lerait à leur maintien, et à l’accomplissement fidèle de leur mandat. Il préviendrait tout empéchement et toute collision. Il assurerait l'exécution complète de toutes les exigences du ré- gime pénitentiaire. De cette manière, l’action morale entrerait dans l’organisation même de l’établissement, et la distance qui séparerait le conseil supérieur , des détenus et de la commis- sion de surveillance morale elle-même, laisserait à celle-ci une indépendance suffisante pour que l’action en fût franche, ‘accueillie sans défiance, et par conséquent, pour qu’elle sa- tisfit à son mandat. Nous ignorons jusqu’à quel point ces deux expédiens seraient acceptables, et nous ne pouvons prévoir les obstacles qu’ils rencontreraient peut-être dans l'exécution. Mais ils obvieraient à une irrégularité, ou tout moins à un défaut de centralisation, que l'indépendance complète d’un comité moral organisé de- vrait nécessairement entraîner ; défaut qui devrait inévitable- ment, à notre avis, amener des obstacles de plus d’un genré, et toujours au détriment de l'action morale, Il nous reste encore une observation à présenter , et c’est a? MANUEL DES PRISONS. celle à laquelle nous attachons le plus d'importance. Il n’est pas à notre connaissance qu’elle ait été déjà énoncée, et M. Grellet, dont l'écrit nous l’a suggérée, ne l’aborde pas. Elle concerne les rapports entre le comité moral et l’aumônier. Dans l’organisation exposée par l’auteur, la part faite à l’au- mônier se réduit aux exercices du culte et à l’enseignement religieux. Sa tâche demeure séparée et distincte de celle du comité moral. Il a droit d’entrée dans ses séances ainsi que dans les séances des autres comités, mais seulement avec voix consultative. C’est un officier de l’établissement qui a ses en- trées partout, qui s’amalgame à tout, ce qui est l’équivalent de dire qu’il ne s’amalgame à rien. Sauf ses devoirs déterminés et positifs, il peut demeurer, ou on peut le laisser, de droit en dehors de tout; car ne lui accorder qu’une voix consultative, c’est à peu près ne lui rien accorder. Dans tout ce qui concerne une organisation, l'influence personnelle ne doit pas entrer en ligne de compte : tout ce qui est éventuel et d’accident doit être écarté. Nous ne sommes point surpris que M. Grellet ait envisagé la tâche et la situation de laumônier sous ce point de vue : la distinction qu'il a cru devoir établir entre l’action morale et l’action religieuse devait naturellement ly conduire. Mais nous nous demandons si c’est bien là la place que l’aumônier doit tenir dans un établissement pénitentiaire ; et nous ne pouvons nous défendre d’y voir pour son œuvre et pour lui- même de graves inconvéniens. Il ne faut pas se le dissimuler, l’œuvre du comité moral et l'œuvre de l’aumônier se confondent. Quelles que soient les distinctions que l’on puisse établir, ils se rencontrent dans tout ce qu’il ÿ a de vraiment essentiel dans leur tâche respective. A quoi tendent-ils également ? À la régénération , ou si l’on aime mieux , à la correction du détenu. Leur but est donc le même; cela est évident. Leur moyen est aussi le même; car nous n'én connaissons qu’un seul qui puisse aller réellement au but : l’action religieuse. Un comité moral qui se séparerait « MANUEL DES PRISONS. 33 de ce moyen d'influence, ou même, qui n’en ferait pas son mobile essentiel, serait un véritable hors-d’œuvre ; autant vau- drait qu’il n'existât pas, car son utilité ne serait pas en raison de la complication que son institution nécessite. A la différence près des formes , l’action d’un membre du comité de surveil- lance morale et l’action de l’aumônier sont, dans le fond, iden- tiques. Qu’en devra-t-il résulter nécessairement, si l’aumônier con- tüinue à demeurer à part, et comme confiné dans ses fonctions spéciales ? Deux œuvres semblables, qui chemineront parallè- lement sans avoir l’occasion, ou du moins l’obligation de se rencontrer, ce qui pourra facilement prendre l’apparence d’un double emploi. Jusqu'ici l'inconvénient aurait peu de gravité : il se bornerait à trahir une anomalie, un défaut d'harmonie dans l'institution ; et même si le bien se faisait , surtout s’il se faisait à double, il y aurait plus que compensation. Mais c’est un résultat que nous n'osons guère nous flatter de voir se produire : loin de là ; nous prévoyons un résultat tout contraire. Nous abandonnons dans nos prévisions ce que nous pour- rions conjecturer de l'influence de cet état de choses sur le comité moral : nous nous bornons ici à envisager l’aumônier. Si nos réflexions sont justes relativement à lui, elles seront plus que suffisantes pour motiver une modification qui devrait prévenir la chance probable d’un grave abus. Il ne faut pas ici se faire des utopies sur les choses, ni sur les personnes. Il faut juger sur les analogies et les pré- somptions fournies par l’expérience et par la connaissance du cœur humain. Or en partant de ces données , on arrivera faci- lement à conclure, que cette situation de l’aumônier doit expo- ser son œuvre, en l’exposant lui-même à une double tentation : celle du découragement et celle du relâchement. Deux actions aussi analogues et contiguës que le sont celles du comité moral et de l’aumônier , doivent amener inévitable- ment des frottemens ; et ces frottemens peuvent n’être pas toujours sympathiques. Les attributions respectives ne peuvent XV J 34 MANUEL DES PRISONS. pas être assez exactement définies dans une œuvre pareille , pour ne pas laisser toujours quelque prise à l’arbitraire. On serait même parvenu à les définir clairement, qu’il en est plü- sieurs dont Pexpérience ne tarderait pas à faire désirer la mo- dification. D'ailleurs, il est dans la nature de tout corps con- situé, de chercher à étendre son mandat, de s’'indisposer contre ce qui le gêne, et d’empiéter au besoin, et sans inten- tion mauvaise ou sans projet arrêté, sans s’en douter peut-être, sur un domaine réservé, mais dont une part entre dans ses convenances ; et dans ces cas, on n’a pas de peine à comprendre de quel côté serait le succès des empiétemens. Voilà donc plusieurs occasions de conflits de détail préparées , et qui n’attendront qu’une circonstance pour se manifester. De plus on ne s'arrête pas dans la voie des empiétemens. À mesure que certaines utilités apparentes ou réelles se produisent, on veut y pour- voir. Pour cela, il faut traverser le domaine d’autrui : on la déjà fait ; il n’y a pas de raison pour ne pas le faire encore. I peut arriver ainsi, que, de progrès en progrès dans cette voie, on dépouille l’aumônier de ses attributions une à une, pour ne lui laisser en définitive que celles qui concernent son office spécial, où nul ne peut le remplacer. Heureux encore si on ne Jui dispute pas une part de son autel ou de sa chaire ! Vis-à-vis de cette allure envahissante du comité moral, que fera l’'aumônier ? IL réclamera peut-être ; et il établira ainsi un conflit de juridiction , une discussion de compétence dans lesquels nous serions fort étonnés que lon vit présider la cha- rité, ou méme la bienveillance ; car on ne peut pas supposer dans les aumôniers, des hommes tellement évangéliques, qu'ils soient inaccessibles aux impressions de la susceptibilité. Or, on conviendra facilement qu’une contestation ne pourra que nuire sensiblement à l’œuvre des uns et des autres. Mais peut-être que l’aumônier se trouvant mal placé , par son caractère et sa situation, pour éveiller des dissentimens, né réclamera pas. Il laissera faire. Ce serait probablement le parti le plus sage, quoiqu'il ne ft pas sans inconvéniens. Mais il ëst un inconvé- MANUEL DES PRISONS. 35 nient qui le concerne, et auquel il est probable qu’il n’échap- pera pas. Il se découragera. Devenu étranger à ce qui regarde l'inspection morale qu’il estimait lui avoir été commise, réduit pour toute attribution à celle de’son office spécial, il s’y ren- fermera. Sauf ces fonctions officielles , il se regardera comme un hors-d'œuvre; et l'intérêt véritable de sa place, celui qui devait l’attacher au principe et à l’ensemble d’un système élevé, dont il aurait eu peut-être Pambition de travailler à réaliser le but, aura disparu. À moins de lui supposer un zèle individuel qui se nourrisse de lui-méme et se soutienne à tra- vers les obstacles et les déceptions d’une tâche ingrate, caractère que nous n'hésituns pas à placer dans les cas d'exception, nous voyons dans la destruction de cet élément de courage et de vie, un | préjudice notable à l’exercice et à l'efficacité de son ministère. Mais on nous accusera peut-être d’attribuer gratuitement au comité moral un esprit d’empiétement qui sera toujours loin de son intention ou de sa pensée. Nous croyons que si Pon y ré- fléchit, on verra que nous n’avons fait que prévoir ce qui est dans la nature des choses; et par conséquent, que nos conjec- tures n’inculpent ni l'institution , ni ceux qui seraient chargés de la représenter. Mais nous admettrons , si l’on veut > que cet abus ne se présente pas : nous voyons un autre inconvénient non moins grave résulter, pour l’aumônier, de cette action simul- tanée et distincte. Il se reposera de sa tâche sur le comité mo- ral. Toute cette partie indéterminée de son œuvre, qui consiste surtout dans le gouvernement pastoral de son troupeau, il l’a- bandonnera successivement aux soins d'autrui. Nous ne vou- lons point dire qu’il en forme le projet , ou que ce soit en lui une intention, ou moins encore qu’il sel’avoue ; mais, en fait, il en sera ainsi. Il ÿ sera conduit par la pente naturelle des choses, et disons-le, par sa propre tendance. Sans accuser ici Ja pa- resse ou l’indolence de personne, c’est une chose assez géné- ralement reconnue, qu’on s’épargne volontiers la peine que l’on croit pouvoir s'épargner. L’aumônier allant visiter les détenus les trouvera instruits, conseillés, exhortés, consolés, par d’au- tres. Iltrouveral'œuvre faite, et mieux faitele plus souvent qu’il 36 MANUEL DES PRISONS. ne la ferait lui-même, attendu que la tâche des membres du co- mité étant plus spéciale, plus restreinte que la sienne, ils y pourront consacrer plus de soins et de temps. Il en remportera l'impression que son intervention est superflue, qu’il peut faire de son temps un emploi plus utile, que l’œuvre se fait sans lui, et, tout au moins, aussi bien que par lui. De là à la négligence il n’y a qu’un pas. Et dans une fonction épineuse ou pénible presque toujours, et souvent rebutante , on comprendra faci- lement quelle chance on ouvre au relâchement en lui fournis- sant un prétexte; et ici, il y a même plus qu’un prétexte. La présence de l’aumônier aux séances du comité moral ne suffira point pour prévenir ces résultats fâcheux et pro- bables. En supposant qu’il ÿ siége avec assiduité, et ne se rebute pas du rôle insignifiant auquel il ÿ sera condamné, quelle pourra être son influence dans un corps où il n’aura qu’une voix consultative, c’est-à-dire , où il ne sera pas même sur un pied d'égalité avec les autres membres? Accordez-lui même une voix délibérative: quel sera le poids de cette voix isolée, surtout lorsque ses intérêts se trouveront en collision avec ceux du comité? De quelque manière que l’on s’y prenne, sa situation y sera toujours subordonnée ; et cela seul suffirait pour que les inconvéniens signalés ne fussent pas neutralisés, Nous serions même étonnés que le sentiment de cette position ne l’engageät pas enfin à s’abstenir de paraître à ces séances , sauf les cas d’absolue nécessité; et qu’après avoir pris le parti de laisser l’action du comité libre et sans contrôle, il ne prit le même parti pour ses délibérations. Plus nous y réfléchissons, plus il nous paraît évident que l’organisation qui isole deux œuvres aussi homogènes, doit conduire à annihiler l’une au détriment de l’autre. Un comité moral constitué de cette manière, est une invention admirable pour annuler l’aumônier ; pour le rendre autant que possible un bors-d’œuvre dans l'établissement. Or certainement ce n’est pas là le rôle que l'esprit du système lui avait réservé. Selon l’idée que nous nous étions formée d’un aumônier dans un établissement pénitentiaire, il devrait y être le représentant MANUEL DES PRISONS. 37 de la pensée morale du système. Cette pensée sainte devrait être , si l’on ose parler ainsi, son département ; comme ce qui concerne le labeur des prisonniers , celui du président du co- mité de travail. C’est à ce mandat important et supérieur qu’il semblerait naturellement appelé par son caractère officiel , sa charge , ses fonctions solennelles , et auquel il devrait Pêtre encore par ses principes , ses convictions, son zèle, sa con- duite personnelle et sa moralité. Dans ce point de vue, le co- mité moral ne devrait être que son auxiliaire, et n’agir que sous son inspiration. La présidence et la direction devraient lui en être confiées, et l’action individuelle de chacun de ses membres relever de lui. Par ce mode, l’œuvre acquerrait de l’ensemble , de l’homogénéité , une direction déterminée ; elle tendrait à un résultat commun ; et, ainsi régularisée , elle ob- tiendrait une activité, me force et une influence qu’elle ne saurait avoir lorsqu'elle se dissémine et se divise. Loin de se géner ou de se contrarier, les actions individuelles ne pour- raient réagir les unes sur les autres que pour s’encourager et se prêter un mutuel appui. La pensée religieuse, personnifiée dans l’aumônier, dominant toute l’action morale, imprimerait à celle-ci une unité de tendance, et l’animerait d’une vie qui en doublerait la puissance ; et si le résultat pouvait être atteint, il le serait ainsi. Voilà comment il nous semble que l’on pourrait parer avec avantage aux inconvéniens qui résultent à nos yeux du mode exposé dans le Manuel. Du reste , que l'on ne s’imagine pas que nous plaidons ici la cause de l’aumônier , et que nous éprouvens l’ambition de lui assigner dans l'établissement un rang supérieur à celui qui lui serait dévolu dans une organisa- tion différente. Nous n’envisageons le sujet qu’en regard du but et des meilleurs moyens de l’atteindue. Nous serions même très-tentés de croire que l’on trouverait en général les au- môniers des prisons très-peu disposés à accepter cette espèce de supériorité, si lon venait à la leur offrir. Ils n’y verraient probablement qu'une charge nouvelle, compliquée d’une res- ponsabilité dont ils pourraient redouter d’assumer le faix. Ici 38 MANUEL DES PRISONS. l'éveil de l’ambition est peu à craindre; et une tâche aussi modeste et aussi ignorée, laisse peu de prise à l’amour-propre et à ses puériles prétentions. Les observations que nous venons d'exposer pourront être controvérsées , et demanderaient, pour étre éclaircies, des développemens et des détails dont nous avons dû nous abste- nir, Mais en les envisageant dans leur relation avec Pécrit qui les a éveillées en nous , on pourra remarquer qu’elles n’en- tament en rien ce que nous avons pu dire de son mérite. Elles aspireraient tout au plus à en compléter quelques par- ties, ou simplement à y ajouter quelques idées. Dans un sujet encore neuf, il n'y a rien d’étrange à ce que certaines vues nous échappent, et l’on doit s'attendre à en voir surgir de nouvelles. L'auteur nous offre une moisson bien riche; et ce- pendant nous sommes assurés que nül ne sera plus empressé d'accueillir ce que l’on peut glaner après lui. Aussi nous ne connaissons personne à qui nous fussions plus disposés à soumettre celles même de nos observations qui peuvent le plus différer des siennes , et au jugement de qui nous en voulus- sions remettre avec plus de confiance l'appréciation. M. Grellet nous fait espérer un nouveau volume , qui com- pléterait le Manuel. et l’enrichirait encore d’un grand nombre d'observations, de conseils pratiques et de faits de détail. Nous l’encourageons, autant qu’il peut être en nous, à suivre cet utile dessein. Sa longue expérience de la partie d’application du système pénitentiaire, dont sa position nouvelle met plus spécialement et plus habituellement encore le mécanisme sous ses yeux, devra rendre toujours plus précieuses ses publica- tions sur ce sujet. Leur tendance, toujours dirigée vers la mise à exécution de l’œuvre à faire, en doublera l'utilité ; car elles serviront également à populariser, par leur intérêt et leur clarté, les idées qui se rattachent à l'institution pénitentiaire, ét à réaliser dans les faits, par les directions applicables et sûres qu’elles pourront fournir, un système auquel des opinions in- fluentes et des succès qui s’étendent tous les jours, promettent aujourd’hui un grand avenir. 39 mm Études Contemporaines. M. MICHELET: Histoire de France, 3° vol. — Origines du droit français cherchées dans les symboles et formules du droit universel. Paris, chez Hachette, 1837, in-8°. M. Michelet est arrivé à la moitié de son travail sur l’his- toire de France ; le troisième volume continue dignement ce grand ouvrage jusqu’au 14° siècle. Le succès obtenu par l’au- teur dans la première partie de cette publication, doit l’en- courager dans l’achèvement de cette tâche difficile, et pour laquelle Famour de Part et des souvenirs nationaux ne suffit pas seul : il faut encore ici des connaissances positives et la possession de documens authentiques. À mesure que nous avançons vers l’époque où l’Europe se constitue, l’histoire française devient l’histoire de la France proprement dite; le territoire se réunit en une masse plus compacte, et se rap- proche davantage de Punité monarchique ; on voit poindre un commencement d’organisation politique; les intérêts des diffé- rens peuples se mélangent l’un avec l’autre par l’action d’une communication devenue plus intime, jusqu’à ce que, vers le 16€ siècle, l’ensemble de la politique européenne se dessine plus complétement , et avec elle la civilisation à laquelle la France prend une part si active. « L'ère nationale, dit M. Michelet, au commencement de sa préface, est le 14° siècle. Les états généraux, le parle- ment , toutes nos grandes institutions, commencent ou se ré- gularisent. La bourgeoisie apparait dans la révolution de Marcel, le paysan dans la Jacquerie, la France elle-même dans la guerre contre les Anglais. Cette locution, un bon Français , date du 14° siècle. 40 M. MICHELET. «Jusqu'ici, la France était moins France que chrétienté. Dominée , ainsi que tous les autres États, par la féodalité et par l'Église, elle restait obscure et comme perdue dans ces grandes ombres... le jour venant peu à peu, elle commence à s’entre- trevoir elle-même. « Sortie à peine de cette nuit poétique du moyen âge, elle est déjà ce que vous la voyez, peuple, prose, esprit critique, anti-symbolique. « Aux prêtres, aux chevaliers succèdent les légistes ; après la foi, la loi. « Le petit-fils de saint Louis met la main sur le pape et dé- truit le temple. La chevalerie, cette autre religion , meurt à Crécy, à Courtray, à Poitiers. s À l’épopée, succède la chronique. Une littérature se forme déjà, moderne et prosaïque mais vraiment française; point desymboles, peu d'images, ce n’est que grâce et mouvement. » (Préface du 3° volume. } Ce volume embrasse une période de cent dix ans, depuis les Vépressiciliennes en1270, jusqu’à la mortdeCharlesV ,en1 380. Nous commençons à sortir du chaos si obscur de nos premières races ; nous avons laissé derrière nous les origines nationales, la France se constitue politiquement ; nous assistons, dans cette période d’un siècle, aux règnes importans de Philippe- le-Hardi, de Philippe-le-Bel, à jamais célèbre par le procès des Templiers, de Philippe de Valois, sous lequel commence la lutte entre les deux nations rivales désormais , la France et PAn- gleterre, puis de Charles V, où la nation reprend courage à l’aide d’une sage administration et de la bravoure de ses généraux, pour retomber ensuite sous le malheureux Charles VI. Le récit des Vêpres siciliennes est présenté d’une manière éminemment dramatique. C’est dans ces tableaux ou épisodes, qui par leur liaison non interrompue forment ses ouvrages, que brille en réalité le talent de M. Michelet. Nous avons déjà essayé de le montrer dans une étude précédente, M. Mi- chelet est plus poëte qu'historien. Ne comptez trouver ici au- M. MICHELET. 41 cune de ces sévères analyses, de ces résumés chronologiques minutieusement élaborés, précieux pour qui veut apprendre, mais dépourvus trop souvent de cette vie qui anime l’histoire et parvient seule à la fixer dans les imaginations. Cherchez ici l'art ; cherchez la forme. L'histoire de M. Michelet doit être lue avec certaines précautions ; il faut déjà en posséder la trame pour le suivre au milieu de ses capricieuses excursions. Il faut connaître la physionomie réelle de chaque époque pour ne point se perdre dans ses brillans écarts. Mais s’agit-il de faire ressortir un grand fait, de le montrer dans toute sa valeur historique, de faire saisir au lecteur tout ce qu’il a de dramatique ou de fécond en résultats : alors le poëte repa- raît tout entier; il se plaît à pénétrer dans l'intimité des choses, à vous en montrer les détails ; il orne son récit de fleurs, au risque de vous le faire perdre de vue; souvent aussi, il se montre lui-même à découvert, vous fait part de ses passions , de ses sympathies, de ses tristesses, même de ses colères. M. Michelet a déployé tout son talent dans ce beau récit des Vépres siciliennes , il les montre dans toute leur horreur, comme une vengeance, d'autant plus cruelle qu’elle fut tar- dive. Il attire Pattention sur l’état de toutes les nations euro- péennes vers la fin du 13° siècle. Il indique successivement la misère du peuple sicilien, sa longue patience, ses désappointe- mens lorsqu'il sollicitait quelque adoucissement à ses peines. Le pape Martin IV soutenait alors les intérêts de l’oppresseur de la Sicile, Charles d’Anjou , que deux de ses prédécesseurs , Grégoire X et Nicolas III avaient su courageusement combattre. Les habitans de Palerme envoyèrent au pape deux religieux pour demander grâce. Ces députés n’osèrent dire autre chose que ces paroles des litanies: ÆAgnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis, et ils les répétèrent trois fois. Le pape répondit aussi en prononçant ces mots trois fois : 4ve rex Judæorum, et dabant ei alapam. M. Michelet a su mettre dans un excellent jour la figure sombre du médecin Procida, auteur et instigateur de toute la conjuration. Jusqu'ici ce per- 42 M. MICHELET. sonnage historique n’avait jamais été tracé d’une manière aussi complète. Le règne de Philippe-le-Bel'mérite aussi l'attention dans le troisième volume de M. Michelet : il est fécond en enseigne- mens de plus d’une espèce. Et d’abord, c'est un grand specta- cle pour la France et pour le monde que cette lutte établie pour la première fois entre le pape et le monarque, entre l’autorité ecclésiastique et l’autorité temporelle. Du soufflet donné dans Anagni à Boniface VIII par le bandit Sciarra Colonna, le com- pagnon de Guillaume de Nogaret, date l’anéantissement du prestige attaché à la tiare, Un siècle auparavant, Philippe-Au- guste, si intrépide d’ailleurs , reculait devant la bulle d’excom- munication, et obéissait, épouvanté de se voir traiter comme un maudit par ses sujets déliés de leur serment de fidélité. Au- jourd’hui les temps sont bien changés ; non-seulement le pon- tife n’est plus terrible, mais il est insulté, menacé , frappé au visage. M. M. peint, avec le charme et la rapidité qu’on lui connaît, ce vieillard de quatre-vingt-six ans, voué aux plus dures humiliations. Et nous remarquerons ici en passant, com- bien cette haute dignité du souverain sacerdoce a pu souvent inspirer de courage à celui qui en était revétu. Est-ce un homme simple, un vieillard débile : il va trouver, dans la fonction suprême qui le rehausse à ses propres yeux, un rem- part contre la persécution ; il semble que le corps seul cède à la violence, que l’âme reste intacte, retranchée dans quelque force surhumaine ; dans cette lutte inégale, on est plus tenté de plaindre Philippe que Boniface. Ce pontife, entouré d’ennemis, s’écrie à leur approche : «Trahi comme Jésus, je mourrai, mais je mourrai pape ! » Il répond à Colonna, qui ose le frap- per de son gantelet : « Tu es de famille hérétique, et c’est de toi que j'attends le martyre. » Il est vrai que sa fermeté ne se soutient pas jusqu’à la fin. Trahi, tourmenté, Boniface s’em- porte, et meurt dans un long accès de désespoir. On reconnaît bien, dans ces sauvages démélés, toute la barbarie des temps ; les deux partis, outre leurs violences de fait, ne s’épargnent M. MICHELET. 43 point les injures. Célestin, le prédécesseur de Boniface , avait dit de lui : « Tu as monté comme un renard, tu régneras comme un lion, tu mourras comme un chien. » Nogaret, len- voyé de Philippe, appelle Boniface, Maleface et Pharaon; il est curieux de lire sa diatribe contre le pape, dans ce volume de M. Michelet. Au reste , la lutte entre Boniface et ses ennemis est racontée de diverses manières suivant les historiens. (His£. de France , 3° volume, pp. 89 à 97. ) Dans le procès des Templiers, point central de tout ce vo- lume , M. Michelet s’est livré à toute l’ardeur de la discussion historique ; aussi jamais ce sujet n’a-t-il été traité avec autant d'extension. Permis à chacun, maintenant, de se faire en toute connaissance de causeune opinion, à l’aide de documens aussi im- partiaux; rien n’a été négligé de ce qui peut jeter du jour sur une matière qui se rattache à tous les intérêts historiques, moraux et religieux. M. Michelet s’appuie de toutes les pièces qui subsis- tent, et dont la connaissance des archives de l'histoire de France lui permet de pénétrer le secret ; c’est avec les faits qu'il essaie de remonter aux véritables causes de la persécution dirigée contre l’ordre du Temple. Ici, comme la pauvre raison humaine nous en présente de fréquens exemples , on a passé d’un extrême à l’autre : les contemporains ont appelé les Tem- pliers hérétiques, fanatiques, abominables ; plus tard on les a honorés comme victimes et martyrs. Un biographe moderne, dans son enthousiasme pour le Temple, se fâche contre M. de Hammer, parce que ce savant a jugé convenable d’adopter une opinion défavorable aux Templiers ‘. M. Michelet écarte à la fois de sa narration l'enthousiasme et l’anathème ; il faut y voir avec lui une fraternité d'hommes unis par des liens mystérieux et bizarres, par des sermens terribles ; dans leur condamnation, un acte de politique violent. La ruine du Temple avait été dès ! Voyez l’article Templiers dans l'Encyclopédie de Courtin. Vous y trouverez un éloge pompeux du Temple. Il y a mieux, l’auteur veut que Napoléon, Madame de Staël, Lafayette, et une foule de personnages cé- lèbres aient été Templiers. 44 M. MICHELET. longtemps préparée par le roi de France ; Philippe les craignait et leur portait envie. Il avait mis à élection de Clément V de dures conditions, au moyen desquelles le pape était à la merci du roi. Une de ces conditions était la suppression des Tem- pliers, que le faible pontife se laissa extorquer. Une fois trahis par Rome, tout espoir leur était enlevé ; les tortures firent le reste. On a beaucoup accusé les mœurs des Templiers; un vieux proverbe témoigne de leur intempérance. On a même prétendu que le serment de prendre part à de coupables dé- sordres, était une condition d'admission au sein de leur société. M. Michelet écarte ce grief, et ramène à des causes plus sim- ples la condamnation de l’ordre ; l’histoire doit être prudente à accepter des accusations dont l’aveu est si nécessaire au per- sécuteur. Les Templiers furent condamnés, parce qu’ils étaient riches et puissans. Philippe avait besoin de leur or et redoutait leur influence. De plus, il entrait du ressentiment dans la politique de ce prince : l’ordre avait refusé de contribuer à la rançon de saint Louis, et en dernier lieu, il s’était déclaré pour la maison d'Anjou contre celle de France. (3€ volume de l’His- toire de France , pp. 136 à 137.) Un des mérites les plus réels de ce troisième volume, c’est de nous mettre en lumière l’antagonisme déclaré au 14° siècle, de la France et de l'Angleterre. L’historien a senti la nécessité de lier d’une manière intime l’histoire des deux nations, dans cette période de près d’un siècle de guerres sanglantes , et qui coûta tant de grands hommes à la France. Pour appré- cier les causes, l’historien remonte jusqu'aux sources, jus- qu'aux différences et aux antipathies des deux caractères natio- naux. Les désordres de la Jacquerie ne sont pas moins habile- ment traités ; on peut retrouver dans ces scènes de tumulte, dans ces portraits animés de Charles-le-Mauvais, de Robert-le- Coq, et du prévôt des marchands Marcel, une peinture de toutes les guerres civiles, et une anticipation des émeutes populaires de la Ligue et de la Fronde; le fond du caractère français est le même, les figures seules ont changé ; tant il est vrai que M. MICHELET. 45 l'histoire offre partout le même enseignement, partout les pas- sions humaines aux prises les unes avec les autres, partout ambition , tyrannie de la force, cruelle, mais heureusement pour la moralité des lois providentielles, momentanée ! Ici M. Michelet se retrouve lui-même tout entier ; il est chrôni- queur exact , narrateur passionné , et sa plume s’élève jusqu’à la haute éloquence de la raison lorsqu'il s'écrie, plein d’un juste effroi à la vue des vengeances populaires qu’il vient de raconter : «La doctrine classique du salus populi, du droit de tuer les tyrans , avait été attestée au commencement du siècle par le roi contre le pape. Un demi-siècle est à peine écoulé, Marcel la tourne contre la royauté elle-même, contre les ser- viteurs de la royauté. Vain et brutal empirisme qui ne connaît de remèdes qu’héroïques, qui croit tout guérir par le sang versé... ! Ce moyen füt-il efficace, malheur à qui l’em- ploierait ? Le bien du grand nombre, le salut du peuple n’est pas une excuse. Le peuple, si vous pouviez le consulter, dirait avec l'instinct divin qui est dans la foule : Périsse Le peuple plutôt que l'humanité et La justice! Je ne sais si le sang est une rosée féconde. Mais quand l'arbre abreuvé de sang en devien- drait plus fort et plus beau , quand il pousserait au loin ses branches, quand il en couvrirait le monde, il ne couvrirait pas le meurtre. » ( page 418 ) Puissent ces nobles paroles étre entendues ! Puisse l’histoire ainsi conçue, ainsi écrite, devenir une haute mission morale ! Puisse-t-elle répondre et fermer la bouche à ceux qui croient avoir tout dit en annonçant aux opprimés lé droit d’opprimer à leur tour; et à ceux qui croient justifier le mal commis, en disant qu’il en devait être ainsi, que les événemens le voulaient, que cela était bon! Ce serait nous exposer à finir trop tard notre tâche d’aujour- d’hui, que de faire de nouvelles citations. Ce troisième volume de l'Histoire de France continue dignement ses frères aînés. Il est un peu plus positif, et ce sera un mérite de plus aux yeux de ceux qui exigent de l’histoire une sévère gravité. Le moyen 46 M. MICHELET. âge proprement dit, le moyen âge des croisades, des cathédrales gothiques, va expirer. À sa place nous avons les institutions, les communes , les franchises municipales, tout ce qui tient à la vie politique de la nation. Nous rencontrons toutes les qua- lités des volumes précédens , et aussi quelques-uns de leurs défauts. Nous trouvons mêmé assez de courage dans notre conscience, pour reprocher à l’auteur des puérilités indignes d’un aussi grand sujet que l'Histoire de France. Ainsi M. Michelet dit, en parlant de l’Angleterre : « Päturage, labourage, in- dustrie, tout était là dans un étroit espace, l’un sur Pautre, nourri l’un par l’autre, l'herbe vivant de brouillard, le mouton d’herbe , l'homme de sang. » (Hist. de France, 3° volume, p. 276.) Ailleurs en parlant des Juifs au 13° siècle : « Säle et proli- fique nation qui par-dessus tout eut la force multipliante, la force qui engendre, qui féconde à volonté les brebis de Jacob et les sequins de Shylok. Pendant tout le moyen âge, persécutés, chassés, rappelés, ils ont fait l’indispensable intermédiaire entre le fisc et la victime du fisc, entre l’agent et le patient, pompant Por d’en bas, et le rendant au roi par en haut avec laide grimace. .… » (ibidem, p. 112.) Arrétons-nous ici de peur d’être accusés d'intentions mal- veillantes ; elles sont certes bien loin de notre pensée : mais qui reconnaîtrait là l’auteur de tant de pages éloquentes, de tant de pensées d’un vol hardi! Il nous reste à dire quelque chose des Origines du Droit Français cherchées dans les symboles et formules du Droit Universel. Ce livre est une espèce de hors-d’œuvre, mais il a son motif dans les études précédentes de l'auteur ; ce sont les matériaux épars de ses œuvres historiques, qu’il a voulu exposer aux regards du publie pour que les esprits intelligens sussent en faire leur profit. En s’occupant des origines du Droit Français l'écrivain de l’Histoire de France s’est de nouveau livré aux besoins de son imagination. H n’a pu si longtemps suivre la route que lui-même M. MICHELET. 47 s’était tracée, sans plonger ses regards dans un autre horizon, qui touche aussi à celui de l’histoire et qui participe de sa gran- deur. M. Michelet, après s’être voué quelque temps aux chro- niques nationales, a fait une excursion ailleurs , comme ces enfans vagabonds qui, dans une belle journée d'été, au lieu de suivre la marche de leurs graves parens, vont s’arrétant de côté et d’autre et ne reviennent au but qu’après s'être égarés cent fois sur la route. Prenons donc ces Origines du Droit, livre charmant d’ailleurs et plein d’une aimable fantaisie. Tout rempli de ses études sur Vico, dont nous avons ailleurs signalé Pimportance , M. Michelet a recueilli chez lui ce prin- cipe fécond, que la jurisprudence était en parfaite harmonie avec les mœurs et les besoins de chaque peuple. Le droit est sans cesse environné de formules qui représentent des usages de la vie, consacrés par la législation d’une manière solennelle. Ainsi Vico avait dit « que l’ancienne jurisprudence fut toute poétique; que le droit romain dans son premier âge fut un poëme sérieux. » M. Michelet a cherché dans les coutumes françaises , dans les usages antiques, l’origine des états suc- cessifs de notre législation. Pour accomplir ce travail, il ne s’est pas borné à la France ; il a puisé à l’Italie, à PAllemagne, chez les peuples du nord. Il y a peu de méthode dans ce re- cueil, mais il y a beaucoup à gagner pour le lecteur dans cette immense collection de textes précieux par leur originalité et par la variété des sources auxquelles ils ont été empruntés. L'introduction résume succinctement l'esprit et la nature de ouvrage. Nous ferons remarquer ici combien l’étude des ee considérées dans leur rapport avec la nature humaine, agrandit le champ de l’histoire; elle lui sert de complément et fait suivre de l'œil le progrès des différentes civilisations par l’adoucisse- ment successif des mœurs. L'examen attentif de ce livre nous montre l’homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, enveloppé Voyez notre premier article sur l'Histoire Romaine de M. Michelet, numéro de janvier de cette année. 48 M. MICHELET. + d’un réseau de règles qui président à tous les actes de sa vie. D'où vient cela ? C’est que l’homme a été formé pour la société, c'est qu’il n'existe qu'à la condition de prêter aux autres le secours de son intelligence et les forces de son corps ; dès lors mille obligations l'entourent. La société sait bien que cet être isolé, en proie à mille désirs, à mille passions difficiles à sa- tisfaire, doit avoir devant lui des principes toujours subsistans quilerappellent dans la voie du devoir. Aussi les lois suivent-elles les progrès des sociétés : elles sont barbares au début des na- tions ; elles sont âpres dans les rudes climats du nord où les peuples naissent guerriers ; elles sont pieuses et mélées aux pratiques religieuses, pendant l’âge de la chevalerie et des croisades. La jurisprudence, menaçante et souvent cruelle dans l'antiquité, s’humanise avec le christianisme, époque solennelle qui scinde le monde de l’histoire moderne en deux parties : avant , esclavage de l’homme, infériorité de la femme ; après, égalité complète de tous les hommes, dignité de la femme ennoblie par le mariage. Si quelque livre peut servir à faire naître dans les cœurs l’idée du perfectionnement moral et successif de humanité, ce sera sans doute celui-ci. L'aspect de cette multitude innom- brable de lois et de coutumes passant successivement de la barbarie à un état plus avancé, nous montre combien (sans doute au milieu de mille abus, de mille imperfections) la civilisation , le christianisme surtout, a pu adoucir le genre humain. Empruntons un seul exemple aux Origines du Droit; par- courons le chapitre de l’adoption. Dans la loi romaine et dans la grecque , le nouveau-né était déposé aux pieds de son père qui pouvait l’abandonner ou le relever à son gré ; le relever, c'était prendre l'engagement de le nourrir. L’éducation était donc ici l'exception, et la créature naissante était condamnée d’avance. À Sparte, les enfans difformes étaient impitoyable- ment immolés. Dans le nord, les enfans de Paffranchi étaient exposés tous ensemble dans une fosse et sans vivres. Déjà le M. MICHELET. 49 christianisme lors de son apparition modifie l'adoption , et les enfans abandonnés de leurs parens étaient exposés devant la porte de l’église, afin que le cœur des fidèles püt s’attendrir en entrant au lieu saint. Aujourd’hui, non-seulement nos mœurs ont horreur de semblables pratiques, mais notre pré- voyante civilisation fayorise partout lPhumanité, au risque même de favoriser le désordre. Nous avons choisi un exemple au hasard; le livre des Ori- gines du Droit offre de semblables traits empruntés aux légis- lations et aux coutumes de toutes les nations. Au [eï livre, M. Michelet traite de la famille; lPenfant, l'exposition, l'adoption, le mariage. Au Ie livre, la propriété ; l’occupation , la possession , la tradition. Au Hle, l'Etat ; tout ce qui tient à la place que l’homme occupe dans la société civile. Là se trouve un ingénieux exposé des coutumes féo- dales; on s’y explique ce mélange singulier de dévouement et de barbarie, de tendresse et de brutalité qui faisait le type du caractère du guerrier au moyen âge. Les droits féodaux , les coutumes, les redevances, le servage, y sont présentés avec clarté. Au IVe livre, la législation pénale; les jugemens, l’asile , l’épreuve judiciaire, le serment, le témoignage, le duel. Au V livre, la vie juridique de l’homme se termine par les usages qui environnent sa sortie du monde, les testamens, les sépultures. On voit combien cette division est simple et rationnelle, mais il est à regretter que ce soit ici plutôt un -recueil de pièces qu’un ensemble méthodiquement présenté ; on sent trop que ces notes, réunies à la hâte, manquent d’un fil conducteur qui permette de se guider dans un pareil dédale, où toutés les nations, tous les siècles comparaissent sans ordre ; il ya ici trop de variété et de fantaisie. Sachons cependant gré à M. Michelet d’avoir conservé cette immensité de textes originaux, dont il est précieux de pouvoir consulter les sources. Ainsi M. Michelet continue ses travaux dans le système de ce qu’on pourrait appeler Pécole historique critique, école qui juge, discute les faits, mais trop souvent avec des opinions XV À 50 M. MICHELET. déjà arrêtées d'avance. Ce système paraît tenir le milieu entre la chronique ou école descriptive, et l’école philosophique proprement dite, où l’histoire vient à l'appui d’une pensée première dont elle est la justification. M. de Barante peut passer pour avoir créé l’école descriptive moderne; autour de sa pensée se sont groupés de jeunes écrivains pleins de talent. L’histoire philosophique n’est pas encore définitive- ment représentée ; elle pourrait cependant réclamer pour chef M. Lerminier, dont nous n’avons pas ici à discuter les mérites. M. Michelet paraît flotter entre ces deux genres; il a surtout emprunté, aux grands travaux de Vico et de Niebuhr, cette fusion du droit avec l’histoire d’une part , et d’autre part, ce large esprit de discussion dont fait preuve le premier volume de l'Histoire romaine, un des meilleurs ouvrages sortis de la plume de M. Michelet. Peut-être aussi quelque chose de la pensée de Vico se reproduit-il dans cette poursuite continuelle du sens symbolique des coutumes, et de leur analogie avec le langage, dont les Origines du Droit offrent uneinfinité d’exem- ples. Sous ce rapport l’histoire de M. Michelet est critique par la discussion des faits, aussi bien que philosophique par le soin continuel de remonter aux causes premières et de déve- lopper les dernières conséquences. L’Introduction à l'Histoire Universelle témoigne que M. Michelet a toujours présent à l'esprit le rôle actif et toujours intelligent de l’humanité ; l'intelligence dans sa lutte avec la matière, tel est le drame qu’il s’attache à développer sans cesse et sous toutes les for- mes, à Rome comme au moyen âge, dans l’antique Italie comme dans la civilisation plus avancée où le monde de l'histoire donne plus de prise au jeu des passions. Quoi qu’il en soit de ce système historique, on ne peut encore se prononcer convenablement à son égard; nous devons attendre que les nouvelles études historiques conçues dans ce sens soient par- venues à un plus complet développement. Il y'a, néanmoins, un art réel à savoir donner à l’histoire une forme dramatique, et la faire sortir des pâles narrations de Millot, d’Anquetil, M. MICHELET. 51 ou des fleurs de rhétorique de Vertot et de Saint-Réal ; il y a aussi de l’élévation dans cette pensée d’avoir voulu toucher à son universalité en osant en aborder successivement plusieurs parties diverses , mais corrélatives. Mais nous renouvellerons ici le même reproche que nous n’avons pas craint de faire entrer dans nos précédens articles. Pourquoi se soustraire, par tant de variété, à l’unité d'intérêt qui s’attache à toute entre- prise suivie avec persévérance d’un bout à l’autre? Les Ori- gines du Droit sont ici un hors-d’œuvre. Qui empêche M. Mi- chelet, entouré de matériaux amassés depuis plusieurs années, et connus de lui seul, de mettre une fois à exécution son plan historique quel qu’il soit? Prétextera-t-on la difficulté, toute de convenance, d'aborder des temps récens de l'histoire de France? Mais alors pourquoi ne pas mettre la dernière main à l'Histoire Romaine? Pourquoi ne pas compléter l'Histoire de Luther, afin que la pensée de l’auteur soit tout entière quelque part ? Un semblable parti pris dénoterait à la longue manque d’ensemble , injuste défiance de soi-même, crainte des juge- mens du public, et révélerait moins un talent arrivé à une maturité vigoureuse qu’une imagination tourmentée et peu maîtresse d’elle-même. Tel n’est pas, sans doute, M. Michelet aujourd’hui; mais tel il apparaîtrait dans la suite à ceux qui, après lavoir lu et suivi, lui demanderaient le but où il pré- tend les conduire. Quand un écrivain est arrivé à ce point que ses paroles sont avidement recueillies, que sa pensée est sérieusement étudiée, dès ce moment il ne s’appartient plus à lui-même ; le monde des fantaisies intimes doit disparaître pour faire place à un résultat scientifique et social ; il compte désormais avec son siècle; il faut qu’il se montre assez fort pour soutenir le poids de FPœuvre qu’il annonce, s’il ne veut qu'à tant de pauses et d’hésitations on ne vienne à conclure que son œuvre est plus forte que lui et doit finir par l’écraser. Charles DE Caraman. 52 AZ Œduration. L'ÉDUCATION PROGRESSIVE, T. IL. (Etude de la vie des femmes), par Mme Necker-De Saussure. Genève, Ab. Cherbuliez et Ce. 1838. L —s1c0S— Voltaire eut un jour fantaisie de tenter sur Racine l’analyse qu’il avait accomplie sur Corneille ; mais l’homme qui ne s’ar- rétait guère s’arrêta court cette fois, parce qu’il s’aperçut que toutes les notes qu'il avait prises revenaient à ces perpétuels quatre mots : beau, bon, admirable , sublime! et vous m’a- vouerez qu'il y a de quoi désespérer un pauvre critique et ses lecteurs : le je suis las de l'entendre toujours appeler le juste s’applique à tout. Voilà pourquoi, tout bien pesé, je renonce à vous dire ce que je pense de Madame Necker. Ce serait toujours même note, toujours les susdites épithètes ou l’équivalent ; et à quoi bon? Si vous n'avez pas lu son livre, vous me prendriez pour un louangeur ; et si vous l’avez lu, vous êtes déjà cent fois de mon avis. Je laisse donc l'auteur, pour n’envisager que les questions qu’il traite. Mais, sur ce point même, j'ai scrupule à me prononcer. Pour juger avec quelque assurance un tel système, il faudrait presque autant de temps qu'il en a fallu pour le construire. Car ce n’est pas ici un de ces caprices d'esprit ou de plume , qui se lisent, commeils s’écrivent : d’un tour de main. C’est un fruit de longue gestation, c’est le produit condensé de toute une vie, le gâteau de miel où toute la ruche a concouru. J’ai même tort de parler de système : il n’y en à point chez Madame N. , que celui de chercher la vérité, de la dire , et de la faire aimer. De ce parfait désintéressement d’esprit naît une parfaite modération. Comme ce n’est pas un triomphe qu’elle veut , elle n’outre rien, n’est entichée de rien; elle rabat de ÉDUCATION PROGRESSIVE. 23 toutes ses prétentions, concède tout ce qu'elle peut con- céder ; elle présente lobjection à côté de l’avantage, préparant elle-même des armes à l’opinion contraire , tant elle se compte pour peu dans tout cela. Aussi, quelque parti qu’on puisse prendre sur tel ou tel détail, les idées mères sont si justes, les sentimens générateurs des idées et qui les dominent sont si relevés, si vrais, qu’on ne peut différer d’avec elle que par le degré. Même quand on se sent le moins d'accord , elle est si peu exclusive, si entourée de restrictions, si juste-milieu, qu’on ne sait par où l’attaquer. Allons toutefois en ayant, obéissant au méme devoir qu'elle. Et si nos remarques et nos assertions , en provoquant un exa- men plus réfléchi de la matière, n’aboutissaient qu’à faire mieux ressortir la solidité des siennes , nous serions loin de les re- gretter. Tous les traités d’éducation sont faux en ce sens qu'ils sup- posent toujours, pour pouvoir s'appliquer, un concours de cir- constances qui ne se rencontre guère qu’une fois. Mais ils sont bons et vrais, comme celui-ci, s'il en ressort une direction gé- nérale bien précise, car c’est le but qui manque aux parens, ou qu’ils n’entrevoient que d’une manière confuse et varia- ble. Le but trouvé, les détails se devinent assez. Aussi suis-je bien sûr que Me N. ferait bon marché des siens ; il ne sont là que pour faire comprendre les vues d’ensemble et la manière de les appliquer. Cette direction générale, qui est son propre, sa découverte ou plutôt celle de l'Évangile, c’est ce grand et beau principe : que la seule véritable éducation, c’est l’éduca- tion de l’âme ; que celle-là ne finit jamais, ou mieux qu’elle commence toujours; que les connaissances et les talens n’en doivent être que les véhicules ; que le monde , les épreuves , le mariage, le célibat , toutes les circonstances , ne sont que des écoles successives où Dieu nous fait passer ; que nos enfans eux-mêmes sont nos précepteurs. Ce principe est aussi vrai qu’il est beau, mais il a besoin d’être complété par un autre. Il y a dans l’homme deux êtres : oi ÉDUCATION PROGRESSIVE. l’être immortel, qu'il faut avant tout former pour le ciel ; et l’être terrestre, qui aune destination préliminaire à remplir, moins im- portante, mais indispensable, et qui est même, dans l’intention de Dieu, le chemin tracé pour arriver à l’autre. I doit donc y avoir une double éducation, assortie à ces deux natures et à ces deux destinations. La première a pour but de rendre l’homme capable de sa vocation terrestre par le développement de ses connais- sances et de ses facultés ; c’est l’instruction. La seconde à pour but de le rendre digne de sa vocation céleste par le dévelop- pement de ses affections et de ses sentimens moraux ; c’est l’é- ducation proprement dite. Sans doute ces deux éducations confinent de partout : les affections et les sentimens ont aussi leur emploi sur la terre, comme les facultés et les connaissances contribuent aussi à nous amener à Dieu. Mais si Pon ne doit jamais séparer entièrement ces deux éducations, ni surtout leur permettre de se contrarier , il est évident aussi qu’on ne peut les confondre sans une sorte de subtilité, et que les arts, par exemple, qui n’ont déjà qu’un avantage très-secondaire par rapport à ce monde, ne se lient par aucun bout à l’éduca- “tion de l'être immortel. Il faut donc faire ici une distinction essentielle : comme êtres immortels, tous, hommes et femmes, ayant la même vocation, doivent être élevés dans le même es- prit, et, s’il se peut, avec les mêmes soins ; mais tous, ayant par rapport à ce monde une carrière spéciale, et par consé- quent des besoins et des devoirs très-divers, doivent être dé- veloppés diversement en vue de ces carrières. La destination terrestre probable doit donc être le point de départ de l'édu- cation, au moins dans sa partie instructive. Appliquons aux femmes ce que nous venons de dire. Et d’abord, qu'est-ce que la femme? — Balzac et autres grands hommes de l’époque répondraient, que c’est quelque chose comme un composé vaporeux, ravissant et indéfinissable, # de beautés, de grâces , de talens exquis, de rubans, de satin, de caprices, de volupté, de qualités charmantes et de vices plus charmans encore, Oui, Messieurs les rénovateurs de la littéra-= ÉDUCATION PROGRESSIVE. 6) ture, de Part, de la morale et de toutes choses, elles existent vos femmes, nous le savons , elles l’ont signé ; leurs écrits mêmes nous ont révélé pis que ce que vos adulations nous avaient déjà fait entendre. Mais ces femmes, ce ne sont pas les créatures de Dieu , ce sont les vôtres ; vous les peignez telles que vous les avez faites, et vous dites : voilà les femmes ! Vous pensez les avoir toutes rêvées, et vous n’en avez oublié qu’une : la femme selon la nature et selon Dieu ; votre imagination n’a pas été jusque-là. —La femme de Me N., c’est-à-dire la vraie femme, la femme telle qu’il en est beaucoup, et qu’elles seraient presque toutes si vos livres ne les corrompaient, «c’est un être que sa faiblesse tient à l’abri du choc des passions hostiles, tandis qu’une fierté, une pudeur native veillent à la garde de son cœur. C’est un être qui vit d’affection, dont le dévouement, parfois héroïque, est aussi tellement désintéressé que son objet le plus constant est encore un petit enfant qui ne la paie point de re- tour. C’est un étre qui semble fait pour compléter ici-bas Pi- mage de Dieu : de même que la majesté céleste se peint sur le front élevé de l'homme, de même l'amour universel, la charité compatissante, l’action pénétrante de la grâce divine enfin ; sont exprimés dans le doux regard et les traits touchans de la femme. » Applaudissons à une femme d’avoir réhabilité son sexe, si souvent outragé par ses prétendus adorateurs et par d’odieux transfuges échappés de son sein, et d’avoir montré à ces cou- reurs d’effets que la chaste vérité est encore plus poétique que le mensonge, et que ce n’est pas en vain que le Créateur, après avoir achevé la dernière et la plus aimable de ses œuvres , dit que tout ce qu’il avait fait était bon. Mais quelle est la destination terrestre réservée aux femmes, et qui doit servir de mesure à leur éducation ? C’est ici que nous trouvons les prétentions de Mad. N., non fausses, mais excessives et peut-être dangereuses à énoncer, du moins sous la forme directe et absolue. Pour elle, les femmes sont les institutrices-nées , presque les factotums , de 56 ÉDUCATION PROGRESSIVE. l'humanité ; leur vocation terrestre c’est le perfectionnement des âmes. Pour nous, nous l’asouons , nous sommes cette fois du côté de Rousseau , nous nous en tenons à l'antique préjugé, ou mieux à l’antique bon sens de tous les peuples , et persistons à ne voir dans les femmes que des mères de famille, dans le sens propre du mot, et subsidiairement, indirectement, si vous voulez, des mères de famille de l'humanité. Cela fera , j'espère, comprendre d’un mot combien nous sommes près et combien nous sommes loin de nous entendre. Sans doute, en tant qu'être immortel , la femme a les mêmes droits, les même devoirs, la même vocation religieuse que l’homme ; elle a été faite, comme lui, en vue de Dieu , et ne re- lève que de Dieu. Non-seulement nous l’accordons , mais nous remercions notre auteur d’avoir mis en relief une vérité faci- lement concédée dans la théorie , et si souvent mise de côté dans la pratique, et par les parens , et par le monde, et par époux lui-même, qui semblent à l’envi se plaire à traiter la femme comme un joujou plus ou moins utile , un badinage plus ou moins sérieux. Mais, le côté divin soigneusement réservé, la femme, en tant que femme, a été faite en vue de l’homme et de la famille; sa vocation terrestre est toute relativé et subordonnée , ses devoirs principaux ont pour fondement ce rapport , et c’est en les remplissant qu’elle achemine le mieux sa vocation céleste. | La carrière humaine de l’homme est , de beaucoup, plus large. Quand il a pourvu aux besoins de sa famille , il en a d’autres qui lappellent; quand il a réglé ses affaires, il a encore des facultés de reste, qui lui montrent, comme du doigt, d’autres intérêts et d’autres dévoirs : son besoin de mouve- ment, son incessante avidité de voir, de savoir, de décou- vrir, son génie fécond en procédés , son élan dans la recher- che et sa ténacité dans Pexécution, sa volonté qui se roidit devant Pobstacle, son amour de gloire, tout dans sa nature indique qu’il est fait pour s’épandre et pour influer au loin, qu’à lui le règne de la terre, à lui fa science et l'autorité. ÉDUCATION PROGRESSIVE. ww Tout, au contraire, indique dans la femme, que c’est une aide et point un agent. Celaiest si vrai, que même les plus illustres par leur caractère et leur puissance , les Marie-Thérèse, les Catherine-le-Grand , n’ont été que des prête-nom, des fils d’archal que tirait une main plus forte. La mobilité d’esprit et de nerfs dé ce sexe, son manque d’énergie et surtout de constance dans la volonté, montrent qu’il ne doit pas préten- dre à des œuvres de haute portée et de longue haleine. Sa résérve, sa timidité, son indécision naturelle, son défaut général de consistance, montrent qu’il n’est pas né pour le dehors mais pour le dedans , qu’il a besoin d’un refuge et d’un appui, qu’il faut un chéne à ce feston de lierre. Son charme, sa grâce, son enjouement , sa facile compréhension, sa flexi- bilité de caractère, son besoin d’aimer, de compatir, mon- trent qu’il est fait pour s’unir, pour confondre et absorber sa vie dans la vie d’un autre, et pour lui prêter ce dont il abonde en retour de ce qui lui manque; en un mot, que les femmes sont ici-bas ce que les anges sont au ciel : des esprits destinés à servir. Toute la destination de la femme se révèle, à qui veut la voir, dans les instincts de la petite fille. Pour reconnaître le sexe d'Achille, Ulysse lui présente une épée : pour reconnaître la vocation de la femme future, présentez-lui une enfant , c’est- à-dire une poupée, aussitôt elle s’en saisira, s’y affectionnera, l’allaitera, la pansera , la consolera, la réprimandera; mais, remarquez-le, rarement elle jouera du professeur avec elle, elle ne s’avisera guère de lui étaler son petit savoir, elle ne lui parlera que sa langue maternelle quand même elle en saurait une autre. Il y a toute une réponse dans ces in- dices. | Ainsi la nature a tracé autour de la femme un cercle de Popilius; tout ce qu’il enferme est de son domaine, mais ne lui proposez rien au delà. Elle doit agir intra muros , se renfermer dans sa petite sphère et la parfumer, être grande incognito. Je ne dirais donc point aux femmes qu’elles ont mis- b8 ÉDUCATION PROGRESSIVE. sion de perfectionner l'humanité, car ce but trop distant les tromperait, leur exagèrerait leur importance, risquerait de les dégoûter de leur utile et modeste lot, et de leur faire manquer leur destination réelle en en changeant les proportions. Mais je leur dirais qu’elles ont mission de rendre heureux ce qui les approche, leur époux d’abord et leurs enfans, si le cas échoit, et toujours leurs parens, leurs alentours, tout ce que Dieu place devant elles; et je me fierais sur l'instinct de leur cœur et sur le secours de l'Évangile pour leur apprendre que c’est en perfectionnant qu’on rend héureux, et que la meilleure manière d’aimer c’est d’exercer sur ceux qu’on aime une bonne et chrétienne influence. Voilà ce qui serait aisément compris, aisément obtenu , et le but de Mme N. n’en serait que mieux atteint pour l’être indirectement. Les femmes agiraient sur Pensemble en agissant simultanément sur toutes ses parcelles , et le perfectionnement de l’humanité résulterait infailliblement du concours de toutes ces forces éparses, qui feraient une grande œuvre commune sans seulement se douter qu’elles font une œuvre, comme les brins d’herbe au printemps , en pous- sant chacun leur imperceptible plumule, ne soupçonnent guère qu’ils tissent leur part d’un vaste et splendide tapis , et qu’ils vont changer la face de la terre. Il en est de même, au reste, de toutes les influences qu’exerce et que fait exercer l'Évangile dans le monde : il n’impose guère à chacun que des devoirs particuliers et circonscrits ; mais cette impulsion cachée, indé- finiment multipliée par le nombre des âmes qui la subissent , dévient un vaste agent, qui civilise, affranchit , éclaire et re- nouvelle l'humanité. Cette étroite renfermeture d’une vie interne et toute objec- : ] tive, que conseillent à la femme son organisation, ses besoins, ses facultés et ses instincts , l’Écriture la lui enjoint et la lui souhaite comme un bonheur : Tes désirs se rapporteront à ton mari, disait la loi ancienne ( Gen. 3. 16). — L'homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme , dit la loi nouvelle (1 Cor. 11. 9). — Je ne permets pas à la ÉDUCATION PROGRESSIVE. 59 femme d’enseigner (1 Tim. 2. 12 ).— Je veux que les jeunes filles se marient, qu'elles aient des enfans, qu’elles soient mères de famille (2 Tim. 5. 14). — La femme sera sauvée en mettant au monde des enfans, s'ils demeurent, par ses soins, dans la foi, dans la charité, dans la sainteté et dans la mo- destie (1 Tim. 2. 15). Et le meilleur vœu que Noëmi trouve à faire à ses deux brus, est celui-ci : Z Éternel vous fasse trouver du repos à chacune dans la maison d'un mari (Ruth. 1. 9). Ce qui détourne Mme N. de ce point de vue, et le lui fait trouver trop exclusif et trop borné, c'est sa vive sympathie pour cette portion toujours plus nombreuse des femmes qui demeure dans le célibat, troupeau précieux et intéressant, qui mérite bien qu’on lui assigne un rôle et qu’on pourvoie à son bonheur. Mais elle a tort, selon nous, de faire entrer cette RS du célibat dans ses principes d'éducation, et de per- mettre à l’accident de modifier la règle. Le célibat, cette con- fiscation des droits et du vœu de la nature par les abus de la civilisation, est et sera toujours une exception, et ce n’est pas en vue des exceptions qu’on dresse les lois générales. Je ne sache pas que jamais parens aient envoyé leurs enfans à l'institut des aveugles, dans la pensée qu’ils pourraient bien un jour le devenir. Si l’accident survient, il sera temps d'y pourvoir. Je ne veux assurément pas plus que M" N. que la mère se laissé obséder du désir de marier sa fille, ni surtout qu’elle lui transmette cette dangereuse préoccupation, qu’elle lui propose le mariage comme condition sine qué non du bon- heur, comme point de mire, comme palme à ravir, car ce serait fausser toutes ses bonnes qualités, la rendre astucieuse et coquette, lui rétrécir l'esprit et l'âme, et lui préparer peut- être un cruel désenchantement. Je veux seulement qu’elle se pose à elle-même ce thème de conduite, sensé tant qu'il reste conditionnel : — Selon toute vraisemblance, et à moins que Dieu ne nous révèle par l'événement une volonté contraire, ma fille est réservée pour le mariage ; mon premier devoir humain est donc de la préparer pour ce poste, de la rendre propre à y 60 ÉDUCATION PROGRESSIVE . donner le bonheur et digne de l’y trouver. Que si elle est véritablement capable du mariage, elle le sera aussi du célibat, au cas que Dieu ly appelle : les talens qu’elle aura acquis pour le charme de son époux, charmeront son isolement ; les vertus dont je l’aurai douée en vue d’une famille, elle saura les faire tourner au profit de son entourage, et, par là, de la société. Je lui enseignerai donc, s’il se peut, tout ce qui lui sera nécessaire pour l’acquit de sa tâche d’épouse probable et de mère de famille; mais rien de plus, la besogne est assez grande. — Vienne maintenant pour ma fille Pâge où les maris warrivent guère ou même n'arrivent plus, comme il est im- possible que quelque rêve de cette idée n’ait pas traversé son cœur pendant qu’elle occupait le mien, il y aura là coupure et nécessité de fléchir sa route et la mienne. Néanmoins , n’ayant jamais alimenté cet espoir ni attisé cette pensée en ma fille, je n'aurai pas trop à décompter, et n’aurai rien à rétracter. Je lui dirai donc tout naturellement : Mon enfant, beaucoup de femmes à ton âge sont déjà mariées ; il ne paraît pas, toi, que tu le sois jamais, parce qu’il te manque certains avantages. Peut-être est-ce une perte à quelques égards, peut-être aussi est-ce un grand bien ; sans doute Dieu a ses plans sur toi, il veut te rendre heureuse autrement. Mais pour être heureux ici-bas, il faut des devoirs à remplir, une tâche à faire. Dès ce moment tu en as une. La tienne, n'étant pas restreinte à un époux ; à des enfans, sera moins directe, moins précise, mais aussi plus étendue. En te faisant entrer dans son Église, le Seigneur t'a préparé une famille : sois l'épouse de Christ, c’est-à-dire l’aide du pauvre, la compagne du vieillard et la garde du malade ; sois la mère des enfans qui n’en ont point, et si la charge personnelle de former de jeunes âmes ne t’incombe-pas, tâche du moins de la faciliter aux autres et de contribuer aux pro- grès généraux de l'éducation. Mais , pour cet effet, il te faut des connaissances et des talens plus étendus que ceux que tu pus et devais acquérir, et qui soient à la fois ton instrument quant aux autres, ta ressource et ta joie quant à toi-même ; ÉDUCATION PROGRESSIVE. 61 tu dois élargir ton âme et tes facultés pour les assortir à cette nouvelle carrière : vas, et ton sort sera beau. Ce discours d’une mère sage, je voudrais que la fille qui a plus qu'atteint l’âge nubile, et par conséquent l’ère de la réflexion, se Padressât à elle-même, et qu’alors elle s’imposäât cette haute cul- ture que Mme N. revendiquait indistinçtement et prématurément pour toutes les femmes. Ici pourrait se placer, au gré de la sui-institutrice , tout ce qui ne serait jusque-là que des uto- pies : les langues étrangères, les sciences exactes, les sciences naturelles , les travaux littéraires , plus encore, si plus il y a. La femme célibataire, n’étant plus tout à fait dans la ligne naturelle , a la permission dûment acquise d’empiéter quelque peu sur l’autre sexe. Aucun devoir pressant et rapproché ne la sollicitant, elle se doit à Dieu, à tous, mais ne se doit à rien ni à personne ; la société n’a pas à exiger d’elle l’aimable abandon de la femme , ni la retenue de la jeune personne ; elle peut se produire au dehors sans faire tort à d’autres devoirs et sans commettre le caractère féminin. Pour elle donc les comités, pour elle les institutions de tout genre, où, s’agrégeant aux hommes , elle peut faire servir les qualités distinctives de son sexe à tempérer ou à compléter les qualités cassantes et man- chotes du nôtre. J'en dis autant de la veuve, autant jusqu’à un certain point de l’épouse que la Providence a privée d’en- fans. Ici la femme rentre dans le droit commun; rien ne lui est plus interdit que le mal, et l’inutilité qui achemine au mal. — La femme non mariée est donc un complément essentiel de la machine sociale, elle entre dans les vues providentielles : à elle appartient de faire ce que les femmes seules ont le don de faire, mais ce qu'il serait peu séant à la jeune personne d’en- treprendre, et ce que la femme mariée n’a pas le temps d’exé- cuter. Mais encore une fois nous sommes ici dans l'exception ; revenons maintenant à la règle. Dans la règle, nous lPavons dit, la femme, humainement parlant, est un être avant tout domestique ; Mme N. en a fait un être avant tout social. De ce point de vue, erroné selon 62 ÉDUCATION PROGRESSIVE. nous , devaient sortir des conclusions forcées quant à l’éduca- tion intellectuelle des femmes. Qu’attend et qu’a droit d’attendre de la jeune femme l’é- poux à qui la donnent ses parens P Il attend et veut d’abord une associée intelligente et active, qui prenne sa part du far- deau quotidien , et la part pour laquelle il se sent le moins fait lui-méme ; sur laquelle il puisse se débarrasser avec con- fiance de tout le menu de la vie, de tout le souci du matériel, de l'emploi honorable mais sage et avisé de ces biens qu’il a lui-même charge de gagner et d’accroitre, des soins de santé, d’entretien, de propreté , d'élégance , de tout ce qui constitue le bien-être intérieur, le sweet home des Anglais. Ce n’est pas : seulement une compagne charnelle qu'il a prise; c'est un partner à son âme, une épouse à ses affections et à ses pen- sées, qu'il a cru trouver ; elle est son conseil-né, son consola- teur dans ses mécomptes, son stimulant dans ses décourage- mens , sa confidente dans ses projets , et son prête-main , s’il faut , dans l'exécution. Il s'attend même qu'elle soit l’amie de ses amis, l’ornement et la joie du logis, le point d'attraction vers lequel tout son cercle gravite. Enfin et surtout, il attend pour ses parens une fille dévouée, pour ses enfans une mère forte , tendre et sage , une mère complète, qui ne s’en remette à personne du soin de les aimer pour elle, qui les nourrisse au berceau , qui donne à leur intelligence aussi ce premier lait maternel toujours meilleur que le lait de l’étrangère, qui dégage peu à peu leur âme de ses langes pour lélever à Dieu et à la notion du devoir, et qui, plus tard, apprenne à ses filles à devenir des femmes qui ressemblent à leur mère : tâche sainte et magnifique , mais qui n’exige pas , croyez-moi , tant d’appareil et tant de science. En faut-il tant pour servir les siens , pour les aimer et leur être aimable P Cela suppose de l’instruction , j'en conviens , mais bien moins d’instruction que de développement interne , d’aptitude générale, de sou- plesse d'esprit et surtout d’affection dans le cœur. Une femme qui n'a reçu même qu’une éducation commune, mais qui ÉDUCATION PROGRESSIVE. 63 comprend ses devoirs et qui les veut remplir, est bientôt au courant de son mari et au niveau de ce qu’il veut d’elle. Que demande Me N. pour nos pauvres filles ? Jose à peine l'énumérer. — Pour les sciences exactes : l’arithmétique pra- tique et raisonnée , le calcul de tête , Palgèbre, la géométrie, l’arpentage et la perspective linéaire, c’est-à-dire tout, excepté le calcul différentiel , sur lequel encore je ne suis pas bien sûr qu’elle n’ait pas jeté, en le laissant arrière, un œil de convoi- teux regret.—Pour les sciences naturelles : la botanique, l’his- toire naturelle, la physique et la chimie étudiées par principes, et plus tard l'astronomie. — Pour les études commémoratives : l’histoire, la chronologie, la mythologie, la géographie , le tracé des cartes et la sphère. — Pour la science du langage : la langue maternelle, la grammaire approfondie, la théorie et la pratique de la composition, le latin au moins dans ses élémens, anglais appris de routine à cause de son originalité, Pallemand à cause de sa richesse , ou tout au moins litalien à cause de son harmonie , et enfin l’étude par cœur des chefs- d'œuvre poétiques dans ces diverses langues. Ajoutez à cela quelques notions d'hygiène, la tenue des livres, l'étude des _lois les plus usuelles, la musique, le dessin, les arts gym- nastiques, et vous aurez le programme de nos femmes futures ! Je ne puis en vérité m'expliquer le phénomème d’une idée pareille chez un pareil écrivain, que par l’entraînement de l’é- poque, et peut-être par le penchant de tous les hommes à gé- néraliser leurs circonstances personnelles, et à se reproduire involontairement sous forme de système ; tant il est difficile, même aux plus excellens esprits, de s’abstraire entièrement ! Je le demande en effet : quoiqu'il ne soit question que de la classe aisée, quel concours inouï de conditions ne faudrait-il pas, même là, pour rendre une telle instruction praticable ? Quels enfans, et quels parens (car pour suivre de tels pro- cédés, il ne faudrait pas compter sur les maitres ) | quelle ap- titude dans ceux-là ; quelle science, quelle méthode, et quelle disponibilité dans ceux-ci! où trouver ces mains toujours 64 ÉDUCATION PROGRESSIVE. prêtes à semer, et ce terrain toujours prêt à recevoir? Mme N. veut, à grand’raison, que les études intellectuelles n’occupent que quatre heures par jour dans les cinq ou six années que dure l’éducation des jeunes personnes : or il suffit d’avoir pé- dagogué tant soit peu, d’avoir pu se faire une idée pratique de la moyenne des capacités et des dispositions studieuses chez les enfans, de la persévérance infatigable avec laquelle il faut dire et redire avant d’asseoir dans ces jeunes têtes ce qu’on croyait y avoir fait entrer, et de la minceur des résul- tats obtenus communément par huit ou neuf heures d’é- tudes journalières suivies durant un long cycle d’années, il suffit de cela pour affirmer qu’on n’arriverait qu'a des teintures d'éducation avec cette poignée d’heures fractionnées que tant d’objets se partageraient, car, pour moi, je considère ces leçons de cinq, de dix , et même de quinze minutes, dont parle miss Edgeworth, comme des tours de gibecières moraux, capables d’étonner, mais incapables de rien produire. Je ne connais que les abeilles qui aient résolu le problème de con- struire le plus de loges possible, dans l’édifice le plus solide possible, avec le moins de matériaux possible ; mais le maître qui les forma ne nous a pas transmis sa formule. Une fois en- gagé dans cette voie, on se trouverait donc contraint, ou d’ é- largir la courroie du temps, ou de rétrécir beaucoup celle des études ; et c’est le premier que je craindrais. Mais admettons tout cela possible, ne risquerait-on pas, par une éducation trop scientifique, de nuire à d’autres acquisitions, de dépayser les femmes , de les rendre impropres aux petits détails, dédaigneuses des occupations manuelles, étrangères par goût aux choses du ménage ( puisqu’il faut les appeler par leur nom), gauches et empruntées quand elles voudraient par devoir s’en mêler? Et pourtant cet accessoire de la vie, part si essentielle, leur est entièrement dévolu. Même dans la classe aisée, il faut que la femme connaisse par pratique tout ce qu’elle est dans le cas de faire exécuter, car, au foyer, comme sous la tente, il faut avoir conquis l’épaulette sur le ÉDUCATION PROGRESSIVE. 65 champ de bataille pour savoir commander et pour se faire écouter quand on commande ; il faut qu'elle ait la main faite, et, au besoin, prête à tout, car il est mille choses qu’on ne commande pas , mais que l’on fait, quand on est fille, sœur, épouse ou mère. Aussi Mme N. elle-même recommande-t-elle à plusieurs fois, dans l'éducation , ce département intérieur ; malheureusement elle n’y est pas explicite : il y a des pages pour le latin dans son livre, et pour ces soins quelques mots en passant; ce n'est pas assez. ] Mais, dira-t-on , l’éducation des enfans n’exige-t-elle pas de la mère cette étendue de connaissances ?— Je ne le pense pas. D'abord, pour les garçons, Péducation publique est la meilleure et pourvoit à tout; l’office de la mère est de veiller plus que de faire, d’encourager et de spiritualiser Fédueation plutôt que de la donner. Et quant à ses filles, supérieure de _ portée et de volonté, elle pourrait toujours leur enseigner plus qu’elle n’avait appris elle-même ; mais à quoi bon? pieuse, intelligente , aimable , qu’elle fasse de ses filles ce qu’elle est, on ne saurait lui demander mieux. Le dirai-je?P je craindrais qu'une femme trop richement outillée pour ce modeste emploi de mère, ne se crût trop supérieure pour s’en soucier, et que vous ne manquassiez le but en le dépassant. Napoléon deman- dait un jour à madame Campan: mais que manque-t-il donc à nos jeunes filles? — Des mères , répondit-elle avec autant d'esprit que de profondeur. Or, je ne pense pas que des lati- nistes fussent jamais des mères. Se contenteraient-elles de dons ignorés ? N’est-il pas à craindre que lesprit et la science ne fussent encore pour elles un besoin de parure sous une autre forme? Elles voudront la célébrité des salons ou de la presse, elles se jetteront dans la vie littéraire, toutes choses antipathiques aux mille petits soins qui constituent la mater- nité, et ne prendront tout au plus quelque intérêt à leurs filles que quand elles commenceront à leur découvrir de l’es- prit, à voir en celles un relief possible. Pourquoi les pères s’occupent-ils si peu de ces menus détails d’éducation? Ce XV 5) 66 ÉDUCATION PROGRESSIVE. n’est pas faute d'affection, c’est faute d’y savoir descendre. Eh bien! la fille d’une telle mère risquera fort de n’avoir qu’un père de plus. Je craindrais encore que la femme, trop instruite, n’y per- dit comme épouse et même comme femme. Comme épouse, elle doit comprendre et seconder son mari, mais non Île sur- plomber ; car alors le supérieur de droit ne le serait plus de fait, et, forcé moralement d'amener pavillon , il pourrait être tenté de revaloir ailleurs sa prérogative humiliée. Je veux que la femme en sache suffisamment pour prendre intérêt aux idées des hommes, pour exercer même sur ces idées une in- fluence latente ; mais je ne veux pas qu’elle brasse elle-même des idées, qu'elle aille discutant ni décidant, en un mot qu’elle joue un rôle. Madame N. ne le veut pas non plus, mais elle met les femmes sur une pente où il y a tout lieu de penser qu’elles le voudront. La femme savante n’est plus tout à fait une femme, et n’est pas encore un homme, c’est un intermédiaire doublement dépossédé. Par ce ton affirmatif trop familier à la science, elle perd ses attributs caractéris- tiques , la grâce et l’abandon ; elle ÿ perd même de son esprit, témoin Je vieux temps où les femmes savaient moins et par- laient mieux, dit-on, parce que forcées de tout tirer d’elles- mêmes, et moins étouffées sous l’acquis, elles étaient plus naturelles, plus originales, plus piquantes. Une partie de l’esprit des femmes doit s’accoutumer à attendre l’autre, dit ingénieusement Mme N. — Assurément la remarque est sage ; mais je ne sais si elle ne est pas trop, quand il s’agit, bien entendu, non de la conduite, mais de l'entretien familier. Un peu d'irréflexion sied à celui-ci, limpromptu est pré- cisément ce qui en fait le charme; et quand c’est la mise en dehors d’une âme pure, il n’y a rien à redouter de ses bou- tades. Pour me résumer : la femme est un orchestre où tout doit être merveilleusement d’accord; si donc vous montez son instruction sur un diapason trop élevé, vous rompez l‘har- ÉDUCATION PROGRESSIVE. 67 monie , vous détruisez l’ensemble, vous n’avez plus de femme. Je veux bien élever son esprit à la hauteur de son âme, je veux tàcher que notre élève soit au-dessus de la commune par sa capacité , mais je veux qu’elle s’en doute le moins pos- sible. Je renoncerai donc, dans son éducation, à tout ce qui la distinguerait trop des autres femmes à leurs yeux et surtout aux siens, à tout ce qui la mettrait manifestement hors de pair. Et d’abord , tout en concédant qu’on ne saurait trop insister sur l’étude approfondie de sa langue , j’exclurais ces exercices prématurés de composition qu’on pourrait appeler plus jus- tement exercices d’amour-propre, pures amplifications, bonnes seulement à apprendre l’art de s'exprimer quand on n’a rien à dire, c'est-à-dire l’abus ou lhypocrisie du langage. Je me garderais surtout d’adjoindre ma fille au fameux journal intitulé Journal des enfans , pitoyable imagination , bonne à faire pulluler les écrivains plus que les talens, et à faire dire à l’enfant , victime de la vanité maternelle : j'en sais assez, je suis auteur; plus n’ai besoin que de papier musqué, doré sur tranche. —-Apprenons à nos filles plus de choses que de phrases, et ne leur rendons pas trop facile un instrument dont elles n'auront que faire. Au reste, ceci n’a trait à rien dans le livre de M"e N., qui est à cent lieues de ces misères. Revenant à ses prescriptions , j'en retrancherais sans pitié le latin, et n’accorderais qu’une langue étrangère. Je retran- cherais toute cette algèbre, cette géométrie, cette mensuration. La faculté de procéder mathématiquement dans ses idées peut s’acquérir à l’occasion des connaissances les plus ordinaires : on peut enseigner rationnellement lorthographe , l’arithmé- tique ; et c’est tout ce qu’il faut, car je présume bien que ce n'est pas l’algèbre que vous demandez à l'algèbre, mais seu- lement l’habitude de poser des prémisses nettes et d’en tirer des conséquences rigoureuses. Je retrancherais ‘la chimie, et réduirais la physique à quelques expériences raisônnées. Je retrancherais avec regret l’astronomie, qui ne sera jamais pour les femmes que de la sphère avec quelques mots scien- . 63 ÉDUCATION PROGRESSIVE. tifiques de plus. Et en général, je me garderais de hérisser la femme de formules, de noms abstraits, de cours, d’extraits, de tout cet appareil académique qui est un effroi, quand il n’est pas un ridicule. Mais en revanche je lui donnerais volontiers quelques no- tions de psychologie, car ceci est éminemment du ressort des femmes : toutes ont besoin d'analyser les facultés, et toutes savent le faire ; seulement je voudrais mettre plus de méthode et plus de rigueur dans leurs observations. Cette étude com- parative des animaux et de l’homme, des imstincts et de la raison , des sens et de leurs correspondances intérieures, for- tifierait son attention, aiguiserait sa perspicacité et aurait pour elle beaucoup d’attraits. Mais j’éviterais avec soin les mots techniques, je ne lui nommerais pas même la psychologie; je voudrais qu’elle fit, comme M. Jourdain, de la prose sans le savoir. J’accorderais aussi plus de latitude à la littérature, que Mne N. dit avec raison si accessible aux femmes. Mais pour- quoi n’en parle-t-elle qu’à la volée? Pourquoi n’a-t-elle men- tionné nominativement que les mémoires, les lettres, les biographies, ces menuailles littéraires, qui peuvent avoir leur prix comme récréations, comme supplément au danger d’autres livres, mais qui délavent l'esprit au lieu de le tremper? Que n'a-t-elle abordé les parties nobles de la littérature? Je regrette tout ce que lui eût inspiré de belles choses et d’utiles conseils un sujet qui touche de si près au perfectionnement de l’âme, car le beau et le bon dans tous les genres ont une intime parenté. Heureusement , à défaut de préceptes, elle a prêché d'exemple : son livre même est un grand fait littéraire qui pouvait la dispenser de théoriser sur la valeur de cette étude. Ceci me ramène à dire qu'il est des cas de hautes exceptions où je n’exclurais plus rien du domaine des femmes. Si nous leur interdisons la science et même le talent, il est clair que nous leur permettons le génie, C’est un don qui ne choisit pas ÉDUCATION PROGRESSIVE, 69 entre les sexes et qui les nivelle. C'est un appel de Dieu, qui veut être ‘obéi. Mais n’essayez pas de le créer, n’élevez pas vos filles dans cette vue, car, pour un génie que vous favo- riseriez et qui se fût probablement déclaré sans vous, vous susciteriez le fléau des mille prétentions au génie : pour une Staël , une Necker, une Marcet , vous auriez des nuées de su- blimités à ras terre, des romancières de tout calibre, une école Sand qui affronterait le déshonneur pour arriver à la gloire, vingt apprenties Sapho qui affadiraient la poésie par leurs froids enthousiasmes, et peut-être une Mme Dacier dont Homère se füt passé. Que si quelque génie, venu du ciel , vient à éle- ver ces signaux qui savent bien se faire reconnaître, à la bonne heure! loin de le contrarier, aidez-le; cela ne tirera pas à conséquence , le présent est si rare! Pour lui plus de réserve, rien n’est de trop ; ouvrez-lui à deux battans toutes les portes du temple, de peur qu’il ne s’égare au dehors faute d’avoir trouvé son chemin. Mais , je vous le dis, malheur à la femme qui porte le poids de ce privilége! car elle a deux tâches pour une; sa tâche de simple femme, et sa tâche de génie, qui ne la dispense point de l’autre, et ne l’autorise pas à dédaigner ses plus vulgaires devoirs. A la longueur de mon dire, vous pourriez croire que Me N,. est une adversaire que j'aspire à convertir : il n’en est rien; et si j'étais sûr que son livre fùt embrassé dans tout son en- semble et dans admirable esprit qui la dicté, je supprimerais toutes mes objections, car il n’est pas un de ses conseils dont elle n’ait pris soin de prévenir l’abus, toujours à côté du piége elle a mis le poteau d’avertissement. Ainsi elle dit les femmes appelées à perfectionner l’humanité, mais elle ajoute elle-même que c’est par la vie privée, et qu’elles sont libres de tout en- gagement à l’égard des masses ; elle leur conseille le talent, mais elle leur déconseille la gloire ; elle les encourage à s’as- socier, mais elle leur défend de songer à l'effet; elle veut qu’elles apprennent le latin, mais elle proscrit elle-même le mot de savantes; elle veut qu’elles cultivent les arts, mais 70 ÉDUCATION PROGRESSIVE. elle n’en veut pas faire des artistes. Il n’y aurait donc pas lieu à l’attaquer derrière de tels retranchemens. Malheureusement ces restrictions sages, mais peu développées, ont l’air de n’être là que des acquits de conscience, des précautions à tout évé- nement, comme pour pouvoir répondre : ce n’élait pas ce que J'avais dit. Et en attendant, le principe dangereux, largement exposé, fait son effet; et quand le ballon, si haut lancé, se perd dans les airs, le parachute est de médiocre ressource. Jai dit un mot des arts et du prononcé de Mme N., que j'admets de grand cœur dans les bornes où elle le renferme, c’est-à-dire : en préservant la ieune personne de Partisterie, qui rapproche les sexes jusqu’à les confondre, et d’un travail assis trop prolongé, qui énerverait sa constitution, en ap- pelant et fixant les esprits vitaux dans la région inférieure d’un corps qui a besoin de toutes ses exertions. À cela près, il n’est pas vrai que les arts corrompent ; mais je ne crois pas non plus qu'ils nous révèlent des nuances délicates de sentiment que nous n’aurions jamais connues sans eux. Je ne souscris ni au compliment , ni à l’anathème. Non, les arts ne créent ni ne communiquent des idées ou des sentimens ; ils ne font qu’ac- compagner et fournir d’un vêtement ce que nous sentions déjà. La musique, en particulier, même la plus expressive, n’exprime rien par elle-même ; mais elle a la propriété de s’assimiler, de s’appliquer à l’état d’âme, triste ou gai, doux ou amer, de celui qui l’écoute ; ce qui n’était que vague en lui, grâce à cet auxiliaire, se précise et prend une forme ; en sorte qu’il est plus vrai de dire que c’est nous qui communiquons à la musique une signification, qui lui prêtons nous-mêmes les sentimens que nous prétendons recevoir d’elle. Soyez donc sûr que votre fille n’en recevra nulle atteinte : si la jeune personne n’a que de bonnes et douces pensées, elle ne retrouvera que cela dans sa musique ; mais si vous avez permis au souffle des passions de la ternir , elle saura se faire de toutes choses un dangereux aliment. La musique est pure pour les purs , elle est ce qu’on la fait. Fermez au mal toutes les autres portes, ce n’est pas par à qu'il entrera chez vous. ÉDUCATION PROGRESSIVE, 71 Nous arrivons donc tout naturellement à la partie morale de l'Education Progressive. Ici expire mon rôle de critique ; celui de l’admirateur, pres- que de l’amant commence ; et si je vous en fais si librement la confidence, c’est que je m’attends de votre part au même aveu. Je ne sais à quoi cela tient, mais pour moi ce livre est autre chose qu’un livre; c’est mon bien, ma chose, ma production, me semble , tant j’y retrouve d’un bout à l’autre ce que j’aime à trouver. C’est un étre intelligent et ami , avec qui je fais de lointaines excursions, qui me parle, à qui je réponds, et qui, comme les nobles âmes , a l’art de tirer de la mienne tout ce qui s’y trouvait de quelque peu bon. C’est plus qu’un beau livre, c’est une bonne œuvre, qui comptera devant Dieu, parce qu'il fera du bien et qu’il en fera faire. Comme l'Évangile, dont il est tout imprégné, c’est un livre encourageant , qui donne du prix aux plus petites choses, pourvu qu’elles tendent au perfectionnement; qui, tout en présentant lé modèle ac- compli de la femme , n’en désespérera point, ne disant pas : il faut tout ou rien, mais envisageant comme un point capital si l’on à seulement mis le pied dans la route. Pour chaque de- voir il donne les moyens, pour chaque faiblesse il a des se- cours, pour chaque effort une promesse. Chacun peut se dire en le lisant : voilà ce qui me manque, et voici bien ce qu’il me faut. Je passerai rapidement sur les détails , ne voulant pas vous gâter votre lecture. Comme, au point de vue de Mme N., il s'agissait moins, dans l'éducation intellectuelle, de donner des connaissances que des facultés, il s’agit moins, dans l'éducation morale, d’enseigner ou même de faire observer chacune des obligations particulières, que de former une âme, un caractère, un individu qui soit moral. À cet effet, elle veut qu'on s’attache d’abord à planter et à solidifier dans la jeune fille les principes et les sentimens moraux : l’amour de Dieu, la justice, la bienveillance et la véracité. 72 ÉDUCATION PROGRESSIVE. Après quoi, elle n’a plus scrupule à ce qu’on développe en elle les qualités distinctives des femmes : l’imagination, la sensibilité, la perspicacité, l’amour du beau sous toutes ses formes. Cest dans l'exposition de ces idées que Mme N. déploie une justesse d’aperçus , une connaissance de l'espèce et du genre qu’on ne trouve nulle autre part. On dirait qu’elle ait une fenêtre à son usage , donnant sur le cœur humain , et lui per- mettant de voir à son aise tout ce qui s’y passe. Pas une obser- vation qui ne vous frappe, comme une de ces figures que vous aviez déjà plus d’une fois heurtées sur votre chemin, et à qui vous êtes bien aise d’être enfin présenté face à face et en due forme. Pas une recommandation qui ne semble extraite d’un registre de vos fautes , tenu fidèlement et jour à jour. Pas le signalement d’un défaut ou d’un caractère, sous lequel vous ne pussiez mettre bien des noms propres , à commencer par le vôtre ou celui de vos enfans. « Voyez, dit-elle, cette jeune personne si compassée , ,qui semble ne s’acquitter qu’à regret des moindres devoirs de la politesse, et, comme la sensitive, se retirer dès qu’on l'approche; sans doute on lui à fait trop craindre les regards des hommes.—- Cette autre, plus con- fiante, voulant attirer l’attention, rit sans motifs, se fait tour à tour vive, ingénue, sensible ; et jette en-dessous un petit coup d’œil pour s’assurer qu’elle est remarquée. La première ne plaît pas du tout, la seconde déplaît par des efforts qui portent à faux; on a trop excité dans l’éducation l’amour- propre de toutes les deux. » Vous connaissez, tous, ces deux personnes, n'est-il pas vrai P « C'est que le monde, ajoute-t-elle, a parfois des aperçus très-fins sur ces qualités du cœur dont on dit qu’il s’inquiète peu ; il n’analyse pas ce qu’il éprouve, mais ses goûts, comme ses répugnances, tiennent à l'idée confuse d’un certain état moral qu'il croit pressentir. » — Cette observation, que j'ap- pellerai d'une finesse profonde, en justifiant le monde de bien ÉDUCATION PROGRESSIVE. 79 des reproches superficiels, mérite d’être recommandée à ceux qui s’en plaignent. Il est rare qu’il n’y ait pas dans le plaignant un défaut, ou tout au moins l’apparence d’un défaut, qui lui aliène les cœurs. Il y a cependant dans ce chapitre quelque chose que j’en vou- drais ôter, Je ne crois pas bon le conseil que donne Me N,. de cultiver chez la femme cette sagacité qui s'attache à déméler le fond des cœurs, car cette qualité ne prend guère de l'extension qu’aux dépens de la bienveillance, et dès lors elle est un défaut. Le moyen indiqué ne me parait guère meilleur que le précepte : « Recommandez-lui, dit-elle, d'examiner si l’on sourit de bonne amitié quand elle plaisante, si l’on a l'air intéressé par ses récits : » — recette infaillible, à mon sens, pour la rendre vaine, susceptible , embarrassée, pour la préoccuper unique- ment de l’effet qu’elle produit, pour la remplir de ce moi dont Mme N. s’eflorce ailleurs de la détacher. J’aimerais au contraire qu'on lui persuadât d’être ce qu’elle doit être, sans jamais craindre ni chercher le regard. Et comme la jeune fille, à moins d’une apathie ou d’une épaisseur d’intelligence que l'exercice recommandé ne surmonterait pas, jugera toujours assez et trop, je me contenterais, pour lui former le coup d’æil, de rabattre d’un mot son enthousiasme pour gens ou choses quand il serait peu mérité , et de relever par mon suffrage ce qu’elle aurait mal à propos déprécié; le tout sans pédantesque rigueur, car, en lui donnant du jugement et lui ôtant la malice, je vou- drais lui laisser la gaîté. En revanche, on ne saurait trop louer cet autré conseil de Mme N. de laisser à l’élève la libre disposition de quelqu’une de ses heures , d’accoutumer ainsi les enfans à se suffire à eux-mêmes, pour les plaisirs d’abord , puis pour l’accomplis- sement de quelques devoirs. C’est, en effet, le tort le plus grave de l'éducation moderne, que les enfans soient devenus des centres universels autour desquels tout roule: parens, maîtres, domestiques , et jusqu’aux amis de la maison. De là égoïsme, suffisance, indocilité, despotisme , personnages de 74 ÉDUCATION PROGRESSIVE. douze ans ! Nos pères faisaient mieux : ils tenaient les enfans plus sous la main et plus à distance , leur parlaient peu mais bien , et ne les laissaient parler qu’à bonne enseigne ; ils pres- crivaient fortement ce qui se devait prescrire, après quoi liberté d’aller et de faire, sous clause de rendre compte. Les enfans apprenaient ainsi deux choses essentielles : dans leurs plaisirs, à se diriger; dans leurs travaux, à obéir, Plus tard ils savaient ce qu’on ne sait plus guère, étre libres et subordonnés. Mais tout ceci s’applique moins aux femmes, qui, n’ayant presque jamais d'indépendance, ont peu besoin de spontanéité. Pour former ce caractère moral et ces qualités aimables dont nous avons parlé, quel mobile conseille notre auteur ? Ce n’est pas d’exciter la sensibilité. Ce principe, souvent trompeur, est dangereux quand il est réel. Ce n’est pas non plus amour du monde et de l'opinion. Les lois de l'opinion ont, il est vrai, de l’avantage comme arrêt; mais , comme stimulant , elles n’agissent que sur les dehors, et «le soin des dehors est loin de suffire, même pour rendre les dehors aimables. » Cette remarque si judicieuse rappelle Pissue et le châtiment de la belle éducation que Chesterfield crut donner à son fils: après avoir tant pris peine à lui recom- mander le vice aimable comme la seule route au succès, il ne réussit à procréer qu’un être disgracieux et manqué , qui n’a- vait apparemment retenu que la moitié du précepte. Autant vouloir obtenir un bel arbre en lui appendant des guirlandes fleuries. Ce qui donne le fruit est aussi ce qui donne les fleurs : voulez-vous celles-ci ? tendez à celui-là, travaillez sur la sève. — À l’occasion de l’opinion, je regrette que Mme N. n’ait pas abordé cette question: jusqu’à quel point une per- sonne de sens est-elle tenue de se conformer aux usages du monde dans lequel elle vit ? IL y aurait eu sur ce point beau- coup à dire de la haute société , avec ses sujétions toutes con- ventionnelles , avec ses tendresses et ses congratulations , son intérêt si vif pour des misères , ses bonnes œuvres bruyantes, ses plaisirs dont la contrainte et l’ostentation font un labeur, ÉDUCATION PROGRESSIVE. 