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UNE

PERFECTION

TROISIÈME ÉDITION

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PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Ci

19, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1905

Drots de traductinn at de reproduction réservés

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Pi UNE

PERFECTION

Marianne de Saulzac à Charlotte de Kermennec.

Paris, 31 décembre 18**.

Ah! les, Jettres du ] jour de l'an, ma petite ! Char-

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lotte, ] 'en at pérideisutiddétes ets ai Hiribué, ces jours- ci, tant, étant "d'affection, Sous des

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Aussi, vais-je, un instant, poser ma plume et ‘interroger mon cœur; car j'espère trouver mieux pour toi que ces souhaits, souvent banals, que l'on échange à cette époque de l'année.

Je reprends... Voici le résultat des réflexions qui m'ont amenée à ranger, par ordre, mes affec- tions.

ADO

ie CE APR à

9 UNE PERFECTION.

Ma première, ma plus grande, est pour papa.

Comme je l'aime, Charlotte, et pourtant, comme je le lui témoigne peu!

Depuis la mort de maman, il est toujours si sombre que j'ose à peine le consoler. Quand il rentre, pour présider notre repas sans gaieté, mais non pas sans disputes, sa figure amaigrie m'en dit plus long sur ce qu’il souffre que ne pourraient le faire toutes les paroles, et pourtant je préférerais l'entendre me dire : « Je suis mal- heureux », le voir pleurer avec moi, ou du moins me permettre de pleurer dans ses bras; mais non. Îl me tient à distance, il veut souffrir seul.

Le travail incessant, le travail de tête, celui qui absorhe, a pris.une place. irop.grande.dans sa vie, éfndus Le véybné à-peMe: mêié Le Soir, qui était autrefois le moment. où. nous, étions tous

réunis, 7 2 2% 2e" 5121 2 LAN | es : CR RS ; Aussitôt le dîner, il s’enferme dans son cabinet,

et, mécontente tñir SF feu de place dans son

existence, de me sentir aussi inutile près de lui, Je me retire dans ma chambre, abandonnant

Amaury à lui-même, Yvan et Noëlle à Corentine.

Amaury , Yvan et Noëlle : voilà les trois noms

que Je lis dans mon Cœur, après celui de papa.

e , 0 S Tu sais qu Amaury et moi nous nous sommes

toujours particulièrement aimés. Quand nous

UNE PERFECTION. | 3

étions petits, nous avions les mêmes jeux : ses billes étaient à moi, il était le père de mes pou- pées. Un mot de maman apaisait les discussions qu'occasionnait parfois son caractère impatient; mais maman n'est plus là, Amaury a conservé son tempérament bouillant et emporté, et moi qui suis pour lui, non une sœur dévouée et douce, mais un bon camarade qui veut recevoir autant qu'il donne, je ne lui pardonne que difici- lement ses fréquentes colères ; je le blâme ouver- tement de passer ses soirées hors de la maison, je lui reproche sa paresse en termes trop vifs, sans obtenir d'autre résultat que des discussions plus réitérées qui, sans affaiblir notre affection, nous aigrissent l’un et l’autre contre un état de choses que nous ne voulons pas changer.

Aussi passons aux petits.

Yvan, ton gros filleul, te fait honneur physi- quement. C’est un beau petit garçon, et il est si caressant qu’il se fait aimer de tous.

Mais quelle turbulence, quelle désobéissance constantes!

I me suffit de lui défendre de toucher à un objet pour qu'il s’en empare aussitôt, et j'ai pris le parti de ne lui rien demander, c’est le plus sûr moyen de me faire obéir. Aussi met-il la maison au pillage, et donne-t-il un très mauvais exemple à Noëlle qui, sans lui, serait douce et facile, je

[A UNE PERFECTION.

pourrais presque dire trop douce et trop facile, car elle est languissante.

Cela tient à sa santé, et nous avons une eu crainte de perdre cette enfant, que le bon 21e nous a donnée le jour il nous a pris notre mère, que nous la gâtons à outrance.

Mais dans nos gâteries mêmes, il entre beau- coup de fantaisie.

s A o â à

Amaury, après s'être complaisamment prêté :

tous ses caprices, la délaissera tout à coup, sans raison et sans souci de ses larmes,

Yvan, trop petit pour comprendre qu'il Don toujours céder, la comble de caresses. et lui prend tous ses jeux.

Noëlle pleure, C'est sa grande ressource, et

c'est à moi que revient la tâche ingrate de la consoler.

Il me faut la promener dans tous les apparte- ments, lui donner tout ce qu’elle désire : vases, photographies, porcelaines ; J'ai l'ordre de papa de ne lui rien refuser ; mais je me

de ce rôle de bonne d’e Corentine.

lasse bien vite nfant, et je la remets à

Par bonheur, nous avons une conf mitée en cette vieille b élevés.

Mais je entends l'écrier : « Arrête-toi, il est temps.

ance illi- Onne qui nous a tous

Tu m'avais promis de

UNE PERFECTION. 5

m'énumérer tes affections, et j'attends mon tour. Ne serai-je pas placée avant Corentine ? »

Encore une fois, je viens de poser ma plume sur le rebord de mon encrier, je me suis recueillie, et j'ai vu, là-bas, en Bretagne, dans un manoir vieux comme les siècles, apparaître, au premier étage d’une fenêtre à clochetons, une tête brune, jeune et joyeuse, et mon cœur s’est élancé d’un bond dans la chambre de la tourelle, la chambre de Charlotte, et il y reste; car j'espère bien que Charlotte n’a pas envie de l’en chasser.

Nous nous asseyons, toi et moi, devant cette petite cheminée de marbre rose, qui a si bien trouvé sa place entre les deux fenêtres en ogives, et, en fourrageant la braise, comme deux bonnes vieilles, nous causons, ou plutôt nous parlons ensemble, sans nous écouter, mais nous compre- nant tout de même.

Tu me dis ta joie d’avoir maintenant ton frère Louis, qui a sacrifié sa carrière aimée d’oflicier d'artillerie de marine au désir de ta mère de l'avoir près d'elle.

Tu me parles de ta mère, ma bonne tante Thé- rèse, que j'aime pour elle et pour maman, dont elle était la sœur.

Que de bonnes vacances nous avons passées dans ce cher manoir de Kermennec!

G UNE PERFECTION.

Te rappelles-tu nos Jeux dans les tas de foin de

la ferme? nos Courses dans la campagne? et cette maison construite dans un des gros chênes de l'avenue ? Avons-nous passé de bons moments à orga- ser ce campement aérien, dans lequel nous aurions apporté tout l’'ameublement du salon, si l'on n'avait arrêté notre zèle; les coussins et les tapis nous servaient à Capitonner notre nid, et la grande portière de peluche ne nous avait pas semblé trop belle Pour nous servir de tente.

Te rappelles-tu nos veillées quand, vers la fin de Septembre, la fraîcheur des soirées obligeait à

allumer du feu dans la grande salle ? Sous la haute

ni

us faisions cuire sous la cendre, t tante Thérèse et maman, qui, » NOUS racontaient les histoires de

jadis.

Jadis!

Ce mot me semblait alors ne pouvoir être employé que par ce

UNE PERFECTION. 7 ciance, qui s’est fermée à jamais le jour de la mort de maman.

Mais je reviens à ta chambre. Je l’inspecte du . regard, et c’est en vain que mes yeux en fouillent tous les recoins, pour y chercher une écritoire, une plume, du papier à lettre.

Je vois, sur la table, des étoffes destinées, je le veux bien, à être transformées en vêtements de pauvres; je vois, sur ce chiffonnier, les livres des auteurs que nous aimions à lire ensemble; mais tout ce qui constitue le bagage indispensable pour écrire est exclu. |

Tes lettres ont été rares cette année, comme l’année dernière du reste, et j'ai envie, comme vœu du jour de l’an, de te souhaiter uniquement un peu plus de verve épistolaire; mais en vertu de mon affection pour toi, je te souhaite, de plus, la santé et le bonheur, et je te prie de croire que, de tous les vœux que j'ai formés et que je forme, les plus sincères sont ceux que j'envoie à Ker- mennec.

Ta cousine, MatiaANNE.

8 UNE PERFECTION.

Charlotte à Marianne.

Manoir de Kermennec, 2 janvier 18**, En effet, tu as raison.

À la réception de ta lettre, je suis naïvement montée dans ma chambre, et j'y ai constaté l'ab- sence du pupitre.

Aussi Suis-je descendue dans le cabinet de Louis, et devant un formidable bureau, recouvert de Paperasses, qui parlent de fermages, de baux, de ventes et d'achats de grains; en regard de Cette panoplie militaire, qui rappelle au châtelain

de Kermennec les champs de bataille du Tonkin, Je m'assieds, je prends

un porte-plume en forme de sa

er en forme de canon Je tout pacifiques pour ma chère

bre, et d'un encri SOrs des vœux

famille de Paris.

Si tu te transportes dan | Côté, je te donne

Quand le cr Vois plus pou les lampes, :

Souvent, par la pensée, ir, je puis dire que, de mon

UNE PERFECTION. . 9

Amaury... discutant; tandis que votre père qui, entre nous, ne doit pas avoir tous les jours le calme désirable pour ses arides calculs d'ingé- nieur, entr'ouvre sa porte et vous demande, par grâce, un peu de tranquillité. |

Si vous étiez ici, on donnerait à mon oncle la grande pièce de l’aile gauche, celle qui donne sur le bois, et le chant des oiseaux serait le seul mur- mure qui troublerait sa solitude.

Louis se chargerait d'Amaury; Yvan et Noëlle découvriraient assez d'occupations attrayantes pour oublier de se disputer, et nous reprendrions, Marianne, cette bonne vie à deux, dont nous jouis- sions quand ta mère vous amenait à Kermennec.

Pourquoi sommes-nous maintenant privés de votre visite?

Vous nous la faites espérer tous les ans, et notre espoir est tous les ans déçu.

Noëlle a trois ans, et nous ne la connaissons pas.

Je vous veux, cette année, je vous veux tous, ne serait-ce que pour me convaincre de ton exa- gération en me faisant de vous un tableau aussi noir,

Venez chercher à Kermennec le calme; il y abonde. Mais le calme n’endort pas le bonheur, et nous sommes heureux depuis que nous avons Louis.

Maman le met au courant de toutes les ques-

10 UNE PERFECTION.

tions agricoles, et se décharge sur lui de la ges- tion très lourde de nos terres.

Ils sont sans cesse en courses dans les fermes environnantes; je les accompagne quelquefois; mais plus souvent je reste au manoir, et j'attends leur retour.

Quand je les vois apparaître, au bout de l'allée, me rappelant nos inquiétudes pendant la guerre du Tonkin, je suis profondément heureuse en songeant que Louis ne nous quittera plus. Mais dès qu’un bonheur remplit le cœur, il s’y glisse une goutte d’amertume, et je pense à la grande place vide à notre foyer, à ce père, dont chaque matin je baise l'image, et dont la tombe, quelque temps qu'il fasse, a tous les jours ma visite.

Je l'ai très peu connu; mais il a sa place au fond de mon cœur, aucune affection ne la rem- plira jamais. Je me sens sa fille par toutes mes aspirations.

On dit du reste que je lui ressemble.

Cette lettre n’est-elle pas bien longue ?... quatre pages seulement, pour moi c’est beaucoup. Mais je prends la résolution de t'écrire.… de temps en temps.

Donne-moi l'exemple, écris-moi longuement, et je te répondrai quelques lignes.

Je suis paresseuse, tu le sais; ne sois donc pas trop exigeante pour moi.

UNE PERFECTION. 11

Tiens! j'ai une crampe dans la main droite: ma Première lettre sera moins longue; mais ne rac- courcis pas les tiennes. Si ma main est sujette aux crampes, mes yeux n'éprouvent pas les mêmes symptômes ; ils sont fort bons, et déchif- frent ton écriture avec une telle rapidité que je trouve toujours tes lettres trop courtes.

C'est un petit avis que je te donne en passant. Ta paresseuse, CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 22 janvier 18*,

J'ai pris, ce matin, ma première leçon de pein- ture. C’est très amusant, et j’ai bien envie d’aban- donner l’anglais, dans lequel je ne fais aucün progrès.

J'en parlerai à papa. |

Amaury trouve que je suis une véritable gi- louette pour les occupations ; mais, cette fois, je CTOIS avoir raison.

La peinture me donnera beaucoup plus de satis- faction que l'anglais, qui n’est utile, à mon avis, que lorsqu'on voyage beaucoup.

Or je n'ai jamais quitté Paris que pour la Bretagne, et il est probable que je ne quitterai Jamais la France.

12 UNE PERFECTION.

Mon professeur, une vieille Anglaise à cheveux jaunes, vraie fille d’Albion, m'allègue que, pour étudier la littérature d’un pays, il faut en con- naître la langue.

Je lui réponds que, dans ce cas, je me conten- terai des auteurs français.

A cette détermination, elle bondit, et s’écrie :

« Et Dickens? Vous êtes donc résolue de ne le jamais lire? »

Elle s’exalte pour Dickens, je revendique les droits de nos auteurs. C’est à mourir de rire.

Je finis par lui déclarer que je me passerai de Dickens ; j'ai surtout envie de me passer de leçons.

Je vais m’adonner avec ardeur à la peinture. J'ai préparé mon atelier.

Dans un coin de la salle d'étude, j'ai apporté une table, sur laquelle je pourrai laisser mes pin- ceaux et mes couleurs, de façon à n'avoir pas, entre chaque leçon, l’ennui de ranger mes affaires.

Quoi qu’on en dise, ranger fait perdre un cer- tain temps.

Mon professeur, le même que celui de mon amie Hélène et d’ailleurs c’est Hélène qui me l'a indiqué, est étonné de mes dispositions.

Peut-être vais-je abandonner le piano...

UNE PERFECTION. . 18

23 janvicr.

J'ai été interrompue hier par des cris affreux, qui partaient de la salle d'étude. J'y ai couru, ct j'aitrouvé Yvan, le sarrau tout barbouillé, pei- gnant Noëlle, qui, assise au milieu de la chambre, avait déjà des sourcils verts, des joues bleues et D. un nez homard; mais qui criait, parce que l'ar- 5 4 tiste avait trouvé bon, pour lui donner l'air ma- | lade, de lui peindre la langue en jaune.

Le fort goût de peinture la rendait positivement malade, et j'ai eu bien peur. J’ai voulu envoyer

chercher le docteur, ce qui m'a valu une boutade ee + de Corentine. «

Nous aurions moins souvent besoin du médecin, m’a-t-elle dit, si vous vous occupiez davantage des enfants. » | Puis elle m’a renvoyée de la chambre, décla- 2.7 rant que mes frayeurs ne remédieraient À rien, RS . et refusant mon aide pour frotter et briquer la | se Pauvre petite langue. . Tourmentée pour Noëlle, j'aurais passé une Mauvaise journée si Hélène n'avait eu l’heureuse NN . idée de venir me voir. | : Je t'ai souvent parlé d'Hélène, que j'ai connue è ce fout enfant. À cette époque, je la voyais souvent, Vi

et je l’admirais beaucoup, parce qu’elle était très d mondaine.

14 UNE PERFECTION.

Quand nous nous retrouvions aux Tuileries, au lieu de nous mêler à la bande bruyante, qui jouait à la balle ou à cache-cache, nous causions, et j'apprenais qu’ « au bal on est décolletée, c'est- à-dire qu'on montre ses épaules, qu’au bal on donne le bras à des petits garçons très bien mis, qui ne parlent pas fort comme Amaury, et qui ont des gants blancs, qu’au bal on a des bra- celets et qu’on met de la poudre de riz ».

Un jour, Hélène me conduisit dans le cabinet de toilette de sa mère, et me poudra le visage et les cheveux.

Transportée d’aise, je courus, en rentrant, Me montrer à Amaury, ne doutant pas de mon succès.

Il fut complet; mais dans un sens différent de celui que j'attendais :

« Tu t'es enfarinée, me dit-il; tu ressembles à un clown; viens, nous allons jouer au cirque. »

Il se saupoudra de farine, et je tombai de mes

mondanités au rôle plus humble d’écuyère; mais je ne m'en amusai pas moins, et la poudre de riz; qu'Amaury avait assimilée à la farine, perdit, à mes yeux, un prestige qu'elle n’a pas repris.

De ce moment, du reste, mes relations avec Hélène devinrent moins fréquentes; car Mme de Linière élevait sa fille d’une façon toute différente de celle dont j'étais élevée.

UNE PERFECTION. 45

Mais au moment de notre malheur j'ai trouvé Hélène si gentille, elle est venue me voir si sou- vent, que c'eût été de l’ingratitude de ma part de ne pas répondre à l'amitié qu’elle me témoi- gnait.

Je la vois donc Souvent, et ses visites sont ma . Seule distraction. .

Elle voudrait me décider à assister à la soirée que donnera prochainement sa mère ; Mais comme Papa n'a pas l'intention de me conduire dans le monde, j'ai décliné toute invitation.

Elle m'a embrassée en soupirant.

Elle me plaint. Ma vie est, en. effet, bien sérieuse, |

Je me consolerais si je trouvais des compensa-

tions à la maison; mais ce soir-là, Justement, tout à marché de travers.

e , | * : ? Noëlle a raconté son aventure à papa, qui m'a

engagée à ramasser mes peintures, sous peine de voir mes lecons interdites; Amaury, étant resté én retenue, n’est rentré qu’à sept heures et demie, el, Mme voyant de mauvaise humeur, il m'a demandé si, par hasard, je n'avais pas vu Hélène.

Il prétend qu’il me suffit de la voir une heure Pour devenir maussade.

Les frères seuls sont capables de faire de sem- blables compliments.

Enfin, la journée à été mauvaise.

«

16 - UNE PERFECTION.

Pour me consoler, le soir, j'ai peint quelques fleurs. Je réussirai. . Seulement dorénavant, je ne laisserai plus mes couleurs à la portée des enfants. MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le février 18**.

Quand tu auras acquis un talent, tu pourras retracer, de mémoire, Ÿvan peignant Noëlle.

Ils devaient être ravissants.

Que je voudrais les voir, les embrasser! je me sens un faible pour mon filleul. Parle-lui souvent de moi. Je veux qu’il m'appelle marraine.

Te rappelles-tu la peine que nous avions, quand il était tout petit, à lui faire prononcer ce mot dont il s’obstinait à supprimer les r? mais aussi quel triomphe le jour où, à force de patience, je me suis entendu appeler marraine avec trois r au moins.

En attendant la célébrité, que ne peux-tu t'in- spirer des charmes de Kermennec?

Si tu savais comme le manoir est joli sous la neige!

Une nuit a suffi pour en changer totalement l'aspect; à huit heures, ce matin, le coup d'œil était féerique. |

UNE PERFECTION. 17

Le vicux toit, aux ardoises jaunâtres, les Hiurs, le lierre qui enlace les fenêtres, les allées, les

arbres du bois, tout était uniformément blanc,

Comme si le bonhomme Hiver avait, en passant, jeté sur nous son manteau d'hermine, et, de la fenêtre de la grande salle, je regardais ravie, quand j'aperçus au bas de l'allée une lourde char- rétte chargée de bois.

De loin, cette charrette ne déparait pas le

Paysage. Elle avança lentement ; le paysan qui la Conduisait encourageait « hue donc! allons, dans ce calme un elle passa.

ses chevaux par des ma belle! » qui résonnaient peu mort de la nature, puis

Hélas! ses roues avaient tracé-un sillon de boue, les pas du conducteur s'étaient empreints dans la neige; mon beau tapis blanc était souillé. ;

Deux heures plus tard,:il eût été impossible de “ompter les pas qui: s'entre-croisaient, et formaient des crevasses noires dans les.allées et dans le bois, les enfants du bourg s'étaient donné rendez- Vous, pour faire une partie de boules de neige.

Je regrettais mon joli. tableau, quand Louis vint Baiement me frapper sur l'épaule.

[l'avait ses bottes, sa cravache, il était prêt POur une promenade à cheval. .: .

À quoi penses-tu donc, petite rêveuse? » me demanda-t.il.

.

18 UNE PERFECTION.

Je lui avouai mon désappointement.

Il sourit.

« Préférerais-tu voir le chemin de notre manoir ignoré? Ces traces indéniables du passage des hommes prouvent que nous sommes le centre d'une vie d'action. Réjouissons-nous-en. Mais j'ai affaire à la ferme de Breckeror, fais seller ton cheval et viens avec moi. »

Et nous sommes partis par des sentiers non battus, dans lesquels j'ai retrouvé les plus déli- cieux effets de neige.

Au retour, nous avons rencontré une petite fille, qui cherchait du bois mort, sans en trouver, la pauvrette; car les brindilles abattues par la der- nière tempête étaient cachées sous la neige.

Elle avait les mains rouges et gonflées de froid; je voulus lui donner mes gants; mais Louis m'ayant fait observer que cela la. gênerait considérable- ment, je me suis contentée de lui donner mon manteau et de l’engager à venir souper chez nous.

Il y aura de plus nombreux pas sur la neige; l'aspect de Kermennec sera moins joli, qu'im- porte? à côté du sillon tracé par les travailleurs, on doit suivre, sur la route du manoir, le sillon tracé par les pauvres.

Nous sommes revenus au galop, car j'avais un peu froid sans mon manteau.

CHARLOTTE.

UNE PERFECTION. 49

Marianne à Charlotte.

Paris, le 25 février 18*x,

Ma chère Charlotte,

Je suis encore tout émue d sation que j'ai eue sion que nous avo

e la longue conver- » hier, avec papa, et de la déci- ns prise ensemble; car il a voulu me consulter, ce dont je suis très fière : ma cou- sine Ulrique, qui est orpheline, et qui vient de

perdre ga grand'mère, va venir habiter chez nous.

Voilà une nouvelle,

nouvelle à laquelle j'étais loin de m'attendre quand papa m'a fait appeler dans son cabinet.

Il lisait attentivemen dont, à mor arrivée, plaçant devant la ch dos, dans dit :

« Assieds le souviens

t'une très longue lettre, il interrompit la lecture, et se eminée, les mains derrière le position qui lui est favorite, il me

-toi, ma fille, et écoute-moi bien ; tu de mon frère Constant?»

Ce nom évoqua en moi le souvenir d'un grand Officier de ZOuaves, à l'air martial, au teint bronzé, qui apparaissait de temps à autre à la maison.

Je ne l’'approchais d'abord qu’en tremblant, ar j'avais un peu peur de son sabre; mais il m’ap-

Comme tu le vois, et une

l I 11

20 UNE PERFECTION.

privoisait bien vite, et me faisait sauter sur son genou, si haut que maman lui disait :

« Assez, Constant, vous allez me casser Marianne. » |

Il riait alors, et répondait :

« Que diriez-vous donc si vous voyiez ma fille, qui n’a qu’un an de plus que la vôtre, me suivre dans mes promenades à cheval, juchée sur un énorme alezan? »

Puis il me disait :

« Tu aimes bien ta cousine, n'est-ce pas? »

Je répondais oui, de confiance; car je ne con- naissais pas Ulrique.

Mon oncle a fait toute sa carrière en Algérie, il s’est marié, et jamais sa femme et sa fille ne l’ont accompagné pendant les courts congés qu'il consacrait à venir nous voir.

Ma tante est morte toute jeune, mon oncle peu de temps après, et Ulrique a été élevée à Blidah par sa grand’mère maternelle. |

Nous nous écrivions une ou deux fois par an; mais nos relations étaient très peu suivies. Cepen- dant, la question de papa me rappelant que je n’avais pas reçu le janvier la lettre habituelle, je craignis qu’il n’ait à m'annoncer quelque fâcheuse nouvelle.

Auriez-vous reçu une lettre d'Algérie? demandai-je.

UNE PERFECTION. 5 21

Oui, me répondit-il, en désignant d'un geste celle qu’il lisait à mon entrée. Ulrique m'apprend l mort de sa grand'mère.

* De sa grand'mère? mais alors chez qui vit-

elle maintenant ?

Tu ne me laisses pas achever. Elle est à Alger, au couvent de Notre-Dame des Anges, dont une de ses tantes est supérieure; mais, n'ayant plus l’âge d’une pensionnaire, elle ne Peut rester que provisoirement dans ce couvent.

Îl faut lui écrire de venir chez nous. »

Papa m'a attirée à lui et m'a embrassée.

« de n’attendais pas moins de toi, ma fille; mais je voulais ton assentiment avant d'écrire à ta cou- sine. Sa place est chez moi. Vous aurez une sœur de plus, et c’est tout.

Oui, c'est tout. Quand lui écrirez-vous ?

Dès aujourd'hui, je vais lui dire de chercher une occasion jusqu’à Marseille, j'irai l’attendre.

Je lui donnerai la chambre qui touche à la mienne, dis-je. Elle n’est pas très grande; mais elle n'en sera que plus gentille. J'y ferai trans- Porter les meubles de la chambre d'amis.

Je m'en rapporte entièrement à toi pour l’or- Sanisation, me répondit papa en souriant. Tu as d'ailleurs pour cela tout le temps nécessaire, car Ulrique ne nous arrivera pas avänt d’avoir ter- miné toutes ses affaires en Algérie. »

22 UNE PERFECTION.

Nous causâmes quelque temps, papa et mol, comme j'aimerais à le faire souvent, et quand il sortit, je montai à l'appartement que je destine à Ulrique, et qui jusqu'à présent servait de lin- gerie.

La première chose à faire était donc d'enlever les armoires, auxquelles se réduisait l’ameuble- ment succinct. Je croyais cela aisé : mais je dus encourir les mauvaises grâces de Corentine quand je l’avertis du changement que je proje- tais. | |

« Démeubler la lingériel mais vous n'y songez pas, mademoiselle.

J'y songe si bien, dis-je, que nous allons tout de suite vider ces armoires, et en porter le contenu dans une autre chambre, »

Elle essaya de faire deux ou trois objections, qui n'étaient pas sans fondement, comme je pus m'en assurer quand je me trouvai au milieu des piles de draps et de serviettes que j'avais, bon gré mal gré, sorties des armoires.

Mais, me voyant décidée à m’emparer de la lingerie, elle emporta avec amour son linge dans la pièce que je lui avais désignée, et, après bien des voyages, elle me livra la chambre. J'envoyai alors chercher les tapissiers, pour démonter les

armoires et transporter les meubles de la chambre

d'amis. Cette précipitation, qui n’est pas dans mon

UNE PERFECTION. 2%

caractère, doit à bon droit t’étonner; mais, tout en étanttrès heureuse de l’arrivée d'Ulrique, cet évé- nement, si imprévu, m’agitait au point de m'ôter toute faculté de lire et de travailler, et mon besoin d'activité stimula si bien les ouvriers, qu'ils achevèrent leur tâche avant la fin de la journée.

Je garnissais de bougies les candélabres de cuivre qui ornent la cheminée, quand je fus sur-

prise par Amaury, qui revenait du lycée.

« Que présage cette transformation? me de- manda-t-il joyeusement. Elle n’est guère du goût de Corentine; elle m’a annoncé, d’un ton navré, que tu déménageais.

Ce n’est pas moi qui déménage, lui dis-je, en ajustant ma dernière bougie. Je prépare une chambre pour... ; devine. »

I haussa les épaules, geste peu élégant, qui lui est familier.

« Je n'aime pas les énigmes. D'ailleurs je ne vois guère que Charlotte pour qui tu puisses pré- parer, avec autant de sollicitude, une chambre si proche de la tienne.

Ce n’est malheureusement pas Charlotte;

mais c’est une cousine aussi : Ulrique a perdu sa

grand'mère et vient habiter avec nous. Ulrique! » Il resta un peu interloqué. « Ulrique!... mais pourquoi suis-je si étonné?

rss = =

2 UNE PERFECTION. si sa grand'mère est morte, il est tout simple qu’elle vienne ici... ::

elle sera si aimée, dis-je vivement.

Eh bien, tant mieux, reprit Amaury, qui, d'abord tout interdit de ma nouvelle, ne semblait se convaincre que peu à peu de sa réalité. Elle nous distraira, nous amusera, elle doit être gen- tille; d’ailleurs, entre cousins on se découvre toujours quelques points de ressemblance, et la sympathie s’établira promptement entre nous. Quand arrive-t-elle ?

Papa vient de lui écrire que nous l'atten- dons.

Aïe! ton emménagement est bien anticipé. J'espérais, en te voyant si affairée, que notre hôte, quel qu’il fût, allait arriver tout de suite:

Te voilà aussi pressé que moi de faire sa connaissance. C’est du reste tout naturel. Mais j'entends papa rentrer; allons le rejoindre. »

Ulrique a été notre principal sujet de conver- sation pendant la soirée.

Papa nous a longuement parlé de mon oncle Constant; il a rappelé ses souvenirs de jeunesse, quand, étant à l’École polytechnique et mon oncle à Saint-Cyr, ils venaient à Ville-d' Avray voir leur mère. Impotente très jeune, elle n'avait de joie que lorsque ses deux fils étaient près d'elle. Îs ne lui ménageaient pas cette joie, et pas-

UNE PERFECTION. 25

saient dans sa chambre de malade tous leurs jours de congé, la transportant, par leurs récits, au milieu de leurs camarades, lui. parlant de leurs professeurs, la tenant au courant de leurs études, et si, pendant la semaine, elle revivait dans ces gais Souvenirs, mon père et mon oncle puisaient à l'école de cette mère, si résignée dans.sa souf- france, la dose d'énergie nécessaire pour devenir des hommes. |

« Peut-être ressemble-t-elle à ma mère », dit Papa, qui en revenait toujours à Ulrique.

d'allai chercher un album qui contient plusieurs photographies de ma cousine, faites à des époques différentes. |

La première la représente à dix mois.

Elle vous regarde avec les yeux féroces que tous les bébés attachent. sur l'appareil photogra- phique qu'on leur désigne, en leur disant : « Regarde bien: ».

La deuxième nous la montre à trois ans, montée En croupe sur le cheval de mon oncle, et dispa- raissant presque entièrement sous le grand man- au de son père, qui sert d'encadrement à la tête blonde, aux yeux vifs, dans lesquels papa 'etrouve vaguement la ressemblance qu'il cherche.

Mais cette ressemblance s’accentue dans la troi- Sième photographie.

Ulrique a sept ans; elle porte le deuil de sa

26 UNE PERFECTION.

mère, et son petit air, mélancolique cette fois, a un charme tout particulier.

Ne se sent-on pas attendri à la vue de l'enfance en deuil?

Sa dernière photographie a été faite lorsqu'elle avait treize ans. |

C’est une jolie fillette, à l'air gracieux et aima- ble. Mais ce portrait a quatre ans de date. Qu'est devenue Ulrique?

Cherchant à deviner son caractère au fond de ces yeux tour à tour tristes ou riants, suivant les circonstances, papa la suppose dotée du naturel charmant de ma grand'mère, qui personnifiait à la fois la gaieté qui attire et la sensibilité qui retient.

Mais nous n’en sommes qu'aux conjectures, et nous avons grande hâte de faire la connaissance de cette cousine. |

Je me surprends, à tous moments, entrant dans sa chambre, pour voir si rien n’y manque.

L'aspect en est coquet et élégant : un tapis moelleux la couvre, les rideaux de guipure sont drapés avec grâce sur leur transparent de soie bleue elle doit aimer le bleu, la couleur habi- tuelle du ciel d'Algérie, deux poufs et quatre chaises dorées la remplissent. Sur la console de boule, j'ai placé mille bibelots, et sur la cheminée, le portrait de mon oncle et de ma tante, afin

UNE PERFECTION. 97

qu'elle se sente tout de suite dans un milieu aimant, et comme précédée par le souvenir de son père dans la maison qui va devenir la sienne.

Je l'aime déjà.

Mais tu resteras, Charlotte, la première dans mon affection, à la place qui te convient, immé- diatement aprés mes frères, et la ligne qui vous sépare est tellement imperceptible qu’il t'est per- mis de douter de son existence, et de te croire aimée à l’égal d' Amaury.

MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 28 février 18**.

Deux mots seulement, pour répondre à ton volume. |

Quelle nouvelle tu m'annonces, Marianne!

Sais-tu que j'envie cette cousine qui va aller vivre près de toi, et que je t'envie aussi d’avoir Une nouvelle sœur qui, je le sais, ne prendra pas ma place dans ton affection; mais avec laquelle tu auras cette communauté d’habitudes qui est une des douceurs de la vie.

Noëlle est trop enfant pour te tenir lieu de com- Pagne, etil te surgit une sœur de ton âge. Qu’est- Cequ'une différence d’un an entre des jeunes filles ?

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28 UNE PERFECTION.

Mais c’est un rêve, un vrai rêve, et je demande une petite part de ton bonheur.

Fais-moi donc connaître Ulrique, par des détails circonstanciés; décris-moi sa taille, ses traits, son caractère, ses goûts; que je puisse, grâce à notre correspondance, partager votre intimité, et qu’elle ne me soit pas inconnue quand elle vous accompagnera à Kermennec. |

Dis-lui qu’elle aura sa chambre au mano, qu’elle trouvera, en Bretagne, une amie.

