CE DE. SE | OSOPHES ET PENSEURS Emile THOUVEREZ Professeur a la Faculte des Lettres de Toulouse. : Charles Darwin BLOUD & C'° Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/charlesdarwinO0thou AR AE 5. à li L n L : taie | @ peus ® ? : LC Le: m2 ARE a . # sn * à de , M 1e ; D A D 1 k L : LL 1. ” À 7 “1 . LR LL > >" | b oi A EU A . s es ss . : . . l » mi É & +. : = IS: a L | l “ V . É u : 414 we 0 n e L L res \ à « fa ; A Len L LE. 24 En |, + 2 k …. s Y te È J CHARLES DARWIN PHILOSOPHES ET PENSEURS CHARLES DARWIN Emile THOUVEREZ Professeur à la Faculté des Lettres de Toulouse. PARIS ® LIBRAIRIE BLOUD & C' 4, RUE MADAME, 4 1907 Reproduction et traduction interdites. MÊME COLLECTION DU MÊME AUTEUR Hkrkeré Spor... .....:.. 0000 1 vol. Start ML... OU 1 vol. Axrraric (P.). — Aristote (537)...... 2 1 vol. BEURLIER (E.), Agrégé de Philosophie. — Kant (236). 1 vol. — Fichte (332) san Se sente casse S 1 vol. Cazver (J). Agrégé de l'Université. — Les idées morales de Madame de Sévigné.2? vol.(416-417). Prix: 1 fr. 20 Decerr (A.), Docteur ès lettres, Professeur à la Faculté libre de Toulouse. — Les idées morales de Cicéron. CES À) PROS APR 1 vol. DurrÉCHou (A.). — &obineau (412)............ 1 vol. — Les idées morales de Sophocle (414)........ 1 vol. ÉENGRAND (H.). — Epicure et l’Epicurisme | sd à 1 vol. MEXTRÉ (F.). — Cournot (440)................. 1 vol. SALOMON (Michel). — H. Taine (210).......... 1 vol. — Auguste Comte (255)..-:......., 1 vol. — Th. Jouffroy (413)... .......... 0000 1 vol. Vaux (Baron Carra de). — Leibniz (422) « ds a tt 1 vol. — Newton (427)............... DCE 1 vol. CHARLES DARWIN I. — L’hérédité des Daricin (1584-1809). Le nom de Darwin est un doublet de Derwent, appel- lation géographique qui désigne plusieurs rivières anglaises. L'une d’entre elles coule du nord au sud, entre les latitudes de Manchester et de Birmingham, à égale distance de la mer du Nord et de la mer d'Irlande, arrose Derby et rejoint la Trent. La Trent remonte au nord-est, traverse Nottingham, laisse à sa droite Lincoln sur la Witham, et se jette dans le golfe de Hull. Les comtés de Derby, de Nottingham, de Lincoln, sont les lieux d’origine et d'expansion de la famille Darwin depuis le xvi° siècle. Richard Darwin, septième ascendant du philosophe, est propriétaire foncier à Marton, près Nottingham, et ordonne, par testament de 1584, de graver les armes de la reine sur le portail de son église. William I, fils de Richard, achète dans la même paroisse le domaine de Cleatham ; un champ de ce domaine, dont les revenus étaient affectés aux pauvres de Marton, s’appelle encore « la Charité de Darwin ». En même temps qu'il s’enrichissait, William s’anoblis- sait en prenant du service dans la milice royale à Green- wich. William II combat dans les armées du roi contre Cromwell; ses biens sont confisqués, lui-même se tourne vers les études de droit ; il prend ses grades et devient, sous la restauration des Stuart, greffier de la ville de Lincoln; par lui les Darwin accèdent aux carrières intellectuelles. Le père de sa femme, Erasme 6 CHARLES DARWIN Earle, huissier à la cour, introduit dans la famille le prénom d'Erasme. William III, probablement de robe comme son père, épouse une Waring et reçoit d’elle le fief d’Elston, près Newark, comté de Nottingham ; il a deux fils: William sans postérité mâle, et Robert. Robert Darwin, héritier d’Elston par son pére et de Cleatham par son frère aîné, abandonne la profession d'avocat et consacre ses loisirs à une retraite qui paraît avoir été studieuse, au manoir d’Elston ; c’est à lui que semblent remonter les dispositions de sa race pour les sciences naturelles. Il meurt en 1754, laissant quatre fils: William-Alvey, aïeul des Darwin-Elston et des Darwin- Fox ; Robert-Waring I°", mort en 1816, auteur d’une botanique — Principia Botaniea — qui eut les hon- neurs de trois éditions au moins ; John, ecclésiastique, recteur d’Elston ; et enfin Erasme, auteur de la Zoono- mie, grand-père et précurseur du grand Darwin. Erasme Darwin, né à Elston en 1731, fit ses études scientifiques et médicales à Cambridge et à Edimbourg ; il s'installa médecin à Lichfield, dans la haute vallée de la Trent, entre Derby et Birmingham ; et à la fin desa vie se retira à Derby, où il mourut en 1802. Ce méde- -cin sociologue est représentatif du xvin® siècle ; d’une curiosité encyclopédique, ouvert à toutes les formes de la pensée, poète en même temps que naturaliste, adonné aux inventions mécaniques en même temps qu'aux cures médicales ; il reflète dans ses œuvres la poétique descriptive et la philosophie sensualiste de son temps. Le Jardin Botanique, 1751, est un poème didactique, à la façon de Delille et de Saint-Lambert, divisé en deux parties : l'Economie des Végétaux et les : Amours des Plantes. Le Temple de la Nature ou l’Origine des Sociétés, 1801, est une imitation de Lucrèce, qui fait penser à Volney. Ses œuvres en prose sont la Zoonomie ou les Lois de la Nature organique, 1794-96, et la Phytologie ou Philosophie de l'Agricul- ture, 1800. L’abus des mots grecs est encore un signe CHARLES DARWIN 7 d’origine ; la morale de Bentham s’appellera d’un nom aussi barbare, la Déontologie. Enfin l'Education des Filles achève de caractériser un état d’esprit, contemporain d’'Edgeworth et de James Mill, qui s'intéresse à tous les problèmes sociaux et les résout dans une synthèse simpliste avec la nature. Le Zoonomie présente, dars une forme souvent obscure, mêlée de fantaisies chimériques et de divinations de génie, une première doctrine de l’évolution, expliquée, suivant l’hypothèse matérialiste, par l'influence du milieu sur l’organisme et par la transformation régu- lière — au moyen du système nerveux — du mouvement en sensation et de la sensation en pensée. Erasme Darwin fut le fondateur de la Société Philosophique de Derby ; George Spencer fut plus tard secrétaire de cette même société et l’on trouve sans peine plus d’un point commun entre le transformisme matérialiste de la zoonomie et les fameux principes d’Herbert Spencer, né à Derby et fils de George. Un esprit aussi exubérant et aussi universel que celui d’'Erasme Darwin devait engendrer une race d’intellectuels normaux ou morbides. De ses trois fils, le premier, Charles, jeune homme de grande espérance, étudiant en médecine, est mort à vingt ans d’une piqûre anatomique ; le second, Erasme, poète et numis- mate, se suicide à quarante ans dans un accès de folie ; enfin Robert-Waring II — le Docteur Darwin — est le père du philosophe. Robert Waring II, né en 1766, fait ses études de médecine en Hollande, est reçu docteur à Leyde en 1785, et, dès son retour, en 1787, va chercher for- tune à Shrewsbury, à la frontière nord-est du pays de Galles, sur la Severn, à soixante kilomètres à l’ouest de Lichfield. Il avait vingt ans, son père lui avait remis cinq cents francs pour frais d'installation ; il se créa très vite par lui-même, comme avait fait Erasme à Lichfield, une clientèle nombreuse et attachée. En 1796 il pouvait fonder une famille et épousait Suzanne 8 CHARLES DARWIN Wedgwood, fille de Josiah Wedgwood, le célèbre potier d’Etruria (comté de Stafford), inventeur du pyromètre. De cette union entre deux familles, déjà remarquées par la distinction de leurs membres, six enfants allaient naître. Le cinquième enfant, et deuxième fils, Charles- Robert, nommé par abréviation Charles Darwin, est le penseur dans la personne duquel les puissances intel- lectuelles de toute la race allaient aboutir au plus haut degré du génie. CHARLES DARWIN 9 II. — L'éducation de Charles Darwin (1809-1831). Charles Darwin est né à Shrewsbury, le 12 février 1809, et mort à Down, le 19 avril 1882. Sa vie prend place entre celle de Stuart Mill (1), 1806-1873, et celle de Spencer 1820-1903 ; et en effet, malgré que Spencer ait devancé Darwin sur quelques points, l’évolution- nisme scientifique de Darwin est un intermédiaire naturel entre la philosophie positive de Stuart Mill et la philosophie évolutive de Spencer. Pour marquer les époques générales, Darwin arrive à l’âge d'homme à la révolution de 1830 ; il fait, de 1831 à 1836, son célèbre voyage autour du monde ; après quoi, pendant plus de vingt ans, 1l rédige ses notes, accumule ses observations et les travaux de détail et ne publie enfin qu’en 1859, à cinquante ans d’àge, l’Orrgine des Espèces. Cette publication même lui est imposée par les circonstances avant l’époque qu'il s'était fixée à lui-même ; il se recueille encore pendant dix années, se hâtant moins ue ses disciples, et donne enfin coup sur coup — de 1869 à 1882 — les travaux qui corroborent sa doctrine et la développent dans tous les sens. Nous insistons sur ces dates pour montrer à la fois l’incubation déja lointaine et l'apparition relativement récente de son œuvre ; c’est par approximation, de 1860 à 1880, qu’il faut placer l’âge héroïque du Darwinisme. Dans son enfance et dans sa jeunesse, Darwin ne se signale pas par les prodiges intellectuels qui font quel- quefois prévoir les grands hommes et qui trompent (1) Dans notre précédente monographie de STuART Ni (Science et Religion, Bloud, 1905) page 23, note 1, lire : « L'an 1873 et le 7 mai... » — Ajoutons que Helen Taylor, belle-fille de Stuart Mill, est morte, à l'age de 75 ans, à Torquay (Angleterre) le 29 janvier 1907. (L. Rey, Notice sur Helen Taylor, dans le Mistral, Avignon, 6 février 1907.) 10 CHARLES DARWIN souvent. Il était surtout, pour employer les termes de son école, un animal bien constitué, de belle endurance physique, grand marcheur et grand chasseur ; son por- trait est celui d’un trappeur solide ; et en fait cette endurance physique, tournée plus tard en endurance intellectuelle, est la base organique sur laquelle s’est greffé son développement cérébral. Lui-même raconte comment, dans son voyage autour du monde, il n’aurait d’abord laissé à personne le soin et la joie de conquérir à la chasse les échantillons nécessaires à ses études ; et comment, peu à peu, l'émotion des conquêtes intel- lectuelles l’emportant sur celle de la chasse, il s’est renfermé dans sa cabine et dans son travail pendant que ses compagnons cherchaient pour lui les animaux rares et les trophées. Tous les nemrods ne sont pas capables d’une semblable transformation, et Darwin est injuste pour lui-même — par coquetterie de grand homme — quand il déprécie ses premières études et son ardeur au travail. Il ne fut jamais mou pour rien : il a été de tout temps un collectionneur passionné d’insectes et de plantes, capable d'intérêt spéculatif autant que pratique ; il est probable seulement que sa vive intel- ligence, devançant les progrès de son âge, le détournait des maîtres médiocres, et que son exubérance physique jetait un voile sur son activité intérieure. « Vous n’avez d'amour, lui disait son père, que pour les chevaux et les chiens ; vous ne ferez jamais rien de bon. » Horos- cope trompeur s'il en fut et qui nous renseigne surtout sur l'incompréhension du père et du fils. Darwin a eu le malheur de perdre sa mére à l’âge de huit ans ; Mme Darwin est morte en juillet 1817 et son fils n’a gardé d’elle que le souvenir d’une robe de velours, d’une table à ouvrage et d’un visage de morte. Il ne semble pas que le père, d’une vertu rigide, ait été l’homme qu’il fallait pour comprendre la sensibilité contenue dans l’enfant. On sait comment l’éducation anglaise éloigne les distances entre le père et le fils, comment la vertu, à l’époque benthamiste, porte un CHARLES DARWIN 11 masque de raideur qui la dépare. Darwin a gardé de son enfance, de la maison de Shrewsbury, de son père, un souvenir très vif et très touchant ; il fait du docteur Darwin un portrait ému, tout pénétré de piété filiale, mais il semble, à analyser les traits qui échappent, qu’il y ait dans cette peinture comme une revanche posthume de la pensée sur le réel et que Darwin ait peint son père plutôt comme il voulait qu'il füt, que comme il était. Darwin illustre à été préféré par son père jusqu’à l'injustice ; Darwin enfant a peut-être été délaissé et il a dû en souffrir par ce que nous savons de sa sensibilité naturelle. Les âmes que l’utilitarisme anglais n’a pas desséchées trouvent dans le sentiment la voie nécessaire à leur expansion ; les souvenirs que Darwin nous conte de son enfance, les confiantes prières à Dieu, l'émotion d’un enterrement militaire, l'horreur pour la cruauté des foules, l’examen de conscience auquel il se livre pour savoir s’il a maltraité les bêtes, sont autant de traits qui dessinent dans l’enfant l’homme mür que l'esclavage indigne et qui élève si haut les bêtes parce que la bestialité des hommes le confond. A la suite de la mort de Mme Darwin, le jeune Charles fut envoyé comme externe pendant une année, 1817-1818, à l’école élémentaire et semi-religieuse du Révérend Case ; il devait probablement recevoir à cette école les leçons enfantines que lui donnait auparavant sa mère et attendre ainsi l’âge de neuf ans où l’on entre d'habitude dans les établissements secondaires. Le Ré- vérend Case était ministre de la chapelle unitarienne. Les unitariens sont les successeurs des sociniens du xvi° siècle et en quelque manière de Michel Servet ; 1ls nient la trinité des personnes et affirment l’existence d’un Dieu unique à la façon du déisme. Mme Darwin était de ce culte et conduisait Charles à cette chapelle, quoique l’enfant lui-même et le docteur Darwin fussent rattachés par le baptême à l’église officielle anglicane. Ici encore nous prenons sur le fait ces dissidences de confessions et de sectes dans l’intérieur même des 12 CHARLES DARWIN familles, cette distinction de la religion nominale et du culte effectif qui a préparé ou précipité dans la nation anglaise la marche vers la libre pensée. L'année suivante, 1818, Charles Darwin est mis en pension, toujours à Shrewsbury, à l’école