79 ses cartes, ses visites , ses billets , ses petits maux sans nom, ses parlages sans fin : laborieuses vétilles des gens inoccupés. Mais je conçois que de tels détails eussent trop coupé avec le sérieux de l'ouvrage, et que les variétés de pays et les vicissi- tudes de la mode eussent rendu fausses et inutiles demain, des choses aujourd’hui vraies et bonnes à dire. Ce n’est pas en tenant la jeune fille à l'écart du monde qu’on préviendra le mal, entreprise vaine, et qui ne ferait peut- être qu’aggraver les dangers en les retardant , car «le monde est partout : il est à la promenade , à l’église même ; dès qu’il y a en elle une joie secrète à rencontrer des yeux qui l’admi- rent , le monde est là. Tout ce qui séduit, tout ce qui enivre, tout ce qui éloigne de la pensée de Dieu et du devoir, voilà le monde. » Ce n’est pas non plus en anticipant l’expérience par des cir- constances habilement préparées, qu’on formera la jeunesse. Rien de plus difficile et de plus périlleux que cette méthode si préconisée par les maîtres en éducation , et tout particuliè- rement par l’Émile: c'est une sorte de mensonge que vous faites à votre élève et qu'il découvrira tôt ou tard; et dès lors, que deviendra votre autorité et. celle de vos leçons? Mme N., au contraire , qui ne s'amuse pas à forger un système, qui n’a rien à taire, point de lacune qu’elle sente le besoin de combler, Mne N., qui ne s’est inspirée que du livre de vérité, veut avant tout la vérité dans la mère pour l'avoir dans la fille. Elle n’arrange pas la vie, qui ne se laisse guère arranger ; elle la prend telle quelle, bonnement , avec son mal et son bien, se réservant de tirer de l’un comme de Pautre les leçons qu’ils sont tour à tour destinés à donner. C’est, voyez-le bien , que tout est vrai en dedans de l'Évangile, et que tout est faux dès que vous en sortez. Ce n’est pas même de catéchiser sur les devoirs qu'il faut, mais de les faire deviner; d’y prédisposer la volonté, de mettre un foyer dans l’âme , de lui donner un mobile vivant qui soit du même coup un stimulant et un frein. 76 ÉDUCATION PROGRESSIVE, Ce mobile, où le prendrez-vous , sinon dans la foi au Père qui est dans le ciel, dans cette religion du Sauveur qui embrase le cœur dès qu’elle y pénètre, et qui fait obéir parce qu’elle fait aimer? Voilà l’éducation qui ne s'arrête plus, qui conti- nuera d’elle-même jusqu’à la fin sans démentir jamais ses premiers enseignemens, et à laquelle les phases diverses de la vie n’apporteront d’autre changement que de lui donner à chaque fois des développemens nouveaux et une force nouvelle. « Voulez-vous qu’une femme ait dans le caractère de humilité sans bassesse, de la flexibilité sans lâche complaisance , une charité inépuisable, qui, s’attachant surtout au bien de l'âme, cherche pourtant à procurer le bien du moment ? voulez-vous tout cela? rendez-la chrétienne. La femme qui a compris Jésus- Christ, c’est-à-dire la charité universelle, voit bientôt s’éclair- cir toute la complication de ses devoirs. Sans doute elle réflé- chit tant qu’elle peut, mais une impulsion puissante vient à son aide. » Mais pour conserver à l'Évangile tout son pouvoir d’action sur ces jeunes âmes à qui vous l’offrez, offrez-le leur gratuite- ment, comme un don, non comme une charge; désintéressez- les et désintéressez-vous complétement dans vos enseignemens, au lieu de les employer comme un instrument pour en venir à vos fins humaines, quelque bonnes et honorables qu’elles soient. C’est une condition essentielle, sur laquelle Me N. insiste avec une haute sagesse. Laissez l'Évangile s'appliquer _ Jui-méme: si vous le faites indiscrètement intervenir dans le petit courant de chaque jour, il devient aussitôt suspect à Pé- lève comme un complice que vous voudriez donner en renfort à vos exigences , comme quelque chose qui n’est pas pour lui, mais contre lui. D'ailleurs la religion n’est pas faite pour être attachée en laisse après quoi que ce soit au monde ; en faire un moyen c’est la dégrader, elle ne peut être la seconde; elle est la première, le tout , ou elle n’est rien. Cette instillation de l'Évangile dans l’âme est singulièrement le fait des femmes. Le père, lui, donne à penser, il jette les ÉDUCATION PROGRESSIVE. 77 bases , éclaircit et assainit les idées ; mais il appartient à la mère de les transformer en sentimens , en douces habitudes. Ici, comme dans tout le reste, la tâche est commune , mais les parts sont diverses; il faut le concours des deux. Si Pune ou l’autre manque , on ne fait rien de bien ; si, par malheur, elles se contrarient, on ne fait que du mal. Linstruction religieuse doit être déjà faite quand on la commence. Le ministre de la religion n’y apparaît que pour clore un long noviciat et y mettre le sceau ; c’est une confir- mation solennelle qu'il vient donner à toute l’œuvre anté- rieure. Assurément sa tâche est grande encore: il faut que, la lanterne à la main, il épluche et justifie par la raison la Parole de Dieu , et par la Parole de Dieu toutes les croyances , tous les sentimens , tous les devoirs ; il faut qu’il éclaire et qu’il affermisse le cœur par lesprit, et l’esprit à son tour par le cœur. Mais si ses instructions tombaient inopinément sur un champ non semé; je dis plus, si Pépi n’était déjà formé et prêt à cueillir, il n’en viendrait pas à bout : on n’impro- vise pas une âme. d Le chapitre de l'instruction religieuse, l’un des plus inté- ressans de Mme N., qui n'hésite pas à consacrer à ce grave ob- jet toute une année de la vie de son enfant (celle qui sépare l'adolescence de la jeunesse) , ce chapitre a de quoi donner beaucoup à penser en France et ailleurs. Il n’y entre pas un mot de controverse ; mais quelle controverse qu’un plan d’é- ducation qui donne à l'étude de la Bible une si haute valeur et tant de place dans la vie ! Comment ne pas réfléchir, à cette occasion, sur l’immense infériorité d'une instruction écourtée, toute fondée sur parole d'homme, et d’une admission si précoce à ce titre auguste de chrétien qu’on ne peut encore ni mériter, ni comprendre; et comment n’être pas tenté de découvrir la cause cachée d’une différence extérieure si essentielle P n’est-ce pas le cas d’appliquer ce mot toujours vrai du Sauveur : [a sagesse a élé justifiée par ses enfans ? Puissent les réflexions , que ce sujet ne manquera pas de susciter chez les gens sérieux de 78 ÉDUCATION PROGRESSIVE. tous pays, porter un fruit d'évangélisation | puisse la sagesse d’une femme les amener à cette Sagesse éternelle, seul guide infaillible pour les choses de ce monde comme pour celles du salut ! On voudra savoir maintenant quelle est la manière dont Mme N. conçoit le christianisme ; car, sans faire précisément autorité, la foi d’un être supérieur est toujours une réjouissante confir- mation pour ceux qui se trouvent la partager. —Ce que je disais déjà dans ma revue des deux premiers volumes de l'Éducation Progressive", je le répète aujourd’hui avec une conviction fortifiée : Mme N. n’appartient à aucun parti religieux, elle est du bord de tous ceux qui croient sans réserve à l'Evangile et qui l’aiment d'amour ; du reste, elle prend de toutes mains et partout où elle trouve, ne repoussant que l'excès. Sans doute elle n’est étrangère à aucune des questions débattues de nos jours, mais sa foi, plus haut placée, ne s’en laisse ni éton- ner ni ébranler; et pour dire clairement les choses, comme il convient à des intentions loyales, il est facile de voir qu’elle n’est pas plus méthodiste qu’elle n'est rationaliste, que Fun comme l’autre répugne à sa largeur et à sa droiture. Deux traits _me le prouvent. Le premier, c’est qu'elle n’exclut ni ne con- damne : «Dans les heureux pays, dit-elle , où les germes de la piété ne sont pas restés sans culture, où la plupart des femmes assistent au culte, et sont souvent touchées de ce qu’elles entrevoient de sensible et de beau dans les idées élevées de la religion, dans ces pays, les esprits ont infailliblement quelques points communs sur lesquels on peut s’appuyer. Sans doute il en est qui n’ont pas admis encore le principe vivant et régéné- rateur du christianisme. Néanmoins leur foi, tout imparfaite qu’elle est, vient d’en haut, et qui prescrira des bornes à la grâce de Dieu ? il ne méprise pas les jours des faibles commen- cemens, dit l’Écriture. Et y a-1-il autre chose que des com- mencemens sur cette terre ? Sommes-nous donc complétement 1 Voyez le Protestant de Genève. ÉDUCATION PROGRESSIVE. 79 arrivés à la foi, à la soumission , à l'amour ? Les âmes qui se croient les plus avancées ne sont jamais qu’en chemin. » Le second trait, non moins probant, c’est qu’elle n’anéantit point la part de l'homme dans l’œuvre de sa régénération, et que, sans nier la possibilité d’un miracle, elle incline à regar- der comme peu vraisemblable cette grâce instantanée, aveugle, indifférente à tout antécédent, qui vient chercher l’homme au sein de son indifférence, pour le sauver malgré lui. «La rôute tracée pour tous est celle de la vie, d’une vie de com- bats et d'efforts pour aller à Dieu , avec tous les secours qu’il nous offre lui-même. Concevrait-on un Dieu esprit qui serait sans rapport avec les âmes ? Non sûrement ; mais concevrait- on mieux une àme , essentiellement active, qui resterait pas- sive et en qui Dieu ferait tout? » Voilà Mme N. : on peut donc affirmer qu’elle ne sera jamais méthodiste ; elle le voudrait qu’elle ne le pourrait; car le mé- thodisme est encore plus une affaire de caractère qu’une affaire de foi, et le caractère se révèle ici avec une rectitude qui ne laisse pas de prise aux illusions de la mysticité. À côté de cela, je m’avoue surpris de la haute estime qu’elle professe pour ces biographies religieuses si multipliées aujour- d’hui. Non que je veuille prétendre qu’il n’y en ait point de bonnes ; on en peut citer, je le sais. Mais je ne puis surmonter mon scrupule contre ces sortes de canonisations protestantes , mode importée d'Angleterre ; d'abord , parce que j’ai la con- science d'une exagération, involontaire ou tout au moins faite à bonne intention , mais inhérente au genre. On a trié dans cette vie pour nous la raconter, et l’on n’est dans le vrai que très-partiellement. Ce vrai lui-même dévient faux par - l’emphase des termes voulus : ainsi l’on nous parle inévitable- ment du jour et de l’heure de la conversion, je ne dis pas d’un mondain, cela se concevrait , mais d’un homme déjà ministre et pasteur, conversion avant laquelle tout était mauvais, après laquelle tout est devenu admirable. Il n’en va pas ainsi dans le monde; croyez-moi : le bien commençait déjà dès le mal , 80 ÉDUCATION PROGRESSIVE. et le mal se continue encore dans le bien ; ils ne se pénètrent que trop l’un Pautre, et la lutte des deux principes dure autant que ce corps de mort. Ah! si la moitié du bien que vous nous dites d’eux est vrai, combien ils s'indigneraient de - ces louanges contre lesquelles ils auraient tant de réclamations à faire ! Saint Paul les accepterait-il, lui qui disait : peu n'im- porte comment me jugent les hommes ; il est vrai que je ne me sens coupable de rien, néanmoins je ne suis pas pour cela justifié, mais c’est au Seigneur à me juger (1 Cor. 4 )P—J'y éprouve encore un autre sentiment pénible , c’est celui d’une injuste partialité dans la distribution de ces panégyriques. Sil est quelque part, et il en est, de simples et modestes chrétiens qui se contentent pieusement de la tâche que Dieu leur a di- rectement imposée, nul ne s’avisera d’exhumer leurs vertus pour les livrer à la mémoire; ils sont morts. Mais si quelqu'un a couru de çà de là pour parler ou pour écrire , a fondé des comités ou des institutions, a joué dans le monde religieux un rôle quelconque , si l’éloge qu’or fera de lui peut rejaillir sur les partis ou sur les doctrines qu’on veut faire prévaloir, pour lui les biographies et le retentissement. Ici j’ai presque l'air, je le sens, de voir avec peine ceux qui se distinguent par leur piété, et de tomber dans ce que MN. appelle l’orgueil de la médiocrité, de tous le plus sot et le plus incurable. Je partage au contraire sa manière de sentir : sans doute on ne peut jamais être trop pieux, sans doute c’est l’être peu que de dénigrer la piété des autres ; blämer ne fut jamais une religion , et je remercie le courageux auteur de flageller une disposition si peu chrétienne. Mais j'aurais voulu d'autre part qu’elle prémunît les femmes contre le désir de se distin- guer par leur piété, car, pour elles surtout, la piété qui se distingue est-elle bien de la piété ? Il ne suffisait pas de dire : observer une juste mesure dans la manifestation des meilleurs sentimens , voilà sans doute un excellent précepte à donner aux femmes : il fallait le donner effectivement ce précepte, et le donner avec détails. Il fallait faire comprendre qu’il est de ÉDUCATION PROGRÉSSIVE. 8 l’essence de la piété de fermer la porte du cabinet, que celle dont on parle le moins est la véritable, et qu'on n’est pas chré- tien par cela seul qu’on dédaigne ou qu’on déplore le peu de foi de ses frères. Je le concède bien : la lumière ne peut pas ne pas jeter des rayons, la ville située sur une montagne ne peut pas n'être pas vue ; la piété de nos femmes sera certainement connue de leur famille et de leurs alentours, car ellene se taira pas tou- jours, elle parlera même avec ferveur au besoin, et surtout elle agira ; mais sitôt que cette même piété commence à faire bruit, c’est un préjugé contre sa nature, et je les engage à s’en défier. La femme mariée, en particulier, doit être en garde à ce sujet : sans manquer à ce qu’elle doit à Dieu, elle doit éviter avec soin de blesser son mari. Pour le sauver, il ne faut pas qu’elle le con- damne ; la piété qui commence par ce bout ne saurait captiver l’estime et commander la confiance. « Le premier devoir d’une femme est de rendre heureux son mari dans le temps présent , le seul dont elle dispose, » dit Mme N. avec qui je suis heureux de me rencontrer, et j'ajoute que c’est par là qu’elle le conver- tira le mieux pour les temps éternels. Quant aux applications que notre auteur fait de la religion à la vie pratique et particulièrement à la charité, j'aurais bien quelques mots à dire, et ne désespérerais pas de montrer qu’elle a payé sa dette au temps qui court. Je reconnais, avec elle , que les associations de femmes sont toujours nobles dans leur principe et qu’elles ont souvent produit d’utiles résultats, et je me garderais bien de décourager un emploi de temps si ho- norable et si chrétien , pour celles du moins qui ont la libre disposition d’elles-mêmes ; comme aussi je ne voudrais pas, par une observation mal interprétée , procurer une petite satisfac- tion à celles qui, par apathie ou par médiocrité, ne se mélent de rien. Mais la force de la vérité m’oblige à dire qu’il est dans la nature de leur sexe des empéchemens à ce que les institu- tions qu’elles dirigent soient vraiment profitables, tant qu’elles marcheront sans contrepoids. Pour diriger en grand, les fem- mes ne sont pas assez positives. Elles ne savent pas se poser XV 6 82 ÉDUCATION FROGRESSIVE. des points de départ arrêtés, elles battent les champs , elles n'ont pas de mesure , elles veulent trop bien faire. Elles n’ont pas , comme les hommes , une idée nette du but réel qu’il faut poursuivre eu égard aux circonstances données , des obstacles qu'on peut rencontrer, et du rabais qu’il faut faire à de reli- gieux souhaits pour être dans le possible et le vrai. Elles don- nent trop aisément dans les généreuses illusions de la philan- thropie moderne, qui a commis presque autant d’erreurs qu'elle a fait de bien. Et pour me faire comprendre : ce n’est pas toujours un bonheur pour une pauvre orpheline que cette association d’une protectrice qui la prend sous sa tutelle. Oui, si celle-ci savait toujours régler leurs rapports sur une juste appréciation de leurs positions respectives, sur les vrais in- térêts de la jeune fille, sur le sort qui l'attend ; mais c’est ce que sa riche amie se reprocherait presque comme une dureté. On vise à l’idéal ; on court après le perfectionnement, ce grand ennemi des meilleures choses ; on veut signaler son influence, avoir de l’intéressant à montrer ; on veut raconter, émouvoir, ravir au sujet de ses clientes. On leur fait lire une foule de li- vres trop relevés et sans rapport avec leurs besoins; on leur apprend à analyser leurs sentimens, à les décrire, et on les rend ainsi romanesques , mélancoliques, incapables de se trouver bien dans leur humble condition. Il faut un régulateur à toutes ces bonnes choses , pour les rendre bonnes. Encore une fois, je me garderais bien de refuser l'intervention des femmes, car elle est plus zélée et plus onctueuse que la nôtre , mais je l’as- sujettirais au contrôle des hommes. Je chargerais ceux-ci de discuter le point de vue, de réglementer et de contenir; et je chargerais celles-là d’aviser et d’agir; et il ne manquerait rien aux résultats de ces deux actions combinées, que ce que l’imperfection de l'humanité leur ôtera toujours. J'aimerais maintenant à suivre M®e N. dans les situations di- verses où Dieu fait passer la femme pour consommer son édu- cation : attente du mariage, mariage, enfans, âge mür, isole- men » hélas! et vicillesse. Que d’idées neuves et frappantes ÉDUCATION PROGRESSIVE. 83 nous y trouverions , toujours poétiques , mais toujours vraies et applicables ! Qu'il est touchant et majestueux en particulier, ce chapitre de la vieillesse, et qu’elle est belle, considérée sous ce point de vue, cette dispensation qui vient compléter par les épreuves lPenseignement des bienfaits, et nous aplanir le che- min du ciel en y transportant d’avance et un à un tous les objets dont nous faisions dépendre notre bonheur sur la terre , comme on emmène d’abord sur l’autre rive l’attirail des voyageurs qui ont un torrent à passer, pour alléger le wrajet , et leur donner plus de courage à suivre ! C’est une lecture suave que vous aurez là, un mélange presque introuvé de raison et d'imagination, de sensibilité et de sagesse, de finesse et de simplicité, de profondeur dans la pensée et d’in- concevable délicatesse dans l'expression. Les qualités les plus opposées s’y rencontrent et s’y tempèrent : le cœur, avant de parler, a toujours passé par l'esprit, et l’esprit par le cœur; le divorce entre eux n’a jamais lieu. Il y a tout dans ce livre : Jouissances intellectuelles, jouissances religieuses, jouissances de style et d'art, si tant est qu’on puisse appeler cela de ce pauvre petit nom d’art. Aussi serais-je tenté , savez-vous? d'envoyer un exemplaire de l'Éducation Progressive à certains écriveurs français, qui se sont crus en devoir d’attaquer à plusieurs reprises, dans ce qu'ils appellent l’école genevoise, la pesanteur des idées et la roideur prétentieuse du style. Je conviens que nous n’a- vons pas fréquemment à leur offrir des réponses aussi pé- remptoires. Mais peut-être cela suffirait-il paur faire quelque peu rentrer dans l'humilité ces francs-maçons de l’art d’écrire , qui se croient seuls en possession des mystères du Grand-Orient. Pourtant, je dois en convenir , l'ouvrage ne se lit pas aisé- ment; apparemment parce qu’il n’est ni compassé comme un ouvrage d'homme, qui dissèque volontiers ses idées en com- partimens tranchés , ni léger comme un ouvrage de femme, qui lie les siennes par le premier petit fil venu. C’est un tissu qui se déroule, à la fois fort et délié. Les idées s’imbriquent 84 ÉDUCATION PROGRESSIVE. si naturellement et si artistement , chacune est si bien la fille de celle qui précède et la mère de la suivante, qu’il faut, pour s’en rendre compte, remonter souvent cette filiation , se pénétrer d’abord de l’ensemble, puis revenir aux détails. C’est ainsi que, dans un beau ciel, on ne saurait dire où finit une couleur et où commence l’autre, tant elles se fondent mer- veilleusement. Où l'on voit bien la réalité de Mme N., c’est dans sa so- briété: à chaque instant on sent qu’il ne tiendrait qu’à elle d’être éloquente. Chez les auteurs qui visent à la vogue, c’est- à-dire presque tous aujourd'hui, rencontre-t-on l’un de ces mots qui prêtent : l’innocence , le printemps , la douleur, la beauté, l'Église, que sais-je? on prévoit déjà l’explosion de génie, qui se fait rarement attendre. Faites silence , la pythie va parler... ! Mme N. passe sur des monceaux d’or que ses pieds font saillir de terre, et ne se baisse pas pour les relever ; elle a mieux à faire. Elle ne dit qu’un mot, mais fécond, puis court au but. On dirait qu'elle a hâte de se reti- rer derrière le voile, comme une jeune fille pudique qui s’a- perçoit qu’on la trouve belle. I faudrait justifier tout ce que j'avance par des citations, mais pas moyen d’en faire: ces mots si frais, si gracieuse- ment profonds, ne peuvent se détacher de l’ensemble, parce qu’ils tirent une grande partie de ce charme de leur enchâssure naturelle. Ce ne sont pas des fleurs de cheminées, mais de prairies , qui sont nées là, d’elles-mêmes , à la bonne place, et qui perdraient au transport. Je me bornerai donc à quel- ques lignes : il s’agit de l'attachement que les vieillards con- servent encore pour cette vie. « Quel est l’exilé, rappelé dans sa patrie, qui ne jette pas un regard ému sur la terre hospitalière où il a été recueilli, et qui n’y passât pas volontiers quelques jours encore ?P Ainsi, quand nous voyons se prolonger nos années, un sentiment instinctif de reconnaissance s’empare de nous, il semble qu’une main bienfaisante arrête en notre faveur le cours ÉDUCATION PROGRESSIVE. 85 de la nature qui ne demandait qu’à nous entrainer. Encore un printemps, encore des roses, les moissons se dorent encore sous nos yeux. Le retour de tant d’impressions douces nous émeut sans nous aveugler, et le plaisir de voir chaque matin se renouer le fil délié de notre vie n’est nullement troublé par l’idée que ce fil se rompra bientôt .... Il y a dans l'aspect de la nature un pressentiment que cette beauté ravis- sante n’est que le symbole d’une autre beauté. Et combien cette idée ne prend-elle pas de force lorsque, la nuit, des astres étincelans viennent frapper des regards que nul autre objet n’attire? Quelle image du soir de la vie, que cette obscu- rité qui enveloppe les choses terrestres, et découvre des mondes sans fin , et des mondes tout de lumière , à l'âme prête à s’en- voler ! Splendide représentation de l'éternité , que le firma- ment, pour l’âge auquel le temps échappe! » Après avoir laissé la parole à Mme N. , je me garderai de la reprendre, et n’ajouterai qu'un mot. Malgré tout ce que j'ai dit de ce bel ouvrage, je n’en permettrai pourtant pas la lecture aux jeunes personnes, tout en la leur regrettant sous bien des rap- ports. Mais la description si parfaite des révolutions qui s’ac- complissent dans limagination et dans le cœur des femmes , à toutes les phases de leur existence, et particulièrement quand éclôt la jeunesse, risquerait d’accélérer la crise en les ren- dant trop attentives aux symptômes qui l’annoncent , - comme on réussit à se donner la fièvre en se tätant le pouls. Je réser- verais donc ce livre aux mères , et leur dirais : lisez-le souvent pour vos filles, et toujours pour vous. B. B. cr 00 — 86 Sistoire. COUP D'ŒIL SUR L’HISTOIRE DE LA SUISSE AU MOYEN AGE. Il s’est formé à Lausanne , l’an dernier , une société pour l’histoire de la Suisse. Son but est d’arriver à une con- naissance complète des anciens monumens, soit édifices , soit antiquités où manuscrits, qui existent encore dans le pays ; mais de peur qu’un champ trop vaste ne soit un obstacle à des études approfondies, la société de Lausanne renferme ses travaux dans les limites de la Suisse romande. Elle appelle à y concourir non-seulement les savans , mais tous les hommes qui s'intéressent à l’histoire de la localité qu’ils habitent. La dispersion des archives et des documens historiques, non-seulement dans toutes nos villes, dans nos bourgs, nos communes , et même dans un grand nombre de familles , oppose à l’historien suisse des obstacles qu'on ne surmontera qu’en formant des sociétés cantonales, en les subdivisant par sections dans les principales villes de district. Ces sociétés n’écriront pas l’histoire générale de la Suisse, mais elles inspireront le goût de son étude, et, comme ces ouvriers qui arrachent des entrailles de la terre, des blocs avec lesquels un architecte habile élèvera un jour un monument à la gloire de son pays, elles tireront de l'oubli de précieux renseignemens sur la vie politique , les mœurs, la civilisation de nos ancêtres. La dispersion des archives, la variété des langues parlées dans l’étendue de la Confédération , ne sont pas les seules cir- constances auxquelles nous devons attribuer le peu de déve- HISTOIRE DE LA SUISSE AU MOYEN AGE. 87 loppement qu’a pris chez nous l'étude de l’histoire nationale : le préjugé si généralement répandu, que cette histoire ne se rattache que faiblement à celle des autres nations, qu’elle ne pourrait mettre en évidence la marche de la civilisation en Europe, a été aussi un grand obstacle à ce que cette étude de- vint plus générale. À en juger par les nombreux voyageurs qui parcourent notre patrie, et publient leurs observations, leurs souvenirs, et jusqu’à leurs plus fugitives impressions , il semblerait qu’en Suisse la nature seule mérite d’être étudiée. S’ils jettent un coup d’œil sur nos annales, c'est pour leur emprunter quel- que légende plus ou moins poétique, quelque fait dramatique propre à figurer sur leurs théâtres. Nous avons vu, il est vrai, de savans étrangers juger sans appel la constitution, les mœurs, le système militaire, les intérêts commerciaux d’un peuple au milieu duquel ils avaient à peine passé vingt-quatre heures ; mais nous n’en connaissons aucun qui ait donné à l’histoire politique de la Suisse cette attention sérieuse que devait lui assurer son importance dans le moyen âge, à cette époque où commençaient à se développer les germes de notre civili- sation moderne. Les Suisses eux-mêmes, préoccupés qu'ils sont du peu d’in- fluence que leur pays exerce aujourd’hui dans les affaires de l'Europe, jugeant du passé par le présent, croient que si l'histoire de la Suisse offre quelque intérét , cet intérêt toujours local ne se rattache que faiblement à ces grandes révolutions qui ont agité la société depuis la chute de l’empire romain , et dont l'examen philosophique est la partie la plus importante de l’étude de l’histoire. Or , quel est l'homme qui voudrait consacrer sa vie à laride travail de déchiffrer de vieux parchemins, s’il n’est soutenu par l’espoir de faire une découverte utile, et d’un intérêt gé- néral ? La société de Lausanne a donné un exemple qui, s’ilest suivi par les autres Cantons, doit être fertile en résultats précieux nou- 38 HISTOIRE DE LA SUISSE seulement pour notre patrie , mais pour tous les peuples ; car, placée au centre de l'Europe , entourée des pays qui furent les berceaux ou les foyers de la civilisation, la Suisse est intime- ment liée par son histoire à celle de la renaissance de l’ordre politique, aux révolutions qu'ont subies les grands principes de la civilisation , depuis le commencement de l’ère chrétienne. Un coup d’œil rapide jeté sur les différentes périodes de l'histoire de la Suisse, à commencer par les temps les plus reculés jusqu’à la Réformation, justifiera ce que nous avan- çons ici. : Les premières pages de l’histoire des Helvétiens nous les présentent comme ennemis de Rome, et formant en quelque sorte l’avant-garde de ces terribles hordes qui , plus tard , en- vahirent et renversèrent l’empire romain. Ils marchent avec les Cimbres au pillage des Gaules. Ils font passer sous le joug une armée consulaire. Bientôt la nation se lève en masse, elle brèle ses villes , ses villages. Une multitude en armes, emmenant avec elle ses dieux, ses femmes , ses vieillards , et jusqu’à ses troupeaux, abandonne le sol qui l’avait vue naître, résolue à se conquérir une nouvelle patrie sous de plus doux climats. Quelque extraordinaire que nous paraisse aujourd’hui une résolution si extrême, elle ne forme pas cependant un trait particulier à l’histoire des Helvétiens. Pendant près de trois siècles , on vit des nations entières quitter leur patrie, s’em- parer d’un pays, en chasser les habitans, et ceux-ci envahir à leur tour les terres de leurs voisins. Dans cet immense mouvement des nations, dans ce péle- mêle général se confond et se perd l’histoire individuelle de chaque peuple ; mais l’expédition des Helvétiens a été sauvée de l’oubli par un des plus grands hommes de lantiquité , par César, qui la combattit et en écrivit l’histoire. Ainsi, c’est dans l’histoire des Helvétiens que nous trouve- rons quelques explications d’un des faits les plus extraordi-. naires dans les annales du monde, d’une des révolutions les AU MOYEN AGE. 89 plus immenses par ses résultats et par les moyens qu’elle mit en œuvre . César repoussa les Helvétiens et les contraignit à rentrer dans leurs foyers. L’Helvétie devint alors alliée de Rome ; plus tard elle fut réduite à l’état de province romaine. Sous ces deux formes , elle nous offre le tableau de ce qu'était la civi- lisation de l’ancien monde. Des légions romaines tinrent garnison dans les villes de l'Helvétie. Rome envoya des officiers y percevoir les impôts , et y rendre la justice. Ces villes, à l’exemple des cités du La- üum , eurent une administration municipale. Bientôt la popu- lation d’Aventicum et celle de Vindonissa s’élevèrent chacune à plus de cent mille âmes. De splendides palais , de nombreux édifices publics, témoignaient de leurs richesses. Des colonies militaires furent fondées ; de grandes routes sillonnèrent le pays. Les Alpes ne furent plus un obstacle aux communica- tions avec l'Italie. Le commerce et l’industrie étendirent sur le pays un réseau qui en unit toutes les parties entre elles. On vit, dans les sauvages solitudes des Alpes, s'élever d’élégantes villas ombragées par des arbres étrangers , dont les fruits avaient été jusqu'alors inconnus aux Helvétiens. L’Helvétie adopta les dieux des Romains. Chacune de ses villes eut sa divinité principale , toutes élevèrent des autels à Auguste. La corruption des mœurs chez les Romains n’avait laissé au paganisme que les honteux exemples de ses dieux et la licence de ses fêtes publiques. Les Helvétiens devinrent élé- gans , polis , riches, civilisés, mais serviles et voluptueux ; ils oublièrent dans leur bien-être matériel leur glorieuse indé- ! Nous citerons ici les belles paroles de Zschokke, expliquant le but alors inconnu de cet immense mouvement parmi les peuples. « Il sem- blait qu'une voix du ciel eût dit: Je méêlerai ensemble tous les peuples du monde , comme l’ouragan mêle la poussière , afin que de leur choc les étincelles de la foi chrétienne jaillissent sur toutes les parties du globe. Les faux dieux deviendront cendre et poussière, les choses an- ciennes seront abolies et toutes choses seront faites nouvelles. » (Trad. de M. Monnard.) 90 HISTOIRE DE LA SUISSE pendance. Les anciennes mœurs rudes, énergiques, mais empreintes d’un noble caractère de dévouement à la patrie, de vertus domestiques, de courage et d’indépendance, firent place à une vie efféminée et au besoin des jouissances que procurent les richesses. Rome étendit graduellement jusque dans nos vallées les plus reculées l’égoisme et la corruption de ses mœurs. Ainsi histoire de la Suisse peut fournir des exemples de ce qu'était la civilisation romaine , alors qu’atteignant à peine sa plus brillante époque , elle donnait déjà des marques de déca- dence. Elle n’en fournit que trop des malheurs qui accablèrent l'empire et surtout les provinces frontières, quand le trône, mis à l'enchère par les gardes prétoriennes, fut occupé par des empereurs qui, s’ils en avaient la volonté, n’avaient assurément ni le pouvoir ni le temps de rétablir ordre dans Padministration , la discipline dans l’armée, et de faire res- pecter le territoire de l’empire. Les gouverneurs que Rome envoyait dans l’Helvétie, sem- blables aux délégués de la cour ottomane, abusaient d’un pou- voir précaire pour amasser d'immenses richesses , qui souvent devenaient la cause de leur perte. La cruelle expédition de Cécina avait déjà prouvé combien était triste le sort des provinces romaines , livrées à la merci d'officiers subalternes, quand les invasions des Barbares, semblables aux flots de la marée , toujours combattues , sans cesse renouvelées , amenèrent des malheurs plus terribles en- core , et effacèrent jusqu'aux dernières traces de cette civili- sation si chèrement acquise. Les Alpes furent les derniers retranchemens où les Romains combattirent non plus pour l’empire du monde, non plus pour leur liberté, mais pour leur existence même. Dans cette lutte à mort , l’'Helvétie fut écrasée sous les combattans. Les Barbares la traversaient pour pénétrer en Italie; chassés de l'Italie, ils revenaient dans l’Helvétie. Ce malheureux pays appartenait à quiconque voulait s’en emparer. Barbares ou Ro- AU MOYEN AGE. 91 mains , tous le traitèrent en ennemi , et bientôt il n'offrit que des villes en cendres et un peuple dans Pesclavage. Auila , ce fléau du genre humain ; fit un désert de cette vaste plaine qui s'étend des Alpes au Jura. Triste exemple du sort des provinces durant cette longue agonie de l’empire romain! De ces ruines, dont la chute de l’empire avait couvert lHel- vétie, s’élevèrent de nouveaux peuples, surgit un nouvel ordre de choses. Des tribus de Allemanni et de Francs oceupèrent la partie septentrionale de l’Helvétie , les Burgondes la partie occiden- tale, les Ostrogoths la Rhétie. Ces peuples n’eurent pas d’a- bord une possession paisible des pays où ils s’établirent , mais, les émigrations devenant toujours plus rares , ils purent enfin se livrer à la culture des terres que la guerre avait laissées improductives ; peu à peu ils prirent le goût de la propriété, de la vie domestique; ils se fixèrent sur le sol qu’ils avaient conquis ; la société se réorganisa. C’est alors que se montra triomphant ce principe d’ordre et de vie, que la forte organisation de l’Église chrétienne avait conservé au milieu des terribles secousses qui avaient désor- ganisé la société européenne. Le clergé, sans autre arme que son dévouement , sans autre force que ses convictions, s’in- terposa entre les conquérans et les vaincus. Il s’'empara avec habileté des moyens de victoire que lui offraient les croyances et le caractère même des Barbares du Nord : leur foi en une vie future et ces sentimens d’indépendance, de courage, de fidélité, si opposés à l’astuce, aux mœurs efféminées , à l’é- goïsme du monde romain. Les conquérans reconnurent un pouvoir supérieur à celui que donne la force: le pouvoir de la conscience. Le droit brutal du plus fort ne fut plus leur unique loi ; ils admirent des devoirs moraux envers la société; en un mot, le sentiment de la liberté, des droits imprescriptibles de l’homme , sortit comme un principe vivifiant de ce terrible fléau qui semblait devoir anéantir toute civilisation , et rendre homme esclave de l’homme. 92 HISTOIRE DE LA SUISSE Sans doute la lutte fut longue, et souvent les faits démen- tirent les principes; mais enfin ceux-ci restèrent victorieux. Nulle part, peut-être, ce triomphe du christianisme sur la bar- barie n’a été plus grand , plus glorieux que dans l’Helvétie. La plupart de ses villes durent leur origine ou leur accroissement à la protection de l'Église. C’est un cloître qui commença la ville de Lucerne. Soleure florissait sous le patronage du chapitre de Saint-Ours , Zurich sous celui d’un couvent de religieuses , Schaffouse sous celui de Saint-Salvator. Saint-Gall et Appenzell s’élevèrent sous la protection de leur abbé, etc. etc. En général ce furent les communautés religieuses qui donnèrent à l’agriculture un ra- pide développement. L’Helvétie fit partie des vastes États de Charlemagne ; elle reçut de ce grand homme son organisation et ses lois. Elle ne fut donc pas étrangère à ces admirables institutions qui mirent fin à l’époque de barbarie dans laquelle l'invasion des peuples du nord avait replongé l'Europe. Mais lors des guerres que se firent entre eux les imbéciles descendans de Charlemagne, lHelvétie morcelée changea sou- vent de- maîtres, et plus d’une fois fut le prétexte de leurs querelles fratricides. C’est dans le château d’Orbe que se réunirent les fils de Lothaire 1°" pour partager les biens de leur père. C’est à Saint-Maurice, en Valais, que se tint cette diète qui dé- membra le royaume d'Arles, en créant le second royaume de Bourgogne au profit de Rodolphe 1°. Presque à la même époque, les autres États de l'Helvétie passaient sous la domination de l'empire germanique. Cette division du sol eut une grande influence sur la civili- sation de notre pays. Les mœurs, la langue, l'esprit national, se formèrent d’après les nouveaux maîtres du sol. Dans PHel- vétie bourguignonne on adopta le roman rustique, origine de la langue française’ ; dans la partie germanique on parla la 1 Dans le principe, un roman qui avait beaucoup de rapport avec celui AU MOYEN AGE. 93 langue teutonique , qui a donné naissance à l’allemand. Chose remarquable! après dix siècles, cette division existe encore aussi tranchée qu’à son commencement. Sur toute l’ancienne frontière ces langues séparent les populations en deux races si distinctes que même dans les villes , à Fribourg, par exemple, elles partagent la ville en deux quartiers , celui de la langue allemande, et celui de la langue française, sans qu’aucune fusion se soit opérée entre eux. Ici nous devinmes français ; là ils furent allemands. L'Hel- vétie entra ainsi dans ces deux grandes divisions que la civili- sation a marquées en Europe : le Nord et le Midi. L'idée de propriété personnelle qui s’attachait au droit de conquête fut, bien plus encore que la faiblesse des successeurs de Charlemagne, la cause qui fit échouer la vaste conception de réunir tous les peuples de la chrétienté sous un seul gou- vernement. L'Empire, partagé entre les fils de Louis-le-Débon- naire , subdivisé ensuite par droit d’héritage entre les enfans de chaque prince, offrit bientôt un grand nombre d’États , que le régime féodal vint encore augmenter en sanctionnant les usurpations des possesseurs de fiefs. La féodalité n’a morcelé aucun pays en un plus grand nombre de petits États , qu’elle ne l’a fait en Suisse. Partout s’élevèrent des châteaux; et chaque château , chaque bourg , chaque ville, prétendit à former un État séparé. Nul pays n’a été plus enlacé dans ces rapports de protectorat et de dépendance qui constituèrent la hiérarchie féodale. Nos annales doivent donc fournir des documens intéressans pour l’histoire de la féodalité, et de ce droit féodal si compliqué par les prérogatives des seigneurs suzerains, les droits des vassaux, les prétentions des avoués ou avoyers des fiefs ecclésiastiques , et les privi- léges des communes. Genève surtout nous offre au moyen âge un exemple bien remarquable de cette complication de pou- du midi, mais qui fut modifié insensiblement par la langue d’Oil, devenue générale dans la Franche-Comté et la Bourgogne proprement dite. 94 HISTOIRE DE LA SUISSE voirs ou de droits souvent opposés les uns aux autres. Ainsi nous trouvons à la même époque, existant simultanément dans le gouvernement de cette ville, un évêque , seigneur temporel et spirituel, possédant à ce double titre une double juridic- tion, un comte exerçant aussi des droits de justice, une com- munauté s’administrant elle-même par des magistrats à sa no- mination et possédant des priviléges impériaux. Du 10° au 12° siècle on observe chez les peuples de la Suisse , comme ailleurs , une tendance prononcée à se recon- stituer en corps de nations. Les États puissans absorbent insen- siblement les plus faibles. Quelques familles nobles acquièrent chaque jour plusde pouvoir aux dépens de la noblesse subalterne; en même temps les villes qui avaient conservé quelques restes des libertés municipales romaines, et dont l’industrie faisait de rapides progrès, augmentent chaque jour leurs priviléges et cherchent à se soustraire à la domination des seigneurs. Les représentans de PEmpire fondent Fribourg et Berne; ils donnent à ces villes la même constitution que celle des autres villes impériales. Ces deux cités, fondées dans un but hostile à la noblesse du pays, deviennent effectivement comme les remparts derrière lesquels les communes préparent leur éman- cipation , tandis que Zurich et Bâle, qui servaient d’intermé- diaires entre la Lombardie et Allemagne, répandent dans la Suisse, et jusque dans les villes du Rhin, les idées de liberté et de confédération qui commençaient à circuler en Italie dans le 12° siècle. La lutte entre les communes et la féodalité ne tarda pas à s'engager. Elle fut presque générale du 12° au 14€ siècle. En ltalie, presque chaque ville devint un État indépendant ; en Allemagne il se forma de grandes confédérations ; en Flandres les communes, souvent victorieuses, furent presque constam- ment en état d'insurrection; en France les querelles entre la couronne et ses grands vassaux favorisèrent leur émancipation. Mais dans aucune contrée, à ce qu’il nous semble, cette révo- lution n'eut un caractère aussi prononcé que dans la Suisse. AU MOYEN AGE. 95 Je ne parle point ici de l'intérêt si dramatique qu'offrent l'in- surrection de 1308 et les événemens qui en furent la consé- quence ; mais de la grandeur et de l’importance que prit cette lutte qui, commençant par une conjuration de quelques pâtres, se termine 170 ans après, par l’anéantissement de la puis- sance la plus formidable qu’il y eût alors en Europe. En effet les longues guerres que les Suisses soutinrent contre l'Autriche, eurent pour principale cause cette lutte entre la féodalité et les communes. Un peuple de pasteurs, n’ayant pour toute richesse que ses troupeaux, ne pouvait tenter l’ambition des ducs d’Autriche. Al- bert, ilest vrai, avait d’abord songé à joindre àses vastes domaines le territoire des Waldstettes, mais la résistance que lui et ses suc- cesseurs éprouvèrent les aurait fait renoncer à ces projets, si des intérêts plus graves n’avaient exigé la continuation de la guerre. Ce n’était pas pour quelques droits de justice , pour de misé- rables redevances , que les ducs auraient fait des armemens si coûteux , et continué une guerre aussi désastreuse. La ville de Schwytzleur devait vingt livres par an; Zug etson bailliage vingt marcs d'argent ; l’Entlibuch et Russwyll payaient 300 livres de deniers , etc. D’ailleurs ces redevances ne furent jamais refu- sées aux ducs, car, et c’est ici un des faits les plus remarquables de cette longue guerre, les Suisses, dans tous leurs traités entre eux , après toutes leurs victoires , stipulèrent la réserve des droits des ducs d'Autriche ; donc ceux-ci n’avaient pas même ce prétexte pour faire la guerre aux confédérés; donc c'était une guerre de principes. Ce caractère ressort particulièrement des événemens qui, dans l’histoire de la Confédération , marquèrent la première moitié du 14° siècle : ’affranchissement de Lucerne, la guerre des seigneurs contre Berne, la guerre des exilés contre Zurich. Cette guerre entre les confédérés et les ducs d’Autriche, m’embrassant dans le principe que le petit territoire des Wald- stettes , s’étend graduellement sur toute la Suisse. D'un côté, des villes impériales, des villes et des bourgs sous 96 HISTOIRE DE LA SUISSE la domination de seigneurs se joignent aux hommes libres d'Uri, de Schwytz et d’Underwald ; de l’autre, tous les sei- gneurs de PArgovie, de la Thurgovie, de Saint-Gall , de ces plaines qu’on appelait lAutriche antérieure, se réunissent contre les insurgés. Bientôt les ducs sont obligés d’appeler à leur secours l’empereur , le roi de Bohême, Pélecteur palatin, celui de Brandebourg, le comte de Wurtemberg, les villes im- périales, les évêques de Bamberg, de-Wurtzbourg, etc. Malgré de si puissans adversaires la liberté fait de nouveaux progrès. . Après la bataille de Sempach, l'Autriche suscite aux Suisses de nouveaux ennemis dans la France et la Bourgogne. Elle engage ces puissances dans cette croisade en leur représentant l’inté- rét que tous les princes avaient en commun, d’anéantir une confédération qui donnait aux peuples le dangereux exemple de la liberté. « Certes, disaient les ambassadeurs autrichiens, c’est un exemple qui touche à tous les princes à la fois : ce sont les sujets qui s’élèvent contre leurs maitres, les vilains qui bra- vent orgueilleusement les nobles. C’est°ce qui doit engager le roi de France à prendre part aux mérites d’une entreprise, qui va éteindre l’incendie dont tous les rois souffriraient, sans au- cun doute, un notable dommage. » PE Le pape, les princes d'Allemagne, joignirent leurs sollicita- tions à celles des ducs d’Autriche. Charles VII, qui venait de conclure une longue trève avec les Anglais, et voulait éloi- guer de son royaume ces bandes de mercenaires , plus dange- reuses que l’ennemi même, envoya trente mille hommes contre les Suisses ; dix mille Anglais se joignirent-à cette armée. On sait comment 1600 Suisses, se faisant tous tuer à Saint- Jacques, sur ce champ de bataille qu’ils venaient de couvrir des cadavres de huit mille de leurs ennemis, sauvèrent leur patrie par leur héroïque dévouement. Les Suisses, vainqueurs, on peut le dire, de l’armée que Louis XI, alors dauphin, avait con- duite contre eux, firent avec la France un traité d'alliance qui mit fin à cette guerre suscitée par lAutriche. AU MOYEN AGÉ. 97 Mais une puissance plus formidable encore , vint se briser contre les ligues suisses. Le duc de Bourgogne, dont les États s’étendaient depuis le Jura jusqu’à la mer d'Allemagne , dont l’armée, la mieux composée, la mieux disciplinée qu’on eût en- core vue, menaçait à la fois la France et l'Empire, marcha contre les Suisses. «Il voulait , disait-il, écorcher l’ours de Berne, et s’en faire une fourrure, » mais il expia, par la perte de ses États et de sa vie, son injuste agression contre les com- munes suisses. Telle fut la réputation que celles-ci en acquirent , qu’alors la Confédération prit le premier rang parmi les nations ; elle devint l’arbitre entre le roi de France et l’empereur. La France, la maison d'Autriche, le pape, l’Angletcrre , le duc de Lorraine, le roi de Hongrie, en un mot toutes les puis- sances, recherchèrent Palliance des Suisses et rivalisèrent entre elles pour les engager dans leurs intérêts. Alors il ne se fit pas une seule entreprise de quelque im- portance, dans laquelle nos ancêtres ne prissent part et ne jouassent un rôle principal. Témoin ces guerres d'Italie , où la victoire semblait suivre la bannière helvétique dans les rangs où elle se déployait. Ainsi la Suisse sortit victorieuse de cette lutte, dans laquelle elle eut pour ennemis les plus grandes puissances de l’Europe. Bien plus , ce fut à cette lutte même qu’elle dut son existence, c’est-à-dire, cette confédération qui en réunit les différens États en un seul corps de nation. C’est ici un des faits les plus intéressans à étudier dans l’histoire du monde. La Suisse n’avait ni les richesses , ni les talens, ni les ressources d’armes et d'hommes que possédaient en abondance les républiques de l’Italie, la Provence, la Ca- talogne, la Navarre, les communes de la Flandre, en un mot tous les États qui, au moyen âge, essayèrent d'établir chez eux le principe républicain. La Suisse, quelque accroissement que prit successivement sa confédération, fut toujours si inférieure en force à ses en- XV 7 96 HISTOIRE DE LA SUISSE nemis , qu'à chaque bataille il semble que sa ruine soit iné- vitable, qu’à chaque victoire notre étonnement égale notre admiration ; et pourtant la Suisse est le seul pays où le prin- cipe républicain ait vaincu la féodalité , le seul où il se soit maintenu jusqu’à nos jours. Tandis que les républiques d’Italie, jalouses les unes des autres, périssaient faute de s'entendre contre l’ennemi com- mun , l’ardente et cruelle inimitié de PAutriche , rendait l’al- liance des républiques suisses plus forte et plus intime *. D'où provient cette différence? Comment est-il arrivé que le pays le plus faible ait seul été vainqueur? que quelques pâtres , quelques citoyens obscurs, sans pouvoir, sans richesses, aient repoussé les attaques des plus puissans États de l’Europe ? Comment ces États ont-ils été successivement entraînés à prendre part à cette querelle? Le climat, la nature du pays exercèrent une heureuse in- fluence sur notre révolution. Non pas que je veuille dire que ce soit à nos montagnes que nous devons notre liberté, mais le sol obligeait les Suisses à être industrieux ; tout en fournis- sant aux besoins de la vie, il n’offrait aucun moyen de faire une grande fortune. Parmi eux, les plus riches ne lemportaient sur les plus pauvres, que par des troupeaux plus nombreux , et des pâturages plus étendus. Ces richesses eussent été bien peu de chose, comparées, je ne dis pas à celles d’un Médicis , mais à la fortune d’un simple patricien de Venise ou de Gênes, à celle d’un brasseur ou d’un tanneur des Pays-Bas. Il y avait chez les Suisses une égalité naturelle, une vie laborieuse , et une grande pauvreté , circonstances qui toutes étaient favorables à l’existence républicaine. Dans nos montagnes la république n’eut rien du brillant caractère des républiques du midi; elle fut grave et majestueuse comme la contrée qui 1 L'alliance de Zurich avec l’Autriche n’a été qu’un fait isolé, et sa courte durée n’a pas permis qu’elle eût sur les destinées de la Confédé- ration, les fâcheuses conséquences qu’un si grave événement aurait pu amencr. AU MOYEN AGE, 99 lui servit de berceau. Sans doute il s'éleva aussi dans son sein de terribles orages, mais les principes d’union et de liberté en sortirent intacts, comme ces hautes Alpes dont le sommet domine les nuages qui renferment la tempête. Je Pai dit: presque toutes les puissances de l’Europe pri- rent part aux guerres entre la maison d’Autriche et la Con- fédération suisse. De plus, ces guerres mirent en évidence tous les pouvoirs qui composaient alors l’ordre social : Ja puissance impériale , la féodalité , le régime municipal, l'E- glise dans son pouvoir temporel et spirituel. Aucun événe- ment n’a démontré mieux que ces guerres , ce qu'était cette haute magistrature appelée puissance impériale, si formidable dans ses droits, si faible dans ses ressources , qui n’était ni une royauté, ni une présidence d’États confédérés , incapable de protéger celui qui en était revêtu, lorsqu'il ne possédait pas de son propre chef assez de puissance pour faire respecter ses décrets. Cette lutte entre la féodalité et la liberté eut aussi en Suisse un double caractère, qui augmente encore l’intérét de cette époque déjà si remarquable. Une communauté de pâtres qui n’avait jamais été soumise au régime féodal, qui était demeurée tout à fait étrangère au reste du monde, un peuple primitif dans toute son énergie et sa simplicité, se ligue avec des villes riches , civilisées, et dont la politique plus éclairée, plus hardie , mais aussi moins pure, moins généreuse que celle des Cantons forestiers, forme avec les maximes pleines de droiture et de simplicité des pre- miers confédérés, un contraste riche en faits et en obser- valions. L'affranchissement des communes n’eut pas dans tous les pays un seul et même caractère. La liberté se modifia suivant les peuples qui la reçurent; mais au besoin nous pourrions trouver dans l'histoire des républiques suisses , presque tous ces caractères réunis. Berne, par exemple, par sa constitution aristocratique a eu de grandes ressemblances avec quelques 100 HISTOIRE DE LA SUISSE républiques italiennes : Zurich avec les communes de Flandres; Saint-Gall , avec celles de Laon et de Beauvais , où un seigneur ecclésiastique accordait une charte ou la déchirait suivant ses intérêts du moment. La Confédération elle-même ressembla dans ses commencemens à toutes ces ligues d’États et de villes, si nombreuses dans le moyen âge. À l’époque où les hommes d’Uri , de Schwytz et d’'Under- wald formèrent leur alliance , il n’existait pas encore chez les peuples un esprit national. La patrie était circonscrite par les murs de la cité, tout au plus par les limites de la province ; mais les malheurs que causait à chacun l’état de perturbation où se trouvait la société, le besoin de sécurité qu’éprouvait lin- dustrie naissante , furent cause que des villes se liguèrent, que des États se confédérèrent pour résister à un ennemi commun. Rien de plus fréquent du 12€ au 15° siècle que ces alliances. Elles n’avaient pas toujours pour base ces rapports naturels qui finissent par confondre divers peuples en une seule nation ; mais toutes prouvaient le besoin d'élargir le cercle des intérêts, de reconstituer la société sur des bases plus larges que celles que lui avaient données la féodalité. Cette multitude de petits États qui s’étaient formés des ruines de l’empire romain, ten- daient à se réunir les uns aux autres, comme les molécules de corps homogènes , si j'ose m’exprimer ainsi , qu'un choc. vio- lent a séparées, et qui peu à peu s’agglomèrent de nouveau. Ainsi chez les Suisses , la nécessité de repousser les agres- sions de l'Autriche donna naissance à ces alliances entre des États qui, dans le principe, n’avaient guère d’autres rapports entre eux que ceux de voisinage. La longue habitude de com- battre dans les mêmes rangs, de s’unir dans un intérêt com- mun , rendirent ces alliances plus étroites ; cependant elles furent loin de former le lien fédératif qui devait plus tard unir ces divers États en un seul corps de nation. Dans le moyen âge on s’occupait peu de théories gouverne- mentales, on agissait suivant l’instinct que chaque société , chaque principe, a reçu pour sa conservation. La science est AU MOYEN AGE. 101 venue plus tard modifier ou consolider ce que les événemens, les besoins du moment , avaient établi. À l’époque où les Suisses conquirent leur liberté, il n’y avait encore en Europe aucun système politique général; le droit du plus fort était presque tout le droit public. La situa- tion des affaires n’était pas compliquée. On voulait ravir aux Waldstettes leur liberté; ils la défendaient avec héroïsme, mais ils ne savaient la défendre qu’avec leurs bras. IL est vrai qu'ils firent entre eux des alliances , mais elles n'étaient pas tes mêmes pour tous , et il est évident que Pidée de former un corps politique qui réunît tous ses membres dans les mêmes intérêts généraux, qui fàt permanent, et, dans ses rap- ports avec les puissances étrangères, se présentât comme un seul État, comme un seul peuple , il est évident, dis-je, que cette idée ne s’était pas offerte à l’esprit des premiers confédérés. Mais au 19° siècle les rapports des confédérés avec les autres États étaient plus compliqués ; les intéréts se croisaient , il fal- lait prévoir l’avenir; on ne cherchait plus dans la force ma- térielle les seuls moyens de w'iompher de ses ennemis ; en un mot, la politique devenait une science. C’est alors que le convenant de Stantz réunit en véritable corps de nation les États confédérés de la Suisse, en les admettant tous dans l’al- liance fédérale sur le même pied d'égalité, en donnant au pacte d'union plus de force, plus d’unité, et à la Diète une autorité plus générale et plus souveraine. On retrouve, à la même époque, dans toute l’Europe cette disposition des peuples à se réunir en corps de nations; le commerce établit entre eux des rapports toujours plus fréquens, leur situation se dessine, devient distincte. Le pouvoir royal, qui a acquis plus de force à mesure que celui des seigneurs a diminué , donne au système politique qui commence à s’éta- blir, plus de suite et de stabilité. Les princes entretiennent des armées permanentes , déjà ils ont des ambassadeurs à rési- dence fixe dans leurs cours respectives. Les arts, les sciences font les plus importantes découvertes , et l’imprimerie vient donner un rapide développement à l'esprit national. 102 HISTOIRE DE LA SUISSE C'est à cette époque, si intéressante dans les annales du genre humain, que se tinrent deux solennelles assemblées pour dis- cuter les plus hauts intérêts de la société. | Les conciles de Constance et de Bâle ne devaient pas seu- lement mettre fin aux désordres qui déshonoraient l'Église, mais aussi établir les bases d’un système politique général en Europe, resserrer les liens de la société , et arréter les désor- dres et les brigandages dont chacun était plus ou moins vic- time. Ces conciles , où toute la chrétienté fut représentée, fu- rent de véritables congrès où, pour la première fois, on s’occupa du droit inter-national. Le concile de Bâle termina cette époque de transition entre la. civilisation de l’ancien monde et celle de nos jours, cette époque de barbarie et d’ignorance durant laquelle toutes les puissances sociales, se combattant les unes les autres, créaïent une fermentation générale, d’où allait sortir le principe vivi- fiant de la réformation. Et quel pays a eu une part plus grande que ne le fut celle de la Suisse, patrie de Zwingle et de Cal- vin’, à cette révolution, la plus importante sous tous les rapports, la plus féconde dans ses résultats, qu’ait subie le monde depuis la chute de l'empire romain !! L'homme qui exerça sur son siècle la plus grande influence, qui, à lui seul, était une puissance formidable, Erasme avait fait de la Suisse sa patrie adoptive. Il vivait à Bäle, où son immense réputation attirait une foule de savans étrangers. C’est depuis Bâle que Erasme, par ses écrits pleins d’une mordante ironie, jeta dans la société ces germes de liberté, d’examen, que des esprits plus puissans ou plus généreux, surent déve- lopper et rendre féconds. ! Si Calvin n’est pas ne à Genève, du moins il avait fait de cette ville sa patrie adoptive. Il est presque inutile de dire que, quoique Genève à l'époque de la Réformation ne fit pas encore partie de la Confédération, cependant ses alliances, ses combourgeoisies avec plusieurs Cantons, et son admission définitive dans la Confédération doivent faire envi- sager celle ville comme appartenant à l'histoire de la Suisse. ' AU MOYEN AGE. 103 Zwingle à Zurich, Bullinger à Bremgarten , Vadian à Saint- Gall, Wyttembach à Bienne, Œcolampade à Bâle, Haller à Berne , Farel à Neuchâtel, Viret à Lausanne , Calvin à Genève, firent triompher la réformation, et en répandirent au loin les principes. C’est à Genève que John Knox et les réfugiés de la Grande- Bretagne vinrent puiser leurs principes religieux, et ces doc- trines républicaines qui ne tardèrent pas à renverser le gou- vernement absolutiste des Stuarts, et mirent dans le cœur de leurs concitoyens cet amour de la liberté et de l'égalité civile, le plus sûr garant de la constitution anglaise. C'est à Genève que les Huguenots de France cherchaient leur modèle pour cette république fédérative qu’ils aspiraient à établir dans leur patrie. Les protestans français étaient calvi- nistes, et il ne serait pas difficile de prouver que les principes religieux et politiques qu’ils reçurent dans le berceau de leur foi eurent une assez grande influence sur les événemens subsé- quens de la France. Ainsi la réformation, si elle n’a pas pris naissance en Suisse, y à acquis du moins un développement de la plus haute impor- tance pour l'Europe entière, par les hommes distingués qui Penseignèrent, par les variations mêmes que présentèrent leurs doctrines et par l'influence puissante et directe qu’ils exer- cèrent sur les nations étrangères. lei encore, outre l’intérêt général , nous en trouvons un qui est particulier à l’histoire de la Suisse. À ne juger que par leurs antécédens , on devrait croire que les Suisses auraient été les premiers à embrasser la réformation. On avait vu les habitans des Waldstettes , à une époque où ces peuplades étaient encore si inconnues que le pape, ignorant jusqu’à leur existence, avait donné à l’abbé d’Einsiedlen le pays qu’elles habitaient, on avait vu, dis-je, ces pâtres soutenir leur bon droit malgré les anathèmes que le saint-siége lança contre eux. Dans les temps où l'autorité des papes était non-seulement absolue mais généralement reconnue comme sacrée, où les 104 HISTOIRE DE LA SUISSE plus puissans monarques se soumettaient à la seule menace d’une excommunication, les Suisses avaient maintenu leur autorité sur le clergé, en opposition aux bulles de Rome, et forcé les prêtres à remplir leur devoir ou à quitter le pays. En général ils avaient apporté dans les affaires de la religion, ce même bon sens et cette fermeté qu’ils avaient mis dans leur conduite politique durant leurs longues guerres avec lPAu- triche. Ils avaient même montré moins que de la déférence pour le saint-siége, lorsque, peu de temps avant la réformation , fa- tigués des prétentions de ces aventuriers auxquels la cour de Rome vendait les bénéfices ecclésiastiques , la Diète décréta : « Qu’à l’avenir on mettrait dans un sac, el qu'on jelterait à l’eau, quiconque arriverait de Rome avec d’insolentes préten- lions. » É 5e Républicains zélés, citoyens jaloux de leurs droits , tous les confédérés auraient dû, à ce qu’il semble, embrasser la réfor- mation dès son commencement, et cependant sur treize Cantons, sept restèrent catholiques, et, ce qu'il y a de plus remarquable, les Cantons les plus républicains furent de ce nombre. Quand, dans tout le reste de l’Europe, la réformation devenait le signal de nouvelles tentatives républicaines, les Cantons les plus dé- mocratiques repoussaient de toutes leurs forces cette liberté religieuse, si intimement liée à la liberté civile et politique. Ce phénomène serait difficile à expliquer pour qui ne con- paît pas les localités. Ces Cantons étaient trop pauvres pour que la cour de Rome y fit lever des tribus; la vie y était trop simple pour que les mœurs de leur clergé fussent devenues licencieuses comme elles l’étaient dans les villes. Si les prêtres étaient ignorans ; les habitans ne l’étaient pas moins, et ils ne cherchaient point à approfondir le sens des cérémonies de l’Église, car pour eux ces cérémonies se rattachaient à tous leurs souvenirs de patrie et de vie domestique. Un peuple qui, en face de ennemi, au moment d'engager le combat , fléchissait les genoux pour im- & sh AU MOYEN AGE. 105 plorer l’assistance divine , qui marquait ses champs de bataille par une chapelle, élevait un autel sur les lieux consacrés par quelque grand souvenir, ce peuple devait associer la religion à tous les actes de sa vie, et confondre le culte de la liberté avec celui de l’auteur de tous biens. étude de l’histoire de la Suisse n’est pas intéressante seu- lement par ses rapports avec l’histoire générale, elle l’est aussi par les faits qui lui sont particuliers. Q’importe à la science que ces faits ne se rapportent qu’à de petits États, et non à un vaste empire ! Nous avons eu déjà l’occasion d’en si- gnaler quelques-uns; il en est d’autres non moins dignes des méditations du philosophe et de l’homme d’État. Nous nous bornerons à en indiquer quelques-uns, de peur de trop dé- passer les bornes de cet article. Berne et Zurich, toutes deux villes impériales, avaient dans le principe presque la même constitution ; cependant la liberté prit dans chacune d’elles un caractère fort différent. À Zurich, ville de commerce, le principe démocratique prit de bonne heure beaucoup d’extension. Les citoyens de la ville, il est vrai, s’attribuèrent de grandes prérogatives aux dépens des habitans de la campagne , mais ces prérogatives ne devin- rent pas la propriété d’une caste privilégiée, elles appartinrent à la cité. La cité s'était conquis un territoire , et par suite la cité, c'est-à-dire tous les citoyens formant la commune , s’é- tait réservé une sorte de suzeraineté sur sa conquête. Le même fait existait à Bâle et dans d’autres villes suisses ; c’était la conséquence du droit de conquête. Berne exerçait aussi cette suprématie sur ses campagnes ;, mais chez elle c'était moins la cité qu’un petit nombre de fa- milles qui jouissait de ces priviléges. Presque dès son origine, mais surtout après la bataille de Laupen , Berne avait reçu dans sa bourgeoisie un grand nombre de seigneurs de son voisinage, qui trouvaient dans la ville une sûreté que ne leur offraient plus les murs de leurs châteaux. Ces nouveaux bourgeois avaient insensiblement modifié l’esprit démocratique 106 HISTOIRE DE LA SUISSE de la constitution. Les fiefs qu’ils apportèrent dans la com- munauté, les relations , les alliances qu'ils avaient avec les grandes familles des États voisins, leur assurèrent une grande prépondérance dans les affaires de leur nouvelle patrie. Les priviléges dont jouissait la ville de Berne, devinrent peu à peu la possession, si ce n’est légale, du moins habituelle, de quelques familles qui formèrent dans cette république une aristocratie d’autant plus fortement établie, qu’elle s’était, pour ainsi dire, confondue avec le principe de vie, avec l’existence même de État. Quel vaste sujet de méditations, quelle source d’utiles le- çons, n’offre pas la comparaison entre la politique des Cantons forestiers et celle des villes de la Suisse ! Que ceux qui , pous- sant à l’extrême le principe de la souveraineté du peuple, veulent que tout citoyen , sans égard à l’éducation qu’il a re- çue, au degré d’intelligence qu’il possède, prenne une part directe à l’administration du pays, que ceux-là étudient l'histoire des Waldstettes. Pendant la première période des guerres avec l’Autriche, la situation des affaires était assez simple pour que le peuple pût facilement comprendre ce qu’exigeaient les intérêts du pays. On attaquait par la force sa liberté , il employait la force pour repousser l’ennemi. Ces courageux montagnards , après avoir remporté une victoire, retournaient à leurs travaux, ne voyant que la tranquillité présente , et ne prenant aucune précaution contre lavenir. Mais quand les affaires se furent compliquées par laccroissement des puissances voisines, par des intérêts se croisant les uns les autres, quand il fallut apprendre à dé- mêler ces intérêts, à les concilier ou à les opposer les uns aux autres, il ne suffit plus de donner sa vie pour assurer le salut de la patrie; gouverner devint une véritable science et une science difficile : alors ces villes montrèrent une haute in- telligence des intérêts de la patrie, tandis que les héroïques fondateurs de notre liberté ne présentèrent plus que des vues étroites et de petites passions ; ces peuples, qui résolvaient par AU MOYEN AGE. 107 leurs votes sur la place publique les questions les plus ardues, devinrent de passifs instrumens entre les mains de quelques hommes , et ainsi la démocratie la plus absolue en droit , con- stitua de fait une aristocratie d'autant plus dangereuse qu’elle était irresponsable. Nous avons dit que nulle part la lutte entre la féodalité et la liberté n’eut un caractère plus prononcé, des conséquences plus grandes et aussi durables que chez les Suisses; nous pouvons ajouter que nulle part cette lutte n’offre un intérêt aussi vif, un cachet d’individualité aussi évident. Quand nous nous reportons par la pensée au milieu de ces habitans des Waldstettes, lorsque ignorés, pauvres, simples , mais heureux , ils ne formaient qu’une seule grande famille , répandue dans les vallées et sur les prairies des Hautes-Alpes, ne voulant pour toute richesse que ses pâturages, et la liberté pour premier bonheur, ne nous semble-t-il pas retrouver cette vie des patriarches si pure et si simple, cette vie toute empreinte de ce caractère primitif, si éminemment poétique? Avec quel intérét, avec quelle émotion de cœur, nous sui- vons ce peuple dans la lutte qu'il soutient contre la tyrannie! Combien nous admirons la modération, la dignité calme avec lesquelles il repousse la plus injuste agression ! Tout flétri par la cruelle expérience du monde, notre cœur se gonfle encore d’un noble orgueil au récit de ces temps hé- roïques, où le patriotisme et Penthousiasme qui honorent l'homme n'étaient pas tués par l'ironie et le froid égoïsme. Mais hélas ! il y a entre l’histoire de notre patrie et celle de Vhomme, d’étranges et tristes ressemblances. Son enfance calme s'écoule dans des occupations paisibles, au sein de la nature ; ses plaisirs sont innocens , ses goûts sont purs, rien ne lui est plus cher que la liberté. Il craint Dieu , de son cœur il lui fait un temple. — Adolescent il entre en contact avec le monde, il y apporte ses mœurs simples, son généreux enthou- siasme; il s’indigne des entraves qu’on veut lui imposer. C’est l'âge de l'amitié, du dévouement , des plus nobles passions. Il 108 HISTOIRE DE LA SUISSE est fort, mais il est juste. Il combat ses ennemis, mais il ne se venge pas. — Plus tard les maximes du monde pénètrent in- sensiblement dans son esprit. L’ambition y trouve place; il calcule ses intérêts. C’est un homme dans l’âge mûr, dont les forces morales et physiques sont toutes employées à son avance- ment dans la société. Ses alliances , ses affections sont subor- données à son ambition. S'il s’élève encore dans son âme quel- ques mouvemens généreux , ce sont de faibles réminiscences, d’impuissans souvenirs, qu'il traitera bientôt de folles idées de sa jeunesse. Ainsi, dans le commencement, nous voyons les habitans des Waldstettes échapper par leur pauvreté au joug qui pesait sur leurs voisins, «leurs mœurs leur tenir lieu de lois, leurs habi- tudes domestiques de plaisirs et de fêtes, leur ignorance de sagesse (Ancillon). »Ils puisaient dans ce sentiment que Dieu a mis dans la conscience de chaque homme, toute leur science po- litique. «Nous respecterons les droits d’autrui, parce que nous voulons qu’on respecte les nôtres.» Voilà la base de leur droit public, la règle de leur conduite. Du reste contens de leur li- berté , ils vivent au jour le jour, sans s'inquiéter de ce qui se passe dans le monde, pas même dans les États qui les entourent. Bientôt d’injustes prétentions , leur liberté menacée, leurs mœurs insultées, éveillent toute leur énergie. Ils ne mesurent ni les forces de l’ennemi, niles conséquences d’une défaite. Forts de leur bon droit et pleins de ce noble dévouement qui ne cal- cule aucun sacrifice , ils se présentent au combat , et après la victoire ils confirment à leurs ennemis des droits dont ceux-ci avaient mésusé , et qu'il leur eût été facile d’anéantir. C’est un spectacle d’un haut intérêt que celui que présente ce peuple d’un caractère simple, mais persévérant et énergique, entrant pour la première fois en contact avec la société politique, lut- tant contre l'injustice et la violence, opposant à la ruse un sens droit et ce sentiment inné de justice contre lequel vient se briser toute l'astuce de ses ennemis. Ce n’est pas le récit de ses dangers qui seul fait palpiter AU MOYEN AGE. 109 notre cœur ; c’est aussi une inquiétude secrète que ce peuplesi généreux, si étranger à tout sentiment de haine et d’ambition, ne se laisse corrompre par les maximes de la société dans la- quelle il va prendre place. Après les étonnantes victoires de Sempach, de Granson, de Morat, les Suisses, vainqueurs de tous leurs ennemis, se lais- sèrent aller à des idées d’ambition et de conquêtes. Jaloux de cette liberté acquise au prix de leur sang, ils oublièrent qu’elle est un droit sacré, commun à tous les hommes; ils refusèrent de la donner aux pays qu’ils avaient conquis ; ils réduisirent les habitans à la condition de sujets au lieu de s’en faire des alliés. Forcés d’abord à recourir sans cesse aux armes , ils finirent par voir dans la guerre un moyen de s’enrichir, et trafiquèrent de leur sang pour le service des princes étrangers. Leurs nobles, admis près des rois, dans les cours, y prirent des goûts de luxe et des principes qui n’étaient plus en har- monie avec les mœurs , ni avec les ressources du pays; ils acceptèrent des pensions de l'étranger, et dès lors les vrais intérêts de la patrie, son honneur, sa dignité furent subor- donnés aux intérêts de quelques familles. Nous avons poussé cette analyse de l’histoire de la Suisse assez loin pour justifier ce que nous avons avancé , qu’indé- pendamment de l'intérêt que présentent certains faits particu- liers à cette histoire, elle a l’avantage de se rattacher à tous les changemens un peu importans que la société politique européenne a subis dans le moyen âge. Nous ajouterons que si l’on cherche entre tous les peuples une histoire qui mette en évidence la marche de la civilisation, le dé- veloppement des institutions politiques en Europe, aucune peut-être n’offrira des exemples plus caractérisés que ceux qu’on trouve dans l’histoire de notre patrie; aucune ne fera mieux connaître l’action, le développement ou la décadence des différens pouvoirs qui constituèrent l’ordre politique en Eu- rope, depuis la chute de l'empire romain jusqu'au 16€ siècle. John CoiINpeT. 110 A Voyages. ———— FRAGMENS DE LETTRES ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE , par Madame ****, ee 0-90 re Première lettre. — Septembre 1837. Assise sur un lapis persan, étendue à l’orientale à l'ombre de magnifiques noyers et sous des berceaux de vignes, Je prends la plume en main (usage passablement anti-oriental” pour une femme , soit dit en passant ), pour dire à mes amis, que, partis le 20 juin d’Asuppen , nous sommes arrivés heu- reusement et pas trop fatigués à Tiflis le 23 juillet ( vieux style). Notre voyage a été non-seulement heureux, mais en- core intéressant, surtout par les diverses nationalités qui, dans le pays que nous avons traversé, se pressent sans se confondre. Nous avons pris congé de la langue et de la nationalité alle- mandes sur les ruines de l’ancien château de Neuhausen, le der- nier des nombreux châteaux des chevaliers teutoniques, qui, après leur avoir servi de défense, les a ensevelis sous ses ruines, les chevaliers ayant mieux aimé se faire sauter que de se rendre. A peu de lieues de là, se trouve, sur le territoire russe, un monastère grec, d’une construction bien remarquable , et qui vous transporte comme par enchantement en Orient. Ses fa- briques, etsurtout leurs ornemens intérieurs, rappellent l'église de St.-Marc à Venise, qui est décorée dans le goût byzantin ; ses catacombes , celles de Rome; ses jardins, celui du sérail à Constantinople. Vous avouerez que c’est bien à se trouver tout d’un saut en Orient. En passant par l’ancienne Pologne, nous avons admiré les belles situations de Witebsk et de Mohileff, dont les habitans ne savent pas tirer tous les avantages possibles. \ FRAGMENS DE LETTRES ÉCRITES DE TIFLIS , ETC. 111 La Petite Russie, ou le pays des anciens Cosaques Zaporo- gues , offre un aspect bien plus riant. Il est vrai que la mono- tonie de ses plaines ne flatte pas le sens du beau; mais le sens de Putile est d’autant plus satisfait par les belles cultures de maïs, de tabac et de seigle qui les couvrent, par les magnifiques et nombreux troupeaux de Podolie qui les animent, et par les jolies maisons de paysans qui, faute de bois et de pierres, sont construites en branches de saule recouvertes de terre glaise, badigeonnées en jaune clair ou en blanc, et entourées de jar- dins potagers très-bien entretenus. Nous avons traversé les belles steppes du Dniéper au mo- ment de leur floraison. Que de fois j'ai pensé à vous à la vue de cette variété infinie de fleurs, pour moi presque toutes in- connues, mais qui certainement depuis longtemps sont de vos connaissances ; de cette quantité de Suslics, Kangourous en miniature, qui viennent tout au bord du chemin, se dressent sur leurs pieds de derrière comme pour inspecter la grande route, et disparaissent sous terre au moment où l’on croit mettre la main dessus ; de ces milliers d’oiseaux de toute es- pèce qui vivent paisiblement dans ces contrées fertiles, mais inhabitées ; de ces immenses vautours et aigles, qui , perchés sur le sommet des nombreux mohiles (tertres répandus dans les steppes ), ont Pair des gardiens des tombeaux de la nation qui jadis a étendu sa domination des rives du Dniéper à celles du Térek, nation dont ces mobiles seuls attestent l’existence ! La Nouvelle Russie offre un intérêt très-varié par les diffé- rens établissemens qui y prospèrent. Notre chemin ne nous a pas conduits par les colonies militaires, aussi je ne vous parlerai que des paisibles colonies de Mennonites russes établis depuis cinquante ans sur les bords de la Moloschna. La propreté, l’é- légance de leurs habitations, la fertilité de leurs champs et de leurs pâturages , ressemblent à ce que l'on peut voir de plus beau dans ce genre en Suisse et en Allemagne, tandis que les plantations de mûriers et Pélève des vers à soie montrent que l'on,se trouve dans des régions plus méridionales. L'état 112 FRAGMENS DE LETTRES moral et intellectuel de ces braves gens répond à ce bien-être qui est leur création. Leurs excellentes écoles, et leurs respec- tables ministres entretiennent au milieu d’eux l'esprit d’une re- ligion douce et éclairée, et sont autant de garanties de la continuation de cet état de choses. Les colonies tartares qui les avoisinent offrent un contraste frappant avec celles dont je viens de vous dépeindre la pros- périté. Faible reste de ces dominateurs qui, pendant trois siècles , ont retardé l’essor de la civilisation en Russie, cette peuplade qui xomadisait autrefois dans la Crimée et dans les contrées fertiles que le Dniéper arrose, est maintenant colonisée sur les bords dela mer d’Azoff.Ses pâtres, du haut des mobiles, jettent un regard plein de regret et de convoitise sur ces beaux pâturages qui jadis étaient en leur possession, sur ces nombreux et magnifiques troupeaux dont pas un arbre, pas un buisson n’intercepte la vue, lorsqu’ils font paître leurs mérinos , seul chaïnon qui, jusqu’à présent, rattache ces hordes nourries de lait de jument à l’économie rurale des peuples civilisés. Après avoir passé par Mariopol , dont la population malpro- pre etinsouciante se compose uniquement de Grecs et d'Italiens, par Taganrock, remarquable par la beauté de sa situation et l’é- légance de ses constructions, nous arrivämes à Nachitchewan, chef-lieu de la nombreuse colonie arménienne qui, du temps de Catherine II, émigra de la Crimée avant que cette presqu'île appartint à la Russie, et s’établit sur les embouchures du Don; de cette population qui a rendu de si grands services pendant les guerres de la libération , mais qui n'ayant plus à défendre ses foyers contre des voisins désormais pacifiés , perd son ca- ractère tout guerrier et entrera avec le temps dans la CERN des autres sujets de l’empire. L’immense plaine qui s’étend entre le Don et le Caucase est habitée par des colonies venues de Pintérieur de la Russie , et qui, sous le nom de Cosaques de la ligne, ont obligation de veiller à la sûreté du Pays. Dans ces plaines à perte de vue et presque toujours arides, j'ai dù me rappeler à tout instant que ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 113 selon vous, il y a partout quelque chose à voir, à remarquer ; mais je dois vous avouer que j’ai quelquefois trouvé mon es- prit d'observation en défaut. À Stavropol le pays devient charmant. — De Georgievsk nous nous sommes détournés de la route pour voir les eaux minérales de Petigorsk et de Kislavodsk. Il est bien dommage qu'elles soient si peu à portée des Européens , car la beauté de leur situation , leur efficacité, les établissemens grandioses de bains et les hôtels construits par le gouvernement pour la commodité des baigneurs > Sont dignes sous tous les rapports d’attirer du monde. C’est à Wladikaukase que l’on entre dans le Caucase , et que lon traverse en longeant le Térek et l'Aragwi cette chaîne im- posante de montagnes, qui, dans ses différentes régions, réunit les beautés du midi de l'Allemagne, de la Suisse et du nord de Pltalie. Notez que je ne dis pas toutes Les beautés ; car, outre qu'il faille faire abstraction de tout ce que l’homme ajoute par son travail au pittoresque et au complet d’un pays, le Caucase manque d’eau; il n’a pas de lacs , ces beaux yeux du paysage qui reflètent les magnifiques scèneries de la Suisse, ces miroirs limpides sur lesquels le voyageur, dans une barque doucement balancée, se laisse aller sans fatigue, sans peine, sans distrac- tion, à la jouissance, à l'admiration , à l’enivrement que lui causent ces chefs-d’œuvre de la création. Les glaciers aussi manquent, et ces torrens, ces cascades qui vivifient le paysage, et dont le murmure fait naître cette situation d’àme particu- lière qui contribue si puissamment au bonheur de la contem- plation..….… Seconde lettre. — Février 1838. L'art de construire est peu avancé dans ce pays. Les Géorgiens des campagnes, et même le peuple de Tiflis, habitent des maisons creusées dans la terre. Entassés tous dans la même chambre, les membres de la famille sont accroupis autour du feu qu'ils font à terre au milieu; la fumée sort par un trou qui fait ressem- XV 8 114 FRAGMENS DE LETTRES bler l’intérieur des maisons à un entonnoir renversé. Les em- ployés et les militaires russes se considèrent comme des oiseaux de passage, et font peu pour rendre plus chaudes et plus com- modes , les maisons si légèrement construites par les habitans du pays ; de manière qu’on aurait de la peine à compter à Tiflis dix habitations vraiment à l’abri du vent, du froid et de la pluie. Habitués, comme vous l'êtes, à vos demeures chaudes et solides, vous ne vous faites guère d’idée combien l’on est désagréablement surpris , lorsqu’au beau milieu de la nuit une goutte d’eau tombée sur votre visage vous avertit que la pluie a percé la terre qui couvre seule votre toit plat. Force est alors d’émigrer ; voyageant d’une place à l’autre, on finit par se mettre sous un parapluie , si l’on n'est pas assez heureux pour disposer d’une chambre dans l’étage inférieur , comme, grâce à Dieu, c’est notre cas. Ce n’est que vingt- quatre heures après que la pluie a cessé, que l’on peut réparer le dégât. Vous voyez alors, par un temps humide et nébuleux, un spectacle vraiment original : on dirait une fête, tant l'air rétentit de chants et de tris de joie. Sur le toit de chaque maison quinze à vingt hommes se promènent du matin au soir pour raffermir la terre: tantôt ils avancent et reculent en me- sure, gravement et en ligne, tantôt l’un d'eux se détache de la bande et la précède en dansant la lesghina, pendant que les autres chantent et marquent la mesure en battant des mains ; là deux chœurs de différentes peuplades se défient, d’un toit à l'autre, par la force des chants ou la vivacité des danses; les enfans et les maîtres de la maison viennent aussi se promener, et encouragent les ouvriers en les régalant de noisettes. On dirait que toute la vie s’est réfugiée sur les toits, car la boue affreuse des rues non pavées rend presque toute communica- tion impossible, et les rues désertes. Jugez combien tout le monde a été contrarié de ce que l’au- tomne, habituellement si belle, ait été si pluvieuse pendant le voyage de l’empereur. Les journaux vous ont dit que ce souverain a su vaincre les obstacles que lui opposaient les orages de la mer PP ER ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 115 Noire, pour apprendre à connaître l'état de ses enfans d’Asie et leurs besoins ; ils vous ont donné l'itinéraire de son voyage sans parler de l’enthousiasme avec lequel les populations ac- couraient sur son chemin. Au lieu d’un appareil imposant, il est escorté par les gardes d’honneur qu’avaient formées les indi- gènes; il accueille les plaintes et les prières, il montre amour et confiance. À Tiflis, la population se porte dans les rues où il passe ; les femmes, les enfans , les vieillards sont sur les toits , se prosternent, font le signe de la croix, et pleurent de joie en voyant celui qui veut et peut leur bonheur (ses regards, son attitude le prouvent ). C'était un moment grand et solen- nel que celui où, pour la première fois après trente-sept années, la Géorgie vit son souverain. Chacun paraissait le sentir ; aussi le séjour de l’empereur ici a-t-il eu un tout autre caractère , un caractère bien plus significatif que ne l’est d’or- dinaire celui de semblables cérémonies ; et tout porte à croire qu’il sera riche en résultats , qu’il sera l’époque de la régénéra- tion de ces pays que la mer Noire et la mer Caspienne baignent et que le Caucase abrite ( pour parler comme l’auteur de la Jérusalem délivrée). Maintenant tout est rentré dans le calme, et l’on se demande si Pon n’a pas rêvé qu’il y a peu de temps, la ville et les environs se sont remplis d’une foule de princes tartares , persans et géorgiens avec leurs nombreuses suites ; que les sombres khans de Kaba, Karabagh et Bakou se sont montrés avec les blonds Imérétiens pour saluer l'héritier d’Hé- raclius ; que ce souverain , précédé et environné d’un essaim de jeunes princes dans les costumes les plus riches et sur les plus beaux chevaux du monde, a fait son entrée dans une simple calèche, grand et imposant de sa seule grandeur. Ces costumes, ces cavaliers, ce djérid, ce bal dans son originalité, tout cela était beau à voir, et, lorsqu'une fois j’aurai le bon- heur de m’asseoir à votre table, je vous en donnerai des dé- tails qui certainement vous intéresseront. Maintenant, dis-je, tout est rentré dans le calme le plus parfait. La société est presque nulle; elle se divise en plusieurs fractions : 116 FRAGMENS DE LETTRES celle des Russes, dont l’agrément dépend toujours de l’impul- sion qui lui est donnée par le chef de la province; ensuite celle des indigènes Géorgiens et Arméniens. La faute de cette scission doit être attribuée aux premiers, qui, comme les plus avancés , devraient prêter la main à ceux que le manque d'usage rend timides. Quant à moi, j'aime ces jeunes femmes qui font les premiers pas dans la civilisation européenne. Éle- vées dans Pinstitut de la couronne , elles parlent le russe et le français, et je crois qu'ici les femmes prendront le devant sur les hommes : cela doit être ainsi, car ce n’est qu’à l’ombre de l’amour maternel que les jeunes générations s’inspirent d'une civilisation qui ne s’apprend pas. Vous me demanderez si je me plais à Tiflis ?—Je vous répon- drai oui et non! C’est un pays qui parle aux yeux et à l’ima- gination , pas à l’esprit et peu au cœur, si ce n’est par rapport au bien que l’on peut y faire... .. Un séjour de longue durée en Géorgie ne peut être agréable qu’au naturaliste qui veut exploiter ses richesses encore si peu connues , au capitaliste qui, en sacrifiant quelques années de sa vie, veut se créer un avenir, ou enfin au philanthrope. Je suis bien aise, sans doute, de connaître ce pays; mais je serai charmée de retourner un jour dans cette vieille Europe que j'aime beaucoup. Nous autres Occidentaux, nous ne nous ferons jamais aux plaisirs contem- platifs de l'Orient, et nous trouverons toujours qu’une bonne causerie les vaut tous. Tandis que vous vous en donniez la jouissance avec nos amis, je recevais peut-être la visite du khan d'Élisabethpol , accompagné de ses deux filles et de son fils. Ces dames tartares s’étaient fait annoncer, et nous les avions invitées à diner ; elles arrivèrent escortées de quatre serviteurs et de quatre suivantes, qui les débarrassèrent de leur dschadder (espèce de drap de lit en cotonnade blanche, qui couvre de la tête aux pieds les femmes tartares et méme les - Géorgiennes et les Arméniennes). Sous cette espèce de voile, elles avaient chacune un autre dschadder, en cachemire, qui dérobait à la vue toute leur personne, à l’exception du visage. ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 117 Leur première question fut , si nous avions un interprète ? Je leur répondis qu’Abbas Kouli, un des interprètes de la chan- cellerie et major au service de Russie, était engagé à diner avec nous. La khanesse alors parut très-alarmée, et me fitcomprendre par signes que , dans ce cas, elle et ses filles seraient obligées de se voiler jusqu'aux dents, et qu’ainsi elles ne pourraient pas manger, puisque leur loi leur défendait de rester le visage découvert en présence d’un homme de leur religion. Force fut d'envoyer un message à Abbas Kouli pour le prier de ne pas venir. Heureusement que dans le même moment Mechti Kouli Khan de Karabagh , faisait dans une pièce voisine une visite d'adieu; il avait un interprète chrétien qu’il promit de nous laisser. En attendant je faisais, autant qu’on le peut par si- gnes et à l’aide de quelques mots russes, la conversation avec ces dames. Je leur fis comprendre que sous cet immense schall elles devaient étouffer. Elles me dirent que , dès qu'elles pa- raissaient devant des personnes qw’elles voulaient honorer, elles ne le quittaient pas. À mon tour je leur dis que la politesse était faite , et que je souffrais de les voir ainsi. Elles cédèrent , et je dois vous avouer que, si la bonté de cœur avait été pour quelque chose dans mes instances, la curiosité aussi n’y était pas tout à fait étrangère. La khanesse est une femme d’un cer- tain âge , avec quelques restes de beauté ; la poudre noire qu’elle avait dans ses cils d’en bas et d’en haut, relevait encore l'expression profonde de ses yeux. Une de ses filles rappelait les vierges de Tasso Ferrata, chaste figure, dont la bonté mo- dérait une certaine sévérité dans l'expression ; l’autre, jeune fille de seize ans, avait l’air d’une petite paysanne bernoise, bien rose et bien réjouie. Leurs cheveux, passablement courts et flottans , étaient couverts d’un mouchoir de soie retenu par une chaîne en argent qui entourait leurs joues et leur menton ; un voile en gaze bleue ondoyait sur leurs épaules; une &hemisette en soie bleue , brodée de perles , leur couvrait la _ poitrine ; une camisole de cachemire , lacée sous la ceinture , descendait jusqu'aux hanches ; un large pantalon en soie rou- 118 FRAGMENS DE LETTRES geâtre tombait sur leurs pieds, qui étaient chaussés de petits bas en maroquin, et reposaient sur une petite pantoufle à haut talon, qui ne vient que jusqu’à la moitié de leur longueur. Ce costume n’est pas beau, mais il répond parfaitement à l’idée que nous nous faisons de Phabillement des Orientales, ce qui n’est pas le cas pour les costumes des femmes turques. Sous plus d’un rapport il n’irait pas à nos mœurs européennes ; il semble ca- cher, et couvre à peine. Le khan parti, mon mari entra. En marque de considération ces dames se couvrirent subitement de leur dschadder ; mais après quelques instances elles s’en débar- rassèrent, et parurent librement aux yeux de plusieurs chré- tiens , tandis que la proximité seule de Mechti Kouli Kban leur donnait tant d'inquiétude, que pour les tranquilliser je fermai la porte à clef. Que de caprices et d’inconséquences dans les usages des peuples ! Ces dames parurent parfaitement à leur aise , et le jeune “** fut l’objet de l’attention toute particulière des jeunes filles , qui pour la première fois peut-être se trou- vaient dans la société d’un jeune homme. Nous allâmes diner. Pour éviter de les choquer, je donnai le bras à la khanesse, et je priai une dame de la société de conduire les jeunes filles. La mère s’excusa de ne pas savoir manger à l’européenne. Mon mari s’étant aperçu qu'elle donnait les viandes à couper à son fils, il lui offrit de lui rendre ce service, et le jeune *** s’acquitta du rôle de maître d’hôtel tranchant auprès des filles. Les Orientaux n’ayant ni couteaux ni fourchettes sur leurs ta- bles , et les hommes seuls étant constamment armés d’un poi- gnard , cet usage doit être général chez eux. Le fils de la khanesse , aimable garçon de quatorze ans, paraissait être le sujet de conversation favori de la mère. La magnificence de son costume annonçait assez le Benjamin de la famille. Ses beaux cheveux noirs tombaient en grosses bou- cles sur ses épaules ; ils étaient couverts du bonnet persan ; un juste-au-corps en velours cramoisi venait jusqu'aux genoux, et laissait voir un large pantalon en soie de la même couleur. ‘Autour de ce riche costume flottait un talar en drap bleu foncé, ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 119 garni de ces galons en or et argent de la beauté desquels nous ne nous faisons pas d’idée en Europe. Sa large ceinture en argent retenait un poignard dont la garde en jaspe vert était travaillée à l’antique, et un magnifique sabre damasquiné; ces armes semblaient à leur place lorsqu’on examinait la mine résolue et vaillante de celui qui les portait , et dont un trait de bonté et de modestie relevait encore le charme. Il est fiancé depuis plusieurs années, et jusqu'à présent la mère s’était chargée de la correspondance ; mais il commence à réclamer ce soin pour lui-même. En partant, la khanesse donna la main à mon mari, en signe d’amitié; je la donnai à son fils , qui la baisa et la porta à son front. — L’aplomb et la ma- turité précoce des Orientaux est une chose dont on trouverait sans doute la cause dans leur éducation. On leur fait épouser de fort bonne heure les haines et les querelles de famille ; ils se forment moins sur les préceptes que sur les exemples. Notre éducation européenne développe l'esprit de critique , et nous. donne , pendant les premières années de la jeunesse , une cer- taine incertitude, tandis que les doctrines du Coran, seul objet de leurs études, leur sont données comme des vérités absolues qu'ils admettent avec confiance. Les rapports entre les diffé- rentes classes de la société sont parfaitement déterminés , et cela donne de l’aplomb; chez nous, au contraire, tout se confond dans des nuances presque imperceptibles, et il faut un tact bien exercé pour les reconnaître. En Orient l’on est ami ou en- nemi, supérieur ou inférieur, et toute la conduite de la vie se règle en conséquence. En Europe, quelle gamme depuis l’a- mitié à l'indifférence , et de l’indifférence à la haine ! Mais je m'aperçois que je me laisse trop aller à la permission que vous m'avez donnée de vous regarder comme un garde notes ; je quitte les raisonnemens pour vous donner un exemple de ce que je viens de vous dire. Le prince des Svanètes , voisin du prince (dadian) de Min- grelie, faisait, il y a plusieurs années, de fréquentes incursions dans les terres de ce dernier. Après avoir maintes fois usé 120 FRAGMENS DE LETTRES chacun de représailles , ces princes résolurent de terminer leurs différends par un mariage, et il fut résolu que la fille du prince des Svanètes , encore enfant, épouserait le fils du da- dian (jusqu'ici cela ne ressemble pas mal à la fable du bon La Fontaine, L’Aigle et le Chat-Huant leurs querelles cessèrent Et firent tant qu’ils -s'embrassèrent ; et la fin a quelque ressemblance aussi). Les enfans sont fiancés , et la jeune princesse est envoyée à la cour de son beau-père. En attendant, d’autres combinaisons, d’autres arrangemens parurent plus favorables au despote de Min- grelie, de façon que la jeune personne fut renvoyée à ses parens (et en cela, comme vous voyez, il ne fit qu’i- miter Charles VIIT de France ; la demoiselle, de son côté, fit comme la gente Margot, et en épousa un autre). Lors du séjour de lPempereur, le dadian et le fils du prince des Svanètes , âgé de douze ans seulement , vinrent à Tiflis. Ils se rencontrèrent chez le gouverneur général qui, dans l'intention de les réconcilier, leur proposa de se donner la main. Le dadian ne montra aucune répugnance ; mais l’enfant, portant vivement la main à son kindjal (poignard), s’avança en furieux sur celui qui avait offensé sa sœur , et s’écria, en lui montrant le tranchant de son arme: Voilà tout ce que j'ai pour toi! Les assistans effrayés s’interposèrent , et ne renou- velèrent plus leur tentative de réconciliation. Pendant que j'écris, j'entends dans le salon la voix du khan des Karikoumikes, un des princes feudataires les plus puissans du Caucase ; il habite les bords nord-ouest de la mer Caspienne, et défend nos frontières contre les incursions des Lesghiens et des Tehetcheuses. La premiére fois qu’il vint chez nous, mon mari, pour lui dire quelque chose, lui vanta quelque partie de son costume (car vous pensez bien qu'avec les Asiatiques et au moyen d’un interprète, la conversation n’est pas toujours très-nourrie). Au lieu de réponse, le khan se dépouille de cet d ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 121 objet et le lui offre en présent. Mon mari le refuse; mais le khan prenant un air offensé, lui dit : « Tu me fais une vive peine en ne l’acceptant pas; jusqu’à présent nous ne sommes que des connaissances, dès lors nous serons amis, nous serons frères. » Ne pouvant lui faire comprendre autrement son refus, mon mari lui dit : « J’ai juré que je ne recevrai aucun cadeau de personne au monde; tu es un homme trop religieux pour ne pas comprendre la sainteté d’un serment ; » sur quoi il se tranquillisa. — On ne peut se faire une idée de la peine qu’on a à se défendre de cadeaux en Asie; et ces cadeaux, quelquefois très-innocens, peuvent souvent conduire à de grands abus. En prenant congé de moi, le Khan me dit : Je suis ton frère aîné et tu es ma sœur aînée ; et, se tournant vers mon mari : Je n’ai aucune idée comment cela pourra se faire, mais je souhaite de tout mon cœur que je puisse un jour te rendre un grand service. Il y a de la simplicité et de la bonhomie dans ces Asiatiques. L’autre jour aussi un prince Ossète vint me voir avec son gentil- homme ; je lui fis servir à déjeuner, mais le ramazan l’empé- cha de toucher à quoi que ce füt. Il est sur le point d'envoyer son fils unique, âgé de huit ans, à Pétersbourg, pour qu’il y soit élevé dans le corps des cadets d’Asie, Quel singulier sentiment sera celui de ce jeune homme, lorsque, élevé au milieu du luxe et de la civilisation , il rentrera un jour dans la cabane de son père, où, à l’exception de quelques belles armes , il n’y a pas un seul des objets que nous considérons comme indispensables à la vie tant soit peu commode. La plus intéressante de ces visites asiatiques a sans contredit été celle des quatre princes persans qui, échappés comme par miracle à une prison de trois années, se sont réfugiés il y a quelques mois sur le territoire russe, et attendent avec impa- tience ce que l’empereur décidera sur leur sort. Fel Ali, dernier schah de Perse, avait confié l’administration de son royaume à ses deux fils, Abbas Mirza et Sultan Seli (ombre du sultan ). L’aîné mourut et laissa un fils, Mahomet, schah actuel de Perse, que son grand-père Fel Ali désigna 122 FRAGMENS DE LETTRES comme son héritier, quoique l’usage jusqu’à présent eût plutôt consacré la succession ascendante que la succession descen- dante. La Russie et l'Angleterre, dans l’intention d'éviter à l’avenir, par l'introduction de la succession de père en fils, les guerres civiles qui jusqu’à présent ont ensanglanté les chan- gemens de règne , donnèrent leur appui au successeur direct, et, à la mort de Fel Ali, reconnurent son petit-fils comme successeur légitime. En attendant, Sultan Seli, disposant du pouvoir réel, fut pendant plus de quatre mois schah de Perse, et il ne céda la couronne que lorsque le ministre de Russie déclara que son souverain était prét à soutenir, les armes à la main, les prétentions de son compétiteur. Sa vie, sa liberté et ses trésors lui furent assurés , ainsi qu’aux princes ses frères qui étaient de son parti ; ils avaient quitté Téhéran, incertains encore s’ils iraient à La Mecque ou au lieu de la sépulture de leurs imans (refuge sacré qui n’a encore jamais été violé, et où vivent grand nombre de princes de la famille royale de Perse), lorsqu'ils furent arrêtés, dépouillés , menés de forte- resse en forteresse et conduits enfin à Ardebil, place forte à sept lieues de la frontière russe, où ils gémirent pendant trois années dans un sombre cachot. Le frère de Sultan Seli, qui, quoique plus âgé, a moins de droits que lui au trône, puisque sa mère n’est pas, comme celle du premier, issue de la famille régnante, projeta un plan d'évasion qui réussit parfaitement. Ils commencèrent par demander leurs femmes , puis leurs ser- viteurs ; ensuite ils obtinrent qu’on leur creusât une citerne dans leur prison même, afin d'y faire rafraîchir l’eau. Alors avec le secours d’un de leurs affidés ils creusent un chemin souter- rain ; la terre qu’ils en retirent ils la jettent dans la citerne, et, après quelques semaines de travail, il n’y a plus d’empéchemens physiques qui les retiennent dans leur cachot. Maintenant il s’agit de tromper la surveillance de leurs gardiens : ils déclarent qu’ils ont l'intention de congédier la plus grande partie de leur suite , le local étant petit, et l'entretien de tant de monde leur devenant de plus en plus difficile, La permission leur en est I ER ON RESE “ ÉCRITES DE TIFLIS EN GÉORGIE. 