Non seulement je comprends votre impatience de la voir arriver, mais je la partage, et j'attends avec une hâte fébrile ta première lettre me parlant d'elle.

Le malheureux manchot qui, depuis trente ans, fait ici l’office de facteur, s'étonne, avec une bon- homie qu’il ne me cache pas, de me trouver Sur son passage, à la porte même de la poste.

Il fait quelquefois des façons pour me donner les lettres, car il préfère les apporter à Ker- mennec, une tasse de café solde, chaque matin, l'arrivée du courrier, et, pour tout arranger, je lui ai offert un compromis. |

Il me donne ma lettre, et porte au manoir celles qui sont adressées à maman et à Louis. Il a son café, et tout le monde sont content, comme il le dit en découvrant ce qui lui reste de dents, dans un Sourire qui s'adresse moins à moi qu’au café.

UNE PERFECTION. 29

=

Ta lettre en mains, je m’assieds, quand il fait beau temps, sur un des tas de cailloux de la route; quand il pleut... eh bien, je m'y assieds quand même, et, sous mon parapluie, je fais une première lecture. J'en fais une seconde en rentrant, puis je te lis et relis jusqu'à la lettre suivante.

Tu ne perdras pas autant de temps avec moi; mais aussi, j'ai si peu de choses à te raconter, qu'après t'avoir dit que je t'aime, il me faudrait, Pour continuer ma lettre, te redire encore cette vérité, vieille de seize ans!

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

.. Paris, le 10 mars 18**.

Ah! Charlotte, Charlotte, tu ne te doutes pas de ce qui nous arrive.

C'est une perturbation dans notre vie, un trouble dans notre existence, un prélude de désa- gréments pour moi.

Enfin, n’ouvre pas si grands tes grands yeux noirs, et écoute-moi.

Ma dernière lettre te parlait presque uniquement d'Ulrique, et tu as été témoin des sentiments avec

lesquels nous accueillions son arrivée parmi DOus.

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i

30 UNE PERFECTION.

Nous l'attendions avec impatience, et nous étions tout prêts à nous serrer davantage les uns contre les autres, pour lui faire la part plus large.

Mais aujourd’hui tout est changé.

Il ne s’est cependant presque rien passé en apparence. Papa a seulement reçu une lettre de la tante d’Ulrique, la tante religieuse, qui écrit:

« Vous ne regretterez pas de vous être chargé de la pauvre orpheline; car c’est une perfec- tion... »

Comprends-tu, Charlotte, comprends-tu ma désolation?

Une perfection arrivant chez nous, au milieu des colères d'Amaury, des scènes d'Yvan, des caprices de Noëlle.

Une perfection venant opposer son ordre à notre désordre, sa douceur à nos vivacités, ses qualités sans nombre à nos défauts innombrables!

Puis une idée me vient.

Papa va tout de suite établir entre Ulrique et moi un parallèle, qui ne sera pas en ma faveur.

Et un petit sentiment de jalousie, que Je ne cherche pas à extirper, se glisse au fond de mon cœur.

Charlotte, je dois me rendre cette justice d’avoir parfois essayé de faire mon devoir, de le faire strictement. |

Ces jours-là, je me levais de bonne heure. Je

UNE PERFECTION. 31

passais la matinée à écouter les réclamations de Gorentine pour le ménage, je pressais la cuisi- nière, afin que le déjeuner fût prêt à l'heure, ce qui n'arrive jamais ; sacrifiais, dans la journée, une visite à Hélène pour rester amuser les enfants, et voici comment j'en étais récompensée.

Noëlle, à qui je résistais, pour un caprice impossible à satisfaire, me disait, dans un accès de mauvaise humeur, qu'elle me préférait Coren- tine. |

Papa me faisait prévenir, au dernier moment, qu'il ne rentrerait pas déjeuner, et ma visite domi- ciliaire me faisait ouvrir les yeux sur tant d'abus, Sur tant de désordre, qu’il me faudrait, pour y remédier, une bien grande bonne volonté, à défaut d'un peu d'expérience.

Et le lendemain, découragée du peu de succès de mes courts efforts, je reprenais mes occupa- tions favorites, mes flâneries ; les choses n’en

" Marchaient pas mieux ; mais j'avais la compen-

. Salon de me distraire. «

Ülrique ne va-t-elle pas vouloir essayer de nous transformer, et de régler cette maison dans laquelle j'ai le triste privilège d’être libre?

Nous fûmes si consternés, Amaury et moi, après la réception de la lettre de la tante, que nous montâmes à la salle d'étude, pour nous confier notre désappointement.

a? UNE PERFECTION.

11 se mit à arpenter l'appartement d'un air furieux, en murmurant :

« Quelle tuile! »

Moi, je passai du regard une rapide inspct- tion.

Amaury a sans cesse à la bouche cette maxime de Boileau : « Un beau désordre est un effet de l'art ». Mais il supprime à dessein le mot souveni, dont l’auteur de l'Art poétique a finement fait précéder son vers, et c'est dans la catégorie des exceptions présumées par le poète que doit, sans hésitation, se placer le désordre de notre salle d'étude.

De l'encre partout, Charlotte.

De l’encre sur le plancher, de l'encre sur le tapis de la table, dont on:ne reconnaît plus la couleur, de l’encre sur les chaises.

Par terre, des cahiers déchirés, des livres dont la couverture est absente:

La tapisserie, qui fut bleue, est parsemée de bonshommes et de bonnes femmes. |

On y voit Corentine sous toutes ses faces : Corentine habillant Noëlle; Corentine défendant nos intérêts contre le boulanger qui augmente Son pain; Corentine, le bonnet de travers, se bai- tant avec le charbonnier qui surfaitison prix. :

Pour nous, Corentine se ferait > selon son expression énergique, hacher en petits morceauxs

UNE PERFECTION. 33

Amaury continua sa promenade de long en large, heurtant du pied une arche de Noé, oubliée par Yvan, trébuchant sur un dictionnaire qu'il ne Songeait pas à relever, et répétant de temps en temps : « Quelle tuile! » en se passant la main dans les boucles cendrées qui se hérissaient sur sa tête, puis retombaient tout gracieusement, ce qui lui donnait l'air d’un bon gros mouton en colère.

« [l me faudra faire teindre ce tapis, retapisser cette chambre », dis-je.

Il s'arrêta devant moi.

(Ah çà! j'espère que tu ne penses pas un mot de ce que tu dis.

Comment, pas un mot! mais J'ai bien l’inten- tion de mettre mes projets à exécution.

Si tu veuxte mettre à tout transformer, tu ne ferds rien de bon. D’ailleurs tu n'y arriveras pas.

Et pourquoi? lui demandai-je piquée, car la SusCeptibilité n’est pas le moindre de mes défauts.

Tu n'y arriveras pas, répéta-t-il d’un ton convaincu. Transformer ? allons donc! et quand tu auras fait mettre une tapisserie neuve, quand tu auras acheté un nouveau tapis, et donné une appa- rence d'ordre à ce vieux temple de désordre, NOUS auras-tu changés? M’auras-tu rendu plus Patient, Corentine moins grognon, les enfants moins désagréables ? et toi-même... »

34 UNE PERFECTION.

Ma susceptibilité s'éveillant de nouveau, je le forçai, d'un regard, à à ne pas trop S ’étendre à mon sujet.

Il continua.

Si tu exécutes le moindre changement, nouS sommes perdus. »

Il avait l'air si malheureux, que je lui demandal :

« En quoi sommes-nous perdus?

Ulrique, nous sentant prêts à faire des con- cessions, en profitera pour tenter de nous trans” former, et c'est ce que nous devons éviter à tout prix. Îl nous faut, dès le début, nous montrer ce. que nous sommes réellement, et lui bien faire entendre, par tous les moyens possibles, qu en venant vivre chez nous, elle ne doit pas S ‘attendre à nous dominer.

Tu as peut-être raison, dis-je DenseRe mais comme il eût été plus commode de n avoir pas affaire à une perfection!

Je te l'accorde, et c’est une tuile, une vraie tuile! » conclut-il, comme il avait commencé.

Et nous retombâmes dans nos lamentations, au milieu desquelles nous surprit notre vieux mé- decin. |

Le docteur Corsen est pour nous un ami, et il ne se passe pas de semaine sans que nous le voyions apparaître.

« Ne me désirez pas plus souvent, nous dit-il

UNE PERFECTION. 35

quand nous lui reprochons de ne pas nous venir

voir davantage : ce serait mauvais signe. Mes

.- malades seuls ont le privilège de me voir quoti-

diennement, ce dont ils se passeraient volontiers. » D'après l'heure de son coup de sonnette, je

sais à qui il destine sa visite.

Le matin, il monte tout droit à la nursery, joue

avec les enfants, voit s'ils sont bien portants, et

Sa sollicitude est si grande, que je me suis par-

fois demandé si maman, en s’en allant, ne lui a

Pas confié ses tout petits.

Le soir, vers neuf heures, quand le timbre résonne deux fois, une voix bien connue demander :

Monsieur est-il chez lui? »

Et sur une réponse affirmative, il entre dans le cabinet, je

Dans la journée, sa visite est pour moi.

Je le rejoins dans le salon. er

Il ne s’assied pas, il n'aime pas à s'asseoir. Il me demande « comment cela va », je lui réponds que « cela va bien ». |

« Amaury travaille-t-i] ?

Non, docteur. »

Cette réponse ne varie pas.

« Les enfants sont bien?

Oui, docteur. UT

Et vous? » LS LS

je suis certaine d'entendre

entends causer très tard avec papa.

PS Re

= penbs SE pee, . 1

36 UNE PERFECTION.

Cet « et vous? » ne se rapporte. pas à ma santé, qu'il sait excellente. |

Son regard, qui me scrute, semble vouloir fouiller au fond de mon cœur; il relève, par ue brusque mouvement, la rebelle mèche pris qui, depuis que je le connais, s’obstine à lui tomber dans l’œil droit, et il soupire.

Je devine pourquoi.

11 me trouve si jeune pour être sans mere et | peut-être si peu raisonnable pour la grande tâche qui m'incombe. L

Quand il entra ce matin dans la salle d'étude, guidé par nos voix, il avait un air si bourru, qu'Amaury, le connaissant, s’en inquiéta :

« Vous avez un malade qui vous tourmente, docteur », lui dit-il. |

Comme il sortait de chez les enfants, et ; depuis quelques jours, Noëlle n’est pas très bien, je repris bien vite :

« Vous avez vu Noëlle?

Oui, et je viens justement vous en parler. Cette petite est pâle, elle ne mange pas, elle dort mal, me dit Corentine. |

Elle est en retard pour sa dentition, répondis-je : c’est sans doute ce qui la fatigue.

de le crois; mais c’est un motif suffisant pour l’indisposer gravement. J'avais prescrit l'hygiène. Cette enfant sort peu, ou point.

UNE PERFECTION. 37

Corentine la promène quelquefois.

Oui, quelquefois, quand elle n’a rien de mieux à faire; mais je voudrais voir Noëlle passer ses Journées dehors, quand il fait beau temps.

Pourquoi ne veilles-tu pas à ce que cela soit, Marianne? me demanda Amaury d’un ton

de reproche. A quoi t’occupes-tu donc toute la journée? Si maman était là... »

I va toujours trop loin. Le docteur l’a senti. « Pas de récriminations, a-t-il dit doucement ;

si votre pauvre mère était là, elle vous recom-

manderait avant tout le bon accord.

Mais vous n'êtes pas inquiet de la petite? demandai-je,

Non; tous les enfants passent plus ou moins par ces phases de fatigue et de lassitude; mais veillez de près à Noëlle : il lui faut des soins con- Stants. Je vais vous prescrire un sirop fortifiant, dont vous lui ferez prendre une cuillerée avant

Chaque repas. Donnez-moi ce qu'il faut pour écrire

une ordonnance. »

Tandis que je lui approchais une chaise, Amaury Mi apporta un encrier bizarre : un petit godet de verre, ancré dans une vieille boîte de pastilles de Nafé, percée à cet effet. |

« achetez-vous ces encriers nouveau genre?

demanda le docteur, en trempant sa plume dans 1e godet.

« re UT Ce

- = rt 8 _ ARTE ne Re =

38 UNE PERFECTION.

Je les fabrique, dit Amaury; si vous en dési- rez...

Merci, votre fabrication n'est pas assez solide. »

Il lui avait suffi d'introduire la plume dans le godet, pour le faire basculer, et l'encre se répandit partout.

« Cela ne fait rien, dit Amaury; ma table en a vu bien d’autres. »

Le docteur ne l’écoutait pas.

La tête rejetée en arrière, il inspectait la salle d'étude que je te décrivais tout à l'heure, et ses épais sourcils se rapprochaient.

« Vous êtes émerveillé de l’air rangé de cet appartement », lui dis-je.

Il ne répondit rien.

« Et que penserez-vous alors, reprit vivement Amaury, quand vous saurez que nous venons de prendre la résolution de ne pas remédier à ce désordre?

Que puis-je en penser, si ce n'est que cette louable résolution est digne de vous?

Nous l’avons prise par nécessité, continua Amaury. Nous attendons une cousine.

Eh bien? » dit le docteur, qui ne comprenait pas comment l’arrivée d’une cousine püût nous. réduire à une aussi déplorable extrémité.

Amaury se chargea de le lui expliquer.

UNE PERFECTION. 39.

« Cette cousine, reprit-il, est la fille du frère de papa. Elle à perdu sa grand’mère, qui l'élevait, et elle va venir habiter chez nous. Or nous étions ravis de son arrivée, jusqu'au moment nous avons appris qu’elle est parfaite.

Mais je ne vois rien de désolant à cela », dit le docteur, qui ne put s'empêcher de sourire de l'air déconfit de mon frère.

Amaury lui énuméra les griefs que nous accu- mulons contre la Perfection, et qui nous en font un épouvantail.

« Vraiment », reprit le docteur, qui, sans doute fatigué d’être resté aussi longtemps assis, se leva et s’accouda au dossier de sa chaise, « vraiment, je ne vous reconnais plus. Voilà une jeune fille; car c'est une jeune fille, n’est-ce pas?

Oui; elle a dix-sept ans.

Ëh bien, voilà une jeune fille orpheline, qui perd l'appui qui lui restait. Votre père lui ouvre généreusement sa maison, et au lieu d’être prêts à lui remplacer, autant que possible, les affections disparues, vous êtes à l'avance prévenus contre elle. En vérité, je serais tenté de la plaindre. »

À ce reproche, qui m'était plus directement adressé; car le docteur s'était légèrement tourné de mon côté, je voulus me disculper, et j’exposai, en deux mots, les motifs pour lesquels j'eusse désiré Ulrique moins parfaite.

Dee pr ar

40 UNE PERFECTION.

Je parlai avec feu, et je me sentis des larmes dans la voix, quand j'en arrivai à dévoiler mes craintes au sujet de la comparaison que pourrait faire papa entre nous.

Quand je me tus, le docteur, qui m'avait écoutée avec une attention toute particulière, me dit :

« [l ne faut pas vous tant désoler. Attendez que votre cousine soit arrivée pour la juger. Peut-être que..., peut-être qu'elle. n’est pas aussi parfaite qu'on vous l'écrit. »

Je souris de cette consolation, qui parut satis- faire Amaury, car il s’écria : |

« Au fait, vous avez peut-être raison.

habite-t-clle? me demanda le docteur.

Elle est, en ce moment, à Alger, au couvent de Notre-Dame des Anges. »

I fitun pas vers la porte, et se frappant le front :

« Maudits enfants! avec vos bavardages, vous me faites oublier Noëlle. »

Il me fit, pour la petite, mille recommandations, me détaillant les soins dont je dois l’entourer; puis, Amaury lui ayant apporté un encrier plus pratique que sa boîte de Nafé, il écrivit l’ordon- nance. |

Ensuite il en écrivit une seconde; très courte, la glissa sous enveloppe, et la fit disparaître si rapi- dement dans son portefeuille que je ne pus déchif- frer l’adresse qu'il avait mise.

UNE PERFECTION. k1

Donnerait-il, par hasard, des consultations hors de Paris?

Je vais m'occuper de Noëlle bien assidûment; mais que de difficultés je vais avoir pour lui faire

prendre ses remèdes! Il le faut cependant.

_ Elle a repris sa gaieté; ce n’était qu’un malaise passager, et le bon docteur s’est effrayé à tort, heureusement.

Pour en revenir à Ulrique, nous avons tranché, Amaury et moi, la question de nos rapports avec elle, et nous nous sommes solennellement promis de ne rien changér, ni à nos habitudes, ni à notre caractère, afin qu’elle ne se fasse pas un seul instant l'illusion de pouvoir nous diriger.

Nous attendions les bras ouverts notre cousine Ulrique; mais c'est sur le pied de guerre que nous accueillerons la Perfection.

MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 10 mars 18**.

Ma chère Marianne, Oui, je te plains, et cela du plus profond de mon cœur. Je n’ai connu dans ma vie qu’une seule perfec- tion, et Je désire n’en pas connaître d'autres.

42 UNE PERFECTION.

C'était une vieille dame, qui passait son temps à soigner les malades, à travailler pour les pauvres, et... à se glorifier du bien qu'elle faisait.

Quand j'allais chez elle, elle ne manquait jamais de me demander si je savais coudre.

Note que je savais à peine lire.

« À ton âge, disait-elle, j'habillais tous les enfants de la paroisse. |

Ils devaient alors être bien mal habillés », lui répondis-je un jour exaspérée.

Elle me regarda d’un air doucereux, leva les yeux au ciel, et murmura :

« O sainte Charité! »

Je ne sais si elle entendait le mot charité dans le sens d’aumônes, ou si elle l’appliquait à sa grandeur d'âme de supporter humblement une remarque d’enfant terrible, et je cherchai d'autant moins à sonder sa pensée, que maman me regar- dait avec des yeux qui me promettaient une Cor- rection.

Quand cette dame mourut, ce fut un concert de regrets de la part d’une bande de vieilles.

« Quelle perte! une si bonne âme! une femme aussi remarquable, une perfection! »

Et dans mes prières enfantines je me rappelle avoir tout bas demandé au bon Dieu de me pré- server de la Perfection.

UNE PERFECTION. L3

Tu peux donc deviner la consternation dans laquelle m'a jetée ta lettre.

Puis il m'est venu une idée, suggérée par la remarque du docteur.

Vous n'avez sur Ulrique que l'opinion d’une religieuse qui l’aime, et la juge, par suite, avec une bienveillante partialité.

Qu'est-ce qui vous dit qu’elle ne donne pas bien à la légère ce qualificatif de perfection qui vous inquiète ? | |

= Cramponne-toi à cette planche de salut, la seule quite reste; mais je voudrais bien te voir fixée.

Tu oublies de me dire quand elle arrive.

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 24 mars 18*.

Elle est arrivée, et je suis encore tout aba- sourdie. | |

Je me demande si, en effet, ce n'était pas une aberration de sa tante de la trouver parfaite.

Mais elle est ici depuis si peu de temps, que je n'ose pas encore me former une opinion.

ne sais que penser...

Enfin, les faits t'en diront plus que toutes mes phrases,

ht UNE PERFECTION.

Hier c'est hier qu’elle est arrivée, nous recevons une dépêche, de très bonne heure, le matin.

Papa l’ouvre, et lit devant moi :

« Suis arrivée à Marseille; ai trouvé occasion pour Paris, je serai demain soir à cinq heures

quarante, gare de Lyon. « ULRIQUE. »

Ce télégramme, ayant été expédié au moment de son départ de Marseille, c'est-à-dire dans la - Soirée, ne nous a été distribué que le lendemain, Jour même de son arrivée.

« Elle agit bien cavalièrement, dis-je : elle aurait pu nous avertir plus tôt. Nous aurions eu le temps de nous préparer à la recevoir. »

Papa me regarda d’un air surpris.

« Tu as eu un mois pour t'y préparer, me dit-il froidement, évidemment contrarié de monattitude. C'est sans doute pour m'éviter le voyage de Mar- seille qu’elle ne m'a pas fixé le jour de son arrivée en France... J'ai beaucoup à faire, continua-t-il en boutonnant son pardessus, et pour être à la gare, il me faudra changer l’heure de certains rendez-vous urgents. Je ne rentrerai probable- ment pas déjeuner; mais tiens-toi prête pour cinq heures juste, je passerai te prendre.

Ne revenez pas, c'est inutile, papa. J'ai à

UNE PERFECTION. L5

cette heure ma leçon d'anglais, et je n’irai pas au- devant d'Ulrique.

EÉcris un mot à ton professeur, pour lui donner les motifs qui t'obligent à remettre ta leçon.

Ce mot ne serait pas remis, car Mlle Erkins ‘ommence ses leçons dès le matin et ne rentre que le soir. Il me faut donc l'attendre sous peine de la Susceptibiliser ; je la connais, elle n’admettra aucune excuse. »

En général, je ne me fais pas scrupule de man- quer mes lecons; surtout celle-là.

« C’est bien, dit Papa en prenant son chapeau : Puisqu'il en est ainsi, j'irai seul. »

Je courus chez Amaury,

pour lui communiquer la dépêche.

Il partait pour le lycée, et j'eus tout juste le temps de lui dire :

« Ulrique arrive ce soir.

Quoi, sitôt]

Oui, tu la trouveras ici en rentrant. J’ai refusé d'aller à Ja gare.

Tu as bien fait, il ne faut nous déranger en rien pour elle. Surtout, pas un changement dans la maison.

Sois tranquille! »

. . : . es Êt mon air lui en disait plus long que m

; 2 s inten- Paroles, car il partit très rassuré sur mes tions à l'égard d'Ulrique.

= LR ë Se

46 . UNE PERFECTION.

Restée seule, je fus un peu moins satisfaite de moi. J'avais conscience d’avoir fait de la peine À papa, et de remplir fort mal mes devoirs de maîtresse de maison.

Je fus, toute la journée, nerveuse et irritable. Je pris une déplorable leçon, et quand ma maîtresse fut partie, le moment critique approchant, je me mis au piano. |

Mais, involontairement, je prêtais l'oreille aux bruits du dehors, tantôt metaisant quandije croyais entendre une voiture s'arrêter à la porte, tantôt reprenant frénétiquement une valse étourdissante, pour tîcher au contraire de couvrir tout bruit extérieur.

Au milieu d’un de ces accès de frénésie, je fus

interrompue par un coup de sonnette tellement prolongé que je l’attribuai à un gamin, qui aurait, en passant, tiré malicieusement le bouton de cuivre.

Mais mon erreur fut promptement dissipée. La porte du salon s'ouvrit, et une voix Joyeuse, plus vibrante que douce, s’écria :

« Continue, continue, c’est charmant de faire une entrée triomphale, au son de la musique. »

Je me retournai, et j’entrevis dans l’ombre, car le salon était insuffisamment éclairé, une élégante silhouette de jeune fille. Je n’avais pas eu le temps

.de faire un pas, que deux bras se nouaient autour de mon cou :

UNE PERFECTION. 47

« Bravo! dit papa. Îl n’y a pas besoin de pré-

sentation; vous voilà déjà liées comme deux

vieilles connaissances. Marianne, conduis Ulrique à sa chambre. J'y ai fait porter ses bagages C’est cela, conduis-moi. » |

Elle s'empara d’un candélabre, dont je voulus la débarrasser :

« Permettez-moi », lui dis-je.

Il y eut entre nous une lutte d’un instant, et.

tomme cette fois son visage était en pleine lumière, je vis deux yeux bleus pleins de malice, qui semblaient me défier plus encore que les petites mains crispées au support de bronze.

« Non, non, me dit-elle en refusant de lâcher prise, passe devant. Je veux t'éclairer. »

Je dus céder, et je la précédai au premier étage.

À vrai dire, notre première entrevue ne répon-

dait pas à l’idée que je m'en étais faite.

Je m'étais creusé la tête pour chercher par quelles phrases, ni trop chaleureuses. ni trop froides, je pourrais lui souhaiter la bienvenue car il le fallait.

Je m'étais retracé, en imagination, une petite scène bien correcte, dans laquelle nous nous serions. embrassées du bout des lèvres, et, du

bout des lèvres aussi, assuré du plaisir que nous éprouvions à nous voir.

Etat cn a eds

L8 UNE PERFECTION.

Au lieu de cela, elle prend gaiement possession de la maison, et intervertit les rôles au point que je me sens tout intimidée devant elle.

J'étais aussi étonnée que vexée.

C'est toujours ennuyeux de s’apercevoir qu'on s’est trompé dans ses prévisions.

Puis je m'étais figuré, et non sans fondements, qu’elle était malheureuse de la mort de sa grand’ mère, et j'avais même cru que la perfection de sa nature la porterait à une exagération de sentiments qui nous deviendrait à charge.

Mais je la trouvais gaie, libre d'esprit, et cela me choquait.

Nous arrivâmes à sa chambre.

« C’est ici », dis-je en ouvrant la porte.

Elle entra la première dans cet appartement que j'avais préparé avec tant de soins, mais auquel je n'avais pas jeté un dernier regard, et qui était glacial, car il gelait dehors.

« Il fait froid, me dit-elle en frissonnant. Ne peut-on faire de feu dans cette cheminée? »

Je sonnai pour en donner l'ordre. Ulrique ôta son manteau et son chapeau, et sortant de son porte-monnaie une toute petite clef qu'elle me tendit :

« Ouvre donc ma valise, reprit-elle, et donnc- moi mes pantoufles ; tu les trouveras dans le pre- mier compartiment. »

UNE PERFECTION. . 49

Refuser était difficile, et je lui obéissais machi- nalement, quand Yvan poussa la porte :

« Est-elle là? demanda-t-il. Est-elle arrivée? Amaury voudrait la voir.

On peut me voir. Aujourd’hui à six heures, je suis visible, à l'œil nu, de l'observatoire situé au premier étage de l'hôtel de Saulzac, à Paris. »

Et, planète nouveau genre, elle s’élança sur un pouf, que je n'avais certes pas destiné à lui servir de piédestal.

C'est ainsi qu’elle apparut à Amaury, qui suivit Yvan de très près.

« Regarde-moi bien, lui dit-elle en rlant, et dis-mi si tu me trouves Jolie. » Très embarrassé, Amaury, qui, de sa vie, n’a

fait un compliment, éluda la réponse par une question :

« Et moi, comment me trouvez-vous ?

Trop petit », répondit-elle dédaigneusement, |

en le regardant du haut de son pouf;... « il est vrai

que te voici plus grand que moi », ajouta-t-elle en Sautant à terre.

« est Noëlle ? demanda brusquement Amaury, qui trouvait inutile de prolonger cette singu- _ lière présentation.

Au lieu d’aller la retrouver, enlève donc les Cordes de ma caisse afin que je puisse l'ouvrir. »

Amaury se mit à l’œuvre.

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50 UNE PERFECTION.

« Quelle fumée! dit-il tout à coup d'un ton roguc : on est aveuglé. »

La cheminée, dans laquelle on n'avait pas fait de feu depuis longtemps, manquait de tirage, et le vent repoussait toute la fumée dans la chambre.

« C’est le feu qui ne prend pas, répondit philo- sophiquement Ulrique; souffle-le, Marianne. »

Et me voilà soufflant le feu, et Amaury enlevant les cordes de la malle, tandis qu'Ulrique, prenant Yvan par la main, se faisait conduire chez Noëlle.

Quand elle fut partie, je m’assis sur mes talons, A r'aury sur la malle, et nous croisâmes la même question : |

« Qu’en penses-tu?

Elle est fort sans gêne, dis-je.

Elle me prend pour son domestique.

Et moi pour sa femme de chambre.

Si elle s’imagine que je vais la servir!

Et que je serai constamment à ses ordres!

Oui, si elle s’imaginel!

Oui, si elle croit! »

Et nous nous esquivâmes, laissant le feu et la malle, et si étonnés, si étonnés, que nous n’en élions pas encore revenus quand, une demi-heure plus tard, on annonça le dîner.

J'avais fait mettre mon couvert en face de celui de papa, Amaury était à ma droite, Noëlle à ma

UNE PERFECTION. 51

gauche, Yvan entre papa et Amaury, Par suite, entre papa et Noëlle.

À table, un des plus grands plaisirs de Noëlle est de faire trempinette, ce qui consiste, pour elle, à tremper un biscuit dans du vin sucré.

Jusqu'au moment psychologique le contenu du gobelet est renversé Sur la nappe, la petite se tient si tranquille que nous n'interdisons pas ce Passetemps, qu’à vrai dire maman ne nous a jamais permis, et la présence d’Ulrique ne devant apporter aucune entrave à nos habitudes, bonnes OU mauvaises, dès le commencement du diner je plaçai devant Noëlle le gobelet et Le biscuit.

Ce qui était prévu arriva.

Le gobelet versa, et le robe d'Ulrique.

et Ulrique,

vin se répandit sur la

Une perfection, ou simplement une bonne fille, aurait pas même fait attention à ce petit accident, qui prit avec Ulrique de telles proportions que Papa fut obligé de s’en mêler. | « Tu aurais veiller à Noëlle », me dit-il. Veiller à quoi? ce qui venait d'arriver n’arri- Vait-il pas ConsStamment ?

« Avec les enfants, il faut s'attendre à tout, dis- Je à Uhr

ique. Vous vous habituerez à ces petits ennuis,

n’

de n’en vois

pas la nécessité », me répondit- elle vivement.

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52 UNE PERFECTION.

Et elle força Amaury à changer de place avec elle, ce qui me procure l'ANOEE de son voisi-

nage.

Cette petite scène ne contribua pas à ue le dîner agréable, et nous l'achevions sans autre incident, quand Yvan, qui aurait beaucoup mieux fait de se taire, dit à Ulrique, après l'avoir long- temps regardée :

« Amaury m ’avait dit que tu m 'apporterais un cadeau, et tu ne m'as encore rien donné.

Amaury t'a dit cela? Eh bien, une autre fois, il se mélera de ses affaires et non des miennes. Je ne t'ai rien apporté.

__ Je n’aurai rien », murmura Yvan, qui $ ’en* dormit à la fin du diner, en répétant : «Jen aurai rien, rien ».

Et il s’est réveillé ce matin, en me disant :

« Elle n’est pas gentille cousine Ulrique, elle n’est pas gentille du tout. »

N'’es-tu pas de son avis?

MARIANNE.

_ P.-S. La suite à demain.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 8 avril 18**. La suite, la suite! sais-tu qu’elle est tout au moins originale ta cousine, et comme les per-

UNE PERFECTION. 53

sonnes originales sont rarement ennuyeuses, elle vous distraira.

Mais prenez garde de vous laisser dominer par clle, et, si j'ai un conseil à vous donner, tutoyez- la, Sans cela, il s’établira entre vous une ligne de démarcation tout en sa faveur, et vous aurez l’air de lui accorder un respect auquel vraiment elle n'a aucun droit.

Mais pourquoi, après m'avoir promis la suite pour le lendemain, me laisses-tu quinze longs jours sans nouvelles ?

Chaque matin je me dis : ce sera pour aujour-

d'hui, et chaque soir, cherchant à deviner la cause de ton silence, je me demande si je dois l'attribuer au découragement que tu éprouves en découvrant les perfections d'Ulrique, ou à un état d'abattement moral produit par les étonne- ments sans fin que te réserve peut-être ton incom- préhensible cousine.

: Mets donc vite fin à mes perplexités, et dis-mo tout ce qui se passe. CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 15 avril 18**. Ce qui se passe? tout simplement qu'Ulrique a entrepris de visiter Paris, et que je me vois contrainte de lui servir de chaperon.

PRÈS

+

=) Se es Crete

54 UNE PERFECTION.

Et quelle façon de visiter!

A la course, Charlotte, à la course!

« Dépêchons-nous, me disait-elle, hier, en entrant au musée du Luxembourg, il faut aujour- d'hui aller aux Gobelins.

—— Mais pourquoi te tant presser, tu as le temps de voir Paris à ton aise? (Nous avons suivi ton conseil et nous la tutoyons.)

Qui sait? qui sait? me répondit-elle, il vaut mieux profiter du présent. »

Que veut dire cette phrase? aurait-elle l'inten- tion de nous quitter? quelle chance si c'était! pourtant, à cause de papa, je ne dois pas désirer qu’elle s’en aille.

Je ne lui ai pas demandé d’explications; d’ail- leurs elle était à deux pas de moi, et Corentine avait toutes les peines du monde à nous suivre.

Elle entre dans toutes les églises, visite tous les musées et tous les monuments que nous trou- vons sur notre passage; elle ne prend jamais une voiture, encore moins d'omnibus, parce que cela dérange, dit-elle, ses plans et combinaisons.

Je crois comprendre qu’elle suit l'itinéraire d’une de ses amies d'Algérie, qui est venue dans le temps à Paris.

Nous sortons à neuf heures du matin, nous n€ rentrons que pour l’heure du déjeuner, et nous ressortons de deux à sept.

UNE PERFECTION. 55

Et sais-tu quelle est la récompense qu'Ulrique octroie à ma fatigue ?

Le soir, elle discute avec Amaury, et lui sou- tient que Paris est bien inférieur à Blidah.

Je te demande si la comparaison est à faire!