Butler, assez proche de chez lui et assez libre encore pour qu’il puisse courir jusqu'à la maison entre les heures de classe. Cette école est celle où il reçoit toute son éducation secondaire de neuf à seize ans, 1818-1825, et peut-être a-t-1l plus tard jugé trop sévèrement ses propres études. C’est le fait des hommes exceptionnels, qui n’éprouvent pas le besoin de suivre les étapes communes, de rendre mal justice à la nécessité de ces étapes. Dans toute cette période Darwin mentionne son goût pour la chasse, sa curiosité de petit garçon pour les sciences naturelles, pour l'expérience, ses nombreuses lectures. Etant encore à l’école Case, il se vantait un jour à un camarade d’avoir fait varier des primevères, par un curieux mélange de forfanterie, d'amour du merveilleux et de divination de l'avenir. Pius tard il étudiait la chimie, avec son frère Erasme, dans un laboratoire qu'ils avaient constitué tous deux pour leurs manipulations. Dès cette époque il collectionnait les insectes trouvés morts, ayant décidé ayec sa sœur qu'il ne convenait pas de tuer des êtres vivants pour leur plaisir. Nous reconnaissons à ce trait la lutte pour l'équilibre qui aura lieu toujours dans son àme sous des formes diverses, entre le sentiment moral et la curiosité intellectuelle. Quoiqu'il ait condamné enfin comme détestablement classique et inutile l’ensei- gnement Butier, n'oublions pas qu'il a étudié là ses auteurs grecs et latins et développé ses facultés d’hu- maniste n1 plus ni moins que tout futur élève d’univer- Sitée La première intention du docteur Darwin était que son fils fût médecin suivant les traditions de la famille. Il l’envoie en 1825 à l’université d’'Edimbourg avec son frère Erasme, pour y commencer ses études dans cette direction. Du programme médical Charles Darwin retint CHARLES DARWIN 15 surtout et s’appliqua à développer la partie consacrée à l’histoire naturelle et aux sciences d'observation. Les leçons de l’université lui paraissaient oïseuses, à l’ex- ception du cours de chimie, et quelques-unes le tuaient d’ennui. Il commença des visites à l'hôpital, il fit même des cures à Shrewsbury ; mais, malgré qu’il prétende s'être endurci devant la souffrance, 1l ne put supporter la vue de quelques opérations douloureuses, « avant l’âge béni du chioroforme », et 1l se tourna tout entier vers l’observation de la nature. Il avait lu auparavant la Zoonomie de son aïeul, il entendait un de ses cama- rades plus âgé, le futur professeur Grant, faire l'éloge enthousiaste de Lamarck : les étudiants avaient cons- titué, sous le vocable de Pline l'Ancien, une société d'histoire naturelle, Plinian-Society. Darwin assiste régulièrement à ses réunions et se signale, dès 1826, par quelques découvertes de détail. Il montre que cer- tains organismes mobiles et ciliés, que l’on prenait jus- que-là pour des œufs de flustres, sont des larves, et au contraire que les corps sphériques, pris jusqu’alors pour de jeunes fucus, sont des coques d'œufs étrangers. Il suivait les séances de la Société royale de médecine, de la Société de géologie de Werner: Wernerian-Soectety, et même de la société royale d’Edimbourg où il vit un jour Walter Scott présider. Il consacrait ses vacances l'été aux excursions dans le Pays de Galles, l'automne aux grandes chasses dans la région écossaise, notam- ment chez son oncle Wedgwood, à Maer. Les conver- sations, les lectures, les chasses alternaient. Josué Il Wedgwood, frère de Mme Darwin, paraît avoir été dans la famille, après le deuil de 1817, l’ami bienveil- lant et tutélaire qui comprenait le mieux la nature d'esprit de Charles Darwin, et ce fut lui qui décida, dans une circonstance unique, de son voyage autour du monde. Telles sont les conjonctures dans lesquelles, pour des raisons qui restent assez vagues, le docteur Darwin interrompt soudain les études de son fils et le trans- 14 CHARLES DARWIN porte d’Edimbourg à Cambridge pour s’y préparer, non plus à la médecine, mais à la théologie. On comprend que Charles Darwin ait, après deux ans d’essais, aban- donné la médecine dont les études pratiques et la pro- fession effective répugnaient à ses goüts. On comprend moins bien les motifs qui le désignaient comme futur clergyman. L'obstacle ne venait pas des croyances, car Darwin après quelques scrupules, et la lecture attentive du traité de Pearson sur les dogmes, avait admis la vérité intégrale de la Bible, et caressait avec une cer- taine complaisance l’idée d’être plus tard, dans l’église anglicane, curé de campagne ; il en trouvait plusieurs exemples dans sa famille. Mais il est étonnant que les aptitudes scientifiques dont il avait fait montre ne l’aient pas détourné alors d’une carrière pour laquelle les qualités littéraires étaient les premières exigées. En fait il dut se remettre à l’étude un peu oubliée du grec et du latin, prendre des leçons d’un précepteur particulier, et, quoiqu'il fut inscrit à l’Université de Cambridge, collège du Christ, à la date du 15 octobre 1827, n’y entrer qu’au carême de 1828, avec six mois de retard sur l’ouverture des cours ; ce retard le poursuit dans tous ses examens. Ilest reçu bachelier le 28 avril 1831, pour prendre rang dans la promotion de 1832, et quitte à cette époque Cambridge pour se faire non pas cler- gyman, mais globe-trotter. Ce changement d'orientation dans la vie de Darwin s’opéra peu à peu, par la pente naturelle de ses études préférées, et fut brusqué à la fin par l’offre qui lui était faite de prendre passage sur un navire de l'Etat pour un voyage officiel de découvertes autour du monde. Les trois années que Darwin passa à Cambridge furent à peu près perdues pour les études académiques. IL ne réussissait pas aux mathématiques, assistait par obli- gation aux cours de langues anciennes, travailla un ou deux mois au cours de sa seconde année pour obtenir le certificat de passage ; prépara avec conscience, au point de les savoir presque par cœur pour l'examen du bac- CHARLES DARWIN 15 calauréat, les ouvrages classiques de Paley sur la phi- losophie morale et l'évidence du christianisme ; réussit à se classer sans excès ni dans le bien ni dans le mal, au dixième rang du concours. En réalité Darwin était peu fait pour les études régulières ; les courses à cheval, les clubs d'étudiants, les visites aux musées de peinture, les séances de musique religieuse à la chapelle, pre- naient une grande place dans sa vie, non pas pourtant la première, car il poussait de plus en plus ses études favorites d'histoire naturelle, lisait Humboldt et John Hershell, faisait enfin de la chasse aux insectes, non plus un amusement d’enfant, mais l’objet d’une passion véritablement scientifique, par son intelligence et son ardeur. Les lettres qu’il écrit alors à son jeune cousin et condisciple Darwin-Fox sont pleines de demandes et de communications sur les insectes qui manquent à sa collection, et qu’il signale ici ou là. 1l avait imaginé des sortes de battues, payant un homme pour lui apporter dans des sacs la mousse des vieux arbres et les roseaux qu'on laisse au fond des barques. Un jour qu’il tenait en mains deux coléoptères, 1l en vit un troisième, et, pour s’en saisir, prit à la bouche un des insectes déjà capturés ; mais il sentit aussitôt une bruü- lure tellement âcre à la langue qu'il dut cracher l’un et lâcher l’autre. Par ce mélange de sagacité et d’ardeur Charles Darwin faisait déjà des prises assez rares pour voir figurer quelques-uns de ses insectes, — avec quelle fierté, — dans le répertoire de Stephen avec l’inscrip- tion « capturé par Ch. Darwin, esquire ». De si singulières aptitudes, soulignées sans doute par la notoriété de son grand-père Erasme, firent bientôt que les professeurs de Cambridge se lièrent avec Charles Darwin et l’admirent dans leur société, moins comme un élève que comme un camarade de conversation et d'étude. Le maître qui fut alors, et qui devait être toujours, son meilleur ami, est le botaniste Henslow. Par son savoir, par sa bonté morale, par son esprit religieux, Henslow exerçait autour de lui une 16 CHARLES DARWIN grande infiuence ; il prit bientôt Darwin pour compa - gnon attitré, au point que ses camarades le nommaient « celui qui se promène avec Henslow ». Dans ces pro- menades, dans les réunions où il était reçu avec les autres professeurs de Carabridge, Darwin acquit le bagage d'observations et de réflexions qui faisaient de lui, encore étudiant, presque l’émule des maîtres. Un autre bienfait d'Henslow fut de le présenter à Sedgwick, professeur de géologie, dont Darwin avait négligé de suivre les cours par suite de son aversion pour cette sorte d'exercice. Mais le commerce de Sedgwick l’eut bientôt converti et fait géologue. L’année où Darwin quittait Cambridge, dans l’été de 1831, Sedgwick devait faire une série d’excursions au pays de Galles ; Darwin l’accompagna et apprit avec lui, et sur place, comment on lit un terrain et remonte par cette lecture de l’histoire du présent à celle du passé. Il allait avoir l’occasion d’appliquer ces connaissances, fécondées par la lecture de Lyell, dès ses premières étapes autour du monde. CHARLES DARWIN 37 I. — Voyage autour du monde (1831-1836). C'est en effet au retour de ces excursions géologiques que Charles Darwin reçut, de son protecteur Henslow, une lettre datée de Cambridge, 24 août 1831, lui demandant s’il consentirait à prendre place en qualité de naturaliste sur le vaisseau « le Limier », the Beagle, capitaine Fitz-Roy, chargé d’un voyage de découvertes autour du monde. L'occasion était inespérée ; dés le mois d'avril de la même année, Ch. Darwin confiait à ses camarades le projet d’un voyage aux îles Canaries pour voir sur place ces merveilles des tropiques célé- brées par Humboldt. Mais il fallait le consentement du docteur Darwin et celui-ci, plutôt porté à la défiance envers son fils, comprenant mal d’ailleurs comment un pareil voyage était une préparation pour un clergyman, hésitait beaucoup à donner ce consentement. Josué Wedgwood intervint, montra les immenses avantages, au point de vue de la culture générale, qui résulteraient des propositions de l’amirauté, suggéra qu’il s'agissait moins de la préparation professionnelle à une carrière, restée encore problématique, que de la connexion actuelle et réelle entre l'offre en question et les études favorites du jeune homme. Le docteur se laissa convaincre et Charles Darwin quitta Devonport, à bord du Beagle, le 27 décembre 1831. Le but du voyage était principalement d'étudier les côtes de l'Amérique du Sud et de faire des observations de lon- gitude aux îles Pacifiques. L'expédition dura cinq ans, de 1831 à 1836. Darwin en a lui-même donné le récit, inséré en 1839 dans la relation générale du capitaine Fitz-Roy, publié CHARLES DARWIN 2 18 CHARLES DARWIN à part en 1845 sous ce titre: Voyage d’un Naturaliste autour du monde. C’est un livre qui ne saurait trop être loué. Rien n’est plus difficile à écrire, rien n’est plus fastidieux le plus souvent que ces sortes de rap- ports où l’auteur chemine entre deux écueils: parler trop de lui-même et des circonstances contingentes qui sont sans intérêt général, ou au contraire laisser dans le vide, et sans cadre positif, ses descriptions etréflexions. Darwin a su mélanger, dans une heureuse mesure, la peinture objective des choses et la trame de ses impres- sions personnelles. L'Amérique surtout était l’objet du voyage : dix-sept chapitres y sont consacrés (1831-1835) et quatre chapitres résument la traversée du Pacifique et le retour en Europe par le cap de Bonne-Espérance, Sainte-Hélène et de nouveau le Brésil (sept. 1835, avril 1836). Les sujets d'étude les plus divers sont passés en revue au fur et à mesure que les circonstances les déroulent sous nos yeux. Le sens du pittoresque devant les scènes de la nature, l’émotion morale devant les faits humains, la curiosité scientifique également ingé- nieuse dans les trois domaines de la gévlogie, de la botanique et de la zoologie, multiplient et varient l’in- térêt du livre. “Le rideau se lève aux îles Canaries, sur le pic de Ténériffe, illuminé par le soleil quand les vallées sont emplies encore de légères vapeurs, « première journée délicieuse, suivie de tant d’autres dont le souvenir ne s’effacera jamais ; » et ce sera dès lors toute une série de tableaux à travers le Brésil et l'Argentine, la Pata- gonie, le Pérou, le Chili, à la Terre de Feu, aux îles Galapagos. La luxuriante beauté des forêts vierges, les tempêtes du cap Horn, le tremblement de terre qui a détruit Conception, comme fut détruite Lisbonne, voilà pour la nature. Les mœurs des demi-civilisés et des sauvages, le maniement du lazzo, et l’insensibilité des cavaliers des pampas pour les souffrances de leur mon- ture dont la douleur et la mort importent peu parce que le prix des chevaux est vil ; l’aspect étonnant des in- CHARLES DARWIN 19 digènes fuégiens ; la première rencontre du civilisé avec des sauvages qui courent et crient sur le rivage ; leur nudité, leurs privations, leur bestialité ; l’effroyable destin des vieillards qui savent que le moment approche d’année en année où ils seront tués et mangés par leurs enfants dans un jour de famine ; en regard, l'énergie indomptable des Indiens soulevés qu’on fusille un à un sans les amener à la trahison ; par-dessus tout la cruauté systématique des civilisés plus horrible que l’anthropo- phagie des sauvages parce qu’elle est plus consciente ; ces femmes, qui possèdent des instruments mécaniques pour écraser les doigts de leurs servantes ; ces enfants qu'on torture, ces esclaves de Rio-de-Janeiro qu'on entend depuis la rue crier de douleur dans les maisons et qu’on ne peut secourir parce que tout cela est légal, voilà pour l'humanité ; et « ce sont des hommes qui professent un grand amour pour leur prochain, qui croient en Dieu, qui répétent tous les jours