123 accordée, et, lorsque leurs serviteurs sont prêts à partir , ils s’évadent de leur prison , se mélent à eux et arrivent heureu- sement sur la frontière russe. Le commandant de la forteresse n'ayant pu les atteindre, se joignit à eux , et se trouve main- tenant à Tiflis. Il y a quelques jours ils se firent annoncer par le colonel arménien Schemi Khan, auquel sa connaissance de la langue persanne et l'élégance avec laquelle il s’exprime , ont valu en Persele surnom de Boulboul (rossignol), et le titre de khan, que l’empereur lui a confirmé. À 7 heures du soir les princes arrivè- rent. L’ex-schah Sultan Seli est un homme d’une taille élevée ; son port est noble et majestueux ; l’aisance de ses manières, sa politesse remplie de dignité accusent l’habitude de la domina- tion. Sa figure pâle et allongée exprime de la mélancolie et n’est pas sans charme; son long regard , ses yeux foncés, ses beaux cils et sa barbe longue et ondoyante lui donnent un air mystérieux, auquel ajoutent encore le bonnet persan en poils de mouton noir et l’ample caftan de drap bleu foncé. En entrant il me donna une rose ; ce cadeau, si fort en contraste avec ceux qu’il était dans l'habitude de faire autrefois , lui fit sans doute faire un triste retour sur le passé; il s’assit à côté de moi sur le divan, ainsi que ses deux frères et son neveu. J’éprouvai un singulier sentiment à me trouver entre ces Persans , et je fis la réflexion combien il à fallu d’incidens pour me conduire, moi, Française, en Allemagne, d'Allemagne en Russie, et de la Russie septentrionale au delà des monts dans la sombre Ibé- rie; et eux, Persans , des marches du trône de Cyrus sous la protection de celui qui domine sur la Baltique et la mer Blanche. Les personnes présentes furent nommées à l’ex-schab, et il sut très-bien marquer les différentes dignités par le plus ou moins de gestes dont il accompagnait les paroles qu'il leur adressait. Son bel organe , son élocution facile et harmonieuse, nous fi- rent regretter de ne le comprendre qu’au moyen d’un inter- prète, quoique le Boulboul arménien ne restât pas en arrière, ni pour la richesse de la diction, ni pour l’inflexion de la voix, 124 FRAGMENS DE LETTRES ÉCRITES DE TIFLIS , ETC. qui s’élevait quelquefois presque au chant, surtout pour le mot Allah ! Les sorbets., les confitures, les bonbons parurent leur faire plaisir, et ils me prièrent de leur en envoyer le lendemain. Ils devinrent très-causans, et prirent plaisir à parler de leur heureuse délivrance , dont ils racontèrent toutes les circon- stances avec cette joie que l’on ressent lorsqu'on a échappé à un grand danger. Mon voisin de gauche justifiait, par la viva- cité de son expression , le génie inventif dont il a fait preuve en | projetant et exécutant le stratagème qui les a sauvés. De pro- fonds soupirs s’échappaient cependant quelquefois de sa poi- trine : il est père ! quoique son fils âgé de 13 ans soit avec lui, il sent plus profondément que les autres la perte d’une patrie et d’un avenir. La mère de cet enfant a donné une belle preuve d’un véritable amour maternel : elle s'était aperçue du projet d'évasion, et elle ne promit d’en garder le secret qu’au- tant que le père emmènerait avec lui son enfant et le sous- trairait de la sorte aux poursuites du schab.Jusqu’à présent ces infortunés sont sans nouvelles de leurs familles. En partant, Sultan Seli me donna la main , disant qu’il était mon frère, et qu’il me priait de lui vouer des sentimens de sœur. Ils étaient restés fort longtemps , mais je fus contente de voir que cette petite distraction avait paru leur faire plaisir. Lorsque mon mari alla les voir, il les trouva sur un tapis , occupés à lire à la lueur de deux chandelles des livres qu’ils savent presque par cœur, et remerciant Allah de la liberté et de la lumière du jour qui, en Perse, serait peut-être éteinte à jamais pour eux... = LE EXTRAIT DU JOURNAL D'UN VOYAGE ENTREPRIS PAR LE CAPI- TAINE HANNAY, DE LA CAPITALE D’AVA JUSQU'AUX MINES D'AMBRE DE LA VALLÉE HUKONG, A LA FRONTIÈRE SUD-EST D'ASSAM. ( Journ. of Asiat. Society, Calcutta, avril 1837.) << pt—— — Depuis la fin de la guerre avec les Birmans Jusqu'au moment actuel , l'esprit de recherche n’a point sommeillé parmi les officiers anglais employés sur la frontière orientale des pos- sessions de la Compagnie des Indes. Ils se sont efforcés d’ac- croître les connaissances géographiques sur des pays à peine connus de nom, et d’obtenir quelques données certaines sur les mœurs et le langage des diverses races qui les habitent. L’his- toire naturelle et les antiquités n’ont point été négligées, et des résultats intéressans ont déja été publiés. Le pays d'Assam a été en particulier décrit par les capitaines Bedford, Wilcox et Neufville, mais la jalousie des autorités birmanes avait jusqu'ici absolument interdit aux Anglais l'entrée de la grande vallée de l’Iraouaddi. Cependant dès le commencement des relations de cette nation avec l'empire birman , de persévérans efforts ont été faits pour obtenir des comptoirs sur divers points de la côte, et l’on n’oublia point les stations plus éloignées sur la partie supé- rieure de l'Iraouaddi. Bamu ou Bamo était connue comme la ville qui servait de marché entre les Chinois et les Birmans, et une part dans cet important commerce excitait à un haut degré la convoitise des négocians anglais. C’est un fait constaté que des comptoirs européens avaient été établis dans le voisinage de cette ville, au commencement du 17e siècle; mais la per- mission fut bientôt après retirée, et aucune connaissance du Pays environnant n’avait Eté sauvée de l'oubli, Le voyage du capitaine Hannay est venu réparer cette perte. Parti d’Ava et remontant l’Iraouaddi jusqu'aux villes frontières de Bamo et 126 JOURNAL D'UN VOYAGE de Mogoung , il a fait connaître ce pays Jusqu'ici inaccessible, presque aussi complétement que lon connaît les districts plus méridionaux qu’arrose ce beau fleuve. Les positions géogra- phiques de plusieurs points importans, fixées d’une manière certaine par des observations astronomiques, des détails inté- ressans sur le commerce de la Chine avec l’empire birman, la connaissance des mœurs des principales peuplades qui habitent les parties reculées de cet empire, enfin la description de la vallée remarquable de Hukong et des mines de succin qu’elle renferme, et qu'aucun Européen n’avait encore visitées , tels sont les principaux résultats qu'a obtenus ce courageux officier. Une querelle survenue entre un chef de tribu dépendant du royaume d’Ava et un autre chef vivant sous la protection an- glaise, amena, vers la fin de 1835, une incursion du premier à main armée, et la destruction et le pillage des propriétés du second. Le résident anglais à la cour d’Ava réclama contre cette insulte; une députation reçut l’ordre d’aller à la fron- tière faire une enquête pour s’assurer de l’exactitude des faits, et les Anglais profitèrent de cette circonstance favorable pour attacher à l’expédition le capitaine Hannay , officier qui com- mandait à Ava l’escorte du résident de la Compagnie. La caravane, qui se composait du nouveau gouverneur bir- man de Mogoung , du capitaine Hannay et de plusieurs officiers birmans de divers grades, avec une escorte militaire, quitta Ava le 22 novembre 1835, sur une flottille de trente-quatre bateaux. La navigation de l’Iraouaddi est soumise à de telles restrictions qu'aucun étranger, à l'exception des Chinois, ne peut remonter le fleuve au delà de Tsampaynago, à 70 milles d’Ava, et il n’est méme permis aux habitans du pays de dépasser ce point, qu'avec un ordre exprès du gouvernement, Les Chi- nois, qui ont ainsi le monopole de tout le commerce avec les pays au nord d’Ava, veillent d’un œil jaloux à ce que la défense soit strictement observée. Près d’Amerapura, l’ancienne capitale des Birmans, l’expé- dition attendit deux jours l’arrivée dés troupes qui devaient dr ototet ree DANS L'EMPIRE BIRMAN. 127 compléter l'escorte. « Ces soldats, dit le capitaine Hannay, manœuvrent eux-mêmes les bateaux, dont les uns sont couverts, et les autres ne le sont pas du tout. Leurs mousquets , si ces armes méritent ce nom, sont jetés çà et là sur le bateau et jamais , quelque temps qu’il fasse, on ne les couvre pour les mettre à l'abri ni de la rouille ni de la poussière. Chaque homme est muni d'un sac de toile qui est le réceptacle de toutes sortes d'objets, y compris quelques cartouches de bambou. Ils portent une jaquette d’étoffe noire et une coiffure faite avec un mou- choir de coton rouge. C’est là l'équipement complet d’un soldat delamilice birmane. Quand jeles connus mieux, ils me parurent de meilleure humeur que je n'aurais été tenté de le croire à première vue; mais ce sont de terribles pillards, et je plains les propriétaires des champs de courges ou de fèves qu’ils traver- sent. J’ai remarqué que tout ce qu’un batelier ou soldat birman mange de surplus que son riz, provient d’objets volés. » Jusqu’à Yédan où commencent les rapides, l’fraouaddi avait paru à l’auteur avoir de un à deux milles et demi de largeur. Là le fleuve se resserre jusqu’à n’avoir qu'un quart de mille, avec une profondeur et une rapidité proportionnées. Il prend aussi un lit rocailleux et des bords escarpés , et sa profondeur à devient très-considérable. Près de Yédan on rencontra beau- coup de radeaux chargés de thé renfermé dans de petits paniers qui descendent le Shueli, et qui proviennent des montagnes qui sont au sud-est de cette rivière. Un peu plus loin le capitaine H. fut témoin de l’espèce de domesticité d’un poisson, qu’il n’est pas permis de tuer, et qui abonde près du village de Thyadophya. « Si l’on jette du riz dans Veau, dit-il, une douzaine de poissons, dont plusieurs ont trois et quatre pieds de long, viennent à la surface et non-seulement mangent le riz, mais encore ouvrent la bouche pour se laisser “donner de la nourriture avec la main. Ils se laissent méme ca- resser la tête, ainsi que j'en ai moi-même fait l’expérience. lis m'ont point de dents, et leur tête est très-large. Ils sont de la méme espèce que les Hindous nomment gwru, Le matin, à dé- 128 JOURNAL D'UN VOYAGE jeuner, les matelots appelèrent les poissons pour qu’ils partici- passent à ce repas. » Le 1° décembre, l'expédition arriva à Tsampaynago, où nous avons déjà dit qu’est le bureau des douanes, passé lequel la navigation du fleuve est interdite à tout le monde excepté aux Chinois. Ceux-ci paient un impôt de quinze ticals par chaque bateau qui vient de Bamo. On montra au capitaine H., à trente ou quarante milles de la ville, les sites de Mogout et de Kyatpen, où se trouvent les plus beaux rubis du royaume. On ne lui permit pas de visiter ces mines, et l’on refusa de Jui donner aucun renseignement sur leur exploitation. On se contenta de lui dire qu'elles sont situées dans un lieu marécageux, et entourées de hautes montagnes à quelque distance. Un des picsles plus élevés lui parut avoir environ 3000 pieds de hauteur. À Tsam- paynago, le capitaine H. remarqua les bücherons qui coupaient des bambous sur les montagnes. Après avoir fait une clairière en abattant les arbres, ils faisaient des paquets de 150 à 200 bambous et les laissaient rouler sur la pente la plus rapide; leur chute produisait un bruit terrible que l’on entendait à 8 milles de distance. On les faisait ensuite flotter pendant _ la saison des pluies, sur une petite rivière qui les menait à l’Iraouaddi. Le froid commença à se faire sentir avec rigueur , et son intensité fut fort accrue par un vent violent du nord, qui ne cessait que le soir et soufflait avec une grande impétuosité dans les étroits passages des montagnes. À Tagoung, où elle arriva le 5 décembre, la caravane trouva les ruines d’un fort en briques, avec tours et fossés, qui parut au capitaine H. différer dans sa construction de tout ce qu'il « avait vu chez les Birmans , et lui sembla devoir étre attribué à une autre race d’hommes. Près de là sont d’autres ruines d’une étendue considérable, où le capitaine H. découvrit des impressions d’images hindou-bouddistes formées sur des bri- ques d’une nature particulière, avec des inscriptions que les. Birmans ne purent déchiffrer. Elles ont été étudiées depuis par les antiquaires de Calcutta. rare, ER PT ; = A » + +. $ t Se DANS L’EMPIRE BIRMAN. 129 À Tagoung commence à paraître le teack, arbre remarqua- ble pour l’excellent bois de construction qu’il fournit, et dont - les Anglais se servent maintenant dans les navires qui sont construits aux Indes. M. H. en vit de très-gros, et on lui dit qu’il est commun d’en trouver qui fournissent assez de bois pour construire un bateau avec un seul arbre. Profitant d’un retard de deux jours , qui eut lieu dans la marche de lexpédi- tion , il se rendit par une grande route fort belle au bazar de Kyundoung, où se tient le marché des environs. Il y trouva cinquante grandes boutiques approvisionnées d’étoffes anglaises et birmanes en soie et en coton, de vêtemens de tissus gros- siers du pays, et autres objets semblables. Il y vit vendre du pore et des spiritueux par des marchands chinois. Le principal commerce est le riz, dont d'énormes quantités s’expédient à Ava, et du coton qui est surtout destiné pour la Chine., L’au- teur y observa un grand nombre de Kadous venus de l'inté- rieur, race d'hommes distincte des Birmans, et qui habite principalement sur les bords de la Meza, rivière qui se jette dans l’Iraouaddi. Ce fleuve n'avait jusqu'ici paru éprouver aucune diminution dans le volume de ses eaux, et la profondeur était telle qu’elle suffisait au passage des plus grands bateaux, ce qui montrait que ses tributaires principaux étaient plus au nord encore et n'avaient pas été atteints. Le premier de quelque importance est le Shueli, qui vient des frontières de la Chine près de San- tafou, et qui se jette dans l’fraouaddi par une embouchure | large d'environ 900 pieds, à une journée au-dessous de Yebouk. Le 13 décembre l’expédition arriva à Katha, ville d’environ 400 maisons, sur la rive droite du fleuve. La population en était très-considérable ; mais cet excès est dù à l’habitude qu'ont les habitans de l’intérieur de se rendre, pendant une partie de l’année, sur les bords du fleuve pour s’y livrer à la pèche et au commerce , après quoi ils retournent chez eux reprendre leurs travaux agricoles, ce qui ne permet pas XV 9 130 JOURNAL D'UN VOYAGE de faire une évaluation exacte de la population véritable des villes et villages de l'Iraouaddi supérieur. Le bazar de Katha est bien pourvu de productions du pays, de poisson frais et salé, de porc vendu par des Chinois, de cannes à sucre, noix de coco, et riz de la meilleure à la plus inférieure qualité. Il y avait de la laque en bâton, mais chère et moins bonne que celle de Rangoun; celle-ci provient du territoire des Shans , à l’est d’Ava. Même dans ce lieu éloigné, il y a une assez grande quantité de marchandises anglaises, mais moins qu'à Kyundoung. Le lit de Plraouaddi est peu large à Katha, mais très-profond , et le capitaine H. estime sa vitesse à un mille et demi à l’heure, et sa profondeur moyenne à 18 pieds. Il calcule qu’il fournit environ 53000 pieds cubes d’eau par seconde. Rennel a porté à 80,000 pieds cubes la quantité d’eau fournie par le Gange, ce qui établit la propor- tion de 1 à 1,53 pour ces deux fleuves magnifiques. La caravane approchait de Bamo, et pendant tout le voyage le capitaine H. avait été traité partout avec les plus grands égards. À chaque station on construisait pour lui une maison semblable à celle destinée au gouverneur de Mogoung ; des présens de fruits, de légumes et de riz lui étaient envoyés chaque jour en quantité supérieure à ses besoins et à ceux de sa suite, et l'ennui des soirées était dissipé par des bandes de danseurs et de musiciens que lon faisait venir des villages situés dans les environs. Le voisinage de Bamo s’annonçait par le nombre des ha- meaux, qui sont tellement rapprochés les uns des autres, que les maisons semblent ne faire qu'une ligne non interrompue. Près de Balet est une île célèbre nommée Kywundo, couverte de cent pagodes, et dans laquelle les habitans se rassemblent dans certaines saisons de l’année pour célébrer leurs principales fêtes. Près de ce lieu est la seconde gorge qui a 4 milles de long. Le fleuve traverse directement la chaîne de montagnes , dans une coupure dont les parois de roc s’élèvent perpendiculaire- ment à la hauteur de 4 à 500 pieds, formant un effroyable DANS L’EMPIRE BIRMAN. 131 précipice. Les formes bizarres et pittoresques des grès et du calcaire bleu qui constituent ces roches, et les arbres qui les recouvrent , donnent à ce spectacle une étrange grandeur. Le 20 décembre, la flottille jeta l'ancre près de Bamo. Cette ville est moderne, le vieux Bamo étant situé à deux jour- nées de chemin, sur la rivière Tapau , ce qui a créé quelque confusion dans les rapports sur sa situation. C’est la plus grande ville du pays des Birmans, après Ava et Rangoun. Elle contient 2000 maisons, dont 200 sont habitées par des Chinois. Outre la population indigène, il y a toujours beau- coup d'étrangers, venus particulièrement de la Chine et del’As- sam, pour le commerce ou comme ouvriers. Les maisons des villages du district sont larges et commodes, couvertes de gazon et bâties en roseaux. Chaque village est entouré d’une palissade de bambou. L'arrivée d’un officier anglais fit grande sensation dans la ville; on se figura que son seul but était de trouver un passage par lequel les troupes de la Compagnie pussent pénétrer en Chine, aussi eut-il beaucoup de peine à recueillir des infor- mations. Il fut traité, d’ailleurs, avec beaucoup d’égards et de respect. Le commerce est entre les mains des Chinois, qui viennent en janvier acheter du coton qu’ils échangent contre des vases en cuivre, des tapis et des vêtemens chauds. Ils ont, à Bamo, un temple que le capitaine H. voulut visiter. Il fut très-bien reçu par le prêtre officiant, qui le salua à anglaise, lui offrit du thé et le fit asseoir. Il fut ensuite conduit au temple. La plupart des images étaient sculptées en bois et différentes de . celles que présentent d’ordinaire les-temples chinois. Le temple “était bâti de briques bleues, et son enceinte était entourée | d’un mur de briques recouvert de tuiles. Les Chinois se servent des mêmes matériaux pour construire leurs maisons et pour paver leurs rues. Outre les Chinois, Bamo est fréquenté par les Shans et les Palongs, qui y viennent acheter du sel. Les Shansse distinguent 132 JOURNAL D'UN VOYAGE par leur teint clair et par la largeur de leur figure, qui a une expression bienveillante. Ils portent des turbans et des caleçons de cotonnade bleu-clair ; ils parlent presque tous le chinois , et habitent le pays à l’est de Bamo sur la frontière de la Chine. Les Palongs, qui parlent aussi le shan, ont pourtant un idiome particulier. Les hommes sont petits , mais forts et bien faits. Ils ont en général le nez plat et les yeux gris. Ils portent leurs cheveux attachés en nœud sur le côté droit de la tête, et s’habillent avec un turban , une veste et un pantalon d’étoffe bleu-foncé. Ils vivent dans les montagnes entre la Chine et le pays des Birmans, mais ils ont leurs propres chefs et ne paient tribu ni à l’un ni à l’autre de ces empires. Tous les achats se paient en argent, et il y aurait grand avantage pour un négociant anglais à s’établir à Bamo, où les marchandises anglaises sont presque entièrement inconnues et pourraient facilement de là s’importer en Chine. La ville est riche et prospère ; rien n’est plus commun que des orne- mens d’or et d'argent. Après Bamo, le pays devient boisé, et comme l’on redoute les attaques des Kakhyens, qui habitent les montagnes voisines de la rivière, un grand nombre de bateaux se joignirent à l'expédition pour profiter de l’escorte. Celle-ci fut renforcée par 150 soldats shans de Bamo , qui formaient un remarquable contraste, par leur bonne tenue, avec les misérables miliciens amenés d’Ava. Au village de Thaphan-beng, l'expédition entra dans la troi- sième gorge de l’Iraouaddi. Du haut des rochers de serpentine et de calcaire qui forment ce défilé, on domine une vue magnifique sur la vallée de Bamo , bornée à l’est par les monts Kakhyen , qui sont cultivés jusqu'à leur sommet. Dans quelques places le fleuve n’a que 240 pieds de largeur et une profondeur de 30. Pendant la saison des pluies , il s’élève de 50 pieds au- dessus de son niveau ordinaire; alors le courant est si rapide que des radeaux peuvent seuls descendre le fleuve , et le bruit des eaux est si grand que les habitans ne peuvent se parler les DANS L’EMPIRE BIRMAN. 133 uns aux autres. Non loin delà, la caravane rencontra une tribu d'hommes appelés Phwons, dont la langue n’est point écrite, mais diffère également du shan et du birman. Leur agriculture est fort soignée, et leurs maisons sont d’une forme toute différente de celle qui avait été observée jusque-là. Elles consistent en un long toit de chaume dont les deux extrémités sont arrondies et touchent presque à terre. À l'intérieur de ce toit, et à huit ou dix pieds du sol, les divers appartemens sont établis avec des parois de nattes. Ces maisons , qui à l’exté- rieur, ne semblent pas pouvoir être habitées, sont très-com- modes et bien arrangées à l’intérieur, et le toit, par sa forme et sa grande épaisseur, préserve très-bien de la chaleur et du froid. Le 26 décembre, la flottille atteignit le point de l’Iraouaddi où la navigation est le plus dangereuse; on le nomme Puskù. Le fleuve, qui a neuf brasses de profondeur, n’a que 90 pieds de large ; les rochers qui le bordent paraissent irrégulièrement déjetés comme par une action volcanique, les couches étant tantôt verticales , tantôt contournées. Là on rencontra une succession de rapides d’un mille et demi environ, et le ca- pitaine H. remarque qu’il a rarement vu, dans les plus pé- rilleux passages du Gange, et dans la plus mauvaise saison, un courant aussi rapide et une eau aussi turbulente que celle que présentait alors lIraouaddi. À Tshenbo, un peu au-dessous de embouchure de la rivière Mogoung , qui se jette dans l'Iraouaddi , et que devait remonter l'expédition , ils abandonnèrent les grands bateaux qui les avaient amenés d’Ava, pour monter des embarcations plus petites el mieux adaptées à la navigation d’une rivière aussi faible et aussi tortueuse. Le bateau préparé pour le ca- pitaine anglais avait 25 rameurs, et était construit avec un seul arbre, auquel on avait ajouté une planche large de 10 … pouces , tout autour de la partie supérieure. + À Tshenbo, qui paraît avoir été le chef-lieu de la tribu des Phwons, que les Birmans en chassèrent il y a 60 ans, 134 JOURNAL D'UN VOYAGE le capitaine H. reçut la visite du chef des prétres, curieux d'apprendre quelque chose des coutumes d’Europe. Il fut obligé de lui montrer toutes ses malles, de lui expliquer l’u- sage de tous ses instrumens, son sextant, sa montre, son thermomètre , et il exprime le regret de n’avoir pu lui laisser quelques traités publiés par les missionnaires en birman, pour mettre sa curiosité à profit en lui donnant quelque idée de la religion chrétienne. À l’embouchure du Mogoung, dont le capitaine H. fixa par l'observation la latitude à 2405653”, il quitta Praouaddi, qu’il dépeint comme étant encore un large fleuve venant de l'est avec la vitesse de 2 milles à l’heure, et avec une profon- deur de 2 à 3 brasses. La rivière Mogoung, peu considérable , présente une suc- cession de rapides qui rendent la navigation lente et difficile. Les bateliers shans , qui connaissent la rivière, placent leurs bateaux tout près des pointes de rochers , et alors, employant toutes leurs forces , ils s’élancent de l’autre côté de la rivière avant que le courant ait eu le temps de les rejeter sur les ro- chers. Les Birmans crurent plus facile de ramer le long des bords, mais un bateau fut renversé et un homme noyé. De plus , les premiers travaillaient ensemble avec courage et pré- cision, et obéissaient exactement aux ordres du pilote, tandis que les Birmans, qui croient que rien ne peut se faire sans cris, n’obéissaient à personne, parlaient tous à la fois et s’in- juriaient les uns les autres de la manière la plus grossière. Après le passage des rapides , la rivière s’élargit et coule sur un lit de cailloux roulés, de nature quartzeuse. Le 5 janvier, la flottille arriva à Mogoung, chef-lieu du gouvernement de ce nom, et le’ débarquement du nouveau gouverneur se fit en grande pompe. Après quelques cérémo- nies religieuses et l’invocation de trois frères qui sont ensevelis dans ce lieu , et qui furent les fondateurs des provinces Shan de Khanti, Assam et Mogoung , il se vêtit de sa robe de céré- monie, et, tenant par la main l’officier anglais, il marcha DANS L’£MPIRE BIRMAN. 139 avec lui l’espace d’un mille, entre deux haies de soldats bir- mans, jusqu’au palais du gouverneur. Ils étaient précédés de ses gens, portant des lances, des bâtons dorés, eie., el par intervalles un homme chantait d’une voix très- 2gréable leurs louanges et la cause de leur voyage à Mogoung. Plusieurs femmes joignirent le cortége, portant des cffrandes de fleurs et faisant des vœux pour le nouveau gouverneur. Celui-ci ne perdit pas de temps pour mettre à profit sa nouvelle situation, car le jour méme qui suivit son arrivée, il commença un système d'impitoyable imposition, pour se mettre à même de payer sa nomination. Plusieurs gouverneurs s'étaient succédé depuis peu d’années, et, suivant tous les mêmes erremens, ils avaient réduit les pauvres habitans à une extrême pauvreté. Les officiers birmans emploient les Shans pour exi- ger le paiement de ces extorsions des tribus qui entourent la ville, ce qui attire aux Shans la haine de ces dernières, où on les appelle les chiens des Birmans. La ville de Mogoung , située à la jonction de la rivière de ce nom avec le Namyang, s’étend sur un espace d’un mille de Pest à l’ouest, sur le bord de cette rivière. Elle se divise en deux parties, l’une centrale, habitée par les Shans et en- tourée d’une forte palissade , l’autre extérieure, où vivent les Birmans, les Phwons, les gens d’Assam , les Chinois, etc. Ces derniers, au nombre de 50, ont un chef de leur propre nation, et s’enrichissent en recevant leurs compatriotes qui viennent chaque année, en grand nombre, acheter de la serpentine. Leur quartier est le seul qui présente l’image de l’aisance ; tout le reste de la ville, composé d'environ 300 maisons, offrant l'aspect de la plus dégoûtante pauvreté. Le capitaine H. dut consacrer tout son temps à recevoir la foule des visiteurs que lui attirait son arrivée dans un lieu si écarté, et à répondre aux innombrables questions dont on l’accablait. {1 obtint des échantillons de la pierre verte, si recherchée des Chinois, et qu'il suppose être du jade ou de la néphrite. Les morceaux qu'ils choisissent sont rudes ct 136 JOURNAL D'UN VOYAGE couleur de rouille à l’extérieur, mais ont beaucoup de lustre à l'intérieur, et souvent contiennent des taches et des veines d’une couleur brillante d’un vert pomme ; ils les taillent avec soin en bagves et autres ornemens, qui sont portés comme amulettes. Les gros morceaux servent à faire des bracelets , des vases à boire qui ont une grande valeur, les Chinois étant convaincus que cette pierre a des propriétés médicales..La car- rière principale est à cinq journées de marche au nord-ouest de Mogoung; on en trouve, il est vrai, dans plusieurs autres parties du pays, mais de qualité inférieure. La serpentine et le calcaire sont les roches dominantes dans cette contrée. Après de vains efforts pour obtenir du gouverneur une escorte pour traverser les monts Pat-Koi et se rendre dans le royaume d’Assam, le capitaine H. dut se borner à visiter la vallée de Hukong et les mines de succin. Ce ne fut même que le 19 janvier, et après avoir menacé de retourner sur-le- champ à Ava, qu’il obtint enfin les dispositions nécessaires. L’escorte traversa la rivière et alluma un feu de joie après avoir sacrifié un buffle, cérémonie sans laquelle aucune expédition ne sort de la ville. Elle était composée de 800 hommes, commandés par le gouverneur lui-même. Les hommes marchent sur un seul rang, chaque soldat occu- pant un espace de six pieds, parce qu'il porte un bangy (sorte de joug qui se met sur l’épaule , et auquel sont sus- pendus deux paniers) dans lequel sont ses provisions, sa marmite, etc.; son fusil est attaché au bâton du bangy. Un petit nombre seulement portent leurs provisions dans un pa- nier supporté par une courroie qui passe sur le front et l’é- paule, afin d’avoir leur fusil à la main; mais, comme pour les premiers, il leur est impossible de s’en servir, de sorte que le corps entier est hors d’état de résister à une attaque soudaine. Les tentes sont construites avec des branches d’ar- bres et des herbes, et sont quelquefois couvertes d’un morceau de vieille étoffe, ordinairement un vétement hors de service. Ces tentes sont très-rapidement construites, et une heure après DANS L'EMPIRE BIRMAN. 137 son arrivée au lieu de repos, chaque soldat s’est établi une demeure pour lui-même, et est occupé à cuire le riz, qui, avec quelques fruits sauvages, forme le seul aliment du soldat birman en marche. Toute la route, jusqu’à la vallée de Hukong, passe, par des défilés boisés, entre deux chaînes de collines arrosées par une multitude de ruisseaux. On rencontre très-peu d'habitations , la plupart appartenant à des pêcheurs qui vivent près des ri- vières. Parmi les arbres, le capitaine H. remarqua , outre le teak , de beaux citronniers , et du thé en abondance. Ce der- nier a une feuille large , et ressemble à celui qu’on vend à Ava sous le nom de pikled tea. En traversant la chaîne de monti- cules qui forme la limite méridionale de la vallée de Hukong, la forêt était si épaisse que les rayons du soleil ne pouvaient pénétrer jusqu’au sol, et l’air, chargé d’humidité comme il est aisé de le comprendre, était de plus infecté de l’odeur par- ticulière et très-désagréable que répand une plante vénéneuse qui y abonde , et qui, au rapport des habitans , tue immédia- tement les animaux qui en mangent. Arrivés à Mungkhum , capitale de la vallée, l'expédition fit balte pendant quelques jours pour renouveler les provisions, et laisser aux hommes le temps de se reposer de leurs fatigues. La vallée de Hukong est une vaste plaine fermée de tous | côtés par des collines. Sa grandeur est de 50 milles de l’est au nord-ouest, et sa largeur varie de 15 à 45 milles. Elle est bien arrosée de rivières et de ruisseaux. La partie ouest de la vallée est peu peuplée, mais les côtés nord et est, surtout près des bords des rivières Towang et Debee, contiennent plus de 3000 maisons. À lexception de la capitale, habitée par des Shans, tous les habitans de la vallée sont de la tribu des Singphos ou des esclaves d’Assam. Avant linvasion des Bir- mans dans le pays d’Assam , la population de la vallée était toute de Shans, et la ville de Mungkhum contenait 1500 mai- sons. Depuis ce temps, les exactions des officiers birmans ont forcé les Shans à chercher un refuge dans les montagnes , et 138 JOURNAL D'UN VOYAGE la capitale s’est dépeuplée au point que lon n°y voit plus que 30 maisons habitées. Des dissensions intestines entre les tri- bus qui se sont établies dans la vallée, achèvent de compléter la.misère d’un pays que la nature a pourtant singulièrement favorisé. . Les principales productions minérales de la vallée de Hukong sont le sel, l’or et le succin. Le sel se trouve au nord et au sud, et il y est si abondant que les eaux en prennent une saveur saumâtre, L’or se trouve en paillettes et en grains de la grosseur d’un pois dans presque toutes les rivières. Pour le recueillir , on se contente de creuser de grands trous sur les bords sablonneux des rivières ; mais on ne lave pas le sable du lit lui-même. Outre le succin, qui se trouve dans deux loca- lités, il existe des lignites et du bois fossile en grande quantité. Le capitaine H. est le premier Européen qui ait jamais visité les mines de succin. Elles sont sur la colline qui est à trois milles de la ville; à une hauteur d'environ cent pieds , se trouve un temple où les indigènes qui vont visiter les mines présentent leurs offrandes aux esprits. Près de là sont des traces de puits où l’ambre était autrefois exploité, mais ils sont maintenant abandonnés. L'exploitation actuelle est située trois milles plus loin ; le succin y est abondant. Tout le pays présente une suc- cession de petites collines , dont le sol est d’une argile colorée en rouge ou en jaune , et dont la plus élevée s’élance abrupte à la hauteur de 50 pieds. Elles sont couvertes d’une épaisse végétation. La terre des puits, au moment où ils sont ouverts, a une odeur aromatique très-agréable ; mais lorsqu'elle a été quelque temps exposée à l'air, elle prend celle du goudron de la houille. Les puits ont de six à quinze pieds de profondeur, et ont tous trois pieds en carré ; le sol est si solide qu’il n’est pas nécessaire d’étayer. | La présence des officiers birmans qui accompagnaient le ca- pitaine H. avait sans doute engagé les mineurs à cacher leurs beaux morceaux de succin, car, quoiqu’ils fussent à ouvrage, il ne vit que des échantillons sans valeur. Les ouvriers sont DANS L’EMPIRE BIRMAN. -139. des Singphos qui viennent des frontières de la Chine ; les seuls outils qu’ils emploient sont des bambous pointus et des pêles en bois. Les places les plus favorables pour creuser sont les pentes des collines qui sont le moins couvertes de broussailles, et plus les puits sont profonds , meilleur est le succin. La variété la plus estimée, qui est d’un jaune pâle et brillant, ne se trouve, dit-on, qu’à quarante pieds de profondeur. Le succin se présente d’ailleurs comme dans les exploitations de la Prusse, en petites veines de peu d’étendue, et surtout en rognons irré- gulièrement disséminés. Ce qu’il y a de particulier dans le gi- sement de Hukong , c’est que le capitaine H. ne signale point la présence du bois fossile, qui a été trouvé partout accompa- gnant le succin , et que l'odeur bitumineuse du sol est le seul indice qu’il présente de la probabilité de son origine végétale. Il en à rapporté à Calcutta de beaux échantillons encore engagés dans l’espèce de marne argileuse qui leur sert de gangue. Le succin est le seul article important de commerce dans la vallée de Hukong ; il est acheté par les Chinois, qui s’y rendent chaque année dans ce but. L’ambre ordinaire se vend à un assez bas prix, mais les beaux échantillons qui sont propres à servir d’ornemens, atteignent une valeur d’autant plus élevée qu’ils ont plus de transparence et une plus belle couleur. Les Chinois paient d'ordinaire en argent, mais quelquefois ils échangent le succin contre des vêtemens chauds, des tapis, des chapeaux de paille , des vases de cuivre ou de l’opium. Les habits que portent les habitans de la vallée sont sem- blables à ceux des Shans et des Birmans de Mogoung, mais ils font fréquemment usage de camelot rouge ou de velours de diverses couleurs qu’ils ornent de boutons ; les plus riches portent une étoffe à châle très-large. Les femmes portent des vestes fort propres de toile de coton grossière ; leurs jupons sont amples et retenus autour du corps par une ceinture, ce qui forme un costume beaucoup plus modeste que ne l’est celui 140 JOURNAL D'UN VOYAGE des femmes birmanes. Celles qui sont mariées attachent leurs cheveux sur le sommet de la tête comme les hommes , mais les plus jeunes les portent pendans derrière le cou et maintenus avec des épingles d’argent. Toutes ont des turbans de mousse- line blanche. Leurs ornemens sont des boucles d’oreilles en succin, des bracelets d’argent et des colliers en grains de cha- pelet , d’une matière qui ressemble au corail , mais d’une cou- leur jaunâtre , et elles en font tant de cas qu’on les vend au poids de Por. Après avoir attendu vainement plusieurs jours le retour des envoyés qu’il avait dirigés sur PAssam, le gouverneur ne trou- vant pas les moyens de se procurer des provisions suffisantes pour le nombre de ses gens, commença à songer sérieusement au retour. Un des chefs , dont les violences avaient été le mo- tif de ce long voyage, ayant consenti à se rendre au camp birman, y fut reçu avec distinction, par crainte de son in- fluence sur les tribus voisines de la Chine. Le 1° avril eut lieu la cérémonie du serment de vivre en paix, qui fut prêté par tous les chefs du voisinage, tributaires des Birmans. On commença par tuer un buffle à coups répétés de mar- teau, et sa chair fut dépecée pour être servie dans cette occa- sion. Chaque chef présenta ensuite son épée et sa lance aux esprits des trois frères de Mogoung , que l’on suppose accom- pagner toujours le gouverneur de cette ville et habiter dans trois petites huttes que l’on construit à l’extrémité du camp. Des offrandes de riz, de viandes, etc., leur furent présentées, après quoi chacun des chefs qui devait prêter serment prit un peu de riz dans sa main, et, agenouillé , les mains croisées au-dessus de sa tête, écouta le serment lu en birman et en shan. Le papier sur lequel le serment était écrit fut brûlé, et les cendres en furent mélées avec de l’eau dans une coupe qu'on offrit à chaque chef, qui, avant de boire, renouvela lPassurance qu’il respecterait son serment. La cé- rémonie fut ensuite terminée par un repas pris en commun et dans le même plat, par tous les chefs assis par terre. Six DANS L'EMPIRE BIRMAN. 141 chefs de diverses races et tribus prêtèrent ce serment , qui les déclarait tributaires des Birmans, et dépendans du royaume d’Ava. Le 5 d’avril, le gouverneur ayant, à force de menaces et d’extorsions, arraché une assez bonne somme aux habitans de la vallée et des montagnes voisines , reprit le chemin de Mo- goung. Le capit. H. fait un grand éloge des Singphos, qui lui paraissent la race la meilleure et la plus susceptible de civäli- sation de toutes celles qu'il a rencontrées dans l’empire birman. Un de leurs chefs lui exprimait ainsi Popinion qu’il avait conçue des principales nations qui les entourent: « Les Anglais, disait-il, sont honorables ainsi que les Chinois. Quant aux Birmans, il s’en trouverait à peine un sur cent qui, s’il était bien payé, rendit justice à ses subordonnés. Les Shans de Mogoung sont les chiens des Birmans, et les gens d’Assam sont pires que tous les deux, étant la race d’hommes la plus détestable qui existe. » De retour à Mogoung le 12 avril, le capit. H. vit arriver des bateaux chinois qui revenaient des mines chargés de ser- pentine; quelques morceaux de ce minéral étaient si volumi- neux, qu’il fallait trois hommes pour les soulever. D’après le rapport des marchands chinois , il y a dans certains momens plus de mille ouvriers employés à extraire la serpentine. Ils paient tous un léger tribut par mois pour avoir le droit de travailler aux mines, et ce qu'ils en extraient est considéré comme leur propriété. Les Chinois qui viennent acheter la serpentine paient aussi un droit pour obtenir la permission de se rendre aux mines, et un autre impôt mensuel pour tout le temps de leur séjour. Les bateaux ou les bêtes de somme qui servent à transporter la pierre sont aussi assujettis à une taxe; enfin, lors de leur retour à Mogoung , la serpentine est encore soumise à un nou- veau droit de dix pour cent ad valorem. Le dernier droit se paie pour chaque individu au village de Tapo; là les Chinois remettent tous les certificats et passeports qui leur reconnais- saient le droit de visiter les mines. 142 JOURNAL D'UN VOYAGE, ETC. Le 9 avril, comme il ne recevait aucune nouvelle des gens envoyés dans PAssam, le capit. H. prit un petit bateau, arriva à Bamo huit jours après, et à Ava le 1° mai. Il avait ainsi fran- chi la distance de Mogoung à Ava en dix-huit jours, tandis qu’a- vec la flottille il lui en avait fallu employer quarante-six pour le même chemin, preuve frappante de la difficulté d’estimer les distances réelles par le nombre des journées de route. Il paraît que cette année (1837) le capit.H. a entrepris un nou- veau voyage dans l'espoir de visiter le pays d’Assam, dont l'en- trée lui fut interdite. De tous côtés le zèle des officiers anglais dans inde se déploie en tentatives , souvent suivies du succès, pour explorer et décrire les nouveaux pays que leurs rapports avec l'empire d’Ava leur fournit les moyens de visiter. Leur but n’est pas seulement de faire des découvertes nouvelles en géographie et en histoire naturelle, mais aussi et surtout d’é- tablir des rapports de commerce avec les Chinois. Déjà les vi- sites du D’ Richardson, dont nous avons rendu compte dans ce journal, ont amené assez de confiance, pour que les cara- vanes chinoises de Moulmein aient commencé à se rendre dans les comptoirs britanniques de la côte, et tout fait espérer un ré- sultat analogue des détails qu’a rassemblés le capit. Hannay sur le commerce de Bamo et des autres villes des bords de l'Iraouaddi jusqu'aux frontières chinoises. bn. dt nuth à 143 Boiences Physiques et Maturelles. NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG, par M. R. Baikie, chi- rurgien dans le 36€ régiment d'infanterie indigène. (Extrait du Madras Journ. of Litterat. and Science, octobre 1836.) ——— “si 0 — La principauté de Coorg ou plus correctement Kodoogoo est située sur le versant des Ghauts occidentaux, montagnes qui s’élèvent brusquement des plaines de Canara et de Malabar. Elle présente une suite de chaînes étroites (comprenant des vallées d’étendue diverse), parallèles entre elles , et dans la direction générale des Ghauts occidentaux, savoir du nord- ouest au sud-est, jusqu'à leur terminaison dans les plaines de Mysore et Wynaad. Les hauteurs les plus remarquables sont, dans la chaîne septentrionale, le Soobramany (5682 p. angl. au-dessus de la mer ) ; dans la chaîne qui va de Tully Cauvery et Tadiantamole à la chaîne méridionale, le Teeteebetta ou montagne du feu. Aucune partie du territoire ne peut être considérée comme une plaine, quoique, vue de loin, la région où passe la grande rivière de Cauvery , puisse présenter cet aspect. Au nord de Mercara, les chaînes sont très-abruptes et les vallées ne sont que des lits de torrens. À l’ouest de cette ville la surface du pays est couverte de petites éminences qui semblent des tasses renversées et qui rappellent, en petit, le nr à l’ouest d’Ootacamund dans les Neelgherries. Presque toute la contrée est couverte de forêts, plus ou moins épaisses, mais rarement impénétrables et encombrées d’arbustes qui puissent les faire nommer des jungles. Du côté de Mysore cependant , on trouve des bambous, et alors les forêts deviennent des jungles qui recèlent des animaux sau- 144 NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG. vages de plusieurs espèces ; comme aussi sur les pentes occi- ‘dentales du côté du Malabar. L’auteur a mesuré, par le procédé de l’eau bouillante, l'élé- vation des points principaux du pays de Coorg. Il a calculé au moyen des tables de Prinsep et en comparant à d’autres loca- lités voisines mesurées trigonométriquement ; il croit que les chiffres sont passablement exacts. Pieds anglais. Meveagé nu de 4506 Palais de Naknaad. . . . . 3979 Soorlaby ( chaine sept.) . . : 4527 Bittatoor ( près de Mercara ). 4824 Veerajenderpett . . . . . . 3399 Le climat du Coorg est modifié par les circonstances sui- vantes : 1° L’élévation au-dessus du niveau de la mer : le pays autour de Mercara se trouvant en moyenne à 4500 pieds, et la vallée entre Mercara et Nacknaad à environ 3700 ou 3900 pieds. 2° La proximité de la côte occidentale. 3° L’élévation abrupte des montagnes du côté ouest. 4° L'ouverture des vallées au nord-ouest et sud-est. Il résulte de ces circonstances que la température est de beaucoup inférieure à celle du Malabar ou du Mysore ; que les pluies des moussons tombent avec une grande abondance et durent pendant la moitié de année à peu près, et enfin que la température est d’une égalité remarquable. Température. — Le climat de Coorg est un des moins ex- cessifs qui existent au monde. La variation diurne du thermo- mètre dans les maisons n’excède jamais 6° ou 8° F. (3°,36 à 40,48 C.) ct se trouve comprise toujours entre 74° EF. (23,33 C.) et 600 F. (159,56 C.).En plein air les variations sont un peu plus fortes pendant la saison sèche, les extrêmes diurnes étant de 52° (119,11 C.) à 70° F.(21°,11 C.); les extrémes annuels sont probablement de 52° à 82° F. (11°,11 à 270,22 C. ). N'ayant pas de thermomètres à maximum et à NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG. 145 minimum , l’auteur n’a pas pu établir les extrêmes avec pré- cision. La table qu'il place à la fin de son mémoire et que nous transcrivons aussi , donne pour la moyenne de l’année : à 6 h. du matin 61°,9 F. 10 h. du matin 68°,9 Moyenne représentant 8 h. 65°,4 F. soit 18°,55 C. Il est fâcheux que les observations n’aient pas été faites à des heures homonymes, puisque, à défaut des minimum et maximum diurnes , c’est le procédé le plus sùr pour approcher de la moyenne. Cependant, comme l’heure de huit heures en approche aussi beaucoup, du moins en Europe, et que les moyennes varient peu d’une année à l’autre dans les pays inter-tropicaux, on peut croire que le chiffre 18°,55 s'écarte au plus d’un degré de la vraie moyenne. Les trois mois les plus chauds ( juin, juillet, août) donnent pour la moyenne entre 6 et 10 heures du matin 670,11 F. (19,50 C. ); les trois mois les plus frais (décembre, janvier, février } 61°,16 (16°, 20 C.) Les observations ont été faites à Mercara avec de bons ther- momètres de Dollond et autres fabricans ne placés à l'ombre et à l’abri de toute influence. Pression barométrique. — Le maximum a lieu dans la saison sèche. Le point le plus haut observé dans l’année a été 26,220, et le plus bas, en juillet, 26?,912 (mesures anglaises ). La variation diurne la plus grande a été de 0°,076, la moyenne de 0°,050 , et elle est très-régulière. Le maximum de chaque jour arrive à 10 heures du matin, le minimum à 5 heures après midi, avec tant de régularité que l’auteur reconnaissait par l’inspection du baromètre les écarts qu’il pouvait avoir faits dans l’estimation de l’heure. Il n’a pas pu constater que les variations fussent en rapport avec les changemens prochains de temps, ni avec les phases de la lune. XV 10 116 NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG. Humidité. — L'état hygrométrique de l'air, pendant une moitié de l’année, approche de la saturation. Pendant la saison sèche, l’air est parfois très-sec et éprouve sous ce rapport des variations brusques, sans causes apparentes et sans que le corps s’en aperçoive. Ainsi le point de rosée varia, du 12 au 20 mars 1836, de — 17° C. à+16°,8 C. Observations générales. — Les mois de janvier et février sont froids et très-secs. Les variations de température sont considé- rables pour le pays, de 53° à 720 F. (119,67 à 22°,22 C.) On souffre du froid le matin et le soir. Dans le milieu du jour la chaleur est tempérée par leffet de la brise fraîche du nord- est, qui souffle habituellement, et souvent avec tant de force qu’elle soulève des tourbillons de poussière assez désagréables. En mars, le froid des nuits diminue, les jours deviennent plus chauds et le vent moins violent. L'humidité est faible, mais varie beaucoup. Avril et mai sont ordinairement très-agréables. La chaleur du jour est tempérée par des orages fréquens. Les nuits sont fraiches. En juin la mousson arrive, avec peu de régularité. La pluie est faible au commencement du mois, mais vers la fin elle tombe par torrens. Du 22 au 27 juin 1835 , il tomba 27 pouces d’eau, c’est-à-dire la quantité qui tombe annuellement en Angleterre. Ce temps continue en juillet, août et septembre, sauf de courts intervalles. L’air est surchargé d’humidité. On ne voit presque pas le soleil, et, quand la pluie s'arrête, il y a d’ordi- naire un brouillard épais. La température est remarquablement stationnaire, les extrêmes en plein air étant 56°F. ( 13°,33C.) et 65° F. (18°,33 C.) En octobre, il y a un intervalle de beau temps, qui est d'autant plus agréable que la verdure est alors magnifique. Au commencement du mois le vent se met ordinairement au nord-est, et quand il est fort il devient d’un froid pénétrant. Novembre est désagréable à Coorg, comme partout, dans NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG. 147 l'hémisphère boréal. Le temps est orageux et froid , avec des brouillards épais. En décembre, la pluie et les brouillards cessent, et à la fin du mois commence un temps clair et froid, dont on souffre le matin et le soir. Telles sont les réflexions de l’auteur sur chaque mois. En les lisant on ne peut se défendre de l’idée que l’homme se plaint toujours du climat et surtout des extrêmes de tempéra- ture, même dans les pays où les variations sont le plus insi- gnifiantes. Les expressions si communes partout, que le climat est très-variable, qu’il est froid, etc. , doivent donc être con- sidérées comme sans valeur lorsqu’elles ne sont pas accom- pagnées d’observations météorologiques. Une différence de deux degrés fera qu’un habitant de Rio-de-Janeiro ou de l'Inde , se plaindra autant qu’un Parisien d’une variation de 8 ou 10 degrés, et un Russe de 15 ou 18. M. le D' Baikie ajoute cependant que le climat de Coorg convient beaucoup aux Européens. Les maladies les plus fréquentes chez les indigènes et chez les étrangers sont des inflammations des intestins. Les militaires souffrent du froid, pendant la saison sèche. Les indigènes redoutent surtout le commencement de la saison des pluies , tandis que, dans le Bengale, c’est la fin qai est le moment des maladies. Ils sont sujets à la dyssenterie et aux fièvres épidémiques qui. sont assez graves , surtout dans les lieux bas et pendant les mois d'avril et mai, quand il pleut beaucoup. La phthisie est rare, de même que . la petite vérole. Les indigènes acceptent volontiers la vaccine, mais elle se conserve difficilement à cause de l’humidité du climat. L’auteur attribue à cette même cause et à l'égalité de température la difficulté avec laquelle se guérissent les plaies et les blessures, soit à Coorg, soit dans d’autres parties de l'Inde anglaise. D’après les documens fournis par le surintendant de Coorg la population était, en 1835, de 57,569 individus, et en 1836 de 58,957, donnant une augmentation de 1388 , due en partie à la population de l’Europe. leurs parties Le rapport des décès écès. L4 NOTES SUR LE CLIMAT DE COORG. t1675d les immigrations. Il y a eu dans ces deux années 2,323 est de 1 à 345, comme dans plus à € naissances e « « “PIVAMOH 9P 21J9WU01qtu0,[ 2p U9ÂOW nv amour 9] Op ‘aswqêue omsout * #1 ‘d 6rr op 152 amyd ej ap [“O1 27 z *SIOUL 2Zn0p Ju vp =u9d 24125q0 Ju9WMASUI AUQUT 9] ANS SPPUOY JUOS SJNE[OX S9IHIUD SJ SEUL *9SNIINOP JS9 21JAUIOIE NP 2770$QD AnOjueU PT 5 &c0‘0 L &6°6 | vor | 18 | "88h | os | cor |pentoz |z60‘9c | 680 | 6°19 | “sauf ÂoTA O'N'N | 850 0 | 87° 9 | ‘9 GIE | ©£ | &6r |ovo‘9s |060°98 | 0'eL | 0°v9 | A ‘O'N'N | 4600 | £8‘+ "gr | ‘ur | ‘ors | c'e | c‘er |9co‘oz |gor‘oz | 0‘ez | o‘v9 ‘THAV DNN} cono | æoto | nr |uer | ‘osr| gf8 | ‘er lozotoz ovrtoz | o‘ez | 0‘19 “SIN “HN: | 0010 œ | ‘O0 ‘Gr | ‘2 | ‘at |eeros |actoz | 069 | o‘os “HA Y “H'N'N ge | ‘Oct | ‘006 | HU | : looros |oonoz | 09 | o‘cc l9e87 otauer “AN : CAT "out | ve | g‘er |ooroz |ovr‘9z 0°79 | 0‘06 “21QUI929(T “L'N'N | Sv0‘o | SG | etyr | ‘09 “008 | 8G | ‘44 |o8o‘oz [Sos | 029 | 0‘€9 | “oaquroaon “ANA | 20‘ | va'or | cor | ‘or "08 “8 | 8°s+ |ozo‘oz [01098 | 0‘89 | 0'c9 ‘214020 “AN A | 0S0‘o | ss'er | -2r | ‘ov "or | Sfr | c'e loro‘oz |og0‘9z | 0‘89 | 079 | ‘oxquidas ‘O"N'O | 0500 | sais | nézt | ve | “ose | ‘+ | otsr losc‘ez |L00‘0z | 0‘8o | 0‘c9 -mOY ‘O'N'O | 6600 | 0808 | act [v8c | p'ezc | Sc‘ | set '|oze‘ez |ooo‘oz | ‘29 | v°co “png ‘O'N'O | 080'0 | L2 UV 6<69 | L‘o9 les umf ‘Us Jade “tu np °u np "uw up ou ‘(07 ‘x 07 "19 99801 9P "ossai “pHuuy,p | ‘aou2x |'aprTUNt = ‘Joquorqe HS SS ‘y pa ue ‘pour quiog |-2499S | agnquen. 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(Communiqué par l’auteur.) 2 D a ——— On trouve dans un des derniers cahiers des Ænnales des Sciences du royaume Lombardo-Vénitien une longue série d'observations sur la fonte plus ou moins prompte que la neige éprouve à la campagne selon sa position, soit autour des arbres et des buissons , soit dans les champs découverts au-dessous des brins de paille, des feuilles sèches et autres corps qu’on y pose immédiatement dessus, ou que l’on y maintient suspendus à une certaine distance du sol. L’auteur de ces observations, qui est M. Ambroise Fusinieri, prétend que plusieurs d’entre elles sont tout à fait opposées aux conséquences qui résul- teraient de l'existence du rayonnement calorifique, tel que le conçoivent les physiciens *. Cette opinion serait peut-être sou- tenable si on n’avait aucun égard aux résultats de mes expé- riences sur les différentes espèces de chaleur ; mais en les adoptant, les objections soulevées par M. Fusinieri tombent d’elles-mêmes, et l’explication des phénomènes observés ne devient qu’une pure application des propriétés actuellement connues de la chaleur rayonnante Voyons d’abord les observations et les raisonnemens de l’auteur. Pour leur donner plus de force, je vais en ôter tout ce qui est étranger à l’objet qui nous occupe , et les présenter dans l’ordre qui me semble le plus naturel. En examinant attentivement ce qui se passe autour des plantes pendant la saison rigoureuse, on ne tarde pas à s’a- percevoir que la neige placée près des troncs d’arbres et des ! Annali delle Scienze del Regno Lombardo-F'eneto, opera periodica di alcuni collaboratori. Gennajo e Febbrajo, 1838, pag. 38. 150 FONTE HATIVE DE LA NEIGE touffes de buissons, se fond plus vite qu’à une certainedistance, de manière que tout autour de ces corps il se forme bientôt dans la couche de neige qui couvre le terrain, des excavations plus ou moins évasées supérieurement, et plus ou moins pro- fondes. Ces effets, dans les circonstances favorables, se pro- noncens très-fortement : M. Fusinieri cite entre autres l'hiver de l’année 1830 où la terre, dans les plaines de la Lombardie, était entièrement à découvert autour des arbres et des ar- bustes , tandis qu'il y avait encore deux pieds et demi de neige au milieu des champs. : Il est facile de prouver que la cause qui détermine cette fusion hâtive n’est point une chaleur qui serait propre aux plantes à l’état vivant, car on observe le même phénomène autour des perches et des bâtons plantés dans le sol. La neige se fond aussi par l’action des branches et des rameaux supérieurs, En effet, tout le terrain qui se trouve immédiatement au-dessous des arbres et des buissons, ainsi qu'une portion du terrain adjacent, sont déblayés avani les autres parties de la campagne. Pour démontrer que c’est bien à l’action calorifique des branches, et pas à une moindre quantité de neige qu’il faut attribuer le découvrement plus rapide du sol au-dessous des plantes, on suspend à une certaine hauteur des branches sè- ches, ou récemment coupées, au milieu d’une plaine couverte de neige, et l’on voit que même dans ce cas, où la couche est bien certainement partout d’égale épaisseur, les choses se passent encore de la même manière, c’est-à-dire, qu’au-dessous de ces corps il se forme bientôt, à la surface de la neige, des creux qui se dilatent graduellement en largeur et en profon- deur, et parviendraient même jusqu’au sol si on prolongeait suffisamment l’expérience. À circonstances égales , l’action des plantes est d'autant plus grande que les tiges et les branches sont plus minces et plus nombreuses : elle commence d’abord au midi, s'étend ensuite progressivement au coucher et au levant, et passe enfin jus- AUTOUR DES PLANTES. 151 qu'aux portions latérales de neige situées vers le nord de l'arbre. On en déduit que la principale cause du phénomène provient de la chaleur solaire communiquée directement aux troncs et aux branches des arbres, et rayonnée ensuite sur la neige environnante. Mais ici vient la grande objection de M. Fusinieri. Comment est-il possible qu’un corps chauffé sous l'influence d’un rayon- nement calorifique produise plus d’effet que les rayons directs? La chaleur émise par les plantes ne peut être que fort inférieure en énergie à la chaleur solaire. Or si les choses se passaient comme on le conçoit ordinairement, il arriverait tout juste le contraire de ce qui a lieu ; de manière que dans les endroits découverts , où ne tombent jamuis que les ombres projetées par les arbres et les buissons, la neige disparaîtrait plus promp- tement que dans les lieux ombragés par les plantes, et l’on n’aurait pas le scandale scientifique de voir l'effet plus grand là où la cause est moindre. L’explication de ces faits par la théorie ordinaire du calorique rayonnant, dit M. Fusinieri, ne peut donc être admise. Je conviens que la fonte de la neige sous l’action d’un rayon- nement calorifique doit croître proportionnellement à l'énergie des rayons incidents ; je conviens aussi que la chaleur directe du soleil doit surpasser de beaucoup en intensité la chaleur qui émane des branches et des troncs d’arbres échauffés sous son influence. Maïs pour soutenir que dans les phénomènes obser- vés , l’effet est pour ainsi dire en raison inverse de la cause, il faudrait d’abord prouver que la neige absorbe également les rayons solaires directs, et ceux qui lui sont envoyés par les corps échauflés des plantes : autrement, si ces derniers rayons étaient beaucoup plus absorbés que les premiers , il n’y aurait aucune contradiction , et l’action moindre des rayons plus ir- _ tenses serait une conséquence naturelle de leur moindre ab- sorption. L’erreur de M. Fusinieri provient de ce qu'il admet encore , avec Leslie et Rumford , la constance des pouvoirs ab- 152 FONTE HATIVE DELA NEIGE sorbans des corps pour toutes sortes de chaleurs rayonnantes, tandis que mes expériences ont montré que ces pouvoirs subis- sent de grands changemens lorsque lon fait varier la qualité des rayons calorifiques. Pour reproduire un fait analogue à celui qui nous occupe, j'ai débarrassé ma pile thermo-électrique du noir de fumée qui la couvre ordinairement ; ensuite je l’ai peinte en blanc avec du carbonate de plomb ; et après l’avoir munie de ses petits tubes , j’ai fermé un côté et j'ai fait tomber sur l’autre le rayonnement d’une lampe concentré par une lentille. Le galvanomètre mis en communication avec la pile, marquait alors une déviation constante de 15°. Ayant interposé sur le passage des rayons, et tout près de la pile, une feuille de papier épais, teint en gris foncé, le galvanomètre augmenta bientôt sa déviation, et, après quelques minutes , il finit par s’arrêter à 330,9. Voici donc un corps chauffé sous l’action d’un rayonne- ment calorifique qui produit un effet deux à trois fois plus fort que les rayons directs de la source ‘. Mais d’après ce que nous avons dit tantôt, on conçoit avec la plus grande facilité comment les choses se passent. Divisons en 100 parties égales la chaleur rayonnante qui arrive directement sur la pile thermo-électrique , et supposons De ce que l’on se sert ici de la flamme, il ne faudrait pas en con- clure que le fait exige la présence de la lumière; car en transmettant les rayons calorifiques par un verre noir complétement opaque avant de les employer, opération qui les dégage bien certainement de toûte la lumière concomitante, l'interposition du papier donne encore une aug- mentation considérable dans la déviation du galvanomètre. En effet, ce rayonnement obscur, qui produisait directement 10° à 11° de déviation, en donnait 18 à 19 lorsqu'il était absorbé par la feuille de papier gris- sombre, et lancé ensuite sur la pile blanchie. Cette expérience, que je répète avec la plus grande facilité devant les personnes qui désirent la voir, suffit pour renverser de fond en comble toutes les théories au moyen desquelles on chercherait à rendre compte du phénomène actuel et des actions analogues par une transformation de lumière en chaleur. AUTOUR DES PLANTES. 193 que 10 de ces parties soient absorbées , le reste renvoyé par réflexion. Si la feuille de papier interposée parvient, après s’être échauffée elle-même sous l’action de la source, à émettre sur la pile 25 parties seulement de chaleur ; et que sur ces 25 parties il y en ait 5 seules de réfléchies et 20 d’absorbées , il est tout clair que la chaleur émise par le papier, quoique plus faible de © que la chaleur directe de la source, échauffera cependant deux fois autant le côté actif de la pile, et produira par con- séquent une action deux fois plus intense. Mais la neige a-t-elle réellement, comme le carbonate de plomb ; la propriété d’absorber en proportions différentes les diverses espèces de chaleurs rayonnantes? Les expériences suivantes vont nous le dire”. Dans une journée d'hiver, où la température était de 20,5 au-dessous de 0°, le ciel nuageux , l'air tranquille, et le sol couvert de neige récente, je plaçai sur lune des croisées de mon appartement la pile thermo-électrique noircie comme à l’or- dinaire : j'approchai d’un côté une lampe d'Argant, et de l’autre une plaque recourbée de cuivre, chauffée par derrière à 400° environ par la lampe alcoolique. Chacune des faces de -la pile regardait ainsi une des deux sources rayonnantes , de manière que les deux actions calorifiques tendaient à se com- penser ; je rapprochai la source la plus faible jusqu’à ce que l'index du galvanomètre correspondant se tint au zéro de la division. . … Je pris ensuite un petit tube de cuivre jaune ayant les mêmes … dimensions que l’enveloppe de la pile, et muni comme elle d’une tige destinée à l’introduire dans le même soutien. Ce ‘tube ouvert par les deux bouts portait à sa partie intérieure . un diaphragme perpendiculaire à l'axe, qui le divisait en deux 1 Ces spatial sur la neige sont extraites d’un travail assez étendu que j'ai commencé depuis longtemps, sur les pouvoirs absorbant et émissif des corps en général, et qui ne se trouve pas encore terminé : je les publie ainsi détachées parée qu’elles me semblent répondre par- faitement à la question soulevée par M. Fusinieri. 154 FONTE HATIVE DE LA NEIGE chambres égales, dans chacune desquelles j’introduisis de la neige bien pure jusqu’à une hauteur correspondant à la moitié environ de la longueur du faisceau thermo-électrique. J'ôtai du soutien, la pile, placée comme nous venons de le dire entre l’Argant et la plaque échauffée, et j'y substituai mon tube garni. Alors, chacune des deux portions de neige inté- rieure se trouvait soumise à l’action d’une source; les deux rayon- nemens calorifiques , à l'endroit où ils venaient frapper les couches neigeuses correpondantes , étaient d’intensité égale : cependant la neige contenue dans la cavité tournée vers le cuivre chauffé à 400° se fondit beaucoup plus vite que celle qui se trouvait dans la cavité opposée. Je chargeai de nouveau l'ap- pareil de neige, et je le replaçai sur le pied de la pile, en ayant soin de tourner vers la lampe la cavité qui regardait auparavant la plaque échauffée : la fusion s’effectua encore beaucoup plus rapidement du côté de la dernière source ; il en fut de même toutes les fois que je voulus répéter l’expérience. La moyenne du temps qu'il fallait pour la disparition de la neige était d’en- viron neuf minutes du côté de la lampe, et de quatre minutes du côté du cuivre à 400° de température. Cette expérience prouve avec la dernière évidence, que les rayons calorifiques de diverses provenances sont différemment absorbés par la neige, comme par le carbonate de plomb. En voici deux autres du même genre, qui n’exigent point l’emploi du thermo-multiplicateur, et qui reproduisent des faits tantôt identiques, tantôt diamétralement opposés à ceux indiqués par M. Fusinieri. Ayant rempli par-dessus les bords un vase cylindrique, de neige fine et récemment tombée, j’en ôtai le superflu au moyen d’une règle de bois, de manière à produire sur la neige un plan bien uni ; je disposai ensuite ce plan verticalement, et j'y fis tomber dessus les rayons d’une lampe d’Argant, après avoir suspendu au-devant de la partie centrale, et tout près de la surface de la neige, un petit disque de carton très-mince, dont les deux faces étaient bien couvertes de noir de fumée; les AUTOUR DES PLANTES. 159 rayons de la lampe dardaient alors en partie sur le disque et en partie sur la neige. La surface plane ne tarda pas à se creuser au-dessous du disque ; au bout d’un quart d’heure, cette cavité avait déjà trois à quatre lignes de profondeur vers le centre. Je remis l’appareil dans les circonstances primitives, en substituant seulement à la flamme de la lampe le cuivre chauffé à 400°. Les phénomènes se produisirent alors en sens inverse, c'est-à-dire que la corrosion de la neige fut plus abondante là où dardaient les rayons directs que dans la partie située contre le disque ; de manière qu’au centre il se forma bientôt une protubérance au lieu d’une excavation. Une certaine énergie dans la chaleur incidente ne suffit donc pas pour produire une ‘plus grande action sur la partie de la surface abritée par le disque : il faut aussi cette qualité particulière de rayonnement calorifique analogue à la chaleur solaire, qui est ordinairement accompagnée du rayonnement lumineux , mais qui ne l’exige pas nécessairement . Si on a bien compris le raisonnement que nous avons ex- posé à propos de l’expérience du papier gris interposé devant la pile thermo-électrique peinte en blanc, l'explication de ces différences de fusion n'offrira aucune difficulté. Dans le premier cas, le carton échauffé lance vers le vase des rayons beaucoup plus absorbables que les rayons directs de la source : il s'ensuit que la quantité de neige fondue est plus grande là où se projette l'ombre du disque qu'ailleurs , malgré la moindre quantité de chaleur qui peut y parvenir. Dans le second cas, où la source et le carton échauffé sous son influence donnent des rayons presque également absorbables , le disque ne peut que diminuer, par son interposition, Peffet du rayonnement direct, et rendre la fusion moins forte à l’endroit abrité. Concluons de tout. cela que la fonte hâtive de la neige au- tour des plantes, au lieu de se trouver en opposition avec les ! Voyez la note, page 152. 156 FONTE HATIVE DE LA NEIGE, ETC. théories actuelles de la chaleur rayonnante, ainsi que le pré- tend M. Fusinieri, n’en est au contraire qu’une conséquence fort simple. Il y aurait peut-être quelques éclaircissemens à ajouter à ce que nous venons de dire, pour rendre raison des petits détails de ce phénomène, détails qui s’expliquent tous parfaitement en partant du fait principal et de quelques circonstances acces- soires. Si l’on demandait, par exemple, pourquoi, outre la force des rayons solaires, la température élevée de Pair contribue à accélérer la fusion différentielle de la neige autour des arbres et des corps solides en général, qui s’élèvent au milieu des . Champs, on en trouverait facilement la raison dans l’empéche- ment que ces corps apportent au rayonnement propre des couches de neige vers les espaces célestes ; ce qui maintient ces couches tout près de la température de fusion, pendant que les couches placées aux endroits découverts s’abaissent de plusieurs degrés au-dessous de zéro en vertu du rayonnement nocturne, et sont par conséquent beaucoup moins disposées à devenir liquides sous l’action du milieu ambiant. = On expliquerait avec la même facilité pourquoi l'influence des plantes se fait encore sentir lorsque le ciel est entièrement couvert de nuages, et la température de l’air inférieure à zéro ; car la chaleur diffuse du soleil possède absolument les mêmes propriétés de transmission et d'absorption que la chaleur di- recte, et doit produire en conséquence des effets totalement semblables, à l'intensité près. En considérant l’action d’un rayonnement calorifique long- temps prolongé sur une série de corps doués du même pouvoir absorbant, on verrait que ceux qui possèdent une masse moin- dre doivent s’échauffer plus promptement, et arriver plus tôt que les autres à ce degré de chaleur que comportent Pétat des couches superficielles, la force des rayons incidens, la préssion, et la température de l'air; et en réfléchissant que l'influence de la chaleur solaire directe ou diffuse dure pendant toute la COURANT ÉLECTRIQUE DE LA GRENOUILLE. 157 journée, on y trouverait la cause des fusions plus ou moins grandes produites autour des tiges de différentes grosseurs, qui, loin d’être proportionnelles aux masses, ainsi que cela devrait avoir lieu si l’on portait ces corps à la même température avant de les implanter dans la neige, suivent , entre certaines limites, la raison inverse des diamètres. Mais nous rentrerions alors dans le développement de théo- ries connues depuis longtemps, et le but de cet article était de soumettre au jugement des physiciens, une application particu- lière d’un des principes généraux introduits récemment dans la science de la chaleur. SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE OU PROPRE DE LA GRENOUILLE, par M. Charles MarrEuccr. Second mémoire sur l’élec- tricité animale , faisant suite à celui sur la torpille. ‘ (Communiqué par l'auteur.) * ——"se e— Mes études sur les phénomènes électriques de la torpille, ont dù nécessairement me conduire à l’examen de tous les faits qui peuvent se rapporter à un état électrique propre aux organes des animaux. Si l’on excepte les phénomènes des poissons élec- -triques, le fait le plus remarquable parmi ceux qu’on a voulu = + C’est pour la dernière fois, et contre mon gré, que je me vois forcé de prendre la plume pour me défendre des attaques qui sont dirigées contre moi, par le Père Linari, à propos de l’étincelle de la torpille. IL a fait dernièrement présenter à l’Académie une de mes lettres conte- nant mes félicitations au sujet de l’étincelle qu’il avait obtenue, et c’était bien naturel, puisque c'était avec un appareil proposé par moi que ce phénomène était observé pour la première fois. La demande de la des- cription de l’appareil était relative à la longueur des fils de la spirale, à son diamètre, à celui du cylindre de fer doux. En effet, dans le pre- mier mémoire présenté à l’Acad. en 1836, où est constaté quel fut l’auteur de l'appareil, se trouve aussi la description circonstanciée de son appa- reil et du mien, avec leurs différences de détails. Ces éclaircissemens 158 SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE OU PROPRE rapporter à la physiologie électrique , est le fait découvert par Galvani , de la contraction obtenue en repliant les muscles de la jambe d’une grenouille préparée, sur ses nerfs cruraux. C’est véritablement un grand fait, et dont toute l’importance n’a pas été reconnue. Volta, auteur de la célèbre doctrine électro- motrice, contre laquelle ce fait était jeté par l’école de Bologne, commença d’abord par le nier , et, tout en l’admettant par la suite, il le fit dépendre de l’hétérogénéité de la substance ten- dineuse et nerveuse, et de la présence d’un liquide animal quelconque interposé. Nous savons maintenant quelle impor- tance on peut accorder à une telle explication, et nous verrons par la suite que les hypothèses émises après celle de Volta, ne peuvent non plus résister à un examen approfondi, ni s’ac- corder avec les faits postérieurement découverts. Je commencerai par exposer, en peu de mots, quel était l'état de la science sur ce point, avant que j’eusse commencé à men occuper. — Aldini, en poursuivant les recherches de son oncle, rapporte, dans son Traité du Galvanisme , quelques expériences dans lesquelles il obtint les contractions de la grenouille préparée, en faisant communiquer les nerfs et les muscles de cet animal par l’intermédiaire d’autres animaux et de son propre corps, etc. Nous verrons par la suite , que tout corps conducteur, métallique ou liquide, interposé entre les muscles et les nerfs d’une grenouille, et à travers lequel la circulation du courant électrique peut s'établir , détermine ce courant et par conséquent la contraction. Le célèbre de Hum- bolt obtint aussi ces contractions en interposant entre le nerf et les muscles un morceau de substance musculaire, et, selon étaient nécessaires pour éclairer les doutes que cette lettre aurait pu soulever. Du reste, je déclare, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois dans mes mémoires, que c’est moi qui ai imaginé d'appliquer l’appareil de l’extra-courant à la torpille, et que c’est moi qui en ai conseillé l’appli- cation à M. Linari, application qu’il fit quinze jours avant moi. Je défie qui que ce soit de déclarer publiquement fausse celle assertion, et je laisse au public de juger à qui des deux appartient le mérite, extrême- ment petit, de la découverte de l’étincelle de la torpille. DE LA GRENOUILLE. 159 lui, ces contractions manquent lorsque le muscle touché est celui de la cuisse. Quarante ans se sont écoulés sans nous ap- prendre rien de nouveau à ce sujet ; et c'est à M. Nobili que mous devons d’avoir nettement déterminé que ces contractions sont dues à un courant électrique dirigé des muscles aux nerfs dans la grenouille. Je crois inutile de rappeler ici les observations que j'ai faites l’année dernière sur ce phénomène, et que j’ai eu le bonheur de répéter avec M. Becquerel et d’autres physiciens de Paris. Elles se trouvent imprimées à la suite de mon travail sur la torpille. — Je partagerai ce mémoire-ci en différentes sections. PREMIÈRE Section. — Des diverses parties du corps de la gre- nouille qui développent le courant électrique , et des pro- priètés de ce courant. Je commencerai par décrire la méthode que j'ai employée pour appliquer le galvanomètre à la grenouille. — Pour me mettre à l'abri des courans qui pourraient être développés par les lames de platine, j’opère de la manière suivante. Je prends quatre capsules de porcelaine, que je remplis d’eau légèrement salée ; je plonge dans les capsules extrêmes les lames de pla- tine liées à un galvanomètre de 2500 tours de M. Gourjon, et je réunis ces deux capsules aux deux moyennes, par de grosses mèches de coton bien mouillées ; enfin, je plonge dans lesdeux capsules moyennes la grenouille préparée ou vivante. Pour la “préparer vivante, il faut , comme je lai indiqué dans le mé- “moire cité, enlever la peau des jambes, couper longitudina- lement celle des flancs, et retirer avec des pinces en verre les nerfs cruraux. — Je passe à l’exposition des recherches que j'ai faites ensuite. Il n’est pas nécessaire , pour obtenir le courant “de la grenouille au galvanomètre, que les deux parties de son corps plongées dans les capsules soient uniquement les nerfs et les muscles ou tendons de la jambe. Ainsi, sans couper la grenouille comme on fait pour la préparer, on peut se borner 160 SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE QU PROPRE à lui enlever la peau tout entière, et à plonger les jambes dans une capsule, la tête et le dos dans l’autre ; on voit alors s’éta- blir un courant aussi intense que le courant obtenu avec les nerfs et les muscles, et toujours il est dirigé des pieds à la tête. Ce courant se fait reconnaître encore aux contractions de la grenouille même , quand on replie la jambe sur le dos, sur les yeux, sur la moelle épinière. Il s’obtient de même en enlevant tout à fait les nerfs cruraux , et même la partie de ces nerfs qui est cachée dans les muscles de la cuisse, en plongeant d’un côté la jambe, de Pautre les muscles de la cuisse tout préparés. La déviation de l'aiguille du galvanomètre est aussi forte qu'avant, et toujours dans la même direction. Il n’est pas non plus nécessaire de toucher la partie tendineuse de la jambe : on peut très-bien l’enlever , toucher avec les nerfs les muscles de la jambe ainsi séparée du tendon, et les con- tractions et les signes au galvanomètre ont tout également lieu. Les muscles de la cuisse peuvent aussi produire des con- tractions et des courans très-sensibles au galvanomètre. L’ob- servation du baron de Humboldt est très-juste, relativement à la partie extérieure des muscles de la cuisse; mais une fois séparés et déchirés, si on les touche avec les nerfs les contrac- tions et les déviations du galvanomètre apparaissent tout de suite, et toujours dans la même direction. Passons maintenant aux propriétés du courant de la gre- nouille. Les contractions n’arrivent en général, comme on l’a déjà observé, qu’au contact des nerfs et des muscles. Il y a pourtant des individus très-vivaces qui se contractent encore quand le contact est détruit. J’insisterai sur une expérience qui peut jeter quelque jour sur la cause et la marche de ce courant. Qu'on prépare une grenouille à la manière de Galvani , et qu'on coupe l’os qui réunit les deux cuisses , tout en laissant les deux nerfs cruraux attachés à un morceau de moelle épinière. On à alors les deux membres détachés, et Pon peut à volonté porter la jambe en contact avec son nerf ou avec celui de l’autre jambe. Il importe beaucoup de noter le fait qu’on 1 DE LA GRENOUILLE. 161 va observer. D'abord si le nerf touché est celui de la jambe qui le touche, les contractions sont très-fortes au contact; mais très- rarement on en obtient lorsque le contact est détruit, et si l’on en obtient dans ce cas, ces contractions ne persistent que pendant très-peu de temps. Si le nerf touché est au contraire celui de l’autre jambe, les choses se passent différemment. Quand le contact s'opère, c’est la jambe du nerf touché qui se contracte; l’autre reste tranquille. Ces contractions sont plus faibles que dans le premier cas. Quand on détruit le contact, la jambe dont le nerf a été touché reste tranquille, et la contrac- tion a lieu au contraire dans la jambe qui a touché. Il faut, à ce propos, que j'ajoute une observation qui n’est pas moins im- portante. — Tous les individus qui présentent ce phénomène, présentent aussi constamment la contraction lorsqu'un courant _ électrique ordinaire est introduit directement, et la contraction, quand ce même courant, marchant inversement, cesse de passer. Il est donc juste de conclure que, lorsqu’on touche avec une jambe de la grenouille le nerf de l’autre jambe, le courant circule directement dans le nerf touché, et inversement dans les muscles et dans le nerf de la jambe qui touche. Dans le cas des contractions qu'on produit en repliant la jambe sur son nerf, la contraction doit être bien plus forte vu la moindre lon- gueur du trajet ; et si le courant est inverse dans une partie du nerf, il est direct dans la partie d’où il passe au muscle. Du reste, cette marche inverse d’une grande partie du courant de la grenouille est peut-être la cause du peu de durée des contractions qu’il produit, tandis que les signes au galvanomètre se prolon- gent, comme nous le verrons, pendant un temps bien plus long. On peut encore observer au galvanomètre le courant de la grenouille, tout en détruisant la communication naturelle du nerf avec la jambe. Je coupe articulation qui réunit la jambe à la cuisse, je plonge dans une capsule la jambe, dans l’autre la cuisse avec son nerf, et c’est en réunissant, par une mèche de coton mouillée ou directement, les surfaces du membre coupé, que j'obtiens augalvanomètre une déviation très-sensible XV {L 162 SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE OU PROPRE et toujours dirigée dans le même sens. Le courant de la grenouille ne devient sensible qu’à un galvanomètre d’un grand nombre de tours. J'ai fait traverser à ce courant une couche d’eau salée longue d’un décimètre , sans apercevoir un affaiblissement sensible; ce courant est par conséquent capable ‘ d’une action électro-chimique. Sans donner aucune importance à ce fait en lui-même, je tiens àle faire remarquer, comme le seul qui puisse nous conduire à déterminer la marche du courant lorsqu'on replie la jambe sur son propre nerf, cas dans lequel nous fermons le circuit sans le galvanomètre. Je prends un morceau de papier joseph imbibé d’une solution de iodure de potassium, et j'en couvre le tendon d’une jambe d’une gre- nouille très-vivace et récemment préparée. Je replie la jambe sur le nerf, et je produis une suite de passages et par conséquent de contractions. Après quelques secondes je vois la couleur jau- nâtre apparaître sur les filets nerveux. C’est donc du nerf que le courant sort pour entrer dans le muscle au point de leur contact. On peut s’assurer très-aisément qu'aucune coloration n’apparaît sur le nerf d’autres grenouilles également préparées par la simple immersion dans le iodure de potassium. _ Ime reste enfin à établir si, dans les phénomènes électriques de la grenouille, il s’agit d’une décharge instantanée, ou bien d'un courant continu. Les contractions de la grenouille qui cessent aussitôt le contact établi, ne signifient rien à ce pro- pos : tout courant continu n’excite des contractions que lors- qu’il entre dans les membres d’une grenouille, ou bien lorsqu'il cesse de les parcourir. Il fallait donc faire parler le galvano- mètre : voici comment les phénomènes se passent avec cet instrument.—Lorsqu’on plonge les nerfs et les jambes d’une grenouille préparée, dans les deux capsules où se trouvent les lames de platine du galvanomètre, on a une déviation qui, dans mon instrument, parvient à 25° ou 30°. L’aiguille revient aussitôt sur elle-même, commence à osciller, et, après un certain nombre de secondes, se fixe à 3°. Cette dernière dé- viation est très-lente à s’affaiblir, et après un quart d’heure | | | { ] Lé nbnd ai DE LA GRENOUILLE. 163 on trouve l'aiguille à 20. Si, alors, on ôte la grenouille et qu’on remette tout de suite à sa place une mèche de coton bien mouillée, on voit une déviation de 15° à 20° en sens contraire de la déviation produite par le courant de la grenouille. Cette déviation passée , on remet la grenouille, et la déviation repa- raît comme auparavant. On peut reproduire ces phénomènes un grand nombre de fois. J’ai conservé des grenouilles pendant cinq à six heures et même pendant un jour dans de l’eau, et j'en ai toujours obtenu des déviations qui étaient, bien entendu, toujours plus faibles. Une fois donc qu’un arc conducteur quel- conque est établi entre les muscles des jambes et les nerfs, ou les autres parties du corps de la grenouille que nous avons vue être propre à exciter les contractions, il circule un courant élec- trique continu, dirigé des jambes aux nerfs, dans l’intérieur de la grenouille, et c’est aux polarités secondaires développées sur les lames de platine du galvanomètre et peut-être sur les mem- bres de la grenouille même, qu'est dù ex grande partie l’af- faiblissement du courant. | SECONDE sECTION.— Des causes qui modifient le courant de la grenouille. Nous avons vu qu’il est possible de conserver pendantun temps plus où moins long dans les grenouilles préparées , la propriété d’exciter des contractions par le contact de certaines parties de leur corps, et de produire des déviations au galvanomètre. Ces deux ordres d’effets diffèrent grandement dans la durée : ainsi il faut un individu bien vivace pour qu’une demi-heure après avoir été préparé il donne encore des contractions par son courant ; les signes au galvanomètre , au contraire, se con- servent avec la même énergie durant un espace de temps cinq à six fois plus long. Si les contractions cessent, ce n’est donc pas que le courant propre manque entièrement, mais c’est un double effet de l’affaiblissement de ce courant , et, surtout, de l'acti- vité de la grenouille à se contracter. Je rappelle ïci un fait que Î 64 SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE OÙ PROPRE j'ai découvert l’année dernière, et qu’on réussit toujours à ob- server : tandis que le nerf crural est devenu incapable d’exciter les contractions par son contact avec les muscles de la jambe, on trouve le nerf sciatique, caché dans les muscles de la cuisse, encore propre à produire de très-fortes contractions. En répétant cette observation j'ai pu m’assurer qu’une telle propriété tient à l’excitabilité du nerf, dont l’affaiblissement se propage en commençant par son origine jusqu’à ses rami- fications. Ritter avait déjà aperçu cette loi en employant l’élec- tricité voltaique.—Lorsque les contractions ont disparu, il est possible de les rétablir en touchant le muscle avec certaines substances. Celles que j'ai reconnues comme les plus convena- bles sont une solution de potasse et une solution d’acide hy- drochlorique. Toutes les fois qu’on a une grenouille qui , bien que fraichement préparée, ne donne pas de contractions par le contact du nerf et du muscle, ou qui commence à s’affaiblir, ou qui a perdu cette propriété par l'effet de moyens artificiels que nous exposerons tout à l'heure, il suffit de passer sur la jambe un pinceau mouillé dans une des deux solutions assez concentrées, pour voir tout de suite des contractions très-fortes au contact. L'application de ces mêmes substances sur le nerf n’est pas constamment suivie de la reproduction des contrac- üons. La déviation du galvanomètre nous marque dans ces cas un courant qui est toujours dirigé des pieds à la tête, quelle que soit la solution employée, l’alcaline ou l’acide. J’in- siste sur cette dernière considération pour ôter aussitôt toute idée que ce soit à une action électro-chimique que ce cou- rant est dû. Une autre cause qui modifie grandement le courant propre de la grenouille , c’est son état tétanique. Il arrive très-sou- vent avec des individus vivaces, qu’en les préparant rapi- dement on les voit étendre leurs jambes et les roidir de telle sorte qu’il devient impossible de les plier ; on peut aussi, avec une solution de strichnine ou de lextrait de noix vomique, déterminer en peu de secondes la convulsion tétanique. L’in- DE LA GRENOUILLE. 