Je ne dis rien; car je m'’efforce de n’accorder aucune aftention aux appréciations baroques

qu'elle donne, sans rime ni raison, sur toutes |

choses; mais. Amaury, qui prend ses moindres paroles au sérieux, et ne s'aperçoit pas que, plus il s'excite et plus elle est contente, lui répond sur le même ton, et ils sont en lutte ouverte sur tout.

Il lui suffit de dire blanc pour qu’elle dise noir.

Hier, ils se sont tellement enflammés à diner, l'un pour Paris, l’autre pour Blidah, que papa a les calmer, et tout en laissant à Paris sa prio- rité sur toutes les autres villes du monde, il est convenu avec Ulrique de la délicieuse situation de Blidah, cernée dans sa ceinture d'orangers.

« D'ailleurs, a-t-il conclu, l'amour que nous Portons au pays natal lui donne, à nos yeux, une place à part dans l'univers, et le climat d'Algérie prête à Blidah un reflet trop particulièrement attrayant, pour que l’hiver de notre brillant Paris nc paraisse pas bien sombre à Ulrique. J’ai dans ‘it bibliothèque un livre sur la province d'Alger, li pourra vous intéresser. Je le rechercherai.

56 UNE PERFECTION.

Tout de suite, mon oncle, tout de suite », s'est écriée Ulrique.

Et pour lui complaire, papa a lui permettre de bouleverser sa bibliothèque, dont chaque rayon possède au moins deux rangées de livres.

Nous l’avons naturellement suivie dans le cabinet, et la voyant bien décidée à ne nous faire grâce d'aucun rayon, je l’aidai pour aller plus vite. Yvan et Noëlle, ravis de ce désordre, se rou- laient sur le tapis, et papa, qui avait d’abord paru un peu contrarié de notre prise de possession, se mit à rire et à Jouer avec eux.

Mais Ulrique l’interrompait toutes les cinq minutes.

« Voilà une histoire de France de Michelet que Jj'emporte. J'ai toujours eu envie de la lire. Mon oncle, vous devez avoir à me prêter une arith- métique bien simple. Vos livres de mathématiques sont trop compliqués pour moi. »

Toute la bibliothèque fut visitée en vain.

[1 ne restait plus qu'un rayon trop élevé pour que nous y pussions atteindre.

Ulrique se fit apporter un marchepied, et n'y voyant pas de ce poste élevé pour lire l’en- tête des volumes, elle pria Amaury de l’éclairer, ce qu'il faisait, en maugréant, quand un double

Coup de timbre nous annonça la visite du doc- teur.

UNE PERFECTION. 57

Il s'arrêta à la porte du cabinet :

Comment, mon cher, votre sancluaire lui- même est envahi!

Ces enfants ne respectent plus rien, dit papa, moitié riant, moitié fâché.

Et quel estle coupable?

C'est moi », dit Ulrique, du haut de son perchoir.

Le docteur leva la tête.

« Mademoiselle Ulrique, sans doute? »

Ils ne s'étaient pas encore vus.

« Oui, ma nièce, dit papa. Ulrique, le docteur Corsen, »

Ils se serrèrent la main. Puis le docteur se retourna vers Noëlle, qu’il enleva dans ses bras.

« Pourquoi à neuf heures ces enfants ne sont- ils pas couchés?

Est-il déjà si tard? » demanda papa, qui jeta les yeux sur la pendule.

Et tandis qu’il donnait l’ordre de faire dispa- raître les enfants, le docteur me glissa à l'oreille, en me désignant Ulrique :

« Eh bien?

Insupportable, docteur, insupportable.

Comme vous devez être contentel

Contente?

Mais oui, vous craigniez tant une per-

fection.

Cyber ès : LUS

58 ÜNE PERFECTION.

Le voilà », cria triomphalement Ulrique, qui avait enfin trouvé le livre tant cherché.

Elle le lança adroitement au docteur, qui l’at- trapa au vol et refusa de le lui rendre :

« Je le garde, lui dit-il, jusqu'à ce que vous veniez le réclamer chez moi. »

Amaury posa, avec une certaine satisfaction, la lampe qu’il portait à bout de bras.

« On ne fait pas souvent ce cabinet, dit Ulrique en se secouant. Quelle poussière!

Les livres de papa sont sacrés, répondis-je: on n’y touche jamais.

Ferais-tu partie de la Société protectrice des animaux ?

J'ai bien certainement dans la gorge les toiles de quelques-unes de tes protégées, me dit Amaury. Si tu nous faisais servir du thé?

C’est cela, du thé », réclama le docteur.

Nous aurions passé une assez bonne soirée si papa n'avait eu l'air soucieux, et quand nous partîmes après le thé, Ulrique, Amaury et moi, Je l’entendis qui disait au docteur :

« [ls ont mis mon cabinet dans un joli état.

Que voulez-vous, répondait le docteur, quand on a cinq enfants, il faut en subir les con- séquences. »

Je soutins la portière pour écouter la réponse de papa.

UNE PERFECTION. 59

« Ce qui m'étonne, c'est qu'Ulrique ne soit pas plus raisonnable, j'en suis décontenancé. »

Je m’éloignai avec une certaine satisfaction : papa lui-même la trouve insupportable.

Un quart d'heure plus tard, étant entrée fortni- tement dans son cabinet, je le trouvai en singulier tête-à-tête avec le docteur. |

Le coude appuyé sur son bureau, la main droite enfouie dans les cheveux jusqu’au poignet, il paraissait à la fois indécis et mécontent.

Le docteur, debout devant lui, les mains dans les poches, l'air perplexe, me sembla être « dans ses petits souliers »,

« Que veux-tu? me demanda papa en se retour- nant.

Je viens chercher mon dé.

Prends-le vite, et laisse-nous. »

Je m'esquivai, en me sentant suivie par le regard du docteur.

Que se disaient-ils? que pouvaient-ils se dire?

Je trouve à papa un air tout drôle ; 1l est agacé, ennuyé. 11 commence probablement à en avoir assez d’Uirique.

De fait, elle à un caractère si bizarre, qu’elle déjoue absolument tous nos plans, à Amaury et à moi. Nous nous attendions à avoir à combattre la douceur, la mansuétude, la perfection en un mot, et nous la trouvons armée de nos propres armes :

GO UNE PERFECTION.

l'entêtement et le caprice. Nous avons été si suffoqués, notre surprise a été si grande, que nous n'avons pas encore eu la force de résistance, et nous la regardons comme les grenouilles de la fable durent regarder le roi que le ciel leur avait donné. Si je suis libre cet après-midi, c'est qu’elle est allée chez le docteur pour lui réclamer son livre; mais comme elle reste longtemps! Que

peut-il lui raconter? MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 18 avril 18**.

« Qu’as-tu, mignonne? » me demandait hier Louis, qui me voyait toute songeuse après la lecture de ta lettre.

« Je pense à Marianne, soupirai-je.

Que lui arrive-t-il donc de si malheureux?» continua-t-il, tout en fourbissant le tuyau de son fusil de chasse.

Il s'était établi dans la cour; j'étais à la fenêtre de la salle, et nous pouvions causer.

« Louis, tu es bien curieux; tu n’as pas besoin de tout savoir. | |

C'est vrai, me répondit-il philosophique- ment.

Oui, repris-je, tu es bien curieux. Quel

UNE PERFECTION. 61

intérêt peux-tu éprouver à connaître les dissen- sions qui s'élèvent entre Ulrique et Marianne?

Ah! c’est le malheur en question.

C'en estun. Figure-toi..., mais rapproche-toi un peu de la fenêtre, pour m'éviter de parler si haut;.…. figure-toi que cette jeune fille, qu’on disait être parfaite, est insupportable.

Je me le figure, dit Louis sans me regarder, car ses yeux m’eussent sans doute dit clairement : « Si les hommes sont curieux, les femmes sont « bavardes », et mon bavardage satisfaisait trop sa curiosité pour qu’il voulût l’interrompre.

Eh bien, oui, elle est insupportable, écoute... »

Et je lui lus ta lettre; mais dès le début il m'arrêta:

« Assez; je n’y comprends rien. Tu me parles d’une Ulrique que je ne connais de nom que depuis six semaines, raconte-moi toute l’histoire, ou ne me dis rien. »

Ne rien dire était au-dessus de mes forces. Raconter toute l’histoire, c'était faire connaître correspondance; mais Louis est discret, et je n'hésitai pas.

« Viens dans la salle », lui dis-je.

Quelques instants plus tard, assis devant la cheminée, les pieds sur les chenets en fer forgé, il fumait sa pipe, tout en écoutant la lecture de

ne

62 | UNE PERFECTION.

tes lettres. Je débutai par celle qui m'annonçait votre décision de faire venir Ulrique.

Aux passages que je trouvais pathétiques, je

regardais Louis. Il fumait d'un air béat.

J'aurais voulu l'entendre m'interrompre par des : « C’est incroyable, c’est inconcevable, c’est inoui! » mais non.

La nicotine a véritablement des effets funestes. Elle endort ou abrutit les gens les plus cha- leureux. |

Si au lieu de lui parler de vous, j'avais lu à Louis un roman de petites filles, il n'aurait pas fumé plus pacifiquement. |

« Hein! lui dis-je quand j’eus achevé. Est-ce assez peu de chance!

En quoi? Si Mlle Ulrique a des défauts, elle a du moins une qualité. |

Nomme-la-moi.

Celle de ne pas être parfaite.

C'est vrai, dis-je en inclinant affirmative- ment la tête. |

Et vous n'êtes pas logiques. Puisque vous étiez dans une telle désolation quand on vous l’a

dépeinte comme une perfection, vous devriez vous

. Téjouir de la voir ce qu'elle est.

Mais il y aurait pu avoir un juste milieu. » Il secoua les cendres de sa pipe.

« se trouve le juste milieu?

|

‘UNE PERFECTION. : . 63.

En toi, dis-je. Tu es vif et gai, et cependant

lu n'es ni emporté, ni colère; tu es bon et géné-

reux; mais tu as le discernement nécessaire pour savoir faire le bien en temps opportun, et de la façon la meilleure. Tu es brave... et instincti- vement Je touchai du doigt le ruban rouge qu'il a rapporté de Ha-noï, tu es brave, et cependant tu as abandonné la vie de péril et de gloire qui te plaisait, pour venir te confiner à Kermennec, sacrifiant, pour nous, l'existence que tu avais choisie. u

Allons, en voilà suffisamment sur mon Compte », me dit-il en fronçant sévèrement ses sourcils blonds.

Je me tus, craignant de l'avoir mécontenté, car il déteste toute allusion à sa démission; mais toMmme son mécontentement ne dure jamais, il me tendit la main : | : (Tope là, et comme réparation, promets-moi de me lire, en partie, les lettres de Marianne. Elle m'intéresse, votre Perfection. »

J'ai promis; mais tu connais Louis; notre secret sera bien gardé.

Je voulais seulement t’avertir que je lui lirai les Passages de tes lettres qui concerneront Ulrique.

Cela l'amuse, et je n’y vois pas d’inconvénients.

CHARLOTTE.

Gi «< UNE PERFECTION.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 3 mai 18**.

Qu'importe, en effet, que Louis sache ce que je pense d'Ulrique? Si j'étais près de vous, Je n€ vous le cacherais pas, et je n’ai à prendre avec elle aucun ménagement.

Je suis encore sous la mauvaise impression de notre journée de dimanche.

Papa nous avait promis de nous conduire à Ville-d'Avray, chez une des anciennes amies de ma grand mère. |

I] avait fait beau temps toute la matinée, mais, vers une heure, au moment nous allions partir; le ciel s’assombrit soudain.

J'avais mis, pour cette promenade, une robe en drap gris assez pâle.

Quand Amaury vit ma toilette, il me fit tourner. et retourner en tous sens, m'’admira, et finale- ment me demanda, d’un air innocent, Si c'était à l'intention de René que j'avais fait tous ces frais.

René est le petit-fils de Mme de Sainçaÿ- C’est un jeune homme indéfiniment long : il a de grandes jambes, de grands bras, un grand nez. Tout est en longueur chez ce pauvre René, qui

_ paraît avoir été tiré comme un bâton de gul-

mauve.

th

Je CS S RE ERREUR El Re ne ER ù .. : RES &

UNE PERFECTION. 65

Par exemple, c'est un garçon modèle, un petit- lils parfait. Il est doué d'une intelligence supé- rieure qui, secondée par une énergique volonté au travail, le fait noter d’une façon remarquable dans tous ses examens.

Il se destine au barreau et fait son droit.

Il ne lui manque. que la parole, comme le dit une chanson que chante Amaury. Il paraît qu'il gagne énormément quand il parle; car il a un son de voix charmant. | |

C'est un don dont il nous fait très peu jouir, étant fort timide. Quand il songera à se marier, 02 pourra le faire parler derrière une porte.

Le charme de sa voix gagnera peut-être la jeune fille dont il pensera à faire sa femme, sans oser le lui dire en face.

Mais vais-je prendre ces idées ?

Si je te parle de René, c’est pour te dire que je ne cherche nullement à faire sa conquête. |

ÜUlrique, qui avait entendu la phrase d'Amaury, demanda tout de suite des renseignements sur lui. | « Demande-les à Marianne, lui répondit Amaury. Le verrons-nous aujourd’hui?

Elle l'espère bien.

Cette toilette aurait-elle des intentions?

Peux-tu en douter?

Si vous laissiez René tranquille! » dis-je, en ()

G6 UNE PERFECTION.

jetant dans la glace un dernier regard à ma toi-

lette.

Mais la curiosité d'Ulrique était éveillée, et Amaury dut répondre à mille questions.

Papa nous appela, par bonheur, ce qui mit in à cette conversation, qui me faisait bouillir intérieurement.

« Avez-vous des parapluies ? nous demanda-t-il en ouvrant la porte. Le temps menace de se gâter.

Il fera beau, dis-je; mon ombrelle me suf- fira. » |

Ulrique prit un caoutchouc et un parapluie.

La prédiction de papa se réalisa : à mi-chemir de la gare, nous fûmes pris par une aversé qui, en un instant, me transperça.

« Dans quel état es-tu, ma fille! me dit papa. Tu fais froid avec ta toilette de printemps.

Mais, papa, nous sommes en printemps; répondis-je.

—_ Quel joli spécimen de votre printemps de Trance! » dit Ulrique, qui, bien enveloppée dans son caoutchouc, bien abritée sous son parapluie, pcrsonnifiait l'Hiver.

Mal garantie par le parapluie que je partageais avec Amaury, j’arrivai à la gare toute trempée.

Nous montâmes dans un compartiment vide, dont nous primes chacun un coin. Amaury n€

UNE PERFECTION. 67 cessait de me lancer des coups d'œil de commisé- ration, et il murmurait :

« C'est ficheux, tout de même, à cause de René. »

Les yeux d’Ulrique, pétillants de malice, sem- blaient me dire :

« Gare à René! »

Et la bonne entente qui existait entre eux me

Contrariait plus encore que les railleries dont J'étais l'objet.

Je devrais pourtant savoir qu'Amaury est tou- jours du côté, sinon du plus fort, ce qui serait Une preuve de lâcheté, du moins du plus taquin, Ce qui prouve son enfantillage, et il me faudra m'accoutumer à le voir souvent, sur ce point, d'accord avec Ulrique.

Aussi est-ce sur elle que serait tombée ma mau- vaise humeur, si le bouclier de gaieté dont elle se fait une cuirasse n’arrêtait toujours les traits que _ ie suis tentée de lui décocher.

Le moyen de remettre à sa place une jeune fille qui vous regarde en riant, et que l’on sent plus forte que soi ? Car, au contraire de René, elle a une langue fort bien aiguisée.

Les nuages qui s'étaient amoncelés sur Paris, et qui avaient déclaré la guerre à ma robe grise, en S’épanchant en une pluie peu bienfaisante pour ce qui me concernait, firent le même trajet que

68 UNE PERFECTION.

notre train et s'arrétèrent avec nous à Ville- d'Avray.

Nous fûmes donc forcés de prendre une voi- ture, pour nous faire conduire chez Mme de Sainçay.

Nous sonnâmes, personne ne vint; nous caril- lonnîmes, et nous allions partir, désolés d’avoir fait le voyage inutilement, quand René vint nous ouvrir.

Il s’excusa de nous avoir laissés aussi long- temps à la porte; il ignorait l’absence des domes- tiques; il était au bout du jardin, et ne nous avait pas entendus tout d’abord...

« Peut-on voir votre grand’mère ? demanda papa; coupant court à ses excuses. |

_—_ Certainement, elle va être très heureus vous voir. »

Il nous introduisit dans le salon et disparut, pour aller prévenir sa grand'mère.

Le salon de Mme de Sainçay a Un cachet antique, solennel.

Les meubles de velours rouge sont rangés de chaque côté de la cheminée, et il semble qu'en détruire la symétrie serait commettre une profa- nation.

e de

Une table ovale, en acajou, recouverte d'un marbre blanc, supporte deux ou trois livres qu'on ne doit jamais entr'ouvrir.

UNE PERFECTION. 69

La pendule, qui a sonné les belles heures du

bon vieux temps, est maintenant perpétuellement arrêtée. . |

Mais l'aspect suranné de cet appartement changea soudain, quand parut Mme de Sainçay.

C'est la plus charmante et la plus aimable vieille femme que je connaisse.

Ses yeux, si bleus sous ses cheveux tout blancs, font penser à des myosotis qui se cacheraient Sous la neige, et la bonté, l’affabilité qui se déga- gent de toute sa personne lui attirent le respect et la confiance.

Elle nous sourit à tous, d’un de ces beaux sou- rires qui rajeunissent les visages les plus ridés, et se tournant vers Ulrique, dont elle savait l’ar- rivée parmi nous :

«Voilà donc l'enfant de ce pauvre Constant. Que Vous me rappelez votre grand’mère, jeune fille! »

Je regardai Ulrique.

T'ai-je jamais fait son portrait?

Si je t'ai parlé de ses yeux brillants et vifs, de Son ton animé, de son joyeux sourire, tu ne peux

te faire une idée de la jeune fille qui présentait

son front aux lèvres de Mme de Sainçay.

Son regard était doux. Au léger plissement du coin de sa bouche je crus deviner une émotion qu'aurait amenée l'évocation du nom vénéré de son 1 père.

70 UNE PERFECTION.

Mais cette émotion fut passagère, oh! très pas- sagère ; car un moment plus tard la même bouche souriait ironiquement en voyant Amaury recevoir à son tour, comme un petit enfant, le baiser de notre vieille amie, et le même regard me narguait, en se dirigeant tour à tour de la porte, qui ne s'ouvrait pas pour livrer passage à René, à ma toilette qui tranchait sur le velours rouge d'un fauteuil.

« Peine perdue, me murmura-t-elle à l'oreille. Tu l'as intimidé, il ne viendra pas. »

Mais au même moment, Mme de Sainçay, qui causait avec papa, Se tourna vers Amaury :

« Mon cher enfant, veuillez donc appeler René: vous excuserez Sa toilette, continua- t-elle, en s'adressant à Ulrique; il passe à jar- diner sa journée de dimanche, et vous le sur- prenez au milieu de son occupation préférée.

__ Mais nous l'avons vu, répondit Ulrique; il nous a lui-même ouvert la porte. Seulement il s'est sauvé.» |

Amaury exécuta l’ordre de Mme de Sainçay; et i revint au bout de peu de temps, avec René qui avait fait une toilette... « digne de moi », me souffla Ulrique quand nous remontämes en voiture ; après une longue visite que j'avais passée sur les épines.

La pluie nous prit à Saint-Lazare, et ne nous

UNE PERFECTION. 71 faussa pas compagnie jusqu'à la maison, j'ar- rivai avec un soupir de satisfaction.

Amaury, très gentiment, a eu un mot de condo- léance pour ma toilette.

Ulrique est sortie toute sèche de dessous son caoutchouc, et ne m'a pas même accordé un resard de pitié.

MaRIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 10 mai 18**.

Ma chère Marianne,

Tes lettres, qui me navrent, ont le don de mettre Louis en gaieté.

Il rit de bon cœur de vos discussions, et assure qu'Ulrique vous fera le caractère.

Mais tu t'occupes trop de ta cousine, tu ne me parles absolument que d'elle.

« Ulrique a fait ceci; Ulrique a dit cela; clle a refusé telle chose; elle a pris telle figure. »

Il n'est plus qu’incidemment question dans tes lettres d'Amaury et des enfants; tu ne prononces plus le nom de ton amie Hélène.

Toutes tes pensées sont concentrées sur ta cou- sine. Tu t'en rendras malade.

De grâce, ne m’en parle plus. Tu m'entends! Je

72 UNE PERFECTION.

te défends, ne m'en parle plus, et r gne-toi à vivre avec elle.

Ah! Marianne, que sont ces contrariétés, Ces vexations, en regard des vraies tristesses ?

La disposition d' esprit dans laquelle je me trouve, me fait juger ta lettre sous un jour tout autre que si je l'avais lue avec mon insouciance ordinaire.

Je suis impressionnée au plus haut point par la mort de Marie-Nonne, notre petite fermière, qui avait exactement mon âge.

Elle a été malade tout l'hiver, une fièvre lente la consumait, et elle s’est éteinte sans avoir donné d’inquiétudes plus grandes. Elle est morte sans secousses.

Je l'avais vue la veille, et je lui avais promis de lui apporter les premières marguerites écloses sur la pelouse du manoir.

J'avais fait ma cueillette, et je me rendais un matin à la ferme, quand j'aperçus son père qui Se dirigeait vers le bourg. Cela me parut anormal.

A cette heure, François était ordinairement aux champs.

Ma première pensée fut de courir l'interroger; ma seconde, de rebrousser chemin et de retourner äau manoir, pour retarder le moment | 'appren-

drais un malheur que je pressentais, sans savoir pourquoi.

UNE PERFECTION. 73

Mais, chassant ces idées noires que j'attribuai à une fâcheuse disposition d'esprit, je continuai ma route, |

Cependant, plus j'approchais et plus ma tris- tesse augmentait.

Je me rappelai que Marie-Nonne était plus faible depuis quelque temps, et qu’elle répondait toujours à mOn : aurevoir, par un adieu plein de mélancolie.

Puis je crus voir, de loin, vaciller une lueur Sinistre à travers les petites vitres carrées de la fenêtre de la ferme.

Pourquoi ces cierges allumés en plein jour?

Mon cœur battait à se rompre quand je poussai h barrière de la cour; mais je ne songeais plus à rélourner en arrière. J’avançais, n’espérant plus, ét Serrant plus fortement ces fleurs, qui ne de-

vaient pas amener un sourire sur le visage de

celle qui me les avait demandées.

Le petit Yan, le frère de Marie-Nonne, courut au-devant de moi.

« Viens la voir, me dit-il en breton, viens la voir, elle est au ciel. »

Oh! mes pressentiments!

« Elle est bien jolie, continua Yan en m’en- traînant vers la ferme. Elle dort et elle a les mains croisées, comme cela. »

[ lâcha ma robe qu’il avait saisie, joignit les mains et ferma les yeux.

74 UNE PERFECTION.

Et moi, qui ne m'étais jamais trouvée en pré- sence de la mort, j'entrai, le cœur gros de larmes, mais sans appréhension.

Ah! Marianne! Yan m'avait dit qu’elle parais- sait dormir. Pourquoi donc alors tout ce qu'il y a en moi de jeunesse, de santé et de force reçut- il un choc terrible?

Marie-Nonne était étendue sur son lit, blanche comme la neige, et plus froide que la glace, inerte, sans souffle.

Oh! non, la mort ne ressemble pas au som- meil. |

C'est la rigidité, et non la grâce.

Je m'’approchai pourtant, afin de déposer, Sur le lit, ma charge de fleurs, et puis je sortis, en courant, voulant fuir ce spectacle.

Mais ce que je ne peux fuir, ce que je ne veux pas fuir, ce sont les pensées sérieuses qui m'ont assaillie, et auprès desquelles je trouve si mesquins les riens qui t’occupent.

Marianne, ne compte pas les grains de pous- sière de la route, ne t'aigrit pas au contact d'Ulrique, supporte gaiement tous tes petits Cn- nuis, en songeant que la vie est trop grave pour qu’on s’absorbe dans les infinies petites choses.

| CHARLOTTE.

UNE PERFECTION. 75

Marianne à Charlotte.

Paris, le 25 mai 18**,

Tes conseils sont fort bons, Charlotte; mais je voudrais te voir à ma place, et tu saurais que les infinis petits désagréments ont leur poids.

Tu traites mes ennuis bien à la légère; mais puisque tu trouves que je m'occupe trop d'Ulrique, je ne t'en dirai plus un mot.

Cela me sera d’autant plus facile que depuis deux jours l'étoile s’éclipse volontairement. Elle pense probablement connaître Paris à fond, et elle ne bouge plus. Nous la voyons même à peine, car elle ne quitte pas sa chambre.

Hier elle a refusé de sortir avec moi : aussi en ai-je profité pour aller chez Hélène, que j'ai très Peu vue depuis qu’Ulrique est à la maison.

J'espérais pouvoir me décharger un peu le Cœur avec elle; mais je l’ai trouvée avec deux ou trois amies, et la conversation, à laquelle j'ai dû, faute de compétence, rester étrangère, n’a roulé que sur le monde, les fêtes, les toilettes.

Comme leurs sourires cachaient de petites Jalousies ! que de demi-mots, pour tenter de ternir l'éclat de telle reine du bal de la veille!

Elles m'ont paru insipides, jouant le rôle de femmes du monde avant d’en avoir seulementl'âge!

76 UNE PERFECTION.

Hélène elle-même est complètement grisée par ses succès.

C'est avec soulagement que j'ai vu arriver l'heure du départ.

« Pensez à moi ce soir, m'a dit Hélène en me reconduisant. Vers dix heures je passerai SOUS vos fenêtres, pour me rendre chez la marquise de Larbe. Malgré la saison avancée, elle inaugure ses salons, à l’occasion d’un retour de noces. La soirée sera féerique, dit-on.

Oui, oui, Hélène, je penserai à VOUS. ?

Je n'y ai pas manqué.

Si elle a levé la tête, en passant devant la maison, elle a pu me voir derrière les carreaux de ma chambre, cherchant à reconnaïitre, parmi les voitures qui se croisaient, l'attelage bai de Mme de Linière.

J'ai cru l’apercevoir, et je me suis mise place d'Hélène, je me suis vue assise dans coupé, en robe de bal, le cœur palpitant d'émo- tion; je me suis vue entrant dans les salons bril- lamment éclairés; entourée, fêtée. |

C’est un plaisir que je ne connaïtrai qu'en rêves. :

J'ai quitté la fenêtre, et, comme la solitude me pesait, je suis allée dans le cabinet de papa, Ulrique élit domicile tous les soirs. |

Elle empêche papa de travailler, et je suis sûre;

à la

e .

- UNE PERFECTION. F7

bien qu'ilne le montre pas, qu’il en est fort mécon-

tent. N’a-t-elle pas imaginé de changer, à sa commodité, l’ameublement de la pièce ? elle y a même fait apporter une table à jeu, et le soir, elle fait avec Amaury d’interminables parties de tric- trac. Quel bruit agaçant que celui des jetons sur l'échiquier!

Cela me donne la. migraine; mais je ne le dis pas à Ulrique, car ce serait une raison pour elle de faire une partie de plus. Le seul avantage est que cela retient Amaury à la maison; mais Ulrique pourrait bien penser un peu à moi, et se demander si je ne préférerais pas causer.

Elle n’est pas aimable; nos relations auraient pu cependant être bien agréables, si elle l'avait voulu. Elle ne comprend donc pas que j'ai parfois des moments de tristesse et qu'elle aurait pu être

mOn amie, et me remonter ? MaRïANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le juin 18*. |

Ma chère Marianne,

Tu comences ta lettre dans les meilleures intentions du monde, et tu la termines de la façon la plus surprenante, en m'annonçant que tu

78 UNE PERFECTION.

regrettes de ne pas avoir Ulrique comme amie |

Je m'attendais si peu à ce final que j'en ai été toute déconfite.

Ma figure m'a trahie; car maman ma demandé si tu m'annonçais une mauvaise nouvelle.

« Non, maman, ai-je répondu; il ne s’agit que d'Ulrique. » :

Louis, qui frisait sa moustache devant la fenê- tre, sans avoir l'air d'écouter, se retourna, et me dit :

« Viens-tu faire un tour? nous avons une heure devant nous avant le déjeuner.

Je veux bien », lui répondis-je, en faisant disparaître ta lettre dans ma poche.

Nous marchîmes côte à côte pendant un quart d'heure, dans un silence absolu.

De temps en temps, Louis risquait une phrase qui n’obtenait pas de réponse, une remarqué à laquelle je ne donnais aucune réplique.

[l finit par s’en apercevoir.

« Est-ce la lettre de Marianne qui te préoc- cupe ainsi? » me demanda-t-il.

11 mourait d'envie d’en connaître le contenu, je la lui tendis, et il la lut d'un bout à l’autre, en souriant.

« Elle en deviendra folle avec sa Perfection, me dit-il, en me la rendant. |

Sa quoi?

UNE PERFECTION. 79

Sa Perfection. »

Je me bouchai les oreilles.

« Ne prononce pas ce mot, il m'’écorche je tympan.

Je voudrais être caché dans un trou de sou- ris pour la voir à l'œuvre, continua-til sans tenir compte de mon air courroucé.

Tu n'en verrais pas plus de ton trou de souris que ce que Marianne nous raconte; elle est très franche, Marianne. »

J'étais tout à fait fâchée contre lui ; il ne parais- sait pas s’en apercevoir, et il continua :

« Elle peut toujours se vanter de vous trotter en tête et d'alimenter votre correspondance... Tiens! »

Nous avions descendu le sentier qui mène au vallon, et nous nous trouvions devant le moulin à eau.

Ce moulin, sans meunier depuis un demi-siècle, appartient à un Parisien qui a fait construire, sur l'emplacement de la vieille bâtisse, un pavillon qu'il vient occuper pendant la saison de la chasse.

C'est un voisin Sauvage et misanthrope, qui lient une place effacée dans notre vie; mais il vient Consciencieusement, chaque année, faire en Bretagne l'ouverture de la chasse, et l’exclama- tion de Louis. provenait de ce qu'il avait aperçu, Se bajançant à la grille d’entrée, une pancarte

80 UNE PERFECTION.

annonçant aux rares passants que « le pavillon et ses dépendances sont présentement à vendre ou à louer ». |

La fantaisie nous vint de le visiter; mais, les clefs se trouvant ainsi que l'annonce la pan- carte à Quimper, chez maître Kemeneur, notaire, nous dûmes nous contenter de visiter les dépendances, qui se composent du moulin en ruine et d'un jardin en fricne.

« Je crois, dis-je en contournant en tous sens la maison d'habitation, à la recherche d’une issue introuvable, je crois que le propriétaire n'aura pas de peine à se défaire de ce pavillon. Îl est très pittoresque. Ne trouves-tu pas ?

Si, et il pourra tenter un amateur de soli- tude.

_— Deviens-tu sauvage! Je ne désire pas avoir pour voisins des ermites, et si je connaissais maître Kemeneur, je l'engagerais à bien choisir les futurs habitants de la maison du moulin. Les châteaux des environs se dépeuplent l'hiver, etil scrait fort agréable d’avoir, en toutes saisons, UN aimable voisinage.

Te voilà à cheval sur ton imagination. Tu vois déjà le pavillon habité. Allons, viens. »

Nous ressortimes comme nous étions entrés: an io Eu passage dans la haïë qui

jardin; mais, avant de m'éloigner, Je Jetai

UNE PERFECTION. 81

un dernier regard au pavillon, dont le toit rouge disparaissait à demi sous la verdure.

« Si tu l’achetais, Louis; dis-je, frappée d’une idée subite, ce serait une succursale du manoir, et je m'y réfugierais… quand...

Quand je te contrarierais ?

C'est cela. Achète-la, veux-tu ?

Mais si je l’achète, nous n’aurons pas de voisins.

C’est vrai. »

Je ne sais pourquoi Je te raconte toutes ces banalités.

Peut-être est-ce dans le but de te faire oublier Ulrique.

C'est elle qu’il faudrait enfermer dans la maison du moulin, avec une vieille duègne. Vous en seriez débarrassés. : n’y aurait qu’une objection : sa prison serait beaucoup trop jolie. | CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte. Paris, le x juillet 18%. Ma chère Charlotte, st J'ai à t'entretenir aujourd’hui d'un sujet, sinott plus agréable que celui d'Ulrique, du moins plus sérieux he

6

4

82 UNE PERFECTION.

Amaury est refusé à son baccalauréat pour la

troisième fois.

[1 avait tant de confiance en lui-même qu'il

m'en avait donné, ct je ne doutais pas de sa réussite. Aussi le coup n’en est-il que plus rude.