que sa volonté soit faite sur la terre, ce sont ces hommes qui excusent, que dis-je, qui accomplissent ces actes ». Mais c’est au point de vue scientifique, comme il est naturel, que la lecture du Voyage est surtout intéres- sante et probante. Dans ses livres ultérieurs, consacrés à l’évolution des espèces, dans les discussions qui ont été provoquées par ses livres, d’un bout à l’autre de sa correspondance, Darwin rappelle constamment, sous une forme ou une autre, les souvenirs de son tour du monde et les impressions ressenties à cette époque sont celles qui ont dirigé plus tard toutes ses recherches. La géologie est ici la clef de voùte du système et l'influence qui à déterminé en ces matières la convic- tion de Darwin est la lecture de Lyell. La première édition des Principes de Géologie venait de paraître cette année même, 1831, et Henslow en avait recom- mandé la suggestive lecture à Darwin à condition, ajoutait-il, de ne pas se laisser séduire par les fausses conclusions de l’auteur. Darwin fut séduit dès l’abord 20 CHARLES DARWIN et dès cette époque fut le disciple enthousiaste de Lyell dont il allait étendre les doctrines par le trans- formisme à la biologie elle-même. On sait en quoi consiste la révolution, — car c'en est une dela plus haute importance, — accomplie par Lyell. La géologie était dominée alors par deux grands noms : Werner et Cuvier. Werner, géologue de pro- fession, de théorie neptunienne, professeur à l’école des mines de Freiberg en Saxe en 1775, avait systématisé le premier l’enseignement de la géologie et élevé cette étude au rang d’une science fondamentale en montrant à la fois son unité intrinsèque et les rapports qui la lient aux autres sciences. L'influence de Werner en Alle- magne à l’époque de Gæthe au point de vue géologique, est comparable à celle de Linnée dans le domaine des plantes ou de Haller pour la biologie générale. D’autre part, Cuvier avait été amené par ses études sur les animaux fossiles, à la théorie, impérieusement pro- fessée, des révolutions du globe, 1807 : théorie d’après laquelle l’histoire du monde procède par cataclysmes brusques, par tremblements de terre, par submersions diluviennes, par éruptions volcaniques, par perturba- . tions radicales. Dans l'intervalle de deux cataclysmes la vie se développe, les espèces qui conviennent à un état déterminé du globe se développent en harmonie les unes avec les autres et forment ensemble, pendant une série de siècles, un monde bien lié. Un cataclysme nouveau les fait disparaître ; puis le calme renaît, des espèces différentes apparaissent, et ainsi de suite. L'histoire naturelle du monde est une série de coups d’état successifs, sans lien entre eux. Les faiiles pro- fondes des rochers racontent les déchirements du globe, et la découverte des mammouths, glacés et intacts dans leur fourrure et dans leur chair, nous prouve que le cataclysme fut soudain, frappa les êtres en pleine vie, parce qu'il tranformait d’un coup en steppes glacées les plaines de la Sibérie qui devaient être torrides, comme aujourd'hui l’Afrique, à l’époque CHARLES DARWIN 23 où elles étaient parcourues par ces ancêtres éteints de nos éléphants actuels. L'hypothèse de Lyell est, au contraire, que l’histoire de la nature s'explique par une série de transformations lentes. Si tous les textes du moyen âge étaient dispa- rus, nOuS pourrions Croire aujourd'hui que les langues romanes et la langue latine, les unes et les autres considérées à leur état parfait, se sont développées à deux époques toutes différentes, séparées par une bar- rière infranchissable : mais les textes qui subsistent nous font comprendre comment c’est par une évolution lente et insensible que les hommes ont passé peu à peu du langage de Cicéron à celui de Joinville et à celui de Bossuet. L'histoire naturelle est continue comme l’his- toire civile ; il y a dans la nature, comme dans l’huma- nité, des époques troublées et des époques calmes ; mais c'est l’usure lente des choses, bien plus que les éclats bruyants, qui explique les grandes différences. Il suffit de la pluie et de la neige sur les montagnes pour expliquer, par dénudation progressive, l’affaisse- ment des plushauts sommets. La toison desmammouths indique que leur habitacle était froid et rend inutile l'hypothèse d’un abaissement soudain de température. Ce qui s’est passé autrefois se passe encore sous nos yeux : la mer qui bat ses falaises, le fleuve qui entraine son limon, toutes les transformations géologiques peu- vent s'expliquer par des changements infiniment petits pourvu que le nombre en paraisse infiniment grand. L’effort de Lyell est de reculer infiniment les limites que l’on assignait jusqu’à lui au passé du monde, de rompre les barrières étroites dans lesquelles s’enfermaient les six mille ans classiques de la création, et, cela fait, d’assimiler l’histoire de la nature à celle de l’humanité parce que les restes fossiles sont, suivant Buffon, les documents et les textes du passé disparu. L'évolution suppose un minimum de différence dans un maximum de durée. Telle est la doctrine qui séduit Darwin dès la première 22 CHARLES DARWIN lecture. Sa tâche d’explorateur est toujours double dans les pays que le Zimier parcourt : reconnaître la nature géologique du sol, rassembler les types principaux de la faune et de la flore. Or, dans toutes ses excursions géologiques, dans les îles du cap Vert, sur les rives du Colorado, dans les Cordillières, Darwin constate la supériorité de la doctrine de Lyell, son accommodation plus simple que toute autre à l'explication des faits observés ; « je suis convaincu, dit-il, que Lyellaraison. » La formation des îles de coraux dans le Pacifique est un exemple saillant du pouvoir des infiniment petits. Dar- win rentra en Angleterre, gagné par la géologie à la méthode évolutive des sciences naturelles, et ses doc- trines ultérieures pourront s’interpréter comme une extension aux organismes vivants du mode d’explica- tion qui réussit pour les couches minérales. Cette extension lui est inspirée par les observations faites dans son voyage. À mesure qu'il avance de Bahia à la Terre de Feu, du Brésil au cap Horn, il remarque la transformation progressive des espèces animales sur le continent américain ; danslesilesavoisinantes, etnotam- ment aux Galapagos, 1l trouve des espèces différentes et analogues, qui supposent à la fois une origine commune avec les formes continentales et une évolution distincte sur un territoire distinct. Il y a donc adaptation au sol et à l'habitacle, transformation dans le temps et sui- vant l’espace. Au point de vue mental, enfin, Darwin est très frappé par ce fait que les oiseaux des îles où les hommes n'ont pas abordé sont très peu méfiants, au point de se laisser tuer de près à coup de bâton ; il en conclut que la crainte de l’homme n’est pas un fait originel mais acquis, et qu'il s’acquiert assez vite. Le mental se transforme comme l’organique. Tous ces faits ne sont pas à l’époque du voyage l’objet de conclu- sions aussi précises, mais ils sont classés dès lors dans l'esprit de Darwin, et c’est en réfléchissant sur eux plus tard, en poussant jusqu’au bout les déductions qui s’en rent que Darwin jette les bases de l’Origine des CHARLES DARWIN 23 espèces. Mais nous sommes loin encore de cet ouvrage et de cette date ; l’ordre des temps nous ramène aux premières années du retour en Angleterre. CHARLES DARWIN 23 IV. — Séjour à Londres (1836-1842). Darwin rentrait en Angleterre, au port de Falmouth, le 2? août 1836. Parti inconnu, il revenait précédé déjà d’une renommée qui présageait la gloire. Pendant son voyage il avait envoyé à Henslow des rapports et des échantillons de ses découvertes : Henslow les avait communiqués à la Société philosophique de Cambridge et la réputation du jeune savant était née pendant son absence. Le premier soin de Darwin au retour fut de trouver preneurs pour les collections qu'il rapportait; cette première tâche n’alla pas sans difficulté. Le musée britannique, où déjà les collections anciennes étaient enfouies non cataloguées, refusait ses offres ; les appré- ciateurs étaient rares ; lui-même avait rapporté beau- coup de coquilles et peu de plantes, et les botanistes se montraient plus curieux que les géologues des échan- üullons étrangers. Enfin il résolut toutes ces difficultés, fit don d’une partie de ses richesses au collège des chirurgiens et, après quelque temps consacré à ces démarches dans Londres, revint s'installer à Cambridge, le 10 décembre 1836, pour classer, dit-il ses échantillons géologiques, sans doute aussi pour y reprendre ses études et préparer sa licence puisqu'il y est reçu maître ês arts l’année suivante, 1837. La même année, au mois de mars, il quitte définiti- vement la vieille ville universitaire et s’installe à Londres. Bientôt après, 29 janvier 1839, il se marie avec sa cousine Emma Wedgwood. C'était la fille de cet oncle Josué dont la maison de Maer avaitététoujours si largement ouverte au jeune Darwin et qui avait 26 CHARLES DARWIN obtenu pour lui l'autorisation décisive de partir sur le Beagle. I1 est difficile de ne pas remarquer quelle continuité d'affection sérieuse et profonde poussait le jeune homme à ce mariage où il devait apporter les vertus domestiques et le bonheur, et ces vertus n’ex- cluent pas sans doute les grâces de l’imagination et de la poésie. Les souvenirs du cottage de Maer, les espoirs réalisés en 1839, flottaient peut-être devant ses yeux quand il écrivait de Valparaiso en 1834 à son ami Whitley : « Ceci me remémore des visions passées d’aperçus dans l’avenir, où je voyais du repos, des cottages verdoyants et des jupons blancs. » Le mariage entraîna d’abord pour Darwin un simple changement de quartier, sans quitter Londres. Il avait loué avec sa femme, dans Upper Gower Street, une maison assez restreinte mais qui avait, pour eux campagnards, l'avantage de posséder un jardin. Cet avantage leur suffit quelques années ; puis la santé de Darwin, à force de travail, s’affaiblit ; les travaux scientifiques devinrent de plus en plus incompatibles avec les relations mon- daines de la ville; les Darwin quittèrent Londres le 14 septembre 1842, pour habiter, dans une campagne isolée et sur un plateau, le village de Down, à trente- cinq kilomètres au sud de la grande ville. La retraite à Down est pour Darwin — toute chose échangée — ce que fut pour Voltaire la retraite à Ferney. Il y parut comme un patriarche de la science ; l’humble village s’est fait illustre de toute l'illustration de son hôte. Qu'était cet hôte en 1842, quand il fuyait la ville, et qu'avait-1l fait de ces six années écoulées depuis leretour du Beagle et coupées en deux moiïtiés égales par son mariage ? Pendant cette période intermédiaire qui oscille autour de la trentième année, la tâche de Darwin est double : classer et mettre en valeur les connaissances acquises dans le voyage du Beagle, voilà pour le passé ; préparer et féconder, par la fréquentation du monde scientifique, ses réflexions ultérieures et ses travaux CHARLES DARWIN rÿ personnels ; voilà pour l’avenir. Cette fréquentation lui fut facile. Il possédait de longue date la confiance et l’admira- tion des maîtres de Cambridge et notamment du bota- niste Henslow et du géologue Sedgwick ; à son retour, grâce à leur recommandation et à sa renommée nais- sante, toutes les portes s’ouvrirent devant ses pas. Ilécrit à Fox, le 4 octobre 1836 : « Je dine jeudi avec la Société Linnéenne, avec la Société Géologique vendredi, ensorte que je verrai tous ces grands hommes ; » et le 6 novembre : « Je me suis trouvé à Londres au milieu des grands seigneurs de la science dans une dissipation des plus excitantes. » De tous ces grands seigneurs le plus illustre est Lyell, et le plus accueillant aussi pour son enthousiaste disciple : « Vous ne sauriez vous figurer de quelle façon cordiale M. Lyell a su se mettre à ma place et chercher ce qu’il y avait de mieux à faire pour moi. » Nous insistons sur ces détails parce que rares sont les hommes arrivés qui ne tiennent pas les débutants à distance comme s'ils étaient par nature d’une espèce inférieure et parce qu’il est difficile d’exa- gérer en général l'influence que peut exercer une sym- pathie intelligente sur la direction d’un jeune homme, et l'influence en particulier qui fut exercée par Leyll sur Darwin. Nous savons déjà que le résultat prochain de toutes ces consultations et réfiexions fut le retour à Cambridge pendant un an ; le résultat ultérieur fut l'appui de tous ces maîtres qui certifièrent la valeur des collections de Darwin et lui procurèrent, pour les publications de ses comptes-rendus, les subventions gouvernementales ; ce fut enfin l'introduction de Darwin dans les sociétés savantes et d’abord,dès 1836, dans la Société zoologique ; dès la même époque probablement dans la Société géo- logique où il remplit les fonctions de secrétaire de 1839 à 1841 ; en 1838 il est admis, sur la présentation de Lyell, au club très recherché de l’Athenæum, « où Je me fais, dit-il, l'effet d’un duc » ; en 1839, il entre à la 28 CHARLES DARWIN Société Royale qui est l’Académie des sciences d’Angle- terre. Plus tard toutes les sociétés savantes de FEurope et du monde le revendiqueront pour membre hono- raire ou correspondant ; mais ses premiers pas dans la voie des honneurs académiques au seuil de la jeunesse devaient être notés. Tous ces honneurs se justifient sans doute par ses travaux ; la liste des œuvres de Darwin est pleine de communications adressées par lui aux sociétés de zoo- logie et de géologie de 1836 à 1842. En même temps il travaillait à ses grands rapports qui peuvent être divisés en trois groupes. C’est d’abord son journal de route. L'expédition du Beagle était la suite d’une expédition antérieure effectuée par le même capitaine sur l’Adrenture et le