165 fluence du tétanos est telle, que le courant propre manque toujours lorsque la grenouille en est attaquée. Nous n’avons plus de contractions , ni de signes au galvanomètre. Si Pa- nimal a été tué par le poison, on ne réussit plus à en obtenir, mais si, au contraire, le tétanos a été produit par l’irritation qu’on a donnée à la grenouille en la préparant , une fois que les convulsions sont passées, les signes du courant propre apparaissent encore. L’effet de l'application du froid sur la grenouille est encore remarquable. J'avais déjà observé qu’une grenouille vivante re- froidie, perd la faculté de se contracter par son courant propre, et qu’elle la reprend lorsqu'on la réchauffe, pourvu qu’on ne lait pas refroïdie trop longtemps. J’ai repris étude de ce phénomème, et je me suis assuré que toutes les fois qu’on fait perdre à une grenouille la faculté de se contracter par son courant, en la tenant dans la glace pendant quelques minutes , elle perd aussi la faculté de donner la déviation au galvanomètre. Ce n’est donc pas l’activité nerveuse qui man- que, c’est vraiment le courant ; et en effet, qu’on passe de l'acide hydrochlorique ou de la potasse sur la jambe, et si la grenouille est encore froide, on la verra fortement se con- tracter. Je rappellerai encore l'influence déjà observée de la ligature du nerf, et j’ajouterai qu’en plongeant dans une capsule la partie du nerf supérieure à la ligature , celle devenue inca- pable de déterminer la contraction, on trouve les signes au galvanomètre presque entièrement disparus. Comme il est im- possible de plonger le nerf sans introduire en même temps ou de la moelle épinière , ou des muscles, on voit qu’on ne peut pas réussir à faire disparaître entièrement le courant. Enfin, j’achèverai exposition de ces recherches sur le cou- . rant de la grenouille, en faisant remarquer que les contractions obtenues sur Panimal vivant sont toujours plus faibles que lorsque l’animal a été préparé ; que, quoique Panimal soit bien vivant , elles disparaissent en très-peu de temps pour re- 166 SUR LE COURANT ÉLECTRIQUE OÙ PROPRE paraître ensuite, lorsqu'on vient à les exciter dans la moelle épinière. J’ai vu aussi, bien souvent, des grenouilles devenues incapables de se contracter par l’action de leur courant propre, reprendre cette activité quand on avait coupé ou effilé leur moelle épinière. TROISIÈME SECTION. — De la cause du courant de la grenouille. Les explications qu’on a données de cette production d’un courant électrique dans le corps de la grenouille, peuvent se réduire à deux. Dans l’une, ces courans ont une origine thermo- électrique, c’est-à-dire, sont dus à l’inégale température du muscle et du nerf ; inégalité produite, suivant cette hypothèse, par la différence de l’évaporation de ces deux parties de l’animal, Quiconque a parcouru avec un peu d’attention les recherches contenues dans ce mémoire, s’apercevra bien aisément qu'il est impossible de donner du courant de la grenouille une explica- tion plus contraire aux faits. Un courant qui n’est sensible qu'à un galvanomètre d’un cirouit extrêmement long , qui tra- verse sans perte des couches liquides, longues d’un décimètre, qu’on obtient en faisant toucher muscle et muscle, qui se produit enfin en tenant les membres plongés dans l’eau , n’est certai- nement pas un Courant thermo-électrique.—Dans l’autre hypo- thèse, on admet que c’est à une action électro-chimique que ce courant est dû , en recourant , comme l’a fait M. Donné, à des alcalis et à des acides qu'on suppose fixés sur les différens organes , el agissant chimiquement à travers les tissus inter- médiaires , tout à fait comme la potasse et l'acide nitrique dans la jolie pile de M. Becquerel. Cette hypothèse, tout insoute- nable qu’elle est d’après nos recherches, mérite pourtant un examen plus approfondi que l’autre. La première difficulté qui se présente est celle de la direction du courant de la grenouille, On a beau faire passer sûr les nerfs, sur les muscles, sur toute la grenouille découverte, les papiers réactifs, on ne trouve nulle part les plus petites traces d'acide ou d'alcali libre. I faut DE LA GRENOUILLE. 167 encore ajouter que, le courant allant du muscle au nerf dans la grenouille, on devrait supposer le muscle chargé d’alcali, et le nerf d’acide, ce qui est tout à fait contraire à leur composition chimique. Comme le courant s'obtient entre les muscles de la jambe et ceux du dos, il faudrait encore supposer dans la même substance organique, d’une part de Paleali, de l’autre de l’acide. Enfin, comment expliquer dans cette hypothèse l’action du tétanos, du froid, de la ligature, de la potasse et de l’acide hydrochlorique indifféremment? — Il faut avouer franchement que nous ignorons tout à fait la cause de ce cou- rant , et tout ce que nous pouvons faire, guidés par l'analogie, c’est de rapprocher la cause inconnue qui produit l'électricité dans la torpille, de celle qui la développe dans la grenouille. Dans la torpille, nous avons un organe destiné à condenser cette électricité, à la transformer en une décharge électrique puissante. Dans la grenouille, nous avons un degré excessif d’excitabilité, et le plus faible courant électrique détermine chez elle des contractions. Ce n’est pas pourtant qu’il n'y ait que dans ces deux animaux des traces de courant électrique. J'ai fait plusieurs essais sur d’autres animaux récemment tués : le courant électrique s’est montré dans tous et dirigé dans le même sens. Dans des recherches qui suivront celles-ci, je tâcherai d’approfondir ce sujet ; je me borne maintenant à faire remar- quer que nous avons là un fait général des corps organisés. Nous touchons ainsi de près à une découverte capitale dans la physique animale ; mais il est bon de le proclamer d'avance : nous avons deux grands écueils à éviter. Les coyrans électriques des animaux doivent, aussi bien que les courans électriques ordinaires, exister à circuit complet, Sans cela, nous ne con- cevons pas de courant électrique. Il nous faut donc deux sy- stèmes d’organes, deux ordres séparés de filets nerveux, les uns chargés de conduire les courans du centre aux extrémités, les autres de les ramener. J'avoue que la fonction distincte des deux faisceaux nerveux de la moelle épinière, la propagation de la sensation et de la contraction de chaque côté de la liga- 168 COMBINAISON VOLTAIQUE ture d'un nerf, la loi remarquable de Lehot et de Marianini, nous font entrevoir, mais d’une manière obscure, la possibi- lité d’une telle solution. L'autre écueil, c’est de concevoir com- ment un courant peut parcourir un nerf, ou toute autre sub- stance organisée d’un égal degré de conductibilité électrique, en y restant renfermé, et sans se dissiper dans tous les points du corps. QUELQUES OBSERVATIONS SUR L'ACTION QUE LE FER COMBINÉ VOLTAIQUEMENT AVEC LE PEROXIDE DE PLOMB OÙ D’AR- GENT EXERCE SUR LE SULFATE DE DEUTOXIDE DE CUIVRE, par le prof. C.-F. SCHOENBEIN. ( Communiqué par l’auteur.) Les recherches que jai déjà faites sur le fer, et que la Bibl. Univ. a publiées en partie, ont démontré que ce métal, com- biné voltaiquement avec certaines substances appelées néga- tives, n’exerce absolument aucune action chimique sur Pacide nitrique. Après de nombreux et inutiles essais, j’ai réussi à le rendre également passif, dans les mêmes circonstances, à l’é- gard d’une dissolution aqueuse de sulfate de deutoxide de cuivre, et à produire en lui des phénomènes tout à fait ana- logues à ceux qui sont décrits dans le cahier de juin 1837 (p. 415) de la Bibl. Univ. Pour éviter des détails superflus dans la description de mes expériences, j'appellerai simplement f/ d’épreuve, le fil de fer dont une des extrémités est recouverte de peroxide de plomb ou d'argent, À l’extrémité de ce fil qui communique avec l’une de ces substances , et B son extrémité naturelle. Pour pré- parer ce fil, il faut plonger l’une des extrémités d’un fil de fer ordinaire dans une dissolution légèrement concentrée de nitrate d’argent ou d’acétate de plomb, tandis que l'autre ae DU FER ET DES PEROXIDES. 169 extrémité communique avec le pôle positif d’une piie voltaïque, et que le pôle négatif de celle-ci communique de méme avec la solution. Dans cet état de choses , il se dépose en très- peu de temps, autour de Pextrémité du fil de fer plongée dans le liquide , une si grande quantité de peroxide, que le fil peut servir à toutes les expériences dont il sera question dans ce mémoire. Avant de faire usage du fil d’épreuve, il convient d’en laver avec soin l'extrémité À dans de l’eau, Si, maintenant , on plonge l’extrémité À dans une dissolu- tion de sulfate de deutoxide de cuivre, il ne se précipite point de cuivre, même sur les parties du fil qui ne sont pas recou- vertes de peroxide, mais qui plongent dans le liquide ; il ne s’en précipite point non plus sur B, quand on plonge cette ex- trémité: dans la solution. Mais si l’on retire À du liquide, ou qu’on le sépare mécaniquement du reste du fil d’une manière quelconque, il se précipite du cuivre immédiatement après , sur toutes les parties du fil qui se trouvent dans la solution. Si on laisse À dans le liquide et qu’on en retire B, ce qui restera de la solution adhérent à cette extrémité agira immédiatement sur le fer, de la manière connue, c’est-à-dire qu’il se précipi- tera du cuivre aussi en B.—Il résulte de ce qui précède, que, dans la dissolution de cuivre , l’état passif ne peut pas être transféré d’une manière permanente d'un fil à un autre fil, comme cela peut se faire si aisément dans l'acide nitrique. Une autre conséquence des faits ci-dessus , c’est que l’indiffé- rence chimique du fer à l'égard du sel de cuivre ne dure qu’autant que le fer se trouve combiné voltaïquement avec Fun - des peroxides métalliques en question. Nous reviendrons plus tard sur ce fait remarquable , et nous aurons occasion d’ap- précier mieux encore la différence de l’action du fer sur l’acide nitrique et sur le sulfate de cuivre. … Recherchons d’abord quelle est l'influence de l'électricité de courant sur les phénomènes décrits ci-dessus. Si l’on forme un couple de l'extrémité B du fil d’épreuve et d’une des extré- mités du fil du galvanomètre, l’autre extrémité de celui-ci 170 COMBINAISON VOLTAIQUE étant unie avec un fil de fer à l’état naturel , et qu'on plonge dans la dissolution de cuivre d’abord À, puis extrémité libre du fil de fer à l’état naturel, ce dernier, d’après ce qui précède, devient passif à égard du sel dé cuivre, mais en même temps il s'établit un courant, qui est continu et qui du fer rendu passif se rend à l'extrémité À à travers le liquide. Quant à l’origine du courant développé dans ces circonstances , je renvoie le lec-* teur aux deux derniers mémoires que j'ai publiés dans la Bibl. Univ. (cahiers de mars et d’avril 1838 ). Si l’on a un fil de fer à l’état ordinaire, communiquant par une de ses extré- mités avec le pôle positif d’une pile, et qu’on le plonge par l’autre dans une dissolution de sulfate de deutoxide de cuivre, en fermant ainsi le circuit voltaique, il ne se dépose aucune trace de cuivre sur la partie du fil qui se trouve dans la solution, et il s’y dégage de l’oxigène aussi longtemps que le courant traverse ce fil. Mais si l’on interrompt d’une manière quelconque, et pendant un instant seulement, la cir- culation de ce courant, le fer se couvre aussitôt de cuivre, et, lorsqu’on rétablit le circuit , le dégagement de l’oxigène ne se renouvelle pas. J'ai dit, plus haut, que le fer ne reste passif à l’égard de la solution de cuivre que tant que, formant un couple voltai- que avec un des peroxides en question , il plonge dans ce li- quide; et j’ai ajouté en même temps, que, dans les circon- stances données, il y a un courant continu qui va du fer au peroxide (A) à travers la dissolution. De ces deux faitsil résulte donc, que la passivité du fer à l’égard de la dissolution de cuivre est due principalement à l’existence d'un courant vol- taique qui va du métal dans ce liquide. Quelle que soit l’espèce de modification qu’un semblable courant produise dans les propriétés chimiques du fer, toujours est-il que le passage de ce métal à l’état passif présente un phénomène extrêmement énigmatique , et qu’il contredit de la manière la plus directe les lois électro-chimiques jusqu’à pré- sent admises, Supposons que l’opinion émise par Faraday et DU FER ET DES PEROXIDES. 171 par Becquerel sur la cause de la passivité du fer, füt exacte, ce qui n’est pas (ainsi que je crois lavoir démontré dans une autre occasion); si, par conséquent , les propriétés anomales de ce métal étaient dues à la présence d’une couche d’oxigène qui l’entoure sans être combinée chimiquement avec lui, il fau- drait, en tout cas, admettre que l’affinité chimique du fer pour ® l’oxigène est détruite, et qu’elle est transformée en une simple * attraction capillaire, quand ce métal joue le rôle de pôle positif d’une pile. Mais, il est aisé de le comprendre, une semblable supposition est non-seulement en complète opposition avec les principes de l’électro-chimie, mais, dans le fait, elle ne donne nullement une meilleure explication des phénomènes de passivité. Si, en effet, l’on admet une fois qu’un courant voltaîque puisse détruire l’affinité chimique du fer pour Poxi- + gène, je ne vois pas pourquoi Pon a encore besoin de l'hypothèse qui fait entourer ce métal d’une couche d’oxigène par l'effet d’une action capillaire , pour expliquer qu’une autre portion d’oxigène, développée sur le fer par l’acti- vité électrique, ou renfermée dans une combinaison , par exemple dans l’oxide du sel de cuivre, ne se combine pas chi- miquement avec ce métal. En supposant la couche hypothétique d'oxigène enlevée par un moyen quelconque, le fer serait aussi peu disposé que dans le premier cas, à former une combinaison chimique avec la seconde portion d’oxigène qui lui serait of- ferte, pourvu du moins qu’il demeurât dans son état électrique primitif. Il vaudrait peut-être mieux dire, que le courant vol- —. taïque détruit l’affinité chimique du fer pour l’oxigène, puisque … ces mots renferment l’expression la plus vraie et la plus simple du fait. Mais comment se fait-il qu’un courant positif rende indifférent, à l'égard de loxigène, le fer qui s’oxide si aisé- ment ? C’est une question sur laquelle je n’ose pas même pré- senter une simple conjecture, dans la persuasion où je suis qu’il nous manque encore les données nécessaires, pour expli- quer ce phénomène anomal d’une manière satisfaisante, ! Voyez son Traité, t. V, page 15. 172 COMBINAISON VOLTAIQUE Le fer, d'après la remarque que j’en ai faite plus haut, cessant d’être passif à l’égard de la dissolution de cuivre dès qu’il n’est plus traversé par un courant , il en résulte claire- ment que, immédiatement après l'interruption du courant, le métal reprend son affinité primitive pour l’oxigène.— Or, une chose singulière, c’est que le fer se comporte d’une tout autre manière avec l’acide nitrique un peu concentré. En effet , si, par un moyen quelconque, on la rendu passif à l’égard de cet acide, il n’est plus du tout besoin d’un courant pour le main- tenir dans cet état. Je tiens, par exemple, depuis plusieurs mois, du fer libre de toute combinaison voltaique, plongé dans de l’acide nitrique de 1,35, sans que le métal ait souffert jus- qu’à cette heure la moindre altération. D’après l'hypothèse énoncée plus baut , la passivité du fer à l’égard de l’acide ni- trique, comme à l’égard de la solution du sel de cuivre, se- rait due à une couche d’oxigène qui adhère au fer par une action capillaire. Pourquoi, peut-on demander, cette enveloppe d’oxigène se combine-t-elle dans l’un des cas avec le fer dès que le courant électrique cesse de le traverser, et pourquoi dans l’autre cas la même chose n’a-t-elle pas lieu ? Jusqu’à pré- sent je ne puis donner aucune réponse à cette question , ni dans le sens de l’hypothèse de Faraday, ni dans le sens d’aucune autre. — Dans la recherche d’une explication de cette anoma- lie, le fait suivant est peut-être de quelque importance, savoir, que le fer se comporte avec de l’acide nitrique très-étendu d’eau , exactement de la même manière qu’avec la solution de sel de cuivre. Avant de passer à la description d’autres expé- riences, je veux seulement encore faire observer que le fer ne peut être garanti de l’action oxidante du sel de cuivre, ni par le platine, ni par un autre métal appelé négatif, au moyen desquels cependant il est si facile de faire passer le fer à l’état passif, lorsqu'il est dans de l’acide nitrique de 1,35. Quand on fait communiquer entre eux par différens milieux deux vases remplis d’une dissolution de cuivre, on voit se pré- senter des phénomènes intéressans. Si la communication est | DCE DU FER ET DES PEROXIDES, 173 établie au moyen de siphons renfermant le liquide en question, ou au moyen de mèches d’asbeste imbibées de la méme solution, ou enfin de fils d’or, de platine, en général de métaux sur lesquels cette solution n’exerce aucune action chimique ; qu'on plonge d'abord l’extrémité À du fil d’épreuve dans l’un des vases, puis l’extrémité B dans l’autre, cette dernière ne devient jamais passive dans ces circonstances. Mais si la communication est établie entre les vases avec du fer, du zinc, de Pétain, du cadmium, en un mot avec un métal attaquable par le liquide, B passe à l’état d'inactivité chimique. Une chose qui vaut la peine d’être remarquée, c’est que au lieu du fer, etc., on peut aussi se servir du cuivre comme moyen de communi- cation, sans obtenir par là de modification dans le résultat. Ce fait ne présente cependant pas une exception à la règle énoncée plus haut, puisque le cuivre, en contact avec ses sels deu- toxides en dissolution, les transforme du moins en partie en sels protoxides. Ainsi ce métal possède une activité chimique dans la solution de sulfate de cuivre. Si les deux vases sont réunis par un fil d’épreuve , et qu’on plonge d’abord une des extrémités d’un fil de fer à l'état ordi- naire dans le vase où se trouve B, puis l’autre dans le vase où est À ; la première devient active, mais la seconde passive. Quel quesoit le nombre des fils naturels qu’on plonge ainsi dans les deux vases, toutes celles de leurs extrémités qui se trouvent dans le vase de À, deviennent passives , tandis que celles qui se trouvent dans l’autre vase deviennent actives. L'extrémité B étant elle-même active, À au contraire passif, on voit, par ce qui vient d'être dit, que toutes les extrémités qui se trouvent en B passent à l’état de B, celles en À à l’état de À. Mais, pour obtenir un résultat pareil , il n’est nullement nécessaire qu'un fil touche l’autre, ni en dedans ni en dehors des vases. Si tout est dans l'état que nous venons de décrire, et qu’on plonge d’abord une des extrémités d’un fil de fer à l’état naturel dans le vase qui renferme les extrémités passives ( c’est-à-dire A }, | puis l’autre extrémité du même fil dans le vase où sont les | | | 174 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE extrémités actives (c’est-à-dire B), toutes les extrémités pas- sives entrent à la fois en activité chimique, quelque grand que puisse être leur nombre et qu’il y ait ou non contact entre les fils. En comparant ce phénomène avec ceux dont il est question dans le cahier de juin 1837 dela Bibl. Univ. page415, on ne peut s’empêcher de reconnaitre entre eux la plus grande analogie. Je n'hésite donc point à expliquer de la même manière ces deux séries de faits, et, pour ne pas faire de répétition, je renvoie à la théorie que j'ai exposée dans le mémoire cité, relativement à l'acide nitrique. Il est vrai que pour qu’elle fût complète, comme M. Becquerel le fait remarquer avec raison dans la cin- quième partie de son excellent Traité, il serait à désirer que Von fit des mesures exactes des courans qui produisent les phénomènes de passivité dont il vient d’être question. Le temps que ce travail exigerait, me manquant dans ce moment , je ne puis non plus combler la lacune, mais j'espère bien le faire plus tard. Je ne crois cependant pas que le résultat de cette mesure modifie en rien ma théorie, parce qu’elle s’appuie sur des différences entre les courans, que plusieurs faits bien con- statés nous autorisent à admettre. SUR LA FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE ET DE L’ARRA- GONITE, par G. Rose. (Poggend. Ann. 1837, n° 11.) (Extrait. ) ———n 060 —— On a reconnu depuis longtemps que la chaux carbonatée et l’arragonite possèdent la même composition chimique dans leurs diverses formes, et que ces corps sont hétéromorphes ou iso- mériques. Les expériences suivantes mettent ce fait complétement hors de doute ; mais les circonstances dans lesquelles ces deux substances se forment, sont restées tout à fait inconnues. D’après les observations faites jusqu'ici, il a paru qu’elles se formaient ET DE L’ARRAGONITE, Pr l'une et l’autre dans des circonstances très-semblables, et d’ail- leurs aussi bien par la voie sèche que par la voie humide. Cependant l'observation faite par Rose, que les stalactites qui se déposent sous nos yeux dans les grottes calcaires, sont de la chaux carbonatée, tandis que les concrétions de Carlsbad sont au contraire de l’arragonite , a porté ce chimiste à penser que la production dela chaux carbonatée et celle del’arragonite étaient peut-être l’effet d’une simple différence de température, et l’a engagé à faire quelques recherches pour éclaircir ce sujet : en voici le détail. 1° Forme cristalline du carbonate de chaux produit par voie humide. Lorsque, dans un vase ouvert, on abandonne, durant plu- * sieurs semaines et à la température ordinaire, une dissolution de carbonate de chaux dans de l’eau saturée d’acide carbonique, “tout l’acide carbonique se dégage peu à peu, et il reste du . carbonate calcaire déposé en petits cristaux microscopiques , soit sur les parois du vase, soit à la surface de la dissolution. » Ces derniers sont toujours très-distincts , et deviennent même _ quelquefois ( lorsque l’on couvre le vase d’une plaque de verre pour ralentir le dégagement de l’acide carbonique) assez gros pour qu’on puisse reconnaitre leur forme à l’œil nu , et mesu- rer leurs angles au moyen du goniomètre à réflexion. Ces cris- “iaux sont de la chaux carbonatée, et ont toujours la forme du “rhomboëdre primitif ; ordinairement ils sont tronqués sur les angles qui terminent l’axe. …… On obtient aussi de même de la chaux carbonatée, lorsque don décompose à la température ordinaire une dissolution de | chlorure de calcium, par le carbonate d’ammoniaque ou l’un des autres carbonates alcalins. Le précipité qui se forme est d’abord très-volumineux et floconneux , et conserve cette ap- parence lorsqu’on le filtre, le laveet le sèche tout de suite. Le laisse-t-on au contraire pendant quelque temps, il se rassemble peu à peu et devient granuleux. Si l’on examine au microscope 176 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE le premier de ces précipités, Pon n'aperçoit que de petits grains opaques qui, sous un grossissement très-fort , ressemblent aux anneaux que Ebrenberg a décrits dans la craie; le-précipité, devenu granuleux, présente au contraire une grande quantité de très-petits rhomboëdres, transparens, très-distincts, lesquels , comme ceux produits par l’évaporation , affectent la forme pri- mitive ordinaire, La pesanteur spécifique du précipité floconneux était 2,716, celle de la craie 2,720, celle du précipité granuleux 2,719. La pesanteur spécifique du précipité floconneux est ici un peu plus faible que celle des deux autres, mais cela vient de ce qu’on ne l’a prise qu’après avoir desséché ce produit. La dif- férence est ici trop faible pour pouvoir être expliquée par une différence dans la composition chimique. On peut donc regar- der la pesanteur spécifique de ces trois corps, et par suite leur composition, comme identique. Ils diffèrent donc seulement en ce que le carbonate de chaux dans le précipité floconneux , ainsi que dans la craie, se trouve dans un état cristallin tout à fait indéterminable, tandis que dans le précipité granuleux il est dans un état cristallin bien distinct. Il peut être de quelque intérét pour la géognosie de savoir que la craie est de la même constitution que le carbonate de chaux, examiné immédiate- ment après sa précipitation. Dans les expériences précédentes, l’on n’a obtenu que de la chaux carbonatée ; mais si l’on évapore à sec la dissolution de carbonate de chaux dans l'eau carbonique, on obtient une poudre cristalline molle , laquelle, examinée au microscope, paraît un assemblage de cristaux distincts, qui ont visible- ment la forme de l’arragonite. Ce sont ordinairement des pris- mes à six pans un peu convexes , ou de doubles pyramides aiguës à six faces , pareilles à plusieurs cristaux de saphirs ; quelquefois même aussi des pyramides simples. | On obtient aussi de l’arragonite en précipitant une dissolu- tion bouillante de chlorure de calcium par du carbonate d’am- moniaque aussi en dissolution chaude. Les cristaux dont se ET DE L’ARRAGONITE. 177 compose le précipité, examinés au microscope, sont plus petits que ceux obtenus par l’évaporation, mais parfaitement di- stincts. Ils sont souvent accolés comme les ailes d’un pignon, et du milieu d’une colonne cristalline deux autres s’éloignent en divergeant. Il est cependant difficile, par les deux méthodes, d’obtenir l’arragonite pure, car ordinairement entre les colonnes cris- tallines lon voit une plus ou moins grande quantité de chaux carbonatée en rhomboëdres. Ce mélange de chaux carbonatée s'opère surtout lorsqu’on prépare l’arragonite par évaporation ; il s’explique facilement aussi, puisque l'acide carbonique se dégage avant que la dissolution ait atteint la température éle- vée à laquelle seule il ne se forme que de l’arragonite, et le précipité qui se dépose doit donc nécessairement prendre la forme de la chaux carbonatée. C'est aussi ce qui fait que la pesanteur spécifique de l’arragonite ainsi obtenue est plus faible que celle de larragonite pure. Si l’on évapore à sec douze quarts d’une dissolution de carbonate de chaux dans un grand bain-marie, et qu’on néglige de recueillir au commencement la croûte saline qui se forme aussitôt , et qui est probablement composée en entier de chaux carbonatée ; de plus si, lorsque tout le liquide est évaporé, l’on gratte tout le dépôt formé sur les parois du vase, la pesanteur spécifique d’une partie de cette arragonite est 2,803. — Afin d'obtenir de l'arragonite pure, M. Rose a pris une dissolution de carbonate de chaux qui était restée quelque temps à l'air, et dans laquelle il s’était déjà formé un précipité ; cette dissolution fut filtrée, puis versée peu à peu dans un vase avec de l'eau bouillante, puis évaporée à sec. La pesanteur spécifique du dépôt était de 2,836. IL était donc un peu plus pur que le précédent , mais encore mélé de beaucoup de chaux carbonatée. gt On obtient aussi un mélange d’arragonite et de chaux car- bonatée en précipitant une dissolution bouillante de chlorure de calcium par le carbonate d’ammoniaque, et, dans ce cas, le précipité est de l’arragonite plus pure même que par la XV 12 178 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE méthode d’évaporation. L'auteur a varié de plusieurs manières les circonstances de la précipitation , en prenant des dissolu- tions plus concentrées ou plus étendues, et en mélangeant des quantités plus ou moins considérables de carbonate d’ammo- niaque et de chlorure de calcium. Il a obtenu quelquefois, en opérant sur de petites quantités, un précipité qui, examiné au microscope, était de l’arragonite pure; mais dès qu'il voulait en préparer une plus grande quantité, afin d’en déterminer la pesanteur spécifique, il se formait en méme temps un mélange de spath calcaire. ; Il n’y a donc qu’une seule manière de se procurer de l’arra- gonite complétement pure, et M. Rose ne l’a découverte qu’après avoir essayé toutes les autres ; elle consiste à verser non la dissolution bouillante de carbonate d’ammoniaque dans celle de chlorure de calcium, mais à faire justement l'inverse. On obtient ainsi un précipité qui, sous le microscope, ne paraît composé que de très-petits cristaux, mais sans mélange de rhomboëdres de chaux carbonatée, et ceci s'accorde avec la pe- santeur spécifique élevée, fournie par l’expérience, qui est de 2,949. La pesanteur spécifique d’un cristal isolé d’arragonite de Bilin (en Bohême) est de 2,945. Beudant a trouvé pour l’arragonite en poudre , 2,9466. Pour pouvoir conserver sans altération l’arragonite obtenue par précipitation , l’on doit la décanter et la sécher aussitôt ; car, si on la laisse quelque temps dans la liqueur, elle se change peu à peu et tout entière en chaux carbonatée: huit jours suf- fisent pour cette transformation. Il se forme de petits rhom- boëdres, qui sont parfaitement distincts au microscope, et qui se groupent en rangées formant comme des prismes. Mais ce changement se fait d’une manière beaucoup plus lente lorsque l'on conserve sous l’eau ces cristaux fraîchement précipités. L'auteur a observé ce fait sur le précipité formé d’arragonite pure, dont il a déterminé la pesanteur spécifique. Le reste de celui-ci avait été conservé dans un vase pendant huit jours, et sa pesanteur spécifique fut trouvée de 2,909; le jour suivant ET DE L'ARRAGONITE. 179 elle était de 2,883, le jour après de 2,891, et, en examinant celte arragonite au microscope, On trouva entremélés des rhomboëdres très-visibles, qui expliquaient ainsi la diminution de pesanteur spécifique. Mais si ce changement s'opère facilement , ce n’est que lors- que l’arragonite est précipitée depuis peu. Si on la sèche, elle reste inaltérée, même lorsque après on la couvre de nouveau d’eau et de carbonate d’ammoniaque pendant plusieurs semaines. Il en est de même de l’arragonite naturelle; réduite en poudre fine et traitée de la même manière, elle n’éprouve pas le moin- dre changement. 20 Cristallisation du carbonate de chaux par voie sèche. On sait qu’au moyen d’une grande chaleur et d’une forte pression l’on peut fondre le carbonate de chaux , et qu’il cris- tallise alors par le refroidissement. James Hall a fait depuis longtemps ces expériences. | Le calcaire fondu ne donne jamais, en cristallisant, que de la chaux carbonatée, dont les trois faces de clivage sont encore assez visibles dans les marbres grossiers. Il ne se forme jamais, ainsi, de l’arragonite. Cependant , cette dernière se rencontre souvent dans les fentes et les cavités des roches “dont l'origine est certainement ignée , telles que les basaltes ; ‘elle s’est visiblement formée , dans ces cas, par l'infiltration dune dissolution de carbonate de chaux tenue chaude par la “Chaleur du basalte, et qui d’après ce qui précède a dù se déposer à l'état d’arragonite. … L'arragonite ne peut pas exister à une température élevée ; des morceaux de cristaux de cette substance chauffés à une faible chaleur rouge dans un tube de verre sur la lampe à alcool , se gonflent et tombent en une poussière blanche, opaque, grossière. Il ne se fait aucun changement dans la | Composition chimique de l’arragonite à une température si peu élevée ; aucun gaz ne se dégage, comme l’a démontré 180 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE Mitscherlich, et M. Rose s’est assuré par expérience qu'il ne se faisait presque aucun changement de poids ; car.1,721 gram. de petits morceaux d’arragonite de Bohême ont pesé, après avoir été rougis, 1,717, et1,9115 gr. 1,9090. La petite perte de poids de 0,235 dans l'un des cas , et celle de 0,135 dans ! l'autre , ne provient que d’un peu d’eau de décrépitation , dont | le dégagement au rouge se fait évidemment par la rupture de quelques morceaux. Pour expliquer ce fait, Haidinger a supposé qu'il était dû au changement de la chaux carbonatée en arragonite, et cela parce que l’arragonite a une pesanteur spécifique plus forte que la chaux carbonatée et prend , par conséquent , une place moindre que l’autre. M. G. Rose a cru nécessaire de faire quelques re- cherches à cet égard. Il a fait rougir de petits morceaux d’ar- ragonite de Bilin d’un poids connu, puis il a pesé de nouveau la poudre obtenue, ‘afin de reconnaître s’il ne s'était pas dé- gagé d’acide carbonique, et il en a déterminé la pesanteur spécifique. Trois expériences faites avec des masses différentes ont donné 2,703, 2,704 et 2,709. Dans la dernière la pou- dre ävait bouilli pendant quelque temps. On peut donc con- clure de là, avec certitude, que l’arragonite se change en chaux carbonatée au rouge faible ; car si les nombres trouvés ici sont un peu moindres que ceux que l’on obtient lorsque l’on prend la pesanteur spécifique des petits cristaux de chaux carbonatée, cela tient aux raisons déjà exposées ci-dessus. Le délitement de l’arragonite au rouge est très-visible dans les gros cristaux, mais il n’a pas lieu dans les cristaux très- petits, ni dans les masses fibreuses. Les concrétions de Carlsbad perdent leur translucidité au rouge, mais ne se rom- pent pas, non plus que ceux d’arragonite coralloïde, ni les pelits cristaux microscopiques d'arragonite artificielle. Si l’on porte sous le microscope la poudre obtenue de l'ar- ragonite délitée, elle paraît formée de morceaux tout à fait irréguliers qui sont parfaitement transparens, mais fendillés en tous sens. Les petits cristaux d’arragonite coralloïde avec ÊT DE L'ARRAGONITE. 181 leur transparence conservent aussi leur forme, mais parais- sent tout fendillés dans l'intérieur et même sur les côtés. Les cristaux microscopiques d'arragonite artificielle ne montrent que quelques grandes fentes dans les plus gros ; les petits parais- sent inaltérés, soit pour la transparence, soit pour la forme. Néanmoins la masse entière s’est changée en chaux carbo- natée, ce que montre la détermination de la pesanteur spé- cifique. Afin d’étre sûr que le changement fût entier dans le mélange d’arragonite et de chaux carbonatée obtenu par l’évapo- ration au bain-marie (parce qu’ici le changement ne peut pas se voir comme dans les gros cristaux d’arragonite ), on chauffa fortement au rouge ce mélange dans un creuset de platine. Une partie du carbonate de chaux passa même à l’état de chaux caustique , mais celle-ci fut enlevée de suite par des lavages à l’eau et des décantations. Examinés au microscope, les gros “cristaux d’arragonite étaient aussi fendillés. La pesanteur spé- scifique de la masse était de 2,700, comme celle de larra- gonite rougie. Cette circonstance montre que, dans les petits “cristaux d’arragonite, les parties les plus petites peuvent s'é- tendre et se retourner sans que la forme du cristal soit perdue. Ce sont les cristaux secondaires parfaits de la chaux carbo- natée dans la forme de l’arragonite. Peut-être serait-il aussi possible de changer de gros cristaux en de tels cristaux secon- daires , lorsqu'on exposerait des cristaux d’arragonite à une “chaleur croissant très-lentement. . Les résultats que l’on peut tirer de toutes les expériences “que nous venons de détailler, sont : 1° Que par voie humide il se forme aussi bien de la chaux vcarbonatée que de l’arragonite; la première à une faible tempé- rature ; la seconde à une température plus élevée : par voie #“èche , il ne se forme que de la chaux carbonatée. « 2° Que la chaux carbonatée, immédiatement après la préci- pitation d’une dissolution froide , se trouve dans un état cris- “allin indéterminable qui ressemble à la craie, et prend plus “tard Pétat cristallin bien visible. 182 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE .3° Que l’arragonite se change aisément en chaux carbonatée par voie humide, lorsque après la précipitation de l’arrago- nite on la laisse sous l’eau ou sous une dissolution de car- bonate d’ammoniaque; par voie sèche, lorsqu'on chauffe Parragonite au rouge faible, température à laquelle les gros cristaux tombent en poudre fine , tandis que les petits conser- vent leur forme et forment des cristaux secondaires. Il suit aussi de là que lon ne doit point attribuer la for- mation de l’arragonite à une faible quantité de carbonate de strontiane qui se trouve souvent dans les arragonites natu- relles. En effet, il y a des arragonites qui ne contiennent pres- que pas de carbonate de strontiane, et ce fait est d’ailleurs complétement démontré par la préparation artificielle de l’arra- gonite, qui n’en contient aucune parcelle. M. Rose a de plus ajouté à une dissolution de chlorure de calcium une petite quantité de chlorure de strontium ; mais en précipitant par le carbonate d'ammoniaque à la température ordinaire, il ne s’est jamais formé que des cristaux de chaux carbonatée. La forme de l’arragonite se retrouve dans la withérite, la strontianite et le plomb blanc, ou dans les carbonates de barite, de strontiane et de plomb, mais M. G. Rose n’est pas encore parvenu à reproduire ces substances sous la forme rhomboé- drique , en suivant la méthode exposée ci-dessus pour le car- bonate de chaux. Lorsque l’on dissout le carbonate de barite dans l'acide hydro- chlorique, et que l’on précipite cette dissolution par le car- bonate d’ammoniaque, on obtient, à chaud et à froid, un précipité, qui examiné sous le microscope se compose de cristaux très-distincts tout à fait semblables à Parragonite. Lorsque l’on traite de la même manière le carbonate de stron- tiane , on trouve sous le microscope, dans le précipité obtenu d’une dissolution chaude, des cristaux semblables à Parragonite ; au contraire le précipité obtenu à froid, paraît composé de petites boules accumulées qui n’ont aucune forme déterminée. - Er LE) | sice- LR . APP ET DE L'ARRAGONITE. 183 Pour le carbonate de plomb le cas est inverse. Ici, le pré- cipité obtenu à froid a donné des cristaux semblables à l'ar- ragonite (mais beaucoup plus petits et moins visibles que ceux des carbonates de barite et de strontiane), et le pré- cipité obtenu d’une dissolution chaude n’a présenté qu’une masse opaque et indéterminable. IL est vraisemblable que Von pourrait obtenir aussi, de la dissolution froide de chlo- rure de strontium et de la dissolution chaude de chlorure de plomb, des cristaux déterminables, lorsqu'on essaierait les circonstances favorables dans lesquelles les cristaux se for- ment ; mais ils. auraient vraisemblablement toujours la forme de larragonite. De là vient aussi qu’un léger mélange de car- bonate de strontiane se trouve souvent dans l’arragonite, mais jamais dans la chaux carbonatée ; du moins l’on n’en a pas trouvé jusqu'ici, et pourtant, la chaux carbonatée et la strontianite se présentent souvent très-rapprochées et réunies ensemble. On trouve aussi très-peu de carbonate de barite dans la chaux carbonatée, mais ces deux substances forment un sel double, la barito-calcite, qui est évidemment une combinaison de 1 atome de chaux carbon. , et de 1 at. de withérite. — Ce n’est que dans quelques cas que le carbonate de plomb se mé- lange en petite quantité avec la chaux carbonatée. M. Johnston a fait connaître une de ces combinaisons, qu'il a nommée plombo-calcite. M. Rose n’a pas encore réussi à produire sous la forme de la chaux carbonatée, ces derniers carbonates qui ne se pré- sentent que sous celle de l’arragonite; mais il a obtenu sous la forme de l’arragonite un carbonate qui ne se présente ordinairement que sous celle de la chaux carbonatée, et qui l'accompagne souvent : c'est le carbonate de magnésie. Si Von évapore à sec une dissolution de ce sel dans de Peau carbonique, on obtient une poudre cristalline qui, sous le microscope, présente d’assez gros cristaux semblables à l’arra- gonite. Ils ne se rencontrent pas seulement dans cette poudre, 184 FORMATION DE LA CHAUX CARBONATÉE ; ETC. mais se trouvent aussi avec les boules radiées excentriques que Fritzsche a décrites, et qu'il a conclu être de la magnesia alba; on a cité ce fait ici, parce que c’est la première fois que l’on a préparé le carbonate neutre de magnésie à l’état anhydre. M. Rose ajoute, en concluant ce mémoire, qu’il n’a pas pu donner aux derniers corps dont il a parlé, toute l’attention qu’ils méritent. Il reste là un champ très-étendu de nouvelles recher- ches , ouvert aux chimistes et aux minéralogistes, ERRATA. Page 9, au titre, lisez: M. Charles Godeffroy, ministre résident des villes anséatiques, etc. BULLETIN SCIENTIFIQUE. PHYSIQUE. 1.— SUR L'USAGE DU BAROMÈTRE EN MER, ET TABLEAU D OB- SERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES, FAITES DANS UN VOYAGE DU PÉROU Aux ÉTATS-UNIS, EN DOUBLANT LE CAP HORN, par M. le D° RUSCHENBERGER. ( Æmeric. Journ., janvier 1838.) Quoique depuis quelques années l’on ait commencé à munir de ba- romètres les vaisseaux de la marine américaine , l’utilité de cet instru- ment pour annoncer les orages est fort contestée par les officiers. La difficulté des observations au milieu du mouvement continuel du vais- seau est telle, que, malgré toutes les inventions imaginées pour le meilleur mode de suspension, la colonne mercurielle est en perpétuelle oscillation. Aussi ne peut-on guère obtenir que des approximations. Dans la marine anglaise , il paraît que la confiance des officiers dans les prédictions de l'instrument est un peu plus grande. Ainsi, au mois d’août 1835 , le capitaine d’une frégate anglaise de 32 canons , se trou- vant sur les côtes de la Chine , fit jeter à la mer toute son artillerie, à cause de la baisse rapide du baromètre qui lui annonçait une tempête. En cflet , peu d’heures après, le navire fut jeté sur le côté par un vio- lent orage, et ne fut sauvé qu’à grand’peine d’une perte complète , quoiqu'il eût été ainsi considérablement allégé. Quelques faits de ce genre seraient bien de nature à réhabiliter le baromètre dans l'esprit des gens de mer. On admet généralement que près de l'équateur, les indications du baromètre méritent peu de confiance, quant à leur rapport avec le temps. Ainsi à Lima, lat. 12°S., le D' Unanue, dans ses observations sur le climat de cette ville, nous apprend que le baromètre y varie de 2 à 4 lignes pendant toute l’année , sans ordre régulier, si ce n’est qu’il est de deux lignes plus élevé en général en été qu’en hiver. En avril 1808, néanmoins, il monta de 2 ou 3 lignes au-dessus du maximum , peu avant l’arrivée d’un vent violent du sud. De plus, à Ceylan, qui est près de l'équateur, le baromètre annonce invariablement les tempêtes. Il en est de mème à Valparaiso , au Cap de Bonne-Espérance, ete. ; mais ces localités sont en dehors des tropiques. 186 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Le capitaine King a publié, pour les navigateurs qui doublent le cap Horn, des directions dans lesquelles il démontre que les indications ba- rométriques y sont de la plus grande utilité, quoique cependant il n’ait pas toujours trouvé ce précieux instrument infaillible. Dans les tableaux du D' R., la hauteur barométrique est notée toutes les quatre heures, nuit et jour, pendant un voyage qui com- prend 93 degrés de latitude sur l'Atlantique , et 45 degrés sur l'océan Pacifique. Ils comprennent aussi la température de l'air et celle de la mer au moment de l'observation , la direction et la force du vent , et l'état de l'atmosphère. Les observations ne paraissent point indiquer un flux et reflux ba- rométrique régulier pendant la journée, semblable à celui qui a été découvert à Lima par Humboldt , et confirmé depuis par plusieurs ob- servateurs. Mais leur peu de durée, et, par une conséquence nécessaire du lieu de l’observation, leur peu de précision , ne permettaient pas de l’espérer. ; La table démontre clairement que toutes les fois que le baromètre est au-dessus de 30 pouces , le temps en mer est beau et serein , et , en général, l’on observe une baisse sensible , toutes les fois que le vent fraîchit ou que la pluie tombe. Ainsi, le 28 juillet le baromètre tombe de 30r°10 à 29r0-76, le vaisseau éprouve un grain assez violent pour le contraindre à mettre en panne, et, le 29, le temps se re- met au beau avec une hausse graduelle du baromètre qui remonte à 30»°-33. Un abaissement très-graduel n’est pas accompagné d’une tempête proportionnellement violente ; ainsi le baromètre descend gra- duellement en sept jours, du 4 au 11 août, de 30r°50 à 28r°-40, point le plus bas où l’auteur l'ait vu dans ce voyage, et le temps, quoique mauvais, ne l'était pas assez pour forcer l'équipage à s’arrêter. Il serait intéressant de faire et de publier un grand nombre d’obser- vations de même nature, afin que de leur comparaison l’on püt déduire quelques faits certains concernant les effets des latitudes sur les indica- tions barométriques , et les meilleurs moyens d’utiliser cet instrument sur mer. La colonne des températures montre que celle de la mer, soit dans l'océan Pacifique, soit dans l'Atlantique , a toujours été supérieure à celle de l'air. Elle augmentait chaque fois que le vaisseau s’approchait des côtes , soit à Rio-de-Janeiro , soit à Bahia. I. M. PHYSIQUE. 187 2.— MER PHOSPHORESCENTE BLANCHE , OBSERVÉE DANS LE GOLFE PersiQue. (ÆEdinb. new Philos. Journ., janvier 1838.) M. W. Newham a lu à la Société Asiatique de Londres l'extrait d’une lettre d’un officier de marine qui , à bord du sloop La Clive, fai- sant voile de Bombay au golfe Persique , eut occasion d'observer un état curieux de la mer. Au mois d'août 1832 , à huit heures du soir, comme le vaisseau avançait rapidement sur une mer houleuse, il fut tout à coup entouré d’eau blanche comme du lait. La couleur près du navire était d’un blanc mat. Puisée dans un seau , l’eau ne parut pas différer de l’eau de mer ordinaire. Lorsqu'on l’agitait, elle devenait phosphorescente , mais pas à un plus haut degré que de coutume. Le vaisseau navigua pendant plus de quinze milles sur cette mer blanche. — Un des assistans, le colonel Briggs , a observé , après la lecture de cette lettre, qu’il avait lui-même vu un phénomène semblable en 1810 à bord du Benarès, et qu’à cette occasion il avait appris que cette apparence de la mer avaît été fréquemment observée dans ces parages. 3.— NOTE EN RÉPONSE AUX OBSERVATIONS SUR LES COURANS THERMO-ÉLECTRIQUES DU MERCURE, communiquées par M. Pel- tier à l’Académie des Sciences ; dans la séance du 5 mai; par M. C. Marreucci. (Communiqué par l'auteur.) L'appareil que j'ai employé pour observer s’il existe des courans thermo-électriques dans le mercure, est un galvanomètre assez sen- sible pour ce genre de courans ; et quoique toutes les expériences qui ont été rapportées dans la note communiquée à M. Becquerel, eussent pour objet des courans provenant d’une différence de température entre les diverses parties d’un corps homogène, toutefois j’ai observé des dé- viations considérables. Je puis même ajouter qu’avec ce même galva- nomètre j'ai obtenu dès lors des courans thermo-électriques dans un corps solide homogène , et bien moins conducteur que le mercure , savoir le charbon. J'ai fixé aux extrémités du galvanomètre deux cylindres du même charbon , longs de 15 centimètres , large de 8 à 10 millimètres, et j'en aï chauffé un à un bout, de manière à ne pas l'allumer. C’est en portant ce bout chauffé sur l’autre bout froid , ou en les plongeant l’un et l’autre dans du mereure , qu’on a observé un courant de 20° et di- rigé toujours du bout chaud au froid dans le galvanomètre. — Voilà donc un galvanomètre-qui nous indique des courans thermo-électriques 188 BULLETIN SCIENTIFIQUE. développés sur un corps homogène et bien moins conducteur que le mercure. Toutefois j'ai d’abord, avec le même galvanomètre , repris l'expérience de M. Peltier, en employant le tube de verre et la capsule ; J'ai chauffé avec une lampe à alcool le bout du tube plein de mereure qui est plongé dans la capsule : une déviation assez sensible a été pro- duite sur l'aiguille. La direction du courant était de la capsule au tube dans le fil du galvanomètre. — Ce fait, que j'avais déjà observé, doit bien se rapporter à l'inégalité d’échauffement de la lame de platine qui plonge dans la capsule , et du fil de platine qui est à l’extrémité du tube. En effet, la déviation n’a plus lieu si on emploie une capsule bien plus large que celle dont s’est servi M. Peltier, et au contraire on la voit augmenter en approchant le tube chaud de la lame de platine. Mais on peut faire une expérience encore plus concluante : on a recours à deux tubes de verre , au lieu d’un , arrangés comme celui de M. Pel- tier. Ces deux tubes plongent à la surface du mercure contenu dans la capsule , et communiquent par l’autre extrémité aux fils du galvano- mètre , au moyen d’un fil de platine qui s’y trouve scellé. Si le courant thermo-électrique est développé par le mercure, 11 doit toujours aller, comme dans l’ingénieuse expérience de M. Becquerel, du tube à la capsule, et de la capsule au tube, dans le circuit du galvanomètre. Avec cette dernière disposition, les résultats ont lieu de la manière suivante : si la capsule est large et les tubes étroits, comme ceux de M. Peltier, on n’a plus de signe de courant, lorsque l’échauflement n’est pas prolongé ; en continuant à chauffer pendant un certain temps on a des courans; mais ils sont dirigés du tube chauffé à l’autre à travers le fil du galvanomètre, direction opposée à celie qu’on devrait observer, s’ils’a- gissait du courant thermo-électrique du mercure, mais qui, au contraire, s’explique très-bien, en supposant un échauffement inégal des deux fils de platine. Pour lever tout doute, j’ai construit exprès, comme M. Pel- ter, un galvanomètre dont le fil avait deux millimètres de diamètre, et qui faisait douze tours autour d’un système parfaitement astatique ; j'ai répété avec ce multiplicateur les expériences rapportées, mais Je n’ai aperçu aucune différence dans les résultats. 4,— NOTE SUR L'APPLICATION DE L'ÉLECTRICITÉ AU TÉTANOS, par M. C. Marreucct. (Communiqué par l’auteur .) Tout physicien qui a fait quelques expériences sur le passage du courant électrique dans les membres d’une grenouille, a dù voir sou- PHYSIQUE. 189 vent l’animal pris d’une espèce de contraction tétanique. Il suffit, pour déterminer cette contraction, de préparer rapidement la grenouille , de lui enlever tout d’un coup la peau , d’effiler sa moelle épinière, lors- qu'elle est encore très-vivace, ou bien de renouveler le passage du courant électrique dans ses muscles un grand nombre de fois , en lais- sant le moindre intervalle possible de temps entre les passages. Depuis Volta, nous savons aussi que le passage continué, et tou- jours dans le même sens , du courant électrique dans les muscles de la grenouille cesse de produire des contractions. C’est en partant de ce principe que j'ai pu réussir à faire disparaître la convulsion tétanique développée dans les grenouilles par les causes susdites. Ayant pu, de cette manière , réaliser sur la grenouille la méthode proposée par M. Nobili, pour l'application de l’électricité au tétanos, j'ai cherché quelles devaient être , pour rendre cette application plus utile, et la direction du courant , et la manière de l’introduire. D’après un certain nombre d'essais faits, toujours sur les grenouilles, il m'a semblé qu’on devait faire en sorte que la première introduction du courant déterminât, dans l'animal , la moindre contraction possible ; et j'ai vu aussi que les grenouilles tétanisées se rétablissent plutôt sous l'influence du courant inverse. Il y a encore un soin qu’il ne faut pas oublier dans cette application, surtout lorsque le courant électrique est produit par un grand nombre de couples, c’est d'établir la cireula- tion du courant d’une manière lente , et presque inaperçue pour l’ani- mal : on y réussit en touchant la peau et les museles par des morceaux de toile avec lesquels on termine les conducteurs métalliques de la pile. On mouille petit à petit ces morceaux de toile avec de l’eau d’abord distillée, et ensuite avec de l’eau de plus en plus conductrice, et salée. De même, on doit remplacer la première pile par une-seconde, la première étant fatiguée , de façon que l'introduction du courant ne détermine pas de contractions. Après ces recherches , j'ai toujours attendu avec impatience le cas favorable d'appliquer le courant électrique à quelque malheureux pris de tétanos. Le docteur Farina, habile médecin de Ravenne, appelé auprès d’un malade atteint de tétanos , a bien voulu se prêter dernièrement à cette application ; je dois lui en savoir d’autant plus de gré, que la fracture d'une jambe me retenant au lit depuis vingt jours , je n’ai pu moi-même faire l'expérience. Malheureusement, la cause du tétanos était, dans ce cas , la présence, depuis une dixaine de jours, d’un grand nombre de grains de plomb dans les muscles , les tendons , etc. , 190 BULLETIN SCIENTIFIQUE. d’une jambe, par suite d'un coup de fusil. C'était là, suivant moi, le cas le plus défavorable, le séjour de ces corps étrangers étant une cause toujours présente , propre à déterminer dans les nerfs cet état d’oscilla- tion permanente qui me semble constituer le tétanos. Cependant deux jours avant la mort, et lorsque la maladie était déjà développée au plus haut point, on crut pouvoir essayer l'emploi de l'électricité. La pile dont on fit usage était de 25, 30, 35 couples, à colonne , large de huit centimètres, et chargée avec de l’eau salée et légèrement acidulée. Le courant marchait de l'extrémité de la moelle épinière au cou; son passage était continué pendant une demi-heure, en renouvelant une fois la pile dans cet intervalle. Le courant était introduit de la ma- nière indiquée plus haut, c’est-à-dire, en humectant les extrémités en toile des ares conducteurs appliqués sur la peau avec de l’eau d’a- bord très-peu conductrice. L'application du courant fut répétée six fois dans les deux jours , et chaque fois, aussitôt que le courant était établi, on voyait, à la surprise d’un très-grand nombre de médecins présens à cette expérience , le malade se tranquilliser, sa bouche s’ou- vrir, tous ses muscles se détendre, sa peau s’humecter, sa circulation reprendre son cours naturel. L'influence bienfaisante du passage du courant était telle, que le malade demandait constamment à y être soumis, et une fois satisfait, il remerciait avec effusion le médecin. Malheureusement , ces améliorations n'étaient pas de longue durée; il paraît qu'on ne pouvait pas les soutenir même en renouvelant la pile. J'ai beaucoup regretté de ne pouvoir pas diriger moi-même l'application ; mais telle a été l'impression produite par cet essai, que je puis bien compter sur le zèle et l'empressement de tous les médecins éclairés de la ville , toutes les fois que des cas semblables se présen- teront. Le docteur Farina publie, dans ce moment-ci, l’histoire com- plète de cette maladie , et les résultats de l’autopsie cadavérique. » 5, — DE L'INDUCTION ET DE LA POLARISATION DES COURANS THERMO-ÉLECTRIQUES, par M. ZANTEDESsCHI. ( Communiqué par l'auteur.) Je viens ajouter quelques phénomènes d’induction thermo -élec- trique à ceux d'induction magnéto-électrique que j'ai décrits dans la Bibliothèque Italienne de 1829, pag. 398, et Bibl. Univ. de Genève, janvier 1830, pag. 28. J'ai roulé, dans des directions dé- PHYSIQUE. 191 terminées autour de morceaux de métal cristallisés , des fils de cuivre entourés de soie ; les extrémités de ces fils étaient fixées à celles des fils des galvanomètres, ainsi que je l’ai décrit dans les dernières expériences thermo-électriques que j'ai publiées dans la Gazette privilégiée de Mi- lan (24 février 1838 , n° 55). Je plongeai tantôt l’une, tantôt l’autre surface de chaque morceau de métal , dans un bain d’eau chaude qui était à la température de 30 à 50° R. J’obtins au galvanomètre des déviations très-distinctes, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, suivant celle des surfaces que je plongeais dans l’eau , et la disposition différente des cristaux métal- liques. Ainsi, en employant un morceau de bismuth qui avait six faces, et du poids de deux livres, j'obtins dans quatre des surfaces opposées, prises deux à deux, deux courans dirigés en sens contraire, et dans les deux autres surfaces pareillement opposées , deux courans qui fai- saient dévier l’aiguille du même côté. Lorsque je présentai une arête contre l’eau chaude, en inclinant le morceau de métal d’un côté plus que de l’autre , j'obtins dans la spirale des courans qui faisaient dévier l'aiguille tantôt à gauche , tantôt à droite. — Dans un morceau d’an- timoine du poids d’une livre, ‘qui présentait six faces , comme le pré- cédent , j'obtins sur quatre de ces faces des déviations du même côté, et sur les deux autres faces des déviations du côté opposé ; dans d’au- tres morceaux j'ai eu quatre déviations distinctes. Je dois observer que les minéraux ne présentaient pas des faces régulières. Dans les parallé- lipipèdes rectangulaires d'antimoine et de bismuth , il se manifesta sur toutes les faces opposées des courans qui faisaient dévier l'aiguille en sens opposés. J'ai rencontré des phénomènes analogues, mais moins marqués , dans les surfaces de fer et de plomb , et dans l’oxide d’étain. En disposant autour des cristaux métalliques une autre spirale placée à angle droit de la première , j'obtins , en plongeant dans l’eau les sur- faces métalliques, des déviations tantôt opposées aux précédentes , tantôt d'accord avec elles, suivant que j'introduisais d’une manière ou d’une autre le morceau métallique dans la spirale. Lorsque j’ôtai les spirales du contact des métaux, et que je les réchauffai partiellement ou en totalité, je n’obtins aucune déviation. | Je répétai avec le même succès les expériences que je viens de citer, en remplaçant l’eau par le mercure, et en employant la chaleur produite "4 par la flamme du charbon. Il est nécessaire d'observer que l'aiguille ne revient à sa position primitive que par degrés, et que l’aiguille du mul- tiplicateur est en mouvement pendant tout le temps que dure la diffé- rence de température dans les différentes parties du métal. Je n’ai pas | 192 BULLETIN SCIENTIFIQUE. trouvé que l’étendue des oscillations décrût en raison du décroisse- ment de température. Îl y a des points stationnaires , il y a des sauts, qui paraissent devoir être attribués au mouvement irrégulier des mo- lécules qui constituent les cristaux métalliques. Ce mouvement conti- nuel de l'aiguille est à mes yeux une preuve évidente d’une continuité des courans qui circulent dans le métal par l’effet de l'inégalité de tem- pérature dans ses différentes parties; fait important pour la doctrine du thermo-magnétisme terrestre. Avec des corps non conducteurs, comme l’est le cristal de roche, je n’obtins aucun effet ; les effets furent nuls ou équivoques , avec des conducteurs non cristallisés. Ces résultats me paraissent démontrer l'influence de la cristallisation pour la détermination du sens du courant thermo-électrique, influence que Jj'appellerai polarisation à cause de l’analogie qu'il y a entre ce phénomène et celui de la polarisation de la lumière et du calorique. Jusqu'à présent tous les physiciens, à un petit nombre d’exceptions près, ont envisagé la matière des corps conducteurs soumis à l'influence électrique, comme purement passive, sans avoir égard à l’action qu'elle exerce sur cet agent de la nature; aussi la plupart de leurs théories sont-elles obscures et presque contradictoires, Et c’est de cette action qu’il faut tenir compte, pour comprendre en quelque façon l’infiltra- tion du fluide électrique dans les atomes de la matière , et principale- ment dans ceux des métaux magnétisés. La même spirale qui, enroulée autour d’un des pôles d’un aimant , et soumise à une température dif- férente de celle de l’air environnant, donne indice au galvanomètre - d’un courant dirigé dans un sens, donne, si elle est enroulée autour de l’autre pôle de l’aimant , indice d’un courant contraire , qui fait dé- vier du côté opposé l'aiguille du multiplicateur. Je me borne, pour le moment, aux faits que je viens de décrire, parce que j'y reviendrai plus tard, avec plus de détail. On peut voir toutefois, dans le peu que j'ai dit, comment j'ai réussi à séparer complétement l'influence que le fil métallique pourrait avoir dans la production de ces effets par la simple inégalité de température, et comment j'ai été conduit à dé- cider de l'existence de courans électriques dans la masse de cristaux métalliques soumis à l'influence de la chaleur. —_— Rd CHIMIE. 193 CHIMIE. “3 6.— ADDITION A LA NOTICE SUR LA DISSOLUTION DE L’IRIDIUM ; INSÉRÉE DANS LE NUMÉRO DE JUIN 1837 DE LA PB1BLioTa. Univ, par M. DE FELLENBERG. (Communiqué par l’auteur.) L'examen des dissolutions d'iridium obtenues par le procédé que J'ai décrit dans le n° de juin 1837 de la Bibl. Univ. , m'a fait voir qu’elles contenaient toutes des sels alcalins. En répétant ces expériences sur du sulfure d’iridium préparé en précipitant des dissolutions d’iri- dium par de l'hydrogène sulfuré , et en traitant ces sulfures par le chlore, ceux-ci se décomposèrent bien en chlorures; mais ces chlo- rures étaient insolubles dans l’eau et dans les acides simples. En va- riant ces expériences, et en les répétant après avoir ajouté aux sulfures un peu de sel marin dans un alcali, je découvris que mon procédé de dissolution de l’iridium, au moyen du chlore et de l’emploi du sulfure, ne réussit qu’autant que celui-ci contient un aleali, et qu’il se confond par conséquent en entier avec celui de Wæhler, qui con- siste à faire passer un courant de chlore sec sur un mélange d’iridium et de sel marin. Le chlorure formé, en traitant du sulfure d’iridium par du chlore, est un simple chlorure insoluble, et aucune chaleur, ni aucun excès de chlore n’est capable de le tranformer en sesquichlo- rure ou en chloride. 7. — NOTE SUR L’ANALYSE DE LA COMPTONITE, par E. MELLY. (Communiqué par l'auteur.) On trouve à la fin des ouvrages de MM. Beudant, Necker et Nau- mann , dans les substances dites incertæ sedis, la liste d’un certain nombre de minéraux dont la place comme espèce n’est pas encore assi- gnée , parce qu'il manque pour leur détermination soit l’étude des ca- ractères cristallographiques, soit l’analyse chimique quantitative, qui permet , d’après la formule trouvée , de rapprocher ces corps inconnus, de tel autre de la méthode déjà bien déterminé. La rareté de quel- ques-unes de ces substances rend leur analyse souvent difficile, vu la nécessité d’en sacrifier une partie. La comptonite est du nombre de ces minéraux encore indéterminés, et que l'on ne rencontre qu’en petite quantité ; des deux échantillons XV 13 ‘194 BULLETIN SCIENTIFIQUE. que j'en possédais de la même localité, j'en ai consacré un à la re- cherche des parties constituantes et à l’analyse complète. Cette substance se trouve dans quelques laves du Vésuve avec la gismondine , dans des basaltes près d’Eisenach en Saxe, enfin en Bo- hêmie ; celle que j'ai analysée vient de Ellenbogen en Bohème. La comptonite est blanche, translucide , groupée en petits cristaux brillans dans les cavités d’un trapp grisâtre ; pour la dureté , elle est entre le spath fluor et l’apatite. Sa forme cristallographique dérive du prisme rhomboïdal droit, dont les angles sont 91° et 89° ; ce prisme est quelquefois modifié sur les arêtes latérales par une facette, ce qui le transforme en prisme à 8 pans , et le sommet du prisme est souvent ter- miné par deux faces en biseau, formant un angle si grand qu’elles paraissent au premier abord former une seule surface perpendiculaire à l'axe : cet angle, mesuré exactement , est de 177° 35". Quelques échantillons sont accolés l’un à l’autre d’une manière rapprochée de l’harmotome , c’est-à-dire en croix déformée. Ne connaissant pas les substances diverses qui pourraient être conte- nues dans le minéral, je l'ai essayé soit par voie sèche au chalumeau, soit par voie humide. C’est cette dernière qui m'a conduit le plus aisé- ment à sa détermination; et pour ne pas allonger inutilement cette nole, je dirai seulement, qu'après divers essais J'ai trouvé dans la comptonite, de la silice, de l’alumine, de la chaux, de l’eau, et un alcali que l’analyse ultérieure m’a prouvé être de la soude. Ces essais, répétés à plusieurs reprises et confirmés , tracent tout naturellement la marche à suivre pour l’analyse quantitative. J'ai pris gram. 1,400 de la substance, que j'ai porphyrisée avec le plus grand soin; afin d'éviter l'attaque aux alealis qui m'aurait introduit une base nuisible, je les ai attaqués dans un petit fond plat par de l’acide nitrique pur; il s’est déposé presque aussitôt une belle gelée parfaitement limpide et incolore; j'ai étendu d’eau, filtré, lavé et calciné, ce qui , en tenant compte des cendres du filtre , m’a donné juste 37 / de silice bien blanche, laquelle, essayée par les divers réac- üfs ordinaires , s’est montrée parfaitement pure. La liqueur qui avait passé au travers du filtre a été précipitée par l’'ammoniaque ; l’alumine est tombée en gelée légèrement jaunâtre ; j'ai lavé à chaud , et trouvé à la balance après la calcination 31,07 °4 d’a- lumine (des traces de fer ont été séparées par la potasse bouillante). Une fois la silice et l’alumine dosées , la liqueur se trouvant alca- line, je l'ai précipitée par l’oxalate d'ammoniaque, et laissée reposer un jour entier, afin d'être sûr de la précipitation complète dela chaux ; a CHIMIE. 195 j'ai fait bouillir, puis, comme à l'ordinaire , filtré, séché et caleiné, en ajoutant à plusieurs reprises du carbonate d’ammoniaque , pour re- carbonater la chaux que la calcination (même sur la lampe) rend tou- jours légèrement caustique. Le carbonate de chaux, pesé exactement , et calculé d’après les tables , m’a donné 12,6 % de chaux. Enfin , la liqueur évaporée lentement à sec, et décomposée par l’a- cide sulfurique , m’a donné la soude à l’état de sulfate qui , calculé par les tables , s’est trouvé de 6,25 °/,. Je m'étais assuré, par des essais préliminaires , de la présence de l’eau dans la comptonite , et j'en ai déterminé la quantité en poids par une calcination à part et bien lente, dans un creuset de platine, du minéral parfaitement porphyrisé ; la perte de poids a été de 12,24 % ce qui représente l’eau. Ces divers résultats , réunis en tableau , donnent pour l'analyse de la comptonite : CPE . 37,00 Alumine . LL 7 CRANE St dr. 12,60 SOUPE à AVR + ve 6,25 ds 12,24 99,16 Traces de fer et perte 0,84 100,00 - Cette analyse a été répétée une seconde fois sur 4 ”, gramme de sub- stance , en suivant la même marche, et elle a donné presque identique- ment les mêmes résultats , résultats qui, traduits en lettres, donnent pour formule : a N | Si+34Si4+64q en réunissant, comme à l'ordinaire, les bases isomorphes chaux et soude. La comptonite est donc un hydro-silicate d’alumine , de chaux et de soude. Cette analyse termiñée , j'ai cherché, dans la nombreuse série des silicates , de quelle espèce déjà classée la comptonite se rapprochait le plus, et j'ai trouvé des rapports frappans avec celle de la {hompsonite donnée par M. L. Gmelin, comme on pourra le voir dans le tableau suivant , où l’on trouve en regard ces deux analyses. ‘196 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Thompsonile analysee, Comptonite, Quotient de chaque : Rapport, par L. Gmelin, poids par son P. Al. Silice. . … .: 97,08 37,00 6,40 4 Alumine . . 33,02 31,07 4,83 6) Chaux. . . . 10,75 12,60 3,03 2 Sale: =. da/0 6,25 1,60 1 Eau . . . . 13,00 12,24 10,88 6 97,55 99,16 Elles ne diffèrent essentiellement que pour la chaux et la soude , et ce rapport, ou pour mieux dire, cette différence est encore vérifiée par le caractère cristallographique , car les angles du prisme de la thomp- sonite, d’après M. Mohs, sont de 90° 40’ , et 89° 20’, tandis que ceux . de la comptonite sont, comme nous l'avons dit plus haut , de 94° et 89; donc ici, comme dans un grand nombre de cas, l’analyse et le goniomètre marchent de front , et se confirment l’un l’autre. Je m'étais proposé de faire , en suivant la même marche , l'analyse de la thomp- sonite, mais je n’ai pu jusqu'ici m’en procurer encore une quantité suffisante pour faire cette opération d’une manière sûre. = 8.— NOTE SUR LA COMBINAISON DE L’AZOTE AVEC LES MÉTAUX, EN PARTICULIER AVEC LE CUIVRE A L'ÉTAT INCANDESCENT, par C.-H. PraArF, prof. à Kiel. (4nnal. der Phys. und Chem., v. 42, c.1.) Les chimistes connaissent les expériences faites par Thénard d’abord, puis surtout après lui par Despretz, sur les modifications que su- bissent les métaux , en particulier le fer et le cuivre, dès qu’on fait passer au-dessus d’eux du gaz ammoniac quand ils sont à l'état incandescent. Au moyen des expériences spéciales qu’il avait faites à ce sujet, Despretz croyait avoir mis hors de doute que ces medifica- tions dépendent d’une véritable absorption de l’azote par ces métaux. Après avoir rapporté brièvement ces expériences dans son Manuel, Ber- zélius ajoute qu’elles laissent beaucoup à désirer, mais qu’en tout cas cette matière offre un intéressant objet pour de nouvelles et solides re- cherches. CHIMIE. 197 Il m'a paru y avoir encore une autre voie que celle que Despretz a suivie, pour démontrer l’absorption de l'azote par certains métaux à l’état incandescent. On sait en effet que, lorsqu'on décompose le gaz ammoniac, on obtient un mélange d’azote et d'hydrogène, composé d’un volume du premier et de trois du second. Quand donc on opère la décomposition de ce gaz en le faisant passer sur des métaux incan- descens , on doit retrouver les mêmes proportions d'hydrogène et d’a- zote , si ce dernier n’est pas absorbé par les métaux , et si la modifica- tion remarquable qu’éprouvent ceux-ci dans leurs propriétés, n’est pas due à l'absorption de ce gaz; dans le cas contraire , 1l doit se trouver une proportion d'hydrogène plus grande que d’azote. L'expérience demande , il est vrai, beaucoup de soin et de prudence. J’ai préféré le fil de cuivre au fil de fer, pour prévenir toute incertitude produite par la décomposition d’une petite partie de vapeur aqueuse qui aurait pu être encore mélangée au gaz ammoniac. Dans cette expérience, qui à été plusieurs fois répétée ; on s’est servi de bons tubes de porcelaine , dans lesquels on avait introduit des fils de cuivre roulés sur eux- mêmes, d’une ligne d’épaisseur, et d’une longueur considérable. Après s’être procuré du gaz ammoniac avec du sel ammoniac, au moyen de la chaux calcinée, on le fit passer sur de la potasse caustique chauffée au rouge vif, et, au moyen d’un tube courbé à angle droit, on fit communiquer le tube de porcelaine par son autre extrémité avec une bouteille de Woolf, dans laquelle on avait mis de l’eau pour absorber le gaz ammoniac non décomposé. L'expérience fut continuée durant plusieurs heures , afin de décomposer une grande quantité de gaz am- moniac. Les produits gazeux furent recueillis séparément. Après l'expérience le fil de cuivre présenta les plus belles couleurs irisées , et un haut degré de friabilité dans les parties où il avait éprouvé le plus d’altération. L'analyse du gaz obtenu se fit au moyen d’un très-bon eudiomètre de Volta , qui accusait encore très-exactement °° du vo- lume du gaz. On ne procéda à cette analyse que lorsqu'on eut obtenu une quantité considérable de gaz , à laquelle devait être mélangé l’aw atmosphérique des vases. Voici les résultats fournis par trois portions de gaz, analysées en suivant l’ordre dans lequel elles avaient été produites. Première portion. On fit détoner 400 vol. de gaz avee 200 vol. d'oxigène. Le résidu fit 200 volumes. Il en avait donc disparu 400, dont 266 :/3 appartiennent à l'hydrogène, en sorte que les 400 vo- lumes du gaz analysé ne renferment que 266 :/; d'hydrogène. On peut conclure des expériences suivantes , qu'à cette première portion était encore mélangée une portion de l’air atmosphérique des vases. 1938 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Seconde portion. On fit détoner 300 vol. du gaz obtenu avec 300 vol. d’oxigène. Le résidu ne fit que 213 vol. ; il en avait donc disparu 387 , dont 258 appartiennent à l'hydrogène. Si les 30Q vol. du gaz obtenu eussent été composés d'hydrogène et d’azote dans la proportion de 3: 1, ils n’auraient dû renfermer que 225 vol. d'hydrogène et 75 d’azote ; il y avait donc un excès de 33 sur 300, et l’azote ne formait, au lieu de 7, , pas même %. Troisième portion. On fit encore détoner 300 vol. du gaz avec 300 vol. d’oxigène. Le résidu se monta à 210 vol.; il en avait donc dis- paru 390. De ces derniers , 260 appartiennent à l'hydrogène , ce qui indique une perte d'azote à peu près égale à celle de la seconde por- tion. L’excès d'hydrogène ne pouvant être attribué à une décompo- silion de vapeurs aqueuses, puisque, comme on sait, l’eau n’est pas décomposée par le cuivre à l’état incandescent , et qu’on avait pris les soins nécessaires pour obtenir le gaz ammoniac à l’état sec, on ne peut trouver l'explication de cet excès qu’en admettant que le cuivre chauffé au rouge vif prend , pour l’azote , une affinité assez intense, en vertu de laquelle il se combine avec lui, et qu’il absorbe réellement ce gaz ; absorption qui produit de plus ces remarquables modifications physiques qui, étudiées pour la première fois par Thénard , ont été ensuite déterminées plus exactement par Despretz, dont les résultats se trouvent confirmés ici par une autre voie. 9.— NATURE ET PROPRIÉTÉS DU TRI-IODURE DE CHROME, par M. HerBerT GirAuD. (Lond. and Edinb. Philos. Magaz., avril 1838.) Les belles combinaisons du chrôme avec le chlore et le fluor sont connues depuis longtemps , mais l’on n’est pas encore parvenu à pré- parer l’iodure de chrôme. Si l’on réfléchit au pouvoir électro-chimique de l’iode , comparé à celui du chlore et du fluor, on est porté à conclure que si l’on parve- nait à effectuer une combinaison entre le chrôme et l’iode , les élémens de cette combinaison seraient retenus par des affinités beaucoup plus faibles que celles qui ont lieu dans les combinaisons analogues du chrôme avec le chlore et le fluor ; et nous verrons , en effet, que le composé nouveau que nous allons décrire , est facile à décomposer par CHIMIE. 199 Jes-eauses les plus légères. La méthode que l'auteur a employée pour préparer ce composé , est tout à fait semblable à celle qui est générale- ment adoptée pour obtenir le tri-chlorure et le tri-fluorure de chrôme. On fait un mélange bien intime de 33,5 grains ( grammes 2,170) de chrômate de potasse avec 165,45 grains (grammes 10,715) d’iodure de potassium sec (c’est-à-dire 8 équival. d’iodure de potassium et 1 équiv. de chrômate de potasse) ; on place ces substances dans une cor- nue tubulée munie d’un récipient ; puis l’on verse par-dessus environ 70 grains (grammes 4,532) d'acide sulfurique concentré. Il se pro- duit aussitôt une vive réaction chimique , accompagnée d’un dévelop- pement considérable de chaleur, et il se dégage des fumées pesantes, couleur de grenat : c’est l’iodure de chrôme en vapeurs ; la tempéra- ture esl maintenue au moyen d’une lampe à alcool , et les vapeurs pro- duites viennent se condenser dans le col de la cornue et dans le réci- pient. On retrouve aussi dans ce dernier une petite quantité d’iode et d’acide sulfurique libres ; les produits qui restent dans la cornue sont du sulfate de potasse et du sulfate de chrôme. M. H. Giraud a essayé diverses proportions pour obtenir l’iodure séparé de l’iode et de l'acide sulfurique qu'il contient, mais il n’a pas pu y parvenir ; il paraîtrait donc , d’après ses expériences, qu’il n’est pas essentiel d'employer les substances,dans les proportions exactes de leurs équivalens, Le tri-iodure de chrôme , ainsi que les autres composés de ce métal, est remarquable par l'éclat de sa couleur d'un rouge de grenat foncé. Ce corps est un fluide de consistance huileuse plus pesant que l’eau; chauffé à 130° Centig. environ , ilse réduit en vapeurs , et celles-ci sont de la même couleur que le liquide primitif. Exposé à l’air, il en attire l'humidité , et produit des fumées aqueuses ; mêlé avec de l’eau, il se change en acides chrômique et hydriodique : il détruit les sub- stances organiques , noircit le papier et le bois , tache la peau en rouge brunâtre foncé et permanent , et détruit même la cuticule; c’est un poison pour les végétaux et pour les animaux. Si l’on peut obtenir le tri-iodure de chrôme exempt de ‘tout acide sulfurique libre , son analyse se fera aisément , en ajoutant à l’iodure un sel de plomb soluble ; il se formerait ainsi un iodure de plomb et un chrômate de plomb , sels qui sont faciles à séparer ;. car l’ivdure est soluble dans l’eau bouillante , tandis que le chrômate y est compléte- ment insoluble, Mais dans l’analyse de l’iodure obtenue jusqu'ici, il se dépose aussi du sulfate de plomb, parce que le degré de chaleur nécessaire pour la formation du tri-iodure , entraîne en même 200 BULLETIN SCIENTIFIQUE. temps dans la distillation une petite quantité d’acide sulfurique. Mais ce qui semble prouver que ce composé est bien un tri-iodure de chrôme , c’est le fait de sa décomposition par l’eau en acide chrô- mique et en acide hydriodique. ZOOLOGIE. 10.— SUR L'AUITRE A PERLES. (Mytilus margaritiferus). (4mer. Journ., avril 1837.) Les perles d'Orient paraissent avoir été connues et appréciées de toute antiquité. Ainsi, Job, qui doit avoir vécu environ 1520 ans avant J.-C., en parle comme ayant de son temps une très-grande va- leur. Du temps des Romains, au rapport de Pline, elles continuèrent à tenir le premier rang parmi les ornemens de toilette. Elles venaient de la mer Rouge et du golfe Persique. On les pêchait à peu près comme de nos jours. Les plongeurs amenaient les coquilles à la surface de l’eau, dans des filets, et on les entassait dans des jarres avec du sel, jusqu’à ce que l’animal fût entièrement détruit par la putréfac- ® tion : on retrouvait alors les perles au fond des jarres. Les anciens croyaient qu’elles étaient formées par des gouttes de rosée qui tombaient dans la coquille lorsqu’elle venait s’entr'ouvrir à Ja surface de l’eau. Pline ajoute que, si l'atmosphère est brumeuse à ce moment-là , les perles sont ternes et brunâtres, mais que si le temps est serein, elles sont blanches et brillantes. Il est assez curieux que les mêmes opinions se retrouvent de nos jours chez les naturels de Ceylan et chez les peuples de l'Inde, fondées sur la version des livres sacrés des Bramines. Les perles actuellement dans le commerce viennent principalement de l’île de Ceylan, où sont les pêcheries les plus actives ; mais on en trouve encore dans le golfe Persique, dans la mer Rouge et sur les côtes du Japon. Les meilleures coquilles à nacre viennent des îles Soulou , entre Bornéo et les îles Philippines. On en pêche aussi à Futicorin, sur la côte de Coromandel, pour le compte de la Com- pagnie des Indes. En 1826. une pécherie a été établie par des Anglais ZOOLOGIE. 201 à Alger, dans la Méditerranée; enfin, sur les rivages d'Amérique on en trouve dans le golfe du Mexique ; dans les îles Marguerite, sur les côtes de la Californie, etc. La coquille de l’huître à perles est d’abord fort lisse ; en vieillissant elle devient rude, inégale et écailleuse. Elle atteint jusqu’à 10 ou 12 pouces de longueur: Ces coquilles sont alors épaisses et pesantes, et ce n’est que dans celles-là que l’on trouve les perles, les jeunes co- quilles n’en contenant jamais. Ces mollusques se trouvent en lits ou couches, généralement près des côtes, entre 3 et 15 brasses de pro- fondeur, et adhèrent au rocher ou les unes aux autres par les byssus, qui sont d’une couleur vert-foncé et d'apparence comme métallique. Les grosses coquilles sont séparées les unes des autres, tandis que les jeunes restent attachées à la surface de celle qui les a produites. Ce mollusque paraît mieux réussir dans un mélange d’eau douce et d’eau salée. Les perles sont, en général, plus belles près de l'embouchure des rivières, et l’on a cru remarquer que celles produites par les coquilles qui vivent sur un sol de rocher sont d’une plus belle eau que celles que l’on trouve dans le sable et les coraux. Quant à la cause de la production des pérles, Réaumur a cru la voir dans une maladie du mollusque semblable aux calculs chez les mammifères, et causant une altération dans les vaisseaux qui sécrètent les matériaux de la coquille. L'auteur américain semble adopter cette opinion , et ne mentionne pas même l’idée, selon nous bien plus pro- bable et qui a été récemment soutenue, que les perles sont le résultat d’œufs avortés, qui , restant dans la coquille, sont peu à peu enduits de la même matière nacrée sécrétée par l’animal pour former celle-ci. Leur forme ronde ou ovoïde, et le fait bien constaté qu’elles présen- tent toujours au centre une petite cavité arrondie, donnent à cette hy- pothèse un grand caractère de, vraisemblance. Les perles se trouvent dans le corps de l’animal et non dans un organe spécial. Quelques coquilles n’en contiennent qu’une ; d’autres un grand nombre de petites , appelées semence de perles ; plusieurs sont unies à la coquille elle-même, et font saillie à sa sur- face, de sorte qu'il faut les couper pour les enlever, et qu'ayant alors uné surface plane d’un côté, elles ne servent que dans les bijoux montés. Les perles sont chimiquement composées d’une matière animale disposée en membranes minces et nombreuses, et de couches de car- bonate de chaux interposées entre ces membranes et maintenues par 202 BULLETIN SCIENTIFIQUE. elles, de sorte que la matière solide est toujours entre deux membranes, depuis l’épiderme jusqu’à la cavité centrale. Les mollusques qui habi- tent ces coquilles agrandissent leur demeure au moyen de couches de carbonate de chaux maintenues par de nouvelles membranes, et chaque couche additionnelle excède en longueur celle qui la précédait ; la coquille devient ainsi plus forte à mesure qu’elle s’élargit, et l’on pourrait connaître l’âge de l’animal par le nombre des couches qui forment sa coquille. La nacre et la perle ont donc la même composi- tion, et sont formées de la même matière. C’est à cette structure la- melleuse et à leur demi-transparence que ces substances doivent leur apparence onduleuse et leurs couleurs irisées. Si l’on dissout la chaux dans un acide faible, le tissu de matière animale reste seul. Les anciennes relations rapportent les méthodes suivantes de pêcher les perles dans l'ile de Ceylan. La saison de la pêche était générale- ment le printemps, en mars etavril, ou vers l’automne, en août et,sep- tembre. Les bateaux dont on se servait étaient de deux grandeurs : les petits ne portaient qu’un plongeur ; les autres, plus grands, en portaient deux. Ils partaient le matin avec la brise de terre, et jetaient l'ancre sur le banc. Le plongeur attachait à son corps une pierre de six pouces d'épaisseur et d’un pied de long, afin de pouvoir marcher dans l’eau , et il suspendait à son pied une autre pierre de 20 à 30 livres pour l’entrainer au fond. À son cou il portait un filet pour con- tenir sa pêche, et ses mains, garnies de gants très-forts, tenaient un court râteau de fer. Ses oreilles et ses narines étaient remplies de co- - ton, et une éponge plongée dans de l’huile était attachée à son bras, pour qu'il püt de temps en temps respirer sans avaler de l’eau. Une corde attachée à son corps servait à le retirer lorsqu'il était fatigué. Ainsi équipé, il sautait dans la mer, et recueillait autant de coquilles qu'il pouvait, pendant qu’il demeurait sous l’eau. Ce temps variait de deux à sept minutes, comme à présent. Le plongeur répétait cet effort aussi souvent qu'il le pouvait , puis le bateau retournait le soir au ri vage avec la brise de mer. Les pêcheurs creusaient sur le rivage des puits carrés, y jetaient les coquilles, et amoncelaient du sable sur les trous, à la hauteur d’un homme. Lorsque l’animal était détruit, on ouvrait les trous, et passait le sable au tamis pour retirer les coquilles et les perles. Celles-ci étaient de nouveau passées à neuf tamis pour assortir les qualités, et les plus petites étaient vendues comme semence de perles. Ce travail est regardé comme très-insalubre , et les plongeurs sont en danger continuel d’être dévorés par les requins. ZOOLOGIE. 203 Depuis que les Anglais ont pris possession de l’île de Ceylan, la pêche des perles est devenue un monopole dans les mains du gouver- nement. C’est un commerce important, et l’on y apporte beaucoup plus d’habileté qu’autrelois. Les pêcheries sont établies dans la baie de Condotchy, et s’étendent à plusieurs milles le long de la côte. Une petite ville du même nom, qui n’est guère habitée que pendant la saison de la pêche, sert de point de réunion aux bateaux, qui viennent surtout des côtes de Malabar et de Coromandel. Il n’y a qu’une saison pour la pêche ; elle commence dans la seconde semaine de février. On met à l’enchère, au plus of- frant , le droit de pêche pour la saison , et le fermier arrête tous les bateaux pour son compte, ou bien sous-loue à quelques pêcheurs une partie de son privilége. Il n’y a guère que trente jours activement em- ployés à la pêche, déduction faite des jours de fête, des tempêtes, ete., et vers le 15 avril on cesse de pêcher. Les bancs exploités doivent être abandonnés pendant un temps qui varie de quatre à sept années ; aussi de nouvelles localités sont chaque année assignées aux pêcheurs. Chaque bateau porte vingt et un hommes , dont dix seulement sont des plon- geurs. Tous les bateaux partent ensemble à 10h. du soir, etarrivent le matin au point du jour sur le banc. Les pècheurs commencent immé- diatement à plonger, et continuent jusqu’au soir. Cinq seulement plongent à la fois, pour pouvoir tous se reposer alternativement. Ils n’ont d’autres instrumens qu’une pierre à leurs pieds, un filet et une corde. Accoutumés à ce travail dès leur enfance, ils descendent sans crainte de 5 à 10 brasses, et restent sous l’eau environ deux minutes ; quelques-uns ont été jusqu’à sept : demeurer plus longtemps passe pour impossible. En remontant ils vomissent de l’eau par le nez et la bouche, et quelquefois du sang. Chaque bateau rapporte en moyenne 30,000 coquilles, si les plongeurs ont été industrieux et bien placés. Depuis deux ans, l’on a introduit dans les pêcheries l’usage de la cloche à plongeur ; si, comme cela est probable, l’expérience réussit, elle apportera une immense amélioration à cette pénible industrie, et mettra fin aux dangers auxquels les plongeurs sont exposés. Les animaux une fois débarqués , on les laisse se corrompre, soit à l'air sur des nattes, soit dans des trous. Les perles sont assorties au moyen de lames de métal percées de trous de différentes grosseurs , après quoi on les perce avec un instrument convenable. On sait que des perles artificielles sont fabriquées de nos jours avec des grains de verre mince , remplis de cire, et enduits d’une couche de poudre produite par les écailles de l’ablette (Cyprinus Alburnus). 204 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Il faut 4000 de ces poissons pour obtenir une livre d’écailles. Cette imitation a beaucoup diminué le prix des perles orientales. L'’importation de nacre de perles en Angleterre, pendant l’année 1832, s’est élevée à 721,527 livres pesant. On trouve aussi des perles dans les moules ( Mya margaritifera) qui habitent les rivières d'Europe, surtout celles qui sont rapides et qui coulent dans des climats froids ou tempérés. Elles abondent en Norwége et en Suède, et l’on en trouve encore dans les rivières de V’Ecosse et de l'Angleterre. Le peu de profondeur de l’eau rend en général la pêche très-facile; mais le profit est très-petit. À peine trouve-t-on une perle sur cent coquilles , et à peine une perle sur cent est-elle ronde et d’une belle eau. Néanmoins l’Angleterre en a fait fort longtemps des importations en France, où on les employait surtout pour des ornemens d'église. Elles ont toujours eu beaucoup-moins de valeur que les perles d'Orient. LM. 11. — NOTICE SUR LES HIRONDELLES ET LES AUTRES OISEAUX DE PASSAGE. (Extrait de l’Ænnuaire de l’Observatoire de Bruxelles pour l'an 1838, par le Direct. A Quetelet.) Parmi les phénomènes naturels qui se rattachent au retour pério- dique des saisons, les migrations des oiseaux ne méritent pas moins _ d'intérêt que la floraison des plantes ; sous quelques rapports même, elles excitent plus vivement notre curiosité. On est naturellement dis- posé à se demander où vont les oiseaux passagers quand ils quittent l'Europe ? Pour arriver d’une manière sûre à la solution de cette ques- tion, il faut, avant tout, constater avec soin les époques de leurs mi- grations. Parmi les oiseaux voyageurs qu’on rencontre dans nos climats , les hirondelles occupent surtout le premier rang, et il paraît qu’en Angle- terre elles sont plus nombreuses encore qu’en Belgique '. Dans plu- sieurs comtés de ce royaume , elles sont même protégées par les autori- tés , pour des motifs d'utilité publique. L'observation semble prouver, en effet, que la destruction des oiseaux , surtout de ceux qui se nour- 4 M. le docteur Th. Forster, à qui nous devons la plupart des details présentés dans celte nolice, ainsi que les tableaux qui suivent, a remarqué qu'en général lous les oiseaux sont plus nombreux en Angleterre qué chez nous. ZOOLOGIF. 205 rissent d'insectes, est généralement nuisible à l’agriculture et à l’hor- ticulture. Les hirondelles , chez les anciens, n’obtenaient pas moins de faveur que chez les modernes. Les poëtes leur ont souvent consacré des chants ; on connaît les vers charmans qu’Anacréon leur à adressés ; on connaît aussi ceux d’Ovide : Odimus accipitrem quia semper vivit in armis Et pavidum solitos in pecus ire lupos; At caret insidüs hominum quia milis hirundo , Quasque colat turres chaonis ales habet. Il existe peu de sujets dont les anciens se sojent plus occupés que de reconnaître la retraite hivernale des hirondelles. Quelques-uns ont cru que ces oiseaux se cachaïent, pendant l’hiver, dans les anciens bâti- mens et même dans l’eau ; d’autres , avec bien plus de raison, suppo- saient qu’elles se retiraient en Afrique. Comme elles ont été vues au Sénépal , pendant les mois d’octobre , de novembre , de décembre , de janvier, de février et de mars, et jamais après le mois d'avril, ces conjectures auraient plus de probabilité. D’après les observations de MM. Forster, prolongées pendant 38 ans , il paraîtrait que la direction du vent n'aurait pas de rapport direct avec l’époque de leur arrivée, mais qu’en automne , au contraire , elle aurait une influence très-pro- noncée sur l’époque où elles s’éloignent. On a toujours remarqué, dit M. le docteur Forster, que le premier vent du nord ou du nord-est, après le 20 septembre , occasionne le départ de la plupart des hiron- delles ; mais on n’a pas constaté avec le même soin le temps après le- quel le départ des hirondelles était complétement effectué. Quand on réfléchit au nombre considérable de ces oiseaux qui quit- tent l’Europe en automne, et sur le petit nombre qui reviennent au printemps, on est porté à croire qu’ils rencontrent de grands obstacles ‘dans leurs émigrations. M. Th. Forster, en nous communiquant les tableaux suivans de ses observations et de celles de son père, nous a remis les planches des quatre espèces d’hirondelles que l’on rencontre dans nos climats ; ce sont l’hirundo rustica , l'hirundo urbica , V’hirundo riparia et V’hi- rundo apus ou cypselus apus. Il faut remarquer, du reste, que les époques indiquées dans ces tableaux se rapportent en général à l’An- gleterre, et qu’elles ne sont probablement pas les mêmes chez nous. Ainsi, d’après le tableau de M. le Dr Forster, le martinet noir, cyp- selus apus, arriverait, terme moyen, le3 mai', tandis que, (voy. p. 207) 4 Iles! vraique, dans son dernier tableau, M, Forster le fait arriver, dans le comté de Sussex, des le 1er mai. 206 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Table de la première apparition de l'hirondelle de cheminée , Hi- rundo rustica, d’après les observations faites pendant 34 ans à Londres, et 4 ans sur le continent. Jour de l’arrivée. Vent. Observations. Année. 1800 | Avrili5 | 50. 1801 » 9 NE. Neige sur la terre. 1802 » 15 OS0. 1803 » 15 SE. 1804 pur NE. 1805 » ‘5 O. 1806 DL) À NE. 1807 » 15 NE. 1808 » 16 NNO. 1809 » 18 N 1810 1811 NE: NO.? SE. » 15 » 15 » 19 1812 1813 1814 1815 » 14 NO. 1816 Dr '2L NE. 1817 » 10 N. 18138 DS VA E. 1819 » 15 SO. 1820 » 16 NO. » 20 NE. » 18 E 1821 » 18 NO. 1822 pt SE. 1823 D'oe E. 1824 » 14 NO. jours précédens. 1825 » 19 N. 1826 » 14 NO. 1827 » 22 NE. Très-froid. 1828 » 23 NO. Peu d’hirondelles cette an- 1829 D 21 SE. née. : 1330 » 16 SO. 1831 » 12 ESE. 1332 » 19 SO. Vent var. au NO. et violent. 1833 » 17 9 Vent fort avec pluie. 1834 » Observ. à Mentone. 1835 » à Francf.-sur-Mein. 1836 » à Aix-la-Chapelle. Très-froid. Temps variable. Beau temps. | Pendant un orage. Vent NO. pendant les 4 à Bruxelles. 1837 4 Les observations qui suivent ont été faites pendant les voyages de l’auteur (T. Forster), et par conséquent le lieu d'observation est toujours constale. 2 On remarquera que Le 15 avril (temps moyen de l'arrivée des hirondelles), prédo- mine dns les indications particulicres. ZOOLOGIE. 207 dans les Bulletins de l' Acad. roy. de Bruxelles *, M. Cantraine fai- sait remarquer comme tardive l’arrivée à Gand du martinet noir qui n’a eulieu , cette année, que le 1* mai , tandis qu’en 1831 , malgré larigueur de l'hiver, les hirondelles étaient de retour à Cagliari le 28 février. Nous répéterons , pour les observations qui suivent comme pour celles relatives à la floraison, que nous avons surtout eu en vue de suggérer l’idée d’ entreprendre des observations intéressantes qui n'ont pas encore été faites d’une manière suivie dans ce pays, et qui cepen- dant sont d’une grande importance pour l’histoire naturelle de nos provinces. Table des temps moyens de la première apparition des oiseaux voyageurs à Londres, d’après les observations de 50 années, enregistrées dans un journal de la famille Forster. ; ‘Moyen jour d’appa- OISEAUX DU PRINTEMPS. rition. Le Figuier brun (Sy/via Hippolais). . . ... . . . . Mars 10 — jaune (Sylvia Trochilus) . . . . . . .. Avril 3 Pouillot (Sylvia sylpicola). . . . . . . . » 17 Fauvette à tête noire (Sylvia atricapilla) . . . . . . » 6) Rossignol (Sylvia luscinia). . . . . . . . . . . . . » 10 Fauvette grise (Sylvia cinerea). . . . . . . . . . . » 16 Rossignol des murailles (Sy/via phæœnicurus ). . . .. » 16 Gobemouche (Muscicapa grisola) . . . .. RUE 7 Traquet (Muscicapa luctuosa) . . . . . . . . . .. Avril 24 Hirondelle de cheminée (Æirundo rustica). . . . . . » 15 .