C'était lundi l'examen. |

On devait connaître l'admissibilité mardi matin, et Amaury m'avait dit :

« Attends-moi à la fenêtre, vers onze heures. Si je suis refusé, tu me verras arriver le chapeau sur la tête; si je suis reçu, du bout de la rue, je te ferai des signaux. »

A l'heure convenue, et même longtemps à l'avance, car j'étais sur les épines, Je m'étais

postée à la fenêtre, avec Ulrique, qui, je dois

lui rendre cette justice, a pris à notre déception plus de part que je ne l'aurais cru. |

C'est elle qui la première a aperçu Amaury; et son air désolé, en m’annonçant qu’il avait son chapeau sur la tête, me frappa, même en CE moment de grande préoccupation.

Nous courûmes lui ouvrir la porte :

« Pauvre garçon! lui dit Ulrique en lui tendant

les deux mains, dans un élan affectueux, qui parut

le toucher prodigieusement. Tu nous apportés donc une mauvaise nouvelle? » Bien mauvaise, en effet. Il était refusé.

*

=

er 2m)

UNE PERFECTION. 83

C'est le devoir de littérature qui l'a perdu. Le Sujet, nous a-t.il dit, sortait du programme.

Cette raison n’a Pas été admise Par papa, qui a

reçu Amaury d’une façon, oh! mais d'une façon!

je ne l'ai jamais VU aussi mécontent. Ce qui, je crois, l’a le plus irrité, c’est la décla- Tation d’Amaury qu'il ne rentrera plus au lycée, et qu'à dix-huit ans il s'engagera.

J'ai fait tout ce que j'ai pu pour le détourner de cette idée. | * d’ai évoqué le Souvenir de Maman, j'ai parlé de la joie qu'aurait Papa s'il travaillait.

Mais il m'a à peine écoutée.

J'étais déjà assez triste et ennu besoin du surcroît de trac Noëlle. Elle était d’une hu Voulait pas me quitter.

yée, sans avoir aSseries que me donnait meur MasSSacrante, el ne

Elle est dans une Mauvaise phase de santé ; elle à Sans cesse des accès de fièvre qui l’afai- blissent.

Au milieu de tout cela arrive Hélène. Elle tombait mal.

À mes yeux rougis, elle vit que j'avais pleuré;

elle m'en demanda la cause, et je lui annoncçai l'échec d'Amaury

« Cela vous étonne, ma chère, me dit-elle, mais cela n’étonnera nullement ses professeurs. II pas- sait ses Soirées sur le boulevard, nous l'avons

84 UNE PERFECTION.

rencontré bien des fois, et ce n’est pas le moyen de se faire recevoir. »

Je me rappelai qu'Amaury donnait comme pré- texte, à ses sorties du soir, des répétitions qu'il allait soi-disant prendre chez un camarade; mais je ne dis rien.

« À propos d'examens, continua Hélène, vous connaissez beaucoup René de Sainçay, n'est-ce pas? il vient d'être reçu avec boules blanches à sa dernière année de droit. On le dit très remar- quable; mais c'est un vrai loup, on ne le voit pas dans le monde.

_ Vous pardonneriez donc à Amaury d'être refusé, s’il vous avait fait danser tout l'hiver? »

Elle se mit à rire, et nous avons parlé d’autres choses; mais ma pensée ne quittait pas Amaury.

Quand Hélène fut partie, je cherchai Ulrique que j'avais à peine vue depuis le matin; je lui savais gré de la bonne amitié avec laquelle elle avait accueilli Amaury, et je voulais la rejoindre.

Corentine me dit qu’elle était dans Sa chambre, avec Noëlle, qui m'avait demandée à grands cris, etne s'était calmée que sur une promesse très alléchante d'Ulrique.

J’entrai chez elle, et que vis-je? Noëlle qui tenait dns ses bras une fameuse poupée négresse; à laquelle Ulrique tient tant que, malgré les prières de la petite, elle n'avait jamais voulu la lui prêter

UNE PERFECTION. 85

« Regarde, me cria-t-elle en Courant à moi, Ülrique m'a donné la poupée. »

Mais dans sa précipitation à me la montrer, elle se heurta contre un fauteuil, roula par terre, étla poupée se brisa en mille morceaux. Crai- gnant le mécontentement de ma cousine » Je Poussai un cri : « Ja poupée! » auquel répondit un cri d'Ulrique : « Noëlle! »

Elle releva la petite, et quand elle se fut assurée qu'elle n'avait eu que la peur pour tout mal, elle me dit, me YOÿant essayer, mais en vain, de rac- Corder les morceaux de la pauvre poupée :

« Laisse cela, ce n’est qu'un petit malheur. Prie Corentine de venir enlever ces débris. »

En somme, c’est une bonne fille, et si elle le voulait, nous pourrions nous entendre.

Mais c’est son malheureux caractère qui la gâte.

Comme si elle Voulait se rattraper de son Moment de complaisance et de gentillesse, elle est plus désagréable que jamais.

Notre maison est bien dans le moment : papa n'adresse plus la parole à Amaury; les enfants Sont fatigués et grognons ; de plus, la chaleur est Venue, c’est sans doute ce qui m'irrite et me rend Pcrveuse. Tous nous avons besoin d’un change- ment d'air et de milieu, Je vais demander à papa de fixer la date de notre départ pour Kermennec.

MaRIANNE.

86 UNE PERFECTION.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 8 juillet 18**.

Ma chère Marianne,

C'est cela, arrivez-nous.

Je ne vois pas d’autre moyen de vous remettre tous. |

Louis admet parfaitement le mécontentement de mon oncle au sujet d'Amaury, et, ce qui m'étonne, il n’approuve pas l'engagement.

Une armée recrutée parmi les paresseux ne donnerait, dit-il, aucune sécurité, et on ne peut compter sur la discipline de jeunes gen$ qui com- mencent par refuser de se soumettre à leur père.

Il a peut-être raison; :1 doit même avoir raison. Amène-lui Amaury; je Suis certaine qu'il arrivera à vaincre sa répugnance pour le travail.

Je suis folle de joie à la pensée de vous voir sous peu, et jamais préparatifs de réception n'ont été faits avec autant de bonheur.

Je n’ai laissé à personne Île soin de s'occuper de ta chambre.

Quant à Ulrique, elle ne sera Pas mal Îles lois de l'hospitalité nous l’interdisent, mais elle sera loin de nous... la chambre bleue, tu sais, dans le quartier de maman, la maison de devant...

UNE PERFECTION. 87

Pour toi je. déménage, et je nous mets toutes deux dans une grande chambre nous pour- ons Causer, sans crainte d’être interrompues par Ülrique.

D'ailleurs nous lui cacherons le chemin de notre nid, et elle se perdra dans le dédalc des corridors.

Puis nous aurons bien des cachettes : la forêt, les bois, |

Nous nous promènerons Partout... sans elle, J'ai contre ta cousine les projets les plus féroces. Je ne veux pas qu'elle gâte notre intimité, et si elle essaye de vouloir en faire à sa tête, Je la remet- trai poliment à sa place,

Louis est le seul à l'attendre avec quelque im-

Patience.

Je vois très bien qu'il a hâte de la connaitre; quant à moi, elle m'est tellement indifférente, que je désirerais bien ne pas la voir vous suivre.

La maison du moulin n’est pas encore louée ; l'été s’avance Cependant. Dis donc à ton vieux docteur, qui voit tant de monde, de nous envoyer quelqu'un de ses plus agréables clients.

| CHARLOTTE,

S8 UNE PERFECTION.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 11 juillet 18**.

Oh! quelles heures nous venons de passer auprès de Noëlle, qui a été mourante! Des mo- ments comme ceux-là comptent doubles dans la vie.

Et justement papa était absent.

Je venais de m’endormir, hier au soir, quand Corentine est entrée dans ma chambre, en me criant :

« Venez vite, Noëlle est très mal. »

Je trouvai la petite les yeux hagards, les traits convulsionnés, toute raide, et je ne pus que Me jeter en sanglotant auprès de son lit. Amaury et Corentine perdaient la tête, comme moi, et, en

attendant le médecin, nous entourions Noëlle, ne

sachant que lui faire, quand Ulrique, réveillée par nos cris, vint s'enquérir de ce qui se passait.

Elle nous écarta tous du lit, se pencha sur Noëlle, et se retournant vers Corentine :

« Mais cette enfant a une convulsion. Allumez vite du feu, et préparez un bain de pieds bouil- lant. »

Son calme, sa décision nous donnèrent du courage; agir était ce qui pouvait en ce moment

;

UNE PERFECTION. | 89 nous faire le plus de bien, et involontairement soulagés, nous l'aidâmes, Amaury et moi, à soi- gner la petite jusqu’à l’arrivée du docteur, qui IPprouva tout ce que nous avions fait.

Il a passé avec nous le reste de la nuit, et ne NOUS à rassurés que ce matin.

Quand il nous a dit : « Elle est hors de danger », ous nous sommes embrassés, Amaury, Ulrique et moi. Ayant partagé la même inquiétude, nous éprouvions le besoin de nous réjouir ensemble ; d'ailleurs je ressentais pour ma cousine une vraie reconnaissance de ce qu’elle avait fait. Elle était P'eSque aussi contente que nous. Elle aime beau- coup Noëlle vraiment, et il me faudra, à cause de Cela, lui pardonner bien des choses.

Papa arrive ce soir. Il trouvera Noëlle bien changée; mais nous n'avons plus une inquiétude. Inutile de me répondre. Nous vous arriverons SOUS très peu de jours.

MARIANNE.

Marianne à Charlotte. Paris, le 15 juillet 18**.

Ma chère Charlotte,

Cette lettre va t'apporter une telle déception, que je remettais de jour en jour pour te l'écrire;

90 UNE PERFECTION.

mais il me faut prendre mon courage à deux mains; car papa prévient ma tante que Noëlle sera, cet _été, le seul représentant des Saulzac à Ker- mennec.

Chut! ne te plains pas, ne murmure pas. J'ai pris seule la résolution héroïque de rester à Paris, ne m'ôte pas mon courage par des reproches qui, venant de toi, me seraient si sensibles, et ne tente pas d’ébranler une résolution bâtie sur une base si fragile que la seule pensée de ta peine la ferait vaciller. |

Dès le retour de papa, je lui ai demandé à quelle époque nous partirions pour la campagne. Il était debout devant sa bibliothèque, feuilletant un livre, quand je le dérangeai.

Il se retourna :

« Partir pour Kermennec? mais je n'y songe plus ; nos projets de vacances sont renversés par ‘échec d'Amaury. »

Je ne pus en croire mes oreilles.

« Oh! papal mais en punissant Amaury, vous nous punissez tous. Et ma tante qui nous attend, et Charlotte qui ne vit que dansla pensée de nous revoir! Elle m’écrit que nos chambres sont prêtes. Depuis trois ans nous ne sommes pas allés en | Bretagne; nous devons à ma tante, qui ne voyagC | jamais, de lui conduire Noëlle... et puis pour Noëlle, papa, songez au bien que lui fera la cam-

. hi

UNE PERFECTION. 91

pagne. Elle est encore bien délicate; nous la ramênerions tout autre, »

Papa s'était remis à feuilleter son livre; mais je voyais qu'il m'écoutait, et que mon plaidoyer tombait dans une oreille bien disposée en ma faveur, ce qui me donna plus de courage pour continuer :

« Les mois d'été à Paris sont malsains ;... quant à Amaury, il ne travaillera guère pendant les Vacances, et sera mieux en Bretagne qu'ici. »

Papa ferma brusquement son livre, ce qui me Couba la parole. |

« Qu'il soit pas question d’Amaury, me dit-il, je le garderai près de moi et tenterai de le faire travailler, Mais tu as raison, je ne puis vous re- tenir à cause de lui, prépare donc tout pour votre Voyage ; la semaine prochaine, je vous conduirai à Kermennec, Ulrique, les enfants et toi.

Pas Amaury? hasardai-je de nouveau timi- dement.

Non, c’est entendu; je viendrai le retrouver au bout de trois jours, le temps de vous remettre à bon port. |

Ah! papa, voilà nos vacances manquées ; loin de vous et d'Amaury, je ne jouirai de rien.

Veux-tu me-fairc croire que tu ne peux vivre Sans nous? me dit-il en souriant. Allons, pense à Noëlle et à Charlotte. » |

92 UNE PERFECTION.

C’est bien votre pensée qui me rendit ma gaieté, et il s'y mêla bientôt une joie toute personnelle à l'idée de ce voyage. |

Notre départ fut fixé au mercredi c'eût été demain et je terminais une des dernières malles, quand Yvan m'arriva tout troublé, tenant une poupée sans tête.

« Elle a dit qu’elle ne viendrait pas à Ker- mennec, m'annonça=t-il.

Qui cela? demandai-je distraitement, croyant qu’il s'agissait de la poupée. |

Ulrique, me répondit-il, en se rapprochant, eten me parlant tout bas. Je lui ai demandé si elle n'avait pas de place dans sa malle pour mettre cette poupée, que je veux porter à Charlotte, et elle m’a répondu qu’elle n’avait pas de malle, et qu'elle n’irait pas à Kermennec.

Tu as mal compris.

Mais non, mais non. »

Bien que persuadée qu'il avait mal interprété les paroles d'Ulrique, je fus assez tourmentée de ce qu'il m'avait dit pour désirer en avoir le cœur net. J’allai donc chez ma cousine, et je lui posai ma question.

« C’est vrai. Je ne désire pas du tout aller à la campagne, me répondit-elle. .

_ Qu'importe que tu le désires ou non, puisque papa a décidé notre départ. Avec qui resteras-tu?

="

UNE PERFECTION. . 93

Avec mon oncle et Amaury.

Ulrique, lui dis-je un peu vertement, je ne puis, ou plutôt papà ne peut Supporter que nous agissions ainsi chacun à notre guise. »

Elle m’interrompit :

« Pourquoi donc? Tu désires aller à Kermennec, vas-y, je ne te retiens pas; je préfère rester à Paris, n’y vois pas d’inconvénients. L'indépen- dance est la meilleure des choses. »

J'aurais ne rien dire.

Elle sait chacun libre à la maison, et je ne pou- vais pas seulement songer à lui faire ordonner Par papa de nous accompagner ; mais très froissée de son formel refus de ne pas plus se soumettre à mes caprices qu’elle ne voulait me contraindre de me soumettre aux siens, je suis sortie de mon caractère, et je lui ai répondu sur le même ton.

Ah! elle en a appris Sur ce que je pense d'elle!

Je ne lui ai pas caché combien Je la trouve

insupportable, et je lui ai dit que je suis enchantée qu'elle ne nous accompagne pas; mais que tu seras encore plus enchantée que moi.

Je lui ai ditton appréhension de la voir arriver, ton peu de désir de la connaître.

Je me mets rarement en colère ; mais quand

J'y Suis, cela va tout seul, et les paroles coulaient de source.

94 UNE PERFECTION.

Un moment, j'ai presque regretté : c'est quand J'ai parlé de toi.

Elle est devenue très pâle, et elle m'a dit :

« Ainsi tu m'as fait connaître à ta cousine Char- lotte?

Oui, et sous un jour qui lui ôte l'envie de te connaître davantage. »

Elle a détourné la tête, j'ai vu qu’elle était tout attristée, et pleine de regrets de ma boutade, qui m'avait entraînée trop loin.

« Ulrique, ai-je commencé, je ne t’aurais pas dit tout cela si tu ne m'avais poussée à bout.

Je préfère le savoir, m'’a-t-elle répondu. Ce qui m'étonne, c'est que tu n’aies pas accueilli avec plus d’empressement ma résolution de rester à Paris, puisque ma présence à Kermennec devait vous importuner si fort.

Tu ne connais pas Charlotte, ai-je repris pour tâcher de pallier ce que je venais de dire, car j'avais un vrai remords. Elle eût été incapable de ne pas te faire un accueil aussi franc que cordial. _ Mais elle se réjouira de n'avoir pas cette peine. Oh! du reste, dis-lui bien que ce n’est nullement pour Jui être agréable que je ne vais Pas en Bretagne, et que la satisfaction que je lui donne est involontaire de ma part. »

Bien qu'elle m'ait dit ces paroles d’un ton dégagé, j'y ai démélé une nuance de tristesse,

UNE PERFECTION, : 95

qui m'a fait penser qu'elle attache à ton Opinion une certaine importance.

En la quittant, je me suis réfugiée dans ma chambre, j'ai repassé notre discussion, et j'en ai profité Pour faire un retour complet sur moi- même. |

Ce changement d'Ulrique, qui renonce aujour- d'hui, sans une raison, Voyage qui paraissait Jusqu'ici lui Sourire, m'est un exemple de l’in- Convénient qui existe À ne suivre que ses Caprices.

Pour ma part, Je ne veux plus continuer à le faire, et le seul moyen de me donner, aux yeux de Une certaine dignité, c’est

d'appuyer désormais mes actes sur le bon sens et la raison.

M

duite que je venais de me tracer, il me fallait

ble de déserter la maison et de délaisser Amaury, au moment il avait le . Plus besoin de conseils et d'encouragements?

D'un autre Côté, n'était-ce PaS aussi un devoir Pour moi de .songer à Ja Santé de Noëlle? ne devais-je PAS tout faire Pour la fortilier, et l'air de la CaMpagne n’était-il pas le meilleur des for- tifiants Conseillés par le docteur?

Îl me fut facile de me convaincre de la néces-

96 UNE PERFECTION.

sité du voyage. Cependant je résolus, pour me donner, près d'Ulrique, un prétexte valable, d'aller consulter le docteur, d'autant plus décidée à renoncer au départ, s’il ne le croyait pas utile, que j'étais assurée du désir qu'il avait d'éviter à Noëlle un été à Paris.

Je me fis conduire chez lui par Gorentine, qui devait venir me reprendre au bout d'une heure; mais je fis chez le docteur une station plus longue que je ne me le figurais.

Ne m’étant pas nommée, je fus introduite dans le salon d'attente, et me dissimulant derrière une draperie, j'attendis mon tour, en examinant Îles personnes qui m’entouraient.

Elles étaient nombreuses : gens de tous les âges, de toutes les conditions, depuis l'ouvrier transformé dans sa redingote trop courte de taille, dans son faux col empesé, jusqu'à la jeune femme élégante qui, assise devant la table cou- verte de journaux, expliquait à sa fille les gra- vures d’une Revue. |

Mais l'enfant, un délicieux bébé de trois ans, ne l’écouta pas longtemps. |

Cela ne l’amusait sans doute pas, ces gravures noires et sombres, qu’elle trouvait beaucoup moins jolies que celles de ses livres d'images:

Elle promena ses grands yeux sur chacun, étonnée de voir tant de monde dans ce salon, et

UNE PERFECTION. 97

les ramenant vers sa mère, elle demanda d'une voix instinctivement basse, mais si distincte que tous l’entendirent : |

_ Pourquoi donc tousse-t-elle, maman, la dame en bonnet, et Pourquoi la: petite fille a-t-elle un bandeau vert sur les yeux? »

La dame en bonnet était une pauvre jeune fille qui était entrée peu d'instants après moi, et qui s'était assise timidement au bout du salon. Sa toux incessante troublait seule le silence qui avait jusque-là régné dans la pièce. | . La petite fille au bandeau pouvait avoir dix ans, elle se serrait contre son père, l’ouvrier à redin- 80te, qui, pour la tenir plus près de lui, avait passé son bras autour de sa taille,

Il leva les Jeux vers l'enfant qui avait parlé, et les abaissa sur sa fille.

Entre les deux fillettes, la COMparaison était certes en faveur de la jolie petite qu'étonnait si fort le bandeau vert. Elle paraissait bien por- lante, et je me demandais Pour quelle cause elle Se trouvait dans ce salon de médecin, quand elle glissa des genoux de sa mère, si vivement que la jeune femme n'avait Pu prévoir ce mouvement.

Mais elle ne Pouvait aller loin.

Assise sur le tapis, elle tendait ses petits bras, afin d’être relevée, et je compris qu’elle était infirme, ét qu'il lui était interdit de s'échapper

7

98 UNE PERFECTION.

des bras matcrnels, qui remplaçaient, pour un moment, la voiture de malade ou le lit de repos.

Je me sentis remuée par toutes ces douleurs, et raffermie dans ma résolution de prendre doréna- vant la vie par son côté sérieux.

Trop longtemps j'avais été insoucieuse, me laissant conduire par ces mêmes caprices que je déplorais chez Ulrique.

Ce voyage en Bretagne lui-même, étant données les conditions présentes, n’était-il pas bien dérai- sonnable, et la santé de Noëlle n’était-elle pas un prétexte sous lequel se dérobait mon extrême désir de partir?

Alors il me vint une idée; tout ne pourrait-il pas s'arranger? Ne pourrais-je envoyer Noëlle à Kermennec, avec Corentine, et rester à la mai- son ?... Mais je la repoussai comme une tentalion, à laquelle je craignais de céder.

Cependant le temps s’écoulait.

Le tour de la jeune femme était venu, l'ouvrier et sa fille étaient partis depuis longtemps, il ne resta bientôt plus dans le salon que la jeune poi- trinaire et moi.

Bien que je fusse arrivée avant elle, je Jui cédai mon tour, et vingt minutes plus tard | "étais introduite dans le cabinet le docteur, grave Comme je ne l'avais jamais vu, me ne un fau- teuil, en s’inclinant. |

UNE PERFECTION. 99

« Je vois que vous ne me reconnaissez pas, lui _ dis-je en relevant mon voile

Comment, ma chère enfant, vous ici!

J'ai à vous parler; mais avant, dites-moi, docteur, cette jeune fille qui m'a précédée... ?

Elle sera Morte avant l'automne.

Cette jeune femme et sa fille. ?

L'opération sera tentée pour l'enfant, rac- Courcissement d’une Jambe,.…, cas très grave.

Etl’autre enfant, celle qui souffre des yeux... ? Un mal sans remède.

°

Oh! docteur, comme vous voyez des mi- sères! » m'écriai-je, en joignant involontaire- ment les mains.

Il secoua sa tête grise.

« Je suis à même en effet de sonder bien des blessures. de toutes sortes, ajouta-t-il en sou- riant doucement. De quelle nature sont celles que Vous Venez me découvrir? » |

Il s'accouda à Son bureau, et attendit... une Confidence. | |

Je la lui fis Sans détour, lui disant notre projet de départ, notre Joie d'aller à Kermennec, et la subite résolution d'Ulrique, qui était venue me donner à réfléchir; puis mon indécision, en me trouvant aux Prises avec deux devoirs différents : Amaury et Noëlle.

Aussi, quand Je lui demanda catégoriquement

$

100 UNE PERFECTION.

s'il était urgent pour Noëlle de partir, savait-il parfaitement le prix que j'attachais à sa réponse?

Il me regarda en face.

« Urgent, non; mais très utile. Ne voyez-vous pas le moyen de tout concilier?

__ Je le vois depuis une heure; mais c'est dur », répondis-je en baissant la tête; car la pensée qui m'avait saisie dans le salon m'importunait de nou- veau, comme ces mouches qui bourdonnent l'été au-dessus de nos têtes, et que nous ne pouvons chasser. « Allons, c’est fait,.… Je resterai à Paris, et j'enverrai Noëlle en Bretagne.

Voilà qui est très bien », me dit le docteur, en me tendant les deux mains.

J'y mis une des miennes, un peu tremblante.

« Ah! si Ulrique se doutait que je puise ma pauvre petite raison dans l'unique désir de contre” balancer ses caprices, dis-je. Nous sommes loin de notre Perfection, docteur. |

Mais pas si loin, me répondit-il ; seulement c'est vous, Marianne l'étourdie, qui allez devenir parfaite.

Par opposition, peut-être.

Qu'importe? »

Je quittai le docteur; son temps est compté. D'ailleurs j'avais hâte d'informer papa de ma

résolution. Je me rendis tout de suite à S0n cabinet :

UNE PERFECTION. 101

« Eh bien, me demanda-t-il, tout est-il prêt, aS-tu écrit à ta tante ? |

Non, papa, et je viens vous demander de le faire vous-même, car J'ai réfléchi: je n'irai pas à Kermennec.

Tu n'iras pas à Kermennec? et Noëlle, et Charlotte ? |

Charlotte se résignera comme moi, et Noëlle la consolera. J'ai consulté le docteur, l'air de la Campagne est nécessaire Pour la petite, et nous l'enverrons en Bretagne, avec Corentine. :

Peux-tu me dire, ma fille, ce qui t'a fait Prendre cette décision? »

Il vit que j'avais les larmes aux yeux, et il M'attira à côté de lui sur un petit divan.

« Marianne, qu'as-tu ? que se passe-t-il? »

de lui racontai tout ce que je viens de te dire :

{ Oh! papa, n’êtes-vous PaS content de me 8arder, lui dis-je en terminant et sans Jui laisser le temps de parler. Que seriez-vous devenu sans Votre petite Marianne?

Mon enfant, deux mois passent vite : je nc VEUX pas accepter ton Sacrifice.

Et vous préférez me renvoyer? »

Il me serra longuement sur sa poitrine, et mur- Mura le nom de Maman, si bas que je le devinai sur ses lèvres plutôt que je ne l’entendis.

Maman resterait, dis-je en m'eflorçant de

102 UNE PERFECTION.

paraître gaie. Elle ne partait jamais sans VOUS, ct s’il lui avait fallu laisser son petit Amaury... ?

Papa était vaincu, et moi réconfortée par joie de me garder près de lui.

11 me le cachait, mais cette séparation lui coû- tait beaucoup. |

Quant aux autres membres de la famille, ils ont pris d’une façon différente ce changement de projets.

Amaury en aurait été enchanté sans la pensée de ce que pourrait dire Ulrique.

« Elle croira que tu restes à cause d'elle et s’en réjouira », m'a-t-il dit.

Mais nous avons été vite rassurés à cet égard; elle n’a manifesté ni satisfaction ni ennui quand Yvan, qui défait sa malle (ne lui en veux pas) avec autant d’entrain qu'il en avait mis à la faire, lui a annoncé que Noëlle seule partira.

Son indifférence pour nos faits et gestes éclate en cette circonstance.

Je m’en réjouis, car il m’eût été pénible d’avoir à lui donner mes raisons pour ce changement.

Papa écrit à ta mère, et quand nous aurons sa réponse, nous vous enverrons Noëlle.

Charlotte, j'avais bien besoin de te voir, mais la partie la plus lourde de mon sacrifice est la pensée de la peine que je vais te causer:

MaRIANNE.

UNE PERFECTION, 103

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 20 juillet 18**.

Ma chère Marianne,

Ta résolution est héroïque, sublime, magnifi= que, tout ce que tu voudras: mais elle a sa source dans un caprice d'Ulrique, que je n’oublierai jamais.

Si elle était venue à Kermennec, tu n'aurais pas eu la pensée de rester à Paris, et J'aimerais mieux Subir dix Ulrique que de me passer de toi.

Je ne lui pardonnerai pas, tu entends, je ne lui pardonnerai pas d’avoir refusé de t'accompagner; Mais n’appuyons pas sur ce sujet.

J'ai assez pleuré depuis hier, et le bon point que te donne Louis ne m'a pas consolée du tout.

J'ai même failli avoir avec mon frère ma pre- mière querelle. |

En revenant de Quimper, nous avions passé la matinée, nous avons trouvé le courrier, et j'emportais ta lettre dans ma chambre, pour la savourer à mon aise, quand Je fus clouée sur le seuil de la salle par une exclamation de maman :

« Une lettre de votre oncle; il me dit que Marianne ne nous viendra pas. Il nous annonce Seulement Noëlle. »

104 UNE PERFECTION.

Louis me regarda par-dessus le journal dont il venait de déchirer la bande.

Je me rapprochai.

« Vous dites? maman, oh! ce n’est pas pos- sible.

__ C'est malheureusement vrai, ma chérie; il n'y a que quelques lignes trop explicites. »

Elle me tendit la lettre de ton père; mais j'avais les yeux pleins de larmes. Je ne pus la lire.

Louis s'en empara, la lut à haute voix, et Je compris que vous ne viendriez pas à cause d'Amaury, que tu te montrais assez raisonnable pour renoncer à ce voyage;...je n'en entendis pas davantage, et je m'échappai dans le bois, sans d’autres spectateurs que les chênes centenaires; qui ont été les témoins de mes joies et de mes chagrins d'enfant, j’éclatai en sanglots, pleurant le beau rêve de réunion que je caressais depuis si longtemps. |

Je marchais en foulant, sans les voir, les fleurs qui émaillaient la mousse, et Je ne songeais guère à rivaliser avec les fauvettes, qu'en général je ne laisse pas chanter seules.

Chère forêt! encore peu de jours et j'espérais la parcourir avec toi. Nous aurions revu ensemble tous les recoins aimés de notre enfance,

Je comptais tant sur ta présence!

Qui sait si à l'époque nous nous y promè-

| “a |

UNE PERFECTION. 105

nerions de nouveau toutes deux, nous n’aurions pas des papillotes d'argent et des rides ?

Qui sait seulement si nous nous y promènerions Jamais ?

Mon chagrin était extrême, comme l'avait été

la joie de mon attente, et de même que le soleil,

les arbres et les oiseaux me redisaient depuis le printemps : « Elle sera bientôt », de même ces oiseaux, ces arbres et ce même soleil me nar- guaient, et me murmuraient à l'oreille : « Elle ne viendra pas. »

« Mais pourquoi ne viendra-t-elle pas? » me demandai-je soudain.

Le prétexte d'Amaury ne me semblait pas plausible, Pardonne-moi; car je doutais de ta raison, et Je Soupçonnais là-dessous un tour d'Ulrique. |

J'ouvris ta lettre, qui était restée cachetée, au fond de ma poche, et Je la lus avidement.

Quand j'arrivai au Passage Yvan t’annonce qu'Ulrique renonce à son voyage, je fus prise d'une sourde colère.

« C’est elle, toujours elle! m'écriai-je tout haut. |

Elle, qui? demanda près de moi la voix de Louis. Charlotte, je te cherche depuis une heure, Maman se demande ce que tu es devenue. Que signifie cette fugue ?

106 UNE PERFECTION.

_— Ah! Louis, j'ai tant de chagrin, j'étais si heureuse de les voir, et sans cette Ulrique!.…

Puis-je lire? » me demanda-t-il en me mon- trant ta lettre.

Je la lui tendis.

« L'as-tu achevée? me dit-il en me la rendant.

Non.

__ Eh bien, lis-la maintenant que tu €$ plus calme, et tu verras qu'il y à plutôt lieu de féliciter Marianne que de blâmer sa cousine. Elle se montre fort raisonnable, et je lui vote un optime.

__ Tu ne regrettes donc pas de voir leur voyage manqué ? » m'écriai-je outrée, car SOn optime tom- bait sur mon chagrin comme de l'huile sur du feu.

Il me regarda avec ses yeux de capitaine.

Mais tu ne sais peut-être pas ce que j'appelle ses yeux de capitaine.

J'ai toujours eu pour Louis une affection très respectueuse qui, dans mon enfance, se nuançait d’un peu de crainte.

Quand il était à Saint-Cyr ou en garnison, il suffisait à maman de me menacer de lui écrire mes espiègleries, pour faire rentrer dans l’ordre mes idées rebelles. |

Quand il était près de nous, si j'étais méchante, ses yeux calmes et bons s’animaient d’un reflet qui me faisait dire : « Louis a des yeux de saint- cyrien »,et ce regard, devant Jequel je cédais tou-

UNE PERFECTION. 107

jours, changea de nom selon les grades, sans _ perdre leur pouvoir d'intimidation. .

Les yeux du Capitaine, à vrai dire, me font moins peur que ceux du saint-cyrien; mais ils ont une certaine puissance qui m'oblige à baisser pavillon.

Selon ma docile coutume, j'ai donc pris une figure contrite, et Louis m'a dit :

« Allons, écris à Marianne qu'elle agit très sagement, et ne la désole Pas par ta tristesse. Puis il ne faut Pas faire trop mauvaise figure à la petite Noëlle : sans cela tu l'effaroucheras, ce qui l'aliénerait le cœur de Marianne. »

La pensée de Noëlle me console un peu; mais pas beaucoup; car, enfin, j'aurais pu vous avoir tous. .

Puisque tu as tant de raison, Marianne, tu devrais bien m’en passer un peu.

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 29 juillet 18**,

Ma chère Charlotte, La chaleur est torride, Les gens que l’on rencontre dans la rue ont l'air de s'être fourvoyés dans une fournaise, et de chercher le moyen d'en sortir, |

108 UNE PERFECTION.

Le moyen pour nous serait bien simple : courir à la gare, prendre un billet, et nous envoler vers la Bretagne, oubliant tout ce qui est leçons, exa- mens, macadam brûlant. |

J'ai eu le cœur bien gros en voyant partir papa; Noëlle et Corentine, et quand, trois jours plus tard, papa nous est revenu, après Vous avoir con- duit Noëlle, il m'a fallu faire un effort sur moi- même, pour entendre, sans pleurer, le récit de son séjour chez vous.

J'ai hâte de voir cette période de vacances terminée. |

Tant que je pressentirai la fraîcheur de vos bois et les charmes de l'été sous vos ombrages, je me sentirai emprisonnée dans ce Paris.

Ah! je l’accomplis de bien mauvaise grâce, MON pauvre sacrifice.