Beagle aux rivages de la Pata- gonie et de la Terre de Feu. Le compte rendu de l’'amirauté comprend trois volumes. Les deux premiers sont écrits par le capitaine Fitz-Roy, le troisième par Darwin ; c’est le Voyage d’un Naturaliste paru en 1839 et publié à part en 1845. Nous l’avons fait connaître plus haut ; la composition s’en rapporte aux premières années du retour, antérieures au mariage de Darwin. Outre ce récit d’allure générale et pittoresque, Darwin voulait donner le compte rendu technique et scienti- fique de ses découvertes dans les deux branches de connaissance qui l’avaient le plus sollicité : zoologie et géologie, cette dernière surtout. Pour la zoologie il se préoccupe dès 1837 de constituer un plan d'ensemble et de recruter des collaborateurs ; et, en effet, l'ouvrage parut sous les auspices du gouvernement, en une col- lection de cinq volumes, publiés de 1839 à 1843 et inti- tulés la Zoologie du Beagle. Ces cinq volumes sont consacrés aux mammifères fossiles, aux mammifères actuels, aux oiseaux, aux poissons, aux reptiles. La part de Darwin dans la rédac- tion de tout cet ensembie est très restreinte: une note sur l'extension et les mœurs des mammifères actuels (1839) ; une introduction géologique à l'étude des CHARLES DARWIN 29 mammifères fossiles (1840), et c'est tout. Le fait est caractéristique. En zoologie même Darwin s'intéresse surtout parmi les espèces vivantes aux insectes. Les espèces éteintes, les fossiles, l’intéressaient par le senti- ment encore confus de leur dispersion régulière dans le temps et l'espace ; la même préoccupation lui fait étudier l’extension et les mœurs des animaux actuels ; c’est déjà la préoccupation historique et évolutive qui dirigera de plus en plus ses travaux vers la descen- dance des races. Cette tournure d’esprit avait été secondée chez Dar- win, nous l’avons dit, par l’application des doctrines de Lyell; et en efiet la géologie est à cette époque le principal objet de ses études. Un voyage qu'il effectue, en 1858, en Ecosse est surtout une excursion géologi- que qui a pour conséquence une étude insérée aux Transactions Philosophiques de l’année suivante sur les lignes parallèlles de Glen-Roy et leur origine marine ; en 1842 c’est un autre voyage au pays de Galles et une autre étude dans le Magasin Philoso- phique sur les glaciers de Caernarvonshire et les blocs erratiques. Il prenait ainsi le sol de l'Angleterre par contre-épreuve des théories inspirées par le sol améri- cain. Mais surtout c’est, à cette époque, la préparation d’un ouvrage d’ensemble sur les récifs de corail et les volcans qu’il annonce à Lyell dès le mois de septembre 1838 comme devant être bientôt terminé « en travaillant jusqu’au degré voulu pour rester bien portant ». Il explique le retard apporté à cette publication par les soins qu'il a dû donner à la zoologie officielle du Beagle ; le travail géologique est évidemment celui qu’il préfère comme plus personnel. En fait la géologie du Beagle comprendra trois volumes tous écrits par Darwin : les Récifs de corail, 1842; les Zles Volcaniques, 1844 ; l'Amérique du Sud, 1846. De ces trois ouvrages le premier seul à été entièrement composé pendant le séjour à Londres ; 1l est aussi le plus connu des trois par la célèbre théorie qu’il contient. 30 CHARLES DARWIN Cette théorie a pour but d'expliquer la formation des récifs de corail par le travail infiniment répété des infiniment petits, et en même temps et surtout de rendre compte par une hypothèse unique, élégante et séduisante dans son unité même, des diverses formes d'îles qui sont en présence. Ces formes sont au nombre de trois : les anneaux ou atolls, les récifs barrières, les récifs bordures. La forme la moins originale est celle d’une île quelconque, plate ou montagneuse, entourée sur ses rives d’une bordure de récifs; ces récifs sont constitués par des coraux vivants qui se développent très près du rivage ; séparés de lui par un canal étroit, ils sont plus élevés du côté extérieur parce que les poly- piers croissent mieux dans la pleine mer. D’autres fois les récifs de corail forment une barrière qui enveloppe l’île à une grande distance du rivage, cinquante ou cent kilomètres, en sorte que le récif annulaire, puis le canal intérieur, puis l’île au centre forment trois cercles enclos les uns dans les autres. La troisième forme enfin, et la plus remarquable, est celle des atolls ; ce sont des iles de forme annulaire comme les récifs barrières, qui renferment dans leur circonférence intérieure une nappe d’eau marine : mais aucune île centrale ne subsiste dans l’intérieur de cette nappe d’eau. L’atoil est donc en fait une île circulaire percée d’une lagune, le sol est plat et à fleur d’eau, de nature calcaire, constituée par des débris de coquilles et de coraux ; les courants marins et les vents y ont apporté des graines, et quelques animaux de petite taille comme leslézardscharriés sur des troncs d’arbre; et les cocotiers verts se dressent sur un sol éblouissant de blancheur. Toute cette région est en général volcanique et l’on admettait avant Darwin que ces îlots circulaires sont des cratères de volcans soulevés à la hauteur des vagues. Darwin rejeta cette théorie parce que, dit-il, le soulèvement des montagnes par évolution volcanique n'aurait pas cette égalité parfaite que suppose l’identité de niveau dans tous les atolls. Il fait en outre cette CHARLES DARWIN 91 observation que les polypiers ne peuvent croître qu’à une faible profondeur dans la mer ; à soixante mètres au- dessous de la surface ils cessent de vivre. Darwin sup- pose alors que sur un cectain point le sol de l’océan est en train de descendre avec une grande lenteur ; à un moment donné une île existe, sommet de montagne émergé, de forme quelconque ; les polypiers croissent tout autour, tant que la profondeur côtière ne dépasse pas soixante mêtres : récifs-bordures. Peu à peu, par suite de l’affaissement général, les parties basses de l’île, qui sont au pourtour, disparaissent sous les flots mais sur les récifs submergés à mesure que la submer- sion se produit, de nouveaux polypiers croissent main- tenant toujours le sommet des récifs à fleur d’eau : récif-barrière qui laisse apparaître, entre luiet l’île en voie de disparaître, un bassin d’eau annulaire d'autant plus large que la submersion de l’île, dont les parties les plus hautes saillissent seules, est plus avancée. Enfin la submersion est complète, l’île centrale a disparu tout entière, et l’atoll circulaire resté seul enveloppe le bassin qui a pris la place des terres submergées. Ainsi les trois formes d’iles ou de récifs s’expliquent par un unique phénomène qui est l’affaissemert progressif du sol océanien. Cette explication avait été imaginée par Darwin avant qu’il eüt visité les îles du Pacifique. Les observa- tions qu’il fit dans son voyage lui parurent une vérifi- cation décisive. Il présenta son hypothèse en mai 1837, à la Société de Géologie, la reprit dans la publication du Voyage, la développa dans les Récifs de corail. Lyell, qui avait exposé en 1831 la théorie des cratères à fleur d’eau, corrigea sur ce point les éditions suivantes de sa géologie ; l'hypothèse de Darwin entra comme tant d’autres dans la science à titre de vérité établie. Aujourd’hui cependant les doutes éclatent à la suite des sondages très précis effectués par le Challenger en 1880 et qui contredisent sur quelques points les données de Darwin, John Murray, a repris sous une S2 CHARLES DARWIN forme un peu différente, la théorie des soubassements volcaniques. Les polypiers, s’établiraient en fait sur les points où d'anciennes masses volcaniques servent d’as- sises à des débris calcaires accumulés par les vagues à une profondeur convenable, et la forme des récifs serait déterminée, sans affaissement, par la forme des assises sous-marines. Ainsi disparaîtrait, devant les complexités révélées par une expérience plus précise, la simplicité d’une hypothèse de génie. Ce problème est encore pendant, mais quelle qu’en doive être la solu- tion, il peut servir d'exemple ; toutes les hypothèses ultérieures, par lesquelles Darwin opérera de même de saisissantes synthèses entre des phénomènes jus- que-là séparés, présenteront le même caractère de séduction et de danger à force d’audace. CHARLES DARWIN Er V. — La résidence de Doron (1812-1859). Les Récifs de corail sont publiés en mai 1842 ; au mois de septembre de la même année Darwin s’installe à Down ; c’est dans cette résidence que s’écoulera dé- sormais, assez loin du monde pour n’en être pas gênée, mais liée au monde par de larges habitudes de corres- pondance, d’hospitalité et de confort, la vie de Darwin, régulière, laborieuse et féconde. IL écrivait, en 1846, à Fitz-Roy : « Ma vie passe comme une horloge et je me fixe à l'endroit où je la terminerai. » La principale étape de cette carrière est l’Origine des Espèces en 1859, mais il faut voir d’abord par quelles études préalables, par quels travaux d'approche pendant quinze ans, de 1842 à 1858, avant d'entreprendre la rédaction de cette œuvre, 1l se préparait à l’accomplir. Les ouvrages publiés pendant cette période sont d’abord les deux livres annoncés plus haut pour la géo- logie du Beagle, et par lesquels Darwin liquide en quel- que manière et classe d’une façon définitive l’ensemble de ses idées sur cette science. Les les Volcaniques en 1844, l'Amérique du Sud en 1846 sont consacrées tou- jours à l’étude des grands soulèvements du sol. La tendance générale en est de diminuer l'influence accor- dée par d’autres géologues aux éruptions exclusivement volcaniques et de faire plus grande la part des influences marines et atmosphériques. Il se joint à Lyell, pour combattre, dans les Zles Volcaniques, la théorie alors acceptée des cratères de soulèvement et montre com- bien à été immense le rôle de la dénudation dans ces iles, c’est-à-dire de leur usure lente par les agents phy- siques et chimiques. Dans l'Amérique du Sud, ii met en CHARLES DARWIN 3 34 CHARLES DARWIN relief l’'émersion relativement récente du continent américain au-dessus des flots, rendue visible par les lits de coquillages marins actuellement soulevés dans les Cordillières à des altitudes considérables. « En ré- sumé, concluait-il déjà dans son Voyage, le géologue trouve partout la preuve que rien, pas même le vent qui souffle, n’est aussi instable que le niveau de la croûte de la terre. » Tous ces travaux, disent des juges actuels, sont bien loin de valoir en originalité l’œuvre biologique de Darwin, mais ils ont été dans l'opinion publique « une puissante impulsion pour accréditer les doctrines de Lyell ». Son œuvre géologique une fois achevée, Darwin se tourna vers des préoccupations d’un autre ordre rela- tives aux espèces vivantes ; dès 1837, 1l note sur un journal toutes ses réflexions et observations relatives à l'habitacle et aux mœurs des animaux et des plantes ; en 1859 seulement, après vingt ans d’expérience, il se décida à la publication de ses notes ; l’intervalle de l’œuvre géologique à l’œuvre évolutionniste est remplie par un travail de patience qui lui sert d'exercice pra- tique et, pour ainsi parler, d'école d'application en bio- .logie, la monographie des cirripèdes. « Les cirripèdes, dit Edmond Perrier, sont de petits coquillages, coniques, pointus, solidement adhérents par leur base, trop connus des baigneurs dont ils ont plus d’une fois déchiré les pieds et les mains et que l’on désigne sous le nom de balanes ou de glands de mer. » L'intérêt de ces coquillages est qu’on les a pris long- temps pour des mollusques à coquille, analogues aux huîtres, et que ce sont en fait des crustacés analogues aux écrevisses, qui naissent sous la forme classique d’un nauplius, nagent quelque temps, se fixent à une roche par les antennes, s’enveloppent d’une carapace et mènent désormais la vie sédentaire. Une sorte de pana- che, qui sort et rentre par le sommet de la coquille, est un groupe de pattes : et ces pattes déterminent par leur mouvement perpétuel un courant d’eau marine qui leur CHARLES DARWIN 39 apporte l’aération et la nourriture. Quelquefois les cirri- pêdes au lieu de s’aitacher à une roche se fixent sous la peau ou dans la coquille d’autres animaux marins. C’est ainsi que Darwin découvrit un jour dans une coquille de concholépas, sur la côte de Chili, une forme de cirripède qui présentait des caractères distincts de toutes les formes connues. Il créa pour elle un nouveau sous-ordre et, pour justifier sa classification, fut amené à examiner et disséquer un grand nombre d’animaux de la même espèce. Ainsi une découverte de détail, poussée de conséquence en conséquence, l’amène peu à peu à une étude complète de toute l’espèce. Cette étude commencée en 1846 dura huit années, jusqu’en 1854 ; cette longue période de temps fut interrompue par la maladie. Darwin avait fait, en 1845, ses dernières courses de montagne, désormais trop fatigantes pour lui ; en 1848, 1 dut abandonner tout travail et suivre un traitement hydrothérapique à Malvern ; le labeur excessif l'avait spuisé au point que, la même année 1848, son père, le docteur Darwin, étant venu à mourir, il ne put même assister à ses obsèques. Il reprit le travail avec la santé. En 1851, il publiait une monographie in-8° des cirripèdes sédonculées ou lépadidés et la complétait par une notice n-4° sur les fossiles du même ordre. En 1854, il publia ane monographie in-8° des cirripèdes sessiles ou bala- ridés et la compléta également par une notice in-4° sur es espèces fossiles correspondantes. Ce quadruple uvrage lui avait coûté de longues années de travail ; le ésultat positif lui en paraissait assez mince ; il y faut oir surtout une initiation méthodique, par l’analyse des létails précis, aux grandes synthèses qu’il allait entre- rendre. Donner la preuve qu’on est un savant positif st une