— de fenêtre (Æirundo urbica) . . . . .. al AFS 20 | — . de rivage (Hirundo riparia) . . . ... . . » 17 Martinet noir (Hirundo apus). . . . . . .. és #81 3 Coucou (Cuculus canorus). . . . . . . . .. < AWril 19 Roi des cailles (Rallus rex)... ......... Mai 5 Engoulevent (Caprimulgar europæus). . . . . . .. » 14 Grand Pluvier (Fedoa OEdicnemus). . . . . . . . . Février 27 NB. Il est à observer que les hirondelles continuent à arriver pen- dant trois semaines après leur première apparition , et que, quoique leur migration ait lieu vers le 20 septembre, il y a des individus qui restent jusqu’au milieu d'octobre. 1 Page 220, t. IV, séance du 8 mai 1837. 208 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Moyen juur d'appa- OISEAUX D'AUTOMNE. rition, Le Corbeau mantelé (Corvus cornix) . . . . . . . . Novemb. 1 La Litorne (Turdus pilaris) . . . . . . . . . . . . Octobre 30 La Bécasse (Scolopax rusticola) . . .. . . . . . . . » 3 La Bécassine (Scolopax Gallinago). . . . . . . . . » ‘4 La petite Bécassine (Scolopax gallinula) . . . . . . > + Le Mauvis (Zurdus illiacus) . . . . . . . . : ... » 15 Le Pigeon sauvage (Columba anas) . . . . . . . . Novemb. 20 Le Merle (Turdus torquatus). . . . . . . . . . . . Septemb. 29 Oiseaux dont le retour arrive dans certaines saisons, mais non régulièrement , ou ceux qui font des mi- grations partielles d'une partie du pays à une autre. Cygne sauvage ( Cygnus ferus) . . . . . . . . . . . Décemb. 5 Oie sauvage ( {nas anser), migr.. . . . . . . . . . Novemb. 10 Pochard (4nas fusca).... . {ages 240) s106tobne) 005 Petite Sarcelle (4nas crecea). . . . . . . . . . , . Novemb. 25 Mésange à longue queue (Parus caudatus) *. . . . . Octobre 27 Temps moyen de la première et dernière apparition des Hirondelles dans la province de Sussex’, tout près de la mer. a, fer aa Quand elles À : ; = Première ap- ARS RTE Migration gé-| Dernière ap- parition. de nérale. parition. Espèce d'Lirondelles. Hirundo rustica Avril 15 | Mai 1% | Sept. 20 — urbica » 25 10 » 25 riparia D, PL b) » 20 — apus . Ma 1% 14 | Août 10 4 Ilest à remarquer que les Mésanges à longue qneue traversent l'Angleterre en q q 8 gue q 5 nombre considérable du 27 octobre jusqu'au 3 novembre. TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES À GENÈVE PENDANT LE MOIS DE MAI 1838. CSS — 210 OBSERVATIONS MAI 1856, — Onsenvarions mMéréonoLociques faites à l'Observatd long. 15° 16" de temps, soit 3° 49" à l'E, de l'Observatoire de P jh, du "SIOK QG Suaor "ENOI V1 SG SESFES malin KÉDUIE À 00 Midi, million, > 128,11 2 D 720,64 727,79 720,64 727,80 728,06 720,10 760,20 128,81 125,01 725,08 726,00 722,20 718,01 747,08 710,54 722,19 717,01 726,46 725,00 121,87 725,07 720,06 720,65 726,19 720,64 724,86 722,04 724,48 726,84 727,605 miillhin, 727,062 724,11 727,15 725,46 725,66 128,50 724,07 729,02 727,54 725,07 720,09 725,02 720,45 717,80 717,17 720,87 720,05 718,01 725,19 722,55 721,78 724,19 727,10 725,75 725,47 725,907 725,00 721,29 724,45 727,11 727,01 TLLETITE 727,00 720,78 720,54 725,00 726,76 726,84 727,51 728,56 720,16 726,12 726,50 725,00 718,44 716,64 710,75 721,20 719,60 719,70 724,00 720,70 720,07 725,07 Moyen, au | PE | TU BAROMÉÈTRE TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE EN DÉGRÉS CENTIGRADES, jh, 3 h, ; ÿh, du idi du inalin, ir, ir, malin, mil, 727,15 720,02 726,084 725,80 728,48 728,75 728,084 728,99 725,07 724,70 720,50 724,10 718,88 717,51 717,00 721,90 718,55 721,02 725,60 720,44 722,40 724,05 727,29 726,14 724,92 725,54 720,70 722,07 724,45 727,78 724,57 724,60 421,0 418,6 419,6 421,8 +22,4 +292,1 = - a «3 - CR a «1 = © vus Se _ ” _ = . &nSEB==-aAncœ =SSSS-zTem=santuS ue - _ _ _ 2 >= — + ‘e © © asa=-ss-s=— _ _ - = _ z= > >= = = I + = CA Ca © ve = _ = = D —. _ _— n - + ++ _ CDR RE | - SAINS GrkE = 3 _ 20 Er — — > = vw % 12 Le = += 2 D RE OO em me me me a En + étés 3 TE | MÉTÉOROLOGIQUES. 211 » Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer; lat. 46° 12’ ; pour le Limnimètre au bord du lac de Genève, à 375 mètres au-dessus » la mer. TEMPÉRAT OMS SRE ÉTHRIOSCOPE NERE érar À LIMNI- EAU 'S. EXTRÈMES. dans À EX PEGR. CENT. du }MÈTRE CIEL les —_—— a —, x à 9h 3h.|9h aùb ÿ Hinim.| Maxim. du Midi, du du nées OUT Midi midi. midi. mat. soir.| soir LR re) URSS ESS SES MEnse : ne | Ro degr. | degr. | degr. | desr | millim. pouces. 1,0 421,0 À 78 | 74 | 59 | 74 » 12,0 | 2,0 | 0,9 ÎN N L. vap. 24,8 5,5 419,5 À 69 | 60 | 56 | 70 » D1,1 11,7 | 2,0 ÊN N vap. 24,0 735 420,2 | 67 | 65 | 55 |.58 » 12,4 | 1,7 | 2,2 ECal. | N clair 23,7 6,6 422,6 À 62! 56 | 49 | 65 » 12,0 | 2,2 | 28 ÎN N clair 23,8 milan] : [melon [el 2 #& F2 1 69 : e 1 Es 1,3 1S-O ï qq. nu. 26,5 Le 121,5 À 81 | 71 | és » = A 2,2 IN ce qq: nu. 26,5 se +20,7 À 76 | 67 re 7 » 276 2, 2,2 N -0 Lqqnu. 26,5 + 424,1 [71 61 . 75 » 2,4 U? 1,5 IS-OIN qq-nu. 28,7 »9 +20,0 | 80 | 89 | 79 | 79 » 11,5 Cal. IN Epluie 29,5 po | 0,0 [79 | 78 | 761 771 11,69 » » | 0,9 ÊN N couv. 30,7 > 414,7 À 75 | 75 | 74 | 77 » [0,9 [11/07 1N IN Éclair 50,8 1,7 420,5 D 71 72 | 72 65 » [1,5 | 1,5 | 1,5 LN S-0O Eclair 51,2 4 162 79 | 77 es | 93 1,51 > 1e 0,9 FS-O|S-0 couv. 31,7 | Lot 420,5 | 95 | 86 85,82) 2,5) » |20) » !S-OIN couv. 32,4 + ME di 85 ;. a 5,0 Pa ce 0,9 [S-O ue pluie 33,2 D :+14,8 Fos 45 1, 55 | 1,5 1 N -O Jcouv. 33,7 | Lo #10,5 | 96 | 95] 2 89) 250) » fe » LS Cal. J pluie 51,8 De #5, 76) 62. “à 76 NU 1,5 0 1,5 2) 1,7/N Ï|N. fnuag. 35,5 À # 417,0 | 78 | 66. “à 74 » 2,8 a 2,00N ÎN fqqnul 565 D6,1 116,8 | 80 75 | 87) 1,91 1,5 | 0,9 | 20 LS S-0 fcouv. 35,8 | + 416,7 a | 62 | br Fi » put ii 0,7 S-0 A0 couv. 36,7 D H6,4 4 62, 65, 55} 668 2,0 À 1,5 | 0,6 | 2,0 PN-E | N-E E couv. 35,8 nm jrlalalulul ciel Jam 50 Ho,2 al sr 5060! 811 oct a D Aro sl h F nes 80 be B 2,5 252 = 2,0 N vapor. 37,0 0,1 +20,7 | 75 70. 78 » 1,5 | 2,0 | 4,1 N fnuag. 39,5 Ms,o +24,8 À 86 | 69 75/91 25 À 1,5 | 2,0 | 20 N-O | nuag 11,0 M2,0 +26,8 À 80 | 79 | 45 | 75 » 126126! » N {nuag. 11,6 M5,8 +26,6 À 71 56 52 | 98 155 | 1,5 | » S-O f'qq: nu. 12,5 2,1 +22,1 À 88 | 79 _67| 86) 15,5] » » | 0,9 Cal. pluie 58,0 55,0 n o L°2 [Al = + Le] Le ot L'=] ) 1 œ a En] e _ [=r] Qt “ = SJ a 1 © Re e ‘co = + L _ se => Qt TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES. AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS DE MAI 1838. 214 MAI 1838. — OnsERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à *ANN'T VI 4Q SASVHd ‘SION Na SHnoOf © DO NI O O1 à ON NN 2 |51 Moyens. Lever du soleil. millim. 564,19 568,52 568,17 567,67 568,17 568,60 568,02 569,92 569,06 565,79 999,82 561,42 561,56 557,67 556,91 557,17 561,29 555,60 | 558,99 560,19 559,27 561,55 | 569,78 | 562,35 565,14 564,73 565,98 | 564,22 565,60 568,38 569,56 565,69 OBSERVATIONS l'Hospice et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Gen BAROMÈTRE RÉDUIT A 00 9 b. du malin. millim. 565,14 568,57 568,16 567,59 568,40 568,77 568,53 569,96 569,04 562,72 561,28 561,74 561,21 557,70 557,410 558,39 | 561,72 555,19 559,89 559,99 559,28 562,48 565,54 562,74 563,54 565,16 565,79 564,02 566,92 | 568,68 | 569,22 ! 565,96 Midi. millim. 566,75 568,75 568,17 567,57 568,60 568,84 568,72 570,21 568,82 565,03 561,58 562,14 561,00 558,56 557,16 | 558,82 561,23 556,10 559,99 | 560,28 559,54 562,78 565,50 565,09 563,91 566,08 565,92 564,12 567,57 569,40 569,51 564,24! 31h: du soir. millim. 567,359 568,61 568,22 567,51 568,58 568,71 568,64 570,45 567,71 561,25 561,48 562,23 560,58 557,50 557,29 559,62 560,66 | 556,90 560,32 | 559,90 559,54 565,08 | | 565,81 563,08 . 563,44 563,95 566,21 565,82 | 564,00. 567,96 569,51 569,64 564,18 9 b. du soir. millim. 568,418 568,58 | 568,56 | 567,99 568,84 568,11 569,61 570,56 566,62 559,20 561,66 562,26 559,79 557,17 557,50 560,88 559,63 558,89 561,05 559,95 561,08 564,41 563,56 564,46 566,65 564,95 561,66 568,74 570,52 569,82 564,44 TEMPÉRAT. EXTÉRIEURE Lever du soleil. = + O1 Qt Lo] S v v O1 19 => > © N © © SEE Wu % VO Ÿ SNNBORNNENNE Le RER D © à 160 © © Gi 1 0 © à & N = — Vu we = © NN 1 — Le | >= Run OoOunEz » EN DEGRÉS CENTIGRADES. malin. DH HER lire Eee eee RE De me ie Or © Où & O1 © 1 © D Des © © I O | | Midi. w 19 œ B = — n° RO © O1 RO NO = F O1 00,00,00 OT C1 SE VRENe Ne AE MERS PIQUE Ven Va Norte DORE Na NE QE Ce ve Anne RER SO GT at | 1 Oo © G © 19 Qt © 19 GO O1 © D © O1 D © OÙ QI O1 D = ON NO ot F = | © © © = O1 GO à = N & O1 Or © EE NO O1 = 9 O1 O1 © © O1 ON ee me _ Se LL OSNIONIWAS OU EE > N D KG Va ASS) EE DE ss Les D O1 0 1 RO O0 > © I LA LS | O1 CG On = = O1 OÙ = NI D © D O1 9 O1 D e ot SNS SO » NO % OV VS dv pH HI HE I Ji=t= ul +++ cn MÉTÉOROLOGIQUES. 215 and Saint-Bernard, à 2491 mètres au-dessus du niveau de la mer, it. 45° 50" 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44° 30”. ZMPÉRAT. : PLUIE HYGROMÈTRE. Fe VENTS. XTREMES NEIGE —m——— dans = 5h. | 9h. les 9h nim. | Maxim du du 24 h. du soir. | soir. soir. ne RO ENS CRETE CNED EEE = deg. | deg. 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Rosmini. Milan 1837. » RS Le fécond écrivain, qui a donné naguère à l’Italie un sy- stème de métaphysique original et profond, aborde maintenant des questions plus propres à intéresser la généralité des lecteurs : il entreprend de traiter à fond Ja philosophie morale. Telle est la marche naturelle de l’esprit humain. Tous les penseurs un peu exercés, reconnaissent aujourd’hui lexistence du lien intime et nécessaire, qui unit les doctrines abstraites sur la nature des facultés de l’âme, avec les questions les plus pratiques de la morale usuelle. C’est même uniquement par là, que les théories philosophi- ques aboutissent si souvent à exercer une influence positive et marquée, sur le sort de l’humanité. Et cependant Phistoire, traitée de nos jours avec une profondeur de vues et une étendue de compréhension remarquable, nous montre clairement com- bien l’opinion des masses a de force et de puissance pour dé- terminer ces grands événemens qui. élèvent les empires et les bouleversent. Un lien naturel commence à être reconnu entre les opinions que la science répand dans la société, et la ligne de conduite que suivent les hommes dans leur vie réelle, Il n’y XV 14 218 DE L'ÉTAT ACTUEL a donc plus rien d’étrange à soutenir, que le philosophe, pour- suivant dans le silence de son cabinet des abstractions inacces- sibles au vulgaire, peut influer fortement dans un avenir éloigné sur les progrès de la civilisation et les destinées des États. Une pareille allégation eût paru ridicule au siècle passé, qui affectait de mépriser la métaphysique. Quelle époque pourtant a ressenti plus violemment la puissance des idées ? Mais ce que l’on ignorait encore alors, c’est Le rapport nécessaire et logique qui unissait la philosophie de Condillac avec la morale d'Hel- vétius, et les principes d’Helvétius avec les actions de Danton, de Saint-Just, et des terribles comités de la Convention na- tionale. Une loi du progrès social agit constamment en créant une tendance à réaliser, dans l’ordre matériel et politique, les théories adoptées et embrassées par la raison des masses. Cette loi a été adoptée avec talent, et mise dans tout son jour par plusieurs écrivains récens, à la tête desquels il est juste de placer M. Cousin. Une nouvelle école historique se trouve donc aujourd’hui constituée , qui a adopté pour devise cette phrase éloquente d'un publiciste célèbre : « Tout sort de la pensée, et l'histoire du monde n’est que l’histoire de son développement. » On a même pu reprocher , avec raison, à quelques adeptes un degré d’exagération qui a compromis Fautorité de leur doc- {rine. Îls ont soutenu, par exemple, que Pépée de Napoléon n’avait pas eu d’autre puissance que celle qu’elle tirait des idées, qui avaient rendu irrésistible la parole de Mirabeau. Jamais le sens commun des hommes ne consentira à faire si bon marché de l’action qui appartient en propre à une individualité puissamment organisée, et fortement trempée. Mais sans tomber dans les exagérations justement reprochées au fatalisme absolu transporté dans l’histoire, on peut regarder comme suffisam- ment prouvé, qu’une idée vraie et nouvelle, émise par un philosophe, possède une tendance naturelle et positive à se répandre de proche en proche, saisissant par une progression DE LA PHILOSOPINE MORALE. 219 continue un nombre d’intelligences de plus en plus considéra- ble, jusqu’à ce qu’elle soit entrée dans l'opinion populaire, et dans la façon de penser des masses, Alors, de gré ou de force, il lui faut une place dans les faits extérieurs ; car rien ne peut balancer la force d’une idée quand des millions d'hommes ont foi en elle. En appliquant ces réflexions à l’histoire de nos jours , on pourrait reconnaître peut-être, que la différence profonde entre les opinions généralement adoptées aujourd’hui, et celles qui régnaient il y a cinquante ans, dérive beaucoup plus qu’on ne le croit communément , des travaux remarquables de Kant et de ses successeurs. L’illustre professeur de Kæœnigsberg a paru sur la scène du monde à une époque où régnait, presque sans contradiction, une philosophie qui croyait pouvoir tirer de la sensation seule, tout ce qui se rencontre dans la raison humaine. Ce système, pour être logique et conséquent, devait aboutir à nier dans l’homme tout principe supérieur à la matière et impérissable par sa nature, à nier dans l’univers l’action nécessaire d’un esprit créateur. Sa prétention était de tout expliquer par les phénomènes de la matière ; il croyait y être parvenu, et se disait le seul logique, le seul conséquent. Kant descendit sur le terrain du sensualisme, et lutta corps à corps avec lui; il lui prouva, par des raisonnemens rigoureux, que la matière, loin de tout expliquer , a elle-même une essence mystérieuse dont la nature intime est entièrement impénétrable. Il montra les phénomènes de la pensée si absolument différens de ceux de l'étendue, que rien n'indique un rapport nécessaire et absolu entre Pêtre matériel que nous concevons comme le sujet de ceux-ci, et être intellectuel auquel le principe de causalité nous force de rapporter les faits donnés par la conscience des actes rationnels. Il prouva de plus, que les essais d’une phi- losophie incomplète et transitoire, pour rendre raison de l’or- dre de l’univers au moyen de l’action combinée de forces sans intelligence, aboutissaient à quelque chose d’aussi mystérieux et inexplicable, que l’est à nos yeux la création elle-même, 220 DE L'ÉTAT ACTUEL Mais la gloire principale de Kant consistera toujours à avoir rétabli dans la science la notion du devoir sur un terrain solide. Sa pénétrante analyse a prouvé qu’il y avait là autre chose qu’un simple calcul d'intérêts matériels ; mais que cette notion, avec les caractères qu’elle possède réellement dans la conscience, doit reposer sur un principe transcendant, supérieur à toute expérience. Tout en avouant qu'il ne pouvait en expliquer l'origine , il démontra que ce principe fait indubitablement partie de la nature humaine, à tel point que nul homme ne peut en répudier entièrement l’idée, au moins sous le rapport théorique, et qu’avec le cœur le plus corrompu, on en retrouve pourtant toujours la notion au fond de la pensée. Cette noble doctrine, resserrée d’abord dans les écoles d’Al- lemagne, s’est fait jour peu à peu dans l’opinion générale. Une femme illustre, qui n'avait peut-être pas saisi complétement l’ensemble de la philosophie critique, mais que son cœur gé- néreux porta fortement à embrasser avec ferveur, et à procla- mer, avec la magie de son talent littéraire, la doctrine du désintéressement du devoir, M" de Staël, popularisa en France ces principes, qui paraissaient nouveaux à une génération nour- rie à l’école de Voltaire. Il ne serait pas difficile de signaler les effets puissans que de pareilles idées, heureusement répandues, ont exercé sur la marche des grands événemens, qui, depuis dix ans surtout, ont eu lieu en Europe, et ont présenté dans l’ordre politique des phénomènes nouveaux, éminemment propres à dérouter les esprits de tous ceux qui ignorent que l’histoire improvise toujours. Aujourd’hui , il n°y a pas un philosophe un peu haut placé, qui n’admette le principe que le devoir est quelque chose de supérieur à un simple caleul d'intérêts, et que l’analyse ne peut en déduire l’origine de la pure sensation. Cette vérité est loin d’être une découverte moderne, quoique les écoles de philosophie l’eussent perdue de vue depuis Locke jusqu’à Kant: mais ce dernier a le mérite de lavoir restaurée dans les écoles de philosophie, et l’on est encore à se de- DE LA PHILOSOPHIE MORALE. pp | mander, si, après lui, on a réellement fait de nouveaux pro- grès dans la recherche difficile, qui a pour but de déterminer avec précision la nature du bien moral. On sait que, dans la philosophie critique, la notion du de- voir et celle de la liberté morale sont considérées comme élé- mentaires et irréductibles , données simultanément à l’homme dans le premier fait de conscience morale, de façon à s’impliquer et à se comprendre l’une dans l’autre. Considérons l’homme dans sa nature animale, dit l’école allemande, nous lui recon- naîtrons des besoins impérieux , des forces limitées, et la terre entière à soumettre à son empire. Considérons-le dans sa haute dignité d’être raisonnable : un rayon divin éclaire son intelli- gence, et lui découvre de sublimes vérités, dans le spectacle magnifique et varié de la création qui l’entoure. Sera-t-il libre avec cela? Ne sera-t-il point entièrement dépendant , dans sa conduite, du mode d'action qu’exercent sur lui ces objets infé- rieurs qui l'environnent ? Peut-il, sans une faculté spéciale, se proposer un but tout à fait indépendant des objets sensibles qu’il se sent fait pour maîtriser, et non point pour servir ? Sans doute la raison, en s’attachant à observer et à étudier ce monde qui nous entoure, parvient peu à peu à déméler les lois constantes qui régissent les phénomènes naturels. Cette connais- sance nous fournit les moyens de plier à nos usages les forces, bien supérieures aux nôtres, que nous rencontrons dans l’uni- vers. La science oblige les torrens impétueux à régulariser leur . course, et à féconder les régions mêmes qu’ils avaient si long- temps désolées. Les vents, irréguliers et capricieux dans leur nature, guident néanmoins docilement au bout de l’univers le navigateur initié aux profondeurs de la physique et des mathé- matiques. La vapeur, enfin, avec sa puissance d’expansion prodigieuse, convertie en esclave soumis, se plie aux volontés du Roi de la création , centuple ses forces, dirige ses embarca- tions en dépit des tempêtes, et fait enfin voler de commodes voitures sur ces merveilleux chemins de fer, où, nonchalam- ment assis et causant de nos affaires, nous surpassons en vitesse PArabe monté sur les fougueux coursiers du désert. 2 DE L'ÉTAT ACTUEL Mais si l’homme accomplit tous ces prodiges sans autre but que l’utile, qu'est-il de plus qu’un rouage de cette grande ma- chine qu’il nomme le monde, et qui lui paraît alors mue par une force irrésistible et fatale ? Sa destinée sera-t-elle entièrement manquée, lorsque le bonheur lui échappe , ce qui arrive si fréquemment? Ne sent-il pas, cependant, qu’il n'est point nécessité à suivre une seule ligne de conduite par un instinct irrésistible, qui le pousserait vers sa satisfaction personnelle, comme l’abeille est inévitablement forcée à faire du miel ? Pour que l’homme ne soit pas dominé entièrement par ses penchans animaux , il faut absolument qu'il trouve hors de la nature sensible un but supérieur à Putile, qu’il sente en lui- méme l’action d’un mobile intellectuel , qui l’engage à diriger ses propres actions d’après la lumière pure de la raison. Alors seulement il s'élève au-dessus de la simple spontanéité, qui appartient à la brute aussi bien qu’à lui; alors seulement il at- teint la liberté, attribut particulier de l’être intelligent, dont le caractère propre est de posséder en lui-même le pouvoir causatif , d’être le principe de ses actions, et non pas seule- ment un anneau fatal dans la chaine des causes et des effets, qui se succèdent dans la nature inanimée d’une manière entiè- rement déterminée. Kant admet, après cela, que la nature de ce mobile pure- ment rationnel, qui pousse l’homme, non plus vers utile, mais vers la vertu, est entièrement insaisissable et inexplicable. Il prouve seulement, avec une logique inflexible, que tout système qui ne voit dans l'homme qu’une force sensible et intelligente, sans aucune tendance au bien objectif, doit né- cessairement aboutir à la négation complète de la liberté. L'histoire de la philosophie fournit à cette assertion une con- firmation éclatante. Les systèmes les plus fortement conçus sont tous parvenus au fatalisme, du moment où ils n’ont pas reconnu implicitement un principe transcendant de moralité. Laplace, par exemple, après avoir admirablement montré com- ment les principes du calcul des probabilités dominent tous SANTE ru DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 223 les phénomènes de l'univers sensible, a cru pouvoir y assimiler entièrement ceux de l’ordre intellectuel. II a été amené à cette étrange assertion : « La volonté la plus libre ne peut donner naissance à l’action la plus indifférente, sans un motif préexis- tant d’une énergie suffisante qui y détermine invinciblement". » La conscience de tout honnête homme proteste inévitable - ment contre une pareille assertion. Sans être savant, sans être de force à balancer le génie logique de Kant et celui de Laplace, que l’homme vertueux descende en lui-même, qu’il examine cette voix sainte et sacrée qui constitue la conscience morale, il sentira qu’il est libre , et qu'aucun raisonnement ne saurait ébranler cette conviction. Retiré dans ce sanctuaire, il sent parfaitement que l’univers entier ne saurait le forcer à souiller son âme par une seule action honteuse *. Quant à l’homme vicieux et corrompu , il doit être fataliste; cette croyance lui est naturelle. Jamais le raisonnement ne pourra lui prouver qu’il y a de la liberté dans lunivers, puis- qu’en lui-même l'exercice de sa liberté est entièrement sus- pendu, tant qu’il est sous le joug honteux de ses passions. Lorsque le sentiment du devoir est presque effacé dans le cœur, l’homme n’a plus d'autre mobile que les intérêts matériels ; il est mù par eux comme l’animal par l'instinct ; la vraie notion Essai philosophique sur les probabilités, page 3. ? Comme l’aimable épicurien se grandit dans Horace, quand il aban- donne son système ordinaire d’insouciance, et qu'il s’écrie : Justum ac tenacem proposili virum Non civium ardor prava jubentinm Non populi fasces nec purpura regum Flexit...…, Si fractus illabatur orbis Impavidum ferient ruinæ. De nos jours , lorsqu'on a reproché à un ministre honnête homme, de mépriser la popularité , et qu’il a noblement accepté ce reproche, n’a-t-il pas donné un exemple de cette force d’âme si rare , énergiquement ex- primée par les mots : Non civium ardor prava jabentium Flexit..... 224 DE L’ÉTAT ACTUEL de liberté lui échappe entièrement. Malheur à celui qui ne sent plus rien d’aimable dans la vertu! Le raisonnement est absolument sans prise sur lui, pour lui en prouver l’existence, ou celle de la liberté morale; car lune ne peut exister, ni méme se concevoir, sans l’autre. Cest ainsi que Kant est parvenu à rattacher toutes les croyances morales de l’homme, et même tout un profond sy- stème de religion naturelle à un seul point fixe, base de la raison pratique. Cette faculté repose sur la notion primitive et com- plexe de la liberté morale, et du devoir, qui s’impliquent et se supposent mutuellement. Si le philosophe allemand se füt contenté d’établir que la s’arrêtait son analyse , qu'il admettait provisoirement, comme inexplicable, cette notion sur laquelle repose lédifice entier des croyances morales de l’humanité, sa doctrine eût été inat- taquable. Malheureusement la force méme de son génie ana- lytique paraît lui avoir persuadé, à certains momens, qu’il était impossible de pousser plus loin qu'il ne Pavait fait, la réduc- tion des élémens réellement primitifs et indécomposables de la raison. Par cette prétention, il a fourni des armes puissantes à ses adversaires. Il faut cependant convenir que la science n’a pas fait , de- puis Kant, de progrès importans et généralement reconnus , dans cette recherche délicate. Si le désintéressement du devoir et son origine transcendante forment des principes admis par les philosophes, le principe même, ou l’essence du devoir, n’a pu encore être formulée d’une manière qui réunisse les suf- frages des penseurs exercés. IL en est de cette notion comme des premiers principes lo- giques du raisonnement: elle est si familière à l’homme, qu’elle échappe facilement à son attention volontaire et réfléchie. Ja- mais , d’ailleurs, nous ne la saisissons naissant en nous; le développement qu’elle y acquiert doit nécessairement être at- tribué à un germe implanté dans notre nature, dès l’origine de notre vie morale ; car l'analyse nous prouve qu’une tendance eh Te. DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 225 au bien rationnel précède en nous la première détermination libre, par laquelle Fichte soutient que le moi se pose lui-même, ou, pour mieux dire, par laquelle il commence à se manifester. L'histoire de lhumanité, qui jette tant de jour sur la psycho- logie, vient encore confirmer cette doctrine. Une notion confuse de justice et de droit a dû nécessairement précéder la première formation d’une société civile et politique. Un lien moral a dû cimenter la première agglomération de familles qui s’est élevée jusqu’à l’état de cité. Le besoin de réaliser, dans les relations extérieures des hommes, l’idée de la justice, a donné naissance à toutes les législations qui ont régi les différens àges des peu- ples. Mais toutes ces tentatives partielles, d’enfermer, dans un texte précis et des lois positives, cette notion du juste si fami- lière aux hommes, se sont toujours trouvées plus ou moins défectueuses et incomplètes, parce que jamais aucun lépgisla- teur n’a rigoureusement défini l’essence du droit. Il n’est certainement aucun peuple chez lequel on puisse étudier le développement des notions relatives à la justice, aussi favorablement que chez le peuple romain. Le droit tenait, chez celte nation énergique, une grande place dans les institutions, dans les mœurs, dans la pensée générale. L'histoire entière de l'humanité ne présente pas un second exemple d’une société , qui ait réuni à un pareil degré un respect sévère pour la léga- lité, avec l’art de modifier successivement lapplication des principes suivant les besoins d’une civilisation croissante *. Depuis les lois des Douze Tables jusqu'à Modestin , le dernier de ces grands jurisconsultes dont les opinions faisaient loi , on aperçoit un développement régulier et constant des prin- cipes de l'équité, une suite et un enchaînement dans les idées, qui présente un admirable monument du génie systématique, attribut distinctif de l'esprit romain. Et pourtant, par une omission remarquable, ces grands jurisconsultes, initiés à toutes ! Ilest clair que c’est du droit civil qu'il est uniquement question ici, et non pas du droit politique. 226 DE L'ÉTAT ACTUEL les subtilités des écoles de philosophie florissantes alors en Grèce, n’ont jamais tenté de définir le devoir. Ulpien, Caius, Papinien , qui montrent, dans leurs méditations , une intelli- gence si vaste et un esprit si pénétrant , se contentent de ca- ractériser la justice comme une volonté ferme et constante de rendre à chacun son droit. Ils expliquent ensuite le droit par le devoir : C’est, disent-ils, ce qui est dù à chacun ; — mais arrivés là, ils s’arrêtent : cette notion fondamentale du devoir qui forme la pierre angulaire, soutenant tout l'édifice de la jurisprudence, ils ne songent même pas à la définir. La pensée, plus hardie chez les modernes, n’a pu s'arrêter à cette limite. On a reconnu qu’il devait y avoir nécessaire- ment quelque chose de commun et d’identique au fond de tous les devoirs, qui exprimât ce qu’ils ont tous de semblable. Plu- sieurs formules ont été proposées , dans les temps modernes, par des hommes partis de points différens, mais qui, tous, s’étaient proposé ce même problème, d’un si grand intérêt. Les bornes de cet article ne nous permettent de citer que les principales de ces formules. On peut pourtant observer que plusieurs autres pourraient, par l'analyse, être ramenées à l’une de celles que nous examinons ici. | Kant a posé, comme loi suprême du devoir, une règle ab- solue qu’ilappelle l'impératif catégorique, et qu’il énonce ainsi : Agis de telle manière que le motif immédiat qui te déter- mine, puisse servir de règle générale à toute autre intelli- gence libre, sans que vos libertés respectives se trouvent en collision nécessaire. Voilà sans doute l'expression exacte d’un des caractères essen- tiels du devoir. Sa notion même implique son universalité absolue et la condition d’imposer la méme règle dans tous les cas semblables. Un inconvénient grave s’attache cependant à la forme de l'expression : elle présente le principe du devoir d’une manière si abstraite, qu’il ne peut être saisi que par les esprits fortement méditatifs , et qu’à ceux-là même il ne pré- sente pas le caractère de l'évidence immédiate. Les axiomes DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 227 qui servent de base aux sciences positives, et qu’on ne peut démontrer directement, doivent s’imposer à la raison par leur propre évidence : ce qui n’est certainement pas le cas de cette proposition , destinée à être le fondement de la plus impor- tante des sciences , celle de la morale. De plus, sil est vrai que l’on peut déduire de ce principe général tous lés devoirs particuliers , cela exige une suite de raisonnemens si subüils , qu’on ne pourrait jamais les mettre à la portée du vulgaire, à qui pourtant la morale est aussi nécessaire qu’au savant. Bentham a proposé une énonciation beaucoup plus simple du principe de tous les devoirs. Elle se réduit à ceci: Agis constamment en vue du plus grand bien du plus grand nombre. Voilà sans doute une proposition claire et simple, pénétrant facilement dans Pintelligence. Elle exprime un second attribut du devoir , non moins réel que l’universalité. Tous les grands philosophes sont arrivés également à conclure, pe dans chaque circonstance particulière, ce qu’il y a de mieux à faire, pour le bien général de l'humanité, c’est d’agir selon la justice ; mais il est bien des cas où la démonstration de cette maxime générale est fort difficile, et où des circonstances extraordi- naires paraissent justifier, par l’intérét général, une action honteuse en elle-même. En donnant donc à la conscience pu- blique pour régulateur suprême le principe de Bentham, on courrait le risque d’en voir déduire d’étranges conséquences , qui révolteraient le sens droit de l’homme juste. L'histoire prouve assez combien on a abusé de ce principe spécieux , . qu’un but louable justifie les moyens employés pour Patteindre. « La réprobation publique a énergiquement flétri cette maxime, à laquelle Pécole utilitaire aura toujours beaucoup de peine | L Anita « + ! Ces observations sont uniquement relatives à la maxime de Ben- tham, considérée en elle-même. Il y aurait bien plus à dire, s’il fallait juger la manière même dont cet écrivain l’a présentée. Publiciste émi- 228 DE L'ÉTAT ACTUEL M. Jouffroy , qui dans un cours fort récent sur le droit natu- rel a résumé toutes les principales opinions philosophiques sur la nature du devoir , paraît s’être arrêté à en placer le principe dans la recherche de l’ordre universel , ou dans une tendance de notre volonté à contribuer , suivant la mesure de ses forces, à l’ordre général de l’univers, indépendamment de tout in- térêt personnel. Cette doctrine est plus rigoureuse que celle de Bentham , et plus claire que celle de Kant; elle nous paraît constituer l'expression la plus avancée des résultats positifs de la science moderne, au sujet de ce grand problème. Mais tout en adoptant cette solution , il subsiste toujours une diffi- culté ultérieure, que beaucoup de penseurs ont donnée pour insoluble. Comment la notion, purement rationnelle et abs- traite de l’ordre universel, se transforme-t-elle en un principe actif, capable de devenir une cause positive d’actes matériels ? Où puise-t-elle ce caractère qui la rend obligatoire à nos yeux, et déterminante pour notre volonté ? Ici commence la partie neuve et originale du nouveau sy- stème que nous examinons. Ce n’est pas seulement les pro- priétés essentielles et les caractères immuables du devoir, qu’il aspire à déterminer ; c’est le principe générateur de cette no- tion qu’il cherche à indiquer. Nous allons essayer de donner, en quelques mots, un léger aperçu de la réponse qu’il fournit à cette question si délicate. La psychologie nous montre l’homme comme un être double, ayant une nature animale complète , avec ses instincts el ses tendances propres, mais possédant aussi la faculté merveil- leuse de saisir absolu par la pensée, de connaître la vérité nent, il n’était pas fort métaphysicien, et il ne s’est pas aperçu, qu’un principe transcendant est absolument nécessaire pour obliger chaque individu à rechercher le bien de l'humanité tout entière, dont les inte- rêts sont souvent fort indifférens à des hommes qui, sans être méchans ni égoistes, concentrent exclusivement leurs affections dans un cercle beaucoup plus étroit, et croient même parfois faire un acte moralement bon, en aimant uniquement leur patrie, au détriment des peuples étran- gers. y" DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 229 immuable des rapports idéaux, et d’être impressionnable par les idées qui se présentent à son intelligence , aussi bien que par les objets matériels qui agissent sur ses sens. La vie ani- male se développant longtemps avant la vie intellectuelle , l’homme est d’abord porté à rechercher uniquement le plaisir qui résulte de la satisfaction de ses tendances animales. Ce mobile de sa volonté le porte souvent à contrarier le dévelop- pement d’autres êtres, à les détruire même pour la conserva- tion de sa propre existence. L’homme suit cette tendance, sans remords, jusqu’au moment où il aperçoit que la satisfaction d’une de ses tendances blesse un autre être dans lequel il re- connaît un principe de justice. Cette grande idée de la justice implique en effet une réciprocité obligatoire de la part de celui envers qui on l'exerce ; c’est ainsi que les premières tendances rationnelles du sauvage le portent à rendre le bien pour le bien, et le mal pour le mal. C’est donc en apercevant dans un autre homme un principe raisonné de respect pour ses propres droits, que l’homme sent et reconnaît la valeur de l’idée de justice. Cette notion, dont il ne trouve pas l’origine dans ses sens, lui appa- raît, dans celui qui la lui enseigne par son exemple, comme venant uniquement de la raison. La réflexion lui fait découvrir en elle la possibilité de servir de règle universelle à toutes ses actions , et par conséquent un caractère absolu et immuable que ne possède aucun objet sensible. Rappelons maintenant que , dans sa métaphysique, l’auteur a expliqué l’origine de toutes nos connaissances par une seule notion transcendante, celle de la possibilité indéterminée et universelle de létre. Ce principe, qui illumine le fond de l'intelligence, ne reçoit successivement ses déterminations variées que de l’expérience. Lorsque l’homme reconnaît dans un autre un sentiment qui se rattache à un idéal absolu , comme la justice , il sent que celui qui possède un principe aussi élevé, devient, par là seul, investi d’un caractère et de droits respec- tables à ses yeux, et il en résulte la vraie notion du devoir envers autrui. 230 DE L'ÉTAT ACTUEL Pour expliquer ce phénomène, il faut se reporter à cette espèce de sensibilité particulière que l’esprit possède en propre, sans la tirer du corps. L’expérience prouve en effet combien une simple idée peut nous affecter, comme cela se voit chez tous les grands artistes, amoureux du beau idéal. Sil arrive donc, que l’idée qui agit sur nous, présente un caractère va- riable et passager , le sentiment qu’elle excite-en nous doit participer de cette mobilité ; mais si l’idée a un cachet d’uni- versalité et d’immuabilité, nous voyons là un commencement de réalisation de labsolu , vers lequel tout esprit qui n’est point vicié , éprouve une tendance positive. Ce sentiment, très-faible à son origine, a pourtant quelque chose d’invariable comme la vérité idéale d’où il émane. Lors- qu’il se trouve en lutte avec les penchans animaux , bien sou- vent ceux-ci l’emportent et entraînent la volonté. Le sens in- tellectuel subsiste néanmoins, sans qu’on puisse le détruire entièrement ; sa protestation permanente produit dans l’homme coupable le phénomène du remords. Dans cet état de âme, Phomme sent en lui-même deux tendances opposées ; l’une provenant de sa nature animale, l’autre purement rationnelle. Celle-ci est souvent la plus faible; mais la liberté humaine consiste précisément dans ce pouvoir mystérieux que la volonté possède , de faire dominer un penchant plus faible sur un autre plus énergique. Quand la volonté s’attache au motif ra- tionnel pour combattre ses tendances instinctives , elle sent qu’elle peut les subjuguer et les dompter, sans qu’un principe intérieur doive toujours subsister, pour protester contre la victoire : une telle détermination une fois arrêtée , quel que soit le changement de nos goûts et de nos dispositions , de- meurera toujours conforme à notre raison qui s’appuie sur des rapports invariables. La préférence donnée à un motif passa- ger comme l'instinct , laisse au contraire subsister en nous un germe indestructible de désapprobation de notre propre con- duite. Le bien objectif est donc constitué par un commencement DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 231 de réalisation matérielle d’un idéal absolu , saisi par l’intelli- gence , et excitant nécessairement un premier degré d’appro- bation dans notre volonté. L’amour de cette sorte de bien est la base de toute moralité. Le germe de ce sentiment, qui n’a rien de personnel et d’égoïste , a dù précéder en nous le pre- mier acte de moralité ; nous l'avons reçu en don du Créateur, comme le principe transcendant de l'intelligence, qui doit aussi nécessairement exister en nous avant le premier acte intellectuel. Mais cet amour du bien moral est susceptible de s’accroître indéfiniment, à mesure que l'individu se perfec- tionne. Il peut se renforcer au point de régner exclusivement sur une Âme, et marquer toutes ses actions d’un cachet d’ap- probation qui est immuable comme la raison elle-même. L’essence du devoir consiste donc à prendre notre appré- ciation purement rationnelle, pour base de notre conduite réelle et pratique. Ainsi s’évanouit , ou, pour mieux dire, s’ex- plique, la fameuse distinction des deux raisons de Kant, la raison pure , et la raison pratique. L’étre idéal est le principe commun de l’une et de l’autre : seulement, quand il ne s’agit que de raisonnemens théoriques , il nous apparaît sans aucune subsistance réelle, et simplement comme possible. Dans nos raisonnemens moraux , il agit sur nous en se faisant aimer par sa beauté , saisie par notre intelligence. Dans nos actions ver- tueuses , il acquiert un commencement de réalisation, en ce qu’il devient la cause positive de nos déterminations maté- rielles, en nous fournissant l’idée d’un bien impersonnel et absolu dont il est la seule mesure. La volonté moralement bonne est donc celle, où la force - motrice qui appartient en propre au #01, est dirigée par une appréciation rationnelle dont nous puisons la mesure unique dans l’idée de l’étre. Un pareille volonté ne haït rien, car il y “a de l’étre au fond de tout; mais elle apprécie Fe objet . suivant des degrés fort différens. L’absolu seul a une valeur “absolue à à ses yeux, et comme dans toute la nature on ne ren- contre l’absolu que dans deux choses, la vérité et l’âme hu- 232 DE L’ÉTAT ACTUEL maine qui y adhère , ce n’est qu’à ces deux objets qu’elle attri- bue un caractère de sainteté et d’inviolabilité , d’où résulte une borne positive à l’exercice de la liberté. Ainsi tombe l’assertion de quelques moralistes qui ont voulu imposer à l’homme des devoirs, proprement dits , envers les animaux. La raison ne découvrant rien en eux qui les montre moraux et libres , elle les classe naturellement parmi les êtres qui n’ont qu’une valeur relative, et sont destinés à servir aux usages de l’homme, véritable roi de la création. Celui-ci, au contraire, par cela seul qu'il s’élève jusqu’à l’absolu dans la pensée, porte en lui un signe de sa haute destinée, qui consiste à ne devoir être la propriété de personne, si ce n’est de celui qui est l'absolu réalisé , ou de Dieu même. Le respect des droits de tout être moral, placé hors de nous, et de la vérité en nous-mêmes ; voilà donc les bases positives et inviolables du droit naturel , ou de cette loi qu’un accord presque unanime de l'humanité , nous dit être gravée en traits indestructibles dans le fond de nos cœurs. La violation de cette loi constitue l'injustice, comme la possibilité de réaliser par un acte volontaire quelque bien moral qui ne se rapporte point à un droit déjà existant, fait naître cette seconde espèce de devoirs , appelés par Kant devoirs larges, et qui dérivent tous d’un principe de bienveillance universelle. C’est encore à l'absolu que se rapporte cette seconde classe de devoirs, quoiqu'ils ne soient pas strictement déterminés , comme ceux qui dérivent de la justice. Dans l'homme, ce n’est pas précisément l'individu qui nous paraît avoir cette valeur absolue qui lui attribue des droits sacrés : c’est l’être moral qui existe déjà en lui, ou qui du moins peut s’y développer. Le méchant paraît, au premier aspect, n'avoir rien en lui qui le rende respectable. La morale primitive des peuples-enfans tolère certainement , si elle ne la sanctionne pas expressément, la loi du talion , l’œil pour l’æil et la dent pour dent de la lé- | gislation de Moïse. Mais quand une longue expérience et les progrès de l'humanité nous ont appris que le bien fait aux DE LA PHILOSOPRIE MORALE. 233 ‘autres , développe en eux des tendances morales , et par con- séquent absolument bonnes , la sympathie, qui d’abord était purement instinctive , s’élève à la dignité d’un principe ration- nel. Le pardon des injures devient possible et moralement bon, quand on sait que le vice qui a produit l’offense peut être détruit par d’autres moyens que par la punition , dictée par la vengeance. Vaincre le mal par le bien, est plus beau que repousser seulement le mal par le mal. Régénérer un cou- pable, en provoquant en lui le sentiment du repentir, c’est le triomphe de l’esprit du bien ; détruire ce même coupable comme un obstacle au bien-être social, peut être quelquefois néces- saire, mais tout ce que l’on peut y voir de moral, c’est un douloureux sacrifice aux exigences de l’intérêt général. C’est en proclamant tous les hommes susceptibles de régé- nération morale, et tous les crimes, pardonnables en suite d’un repentir sincère, que le christianisme a pu imposer une bien- veillance réellement universelle, qui s’étend, sans aucune exception, à toute l'humanité. Le méchant réellement incor- rigible, n'aurait aucun droit à cette sympathie, s’il était pos- sible d'assurer de celui qui respire encore, que tout retour à la vertu lui est fermé à jamais. En déclarant positivement le contraire, l'Évangile a fait un devoir de ce sentiment universel qu’il a appelé du nom de cha- rité, et qui est une seconde vertu, placée au-dessus de la justice, dont elle forme en quelque sorte le couronnement et le complément. Nous ne voyons aucune raison valable pour bannir du langage philosophique le nom sous lequel cette aimable vertu a été désignée pendant tant de siècles, et le remplacer par celui de philanthropie qui n’a rien de plus expressif. Quelle que soit au reste la dénomination que lon adopte, ce qu’il faut préciser avec rigueur, c’est que le principe et l’essence de la justice, c’est le respect des droits dont la violation constitue le mal absolu : le principe et l'essence de la charité, c’est l’amour du bien absolu. La première de ces vertus suffit pour que la XV 15- 231 DE L'ÉTAT ACTUEL volonté soit moralement irréprochable ; mais Pabsence du mal n’est encore qu’un acheminement vers le bien. La volonté qui ne repousse rien dans la plénitude de l'être, qui n’a de répu- gmance pour aucune vérité, pour aucun principe d’ordre uni- versel, a un premier degré de perfection que tout honnête homme doit désirer d’atteindre et de posséder, mais qui est purement négatif. En prenant là son point de départ, un champ indéfini reste ouvert au progrès moral dont chaque homme est susceptible. L'amour du bien moral et universel, est un sen- timent capable de s’accroître indéfiniment ; il peut embrasser toutes nos forces, toutes nos pensées, et toutes nos affections. Alors même qu’on croirait toucher à ce terme, de nouvelles forces peuvent toujours se développer en nous ; le pouvoir d'aimer le bien avec un parfait désintéressement personnel , peut toujours s’accroître, et élever plus haut dans l'échelle des êtres moraux, le cœur assez heureux pour en être pénétré. Ainsi se présente à notre pensée un second type de perfec- tion idéale, placé rigoureusement dans l'infini, vers lequel nous pouvons tendre constamment de toutes nos forces , mais sans jamais espérer d’y atteindre. La perfection de la justice, dont l’idée est toute négative, ne paraît pas, à la rigueur, au- dessus des forces de l’homme. La perfection absolue de l’amour désintéressé du bien moral , est rigoureusement au-dessus de toute possibilité dans une organisation aussi faible que la nôtre. Mais cela même révèle à l’intelligence de l’homme sa haute destinée. Un progrès indéfini et illimité , dans le bien, c’est le lot de tout homme moralement bon dans les limites étroites de son individualité; comme un progrès illimité vers la vérité, est, dans l’ordre intellectuel , le but des efforts associés des amis de la science. L'homme touche à l'infini par la pensée, tandis qu’il se développe au milieu des êtres finis et limités, par sa nature animale. Placé, en quelque sorte, à la ligne de séparation qui divise deux mondes, celui de la matière, et celui de l’intelli- gence, c’est par ce dernier côté qu'il est réellement grand et DE LA PHILOSOPHIE MORALE. 235 sublime, Mais cette grandeur est stérile, si le bien absolu qu’il saisit par la pensée ne se réalise dans ses actions. S'il se livre à ses penchans animaux, il sent bientôt sa faiblesse, et les limites étroites de la personnalité individuelle : s’il pénètre dans le monde idéal , et dans les abstractions de la science , il est grand sans doute, et sa pensée plane dans des régions spacieuses et élevées ; mais s’il reste inactif dans cette sphère, son existence est sans but, son activité et sa liberté morale paraissent lui avoir été données en vain. Alors, comme l’a si bien dit un éloquent philosophe’ il est porté à se croiser les bras, et à suivre, d’un regard pensif, la marche de ce fleuve tumultueux d’événemens qui forment la vie du monde. C’est donc dans l’heureux accord de Pidéal et du réel qu'est placée la vraie destinée de l’homme. Sa volonté, qui exerce un empire positif sur un être réel, doit, par l'amour du bien absolu et de l’ordre universel , se rattacher à l’ordre idéal des pures intelligences. Celui qui parviendrait à ne considérer sa nature animale que comme un simple instrument, mis au service de Pidée morale, serait élevé à la dignité que la pensée attribue aux esprits célestes. Il ne tiendrait plus à la terre que par le désir d'y répandre des bienfaits sur ses semblables ; l’amour de l'humanité , ou, pour mieux dire, un amour plus vaste encore, celui du bien idéal, serait son seul mobile. Ce type, bien au-dessus de nos forces, constitue ce que le sublime Platon , dans son noble langage, aurait nommé exelu- sivement l’idée de l’homme parfait, ou l'idéal de la vertu. La contemplation d’un pareil type élève lPâme et forme un des plus dignes exercices de l’intelligence. Si le beau, comme l’a dit ce grand philosophe, est la splendeur du vrai, c’est surtout en montrant la beauté de la vérité et de la vertu, que on devrait chercher à agir sur la jeunesse qui se presse dans nos écoles de philosophie. À cet âge, où les âmes ardentes sentent si fortement le besoin d’aimer, un enseignement réunissant la solidité des idées à l’éloquence des expressions peut développer ! M. Jouffroy. 236 DE L’ÉTAT ACTUEL DE LA PHILOSOPHIE MORALE. puissamment dans les cœurs, cet amour sacré du juste et de l’hon- nête, qui est la base de toute grandeur morale dans l’homme. Qu'il nous soit permis, en finissant cet article, d’y consigner un vœu ardent, pour que les différentes universités qui distri- buent en Europe les bienfaits de linstruction publique, modifient dans ce sens leurs cours de philosophie. Que ne renonce-t-on à des formes arides de didactique, qui ne parlent point au cœur ? Que ne s’applique-t-on, avant toutes choses , à montrer le lien intime qui unit le vrai, le beau et le bon? Un noble exemple de cette manière d’enseigner la philosophie , est con- tenu dans le cours professé par M. Cousin sur ces trois idées, et publié récemment par M. Garnier. En précisant ce que l’éloquent professeur a de vague dans les premiers principes de sa philosophie; en les complétant surtout par les observations profondes et neuves du philosophe italien dont nous nous sommes efflorcés de donner un léger aperçu au public, nous avons la conviction que lon répandrait dans la société des germes féconds d’idées bonnes et utiles, qui pénétreraient peu à peu dans l'opinion générale, et qui ne laisseraient plus une prise si facile aux funestes sophismes, par lesquels on s'efforce trop souvent d’élever le vice à la hauteur d’une théorie. Les succès , éphémères à la vérité, mais pourtant incontes- tables, qu'ont eus dernièrement ces romans, justement désignés comme constituant la littérature de l’adultère ; les applaudisse- mens qu’un admirable talent employé à une cause détestable,, a arrachés à la société dans des ouvrages tels que Lélia , ne prou- vent-ils pas la nécessité de rappeler partout les esprits aux principes d'ordre et de vérité, dont un sage exercice de nos facultés intellectuelles a toujours pour résultat de nous faire apprécier le besoin. Répandre et populariser des idées vraies en morale nous parait un des besoins les plus spéciaux de notre époque, une des plus nobles missions que puisse s’attribuer un ami véritable de l'humanité. Gustave de Cavour. 237 Éducation. ÉDUCATION DES MÈRES DE FAMILLE, par L.-Aimé Martin; seconde édition, revue, corrigée et augmentée, Paris 1838. _o—- La famille ! À ce doux nom se réveille tout à coup le sou- venir de nos premières impressions et de nos premières idées, de nos premières joies et de nos premières douleurs, de nos premières espérances et de nos premiers mécomptes. La famille, c'était notre monde, à nous heureux enfans auxquels n’ont manqué ni les caresses d’une tendre mère, ni la vigilante pro- tection d’un bon père ; monde exceptionnel, où il n’y avait point de lois que notre raison et notre cœur n’approuvassent, point de sacrifice qui ne portât sa récompense avec lui, point de peines qui ne fussent mélangées de plaisirs. La famille constitue la société naturelle à laquelle l’homme est appelé par sa faiblesse native et par la lenteur de son déve- loppement. C’est elle qui nous fait ce que nous sommes au phy- sique, mais surtout au moral. Pauvre orphelin ! La loi trouvera bien, à la rigueur, des ma- melles mercenaires pour t’allaiter, des maîtres pour t’instruire, des surveillans pour te morigéner; mais que fera-t-elle de ton âme, avec sa voix rauque et sévère, avec son inflexible rudesse, avec sa froide indifférence pour les individualités ? Le régime de la loi est fait pour l'adulte ; le régime de la tendresse pour l'enfant et l’adolescent. Les germes de nos facultés morales ont besoin de chaleur pour se développer. Le contact prématuré de la loi les tue, comme le souffle glacial des vents du nord tue les plantes qu'une végétation précoce a fait sortir de la terre avant le 238 ÉDUCATION temps. Quand une fois notre caractère est formé, quand nos facultés ont acquis toute l’élasticité d’un ressort, la résistance de la loi, les nécessités de la vie sociale ont un effet salutaire ; elles tendent le ressort, elles en éprouvent la force, elles retrempent ce qui est de bon aloi, elles émoussent ou suppri- ment ce qui est vieux ou surabondant. Le régime de la tendresse, appliqué à l’homme fait, l’énerverait ou exaspérerait ses ten- dances; le régime de la loi, appliqué à l'enfant, laisse inertes ses facultés morales, et en retarde, s’il n’en arrête pas à jamais l'essor. | Montrez-moi un homme, apprenez-moi ce qu'il est dans ses relations d’époux, d'ami, de citoyen, de fonctionnaire: je vous dirai s’il avait une famille, et une bonne famille, c’est-à-dire, des parens respectables, attentifs, affectueux ; on ne s’y trompe guères; c’est cela, et non la fortune, non la profession , ni même le naturel, qui nous assigne le plus souvent notre place dans la société. : Encore une fois, la famille nous fait ce que nous sommes ; bons , si elle est bonne; méchans, si elle est mauvaise. La morale, la religion ne s’apprennent ni dans les livres, ni dans le monde; elles s’y désapprennent bien plutôt; leur siége, leur trône est dans le cœur, non dans l'esprit; c’est sous’ la forme de sentimens qu’elles prennent racine dans notre âme. Vieilles maximes , qu’il faut redire quelquefois de peur que le monde ne les oublie. L'organisation de nos sociétés européennes repose tout en- tière sur la famille ; elle la suppose partout, et ÿ rattache tout le reste. Ouvrez vos codes , vous y trouvez la famille à chaque page. La personnalité civile et politique, la tutelle, les droits de succession en émanent. Les droits méme où domine l’in- dividualisme, sont pleins d’exceptions et de restrictions fondées sur les liens de parenté, soumises au régime de la tendresse et non à celui de la loi. Toutes. nos législations proclament hautement l'impuissance de leurs auteurs à créer un ordre s0- cial quelconque sans l'élément de la famille. Le-mariage est leur de DES MÈRES DE FAMILLE. 239 point de départ, la famille est sans cesse présupposée, c’est elle qui doit combler toutes les lacunes, corriger toutes les imperfections du système légal destiné à régler les rapports sociaux. Remontez à l’origine historique de toutes nos lois , au ber- ceau de cette Rome qui a eu deux fois la gloire de voir son droit devenir le droit commun de l’Europe ; là vous trouverez la famille plus forte et plus complète qu’elle ne l’a jamais été ailleurs. La famille romaine pourvoyait à tout le développement de l'individu ; elle l’entourait de tous côtés, ne lui laissant aucun point de contact avec le monde et la loi. Grâce à l'es- clavage, le Romain trouvait parmi les siens tout ce qui lui était nécessaire, physiquement, intellectuellement , morale- ment, jusqu’à la femme objet de son premier amour, jusqu'aux. instituteurs et aux philosophes appelés à l’instruire dans les sciences , les lettres ou les arts, jusqu’au culte destiné à pu- rifier son âme en l’élevant au-dessus des misères terrestres. Ce culte , chose admirable, était même ce qui liait tout particu- lièrement ensemble les divers membres de cette association naturelle; c’était l’arche autour de laquelle les enfans, l'épouse du pater familias, ses esclaves, ses affranchis se ralliaient pour former un seul tout. Les sacra familiæ caractérisaient et re- présentaient chaque famille, comme le manoir patrimonial et les armoiries des maisons nobles dans le moyen âge. Aussi, voyez comme la société était forte et vivace autour de ces pyramides à large base qui en contenaient les élémens les plus essentiels ! Pendant six siècles les formes ex- térieures, les constitutions de l’État subirent des modifications capitales , jusqu’à passer de l’aristocratie la plus étroite à la démocratie la plus complète, sans que le caractère moral de la nation fut sensiblement altéré, sans que le corps social pré- sentât aucun symptôme de désorganisation et de dissolution; les vertus publiques et privées qui avaient fait la force de la répu- blique naissante ennoblirent encore les excès de Rome dégéné- rée ; l'édifice pouvait être sans danger reconstruit , exhaussé , 240 ÉDUCATION distribué selon les caprices de l’architecte, car il avait ses fondations dans le roc. Enfin pourtant le roc fut atteint, miné , décomposé par les injures de l'air et les filtrations d’un sol de plus en plus fangeux. La corruption atteignit la famille elle-même , et avec elle le corps social entier. En vain Auguste s’efforça-t-il de recon- struire la famille à l’aide d’un système compliqué de lois ré- pressives ; l’action des causes dissolvantes fut plus forte que celle des lois Julia et Papia Poppéa, qui ne servirent qu’à em- brouiller la législation romaine et à faire briller la sagacité des jurisconsultes de la période suivante. Combien paraît chétive, maigre , incohérente la famille de nos jours, comparée avec l’ancienne famille romaine ! Ceux qui la servent, ceux qui l’instruisent, ceux qui lui fournissent presque tout ce dont elle a besoin, ceux qui travaillent pour elle ou avec elle, sont autant d’étrangers ayant leur personna- lité, leurs intérêts , souvent leur domicile , toujours leur passé et leur avenir à part, totalement distincts des siens. Le Dieu auquel s'adresse le culte des familles est aussi celui auquel s’a- dresse le culte public ; enfin, la loi, impatiente de soumettre le jeune homme à son joug, le soustrait encore imberbe à Fau- torité paternelle, et lui assure dans l’héritage de ses parens une part qu’il ne sera plus obligé de mériter. Et cependant, avec cette organisation imparfaite, la famille pourrait être forte et salutaire dans son influence sur le déve- loppement des individus; elle fournirait une base solide à l'ordre social, un élément puissant de progrès, mais d’un pro- grès compatible avec la moralité des tendances et avec la stabi- lité des institutions; elle remplirait, en un mot, sa destination, la destination que lui a donnée le législateur en fondant la société sur le mariage, si, et c’est là que j’en voulais venir, si la civi- lisation moderne n'avait pas relâché ce lien sacré , si le progrès incessant de cette prétendue civilisation ne tendait pas à le re- lâcher toujours davantage, et à dissoudre peu à peu l'association naturelle sans laquelle aucune de nos associations politiques ne pourrait subsister. DES MÈRES DE FAMILLE. 241 La famille se dissout ! Fait immense, qu'il faut signaler , démontrer , dénoncer aux législateurs de notre époque, afin qu’ils y pourvoient s’il en est temps encore. La famille se dissout! Et par conséquent la désorganisation de nos sociétés est imminente , car elles sont toutes fondées sur la famille; ce sont des associations de familles , non d’in- dividus. La famille se dissout! c’est-à-dire, le sol sur lequel sont assises nos villes avec leurs remparts , le sol qui nous soutient et qui nous alimente, va se décomposant et s’ébranlant sous nos pas, miné sourdement par des causes dissolvantes dont nous ne cherchons point à neutraliser laction. Effrayante per- spective, qui nous menace tous, tant que nous sommes, grands ou petits, riches ou pauvres, dans notre âme et dans notre corps! J'essaierai d’énumérer ces causes dissolvantes sans crainte et sans partialité. Il ne s’agit point ici d’une question poli- tique dans laquelle l'esprit de parti doive jouer son rôle: il s’agit d’une question sociale qui nous intéresse en notre qua- lité, non de citoyens , mais d'hommes, non d'individus ap- partenant à telle ou telle catégorie , mais de membres de la grande association humaine comprenant tous les peuples ci- vilisés. Mobilisation de la propriété. Accroissement absolu de la richesse. Emancipation des travailleurs. Tels sont les trois résultats qui caractérisent la tendance de notre civilisation moderne; telles sont les causes de cet in- dividualisme qui s’insinue peu à peu dans nos lois et dans nos mœurs, au détriment de l'association de famille et de tout ce qui prend sa source dans la famille, c’est-à-dire, au détri- ment de l’ordre moral, sans lequel l’ordre social n’est qu'une vaine forme, bonne tout au plus à protéger nos intérêts ma- tériels, incapable de procurer le perfectionnement, et par con- séquent le vrai bonheur, le bonheur complet des individus. 242 ÉDUCATION 1. Mobilisation de la propriété : première cause d’indivi- dualisme. à La mobilisation de la propriété est le but patent et avoué d’une foule de lois plus ou moins récentes qui ont été rendues en diverses contrées de Europe. Elle est , d’ailleurs, le résultat indirect du partage des successions là où ce partage est admis, c’est-à-dire, dans tous les pays régis aujourd’hui par le droit romain ou par le code Napoléon. L'ancien droit romain partageait aussi la succession éga- lement, au moins entre les héritiers mâles ; il admettait aussi la libre transmission des immeubles ; cela prouve que la mobili- sation de la propriété n’est pas absolument et dans tous les cas incompatible avec une organisation puissante et complète de la famille, Moyennant l'esclavage, les sacra familiæ et la patria potestas , on conçoit en effet, que le lien matériel résultant de la propriété foncière ne füt plus aussi indispensable, sur- tout à une époque où la mobilité, même à l’égard des meu- bles , quoiqu’elle fût dans les lois, n’était point dans les mœurs. Il en est autrement pour nous. La propriété est un foyer d’intérêts communs , de plaisirs communs, de souvenirs communs , qui rattachent à la famille ses propres membres , et une partie de ses serviteurs ou deses cliens. Mais c’est la propriété immobilière , la propriété trans- mise de père en fils, la propriété dont chaque partie est em- preinte de la destination du père de famille, et rappelle à ceux qui l’occupent les vertus et les bienfaits de leurs aïeux. Le patrimoine est en quelque sorte le symbole extérieur et ma- tériel de l'association fondée sur le mariage. Autrefois, dans les villes même , chaque maison ne servait qu’à une seule famille, et il n’était pas rare de voir les géné- rations se succéder sans interruption dans l’immeuble patri- monial qui avait été construit pour elles, en vue de leurs besoins et de leur avenir. Aujourd’hui, les propriétés urbaines sont tellement mobilisées , presque partout, que les proprié- taires ne les achètent ou ne les bâtissent pas même en vue de NET TO DES MÈRES DE FAMILLE. 243 leurs propres convenances. Vingt fois dans sa vie on change de quartier, de demeure, de meubles , et la plupart de nous, arrivés à l’âge de raison, ne se rappellent plus les lieux où leur énfance s’est écoulée, où ils ont reçu les premières caresses de leurs parens , où ils ont partagé avec leurs frères et sœurs les innocentes joies du printemps de la vie. Les domaines ru- raux commencent aussi à perdre leur caractère patrimonial , pour revêtir le caractère vénal. Ce sont des marchandises auxquelles celui qui les possède s’applique à donner, non une valeur d'affection, mais une valeur courante, évitant avec soin tout ce qui , en les spécialisant et en les appropriant aux be- soins d'une famille, pourrait compromettre leur aliénabilité et les mettre hors du commerce. Chez les peuples nomades, alléguera-t-on peut-être, la fa- mille est fortement organisée ; c’est même souvent la seule association qui subsiste parmi eux en temps de paix. Oui, mais c’est que , à défaut de propriété foncière, la propriété mobilière elle-même y a pris un caractère de spécialité et d’immobilité. Les tentes, les troupeaux , les armes , quelque- fois les esclaves de la famille nomade, forment son patrimoine distinctif , le lien matériel qui en unit tous les membres. Chez nous, il n’y a plus de patrimoines ; il n’y a que des fortunes, c’est-à-dire, des valeurs abstraites, réalisables sous toutes les formes ; et qui, par conséquent, n’en ont aucune qui leur soit propre. C’est ainsi que les premières impressions et les premières idées, si importantes pour le reste de la vie, si décisives par Vinfluence qu’elles pourraient exercer sur le développement postérieur de l’individu, ne se rattachant plus à rien qui les lui rappelle, s’effacent ou n’ont plus de prise sur son âme. Sous ce régime , il n’y a point de place pour cette sagesse for- mulée, pour ces vertus héréditaires et traditionnelles , que les enfans apprennent à aimer sur l’autorité de leurs pères, mais qui, étroitement unies à tout l’ensemble des images physiques dont leur jeunesse fut entourée, s’affaiblissent et perdent leur empire à mesure que la trace de ces images s’évanouit. 244 ÉDUCATION L’homme est un être complexe; il y a chez lui deux na- tures, mais ces deux natures sont si étroitement liées l’une avec l’autre, qu’il en résulte un tout unique, indivisible. — « Em- parons-nous de sa raison, dites-vous, c’est la faculté qu'il faut développer chez lui de préférence à toutes les autres. Quand nous lui aurons inculqué des principes rationnels, nous pourrons, sans crainte, le lancer dans le monde.» — Pauvre éducation que celle qui ne tient compte ni des senti- mens, ni des habitudes! Les sentimens et les habitudes se développent avant que vous puissiez agir sur la raison, et peuvent , par conséquent, faciliter votre action sur cette noble faculté, ou bien aussi l’entraver et la neutraliser compléte- ment. Mais combien y a-t-il d'hommes dont on ait pris à tâche de développer la raison? Pour la plupart, cette éducation est impossible , à cause des circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. Un grand nombre de ceux qui pourraient la recevoir ne la reçoivent point , ou la reçoivent mal. Enfin, je n'hésite pas à l’affirmer, sur dix personnes dont la conduite est morale et religieuse, il en est à peine une chez laquelle cette conduite soit le résultat de l’éducation rationnelle , c’est- à-dire, soit gouvernée uniquement par des principes. Pour les neuf autres, la sagesse n’est que le résultat de l’empire qu’exercent sur leur âme les sentimens qu’elles ont reçus dans leur famille ; et l'effet durera tout justement aussi longtemps que la cause. Si les sentimens s’affaiblissent, c’en sera fait de la sagesse ! Or, nous n’avons que fort peu de contrôle sur cette partie passive de notre nature. Il ne dépend pas de nous que nos sentimens soient forts. Les circonstances qui en ont accompagné le développement font tout; notre volonté n’y fait presque rien. Plus nous conserverons les habitudes qui sont nées avec les sentimens, plus il existera d'objets extérieurs dont l’image se lie avec ces habitudes et ces sentimens, plus aussi nous pouvons espérer que les unes et les autres auront de force pour résister aux attaques de la sensualité ou de la vanité, ces deux grands ennemis de toute sagesse humaine. DES MÈRES DE FAMILLE. 245 L'ensemble des premières impressions de Ja vie forme un tout dont chaque partie sert à étayer les autres. Il faut rendre ce tout aussi cohérent, aussi indivisible , aussi entier que pos- sible, afin qu'il soit puissant sur l’âme et sur l’intelligence ; afin qu'il fournisse une base solide à l’édifice que l’éducation rationnelle voudra élever plus tard. La mobilité du patrimoine, l’absence d’une forme spéciale qui le caractérise et qui l’iden- tifie avec la famille, tend évidemment à rompre cette unité de nos impressions, à détruire cette cohérence des sentimens avec les habitudes , qui donne tant de force aux sentimens , et par cela même aux principes moraux. Nous avons tous l’instinct de ces vérités, avant que la ré- flexion nous les ait démontrées. La division et la mobilisation des propriétés rurales , la destruction des antiques manoirs, qui ont vu se succéder mainte génération dans leurs murs, nous affectent péniblement. Il y a plus de mélancolie que de gaité dans le spectacle de cette activité incessante qui remue et métamorphose de toutes parts les créations du passé, pour substituer aux patrimoines de nos aïeux des propriétés vé- nales , et à leurs anciennes demeures , toutes pleines de poésie et de caractère, ces constructions modernes, si régulières , si agréables à l’œil , si insignifiantes , si muettes pour le cœur. Voyez-vous , sur le penchant de la colline, cette habitation rustique et le magnifique ormeau qui en ombrage les abords ? Celui qui a bâti la maison , et qui a planté l'arbre , vit encore dans la mémoire de ses descendans, les propriétaires actuels, auxquels il a transmis , avec cet héritage, ses mœurs simples, et ses habitudes religieuses. Cet ormeau, qui protége la famille contre les intempéries de l'hiver et qui l’abrite contre les ar- deurs de l'été, c’est le génie tutélaire , le dieu lare, auquel son culte s’adresserait si elle n’était pas chrétienne. L’histoire de la famille , le souvenir de tous les événemens qui l’ont in- téressée , de toutes les fêtes qu’elle a données, s’unit et se confond avec l’image pittoresque de ce vénérable témoin, si plein de vie, et pourtant si discret. La maison, l'arbre, ce 246 ÉDUCATION qui constitue la forme extérieure de ce petit patrimoine, ce qui lui imprime un caractère spécial , les habitudes qui déri- vent de ce caractère , tout cela se trouve intimement lié avec les sentimens d’affection qui unissent entre eux les membres de cette famille, avec leur éducation, avec leurs. principes religieux et moraux. Voilà un système de sensations , d'idées et de sentimens, bien complet , bien cohérent, et par consé- quent bien fort contre l’action dissolvante des intérêts indi- viduels et des mauvaises passions. Mais ces enfans que vous voyez jouer auprès de l’héritage de leurs aieux, ne conserveront de ce qui les entoure que des impressions fugitives, car une ambition inquiète s’est emparée du père de famille. Grâce à la mobilisation croissante des propriétés, son domaine est devenu un capital dont Ja rente excédera de beaucoup les revenus, les avantages matériels qu'il en retirerait en lui conservant sa forme actuelle. D’avides spéculateurs lui ont offert ce capital ; Péchange a été con- sommé ; la famille abandonne tristement son patrimoine pour aller vivre dans une cité populeuse , au milieu de l’atmosphère dissolvante de la civilisation moderne, tandis que les nouveaux acquéreurs s’apprêtent à bouleverser le domaine pour tirer de sa situation le meilleur parti possible, et lui donner une valeur vénale qui leur procure un bénéfice assuré. J'entends déjà les coups redoublés de la hache sur le tronc séculaire de l’ormeau. Arrêtez, profanes, ce n’est pas une masse inerte et sans vie que vous allez détruire; c’est un sym- bole vivant , le symbole de cette association de famille, qui est le fondement sacré sur lequel repose l’ordre social. Ah ! si vous l'aviez vu tenir tête à l’orage lorsque les vents déchaïnés balayaient la plaine et soulevaient au ciel des tour- billons de poussière, si vous aviez entendu le majestueux bruis- sement de son feuillage tourmenté en tout sens par la tempête, vous auriez compris peut-être sa destination; vous auriez reconnu en lui une divinité tutélaire du foyer domestique. Mais un symbole n’a point de valeur vénale ; ce bel ouvrage DES MÈRES DE FAMILLE, 247 de la nature , tout chargé des souvenirs d’une famille, n’est pour le spéculateur nouveau qu’un obstacle aux constructions qu'il projette, un voile incommode qui cacherait son œuvre aux yeux des chalands. Déjà Kormeau s’ébranle ; bientôt il sera là gisant à nos pieds, lui dont la tête verdoyante dominait au loin la contrée. Spectacle plein de tristesse et d’amertume ! Faut-il done que le progrès s’accomplisse par la destruction de tout ce qu’il y avait de beau et de vénérable dans le passé P 2. Accroissement absolu de la richesse sociale : seconde cause d’individualisme. Cette cause est intimement liée à la première. L’accroisse- ment des richesses amène un accroissement dans l’importance relative de la richesse mobilière et dans l'influence de ceux qui la possèdent , et c’est parce que la richesse mobilière acquiert de l’importance que la propriété foncière tend à se mobiliser. Cependant , cette aceumulation de la richesse mobilière contri- bue par elle-même à dissoudre l’association de famille, et cela de plusieurs manières : d’abord , en favorisant la division du travail. Il y a une division du travail à la fois naturelle et salutaire ; c’est celle qui a lieu dans l’intérieur de la famille, entre les différens membres dont elle se compose, et à l'égard des travaux dont leur bien-être est le but immédiat, Celle-là tend à resserrer les liens de la famille, en établissant des rapports de dépendance réciproque entre les individus qui lui appar - tiennent. La grande division du travail , celle qui a lieu dans la société , et qui est le résultat de l'accumulation des richesses , produit un effet tout contraire. En faisant de chaque occu- pation productive une industrie distincte dont les produits, #râce à la concurrence et à l'abondance des capitaux, peu- ment être livrés au plus bas prix possible, elle rend inutile, et souvent onéreux, ce concours des divers membres de la famille, cette association de leurs efforts pour atteindre un but commun. Ils trouvent bien plus d'avantage à exercer chacun leur activité d’une manière toute spéciale, pour le compte | 248 ÉDUCATION d'autrui, et à‘ mettre à profit les dispositions naturelles ou acquises qui les rendent propres à tel travail plutôt qu’à tel autre. Leur gain total s’élève , au moins temporairement, c’est- à-dire, jusqu’à ce que la concurrence entre les travailleurs ait amené son résultat ordinaire; mais cet avantage est acheté par un dérangement complet de la vie intérieure. L'unité, la convergence des efforts , la dépendance réciproque, ne sub- sistent plus, ou ne subsistent qu’à un moindre degré ; les rela- tions extérieures de chaque individu se multiplient aux dépens de ses relations intérieures, et une association fondée sur les mœurs se trouve remplacée par une simple aggrégation qui n’est fondée que sur la loi. Et ce n’est pas seulement aux familles de travailleurs que la division du travail est fatale; elle introduit dans les familles riches une foule d'étrangers auxquels on s’empresse d’avoir recours, afin de pouvoir librement s’adonner, non à des occupations spéciales et lucratives , il est vrai, mais aux distractions du monde et aux soins futiles de la toilette. La maison se rem- plit de mercenaires auxquels l’éducation physique, intellectuelle et morale des enfans est presque entièrement confiée, et qui s’acquittent de cette tâche comme on s’acquitte de tout ce qui est un métier , de tout ce que l’on fait en vue d’un gain pour soi et non par amour et en vue des résultats de la chose même que l’on fait. J'entends déjà les hommes frivoles, pour qui tout senti- ment sérieux est un sujet de raillerie, parodier des regrets qu’il est si facile de rendre ridicules en les exagérant. Je dirai donc, pour leur épargner une peine inutile , que je n’ai point songé, en écrivant ceci , au temps heureux où la reine Berthe filait, encore moins à celui dont parle le bon Homère, où des filles de roi lavaient leur linge elles-mêmes. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de remonter aussi haut pour trouver des exemples de familles qui , tout en marchant extérieurement avec leur siècle, avaient conservé intérieurement des mœurs patriarcales. DES MÈRES DE FAMILLE. 249 L'exploitation des industries manufacturières en grand et par le moyen de machines , autre conséquence inévitable de l'accumulation absolue des richesses, achève et complète la dissolution de la famille du travailleur, en le forçant à déserter son foyer depuis le matin jusqu’au soir. Le père, la mère et les enfans, sont tous mis en réquisition , tous enrôlés comme travailleurs libres, tous soustraits par conséquent aux influences de la viede famille et livrés à lindividualisme. Des populations entières se trouvent ainsi, dès l’âge le plus tendre , soumises au régime de la loi, et privées de tout le développement moral que l’association de famille peut seule procurer. Cette association n’est pas seulement relàchée dans ce cas, elle est détruite , elle cesse d'exister pour faire place à un état de choses tout semblable à celui qu’on observe chez les fourmis, les castors et d’autres animaux vivant en société. À-t-on suffisamment réfléchi à l’importance de ce fait? Le législateur a fondé l’ordre social sur le mariage , c’est-à-dire, sur la famille ; la famille, avec toutes ses conséquences, tant morales que matérielles, constitue son point de départ, Îa donnée universelle qu'il présuppose dans tout le reste, le ciment qui lie ensemble tous les matériaux de son édifice; et voilà que ce point de départ devient un mensonge , que cette donnée lui échappe, que ce ciment disparaît pour une portion considérable de la société ! | Les Spartiates ont vécu longtemps sous un régime qui ex- cluait l’association de famille ; mais, c’est que leurs lois n’é- taient pas fondées sur cette association. Lycurgue en avait fait abstraction ; il avait pourvu, et voulu expressément pourvoir, au développement de l'individu et du corps social sans le se- . cours de la famille; tandis que nos législateurs l’ont expres- sément adoptée comme élément de tous leurs calculs , comme base de toutes leurs institutions. Enfin , l'accumulation absolue des richesses sociales amène une inégalité de plus en plus forte entre les revenus indivi- duels, et cette inégalité a une influence désastreuse sur la fa- XV 16 250 ÉDUCATION mille, non-seulement parmi les classes infimes et pauvres, mais parmi les classes moyennes de la société; car elle offre à l’ambition et aux autres passions individuelles des appâts telle- ment irrésistibles , qu’elle rend l’homme indifférent aux pai- sibles joies du bonheur domestique, étranger aux idées d’ordre et de moralité que ce bonheur tend à développer , et qui en sont en même temps la condition indispensable. Quand les jouissances de la sensualité et de la vanité se présentent chaque jour à nos yeux, sous les formes les plus séduisantes et les plus variées, comme le résultat et la récom- pense du déploiement exclusif de nos facultés physiques et intellectuelles , est-il surprenant que nous en venions à dé- daigner nos facultés morales et les douces satisfactions dont elles sont la source? Le mariage, lui-même, grâce aux lois qui appellent la femme au partage des successions tant colla- térales que directes, le mariage devient un objet de spéculation, nn moyen de fortune; la vie de famille cesse d’en être le but et la conséquence. S’enrichir , parvenir, voilà le but; et l’on n’y arrive guère en se vouant aux devoirs el aux plaisirs de la paternité. Emancipation des travailleurs : Troisième cause d’indivi- dualisme. L'émancipation complète des travailleurs dans toutes les in- dustries est un fait nouveau, particulier à quelques contrées, et qui est loin encore d’avoir produit tous les effets qu'il est apte à produire; mais son influence sur l’association de famille, et par là sur le développement moral des classes laborieuses , s’est assez manifestée pour justifier les craintes qu’on aurait pu en concevoir a priori. La famille ne saurait accomplir la belle tâche qui lui est confiée dans nos sociétés, c’est-à-dire, procurer le développe- ment moral des individus, que sous certaines conditions dont la présence dépend à son tour, au moins en grande partie, des cir- constances matérielles dans lesquelles la famille se trouve placée. Il faut que le gouvernement de la famille réunisse , comme DES MÈRES DE FAMILLE. 251 tout autre gouvernement, les aptitudes intellectuelles et morales appropriées au but qu’il se propose. En d’autres termes , il faut qu’il connaisse ce but et les vrais moyens de l'atteindre, il faut aussi qu'il veuille Patteindre. Je conviens qu’il existe chez les parens , même vicieux, corrompus ou méchans, et surtout chez les mères, un instinct de tendresse qui peut, jusqu’à un certain point, leur tenir lieu de culture intellectuelle. L'éducation de la famille est rarement tout à fait mauvaise , tout à fait impropre à imprimer au dé- veloppement des facultés morales de celui qui la reçoit une di- rection salutaire. Mais elle peut se trouver, elle se trouve en effet souvent insuffisante pour opérer à elle seule l’effet dé- sirable, pour remplir entièrement le but du législateur; et cette insuffisance est en raison inverse de l'intelligence, des lumières et du loisir que possèdent les parens. | , Le gouvernement de la famille n’est pas une tâche purement passive. Il ne suffit pas d’être père pour la remplir. Il y faut du temps, de la liberté d’esprit, et cette tendresse attentive et prévoyante qui suppose toujours un peu de culture dans Pin- telligence, un peu d’élévation dans les sentimens. Le manœu- vre qui vit au jour le jour, sans cesse aux prises avec le be- soin, sans cesse absorbé par des soins tout matériels , et livré à de rudes travaux, l’ouvrier, dont le salaire suffit à peine pour le préserver de la misère, pourrait-il apprécier l’importance du développement moral de ses enfans ? Ces petits êtres sont avant tout, pour lui , des causes de dépenses ; sa grande aflaire est de les mettre le plus tôt possible en état de gagner eux-mémes leur vie. S’il s'occupe de leur avenir, ce n’est guère que sous ce point de vue. De telles familles sont donc frappées de disso- lution dès qu’elles existent ; elles en sont frappées par les cir- constances mêmes au milieu desquelles elles se forment, par Pabsence de loisir, de liberté d'esprit, de culture intellectuelle et de développement moral chez le père et la mère qui doivent les gouverner. Il a existé autrefois partout des lois qui restreignaient di- 252 ÉDUCATION rectement ou indirectement, pour les travailleurs, la faculté de s'établir et de fonder une famille. De telles lois existent encore dans plusieurs pays de l’Europe. Elles produisent l’effet dont il s’agit en établissant des liens de dépendance et de subordi- nation, soit entre l’agriculteur et le propriétaire, soit entre l’ouvrier et le maître. Rompre tous ces liens, opérer l’émanci- pation complète des travailleurs, c’est évidemment favoriser l'augmentation du nombre des familles , c’est donner au pre- mier venu la faculté d’en former une, et d’assumer , qu'il en soit capable ou non, la tâche si belle , mais si délicate dont le législateur s’est déchargé sur les pères de famille. Le gouver- nement de la famille ne peut plus, sous ce régime , être consi- déré comme une mission sociale à laquelle on ait besoin de se préparer d'avance, comme un sacerdoce dont il faille se rendre digne par des vertus et des sacrifices, comme la récom- pense enfin d’une jeunesse laborieuse et prévoyante. Ce n’est qu'un fardeau de plus ajouté à celui de la misère ; un surcroît de peine qui complique la position du pauvre, et qu’il envisage non comme une source de devoirs nouveaux à remplir, mais comme un nouveau motif de mécontentement et de plaintes contre l’ordre social et contre les décrets de la Providence. Alors intervient la charité avec ses maisons d'asile et ses écoles pour l'enfance, fondations louables dans leur principe, qui attestent la piété et l’humanité de ceux qui les soutiennent et les administrent, mais qui, en consommant la dissolution des familles pauvres, aggravent le mal qu’elles prétendent guérir. Le mariage n’entraîne plus de responsabilité pour les parens. Famille et mariage ne sont plus deux institutions cor- rélatives, dont l’une soit la conséquence nécessaire de l’autre, Il faut effacer de nos codes cet article qui impose aux pères et mères l’obligation d’entretenir et d'élever leurs enfans, car il repose sur l’hypothèse d’une liaison intime entre le fait du ma- riage et celui de l’association de famille. Dans esprit du légis- . lateur, les deux faits étaient indispensablement unis comme la cause et l’effet; cette hypothèse étant un mensonge, que deviendra le système auquel elle sert de base? DES MÈRES DE FAMILLE. 253 La faculté illimitée d'ajouter de nouveaux membres à la so- ciété peut-elle étre raisonnablement affranchie de toute res- ponsabilité à l'égard des conséquences possibles d’une telle augmentation ? La société doit-elle accorder à tout venant la li- berté indéfinie de donner la vie à de nouveaux êtres, sans attacher à l’exercice de cette liberté aucune garantie , sans im- poser à ceux qui en font usage aucune condition préalable ? N'est-elle pas fondée à exiger de ceux qui forment une famille naturelle qu’ils forment aussi une famille civile, qu’ils aient les qualités requises pour gouverner cette association élémen- taire, qu’ils en connaissent et qu’ils en puissent remplir les devoirs ? C’est de la famille que la société doit recevoir ses membres. La société ne se recrute pas de nouveau-nés , mais d’hommes faits, que la famille a dù élever et préparer à la vie sociale. Tel est le système qui résulte de nos lois civiles, ou plutôt celui qu’elles présupposent , et qui devrait en résulter. Si les trois grandes causes dissolvantes que je viens de si- gnaler sont bien réelles , si je ne m'en suis point exagéré l’ef- ficacité, voilà, certes, un grave sujet de réflexions pour qui- conque porte ses vues au delà du moment présent, du cercle étroit de sa vie journalière. Il s’agit, non d’un mal accidentel, non d’une crise temporaire, mais d’un mal chronique, d'un- mal qui attaque la base même de nos sociétés , et qui tend à- s'accroître sans cesse, parce que les causes qui le produisent: sont essentiellement croissantes. Il serait aisé de prouver, en parcourant les diverses contrées de l’Europe, que là où ces causes ont le plus agi, là surtout où la mobilisation des propriétés et l'émancipation des travailleurs ont été le plus complétement établies , là aussi la démoralisa- tion et les tendances désorganisatrices se sont le plus mani- festées. S'il est vrai de dire que c’est l’éducation de famille qui établit entre les individus les différences les plus réelles , il ne l’est pas moins de dire que c’est l’état de la famille qui forme le caractère principal de chaque société, le trait distine- 254 ÉDUCATION tif de sa civilisation. Voulez-vous connaître le caractère d’un peuple, comprendre son histoire, apprécier ses institutions politiques , étudiéz d’abord la famille chez ce peuple, étudiez- la dans toutes les classes; l’état dans lequel vous trouverez cette association élémentaire, vous fournira le meilleur critère pour juger de lassociation générale. Quand il serait possible de mesurer avec quelque précision le degré de dissolution au- quel la famille est arrivée dans une société quelconque, on aurait trouvé le véritable éfhomètre social , au moins pour les nations européennes , c’est-à-dire, pour toutes celles dont la lé- gislation est fondée sur la famille. Plus d’un lecteur, je le sais, accusera l’auteur de cet article de tendances rétrogrades , et attribuera les craintes et les regrets que je viens d’exprimer à des préjugés et à des intéréts que la marche progressive de la civilisation aurait froissés. Je dois le déclarer cependant , rien ne serait moins fondé qu'une telle supposition. Personne n’a une foi plus implicite que moi dans la perfectibilité de l’homme social; personne n’a plus désiré le progrès et n’est mieux placé que je ne le suis, pour en profiter et pour en jouir. Je reconnais pleinement tout ce que les sociétés modernes ont gagné par la mobilisation des pro- priétés , par l’accroissement des richesses, et par l’émancipa- tion des travailleurs, et je ne voudrais pas que la civilisation fit un seul pas en arrière. Mais quoi ! Ne peut-on regretter quel- que chose du passé sans étre un homme rétrograde , un par- tisan du moyen âge, un ennemi des lumières et de la liberté? Ne serait-il pas temps de renoncer aux doctrines exclusives, d’abjurer cette intolérance aveugle qui classe les opinions et les systèmes , non d’après leur valeur intrinsèque, mais d’après leur tendance apparente, d’après leurs rapports extérieurs avec certaines formules qui servent de mot d'ordre aux partis ? D'autres me diront : vos pensées sont vraies; vous avez parfaitement caractérisé la tendance du progrès , et les résul- tats de cette tendance. La dissolution de la famille est un fait DES MÈRES DE FAMILLE. 255 incontestable , et, ce fait étant donné , les conséquenses qu’il en faut déduire sont bien celles que vous signalez ; nous les voyons comme vous, car il faudrait se refuser à l'évidence pour ne pas les voir. Mais les faits de cet ordre sont de ceux auxquels nous ne pouvons rien. Ils ont un caractère tout pro- . videntiel , qui échappe à l’action des moyens humains. La dé- sorganisation de la société, puisqu’elle s’opère , entrait dans les vues de la Providence; la réorganisation s’opérera de même. Quand ? par quels moyens ? sous quelle forme? c'est ce que nous ignorons. Laissons faire la Providence et attendons. J’ai tenu quelquefois le même langage, et je me suis long- temps contenté de cette espèce de fatalisme pseudo-religieux, dans lequel la Providence n’intervient que pour affranchir les sociétés humaines de toute responsabilité à l'égard de leurs actes collectifs, de leurs mœurs , de leurs habitudes , de ce qui constitue, enfin , leur développement interne. Cependant cette doctrine, examinée de plus près, m’a paru anti-philosophique, incompatible avec la liberté morale sans laquelle il n’y a pas plus de responsabilité individuelle que de responsabilité col- lective, En effet, si je ne suis qu’un instrument absolument passif entre les mains de la Providence, mes actes de toute espèce doivent être considérés comme le résultat d'une impul- sion supérieure, à laquelle j’ai dû céder parce qu’elle était plus forte que ma raison. Je ne puis distinguer, parmi les détermi- nations de ma volonté , celles qui doivent concourir au but de la Providence ; puisque j'ignore ce but. Il n’y a pas une action individuelle qui ne puisse avoir sa part d'influence directe ou indirecte sur le développement social, sur la marche de la civili- sation. Dire que ce développement est un fait purement provi- dentiel auquel nous ne pouvons rien, c’est ériger en faits pro- videntiels toutes les déterminations de notre volonté ; c’est nier toute responsabilité, toute liberté. Devrait-on reconnaître le caractère providentiel dans un progrès qui tendrait à diminuer la grandeur morale de l’homme social, et à le rendre de plus en plus esclave de ses désirs 256 ÉDUCATION sensuels ? dans un progrès qui aboutirait, ne füt-ce même que temporairement , à l’abrutissement des trois quarts de l’espèce humaine? À des époques antérieures, chez des peuples moins avancés dans ce que nous appelons la civilisation, ne voit-on pas plus de grandeur, plus d’intellectuabilité et de moralité, un type en un mot plus parfait de la créature pensante, et ne peut-on pas se demander si, tout compte fait, nous n’avons pas rétrogradé au lieu d’avancer , si notre progrès est en réa- lité un progrès P D'un autre côté, notre civilisation n’a-t-elle pas fait dispa- raître une foule d’abus dont il serait absurde et impie de dé- sirer le retour ? N’a-t-elle pas fait triompher des principes émi- nemment salutaires , éminemment propres à pousser les indi- vidus et les sociétés dans la voie du perfectionnement ? Si ces principes ne reçoivent pas leur entière application, la cause n’en est-elle pas dans le passé lui-même, dans les habitudes et les intérêts qu’il a créés , et que le temps seul peut détruire ? Telles sont les questions que je m'étais posées et auxquelles je m’efforçais en vain de trouver une solution satisfaisante, lorsque M. Aimé Martin me fit honneur de m'adresser son livre sur léducation des mères de famille. Dès les premières pages il me fut aisé de reconnaître que les mêmes questions l'avaient rendu perplexe, et qu’il avait fait des observations toutes semblables aux miennes, quoiqu'il ait formulé ces ques- tions et ces observations autrement que je ne l'ai fait. L'influence des femmes sur la civilisation, l'éducation des hommes par les mères de famille, sont des résultats néces- saires du fait primitif de l’association de famille, tant que cette association reste forte et complète. Ainsi, toute la première partie de l’ouvrage de M. Aimé Martin, dans laquelle il s’attache à signaler cette influence des femmes , et à faire res- sortir l'importance de l’éducation de famille, c’est-à-dire de ce que j'ai appelé le régime de la tendresse , par opposition au régime de la loi, tout cela vient appuyer merveilleusement la thèse que j'ai soutenue. C’est aussi, quant à la forme, la partie DES MÈRES DE FAMILLE. 257 la plus remarquable de l'ouvrage, et je ne puis résister à la tentation d’en transcrire quelques fragmens qui m’ont paru aussi brillans de style que frappans de vérité. L'auteur, passant d’abord en revue les travaux des philoso- phes anciens et modernes sur le sujet qu’il traite, signale en particulier ceux de Rousseau. « Elève de Plutarque, républicain adouci par l'Évangile , Sa misère l’avait rapproché du peuple , sa fierté l'avait éloigné des grands. Frappé de la dissolution générale, il conçoit une de ces idées fécondes auxquelles se rattachent, par des fils imper- ceptibles, le destin de l'humanité. Son but était de donner des citoyens à la patrie; il semble ne songer qu'à donner des mères à nos enfans. Le lait maternel sera le lait de la liberté. .