Je cache mes regrets cependant, surtout à Ulrique, dans la crainte de l'entendre me poser cette question que je veux éviter à tout prix :

« Pourquoi n’es-tu pas allée à Kermennec? »

Elle aime la chaleur, et elle jouit de cette tem” pérature tropicale, du moins elle le dit; mais Je suis sûre qu’elle y met de la malice, me voyant aspirer après un changement de temps.

Ele s’est organisé une vie d'été tout à fait agréable.

Elle sort, le matin, avant la chaleur, av66

:

_— da Pis mm Some

UNE PERFECTION. 109

Flavie, la femme de chambre, et elle s'enferme toute la journée chez elle.

Nous avons été longtemps avant de savoir ce

qu'elle y faisait, et malgré la garde active que nous montions à sa porte, nous ne serions pas arrivés à découvrir son Occupation, si elle n’avait été obligée de la dévoiler. * J’entrais inopinément dans sa chambre, espé- rant la surprendre... Bah! j'entendais un frou- frou-de papier; une armoire se fermait,... mais je ne voyais rien.

Amaury l'appelait brusquement du corridor. Elle passait la tête à sa porte d’un air narquois: mais lui refermait la porte au nez s'il faisait mine d'entrer dans la chambre.

L'ayant surprise plusieurs fois une plume à la ain, nous en avions conclu qu’elle écrivait beau-

Coup, et nous l’avions Soupçonnée de faire ses Mémoires,

m

Notre Soupçon prit plus de consistance quand OUS apprimes, par hasard, qu'elle venait de faire provision de papier, et Amaury entama, à la première OCCasion, une charge à fond de train Sontre les femmes auteurs.

Mais elle fulmina tant avec lui, abonda tellement dans son sens, qu'à moins de l’accuser d'hypo- crisie, le seul défaut que nous ne lui reconnais- : SONS pas, il nous a fallu abandonner notre idée.

110 UNE PERFECTION.

Voyant notre curiosité éveillée, elle sc faisait un malin plaisir de l’aiguillonner; cependant nous avions peu de chance de la satisfaire, et nous nous considérions déjà comme vaincus quand, dimanche matin, nous eûmes la visite de René. Il nous vient souvent maintenant; il devient plus sociable et cause beaucoup, surtout avec Ulrique, qui l’émoustille.

Je trouve qu'il gagne physiquement; son nez est positivement moins long.

Dès qu'Ulrique reconnut sa voix dans l'anti- chambre, elle accourut, et lui cria :

« Que je suis contente de vous voir! vous allez me sortir d’embarras. »

Mais Amaury surgit : « Qu'est-ce qui t'em- barrasse ? » demanda-t-il, prenant la balle au bond, et espérant avoir la clef de ses mystérieuses occupations.

Sans lui répondre, Ulrique introduisit René dans le cabinet de papa; mais nous les y sui- vimes, décidés, pour surprendre le secret, à ne pas les quitter plus que leur ombre.

Ce ne fut qu’au moment René se leva pour partir, qu'Ulrique se décida à parler :

« Mon oncle, dit-elle à papa, j'ai envie deprendre des leçons de littérature, m’y autorisez-vous?

Papa sourit tristement :

«& Il m'arrive trop rarement d'avoir à donner

UNE PERFECTION. 111

des autorisations de ce genre Pour me mettre à l'encontre de ton dessein.

J'ai pensé, continua Ulrique, à demander à Monsieur René s’il ne connaît pas un bon pro- fesseur.

Je puis vous adresser à celui que j'avais, répondit René; c’est un vieux savant, recomman- dable sous tous les rapports.

Quel est son nom ?

M. Tourmen.

Donnez-moi son adresse, dit papa, je verrai à m'occuper de la chose. »

René partit après nous avoir fait ses adieux, car il va passer ses vacances en Suisse. Avant de com- mencer ses excursions, il ira Ro sa grand’ mère en province, elle passera à la campagne le temps de son absence.

« C’est trouvé, me dit Amaury quand nous fûmes seuls ; elle préparait ses futures leçons. »

Comme elle n’y va pas de main morte, ce n’est pas deux ou trois fois par semaine que vient M. Tourmen, c’est tous les jours, et elle travaille à force.

Cela finit par être ennuyeux de la voir ainsi à la tâche ; on ne peut la sortir de ses leçons.

J'aime mieux cependant être privée de sa pré- sence que de la voir en discussion avec Amaury, comme avant-hier.

112 UNE PERFECTION.

Elle avait imaginé, par cette chaleur, de faire des sucres d'orge à la fleur d'oranger, et elle mettait pour cela tout le monde à contribution.

Amaury pilait les amandes; la cuisinière sur- veillait le feu; elle avait voulu me donner je ne sais quelle attribution que j'avais refusée, et, du petit salon, dont j'avais laissé la porte ouverte pour avoir un peu de fraîcheur, j'assistais aux péripéties culinaires.

« Ulrique, dit tout à coup Yvan, qui, assis devant un marbre huilé, attendait impatiemment le moment le sirop viendrait s’y congeler, quand je serai soldat, tu me feras du sucre d'orge, n’est- ce pas?

Tu ne seras pas soldat, lui répondit Ulrique.

Si, si, insista Yvan; je m'engageral, COMME Amaury veut le faire. C'est très beau d'être soldat; on a un sac, un fusil, on va à la guerre, et on est blessé comme le vieil invalide, tu gais, le vieil invalide qui n’a plus qu’un bras.

_— Bravo! s’écria Amaury. C'est très bien, Yvan. Tu seras un vaillant petit soldat. :

Pourquoi ne serait-il pas un vaillant officier ? demanda Ulrique.

Allons done, il y a toujours trop de con- currents pour Saint-Cyr, tandis qu'on 5€ fait tirer l'oreille pour être soldat. Ne lui enlève pas £a vocution.

UNE PERFECTION. 113

Voyons, Amaury, sois franc : s'engagc-t-on, en général, par vocation ou par paresse? » Bien qu'indirecte, l’allusion était piquante, et

Ulrique ne veut Pas que je sois soldat, cela me Sera égal d’être officier. » |

Mes deux champions se regardèrent en riant, et leur querelle S'éteignit d'elle-même autour de la table de cuisine où, de compagnie avec Yvan, ils vidèrent gaiement une assiette de sucre d'orge.

Ce sont deux enfants. Les discussions entre- tiennent leur amitié. |

Comment pourrait-il en être autrement ? tout le mérite est du Côté d’Amaury : il n’a pas de lancune, et s’il arrive à Ülrique de lui faire une Petite avance, il l'accepte avec reconnaissance ét passe l'éponge sur leurs anciennes querelles.

Il a consenti à l'aider à faire des recherches Pour un devoir de littérature qu’elle avait à faire. Ils l'ont discuté toute une soirée, et comme les idées naissent Souvent de la discussion, ils ont trouvé sur ce Sujet aride tant de points intéres- Sants à développer, qu'Amaury a été pris du désir de faire ce devoir; mais le professeur, auquel il la Soumis, l’a trouvé incomparablement inférieur à celui de notre cousine, |

114 UNE PERFECTION.

« Te tienstu pour battu? lui a demandé Ulrique. .

__ Pas encore. Le nouveau sujet me plaît, je vais le tenter, et nous verrons.

Oui, nous verrons! »

Ils se sont mesurés du regard.

Amaury a trouvé une émule, et il est d'autant plus piqué au Jeu que cette émule est une Jeune fille, et que cette jeune fille est Ulrique.

Embrasse Noëlle pour moi, et parle-lui de sa grande sœur, afin qu’elle ne l'oublie pas.

. MARIANNE.

P.-S. T'ai-je dit que j'ai parlé au docteur de la maison du moulin, en le priant de fairé de la propagande parmi ses cents?

Il s’est passé la main dans la barbe, et m'a dit, d’un ton bizarre : |

« Il vous faut quelqu'un de gentil, d'aimable. Je verrai cela. »

Ma commission est faite. Je te souhaite une

bande d’agréables voisins.

UNE PERFECTION. 115

Charlotte à Marianne.

Kermennee, le 6 août 18**.

Mais c’est un amour que ta petite Noëlle, Marianne, et je serais bien ingrate de ne pas trouver une compensation dans sa présence.

Que ne peux-tu la voir courant avec les petits fermiers, venant avec moi donner à manger aux poulets, et prenant à la distribution des aumônes, le samedi, une part qui n’est pas la moins impor- tante au dire de la partie enfantine de nos pau- vres : c'est elle qui est chargée de partager les gâteaux.

Selon une coutume qui remonte à des temps immémoriaux, on fait toutes les semaines, au ma- noir, une distribution de pains et de vêtements.

Je ne te décrirai pas la grande salle affectée à cet usage : car tu dois te souvenir de son long comploir couvert de pains énormes, de piles de sous, d’écuelles remplies de soupe; ni la petite pièce qui lui est adjointe, et dont maman fait sortir les layettes pour les nouveau-nés, les vêtements pour les enfants, les sabots pour tout le monde, les chaudes couvertures de laine. Que sais-je encore!

Nous avons chacun notre poste.

Maman s'occupe, comme je te le disais tout de

116 UNE PERFECTION.

suite, du magasin; moi, armée d’une immense cuillère, j'emplis les écuclles, qui se vident aus- sitôt, et, sous mes ordres, les domestiques distri- buent le pain et l'argent.

Louis a une attribution spéciale.

Debout à la porte de son bureau, il reçoit les requêtes des paysans qui viennent le prier d'écrire pour un fils qui fait son service militaire, pour un frère marin, malade à l'hôpital, et qui ne peut obtenir de congé...

Mon très cher frère serait ministre qu'on ne lui demanderait pas plus de faveurs. Il essaye de faire comprendre à tous ces braves gens que son crédit a des limites... restreintes; mais il lui a suffi de réussir une fois ou deux dans ses démar- ches, pour passer pour un personnage impor= tant aux yeux de nos paysans, et ils le consultent sur tout, ils lui confient tous leurs embarras, le prennent pour arbitre dans leurs différends. Ainsi que tu le vois, Sa tâche n'est pas la moindre, et comme sa complaisance et sa bonté sont à toute épreuve, Ses occupations ne chô- ment guère.

Noëlle est entrée, dès samedi, en fonctions; elle se tenait très grave derrière la grande corbeille, étaient amoncelées les gaufres faites par notre cuisinière Manon, et elle tendait, avec un imper- turbable sérieux, un gâteau à chaque petit pauvre

ee.

UNE PERFECTION. 117

qui ne manquait pas de se présenter; mais quand la corbeille fut vide, elle se tourna de mon côté d'un air tout décontenancé.

« Et moi? » me demanda-t-elle.

Alors un petit pauvre, la voyant si triste devant sa corbeille vide, lui offrit la moitié de sa gaufre ; elle accepta sans vérgogne, et ils partagèrent le gâteau. |

Nous n’étions pas, Louis et moi, les seuls témoins de cette petite scène que nous regardions en souriant. |

Un frôu-frou de soie nous fit tourner la tête; et nous nous trouvâmes en présence de la marquise douairière de Coëtlonge, dont nous ignorions l’arrivée en Bretagne. |

Depuis la mort du marquis, elle abandonne facilement le vieux château féodal accolé aux montagnes d'Arrée, pour ses propriétés plus . modernes de Touraine, et elle ne compte guère plus dans notre voisinage; mais elle vient de marier son fils, et, Sa belle-fille voulant visiter tous ses domaines, elle l’a précédée à Coëtlonge, dont elle veut lui faire princièrement les honneurs.

Son princièrement est, je crois, équivalent de bruyant et de mondain. Elle déteste la solitude, ét veut grouper autour d’elle le ban et l’arrière- ban de ses amis.

Jusqu'à présent elle est seule à Coëtlonge et

118 UNE PERFECTION.

s'ennuie, Ce qui nous procure le plaisir de sa visite quotidienne. Elle nous accable d'amabilités, et elle compte sur Louis et moi, nous dit-elle, pour faire à ses amis les honneurs de notre Bretagne. Elle parle de donner des soirées dan- santes.

C'est du mouvement en perspective. de le regretterais Si tu étais près de moi, car tu me suffirais ; mais je suis Si triste de la déception que tu m’as causée en ne venant pas à Kermennec, que j'accueille, presque avec reconnaissance ;

la pensée de quelques distractions. CHARLOTTE.

Que deviennent les fameuses leçons de littéra-

ture ?

Marianne à Charlotte.

Paris, le 17 août 18**.

« Quel âge a Yvan?» demandait ce matin papa pendant le déjeuner.

Que cette question ne t'étonne pas outre mesure. Papa a dans son cabinet un mémorandum qui relate nos dates de naissance; mais quand il n'a pas ce mémorandum sous les yeux, il lui faut faire

tout un calcul pour mettre un äâge sur n0$ fronts.

Ce fut Yvan qui répondit :

Lo

UNE PERFECTION. 119

« Jai six ans et deux mois, papa.

Six ans... Sais-tu lire?

Nous lui donnerons bientôt un professeur, dis-je, répondant pour Yvan, qui baissait la tête, honteux d’une ignorance dont je porte le poids.

Faut-il un professeur attitré pour apprendre à lire? continua papa, en regardant tour à tour Amaury et moi. Votre mère vous a elle-même donné les premières leçons de lecture et d'écri- ture. Vous devez vous en souvenir. »

. Nous nous en souvenons, en effet; comment oublier cette table de bois noir sur laquelle furent posés nos premiers cahiers? Cominent oublier cette première rangée de bâtons biscornus, que nous faisions gravement, débutant dans l'art d'écrire par des signes si fantaisistes, qu'il fallait être maman pour regarder la page sans sourire.

« Je veux bien apprendre à lire à Yvan », dit Amaury.

Et dans le bon sourire qu’il adressa au petit garçon, il y avait quelque chose d'attendri à la pensée qu'Yvan n'aurait pas comme nous, au

fond de sa mémoire d'enfant, le souvenir de maman. | |

L

« Non, ce sera moi, s’écria Ulrique, se jetant intempestivement entre Amaury et ses bonnes

résolutions,

120 UNE PERFECTION.

__ Pas du tout, cela me revient de droit; je

suis son frère. Nous tirerons au sort. : Il risquera fort de ne rien apprendre alors, dit en souriant papa. En vous parlant de cette tâche abstraite, j'oubliais que la première qualité | à requérir chez le maître est le sérieux, qui lui | attire le respect de ses élèves. | Oh! mon oncle, vous ne me trouvez pas res- | pectable? Eh bien! vous allez voir. » | Elle s’élança hors de la salle à manger, et revint | peu de temps après, accoutrée d’une façon gro- tesque. | a-t-elle déniché ce chapeau à bavolet, orné À d’une guirlande de roses jaunes? De quel siècle | date cette robe aventurine, qui fait queue, et d'où | lui vient le tartan écossais qu’elle drapait sur ses épaules fines ? Avec son cabas rempli de livres, elle avait si bien le type d’une maîtresse rococo, que nous ne pûmes, même papa, nous empêcher de rire, et la discussion fut close; mais Yvan y a gagné deux professeurs aussi têtus l’un que l’autre. Amaury le prend le soir, après le diner, et lui apprend à lire, sans le faire épeler. Ulrique, très raide, très sèche sous son bavolet, sonne, à une heure, une petite clochette de deux sous, achetée pour la circonstance, et s’enferme

UNE PERFECTION. 121

avec Ÿvan dans la salle d'étude, elle trace sur le tableau noir l’abécédaire du vieux système.

Les professeurs refusent de s'entendre pour la méthode. Yvan est bien remarquable s’il y com- prend quelque chose.

S'il m'était permis de prophétiser, je dirais qu'avant peu, quelques indices me le font pres- sentir, avant peu Amaury fermera sa classe, faute d'élève, car il a toutes les peines du monde à saisir son petit indiscipliné.

Au contraire, quand sonne la clochette d'Ul- rique, Ÿvan quitte tous ses jeux pour rejoindre miss Picket qui, pour un empire, ne manquerait pas la leçon; mais qui, pour le monde entier, ne la donnerait pas sans son bavolet, sa robe aven- turine et son tartan.

Tu me demandes ce que deviennent les leçons de littérature, eh bien, elles continuent, et Amaury semble y prendre goût. Il a même accepté les répétitions de chimie proposées par papa.

Quant à Ulrique, elle apporte au travail une ardeur que le docteur cherche à modérer, car il prétend que cela la fatigue, et il se tourmente, la trouvant changée.

Ü en a parlé à papa, l’autre jour, et ils ont de longues conférences dont elle est, je crois, le sujet.

Elle est, c'est vrai, un peu pâlie, et je la trouve

122 UNE PERFECTION.

moins gaie; jene m'en serais pourtant pas aperçué si l’on n'avait attiré mon attention sur elle. |

Si l'été à Paris lui fait mal, il ne m'a guère fait de bien; moi aussi, je maigris. C'est l'ennui qui me change, et je rends Ulrique responsable de tout mon ennui; car avec de la bonne volonté elle m'aurait aidée à prendre en patience ces lon- gues semaines. Quand elle le veut, elle est bien amusante. Hier au soir, elle était dans un bon moment. Je suis allée la rejoindre dans sa chambre.

« Est-ce que je te gêne? lui ai-je demandé en entrant.

Non, m'a-t-elle répondu en fermant le livre qu’elle tenait. Ce roman m'ennuie.

Cela signifie-t-il que je t’ennuie un peu moins qu’un livre assommant ? |

Prends-le comme tu voudras.

Oh! je ne m'en fâcherai pas, car je viens te trouver par désœuvrement. »

Je bâillai.

« Charlotte m'écrit qu'elle se prépare à danser, ai-je repris. Je voudrais être à sa place, et toi? »

Elle m'a regardée très fixement, puis elle à baissé ses longues paupières, et s’est rejetée en arrière sur son fauteuil, en prenant une pose commode pour dormir.

« Et toi, ai-je demandé, ne ns voudrais-tu pas?

Quoi donc? :

UNE PERFECTION. 123

Danser, aller au bal.

Quelle question! j'espère y aller bientôt.

Avec qui? ai-je demandé curieusement, et à quel bal?

Je n’en sais rien; mais le jour je voudrai danser, rien ne m’arrêtera;rien ne m'arrête jamais, moi. »

Elle ne dormait plus, et ses yeux lançaient des éclairs rayonnants, ce qui m’a fait penser :

« En effet, le jour l’idée lui viendra d'aller dans le monde, elle saura lever tous les obstacles. »

« Mais ce soir je ne m'amuse guère, a-t-elle continué, enreprenant son attitude lassée. Raconte- moi une histoire pour me réveiller.

Je ne sais que la mienne.

Et la façon dont tu me l’annonces me laisse à penser qu'elle n’est pas égayante. J'aime les histoires gaies, et vraiment si un historien était chargé ce soir d'écrire la nôtre, elle serait bien somnolente. »

J'ai éclaté de rire; elle s’est penchée vers moi :

« Veux-tu, dis, nous allons nous figurer qu’il y a là-haut, dans le ciel, une étoile chargée de aarrer notre soirée, et nous allons lui donner le modèle d’un petit tête-à-tête de notre façon. »

Et nous voilà en l'honneur de l'étoile, qui dut enregistrer plus d'un éclat de rire, nous faisant

1

124 UNE PERFECTION. | l’une à l’autre mille amabilités, maintes gracieu- setés. Minuit nous a surprises ainsi. |

Ulrique a bondi hors de son fauteuil :

« Quelle heure induel » et ouvrant sa fenêtre, elle a envoyé du bout des doigts un baiser à son historien.

« Bonsoir, mon étoile. »

J'ai dormi comme un ange, rêvant aux étoiles; mais à mon réveil elles s'étaient éclipsées, et je me suis retrouvée sur la terre, avec le regret de ne m'être pas endormie assez tard, ou de m'être réveillée trop tôt, car la séduisante Ulrique d'hier au soir a disparu, pour faire place à celle que je

connais trop bien. MARIANNE.

Charlotte à Marianne. Kermennec, le 4 septembre 18**.

Ma chère Marianne,

Mes bien sincères félicitations.

Voilà votre maison transformée en collège.

C’est bien amusant pour toi. Mais je ne veux pas trop te plaindre, j'ai bien assez affaire à me plaindre moi-même. |

Pour me distraire, ou plutôt, croyant me dis- traire, car le but a été manqué, j'ai entraîné Louis

UNE PERFECTION. 125

4

à Coëttonge, jeudi. Les jeunes châtelains sont arrivés, précédant de peu leurs invités, et deux fois par semaine, on donnedes réunions au château.

Les habitants des propriétés à deux lieues à la ronde y sont conviés, et nos bois, qui n'ont guère retenti que du son du cor, répercutent l'écho de valses entraînantes.

Maman a refusé pour elle ces invitations; mais les a acceptées pour Louis et pour moi, et on nous attire beaucoup.

Je m'imagine, peut-être à tort, que Louis n'est pas étranger à toutes les avances de la marquise. Elle a autour d’elle une nuée de nièces à marier, et elle jette les yeux sur le seul sérieux danseur de ses réceptions. Les autres sont encore plus ou moins collégiens ;... mais Louis!

Malheureusement, il ne paraît même pas remar- quer l'air bienveillant avec lequel le toisent les mères desdites nièces. Si même il pouvait sup- poser mes réflexions, il ne mettrait plus les pieds à Coëtlonge, tant il a horreur des traquenards.

Hier donc, nous sommes arrivés au château à

l'heure indiquée, cinq heures.

Ce sont des réunions originales demi-cham- pêtres. On commence par le champêtre, jeux de boules, de croquets, de lawn-tennis..….. J'ai été tout de suite entraînée, par la nuée de nièces, dans une partie de croquet monstre.

l # +. 4 As Lee : La ne to En EE A 2

126 UNE PERFECTION.

Ces demoiselles ont eu le talent de faire ma conquête, en me parlant avec enthousiasme de la Bretagne; mais quand elles ont jugé avoir fait assez de frais pour moi, elles ont repris leur jargon mondain, leurs chuchotements, leurs petits rires étouffés, et j'ai passé la dernière moitié de notre partie de croquet à me demander si elles sont niaises ou fines. |

Je n'étais pas arrivée à une solution quand on

a servi le souper, dans le jardin, sur des petites tables à cinq couverts. _ -Simatableavaiteu,comme convives, toi, Amaury et Louis, j'aurais peut-être trouvé cette dinette amusante; mais j'étais entre Yseult de Broubhine, de Tourgard, de Folquet, de Tarance, qui ne par- lait que de ses blasons, et la petite Blain, la fille d’un notaire des environs, qui buvait littéralement les paroles d'Yseult, comme si elle était tenue de les apprendre par cœur. |

Quant à la partie masculine de notre groupé, elle se composait de deux jeunes fats, dont l'un me demandait toutes les minutes si je préférais le chambertin au saint-émilion, et dont l'autre ne disait rien, ce qui du reste vaut mieux que de dire des sottises.

Après le souper, on a dansé, si on appelle danser tourner en cadence, les femmes avec des airs de reines offensées.

UNE PERFECTION. 127

Je ne savais pas qu'il fût distingué de dissi- mulcr le plaisir que l’on éprouve. C’est la mode probablement. Triste mode!

Cette fois, je me suis demandé :

« S'amusent-elles? oui ou non. »

Je regardai Yseult. Elle bâillait derrière son éventail. Cela me donna envie de bâiller, et mon bâillement me fit penser qu'il devait être très tard.

Je fis un signe à Louis, et nous partimes.

En route, nous nous confiîmes que nous nous étions mortellement ennuyés, que les hôtes de la marquise sont guindés et assommants, et nous convîinmes de ne retourner à Coëtlonge qu'autant que cela sera indispensable au point de vue de la politesse.

Louis a beaucoup à faire en ce moment; il est sans cesse en courses à Quimper, il est en relations fréquentes avec maître Kemeneur, pour une ferme à louer. Il y a appris qu’une famille de Parisiens est en pourparlers pour la maison du moulin.

Maman tient à vous envoyer elle-même le bul- letin de santé de Noëlle, et vous savez que la chère petite se fortifie à vue d'œil.

CHARLOTTE.

128 UNE PERFECTION.

Marianne à Charlotte. Paris, le 28 septembre 18**.

Ma chère Charlotte,

Je te disais, dans ma dernière lettre, que nous trouvions Ulrique fatiguée.

Eh bien, après une consultation en règle, on lui a ordonné un changement d’air, et papa Se trouvant très embarrassé, puisqu'il ne peut pas quitter Paris, le docteur à offert de l'emmener en Allemagne, il va passer un mois ou Six semaines de repos.

Ils sont partis tous les deux ce matin. Ulrique a joliment de chance de faire ce voyage, et je m’accommoderais de ce genre de remèdes.

Elle n’a pas d’ailleurs dissimulé sa joie, Ce qui nous a vexés, et j'ai eu beaucoup de peines à empêcher Amaury de lui en faire le reproche.

Elle est libre de ses sentiments, en somme; et nous sommes bien bons de tant nous occuper d'elle.

Un peu désorientés de ce brusque départ, . nous sommes sortis, Amaury et moi, pour faire CU une prbmenade, et nous avons passé une matinée délicieuse au bois de Boulogne.

Quand nous avons regardé l'heure, il était midi,

UNE PERFECTION. | 129

et nous étions tranquillement assis au bord du lac.

Nous avons regagné à la hâte l’arc de triomphe, * nous avons sauté dans le premier fiacre libre, et nous sommes arrivés à la maison, pour trouver papa dans une inquiétude mortelle.

Nous avons gardé, malgré tout, un bon sou- venir de cette promenade, la première et la der- nière de nos vacances, puisque Amaury va entrer prochainement pensionnaire.

Papa y tient absolument, et il l’a décidé sans m'en parler, ce qui m'a fait de la peine.

J'en ai fait le reproche à Amaury; mais il m’a répondu tendrement que c'était lui qui avait tenu à me le cacher le plus longtemps possible, sachant combien je serais attristée de le voir quitter la maison.

« Ulrique le savait-elle ? Jui ai-je demandé.

Oui. Comment l’aurait-elle ignoré? Elle était présente quand mes professeurs m'ont engagé, pour donner un coup de.collier décisif, à rompre avec mes vieilles habitudes de routine, et comme je veux être reçu bachelier à la session de novembre, ne me sentant pas assez sûr de moi pour travailler étant libre, je préfère entrer interne,

Qu'a-t-elle dit?

Rien. Cela lui est parfaitément égal. Tu seras

U

130 UNE PERFECTION.

la seule à souffrir de mon départ, car papa ne pense qu'à mon travail; quant à Ulrique..…. »

Je lui ai fermé la bouche, ne pouvant entendre ce nom.

Sans la perspective de l’internat d'Amaury, je serais ravie de n'avoir plus Ulrique. Qu'elle

revienne le plus tard possible! MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 5 octobre 18**,

Amen.

Pour ma part, je m'en suis depuis longtemps. complètement désintéressée.

Qu'elle aille en Allemagne, en Algérie ou en Amérique, si elle le veut; qu'elle entreprenne de faire le tour du monde, non en quatre-vingts jours, mais en dix ans; ou, ce qui vaudrait mieux, qu’elle fixe son esprit capricieux sur le sommet du Caucase ou sur les bords du Mississipi; mais qu’elle fuie à jamais Paris et la Bretagne, c’est-à- dire toi et moi.

Qu'il n’en soit plus question; mais parlons plutôt de la délicieuse apparition qui vient de surgir à nos yeux charmés.

Ah! Marianne, j'en suis encore tout éblouie;

UNE PERFECTION. 491

je n'ai jamais, non Jamais vu une plus ravissante Jeune fille.

Estelle grande, petite, brune, blonde ou ch4-

mais telle qu’elle est, elle est si charmante, si Jolie, si Séduisante, que je vais remuer ciel et

J'espère que ce ne sera pas difficile ; dès demain : je commencerai Une enquête, naturellement par le château, doit vraisemblablement habiter

Elle a arriver depuis dimanche, car Je ne l'ai pas vue à la messe. Je l'aurais certainement lémarquée : elle se distingue si bien de toutes les

folles dont J'ai fait la Connaissance l’autre Jour, et

car elle m'est âPparue tenant, par l'élastique, Sn grand chapeau de jonc qui lui servait de cor- beille, et était rempli de roses.

- Nous nous promenions Pacifiquement dans les chemins creux qui relient le manoir à Coëtlonge;

1382 UNE PERFECTION.

Louis et Noëlle formaient l'arrière-garde, maman et moi nous les avions même assez devancé, quand, au détour du sentier, je me suis trouvée nez à nez avec mon apparition.

Le sentier est si étroit à cet endroit, qu'on n'y peut passer qu’une personne, et pendant une demi-minute nous avons fait un chassé-croisé involontaire; elle eut malheureusement la pré- sence d’esprit de sauter sur le rebord du talus, ce qui me livrait passage, et quand je me retour- nai, elle s’inclinait gracieusement devant maman.

Puis, quittant sa position incommode, elle sauta sur le sentier, maintenant libre, et elle s'éloigna en laissant derrière elle le discret par- fum de sa botte de roses. |

« Tu n’as donc pas vu cette jeune fille à Coët- longe? me demanda maman, qui surprit mon air admiratif.

-— Non, maman; je la vois pour la DDR fois. Comme cile est jolie!

_— Oui, bien jolie », reprit maman en conti- nuant tranquillement sa route. Mais elle s'arrêta, entendant pleurer : |

« Noëlle a tomber. »

Je rebroussai chemin, et je trouvai ta petite Sœur dans les bras de Louis, qui la consolait.

. © Qu’a-t-elle? demandai-je inquiète; se serait- elle fait mal? |

UNE PERFECTION. 133

Non, du tout », mc répondit-il simplement, en la mettant à terre.

Et rassurée, ma pensée se reporta sur mon apparition. « As-tu vu cette jeune fille ?

Oui, me répondit Louis, très bas, bien qu’il n'y eût pas à notre portée d’autres oreilles que celles de Noëlle. |

Regarde, dis-je, lui montrant sur le sentier quelques fleurs parsemées çà et : le balancement que sa marche imprime à son chapeau en a fait échapper des roses, je vais lasuivre à ces traces. » . Et avant qu’il ait pu m’en empêcher, je m'élan- çai dans la direction qu'avait prise la jeune fille. .

Mais je fus arrêtée dès le premier carrefour.

Deux routes portaient la marque fleurie de son passage; j'en pris une, au hasard, et elle me conduisit à la maison de la vieille Michelle, une bonne femme aveugle. |

« Bonjour, madame Doran, dis-je en entrant; je vous vois des fleurs, dans ce verre, à côté de vous, ce qui me prouve que vous avez. eu une visite. |

Mademoiselle Charlotte! s’écria-t-elle, recon- naissant ma voix. Oui, j'ai eu une visite. Vous devez connaître cette demoiselle. Elle est déjà venue me voir deux fois, et elle est si gentille, elle parle si doucement, et elle dit de si jolies choses sur ce que nous devons souffrir sur la terre, que

434 UNE PERFECTION.

cela donne un peu de cœur pour supporter Son

mal.

__ habite-t-elle, mère Doran? Est-elle ici

depuis longtemps? ne vous apporte-t-elle que des roses? comment s’appelle-t-elle? » |

Mes questions se succédaient; mais les princi- pales pour moi restèrent sans réponse; car Si j'ap- pris que la Fée aux roses cachait sous ses fleurs des présents plus pratiques, je restai aussi ign0- rante en ce qui la concernait personnellement.

Je me levai déçue. |

« Alors vous ne pouvez me donner aucun Tél seignement ?

Non, mademoiselle Charlotte; mais elle m'a promis de revenir, et je lui poserai toutes Ce$ questions de votre part.

_— Ne faites pas cela, grand Dieu! elle me croi- rait curieuse.

Et quand cela serait? On peut bien avoir un défaut.

Un, oui; mais quand on en à beaucoup, on n’a pas besoin de se charger de défauts supplé-

mentaires. »

Elle rit, d’un bon rire franc, et je repris mes

poursuites; mais sans résultat.

Je perdis bientôt toute trace de mon héroïne, etje revins au manoir à peine plus avancée qu'à mon départ. |

SR

UNE PERFECTION. 135

« Eh bien? » me demanda Louis, que je trouvai accoudé à la barrière d'entrée.

Je lui racontai ce que j'avais appris.

« Elle doit certainement habiter le château, dis-je en terminant. Je m'en assurerai jeudi, si toutefois tu consens à m’accompagner à Coët- longe. » |

Il me le promit, et j'attends jeudi avec impa- tience.

| CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 12 octobre 18**.

Je finis tristement, je pourrais dire languis- samment, une interminable journée.

Du reste, toutes mes journées se ressemblent par leur monotonie, et je les traîne péniblement.

Ce n’est pas étonnant d’ailleurs que je me trouve toute désorganisée, dans cette maison me manquent à la fois Amaury et papa, qui est parti pour chercher Noëlle.

Je ne parle pas d'Ulrique.

Le docteur nous laisse un grand vide; nos amis ne Sont pas revenus de la campagne. J'en suis réduite à la société d’Yvan, qui, de son côté, ne s amuse guère avec moi, si j'en juge d’après le

ee ne ms

136 UNE PERFECTION.

ton avec lequel il me demandait, ce matin, si ncts resterions longtemps ainsi, tous les deux.

Tu ne le voudrais pas? lui ai-je dit.