condition utile pour entreprendre la philoso- hie de la science. Cette philosophie zoologique, qui est l’évolution des spèces, se dessine peu à peu dans son esprit, Les remiers traits en sont rassemblés dès 1837 dans son 36 CHARLES DARWIN Journal de notes. En 1844, un auteur anonyme publie les Vestiges de la création, ouvrage où la doctrine évo- lutionniste est présentée avec des arguments qui, au dire de Darwin, lui auraient fait prendre cette théorie en | horreur, mais qui mérite d’être retenu parce qu'il a occupé en fait l'attention du monde savant et imposé aux esprits le problème des espèces : ce problème occupe dans la préoccupation de Darwin, à partir de 1854, toute la place laissée libre par l’achèvement de ses étu- des sur les cirripèdes. Dès avant cette époque ses lettres nous le montrent sollicitant de ses amis et de ses cor- respondants les échantillons, les renseignements et notes qui lui sont utiles pour déterminer les modes de variation et de dispersion des animaux sauvages et domestiques. Il a recours dans ce but aux riches pro- priétaires et aux amateurs, aux professionnels de l’éle- vage ; son cousin Darwin-Fox, l’éleveur de volailles Tegetmeier, l'historien des pigeons Eaton, sont les autorités auxquelles 1l s'adresse pour obtenir les rensei- gnements pratiques qui lui manquent : il se fait rece- voir au club colombophile : il s'adresse, pour discuter les matières de science pure, à Hooker et à Gray. Le botaniste Hooker est un jeune savant qui lui a été présenté par un ami commun en 1839; à cette époque Hooker allait s’'embarquer avec James Ross, pour un voyage d'exploration aux terres australes ; dès son retour, en 1843, Darwin lui écrit pour lui sou- mettre les questions qui intéressent son œuvre au point de vue botanique : comparaison de la flore fuégienne avec celle des Cordillières et celle de l'Europe, distri- bution des plantes antarctiques, et ainsi de suite ; la correspondance continue sur ce ton et Hooker a été, de 1846 à 1859, l’un des principaux savants avec lesquels Darwin aimait à échanger ses vues et ses doutes. Hooker, qui était attaché au Jardin Botanique de Kew (banlieue de Londres), a été souvent l’hôte de Darwin à Down. « On se promenait, dit-il, on jouait, on faisait de ia musique, on jouissait de la gaieté familiale de Le. CHARLES DARWIN 937 Darwin et de son rire sonore, et, par-dessus tout, de ses précieux entretiens scientifiques. » Un autre botaniste est l'américain Asa Gray. Darwin, qui l’avait ren- contré à Kew, lui écrit, le premier encore, en 1855, et le sollicite pour obtenir sur la fiore des Alpes américaines des renseignements qui lui manquent ; la correspondance ne s’interrompt plus. En même temps qu’il interroge Hooker sur les analogies et les différences des plantes recueillies dans les îles diverses de l'Océan, Darwin interroge Gray sur les proportions numériques qui peuvent se marquer entre les différentes espèces des plantes indigènes et des plantes introduites dans un pays donné. Ces recherches, ces expériences, ces calculs ont pour objet convergent les lois de dispersion des espèces vivantes. Darwin demande à Fox des pigeons d’une semaine pour les disséquer et des renseignements sur l’âge auquel les plumes de la queue sont visibles ; et il fait chercher par les enfants de la campagne des œufs de lézards pour éprouver s'ils supportent sans périr l’immersion dans l’eau salée. Les expériences qu'il institue avec un tonneau dans sa cave ont pour but de chercher si les œufs de lézards ont pu voguer d’ile en île pour propager l’espèce dans toute l'Océanie, et cet exemple entre mille nous montre à la fois la nature des problèmes qu’il se pose et les moyens de tout ordre qu’il emploie pour les réscudre. CHARLES DARWIN 39 VI. — Les Précurseurs (1749-1859). Parmi tous les moyens, qui ont dü concourir à faire la certitude dans l'esprit de Darwin, il est toute une série d'éléments difficilement appréciables : c’est l’en- semble des lectures actuelles ou passées qui ont déposé dans son cerveau telles ou telles idées préconçues, et la question est aussi intéressante que difficile de savoir dans quelle mesure Darwin est redevable de ses nou- veautés aux anciens qu’il combat ou même qu’il ignore et dont la doctrine a pu lui être transmise par l’ensei- gnement ambiant. Tel est, avant tous, le cas pour Buffon ; il est usuel quand on parle des devanciers du darwinisme de nommer Erasme Darwin en Angleterre, Gœthe en Allemagne, Lamarck en France ; il est injuste et très probablement inexact d’oublier Buffon. Considéré en lui-même Buffon est d’une importance considérable dans l’histoire de la science ; sa renom- mée littéraire ne doit pas cacher sa valeur scientifique. Esprit observateur et déductif, représentant officiel de l’érudition française au xvur® siècle, c’est-à-dire à une époque où le mouvement intellectuel français don- nait le branle à l’Europe, il exprime bien, dans l’évolu- tion de son œuvre, l’évolution de la science elle-même. L'histoire naturelle desquadrupèdesetoiseaux est publiée de 1749 à 1782, et l’on peut suivre, dans la succession des années, la succession des pensées qui marchent. En 1749, Buffon se place au point de vue du xvu siècle, statique et dualiste. L’homme est en tout le contraire des animaux ; il est roi par l’intelligence ; les sens sont ses organes et non ses facteurs ; les instincts des ani- maux, admirés à l’excès, sont des mécanismes admi- 40 CHARLES DARWIN rablement montés par la nature dans lesquels rien ne prépare la raison. Les faiseurs de systèmes, à la façon de Linnée, n’arriveront pas à retrouver l’ordre réel dans lequel Dieu a construit la nature ; ils substituent en vain leurs hypothèses contradictoires à la sagesse de l’abstention ; le meilleur est de s’en tenir à ce qui est pratique : examiner les animaux un à un, sans classi- fication systématique, en prenant pour règle unique leur utilité par rapport à l’homme. Et en effet le cheval, le bœuf et l'âne sont, en 1753, les premiers types étudiés parce qu’ils sont nos plus utiles conquêtes. Ainsi c’est d’une part l'esprit positif qui chez Buffon refuse de s’engager dans les classifications artificielles de Linnée, à peu près comme on à vu de nos jours un éminent chimiste lutter contre la théorie atomique parce que le système des équivalents lui paraissait, étant exempt d'hypothèse, seul exempt d'erreur. C’est d'autre part la vision très nette des conséquences engagées ; si l'âne est un cheval dégénéré, le singe est un homme: ainsi est posée en 1753 la question entière. Mais dès lors le problème existe et ne peut plus être écarté. A mesure que Buffon avance, les animaux à étudier se multi- plient ; ce ne sont plus quelques serviteurs de l’homme individuellement conçus pourainsi dire, maisdesgroupes entiers : ce sont tous les animaux sauvages par Oppo- sition à tous les animaux domestiques, tous ceux d'Amérique opposés à tous ceux d'Europe ; c’est toute la famille des tigres, ce sont toutes les familles d'oiseaux. En 1770 le pas est franchi : Buffon annonce qu'il étu- diera lesoiseaux non plus par individus mais par groupes; il nous faut comprendre que chaque groupe représente une série d'espèces congénères. C’est que chemin faisant Buffon a mis en relief des facteurs multiples suivant lesquels les animaux varient et a touché par avance à presque tous les problèmes que l’évolution soulève. Variation des animaux domestiques et des animaux sauvages : Buffon prépare Darwin ; influence du climat et du sol: Montesquieu préparait-1il Buffon ? destruc- CHARLES DARWIN 41 tion des animaux sauvages les uns par les autres et de tous par l’homme, et lutte universelle pour la vie : mal- thusianisme. Il est difficile peut-être de signaler une idée moderne qui ne se puisse découvrir dans cet im- mense répertoire laissé par Buffon. La conclusion finale est intermédiaire entre les croyances des deux époques, xvui° et x1x° siècles, qu’il sépare et qu’il réunit. Les espèces ne sont pas toutes des unités invariables et absolues ; un certain nombre d’entre elles sont fixées et disposées par le Créateur sous forme d’éternité ; mais ces espèces principales donnent naissance, par l’action des influences naturelles et de la lutte pour la vie, au nombre indéfini des espèces actuelles; pour se limiter aux mammifères, les deux cents espèces que nous avons étudiées, dit Buffon en 1766, se ramènent à vingt-huit familles ; c’est la thèse de l’évolution limitée. On voit à quel point cette théorie de Buffon est un anneau nécessaire de l’histoire dans l’évolution du sys- tèmeévolutionniste. Mais comment l'influence de Buffon a-t-elle pu agir sur Darwin ? Elle à nécessairement agi comme tout facteur historique par ses effets intermé- diaires. Lamarck est l’élève de Buffon et l’héritier de ses doctrines. Dans quelle mesure les mêmes doctrines ont-elles inspiré aussi Erasme Darwin ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la thèse de la Zoonomie, suivant laquelle la faculté de sentir est universellement départie à tout être vivant, animal ou plante, et sert à expliquer tout le reste, est d’origine condillacienne et idéologique, et qu’il y à lieu de distinguer, dans l’amalgame des doctrines concurrentes, la part des unes et des autres. En fait, l'Histoire Naturelle avait marqué, par la précision de ses analyses et de ses gravures, un progrès trop sensible pour qu'elle ne füt pas utilisée et en quel- que sorte découpée en doctrines de manuels, adaptée dans toutes les langues. Il serait intéressant de cher- cher comment la science de Buffon a pu passer ainsi dans les livres d'enseignement anglais dont s’est servi plus tard Charles Darwin soit à Cambridge, soit 42 CHARLES DARWIN sur le Beagle. Dans tous les cas, lorsque Darwin com- muniqua à ses amis intimes, avant de la publier, sa théorie de la Pangenèse, tous lui répondirent : c’est du pur Buffon ! Que Darwin donc, plus ou moins autodi- dacte, n'ait pas lu Buffon, dans Buffon, peu importe ; les idées de Buffon, devenues anonymes à force d’être générales, ont pu lui être transmises par voie d’ensei- gnement et de tradition. Entre Buffon et Darwin il y a Lamarck, mort en 1831, ami de Buffon et précepteur de son fils, titulaire au Muséum, depuis 1796, de ia chaire des invertébrés. La philosophie zoologique de Lamarck, 1809, est intime- ment liée elle aussi au mouvement général de la philo- sophie contemporaine. Le sensualisme de Condillac conduisait à ces deux doctrines : l’action de plus en plus prédominante du senti sur le sentant, du milieu sur l'individu, d’une part, et, d’autre part, l’attribution à l'habitude semi-passive et semi-active des éléments actifs de la vie que la sensation n’explique pas. Toutes les circonstances extérieures, dit Lamarck, de nourri- ture, de sol, de climat, réagissent sur l’être vivant ; mais cette réaction n’est pas directe ; elle se produit par l’intermédiaire des besoins et des tendances. Par exem- ple, ce n’est pas la composition physique du sol et la nourriture absorbée qui explique la forme de la girafe, mais, si le sol est tel que les arbres y poussent des troncs très élevés, la girafe, qui éprouve le besoin d'atteindre leurs feuilles et qui fait effort pour les attein- dre, développe ainsi les muscles de son cou et ceci résulte des lois générales de l’habitude. L'usage déve- loppe les organes, le non usage les atrophie. Si l’escargot se sert souvent de certains points de sa tête pour tâter lesobjets, l’affiux répété des esprits nerveux à ces mêmes points y détermine peu à peu la formation des antennes. En dépouillant cette thèse des formes archaïques qui prêtent à de trop faciles plaisanteries, elle apparaît comme une sorte d’intermédiaire normal entre Con- dillac et Maine de Biran : l’être devient ce qu’il veut CHARLES DARWIN 43 être, et il veut son vouloir en fonction de toutes les cir- constances extérieures qu’il se subordonne à mesure qu’il s’en sert. Cette part de métaphysique volontariste et plus ou moins chimérique est ce qui, dans la doc- trine de Lamarck, heurte d’abord Darwin, en sorte que Darwin prétend, malgré ses amis, qu'il n’y a aucun rapport entre la synthèse de Lamarck et la sienne. Et cela est vrai au début. L'hypothèse de la sélection natu- relle, proposée par Darwin, est purement mécaniste ; mais, à mesure que les objections se présentent et que les faits s'accumulent, Darwin modifie et enrichit son hypothèse primitive ; la sélection sexuelle est beaucoup plus pénétrée de finalisme volontariste ; peu à peu Darwin rejoint Lamarck (1). Les théories de Lamarck ont été en France rejetées dans l’ombre par Cuvier, reprises, sous une autre forme, par Geoffroy Saint-Hilaire. Ces deux célèbres antago- nistes se relient à la maison de Buffon. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, 1772-1844, élève de l’abbé Haüy et de Daubenton, est nommé successeur de Lacépède au Muséum en 1793. Vers la même époque Cuvier, 1769- 1832, précepteur obscur en Normandie, publiaitunremar- quable mémoire sur les mollusques marins (1795) et Geoffroy Saint-Hilaire, frappé des découvertes qui y sont contenues, appelait lui-même à Paris et au Muséum son futur rival. Les ouvrages scientifiques publiés par Cuvier : Anatomie comparée, de 1800 à 1805, Recherches sur les ossements fossiles, de 1811 à 1824, Histoire naturelle des poissons, 1825, dévelop- pent le système statique dont le Discours sur les révolutions du globe, préface des Ossements fossiles, est le célèbre manifeste : les espèces animales sortent tout (1) Cf. Lamarck, Phil. sool., 1830 ; I, 256 (la girafe) ; Invertébres, 1815 ; I, 188 (l’escargot); Darwin, Origine, trad. Barbier, 210 (la girafe) ; 213 (la queue de la girafe); Vie et correspondance, index au mot Lamarck. 