….. Dans ce plan si vaste, où l’on ne voit qu’un enfant et son gouverneur , le génie de Rousseau comprend tout ce qui peut former un grand peuple ; il sait que les idées de liberté individuelle ne tardent pas à devenir des idées de liberté na- tionale. En élevant un homme, il songe à faire une nation. « Et quel sera le mobile de cette grande révolution ? Au milieu de tant d'avilissemens, qui osera vivifier les âmes du saint amour de la vérité? Il y a dans le cœur de la femme quelque chose de républicain qui l’appelle à l’héroïsme et au dévouement : c’est là que Rousseau cherche un appui , c’est là aussi qu’il trouve la puissance. Il ne veut pas, sévère mora- liste , imposer de tristes et d’importuns devoirs : c’est une fête de famille qu’il invoque, c’est une mère qu’il présente aux adorations du monde , assise près d’un berceau, un bel enfant sur son sein , et toute resplendissante de joie sous les tendres regards de son époux. Tableau ravissant, qui révélait aux femmes une puissance toute divine, celle de nous rendre heu- reux par la vertu. Non, jamais la parole humaine ne remplit une mission plus sainte : à la voix de Rousseau , chaque femme redevient mère, chaque mère redevient épouse, chaque en- fant veut être citoyen. «Ainsi fut renouvelée la famille, et par la famille la nation. 258 ÉDUCATION Ainsi les femmes travaillaient sans le savoir à une régénéra- tion universelle. Rousseau les avait mises de son parti sans les mettre dans sa confidence ; et lorsque l'Europe croyait ne lui devoir que le bonheur des enfans et la vertu des mères, il venait de jeter les fondemens de la liberté du genre humain. « Telle fut l'influence de Rousseau. Tout ce qu’il exigea des femmes il l’obtint : elles furent épouses et mères. Un pas de plus , et en leur confiant l'éducation morale comme il leur avait confié l’éducation physique , il faisait de l'amour ma- ternel le plus puissant mobile de l’humanité. Malheureuse- ment il s’arrêta. Celui qui, en parlant des femmes a si bien dit: «Que de grandes choses on ferait avec ce ressort ! » n'ose rien leur proposer de grand; il abandonne à leur ten- dresse les soins de la première enfance , et croit leur destinée accomplie ! « Quelque chose reste donc à faire après Rousseau. L’im- pulsion qu’il imprima aux études morales a manqué de force parce qi’elle a manqué d'agent; c'est cet agent qu'il faut chercher , non parmi les doctes et les philosophes , mais au sein même de la famille. Les hommes n’élèvent guère que ceux qui ont de l’or : on achète un gouverneur ; la nature est plus magnifique, elle en donne un à chaque enfant. Laissez l’en- fant sous l’égide de sa mère! Ce n’est pas sans dessein que la nature le confie en naissant au seul amour qui soit tou- jours fidèle, au seul dévouement qui ne se termine qu'avec la vie. « IL y a dans le livre de Rousseau une contradiction sur la- quelle il est bon de jeter quelque lumière. Si d’une part il rend les mères aux enfans, d’autre part il reprend l'enfant des bras de la mère, et le livre à un gouverneur idéal qui doit tout remplacer. On dirait que son but est de briser tous les liens de la nature: car la nature donne à l’enfant des frères, des sœurs , des oncles, un père, un grand-père, douce prévoyance qui l’environne en naissant des joies de son âge , et de la rai- son des temps passés ! » DES MÈRES DE FAMILLE. 259 « Chasserez-vous cette foule joyeuse qui le reçoit avec ten- dresse aux portes de la vie? Détruirez-vous cette loi qui pré- pare avec tant de sollicitude des affections à son enfance, des conseils et des exemples à sa jeunesse ? On ne touche point aux lois de la nature sans déranger des prévoyances, sans anéantir des bienfaits. Observez seulement les résultats de cette théorie dans la perte des relations, en apparence si peu importantes, du vieillard et de l’enfant : la Providence ne les réunit qu’un moment au coin du foyer domestique; mais que de profondes impressions dans cette entrevue si courte ! c’est une vie qui se dégage, et une vie qui se prépare : l’enfance se joue autour de la vieillesse pour lui donner ses dernières joies , pour en recevoir les premières instructions ; doux échange, où les fai- blesses des deux âges produisent les plus touchantes éonson- nances. Voyez comme les deux extrémités de la vie se rencon- trent dans les mêmes penchans , et comme ces penchans sont favorables aux délassemens de l’un et à l'éducation de l’autre: il y a un charme qui les rapproche ; le vieillard aime à parler, l'enfant à l'écouter ; le vieillard ne s’aperçoit pas qu’il se ré- pète , l’enfant ne se lasse pas des répétitions ; il s'amuse de ce qu’il sait, comme le vieillard de ce qu’il redit. Conte-moi l’histoire d'hier, s’écrie l'enfant , et son attention est captivée aujourd’hui comme elle l'était hier, et cent choses nouvelles le frappent dans cette histoire, déjà contée cent fois : ainsi les infirmités même de la vieillesse entrent dans les prévoyances de la nature; ainsi la troupe folâtre des petits enfans est at- tirée par l’amour, retenue par la curiosité , sous la main du vieillard qui la bénit ! « Suivons donc les lois de la nature; elle ne nous livre en naissant, ni aux soins d’un pédagogue, ni à la garde d’un phi- losophe ; c’est à l'amour d’une jeune mère, c’est à ses caresses qu’elle nous confie ; elle appelle autour de notre berceau les formes les plus gracieuses, les sons les plus harmonieux , car la voix si douce de la femme s’adoucit encore pour l'enfance ; enfin , tout ce qu’il y a de charmant sur la terre, la nature, 260 ÉDUCATION dans sa sollicitude, le prodigue à notre premier âge; pour nous reposer, le sein d’une mère, son doux regard pour nous gui- der, et sa tendresse pour nous instruire ! » Dans le chapitre intitulé : Du véritable gouverneur des en- Jans, Vauteur entre plus avant dans le développement de sa thèse et l’étaie d’autorités et d’exemples, auxquels il ne serait sans doute pas difficile d’en ajouter beaucoup d’autres si la sta- tistique morale des sociétés était mieux connue. « Le gouverneur par excellence est celui qu’appellent nos penchans ; il faut que l'élève entende le maître ; tout dans leurs rapports doit être convenance , tendresse et proportion : c’est ainsi que la nature coordonne la mère à l'enfant. Voyez avec quel soin elle les rapproche par la beauté, la grâce, la jeunesse, la légèreté d'esprit, et surtout par le cœur. Ici, la patience répond à la curiosité, et la douceur à la pétulance ; l'ignorance de lun n’est jamais rebutée par le pédantisme de l’autre: on dirait que les deux raisons croissent ensemble, tant la supé- riorité de la mère est assouplie par l'amour ; enfin , cet esprit frivole, ce penchant au plaisir, ce goût du merveilleux, que l’on blâme avec si peu de réflexion dans les femmes , est une harmonie de plus entre la mère et l’enfant ; tout les rapproche, leurs consonnances comme leurs contrastes ; et dans le partage que la nature a fait de la douceur, de la patience, de la vigi- lance, elle nous indique vivement et amoureusement à qui elle prétend confier notre faiblesse. « En général , on ne remarque point assez que les enfans n’entendent que ce qu’ils voient , et ne comprennent que ce qu'ils sentent ; le sentiment chez eux précède toujours Pintel- ligence: aussi, à qui leur apprend à voir, à qui éveille leur tendresse, appartiennent toutes les influences heureuses. La vertu ne s’enseigne pas seulement, elle s’inspire , c’est là sur- tout le talent des femmes ; ce qu’elles désirent , elles nous le font aimer, moyen charmant de nous le faire vouloir. « Mais un prince, mais un roi, qu’apprendront-ils d’une femme ? Ce que saint Louis apprit de Blanche, Louis XII de comen cotée mat) “esp ne Ses DES MÈRES DE FAMILLE. 261 Marie de Clèves, Henri IV de Jeanne d’Albret. Sur soixante- neuf monarques qui ont porté notre couronne, trois seulement ont aimé le peuple; et, chose remarquable, tous trois furent élevés par leurs mères ! Direz-vous que les hautes pensées de la politique veulent de plus savans interprètes, que ce n’est pas trop d’un Bossuet pour instruire le grand dauphin , et d’un Montausier pour le diriger : soit, je le veux bien, si vous trouvez des Bossuet et des Montausier ; et toutefois je m’effraie d’une ‘éducation qui a pu inspirer le prodigieux discours sur l’histoire universelle ; il me semble que ce sublime langage devait frap- per à vide le cerveau d’une aussi frêle créature, qu’il devait lui donner le vertige ; et en lisant ces pages, qui m’éblouissent et m’absorbent, je me surprends à regretter pour cet enfant les histoires de mademoiselle Bonne et de lady Sensée ! « Ne pensez-vous pas qu’après s’être courbé pendant plu- sieurs heures sous les obsessions de cette puissante intelligence, le dauphin devait sentir le besoin de se délasser avec ses va- lets ? « Que le gouverneur puisse descendre sans efforts jusqu'à son élève, qu'il forme un cœur religieux, un honnête homme, un bon citoyen , il a tout fait. Et qu’y a-t-il dans cette mission dont une femme ne soit capable? Qui, mieux qu’une mère, peut nous apprendre à préférer l'honneur à la fortune, à chérir nos semblables, à secourir les malheureux, à élever notre âme jusqu’à la source du beau et de l'infini ? Un gouverneur vul- gaire conseille et moralise ; ce qu’il offre à notre mémoire, une mère nous le grave au cœur ; elle nous fait aimer ce qu'il peut tout au plus nous faire croire , et c’est par l’amour qu’elle ar- rive à la vertu. « En résumé, qu’est-ce qu’un enfant pour un précepteur ? C'est un ignorant qu’il s’agit d’instruire. Qu’est-ce qu'un en- fant pour une mère ? C’est une âme qu’il s’agit de former. Les bons professeurs font les bons écoliers , il n’y a que les mères qui fassent les hommes : là est toute la différence de leur mis- sion ; il en résulte que le soin d’élever l'enfant appartient tout 262 ÉDUCATION entier à la mère, et que si les hommes l’ont usurpé, c’est qu'ils ont confondu l'éducation et l'instruction, choses essentielle- ment différentes, et qu’il est important de bien séparer; car l'instruction peut s’interrompre, et passer sans péril d’une main à l’autre ; mais l’éducation doit être d’une seule pièce : qui linterrompt la manque ; qui l’abandonne après lavoir commencée, verra périr son enfant dans les divagations de l'erreur, ou, ce qui est plus déplorable, dans l'indifférence de la vérité. « Ne cherchons plus hors de la famille le gouverneur de nos enfans : celui que la nature nous présente, nous dispense d’aller aux informations ; nous le trouverons partout , dans la chaumière du pauvre comme dans le palais du riche, et partout doué des mêmes perfections, et prêt à s’abandonner aux mêmes dévouemens. Jeunes mères , jeunes épouses ! que ce titre sé- vère de gouverneur n’effarouche pas votre faiblesse! Je ne viens pas vous imposer à des études pédantesques, à des devoirs austères ; c’est au bonheur que je prétends vous conduire : ce sont vos droits, vos forces, votre souveraineté, que je viens vous révéler ; c’est en vous invitant à parcourir les routes for- tunées de la vertu et de l’amour, que je me prosterne à vos pieds, et que je vous demande la paix du monde, l’ordre des familles, la gloire de vos enfans, et le bonheur de humanité. » À défaut de l'éducation de famille, que deviendra le déve- loppement moral des individus? L’instruction seule ne pour- rait le donner ; on en peut juger par les fruits qu’elle produit de nos jours. | « Et que dire, en effet, d’une instruction qui ne comporte rien des besoins du siècle ? Comment servirai-je ma patrie, si vous m'instruisez toujours comme un écolier et jamais comme un citoyen ? « Et si des choses que vous n’enseignez pas je passe aux choses que vous enseignez, à quoi bon cette rhétorique qui mécanise le style, et cette logique qui mécanise la pensée? Quelle éloquence est jamais sortie du vide profond des tropes DES MÈRES DE FAMILLE. 263 de Dumarsais, et quelle vérité des argumentations sophistiques de l’école? Au lieu de féconder une âme, on organise une ma- chine ; on y jette une proposition , elle se divise en trois ter- mes, et il en sort un syllogisme. Voilà le chef-d'œuvre de l’art de raisonner : il fait également triompher le pour et le contre; il donne raison aux adversaires. Et c’est à cette opération trompeuse que vous attachez mes principes, mes croyances, ma morale, ma conviction; les principes, les croyances , la mo- rale, la conviction du monde civilisé! « Instruire sans inspirer, c’est stériliser. Ne me demandez pas des exemples , car je vous offrirais le siècle tout entier. Et voyez seulement cette jeunesse bruyante que chaque année les colléges nous versent par torrens : elle apparaît dans le monde sans illusions , et comme désabusée du monde, mécontente avant de connaître, blasée avant d’avoir usé ; des enfans, des adolescens, privés des grâces de l’innocence et des enchante- mens du bel âge : voilà notre génération ! Et quelle verve pour le crime ! Quelle puissance pour la déraison ! Cette jeu- nesse, elle parle, et sa parole imprime l’effroi ; elle écrit, et ses pages sanglantes impriment le dégoût: sa poésie à elle, c’est l’adultère et l'assassinat ! poésie toute physique, poésie de décoration et d’épouvantement , sans leçons pour la vie, sans morale pour la société. Partout les émotions du cœur font place aux convulsions de la Grève et aux sinistres du bourreau. Ne dirait-on pas que tous les sentimens naturels sont éteints sur la terre; qu’il n’y a plus ni sensations douces, ni impulsions généreuses , ni amour de la vertu ? Ah, malheureuses mères ! qu’avez-vous fait de vos enfans P quelles paroles furent pro- noncées sur leurs berceaux ? de quelle gloire occupâtes-vous ces tendres imaginations? et où donc est le Dieu que vous leur apprites à prier ? » M. Aimé Martin tire de la première partie de son livre cette conclusion , c’est qu'il faut améliorer l’éducation des femmes, afin que cette amélioration réagisse sur la société entière; il veut trouver dans l’éducation des mères de famille, la garantie et 261 ÉDUCATION la possibilité de Péducation par les mères de famille. En con- séquence, la seconde partie de son ouvrage, celle qui en forme plus des deux tiers, et à laquelle il paraît attacher le plus d’im- portance puisqu'il a choisi pour titre, non pas l’éducation par les mères de famille, mais l’éducation des mères de famille , cette seconde partie, dis-je, doit renfermer tout un système d’éducation féminine propre à développer les mères de famille et à les rendre capables d’accomplir leur belle mission. Je confesse avoir été désagréablement surpris en voyant cet auteur qui avait si spirituellement, si éloquemment développé un principe fécond , en tirer un si maigre résultat ! Il faut instruire les femmes , créer des écoles pour les petites filles, voilà le remède au mal signalé ! Le fait si patent et si grave de la dis- solution de la famille , démontré avec tant de force, caractérisé avec tant de vérité et de sentiment par l’auteur, ne lui in- spire d’autre pensée que ce lieu commun qui n’a pas même le mérite d’être vrai, car les écoles publiques, l’éducation en fabrique, sont encore moins favorables au développement moral des femmes qu’à celui des hommes. Mais fût-il vrai, ce lieu commun, à quoi pourrait-il servir en présence des causes dissolvantes qui minent la base des sociétés? Ces causes sont dans les lois, dans les faits sociaux, dans le mouvement général que ces lois et ces faits impriment à la civilisation moderne. Or, les femmes suivent ce mouvement, elles sont entrainées avec nous et comme nous par le torrent auquél il s'agirait d’opposer une digue, ou dont il faudrait changer le cours. Si l’on nous proposait de rassembler tous les enfans du sexe féminin, de les envoyer, une fois sevrées, dans une île déserte , de les retenir là dix ans sous un régime d’édu- cation et d'instruction que des anges seraient chargés de leur appliquer , et de les ramener ensuite dans nos villes et nos campagnes, je concevrais l'efficacité d’un pareil moyen. Cette chimère serait au moins une chimère rationnelle. Mais dès qu'il n’est question ni d'isoler la femme, ni de lui donner un instituteur céleste , je ne conçois plus ce qu'on peut attendre DES MÈRES DE FAMILLE. 265 de son éducation, telle qu’elle est possible aujourd’hui. Dire à la génération présente : éducation de vos filles ne vaut rien, il fant l'améliorer! C’est faire de la morale en pure perte; autant vaudrait reprocher à des nègres la noirceur de leurs enfans. Quand les vues sont étroites , il est rare que le style ait de la largeur et de Péclat. Celui de M. Aimé Martin devient pro- lixe, diffus, déclamatoire, dithyrambique. Je n’essaierai point de donner à mes lecteurs une idée du cours d’éducation féminine, de cette filosofia per le donne, qui forme plus des: trois quarts d’un livre si bien commencé. Ce n’est pas qu’il ne s’y trouve encore çà et là quelques belles pages, quelques cha- pitres neufs et intéressans. Je citerai entre autres le chapitre qui traite de la civilisation des campagnes par les femmes , chapitre qui, au surplus, aurait été mieux placé dans le livre premier que dans le troisième; mais j’ai une conviction si profonde de la stérilité et de l'inutilité de ce travail, je le juge tellement impropre à l’usage auquel il était destiné , que je regarderais comme absolument perdus les momens que je consacrerais à en faire l’analyse. Voulez-vous savoir ce qui a rétréci les vues deM. Aimé Martin, ce qui l’a jeté dans l’ornière des lieux communs ? C’est qu'il écrivait en vue d’une couronne académique ; c’est qu’il tra- vaillait d’après un programme donné. Les concours acadé- miques sont admirables pour exciter l’émulation des savans, non celle des penseurs. Ils ont produit et produiront encore des prodiges d’érudition, de superbes travaux scientifiques , voire même des œuvres d’art tout à fait remarquables : jamais de chefs-d’œuvre philosophiques , jamais de pensées grandes et neuves. Les esprits spéculatifs et généralisateurs ont besoin d’une entière liberté ; il leur faut les, coudées franches et de l'espace, beaucoup d’espace. En leur assignant des limites, en leur plantant des jalons, en circonscrivant leur sphère d’action , vous les frappez d’impuissance et de médiocrité. Au surplus, je ne prétends point résoudre ici le problème J XV 17 266 x ÉDUCATION DES MÈRES DE FAMILLE. important que le livre sur l'éducation des mères de famille a laissé sans solution. Mon but, dans cet article , était seu- lement de poser nettement ce problème, de le recommander à l'attention des penseurs , et de leur signaler en même temps l'ouvrage de M. Aimé Martin, comme un premier essai dans lequel ils trouveront, sinon des vues complètes, au moins quel- ques lumières éparses sur le sujet dont il s’agit. 267 Études Lontemporaines. NOTICE SUR LES OUVRAGES DE JAMES PRADIER , DE GENÈVE, Statuaire, Officier de la Legion d'honneur, Membre de l'Institut, et Professeur 3 l'Académie Royale des Beaux-Arts. ete. En ouvrant un Voyage en Suisse, à Particle Genève, on trouve d’ordinaire l’idée suivante, formulée de diverses ma- nières, suivant le génie ou la politesse de l’auteur: —Les Gé- nevois sont froids, calculateurs, pleins de réflexion et de pru- dence; le savoir-faire commercial étouffe en eux tout enthou- siasme pour les beaux-arts; placés sous le ciel le plus riant, entourés de l'horizon le plus poétique, ils sont tellement préoccupés par le négoce et les études positives, que nul poëte, nul grand artiste n’a illustré cette ville : car peut-on dire que les hommes célèbres qui ont reçu le jour dans ses murs lui appartiennent, puisque c’est sous des influences étrangères qu’ont éclaté des talens qui seraient demeurés incultes sur le sol natal ? Ces idées, qui ont quelque apparence de vérité, sont absolu- ment fausses, et bien qu'on soit, dit-on, mauvais juge dans sa propre cause, je veux essayer de justifier mon pays de ce . reproche d’incapacité artistique dont on flétrit sa réputation. Les auteurs qui dépeignent le caractère génevois, le jugent toujours d’une manière superficielle; ils ne se donnent pas la peine de remonter au berceau de la population actuelle, pour comprendre les contrastes frappans qu’elle offre, et qui s’ex- pliquent très-aisément par le simple narré de Porigine des Gé- nevois d’aujourd hui. 268 NOTICE SUR LES OUVRAGES Les persécutions religieuses qui ensanglantèrent l'Europe au seizième siècle, firent arriver à Genève une foule de Français du midi et d’[taliens. Notre ville, presque dépeuplée par les gucrres savoyardes, par la peste etles bannissemens politiques, vit ses brèches comblées par les exilés qui abordaient chaque jour dans ses murs, et qui dépassèrent bientôt des deux tiers la race propriétaire du sol. Ces colonies étrangères étant plus polies et plus civilisées que les anciens Génevois, devaient modifier le caractère national, lui donner une teinte méridionale. Naturellement peintres, mu- siciens et poëtes, les nouveaux citoyens auraient dû, ce semble, transporter l'amour des beaux-arts dans leur nouvelle patrie. Il n’en fut pas ainsi. L'influence de Calvin dominait, toute- puissante, sur la nation entière ; la main sèche et nerveuse de ce réformateur avait flétri toutes les œuvres d’imagination , interdit tout essai de musique ou de peinture; tout, dans Genève, était moulé sur le caractère du dictateur, tout était froid et sévère, et depuis les rudimens enseignés aux enfans jusqu'aux détails de la vie active de l’homme, tout était réglé selon le bon plaisir de Calvin. Ce pouvoir fut assez étendu pour transformer les Français du midi et les Italiens au cerveau brûlant , en des hommes po- sitifs, froids et calculateurs. Ainsi les beaux-arts furent oubliés; les générations persé- cutées disparurent , elles firent place à des fils non moins bouil- lans que leurs pères, non moins sensibles aux charmes de la poé- sie, de la musique et de la peinture, mais qui, ne trouvant au- tour d’eux aucune occasion de développement pour les facultés nécessaires au succès dans les beaux-arts, virent s’alanguir, faute de culture , ces dispositions naturelles. Selon moi, voilà la clef du caractère que les Génevois ont constamment montré depuis la réforme. L'influence des insti- tutions du seizième siècle les a faits prudens, réfléchis, leur a donné un extérieur sévère. Le sang méridional qui coule dans leurs veines , explique ces élans de patriotisme et d’enthou- DE JAMES PRADIER. 269 siasme qui remuent si souvent la nation jusque dans ses en- trailles ; cette facilité de sortir de la vie ordinaire et de faire, par un mouvement spontané, des sacrifices qui étonnent les étrangers, et dont les récits portés au loin semblent des fables ; cetamour pour le sol natal, que rien ne peut altérer ni détruire; enfin ce perfectionnement incessant des arts mécaniques les plus difficiles, que les Génevois obtiennent par le travail de leur imagination vive, réfléchie et amie des combinaisons dé- licates. Ce caractère, imposé aux générations contemporaines de la réforme, accidentel à son origine , est à la longue de- venu héréditaire, et de nos jours encore, où les causes qui le formèrent ont disparu, maintenant que notre vie nationale est modifiée par les usages étrangers, le caractère génevois conserve toute son intégrité, et se retrouve chez ceux même qui, pendant de longues années, vécurent hors de l'influence natale. Rousseau est un exemple frappant de ce que j’avance : lisez ce que lui-même écrit de sa manière de travailler. Les idées lui viennent en foule, elles envahissent en désordre son imagination; mais il les maîtrise, il les médite , il les combine ; il essaie une phrase, il la polit, il la retourne jusqu’à ce que chaque mot soit placé de la manière la plus harmonieuse ; il n’abandonne une période qu'après lui avoir donné toute l’élégance et la clarté dont elle est susceptible. Ainsi le caractère génevois agissait en lui à son insu, et la rapidité de ses conceptions égalait sa pa- tience à les présenter sous leur forme la plus brillante. Ce que je dis de Rousseau, qui offre l'exemple le plus sail- Jant de ce mélange d'imagination brülante et de patience ar- ‘istique, je pourrais le dire de plusieurs autres Génevois peu connus, et à l’existence ébauchée desquels il n’a manqué qu’un grand théâtre pour se développer. Je le dis de James PRADIER, placé au premier rang parmi les sculpteurs français, et dont les ouvrages, objets de l'admiration unanime de Paris, étaient bien peu connus parmi nous , avant que la statue de Jean-Jacques nous eût appris que notre patrie était 270 NOTICE SUR LES OUVRAGES dignement représentée dans le monde des beaux-arts , comme elle l’est dans le monde scientifique. En effet Pradier est un talent spécial ; il se détache vive- ment au milieu de ces écoles , d’où sortent une foule d’œuvres ébauchées et faciles que leurs auteurs tiennent pour des chefs- d’œuvre. Les jeunes artistes, bien qu’ils ne connaissent pas le prix d’une difficulté vaincue, aiment et admirent cet homme vraiment consciencieux, qui, plein de l'amour de son art, médite longtemps sur une idée avant de la graver sur le mar- bre, et ne la revêt d’une forme matérielle que lorsqu’elle s’est présentée à lui sous son jour le plus vrai et le plus pur. Ce besoin d’idées claires et précises, forme le fond du ta- lent de Pradier, et donne la clef de ses succès, dont le nombre égale la rapidité. Bien que mon intention ne soit nullement de faire la biographie d’un homme vivant, je pense que quel- ques détails sur le développement de ses facultés d’artiste ne seront pas sans intérêt. Dès son enfance, Pradier manifesta cette tendance réflé- chie et cet amour de pénétrer dans les plus petits détails des objets composés. Une montre lui était-elle offerte : il n’était pas préoccupé par le brillant de la boîte, mais par l'agencement des roues. Amateur d’histoire naturelle , comme tous les col- légiens , Pradier était peu frappé des brillantes couleurs des insectes ; il attachait plutôt ses regards sur leurs articulations, il cherchait à en deviner le mécanisme , puis il travaillait à re- produire, avec le bois ou l'argile, les formes admirables de leurs membres ; sa jeune tête s’échauffait à la pensée de Pha- bileté qui avait présidé à la création de ces organisations merveilleuses, et l’idée du Créateur, de sa sagesse, de sa perfection, se gravait dans son esprit, à l’âge où les enfans n’ont souvent d’autre notion de Dieu que le nom dont ils l’appel- lent. Bientôt ce penchant scrutateur revétit un nouveau carac- tère. Lorsque Pradier fut parvenu à représenter avec une gros- sière exactitude la figure des êtres qui étaient à sa portée, il DE JAMES PRADIER. 271 en imagina de nouveaux qu’il composa de formes prises à différens modèles; il traçait des dessins empruntés à divers papillons , il grandissait et dénaturait les formes d’un oiseau ; mais quelles que fussent ses déviations de la règle normale, on remarquait toujours une harmonie curieuse dans les formes de l'être dénaturé. Les parens de Pradier jugèrent bientôt que les belles-lettres ou le commerce n’étaient pas la vocation de leur enfant ; ils le destinèrent à être graveur. Heureusement Pradier fut con- fié aux soins d’un maître habile et bon observateur. Celui- ci vit bientôt qu’il y avait plus qu’un graveur, dans ce jeune élève qui s’attachait opiniâtrement à reproduire ses mo- dèles, et qui ne quittait une copie qu'après l’avoir rendue en- . tièrement conforme à l’original. En conséquence Pradier fut mis à l’école de modelé. Ses progrès y furent si rapides, il revêtait ses essais de tant de grâce et d'originalité, qu'on l’en- voya à Paris chez M. Le Mot. Privé de fortune, Pradier travail- lait avec la plus grande assiduité et le zèle le plus soutenu ; son maître se félicitait d’avoir un élève qui comprenait assez son art pour s’y livrer tout entier. Apprenant la gêne pécu- nière de son favori, M. Le Mot sollicita pour lui une pension du ministère de l’intérieur; elle fut accordée aussitôt, et ce brevet est un des derniers que l’Empereur ait signés avant la catastrophe de 1814. Fier de cette distinction, Pradier devança bientôt tous les élèves plus âgés que lui. Un jour, pendant que Le Mot tra- vaillait au fronton du Louvre, l'Empereur visita les ateliers. Les jeunes gens se retirèrent respectueusement. Bonaparte voulut les voir. Le Mot lui indiqua Pradier en disant : Sire, voici un des petits pensionnaires de Votre Majesté. — Ah! die Napoléon, voyons. — L'enfant s’approcha tremblant ; l'Em- pereur posa la main sur sa tête, et, après l'avoir fixé : — Maitre Le Mot, soignez-moi cela; il y a bien des choses dans ce front. On sait quel prix on attachait à ces prédictions de Bo- naparte; aussi cette circonstance mit Pradier en grand hon- neur auprès de ses camarades, ct, quand vint le moment 372 NOTICE SUR LES OUVRAGES des concours, ses amis lui donnèrent d’avance le grand prix. — Cette attente fut trompée. Le sujet proposé était Aristée pleurant la perte de ses abeilles. La grandeur de la figure était limitée, et les essais qui dépasseraient la ligne prescrite devaient être mis hors de concours. Pradier ne se soumit pas à cette condition; il manqua le prix ; mais on lui donna une médaille d’or et on l’exempta de la conscription. L'année suivante (1815) il eut le prix ? Là sa main et son œil prirent l'habitude de figurer exactement , @&il partit pour lItalie. l’ensemble et les plus petits détails de l'être qui posait devant lui; là il acquit tout son développement, il sentit naître des idées nouvelles, son imagination enfanta des groupes origi- naux. Alors il comprit toute la valeur de cettefaculté réfléchie et observatrice qui lui était naturelle. Ramenant sur ses propres idées toute son attention, il parvint aisément à leur donner des formes précises et vraies, et, appliquant à ses conceptions idéales sa facilité à reproduire exactement les modèles, Pradier exécuta avec bonheur et promptitude des ouvrages qui lui firent un grand honneur, et lui donnèrent une belle réputation à Pâge où l’on commence seulement à espérer en lavenir. C’est ces deux qualités que Pradier voudrait donner à la nombreuse école de l’Académie royale des beaux-arts, dont il est professeur. Il insiste constamment sur l’absolue nécessité de représenter d’une manière nette et précise les formes du modèle. Mais il demande aux élèves autre chose qu’une étude machinale; il les engage à étudier, à chercher la pensée et le but de l'auteur, à se rendre compte exactement du pourquoi de telle forme ; il veut que la reproduction du modèle ne soit pas apparente, mais réelle, c’est-à-dire, que l’élève ne se con- tente pas d’accuser la figure d’un membre en lui donnant une ressemblance vague, mais qu’il connaisse assez les secrets de l'anatomie pour que son ciseau fgsse deviner les os et les ‘ Le sujet était Néoptolème retenant Philoctète prêt à percer Ulysse. Cette composition est au musée Rath, à Genève. C1 Ge DE JAMES PRADIER. 273 muscles sous les formes arrondies du marbre : le Laocoon est le type de l’accomplissement parfait de cette condition. Ces premiers pas étant faits dans la carrière du statuaire, Pradier veut que les ouvrages de ses élèves aient la vie, c’est-à-dire, que l’être sculpté soit censé avoir la conscience de la position où il se trouve. C’est la partie la plus difficile de l’art, c’est là qu’échouent presque tous les jeunes gens. Maisil faut que le sculpteur surmonte cet obstacle, s’il veut sortir de Pornière commune ; aussi Pradier emploie tous ses soins à développer ce talent chez ses élèves. Il possède un modèle excellent pour faire comprendre les moyens d’animer une statue : c’est le Milon déchirant un arbre (du Puget). En effet ce marbre paraît être vivant ; il y a tant de puissance dans l'effort, tant de vigueur dans les bras, que l’on s’étonne que l'arbre reste entier ; il semble que les fragmens du tronc doivent voler dispersés. Pradier devine bien vite ceux de ses élèves qui ont assez d'imagination pour donner cette qualité à leurs travaux. Il s'efforce de leur persuader que le seul moyen de réussir c’est de faire une étude approfondie des croyances , des événemens, des temps au milieu desquels vécurent les hommes qu’ils veulent représenter ; il faut que toutes ces choses se réfléchissent en teintes plus ou moins fortes : il faut, en travaillant, s’identifier avec son héros comme l’acteur avec son personnage, le faire revivre complet dans sa pensée, se pénétrer de ces émotions intérieures qui bouleversent les physionomies les plus calmes, et altèrent les fronts les plus sereins. C’est ainsi que l’on anime une masse d’argile et que l’on donne la vie au marbre. On conçoit aisément quelle heureuse influence des principes aussi vrais exercent sur une école libre, indépendante, qui marche sans système arrêté, où chacun cherche le vrai et le beau, mais où peu d’hommes ont le courage de pâlir sur une œuvre avant de la mettre au jour. Pradier , persuadé de l’absolue nécessité de ces études fortes et soutenues, cherche à retenir ces élèves impa- tiens de se livrer au public avant d’avoir posé les bases d’un succès assuré. Pour leur ôter les découragemens des premiers 274 NOTICE SUR LES OUVRAGES essais, le professeur exécute devant eux les détails les plus minutieux de Part, il les initie à toutes ses découvertes, à tous ses moyens de succès ; il leur raconte tous ses tâtonnemens, et les fait jouir ainsi des avantages qui sont le résultat de longues années de travaux. Ces études calmes et profondes , cette méditation opiniâtre, se révèlent dans tous les ouvrages de Pradier, et en forment le caractère distinctif. Ils sont semblables à ces livres pleins de judicieuses pensées, où l’on découvre des traits saillans à chaque nouvelle lecture : il faut revoir ces marbres plusieurs fois pour bien les apprécier ; il faut saisir la pensée de l’auteur, puis étudier ouvrage sous l’influence de cette donnée; alors aucune beauté n’échappe, et l’on reconnaît que l'artiste sait allier de la manière la plus heureuse, des qualités qui semblent s’exclure, c’est- à-dire le moelleux et la grâce avec l'énergie et la vigueur, Un des premiers ouvrages de Pradier, qui attira sur lui l’attention de la cour , fut un buste de Louis XVIII, mainte- nant placé dans le musée du Louvre, et qui a échappé à la dé- vastation du 29 juillet. Louis XVIII ayant été surnommé /e Désiré, le Bien-aime , sous l'influence de cette dénomination, les peintres et les sculp- teurs avaient représenté ce souverain avec le sourire sur les lèvres, les yeux doux et le bas du visage exprimant l’amabilité, Un jour Pradier se trouvait à Ville-d'Avray ; le roi passa ; son coup d'œil sévère, l'expression forte et presque dure de sa bouche, frappèrent vivement l’artiste : « Comment, s’écria-t-il, voilà l’homme dont on fait des portraits si mignons !» De retour à Paris, Pradier alla aux Tuileries. Après avoir examiné le roi de plus près, il fit un croquis de sa tête, et, pendant un de ses séjours à Rome, il exécuta le buste de Louis XVIII sans autre modèle que le dessin improvisé dans le palais. Quand le roi vit cet ouvrage, il s’écria : « Voilà le seul artiste qui m’a compris. » À cette occasion Pradier fut nommé chevalier de la légion d’honneur, et Louis XVII voulut que ce buste servit de modèle à tous les portraits qu'à l'avenir on ferait de lui. DE JAMES PRADIER. 275 À la révolution de juillet, pendant le sac du Louvre, on abattait à coups de sabre et de fusil les statues des princes. Quelques furieux s’attachèrent au buste de Louis XVII; il allait étre détruit lorsque M. de Cailleux, directeur des musées, regrettant ce buste plus que les autres ouvrages , eut l’idée de dire : « Comment, mes amis, c’est ainsi que vous traitez Louis XVIIL, l’auteur de la charte ! Mais vous n’y pensez pas. » — C’est vrai, c’est vrai ! crièrent les héros de juillet ; vive l’au- teur de la charte! et le buste fut conservé. Aucun artiste n’a exécuté un aussi grand nombre de tra- vaux officiels que Pradier. En effet , l’on trouve deux statues de lui dans la Chambre des Députés , trois au Luxembourg , quatre à Versailles , sept dans la Madeleine , quatre à PAre de l'Étoile , deux sur la place Louis XV, plusieurs dans les appar- temens royaux, et deux au jardin des Tuileries, savoir le Phidias et le Prométhée ; je m’occuperai d’abord du dernier. — Achevé et exposé en 1827, ce groupe mit en émoi les feuilletons et les comptes rendus des journaux, à cause de la nouveauté de l’idée et de la hardiesse de l'exécution. On s’é- tonnait de voir Prométhée brisant ses chaines et recouvrant sa liberté; on se demandait pourquoi , dans son geste et dans son expression, rien ne marquait la reconnaissance envers son libérateur, et pourquoi la présence d’Hercule n’était indi- quée que par la flèche dont le vautour est percé. Pradier lais- sait dire, et se gardait de révéler la pensée sous l'influence de laquelle il avait travaillé. Voici comment il avait compris la fable de Prométhée. 11 partait de ce principe, aujourd’hui reconnu par tous les archéologues , que chaque fiction mytho- logique cache un grand trait d'histoire, une antique révolution qui, transmise par les chants poétiques , a perdu ses traits réels et a reçu le nom d'époque fabuleuse. Cette idée admise, Partiste voulant donner, à un sujet mythologique usé, une forme neuve et originale, ne se préoccupe nullement de la lettre de la fiction, mais il concentre sa pensée sur les détails historiques que la fable recèle dans les plis de sa draperie. 276 NOTICE SUR LES OUVRAGES Alors son habileté consiste à laisser sur le marbre des traces visibles de l’idée qui le domine. — En 1827, Pradier travail- lait sous l’impression du moment; rien de positif ne faisait augurer une révolution prochaine, mais une attente inquiète et un mécontentement croissant avaient saisi tous les hommes observateurs, et dans toutes les classes indépendantes était répandue l’idée d’un changement prochain dont personne ne pouvait prévoir la nature. Partageant ces sentimens , Pradier, au lieu de suivre les traces de ses prédécesseurs, qui tous avaient fait Prométhée enchainé, fit Prométhée libre. Dans cette allégorie, il trouva l’image de la lutte du progrès contre la force matérielle. Prométhée lui représente homme qui a devancé son siècle et doté son époque de découvertes hardies et brillantes ; mais le despotisme, justement effrayé, le ter- rasse par la force brutale et l’enchaine: alors commence un combat intérieur dont la violence est proportionnée aux pas- sions qui agitent le captif. Prométhée condamné à l’immobilité, voit s’évanouir tous ses plans de perfectionnement ; il a voulu donner assez de lumière à ses semblables , éclairer assez leur intelligence, pour que désormais ils pussent marcher sans guide ; il a voulu faire de ces êtres stupides et indifférens, des hommes dignes de fixer la clarté des cieux et de marcher le front haut, comme il convient au roi de l’univers. Toutes ces pensées rongent Prométhée et ne lui laissent aucun repos; elles sont reproduites à chaque instant sous des formes et des couleurs nouvelles, et l’ennui qu’elles causent au captif est aussi cuisant que la griffe d’un vautour qui déchirerait ses entrailles sans cesse renaissantes. Mais tandis que Prométhée, les yeux fixés au ciel, cherche dans lavenir quelque signe précurseur de sa délivrance, l'esprit humain avance, les en- traves et les chaines rivées sur les intelligences ne peuvent résister aux efforts du temps ; l’époque de la force intelligente arrive , Prométhée est délivré. Alors il ne songe pas à rendre grâce à son libérateur, il ne songe pas à bander ses plaies qui saignent encore; il est indifférent à l’empreinte profonde que DE JAMES PRADIER. 277 les fers ont laissée sur ses membres ; une de ses mains est à demi levée vers le ciel, autre repousse le roc ; son regard est fixé sur l'infini; la pensée de sa nouvelle carrière le domine tout entier; il va reprendre ses plans régénérateurs, il s’ou- blie , il n’y a rien de personnel dans sa joie, son œuvre seule le préoccupe. — Voilà les sentimens que le marbre de Pradier exprime. Considéré d’après ces données , cet ouvrage frappe d’admiration par l'accord parfait qui existe entre l’ensemble et les plus petits détails, et chaque nouvel examen y fait dé- couvrir de nouvelles beautés, Vis-à-vis du Prométhée est le Phidias, dont Pradier fut chargé par le roi, en 1835. En général les artistes du premier ordre aiment et redoutent à la fois les ouvrages offi- ciels. Ils les aiment, car c’est une grande gloire et un grand avantage que de voir son talent apprécié par les chefs de la nation, et mis en relief d’une manière aussi brillante et aussi durable. Les artistes éminens tiennent encore à cette distinction, parce que, sùrs de leurs talens, ils ont d’ordinaire l’esprit trop élevé pour descendre auxintrigues et aux visites de sollicitation ; ils attendent qu’on les recherche, et, lorsqu'on les désigne pour un ouvrage public, cette distinction est d’autant plus flatteuse qu’elle est due à leur seul mérite. Nous ne voulons pas dire par là que le succès accompagne toujours cette noble et fière conduite; plusieurs exemples récens ont prouvé qu'il n'est pas une administration qui ne se laisse gagner par des influences secrètes et étrangères au talent. D’autre part, les artistes redoutent les travaux publics, parce que le sujet leur est indiqué et précisé ; la grandeur et la forme de l’ouvrage sont fixées d’une manière irrévocable. Enveloppés ainsi par l’ordonnance ministérielle, il faut que les sculpteurs déploient des talens et des moyens extraordinaires, et on ne leur tient aucun compte de cette difficulté quand ils l’ont glorieusement vaincue. Le Phidias est un exemple de ce que j’avance. La taille de celte statue était déterminée par l’ordonnance royale; il fallait 278 NOTICE SUR LES OUVRAGES s’y conformer. Pradicr, aidé de M. Quatremère de Quincy, avait fait des recherches minutieuses pour recueillir tous les détails qui restent sur Phidias ; ils avaient reconnu que le sculpteur grec était de petite taille et même assez mal fait. Certes il était impossible de traduire littéralement cette donnée historique en langue statuaire. Pradier n’a pas reculé; il a fait son Phidias de la taille exigée, il l’a revêtu de formes belles et pures, et il a laissé deviner que son héros était d’une taille moyenne. Quel procédé at-il employé ? de quel ensemble de combinaisons s'est-il servi? C’est le secret de son génie. — Phidias est repré- senté devant le bloc d’où doit sortir le Jurirer ; lexpression sérieuse de sa bouche, les rides profondes qui sillonnent son front, la pose méditative de la tête entière, indiquent que l'artiste revêt déjà le marbre du type idéal gravé dans son cerveau, et qu'il est sùr de faire sortir un dieu animé, de ces langes de pierre. La main qui tient le ciseau frémit d’impa- tience , celle qui est armée du maillet semble calculer la force du premier coup qu’elle portera. Il y a dans cet ensemble un mélange d’angoisse musculaire et de profondeur de pensée, traduction fidèle de ce qu’éprouve Partiste qui commence un ouvrage, et qui craint que ses moyens d’exécuter ne représentent pas exactement l’idée qu’il a conçue. Quand le regard s’est détaché du corps de Phidias pour se porter sur la draperie qui l'enveloppe à demi, on se demande involontaire- ment pourquoi la brise ne soulève pas cette chlamyde ; tant il y a de légèreté et d’élégance dans l’agencement et la combinaison des plis. | Je saisis cette occasion pour raconter la vraie origine dela sta- tue de Jeanne d’Are, exécutée par la duchesse Marie de Wurtem- berg. Cette histoire est intimement liée à celle du Phidias. — En envoyant à Pradier la commande dont nous venons de parler, le roi lui témoigna le désir de voir un héros français à la place indiquée. Pradier choisit Jeanne d’Arc, et composa comme esquisse une statuette. L’héroïne était représentée avec une robe longue, les deux mains croisées sur sa poitrine, pressant DE JAMES PRADIER. 279 un crucifix avec ferveur ; puis, comme accessoires, l'épée et les gantelets posés sur un prie-Dieu. Jeanne remercie l’Auteur de la force surnaturelle qu'elle a montrée. Ce petit ouvrage, envoyé aux Tuileries, ne revint pas à l'artiste. — Voyant que le temps s’écoulait, Pradier s’informa de la décision qu’on avait prise par rapport à la Jeanne d'Arc. Après quelques délais, on lui répondit que le roi avait changé d’avis et désirait pour le nou- veau piédestal du jardin un personnage de l'antiquité. Pradier proposa Phidias, qui fut immédiatement accueilli. Ine songeait plus à sa Jeanne d’Arc, quand, quelque temps après, le bruit se répandit que la princesse Marie achevait une statue de cette héroïne. Pradier devina la cause du changement d’avis ; il se tut, et laissa faire toutes les absurdes suppositions qui alimen- tèrent pendant longtemps les petits journaux. Un jour Pradier se trouvait à Versailles, fort peu de temps après l’ouverture du musée historique ; il se méla à un groupe nombreux qui discu- tait devant la Jeanne d’Arc. Pradier ne l’avait pas encore vue. I fut frappé des changemens que l’auteur avait faits ; la robe avait été raccourcie ; les deux mains, au lieu de presser la croix, tenaient l’épée ; l’héroïne semblait remercier la cause seconde, plutôt que remonter à la cause première de son courage. Pradier fut d'ailleurs enchanté de l'exécution. Il écouta pa- tiemment les critiques. — Voyez, disait l’un, cette femme a l'air de ne penser à rien. — Les plis de la robe, ajoutait un autre; sont aussi raides que des jones, etc. — Et vous croyez, disait un troisième, que cet ouvrage est de la princesse Marie ; à d’autres ! Elle a peut-être conçu l’idée ; mais quant à l’exécu- tion, je pourrais nommer les artistes qui ont travaillé pour elle , et à qui la gloire de cet ouvrage revient tout entière. — « Vous ne pourriez nommer personne, dit Pradier ; maintenant, je vais vous dire mon opinion sur cette Jeanne d’Are. Il n’est, Messieurs, aucun bon statuaire de Paris qui ne fût fier, et très-fier , d’avoir fait cet ouvrage. Si vous vous connaissiez en sculpture, vous verriez que cette tête est charmante, courbée avec toute la grâce possible; que ces draperies, loin d’être 280 NOTICE SUR LES OUVRAGES raides ont un moelleux et un naturel qui trompent l'œil en même temps qu'ils le charment ; que tous ces détails accessoires sont parfaitement finis ; el quant aux reproches que vous faites à la princesse Marie, de s’être aidée de quelques conseils, apprenez, Messieurs, que tous les artistes s’entourent des lumières de leurs amis, et que nous ne finissons jamais un ouvrage avant de lavoir montré aux connaisseurs. Ainsi comment pouvez-vous trouver mauvais que la princesse se soit aidée de quelques directions? Je vous le répète ; loin de critiquer cette statue, on devrait être fier à Paris de posséder un grand artiste de plus.» — En achevant ces mots, Pradier sentit une main s’appuyer sur son épaule; il se retourna, et fut fort étonné de se trouver en face de M. de Cailleux, qui, s’adressant à plusieurs personnes de la cour que la discussion avait attirées , dit : «Je vous pré- sente M. Pradier, dont vous venez d’entendre l'opinion bien désintéressée. Il est à regretter que la princesse elle-même “n'ait pas été présente. » Depuis longtemps on a reconnu la difficulté presque insur- montable que l'on éprouve, à donner de l'élégance et de la grâce à une statue vêtue des habits ou des uniformes du dix-neuvième siècle. Presque tous les essais de ce genre ont mal réussi, et quelle que soit la noblesse de la taille du per- sonnage, il est néeessaire de le revêtir d’un manteau ou d’une draperie qui voile à demi le costume moderne. Pradier a essayé de vaincre cet obstacle ; il y a réussi avec la statue du comte de Beaujolais, frère du roi. Ce jeune prince avait un courage chevaleresque. En 92, son précepteur fut arrêté à Marseille; il devait perdre la vie quelques jours plus tard; le comte de Beaujolais risqua la sienne , et parvint à sauver son ami; mais en fuyant il fit une chute et se cassa la cuisse. Cet accident développa chez lui le germe de la consomption, qui, avec le mal du pays, le fis mourir très-jeune en Angleterre. Pradier , pour qui les grandes infortunes souflertes avec courage ont un attrait invincible, a voulu conserver le souvenir de ce prince. Il s’est procuré un. 5 « LC Q* : R 1 J DE JAMES PRADIER. 281 mauvais portrait de lui, et il a représenté Beaujolais à demi couché sur le gazon, la tête appuyée sur sa main, et lisant la dernière lettre qu'il reçut de sa mère. La maigreur et l’a- languissement de cette noble et touchante figure font présa- ger une fin prochaine. Tout ce que la patrie laisse de vagues regrets, d'espérances perdues , de pensées douces et pénibles, de souvenirs mélés de charme et d’amertume, tout cela est peint sur les traits du prince, tout cela se réfléchit dans sa pose pleine de dignité: Le peu de grâce du costume de l’époque a disparu, soit parce que la personne est à demi couchée , soit par l’arrangement habile du vêtement , soit enfin parce que la pensée générale préoccupe tellement que le reste échappe aux regards. Quand Louis-Philippe vit pour la première fois cette image de son frère, il fut saisi d’un attendrissement profond ; il ne pouvait revenir de sa surprise, tant la ressemblance était grande; il avait peine à concevoir comment Pradier était parvenu à reproduire si fidèlement des traits dont le souvenir était presque effacé. Aussi une place d’honneur a-t-elle été réservée pour cette statue dans une des grandes galeries de Versailles. Pradier exécute maintenant un groupe colossal, qui doit être placé à la droite du péristyle du palais de la Chambre des Dé- putés. Pendant le concours, on lui fit entendre que l’on dési- rerait voir dans sa composition quelques traits de l’époque actuelle; mais l’artiste se refusa à toute concession de ce genre, et déclara que son dessein était de faire un ouvrage qui püt rester intact, quel que füt le parti maître de la France. A1 choisit la royauté publiant Pamnistie. Aux pieds de la figure couronnée est une femme qui implore la clémence souveraine ; elle tient dans ses bras un petit enfant. Le roi arrête la main de da justice, qui, avec une expression sévère et inflexible, ordonne le supplice d’un condamné politique. Ce dernier, à genoux devant Je fatal billot , écoute avec égarement les paroles du ministre de la religion qui lui annonce la clémence royale. Les acces- soires de cette scène sont disposés de manière à ne rappeler XV 18 282 NOTICE SUR LES OUVRAGES aucune époque. Les personnes qui ont pu voir Pébauche en plâtre de ce groupe en ont été si vivement frappées, que le choix entre les concurrens n’est pas resté longtemps en ba- lance. C’est peut-être la seule composition allégorique qui obtiendra l'approbation de tous les partis qui s’agitent sur le sol de la France. : Jai omis à dessein plusieurs grands ouvrages de Pradier, afin d’éviter les répétitions ; je vais maintenant parler d’un autre genre de travaux, qui révèle dans cet artiste des qua- lités tout opposées à celles qui distinguent les groupes que j'ai essayé de décrire. Ces figures sont, Un fils de Niobé, la Psyché, la Vénus après -le jugement de Pris, la Chasseresse au repos , la Bacchante couchée, les Trois Grâces , la Vénus qui gronde l'Amour, etc. En général , toutes ces statues possèdent un caractère qui n’ap- partient qu’à Pradier , et qui fait immédiatement reconnaître ses ouvrages, même aux personnes les moins exercées. Quel- ae détails feront comprendre ce que j’avance. "école ancienne s’est appliquée à représenter l’homme sous des traits qui lui sont étrangers. Les grands maîtres antiques ont revêtu leurs ouvrages de tant de noblesse et de grandeur, que la pensée reste chaste devant ces poétiques représentations de la nature humaine ; tels sont l’Apollon du Belvédère , la Vénus de Médicis , etc. Les imitateurs de ce genre ont donné à leurs ouvrages de la raideur et des formes étranges , parce qu’ils manquaient du génie qui savait fondre l’idée du dieu avec l’idée de l’homme. Une autre classe de sculpteurs contemporains a senti tout le faux de ces imitations païennes , et a prétendu faire l’homme tel qu’il est. Ces artistes n’ont que trop bien réussi, et leurs ouvrages, quel qu’en soit d’ailleurs le mérite, doivent être soigneusement bannis des lieux publics. Est-il possible de trouver un milieu entre la forme humaine divinisée , et la forme humaine matérialisée? Telle est la ques- tion que Pradier s'était posée depuis longtemps, et qu’il a résolue avec autant de talent que de bonheur. DE JAMES PRADIER. 283 Il a su garder une exacte proportion entre la forme antique et la forme moderne; il a représenté des êtres réels, mais il les a revêtus de tant de grâce et de pudeur, que Padminis- tration royale, quoique très-sévère sur ce point , a placé ces statues dans les lieux les plus apparens des musées. Ce genre nouveau a vivement frappé les jeunes artistes, qui , sans. se rendre compte des difficultés qu'il offre, ont vu que l’exemple de Pradier était une source féconde de succès ; mais la plupart en sont restés à leurs premières tentatives ; ils ont été effrayés de la délicatesse exquise qui est nécessaire pour éviter en même temps la copie des marbres classiques et la gros- sière représentation de l'humanité. On peut dire que le manque de réussite dans ce genre vient de ce que les sculpteurs ne veulent pas comprendre que, s’il y a des succès possibles dans la peinture facile, on ne peut espérer de se faire un nom dans la statuaire , qu’au moyen d’études fortes, et d’une pa- tience soutenue pendant plusieurs années d’épreuve. Néanmoins, ces jeunes gens sont bien dirigés par les mo- dèles gracieux de leur maître. La Psyché du Luxembourg est l’image de la pudeur la plus délicate et la plus pure. La Vénus qui vient d'emporter le suffrage de Päris, à une ex- pression où se mélangent la vanité satisfaite et la dignité d’une déesse. Le jeune enfant de Niobé, percé d’une flèche d’Apollon, | fait le premier effort pour arracher le trait fixé dans son . épaule. La surprise et la douleur naissante , se disputent l’ex- * pression de son charmant visage. J’ai lu les comptes rendus des journaux de 1821 ; ils sont pleins de louanges sur le par- fait naturel et la pureté du dessin de cette statue. Mais les Trois Grâces sont l'ouvrage le plus estimé de Pradier. RTS La crainte d'être accusé d'avoir imité Canova, arrêta long- “temps notre artiste. Cependant il se mit à l'œuvre et représenta “les sœurs au moment où, fatiguées de la danse, elles en- laçent leurs bras, et cherchent la pose la plus commode pour le repos. Pradier a mis tant d’originalité dans ce groupe, que 284 NOTICE SUR LES OUVRAGES personne n'a songé à l’accuser de réminiscence. La figure du milieu paraît plus âgée que ses deux sœurs; aussi elle en- trelace ses bras sous leurs épaules et semble chercher à les soutenir plutôt qu'à se reposer elle-même. Les poses des deux autres expriment la même pensée; chacune a l'air plus occupée de la fatigue de sa compagne que de sa propre peine. … C'est à l’occasion de cet ouvrage que Pradier a été nommé officier de la légion d’honneur, et le roi a placé ces Grâces dans un des sallons de Versailles. C’est le seul groupe non historique qui a mérité cet honneur. Enfin, le dernier ouvrage de Pradier dont je veux parler, c'est sa Vénus qui gronde l’Amour ; ou, si vous faites abstrac- tion des attributs mythologiques, qui sont fort peu en vue, c’est une jeune mère qui fait une remontrance après une faute grave commise par son premier-né, et qui nesait trop comment s’y prendre pour mêler à juste dose la douceur et le reproche. Il ÿ à un naturel exquis dans ces têtes et dans ces poses. La mère est à demi agenouillée ; la tête de Penfant, penchée en ar- vière, repose sur son épaule ; l’expression maternelle, à la fois fine et bienveillante, indique plutôt des conseils pour l'avenir, que des reproches sur le passé. L’enfant, de son côté, pleure de dépit ; il concoit la faute qu’il a commise , il se doute de la nécessité de changer de conduite ; son air malin et convaincu laisse sa résolution indécise; cependant la bonne volonté est assez visible pour justifier la tendresse indulgente de la mère. Les copies de ce groupe n’ont pas réussi , parce que l'artiste qui en était chargé n’a pas su trouver, comme le maitre, le point d’union qui existe entre deux élémens aussi divers que les reproches tendres d’une mère et la résistance opiniâtre d’un enfant. Cet ouvrage est encore dans l'atelier de Pradier ; le duc d'Orléans l'a acheté pour ses appartemens. Le jour où je vis pour la premièré fois cette Vénus, j'eus l’occasion de voir tra- vailler Pradier. Il exécutait une statuette. C’est une scène d’in- térieur ; il paraît les préférer, sans doute à cause des pracieux DE JAMES PRADIER. 285 modèles qui vivent autour de lui. — Une jeune mère est pen- chée sur le dossier d’un fauteuil dans lequel repose un petit enfant ; elle a les yeux levés au ciel, le sourire sur les lèvres, les mains fortement pressées ; son expression, à la fois con- fiante et anxieuse, témoigne de la ferveur de sa prière ; en même temps le calme de sa pose réfléchit le bonheur dont l’en- fant jouit dans son sommeil... Je devrais plutôt dire, jouira dans son repos, car, au moment où je vis cet ouvrage, il n'y avait encore sur le fauteuil qu’une petite masse d’argile. Pour revétir ce bloc de la forme humaine, Pradier ne se servait que du plus simple instrument de bois; ses mouvemens, lents et en apparence nullement calculés, formèrent un corps et des membres , puis, par progrès insensibles, la petite statue prit une apparence de vie. Mais il fallait un enfant endormi. Quel- ques légères modifications, que l’artiste opéra en pressant lé- gèrement les membres avec le bout du doigt, donnèrent au corps l’abandon et le détendu du sommeil. Attaché comme je l’étais à suivre toutes les phases de cette création, je ne puis dire combien de temps elle dura. Mais L2 comme mon intérêt fut redoublé quand l’artiste porta la main sur la tête! Chaque geste laissait après lui une forme achevée ; l'expression voulue se développa par des gradations rapides ; bientôt les deux têtes furent à l’unisson, et le bonheur du som- meil enfantin devint le miroir où la mère avait trouvé son ex- pression de calme et de prière. Pendant ce travail, Pradier avait tant de laisser-aller et de facilité dans sa manière, que l'argile semblait former d’elle- même les gracieux contours de ce corps d’enfant. Pour moi, préoccupé de cette création opérée par des moyens si simples _€en apparence, je crus d’abord que l’artiste était tout entier à son œuvre, et étranger à toute autre idée. Il n’en était rien. Pradier ne laissa pas tarir la conversation ; il passait d’un su- jet à l’autre avec la plus grande facilité; ses réflexions étaient si justes, ses reparties si promptes, que l’on eùt cru volontiers (passez-moi la comparaison } qu’il n’était pas plus occupé de 286 NOTICE SUR LES OUVRAGES DE JAMES PRADIER. son ouvrage qu'une femme ne l’est du bas qu’elle tricote..…, si son regard profond et pénétrant , invariablement fixé sur le groupe, n’eût montré que toutes ses facultés artistiques étaient concentrées sur son œuvre. J’eus ainsi l’occasion d’ob- server la force de l'empire sur soi-même, qui parvient à sépa- rer assez les divers pouvoirs intellectuels de l'âme, pour qu’ils puissent simultanément travailler et produire des résultats aussi variés ; et je reconnus que chez Pradier, cette facilité de faire bien deux choses à la fois, était une conséquence des habitudes et des penchans dont j'ai parlé au commencement de ce travail. Genève, juin 1838. J, GABEREL. DE C———-—— + 287 Voyages. ESQUISSES DE LA GRÈCE MODERNE. (Extrait du Blackwoods Magraz. n° 270.) ATHÈNES EN 18371. L’aspect d’Athènes, lorsqu'on y arrive par mer, est d’une beauté frappante ; le voyageur, à son approche, sent son âme agitée d'un mélange indéfinissable de sensations délicieuses , causées par les souvenirs de l’antiquité, les charmes naturels et toujours jeunes du paysage. Le panorama qui se déploie aux regards à l’entrée du Pirée , éminemment pittoresque par lui- même , saisit l'esprit en même temps que la vue, par cette foule de lieux classiques étroitement liés à nos premières études , à nos lectures historiques, à nos notions sur l’art, la philoso- phie; par ces ruines élégantes , ces monumens , restes d’une antique splendeur , au milieu desquels s'étendent Les eaux bleu-foncé du golfe d’Épine, parsemées d’une foule d’iles. Les bosquets de citronniers de Poros embaument , comme autrefois, les airs de leurs parfums délicieux qu’une brise douce et caressante apporte du rivage. Égine, la plus grande ile de cet archipel, couronnée par les ruines majestueuses du tem- ple de Jupiter Panhallénien , se montre entourée d’un groupe d’iles plus petites et moins célèbres. D'un côté, les rochers à pic suspendus au-dessus d’Épidaure marquent le site de Hiéro et les bois consacrés à Esculape. Plus loin on distingue l’Acro- corinthe qui domine la baie tranquille de Cenchrea et protège Visthme où fut jadis Corinthe. Ici l'on voit Salamine, là la colline opposée de Corydalos , d’où l’orgueilleux Xerxès con- templa la destruction de sa flotte; à cet aspect la gloire im- mortelle de Thémistocle frappe l'esprit d’un éclat nouveau. Entre Corydalos et'le mont Hymette s'étend la plaine d'Athènes, 285 ESQUISSES terminée au nord par le Pentélique et le Parnès. Au centre s’élève la fameuse Acropolis, environnée par la colline du Mu- séum maintenant appelée le Philopappe, le Pnyx et l’Anchesme. Depuis la mer, la plaine entière semble n’être qu’une forêt d’oliviers, dont le vert sombre contraste avec la couleur éblouis- sante des ruines du Parthénon et du temple de Jupiter Olym- pien. La côte, à lorient de l’Hymette, est montueuse et couverte de forêts sur un espace de trente milles environ, jusqu’à l’endroit où elle se termine brusquement par le cap Sunium. Là se voient les restes du temple de Minerve ; là Platon enseignait les jeunes philosophes ses disciples. Le port du Pirée est un bassin spacieux embrassé par deux bancs de terre et de rochers qui lui servent de barrières natu- relles, et forment deux chaussées gigantesques. A la pointe de l’une d’elles on a établi, au sommet d’un mât, une sorte de fanal destiné à montrer aux mariniers l'entrée du port pen- dant la nuit; mais sa lueur est si faible qu’elle ne saurait être aperçue à une grande distance. C’est près de ce phare quest si- tué, à ce qu’on assure, le tombeau de Thémistocle. Le vaillant Miaoulis vient d'être enterré depuis peu dans le même endroit. . À peu de distance, de Pautre côté de cette langue de terre , se voient les ports abandonnés de Munychie et de Phalère, entre lesquels s'élève une espèce de monticule d’où Pausanias , roi de Sparte, fut témoin de la bataille livrée dans la plaine par Alcibiade. Pendant la dernière guerre pour Pindépendance de la Grèce, le philhellène Gordon, général habile, oceupa quelque temps le même poste. Û La ville du Pirée s’accroit rapidement; elle est bâtie sur un plan régulier ; on y remarque déjà plusieurs beaux édifices et des rues propres et agréables. Toute la place qu’elle occupe appar- tenait au gouvernement , en conséquence de la suppression du couvent de Saint-Spiridion, dont ce terrain était la propriété ; maintenant il appartient aux habitans de Pile de Scio, auxquels il a été cédé en compensation de leur île, demeurée entre les mains des Tures. Les Sciotes n’ont accepté cette propriété que DE LA GRÈCE MODERNE. 289 sous la condition qu’on ferait du Pirée un port libre , et qu'on travaillerait à rendre sa rade plus profonde. Etablis en grand nombre à Marseille, à Trieste et dans tout le Levant, voués à un commerce étendu et lucratif, les Sciotes sont les plus riches des Grecs ; mais la plupart aiment mieux demeurer où ils ont gagné leur fortune que de retourner en Grèce. Pourquoi le gouvernement grec n’a-t-il pas choisi la ville du Pirée pour en faire son siége et la capitale du royaume ? C’est une question qu’on ne peut s’empêcher de faire lorsqu’on a visité les lieux. La formation rapide d’une métropole eût été plus facile au Pirée, et la courte distance qui le sépare d’Athènes , lui aurait permis de profiter du grand concours d'étrangers qu’y attirent les restes admirables de l’antiquité. On se demande encore pourquoi l’isthme de Corinthe, si avanta- geusement placé entre les golfes de Lépante et d'Égine, plus central , plus rapproché qu’Athènes des autres pays de l’Eu- rope, sans être plus éloigné du Levant, n’a pas été choisi pour y.bätir la capitale de la Grèce. Le voisinage de la po- sition presque imprenable de PAcrocorinthe , eût été un gage certain de sûreté pour la nouvelle métropole ; on aurait pu donner à Athènes un autre genre d'éclat et de renommée plus en rapport avec les avantages qu’elle présente, et en faire un autre Oxford, une école de savoir et d’antiquités.—Du reste, la question que nous venons d’indiquer , fut soulevée .et dis- cutée dans le temps, et le gouvernement a eu sans doute, pour l’abandonner , des raisons puissantes que nous ignorons. Du Pirée à Athènes les Allemands ont fait, à travers les ma- rais de la partie basse de la plaine , une bonne route de cinq milles de longueur ; ils ont réussi à la rendre parfaitement sèche, et des voitures de louage de toute espèce, une diligence et unomnibus la parcourent incessamment, sans parler des chars * de transport pour les marchandises, qui font un contraste sin- gulier avec les litières et les chameaux encore employés à cet usage. Une route de fer avait été décrétée , mais son exécu- tion est chose fort douteuse. 290 ESQUISSES En approchant d'Athènes , l’Acropolis et la ville sont cachées à la vue par le Pnyx ; un tournant les démasque tout à coup, et l’antique Acropolis présente aux regards du voyageur sa tête chenue couronnée par les Propylées ; le temple de la Victoire sans ailes, et la tour plus moderne d’Odysseus. A droite est le Pnyx avec la tribune aux harangues (Bema ou rostrum), les siéges d’audience taillés dans le roc vif, et l’Aréopage, colline de Mars, où saint Paul prêcha le culte « du Dieu inconnu. » Plus bas on voit le temple de Thésée dans toute la perfection de sa beauté symétrique et régulière ; puis der- rière ce beau monument , au milieu des ruines d’une grandeur déchue , s'élève la cité moderne. l On entre dans la ville d’Athènes par la rue longue et droite appelée rue des Hermès ou Mercures, qui la traverse en entier, et forme un plan légèrement incliné jusqu’à l’emplacement où le roi Othon bâtit son nouveau palais. Les maisons de cha- que côté sont assez proprement blanchies ; elles ont des ja- lousies vertes , des balcons, et leur rez-de-chaussée est occupé par des boutiques et des cafés. Au milieu même de la rue, s’élève un palmier gigantesque, qui faisait probablement jadis l’ornement de quelque jardin turc, et qu’on n’a pu se ré- soudre à abattre : cet arbre donne à ce qui l’entoure une couleur orientale en contraste avec les objets environnans. Au reste, Athènes est peut-être le lieu du monde où ces con- trastes sont le plus communs : sur une étendue de terrain d’un demi-acre, les yeux rencontrent d’ordinaire deux ou trois co- lonnes antiques, restes d’un portique élégant , une petite cha- pelle chrétienne du moyen âge, une tour de vigile vénitienne, un bain ou une mosquée turque avec leur accompagnement ordinaire de cyprès et de palmiers, une maison moderne élégamment bâtie, bätimens divers aussi surpris les uns que les autres de se trouver ensemble. Il est curieux de lire dans ces monumens de plusieurs époques lPhistoire des phases variées par lesquelles a passé cette ville intéressante. 4 La rue des Mercures est coupée à angles droits par celle DE LA GRÈCE MODERNE. 291 d’Eole, qui se termine devant le temple des Vents, situé im- médiatement au-dessous de l’Acropolis. Malheureusement Pas- pect que présente cette rue est gâté par une saillie considé- rable que fait le bâtiment du ministère de la marine ; cette négligence de l’architecte empêche de jouir en entier, à une distance convenable , de la vue du joli temple octogone dédié à Eole et aux Vents. Près de l'intersection des deux rues est une ancienne église grecque restaurée, qui sert de cathédrale, et dans laquelle s’accomplissent toutes les cérémonies reli- gieuses : elle est fort petite, mais il est probable qu’on ne tardera pas à en élever une plus grande. — Avant la révo- lution , Athènes contenait environ trois cent cinquante églises grecques, c’est-à-dire une sur vingt habitans ; la plupart de ces édifices ont été ruinés pendant la guerre. —La nouvelle ré- sidence royale qui s’élève à extrémité de la rue des Mercures, bien qu’elle ait été entreprise il y a dix-huit mois, n’en est encore qu’au second étage. Ce palais, bâti d’une manière très- solide, ne sera pas imposant par sa grandeur, mais il sera sûrement fort beau. Le plan, qui est d’un architecte allemand , est bien conçu , la position superbe, et le marbre blanc du Pentélique employé à sa construction lui donne un éclat éblouis- sant. Les carrières du Pentélique, rouvertes à cet effet, sont en pleine activité ; on a fait une bonne route entre la ville et la montagne, et cent cinquante travailleurs environ sont ha- bituellement employés à couper et à préparer des blocs. Un bâtiment fait avec élégance a été élevé sur l’espace qui sépare le nouveau palais du palais temporaire ; il contient les remises et les écuries du roi Othon. Ce n’est pas sans quelque surprise, pour le dire en passant, qu’on ne voit dans ces écuries que des chevaux fort ordinaires , lorsqu'il serait si facile de se procurer en Grèce des chevaux de race arabe. Un hôpital militaire, un hôtel des monnaies et des casernes, sont, après ceux dont nous venons de parler, les seuls bâtimens modernes d’une certaine étendue ; ce dernier a été construit en partie sur Fan- cienne demeure du Vaivode, ou gouverneur turc. Un assez grand 292 ESQUISSES nombre de jolies maisons de particuliers se font remarquer dans les principales rues de la ville ; la plus considérable est celle qui appartient au comte Armansperg. Quant aux autres rues d’Athènes, à peine méritent-elles ce nom : ce sont plutôt des ruelles étroites et tortueuses , à l'exception de la rue de Minerve qui coupe celle des Mercures à angles droits, un peu au-dessous de celle d’Eole. Cette rue, deux fois plus large qu’aucune des autres, était destinée, d’après le premier plan qui fut modifié plus tard, à former une vaste avenue , conduisant de la demeure royale à PAcropolis, au sommet de laquelle on serait monté par une rampe d’escaliers en marbre de la largeur de la rue , faisant le pendant de celle des Propylées. Ce plan fixait emplacement du palais sur une légère éminence au nord de la ville; mais cette disposition et quelques autres ayant été abandonnées, la rue de Minerve est demeurée, sans raison apparente, une rue immense, mo- nument coûteux et inutile de la mutabilité d’un gouvernement. Parmi les plans de tout genre tracés pour l’embellissement et la réédification d’Athènes , il y en avait un fort beau, conçu par un architecte de Berlin et présenté au roi Othon. Ce plan élevait sur le sommet de l’Acropolis, au milieu même des ruines du Parthénon , de l’Erecthéium et des Propylées, un magni- fique palais de marbre dans le style grec ; un pont gigantesque aurait servi d’entrée à la résidence royale , et l’aurait unie au Pnyx et à l’Aréopage. Ce plan fut abandonné à cause des dé- penses énormes que demandait son exécution. Le jeune roi fit preuve de jugement et de prudence à cet égard , en renon- çant de lui-même à un projet dispendieux , mais qui avait quelque chose de séduisant. Il préféra vivre plus rapproché de ses sujets, dans l’intérieur de la ville; et quant aux anti- quités de l’Acropolis , il a cherché, en les restaurant, à leur rendre l’apparence qu’elles avaient à l’époque de Périclès, autant du moins que le permettait l’état où la guerre et les dévastations, tant anciennes que modernes, les avaient laissées. DE LA GRÈCE MODERNE. 293 Au commencement de l’année 1837, le bruit se répandit à Athènes, que le roi Othon venait d’épouser la princesse Amélie- Marie , fille aînée du grand-duc d’Oldenbourg. L’orgueil des Grecs, satisfait de cette alliance , fut cependant vivement hu- milié en apprenant que Sa Majesté le roi des Hellènes n’avait obtenu cette jeune princesse, qu'après avoir essuyé suc- cessivement le refus de plusieurs autres princesses d’Alle- magne. Absent de son royaume depuis neuf mois environ, le roi avait laissé les affaires de Grèce entre les mains de Varchi-chancelier , comte Armansperg, qu'il avait investi d’un pouvoir illimité. Durant cet interrègne, les énnemis du comte étaient devenus plus nombreux; les mécontente- mens excités par son administration étaient portés à leur comble ; de sorte que ce fut avec joie qu’on accueillit la nouvelle, répandue sourdement, que l’archi-chancelier allait quitter son poste, que son successeur était déjà nommé , que très-probablement il était en route pour la Grèce à la suite de Leurs Majestés. Le comte Armansperg avait en effet reçu de S. M. le roi de Bavière l’invitation de résigner son pouvoir entre les mains du roi Othon, et de retourner en Allemagne; mais cette intimation avait été tenue profondément secrète, et le comte espérait avoir le temps de la rendre inutile avant l'arrivée du roi. Une circonstance augmentait son espoir; c’est que le roi Othon n’avait fait aucune réponse à la demande que lui avait adressée le comte de lui permettre de se retirer des affaires: Ce silence du jeune monarque semblait indiquer que l'invitation, ou pour parler plus correctement , l’ordre du roi de Bavière contrariait les désirs particuliers de son fils. Le comte, en conséquence, crut pouvoir rester en Grèce, et mit en œuvre toutes les ressources de l'intrigue et de la diplomatie pour conserver le poste éminent qu'il occupait. Mais malgré la ruse avec laquelle ses efforts étaient combinés, malgré le soin qu'il mit à flatter les partis les plus influens, le jour arriva où il vit évanouir en un instant toutes ses espé- rances. — Le 14 février , par un vent du sud favorable à sa 294 ESQUISSES course, le Portland entra dans le golfe d’Egine , faisant voile vers Athènes ; il portait à bord Leurs Majestés, accompagnées de leur suite et du successeur de l’archi-chancelier. Lorsque le comte Armansperg, ignorant cette circonstance, se rendit au Portland pour faire sa visite au roi, celui-ci lui apprit que sa démission était acceptée, enregistrée, et lui présenta dans M. Rüdhart, secrétaire d’Etat pour les affaires étrangères, et président du conseil des ministres , l’homme choisi pour le remplacer. ARRIVÉE DU ROI ET DE LA REINE. Le lendemain de la visite du comte Armansperg , le roi, vêtu de Phabit des Palicares grecs , fit son entrée à Athènes en calèche découverte, avec la jeune reine. Sa dolama, ou tunique, était de velours bleu-foncé, brodée d’argent (ce sont les couleurs nationales }; sa coiffure était un bonnet rouge couvert de broderies. La reine portait une robe et un chapeau de satin blanc. Son extrême jeunesse , ainsi que celle de son mari , leur donnait l'apparence de deux enfans qui, en l'absence de leurs parens , se font promener dans un vaste landau et s’amusent à jouer «au roi et à la reine. » Leur car- rosse était traîné par six chevaux noirs , présent de l’empe- reur de Russie au roi Othon. Ce bel attelage, lorsqu'il fut offert au jeune roi de Grèce par le monarque moscovite, était ac- compagné d’un carrosse de parade tout doré ; mais la crainte de mécontenter les esprits en étalant aux yeux, le jour de son en- trée, le don du Czar , avait engagé le roi à y substituer un landau bleu uni, d’une simplicité, pour le dire en passant, un peu trop mesquine, vu la circonstance. Au tournant de la route du Pirée, à l'endroit où la ville d’Athènes se déroule tout à coup à la vue, Leurs Majestés et tout le cortège durent s'arrêter une demi-heure pour entendre un hymne de bien- venue, chanté par les enfans de l’école des missionnaires amé- ricains. À quelques pas de là ils passèrent sous un arc de DE LA GRÈCE MODERNE. 295 triomphe décoré de myrtes et de lauriers. Ensuite ils entrèrent dans la ville par la rue des Mercures , qu’ils trouvèrent garnie, - comme toutes celles qui conduisaient au palais, d’une multi- tude de soldats dont les costumes étranges, les physionomies variées à l'infini, ne pouvaient manquer de surprendre la princesse allemande, destinée à régner sur ce bizarre royaume. Les balcons étaient couverts de dames qui saluaient leur sou- veraine par des acclamations et des gestes expressifs. La jeune reine était charmée; elle ne cessait d’exprimer aux personnes de sa suite son admiration enthousiaste pour tout ce qu’elle voyait, Ce sentiment qui se lisait aisément sur sa physionomie, une taille d’une élégance remarquable, beaucoup de grâce et un frais visage de dix-huit ans, tous ces charmes réunis lui gagnèrent les cœurs de ses sujets : aussi Leurs Majestés furent- elles accueillies avec les plus bruyantes acclamations , par tout le peuple d’Athènes rassemblé, et les cris répétés de zeto ! (wivat ) étouffèrent presque entièrement le bruit des salves de l'artillerie. À son entrée, le carrosse de la reine était suivi d’un autre contenant ses trois dames d’honneur, dont l’une a été sa gouvernante; un troisième carrosse contenait le chambellan, frère de la comtesse Armansperg , le nouveau premier mi- nistre M. Rüdhart, et le D' Roeser, médecin du roi, homme remarquable par ses talens et son savoir , qui s’est rendu cher aux Grecs en leur prodiguant gratis ses soins et ses conseils. Le cortége était fermé par les ambassadeurs étrangers, dans leurs voitures, les aides-de-camp , les écuyers à cheval et une escorte de lanciers. Dans la soirée, une foule nombreuse se rassembla sous les fenêtres du palais , et, aux acclamations répétées du peuple im- patient de la voir, la jeune reine se montra à son balcon, vêtue d’une tunique de velours cramoisi brodée en or et dou- blée d’hermine , sur un jupon de satin blanc. Elle portait pour coiffure le bonnet rouge nommé fetzi, orné d’un gros mouchet d'or entremélé de fils de perles. Sur la taille de son habit étaient 296 ESQUISSES attachés des boutons de diamans tout unis, et du sommet de sa coiffure retombait un voile de gaze d’or. Ce costume, d’une grande magnificence et très-flatteur pour celle qui le portait , excita cependant quelques murmures parmi les spectateurs. « Notre roi a-t-il donc épousé une Janiniote? » se demandait- on dans la foule. En effet, l’habit que portait la reine était , non le véritable costume grec , mais celui des dames de Janina, ville qui fut autrefois le théâtre des barbaries du vieil Ali-Pacha, et qui, malgré sa population toute grecque, ne fait point partie de la Grèce indépendante. Après quelques jôurs remplis par les présentations , un grand bal eut lieu dans les salons de cérémonie du palais provisoire. Le roi Othon , dans l’uniforme bleu brodé d’argent des géné- raux grecs, ouvrit le bal avec la comtesse Armansperg ; le comte suivait, conduisant la jeune reine, qui dansa ensuite avec les représentans des cours étrangères. Des quadrilles, des walzes étaient les principales danses; un cotillon termina le bal. La reine était transportéé de cette fête; elle ne manqua pas une seule danse de la soirée, et jouit avec une naïveté enfantine d’un plaisir qui paraissait être tout nouveau pour elle. On dit que cette princesse avait vécu dans la retraite avant son mariage, et qu’on ne lui avait point fait partager les plaisirs de la cour. Ce soir là, elle portait des bijoux d’une va- leur considérable , et sa toilette, du meilleur goût, faisait hon- neur à l’atelier de Palmyre , à Paris, qui l’avait fournie. Le costume d’un prince grec de Valachie, et celui des membres de la | légation turque qui étaient présens , contribuaient à donner à cctte fête l'apparence d’un bal costumé européen , et formaient le plus piquant contraste avec les uniformes de mer et de terre de presque tous les pays du monde, les habits de gala diplo- matiques, et les toilettes modernes de femmes , aussi variées qu’il est possible. Le nombre des langues parlées dans cette réunion n’était guère moindre que celui des habits, chacun trouvant à qui parler la sienne; le français, cependant, est le langage usité dans la bonne société d’Athènes , et, à peu DE LA GRÈCE MODERNE. 297 d’exceptions près, tous les Grecs qui ont reçu quelque édu- cation l'entendent et le parlent. Le chambellan avait jugé convenable de prier au bal du roi tous les officiers de la phalange grecque , garde composée seu- lement de ceux qui ont combattu pour l'indépendance de la Grèce. Ces hommes, appelés avec justice les champions de la liberté et les libérateurs des Hellènes, présentaient, il faut l’a- vouér, une collection assez étrange de cavaliers de bal. La paie modique qu’ils reçoivent ne leur permet pas de faire de grandes dépenses de toilette; leurs vieilles habitudes de guérillas les rendent très-peu difficiles quant à la propreté, de sorte que chez la plupart d’entre eux le visage, les mains et la Jfous- tanelle ou jupon court, semblaient avoir fait divorce depuis longtemps avec l’eau et le savon. Quelques Palicares, revêtus de leur costume pittoresque, exécutèrent ensemble, au son d’un mauvais violon et d’une guitare grattée avec un tuyau de plume, la danse nationale des Albanais. Cet épisode, destiné à amu- ser la reine, paraissait l’ennuyer cordialement, et ce n’était pas sans un sentiment pénible que les personnes plus âgées , par conséquent plus réfléchies que cette jeune princesse , voyaient des hommes tels que Colocotroni , Nikitas, surnommé le man- &eur de Turcs, Ulakryani, Yasso de Montenegro, Nota, Bot- zaris , el autres personnages aussi célèbres , sautiller autour de la salle en se donnant la main, à la manière des sorcières de Macbeth. Encore si cette danse avait rappelé quelque chose de classique , si elle avait eu le plus faible parfum d’antiquité! Mais non , c'était purement et simplement la danse des Alba- mais, d’une race d’hommes entièrement distincte de celle des Grecs. Il y a sans doute en Grèce de jolis visages de femmes ; ils y sont même dans une proportion plus grande avec la po- pulation que partout ailleurs ; mais malheureusement chez les femmes des classes supérieures , qui prennent très-peu d’exer- cice, cet avantage est presque toujours gâlé par trop d’em- bonpoint, par le défaut d'élégance dans la toilette ou la XV 19 298 ESQUISSES démarche, Puis, comme il est d’ordinaire chez les nations du midi, les femmes y-sont en général moins belles que les hommes. Aussi, dans le bal que j'ai décrit tout à l'heure, la jeune reine, avec son visage frais et en:antin , sa taille de nymphe, et la grâce de ses mouvenso ;;- fut-elle déclarée unanimement Ja plus jolie personne de l’assemblée. Le rôle si nouveau pour elle qu’elle était obligée de jouer, lui causait bien un peu d’embarras; mais malgré quelque nuance de timidité répandue sur toutes ses actions , ses manières avaient beau- coup de dignité et d'élégance. Ce qui plait surtout en elle, c’est l’heureuse expression de sa physionomie , c’est cet air de bonheur, et cette mobilité pleine de grâce qui, dans tous les pays du monde, rendent un visage ordinaire cent fois plus attrayant que ne peut l'être la froide régularité des traits. — L'ancienne gouvernante de cette princesse, assure que dès son jeune âge elle a pris l'intérêt le plus vif et le plus enthousiaste à l’histoire ancienne et moderne de la Grèce, qu’elle exprimait souvent le désir de visiter cette contrée, et qu’en apprenant l'élévation du prince Othon au trône de la Grèce, elle avait naiïvement laissé échapper le souhait de le partager un jour avec lui. Quelques années plus tard, étant à des bains en Allemagne, elle y rencontra par hasard le roi de Grèce, qui voyageait incognito avec sa mère sous le titre de comte de Missolonghi : leur alliance fut bientôt conclue. On comprend, d’après ces détails, avec quel vif intérêt cette princesse a dû visiter , comme reine de Grèce, les beautés classiques des environs d'Athènes. Chaque matin elle faisait à cheval de lon- gues promenades , que la température délicieuse des mois de février et de mars, ce printemps précoce, la plus charmante des saisons dans ces climats, rendait parfaitement agréables. Le comte Armansperg , cependant, faisait en apparence ses préparatifs de départ, quoiqu’on assurât qu’au fond de l'âme Son Excellence conservait l'espoir de rester. Sa femme, à l’exem- ple des postillons français, qui, en approchant du relais, font 4 DÉ LA GRÈCE MODERNE. 299 claquer leur fouet et stimulent leurs chevaux harassés, la comtesse, dis-je, résolut de donner à Leurs Majestés un bal qui fût très-brillant. Mais en dépit de cet air de confiance et de bien d’autres petites monuvres le jour arriva où le roi , las des dé- lais de son ex- miniétré, lui fit rappeler que le Portland était dans le port du Pirée, prêt à le conduire à Malte, et que le moment du départ était arrivé. Docile à PRES royale, le comte fit ses adieux à Athènes, et monta à bord du Portland où il demeura plusieurs jours en vue du port, dans l'attente continuelle de se voir rappeler. Enfin , perdant toute espé- rance , et n’ayant plus de prétexte plausible pour prolonger ses délais, lex-archi-chancelier fit lever l’ancre et quitta le Pirée, poussé vers l’île de Malte par un vent favorable. HYDRA. Des différences assez frappantes se font remarquer entre les habitans des diverses parties de la Grèce, sous le rapport du caractère et des habitudes ; le costume, à lui seul, en éta- blit une qui les partage en deux classes distinctes. L’une de ces classes porte la foustanelle ou jupon court, qu'on peut considérer comme lhabit militaire, et qui est celui des Grecs du continent et de la Morée; l’autre fait usage du pantalon court et excessivement large qui est le vêtement des insulaires et de tous les marins en général. Ce pantalon se nomme d'or- dinaire le pantalon d’Hydra , parce que dans ce nid de bardis et courageux navigateurs , il n’est pas un seul homme qui ne le porte. Deux gilets et une jaquette de drap bleu ou vert, brodée de soie noire, accompagnent ce caleçon., qui est fait ordinairement de huit ou neuf aunes de calicot de couleur foncée, cousues ensemble, avec une ouverture aux deux bouts pour laisser passer le pied. Ce pantalon bouffant s’attache autour du corps par un cordon; une ceinture de soie de couleur recouvre l’endroit où il s’unit à la veste. Le ferzi rouge avec un gland bleu est la coiffure qui accompagne cet habit. 300 ESQUISSES Les Hydriotes furent les premiers qui équipèrent une escadre de fins voiliers pour combattre la flotte turque. Ces navires avaient été construits dans un but commercial et tout pacifique, mais les événemens en changèrent la destination. Armés par les ordres du brave Miaoulis, et manœuvrés par ses intrépides compatriotes , ils travaillèrent à assurer l'indépendance de la Grèce. : Hydra n’est qu’un rocher aride et stérile, jeté au milieu de la mér, et qui dans tout son contour n’offre pas même un port sûr et commode. Ses habitans, ainsi que la plupart des insu- laires, sont tous marins, la pauvreté de leur île les forçant à chercher dans le commerce les ressources que la nature leur a refusées. Les pauvres vivent du transport continuel des mar- chandises du continent aux iles ; ceux qui sont plus aisés fré- tent des vaisseaux, vont acheter des blés sur les bords de la mer Noire, et les revendent ensuite dans les divers ports de la Mé- diterranée, en Espagne, et jusqu’au delà des colonnes d’Her- cule. D’assez brillantes fortunes avaient été faites de cette ma- nière , et Hydra était devenue peu à peu une ville mercantile très-florissante, et l’entrepôt d'un transit considérable. Avant la révolution , les Hydriotes étaient connus dans tout le Levant pour leur haute probité en affaires : ils se prétaient et se remboursaient fréquemment entre eux des sommes d’ar- gent considérables , sans qu'aucun billet ou quittance fût jugée nécessaire. Pendant la lutte de l’indépendance , ils jouèrent le rôle le plus honorable : sacrifices de tout genre , service per- sonnel, rien ne leur coûta pour aider la patrie, et la floue d’Hydra était justement redoutée des Tures et des Egyptiens : « Ah! petite Angleterre, s’écriait Ibrahim-Pascha en passant devant cette île, quand pourrai-je enfin mettre la main sur toi!» Après la paix, lorsqu'il fut question d'accorder des indem- aités à ceux qui avaient subi de grandes pertes par le fait de la guerre, les amis du Brälotier Kanaris firent inscrire son nom sur la liste dressée à cet effet; mais cet honnête marin le fit DE LA GRÈCE MODERNE. 301 effacer, en disant qu’il n'avait rien perdu pendant la guerre, par la meilleure de toutes les raisons , c’est qu’i/ n’avait rien à perdre, que par conséquent il n’avait rien à réclamer. — L’ile d’Ipsara, patrie de Kanaris, étant demeurée aux Turcs par les traités , le gouvernement grec a donné à ses habitans l'emplacement de Pancienne Erétrie, dans l’ile d’Eubée : c’est là que les Ipsariotes ont fondé une ville. Kanaris, qui est en- core un homme dans la vigueur de l’âge, occupe le rang de capitaine dans la marine grecque, mais il ne porte jamais luni- forme, et demeure fidèle à son costume, qui est celui d'Hydra. La physionomie du Brülotier n’a rien d’agréable , mais elle a une expression d’audace et de courage très-remarquable. Sa femme est jolie, bien qu’elle ne soit plus très-jeune. Leur fils, àgé d’une vingtaine d’années , a fait son éducation à Paris. Tout dernièrement le- roi Othon a conféré à Kanaris l’ordre de la chevalerie grecque. Comme il en recevait les insignes, le chargé d’affaires d’une des puissances du Nord, qui se trou- ait à la cérémonie , lui demanda s’il était vrai que le Grand- Seigneur eût l'intention de lui accorder celle des décorations turques qui est considérée comme la plus honorable. Le Brilo- tier répondit avec la promptitude de Péclair : « Je ne doute pas que le Sultan n’eût grand plaisir à me passer autour du cou un grand cordon, et à l’attacher ensuite au sommet du plus haut mât de sa flotte. » Malheureusement le savoir de cet homme remarquable ne répond point à son courage et à ses vertus. Un Anglais, grand amateur d’autographes, se fit conduire chez Kanaris il y a peu de temps, et, après avoir conversé quelques momens avec lui, it lui demanda comme une faveur qui lui serait très-précieuse, de vouloir bien écrire son nom sur une feuille de papier qu’ih avait apportée à cet effet. Le héros hésita d'abord, puis s’excu- sant sur je ne sais quel prétexte , il finit par promettre d’en- voyer sa signature chez l'étranger le lendemain matin. Elle ne vint point, cependant. Redemandée avec instance plusieurs fois, elle était toujours promise, jamais envoyée. L’amateur 302 ESQUISSES d’autographes extrêmement contrarié, finit par mettre ce refus tacite sur le compte de la défiance ordinaire aux Grecs, et par penser que Kanaris craignait de signer un papier dont on pourrait faire ensuite une lettre de change. Un ami du Brélo- tier sourit en entendant exprimer cette idée, et il expliqua la véritable cause de ce qui se passait ; elle était fort simple : le vaillant Ipsariote ne savait pas écrire... La langue que parlent les Hydriotes entre eux-est l’albanais; mais presque tous savent le grec. Leurs traits sont en général rudes et prononcés, leur taille est lourde et sans grâce; on reconnaît facilement en eux une colonie de Thrace ou de Ma- cédoine. Les Athéniens, plus gais et beaucoup plus vifs, se moquent souvent du phlegme et de l’orgueil hydriotes. Au commencement de 1837, un violent tremblement de terre causa de graves dommages dans la ville d'Hydra : plu- sieurs maisons furent renversées, quelques personnes périrent; mais ce qu’il y eut de plus fâcheux, toutes les citernes furent détruites et les habitans privés d’eau, car il n’y a pas dans toute l’île une seule source. Pendant plus de deux mois, la po- pulation entière campa en plein air, osant à peine s’aventurer dans la ville dont tous les bâtimens étaient ébranlés. Un calme plat, qui eut lieu pendant toute la durée du tremblement de terre, paralysant tout à fait les moulins à vent, la farine aug- mentait de prix tous les jours et on commençait à craindre la famine. Deux vaisseaux de ligne anglais chargés de provisions arrivèrent sur ces entrefaites, et calmèrent les alarmes des Hydriotes en leur distribuant généreusement ce dont ils man- quaient. Les capitaines de ces vaisseaux offrirent également de transporter à Athènes ou ailleurs, tous ceux des habitans qui désireraient s’éloigner ; mais, d’un accord unanime, les Hydrio- tes déclarèrent qu’ils aimeraient mieux mourir dans leur île natale que d’aller vivre sous un autre'ciel. Les plus riches ha- bitans eux-mêmes obligèrent leurs familles à partager les dan- gers et les privations de leurs compatriotes. George Condou- riotis, par exemple, primat d'Hydra, alors en séjour à Athènes, écrivit à ses filles pour leur enjoindre de la manière la plus 4 DE LA GRÈCE MODERNE. 