Oh! non, j'aimais mieux quand Ulrique et Amaury étaient là.

Noëlle va revenir.

Je suis content, même avec toi, me dit-il en soupirant; mais je m'ennuie, parce que je ne prends plus de leçons. »

J'avais oublié ses études.

« Va chercher ton livre », lui dis-je.

Il n’a apporté à la leçon aucune bonne volonté. Je le croyais devenu plus doux; mais je m'aperçois qu'il est tout aussi entêté et colère qu'auparavant.

Je ne sais pas comment Ulrique s’y prenait pour en venir à bout.

C'est sans doute le tartan vert qui lui en impo- sait. Tant pis, je n’ai pas envie de l’endosser, et puisqu'il est aussi désagréable, je ne m'occuperai plus de lui. |

Je n'ai qu'un bon moment dans la journée, c’est celui je vais au lycée voir Amaury.

Le reste du temps, j’erre dans la maison comme une âme en peine.

J'ai essayé de m'occuper un peu; mais je me suis aperçue, en voulant me mettre au piano, que toutes nos dernières partitions, choisies par Ulrique, sont à quatre mains.

UNE PERFECTION. 137

Je brode un service de table, dont elle me des- sinait les lettres, au fur et à mesure, bien que je lui eusse plusieurs fois fait remarquer qu'il me scrait beaucoup plus commode d’avoir mon tra- vail préparé à l'avance, au lieu d’être subordonnée à son bon vouloir. Comme elle ne tenait aucun compte de mes réclamations, je me trouve n'avoir aucune lettre tracée.

J'ai essayé d’en décalquer une; mais je ne le fais pas aussi nettement qu'elle.

Elle aurait bien penser à cela.

Mais à qui et à quoi pense-telle ?

Elle ne nous a pas encore écrit un mot. C’est aimable, n'est-ce pas?

Enfin, cela m’évite la peine de lui répondre, ce qui m’ennuierait considérablement.

Je ne suis pas contente des domestiques. Ils sont bien peu entendus!

« Comment faisiez-vous depuis le départ de Corentine ? ai-je fini par dire à Flavie, impatientée d'être consultée sur les moindres détails.

Nous demandions des ordres à Mlle Ulri- que », m'a-t-elle répondu timidement.

Grand bien lui fasse! si cela lui faisait tant de plaisir de jouer à la maîtresse de maison, elle n'aurait pas se décharger de ses fonctions.

Je commence à me demander si après avoir tenté, pour se distraire, de travailler avec Amaury,

138 UNE PERFECTION.

de s'occuper des enfants, et de diriger la maison, elle n’a pas fini par trouver que cette vie de famille bien monotone n'était bonne qu'à jeter dans les oubliettes.

MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 19 octobre 18**.

Te manquerait-elle, par hasard?

J'espère que non; car ce serait un peu fort. Je mets ton découragement, tes doléances et ta tris- tesse sur le compte de ta solitude, et puisque, malheureusement pour nous, tu as maintenant ta petite Noëlle et ton père, dont la visite nous a fait tant de plaisir, tu vas avoir la vie assez remplie, pour ne plus songer à cet oiseau de passage, qui est venu vous chanter pendant sept mois sa romance égoiste.

De grâce, prends-moi en pitié, et durant son absence au moins ne m'en parle plus.

D'abord, j'ai honte de lire tes lettres à Louis.

Il les accueille avec un sourire railleur.

« Ils commencent à la regretter, me disait-il l’autre jour ; avant peu, ils la rappelleront. »

Le plus noble des silences a accueilli cette remarque, et je suis très dignement sortie de la

UNE PERFECTION. , 139

chambre; mais ma boutade n’a pas duré, car j'avais besoin de ménager Louis afin qu’il me conduise à Coëtlonge.

Je l’y entraînai jeudi, de très bonne heure, tant j'étais pressée de revoir ma Fée aux roses.

La comtesse, gracieuse comme toujours, nous présenta aux différents groupes qu'elle pensait devoir nous procurer le plus d'agrément.

. C’est ainsi que je me trouvai dans la bande de la jeunesse, et Louis accolé aux deux beautés du château, la nouvelle châtelaine et son amie intime, Yseult de Brouhine, de Tourgard, de Folquet, de Tarance. |

Mais la conversation, plus ou moins attrayante, de mon groupe ne me faisait pas oublier le motif de ma présence à Coëtlonge, et mon regard se dirigeait sans cesse vers la porte, qui donnait à tout moment accès à un nouvel invité.

À sept heures cependant, la réunion parais- sait complète, et la Fée aux roses n'avait pas paru.

Par quelques adroites questions, je m'étais assurée qu’il n’était arrivé au château aucun nouvel hôte dans la semaine.

« peut-elle demeurer ? demandai-je à Louis, en passant près de lui.

La maison du moulin est peut-être habitée, me répondit-il évasivement.

140 UNE PERFECTION.

J'y suis! m'écriai-je en frappant des mains. Elle habite au moulin. | |

êtes-vous, Charlotte? » me demanda la marquise qui, sans attendre ma réponse, S em- para du bras de Louis pour se faire conduire au _jardin d'hiver, s’organisait le souper.

A leur suite défilèrent les vieux et les jeunes couples; mais un incident, qui eut pour moi un intérêt tout particulier, vint troubler l'étiquette de ce solennel défilé.

Comme nous traversions la terrasse, la porte qui donne accès sur le grand escalier s’ouvrit, et la Fée aux roses parut sur le seuil. |

Elle était en costume d’amazone, sa longue queue était rejetée sur son bras gauche, et elle portait un petit enfant, que je reconnus pour être Paulin, le fils d’un de nos fermiers.

Dans quel but était-elle à cette heure?

Dix voix s'en enquirent; car, en une seconde, la partie jeune du cortège l’entoura.

Ton humble servante était au premier rang.

« Je viens chercher du secours, dit rapidement la jeune fille. Je me suis dirigée vers château, qui est l'habitation la plus proche du lieu je viens de trouver cet enfant blessé. puis-je le déposer? _— Du sang! » s'écria Yseult, s’apercevant que l’'amazone gris argent de la Fée aux roses était maculée de taches rouges. .

UNE PERFECTION. 141

Le seul mot sang les fit tous envoler.

« Passez-moi Paulin », dis-je à la jeune fille, qui ployait sous le poids de son fardeau, je con- nais les êtres de la maison.

Je la conduisis dans une petite salle, je fis apporter ce qui était nécessaire pour un premier pansement; car le sang coulait abondant de la plaie cachée sous les cheveux bouclés de l'enfant.

Je le tenais sur mes genoux, et avec une dextérité digne d’une sœur de charité ; la Fée aux roses lava la blessure, tout en me donnant quel- ques détails sur l'accident.

Elle passait à cheval, près du douëz de Kermor, quand elle avait entendu un cri perçant.

Elle s'était à la hâte dirigée du côté d’où partait ce cri, et elle avait trouvé Paulin qui était évi-. demment tombé, du haut du mur, sur les pierres tranchantes du douëz, et qui était évanoui.

Les compresses d’eau glacée que nous lui renouvelâmes le firent sortir de ce long évanouis- sement ; il ouvrit les Jeu, appela sa mère, et me reconnaissant :

« Mademoiselle Charlotte! jer ne suis donc pas mort? » me dit-il.

La marquise, avertie de ce qui se passait, arriva accompagnée de Louis, son fidèle servant.

Elle s’approcha vivement, s'enquit de ce qui manquait, donna quelques ordres, et nous quitta

142 | UNE PERFECTION.

pour aller rassurer ses hôtes, très effrayés, paraît-il.

Louis ne la suivit pas.

Il acheva le pansement que la Fée aux roses

avait si délicatement commencé, mais pour lequel, à en juger par le tremblement de ses mains, il lui fallait maintenant de l’aide. |

Quand elle se releva, elle était très pâle ; impres- sionnée sans doute par ce qu'elle venait de faire.

Supposant que le pansement devait être fini, et n'ayant plus à craindre la vue émouvante du sang, la marquise arriva pour tenter de retenir la jeune fille, dont elle vantait bien haut le cou- rage.

Mais toute intervention fut inutile. La Fée aux roses allégua l'inquiétude que causerait chez elle son absence prolongée.

« Alors je vous rends votre liberté, dit la mar- quise; mais à la condition que vous nous revien- drez.

J'ÿ manquerai d'autant moins, madame, que J'ai à vous apporter toutes mes excuses pour avoir troublé votre réunion. Si ; J'avais su qu'il y avait réception au château, j'aurais cherché un autre asile pour mon petit blessé.

Et si j'avais su posséder une aussi char- Mante voisine, je ne Jui aurais pas laissé ignorer

t

UNE PERFECTION. 143

que l’on danse deux fois par semaine à Coët- longe. » oo

C'était une invitation en règle, qui me fit battre le cœur. |

Nous aurons donc l’occasion de nous revoir. Paulin vous a donné un nom cher dans le pays, reprit la Fée aux roses en s'adressant à moi. C’est sans doute mademoiselle Charlotte de Kermennec que je dois remercier de l’aide qu'elle m'a donnée.

—. Ainsi les paysans aux portes desquels vous semez des fleurs sont assez bavards pour... »

Un gai sourire fut toute sa réponse, elle s’in- clina devant la marquise, salua Louis d’un signe de tête, et reprenant sa monture qu’un domes- tique avait ramenée, elle s’éloigna rapidement.

Nous nous éclipsimes, Louis et moi, dès que cela nous fut possible, et nous revinmes au manoir par le chemin des écoliers, c’est-à-dire par le val- lon, afin de passer devant la maison du moulin.

Les accords rythmés de la valse de Métra, que l'on jouait à notre départ du château, s’éteignirent bientôt, pour faire place à une autre musique plus douce qui montait de la vallée, et se mêlait harmo- nieusement, sans se confondre, au murmure du ruisseau qui alimentait autrefois le moulin.

Une main exercée exécutait une symphonie de

Haydn.

144 UNE PERFECTION.

Nous nous arrêtâmes pour écouter. Quand la sonate fut achevée, une voix fraîche et pure entonna une vieille ballade, et nous ne remon- times au manoir qu'après avoir entendu les der- nières notes de la romance.

Franchement, à ma place, ne serais-tu pas morte d'envie de connaître cette Fée aux roses, qui interprétait Haydn avec tant d'âme, et soi- gnait les blessés avec tant de cœur ?

Car je ne doutais plus de l'identité de mon héroïne, et il ne me restait qu'à tout faire pour resserrer une liaison ébauchée auprès d’un enfant malade.

Paulin me semblait être le trait d'union tout trouvé pour nous rapprocher.

Je me rendis chez lui le lendemain matin, sous le prétexte, réel du reste, de savoir de ses nou- velles et avec le secret espoir qu’un même senti- ment guiderait de ce côté la Fée aux roses.

Je ne m'étais pas trompée.

Je la trouvai assise auprès du lit de l'enfant, qu’elle amusait, en lui faisant une armée de cocotes en papier.

À mon approche, elle ne se leva pas, par la bonne raison qu’il lui était impossible de le faire sans compromettre l'équilibre de l’armée rangée sur ses genoux; mais elle m'accorda un hon sourire de bienvenue.

UNE PERFECTION. 185

« Je suis garde-malade, me dit-elle en me montrant Paulin; la mère de ce petit désobéissant m'a priée de le veiller jusqu’à son retour, car il serait capable de s'échapper. Or il a eu de la

_ fièvre toute la nuit, et il a besoin de quelques

jours de repos.

Eh bien, il aura deux gardes- des

Et nous rivalisimes de talent pour faire de superbes cocotes en papier, jusqu’au moment revint la mère de Paulin.

Je lui dis, au nom de maman, de se fournir au manoir de ce dont elle aurait besoin pour son fils; mais elle me remercia, m'assurant que, grâce à Mademoiselle, le petit ne manquait de rien.

« La maison du moulin veut donc entrer en concurrence avec le manoir de Kermennec? demandai-je. Est-ce une rivalité courtoise, au moins ?

ÊÉt comment savez-vous je demeure? »

Je rougis, mais, n’osant lui avouer que je la supposais être l’exécutante des sonates d'Haydn, je lui dis que la maison du moulin étant, avec le château et le manoir, les seules habitations voi- sines, il m'était permis d'augurer qu’elle habitait celle que je savais être en location.

Mon embarras parut l’amuser prodigieusement.

« Alors, puisque vous connaissez le cherain de ma demeure; conduisez-moi. Je me laisse guider. »

10

146 UNE PERFECTION.

Mais pour prendre ma revanche de la satisfac- tion qu'elle avait éprouvée en me voyant rougi, je résolus de l’embarrasser à son tour, et c'est au manoir que je la conduisis.

Je voulais, coûte que coûte, la présenter à maman, qui, ne paraissant pas au château, aurait peu d'occasions de la voir.

Comme elle était fort confiante en ma loyauté, elle se laissa conduire, et ne s’aperçut de ma supercherie que lorsque nous fûmes à Kermennec.

Il était trop tard pour reculer; maman, qui l'avait aperçue, s’avança vers nous.

Mais ici encore ce fut moi qui eus le rôle embar- rassant.

J'amenais une étrangère dont je ne savais même pas le nom, et il me fallait la présenter.

« Maman, dis-je dans les cas de ce genre je parle très vite, pour ne pas me donner le temps de réfléchir, maman, voici la Fée aux roses, dont je vous ai tant parlé, »

Tu crois qu’elle a perdu la tête?

Pas du tout.

Elle à répondu à maman, qui l’assurait du plaisir qu’elle avait à la recevoir, que dans ses plus beaux rêves de fée elle n'avait jamais entrevu un manoir aussi pittoresque que celui dans lequel venait de l’introduire la baguette magique de mademoiselle Charlotte.

UNE PERFECTION. 147

Maman, qui a une passion pour Kermennec, a été conquise.

Je triomphais, en jetant des regards malicieux à Louis, qui se dérobait, ou plutôt croyait se dérober derrière le manteau de lierre de la ton- nelle.

Tel est le prélude des relations qui se sont éta- blies entre les deux maisons, prélude sur lequel je ne demande qu'à moduler d’infinies variations.

Quand nous nous rencontrons, la Fée aux roses et moi (elle s'appelle Marie), nous nous recon- duisons mutuellement. Elle est en Bretagne avec une vieille amie, Mme de Gourdan, à qui maman a fait une visite. Lx

C'est à l'intention de cette dame que Marie donne ces concerts dont je t'ai parlé, et qui ont maintenant deux auditeurs invisibles : Louis et moi.

Cachés dans un chemin creux, nous écoutons ravis. |

Voyons, est-ce mal?

Si les rossignols ne veulent pas être écoutés,

qu'ils .ne nous découvrent pas les charmes de leur chant.

CHARLOTTE.

+ = 1 - + 4 sr des a pan de na

148 UNE PERFECTION.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 13 novembre 18**.

Ma chère Charlotte,

Amaury est enfin bachelier.

Papa est rayonnant; nous, très heureux, et pourtant je m'étais attendue à éprouver une Joie plus grande, plus complète.

Nous avions l'esprit tellement tendu vers ce point capital du baccalauréat, que je m’imaginais être, lorsqu'il serait franchi, délivrée de ce poids qui m’ ARpESSe depuis quelques semaines.

ll n’en est rien.

Cette profonde satisfaction n’a pu dissiper la tristesse qui m’enveloppe, et dont papa se préoc- cupe.

Tu l’attribuais à la solitude, aux soucis.

Vidons cette dernière question :

_ Mes deux grands soucis étaient la santé de Noëlle et l'examen d'Amaury : Noëlle nous est

revenue de la campagne forte et bien portante ; Amaury est reçu. | La solitude? Elle n'existe pas. Ne sommes-nous pas réunis somme nous l'étions l'an dernier? N'ai-je pas, avec les petits, les occupations suffisantes ?

UNE PERFECTION. | 149

Pourquoi donc alors cette tristesse, dont je ne me suis jamais autant rendue compte qu’'hier, elle a jeté un voile sur notre contentement pour Amaury? | |

Pourquoi ce sentiment constant qu’il me manque quelque chose ou quelqu'un, sentiment qui prend un corps quand la place vacante d’Ulrique à table, son fauteuil inoccupé dans le cabinet de papa, sa chambre fermée, mille riens me font souvenir qu’elle n’est plus là?

: Pourquoi, hier, me suis-je reportée à l'examen de juillet, jour pour la première fois je l'avais vue s'intéresser à ce qui nous touchait?

Pourquoi sa pensée a-t-elle suivi celle de maman quand j'ai évoqué le souvenir des êtres que j'aurais voulu voir partager notre joie?

Dois-je me taire, Charlotte, ou puis-je conti- nuer cette lettre ?

Depuis l’arrivée d’Ulrique je ne t’ai rien caché, et j'ai analysé pour toi, jour par jour, toutes mes impressions ; faut-il aujourd’hui arrêter ce besoin d'épanchement qui me porte à faire avec toi, en face de moi-même, l'examen de mon cœur, pour chercher si une place nouvelle n’y est pas occupée ? |

Ulrique, depuis son départ, ne nous a écrit que deux fois, deux mots : l’un de Cologne, l’autre de Bade. |

CS CA. mme rm

150 UNE PERFECTION.

Dans ce dernier elle me parlait d'un nouveau projet. Le docteur lui proposait de rentrer par la Suisse, et elle émettait le désir de descendre jusqu’à Marseille, et de s’embarquer, seule natu- rellement, pour aller faire une visite à sa tante, à Alger. | |

Je n'avais pas répondu à cette lettre, et m'étais même bien gardée d’en parler à Amaury, dans la crainte de lui faire de la peine, en lui mettant sous les Yeux la preuve palpable de l'oubli d'Ulrique.

Son nom était rarement prononcé entre nous, et nous mettions, chacun de notre côté, un soin Systématique à écarter son sujet de nos conversa- tions; mais hier, avant le dîner, nous étions dans la salle d’étude, attendant papa, quand Amaury me posa, d’un ton indifférent, une question que je devinais sur ses lèvres depuis le matin :

Connais-tu son adresse ?

Elle me disait, dans sa dernière lettre, de lui adresser ma réponse poste restante à Bâle, elle doit séjourner, si elle exécute son plan de revenir par la Suisse. Pourquoi me le deman- des-tu ?

J'aurais voulu lui donner le résultat de mon examen, x |

Ah! mon Pauvre Amaury, les nouvelles qui nous concernent lui importent trop peu pour

UNE PERFECTION. 151

que nous nous donnions la peine de les lui écrire. » nn

Et malgré moi, j'éclatai en sanglots.

Les émotions de la journée m'avaient surcx- cité les nerfs, et j'étais incapable de me con- traindre plus longtemps. |

Par une similitude de pensées, Amauryÿ dévina la cause de mes larmes, «et sans chercher à me calmer, il alla tambouriner sur les vitres.

Noëlle se rapprocha de moi, et se servant de son petit mouchoir pour m'essuyer les “yeux :

« Marianne pleure, dit-elle; pourquoi pleure- t-elle ? |

Est-ce qu'Ulrique ne reviendra plus? » demanda Yvan, qui nous avait écoutés avec atten- tion, et qui tirait dans sa petite logique ses con- clusions personnelles.

Amaury se retourna :

‘« Elle t'a écrit qu’elle ne reviendrait pas, Marianne? | __— Non, oh non! mais rien n’est moins. cer- tain que son retour. Elle me parlait d'un voyage en Suisse, d’un séjour en Algérie... »

Mes larmes redoublèrent.

« Mais je veux qu'elle revienne, je l'aime, moi», s'écria Yvan.

Amaury et moi, nous nous sommes regardés, et

152 UNE PERFECTION.

nous avons lu dans notre regard mutuel un aveu que je te confie tout bas :

Charlotte, nous aussi, nous l’aimons.

Nous l’aimons, malgré ses défauts, ou plutôt à cause de ses défauts, qui ont abattu la barrière qu'auraient élevée entre nous les qualités d'une Perfection. |

Voilà mon aveu, dans toute sa simplicité.

MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 16 novembre 18**.

Je compatis, ma chère Marianne, à toutes tes tristesses, comme à toutes tes joies, et l'annonce de la réception d'Amaury a été accueillie par nous avec bonheur; mais le chagrin que te Euse l'absence d’Ulrique me révolte.

Récapitule tous les ennuis que t'a causés ta cousine.

Compte et recompte tous les griefs que vous avez accumulés contre elle.

Mais vous la trouviez insoutenable.

Veux-tu les lettres que tu m'as écrites depuis qu'elle est à Paris?

Ce n’est qu'une longue plainte. Surtout ne la rappelez pas.

UNE PERFECTION. 153

Grand Dieu! vous vous mettriez dans une jolie situation.

La rappeler!

Mais ce serait lui avouer qu’elle vous manque, et si, en ne se sentant que tolérée, elle était aussi peu aimable, que serait-ce si elle se croyait néces- saire chez vous?

J'ai par moments envie de te battre, tant je suis furieuse contre toi, puis il me vient celle de t’'embrasser.

Je te voudrais ici.

Tu as besoin de sortir un peu de tes préoccu- pations : tu te perds dans une idée fixe.

C'est certainement maladif, et j'en veux de plus en plus à Ulrique, qui est la cause de tes tristesses.

Que ne peux-tu faire la connaissance de la Fée aux roses!

En comparant cette jeune fille idéale à ton Ulrique, tu te convaincrais peut-être du ridicule que jette sur vous ce besoin de vivre avec votre insupportable cousine.

Ah! je comprendrais vos regrets si elle avait ressemblé, même de loin, à Marie.

Quelle jeune fille, Marianne! tu ne peux te faire une idée de ce qu'elle est.

Elle a apporté dans ma vie un élément affec- tueux et joyeux à la fois.

D M ESS SE

154 UNE PERFECTION.

Maman l'aime pour le bien qu'elle fait à ses pauvres; la marquise la porte aux nues pour sa gaieté si franche, et pour l’animation qu'elle à trouvé moyen de donner à ses soirées.

Nous ne manquons plus ces réunions, je ven réponds.

Oh! que ne peux-tu la voir dans sa toilette de

voile blanc, dont elle a choisi, pour unique ornC-.

ment, une touffe de violettes de Parme.

Quand elle entre dans le salon, soutenant sa vieille amie, pour laquelle elle paraît avoir un respect si profond, et qu’elle entoure de soins si tendres, elles sont si belles toutes deux qu’elles sont, en général, accueillies par un murmure admiratif.

Mais Marie ne paraît pas se douter de l'effet

qu'elle produit ; tout occupée de Mme de Gourdan,

elle linstalle confortablement dans un fauteuil, puis elle est à tout et à tous.

On ne la voit nulle part il faut se mettre en évidence,.… on la trouve toujours quand il s'agit de rendre un service.

Je la cherchais hier.

Sais-tu je l’ai trouvée? entre deux pauvres ieunes filles fort laides, auxquelles jusqu'ici per- sonne ne songeait et qui, depuis l’arrivée de Marie; trouvent comme par enchantement des danseurs.

Avec la même bonne grâce, elle s'offre comme

UNE PERFECTION. 155

quatrième danseuse dans un quadrille incomplet, ou se retire, afin de céder sa placé à une jeune fille impatiente. |

Et cela si simplement, qu’on en arrive à trouver naturel de la voir dépenser sans compter cette monnaie de la charité, qui s'appelle la complai- sance, et dont la jeunesse est en général si avarce.

C'est fâcheux que Mme de Gourdan soit.…., comment dirai-je?... cérémonieuse.

Elle nous a fait une visite; mais je trouve qu'elle va plus volontiers à Coëtlonge qu'elle ne vient au manoir, bien qu’elle n'accepte qu'avec modération les avances de la marquise.

Aussi avons-nous peu l’occasion de nous voir, Marie et moi, surtout depuis que, Paulin étant guéri, nous n'avons plus la ressource de nous rencontrer sur ce terrain neutre.

C'est d'autant plus ennuyeux que plus je la vois et plus je voudrais la voir, tant son attrait est irrésistible. |

Mais tout ce que je t'en dis ne peut te donner une idée de ce qu'elle est, et quelque enthousiastes

que soient mes lettres, en les relisant je les

trouve froides, tant elles me semblent rendre

imparfaitement ce que je ressens pour Marie. Que n'’es-tu ici, ma chérie! | Je voudrais te la faire connaître, et je voudrais

aussi lui présenter une cousine que j'aime,

156 UNE PERFECTION.

quoiqu'il me faille la reconnaître dotée du plus

inconstant des esprits. CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 19 novembre 18**.

Ma chère Charlotte, que veux-tu, nous sommes ainsi faits.

Semblables au chèvrefeuille qui s'enlace aux ronces, nous nous sommes enguirlandés autour de ce bâton épineux qui a nom Ulrique, nous ne pouvons plus nous passer d'elle, et nous venons de lui écrire pour la rappeler.

C'était pressant.

Une nouvelle lettre nous annonçait qu’elle allait se décider au voyage d'Algérie.

Nous ne pouvions la laisser partir ainsi. Le moment était décisif.

J'ai mis bas mon orgueil; j'ai foulé aux pieds ma susceptibilité, et j'ai laissé parler mon cœur.

Je lui dis notre chagrin de son départ, et je lui demande, sinon de revenir, du moins de fixer une date à son retour, de nous laisser entre- voir l’époque à laquelle elle nous reviendra, de nous dire qu’elle ne nous a pas définitivement quiltés.

t

UNE PERFECTION. 157

Amaury a signé, puis Yvan et Noëlle, dont Je tenu la main.

Oh! si elle ne veut pas croire à mes protes- tations et à celles d'Amaury, qu'elle réponde au moins à l'appel de ces deux petits qui la récla- ment.

Quand répondra-t-elle? que répondra-t-elle ? Nous ne vivons plus.

| MaRIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 23 novembre 18**,

Allons, c’est bien.

_Je saurai dorénavant qu'il faut être égoïste

pour se faire regretter.

Ne revenons pas là-dessus.

Je n'ai qu'un regret, c’est d’avoir iccordé quel- que attention à tes lamentations, et de t'avoir donné quelques avis, qui, suivant le cours ordi- naire des avis, n’ont pas été suivis.

J'aurais te dire :

« Rappelez-la, tombez dans les bras les uns des autres, et soyez heureux... », ou me taire.

C’est ce que je ferai désormais.

Mais si j’étais capable de me fâcher contre toi, ta lettre m’en aurait fourni une sérieuse occasion.

D D ge 2 TE puy ete es Pme SE

158 UNE PERFECTION.

Elle m'a jeté une douche glacée.

Par bonheur, je l’ai reçue dans le coup de feu des préparatifs d'une promenade, ce qui m'a permis de ne pas trop m'y appesantir. |

Il s'agissait d’une partie à Penmarc'h.

On en avait parlé tout l’été. La marquise vou- lait faire faire cette excursion à ses hôtes; mais, elle voulait la faire faire par tempête, et, par extraordinaire, le temps était exceptionnelle- ment beau. |

Enfin, avant-hier, la baisse subite du baro-. mètre faisant prévoir un coup de vent, nous orga- nisâmes la partie pour hier matin.

Laissant aux gens sérieux les importants détails

du pique-nique, je m’enquis près de la marquise

des. invitations faites, afin de savoir si la maison du moulin n’avait pas été oubliée.

« J'en arrive, me dit la marquise, et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour obtenir de Mlle Marie qu'elle consentit à se joindre à nous, mais elle ne veut pas quitter Mme de Gourdan, pour qui la promenade serait trop fatigante. Allez voir ces dames, essayez de faire revenir la Jeune fille. sur Sa décision; vous serez peut-être plus heureuse que moi, » |

Sans me faire prier, Je courus à la maison du moulin, et je fus introduite auprès de Marie, qui travaillait à côté de la vieille dame. |

UNE PERFECTION. 159

A mon entrée, elle déposa son ouvrage sur une table, et m'avança une chaise.

Mais je refusai de m'asseoir avant d'avoir exposé ma requête.

Je la plaidai avec éloquence.

Penmarc'h était un site magnifique ; .maman nous accompagnerait et prendrait Marie sous son égide..….. Sans elle, la promenade perdrait pour moi tout son charme... | |

« Voilà bien des raisons, et de bien bonnes raisons, me dit Mme de Gourdan, qui m'écoutait en souriant. Il n’en fallait pas tant pour plaider une cause qui était gagnée près de Marie, du moment que vous la preniez en mains. Nous igno- rions que vous dussiez faire la partie; mais puis- qu’il en est autrement, Marie se joindra à vous. Je vais aller en prévenir la marquise.

Je me charge de ce soin, dis-je, radieuse; vous ne trouveriez pas la marquise, qui court de tous côtés pour organiser la journée de demain. Je me sauve. »

Je revins faire part de mon ambassade, et le lendemain, à neuf heures, nous étions tous réunis dans la cour de Kermennec, lieu du rendez-vous.

La tempête s'annonçait fort belle.

Plusieurs de nos arbres avaient été déracinés; les saules. sifflaient; mais la force du vent nous préservait de la pluie.

rs

160 UNE PERFECTION.

Notre départ ne devait pas manquer de pitto- resque. |

Toutes nos têtes, coiffées de bérets de nuances diverses, émergeaient d’un chäle ou d’une four- rure. |

On entassait des manteaux dans les voitures garnies de bouillottes d’eau chaude, précaution recommandée par la marquise, et qui, vu la saison, n’était pas à dédaigner. |

Enfin, un vrai voyage au pôle Nord. |

Le grand omnibus de Coëtlonge était mis à la disposition de la jeunesse, et le trajet fut fort gai.

Au milieu de ces rires et de ces cris de joie, je Jouissais fort peu de Marie, car la conversation était générale; mais la bonne fortune, qui me tenait compagnie, me vint en aide.

Deux jeunes filles, qu'on n'avait pu caser dans l’intérieur de l’omnibus, étaient montées sur l’im-

périal, préférant ces places à celles qu'on leur

destinait dans un landau, elles eussent été en compagnie de gens âgés.

Or ces demoiselles, en entendant nos rires, eurent envie de se rapprocher de nous, et vin- rent nous demander l'hospitalité.

Personne ne se souciait de serrer les rangs; mais Marie et moi, nous trouvâmes le moyen de tout arranger, en offrant nos places, qui furent acceptées, malgré mille protestations.

UNE PERFECTION. 1C1

Nous n’eûmes pas lieu de regretter notre bon mouvement; car si, de ce poste élevé, nous avions la caresse un peu trop forte du vent de la mer, du moins fûmes-nous récompensées par la vue du spectacle grandiose qui s'offrit bientôt à nos regards,

La mer, qui, de loin, s’annonçait par un gronde- ment sourd, nous apparut dans sa terrible colère.

Les vagues semblaient se poursuivre, et elles sautaient en écume au pied de cette côte, s’éle- vait jadis une ville riche et florissante, dont on retrouve à chaque pas des vestiges.

Cette désolation, cette solitude, ce souvenir du temps des pirates qui vous saisit dans ces parages témoins de leurs larcins maudits; ces ruines si imposantes, vues par le pâle soleil d’hiver qui se Jouait à travers les vitraux de Sainte-Nonna, tout cela était si impressionnant dans sa sauvagerie, si éloquent dans sa grande tristesse, que Marie, tout émue, s’écria :

« Que c’est beau!

N'aviez-vous jamais vu la mer? lui deman- dai-je.

Si, me répondit-elle; mais sur une autre côte, et sous un autre aspect. »

Nous arrivions à une auberge, et nous eûmes la déception d'entendre nos excursionnistes com mencer par demander le déjeuner.

11

162 UNE PERFECTION.

C'était très peu poétique, ce repas pris dans une salle d’auberge, et les pâtés fins de la mar- quise auraient, à mon avis, gagné en saveur Si. nous les avions mangés entre les rochers.

On prolongea le repas, et je commençais À me demander si nous nous éterniserions QUE cette salle aux murs blanchis, quand maman, qui devinait mon impatience, proposa de lever le siège.

Nous nous disséminâmes alors sur la côte, pré- cédés de guides, et nous nous retrouvâmes tous devant la roche de lugubre mémoire d’où, il y a quelques années, six personnes furent balayées par une lame sourde.

Elles déjeunaient gaiement, sans souci de la vague traîtresse qui les engloutit, et cette roche est devenue une pierre sépulcrale dans laquelle on à incrusté une croix. |

Un de ces messieurs, qui avait un appareil photographique, nous prit en groupe, sous le por- tique de Saint-Guénolé.

J'étais enchantée,

« Quel bonheur d’avoir votre portrait! dis-je à la Fée aux roses, près de laquelle je marchais Pour regagner notre voiture. Je pourrai vous faire Connaître à ma cousine Marianne.

Je crains, dit Louis, qui nous avait rejointes, que la photographie ne soit pas assez bonne pour

UNE PERFECTION. 163

Permettre de distinguer les traits de chaque per- sonne, et Mademoiselle était dissimulée derrière la marquise.

Vous avez donc changé de place! lui deman- dai-je. Pourquoi n'êtes-vous pas restée au pre- mier plan, comme on vous avait d'abord placée?

Vous désirez donc beaucoup me faire con- naître à votre cousine ?