44 CHARLES DARWIN organisées des mains du Créateur, disposées, par les corrélations qui existent entre leurs organes, pour un genre de vie déterminé, dans une époque déterminée de la nature ; les espèces diffèrent avec les révolutions qui les annihilent. Geoffroy soutient au contraire dans sa Philosophie anatomique, 1822, que toutes les espèces dérivent d’un plan unique, reconnaissable à travers toute la série animale aux connexions identiques des organes plus ou moins développés ou enveloppés ; c’est l’évolutionnisme de Lamarck modifié dans le sens orga- niciste par le progrès des découvertes et de la technique ; toute la métaphysique y est remplacée par le jeu mécanique des forces naturelles ; l’influence directe, physique ou chimique, des circonstances extérieures, y explique les modifications des corps organisés. L’action de l'oxygène sur les tissus transforme les têtards en grenouilles et les branchies en poumons. Entre Cuvier et Geoffroy la lutte éclate, le 15 janvier 1830, à la suite d’un rapport lu par Geofiroy à l’Académie des Sciences et dans lequel Geoffroy approuvait la tentative faite par quelques jeunes savants pour ramener le type des mollusques, par simple déformation, au type des verté- brés. La lutte fut ardente de part et d’autre, interrom- pue bientôt par la mort de Cuvier, mais toute l’Europe savante s’était passionnée pour ou contre l'hypothèse transformiste ; Geoffroy écrivait en 1835 les Dernières Pensées d’un Naturaliste et par conséquent il est vrai de dire que Darwin, à son retour en Angleterre, trouvait l’opinion publique saisie du grand problème. Dès cette époque enfin, Henri Milne-Edwards, 1800-1585, suc- cesseur de Cuvier et disciple de Geoffroy, publiait son Histoire Naturelle des Crustacés, dans laquelle il corrobore l’hypothèse de la transformation par la loi générale de la division du travail en physiologie : les parties diverses des animaux se différencient entre elles à mesure qu’elles se consacrent à des fonctions plus différenciées et ainsi la transformation graduelle des vivants est une conséquencedela complication croissante CHARLES DARWIN 45 de la vie. En 1855, le même auteur commençait à publier ses magistrales leçons de physiologie et nous arrivons ainsi à la date de l’Origine des Espéces. Telle est la filière française dont il est difficile de marquer avec précision l’influence exacte sur l'esprit de Darwin. La filière allemande a peut-être exercé sur ce même esprit une influence à la fois moins pro- fonde et pius consciente ; le physiologiste Von Baer est de ceux que Darwin connaît par une lecture attentive et dont 1l cherche les approbations, et Von Baer, s'explique par Gaspard Wolff. Le problème de la succession des espèces à pour pré- curseur le problème plus général de l’hérédité : par quel mécanisme peut-on expliquer ce fait, d'apparence merveilleuse, qu'un homme donne naissance à un homme, un cheval à un cheval ? Les physiologistes de l'antiquité, d'Empédocle à Aristote, ont donné les solu- tions les plus fantaisistes, plus ou moins imitées au moyen âge. Au seuil des temps modernes le médecin de Charles I, Harvey, qui établit d’une façon défini- tive la circulation du sang, est celui aussi qui applique le premier la méthode d'observation à ce difficile pro- blème. Les progrès de l'optique ont, ici comme ailleurs, rendu possibles par l'emploi du microscope les progrès de la physiologie. En 1672, Graaf découvre, dans l'ovaire de la femme, les vésicules qui contiennent l’ovule, c’est-à-dire l’œuf ou élément femelle du mam- mifère : omne voioum ex ovo. Cinq ans plus tard, Leu- wenhoeck découvre, dans la liqueur séminale, les animaux infiniment petits qui sont les éléments mâles, et la conséquence tirée par Leibniz de ces découvertes est que le plus grand sommeille et se dessine dans le plus petit. Les naturalistes se divisent en deux groupes. Les uns affirment que l’ovule est chez l’homme, comme chez la poule, le facteur essentiel qui devient l’em- bryon : ovistes ; les autres croient que l’animal sper- matique est seul l’être futur et que l’œuf est une sorte de nid qui lui sert simplement d’habitacle : sperma- 46 CHARLES DARWIN tistes ; mais tous sont d'accord pour donner à leurs descriptions et à leurs gravures d'animaux microsco- piques l’aspect d'hommes déjà formés dans des pro- portions très petites : homoncules. La théorie en effet qui se présente à l’esprit comme la plus commode à imaginer est celle de l’emboîtement des germes : la poule contient beaucoup d’œufs, chaque œuf contient une petite poule dans le corps de laquelle sont enfermés, dès avant sa naissance, une série nouvelle d'œufs et de poules, et ainsi de suite indéfiniment. La mère commune du genre bumain, Eve, portait dans ses flancs, une fois pour toutes, tous les hommes à venir, en sorte que dès l’origine du monde le nombre possible des hommes à naître était irrévocablement fixé. Telleest la conception simpliste qui domine tout le xv® siécle, particulièrement en Allemagne sous le patronage de Leibniz, de Charles Bonnet et de Haller. C'est dans ces circonstances qu'un jeune homme de vingt-six ans, Gaspard Wolff, prélude par un coup de génie aux découvertes de la science à venir. En 1739, il publie à Halle une thèse sur la génération des ani- maux et des plantes — Theoria generationis — et fait _voir que le microscope contredit l’emboîtement des germes. La première apparence d'organisme qui devient visible dans un œuf n’est pas un poulet très petit, qui n'aurait plus qu’à grossir dans toutes ses parties et sans changer de forme, mais un réseau qui ne ressem- ble pas à ce poulet et qui le devient peu à peu en formant d’abord une membrane, et cette membrane par additions et transformations successives devient les deux feuillets, externe et interne, qui donnent nais- sance aux diverses parties de l’être vivant. En d’autres termes les divers organes se forment les uns après les autres comme par greffes successives ; c’est l’épigenèse au lieu de l’emboîtement. Cette thèse est un essai isolé au xvnr siècle ; Gaspard Wolf ne fut pas compris ni suivi. Et pourtant l’oppo- sition des deux doctrines, si on en élague les parties CHARLES DARWIN 47 juériles et insoutenables, est-elle irréductible? Les eibniziens conçoivent un monde dont toutes les parties sont liées par un plan bien conçu et réalisées d’un seul rait ; les évolutionnistes ou épigénistes admettent une naarmonie analogue en voie de développement dans le emps. Gœthe a peut-être le mérite d’être passé sans aeurt de l’une de ces conceptions à l’autre. Il a vécu le 1749 à 1832. Ses deux œuvres de jeunesse, Gœtz t Werther qui l’introduisent à Weimar en 1775; le voyage d'Italie dix ans plus tard, 1786 ; la liaison avec Schiller de 1795 à 1805 ; après la mort de Schiller, les années de mariage 1806-1816 ; et enfin la vieillesse avec Eckermann, 1821-1832 : telles sont les étapes de cette vie. Les travaux scientifiques de Gœæthe se répartissent sur toutes les époques de sa carrière littéraire. En 1768, jeune étudiant à Francfort, il recherche avec Mile de Knobloch, dans la chimie et dans l’alchimie, les beaux enchaînements de [a nature ; en 1774, dans ses veillées sur le Rhin avec Jacobi, il demande au spinozisme le sentiment des liaisons universelles et de l’universelle unité du monde ; en 1775, dans ses excur- sions et ses chasses à la cour de Weimar, il se fait tour à tour géologue, botaniste et chasseur de plantes ; en 1786, à Venise, il imagine cette hypothèse que les os du crâne sont des vertèbres terminales soudées entre elles, en sorte que tout dans l’organisme le plus divers est répétition d’une même unité. En 1790 il développe dans la Métamorphose des plantes, la thèse de Wolff — quiest déjà dans Linnée — que les feuilles et les fleurs sont issues d’un même procédé de formation et qu’elles résultent seulement d’une nutrition plus riche pour les feuilles et plus appauvrie pour les fleurs ; et il montre, dans cette doctrine, l'expression des répétitions infinies. L’amitié de Schiller détourne Gœthe des études naturelles, la mort de Schiller l’y ramène. Les Roches de Carlsbade sont de 1808, sorte de synthèse des roches granitiques ; le Traité des couleurs contre Newton, 1810, est, dit-on, un illustre exemple d’une illustre erreur. 4S CHARLES DARWIN Enfin, de 1817 à 1824, les Cahiers d'un Naturaliste reprennent ou résument tous ses travaux antérieurs, et notamment les Problèmes de morphologie de 1795, où Gœæthe disait: « la question n’est pas de savoir pourquoi le taureau a des cornes, mais comment et par quelle série de transformations il les a acquises. » Dans les dernières années enfin de sa vie, les Conversations avec Eckermann montrent le poète vieilli, dessinateur et collectionneur, toujours épris des conquêtes sur la nature. Et l’année 1830, qui fut pour tous ses contem- porains l’année de la révolution, a été pour lui avant toute autre chose l’année du grand conflit qui mettait aux prises, avec Geoffroy contre Cuvier, la doctrine de l'unité naturelle des êtres organisés contre la doctrine des créatures distinctes et morcelées. Dans quelle mesure donc Gæthe est-il un voyant et un chimérique ? Dans quelle mesure un ouvrier efficace des sciences naturelles, précurseur de Darwin ? Il est difficile de le dire. Gœthe a le regard d’un métaphysicien ; il veut retrouver par derrière toutes les apparences du monde, comme les héros de son Faust, la plante originelle — Ur-pflanze — qui se ramifie dans tout l’univers ; 1l cherche dans le royaume des Mères l’idée primitive qui informait le chaos ; « votre plante est une idée, » lui disait Schiller. Mais c’est la même idée que recherche Oken, un naturaliste avéré, qui joignait à la philosophie de Schelling les observations de Linnée, et qui suivait de nouveau, en 1806, sans les connaître, les traces de Wolff. La science progresse à la fois par les travaux de détail et les vues d’ensemble ; et la marche des esprits explique comment l’épigenèse méconnue en 1759 triomphe en 1816. Gaspard Wolff, né à Berlin, est mort en Russie où Catherine II lui avait assuré une place et un rang qu’il ne trouvait pas dans son pays. Cette mort est de 1794. Vingt ans plus tard, en 1316, un jeune savant russe, Charles de Baer — Karl von Baer — né en 1792, en Esthonie, étudiait l’embryologie à Wurtzbourg avec le CHARLES DARWIN 49 professeur Dollinger. Tous deux convinrent de reprendre en détail les travaux de Wolff. Ce fut d’abord à Wurtz- bourg même sous la direction du vieux professeur, un jeune ami de Von Baer, le biologiste Pander, qui démon- tra expérimentalement, dans une thèse de 1817, la for- mation des organes du poulet au moyen des feuillets de Wolff. Ce fut ensuite et surtout Von Baer qui exposa de toutes pièces dans l’Embryologie des Animaux, publiée en deux parties, 1828-1837, la formation du système nerveux aux dépens du feuillet externe et d’une manière générale le procédé suivant lequel les feuillets germinatifs d’abord aplatis s’incurvent sur eux- mêmes, se dessinent en tubes ou canaux, forment les organes et finalement le corps tout entier. C’est lui encore qui découvre dans la vésicule de Graaf, fausse- ment prise pour l’œuf lui-même, l’œuf humain extré- ment petit que cette vésicule renferme, et qui perçoit dans l’œuf, après sa fécondation, le point initial ou blastoderme qui donne naissance par différenciation progressive au développement embryonnaire. Et enfin Von Baer énonce cette loi que, dans les divers groupes d'animaux distingués par Cuvier, la perfection relative des diverses espèces qu’ils contiennent dépend avant tout du degré de différenciation des organes. Ainsi une substance d'œuf homogène qui se différencie en tissu ; un tissu qui se différencie en organes ; un passage pro- gressif de l’un au multiple et de l’homogène à l’hétéro- gène ; telle est la formule de l’évolution que Spencer fait sienne parce qu’il lemprunte à Von Baer, lorsque tout jeune encore et au début de sa carrière d’écrivain, il publie dans la Revue de Westminster, en 1851, une récension de la Physiologie de Carpenter récemment parue. Herbert Spencer nous ramène à la tradition anglaise et nous avons vu plus haut son rapport à Erasme Darwin par la Société de Derby. La doctrine d'Erasme a été souvent comparée à celle de Lamarck. Ce qui la caractérise, c’est la prédominance donnée au système CHARLES DARWIN 4 50 CHARLES DARWIN nerveux et l’application d’une hypothèse unique aux animaux et aux plantes. Tandis que Lamarck sépare avec netteté les animaux — supérieurs — qui sentent et les végétaux qui ne sentent pas, parce que l’irritabilité des plantes lui paraît être purement mécanique et inconsciente, Erasme au contraire attribue à tous les vivants la sensibilité plus ou moins latente et inaper- çue. Par cette doctrine il est fidèle au monadisme leib- nizien du xvu® siècle qui n’admet aucun saut dans la nature ; il prépare en même temps le monisme matéria- liste de Haeckel qui confond, dans une synthèse plus ou moins confuse, les divers degrés de la création ; et, en fait, le réalisme transfiguré de Spencer est une doc-. trine dont l’interprétation oscille de la matière à l’esprit. Mais l'esprit pour Erasme consiste tout dans la sensa- tion ; la sensation a pour organes les nerfs ; et les nerfs sensibles — ou plutôt les extrémités sensibles des nerfs — sont les filaments élémentaires dont le zoosperme est le type et qui donne naissance à tous les organes et à tous les tissus. Il y a d’autre part dans l’animal un esprit d'animation, de nature psychique, qui devient toute sensation et toute pensée: l’hylozoïisme chez . Erasme est le même que chez les physiciens pré- socratiques. En ce qui concerne enfin le problème de la descendance, les races se transforment par per- fectionnement ; les diverses espèces actuellement exis- tantes résultent par mélange d’un petit nombre d’ordres naturels ; peut-être tous les animaux et les végétaux ont-ils pour origine unique un filament élémentaire que