303 formelle de demeurer à Hydra, de crainte que, si elles quittaient Vile, leur départ ne décourageàt le peuple; Anesa ou Neso, comme on l’appelle familièrement, seconde fille du primat, est considérée comme la plus belle femme de toute la Grèce. Elle est brune ; ses traits, d’une perfection que le ciseau du plus ha- bile sculpteur ne saurait atteindre, sont comme éclairés par le feu de deux grands yeux noirs pleins de douceur. Sa taille est moins parfaite que le reste ; Pembonpoint commun aux femmes grecques nuit déjà à sa grâce et à sa souplesse. Anesa porte le costume de son ile natale. Il consiste en un certain nombre de jupons courts mais très-amples ; celui de dessus, vert-foncé bordé de rouge, avec une foule de petites baigneuses depuis le bas jusqu’à la taille. Un spencer très-juste de soie ou de velours ciselé accompagne ce jupon, et un schall léger de soie entoure la ceinture de manière à ce que sa pointe pende d’un côté et ses deux bouts liés ensemble de l’autre. La coiffure consiste en un petit coussinet circulaire, sur lequel est étendu un autre schall, dont les bouts passent sous le menton et reviennent s’attacher au-dessus du coussinet. De cette manière, les cheveux sont entièrement cachés, à l'exception de deux petites tresses qui se voient de chaque côté du front. La chaussure est une bot- tine lacée, qui montre avec avantage des jambes d’ordinaire assez bien faites. En général , le costume des femmes d'Hydra est arrangé avec goût, avec soin, et, même dans les classes les plus pauvres, on leur voit mettre un grand prix à la propreté. ee, D— 304 ns ESQUISSES AFRICAINES, DESSINÉES PENDANT UN VOYAGE A ALGER ET LITHOGRAPHIÉES par Ad. Outh, Docteur en mé- decine. — Berne 1838, 2 livraisons in-folio ‘. —“m@0e————— M. le D' Otth avait, au printemps de 1837, quitté Berne pour parcourir le midi de la France, dans le but d’y faire des recherches sur quelques parties d'histoire naturelle qu’il cul- tive avec zèle et avec succès. Arrivé à Toulon, il fut tenté, par la facilité qu’il y trouva, de faire une promenade dans l'Algérie. Il s’embarqua sur le bateau à vapeur /’Achéron, et s’arréta quel- ques jours à Mahon , comme pour se familiariser d'avance avec l’aspect des pays méridionaux. Arrivé à Alger , il ne pouvait se lasser d'admirer la prodigieuse vigueur que cette végétation pres- que tropicale présente ; partout au moins où elle est favorisée par quelque humidité , et la variété que le mélange de divers genres d’architecture, de divers systèmes de costume et de plusieurs races d’hommes, met dans l'aspect du paysage. dl chercha à conserver cet aspect dans une série de vues qu’il a'su dessiner avec promptitude et fidélité pendant son séjour, en s’attachant surtout à donner une idée exacte de la physionomie locale du pays. — Nous ne pouvons mieux donner une idée de son voyage qu’en transcrivant quelques fragmens d’une lettre qu’il nous adressa à son retour. « La richesse des petits vallons qui coupent la chaine des collines d'Alger est étonnante ; des oliviers sauvages et de gros lentisques sont tellement enveloppés jusqu’à leur cime: de plantes grimpantes (Rosiers, Clématites, Smilax, Aristolo- ches, etc.), que, dans ce chaos de plantes et de fleurs bril- lantes, on reconnaît à peine l’arbre qui soutient cette masse touffue. Les Agavés, les Opuntia, les Chamærops et les Dattiers atteignent à des grandeurs surprenantes , et les deux premiers : as - er 1 Prix, 7 francs de France la livraison de cinq planches. L'ouvrage se composera de six livraisons. ESQUISSES AFRICAINES. 305 forment, pour ainsi dire, des espèces de forêts d'un aspect étrange. Rien ne peut être comparé à la variété des fleurs qui tapissent les prés, et à la hauteur que les herbes y atteignent. Des Anthemis, des Chrysanthèmes, des Heracleums entrelacés de Liserons, dépassent la hauteur d’un homme. Une foule de belles plantes, rares en Europe, attirent les yeux du botaniste, tandis que l’entomologiste trouve aussi une belle récolte d’in- sectes propres au bassin de la Méditerranée. » M. Ouh a rapporté un millier d'insectes , que son ami, M. Heer, s'occupe à étudier ; il a aussi observé un grand nom- bre de reptiles, parmi lesquels il s’en trouve quelques-uns non encore décrits dans les ouvrages des zoologistes. Tels sont ceux qu'il se propose de publier sous les noms de Bufo bar- barus, Zacholus bitorquatus , Rana algirica , etc. Enfin , il a aussi recueilli un bon nombre de coquilles terrestres ou d’eau douce, dont on trouvera la description dans les Mémoires de la Société de Strasbourg. « Mes courses, ajoute-t-il, se sont étendues sur la côte de PAlgérie , à une distance d’environ trois lieues de chaque côté de-la ville. J'ai gravi le sommet du Djebel Boudjareah , d'où Von jouit d’une vue magnifique sur le golfe d’Alger, sur celui de Sidi Ferruch et sur la grande chaîne de l’Atlas. Après avoir parcouru la plaine de la Metidjah jusque près de Belida, et les bords de PHaratch, je me rendis à Bougie. Cette ville, presque entièrement détruite, est encore plus agréablement située qu’Alger. Adossée aux hauts rochers du Gourayab , et ombra- géerpar d’énormes Micocouliers et de beaux Orangers et Ci- tronniers, elle est entourée par la majestueuse chaîne de PAtlas:... Les souvenirs que j'ai emportés d’Alger sont les plus agréables que j'aie, et les dessins que j'en rapporte contribue- ront à en perpétuer le souvenir. Malheureusement je suis mé- diocre dessinateur de figures, mais, malgré cela, j'ai dessiné au moins une trentaine de différens costumes. Rien n’égale Ia variété des races d’hommes et des costumes pittoresques que Von rencontre en Algérie. Toutes ces figures sont pittoresques, 306 ESQUISSES AFRICAINES. et rappellent les vieux contes des Mille et une Nuits, ou les anciens tableaux de l'histoire biblique. » Revenu en Europe, M. Otth ne trouvant aucun ouvrage qui donnât une idée un peu complète de l’aspect d’un pays sur le- quel l'attention publique se porte si habituellement, eut l’idée de combler cette lacune en lithographiant lui-même les dessins qu'il avail faits pour son plaisir personnel. Il s’est surtout attaché à leur conserver la vérité rigoureuse qu’il avait donnée à ses esquisses , et si cette vérité nuit quelquefois un peu à l'effet pittoresque, elle est de nature à donner à ses planches un inté- rêt de confiance et de fidélité qui plaira à tous les esprits exacts. Les dix planches déjà publiées sont dessinées et lithogra- phiées avec un succès très-remarquable pour un amateur, et qui ferait honneur à un artiste. Elles représentent plusieurs vues d’Alger, l’intérieur d’une mosquée, le marabout de Sidi Jacoub, la vue de Bougie, l’aqueduc de Bab-el-oueb, le cap Pescado , la fontaine sur la route de Boudjareah , etc. La fidé- lité de l’aspect de la végétation donne à ces diverses vues un intérêt précieux : on sent, en les étudiant, qu'aucun trait n’est donné ni au hasard, ni à l'effet simplement pittoresque, mais qu’on a réellement sous les yeux un pays très-différent, par sa nature physique et même morale, de ceux auxquels nous som- mes accoutumés. Les planches 9 et 10, en particulier, offrent un aspect curieux par les Opuntias et les Agavés qui, mêlés aux monumens d’architecture, leur impriment une physionomie presque tropicale. On comprend , à l’aspect de ces planches, combien des vues faites avec intelligence donnent une idée plus vraie d’un pays donné, que les descriptions les plus soignées ne peuvent le faire. Ces vues sont d’ailleurs accompagnées d’un texte succinct, destiné à en expliquer les détails. Nous ne saurions-trop encourager M. Otth à accélérer la publication complète de ses matériaux. Les amateurs des voyages Jui sauront gré de leur faire voir un pays dont on parle tant aujourd’hui ; et ceux qui ont dans l’Algérie des pa- rens ou des amis, trouveront sans doute précieux de prendre une idée vraie d’un pays qui les intéresse de si près. DC. 307 VOYAGES DANS LA GUYANE ANGLAISE. l.— Deux voyAGEs sur L'EssequiBo ET LE MaAssArouNY, par le capi- taine ALEXANDRE. ( Two expeditions up the Essequebo and Massa- roonyA elc.) IL. — NorTice SUR LES INDIENS DE LA GUYANE ANGLAISE, par HiLLHOUSE. HI.— Norice SUR LES CARAÏBES. IV.— VoxAce sur LE Massañouny EN 18351, par: HizzHouse (707. up the Massaroony .) V.— Mémoire sur LE PAYS DES Warows, par Hizzuouse. (Mem. on the W'arow land.) " VI.— EXPÉDITION DANS L'INTÉRIEUR DE LA GUYANE ANGLAISE, EN 1835 ET 1836, par SCHOMBURGK. Avant de passer à l’analyse des mémoires nommés ci-dessus, qu’il nous soit permis de présenter une esquisse rapide du dé- veloppement pris par les établissemens européens dans le pays qui en est l’objet. La Guyane forme une côte d'environ 400 lieues de longueur, entre l'embouchure de l'Orénoque et celle du fleuve des Ama- zones. Aperçue par Christophe Colomb et par Améric Vespuce, elle n’excita pas la cupidité des Espagnols. Aucune mine d’or ne.les engagea à braver les dangers d’un climat pestilentiel, ét la recherche de PEI Dorado n’attira qu'un moment l'attention & l’Europe sur les terres noyées par où l’on pouvait espérer (d’ypénétrer. Les Hollandais, les Français et les Anglais vin- ent , de 1630 à 1667, y fonder quelques établissemens, qui passèrent , en 1667, dans la possession presque exclusive des emiers. Surinam , Berbice, Demerara et Essequibo devinrent des colonies de quelque importance. ” L’Angleterre s’empara des dernières, en 1781. Quelques fpublicistes assurèrent qu’elles pouvaient donner à la couronne un revenu égal à celui des Antilles ; mais le gouvernement n’y Mi probablement pas les mêmes avantages, car elles furent DL 308 : VOYAGES négligées, et bientôt reprises par une frégate française. La même entreprise fut renouvelée par les Anglais, en 1803 ; Essequibo et Demerara capitulèrent le 18 septembre, et Berbice cinq jours après. En avril 1804, sir Charles Green se présenta devant la colonie de Surinam , qu’il réduisit le 4 mai. De ses diverses conquêtes l'Angleterre s’est réservé la possession de Berbice, d’Essequibo et de Demerara ; de sorte que la Guyane se trouve maintenant partagée entre cinq puissances différentes, le Brésil au midi, la république de Venezuela, l'Angleterre, la Hollande et la France. Placés dans des circonstances semblables, ces établissemens n'ont pas pris un égal développement. Tandis que la France, le Brésil et Venezuela négligent les leurs, les Hollandais ont créé à Surinam une colonie florissante. Les premiers travaux, | nécessités par l'humidité du sol , obligèrent les colons à des dépenses considérables, dont ils furent dédommagés par des récoltes abondantes de denrées coloniales. La France fut un | moment sur le point de tirer quelque avantage de la possession de Cayenne ; sous le ministère de M. de Cazes, il fut question de transporter sur les rives de l'Oyapock un nombre de galé- riens suffisant pour défricher 12,000 hectares de terrain. On eùt détourné sur des têtes odieuses le danger qui menace la santé des colons dans le défrichement de ces terres noyées, et l’on eût assaini un espace suffisant pour l'entretien de 15,000: personnes. La culture est presque entièrement abandonnée aux esclaves nègres. L’excessive rigueur des Hollandais envers les leurs pensa causer la destruction de Surinam. Pour échapper aux supplices qu’on leur infligeait en punition des fautes les plus légères, les nègres marrons se rassemblèrent, en 1726, dans les bois qui bordent les rivières Ouca et Saramaeca, d’où ils ravagèrent les plantations. Leur nombre s’était, dit-on , accru} jusqu’à 20,000, en 1772, lorsque les mêmes causes rassem=| blèrent sur la rivière Cottica une nouvelle tribu de nègres} marrons. La force ayant échoué pour les réduire dans les re=} DANS LA GUYANE ANGLAISE. 309 traites inaccessibles que leur offraient les marais et les bois, on traita, en 1775, avec ces esclaves révoltés, et l'on consentit à leur indépendance, pourvu qu’ils promissent de ne pas fran- chir certaines limites, et de n’accorder aucun asile aux nègres fugitifs. Ce traité subsiste depuis cinquante ans; jamais les nègres ne l'ont violé, et ils forment encore aujourd’hui, quoi- que réduits peut-être à 5000, une peuplade libre, qui arrête les Français sur le Maroni. Dans la colonie anglaise, le gouvernement fit mesurer les terres marécageuses qui s’étendent sur les bords de la rivière Berbice, depuis son embouchure jusqu'au fort Nassau, et dis- tribua aux planteurs toutes celles qui étaient garanties par des digues et propres à la culture. On arracha les forêts de man- gliers, qui y entretenaient l’humidité et en faisaiént un séjour empesté. Le terrain fut assaini et desséché au moyen de saignées nombreuses. Les prairies basses servent à la nourriture des bestiaux. Le chemin de Berbice à Demerara , qui n’était autrefois qu'un mauvais sentier au travers des forêts, est actuellement une chaussée solide et magnifique. La Nouvelle-Amsterdam, ville fortifiée, bâtie dans le goût hollandais, à l'embouchure de la Berbice, sert de capitale à cet établissement. Les habitations y sont généralement couvertes en feuilles de bananier; chaque maison forme, avec son jardin , une île entourée d’une tran- chée, qui se vide et se remplit à chaque marée. L’administra- tion est réunie à George Town ou Stabrock , à l'embouchure de la rivière Demerara. Ces colonies ont pris un si grand développement qu’elles “égalent presque toutes les Petites Antilles anglaises. On y compte une centaine de plantations de sucre , de café, de co- “on , de cacao et de tabac, dont les produits peuvent étre ex- portés en Hollande, aussi bien qu’en Angleterre. La Grande- Bretagne en reçoit annuellement un à deux millions de gallons de rhum, au delà de 50,000 quintaux de café, et à peu près autant de sucre ; pour une valeur totale de 14,000,000 francs (en 1833). 310. VOYAGES La population de la Guyane anglaise était, en 1829, de 101,855 individus, dont 3558 blancs; celle de la colonie hollan- daise de Surinam , en 1820 , de 90,767 dont 4840 blanes.— Restée en arrière des deux autres, la colonie française ne comptait, en 1832, que 23,300 habitans, dont 1573 blancs ; la valeur de ses exportations nedépassait pas 1,600,000 franes, et les terres cultivées n'avaient pas au delà de 11,942 hectares d’étendue. C’est bien peu pour justifier la prétention qu’ont les Français de donner le nom de France équinoxiale à une région dont ils ne cultivent que la 13,000 partie. Outre les Européens et les nègres, les indigènes \fsbftieut une troisième race, qui n’est pas sans intérêt à étudier. M. Hillhouse ‘ estime à 15 ou 20,000 le nombre de ceux qui vivent dans les limites de la colonie anglaise. Un quart envi- ron se regardent comme étant sous la protection du gouverne- ment britannique , dont ils reçoivent des présens tous les trois | ans. Les autres, adonnés à un genre de vie nomade, ne recon- naissent aucun gouvernement particulier, et se transportent , suivant que leur goût ou la nécessité les y engage, de l’'Oré- noque au Brésil, et de Cayenne à Surinam. Les différentes nations que l’on rencontre dans la colonie sont 1° les Arawaak, 20 les Accaways, 3° les Caraïbes, 4° les Warow, 5° les Ma- cousi, 6° les Paramouni, 7° les Attaraya, 8° les Attamacka. Les Ærawaak.— Ce sont les plus civilisés, et les plus rap- prochés des Anglais ; ils peuvent fournir environ 400 hommes, qui seraient utiles, au besoin , par leur habileté à se servir des armes à feu , dans le terrain coupé qui entoure les plantations. Îls ont rarement plus de mèt. 1,62 de hauteur; leur corps f est trapu , leur cou épais et leurs extrémités petites. Les yeux sont relevés du côté des tempes, et le front est bas, quoique très- supérieur à celui du nègre. Quelques-unes de leurs castes ont le teint aussi clair que les Espagnols ; mais ceux qui vivent ‘ Notice of the Indians settled in the interior of British Guiana. Journal of the Royal Geog:. Society of London, vol. W, p. 222, 1832, DANS LA GUYANE ANGLAISE. 311 dans le voisinage de la mer sont d’un brun aussi foncé que des mulâtres. Leurs cheveux droits, noirs et rudes, leurs traits délicats , et leurs membres bien proportionnés , empêchent de les confondre avec des individus de la variété nègre. Ils con- servent avec soin la généalogie des individus, pour prévenir des alliances incestueuses, le mariage n’étant pas permis entre les individus d’une même famille. Le rang des enfans dépend de celui de leur mère, ainsi que la famille dont ils font partie; de sorte que les enfans d’un père accaway et d’une mère arawaak seront arawaak. La polygamie est permise, et produit ici tous ses tristes résultats ; elle nécessite, en particulier, de la part de l'époux , l'usage fréquent d’une grosse corde pour rétablir la paix dans son barem. Un Arawaak passe régulièrement trois mois de chaque année à visiter ses amis, et calcule étendue de son champ de manioc sur la nécessité de nourrir sa famille et ses hôtes péndant neuf mois, se fiant , pour son entretien pendant le dernier quart de l’année, sur une réciprocité d’hospitalité. L’Indien , ayant peu de penchant pour un commerce régulier, borne ses travaux à cultiver, pendant trois ou quatre mois, assez de terre pour une année, Le reste de son temps se passe à chasser, à pêcher, à visiter au loin ses amis, à danser et à boire. Sa vie semble donc étre consacrée au plaisir , et il se soucie peu d’abréger des jouissances présentes par un travail dont le but lui paraît trop éloigné. « Leur imprévoyance ne peut se comparer qu’à leur paresse; quelquefois leurs cases sont pleines de bananes, n telle quantité qu’elles pourrissent ; et, comme ils n’ont pas soin de les remplacer à mesure, ils s’en trouvent privés ndant longtemps. Chez le sauvage, à trois jours d’abondance ccèdent quinze jours de disette ‘. » (fr Père indulgent , l’Indien méconnait les devoirs de la piété iale, en négligeant absolument ses parens dans leur vieillesse. elégués dans un coin obscur de la hutte, ceux-ci manquent di Lu Adam de Bauve. 312 VOYAGES souvent du nécessaire , lorsque la maladie, en les confinant dans leur hamac, les empéche de se le procurer eux-mêmes. Les Arawaak regardent comme une chose indécente , de la part d’un homme, de donner en public quelque marque d’af- fection à une femme, et ils méprisent à ce sujet les Européens; mais dans leur intérieur ils sont très-affectueux. Un avantage qu'on ne peut leur contester, c’est leur agilité, leur dextérité, et la finesse avec laquelle ils découvrent dans les halliers les traces d'hommes ou d'animaux. Lorsqu'il s’agit de poursuivre ou de surprendre des nègres marrons, une expédition ne peut se flatter d'aucun succès si elle est dépourvue de guides indiens. Là où un Européen est entièrement dépisté , ils distingueront les pas et le nombre des nègres, le jour et l'heure de leur pas- sage. Aucune armée n'’égala jamais dans ses marches l’éton- nante rapidité de mouvemens des régimens indiens de Bolivar. Cet avantage peut compenser, dans leurs forêts, une grande infériorité numérique. Ils peuvent en outre vivre facilement, sans l’assistance d’un commissariat, là où les troupes euro- péennes périssent de disette. Avec 4 livres de pain de cassave un Indien peut rester en campagne trois semaines ou un mois. Son fusil est toujours en bon état , ses munitions sèches, et sa vigilance jamais en défaut. _ Les Accaways. — Ils occupent le pays qui s étend de- puis les rapides aux montagnes de l’intérieur. On en compte environ 2000 sur les rivières Demerara et Massarouny. Ils diffèrent des Arawaak par un caractère plus énergique, et par la couleur de leur peau, dont le rouge est plus foncé. Que- relleurs et belliqueux , ils peuvent supporter les fatigues et les privations avec une patience qui les rend capables d’exécuter les entreprises les plus désespérées. Mais ces avantages sont perdus pour eux , à cause d’une indocilité qui leur fait refuser toute obéissance à leurs chefs, lorsque ceux-ci n’y acquièrent pas des droits incontestables par leurs qualités personnelles. Les Accaways sont redoutés de toutes les autres tribus, et leur arrivée dans un canton le fait abandonner de ses habitans.« DANS LA GUYANE ANGLAISE. 313 Suôt qu'ils se sont pourvus des alimens et des armes néces- saires, on les voit émigrer à des distances considérables. Plu+ sieurs familles se réunissent pour former une caravane, sans autres provisions que du pain de cassave. À trois jours de marche succède une halte de deux jours, consacrée à chasser _€et à boucaner le gibier; ce qui se fait avec tant de facilité, qu'ils restent quelquefois deux ou trois mois à voyager de la sorte, pillant les villages qu’ils rencontrent, massacrant les habitans ou les réduisant en esclavage. Au retour d’une expédition heureuse, ils font les préparatifs d'une orgie générale. Pendant plusieurs jours les femmes s’as- semblent, et s’occupent, autour d’un grand feu, à cuire jus- qu’à torréfaction des gâteaux de cassave épais de 5 de pouce. S’humectant la bouche avec un peu d'eau, elles se mettent à mâcher un morceau de gâteau, jusqu’à ce qu’il soit entièrement saturé de leur salive, qu’elles rejettent alors dans un bassin placé au centre du cercle. Lorsqu’elles ont réuni une quantité suffisante de cet extrait, qu'on nomme piworry, on y ajoute de l’eau, et l’on jette le mélange, pour le laisser fermenter, dans un tronc d’arbre creusé ( courial), ou dans un canot nettoyé à cet effet. Lorsque le piworry commence à s’aigrir, la compagnie s’assemble, et passe deux ou trois jours à boire, jusqu’à ce que la provision, souvent composée de plusieurs courials, soit épuisée. M. À. de Bauve rend compte d’une fête semblable qu'il vit chez les Aoutàs. « L’orgie commenca vers six heures du soir ; les uns dansaient au son de la flûte et d’une espèce de guitare, les autres jouaient à un jeu qui a quelque rapport avec celui des hochets. Le lendemain , les Indiens étaient tous ivres ; les uns vomissaient, les autres poussaient des hurle- mens ou des gémissemens lamentables. » Dans cet état, les femmes n’ont d’autre soin que de les retourner sur le dos, et de nettoyer de temps en temps leur bouche du sable dans le- quel ils se roulent et qui les étoufferait Ce n’est pas la seule des misères qui résultent pour elles de l’intempérance de leurs maris : la mastication fréquente du piworry donne à leurs gen- XV 20 314 = VOYAGES cives une rougeur scorbutique; elles souffrent fréquemment des dents, et les perdent de bonne heure‘. Ces orgies sont communes chez toutes les peuplades indiennes , et deviennent la source des plus sanglantes querelles, malgré le soin qu’ont les femmes d’écarter les armes. Du reste, le piworry étant très- diurétique, l’énorme quantité qu’ils en absorbent n'a pas sur leur santé l’effet dangereux qu’on en pourrait attendre. Couchés ivres-morts, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, sur une terre humide, ils en sont quittes pour quelques légers accès de fièvre. Les Accaways abattent les oiseaux avec une sarbacane de dix pieds de longueur, et des flèches imprégnées du poison wouraly. Préparé à la manière ordinaire, ce poison a peu d'effet sur les gros animaux, mais celui des Macousis peut causer, même à l’homme , une mort instantanée. Après l'avoir vu préparer de diverses manières, M. Hillhouse est disposé à croire que l'extrait végétal n’est qu’un accessoire peu important, et que le wouraly doit ses qualités vénéneuses à linfusion des grandes fourmis appelées muneery, et aux crochets de reptiles venimeux, surtout du serpent couni-couchi, le plus dangereux de tous. La morsure d’une seule fourmi muneery est excessi- vement douloureuse, et cause aux Indiens une fièvre de douze heures. M. Waterton pense, au contraire, que les fourmis et les dents de serpens n’ont d’effet dangereux que dans Pesprit des Indiens, et que l’essence du poison est dans le suc, con- centré par la cuisson, d’une plante grimpante appelée wouraly (strychnos toxifera). Les Caraïbes. — Ils habitent la partie supérieure du cours de l’Essequibo et du Coïouny. Après avoir opposé une vive résistance à l’établissement des Hollandais sur la côte, ils se sont retirés vers l'extrême frontière de la colonie, où leur nom- bre diminue rapidement. Ils se distinguent des autres nations par leur bravoure, leur obstination, beaucoup de crédulité, 1 Voilà l'homme dans l’état de nature, si admiré de Jean-Jacques ! DANS LA GUYANE ANGLAISE, 315 un désir implacable de vengeance et des manières franches et nobles. Ils conservent une tradition vague de leur ancien éta- blissement dans les îles Caraïbes , où des noms de rivières , de caps et d'îles appartiennent à leur langue. M. Hillhouse pense que les Caraïbes et les Accaways étaient originairement une même nation, la langue des deux peuples présentant des ressemblances frappantes : sur une liste de trente-quatre mots, vingtetun sont à peu près identiques dans les deux dialectes ‘. Les femmes caraibes se percent la lèvre inférieure d’un certain nombre d’épingles , dont les pointes, en ressortant, forment des chevaux de frise propres à punir le téméraire qui voudrait prendre avec elles quelque liberté déplacée. Ces In- diens sont peu difficiles dans le choix de leurs alimens, Ils ne dédaignent rien. La chair du jaguar, des chats , des rats, les, grenouilles et les crapauds, les lézards et les insectes leur plai- sent autant que le gibier. Ils percent les poissons de leurs flèches au moment où ils s’approchent, en grande quantité, des bords des rivières, pour dévorer les semences et les fruits qui tombent à la surface pendant la saison des pluies. Les Macousis. — Ils ont droit à notre compassion, par la misérable condition à laquelle les expose leur manque de cou- rage et de force physique. Partout où il existe une guerre entre les hordes indiennes, l’accommodement se conclut aux dépens des Macousis, dont on pille les villages , pour y faire des esclaves. Ils sont timides, taciturnes, obéissans , assez indus- wieux ; on les trouve relégués dans des solitudes où ils n’ont d'autre protection que la difficulté d’y vivre ; aussi leur des- truction est-elle prochaine. Retranchés dans les montagnes de Pintérieur, les Para- mounis , les Atlaraya et les Attamacka passent leur vie à se livrer de sanglans combats, loin des blancs, auxquels ils inter- disent l'entrée de leur territoire. ; Les Warows.—Ils habitent la côte de Pomeroon, depuis Ja 1 Il existe encore des Caraïbes dispersés sur la côte de Honduras, où ils furent amenés de Saint-Vincent en 1796. (Notice of the Garibs.) 316 VOYAGES crique de Maroc jusqu’à l'Orénoque, et forment une peuplade d’environ 700 individus , uniquement occupés à la construc- tion des bateaux. Il est étonnant qu’une puissance maritime, comme l’Angleterre, n’ait pas songé à utiliser, à protéger et à instruire des hommes au moyen desquels elle pourrait créer, à très-peu de frais, un chantier important, pour réparer les vaisseaux qui croisent dans ces mers. La côte offre d’excellens matériaux dans l’arbre mora , qui donne des courbes de toutes grandeurs, et dans le silvabally ou sirwabally qui est sans rival pour les bordages , étant léger , inattaquable aux vers et d’un travail facile. Les Warows construisent sans vis, clous, compas ni règles , et sans aucune connaissance en hydrostatique , des embarcations qui sont des modèles d'élégance , de rapidité et de sûreté; on n’y aperçoit aucune jointure, et il ne s’y fait pas de voies d’eau. M. Hillhouse* paya 250 francs un canot de quarante pieds de longueur, de six de largeur et de trois de profondeur ; il portait vingt-cinq rameurs et le bagage de deux mois. Ce canot franchit quatre fois les rapides du Massa- roony, deux fois les brisans de Pomeroon ; il fut hissé sur des rochers, des sables et des portages, et dura dix ans sans qu’on - y mit une pièce. Les embarcations amenées d'Europe coûtent trois fois autant, durent beaucoup moins, et, sans jamais être aussi bonnes, ont constamment besoin de réparations. On à vu les grands canots des Warows porter cent hommes et une pièce de trois. Ils sont presque monopolisés par les Espagnols, qui ne se font pas de scrupule de les enlever de force, sur le territoire britannique, en les payant à leur gré. Ils s’en servent pour exercer la piraterie. Bons matelots, habiles constructeurs, les Warows sont pourtant taxés de malpropreté, d’ivrognerie, d’imprévoyance ; ils passent pour être querelleurs , insubor- donnés et de mauvaise foi. Leur pays est une côte entièrement noyée, de 160 milles de longueur, sur 20 à 30 de profondeur, entrecoupée d’un grand nombre de criques ou rivières , dont Memoir on the H'arow land of British Guiana. DANS LA GUYANE ANGLAISE. 317 la largeur et la direction varient, mais qui sont d’une grande utilité pour les communications intérieures. L’uniformité de cette surface plane est rompue çà et là par des arêtes élevées de 5 à 30 pieds au-dessus du niveau de l'eau, et sur lesquelles les villages indiens sont juchés en grand nombre. Elles sont composées d’un: mélange de sable, de gravier, de minerai de fer, et d’argile en partie calcinée par les incendies qui ravagent parfois cette côte. Les vallons qui s’étendent entre ces arêtes seraient entièrement noyés sans les matières végétales qui s’y accumulent en couches de 5 à 15 pieds d’épaisseur, et forment un sol fertile, favorable à la culture dù riz. Une succession de plusieurs années sèches rend ces dépôts aussi combustibles que de l’amadou ; la moindre étincelle engloutit souvent un district entier sous un déluge de flammes, qui le voue à une sférilité de plusieurs années. Les canaux dont la surface du pays est coupée , sont bordés de forêts épaisses , où chaque espèce d’arbre prédomine à son tour, d’après la plus ou moins grande proximité de la mer. Au-dessous de la région des troolies (tectoreum) commence le cacateery, espèce de manglier, et le coorida borde immédiate- ment la côte. L’eta (mauritia vinifera ) croît en massifs exces- sivement épais. Pour se créer une habitation, les Warows choi- sissent un de ces massifs , en coupent les troncs à quatre pieds environ au-dessus de la surface de l’eau ( qui a au moins trois pieds de profondeur ), et élèvent sur ces tronçons un plancher que l’on recouvre d’argile, pour l’empécher de brûler. On fait le toit avec les feuilles du trooly, quelquefois longues de trente pieds sur trois de largeur. Ces habitations , dans lesquelles on n’aborde qu’en bateau, peuvent quelquefois contenir 150 per- sonnes, et ne durent qu’autant que la peuplade qui les bâti peut se procurer de l’aroo-aroo, empois contenu dans la partie ligneuse du mauritia ‘. Le fruit de cet arbre a le goût du fro- ! On coupe le bois en petits fragmens que l’on fait macérer dans l’eau; ils y déposent un amidon que l’on façonne en briques, et que l’on cuit sur des plaques de fer ou des pierres rougies. Mélange à la soupe, il l’épais- 318 VOYAGES mage. Les feuilles tendres servent à faire des cordes, des corbeilles et des hamacs. Le parenchyme des feuilles donne une voile pour le canot , et les fibres, tendues sur une pièce de bois et relevées par un chevalet, forment une espèce de violon, au son duquel les Warows se livrent à la danse. M. Hillhouse leur ayant acheté un certain nombre de canots, on annonça une danse générale ou ronde, au son de l'instru- ment dont nous venons de parler. « Quelques bouteilles de rhum très-affaibli égayèrent les danseurs au delà de mon attente, et occasionnèrent des rixes et de véritables batailles. Le capi- taine rétablit sommairement la paix, en jetant tous les combat- tans dans l’eau qui les entourait. Cet expédient réussit si bien que je le recommande à tous les maîtres de cérémonies, car ils remontèrent dans la maison aussi frais que des concombres et aussi bons amis que jamais. Le costume de bal adopté pour la circonstance était, pour les hommes, un badigeonnage rouge sur la figure, les pieds et les mains, avec une corde autour des reins, pour suspendre un tablier des plus exigus. Les femmes portaient également une corde, pour retenir, par devant et par derrière, une feuille de cacarally, qui remplaçait assez mal les feuilles de figuier de leur mère Eve’. « Lorsque les arbres sont en fruits, pendant la saison plu- vieuse, les rivières sont couvertes d’une multitude d’oiseaux sit et forme avec elle un préservatif excellent contre les diarrhées et les dyssenteries , communes dans ces régions submergées. — Un scarabée, long d’un pouce et demi, et muni d’une longue trompe, dépose, dans la partie verte du tronc, des œufs dont les larves ont, au bout de quinze jours, une longueur égale aux deux premières phalanges de l’index, et que les créoles et les Warows mangent frites, comme une grande frian- dise. Elles diffèrent à peine, pour le goût, de la moelle de bœuf. ‘ M. Hillhouse a remarqué chez les Warows un écartement prononcé des os du tarse, écartement qui leur permet de marcher plus facilement dans la vase et dans les marais. Cette observation rappelle assez plai- samment un passage du spirituel auteur du Sketchbook (History of New- York, from the Creation of the World), dans lequel il insinue, qu'à force de laver le plancher de leurs maisons, les épouses laborieuses des colons hollandais se trouvaient avoir les doigts des pieds palmes, DANS LA GUYANE ANGLAISE. 319 d'espèces variées. Quoique mauvais tireur, je réussissais, cha- que matin , éntre sept et dix heures , à abattre vingt ou trente oiseaux, sans quitter mon canot. C’étaient surtout de grands macaws bleus et jaunes, donnant un bouillon égal à celui du lièvre; je ferai également observer aux gastronomes que celui qu'on fait avec le perroquet, alors fort gras, est aussi excellent. Le powis ressemble au dindon, avec un goût de venaison , et le cooloo et le maroody sont décidément meilleurs que le faisan d'Europe. Mon canot portait dix-huit hommes et cinq femmes. J'avais au centre une de ces grandes plaques de fer que l’on emploie à cuire de la cassave, placée sur un foyer toujours brûlant, et chargée de bouillons, de ragoûts et de consommés. J'avais à bord huit fusils de chasse, dont deux auraient suffi pour approvisionner un nombre de personnes double du nôtre. « Un homme doit avoir les sens ou l’esprit dans un état con- tinuel d’excitation, s’il ne veut pas perdre tout le plaisir, et en partie, le fruit de ses voyages. La chasse et la pêche ouvrent le musée de la nature, et un palais doué de discernement visi- tera souvent ce musée. Celui dont les goûts n’ont rien d’ex- clusif, comme ceux du pourceau ; celui qui ne voit pas, qu’en préférant le pur à l’impur , il rend grâce à son Créateur; qui n’est disciple ni de Somerville, ni d’Isaac Walton, n’a que faire de voyager , du moins à la Guyane. » Souhaitons à M. Hillhouse de n’avoir jamais à parcourir les plaines de la Lithuanie et tant d’autres, où Somerville et Wal- ton pourraient avoir tort, et où le voyageur serait quelquefois trop heureux d’avoir l'indifférence de l’animal auquel M. H. le compare. On se rappelle encore l'intérêt que les excursions (W/ande- rings) de M. Waterton ont répandu sur les forêts de la Guyane anglaise ; M. Hillhouse n’a pas été moins infatigable dans ses efforts pour en faire connaître l’intérieur. Il en rend compte dans un mémoire sur la rivière Massaroony, qu’il a remontée deux fois à une distance de 170 lieues du point où, réunie au Cotouny, elle se jette dans la grande rivière Essequibo. Placé 320 VOYAGES sur la frontière incertaine de la colonie anglaise et de la Guyane espagnole, le cours de ces deux rivières était resté à peu près inconnu aux Européens. Après avoir remonté la vaste embouchure de l’Essequibo, l'on entre à l’ouest dans celle du Coïouny, dont on quitte bientôt le lit pour entrer dans le Massaroony, qui vient du sud: Cette rivière conserve, pendant un espace de 20 milles , une largeur considérable, augmentée par les îles dont elle est par- semée. Au delà , le nombre des îles et la largeur augmentent à tel point, qu’il est souvent impossible d’apercevoir en même temps l’un et l'autre bord. Ces îles ne sont guère que des ro- chers granitiques qui forment des rapides et des cataractes sans nombre. Obligé de les remonter, ou de les éviter par de longs détours, le voyageur n’avance qu’avec une extrême lenteur et des fatigues inouïes. Au pied des rocs on trouve ordinairement un remous dans lequel on pousse le canot ; l'équipage s’élance alors sur les rochers, et cherche à en gagner le sommet; puis, au moyen d’un câble, on amène le canot dans une des cascades; on le hisse à force de bras ; on le retire du courant. Lorsque la poupe est appuyée au rocher, et la proue tournée en amont, on s’y élance à un signal donné, et l’on rame vigoureusement au travers des autres rapides. Ce moment est le plus dange- reux; si l’on perd un instant, le courant prend le canot de côté et le rejette dans une des chutes. La rivière conserve la méme apparence sur une longueur de 50 lieues ; son lit, ob- strué par des cataractes en trente-trois endroits différens, con- serve une largeur de 3 à 4 milles; puis, rétrécie de moitié, elle devient semblable à un lac, pendant dix journées de ma- vigation, sans courant sensible, et serpentant entre deux chaines de montagnes élevées. M. Hillhouse a baptisé des noms de pic de Raleigh et Arthur's Table les deux points culminans de la chaîne méridionale. Leur hauteur apparente est de 5 à 6,000 pieds anglais. La base de toutes les montagnes est for- mée de granit, sur une hauteur de 600 à 1000 pieds, tantôt en masses dressées verticalement , tantôt en couches horizon- DANS La GUYANE ANGLAISE. 321 tales de gneiss ; mais les points culminans offrent des bancs de quartz épais de 1500 pieds. Ces montagnes forment un plateau qui s'étend au centre de la Guyane, et sépare les rivières tributaires de l’Amazone de celles qui vont au nord se jeter directement dans l'Océan. Ce plateau est dépourvu d’eau, au dire des Indiens, et la partie que les voyageurs européens ont visitée n’offre que des savanes stériles, dont quelques maigres buissons rompent de loin en loin la triste uniformité: C’est à, cependant, que Raleigh plaçait le merveilleux lac Amucu du pays d’El Dorado. Tout récemment encore nos cartes y indiquaient l’existence du lac Parima , auquel on donnait une étendue considérable. Enfin, MM. Schomburgk et de Bauve ont dernièrement recueilli parmi les Indiens des rapports vagues, et probablement aussi mal fondés, de Pexistence d’un lac sur quelque point de ce pla- teau, entre les sources de l’Essequibo et l’embouchure du Maragnon*. | M. Hillhouse a vu de grandes cataractes se précipiter du haut du plateau dans le bassin du Massaroony. La chute de Coomarow offre une nappe continue de 300 pieds de largeur, tombant dans un gouffre d’une profondeur double. On y arrive en remontant la petite rivière de Corobung , dont les eaux , quoique parfaitement transparentes, sont d’une couleur de chocolat, et réfléchissent, comme s'ils étaient d’un rose foncé, les sables éblouissans au travers desquels serpente la rivière. L’horizon est fermé par un mur de rochers de 1000 à 1500 pieds de hauteur. Toutes les deux ou trois heures on rencontre un bloc de granit, qui s’élève au milieu de la rivière, et y laisse à peine la largeur d’un bateau. Enfin, l’on entre dans un grand bassin , noir comme de l’encre, et environné d'une ceinture escarpée de sable blanc; on entend le bruit d’une chute: d’eau , et l'on aperçoit bientôt la cascade de Macrebah , tom- bant d’une hauteur de 100 pieds. ! Proprement Maran y abbo, ou la rivière (4660) des arbres qui donnent le baume de copahu (Maran), Gopaifera officinalis. 322 VOYAGES En quittant la chute de Coomarow, M. Hillhouse rencontra une peuplade occupée à un genre de pêche particulier à ces contrées. Il ÿ croît une plante papillonacée , grimpante , que l’on nomme haï-arry, et qui porte un bouquet de fleurs bleu- âtres; sa gousse a deux pouces de longueur et l’épaisseur d’une plume d’oie. Elle renferme une dizaine de petites fèves grises. La racine croît lentement, mais acquiert une épaisseur de trois pouces. Les Indiens en tirent , en la battant, un suc blanc: et laiteux , qui est un puissant narcotique employé par eux à em- poisonner leseaux. On choisit, auprès des rapides, une étendue d’eau fermée en partie par les rochers, et que l’on achève d’enclore au moyen de quartiers de rochers et de claies. On bat le hai-arry avec des gourdins, jusqu’à ce qu’il forme une filasse que l’on plonge dans un canot rempli d’eau. Elle commu- : nique immédiatement à celte eau une blancheur laiteuse, et, lorsqu’elle est bien infusée, on répand le contenu du canot dans la partie de la rivière qu'on a eu soin d’enclore. Un pied cube de la racine suffit pour empoisonner un acre d’eau, même près dés chutes où le courant est le plus rapide. Au bout de vingt minutes, tous les poissons, étourdis, viennent flotter à la sur- face , et la peuplade entière, cantonnée sur les digues, s'em- presse à les saisir et à les percer de flèches, avant qu’ils soient revenus de leur étourdissement. « Cela formait, dit M. Hill- house, le coup d’æil le plus animé ; hommes, femmes, enfans, armés de couteaux, d’arcs, de filets, poursuivaient le poisson. Tous mes gens m’abandonnèrent pour prendre leur part de la fête, et, resté seul dans une embarcation difficile à manœuvrer, je pris, avec un petit filet, 154 poissons du poids de 4 à 5 liv. Il y eut au moins trente autres canots remplis jusqu’au bord. La pêche finie, nous abordämes , pour curer, saler et fumer notre poisson. Nous en avions pris au delà de 2000. Pendant deux jours et deux nuits, on ne vit autre chose que des feux et de la fumée. Après avoir fait une provision pour plus de quinze jours, nous dimes adieu à nos amis du Corobung. Le poisson que l’on prend ainsi ne perd rien de sa qualité, et ne DANS LA GUYANE ANGLAISE. 323 sé gate pas plus vite que si on l’eût pris au filet.» Le poisson ne revient pas avant six semaines dans les parages où l’on a jeté le haiï-arry. Les Indiens de M. Hillhouse tuèrent une fois, à coups de flèches, un superbe low-low, de Ib. 200. Ce poisson est commun dans la partie supérieure de la rivière, où sa présence indique une grande profondeur , car il ne s’aventure guère à moins de 25 ou 30 pieds d’eau. Les côtes du Demerara sont, ainsi que le pays des Warows, formées d’une argile bleue, coupée de couches minces de sable. Ce sol est très-favorable à la culture de la canne à sucre, du plantain et du cotonnier. Plus avant dans l’intérieur, Pargile prend une teinte jaunâtre, et se couvre d’une couche *, épaisse quelquefois de plusieurs pieds, de gazon et de feuilles à moitié décomposées, qui gênent la culture. Ces terres produisent cependant d’abondantes récoltes de café. —Les sondes exécutées à George Town par le major Staples, ont permis d’acquérir une idée de la nature géologique de cette côte au-dessous du piveau de la mer. On savait qu’à la profondeur de 10 à 12 pieds on rencontre une couche d’arbres renversés, à moitié carbonisés, et appartenant à l'espèce qui abonde encore sur la côte, sous le nom de coorida ; mais, à 50 pieds au-dessous de la surface, M. Staples a découvert une autre couche du même bois, épaisse de 12 pieds, recouverte d’un terrain d’alluvion bleu, et recouvrant une ocre de couleur rougeâtre, qui passe au jaune, puis à l’état d'argile grise. Cette argile sé trouve jusqu’à la profondeur de 100 à 120 pieds, où elle devient douce et savonneuse, comme la plus belle terre de Wedgewood. Enfin , en arrivant à une couche inférieure micacée, M. Staples a obtenu un jet d’eau limpide, sans mélange d’oxide de fer. Peut-être Porigine de ces forêts, enterrées dans un état de carbonisation , at-elle quelque liaison avec les incendies qui ravagent encore le pays des Warows. ! Cette couche se nomme pegas. 324 VOYAGES Les côtes submergées de la Guyane sont de niveau avec la haute mer; mais, après qu’on les’a desséchées et cultivées, elles se tassent et s’abaissent d’un pied, ce qui rend nécessaire la construction de digues et d’écluses. Une inondation détruit une sucrerie pour dix-huit mois, et une plantation de caféiers pour six ans. Les eaux de la mer recouvrent, le long des côtes, une couche épaisse d’argile bleue, imprégnée de soude, de potasse et de débris végétaux, et fréquemment entrecoupée d’autres couches de sable et de petits coquillages dont les analogues vivans appartiennent exclusivement à la pleine mer. Ce ter- rain , très-mobile, est soumis au mouvement des vagues et des marées, de manière qu’on a vu des canaux de 8 pieds de pro- fondeur comblés de vase par une seule marée. Il y a des diffé- rences dans la hauteur des marées le long de la côte : elles sont de 12 pieds à embouchure de la rivière de Surinam; de 8 à 10 à Demerara; de 6 à 8 à Pomeroon, et de 4 au plus dans la Wayena. Derrière les pegas s’élèvent de hautes collines de sable en- trecoupées de vallées, où l’argile forme en partie le lit des ri- vières. Ces collines , parallèles à la côte, et habitées par les Arawaak , présentent des endroits fertiles, propres à la culture du café, du cacao , de l’arnotto , des fruits et des racines de toute espèce. Plus au sud commence une région de rochers et de collines de forme conique , reposant sur une base de grès, de granit et de quartz, et contenant une grande quantité d’ocre et quelques traces de métaux précieux. Toutefois, la pauvreté du minerai a fait échouer les tentatives d’exploitation. On a remarqué que l’air est malsain le long des rivières ; mais ceci ne s'applique qu’aux localités où les marais dégagent des vapeurs délétères que les brises de mer n’ont pas la force de dissiper. La région des collines est beaucoup plus salubre; la pente permet aux eaux de s’écouler, et la température est moins suffocante, à cause de l’élévation et de l'ombre qu'y répandent les forêts. Il y tombe aussi une quantité de pluie DANS LA GUYANE ANGLAISE. 325 trois fois plus considérable que sur la côte, où la destruction des forêts pourrait , à la longue, influer d’une manière funeste sur la fertilité du sol, La direction des vents n’est pas aussi régulière dans les montagnes qu’au bord de la mer. Ils soufflent plus fréquem- ment du sud , depuis le mois d’avril au mois de juillet, et, arrêtant sur les hauteurs les nuages que les brises de mer amènent à leur rencontre, ils en déterminent la précipitation. Malgré ce déluge de pluies, les hautes terres sont plus salubres que la côte, où règnent les fièvres, les rhumatismes, les mos- quitos, et où la bonne eau est fort rare. Les garçons arrivent à 15 ou 16 ans à l’âge de puberté; les filles sont nubiles à 12 ou 13 ans. À 25 ans les femmes paraissent vieilles ; mais les hommes de 40 ne diffèrent pas des Européens du même àge. Les exemples de longévité ne sont pas communs. Les tribus indiennes disparaissent rapidement de la colonie anglaise, depuis que l’abolition du commerce des esclaves les prive d’une partie de leurs ressources. La mortalité est fort grande parmi elles ; malgré le soin qu’a pris le gouvernement de propager la vaccine, elles sont encore décimées par la petite vérole, la syphilis et la rougeole. Dans cette dernière maladie, les Indiens ont la dangereuse habitude de se plonger dans l'eau , pour rafraîchir leur peau brûlante. Leur inconstance naturelle, et souvent la superstition, leur font abandonner des établissemens florissans, au moment où de belles plantations sont sur le point de récompenser les tra- vaux qu’ils y ont faits. Ils ne peuvent se résoudre à demeurer dans une localité où ils ont perdu un des leurs, et abandon- nent leurs cases aussitôt qu’ils lui ont rendu les derniers dévoirs. La grande mortalité rend fréquens, parmi eux, ces changemens de domicile; et ces migrations continuelles ten- dent probablement à leur tour à augmenter la mortalité par la famine et les travaux auxquels elles les exposent, et parce que, dans ces régions , le voisinage des terres nouvellement défri- chées n’est pas sans inconvéniens pour la santé. 326 VOYAGES M. Hillhouse et son compagnon; M. Tichmaker, furent surpris , à leur retour, par le commencement des pluies ; et lorsqu'ils étaient privés de l'abri temporaire de quelques feuil- les de trooly, arrangées comme un toit par leurs Indiens, ils étaient forcés de passer les nuits assis dos à dos, sur leurs coffres, sous un grand parapluie.— Ils entendirent un soir les hurlemens d’un homme dans les bois ; ils débarquèrent , et trouvèrent un Indien arawaak, se balançant fortement, dans son hamac , entre deux cadavres également placés dans des hamacs, de manière à leur imprimer le même balance- ment. Il ne cessait de pousser les cris les plus déchirans. Les deux cadavres étaient ceux de ses frères, qui venaient d’ex- pirer par suite des mauvais traitemens que leur avait fait souffrir une tribu ennemie, qui avait remonté la rivière pen- dant la nuit. Ils ne présentaient , d’ailleurs, aucune appa- rence de blessures. L'Indien cueillit des branches épineuses dont il les frappa en criant, comme s’il eùt senti les coups, puis il frotta de saindoux leur bouche et leur visage, en fai- sant entendre un grognement. Mors , voyant que la vie avait abandonné le corps de ses frères , il leur ouvrit les yeux, pour les frapper avec des épines. C'était un horrible spectacle. Enfin on lui persuada de les enterrer. Le capitaine J.-E. Alexandre, membre de la Société Royale de Géographie de Londres, déjà connu par ses voyages en Perse et dans le Balkan‘, a fait, au printemps de 1831, deux voyages, pour remonter le Massaroony et l’Essequibo , et rend ainsi compte de son séjour dans lîle de Wakenaam, à l'embouchure de l’Essequibo. « Pendant la nuit, les gre- nouilles , les reinettes , les reptiles et les insectes de toute es- pèce formaient un concert continuel. Au lever du soleil, les oiseaux-mouches voltigeaient de fleur en fleur, étalant Péclat métallique de leurs ailes. Le brillant moqueur, jaune et noir, 1 Le capitaine À. est revenu, depuis peu de mois, d’un voyage entre- pris sur la côte occidentale de l'Afrique, pour en lever la carte, qu'il a poussée jusqu’au delà du tropique du Capricorne. DANS LA GUYANE ANGLAISE. 327 quittait le nid qu’il suspend au même arbre où les abeilles sauvages s’en construisent un de terre. Les pluies continuelles ayant chassé les serpens de leurs trous, les sentiers étaient traversés par le conacouchi, dont le venin est mortel et le corps des plus brillans, le serpent à sonnettes , le labari également venimeux, qui, dans sa colère, dresse ses écailles d’une ma- nière effrayante. Les serpens d’arbres étaient aussi nombreux que variés ; mais l’homme n’a rien à craindre de leur morsure. D’énormes caimans reposaient sous les bords escarpés de l’île; on en tua un de vingt-deux pieds de longueur. Le daim et le peccari broutaient dans les clairières, au centre de l'île, et le jaguar, avec le cougouar (le léopard et le lion de PAmé- rique) y abordaient quelquefois à la nage. « Les Hollandais eurent autrefois des plantations sur les bords de l’Essequibo et du Coïoony, au delà de l'ile de Kyk- over-all , leur chef-lieu, placé au point où se joignent les trois rivières. On n’en trouve plus aucune trace à l’ouest de l’em- bouchure de l’Essequibo. Ces établissemens ont fait place à d’épaisses forêts , à la solitude et au silence. Lorsqu'on re- monte les rivières de la Guyane, on n’aperçoit de chaque côté que des forêts dont les arbres sont comme garrottés par des lianes, des convolvulus et des plantes parasites, qui les enlacent et les couvrent de guirlandes de fleurs. Le figuier sauvage vit aux dépens du mora, les fleurs brillantes du hayowa ou arbre à encens ( amyris ambrosiaca de Widenow ) parfument la forét de leur gomme odoriférante, qui a des qualités médicinales ainsi que l'écorce, et dont les Indiens se servent en guise de chan- delles. Les fleurs de la passion, les unes rouges , les autres blanches, se marient à celle du combretum racemosum , et de plusieurs espèces de bignonia. Le mora s'élève majestueuse- ment au-dessus des autres arbres , portant quelquefois à son sommet le vautour royal, dont les ailes étendues se sèchent au soleil, après les rosées de la nuit. La voix du campanero (oiseau cloche) ‘, semblable à la cloche d’un couvent, produit, ! Cet oiseau est blanc, grand comme un pigeon, et porte sur le de- ant de la tête une excroissance coriace. 328 . VOYAGES dans la solitude des forêts , un effet des plus romantiques. Le tapir descend au bord de la forêt, pour se désaltérer et se rouler dans la fange. L’énorme lamantin ou manati , élève au- dessus de l’eau sa tête noire et ses petits yeux perçans , lors- qu'il veut brouter les feuilles de arbre coridore , sa nourriture favorite. L’attouchement de l’anguille électrique a failli quel- quefois être fatal aux plus forts nageurs. Le loricaria calicthys ‘ou assa, construit à la surface des étangs un nid flottant formé de brins d’herbe, sur lequel il dépose son frai, pour y être couvé par la chaleur du soleil. Pendant la sécheresse , ce pois- son singulier a été retiré vivant des terrains marécageux , que la force de ses nageoires lui permet de perforer, pendant les pluies, et où il trouve assez d’humidité pour ne pas périr. Le poisson le plus remarquable de ces rivières est le péri ou omah, long de deux pieds, et muni de mächoires et de dents assez fortes pour briser la coque des fruits dont il mange le noyau. Il est vorace et attaque l’homme quand il traverse les rivières à la nage *. » | Pour satisfaire au désir de la Société Royale de Géographie, le gouvernement britanique fit partir de George Town, à la fin de septembre 1835, une expédition scientifique, dirigée par M. Schomburgk, et destinée à remonter l'Essequibo. Ce fleuve se décharge dans l'Océan, par une embouchure de. 17 milles de largeur, parsemée d’un grand nombre d’iles granitiques, comme celles du Massaroony. La largeur diminue rapidement, et n’est plus que de 5 à 6,000 pieds aux rapides d’Aritaka, à 50 milles de la mer; de 4500 pieds à Hoobucuroo , 26 milles plus loin ; de 5000 pieds, à l’embouchure du Siparoony ; de 4000 pieds près des montagnes de Maccary ; mais au delà elle se réduit à 1500 pieds, jusqu’au point où le fleuve reçoit les eaux du Rupunoony , à 240 milles de la mer. La partie de son cours comprise entre ce dernier point et Aritaka ( 6°11° lat. N. }, offre une longue série de chutes ou rapides causés par le grand ! Alexander, Two éxpediütions up the Essequebo, etc, DANS LA GUYANE ANGLAISE. 329 nombre d’iles, de rochers et de bancs de sable qui embarras- sent son lit. C’est surtout le cas aux points où la rivière se fraie un passage au travers des chaînes de collines et des gradins successifs par lesquels elle descend du plateau central. Ces rochers sont fréquemment recouverts d'un enduit brillant formé d'oxide noir de manganèse. Les principales chutes sont à Etabally, à Taminet, à Warapoota et à Achra-moocra. Dans ce dernier endroit, le lit de la rivière est obstrué, sur une longueur de plusieurs milles, par un grand nombre de blocs de gneiss, noirs el luisans , hauts de 30 à 40 pieds , souvent entassés les uns sur les autres, et couverts d’orchis, d’arbrisseaux et d’ananas. La rivière est prodigieusement poissonneuse; le pacou y est l’espèce la plus commune , et pèse ordinairement de 11 à 12 liv. Les tortues d’eau douce abondent également à Arinda. D'un aspect toujours varié et pittoresque, les rives de l’Esse- quibo présentent tantôt des berges escarpées, tantôt des collines verdoyantes , derrière lesquelles se dessine un rideau de mon- tagnes et de forêts , où le botaniste a peu de chemin à faire pour varier ses découvertes ‘. Plusieurs espèces de wallaba ?, l’arbre trompette ou cecropia, le goyavier d’eau (psidium aro- maticum ) dont les feuilles aromatiques sont employées dans les dyssenteries , croissent en profusion , à l'ombre des moras, du mimosa gigantesque de l'hémisphère occidental, égal, sinon préférable , au chéne anglais , pour les constructions navales. Le saouri (pekea tuberculosa d’Aublet), aussi beau et non moins utile, porte une noix nourrissante et aromatique; le sirwabally (fan. laurineæ , voisin du Ocotea ), donne d’excel- lens bordages. Mouillés, au milieu de la nuit, par une forte averse, nos voyageurs furent surpris par un fracas épouvantable : les eaux avaient ramolli le terrain et miné le pied d’un grand arbre; ! Le D' Hancock donne les noms indiens de 50 espèces d'arbres. ? Dimorpha falcata. — Eperua d'Aublet. — Panzeria de Willdenow. XV 21 330 VOYAGES le géant de la forêt disparut dans les eaux, et après les cri d’une multitude de perroquets, de macaws et de singes effarés, tout rentra dans un morne silence. Le 23 octobre, M. Schomburgk parvint à l’embouchure du Rupunoony, principal affluent de l’Essequibo. Ce point est situé par 3°,57",45” latitude nord, et 58°,3' longitude occi- dentale du méridien de Greenwich , à 240 milles nautiques de la mer, en suivant les sinuosités du fleuve. La largeur respec- tive de ces deux cours d’eau est, au point où ils se réunissent, | de 1000 pieds pour lEssequibo et de 600 pour son tributaire. | La couleur de leurs eaux n’est pas la même; celles de l’Esse- quibo sont noires, comme le Massaroony et la plupart des rivières de la Guyane, tandis que le Rupunoony et le Coïoony | doivent une couleur laiteuse aux bancs d’argile sur lesquels ils coulent. M. Schomburgk a observé une différence constante dans la température de ces deux sortes d’eau : À ; heures du matin. n; Température de Pair... «+ 41: 100,.00% 79 F, (260,1 C.) Température de la rivière Massaroony (eau ROBE Je = LA ce JO UN de CURE 84° » (28°,9C.) Température de la rivière Coïoony (eau blanche): unies rl. alain 83° » (28°,4 C.) Essequibo. Rüpunouny. + ar ts St 75F. à 6 h. du mat. 82° 800,5 lempérature de l'air. 800 » à 6 h, du soir 82° 81° 25 Septembre. La ligne de division des eaux était bien tranchée, etle ther- momètre fut plongé alternativement à 80 pieds de chaque côté de cette ligne. Les poissons ne sont pas non plus les mêmes, ceux des rivières blanches sont inférieurs pour le goût et la fermeté de leur chair. L’eau des criques uniformément ombra- gées est généralement de 5° F. plus froide que celle de l'Esse- quibo. Les eaux ne perdent que lentement, pendant la nuit, la chaleur qu’elles ont reçue du soleil , et demeurent chaudes, en comparaison de l’air, qui perd pendant la nuit 70 à 8°F. de sa chaleur. Midi est le moment où la différence est le plus grande ; le soleil, dans toute sa force, échauffe l’air , tandis DANS LA GUYANE ANGLAISE. 381 que l’eau ne reprend que lentement le calorique qu’elle a perdu péndant la nuit. Le bain est donc plus tonique au milieu du jour , et plus agréable au lever du soleil. Manquant de guides pour remonter l’Essequibo, qui vient du sud-est, M. Schomburgk entra , à l’occident , dans le lit du Rupunoony , et le remonta jusqu’au village d’Annay, chez les Macousis. Les bords de la rivière sont garnis de goyaviers d’eau à fleurs blanches, et de bouquets de palmiers sawary qui en annoncent la stérilité. Son lit, moins profond que lPEssequibo , est rempli de bas-fonds , et peuplé de caïmans. M. Schomburgk passa tout le mois de novembre à Annay , occupé à former des collections de plantes et d’animaux, à tracer la carte de sa route , et à chercher par des observations astronomiques ; trigonométriques et météorologiques, la po- sition d’Annay* (3° 56 lat. N.—58° 36" 15° long. ouest de Greenwich), des montagnes voisines, et la température de l’air. Au nord d’Annay s’étend , sur une longueur de 200 milles dans la direction de l’est à l'ouest, une chaine de montagnes, appelée par les Brésiliens Sierra Pacaraima (mont. pelée). Telle est en effet son apparence, quoique le pied en soit assez fertile. Elle est formée surtout de masses granitiques schisteu- ses, traversées de veines de quartz; ses flancs sont couverts de blocs de granit ; il s'y trouve aussi du cristal de roche, des cornalines et quelque peu d’argent. La Sierra Pacaraima s'élève rarement à 1800 ou 2000 pieds au-dessus de la plaine, et souvent elle ne dépasse pas 600 pieds. Elle sépare le bassin de l’Orénoque et les forêts de la Guyane, au nord, des affluens du Rio Branco et des vastes savanes qui s’étendent au sud jusqu’aux bords du Maragnon. + Sur une ligne à peu près parallèle à la Sierra Pacaraïma , à 45 milles plus au sud , s'élève une autre chaîne, la Sierra de Conocon ou boisée, d’une nature géologique analogue à 1 Annay signifie maïs, dans la langue des Macousis qui prétendent l'ÿ avoir trouvé sanvage. 332 s VOYAGES la première et d’une hauteur plus considérable (2500 à 3000 pieds au-dessus de la plaine). C’est dans les solitudes de cette montagne que M. Schomburgk découvrit la plante woraly (ourary, en warpeshana ), dont le suc fournit aux Indiens un poison d’une activité effrayante. C’est une plante grimpante, dont le fruit ressemble à une pomme d’un vert bleuâtre. Entre ces deux chaînes de montagnes s’étend une savane, dont la flore , composée de plusieurs cactus cierges (cereus), présente quelque analogie avec celle des montagnes de l’île de Tortola. Cette savane verse ses eaux, d’une part dans le bas- sin de l’Essequibo , de l’autre dans celui de l’Amazone ; mais elle offre si peu de pente, qu’il s'établit, dans la saison des pluies, une communication naturelle entre les deux bassins, au moyen du lac Amucu; ce lac n’a ordinairement qu’une lieue de longueur, mais il s'étend alors jusqu'au pied des montagnes. Les daims paissent en grand nombre dans ces savanes ; les chevaux et les bœufs , échappés des fermes portugaises, s’y sont multipliés et forment de nombreux troupeaux. Une espèce de termites construit , avec une argile fcrrugineuse, des nids pyramidaux , de la hauteur de 5 à 10 pieds, et de forme fan- tastique. Une autre espèce dispose ses nids, comme des franges , autour des branches des arbres. M. S. quitta Annay le 1°" décembre 1835, pour remonter le Rupunoony, dont le lit tortueux , réduit à 360 pieds, et quelquefois même au tiers de cette largeur , perd aussi beau- coup de sa profondeur. Il est rempli de bas-fonds, et souvent entièrement barré par la masse des arbres , des lianes et des sables que les pluies y entraînent. Il se fraie un passage étroit au travers de la Sierra de Conocon , et arrose le pays des In- diens Warpeshanas. Au delà , il cesse d’être navigable. Obligé de continuer son voyage à pied, M. S. traversa des savanes d'une argile jaunâtre, quelquefois blanche, où les herbes s’élevaient à la hauteur de six pieds. Elles sont parsemées de bouquets de palmiers, et d’un grand nombre de blocs erratiques DANS LA GUYANE ANGLAISE. 333 de granit ; des couches de quartz blanc, passant à un rose quelquefois très-foncé , en coupent la surface. Plusieurs fois par jour, les Indiens de la suite de M. S. per- çaient de leurs flèches des serpens à sonnettes. On aperçut une fois un grand serpent Iguana (Scytale spec.? catenatus?) qui replia sa queue , et éleva sa tête, avec un léger tremblement, jusqu’à la hauteur de trois pieds; puis il éleva sa queue, en prenant sa tête pour point d'appui. Il allait recommencer cette manœuvre , lorsqu’un des Indiens lui perça la tête d’une flèche. Il leur inspire une si grande horreur qu'aucun d’eux ne voulut consentir à l'emporter. Sa morsure est mortelle, selon eux, ou ne laisse à ceux qui en réchappent qu’une vie de douleurs. Son corps jaune, parsemé de taches noires, en forme de losan- ges, est presque entièrement couvert de plaques et de larges écailles ; une poche , qu’il a sous la gorge, lui donne quelque ressemblanceavecle grand lEzard Iguana (Zguana delicatissima). L’individu tué devant M. S. avait 64 pieds de longueur. Les tortues d’eau douce abondent surtout au bord de FR rivière Rewa, où les Indiens vont, en février et en mars , ré- colter leurs œufs en immense quantité. Les mosquitos , rares dans les savanes de l’intérieur , sont remplacés par la fourmi de bois ou bête rouge, par les puces , les fourmis mapiré, dont l’aiguillon tire du sang et laisse, pendant plusieurs se- maines , une piqûre douloureuse ; les chigos font le désespoir de Phomme, en s’introduisant sous les ongles des pieds et des mains. | Arrivé enfin à une dernière cataracte , appelée Cartatan ou Corona, M. Schomburgk s’éleva sur une colline (par 2°36" 30" lat. N.), d’où il aperçut à l'horizon, à une distance de 60 milles, la chaîne des monts Carawaymee, habitée par les In- diens Attoray. Le Rupunoony y prend sa source, et traverse plusieurs marais de mauritia, et de grands étangs, pour arriver ! Emys tricarinata; le casseepan des Indiens.— Chelys fimbriata ; le malamata des Indiens. 334 VOYAGES à la chute de Corona. De ce point à son embouchure dans l’Essequibo, la rivière décrit un cours sinueux de 160 milles de longueur. Tourmenté depuis deux mois par la fièvre, M. S. ne put aller au delà, et regagna Annay, après un mois d’absence. Le mois de février se passa encore dans le voisinage d’Annay. Nous joignons ici un extrait du journal météorologique tenu par M. S. depuis le mois d’octobre 1835, au 31 mars 1836, entre six heures du matin et six heures du soir. Octobre. Bavenb.|Décemb. Janvier. Fier | Mars. | Total. a MOYENNE . . . . . 820 800,1 | 820 MAXIMUM MINIMUM. , . . .. 720 | 680,5 | 750 Jours pluvieux avec peu d'interruption, Jours arec peu de Température de l’eau de la rivière : À 6 h. du matin, l’eau était généralement de 8° à 10° F. plus chaude que Pair. i A 2 h. après midi, l'air était généralement de 1° à 2° F. plus chaud que l'eau. À 6h. du soir, l’eau était généralement de 2° à 3° F: plus chaude que Pair. Soixante-douze degrés au lever du soleil, pendant la saison pluvieuse, était une température froide pour nos voyageurs. Le thermomètre descendit à 78° le 15 décembre , à midi, dans la Sierra de Conocon, à 2500 pieds au-dessus de la rivière. Il se trouva à 66°, le matin du 26 décembre dans la savane de Pirarara , alors balayée par un vent violent du nord-est. Pendant son séjour à Annay, M. S. observa que le vent se DANS LA GUYANE ANGLAISE. 339 levait réguliérement du nord-est, à 8 h. du soir, et faisait subitement baisser le thermomètre de 5°; à minuit , il acqué- rait la violence d’un ouragan ; puis il diminuait graduellement jusqu’au jour, en tournant à l’est. Sur les côtes de la Guyane, l’année se divise en deux sai- sons pluvieuses , et deux saisons sèches. Le beau Lemps dure depuis le milieu du mois d’août jusqu’au commencement de mars ; les pluies lui succèdent jusqu’en juin ; de fortes chaleurs se font sentir en juillet, et sont suivies de nouvelles pluies. Les torrens de pluie que M. S. vit tomber dans la Sierra Conocon, au milieu de décembre, et plus tôt encore, prouvent, ainsi que son journal, que l’ordre des saisons est sujet à de grandes irrégularités , et que les pluies prédominent, en toute saison, dans les montagnes de l’intérieur. Surpris par le commencement des pluies, et privé de guides, notre voyageur n’en tenta pas moins de remonter l’Essequibo, depuis le point où ce fleuve reçoit le Rupunoony. Il quitta le- confluent des deux rivières le 1° mars. La largeur moyenne de la rivière était de 850 pieds , entre des rives boisées et. assez élevées. Les moras étaient couverts de fleurs blanches. L’ou- bondi ou cachou sauvage ( Anacardium occidentale ) disputait de hauteur avec le mora. La terre était couverte des fruits du Carapa guianensis (erab-wood ) dont les Indiens tirent une huile bonne à brûler, et qui donne beaucoup d’éclat à la che- velure. Des bois entiers de Cacaoyers ( Theobroma cocoa) attestent l’existence d’anciens établissemens hollandais. Main- tenant les bords fertiles de l’Essequibo sont également aban- donnés des Indiens et des Européens. Le silence du désert n'est rompu que par le bruit du pic ( Pieus multicolor ), dont le bec frappe l’écorce des arbres avec le bruit d’une hache. Mais , la nuit, mille espèces de grenouilles faisaient entendre les cris les plus bizarres , et, dans leur concert assourdissant, on eût cru distinguer les cris différens des oiseaux, des ca- nards , le vagissement d’un enfant , le bélement d’un veau et même le son rauque de la voix humaine. Mais , le plus remar- 336 : VOYAGES quable de ces musiciens était lerameur, dont la voix ressemble, à s’y méprendre, au bruit cadencé et régulier que font des rames en plongeant dans l’eau. M. S. vit plusieurs fois, pendant les pluies , les feuilles et les branches qui couvraient le sol , briller d’une lumière blan- châtre, qu’il attribua à la croissance d’une plante cryptogame produite par les pluies. Le 5 mars (par 3°14'30” lat. nord et 97°43" long. ouest Greenwich), il arriva à la grande cataracte de l’Essequibo. La rivière, réduite à 140 pieds de largeur, se précipite, en une seule masse, de la hauteur de 14 pieds, écume sur une assise de rocs entassés, puis fait un second saut de 10 pieds. M. Schomburgk, le premier Européen qui ait visité cette belle cataracte, lui donna le nom du roi Guillaume IV, alors régnant, et borna là son voyage. Il redescendit le fleuve, non sans de cruelles souffrances occasionnées par un déluge de pluies. Il arriva, le 28 mars 1836, à George Town, la capi- tale de la colonie de Demerara. Malheureusement le bateau qui portait les échantillons géologiques et beaucoup de plantes, périt en descendant le rapide d’Etabally, et la plupart des collections botaniques furent détruites par les pluies. Ce- pendant le voyage de M. Schomburgk est loin d’être sans résultats pour l’histoire naturelle, et ce voyageur infatigable a dû entreprendre une nouvelle expédition pour remonter la rivière Courantyne, qui forme la limite entre la Guyane anglaise et le territoire hollandais. « En 1829, dit le capitaine Alexandre , un M. Smith, de Caraccas, en compagnie de M. Gullifer, lieutenant de ma- rine , traversa le pays des Warow, descendit le Coïoony , puis remonta l’Essequibo, et pénétra jusqu’au bord du Rio Negro. M. Smith, longtemps obligé de rester accroupi dans des ca- nots , devint hydropique , et, s’étant fait opérer par un empi- rique, mourut , après quinze jours de maladie , à Bara, sur le Rio Negro. Le lieutenant Gullifer descendit le Rio Negro et l'Amazone, jusqu’à Para, où il passa quelques mois, et tomba dans une profonde mélancolie , après avoir reçu des nouvelles Le, site 7e DANS LA GUYANE ANGLAISE. 337 de sa famille. Arrivé à l’île de Trinidad, on le trouva, un matin, pendu à une poutre , sous le clocher de l’église protestante. » Les papiers de ces deux voyageurs ont été consultés par le capitaine Alexandre qui y a puisé les détails suivans. Arrivés vers les sources de l’'Essequibo , ils furent reçus avec courtoisie par le chef d’une tribu de Caraïbes, qui leur fit servir du poisson avec une sauce appétissante ; après quoi on présenta deux mains et une pièce d’une viande inconnue. Les voyageurs pensèrent qu’elle pouvait provenir de quelque espèce nouvelle de singe ; mais ils refusèrent d’en manger , sous pré- texte que l'usage de la viande leur était interdit en voyage. Le chef rongea les mains avec appétit , et demanda à ses convives comment ils avaient trouvé le poisson et la sauce. — Très-bon, et la sauce excellente. — La meilleure sauce se fait avec la chair humaine. Vous voyez ces esclaves Macousis , dont nous nous sommes emparés à la guerre ; nous mangeons de temps en temps une de leurs femmes. Les voyageurs dissimulèrent l'horreur qu'ils éprouvaient, et s’élant retirés dans leurs hamacs, le lieutenant Gullifer, qui était indisposé, s’endormit profondément; mais M. Smith passa la nuit à se promener, craignant que leur hôte n’eût envie de goûter une tranche de chair blanche”. Ils visitèrent ensuite une caverne, dans laquelle était un étang; les Indiens les avertirent que, s'ils s’y baignaient, ils mourraient dans l’année ; avis inutile , que l’événement sembla justifier. P. C. * Aucune des tribus détrites par M. Hillhouse n’a jamais été accusée d’anthropophagie, habitude pour laquelle les Caraïbes, en particulier, montrent la plus grande horreur, bien qu’ils fassant des flûtes du femur de leurs ennemis. M, A. de Bauve n’a point visité les Tampous, les seuls Indiens dont on lui ait parlé comme d’anthropophages. L'aventure de MM. Gullifer et Smith ne serait-elle insérée dans le mémoire de M.Alexan- dre que pour lui prêter un intérêt que l’auteur sait si bien y mettre d’ail- leurs par l'élégance de son style ? ——26—- 338 Srtences Physiques et Maturelles. OEUVRES D'HISTOIRE NATURELLE DE GOETHE, traduction de M. Ch.-F. Martins, 1 vol. in-8°, Paris 1837 , chez Ab. Cherbuliez. —"» oxide d'argent . . . .: : . 4354,830 66,614 1 At. méconate d’argent jaune. . 6537,399 100. Méconate d'argent blanc. Quand on élève la température du méconate d'argent blanc, il fond sans détonation, et laisse un résidu d’argent métallique d’un beau blanc. 15,077 séchés à 120° laissèrent 0,566 de métal. 0,923 » » 0, 480 » Ainsi 100 parties du sel donnent 52,3 d'argent, ce qui correspond à 56,179 d’oxide d’argent. 15,0495 ont fourni 05,758 d’acide carbonique et 0,051 d’eau, ce qui donne en 100 parties : Cerbone . 2 41. … . . 20,000 Hydrogènesny 9. + .. 0,480 DuEuie.. 0 23,341 Oxide d'argent . . , . . 56,179 100,000 résultat correspondant à la composition théorique ; 14 Atomes carbone. . . . . . 1070,09 20,580 4 »,: hydrogène . . . . 24,96 0,480 LE Ni: onRnEh. hp". 1200,00 23,100 2 >» oxide d’argent. . . 2902,06 55,840 5197,65 100,000 372 CONSTITUTION Coménate ( mélaméconate ) d'argent. L’acide coménique forme deux sels avec l’oxide d’argent. Neutralisé par l’ammoniaque, il devient jaune et donne avec l’oxide d’argent un précipité jaune abondant, Une solution d’acide coménique traitée par le nitrate d’argent produit un précipité blanc grenu. Ni l’un ni l’autre ne détone par la cha- leur. L’acide coménique, qui a servi dans ces expériences, avait été obtenu par une longue ébullition de lacide méconique dans acide hydrochlorique concentré. Coménate d'argent jaune. 0:,428 ont fourni 0,251 d'argent. 0,890 » 0,520 » 0,420 » 0,243 » 0,534 » 0,300 » 2 212 1,314 D'après cela 100 parties de sel donnent 57,83 d’argent, ce qui correspond à 62,1082 d’oxide d’argent. L. 0:,8125 ont fourni 0,552 d'acide carb. et 0*"044 d’eau. 11.1,1625 » 0,8565 » 0,073 » Ainsi le sel contient en 100 parties : | H. Carbone. . . - . . 18,800 20,284 Hydrogène. . . . . 0,601 0,697 Omigéele ss: 18,491 16,912 Oxide d'argent. . . 62,108 62,107 La composition théorique est donc : 12 Atomes carbone. . . . . 917,220 19,740 4 » hydrogène. . . . 24,959 0,537 8 . pi oxipenet 211 800,000 17,240 2? » oxide d'argent. . 2903,200 62,480 4645,379 100. Coménate d'argent blanc. 05,572 ont fourni 0,230 grains d’argent. 0,647 » 0,262 » DES ACIDES ORGANIQUES. 313 Ainsi 100 parties donnent 40,36 d’argent — 43,5458 d’oxi- de d'argent. Le poids de l’atome de l’acide combiné avec l’oxide d'argent est 1866,4; mais le poids atomique de l’oxide séché à 100° est 1967.... Les deux diffèrent donc d’un atome d’eau , qui est remplacé dans la combinaison par un équivalent d’oxide d’argent. La composition de ce sel d’argent est donc : C,, 917,220 27,74 H6 37,438 1,13 0, 900,000 27,20 AgO 1451,610 43,93 3306,268 100. Citrate d'argent. Ce sel a été obtenu en précipitant du nitrate d’argent par du citrate d’ammoniaque contenant un excès d’acide. C’est une poudre d’un blanc éblouissant, qui se colore très-peu à la lumière et qui ne perd pas de son poids à une température de 120 ; si on le sèche sans l’avoir pressé quand il était hu- mide , on l’obtient très-divisé, en sorte qu’il brûle comme l'amadou et sans explosion, lorsqu’on le touche avec un corps incandescent. Avec cette précaution on évite des projections de matières, qui causeraient une perte d’argent dans la dé- termination de son poids atomique. L. 0:",7705 de citrate d'argent séchés à 100 ont fourni 0:",485 d'arg. II. 0,900 » » » » 0,5665 » III. 0,794 » » » D: 0,500. » D’après cela 1000 parties de sel donnent I. 630,2 d'argent. IL. 629,5 III. 629,7 1889,4 629,8 Ce qui correspond à 67,660 p. d’oxide d'argent. 374 CONSTITUTION De plus [. 15°,5425 de nitrate d'argent ont fourni 0,778, gr. ac. carbonique et 0,134 d’eau ; une seconde analyse, II, de 1,2705 gr. a fourni 0,643 vide carbonique et 0,238 d’eau. Les deux donnent en 100 parties : ke 1. Carbone . . . . : 13,940 13,99 Hydrogène : ..N".. - 0,979 0,98 Oxigène . . . . . 17,421 17,37 Oxide d'argent . . 67660 67,66 D’après cela la composition du citrate d’argent est : 12 Atomes carbone. . . . . . 917,220 14,254 10 » hydrogène . . . . 62,397 0,969 TD, SOMEEnR. , 1100,000 17,095 3 » oxide d'argent. . . 4354,860 67,682 1 atome 6434,477 100. , D’après la formule que l’on attribuait jusqu’à présent à l’acide citrique, on aurait dù obtenir en 1000 parties: 619,3 d’ar- gent et 103,0 d’eau, tandis que l’on obtient en moyenne 629,8 d’argent et seulement 88,2 d’eau. Acide pyrocitrique. Lorsque l’on chauffe de l’acide citrique cristallisé, au delà -de son point de fusion, dans un appareil à distiller, il com- mencé par perdre une quantité considérable d’eau, puis, si l'on active la distillation , il passe un liquide oléagineux pres- que incolore, qui par une douce évaporation à l’air se prend en une masse cristalline aciculaire. Pendant cette opération l’on ne remarque point de gaz inflammables. Vers la fin de la distillation le résidu dans la cornue devient brun, il passe une substance visqueuse et colorée, qui, mélée à de l’eau, la trouble considérablement. Il se sépare par là une petite quantité d’une huile noire et épaisse; ce qui se dissout dans l’eau est le même acide obtenu au commencement de la di- stillation. L’on suppose qu’il se forme ici deux espèces d’acides pyrogénés ; je n’ai observé qu’une seule forme cristalline ; DES ACIDES ORGANIQUES. 379 l'acide du commencement de l’opération et celui de la fin, forment des sels de la même forme et qui possèdent les mêmes propriétés. M. Robiquet a donné une explication satisfaisante de la distillation de lacide citrique, quant à la grande différence des produits qui semble exister au premier abord. H passe à Ja distillation un seul acide; le premier produit est de l’acide pyrocitrique hydraté , le dernier est ce même acide privé d’eau. En contact avec l’eau, le dernier se transforme en hydrate, et ce n’est que dans cet état qu’il a la propriété de cristal- liser. MM. Dumas et Baup ont analysé l'acide pyrocitrique. Le premier de ces deux chimistes préparait un sel de plomb au moyen de tous les produits obtenus par la distillation , après les avoir purifiés préalablement. Baup ne se servait que des cris- taux qui se déposaient des dernières eaux-mères. Mais comme ce chimiste a l'habitude d’exprimer ses résultats par des formules, sans donner les nombres desquels il les a tirés, cela empêche tout jugement sur la vérité de ces formules. Ces formules doi- . vent par conséquent être envisagées comme n’existant pas, puisqu'elles n’expriment qu’une opinion individuelle. Jai été tenté de reprendre cette analyse sur une portion d'acide pyro- citrique , qui est identique avec son acide citricique, quant à ses propriétés. Le sel d'argent que forme cet acide ne dé- tone pas quand on le chauffe ; il s’enflamme quand on appro- che une allumette qui a des points en ignition, brûle avec une flamme fuligineuse, et laisse un résidu d’argent qui a un brillant métallique. 05,522 du sel d’argent ont fourni 0,326 d’argent, ce qui, pour 100 parties, correspond à: 67,2163 d’oxide d'argent 32,7837 d’acide 100,0000. ) On obtient de À, pour le poids atomique de Facide pyro- 376 CONSTITUTION citrique , le nombre 704,1.., qui s’accorde exactement avec cclui que M. Dumas à obtenu au moyen du sel de plomb, et avec celui qu’a adopté M. Baup. Dans la première époque de la fusion , l’acide citrique perd une grande quantité d’eau. Si l’on cesse-de chauffer au mo- ment où Pon commence à apercevoir une odeur pyrogénée, l’on obtient une masse vitreuse qui cristallise facilement quand on la dissout dans l’eau. II me semblait que les cristaux diffé- raient de ceux de Pacide citrique. Aussi le sel d’argent qu'il formait était différent de celui de Pacide citrique ; au lieu d’être grenu et cristallin, c’était une poudre extrêmement fine qui traversait facilement le filtre et était difficile à laver. Ce sel d'argent desséché peut s’enflammer, brüle en produisant une succession de petites explosions, et s'étend en une ramification dont les branches ont la forme de vers. Avec l'acide citrique rien de pareil ne se passe. L’analyse ne conduisit pas à une différence sensible entre les deux sels. 1000 parties ont fourni 627-629 d'argent, 90,2 d’eau et 146 de carbone. Acide cyanurique. L’acide cyanurique forme avec les acides métalliques trois groupes de sels ; deux groupes qui ont un et deux atomes de base fixe, avec les oxides alcalins, et un troisième groupe avec l’oxide d’argent. Cyanurate acide de potasse. 05,720 du sel de potasse sec ont fourni par la fusion 0,345 de cyanate de potasse fondu ; 15,320 du même sel ont fourni 0,634 de cyanate de potasse fondu. Ainsi, 100 parties du cyanurate donnent 48,00 de cyanate de potasse; d’où il suit que dans ce sel 1 atome de potasse est combiné avec 1532,2 d’acide cyanurique. Mais le poids atomique de l’acide cyanurique séché à 100° est 1627,16, et sa formule est Cy, H, O0;. Le poids ato- mique de l’acide combiné à la potasse dans le sel analysé, est DES ACIDES ORGANIQUES. 377 plus petit que le poids atomique de l’acide sec, d’une quantité égale aux élémens d’un atome d’eau. Ainsi, dans sa combi- naison avec la potasse, il a abandonné un atome d’eau. La composition du sel de potasse est : BN 100 PARTIES. 6 Atomes cyanogène. . 989,732 tite Calculé. 4. » hydrogène. . 24,959 1514,691 72 72,28 5 , », :oxigène, . . 500,000 DOM. : "0: M. 589,916 28 27,72 2104,607 100 100,00 En admettant, dans le sel de potasse, que l’acide cyanurique est à l’état où on l’obtient en le séchant à 100°, 100 parties contiendraient : Boat déchu. 1 26,61 Acide cyanurique . . . 73,39 100,00 Cyanurate neutre de potasse. 0*,538 de sel sec ont fourni 0,422 de cyanate de potasse. 0,900 » » 0,696 » » D’après la première détermination , 100 parties du sel four- nissent 78,4 de cyanate de potasse; d’après la seconde, 77,3. Comme ce sel contient deux fois autant de potasse que le précédent ; le poids atomique de l’acide combiné avec deux atomes de potasse est 1402,9. On obtient exactement le méme nombre, en retranchant du poids atomique de l’acide cyanurique sec les élémens de deux atomes d’eau. Pour déterminer la proportion d’hydrogène de ce sel, on Va calciné avec de l’oxide de cuivre. 1‘,1315 de cyanurate de potasse ont fourni 05,057 d’eau ; 1,610 donnèrent 0,0805 d’eau. +. Ainsi, il se compose de : XV 24 378 CONSTITUTION Calcule. pat 6 Atomes cyanogène. . 989,720 2 » hydrogène, . 12,479 0,483 0,503 0,555 4 » oxigène. . . 400,000 2 » potasse. . . 1179,832 65,690 45,700 44,600 2582,031 Si ce sel était formé d’un atome d’acide cyanurique sec, Cy, 4, 0,, et de deux atomes de potasse , il devrait donner en 100 parties : Hydrogène. . . 1,333 Potasse. . . . . 42,030 D’après la composition admise jusqu’à présent, ce sel de- vrait dégager par la fusion du bicarbonate d’ammoniaque an- hydre pur, et laisser un résidu de cyanate de potasse, C,N,H, 0, +2 KO = C, N, 0, + 2 KO + C,O,N, Hs. D’après l’analyse indiquée ci-dessus, il n’y a pas assez d’hy- drogène et d’oxigène pour transformer l'acide cyanique expulsé en acide carbonique et en ammoniaque ; il faut qu’une quantité notable se dégage à l’état libre, ou se sublime en acide cyanu- rique insoluble. L'expérience confirme cette supposition. Cyanurate d'argent. Si l’on ajoute du nitrate d’argent à de l’acide cyanurique neutralisé par l’ammoniaque, il se produit un précipité épais, blanc , caillebotté, et le liquide prend une réaction acide. En ajoutant un excès d’ammoniaque à l’acide cyanurique, et fai- sant bouillir le précipité dans le liquide contenant de Pammo- niaque libre, pendant un quart d'heure, l’on obtient un sel dont la composition est constante. Le précipité d’un beau blanc ne se noircit pas à la lumière ; on peut l’exposer à la tempéra- ture de l’acide sulfurique bouillant, sans que sa couleur blanche en soit changée; à 300° environ , il perd ordinaire- ment un peu d’ammoniaque, quand on a négligé de le laver à l’eau bouillante. Le précipité bien séché attire avec une grande DES ACIDES ORGANIQUES. 379 avidité l'humidité de l'air, ce qui rend les pesées exactes très- difficiles. Séchés à 100°; 08,699 donnèrent 0,483 d'argent — 70 p.c. » D 0,840 » 0,588 » —70 » » 240°; 0,510 » 0,361 » —70,65 » » » 0,712 » > 0,502. » —= 70,42 » » 800’; 0,694 » 0,494 » = 741:.3 De plus, 1) 1*,1985 ont fourni 0,357 ac. carb. et 0,009 d’eau. 2) 15,279 » 0,3665 » 0,015 d’eau. Ceci donne pour 100 parties : L. nl. Carbone 27 22 ue 8,2400 7,9181 Hydrogène. . . . . . 0,0007 0,0013 Oxide d'argent . . . . 76,3597 76,3597 D’où suit la composition théorique : 6 Atomes carbone . . . . . . 458,61 8,17 DSL mb. "0. , 531,12 DCR ORNE à: 300,00 hydrogène . . . .. 000,00 3 >» oxide d'argent . . . 4354,80 77,14 5644,53 Si ce sel eût eu la même composition que le second sel de potasse, un atome aurait dù donner deux atomes d’argent et un atome d'eau, et, pour 1000 parties, 26 d’eau et 627 d'argent ; mais les résultats les plus faibles donnèrent, pour ce dernier, en 1000 parties 700 d'argent et seulement 8 parties d’eau, dont l'hydrogène ne peut être supposé comme élément du sel, Acide asparmique. Lorsque l’on fait bouillir l’asparagine ou l’asparamide dans une solution de potasse jusqu’à ce que l’on n’aperçoive pas les plus petites traces d’un dégagement d’ammoniaque, et qu’alors on verse un excès d'acide hydrochlorique, et qu’on fasse évaporer le tout à siccité dans le bain-marie, l’on obtient, 380 CONSTITUTION en ajoutant de l’eau au résidu, de l’acide asparmique parfaite- ment blanc et privé de potasse. 05,583 d’acide asparmique séché à 100° ont fourni 0,776 d’acide carbonique et 0,280 d’eau. L’azote de l’acide est au carbone comme 1 : 8; ainsi, l’acide se compose de : ” ” Calcule. Trouvé, 8 Atomes carbone. . . 611,480 36,47 36,77 2 p azote. . . . 177,040 14 » hydrogène. . 87,356 5,21 5.33 8 >» oxigène. . . 800,000 1 At. d'acide. . . 1675,876 Asparmate d'argent. 0:,533 de sel donnèrent 0:,330 d'argent. 0,663 » » 0,412 » 1,196 » » 0,742 Ainsi, 100 parties de sel contiennent 62,04 d’argent, ce qui correspond à 66,62 d’oxide d’argent. 15,0715 d’asparmate d'argent donnèrent 0,546 d’acide car- bonique et 0,1435 d’eau. Il est composé de : Caleule. Trouve. 8 Atomes carbone . . . . . 611,480 14,04 14,07 D os aaole Pl Ke 177,040 10.2, hydrogène ... . 62.497 1,41 1,47 RD AG ETS CRE 600,000 2 >» oxide d'argent . . 2903,200 66,67 66,62 ET OST ORDRE 4354,117 Acide gallique. Avant une recherche de M. le professeur Otto, de Brunswick, faite dans mon laboratoire, on ne connaissait pas encore le vrai poids atomique de l’acide gallique. Cet acide, pour former des sels, se combine avec deux atomes de base; tantôt un atome de base fixe et un atome d’eau , tantôt deux atomes de base fixe. DES ACIDES ORGANIQUES. 381 L’acide dont on s’est servi pour former les sels de plomb et d’ammoniaque avait la composition donnée précédemment. 05,533 d’acide gallique séchés à 100° donnèrent 0,969 d’acide carbonique et 0,172 d’eau ; ce qui donne pour 100 : 7 Atomes carbone. . . . . 535,045 49,89 50,26 6 » hydrogène, . . . 37,438 3,49 3,58 DID yoxigène. . . ce 500,000 46,62 46,16 1072,483 100,00 100,00 Gallate acide d’ammoniaque. Ce sel a été formé par M. Robiquet ; il possède une faible nuance gris-jaunâtre, et ne perd pas de son poids en étant chauffé. À à! I. 05,512 donnèrent 0,857 d’ac. carbon. et 0,212 d’eau. IL. 0,548 » 0,947 » 0,216 » HI. 0“,5115 » 0,862 » 0,207 » Ces résultats donnent pour 100 parties: I Il. LU. Fe FN NII 46,28 47,62 46,53 Hydrogène . . . . 4,49 4,38 4,47 Oxigène et azote. . 49,23 49,00 49,00 et conduisent à la formule : C,4 1070,09 47,60 H6 99,83 4,44 N, 177,04 O4 900,00 2246,96 Gallate de plomb jaune. Il a été obtenu avec un excès d’acétate de plomb et de l'acide gallique pur : le premier précipité est blanc et floconneux ; par l’ébullition il devient grenu et cristallin ; quand on le fait sécher, il devient gris et ne perd pas de son poids. 382 CONSTITUTION 1,500 grains de sel de plomb donnèrent 0g.,990 d'oxide de plomb = 76,15 p: c. 1,577 » » 1,199 Pin = 1,2253 » ». 0,6645 d'acide carbonique et 0,060 d'eau, 1,0100 » » 0,541 » 0,051 Ce qui donne pour 100 parties de sel : Ve 1 Garbahe ”. 0 07 14,986 14,670 Hydrogène. . . . . . 0,523 0,551 OxpbneQol . . .SAL 8,411 8,689 Oxide de plomb . . 76,090 76,090 correspondant à la formule : 7 Atomes carbone . . . . . . 535,048 14,71 2 » hydrogène. . . .. 12,479 0,34 Sp ‘efipine à nul Qu 800,000 8,25 2 » oxide de plomb. . . 2789,000 76,70 3636,527 100,00 Gallate de plomb blanc. . On obtient ce sel en mettant en présence de l’acétate de plomb et de l’acide gallique étendu d’eau, mais avec la pré- caution que le dernier soit en excès. Il se produit immédiatement un précipité, qui au bout de quelques heures se transforme en une poudre blanche cristalline avec une nuance de gris presque imperceptible. À la loupe ces cristaux sont brillans et translucides. De 05,728 de sel séché à 100° j'ai obtenu 05,422 d'oxide, ce qui fait 58,1 p. c. Le professeur Otto obtint de 0#,7365 de sel, 0,585 d’a- cide carbonique et 0,113 d’eau, ce qui donne pour 100 parties : Carbone. Nr Rte 21,8 Hydrogène. . . . . . 1,6 DRipène Jan 7 1e 18,5 Oxide de plomb . . . 58,1 correspondant à la formule : DES ACIDES ORGANIQUES. 383 C,, 1070,090 22,190 H,. 62,479 1,296 0, 900,000 18,640 2PhO 2789,000 57,874 4821,569 100,000 Ce sel perd, quand on élève sa température à 1600, 1 atome d’eau ; dans cet état sa composition s’exprime par la formule C, H, O, + Pb O. Acide tannique ( tannin ). D’après les analyses de Berzélius, de Pelouze et les miennes, la formule empirique de l’acide tannique sec est C,, H,, O,.. Cet acide forme plusieurs groupes de sels avec les bases. Ber- zélius trouva que le précipité obtenu avec l’acétate de plomb et l’acide tannique perd, par l’ébullition dans l’eau, de l’acide tannique privé d’oxide de plomb, et qu’il reste une combinaison qui en 100 parties contient 34,21 p. d’oxide de plomb. Avec cette donnée le calcul fournit pour le poids atomique de l'acide tannique 2682,...; il semblerait d’après cela, que cet acide se combine avec l’oxide de plomb sans abandonner un équivalent d’eau. L'analyse de ce sel par Berzélius, au moyen de l’oxide de cuivre, est en contradiction avec cette supposition ; les pro- portions obtenues par le calcul avec deux atomes d’oxide de plomb s'accordent beaucoup mieux avec la composition suivante : Trouve Berzel. 36 Atomes carbone. . . * 2751,660 52,52 52,49 80 » hydrogène. . 187,192 3,97 3,79 23 » oxigène. . . 2300,000 43,91 43,72 | 5238,852 100,00 100,00 Le sel de plomb analysé par Berzélius est donc : En 100 p. Berzélius. Le poids précédent d’acide tannique. 5238,852 66,09 65,79 2 atomes d’oxide de plomb . . . . 2689,000 33,91 34,21 7927,852 100,00 100,00 384 CONSTITUTION . de regarde ces proportions comme la véritable expression de la composition du sel que Berzélius a analysé. L’acide com- biné à l’oxide de plomb ne devait pas subir à l’air les altérations auxquelles il est soumis quand il est isolé; je ne puis donc pas m'expliquer autrement le grand écart auquel B. arrive dans la détermination de l’hydrogène avec l'excès de cet élément que contient l’acide libre ; cependant ce serait trop se hâter que de supposer des fautes dans les opérations de ses analyses , seu- lement parce qu’elles ne s’accordent pas avec nos idées. Tout ceci m'a porté à faire, sur les tannates de plomb , quelques essais qui sont de nature à donner une direction plus positive à nos idées. Lorsqu’on verse une solution d’acide tannique pur dans une dissolution bouillante d’acétate de plomb, de telle façon qu’il reste un excès du dernier corps, il se forme un précipité jaune pulvérulent, qui est un nouveau sel de plomb. On est sûr de l'avoir toujours pur et d’une composition constante, quand on l’a fait bouillir un quart d’heure dans le liquide qui contient beaucoup d’oxide de plomb et un grand excès d’acide acétique libre. Ce sel est si peu soluble que la dernière eau de lavage n’est plus colorée par l'hydrogène sulfuré. Séché à la température ordinaire le précipité est jaunâtre, à 100° il est blanc grisâtre. 0€",448 du sel sec, obtenu avec de l’acide tannique incolore, donnèrent 0,279 d’oxide—63,4 p. c.3 1,530 donnèrent 0,980 d’oxide — 64 p. c. 0,621 grains donnèrent 0:',398 d’oxide de plomb — 64,09 p. c. 1,454 » 0,145 d’eau et 1,079 d’acide carbonique. Donc 100 parties contiennent : Carbone :. : 2:10: 21,541 Hydropène. « le 2 1,110 Oipènenti rs co 13,519 Oxide de plomb . . . 63,830 100,000 Ce qui correspond à la composition théorique : DES ACIDES ORGANIQUES. 385 sv 18 Atomes carbone. . : . . . 1375,83 21,09 10. ». hydrogène. . . . 62,39 0,95 0.1 D MED SE D. « be 900,00 13,81 3 » oxide de plomb ... 4183,50 64,15 6521,72 100,00 Le même sel de plomb obtenu avec une autre portion d'acide tannique un peu coloré donna 63,4, 63,7 et 63,0 p. c. d’oxide de plomb, ce qui met hors de doute la composition constante de ce sel. Il découle de la composition de l'acide contenu dans ce sel, que le sel de plomb analysé par Berzélius doit être exprimé par la formule | 2 (Css Ho O5) + nt + aq.» | 2H, O ou bien par C,, H,, 0, + PLO + À aq. Comme l'acide gallique forme une combinaison tout à fait analogue, il me semble que ce fait lève toutes les incertitudes qui pouvaient exister. Acide tartrique. Les analyses de Pacide tartrique ont conduit si souvent au méme résultat, qu'une nouvelle analyse paraît étre superflue ; néanmoins je trouvais qu’il était nécessaire d’avoir la compo- sition de son sel d’argent. De 05,963 de tartrate d'argent, on tire 0,571 d'angent. D’après cela le calcul du poids atomique donne 827,9. Ceci prouve que le tartrate d’argent a la même composition que le tartrate de plomb analysé par Berzélius. J'ai essayé d’obtenir le sel double de tartrate de potasse et de tartrate d’argent, qui est décrit dans plusieurs ouvrages, mais je n’ai pas réussi. Én versant du nitrate d’argent dans un grand excès de tartrate neutre de potasse bouillant, il se dé- pose par le refroidissement un sel, sous forme de James bril- + 386 CONSTITUTION Jantes qui possèdent le brillant de l’argent métallique, mais il ne contient point de traces de potasse, ce n’est que du tar- trate d’argent pur et cristallisé. Si l’on fait bouillir du tartrate acide de potasse avec de l’oxide d'argent, on aperçoit un dé- gagement d’acide carbonique, le liquide devient bientôt neutre, et après le refroidissement l’on a des cristaux de tartrate d’ar- gent. Le tartrate d’argent se compose de : Trouve. Calculé. Oxide d'argent . . . . 