Oui, beaucoup. Ah! quand je pense qu’au lieu d’avoir une Ulrique, Marianne aurait pu tomber sur une cousine qui vous eût ressemblé. »

Je m’apitoyai sur votre triste sort, en lui racon- tant vos déboires; mais elle m’interrompit :

« Qui sait, me dit-elle, si Mlle Marianne aurait été de votre avis et aurait désiré une substitution entre sa cousine et moi?

C'est vrai, repris-je, puisqu'ils l’aiment. Car, je dois vous le dire, pour clore l’histoire que je viens de vous raconter, Ulrique leur manque et ils la rappellent.

Charlotte, me dit Louis, maman t'appelle. »

Je retournai sur mes pas.

Maman ne m’appelait pas du tout.

Quand je rejoignis Marie, elle n'avait pas changé d’attitude.

Elle était immobile, les yeux rivés sur la mer.

« Dites-moi, repris-je en insistant, n'est-ce pas qu'ils ont tort de la rappeler?

16% UNE PERFECTION.

Je ne trouve pas, me répondit-elle, en tour- nant vers moi ses yeux, qui me parurent humides. Quand on aime quelqu'un, ce doit être si doux de pouvoir le lui dire. » |

Je la regardai, tout étonnée de son émotion.

Louis torturait sa moustache.

« Bon, pensai-je, j'ai encore fait une sottise. »

« Mademoiselle, dis-je tout haut, pardonnez- moi si j'ai, sans le vouloir, ravivé quelque tristesse qui assombrirait cette journée.

Alors vous vous saurez pardonnée, me répon- dit-elle en passant son bras sous le mien, quand vous saurez que le nom de Penmarc’h s’unira à mes plus chers souvenirs. »

La marquise donna le signal du départ... un dernier et rapide regard à ce site sauvage et superbe; puis, le cahot de l’omnibus pendant trois heures, le retour, un lourd sommeil sans rêves et ces deux pensées au réveil :

« Marie aime donc beaucoup quelqu'un qui ne lui permet pas de le lui dire? »

« IL faut vraiment s'appeler Marianne de Saul- ZaC, pour poursuivre de son affection une jeune lille qui n’en a que faire. »

CnARLOTTE.

P.-S. Nous avons vu tantôt la première épreuve de la photographie. Elle est fort bonne; mais il

UNE PERFECTION. 165

cst impossible de distinguer Marie, qui est dans l'ombre.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 3 décembre 18**.

C'est bien fini, elle ne reviendra pas.

Il y à quinze jours que notre lettre est partie et nous n'avons pas un mot.

Cependant elle l’a reçue; car, à propos d’une question d’affaires qu’elle avait à régler, elle a écrit à papa et lui a fait ses félicitations pour Amaury.

À nous en particulier, rien.

Mon caractère reprenant le dessus, je regrette de lui avoir fait des avances; mais Amaury est meilleur que moi. Il l’excuse, et ses raisons ne sont pas mauvaises.

« Quels motifs a-t-elle de nous aimer? me dit-il; avons-nous fait quoi que ce soit pour cela? Ne nous sommes-nous pas au contraire appliqués à lui faire détester la maison? Si nous avons réussi, à qui devons-nous nous en prendre, si ce n'est à nous? Ne regrettons pas notre lettre, qu'elle sache au moins que nous sommes meilleurs que nous n’en avons l'air. »

Oh! si elle voulait revenir, comme je lui par-

166 UNE PERFECTION.

donnerais même son indifférence. Je n'aurais plus qu’un désir : la retenir par tous les moyens pos- sibles. Mais qu'elle revienne! qu’elle revienne! Le courrier passe. Rien encore. MARIANNE.

Marianne à Charlotte.

Paris, mème jour.

Devine, devine, Charlotte.

J’étouffe de joie.

Elle est revenue... ce matin...

Je venais de faire porter ma lettre à la poste, et je m'étais réfugiée dans ma chambre, pour recommencer sur l’almanach le caleul cent fois fait du temps approximatif que pouvait mettre Sa réponse à nous arriver, quand ma porte s'est

ouverte, et Ulrique est entrée, d'un air aussi

naturel que si elle revenait de faire une course dans Paris.

À mon cri de joie :

« Ulrique, c'est toi, tu voulais donc nous faire une surprise? » |

Elle m’a répondu :

« Il ne s’agit pas de surprises, le docteur a

revenir subitement, c’est pour cette raison que tu me revois. »

UNE PERFECTION. 167

C'était bien la peine de lui avoir fait, pour la rappeler, de telles protestations d'affection.

Elle revenait à la maison tout simplement, comme on rentre chez soi... avec moins de joie seulement.

« Tu sais qu'Amaury est reçu ? lui dis-je, pour dire quelque chose.

Ouil... il était temps.

Depuis ton départ j'ai eu bien des ennuis; je ne me suis pas amusée. Tu dois me trouver changée ? |

Vraiment non.

Yyan a oublié ce qu'il savait de lettres ; il est plus difficile que jamais... Les domestiques ne marchent pas... Je vais, si cela continue, ren- voyer Flavie. J'ai toutes sortes de désagréments. »

Elle s’assit d’un air de commisération.

« Quand tu auras égrené ton chapelet de con- trariétés, tu me préviendras.

La vie est semée de soucis, Ulrique.

Je m'en aperçois.

. On y compte plus de tristesses que de joics. .

Crois-tu? »

Elle releva la tête d'un air de défi, et je retrouvai sur ses lèvres le sourire provocateur qui nous l’a fait adorer.

« Moi je crois, me dit-elle, qu il y a sur la terre plus de joies que de doulcurs.

Cour. | nou

168 UNE PERFECTION.

Peut-être quant au nombre; mais notrc cœur est ainsi fait qu'une heure de tristesse voile tous nos bonheurs et les rejette dans l'ombre. »

Elle me regarda naïvement.

« Mais je ne veux pas oublier mes joies. Ne sommes-nous pas créés pour le bonheur?

Après notre mort.

De mieux en mieux. Je suis au sermon. Ah! du moins en bas l’on chante.

On pleure, dis-je : c’est Noëlle. »

Elle sortit en courant, et aux pleurs de Noëlle se mêla bientôt l'éclat de rire joyeux de mon orpheline créée pour le bonheur.

Mais papa rentra. |

11 me fit appeler.

« Marianne, qu'est-ce que cet ouvrage que je trouve dans mon cabinet? il y à des laines à tapis-

serie partout. Aurais-tu vidé ta corbeille sur mon bureau? »

L'auteur de ce méfait, qui n’était autre qu'Ul-.

rique, passa la tête à la porte et reçut le baiser demandé :

« Petite Vagabonde, tu as donc su retrouver le chemin du bercail ? Et de votre cabinet. »

« Qui donc a passé par la salle d'étude? je ne trouve plus mes cahiers », me criait, une demi-

UNE PERFECTION. 169

heure plus tard, Amaury, par-dessus la rampe de l'escalier.

Yvan lui répondit :

« Viens vite, vite, elle est là, et elle m'apporte des choses, oh! mais des choses! »

Le jour se fait dans le cerveau d'Amaury, il entre, à la suite d’Yvan, dans la chambre d'Ulrique et lui saute bel et bien au cou.

Le désordre est partout; mais un désordre plein de gaieté.

Je n’ai pas eu une minute pour causer avec Ulrique. |

J'espérais le faire ce soir; mais elle était si fatiguée qu’elle s'est couchée de bonne heure.

Elle m’a appelée pour la border dans son lit.

« Embrasse-moi, m’a-t-elle dit en me tendant la joue. Encore, et encore! »

Sa tête est retombée sur l'oreiller.

Elle dormait.

J'ai retrouvé mon enfant gâtée. MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermenneec, le 9 décembre 18**,

Ma chère Marianne,

: Tâchez au moins de la garder, et puissiez-vous n'avoir pas à vous reprocher de l'avoir rappelée.

170 UNE PERFECTION.

Moi je suis toute triste : la Fée aux roses est partie. |

Je m'étais si bien accoutumée à sa présence, que J'avais oublié que les premiers froids devaient la chasser de la Bretagne.

C'est toujours ainsi dans la vie : on se connaît, on s'aime et puis on se sépare.

J'espère qu’elle m'écrira; car elle est partie si inopinément qu’elle ne m'a même pas dit adieu, et Je m'aperçois que nos relations n'étaient qu'ébau- chées, que j'avais encore bien des choses à lui dire, tant de choses à lui demander.

Elle ne m'a jamais parlé de ses parents.

Je n'ai pas osé la questionner sur ce sujet, et pourtant j'aimerais à savoir l’histoire de tous les

gens que j'aime.

Quand quelqu'un me plaît, je ne fais pas de mystères avec lui. w.

Au bout de peu de temps il sait que j'ai une mère, un frère, un manoir qui s'appelle Ker- mennec, une cousine qui s'appelle Marianne.

J’emmêle tout, à lui de le démêler.

Mais, sur Marie, je ne sais absolument rien.

J’en rends responsable sa vieille amie, dont la réserve rendait l'intimité difficile. Si j'avais su Perdre si tôt Marie, j'aurais au moins profité

des dernières Journées que nous avons passées

e ù - se < nsemble ; Mails, toute à la joie d'être avec elle,

UNE PERFECTION. 171

toute à la pensée de la bonne œuvre que nous entreprenions, je jJouissais du présent, ne me doutant pas que je perdais l'unique occasion de lui parler à cœur ouvert.

_ Je vais te raconter l'emploi de ces journées; cela me sera une occasion de parler de Marie.

Nous faisions une tournée de charité.

Un grand malheur venait de frapper une famille du bourg; un maçon était tombé d’un échafaudage et s'était tué raide, laissant dans une misère pro-- fonde sa veuve et ses dix enfants.

La marquise, qui est la femme du moment, toute d'impression, avait organisé une loterie au. profit de ces pauvres gens.

Mais Marie, profitant de la commisération du bourg, avait voulu faire participer tous les alen- tours à cette œuvre de charité, et m'avait prise comme acolyte pour la quête qu’elle voulait faire dans les fermes environnantes.

Je n'avais eu garde de refuser, tout en trouvant son idée plus originale que fructueuse; mais la recette lui a donné raison, et nos paysans ont tous voulu contribuer à alourdir les sacs que nous leur tendions; moi un grand sac de toile, destiné à recevoir les dons en nature, Marie un sac de proportions moindres, pour recueillir la pièce ou l'humble sou destiné à arrondir la somme.

Si tu nous avais vues toutes deux, partant à

172 UNE PERFECTION.

cheval dès le matin, et allant de porte en porte!

Que n’étais-tu avec nous!

Nous ne rentrions pas déjeuner.

Nous nous attablions dans la ferme nous nous trouvions à midi, et nous partagions le repas des paysans.

Le pain noir et le beurre salé, arrosés d'un grand bol de crème, étaient préférés par Marie à la soupe dont, en vraie Bretonne, j’acceptais ma part.

Nous ne rentrions qu’à six heures, et cette vie a duré trois jours pendant lesquels, vivant côte à côte avec Marie, je me suis comme imprégnée de sa charité et de sa délicatesse.

Elle prenait elle-même la parole, plaidant la cause de l’infortune; mais elle n’avait pas achevé de parler que l’aumône était déjà donnée, par le doyen de la famille, ou par le plus petit de la ferme, par une main ridée ou potelée, avec un Sourire de vieillard ou un sourire d'enfant; et nous continuions notre route, suivies, la plupart du temps, par les bénédictions que ces pauvres accordaient, à celles qui se mettaient en trait d'union entre eux et de plus pauvres.

_ Une de nos dernières Courses a été chez une ancienne blanchisseuse, une vieille femme revêche et tellement avare que le vide s’est creusé autour d'elle, ct qu’elle s’est fait honnir dans le pays.

UNE PERFECTION. 173

Sa porte ett toujours fermée aux indigents, ct. on le sait si bien, que les pauvres, en faisant leur tournée toutes les semaines, ne s'arrêtent jamais chez elle.

Quand Marie me parla de ne pas l'oublier, je la prévins de l’inutilité de notre démarche.

Mais la voyant décidée à passer outre, Je l'en- gageai au moins à se munir de provisions que nous offririons à la vieille femme pour l'amadouer, avant de lui demander l’aumône.

Elle réfléchit une seconde :

« Non, me dit-elle, ne lui apportons rien. J'ai vu quelquefois cette femme, et s’il est un défaut qui surpasse son avarice, c’est sa méfiance. L'un va, du reste, rarement sans l'autre. Si nous lui demandons de l'argent, après lui avoir donné fût-ce une livre de chocolat, elle s’imaginera que nous voulons lui faire payer notre bienfait.

Je vois, dis-je en souriant, que vous ne vous faites sur'elle aucune illusion. Je n'ai donc qu'à VOUS Suivre. | | .

Sans no. avoir entendu ma remarque, elle continua :

« Si au contraire nous frappons sans cérémonie à la porte de sa compassion, qui sait si elle ne s'ouvrira pas?

Par surprise alors, dis-je en riant. Si vous enlevez la place, vous êtes un fameux stratégiste,

174 UNE PERFECTION.

J'ai cependant les moyens d'attaque les plus pacifiques. Pensez-vous qu’à cette heure nous la trouvions chez elle?

Îl est cinq heures, elle doit être rentrée. Tentons l'affaire. » |

Nous mîmes nos chevaux au trot, ce qui ne nous permit pas de continuer la conversation.

Nous descendimes à la porte de la chaumière.

« Ÿ a-t-il quelqu’un ? » demanda Marie, en sou- levant le loquet, qui céda.

Le bruit d’une allumette qu'on tirait nous apprit la présence de Jenny; nous entrâmes, et nous la trouvâmes occupée à allumer, en notre honneur, un bout de chandelle. |

« Nous vous dérangeons peut-être, dit Marie en S’asseyant sur un escabeau.

Non, mademoiselle, vous ne me dérangez Pas; Seulement vous me surprenez sans lumière. Je venais de rentrer, et puis... les temps sont durs.

Oui, il y a une personne qui le "sait bien que les temps sont durs, c’est la femme du maçon qui s’est tué lundi dernier. Vous con- haissez cette triste histoire sans doute. Nous faisons une récolte Pour la famille, et nous avons PEnsé que vous nous aideriez. Que nous don-

nerez-vous ? nous acceptons tout, tant en nature L qu en argent. »

UNE PERFECTION. 195

Et elle montrait nos sacs d’inégale grandeur.

Fut-elle prise à l'improviste, comme Je l'avais prévu?

Fut-elle touchée qu’on fût venu à elle?

N’osa-t-elle pas refuser à Marie qui lui deman- dait avec tant de confiance ?

Je ne sais quel fut celui de ces sentiments qui la guida ; mais laissons une grande part à la cha- rité, qui lui fit glisser une pièce de cinq francs dans le sac de Marie.

Elle n’avait pas dit un seul mot; mais, ne pou- vant me contenir, je m'écriai :

« Oh! merci, merci; comme je suis contentel Embrassez-moi. »

Elle m'embrassa.

« Et laissez-moi vous remercier à mon tour, dit Marie, qui appliqua ses lèvres sur la vieille joue parcheminée. © Vous êtes bonne, murmura Jenny, bien bonne de m’avoir embrassée. On donne aux vieil- lards moins qu’on ne leur demande. »

Un peu d'avatice peut-être dans cette remar- que. |

Je n’y vis que l’infinie délicatesse de Marie.

* Dans mon élan, j'avais demandé un baiser'; elle l'avait donné; et ce qui fait justement le plus grand attrait de la Fée aux roses, c'est ce don constant d'elle-même, ce complet renonce-

176 UNE PERFECTION.

ment qui la fait s'oublier, pour donner une goutte de joie à un passant.

Aussi la désolation est-elle partout.

De chaumière en chaumière, je n’entends qu'un cri : elle est partie. |

Au château, la marquise se lamente, et depuis que j'ai vu la voiture qui l’emportait, je ne des- cends plus à la maison du moulin, a été accroché, m’a dit Louis, l’écriteau dont la vue me rappellerait davantage, si c’est possible, que ma Fée aux roses n’est plus à.

CHARLOTTE,

Marianne à Charlotte.

Paris, le 23 décembre 18**.

Ma chère Charlotte, comme la vie est singuliè- rement faite! Elle est semée de joies et de tris- tesses, de bons et de mauvais moments, et dans notre petite sphère nous pouvons remarquer que nous ne sommes jamais également satisfaits.

Aïnsi, pendant que je me morfondais à Paris cet automne, tu jouissais, en Bretagne, de la plus charmante société, et maintenant, comme si nous ne pouvions être heureuses en même temps, sinon ensemble, te voilà toute désolée du départ

UNE PERFECTION. 177

de ton amie, tandis que ma vie s’est complète- ment transformée. |

La maison n’a plus cet aspect de morne ennui dont elle était empreinte pendant les vacances.

Tout y est mouvemént, et cela marche comme sur des roulettes. |

Amaury, suit le cours de Saint-Cyr; mais il n'est qu’externe, et travaille à la maison sous la haute surveillance de papa, et en compagnie d'Ulrique, qui a repris ses études.

Nous suivons toutes deux des cours de dessin, de chant, de peinture, d'anglais, et les Journées si bien employées passent trop rapidement. |

Le soir, nous nous réunissons soit dans le salon, soit dans le cabinet de papa. Le docteur vient souvent se joindre à notre cercle, René aussi.

Il travaille son doctorat, et sa grand’mère s’est décidée à venir habiter Paris l’hiver, ce qui nous enchante. | .

Toutes les semaines, nous allons prendre le thé chez elle. |

Elle aime beaucoup Ulrique, dont le docteur raffole.

Elle a un tel entrain!

‘Je trouve ‘d’ailleurs que son caractère s'est

modifié. | Son voyage lui a fait du bien. Elle ne parle 12

178 UNE PERFECTION,

plus d'aller en Algérie, bien qu'elle ait reçu, ces jours-ci justement, la visite d'une amie de sa tante, qui étant de passage à Paris est venue lui deman- der si elle n’avait pas de commissions.

C'était une occasion toute trouvée pour elle de faire agréablement le voyage, et un moment j'ai eu une certaine crainte; mais elle n'en a pas même paru avoir le désir.

Elle a encore bien des fantaisies; cependant elle a gagné, c’est certain. Il est vrai que nous sommes à ses ordres.

Les leçons d'Yvan lui pesant, elle s'en est déchargée sur moi, et je me suis bien gardée de faire une objection.

Papa lui-même est entré dans cette ligue de servage, et il se laisse mener par Ulrique, au point de se décider, pour elle, à nous conduire dans le monde.

Oui, dans le monde. Nous allons alé dans le monde!

J’en avais fait mon deuil.

J'avais pris mon parti de vivre en reclusc, et j'oubliais, à dessein, que le carnaval approchait, quand une invitation insidieuse est venue raviver tous mes regrets.

Nous travaillions ensemble, Ulrique et moi,

quand on nous remit une lettre à notre adresse: ct à celle de papa. . s

UNE PERFECTION. 179

Je l'ouvris distraitement, pour en savoir la provenance, et j'allais la remettre sous enveloppe, quand Ulrique se pencha vers moi.

« Qu'est-ce que c’est? me demanda-t-elle.

Rien, répondis-je en étouffant un petit sou- pir.

Comment, rien! s’écria-t-elle; car elle avait lu par-dessus mon épaule. Tu appelles cela rien, une invitation de bal?

Oh! cela nous importe peu, puisque papa la refusera. Il est bien décidé à ne jamais nous conduire dans le monde.

Te l’a-t-il dit?

Non; car je ne le lui ai pas demandé.

Alors rien n’est perdu, ou plutôt tout est gagné.

Ne te fais pas d'illusions, Ulrique : si papa songeait à nous conduire en soirées, il ne déchi- rerait pas les unes après les autres les invitations qu'il reçoit. Ce matin encore, j'ai aperçu, dans sa corbeille, les morceaux d’un billet que Mme de Calande lui écrivait pour nous inviter à une réu- nion intime.

Mais ce n’est pas juste, dit Ulrique, dont les yeux étincelaient : si tu n’aimes pas le monde, ce n’est pas une raison pour que j'en sois privée. J'aurai bientôt dix-huit ans, c’est l’âge de s'amu- ser. Je veux aller à cette soirée. »

180 UNE PERFECTION.

* Malgré tout mon désir de lui être agréable, je

ne pus lui cacher combien sa résolution trouverait d'obstacles :

« Quitte conduira? »

Elle a fait mille plans plus invraisemblables les uns que les autres. |

Ne voulait-elle pas prier Mme de Sainçay de nous chaperonner, ou encore demander à ta mère de venir nous servir de mentor!

Des plans d’enfants, qui tombaient d'eux-mêmes du reste.

« Mais enfin, me demanda-t-elle, tu n’aimerais donc pas à aller au bal? »

Elle a fini par me faire avouer que c'était mon plus grand désir, et elle m’a arraché la promesse d'obtenir de papa de nous y conduire.

Alors elle a été dans un bonheur dont tu ne peux te faire une idée.

Elle a combiné nos toilettes, comme si nous tenions déjà l'acquiescement de papa; elle a recherché les vieilles robes de bal sa mère, et a drapé sur nous différentes couleurs, pour voir

celles qui nous seyaient le mieux; elle a ouvert

tous ses coffrets à bijoux poueA nous choisir une parure. Je ne la reconnaissais plus, tant la pensée d'un

bal la transformait, je dirais presque la Passons nait.

UNE PERFECTION. 181

Nous étudiâmes force musique de danse, et je valsai avec Amaury, les petits s'en donnaient à cœur joie de tourbillonner aussi, quand papa parut à la porte du salon.

Devant ce bal improvisé, il fronça les sour- cils: |

« Qu'est-ce que cela veut dire? qu'est-ce que ce vacarme ? » demanda-t-il.

Ulrique courut à lui :

« Nous nous exerçons pour la soir... »

Je lui arrêtai le bras. Ce n’était pas le moment de parler bal.

« Amaury, baisse ce tapis, reprit papa en mon- trant la carpette que nous avions relevée pour valser plus commodément. Yvan, rapproche ces fauteuils. » :

Toute ma verve se refroidit.

J'avais lu notre arrêt dans le regard de papa.

Puisque notre innocent amusement lui déplai- sait, comment accueillerait-il l'idée de nous menér au bal?

Je déclarai à Ulrique que je ne lui en parlerais pas.

« Tu me l’as promis, me dit-elle.

Je retire ma promesse.

Je ne te la rends pas.

À quoi sert de demander? Nous aurons un

refus.

182 UNE PERFECTION.

Qui ne demande rien n’a rien.

C'est bien le moment de parler par pro- verbes, folle sagesse.

Si tu ne te décides pas, Je me chargerai de la requête.

Comme tu voudras. » |

J'entrai dans ma chambre, et pendant le reste de la soirée je ne la vis pas.

Elle boudait; elle était tout à fait mécontente contre moi.

Cela me fit de la peine.

Et si elle allait se trouver malheureuse, et avoir envie de partir!

« Je dois tout faire pour qu’elle désire rester, pour qu'elle se plaise chez nous, pensai-je. Il ne sera pas dit que j’entraverai ses désirs. Je par- lerai à papa, je ferai tout pour l’influencer, je lui dirai que nous n’avons pas le droit de claquemurer Ulrique. » a

Pleine de ces bonnes dispositions, j'allai frapper à la porte de ma cousine,

Il était près de minuit; mais Je ne pouvais m'endormir la sentant fâchée.

Elle n’était pas couchée. Je la trouvai assise sur Sa petite chaise, regardant son feu qui se mourait. |

Elle tourna vers moi sa tête blonde, qui sortait frileusement d’une matinée de flanelle bleu-ciel.

UNE PERFECTION. 183

«Ulrique, lui dis-je, j'irai, Je demanderai à papa.

Oh! que tu es gentille! Tu ‘veux bien ? demande tout de suite, dis. Ton père est encore dans son cabinet, je ne l'ai pas entendu remonter.

Ne pourrions-nous attendre à demain?

__ Sjtu veux, me répondit-elle avec un petit mouvement d'impatience; mais Ce n'était pas la peine de venir me déranger si tu ne comptais pas faire immédiatement ce que tu me promets. De- main tu auras encore changé d'avis.

_ Allons, viens », lui dis-je, pour calmer sa mauvaise humeur. |

Et j'en fus récompensée, car elle me suivit radieuse. | Nous descendîmes l'escalier à pas de loup, dans l'obscurité, n'ayant pas pris de lumière, dans la crainte de trahir notre passage en passant devant la chambre d'Amaury et des enfants.

Arrivées devantle cabinet, j'entr'ouvris la porte très doucement. Mon cœur battait bien fort. Qu'al- lait dire papa de cette visite nocturne ?

Il nous tournait le dos.

Accoudé à son bureau, il compulsait des livres de chiffres, et était si plongé dans son travail qu'il ne nous avait pas entendues venir.

Mais le vent coulis qui pâssa par l'entre-bâille- ment de la porte fit vaciller la lampe, ilse retourna

et nous regarda saisi.

4

184 UNE PERFECTION.

« Vous ici, à cette heure? »

Nous nous suspendimes chacune à un deses bras.

« Papa, pardonne-nous de te déranger.

. Mon oncle, Marianne a quelque chose à vous dire. |

Et qu'est-ce donc? me demanda-t-il, étonné.

Nous avons reçu une invitation de bal.

De qui? reprit-il d’un ton indifférent, preuve évidente qu’il ne savait pas du tout nous en voulions venir.

. De Mme de Beaufñin. |

Eh bien, la réponse est-elle donc si pressée que nous ne puissions la remettre à demain ?

Mais, dit Ulrique, venant à mon secours, c'estnous qui sommes pressées d’avoir la réponse ; car il va falloir s’occuper de nos toilettes.

De vos toilettes ? »

Papa n’y comprenait rien.

« Ulrique n’a jamais assisté à une soirée, com- mençai-je timidement, et elle meurt d'envie d'aller a celle-ci. |

Et à d’autres après, ajouta Ulrique franche- ment. Je veux aller dans le monde. |

Ah çà, est-ce Pour me raconter ces choses que Vous venez interrompre mon travail? Me lais- serez-Vous tranquille? .

Enfin, s’écria Ulrique désappointée, vous n'avez donc jamais été jeune? » |

“UNE PERFECTION. | 485

Papa réprima un sourire.

« Vous ne vous souvenez donc plus avoir aimé le monde? Papa m'a dit qu’il en était fou. Est-ce ma faute si j'ai hérité de ses goûts? »

Le nom de son père était habilement placé.

Je vis se dissiper le nuage qui assombrissait le front de papa. | :

Ce qu'il n'aurait pas fait pour moi, il le ferait pour Ulrique, car il pensait sans doute que s’il avait, comme père, le droit d'élever sa fille comme bon lui semblait, il était, comme tuteur, dans l'obli- gation de consulter plus ou moins les penchants de sa pupille.

Elle était d’ailleurs si séduisante, demandant ce bal comme on demande un jouet, qu'il ne put lui résister.

Il se tourna vers moi.

« Et toi, Marianne, as-tu donc aussi bien envie d'aller dans le monde?

Oh oui! papa. »

Il souleva les boucles de cheveux qui me cou- vraient le front, et il m'embrassa.

« Alors préparez tout pour cela. »

Ulrique sauta de joie.

Il faut d’abord répondre.

Répondez vous-mêmes.

Non, mon oncle, c'est vous qui devez le

faire. »

186 UNE PERFECTION.

Papa prit une plume et écrivit deux lignes que nous emportâmes triomphalement.

Tout est convenu pour nos toilettes, qui seront semblables ; c’est Ulrique qui les a combinées.

Je voulais du rose, elle préfère le blanc; et c'est une si petite question, que je l’ai laissée choisir.

Elle s’y entend fort bien, et j'ai pu rassurer papa, qui m'a demandé ce que nous avions décidé.

Il tient beaucoup à ce que nous soyons bien; mais il nous a recommandé la simplicité :

« Ma mère m'a souvent raconté qu’elle a fait son entrée dans le monde en robe de mousseline, nous a-t-il dit.

C'est passé de mode », lui a répondu Ulri- que. Mais pour faire plaisir à papa, elle a pris de la mousseline... de laine.

Je grille d’être au 6 janvier, date mémorable; Ulrique grille encore plus que moi.

MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 5 janvier 18**. Ma chère Marianne,

Si vous êtes en fêtes et en bals, il n’en est pas : de même à Kermennec.

Après avoir vu partir les uns après les autres

UNE PERFECTION. 187

tous ses hôtes, la marquise s'est envolée à son tour, pour prendre sur des rives meilleures ses quartiers d'hiver.

Nous voici donc retombés dans une solitude qui me paraît d'autant plus grande, que nous venons de mener une vie très agitée.

Aussi ai-je un peu de peine à reprendre mes occupations quotidiennes.

Louis subit la même impression que moi.

Je ne le trouve plus le même.

Sous prétexte d'aller chasser, il passe toutes ses journées hors du manoir, et il rentre la car- nassière vide, sans avoir tiré un seul coup de fusil.

Il fuit la grande salle maman et moi nous nous réunissons pour travailler.

On ne pourrait le croire : mais sous des dehors insouciants je cache le caractère le plus tour- menté qu’on puisse rêver.

Je me mets martel en tête à tout propos, et je suis si peu habituée aux nouvelles manières de Louis, que je craignais d’avoir deviné la cause de sa tristesse.

Il me vient par moments des terreurs folles qu'il ne se repente d’avoir donné sa démission.

Je suis sans cesse poursuivie par la crainte qu’il ne soit pas complètement heureux avec nous.

En

188 UNE PERFECTION.

Devant sa préoccupation de ces jours-ci, ces. craintes m'assaillirent plus que de coutume, et je résolus de les lui avouer, espérant qu'il les dis- siperait, et me disant qu’en tous cas l'incertitude était plus pesante que ne le serait ma déception, si je m’apercevais que j'avais deviné juste. :

Je l’entraînai donc, bon gré mal gré, à sortir avec moi, bien décidée à amener rotre conver- sation sur le sujet qui me tracassait.

Nous avions dirigé nos pas vers le bourg, tournant le dos à la maison du moulin.

« Ne prenons pas cette route, avais-je dit à Louis. Cela me ferait trop de peine de revoir le moulin. Comme ma vie serait changée si la Fée aux roses l'habitait!

Tu t’ennuies donc à Kermennec? me de- manda-t-il sans me regarder. |

Et toi?

Îlne s’agit pas de moi; mais réponds à ma question : tu t’ennuies ?

On m'a toujours appris, répondis-je, à regarder l'ennui comme un si grand mal, que s’il m'arrivait d'en ressentir les effets, je n'oserais pas en convenir; car dire que l'on s’ennuie, c'est avouer qu'on ne sait pas s'occuper, qu'on n’a en soi-même aucun ressort, en un mot qu'on se

trouve la personne la plus dénuée de ressources. » Il se mit à rire :

UNE PERFECTION. 189

« Et ma sœur se trouve tellement supérieure, comme esprit et comme intelligence, qu'elle pré- fère sa société à toute autre?

Non, Louis, dis-je plus gravement que ne le comportait sa question. À ma société je pré- fère la tienne; mais tu m'en prives. Pourquoi m'en prives-tu ? »

Il ne répondit pas, et je repris, le cœur oppressé, car je touchais au point délicat de mon sujet :

« Laisse-moi t'éviter, en le prévenant, un aveu pénible. Tu regrettes ta carrière, tes camarades, ta vie active. Tu as tout quitté pour nous; mais tu trouves que ta petite Sœur, quelque charmante qu'elle se suppose j'essayai de sourire, est une compagne bien insuffisante. »

Je continuai longtemps ainsi, déchargeant mon cœur, et livrant à Louis la pensée qui m'avait Si souvent effleurée, et qui devenait tenace depuis quelques jours.

Quand j'eus cessé de parler, il s'arrêta, et se plaçant devant moi :

« Regarde-moi, Charlotte », me dit-il.

. À travers les larmes qui voilaient mon regard, je le vis dans le déploiement de sa jeunesse, de sa force virile, |

« Regarde-moi, ai-je l'air bien malheureux ?

Ahltu veux me consoler comme OR console

les enfants, en me cachant ta tristesse. »

190 UNE PERFECTION.

Il passa son bras sous le mien et reprit d'un ton sérieux : j

« Tu l’as dit, Charlotte, tu n’es qu’une enfant. Tes paroles me le prouvent. Qu'est-ce qui peut te faire supposer que j'aie pu trouver une désillu- sion dans ce manoir que j'aime, près de ma mère et de toi? Quand j'ai abandonné une carrière à laquelle tu me crois à tort donner des regrets, je l’ai fait en toute connaissance de cause. Sans doute mes devoirs de chef de famille ont pesé dans la balance; mais dans le second plateau j'ai loyalement placé mon épée et mes ambitions, et j'ai choisi en homme qui a pesé le pour et le contre, et qui a envisagé la question sous toutes ses faces. Je n’ignorais pas ce que je laissais; mais je savais ce que j'allais trouver... ou plutôt, non, Je ne pouvais prévoir toute la douceur de la vie d'affection que vous me prépariez. Me crois-tu ?

Oui, car tu ne m'as jamais trompée ; mais pour- quoi cette ride qui te coupe le front en deux? »

Il sourit.