la « grande cause » a doué dès l’ori- gine de la faculté d'acquérir sans cesse de nouvelles parties et de nouvelles tendances. En fait la lutte des mâles pour la possession des femelles : sélection sexuelle ; et l'adaptation des couleurs des animaux au milieu où ils se cachent : mimétisme, sont les moyens par lesquels Erasme explique avant Wallace et avant Darwin la transformation des espèces. Telle est la doctrine qui se discutait avec celle de CHARLES DARWIN o1 Lamarck dans les universités anglaises pendant la pre- mière moitié du xix° siècle. Charles Darwin a énuméré, dans une préface, les diverses tentatives transformistes qui ont été faites entre celle d’Erasme et la sienne et qui montrent à quel point le problème des variations était dès lors à l'issue de toutes les recherches. Signa- lons les principales. Ce sont d’abord, en 1813, les essais de Wells sur la sélection naturelle appliquée à l’obser- vation des races nègres ou mulâtres ; les études de Herbert, en 1822, sur la transformation des espèces végétales par l’horticulture ; celles surtout de Mathew, en 1831, qui applique à l’arboriculture les principes de sélection repris plus tard par Wallace et Darwin. En 1844, le livre très remarqué des Vestiges de la Création paru anonyme, et attribué à Robert Chambers, déve- loppe cette double thèse que les diverses séries d’êtres sont animées d’une impulsion à la vie qui les fait se développer indéfiniment et d’une faculté d’accommoda- tion qui les fait s’adapter sans cesse aux circonstances concomitantes. En 1849, Richard Owen admettait qu’une idée archétype a déterminé à l’avance la grada- tion régulière des formes organiques. En 1852 enfin, Herbert Spencer exposait, dans un article du Zeader, l'hypothèse générale du développement suivant laquelle Jes espèces vivantes se sont transformées graduellement les unes dans les autres, sous l'influence des causes extérieures. Spencer est, d’après Huxley, le représen- tant le plus considérable, en avance sur tous ses contemporains, de 1850 à 1860, de la doctrine évolution- niste. En 1855, il rédige, dans leur première forme, les Principes de Psychologie qui soutiennent contre le positivisme statique de la Logique de Stuart Mill (1843) le positivisme en marche de l’évolution. En 1857, l’Essai sur le Progrès, dans la Reoue de Westminster — toute cause produit plusieurs effets de l’homogène à l’hétéro- gène — est encore un manifeste de la doctrine. Par tous ces travaux, Spencer précédait Darwin dans la voie des hypothèses générales ; mais Darwin allait l’éclipser p2 CHARLES DARWIN d’un coup, au point de vue strictement scientifique et positif, par la publication de ses notes, longuement recueillies, rédigées enfin en 1859. Ce journal de notes était commencé depuis 1837. En 1838, la lecture de Malthus donna à Darwin l’idée cen- trale dont il avait besoin et la conscience nette de ce que pouvait et devait être la sélection parmi les vivants. Dès son arrivée à Down, en 1842, il rédige une esquisse sur les variations des animaux et des plantes et la trans- formation des espèces ; il l’achève en 1844 et la commu- nique, sous la forme manuscrite, à Hooker. En 1856, sur le conseil de Lyell, il entreprend une rédaction plus vaste, un répertoire de tous les faits d'expérience sur lesquels se fonde sa théorie. Le 5 septembre 1837, il résume cette théorie dans une lettre à Asa Gray et sou- dain, le 18 juin 1858, il écrit à Lyell : «Je suis devancé. » Alfred Wallace, botaniste explorateur, était alors en excursion dans les îles Malaises. Il avait publié, en 1855, un premier travail sur la loi qui régit l'introduction des espèces nouvelles et Darwin lui avait transmis à ce sujet les compliments de Lyell. Wallace répondit en adressant à Darwin, avec prière de le communiquer à . Lyell, un nouveau travail sur la tendance des variétés à s’écarter indéfiniment du type primitif. Ce travail contient les idées essentielles de Darwin et allait lui ravir aux yeux du public les résultats de ses travaux. Lyell et Hooker s’entremirent, et une même communi- cation, présentée par eux à la Société Linnéenne et insérée aux Mémoires de cette Société, — 1858, ILE, 53 — contient à la fois une lettre-préface de Lyell et Hooker, le travail de Wallace, un extrait de l’esquisse de Darwin de 1844 et de la lettre à Gray de 1857. En même temps Darwin, pour aboutir plus vite, modifiait son plan primitif et rédigeait dans des proportions plus restreintes l’Origine des espèces. L'édition parut, en douze cent cinquante exemplaires, le 24 novembre 1859, et fut tout entière vendue le même jour. L’Origine des Espèces est dans l'esprit de Darwin, malgré ses pro- CHARLES DARWIN 5h: portions déjà considérables, une indication des méthodes et un résumé des résultats plutôt qu'un examen détaillé des faits sur lesquels la doctrine se fonde. Darwin continua dix ans encore l’enrichissement de son répertoire : les Variations des animaux et des plantes à l’état domestique sont l'ouvrage, paru en 1868, qui contient l’exposition des faits recueillis. Enfin, en 1871, la descendance de l'homme et la sélection sezuelle donnent au transformisme darwinrien ses der- nières assises et sa dernière forme. Ainsi l’hypothèse de la sélection, telle que Darwin l’a conçne et dévelop- pée, doit être étudiée d'ensemble dans la série de ces trois ouvrages : voyons-les maintenant. CHARLES DARWIN 55 VII. — L'Origine des espèces (1859). L’Origine des espèces au moyen de lu sélection natu- relle ou la suroivance des races les plus favorisées dans la lutte pour la vie, a pour but d'établir un fait historique : la transformation des espèces les unes dans les autres et d'expliquer par quel moyen — qui est la sélection naturelle — cette transformation se produit. La science, dit Aristote, est fille de l’étonnement. Je m'étonne d’abord que le rapport de la circonférence au diamètre soit ce qu’il est ; après avoir démontré le théorème qui établit cette mesure, je m'’étonnerais qu’elle füt autrement. De même, ici, c’est une grande surprise d’abord que les espèces ne soient pas immua- bles ; mais si je démontre qu’elles varient parce que la sélection existe et que, la sélection existant, elles doivent varier, mon étonnement serait de les voir immuables. Le point essentiel est donc de prouver que la sélection existe et quelle elle existe ; et la transforma- tion des espèces sera prouvée par là même. Et en effet la thèse proprement darwinienne, distincte de celle de Lamarck, est l'hypothèse mécaniste de la sélection du plus apte par la lutte pour la vie ; c’est cette hypothèse spéciale que Darwin a pour but d'établir: Or les espèces varient et la preuve en est que nous les faisons varier. Le procédé resté le plus célèbre que Darwin emploie consiste à prendre pour point d'appui les jardiniers et les éleveurs. Les jardiniers, en croi- sant les graines des fleurs, obtiennent des variétés à l’infini ; les éleveurs, en choisissant avec soin dans les portées des animaux les jeunes qui présentent au plus haut degré certaines perfections — la vitesse, ou 56 CHARLES DARWIN la force, ou la beauté — et en appariant entre eux les êtres ainsi choisis, obtiennent des variétés chez lesquels ces perfections s’accumulent et parviennent au plus haut degré. Ce que certains éleveurs font aujourd’hui d’une certaine façon consciente — choisir les étalons les plus rapides pour obtenir dans quelques années un cheval de course défini, — tous les hommes l’ont fait incon- sciemment, dès le premier jour où le sauvage, ayant domestiqué le chien ou le taureau, a particuhèrement apprécié, choisi et gardé dans sa demeure ceux de ces animaux qui lui rendaient le plus de services. Et enfin, ce que l’homme inconsciemment produit, la nature le produit de même avec une puissance décuplée par l’im- mense étendue de temps et d'espace dont elle dispose. Les animaux soumis à des conditions différentes d’exis- tence, à l’équateur ou aux pôles, dans la forêt ou dans le désert, sur le rivage ou sur la montagne, subissent directement ou indirectement l’action des milieux. La quantité et la qualité de la nourriture produisent des changements distincts; quelques différences dans les composés chimiques dont l’organisme est fait engen- drent des déviations considérables ; ces changements ‘entraînent par corrélation des modifications parallèles plus nombreuses. Outre l’action des milieux, les circons- tances diverses déterminent chez les animaux un usage plus fréquent de certains organes, moins fréquent des autres ; l'habitude, l’usage et le non usage des parties développent celles-ci, atrophient celles-là; enfin et surtout les animaux tendant à se reproduire en nombre de plus en plus grand, dans un habitacle dont les produits et les ressources sont limités, tous ne peuvent pas trouver leur nourriture. Les plus favorisés par des avantagesnaturels — des ongles plus acérés, des muscles plus forts, une course plus agile — vivent où les autres meurent. Les faibles sont directement la proie des forts, ou indirectement les plus forts subsistent et les plus faibles disparaissent. La lutte pour la nourriture devient CHARLES DARWIN 57 la lutte pour la vie et c’est la doctrine de Malthus transportée de nos villes ouvrières à la cité du monde. Dans les nations où les hommes naissent trop nombreux, eu égard aux ressources de la nature, il faut que l'excès de la population disparaisse, et il disparaît, en l’absence des guerres proprement dites, par l'élimination des plus pauvres qui sont plus exposés aux privations et chez qui la misère matérielle engendre la misère physiolo- gique, en sorte qu'ils résistent moins. Ainsi l’exemple des éleveurs de chevaux ou de pigeons, la lutte des fauves dans la jungle, le paupérisme humain, tels sont les points qui conduisent Darwin de la variation des races à celle des espèces. Car le problème est là: nos éleveurs font des races nouvelles, font-ils des espèces ? On sait que l’espèce est pour Linnée l’ensemble des animaux sortis d’un même couple primitif, en sorte que le nombre des espèces est et sera toujours irréductible parce qu’il dépend d’un geste du créateur qui a été fait une fois pour toutes. Pour les modernes, l’espèce est l’ensemble des animaux qui peuvent s’apparier entre eux et donner naissance à des animaux également féconds à leur tour. La faculté de procréation durable, c’est-à-dire le pouvoir de pro- créer des êtres procréateurs, est le critérium auquel la notion d'espèce est attachée. La chienne de chasse et le chien de berger donnent naissance à des chiens qui peu- vent s’accoupler à leur tour ; le chien est une espèce dont voilà deux races. Mais le chat et le chien ne s’apparient pas ; ce sont deux espèces. Le cheval et l’âänesse s’apparient, mais leur rejeton, le mulet, est stérile. Ce sont deux espèces dont l’accouplement est un fait de hasard, sans perpétuité, insuffisant donc pour marier les deux lignes en une seule espèce. Telle est la doctrine ; mais sur cette doctrine les amendements se multiplient, les dissertations des naturalistes devien- nent bientôt, pour l'interprétation des faits très mul- tiples qui se croisent en tout sens, aussi pleines d’excep- tions et de détours que les dissertations les plus subtiles 58 CHARLES DARWIN des idéologues. On nage dans certains chapitres de biologie en pleines entités verbales ; et par conséquent Darwin a beau jeu pour induire du connu à l’inconnu. Les éleveurs les plus sagaces, dit-il, plus frappés que les naturalistes des differences qui séparent telle race de telle autre, croient volontiers que ces races, entière- ment distinctes à leurs yeux de praticiens, sont réelle- ment et en soi des espèces irréductibles ; et les natura- listes savent qu’il n’en est rien. Pourquoi ne croirions- nous pas que la même illusion abuse les naturalistes quand ils prennent les espèces actuellement existantes dans la nature pour radicalement différentes? La nature a pour elle le temps infini. Ce qui nous paraît aujourd'hui tranché et distinct peut être le résultat d’une différenciation progressive dont les anneaux nous échappent. Darwin pourrait prendre ici pour épigraphe cette pensée de Buffon : « Dieu seul voit tous les temps ; l’homme ne connaît que la durée dans laquelle il passe, et 1l juge faussement par ce qui est de ce qui fut et sera. }» C’est ce jugement qu’il faut réformer en remplaçant une vue trop courte par des inférences plus complètes et c’est ici que le darwinisme a pour point d'appui la ” géologie et suppose, pour être admis et compris, l’état d'esprit apporté par Lyell. Les époques de la nature, avait dit Buffon, nous sont encore présentes par leurs fossiles comme l’histoire de l'humanité nous est présente par les monuments et les médailles des peuples disparus. Deux choses sont donc nécessaires : recueillir les ves- tiges qui restent et se rappeler en outre que ces vestiges sont très peu nombreux par rapport au nombre infini de ceux qui ont disparu. La tâche de Darwin est donc d’abord de montrer que la géologie raconte d’une manière très incomplète l’histoire de la terre, et il insiste sur ce point que dans la série des cataclysmes qui ont bouleversé les entrailles du sol il ne faut pas s’attendre à retrouver aujourd’hui la série régulière des couches et des fossiles qui per- CHARLES DARWIN 59 mettrait de reconstituer d’un bout à l’autre la série des espèces disparues ; et, dans sa correspondance, Darwin se félicite d’avoir reçu l’approbation de Lyell suivant lequel il aurait plutôt atténué qu’exagéré l’état de muti- lation des archives géologiques. Il faut tirer parti de ce qui reste accessible à nos recherches, et ce reste se divise en deux grandes séries : psychique et physique. Les faits psychiques sont les instincts des animaux, tels que nous les voyons aujourd’hui et que nous pouvons les induire dans le passé. Les faits physiques sont la