63,6864 63,60 Acide tartrique. . . . 36,3136 36,40 100,0000 100,00 Émétique. D’après les recherches de Dulk, Wallquist et Brandes , l’é- métique récemment cristallisé contient 2 atomes d’eau, qu'il. perd à 1000. 1000 parties d’émétique perdent par conséquent 91,25 d’eau. 0*,844 d'Emétique , séché à 100°, donnèrent par la calcination avec l’oxide de cuivre 0,453 d’acide carbo- nique et 0,100 d’eau. 0,6835 donnèrent 0,071 d’eau. 0,900 » 0,098 » En moyenne 1000 parties d’émétique sec donnent 106,4 d’eau par la calcination avec l’oxide de cuivre. Un atome d’émétique sec 4164,23 doit donner par la cal- cination 4# atomes , 449,2 d’eau. Ainsi 1000 parties doivent donner 108,.... Or, pour la même quantité nous avons obtenu 106,4, ce qui s'approche, autant que possible, de la supposi- sion que ce sel, séché à 100°, contient 8 atomes d’hydrogène. Quand on expose l’émétique, séché à 100°, dans un tube de verre à la flamme d’une lampe à esprit-de-vin, en ayant soin de tourner le tube pour que le sel soit obligé de changer con- stamment de place , il peut supporter une température de 300? DES ACIDES ORGANIQUES. 387 sans que la poudre perde sa belle couleur blanche. Le sel abandonne pendant ce temps une grande quantité d’eau qui se condense dans la partie supérieure du tube, et qui peut être enlevée avec du papier non collé. 12,182 gr. d’émétique (séché à 100°) ont perdu à 300°, 0,065 d’eau. 0,939 » » » 0,051 » 0,970 » » » 0,053 » On aurait ainsi, pour 1000 parties, séchées à 100° puis échauflées à 300°, 54,6 d’eau sans que le sel devienne noir ; mais ce n’est que la moitié de la quantité que l’on obtient par la calcination. Le sel, séché à 100°, donne en tout 4 atomes d’eau, dont 8 atomes d’hydrogène; à une température plus élevée, on peut chasser 2 atomes, de sorte que l’acide de l’émétique , qui reste, ne peut plus contenir que 4 atomes d'hydrogène. Si Von retranche de 1 atome d’émétique séché à 100° — KO C, H, O0 8 8 10 + Sb, 0, 2 atomes d’eau H, O,, il reste pour le sel séché à 300°, C, H, 0, + Fu À 4:73 I. Orr,870 d’émétique , séché à 300°, donnent, par la calcination avec l’oxide de cuivre, 0,052 d’eau et 0,489 d’a- cide carbonique. IL. 3,“ 510 donnèrent 0,215 d’eau , ce qui fait pour 1000 parties de sel 60,97 d’eau. D'après la formule C, H, 0, + 9 2 3 1000 parties devraient donner 57,10 d’eau ; l’on peut donc envisager la formule suivante comme la véritable expression de l’émétique séché à 300 : 388 CONSTITUTION x Calculé. ! Trouve. 8 Atomes carbone. . . : . . 611,480 15,27 15,54 4» hydrogène. . . . . 24,959 0,64 0,67 16.10.77 ORIPORE PL M: de » 800,000 20,55 11 DC TORRES ES 5 sus 589,916 14,98 1 » oxide d’antimoine . 1912,904 48,56 1 At. émétique . . . .. 3939,259 100,00 Acide racémique. 1,162 gr. de racémate d’argent donnèrent 0,687 d’argent métallique. Ainsi ce sel se compose de : Trouve. Calcule. Oxide d'argent. 63,527 63,60 Acide. : . . . 36,473 36,40 100,000 100,00 Ces proportions montrent que la composition de ce sel est analogue à celle du sel de plomb. Racémale double d’antimoine et de potasse. On suppose ordinairement que la composition de ce sel est la même que celle de l’émétique. Pour pouvoir m’appuyer sur un fait positif, j’ai déterminé la quantité de potasse qu'il contient. Le sel , après avoir été séché à la température ordi- naire, a été calciné dans un creuset fermé; le résidu de car- bonate de potasse a été traité par l’acide hydrochlorique, puis évaporé, et ce dernier résidu a été fondu. 45,509 donnèrent 0,960 de chlorure de potassium, ce qui fait pour 100 parties de sel 21,07 de chlorure de potassium, correspondant à 13,46 de potasse. 1 Ce qui fait que dans cette calcination on obtient tout l’acide carbo- . nique qui se forme, que la potasse n’en garde point, c’est sans contredit parce que chaque atome de potasse est entouré d’un atome d’oxide d’an- timoine, qui fond à la température rouge et chasse l'acide carbonique qui pourrait se combiner avec la potasse. DES ACIDES ORGANIQUES. 389 si KO D'après la formule 2 (C, H, O,) + Sb, 0, il contiendrait, pour cent, 13,440 de potasse. Ce sel retient comme l’émétique une certaine quantité d’eau de criétallisation qu’il perd facilement à 100°., Le sel, séché à cette température, abandonne une plus grande quantité d’eau quand on élève encore sa température. 2:,686 perdirent à 260°, sans altération de la couleur blan- che, 0,150 d’eau, ce qui pour 1000 parties fait 535,02 d’eau. Sa composition à cette température est absolument la même que celle de l’émétique. Acide malique. MM. Richardson et Merzdorf se sont occupés, l’année der- nière, dans mon laboratoire, de l’examen de quelques malates, que je donnerai ici, car je suis convaincu de leur exactitude. Malate de chaux. On sait que l'acide malique se combine en deux proportions avec la chaux ; l’une de ces combinaisons est acide et cristallise facilement, l’autre est presque totalement insoluble dans l’eau. Malate neutre de chaux. — En versant de l'acide malique étendu sur du carbonate de chaux l’on obtient, à la tempéra- ture ordinaire, une dissolution complète. Le liquide conserve la réaction acide, quel que soit l'excès de chaux qu’il y ait. Si l’on porte ce liquide à l’ébullition, il se transforme en une bouillie cristalline qui est à peine soluble dans l’eau , et en un excès d’acide malique. Sa composition correspond à la formule M Ca O+aq. À 200, il perd son eau. Lorsqu'on neutralise l’a- cide malique avec de l’eau de chaux, et qu’on fait évaporer le liquide sous le récipient de la pompe pneumatique, l’on obtient de grands cristaux brillans , minces et lamelleux. Le résidu li- quide possède une réaction acide. Les cristaux sont très-solu- bles dans l’eau, et peuvent être obtenus de nouveau par lPé- vaporation à l’air. Mais dès qu’on porte la liqueur à l’ébullition, 390 CONSTITUTION il se précipite le malate de chaux blanc et insoluble dont nous avons parlé plus haut. 0,418 séchés sur l'acide sulfurique perdirent à 100°, 0,068 gr., à 1500, 0,052, à 1800, 0,0115, sans qu’il y eût d’autre perte ; ainsi en tout 71,5 gr., ce qui correspond à 17 p- c. d’eau. 0,1715 gr. séchés à 2000 laissèrent 0,098 de car- bonate de chaux, d’où l’on calcule le poids atomique 1076. Le poids atomique du sel neutre est 1086. Séchés à 150°, 0,379 gr. donnèrent 0,210 gr. de carbonate de chaux. D’après cela le poids atomique serait 1172. Donc le sel séché à la tempéra- ture ordinaire est M, Ca O +2 aq; à 150°, sa formule est M, Ca O + aq, et à 2000, il perd toute son eau. Avec la perte de Î atome d’eau, il perd aussi sa solubilité. ‘ Malate acide de chaux. 1,104 gr. de sel pur et bien cris- tallisé perdirent à 1000 0,247 gr.; à 1859, il y eut une nou- velle perte de 0,096 gr. 1,058 gr. de sel séché à 185° donnèrent 0, 820 gr. ; 0,349 or. de sel séché à 185° laissèrent 0,1155 gr. de carbonate de chaux. Séché à cette température ce sel est M, ,Ca O, aq; à 100 M, ,Ca 0,5aq ; à la température ordinaire M, , Ca O, 9 aq. | Malate de baryte. Le carbonate de baryte se dissout à froid en assez grande quantité dans l'acide malique étendu sans que la liqueur perde la réaction acide. En évaporant la dissolution chaude, il se dé- pose une poudre pesante et cristalline, insoluble dans l’eau froide. 0,2236 gr. du précipité séché à 100 donnèrent 0,162 de carbonate de baryte, ce qui conduit à la formule M, Ba O. Si Pon évapore sous la pompe pneumatique, à la tempéra- ture ordinaire, la solution à froid dela baryte dans Pacide ma- lique , il se dépose des lames minces et transparentes d’un sel très-soluble dans l’eau froide. La liqueur qui a donné naissance à ces cristaux est fortement acide, mais la solution du sel ne possède aucune action sur les couleurs végétales. DES ACIDES ORGANIQUES. 391 0,6454 gr. de ce sel perdirent à 220°, 0,0684 gr. d’eau = 10,6 p. c. … 0,179 gr. du sel sec laissèrent 0,130 gr. de carbonate de baryte; d’où découle que ce sel est composé comme la for- mule M, Ba O + 2 aq l'indique. Si une dissolution saturée de ce sel, dans l’eau froide, est portée à l’ébullition , la liqueur se trouble, et il se précipite abondamment du malate de baryte anhydre. A 1000 ce sel perd une certaine quantité d’eau, qui ne peut être déterminée qu’en lui enlevant sa solubilité. Malate de cuivre. Quand on fait bouillir un excès d’acide malique avec du car- bonate de cuivre, il se forme une poudre verte insoluble dans l’eau et l'acide ; cette poudre a été séchée sur de l’acide sul- furique concentré. 0,324 gr. donnèrent 0,142 d’oxide de cuivre. 0,331 » 0,148 » 1. 1,1085 gr. donnèrent 0,301 d’eau et 0,7295 d’ac. carb. IL. 0,5117 » 0,145 d’eau et 0,324 » Ce qui fait pour 100 parties : I JT. Oxide de cuivre. 43,83 43,83 Carbone. . : : . 18,19 17,60 Hydrogène . . . 3,00 3,13 Oxigène. . . . . 34,98 35,44 . 100,00 100,00 Ces proportions correspondent exactement à la formule 2 M+3 Cu 0+4 aq. En faisant digérer du carbonate de cuivre à froid avec de l’acide malique en excès, il s’en dissout une quantité assez considérable. Si l’on fait bouillir la dissolution, ce sel insoluble, dont nous venons de parler, se précipite aus- sitôt. . 392 CONSTITUTION DES ACIDES ORGANIQUES. Si l’on évapore à 40° ou 50° la solution, saturée à froid , l’on obtient de petits cristaux bien déterminés et d’une belle couleur verte. La même chose se passe sous la pompe pneuma- tique sans élever la température. La liqueur qui surnage con- tient beaucoup d’acide malique libre et est incolore. Le sel de- vient bleu, quand on le sèche dans le vide sur l'acide sulfu- rique. 1,463 gr. de ce sel laissèrent 0,603 oxide de cuivre; le poids atomique d’après cela est 1202,6 et sa formule 2 M+3 Cu 0 +6 aq. En ajoutant de l’alcool à une dissolution d’hydrate d’oxide de cuivre dans lacide. malique concentré, il se précipite un sel bleu-verdâtre, qui après avoir été desséché se dissout fa- cilement et sans résidu dans l’eau. La solution a la réaction acide; si on l’abandonne à elle-même pendant quelques jours, le sel précédent se dépose ; si on fait bouillir la dissolution, il se forme un précipité qui est le même sel avec 4 atomes d’eau. D’après une analyse, qui doit être répétée, ce sel est composé de 2M+3 Cu O +5 aq. BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. 12. — PROCHAIN RETOUR DE LA COMÈTE D'ENCKE. M. le Prof. Encke, astronome royal à Berlin, a publié dernière- ment, dans les N°s 353 et 354 des Æstron. Nachrichten, un nouveau mémoire sur la petite comète à courte période qui porte son nom, età laquelle il continue à donner celui de comète de Pons. Ce mémoire est relatif au retour de cette comète qui aura lieu vers la fin de l’année actuelle, son passage au périhélie devant s'effectuer le 19 dé- cembre 1838. Lors des deux dernières apparitions de cette comète, au printemps de 1832 et dans l’été de 1835, elle était défavorable- ment située pour les observations, et on n’a pu en faire qu’un petit nombre à la première époque au Cap de Bonne-Espérance et à Buenos- Ayres, et à Berlin, Breslau et Milan pendant la seconde. La prochaine apparition , qui sera la dixième observée depuis la découverte de cet astre, aura lieu , en revanche, dans des circonstances très-favorables. « Le cours de cette comète dans cette nouvelle apparition, dit M. Encke , sera presque entièrement semblable à celui qu’elle a par- couru en 1795 , où elle fut découverte à la fois en trois points diffc- rens , à Slough, Paris et Berlin, et où elle passa à son périhélie le 21 décembre. Elle se trouvera le 7 novembre aussi voisine de la terre qu’elle puisse l’être ( elle en sera encore distante ce jour-là d'environ sept millions et demi de lieues de 25 au degré) ; elle devra, par consé- quent, paraître aussi claire que le permet la faiblesse de sa lumière. Elle pourra devenir visible, avec des lunettes achromatiques de très-yrande dimension , depuis le milieu ou la fin d’août jusqu’au commencement de décembre , mais ce ne sera guère que depuis la fin de septembre qu’elle sera assez claire pour être soumise à des observations effectives. Il est même très-vraisemblable qu’on ne pourra, avec des lunettes plus faibles, l’observer avec succès que depuis le milieu d'octobre, et le rapprochement de la comète du soleil la fera seul échapper à nos yeux. En septembre et octobre elle sera sur l'horizon de Berlin pendant toute ‘la nuit ; en novembre elle pourra être observée avant le lever et après le coucher du soleil; et si elle peut l’être en décembre , ce sera seule- ment le matin. » XV 25 394 BULLETIN SCIENTIFIQUE. « Le principal intérêt qu'offrira cette apparition tient à ce qu’elle pourra servir à évaluer la masse de Mercure, presque inconnue encore, non pas immédiatement , mais plus tard, et lorsque des apparitions ultérieures auront permis de déterminer avec plus de sûreté les autres élémens. Laplace a évalué cette masse dans le livre VI de la Mécani- que céleste à un peu moins d’un deux millionième de celle du soleil ( Y20258:0); en étendant hypothétiquement à Mercure la remarque qui avait été faite relativement à la Terre, Jupiter et Saturne, que leurs densités sont à peu près en raison inverse de leurs moyennes distances au Soleil. M. le D' Olbers a déjà remarqué que de tous les corps cé- lestes qui se meuvent dans des orbites fermées, il n’y en a aucun qui se rapproche autant de Mercure que cette comète, leur plus courte distance mutuelle possible n'étant que de 0,018 de la distance moyenne de la terre au soleil (ou d’environ 620,000 lieues). Dans les apparitions précédentes il n’y avait pas eu de rapprochement notable entre les deux astres, et on n’avait pu conclure, par conséquent, la va- leur de la masse de Mercure de l'effet des perturbations provenant de l’action de cette planète. Maïs comme les deux corps célestes ne se sont trouvés le 23 août 1835 qu’à 0,12 de la distance moyenne de la Terre au Soleil (ou à environ 4'/, millions de lieues l’un de l’autre), les variations dans les élémens de la comète qui en seront résultées sont assez grandes pour que son prochain passage au périhélie eût lieu un dixième de jour plus tôt sans l’action de Mercure. Le rapproche- ment où se trouvera la comète de la Terre rendra aussi plus sensible l'effet de ces variations sur les positions géocentriques de la comète, et il en résultera les variations suivantes à l’époque de la plus grande visibilité. 18358 Ascension droite. Déclinaison. Octobre. . . 13 + 13’ 8" + 7126" » 23 + 13 32 + 17 12 Novembre. . 2 — 57 54 + 16 50 » 12 — 41 48 — 8 16 » 23 — 24 33 — 8 22 « On voit par là que la simple comparaison de l’éphéméride avec les observations suffira déjà pour décider s’il existe quelque erreur notable dans la masse de Mercure qui a été adoptée. Plus tard, lorsque l’in- stant du passage au périhélie , en tant qu’il dépend des autres circon- stances, aura pu être déterminé à un centième ou à un millième de ASTRONOMIE. 395 jour près, on obtiendra des limites précises pour la valeur de cette masse. » M. Charles Bremiker a effectué, sous la direction de M. Encke , les immenses caleuls nécessaires pour déterminer complétement l'effet des perturbations planétaires sur cette comète pendant ses trois dernières révolutions, comprises entre le 9 janvier 1829 et le 19 décembre 1838, en adoptant les élémens calculés par M. Encke pour la première époque, et conservant les mêmes valeurs des masses et de l'effet de résistance introduit par lui dans la théorie du mouvement de cette comète. La com- paraïson des positions observées en 1835 avec celles qui résultent de ces calculs, ne donne lieu qu’à une différence de 65 secondes de degré en ascension droite, et 19 secondes en déclinaison , en sorte que M. Encke n’a pas eru devoir rien changer à ses élémens. Voici les valeurs qui en résultent pour la prochaine apparition. Passage au périhélie, 19 décembre 1838 à midi » temps moyen à Berlin. Longitude du périhélie. . . . 15702734" 8 te ue Longitude du nœud ascendant. 334 36 31,8 moyen du 19 décembre. Inclinaison de l'orbite 13°21/29". Rapport de l’excentricité au demi-grand axe 0,84522. Moyen mouvement diurne sidéral 1071” 18372. Mouvement héliocentrique direct. C'est d’après ces élémens que M. Bremiker a calculé une éphémé- ride étendue de cette comète, qui termine le mémoire de M. Encke. On y trouve de jour en jour, depuis le 1‘ août 1838 jusqu’au 1° janvier 1839, les positions apparentes de la comète sur la sphère céleste, en as- cension droite et en déclinaison , et les logarithmes de ses distances à la Terre et au Soleil, exprimées en parties de la distance moyenne de la Terre au Soleil. Comme j'espère que M. Wartmann voudra bien : pour celle apparition, de même que- pour les précédentes , construire d’après l’éphéméride une Carte céleste qui représente le cours de la comète, et en enrichir ce recueil ; je me bornerai à rapporter ici, de quinze en quinze jours, les positions calculées pour minuit à Berlin, ainsi que les distances correspondantes exprimées en millions de lieues de 2280 toises. 396 BULLETIN SCIENTIFIQUE. DISTANCES DE LA COMÈTE EN MILLIONS DE LIEUES. 1858. Ascensivn droite. Declinaison. A la Terre. Au Soleil. Août. 1 3l° 2’ 41,9 21° 59/50",0 Bor. 66% 75 7, » 15 34 5 35,6 24 45 28,7 55", 72 Sept. 1 37 0 39,8 28 44 41,0 42%, 657, » 15 38 14 15,2 33 0 46,0 323%, 59% Oct. 1 36 46 52,0 40 11 9,9 22 7; ::4562.4 » 15 2810 39,1 50 57 11,5 14%, 46% Nov. 1 314 16 28,9 64 55 20,8 8 37 Y, » 15 255 26 49,4 25 33 57,7 8%, 29: Déc. 1 241 28 20,1 4 50 43,9 Austr. 16 19 3 » 15 241 55 49,7 18 57 0,9 28 12 3 1839 Janv. 1 263 0 56,1 27 58 53,4 453%, 17 Il est satisfaisant de voir enfin se terminer, par le retour de la comète d’Encke un intervalle déjà assez long d’absence totale d’ap- parition d’astres de cette espèce : puisqu'il n’en a été signalé aucun depuis le retour de la comète de Halley dans l’été de 1835. Celle qui va reparaître n’étant pas visible à l’œil nu présente peu d'intérêt pour la généralité du publie ; mais c’est un des astres qui en offre le plus pour l'astronomie, à cause des questions importantes et difficiles que son observation assidue peut servir à résoudre. A. G. 13. — OBSERVATIONS ASTRONOMIQUES FAITES A CAMBRIDGE EN 1836. | Le volume in-4°, d'environ 320 pages, que je viens annoncer, a paru vers la fin de l’année dernière , et m’a été adressé par M. le Prof. Challis pour l'Observatoire de Genève. Il est le neuvième de la col- lection des observations astronomiques faites à l'Observatoire de Cam- bridge, .et fait suite à ceux qui ont été publiés par M. Airy, prédé- cesseur de M. Challis dans la direction de cet établissement. On voit, à l'inspection de ce volume, que le nouveau directeur s’est attaché avec raison à suivre, aussi fidèlement que possible, les traces du savant distingué auquel il a succédé et qui est maintenant astronome royal à Greenwich. On a continué à faire les observations suivant le même système, et la même marche a été suivie pour leur exposition et leur réduction, Elles ne commencent qu’au 24 mars à cause de l'interruption ASTRONOMIE. 397 momentanée occasionnée par le changement de directeur. M. Bal- drey, l’un des adjoints, a exécuté et réduit presque toutes celles faites avec la lunette-méridienne, et M. John Glaisher, le second adjoint, une grande partie de celles faites avec le cercle-mural et l’équatorial. On trouve dans une introduction divers détails relatifs aux instrumens, à leur rectification , et aux procédés d’observation et de réduction. On y voit, entre autres, que la légère discordance précédemment signalée par M. Airy entre le point correspondant au zénith sur le cerele-mural, déduit d'observations faites à la fois par vision direete et par réflexion, du côté du nord ou du côté du sud, a continué à se manifester à peu près de la même manière. M. Challis croit pouvoir l’attribuer avec quel- que probabilité à l’action mécanique du poids de la lunette attachée au cercle, qui doit faire fléchir les deux extrémités de la lunette à des degrés différens suivant ses diverses positions. Les corrections qui en résultent sont au reste moindres , en général, qu’une demi-seconde. M. Challis s’est attaché spécialement , comme M. Airy, aux observa- tions du Soleil, de la Lune et des planètes, dans le but de perfectionner les tables de leur mouvement. La publication de ce volume est pro- pre à donner une idée très-avantageuse de la direction que son auteur imprimera aux travaux exécutés dans l'Observatoire de Cambridge. À. G. 14. — ÉTOILES D'ÉCLAT VARIABLE. L'une des dernières observations remarquables qu’ait faites Sir John Herschel, avant son retour en Europe, est celle de la variabilité d'éclat de l’étoile 7 du Navire. Pendant les premières années de son séjour au Cap de Bonne-Espérance , il avait continuellement cette étoile sous les yeux , à cause de la grande nébuleuse qui l’entoure et dont il avait fait des dessins très-soignés. IL l’avait toujours considérée comme étant de seconde grandeur , mais approchant de la première, et l’avait vue encore telle en novembre 1837, sans avoir de raison de la supposer va- riable. Le 16 et le 17 décembre, il fut bien surpris de la trouver tout à coup devenue une étoile de première grandeur, presque égale à Rigel. Vers le milieu de janvier , elle surpassait en éclat Rigel et Arcturus , elle était presque égale à « du Centaure et était la 4° étoile du ciel dans l'ordre de clarté. M. Bianchi , directeur de l'Observatoire de Modène , a publié aussi dernièrement ( #str. Nachr., N°345 ) quelques observations sur une. 398 BULLETIN SCIENTIFIQUE. autre éloile reconnue depuis longtemps comme changeante, mais dont: la période et les variations ont besoin d'être étudiées encore : il s’agit de » de Ja Baleine, appelée Mira par Hévélius. Cette étoile passe, à ce. qu'il paraît, dans l'intervalle d’un mois de la dixième à la troisième grandeur, puis s'affaiblit un peu, et reprend ensuite un certain degré d'éclat, en oscillant ainsi pendant un intervalle qui ést peut-être variable. M. Bianchi ne croit pas qu’elle disparaisse jamais tout à fait comme l'avaient annoncé quelques astronomes. La période de :ses retours à son plus grand éelat est d'environ 333 jours. C’est maintenant vers le, commencement de l'année qu’elle y revient, et c’est une époque où clle peut être facilement suivie. A: G. PHYSIQUE. 195. — RECHERCHES SUR LES VARIATIONS QUI ONT LIEU A CER- TAINES ÉPOQUES DE LA JOURNÉE DANS LA TEMPÉRATURE DES COUCHES INFÉRIEURES DE L'ATMOSPHÈRE , par M. le Prof. Marce?. (Extrait d'un mémoire lu à la Soc. dePhys. et d’Hist. Nat. de Genève, le 18 mars 1838".) L'auteur examine d’abord les observations qui existent déjà sur ce point, en particulier celles de M. Pictet et celles du physicien anglais Six, faites vers la fin du siècle dernier. Après avoir démontré que les observations de ces physiciens ne suffisent pas pour résoudre d’une manière satisfaisante les diverses questions qui peuvent se présenter, l’auteur passe à la description de l’appareil dont il s’est servi dans le but de poursuivre ses recherches à ce sujet. Cet appareil consiste en un mât de la hauteur de 114 pieds, com- posé de deux tiges de sapin fortement liées l’une à l’autre. Diverses précautions avaient été prises pour empêcher qu'il ne püt être brisé ou renversé par la violence du vent. Il se trouvait placé dans les cir- constances les plus favorables à ce genre d’expériences, c’est-à-dire, si- tué au milieu d’un grand pré, à une distance assez considérable de toute habitation. L'auteur avait ajusté de dix en dix pieds , sur toute la longueur du mât, des lattes de sapin placées horizontalement, et por- £ Ce memoire paraïtra dans la deuxieme partie du tome 8 des Mémoires de la Sociéle de Physique et d'Histoire Naturelle de Geneve. 22 PHYSIQUE. 399 tant chacune à son extrémité une petite poulie, au moyen de laquelle on pouvait monter ou descendre des thermomètres. Les thermomètres dont on se servait, avaient chacun la boule recouverte d’une sub- stance non conductrice, afin qu’on pût être certain que leur tempéra- ture ne variât pas pendant l'intervalle de temps nécessaire pour les descendre de leur position élevée. On avait soin de tenir note, au moment de chaque observation , de l’état météorologique de l’atmo- sphère, et en particulier des indications de l’éthrioscope et de l’hygro- mètre. L'objet principal que l’auteur a en vue dans ses recherches, peut se réduire à la solution des quatre questions suivantes : : 1° Jusqu’à quel point l'accroissement de température qu’on a re- marqué avoir lieu, à mesure qu’on s'élève, durant certaines périodes de la journée , est-il influencé par l’état du ciel, et par l'agitation de l’air ? 2° Déterminer, d’une manière précise, à quelles époques de la journée l’accroissement de température ci-dessus devient perceptible ; s’il reste constant, ou s’il tend à augmenter pendant la nuit. | 8° La limite d’élévation, à laquelle cet accroissement de tempéra- ture cesse , reste-t-elle constante, ou varie-t-elle suivant l’état mé- téorologique de l’atmosphère ? 4° L’accroissement de température, ainsi que la limite de son élé- ation restent-ils constans, ou varient-ils suivant les différentes saisons de l’année ? L'auteur discute successivement ces quatre questions, et rend compte de ses diverses observations , qui ont toutes été faites pendant l’année 1837 et les deux premiers mois de 1838. Les résultats qu'il a obtenus l’ont conduit aux conclusions suivantes : 1° L’accroissement de température en montant , qui se fait remar- quer à l’époque du coucher du soleil, quelque variable qu’il puisse être, soit sous le rapport de son intensité, soit sous celui de sa limite en élévation, est un phénomène constant, quel que soit l’état du ciel, sauf le cas de vents violens ". 2° L'époque du maximum de cet accroissement est celle qui suit immédiatement le coucher du soleil : à dater de ce moment il reste stationnaire, ou même assez souvent il diminue , surtout lorsque la 1 L'auteur établit par un grand nombre d'observations que le phénomène n'est pas borné au cas d’un ciel clair et serein, comme on l'avait cru jusqu'ici. Il existe, quoique à un moindre degré, lors mème que le ciel est couvert, sauf toutefois le cas de vents violens. 400 BULLETIN SCIENTIFIQUE. rosée est abondante '. A l’époque du lever du soleil, l'accroissement est le plus souvent inférieur à ce qu’il est au moment du coucher de cet astre. 3° La limite en élévation à laquelle s’étend l'accroissement de température , paraîl rarement dépasser la hauteur de 100 pieds, lors même que le ciel est parfaitement clair et serein. Lorsque le temps est couvert , et surtout en hiver, cette limite est beaucoup moins éle- vée que lorsque le ciel est serein. 4° L’accroissement de température en montant, varie, soit quant à son intensité , soit quant à la limite de son”élévation , suivant les dif- férentes saisons de l’année. C’est surtout en hiver, et lorsque le sol est couvert de neige, que ce phénomène présente les résultats les plus remarquables. La rigueur de l’hiver qui vient de s’écouler, a fourni à l’auteur l’occasion de faire plusieurs observations , sur la différence remarqua- ble qu’il peut y avoir entre la température de couches d’air peu éloi- gnées les unes des autres. Le maximum de cette différence s’est élevé le 20 janvier à 8 C., pour un changement d’élévation de 50 pieds ; un thermomètre placé à la hauteur de deux pieds au-dessus du sol, indiquant — 16°,25 , et un autre à la hauteur de 52 pieds, indiquant au même instant — 8°,25. La différence moyenne, calculée sur douze observations faites pendant la période des grands froids , entre la tem- pérature de deux couches d’air, séparées par un intervalle de cin- quante pieds, a été de 5°,5. Ces différences deviennent beaucoup moins sensibles pendant la belle saison. _ La comparaison entre la température de l'air, à deux pieds et à cinq pieds au-dessus du sol , a présenté des résultats encore plus re- marquables peut-être que les précédens, eu égard à la proximité des deux stations. La différence calculée sur une moyenne de neuf obser- vations ( le sol étant couvert de neige), a été de 2,4 en faveur de la station la plus élevée; cette différence s’est élevée le 4 janvier à 4°. Un grand nombre d’arbres des environs de Genève ont souffert cet hiver de l’intensité de la gelée. Les jardiniers ont remarqué un assez grand nombre de cas où le bas de l’arbre s’est trouvé gelé, tandis que 1 L'auteur à observe presque constamment qu'une précipitation abondante de rosee tendait à rechauffer les couches d’air voisines de la terre, et par conséquent à rétablir jusqu'à un certain point l'équilibre entre la température de ces couches et celle des couches supérieures, « PHYSIQUE. 401 les branches supérieures sont restées parfaitement intactes. On a mème cité des campagnes où une grande partie des arbres se seraient trouvés gelés jusqu’à la hauteur de quatre à cinq pieds, et serajent restés verts au-dessus de cette limite. Les faits contenus dans le mémoire de M. Marcet servent à rendre compte de ces anomalies apparentes. te. 16. — REMARQUES SUR LES SOURCES D'EAU CHAUDE DE MacuLLA EN ARABIE, par M. le D° W. HiBBerT. (Edinburg Philos. Journ., octobre 1837.) Ce qui frappe surtout le voyageur qui vient aborder en Arabie, dans les environs de Mascate, c’est l’aspect nu et désolé du sol, qui est si stérile qu’il ne produit pas assez d’herbage pour la nourriture même de quelques misérables brebis. Le petit nombre de ces animaux qu’on y rencontre sont , ainsi que tous les autres animaux domestiques, nourris de poisson salé, ce qui donne à leur chair une saveur presque insup- portable aux palais européens. Cette nourriture a aussi un effet remar- quable sur la taille des moutons, car il est rare d’en rencontrer qui pèsent plus de huit livres. Près de Maculla, les collines ont une forme abrupte et une structure amygdaloïde, et l’on n’y trouve qu’un très-petit nombre de plantes, telles que des casses , des cactus , des euphorbes, de la lavande, ete. ; dans les vallées on cultive quelques cocotiers et un peu de coton de mauvaise qualité. La roche que l’on rencontre à la surface du sol est un calcaire argileux vert, qui prend la structure amygdaloïde, et re- pose sur un grès ocreux qui paraît recouvrir un calcaire magnésien (dolomie). L’on n’y voit point de débris fossiles, et l’on rencontre quelques blocs roulés de syénite et autres roches granitoïdes qui pa- raissent provenir de l’intérieur du pays. La source chaude de Maculla sort du calcaire argileux vert ; elle est à trois milles du rivage et bien abritée du vent de mer. Les palmiers paraissent croître à l’entour beaucoup mieux qu'ailleurs. Les habitans en boivent l’eau lorsqu'elle est refroidie, et la préfèrent à toute autre, malgré sa saveur un peu amère. Sa température, lorsqu’elle sort du ro- cher, est 98° :/, F. (29°,5 R.) Elle forme un bain naturel fort agréa- ble, et que les Arabes regardent comme la dernière ressource de la médecine dans les cas de maladies chroniques obstinées, surtout celles de la peau , dans la dyssenterie et la fièvre. Ils sont même allés jusqu'a construire un réservoir pour l’eau , au fond duquel on voit l’épais dé- pôt calcaire qu'elle forme. 402 BULLETIN SCIENTIFIQUE. D’autres sources chaudes existent dans le voisinage, en diverses localités, et jusqu’à Mascate, qui est distant de Maculla d'environ douze lieues. L'auteur rappelle, à ce sujet, que l'existence de feux souterrains dans cette partie de l’Arabie, a été mise hors de doute par une visite faite, en 1834, à l’île de Jebel-Teir ou Tor, dans la mer Rouge, où l’on trouva un volcan encore brülant. Il était composé de laves ancien- nes et. modernes superposées, et à la partie supérieure , où était le cratère, l’on trouva une immense quantité de soufre qui avait dù être lancée récemment. On y voyait une fumée sulfureuse semblable à celle du Vésuve. Sur la côte même sont les sept montagnes Jebal-Sebar, qui sont sept cônes volcaniques éteints, dont les cratères sont fort bien conservés, et toutes les roches de la côte sont volcaniques, quoiqu’elles soient sou- vent recouvertes de calcaires corallins. L’existence de volcans sous- marins, dont les déjections sont plus tard recouvertes par les madrépores et les coraux, donne facilement la clef de semblables associations de roches. Au reste, quoiqu'il soit intéressant de retrouver dans cette partie du monde des traces encore existantes de l’action volcanique, cette action neserait point nécessaire pour expliquer la température des sources mi- nérales dont il s’agit. Le voisinage de roches granitiques, qui paraît évident d’après les remarques de l’auteur, est une circonstance qui paraît suffisante pour donner naissance aux sources chaudes; et M. Forbes, dans son travail sur les eaux minérales des Pyrénées, dont nous avons rendu compte, remarque que presque toutes les sources chaudes y sont situées près des points de contact du granit avec les couches qui Jui sont superposées. I. M. — RE C———— CHIMIE. 17. — ACTION DE L’ACIDE NITRIQUE SUR LE BISMUTH ET D'AUTRES MÉTAUX, par Th. ANDREWS. (Philos. Mag., avril 1838.) L'auteur rappelle, en commençant , les expériences qu’il a faites déjà sur ce sujet, et qui ont été publiées en partie dans nôtre journal !, ainsi que les résultats un peu différens qu’a obtenus M. Schænbein. Il remarque, en particulier, qu’en employant le bismuth et le cuivre 1 Biblioth. Univ. (Nouvelle série.) t. XI, p. 170. CHIMIE. 403 comme élémens positifs d'un simple couple voltaïque , il avait réussi à les mettre dans le même état passif que le fer. Il est étonné qu’en prenant ces deux métaux pour pôles positifs de la pile, M. Schænbein n'ait pas réussi à produire le même effet, vu qu’avec le fer ee procédé réussit aussi bien que le premier. Le savant physicien allemand ayant conclu de cette différence que les causes qui déterminent l’état de pas- sivité du fer, ne sont pas les mêmes que celles qui déterminent ce même état chez d’autres métaux, M. Andrews a repris le sujet et fait de nouvelles expériences que nous allons rapporter. Un petit morceau de bismuth fixé au pôle positif d’une batterie com- posée de deux couples de zinc amalgamé et platine, fut introduit dans l'acide nitrique de la densité 1,4; il y eut un instant de vive action, eten interrompant le cïreuit, on trouva que le bismuth était de- venu passif. L’acide était placé dans une capsule de platine qui, mise en communication avec l’extrémité négative de la batterie, servait de pôle négatif. En substituant à cette faible pile une batterie de vingt couples à surface double dé cuivre, on observa que le bis- muth, lorsque le circuit était formé de la même manière qu’aupara- vant, continuait à se dissoudre dans l’acide, mais avec beaucoup moins de vivacité que lorsqu'il était isolé , et qu’il acquérait rarement l’état passif. Ces expériences, loin de conduire à établir une distinction entre le fer et le bismuth, quant à la manière dont ils se comportent avec l'acide nitrique dans les mêmes circonstances, établissent au contraire à cet égard une identité entre ces deux métaux, que les expériences suivantes tendent à confirmer. Il est plus facile de rendre le fer passif en le mettant en contact avec: une lame de platine qu’en le faisant communiquer avec le pôle positif d’une forte batterie ; dans le premier cas, en effet, on peut arrêtér l’action de l’acide sur le fer lors même qu’elle a déjà commencé, tandis que dans le second il est nécessaire que le fer soit fixé au pôle positif de la pile avant d’être introduit dans l'acide. Il y a toujours, pendant que le fer est en communication avee le pôle positif d’une forte pile, un peu d’oxide de fer qui se forme et se dissout lors même que l’oxigène se dégage. M. Faraday avait déjà indiqué ce fait, que M. Schœn- bein attribuait à l’action des vapeurs nitreuses sur la surface du fer qui sort du liquide ; mais l’auteur fait voir qu'il est bien fondé , et que le courant électrique peut, par son passage, déterminer la dissolution du fer, qui communique au pôle positif dans de l’acide nitrique, d’une densité telle (1,47 à 1,5) qu'il ne dissoudrait pas seul du fer isolé. 404 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Ainsi la différence qui existe entre le fer et le bismuth, et en gé- néral entre les différens métaux, ne consisterait qu’en ce que l'intensité du courant électrique propre à leur imprimer l’état particulier de pas- sivité varierait avec chacun d’eux. | De l'acide nitrique concentré peut développer immédiatement l’état passif chez le fer et le bismuth, sans qu’il soit nécessaire de les mettre -en contact avec un autre métal ou avec le pôle d’une pile ; il faut au bismuth plusieurs semaines pour se dissoudre dans de l’acide nitrique de la densité 1,5, exactement comme lorsqu'il est rendu passif dans de l’acide nitrique de la densité 1,4. Les plus légères circonstances peu- vent aussi, dans le même acide et à la même température , déterminer chez le bismuth les deux états différens. Quand on jette dans de l’acide nitrique de la densité 1,4, un petit morceau de bismuth ( demi- grain, par exemple ), ordinairement il se dissout en peu de secondes en dégageant des vapeurs orangées; mais quelquefois aussi, lorsque la dissolution a eu lieu pendant un certain temps , elle s’arrête tout d’un coup, et le bismuth se trouve à l’état passif. On obtient ce résultat sur- tout en agitant le liquide de manière à renouveler la surface de l'acide en contact avec le métal; mais on n’amène jamais le bismuth à l'état passif avant que la surface qu’il avait en entrant dans le liquide ait été dissoute, et qu’une surface nouvelle se trouve exposée à l’action de l'acide. Il est facile d’avoir immédiatement une surface de bismuth douée de l’état passif ; il n’y a qu'à remplir un tube de verre de bismuth à l’état de fusion, puis, quand la masse s’est solidifiée , on en fait une section qui, si on la plonge dans l’acide à la température de 10° ou même de 26°, est déja à l’état passif sans qu’il y ait eu d’action chi- mique préalable. | L'auteur a aussi étudié l’action de l'acide nitrique sur l’étain et le cuivre ; il l’a trouvée, sauf quelques légères différences, assez sembla- ble à celle qui est exercée sur le fer et sur le bismuth. Quant au zine, on ne peut développer chez lui l’état passif d’une manière perma- nente; seulement on peut retarder sa dissolution dans l’acide en le fixant au pôle positif d’une pile, ou en le mettant en contact avec du platine ; mais sa dissolution n’est retardée que pendant la durée du passage du courant. M. A. croit qu’on peut résumer comme suit l'influence du courant voltaïque sur l’action chimique des acides oxigénés, concentrés, à l’é- gard des métaux : Le contact d'un métal électro-négatif augmente l'action ordi- naire d’un acide oxigéné sur un métal électro-positif, dans le cas CHIMIE. 405 seulement où l'acide est assez étendu pour que le dernier métal s’oxide par l'effet de la décomposition de l’eau; il diminue, au contraire, celte action dans le cas où l’acide est assez concentré pour que le métal soit oxidé par l'effét de la décomposition méme de l'acide. Enfin, il faut encore observer que l’état passif est développé dans un métal avec d'autant plus d'intensité , que la surface qu’il présente au liquide est plus brillante ; et de même que d’après M. Faraday, les propriétés remarquables du platine qui a servi de pôle positif, dépen- dent de la netteté absolue de sa surface, de même aussi l’état passif des métaux semblerait tenir à la parfaite pureté de leur surface, qui résulte ou de la dissolution par l’action voltaïque de quelque trace de couche d'oxide, ou de ce que cette surface a été décapée par un procédé mé- canique. L'auteur présente celte opinion comme une simple conjecture qui a besoin encore d’être vérifiée. 18. — NoTE SUR LE TABASHEER, par M. le Prof. MACAIRE. _ (Communiquée par l'auteur.) On trouve dans les nœuds des gros bambous, en Amérique ( Pérou) et aux Indes orientales , des concrétions particulières. On les nomme dans l’Inde Bans-Cochun , œil de bambou , ou tabasheer. Elles se vendent à un grand prix, car on leur attribue de hautes propriétés médicales. Cette susbtance est en fragmens irréguliers, à cassure conchoïde, présentant souvent une surface concave lisse, et une surface convexe striée profondément, forme probablement due à la disposition des fibres du nœud de bambou dans lequel elle s’est moulée. Sa couleur est d’un blanc bleuitre, offrant un aspect laiteux comme celui du ca- cholong et de quelques calcédoines. Elle est demi-transparente, et laisse passer une lumière rougeâtre avec une sorte de chatoiement. Elle est tendre, et ne peut rayer que faiblement le gypse ; elle est facile- ment rayée par la chaux carbonatée. Elle est sans odeur, ni saveur, happe fortement à la langue ; les parties touchées par la langue perdent leur transparence et deviennent blanches et opaques. Sa pesanteur spé- cifique, lorsqu'elle est bien dégagée d’air dans l'eau , est 1,920 ; si l’air a été enlevé par la chaleur rouge, elle monte à 2,080. Mise dans l’eau, elle surnage d’abord, puis laisse dégager une grande quantité d’air, ce qui produit une sorte de bruissement ; elle 406 BULLETIN SCIENTIFIQUE. tombe au fond dès que le dégagement commence. Si l’on chauffe l'eau, il se dégage encore de l'air. Le tabasheer paraît alors moins translucide qu'il ne était auparavant. Chauffé au chalumeau , il ne brûle ni ne noircit; il perd sa demi- transparence et laisse dégager de l’eau. Cette eau paraît combinée, car, après ce dégagement , le tabasheer perd son apparence opaline , et il reste mat, opaque et blanc. Si dans cet état on le met dans l'eau froide, il n’y dégage point d'air et devient tout à coup parfaitement transparent , et reste tel tant qu’il est humide. Il ressemble alors à un © morceau de verre ou de cristal de roche, mais il n’offre pas le phéno- mène de la double réfraction. Abandonnés à l’air, les morceaux trans- parens perdent peu à peu l’eau qu'ils avaient absorbée, et redeviennent blancs et opaques. Il en est de même, et instantanément , s'ils sont chaufés ; mais dès qu’on les remet dans l’eau , les uns et les autres re- prennent sur-le-champ leur transparence. Sile morceau est volumineux et que l’on n’ait pas chauffé assez longtemps, il reste dans l’eau un noyau opaque entouré d’un anneau entièrement transparent. Le tabasheer est très-fragile, et se réduit facilement en poudre fine, blanche et légère. Ainsi pulvérisé. il se dissout aisément , à l’aide de la chaleur, dans la potasse, l’acide hydrochlorique ; et même dans l’eau. Cette dernière solution rougit sensiblement le papier de tournesol; évaporée douce- ment , elle laisse déposer une substance gélatineuse, qui se dessèche peu à peu et reste sous forme d’une poudre blanche et acide. Chaullée au chalumeau avec du carbonate de soude sec, elle forme un verre blanc et transparent. Mélée avec un peu de chaux fluatée en poudre, et chauffée avec de l'acide sulfurique dans un vase de platine recouvert d’un feutre de chapeau mouillé , elle a déposé sur le feutre des mamelons blancs de silice. Lorsque tout l’acide fluosilicique a été chassé par la chaleur, il n’est resté que du sulfate de chaux avec une trace de sulfate de potasse. Fritté avec du carbonate de soude, puis chauffé avec l'acide hydro- chlorique , le tabasheer se dissout entièrement ; la dissolution évaporée à siccité, et le résidu repris par l’eau ne s’est pas dissous et présentait l'aspect grenu de la silice. Si l’on faisait bouillir le résidu sec avec de l'acide hydrochlorique qui n’enlevait presque rien , et qu'on lavât avec de l’eau , il restait au moins les neuf dixièmes du tabasheer employé. Il parait donc composé de silice hydratée, à peu près pure, et conte- nant peut-être un peu de potasse. Ces résultats sont d’ailleurs conformes à ceux des chimistes qui ont CHIMIE. 407 examiné cette substance, à l’excéption de Fourcroy et Vauquelin , qui ont trouvé 30 p. % de potasse dans le tabasheer du Pérou. - Il serait certainement bien curieux d'examiner chimiquement le sol où croissent les bambons qui fournissent le tabasheer, et la sève de ce végétal. Peut-être parviendrait-on à se faire une idée de l'agent qui rend ainsi la silice soluble et lui conserve cette propriété , à peu près comme nous voyons dans nos laboratoires qu'elle la conserve, tant qu’elle n’a pas perdu son état gélatineux. Nous espérons que les ques- tions que nous avons adressées à un correspondant, à Calcutta, amène- ront quelques recherches sur ce sujet intéressant. 19. — DE L’ACIDE CROCONIQUE ET DE SES SELS, par le D' P J-.Florian HELLER. (Extraïit.) Léopold Gmelin remarqua le premier (en mars 1834) que la ma- tière noire, provenant de la préparation du potassium ( l’oxicarbure }, dissoute dans l’eau , donnait , par évaporation spontanée , des cristaux de croconate de potasse. Liebig confirma plus tard le fait, qu’on pou- vait retirer ce sel des produits secondaires de la préparation du potas- sium , et composa ensuite lui-même, avec du potassium et de l’oxide de carbone, de l’oxicarbure de potassium, qui lui fournit, par la dissolution dans l’eau et une lente évaporation, des cristaux de croco- nate de potasse. Plus tard enfin, Lüwig fit connaître encore un nou- veau procédé de préparation de ce sel, en mettant en contact de l’éther oxalique avec du potassium. Il est vrai, que d'après Gmelin, Liebig et Lüwig, il se forme par l’évaporation lente de la dissolution aqueuse, des produits secondaires de la préparation du potassium , du croconate et de l'oxalate de potasse ; mais ce qui avait échappé à tous ces chimistes , c’est que le croconate et l’oxalate de potasse ne sont que les produits de la décomposition d’un autre sel , formé de potasse, et d’un nouvel acide, savoir de l’acide rhodizonique, qui a été décrit par M. Heller dans ce même mémoire , et qui, comme il Ja montré, se forme, quand on dissout de l’oxicarbure de potas- Sium dans de l’eau. Les premiers produits obtenus par Gmelin, Liebig et Lôwig, sont les mêmes , c’est-à-dire, de l’oxicarbure de potassium qui se dissout dans l’eau comme rhodizonate de potasse , et qui donne par évaporation du croconate de potasse. Préparation et caractères de l'acide croconique. : On prépare cet acide pur, en faisant bouillir du eroconate de potasse pulvérisé bien fin , avec de l'alcool absolu, aiguisé d’acide sulfurique. 408 BULLETIN SCIENTIFIQUE. En évaporant l'alcool, l'acide cristallise en prismes jaune-rougeâtre. La préparation réussit moins bien avec de l’éther, et le produit n’est pas pur. L’acide croconique pur, forme des prismes Jjaune-rougeâtre ; sa saveur est aigrelette et âpre ; il est sans odeur, et rougit le tournesol. À une température élevée il brûle avec beaucoup de vivacité, et dé- pose du charbon. Il est soluble dans l’eau, l'alcool et l’éther, avec une couleur jaune ; sa solution teint fortement une grande masse d’eau ; elle est décolorée par les acides puissans, qui la décomposent et qui donnent naissance à des produits qui n’ont point encore été examinés. En dissolution dans l'alcool , l’acide croconique présente les réactions suivantes : La potasse, la soude et l’ammoniaque caustiques , le pré- cipitent en jaune; ces précipités sont solubles dans l’eau. L'eau de baryte, et le chlorure de barium, forment des sels jaune-clair , in- solubles dans l’eau ; celui produit par l’eau de chaux est de la même couleur, mais il est soluble dans l’eau. Le précipité formé par le mi- trate de plomb, est d’un jaune intense, et insoluble dans l’eau; le chlorure d'étain est précipité en jaune rougeître; ce sel est peu soluble ; celui formé par le nitrate d’argent est de même, mais plus foncé, et se brunit rapidement à l’air ; l'or est précipité comme métal , sous forme d’une poudre noire ; les nitrates de mercure donnent des sels jaunes in- solubles; le sulfate de fer et celui de cuivre donnent des précipités jaune-brunâtre , solubles dans l’eau ; celui formé par le nitrate de bis- muth est jaune-clair , et insoluble dans l’eau. L’acide croconique se combine en général avec presque toutes les bases salifiables organiques et inorganiques, et forme des composés jaunes ou Jjaune-rougeûtre. Analyses de l'acide croconique. Pour analyser cetacide, M. H. calcina 0,085 gr. de croconate de plomb dans un creuset de platine, et en obtint 0,053 gr. d'oxide de plomb pur ; 100 parties de croconate de plomb contiennent done 37,647 par- ties d’acide croconique, et 62,353 parties d’oxide de plomb, qui cor- respondent à 57,887 parties de plomb métallique. Dans une seconde ex- périence l’auteur eut 0,063 gr. d’oxide de plomb de 0,100 gr. de sel, ce qui donne 58,4829 parties de plomb sur 100 de sel ; l’oxide de plomb fut transformé en sulfate qui pesa 0,086 gr. ce qui correspond à 63,36 parties d’oxide pur ; résultat qui s’accorde très-bien avec la théorie, d’après laquelle 100 d’oxide de plomb contiennent 92,83 de métal, et par conséquent 62,261 parties d’oxide, 58,8 parties de métal. Pour déterminer la quantité de carbone et d'hydrogène contenus dans l’a- cide croconique , M. H. brûla 0,500 gr. de croconate de plomb avec 60 fois autant d’oxide de cuivre. CHIMIE. 409 . L’acide carbonique absorbé par la potasse , pesa 0,325 gr. ; ce qui correspond à 0,089625 de carbone ; où 100 parties de sel en contien- nent 17,925; or 0,100 gr. de croconate de plomb contiennent 0,0632616 d'oxide de plomb, donc 0,500 gr. en ont cinq fois au- tant ou 0,316308 ; d’après ce calcul, ce sel est composé de 0,18369 d'acide croconique , 0,316308 d’oxide de plomb. Le résultat de l’analyse de 0,500 gr. de eroconate de plomb est donc : 0,500 de en Am ular 0,089625 SX Acide croconique 0,18369 { 0: 0.09406 | 0,116745 dé gun ide 0165 f 9. 10.02268 plomb. Run COi-erebr Li bonodiss nf 0,293630 | PRogEe 0,500000 ou bien, on a la composition Pour 1 gramme. Pour 100 parties. C 0,17925 17,925 — 5 atomes carbone. O 0,23349 23,349 — 5 atomes oxigène. Pb 0,58726 58,726 — 1 atome plomb. 1,00000 gr. 100,000 ce qui. s'accorde exactement avec les analyses de l’acide croconique faîtes par Liebig. Le calcul théorique donne pour 100 parties : 5 Alomes C. . . 382,190 17,558 ou 0,08779 gr. 5 » O0... 1500,000 22,971 » 0,11486 » 1 » Pb.. 1294,500 59,471 :» 0,29735 » 2176,690 100,000 0,50000 Ce dernier résultat approche de très-près des résultats obtenus plus haut. Le croconate de plomb est done un sel neutre, qui contient 35,936. parties d’acide croconique et 64,064 d’oxide de plomb ; l’a- cide croconique est done composé de 48,858 de carbone 51,142 d'’oxigène.,, 100, 000 acide croconique. Pour analyser le croconate de potasse, M; H., calcina dans un creu- set de platine 0,100 gr. de ce sel , et en eut 0,064 gr. de carbonate de potasse, qui correspondent à 0,04357 de potasse pure, eta0,03619 de potassium ; 100 parties de sel contiennent par conséquent 43,577 XV 26 “ 410 BULLETIN SCIENTIFIQUE. de potasse, et 36,185 de métal. Le carbonate transformé,en sulfate , donna 0,083 gr. qui correspondent à 0,044 de potasse. Dans une se- conde expérience M. H. obtint de 0,113 gr. de croconate de potasse 0,070 de carbonate, qui correspondent pour 100 parties de: sel à 61,955 de carbonate ou à 42,1921 de potasse, ou enfin à35,03152 de potassium. La détermination des quantités de carbone et d’hydro- gène, contenues dans l’acide, se fit par l’analyse au moyen de l’oxide de cuivre. 0,500 gr. de croconate de potasse donnèrent à l’auteur 0,506 gr. d’acide carbonique ; l’appareïl contenant le chlorure de cal- cium., n’augmenta point de poids, ce qui démontre l’absence de l’hy- drogène dans le sel. Or 0,506 gr. d’acide carbonique équivalent à 0,13991 de carbone; il ÿ a par conséquent dans un gramme de sel 0,27982 gr. de carbone, et dans 100 parties de croconate 27,982 parties de carbone. La moyenne des deux expériences donne pour 100 parties de sel : 42,8845 de potasse, et 35,608 de métal, ,ce qui s’ac- corde fort bien avec les expériences de Liebig. Le calcul donne : Pour 1où parties. 5 Atomes C. 382,190 27,855 5 ,.»: O. - 500,000: 36,483: 1 » K. 489,916 35,712 1372,109 100,000 En comparant ces nombres avec ceux obtenus par Liebig et par l’auteur, on a: Trouvé. Liebig. C. 27,982 27,41 O0. 36,410 36,86 K. 35,608 35,72 100,000 100,00 Le eroconate de potasse est donc un sel neutre composé de : POMRESE. n o< à 43,0006 K....... 39,712 O. 7,2886 } 36,433 Acide croconique. 57;0004 0. 29,1444 RC LL 27,855 100,0010 100,000 100 parties d’acide croconique sont donc composées de 48,865 de carbone, et 51,135 d’oxigène ; on de 5 atomes de carbone et 4 atomes d’oxigène ; sa formule est donc C;s O4 ou — G. CHIMIE. , Ait Des croconates. ‘Ces sels sont pour la plupart jaune-clair ; quelques-uns sont aussi jaune-rougeâtre ou jaune-brunâtre. Les croconates solubles peuvent être obtenus cristallisés, par une évaporätion lente. Plusieurs de ces sels sont, ainsi que quelques rhodizonates, doués d’un bel éclat bleu violâtre. Les’eristaux qui jouissent de cet éclat sont jaunes ou bruns, vus par transmission , et d’un beau bleu , vus par réflexion. Les croco- nates, tant solides que dissous , sont inaltérables à l’air; la lumière n’exerce de même aucune action sur ces sels. Par une légère chaleur, ils perdent leur eau de cristallisation, et prennent une nuance plus claire ; par une témpérature plus élevée, ils se décomposent avec beau- coup de rapidité, et sé transforment en carbonätes. Beaucoup de cro- conates sont solubles dans l’eau ; quelques-uns ne le sont pas. Les prémiers cristallisent par une lente évaporation en formant de beaux cristäux transparens ; plusieurs sont aussi solubles dans l'alcool et Véther ; c’est surtout le cas de plusieurs sels métalliques. — On peut préparer des sels insolubles par double composition, au moyen du sel de potasse; les sels solubles obtenus de la même manière cristallisent par évaporätion de Ja liqueur. On peut préparer un grand nombre de ces sels, en décomposant un acétate par une solution alcoolique de l’acide croconique, ou en neutralisant une base par cet acide. Croconate de potasse. Comme ce sel sert à la préparation de l’acide et de tous les autres croconates, et que ses caractères peuvent servir de type pour toute la classe de ces sels, il est important de le bien connaître. On l’obtient en quantité suffisante, en dissolvant de l’oxicarbure de potassium dans de eau , et en laissant cristalliser la liqueur par évaporation lente ; on obtient des cristaux d’une couleur jaune orangée , qui ne sont que le croconate de potasse , qui cristallise avant l’oxalate de potasse. Quand ce dernier sel commence à se déposer en forme de cristaux, on jette les eaux-mères, et on dissout les cristaux de croconate, pour les puri- fier, en les faisant recristalliser. -L'’eau-mère .que l’on obtient à cette cristallisation contient encore de l’oxalate de potasse, et une substance brune, provenant de l’oxicarbure de potassium , et colorant l'alcool | en jaune ou brun ; on la rejette donc aussi, et l’on répète les cristal- lisations du croconate de potasse, jusqu’à ce qu’une portion de ce sel, traitée par de l'alcool absolu, ne le colore plus en jaune-brunâtre , couleur qui indiquerait encore la présence de cette matière étrangère. 4 12 BULLETIN SCIENTIFIQUE. Ce sel se forme toujours par la décomposition spontanée du rhodizonate de potasse ; il cristallise en aiguilles jaune-orangé, qui sont quelque- fois d’une grandeur remarquable ; M. H. en obtint de la longueur de deux pouces. Ce sel contient 14,8 , d’eau de cristallisation, qu'il perd même à la chaleur solaire, en devenant jaune-pâle et friable ; il est soluble dans l’eau , et bien plus encore dans l’eau bouillante , où il cristallise par refroidissement de la liqueur; il est insoluble dans l'éther et l'alcool concentrés. Il se décompose avec beaucoup de viva- cité à une température fort au-dessous du rouge naissant, en laissant pour résidu du charbon et du carbonate de potasse. — Le chlore, même aidé d’une douce chaleur, n’a point d'action sur ce sel sec ; mais à l’état gazeux , il décolore rapidement une dissolution de croconate de potasse: l’iode, par contre, ne réagit point sur ce sel. L’acide nitrique décompose le croconate de potasse, avec un fort dégagement d’un gaz qui est de l’acide carbonique; les autres produits de cette décomposition n’ont point encore été étudiés à fond ; néan- moins Gmelin, qui remarqua le premier cette réaction de l'acide ni- trique, émet l'opinion qu’elle pouvait bien donner naissance à un nouvel acide d’une composition analogue à l'acide croconique. Ce sel forme , avec la plupart des sels métalliques, des précipités jaunes , ou jaune-orangé, dont beaucoup sont peu solubles, et quel- ques-uns insolubles ; il y en a beaucoup qui ne se forment pas dans le premier moment , mais qui ensuite se déposent sous forme de cristaux, ou de poudre cristalline plus ou moins brillante. La composition du croconate de potasse est, pour 100 parties de sel, de 43,000 acide croconique et 57,000 de potasse, ou un atome de chaque élément. La formule sera donc représentée par K C3. Pour les autres sels , formés par l’acide croconique, qu’il sérait trop long d’énumérer ici en détail, le lecteur peut en trouver la description dans l’original , page 84 jusqu’à la fin. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 20. — COMPOSITION DE L’HATCHETINE , par J. Jonnsron, profes- seur à Durham. (Zond. and Edinb. Phil. Mag., avril 1838.) Ce minéral se rencontre , mais assez rarement , associé aux mines de fer que l’on trouve dans les houilles de Glamorgan; et dans quelques autres endroits de l'Angleterre. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 413 L'échantillon dont on a fait l'analyse venait de la première de ces localités, et avait été adréssé au Prof. Johnston par sir David Brewster. Il est transparent, jaunâtre ; il est formé de lames minces d’un éclat nacré , il a la consistance de la cire molle, äl est gras au toucher ; à la température ordinaire il n’a pas d'odeur perceptible, mais chauffé il dégage une odeur graisseuse. Sa pesanteur spécifique à 60° Fahr. est de 0,916 ; il fond à 115° Fahr. environ. Le morceau était trop petit pour permettre de déterminer le point d’ébullition. Soumis avec précaution à la distillation , il paraît distiller sans éprou- ver de changement. Exposé à l’air pendant quelque temps il noireit à la surface, et de- . vient opaque ; c’est dans cet état qu’il se trouve dans la plupart des collections. Lorsqu'on le met en fusion, l’on voit flotter et reluire dans le fluide des particules noires, probablement du charbon prove- nant d’une décomposition lente du minéral. L'alcool bouillant n’en dissout qu’une faible partie, laquelle même se précipite presque en entier de la dissolution par le refroidissement. L’éther froid en dissout aussi une très-petite quantité , et l’éther bouillant beaucoup plus. Par le refroidissement, la solution se coagule en une masse de fibres déhées (prismes ) d’un éclat cristallin et nacré, Ce minéral se présente quel- quefois en cristaux assez gros, dont la forme n’est pas bien déterminée. Après une digestion prolongée dans l’éther bouillant , il reste encore une petite portion insoluble , mélangée des particules de charbon qui noircissent la surface du minéral.—L’acide sulfurique concentré et bouillant le décompose. —L’acide nitrique bouillant ne l’attire pas. Sir David Brewster a trouvé que la lumière qui le traverse en ressort po- larisée partiellement. Pour faire l'analyse l’on a choisi au centre de la masse une partie non colorée, pesant 5,14 gr., lesquels ont donné 15,97 d’acide carbonique, et 6,765 d’eau. Ces quantités sont équivalentes à Théorie. 1 Atome de carbone. . = 76,437 — 85,910 85,965 1 » d'hydrogène . — 12,479 — 14,624 14,035 88,916 100,534 100,000 On doit attribuer le léger excès d’hydrogène à une petite quantité d'humidité accidentelle restée dans l’oxide de cuivre, que l’on n’a pas pu chasser complétement dans cette expérience à cause de la volatilité de la substance. Cette substance appartient done à ce groupe de corps dont le gaz oléfiant est le meilleur type connu, et elle diffère de la paraffine surtout 414 BULLETIN SCIENTIFIQUE . par sa tendance à cristalliser, à se décomposer ét à noïrcir, soit par une longue «exposition à l’air , soit par l’action de l'acide sulfurique concentré. Quant à ses deux dernières propriétés, l’hatchétine se’rap- proche de la middletonite décrite dans le numéro de mars du journal anglais. 21.— FER MÉTÉORIQUE AU TEXAS. ( Æmeric. Journ., janvier 1838.) Un voyageur qui a passé cinq ans au Texas, rapporte qu’il fut con- duit par un parti d’Indiens Camanche près d’une masse de métal gi- sant au bord d’un ruisseau. Sa longueur était de quatre pieds et son épaisseur d'environ un pied à l’extrémité. Il fallait l’effort réuni de six Indiens pour la soulever. On en coupa un morceau de deux onces. Le métal était dur, tenace, très-malléable à froid, et se réduisait en lames minces sans se gercer ou s’écailler. Sa couleur était intermédiaire entre celle de l’or et celle de argent. Son lustre était remarquable, et n’était pas terni même par l'application de la chaleur. Il paraît qu'il existe dans le Texas un grand nombre de gros morceaux de métaux analogues, et il n’est pas douteux qu'ils n’appartiennent au fer météorique nikéli- fère, dont on a trouvé en Sibérie et ailleurs de si remarquables échan- tillons. 22.— EXCURSION DANS LES MONTAGNES DU COMTÉ D'ESSEX, DANS L'ÉTAT DE NEW-YoBK, par M. REDFIELD. ( Americ. Journ., janvier 1838.) Le but du voyage était essentiellement la visite des nouvelles forges établies à Mac-Intyre, dans le comté d’Essex. A Port-Henri , au bord du lac Champlain , l’auteur s’attacha à l’exa- men des points de jonction des roches primitives avec celles dites de transition, sur la rive occidentale du lac. Il fut surtout frappé des chan- gemens produits sur le calcaire transitif au point de contact. Cette roche était.en effet convertie en une masse blanche, compacte et d’une struc- ture remarquablement cristalline, parsemée çà et là d’écailles de plom- bagine. Cette dernière particularité est remarquable par son analogie avec la disposition qu’affecte souvent le graphite qui se trouve dans les masses de fonte de fer. : CS: s Le soir du 13 août 1836, M. R. observa une brillante aurore bo- réale, qui , entre 7 et 8 h., parut s’élancer en rapides et brillans jets de lamière, venant de l'horizon du côté du nord, et convergeant vers MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 415 un point placé à 15° au sud du zénith. Ce phénomène fut.suivi par des colonnes ou faisceaux de lumière, passant du rouge pâle à un bleu par- ticulier et d’une: rare beauté. Les mines de fer de Mae-lntyre sont situées près de la branche sep+ tentrionale de l’Hudson, entre les lacs Henderson et Sanford, Les couches métalliques sont d’une immense étendue, et le fer est. d’une excellente qualité, Le trait le plus saillant de ce district est l’uniformité du caractère minéralogique des roches qui le, composent , lesquelles ne consistent qu’en cette variété de feldspath brun et souvent opalescent, que l’on a nommée Labradorite, ou pierre de Labrador. Vers les bords-extérieurs de la formation , le feldspath. est accompagné d’augite ou pyroxène vert ; mais, dans la partie centrale, il est le seul élément qui constitue la roche. C’est un fait singulier qu’une immense formation primitive quine contient ni mica, ni quartz, ni amphibole , ni aucune trace de gneiss,stratifié. Cette formation labradorique, qui va de Schroon:aux confins des comtés de.Franklin , recouvre un espace d'environ six ou sept cents milles carrés, et renferme la plupart des montagnes de cette partie de l'État de New-York. On n'y rencontre aucun fragment ou bloc de roches étrangères, si ce n’est quelques morceaux de trapps; dont les filons traversent souvent le feldspath. Des blocs de labradorite se rencontrent fréquemment, au contraire, dans tout le pays qui s'étend à l’ouest et au sud des montagnes. Ces blocs sont souvent assis sur la pente nord des collines, fort au-dessus du niveau actuel de la plaine. L'auteur en cite un remarquable par son poids, qui est de plus de cent tonneaux ; il se voit sur une colline à 300 pieds au-dessus de l’Hudson , à Cocksakie, situé à 130 milles au sud des montagnes feldspathiques. L'auteur décrit ensuite plusieurs excursions faites dans:les._ mon- tagnes, dont la plus intéressante fut celle qui le conduisit aux sources de l'Hudson. Cette rivière descend du pied du grand pic d’Essex, que M. R. et ses compagnons n’hésitèrent pas à gravir. Toute la masse de la montagne n’était composée que de labradorite, parsemé çà et la de quelques fragmens d’hyperstène, Les observations barométriques faites au sommet de la montagne en établirent l'élévation à 5467 pieds au- dessus du niveau de la mer. L'auteur, dans cette excursion , a découvert et nommé plusieurs lacs, en particulier celui qu’il a appelé Lac de l’Avalanche, qui a un mille environ de longueur, et qui est à près de 3000 pieds au-dessus du niveau de la mer. C’est , selon lui, le lac le plus élevé des États- Unis. 416 BULLETIN SCIENTIFIQUE. * Il présente un tableau des observations barométriques et des hau- teurs correspondantes, obtenues sur les principaux points de cette région montagneuse. Les deux plus élevées sont le haut pic d’Essex (5467 pieds), et le mont Mac-Intyre (5183). A ce sujet, il remarque combien la hauteur des montagnes qui renferment les sources de l’'Hudson avait été jusqu'ici méconnue. A peine est-il fait mention de ce groupe dans les meilleurs ouvrages de géographie, et Darby en estime la hauteur de 500 à 1000 pieds; Ma- caulay a porté à 2000 celle des montagnes les plus rapprochées des sources de l’'Hudson, c’est-à-dire, les deux pics cités plus haut, et qui dépassent tous les deux 5000 pieds d’élévation. La roche labradorique, qui seule constitue, comme nous l’avons vu, la chaîne tout entière , blanchit à la surface, à cause de la décomposi- tion qu’éprouve le feldspath par son exposition à l'air et à l'humidité. La facilité avec laquelle a lieu cette décomposition, et, peut-être! l'existence de la soude et de la chaux qui entrent dans le feldspath, rendent le sol végétal de cette région à la fois profond et très-fertile. Il est planté de belles forêts, et sera très-propre aux opérations de l’agriculture , lorsque les riches mines de fer dont on vient de com- mencer l'exploitation en auront rendu la population plus abondante. EM. 23.— DES PRAIRIES D'AMÉRIQUE. (Æmeric. Journ., janv. 1838.) - Les planteurs distinguent deux espèces de prairies, celles qu'ils nomment sèches et les prairies humides. On sait que ces prairies sont de vastes plaines plus où moins recouvertes de plantes fourragères, mais qui ne présentent ni arbres, ni arbrisseaux. Leur étendue est trés-variable. Il y en a une au sud du lac Michigan dans l’État d’In- diana, qui a cent cinquante milles de largeur, et qui s’étend fort au loin vers le sud , peut-être jusqu’au golfe du Mexique. Si l’on en creuse le sol, on trouve à la surface une couche de huit pouces environ de riche terreau noïr; il jaunit ensuite par degrés, et à 12 pouces l’on rencontre une argile jaune. Au-dessous de celle-ci se présentent des cailloux roulés à une profondeur qui n’a pas été encore appréciée. Le sol dans cetle prairie, comme dans les autres, est quelquefois parfai- tement-plane, le plus souvent ondulé en petites collines de 30 à 40 pieds de hauteur. | Dans la partie orientale de l’État d'Indiana se rencontrent ce que l’on nomme les landes ( the barrens ), large zone du sol consistant en MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. 417 un mélange de bois et de prairies. Celles-ci sont fort petites, plus basses de 10 à 20 pieds que les parties boisées, couvertes de trois pieds d’eau presque toute l’année, et produisent une herbe forte qui a jusqu’à 10 pieds de hauteur. Les arbres des parties boisées sont des chênes, sans aucun arbrisseau, et ces arbres se groupent naturellement de manière à présenter des clairières et des avenues, ce qui donne au pays l'aspect d’un pare anglais. Le sol des prairies est un limon noir et visqueux d’une immense profondeur. Celui des parties boisées est on- dulé en sillons courts et abrupts comme les vagues de la Méditerranée. Il est d’ailleurs entièrement composé de sable. A la surface il est jaune, et mélangé d’un peu d’argile et de débris de végétaux. A trente pouces l'argile cesse et le sable est presque pur. L'auteur de ces remarques a été frappé, en voyageant en Hollande, de la ressemblance de ces prairies américaines avec les plages de la mer d'Allemagne, dans lesquelles des buttes de sable sont souvent entremélées de petits marais où croissent des plantes et des arbustes, ét il lui est venu à l'esprit que les prairies d'Amérique pourraient bien avoir une semblable origine. En général les prairies humides ont été moins souvent examinées et plus rarement décrites que les prairies sèches, dont la magnificence a sou- vent excité l'admiration du voyageur. Les premières paraissent être les restes d’anciens lacs dont les eaux se sont échappées de leur lit, comme semble le prouver le fond toujours composé , dans l'Ohio, de cailloux roulés de petites dimensions, mélangés de débris de coquilles d’eau douce. Au-dessus est une épaisse couche de limon végétal, couverte . de grosses toufles de graminées ou d'herbes fleuries, dont la base s'élève de trois ou quatre pouces au-dessus de la surface la plus infé- rieure du sol, qui est toujours baigné de 2 à 6 pouces d’eau. Les touffes sont d’ailleurs si rapprochées que nulle part l’eau n’est visible , à l’exception çà et là de quelques étangs qui sont en général très-pois- sonneux. La prairie est par places convertie en tourbières dont le sol , qui tremble sous les pas, a souvent plus de quarante ou cinquante pieds de profondeur. Les animaux pesans s’y enfoncent et disparaissent, aussi les planteurs en redoutent beaucoup le voisinage pour leur bétail. Le rat musqué est très-abondant dans ces prairies ; il aime à vivre dans des espèces de villages situés à quelque distance les uns des au- tres, mais qui communiquent entre eux par de fréquentes visites faites surtout le soir. Leurs maisons ont, en général, six à huit pieds de dia- mètre à la base, et quatre pieds de hauteur ; elles sont arrondies par le haut de manière à permettre l’écoulement de l’eau de pluie. On 418 BULLETIN SCIENTIFIQUE. croit généralement que ces animaux bâtissent une nouvelle demeure chaque année ; mais cela ne paraît pas exact, car l’on en a vu babiter plusieurs années dans la même maison. On peut compter quelquefois jusqu’à cinquante de ces habitations dans un étang peu profond, d’un ou de deux acres d’étendue. Les rats pénètrent dans leur demeure par des passages souterrains qui s'ouvrent sous l’eau à quelques pieds de profondeur. Les castors, autrefois abondans dans les prairies , ne s’y rencontrent plus ; ils ont fui, ainsi que les Indiens, la présence de l’Européen. Les Américains s’efforcent, par des semis de plantes nouvelles, par des saignées, et surtout en arrêtant par des clôtures les incendies qui, en automne , dévorent les herbes sèches et détruisent les arbrisseaux, de convertir en terres cultivables ces prairies marécageuses. Plusieurs. parties dominéés par des collines élevées reçoivent peu à peu les dé- bris de sable, de graviers et d'argile, qui en descendent, et le sol ainsi modifié se recouvre graduellement d’arbrisseaux et d’arbres plus ou moins élevés. Les tourbières sont la partie la plus difficile à mettre en culture. Une de celles-ci se trouvant assez élevée pour être saignée, se dessécha complétement pendant l'été. Le cultivateur mit le feu aux herbes qui la recouvrait . dans le but d’en débarrasser le sol, mais celui-ci prit feu lui-même , et continua de brûler pendant trois mois. Lorsqu'il fut éteint, le fermier trouva un lit de trois pieds d’épaisseur de cendres stériles, au lieu du riche terreau qu’il avait espéré. ne ne — ANNONCES BIBLIOGRAPHIQUES. — © =— _ HISTOIRE ET TABLEAU DE L’UNIVERS, par J.-F. DameLo; Paris 1838, in-8. CONSIDÉRATIONS SUR LE BUT DE L’INSTRUCTION PU- BLIQUE POPULAIRE et les objets d’enseignement dont elle doit se composer , ou Essai de réponse à deux questions de la Société suisse d’Utilité publique, par Marc Viniper ; Genève 1838. LE VŒU DES FAMILLES , ou une digue aux mauvais ro- _ mans, en 20 vol. — La Nouvelle Antigone, 1e" vol. de la collection, par Loyau D’amsoise. — Le Robinson chré- tien, 2° vol., par J. Récmer ; Paris 1838 , in-8. TRILOGIE SUR LE CHRISTIANISME. Héliogabale, Julien, Charlemagne, par Toussaint Casucuer ; Paris et Lyon 1837, in-8. LEÇONS ÉLÉMENTAIRES DE LITTÉRATURE ET DE MO- RALE. 1'e partie, Fables en prose pour l’enfance, par À. J.; Genève 1838, in-8. * COURSE A CHAMOUNIX, par Ad. Picrer, major fédéral d’artillerie ; Paris 1838 , in-8. MONUMENTA HISTORIÆ PATRLÆ EDITA JUSSU CAROLI ALBERTI. Leges municipales, Augustæ Taurinorum, e regio typographeo, 1838, t. II. MANUEL CHRONOLOGIQUE , contenant les principales dates de l’Histoire Universelle politique, ecclésiastique et litté- raire, jusqu’à la fin de l’année 1837, par J. Huwserr, professeur d’Arabe à l’Académie de Genève; 2€ édition, corrigée et augmentée; Genève et Paris 1838 , in-8. CONSIDÉRATIONS POLITIQUES ET MILITAIRES sur l’Al- gérie, par D. Péziow; Paris 1838, in-8. ÉTUDES LÉGISLATIVES , par J. N.; Paris 1836, in-8. * DE L’EMPRISONNEMENT POUR DETTES; considérations sur son origine, ses rapports avec la morale publique et les intérêts du commerce, des familles, de la société, suivies de la statistique de la contrainte par corps ; ouvrage cou- ronné en [836 par l’Institut (Acad. des Se. polit. et mor.), par J.-B. Bayse-Mouicarn , avocat et juge-suppléant ; Paris 1836, in-8. 420 ANNONCES BIBLIOGRAPHIQUES. HISTOIRE DES INSTITUTIONS JUDICIAIRES ET LÉGIS- LATIVES de la principauté de Neuchâtel et Valangin , par G.-A. Marie ; Neuchâtel 1838 , in-8. * EXAMEN CRITIQUE de l'Histoire de la Géographie du nou- veau continent, et des progrès de l’Astronomie nautique aux XVe et XVIe siècles, par Alexandre de Huwsozpr, t. 3 et 4; Paris 1837, in-8. RESEARCHES IN ASSYRIA, Babylonia, and Chaldæa; for- ming part of the labours of the Euphrates expedition, by William Answorru F. R. G. S.; London 1838, in-8. FISICA DE’ CORPI PONDERABILI ossia trattato della costi- tuzione generale de’ corpi, Amedeo Avocapro, t. 1; Torino 1837, in-8. ELEMENTS OF CHEMISTRY, including the recent discove- ries, etc. Élémens de chimie , renfermant les découvertes et les doctrines récentes de la science, par Edw. Turner, 6€ édition , revue et augmentée par le prof. Liebig et Wilt. G. Turner , part. [ et Il ; Londres 1837, 2 vol. in-8. INTRODUCTION A L'ÉTUDE DE LA CHIMIE , accompagnée de considérations détaillées sur les acides , les bases et les sels, par J. Lirsic, traduite de Allemand par Ch. Gerhardt, augmentée d’une table alphabétique des matières , présen- tant la définition technique et les relations des corps; Paris 1837 , in-8. * RELATION DE LA PESTE QUI A RÉGNÉ EN GRÈCE en 1827 et 1828, contenant des vues nouvelles sur la marche et le traitement de cette maladie , par L.-A. Gosse, Doct. Méd.; Paris 1838, in-8. MÉMOIRE SUR L'HYGIÈNE DES CONDAMNÉS DÉTENUS dans la prison pénitentiaire de Genève, par Ch. Coinper , Doct. Méd. et Chir.; Paris, 1838 , in- 8. NOUVEAU COURS RAISONNÉ D'ARITHMÉTIQUE , par L. Sonper, 2° édition; Genève et Paris 1838 , in-8. TRAITÉ ÉLÉMENTAIRE D'ARITHMÉTIQUE , suivi d’une ta- ble des logarithmes des nombres , depuis 1 jusqu’à 10,000 avec 5 décimales, par Elie Rrrrer ; Genève et Paris 1837, in-8. TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES À GENÈVE PENDANT LE MOIS DE JUIN 1838. —SB5—— 422 OBSERVATIONS — JUIN 1833. — OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Observatoire long. 15° 16” de temps, soit 3° 49" à l'E. de l'Observatoire de Paris , du niveaul *ANAN'T VI 4Q SASVHd "SION AG Suno£ © D I Où À OÙ D 10 BAROMÈTRE millim. 728,94 724,85 725,91 725,40 726,83 727,74 732,12 751,15 752,52 727,58 RÉDUIT A 00 millim, 728,50 725,91 725,78 722,33 726,36 727,56 752,58 751,07 751,94 725,52 719,55 719,75 724,76 724,72 726,40 726,44 725,41 724,09 727,12 727,66 726,60 724,69 751,06 750,95 728,35 729,44 729,36 729,80 729,59 750,07 727,64 751,17 729,75 727,16 726,65 | 727,46 728,00 | 728,05 727,47 | 727,00 9 h. 8 h. 8 h. du du du ir. suir. malin. soir. CREER DEEE, DEMRSINET) | REMEEUER 417,2 |H17,5 | H6,8 410,4 [416,8 |+11,7 #H14,4 |416,8 |+15,7. 412,8 [415,2 |4135,5 412,0 |412,5 |+12,6 12,2 |415,8 |+12,2 4% 12,5 [415,1 |413,0 4] 10,6 |414,2 |+11,4 +10,0 |410,4 |+11,8 412,7 |+414,3 |+415,0 +14,0 |414,2 |+412,2 +9,8 [45,5 |+11,2 +10,5 |+411,8 |+11,5 416,5 |415,2 |+417,2 2 2 422,8 |+16,8 |+16,1 |+17,8 727,5 422,8 |492,0 |+16,2 |419,1 |4+18,2 726,51 421,7 |425,2 | 16,8 |418,7 |+16,7 727,16 421,9 |+92,8 |+17,8 |+18,3 |+17,7 752,71 412,5 |, |+12,7 |413,5 |+12,5 730,54 490,5 |+21,1 |416,6 |+14,4 |+17,7 728,40 424,5 |+425,3 |+20,4 | 417,7 +21,6 | 729,19 426,5 |+27,0 |+20,3 |+420,2 422,3 729,50 421,8 |+24,5 |+20,2 |419,9 |+20,3 751,27 425,2 |426,6 |+18,3 |+419,8 |+19,7 729,74 425,6 |425,7 |+20,8 |+420,5 |+22,2 751,07 421,5 |425,1 |#16,8 |+19,2 18,5 728,79 424,6 |+24,1 |+18:8 |+17,5 +20,7 725,11 425,5 [425,8 |422,8 |+419,0 |+23,2 727,88 415,2 [412,2 |+11,1 | 417,8 #11,5 728,18 414,6 [415,3 |+15,5 |+12,6 |+15,7 727,55 419,17 | 420,55 | +14,74 | 416,07 EN DEGRÉS CENTIGRADES. TEMPÉRATURE EXTÉRIEURE 415,928) MÉTÉOROLOGIQUES. 423 le Genève, à 407 mètres au-dessus du niveau de la mer; lat. 46° 12 , pour le Limnimètre au bord du lac de Genève, à 375 mètres au-dessus e la mer. VTEMPÉRAT. ÉTHRIOSCOPE grar D LIMNI- HYGROMÈTRE | gau VENTS. : 'EXTRÊMES. dans À EX PEGR. CENT. du }MÈTRE 1 CIEL É es à a 9h. sh. lon) p gb. . À inim. | Maxim] du [Midi,| du | du } 24h: du |Midi.| midi. midi. mat. soir. | Soir malin, SN comes SERRE Re SR degr*| degr. | degr. | degr.f millim. pouces. 11,8 71 | 53 | 48 | 64 » 12,4 | 1,5 | 2,0 [O O gq-nu.} 45,0 10,2 | 75 | 90 | 78 | 90 811,5 | » | 1,7 | Cal. | S-O pluie 18,6 10,8 (421,7 À 75 | 60 | 57 | 754 11,70 1,5 | 1,7 | 2,2 1S-O|S-Olqqnu] 49,5 9,3 80 | 77 | 85 | 88 » D 2,6 | 1,5 | » IN N couv. 52,6 7,5 82 | 75 | 69 | 94) 5,51 2,6 | 2,9 | 24 ÎN N qq-nu.| 55,0 9,5 721 66] 54| 69% 10,0 À 1,7 | 1,7 | 1,5 S-O | S-O | nuag. 54,5 9,5 88 | 66| 57 | 749 1,4, » | 2,0 | 2,2 |S-O|S-O éclair. 55,8 7,0 | 63 | 61 | 62 | 62 ” [2,2 12,0 | » [S-OIO {couv. 56,9 A, 66 | 62 | 61 | 74 RAR] SUN N clair 57,2 3,7 75 | 66 | 62 | 88 »,0,2,2 12,0 | 2,2: N N clair 58,0 11,9 | 85 | 96 | 70 | 89 * ” » | 2,0 [S-O|S-OT pluie 57,3 10,1 | 75, 711 65| 87 10,88 » | 4,5 | 1,7 IS-O] S-Of couv. À _ 56,0 6,2 | 64 58| 50] 75) 5,01 2,0 | 1,5 | 2,0 S-O | S-O E nuag. 55,5 7,9 735 | 59 | 55 | 69 ” 122 11,7 | 1,4 JS-O/S-0O | nuag. 55,6 1,8 81 | 56 | 51 | 74 ”-12412,611,7IN |S-Ofvapor.l 55,7 15,8 | 66, 53 | 57 | 66 ” 015 | 2,0 | 0,9 IS-O]S-Ofqqnu.]l 54,6 127 | 70 | 64 | 60 | 84 ” 20 | 1,1 | 1,1 [S-O'N-E | qq.nu. 55,2 13,1 78 | 72 | 64 | 74 > 5,7 | 1,5 » ÎN N couv. 54,5 ke,5 | 95 |85| 76/85) 2,5! » | » | » |Ca. [S-Olplie | 562 17,2, 71 | 56 | 58 | 70 9,7 8 2,8 | 2,6 | 1,5 1O S-0 |'vapor. 57,4 HO;4 425,5 À 70 | 52 | 49 | 67 » 12,0 | 0,9 | 2,0 1N S-O F'clair 58,4 6,8: ,+28,5 À 75 | 57 | 55 | 72 ” D1111,5 | 2,4 [S-O!S-O Fnuag. 59,6 6,7. 80 | 76 67 | 72 PR 2 AS) MST RIN N qq nu. 59,7 5,5 | 75 | 66 65] 85 7120117 /1,51N N-E | clair 60,4 5,1 1F27:2 80, 65 | 59 | 71 4,51 2,0 | 1,5 | 2,0 ÎN O qq-nu. 60,0 6,5 125,6 74 | 67 | 60 | 72 4,5 À 2,0 | 2,4 | 5,0 [O S-0 E couv. 62,4 0,2 |424,1 À 70 | 58 | 52 | 58 » 9,6 |: 4,7 | 2,0 IN N clair 62,5 1,2 1#25,8 75 | 64 , 49 | 57 » [2,2 | 2,0 | 1,70N N clair 64,5 5 1+17,5 À 85 | 95 | 91 | 948 1,51 » » » [S-0!S-0 |'pluie 68,6 D,7 +15,4 À 81 | 77 à 78 18,5 2,4 | 2,0 | 4,7 D N-O | Cal. À couv. —— es a | —— 0,95 421,52/75,2 67,5 61,9 75,7] 95,1 2,15] du 1,85 PL Le Er ni ro dE 3h ah vai 04 ‘duséoh-ue en ete f rio, ob: du #b biod ne sb Fh dd de mn Q L S L'or AE - [es , Ne - où ms dt ve se = EP Peant, me 3 re =. + ee PLQUSOYMNTÉ sh gs ARS A OA ÊCE dub — ep Te #e &T t2 Fa RIT À Le lun in { Fr Tate r RARE « tre. ver 6 1 RS LÉ TEUL ; ‘Me Joc:py Ar LourTppe, | "esser « & 0-4 .rtnloh #44 sas à se 7 raté Lt -T Te DE LA" RE &yA e Le. * az ET GR id CRETE 16 te . Tr A ntrammle=-de LE … TE + GO: ue et ane non 3 à Cm s TS, CES " ob —— HN SR -L4R ee DEL: PE mn MUTT FR re on - no 2 tn LS 1 LE LS 12 À A Eee > 24 A y n # ton BEL Ce “gr Por 0-2 ri à PF #0 e, Loge Or € 17, 7 AE ut nr 0}r 6146 RTC. 'ETOUR US, #08 À A : | PCT LS ë 4 Lui DEL” n :% te 4 eus . … ges £a = ruse À Æ; 2 - pi LA de Pos à) | Attyt pe ROLE D TR ER Ft e EA Le j # SRNTTA CS Don 8 CH] CSS LE SrUr£ D£ÉXE “a FA ra Li (a _ > #e , Lt 2 4 a > Le - mt ET © de 10 Er + & » 4 An -r de 19e te te EE VD pr on L 4 88.0 © musée} è Pre] HONTE. “F1 à # Len à ER SR | CITES MURS à x É ÆTRUIE 4 199 FRANS TE RE UTP CRT # WE PTE 24 1 pe vide Ar MOVE | KPUE eh. LE Vel WT COE { SE vs THELS à e, | ? - K d PL cr 3 FRE x PRE de 00 ne L LE LPS Hamsmacangonarirennrsenegpanenvomemgnm LEURS SR Fu ue 10 72 te ‘éere € | Le TEE PUR SU . she dun à à de + à n s je Pi = ES PER ) — = mg ere men me arm sd PE 7 a tte him ler La rm émet — Érenens », ne si 4" TABLEAU DES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES FAITES AU SAINT-BERNARD PENDANT LE MOIS DE JUIN 1838. “hs © r—— 426 ; OBSERVATIONS JUIN 1838. — Onservarions MÉTÉOROLOGIQUES faites à l'Hospice du et 2084 mètres au-dessus de l'Observatoire de Genève ; É 1 BAROMÈTRE TEMPÉRAT. EXTÉRIEURE J RÉDUIT À 00 EN DEGRÉS CENTIGRADES. Lever 9 h. 3h. du du Midi. da soleil. | matin. soir. Lever 9 h. du du soleil. matin. “ANA VI 4 SHSVHd ‘SION Na SHnoOg millim. | millim, | millim. |, millim. 568,52 | 568,66 | 568,75 | 568,57 565,71 | 566,72 | 566,07 | 565,61 565,08 | 565,25 | 565,13 | 565,62 565,26 | 565,04 | 564,85 | 564,24 565,80 | 565,71 | 566,16 | 565,91 565,49 | 565,81 | 565,74 | 565,45 567,10 | 568,19 | 568,61 | 568,10 566,80 | 566,63 | 566,52 | 566,16 565,67 | 565,84 | 566,39 | 566,65 10 565,66 | 565,17 | 564,78 | 564,07 11 561,09 | 559,90 | 560,13 559,18 12 1 558,49 | 558,90 | 559,10 | 559,49 13 558,94 | 560,26 | 562,04 | 562,66 | 14 0564,65 | 565,85 | 566,70 | 566,77 | © | 15 1 567,01 | 567,02 | 566,91 | 566,71 | 16 1 566,80 | 567,15 | 567,61 | 567,89 17 569,05 | 569,07 | 569,58 | 569,52 18 568,55 568,51 568,51 568,44 | 19 1 567,60 | 567,56 | 567,19 | 567,26 | 568,45 20 568,69 | 569,22 | 569,64 | 569,96 | 570,52 21 569,86 570,16 | 270,54 | 570,44 | 571,05 @ 122 1571,60 | 572,07 | 572,14 | 572,51 : 572,57 25 | 572,57 572,70 572,70 | 572,61 572,54 24 572,50 575,20 | 572,81 | 572,46 572,91 572,56 : 572,91 | 575,08 572,58 572,17 26 | 571,87 | 570,54 | 571,70 | 571,28 571,50 27 570,84 | 571,10 | 570,95 | 571,0 | 571,27 28 1 571,05 | 570,75 | 570,50 | 569,90 569,42 566,81 | 566,25 | 565,72 565,20 D | 50 nids lee: ES 565,56 , 565,51 | 566,17 —_— ee ——————— —— | ——————— | ———— Moyen:.] 567,19 567,57 (567,52 | 56702 567,66 À + 1,99 +5,68 + 7,00! + 7,57 Le Bi] UT sw © 1 RAR Les vw “1 LV © ve 2 se OU 9 © — O1 O1 Or > WONE= Le ke La » v'v ve 2 ++ Ii ++ +++ + — — = > $ vw & % 1 “ +++ NN O1 «1 GE «1 D À » Le s Le LA v Le vw © O1 © O1 O1 Où = à © © 1 © O1 > O1 NO — v Le O1 1 ho o © No © = > R9 ET 9 QI NS AE se 5 . + DONUBYOS BR = NN © 0% © © 1% 0 jé GR 1 or ho 1 or © © Go Ge O1 = On ho Ut > Er O1 a OA LA s v D vs » v sv VS UERS SG Qt © Or Or Or Ces ON ON OI > © © à O1 O1 © » ES © © O1 ® D Or & NN © © N Le ES À > © © © N D © OO > © O © = N À I @ D v sw vw OO © > O © Le LI LT LA © O1 GO Oo OO 9 O1 LI ” ” ve v se La Les Ê & w R © 1 vw & IN O1 OT O1 19 > © O1 © = = I KO OÙ w O2, 01 © 0 © 00 1 Er mt mb © OT ON © mù OT OT FO ve Ve v Le ss = — => = ON —> > © O1 Le Le 19 © © NI © © 9 NI © OO © O1 = O1 «3 1 Le ND 1 © Eee ee mn me te me me me me ee D me mn me me tu mis nie Le se s v 9 © = Où Où «J O1 QI … 1 19 Qt © = 19 v © [=] 1 y SEA © 1 © à © © D “ Ve LI ” 2 > = ù = = => = = EN = NON 2 NO Le \e se SSSNS Ne O1 à OÙ O1 O1 © où at + Æ LEO] ot & n°21 le be es me mn me te mie mi me mn me D me mie mie mie me em CL ne mie me me me me ce NE EE En me min mie mon mes mi mie mie = De CNE OR 19 N9 ss Se LEE NI BR pp O1 D 19 O1 «1 »s “ + Le J @ [=] NB. La quantité de la neige tombée pendant ce mois, qu’on a pu mesurer avant qu’elle füt réd@} ee ee - OR RER —#"" MÉTÉOROLOGIQUES . Lau + rand. Saint-Bernard, à 2491 mètres au-dessus du niveau de la mer, atit. 45° 50’ 16”, longit. à l'E. de Paris 4° 44° 30”. TEMPÉRAT. ; PLUIE ÉTAT HYGROMETRE. ét VENTS: DU EXTRÊMES- nr CIEL. COS dans a 5h. | 9 b. les 9h. 9 h. Minim. |Maxim.} du du du 24 h. Midi.| du du soleil, matin. soir. | soir. soir. malin. ; A —— ee RS CS | EE Re ; deg. | deg. | deg. | deg. | deg. À centim. 1,8 [412,5 D 77 | 75 | 70 | 69 | 74 » [N-E}N-E | N-E | sol. nua. 2,2 [10,6 À 76 | 68 | 67 | 68 | 74 0,7 JS-O|S-O|N-E | sol. nua. 0,7 |#12,5 À 77 | 70 | 69 | 69 | 72 » [N-E|S-0 |S-0O | serein 4,5 [+9,40 77 | 75 | 71 | 75 | 75 0,9 [S-O|S-O|N-E | sol, nua. 0,5 |#11,5 D 78 | 75 | 71 | 71 | 7a 0,5 [S-O | N-E | N-E | sol. nua. 4,2 (411,5 78 | 72 | 70 | 71 | 75 0,5 IN-E | S-O | N-E | sol. nua. 5,5 [+ 8,2 À 77 | 69 | 65 | 65 | 78 » [N-E | N-E | N-E | ol, nua. 25,1 [+ 2,4 D 77 | 77 | 74 | 78 | 82 0,5 [N-E | N-E | N-E | sol. nua. 7,7 [+ 0,8 | 81 | So | 77 | 76 | 79 » [N-E)N-E | N-E | sol. nua. bs,7 |#10,7 D 80 | 77 | 74 | 75 | 76 » [N-E|S-0 | S-O | sol. nua. D4,a + 1,8 À 78 | 77 | 75 | 79 | 8a 1,2 [S-O | S-0 | S-O [neige 4,8 |+ 9,7 À 79 | 76 | 70 | 71 | 77 2,8 [S-O | S-0 |S-O [neige 4,5 |+ 8,5 | 77 | 75 | 69 | 67 | 75 » [N-E}S-O|N-E | sol. nua. 4,8 |H0,6 D 78 | 75 | 70 | 70 | 75 » [S-0|S-0 | N-E | sol. nua. 1,1 412,5 À 77 68 63 68 73 0,1 S-0 | S-0 | S-O [ sol. nua. d 1,9 +12,0 75 69 69 68 75 » N-E | N-E N-E sol. nua. 22,4 [16,2 D 78 | 72 | 69 | 69 | 73 » [S-O|S-O|N-E | serein Dos |#13,5 À 76 | 75 | 71 | 74 | 77 3,0 ÎS-0 !S-O | S-O | serein 0,5 + 5,6 À so | 79 | 77 | 79 | 81 1,6 [N-E | N-E | N-E | neige } 3,4 + 7,4 À 77 76 74 75 78 » [N-E N-E |N-E | sol. nua. ba,2 |#14,6 À 80 | 73 | 71 |. 70 | 74 » [S-O |S-0 | S-0O | sol. nua. aa (16,1 À 72 | 69 | 68 | 69 | 74 » [N-E}S-0 | N-E | sol. nua. ba,5 |#15,6 D 76 | 75 | 72 | 71 | 75 » [N-E }N-E | N-E | sol. nua. 6,5 [17,4 1 75 | 70 | 67 | 66 | 71 1,1 [S-0 |S-0 | S-0 [serein 5,5 +16, SL a Dacia re 69 | 75 » [S-O!S-0!S-0 | couvert 5,4 [516,0 À 77 | 7a | 7a | 70 | 7a » [S-O |S-0 | N-E | sol. nua. 5,5 |F16,4 À 76 | 74 | 71 | 70 | 74 » [N-E |N-E N-E | serein 5,6 |#14,8 À 7a | 72 | 70 | 69 | 75 0,8 S-O | S-0 | S-0O [ sol. nua. 2,6 |+10,a À 75 | 7a | 75 | 77 | 79 8,8 [S-O)N-E | N-E | couvert 2,0 |+ 5,61 82 | 78 | 7 | 75 | 79 0,2 [N-E!N-E | N-E | neige 10,64/+10,847 77,1 175,2 70,9 71,1 75,6] 22,5 | ( | | | Midi. sol. nua. sol. nua. serein sol. nua. couvert sol. nna. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. neige neige qq: nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. sol. nua. neige sol. nua. sol. nua. sol. nua. qq: nua. serein sol. nua. sol. nua. serein qq: nua. pluie brouill. ——————————————__—_—_————_—__._._………………………_—…_.…“….“…“"“"“"“…"“…—_ZR qu, s'élève à 1 mètre et 54 centimètres. stars TENTE RE Pris Not ‘té | OR ERS finff "AR not AC boat, | ap) fai] au ME i HA RE log 3 A Ov +4 A [Res front by URSS tri : rs Vo | André en Et o bo, ki 43 BR Pautre on? pr HAL U LÉ pare saut fin) sait fé FA : sta : HO MEUTE 1.t87 pu r, dsl , für pr ; ET: ct | | aén an CHAUD ir Joe Luce: dés Yhér #11) put BE ES TURC Hiotst La 0 AA %e + HER AN UE ARTS. D .4#: 01 1 D ée he D Pr Se IN l'as je L nes # '… PE 8 | As dt &sreg à LPS À, es I me Ana ati diva EN: Li ra an ME 4 PAESY +} UP : ms à ! TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME XV. (Mai et Juin 1838.) —= 90 — Pages. PHILOSOPHIE. — De l’état actuel de la philosophie mo- rale. — Philosophie de la morale (en italien), par A. MONQINS. 22:27" RTE Te NL RE 217 SCIENCES SOCIALES.— Théorie de la pauvreté (Theorie der Armuth), par M. Charles Godeffroy (en allemand). 5 — Manuel des prisons ou Exposé historique, théorique et pratique du système pénitentiaire, par M. Grellet- 60 M SE Er NE ET ES CPE éme 17 ÉDUCATION. — L’éducation progressive, Etude de la vie des femmes , par M”° Necker-de Saussure . . . . . 52 — Éducation des mères de famille, par L.-Aimé Martin. 237 ÉTUDES CONTEMPORAINES. — M. Michelet. . . . . . . 39 — Notice sur les ouvrages de James Pradier de Genève. 267 HISTOIRE. — Coup d'œil sur l’histoire de la Suisse au ee De. 86 VOYAGES. — Fragmens de lettres écrites de Tiflis en HPornic, Par MAAMe) SE PRES. . . . . 110 — Extrait du journal d’un voyage entrepris par le capi- taine Hannay, de la capitale d’Ava jusqu'aux mines d’ambre de la vallée Hukong , à la frontière sud-est OS RO à: . . . . . . 125 — Esquisses de la Grèce moderne. . . . . . . . . . 287 — Esquisses africaines , dessinées pendant un voyage à Alger et lithographiées, par Ad. Otth, D' en médecine. 304 — Voyages dans la Guyane anglaise. . . . . . . . . 307 SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES. — Notes sur le cli- matideiGoorg, par M: R. Baïkie. . 14.1... 143 430 TABLE DU VOLUME. : Pages. — Observations sur la cause qui produit la fonte hâtive de la neige autour des plantes, par M. Mezzo . . . 149 — Sur le courant électrique ou propre de la grenouille, par M, Ch: Mimrccortii ét, LE 157 — Quelques observations sur l’action que le fer com- biné voltaiquement avec le peroxide de plomb ou d’argent exerce sur le sulfate de deutoxide de cuivre, par le prof. C.-F. Senoeneein,. ., 14.40 Le efetinte 168 — Sur la formation de la chaux carbonatée et de l’arra- gone, par Gr. Ro nl Ver). cms 174 — Œuvres d’histoire naturelle de Gæthe, traduction de M. 6h. Martins... das cu ie cn pécate 4 te dt 338 — Quelques remarques sur l’émission du calorique , par M. P. Prevosr, professeur émérite de l’Académie de CORRE ee Lun Ml ei ecole IE te DRE 390 — Nouvelle méthode d’analyse élémentaire des sub- stances organiques, par C. BRUNNER. . . . . . . . 396 — Constitution des acides organiques , par Justus Liesic. 368 Annonces bibliographiques . . . . . . . . . . . . . 419 LOTERIE OR EP EN RE 184 TABLE DU VOLUME. 431 BULLETIN SCIENTIFIQUE. ASTRONOMIE. Pages Prochain retour de la comète d’'Encke.. ............., 393 Observations astronomiques faites à Cambridge en 1836... .... 396 es d'éclat van ER RE, Lo . 397 PHYSIQUE. Sur l’usage du baromètre en mer, et tableau d'observations météo- rologiques, faites dans un voyage du Pérou aux États-Unis, en doublant le cap Horn, par M. le D' RUSCHENBERGER . . . . . . . 185 Mer phosphorescente blanche, observée dans le golfe Persique. . 187 Note en réponse aux observations sur les courans thermo-élec- triques du mercure de M. Peltier, par M. C. MaTTeucer . . . . . Id. Note sur l'application de l'électricité au tétanos, par M. C. MANTEUGCI à . « =". = + +)e SRRRORERS 0 48188 De l'induction et de la polarisation des courans Do biques, par M. ZANTEDESCHI . . . . . . . . . . . D'UN TR UE ORNE 190 Recherches sur les variations qui ont lieu à certaines époques de la journée dans la température des couches inférieures de l’atmo- sphère, par M. le prof. MARGET. . . « . . . . . -+ SIEVSPANMERPEE 398 Remarques sur les sources d’eau chaude de Maculla en Arabie, par RE DENT. . . . à. AR ee + ee . . 401 CHIMIE. Addition à la notice sur la dissolution de l’iridium, insérée dans le numéro de juin 1837 de la Bibl. Univ., par M. DE FELLENBERG. . . 193 Note sur l’analyse de la comptonite, par E. Mezzy . . ... ne 0 A, Note sur la combinaison de l’azote avec les métaux, en particulier avec le cuivre à l’état incandescent, par C.-H. PFAFF. . . . ... 196 Nature et propriétés du tri-iodure de unes pa M. HERBERT Cou CORRE NE 198 Action de l'acide nitrique sur le bismuth et boue métaux, par RADAR MR. . . - . , RENTRER . 402 Note sur le tabasheer, par M. le prof. MAcAIRE. . . . . . . . . . . 405 De l’acide croconique et de ses sels, par le D' J.-Florian HeLLEn. 407 432 TABLE DU VOLUME. MINÉRALOGIE ET GÉOLOGIE. Pages. Composition de l’hatchetine, par J. JoHNsTon, prof. à Durham. . . 412 Fer météorique au Texas. ,HIMOMPMSES . . . . RÉ OS 30 414 Excursion dans les montagnes du comté d’Essex, dans l’État de New- Wok, par M PEnEeED. Rs 9 cts le iles D. sue Id. Bes prairies d'Amérique. . . . . 9 %940 4. chars o #l. &b.sv0807 ni0d 416 ZOOLOGIE Sur lhnitre.à perles... 0e... - ; dt Oh ee 200 Notice sur les hirondelles et les autres oiseaux de passage . . . .. 204 OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES faites à Genève et au Grand Saint-Bernard pendant le mois de mai 1838 . . . .. + . 209 Idem, Pendant le mois de juin 1838. ............. . 19, 491 Mr — Ÿ à j D" WI Al, & SES RS in " ñ | y RH ( n x A LE dire, D MONA) TI Ya) (uns? jar FE ; y NH Ha) Mit)