« L'âge mûr, peut-être, »

Nous causimes d’autre chose, et = se montra très gai. |

Depuis il ne me fuit plus; mais quand je lesur- prends seul, il a cette expression soucieuse qui m'a amenée à le questionner.

Qu'’a-t-il donc? MARIANNE.

UNE PERFECTION. | 191

Marianne à Charlotte.

Paris, le 7 janvier 18**. Ma chère Charlotte,

C'était hier le bal, et je n'ai pas eu un éblouis- sement en entrant dans le salon constellé de lumières, et je ne me suis pas sentie folle de joie en dansant pour la première fois.

Notre vie, depuis quinze jours, te sera décrite en peu de mots : |

Conférences avec la couturière, séances d’es- sayage, courses pour assortir un ruban, pour nous procurer une fleur indispensable...

Enfin le grand moment est arrivé.

Nos toilettes sont faites; nous nous sommes coiffées nous-mêmes, ou, pour parler plus vrai- semblablement, Ulrique nous a coiffées toutes deux.

Elle a dédaigné les bijoux qu'elle faisait miroiter si coquettement l’autre soir dans nos chevelures, et elle s'est contentée, pour elle comme pour moi, d'une branche de jacinthes naturelles.

J'allais descendre, me croyant prête.

Mais elle me retint : « Il faut que je te donne un dernier coup d'œil, me dit-elle : seulement nos chambres sont trop

192 UNE PERFECTION.

encombrées et trop petites, nous ne pouvons voir dans nos armoires à glace l'effet de nos toilettes. Viens! »

Et avant que j'aie pu lui demander quelles glaces lui étaient nécessaires pour s’admirer, elle m'entraîna dans la chambre de maman.

En y entrant, je fus prise d’un frisson. Elle me jeta sur les épaules ma sortie de bal, qui ne réchauffa pas mon cœur du froid qui l'avait saisi, et posant sur la cheminée la lampe qu'elle portait, elle disparut pour aller chercher des épingles.

Je restai seule dans cette chambre... bien peu d'instants; mais ils me semblèrent longs par la multitude de pensées qui, en ces quelques minutes, . Se succédèrent dans mon cerveau.

: d'entre très rarement dans cet appartement fermé; et je n’y entre jamais sans un serrement de cœur, car il conserve l'empreinte ineffaçable de maman.

"Une chambre est toujours une chambre, un objet n’est qu'un objet; mais si cette chambre a été habitée par un être chéri qui n’est plus, si ces objets sont consacrés par mort de la per- sonne à laquelle ils ont appartenu, on ne peut y pénétrer, on ne peut les toucher sans se sentir ému comme si l’on remuait les cenQres LE tom- beau. NX

‘Dans la pénombre, Je distinguais mal ces:

UNE PERFECTION. 193

recoins où, enfant, j'avais joué, et, l'ombre me faisant illusion, je pouvais me figurer voir dans cette embrasure de fenêtre mes jeux dont c'était la place.

Le petit bureau de marqueterie me sembla s'ouvrir, et je crus être à l'époque maman en ouvrait tous les tiroirs, pour nous découvrir les trésors qu’ils contenaient.

Je crus voir dans ce fauteuil, nous avions place à trois, maman assise entre Amaury et moi, et souriant de loin au berceau dans lequel dor- mait Yvan.

Pauvre petit berceau de palissandre ! il devait donner l'hospitalité à un quatrième hôte, auquel maman ne devait jamais sourire.

Car je revis une dernière scène.

Devant ce grand lit nous sommes agenouillés, Amaury et moi, et la main de maman est posée sur nos têtes, dans une suprême bénédiction.

Je ne sais qui nous entraîna hors de la chambre.

Nous y revinmes quelques heures plus tard, cette fois pour nous agenouiller devant le corps inanimé de notre pauvre mère, et Pour pro- mettre, entre les bras de papa, de suivre toujours les enseignements qu’elle nous avait donnés...

N'avais-je jamais failli à ce serment d'en- fant?

13

. 194 UNE PERFECTION.

Une larme tomba sur ma robe de bal, ce qui me rappela à la réalité.

J’allais aller en soirée. |

Mais n'est-ce pas avec ma mère que j'aurais faire mon entrée dans le monde, ce premier échelon de la vie de jeune fille?

N'est-ce pas elle qui aurait présider à cette première toilette de bal, et qui m'aurait, par ses conseils, mise en garde contre la vanité mondaine, qui envahit presque immanquablement une jeune fille à son début?

J'étais plongée dans mes réflexions quand j'en- tendis Ulrique qui criait joyeusement :

« Pas encore, Amaury, pas encore, tu nous verras tout à l'heure. »

Elle entra, et referma vivement la porte, toute rose, tout échauffée de sa course faite dans les corridors, poursuivie par Amaury.

« Vite, me dit-elle, tourne-toi. »

Et elle m'examina de la tête aux pieds, mettant ici une épingle, faisant un dernier point, et riant, causant, sans s’apercevoir de mon silence.

Elle me rendit enfin la liberté, et nous quit- tâmes la chambre, elle sans se retourner, moi en jetant un dernier regard à ce sanctuaire de sou- venirs.

Papa et Amaury passèrent l'inspection de nos toilettes.

UNE PERFECTION. 195

Amaury les décréta charmantes.

Papa se montra satisfait.

La voiture nous attendait ; mais avant de partir, J'allai embrasser les enfants.

Yvan, qui ne dormait pas, me prit par le cou.

« Ne la touche pas, lui cria Ulrique, qui me suivait comme un vrai tyran. Tu vas la chiffon- ner. »

En dépit de cette recommandation, il me serra bien fort contre lui, j'entr'ouvris le rideau du lit de Noëlle, pour la regarder dormir, et quand je montai en voiture, je pensais moins au plaisir qui m'attendait qu'aux chers bonheurs, aux chers souvenirs que me gardait la maison. |

Je mentirais cependant si je te disais ne m'être pas amusée. La soirée était gaie, agréable.

J'ai retrouvé plusieurs de mes amies, entre autres Hélène, qui m'a entraînée à part pour m'annoncer une grande nouvelle : |

« Je me marie, m’a-t-elle dit, mais n’en dites rien, c’est encore un secret. J'irai vous voir. »

Je lui ai posé la question toute naturelle en cette occasion :

« Qui épousez-vous ?

Un attaché d’ambassade, un jeune homme charmant; riche, oh! très riche, ma chère : il m'a promis une rivière de diamants. »

Je lui ai tendu la main, un peu froidement :

196 UNE PERFECTION.

« Je vous souhaite, Hélène, deux rivières de diamants », m’a soufflé l'esprit malin.

Mais, en souvenir de mon ancienne affection pour elle, je lui ai dit plus affectueusement :

« Je vous souhaite d’être très heureuse. »

Vers trois heures, papa a fait une tentative de départ; mais Ulrique avait promis le cotillon, et nous sommes restés jusqu’à six heures.

Aussi suis‘je aujourd’hui très fatiguée, et bonne à rien.

J’admire Ulrique, qui paraît aussi reposée que si elle n’avait pas dansé toute la nuit.

Elle ne s’est pas couchée en rentrant, et n'a négligé aucune de ses ocçupations.

Elle a préparé ses devoirs, pour son profes- seur qui vient ce soir; elle a donné la leçon d'Yvan, car je me sentais incapable de le faire, et elle a l'esprit aussi dégagé que si elle n'avait pas, comme moi, dans la tête, des airs de valse dont la rapsodie me donne la migraine.

C’est un don vraiment d’être comme elle.

MarIANx£.

UNE PERFECTION. 197

Charlotte à Marianne.

Kermennee, le 15 janvier 18**.

Ma chère Marianne,

Je viens te charger d’une délicate mission, à laquelle pourront contribuer tes relations mon-

daines. Il faut que tu m'aides à... ceci va te paraître étrange, il faut que tu m'aides à marier Louis.

L'idée n’est pas de moi seule, tu peux le croire, et dans ma tête de linotte, la pensée du mariage de mon frère n'aurait jamais germé, si je n'avais entendu, entre maman et Louis, une conversation qui m'a autant étonnée que charmée.

ls étaient dans la salle, etils ignoraient ma pré- sence derrière le paravent, dont je me fais un retrait pour me mieux préserver du froid.

« Louis, disait maman, tu a$ trente ans, il serait grand temps de songer à te marier. Tu as vu cet été assez de jeunes filles pour faire un choix : n’en as-tu remarqué aucune, au château ?

Si, répondit-il, je les ai au contraire remar- quées toutes, grâce à Charlotte, qui me les signa- lait par ses piquantes saillies. »

Et il les passa en revue, d’une façon si comique, si spirituelle, que je riais toute seule derrière mon

paravent.

198 UNE PERFECTION.

« Sic'est Charlotte qui t'a appris cette leçon, dit maman, elle a lieu d’être satisfaite de son élève, car tu la récites à merveille. Mais tu ne peux, pour une question aussi grave, t'en remettre à l'appréciation de ta sœur.

Permettez-moi, ma mère, reprit-il d’un ton sérieux, de ne pas être en ceci complètement de votre avis. Je crois les jeunes filles très bons juges les unes des autres, et j'accepterais, les yeux fermés, une femme des mains de Charlotte. »

Je ne sais comment je n'ai pas trahi ma pré- sence, tant j'étais contente.

Mais j'ai fait des progrès de diplomatie ces temps-ci; encore quelques mois, et je serai un diplomate distingué. |

On vint malheureusement demander Louis, et la conversation en resta là.

Livrée à mes réflexions, voici ce que je conclus :

Je n'étais pas seule à remarquer la tristesse de Louis, maman s’en tourmentait aussi ; mais ayant, comme toutes les mères, le don de seconde vue, elle a tout de suite trouvé le remède qui effacera du front de mon frère la ride qui nous inquiète

I lui faut une femme qui le rendra heureux.

Le remède est trouvé, mais il faut l'appliquer;

cette tâche, je veux m'en charger. Elle est dif- ficile.

UNE PERFECTION. 199

Comme le dit fort bien Louis, aucune nos voisines du château ne peut lui convenir.

Les unes sont nulles, et il lui faut une femme intelligente et instruite.

Les autres sont fantasques, et il lui faut une femme ayant bon caractère.

Toutes sont minaudières, et il faut à Kermennec une maîtresse simple et bonne, qui, avant de se faire respecter des paysans, sache s'en faire aimer.

Une seule jeune fille de ma connaissance pour- rait entrer dans ce cadre, c'est la Fée aux roses; mais il est probable que je ne la reverrai jamais.

Entre nous, je suis un peu étonnée qu’elle ne m'ait pas donné signe de vie depuis son départ.

Ne connais-tu personne pouvant convenir à Louis ?. .

Aide-moi, Marianne. Cherche parmi tes amies; regarde autour de toi, et quand tu croiras avoir trouvé, préviens-moi, et sous un prétexte quel- conque, je vous enverrai mOn frère.

Jete livre ma préoccupation. Ce sera un secret à nous deux, car je préfère avoir l'air d'ignorer ce que Louis a dit à maman.

CHARLOTTE.

ER RE de

SR

200 UNE PERFECTION.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 25 janvier 18**, Ma chère Charlotte, .

J'ai bien ri en lisant ta lettre.

Nous allons monter une agence matrimoniale, ét J'ai passé la soirée d'hier à examiner les jeunes lilles. |

De temps en temps j'oubliais mon rôle, mais, ta lettre me revenant en mémoire, je mettais mes lunettes de douairière, et je passais en revue les danseuses. | |

* La plupart m'’étaient connues, et, entre toutes, J'avais pensé à Camille Bouix, chez qui nous pas- sions la soirée. Elle est assez gentille. On me l'avait dite très sérieuse, et s'occupant beaucoup de sa petite sœur.

Poseuse! ma chérie, poseuse! et je déteste la pose.

Ce n’est qu'un vernis, mais c’est un mauvais vernis, qui a sa source dans le plus sot des

-orgueils, la vanité.

Je lui faisais face dans un quadrille, et j'attra- pais au vol quelques bribes de sa conversation.

Son danseur lui faisait évidemment compli- ment Sur sa petite sœur, qui s’essayait aux succès de l'avenir, en se pavanant dans le quadrille voisin.

UNE PERFECTION. 201

« Oui, c'est gentil, les petites filles, répondait- elle, .… mais de loin. Je ne m'occupe jamais de ma sœur, si ce n’est'pour laæomponner. »

Elle sourit.

« Les enfants sont si bruyants, si fatigants et si gênants, quand surtout ils veulent se mettre à l'encontre de vos projets, que le plus simple est de s'en débarrasser. J'engage maman à mettre Misette au couvent. Dès qu'elle a six ans, une petite fille devient grimacière et coquette. »

Et quand elle en a dix-huit, pensai-e, elle récolte ce qu’elle a semé.

Tu ne seras pas ma cousine.

Je tournai mes batteries du côté de Marthe Duclerc. |

Son père est officier, sans beaucoup de fortune. Il y a dans la maison bon nombre d'enfants, Marthe passe pour le bras droit de sa mère; je sais qu’elle fait elle-même ses toilettes.

J'admirais son adresse, et j'allais lui dire un mot gracieux à ce sujet, quand je l’entendis répondre à une jeune fille qui m'avait devancée :

Oh! je ne dispute pas aux couturières leur talent : je ne fais jamais un point. Le travail manuel n’est pas mon fort. »

Mon sincère compliment

Elle ferait tout aussi bien de ne pas s'en vanter

202 UNE PERFECTION.

Au fond, toutes ces jeunes filles sont bonnes, dévouées à l’occasion, et elles recouvrent leurs qualités de cette méprisable petitesse : la pose.

Ne cherchons pas pour Louis une femme dans ce milieu : elle mettrait des gants pour s'occuper des poulets, s’entourerait de gaze pour aller dans les champs, et s’ingénierait à être fausse pour cacher ses bonnes qualités.

Malgré tes progrès, Charlotte, tu n'es pas encore assez diplomate pour accommoder, sans froissement et sans rébellion, ta ravissante simpli- cité de cet étalage de fausseté.

J'ai éprouvé un réel sentiment de soulagement quand, en sortant de cette atmosphère super- ficielle, je me suis retrouvée dans la chambre d'Ulrique. :

Comme je trouvai ma cousine bonne, simple, vraie.

Voilà une jeune fille qui ne pose jamais, qui se montre, dans toutes les circonstances, ce qu’elle est réellement. |

Tu me parlais, pour Louis, d'une femme :in- struite. Mais Ulrique l’est, et sans prétention.

Elle ne sera pas embarrassée pour causer science et littérature avec son mari, fût-il savant.

Ce serait une trouvaille pour Louis qu'une

femme comme elle.

UNE PERFECTION. 203

Mais j'y songe, Charlotte; mais comment n'y ai-je pas songé plus tôt?

Mais ai-je la tête?

Nous cherchons une femme pour Louis, et je ne pense pas à Ulrique!

Mais c’est trouvé. Ulrique est la femme qui lui convient : gaie, simple, instruite, bonne enfant. N'est-ce pas ce que tu demandes, et n’a-t-elle pas, sur les autres jeunes filles, l'avantage que nous la connaissons bien? : |

Comment, mais comment n'y ai-je pas déjà

songé ? MARIANNE.

Charlotte à Marianne.

Kermenneec, le 2 février 18*.

Et comment as-tu pu y songer, Marianne?

Comment la pensée a-t-elle pu seulement te venir de donner à Louis une femme qui ne veut agir et n’agit qu'à Sa fantaisie; qui, à tout propos, le menacerait de retourner en Algérie; qui, selon son bon plaisir, l’entraînerait dans le monde ou vivrait en cénobite deux extrêmes, et qui ferait flotter sur notre manoir le pavillon multi- colore de ses multiples caprices.

Ton idée m'aurait fait sourire, si elle ne m'avait

outrée.

204 UNE PERFECTION.

Il faut cependant que je songe à Louis, et que J'y songe plus sérieusement que jamais, car la ride s’accentue sur son front.

Il est taciturne.

Changerait-il de caractère, et deviendrait-il irascible, au moment je veux le marier?

Il a quelque chose, c’est certain. Il sort peu, travaille beaucoup. Il s’est lancé corps et âme dans un roman de chevalerie dont je ne puis le tirer, et je suis lancée dans un roman bien plus embrouillé et bien autrement grave, puis- qu'il s'agit de son bonheur.

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte.

Paris, le 8 février 18°”.

J'ai trouvé ta lettre presque dure, Charlotte.

Eh quoil j'ai pu te donner d'Ulrique une opi- nion qui pourrait entraver son bonheur!

Je te l’ai dépeinte sous un tel jour, que tu refuses de me croire quand je t’affirme qu’elle est devenue charmante.

Ne peut-on donc s’amender ?

Croire le contraire, serait d’une logique ef- frayante.

Qui, oui, tu vas me dire que nous sommes

UNE PERFECTION. 205

engoués d'Ulrique, et que notre affection nous aveugle. :

Mais croiras-tu aussi le docteur aveuglé? Mme de Sainçay est-elle aveuglée ?

Ils ne voient rien au-dessus d’Ulrique, et si tout le monde l'aime ainsi, ne Île mérite-t-elle pas un peu?

Son caractère est, ou du moins était, inégal ; mais puisqu'il s’est transformé!

Si tu savais les services qu’elle rend dans la maison: les complaisances qu'elle à maintenant pour nous tous.

Si elle était insupportable, c'est bien parce que nous faisions tout pour l’agacer.

Puisque tu m'as crue sur parole quand je t'ai parlé de ses boutades, crois-moi, Je t'en supplie, quand je te dis qu'elle est changée.

Veux-tu l'opinion du docteur sur mariage?

Je la devine à l'avance; mais cela te tranquil- lisera.

Accepte ma proposition, si tu ne VEUX pas me donner des remords de t'avoir. parlé si librement

d'Ulrique. MARIANNE.

206 UNE PERFECTION.

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 19 février 18°.

Non, Marianne, non; ni Ulrique ni aucune autre.

Mon rêve d’un instant est anéanti

Quand Louis disait qu’il accepterait une femme de ma main, il pensait à une jeune fille pour laquelle j'ai une grande affection, à la Fée aux roses.

Son nom a été prononcé hier entre maman et Jui. | oc

Ils avaient repris la conversation interrompue l’autre jour, et maman nommait les jeunes filles de notre entourage qu'elle serait heureuse de voir entrer à Kermennec.

Mais Louis lui a répondu, d’une voix très basse :

« Ma mère, n’avez-vous donc pas deviné que J'aime la Fée aux roses? :

Pauvre grand enfant, a répondu maman en souriant tendrement, est-elle donc vraiment in- trouvable, la Fée aux roses ? »

Ah! puis-je lui en vouloir? n’a-t-il pas cent fois raison ? son cœur n’a-t-il pas bien choisi?

Et pourtant, adieu tous nos projets, adieu l’es- poir caressé d’avoir une sœur.

Louis ne se mariera Jamais, puisqu il est plus

UNE PERFECTION. 207

que probable que nous ne retrouverons pas Marie.

Sur l'avis de maman, il va aller faire un petit voyage.

Paris sera sa première étape.

I] a accepté cette idée de voyage avec une viva- cité qui m'a fait plaisir, tout en me surprenant.

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte. Paris, le 22 février 18**.

Louis a retrouvé la Fée aux roses.

Charlotte, il l’a retrouvée chez nous.

Son histoire est très courte, très simple, très jolie.

Quand tu DAGECRAIS de ne pas la connaître, je ne me doutais pas qu'un jour ce serait moi qui te la raconterais.

« Ta Fée aux roses est grande, Charlotte, elle est blonde et elle a des yeux bleus.

« Si tu n'avais omis de me faire son portrait, peut-être l’aurais-je reconnue.

« Mais continuons.

« Elle est née en Algérie, à Blidah.

« Calme-toi, et lis-moi jusqu’au bout.

208 UNE PERFECTION.

« Elle est née à Blidah, et elle y a grandi, ne cherchant qu'à se faire aimer par sa bonté et sa douceur, et ne se doutant pas que ses qualités pussent un jour devenir un obstacle à l'affection qu'on lui témoignerait.

« Elle perdit ses parents, puis sa grand'mère. Elle se disposait à venir en France, et au moment des flots de tendresse s’échappaient de son cœur pour des parents qu’elle ne connaissait pas, mais qui allaient lui devenir chers, elle reçut, signé d'un nom inconnu, un court billet qui lui donnait ce conseil : |

« Si vous voulez vous faire aimer de vos cousins, « rendez-vous insupportable. »

« Ce code, elle le suivit de point en point. Et, du jour de son arrivée à Paris, elle n'eut d'autre tâche que de combattre les bons mouve- ments de sa charmante nature.

« Triste de la mort de sa grand'mère, elle se fit insouciante et gaie.

« Bonne jusqu’au dévouement, elle s’efforça de paraître égoiste.

« Habituée à se plier à toutes les fantaisies d'une aïeule malade, elle se fit capricieusc.

« Mais elle sut prendre, malgré tous ses défauts, une place si grande dans la maison, que le jour elle partit, pour entreprendre un voyage fortuit, mais prémédité, ses cousins s’aperçurent qu'elle

UNE PERFECTION. 209

était devenue le pivot de leurs occupations, comme le centre de leurs affections.

« Ils la croyaient en Allemagne, tandis qu’elle était tout uniment en Bretagne, pour se faire aimer d'une certaine jeune fille dont elle connais- sait la grande influence sur sa cousine.

« Cette affection fut vite conquise, et elle aurait été heureuse si elle n'avait encore douté des sen- timents de ses cousins à son égard... Mais un jour, à Penmarc’h, elle apprit qu’ils l’aimaient.

« Elle revint parmi eux, et quand elle osa per- mettre à son caractère de se faire jour enfin, ils la crurent changée. »

Nous seuls l’étions.

Car cette Fée aux roses, c'est Ulrique; ces cousins dont elle a gagné l'affection, c'est nous; et toi, Charlotte, tu es cette jeune fille dont elle voulait se faire.aimer assez pour remetire Sa Cause entre ses mains, le jour nous découvririons sa

ruse innocente. : Mais ses plans ont été déjoués. Ce soir, Louis surgit inopinément dans le salon,

nous étions réunis avec le docteur, qui dînait

à la maison. Brouhaha d'un moment; cris de joie Chacun se présente : « Moi, je suis Noëlle.

Moi, je suis Yvan. » 14

Su pt EE

210 UNE PERFECTION.

Nous cherchons Ulrique : elle avait disparu.

« Va l'appeler », me dit papa.

Nous parcourons la maison, Amaury et moi, à sa recherche ; mais sa cachette était bonne, nous ne la découvrîmes pas.

Je revins au salon très décontenancée de la tournure que prenaient les choses.

Malgré tes dénégations, je comptais sur & coup de foudre quand Louis verrait Ulrique..

Enfin, à Ja dernière heure, au moment sept heures sonnaient, elle entra.

Elle était très pâle, et se dirigea vers Louis, la main tendue.

« Je connais-M. de Kermennec », dit-elle d’une voix un peu tremblante.

Amaury et moi étions déjà entre eux deux, plongeant un regard interrogateur dans les yeux lumineux d’Ulrique. |

« Vous vous connaissez? depuis quand? vous êtes-vous vus ? |

Cet été, à Kermennec », dit Louis lentement.

Et je surpris.le regard éperdu qu'Ulrique jeta au docteur.

Mais le docteur n'avait pas l’air éperdu du tout. Systématiquement, comme un vieux fourbe non rcpentant, il tira de son portefeuille un papier qu'il me tendit, et qui était la soi-disant ordon- nance qu'il avait, un jour, écrite devant moi, el

UNE PERFECTION. 211

qu'à mon grand étonnement il avait mise sous enveloppe.

Je l’ouvris, je lus les mots qui avaient méta- morphosé Ulrique, et je devinai le reste, n’enten- dant que vaguement les explications que le doc- teur donnait d’un air triomphant à Amaury.

C’est lui qui, de concert avec papa, ta mère et Louis, a loué la maison du moulin, au nom de Mme de Gourdan de Sainçay qui, pour couvrir vis-à-vis de nous l’incognito d’Ulrique, ne s’est fait connaître en Bretagne que sous le premier de ses noms.

Car il s'agissait de nous prendre par artifice, et tandis que le docteur se promenait seul en Allemagne, d’où il échelonnait les lettres d'Ulrique à mon adresse, ma cousine se cachait sous le nom de la Fée aux roses.

« Papa savait! dis-je tout à coup en relevant la tête, papa savait! Oh! comment a-t-il permis?

Ne revenons pas sur ce sujet, répondit le docteur. Quand, le soir même j'ai fait la con- naissance de Mlle Ulrique, j'ai informé votre père de la campagne qu’à mon instigation elle allait entreprendre pour se faire aimer, soit, mais aussi pour vous transformer, J'ai eu bien de la peine à l'empêcher d’entraver son désir; car il jugeait de ses devoirs d’oncle de refuser tant de

dévouement.

212 | UNE PERFECTION.

Me pardonnes-tu ? » interrompit Ulrique, qui ne me quittait pas des yeux et attendait anxieuse, craignant encore peut-être qu’il ne fût trop tôt pour tout dire.

Ah! elle ne sait pas à quel point je l'aime!

Papa lui-même se méprit sur mon silence.

« Ma fille... », commença-t-il d’un ton un peu triste.

Alors j'entraînai Ulrique dans ses bras, le priant, car je n'étais plus jalouse, de l’embrasser comme le plus aimé de ses enfants.

Ce n'est pas un conte de fées? c’est bien vrai? demanda Amaury, dont les cheveux se hérissaient.

Îl y a une chose plus vraie encore, dit Ulrique, c’est que vous m'avez rendu le OYeE qui me manquait. |

C'est égal, continua Amaury, il t'a fallu nous gagner d'une façon assez originale. Qu'en dis-tu. Louis?

J'en conviens. »

Mais en faisant cette réponse, Louis avait l'air de goûter fort l'originalité qui avait conduit ja Fée aux roses en Bretagne.

MARIANNE.

UNE PERFECTION. 213

Charlotte à Marianne.

Kermennec, le 1°" mars 18**,

Ma chère Marianne,

__ Quand on est bien, bien content, on dit qu'on est content.

Quand on est bien, bien heureux, on dit quon est heureux.

Mais quand on est si content, si heureux que ‘la joie déborde du cœur, on ne trouve plus une expression pour traduire son bonheur, et c’est ce qui m'arrive. |

Ma Fée aux roses retrouvée, et retrouvée dans celte cousine pour laquelle je te reprochais ton affection, sans me douter qu’au même moment elle venait de gagner la mienne!

Louis est revenu. Quel court séjour il a fait à Paris! mais nous allons y retourner, du moins Je le crois, et il n’est revenu que pour nous chercher.

Il a l'air si heureux, que je lui pardonne d’avoir trempédans le complot, qui du reste a failli m'être dévoilé par Noëlle. | © Le jour nous avons rencontré pour la pre- mière fois la Fée aux roses dans le chemin creux, la petite l'avait reconnue, et ses larmes, dont Louis avait me cacher la cause, prove-

emma +

‘214 UNE PERFECTION.

naient de ce qu'Ulrique n'avait pas répondu à son appel.

Louis m'a demandé de lui confier toutes tes lettres. Je lui ai d'abord refusé les dernières, qui ont rapport à nos préoccupations de mariage; mais il a tellement insisté qu'il in’a fallu les lui remettre. Îl a passé aujourd’hui l'après-midi à les lire, puis il est venu me chercher pour sortir.

I m'a entraînée vers la maison du moulin; depuis très longtemps je n’étais pas allée de ce côté, et je constatai, avec étonnement, l'absence de la pancarte de vente.

La maison est vendue, m’écriai-je; oh! que 1e suis fâchée. Il me semble qu'après Ulrique personne ne devait plus l’habiter.

Rassure-toi. Tu n’auras pas de voisins

gênants. Je me suis rappelé qu’un jour tu m'avais

conseillé de l'acheter, et en passant à Quimper, ce matin, j'ai conclu l'affaire avec Keme- neur. Mais il me reste à régler une affaire plus grave, dont je veux te parler. D’après les ré- ponses de Marianne, j'ai deviné tes lettres, et j'ai vu que vos idées s'étaient rencontrées pour me désirer la même femme. L'une de vous l’appe- lait Ulrique, l’autre, la Fée aux roses. Que vous

manque-t-il pour mener à bonne fin un rêve si caressé ?

Ton assentiment! » m'écriai-je.

UNE PERFECTION. 215

Il se baissa, et cueillit une bruyère qui crois- sait à nos pieds.

« Fais-lui parvenir cette fleur. Si dans deux jours je ne la retrouve pas sur mon bureau, c'est qu’elle est acceptée.

Lt alors tu seras heureux, Louis? »

Je prenais un air digne, important, mais mon cœur bondissait au dedans de moi, et mon frère souriait, et bien vite je t'envoie la petite fleur, messagère de son bonheur.

Si ta réponse est bonne et je me permets d’en douter fort peu, vingt-quatre heures après l'avoir reçue, nous partirons tous pour Paris.

CHARLOTTE.

Marianne à Charlotte. Paris, le 4 mars 18**,

Elle l’a gardée.

e e e. e. ° e. e L2 e e e e + C2 e e

Papa m'a envoyé chercher ce matin, et il m'a remis ta lettre.

Comme j'allais l'emporter, il m’a arrêtée.

« Lis-la ici, m'a-t-il dit en souriant. J'ai aussi une lettre de Kermennec, et j'ai tout lieu de croire qu’on nous fait la même communication. »

J'ai ouvert ta lettre et je l’ai lue, puis je l'ai

216 UNE PERFECTION.

tendue à papa, qui m'a remis en échange celle de

ta mère, lui faisant officiellement la demande en mariage.

« Mon consentement est donné, m’a-t-il dit; obtiens toi-même celui de ta cousine. »

Comme il est bon! Il me sait à l'affût de tout ce qui peut faire plaisir à Ulrique, et aurai-je jamais une meilleure occasion de la rendre heureuse, que de me charger de plaider son bonheur!

« Venez me trouver quand vous aurez causé », m'a dit papa.

Je suis montée chez Ulrique. Elle était assise devant son petit bureau, mais je crois qu’elle n'écrivait pas.

« Est-ce que je te dérange? lui ai-je demandé.

Non, m'a-t-elle répondu en souriant; le temps 1l me fallait te laisser croire que tu me dérangeais toujours est passé. » |

Elle a voulu me faire asseoir à ses pieds, sur un petit tabouret. C’est ma place habituelle; mais je lai refusée, et je l'ai forcée à prendre le tabou- ret, tandis que je m'asseyais gravement dans un fauteuil.

Je tenais en ce moment la place de ses parents.

Je me suis recueillie un instant, un tout petit instant, pendant lequel il m'a semblé entendre, à

travers les années, la voix de mon oncle Constant me demander :

UNE PERFECTION. 217

« Tu aimes bien ta cousine Ulrique? »

J'aurais pu répondre, avec plus de convictior qu'autrefois :

« Oui, mon oncle. »

Car,uniquement occupée de son bonheur, je fai- sais taire les regrets que me causait la pensée d'une prochaine séparation.

Ne sachant comment on fait les demandes en mariage, j'ai répété à Ulrique les propres paroles de Louis, elle m'a embrassée, et, pour toute réponse, a serré la fleur dans un tiroir.

Avant qu’elle y soit flétrie, Louis et Ulrique cueilleront ensemble de nouvelles bruyères en Bretagne. |

Nous sommes descendues chez papa.

Nous y sommes restées longtemps. Nous avons fait venir Amaury, les petits et même Corentine.

Nous avions la gorge un peu serrée. On peut être très heureux et pleurer en même temps.

Ulrique a été notre Providence. Elle me laisse une grande tâche à remplir : il va me falloir entrer complètement dans mon rôle de maîtresse de maison et de jeune mère de famille, et soutenir par mes conseils Amaury, dont le travail devient de plus en plus sérieux.

Mais ma ligne de conduite est toute traccé; car je n'ai qu’à suivre pas à pas Ulrique dans ce chemin de la perfection qu’elle m'a tracé si simple.

218 UNE PERFECTION.

Maintenant arrive-nous, arrivez-nous tous.

Mme de Sainçay veut te faire oublier son appa- rente froideur, qui lui servait à se mettre en garde contre une intimité qui eût pu entraver les plans d'Ulrique. |

ÜUlrique t'attend. Avec quelle impatience! et parmi toutes les bonnes raisons que j'ai de te désirer, la meilleure est que tu me délivreras des constants sarcasmes du docteur.

Ne me poursuit-il pas sans cesse, me disant que sans lui rien de tout ce qui se passe ne serait arrivé, que sans son ordonnance, si scrupuleuse- ment suivie, nous n’aurions jamais aimé notre cousine ? |

Je m'en défends comme Je le puis; mais il retourne contre moi les armes, rouillées, il est vrai, que j’élevais contre les Perfections.

Viens à mon aide, toi qui, malgré des pré-. ventions si semblables aux miennes, t'es laissé prendre aux charmes d’ Ulrique, et l’as aimée pour ses qualités.

MARIANNE DE SAULZAc.

FIN

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