structure des organes, tels que ces organes apparaissent soit dans les animaux fossiles, soit dans les animaux actuels, et dans tous ces ordres de faits le problème que nous ne devons pas perdre de vue est le même : induction du passé par ce qui subsiste dans le présent. L'étude la plus positive est celle des structures et des squelettes, et nous avons ici deux ordres de faits qui racontent le passé : paléontologique et anatomique. La paléontologie exhume à nos regards les squelettes des animaux disparus. C’est un fait non contestable que lichtyosaure à vécu, quelle que soit l’étrangeté de ses formes et de ses dimensions, puisque nous tenons ses os et contemplons son squelette. Or les divers squelettes patiemment découverts et reconstitués forment une série dont les lacunes sans doute sont inégales et nom- breuses, mais qui offrent, par tels ou tels de leurs membres présents, de singulières ressemblances, gra- duellement définies, avec les espèces actuelles. Un exemple souvent cité est celui du cheval. Le cheval actuel est solipède, c’est-à-dire que la partie du pied qui repose par terre, est faite d’un seul doigt ; deux stylets latéraux très réduits y sont soudés. L’hipparion est une sorte de cheval de l’époque miocène, à trois doigts ; le doigt du milieu porte à terre comme chez le cheval actuel; les doigts latéraux, très grêles, pendent inutiles à droite et à gauche et ne touchent pas le sol. Enfin le paléo- thérium, d’une date plus ancienne, dite eocène — car Ja nature des couches géologiques sert naturellement à 60 CHARLES DARWIN dater l’époque des fossiles — le paléothérium est un cheval à trois doigts qui posent tous sur le sol et contri- . buent à la marche. D’une manière générale il existe actuellementdesanimaux à cinq doigts, les éléphants, les . les ours ; à quatre doigts, l’hippopotame ; à trois doigts, le rhinocéros ; à deux doigts les ruminants ; à un seul doigt, le çheval. En remontant dans le passé, cer- tains animaux fossiles, comme ces sortes de chevaux cités tout à l’heure, présentent des structures intermé- diaires aux structures actuelles. L’ichtyosaure avait six doigts. Il est aisé de concevoir par quel raisonnement, de proche en proche, l'esprit peut suppléer aux intermé- diairessupposésdisparusetremplacer — dansun mélange toujours provisoire d'imagination et de prudence — la ligne interrompue et saccadée des formes actuelles par une ligne uniforme et continue ; la pensée restaure la nature. L’anatomie vient ensuite, et le même exemple peut nous servir. Les stylets actuels du cheval sont des tronçons de membres qui ne signifient rien si on les isole du passé, qui s'expliquent comme réduction d’or- ganes disparus si on les compare aux doigts latéraux des hipparions et des paléothériums. D’une manière générale l'anatomie découvre dans les êtres actuels toute une série de membres plus ou moins atrophiés qui ne s'expliquent pas si l’on ne fait appel à l’idée d'organes autrefois utiles et peu à peu atrophiés faute d'usage. Les mamelles des hommes, qui ne secrètent pas du lait comme celles des femmes, en sont l’exemple le plus commun ; sans doute on peut les expliquer par une simple raison d'harmonie et de similitude extérieure. D’autres exemples sont plus frappants par leur singu- larité même. Les muscles qui permettent aux animaux de plisser leur front, de mouvoir leur pavillon auditif, sont plus ou moins atrophiés chez l’homme qui peut froncer les sourcils comme Zeus, mais non pas, au sens DE -t N propre, dresser les oreilles comme le cheval. Notre) oreille, dit Perrier, conserve dans un tubercule en saillie fs CHARLES DARWIN 61 le souvenir des oreilles pointues qui existent chez le chat et chez certains singes, et dans la mythologie chez les faunes ; et notre œil présente, dans un coin interne, un rudiment de la membrane nictitante, troisième pau- pière, qui subsiste chez tous les oiseaux et qui permet aux aigles de fixer le soieil. Quelquefois enfin cette survivance est chez l'homme non seulement inutile mais monstrueuse. Gæthe a signalé le premier dans la machine humaine les rudiments d’un os intermaxillaire qui existe chez les singes et qui, quand il reparaît chez lies hommes, produit la difformité du bec de lièvre. Ainsi l’étude des anomalies actuelles est une révélation des organismes normaux d'autrefois. Une dernière forme de preuve, dans cet ordre d'idées, et la plus probante sans doute, se tire de l’embryologie. Darwin l’a indiquée sommairement et c’est la gloire de son discipie Haeckel — si connu à la fois par sa haute valeur scientifique et par l’intransigeance outrée de ses polémiques — de lavoir mise dans tout son relief. L’embryon dans le sein de sa mère passe par une série d'états qui reproduisent, avec les modifications dues prin- cipalement à lPaccélération embryogénique, les traits essentiels des types ancestraux. La genèse de l’individu reproduit celle de la race et peint dans l’être actuel les êtres passés. Enfin la forme actuellement définie des êtres vivants, et par conséquent la forme de ces êtres, peut s'expliquer par une différenciation progressive, que l’usage détermine et l’hérédité consacre. On peut imaginer, par exemple, des glandes qui secrètent du lait disséminées sur toute la surface du corps, ou de cer- taines parties du corps dans les deux sexes ; et ces glandes, condensées peu à peu en organes définis dans des mamelles de moins en moins nombreuses, consti- tueront à la longue le caractère spécifique du sexe féminin, pour s’atrophier dans l’autre. D’une manière énérale, le passage de l’homogène à l’hétérogène, du iffus au distinct, est partout dans les formules de Spencer et dans la pensée de Darwin ; on voit d’ail- 62 CHARLES DARWIN leurs aisément combien il est difficile en fait d'expliquer ainsi, par un mécanisme causal, toute espèce d’organi- sation finaliste, et l'exemple de l'œil, si merveilleusement adapté aux fonctions de la vue, est un de ceux que Darwin aura le plus de peine — comme il le déclare très sincèrement — à ramener aux théories transformistes. Mais la structure des êtres vivants n’est dans toute la force du terme qu'un squelette inerte ; il faut voir l’animal en action. L'évolution ne s'explique pas seu- lement par le fonctionnement purement physiologique des organes, mais encore et surtout par tout l’ensemble des manières qui constituent l'instinct de chaque espèce. Le problème de l'instinct est particulièrement difficile du point de vue transformiste parce que là surtout il semble qu’on ait affaire à des créations sépa- rées qui ne peuvent pas s'expliquer par des haisons causales et continues. Pour prendre l’exemple le plus souvent cité aujourd’hui, lorsqu'une sorte de guêpe, qui est l’ichneumon, paralyse d’un coup de stylet une che- nille pour déposer son œuf dans ses chairs vives dont la larve se nourrira peu à peu, l’ichneumon qui ne connaî- tra jamais cette larve, comment sait-il avec tant de perfection réaliser les actes qui sont nécessaires pour assurer sa survie ? Aucune analogie n’est saisissable de prime abord entre nos moyens humains d'apprendre et la science infuse de cet insecte ; d’où résulte l’hypo- thèse, classique depuis Descartes, que les animaux ressemblent plus ou moins à des machines, qui font stupidement des actes merveilleux parce que chacun est particulièrement disposé à telle sorte de déclanche- ment défini une fois pour toutes. Darwin veut montrer au contraire que l’instinct des animaux est en voie de transformation perpétuelle comme leur structure, que l'instinct n’est pas d’un autre ordre que l'intelligence, et que les variations de l'instinct, plus ou moins fixées par l’hérédité, sont comparables dans leurs causes et dans leurs effets aux variations des facultés intellectuelles des hommes. CHARLES DARWIN 63 Les instincts sont muables. La domesticité en est une première preuve puisqu'elle consiste par définition à fléchir les instincts naturels de l’animal pour les accom- moder au service de l’homme, Un autre exemple, qui est en quelque manière réciproque du précédent, est tiré de ce fait que les animaux sauvages qui n’ont jamais vu l’homme ne s’effraient pas de sa rencontre : les oiseaux des îles Galapagos se laissaient approcher et frapper de près par les compagnons de Darwin, mais peu d'années suffirent à leur enseigner Île danger humain et la peur des hommes. Les instincts se modi- fient par le détail, et les oiseaux savent varier la forme et les matériaux de leurs nids avec les circonstances diverses au point d’avoir adapté les modifications de leurs instincts aux inventions des hommes. Reste à suppléer par l’hypothèse aux lacunes qui dissimulent à nos regards actuels la continuité des instincts. L'un des instincts les plus célèbres et en apparence irréductible aux autres est l’art de l'abeille qui accommode si parfai- tement sa cellule aux lois de la géométrie. Mais d’une part l'abeille proprement dite est un cas particulier de l'immense tribu des mouches à miel, abricatrices de cellules ; dans ce peuple ailé on trouve outes les étapes de l’instinct : les bourdons qui fabri- LR: des cellules isolées, les mélipones qui construisent es rayons isolés, les abeilles enfin dont la perfection explique par la série des étapes précédentes ; et l'autre part cette perfection même résulte, sans >onscience calculatrice, des conditions dans lesquelles le rapprochement des cellules sphériques donne naissance, par leurs plans d’intersection, à la forme hexagonale des alvéoles. D'une manière générale tous les instincts qui nous surprennent à cause de leur perfection singulière résul- ent d’approximations successives. Les voyages des iseaux migrateurs ont eu lieu de proche en proche ivant de s’effectuer sur l'immense échelle parcourue aujourd’hui. L'instinct du coucou se retrouve chez 64 CHARLES DARWIN l’étourneau américain, l’art de la chenille qui s’enve- loppe d’un cocon pour abriter la chrysalide se ramène, par une série d’intermédiaires, à l’habileté des autres chenilles qui cachées dans les feuilles les lient par d fils de soie à la branche pour en empêcher la chute ;. l’hirondelle de Chine, qui fait son nid comestible avec une sécrétion salivaire fournie par son organisme, rappelle d’autres oiseaux dont le nid est fait de maté- riaux étrangers amalgamés seulement par la salive. IL n’y a rien d’isolé et rien de discontinu dans la nature et Darwin pense que les lacunes actuellement visibles” entre les instincts sont relatives à nous et à notre igno— rance etqu’elles n’existeraient pas aux regards d’un, esprit suffisamment informé (1). Ainsi l’Origine des Espèces pourrait se résumer dans ces deux formules : d’une part, qu’il y a continuité dans les espèces animales, dans leur structure et dans leurs, instincts, et d'autre part que cesmodificationscontinues,« qui résultent en partie de l’action des milieux, des habi- tudes et de l’hérédité, ont pour cause principale, ou tout» au moins pour régulateur essentiel, le principe de Puti- lité. Tout changement plus utile à la vie d’un être à plus de chance de durer, et c’est dans cette survivance du plus apte que la sélection consiste. Ne vous deman- dez pas si la girafe a voulu allonger son cou, mais dites simplement que, si quelque être est apparu un jour d’une taille plus haute que la moyenne dans un pays où le feuillage des arbres est sensiblement élevé au-dessus du sol, cette inégalité était pour cet être favorisé une cause de survie, en sorte qu'elle a dû se perpétuer, s’ac- (1) Un correspondant et adversaire de Darwin, très estimé de Darwin lui-même, le professeur Fabre d'Avignon, a tiré au contraire de l'observation directe des mœurs des insectes, dans ses Souvenirs Entomologiques (Delagrave, 1879, sqq.) une conclusion analogue à celle de Descartes ; les animaux sont des machines merveilieuses, ignorantes des merveilles qu’elles réalisent ; l'instinct ne résulte pas PT AIR Tire. progressives, mais d'un plan naturel, d'un décret de ieu. CHARLES DARWIN G5 cumuler chez ses descendants et s’intégrer de plus en plus dans la forme actuelle des girafes. Et si la queue du même animal a l’aspect d’un chasse-mouche artifi- ciel, c’est, dit Darwin, parce que les moustiques inca- pables de tuer les grands animaux peuvent tellement les affaiblir de leurs piqüres répétées que la possession d’un moyen de défense plus parfait était, pour laconquête des pâturages, un véritable élément de sélection natu- relle. Ainsi Darvin renchérit en subtilité sur Lamarck ; la sélection est la machine de théâtre qui explique toutes les survies et par conséquent toutes les vies. Toutes les choses se passent comme si l’adaptation au milieu et la concurrence pour la vie expliquaient outes les variétés actuellement existantes des races animales : le problème subsiste, après Darwin, de savoir si ces principes sont, en effet, des causes effi- lentes et purement mécaniques, dans le cours des -hoses naturelles, ou des causes idéales, et purement ormelles, dans la pensée de Dieu créateur : des facteurs -onstituants ou des idées directrices. CHARLES DARWIN 5 44: CRETE RUEIL. ri L'AIR rt Bi k | MALE à tr 9 e ‘ à > ! L : EP Dm tot | di Lise GA 1.4 h ( | | «là tt CT sl . L. 4" HE { a A1! di 4 œ * RAS \ LREL [HAUTEUR L À L ; - L à É | | | Er | L - [4 4 Vs. . LA | L em 2? ‘ F . 1. 1 CHARLES DARWIN 67 VIII. — De l'Origine aux Variations (1859-1868). Telle est l'Origine des Espèces ; le succès du livre fut immense; trois éditions au total de 7.000 exemplaires s’enlevèrent tour à tour en 1859, 1860, 1861 ; la sixième édition est de 1882, année de la mort de Darwin. Mais le succès d’une doctrine nouvelle ne va pas sans lutte ; et Darwin avait quelques craintes sur l’accueil qui serait fait à son livre. Il écrit à Huxley, le 25 novem- bre 1859 : « Trois juges ont le plus d'importance à mes yeux : Hooker, Lyell et vous-même ; j’ai votre approba- tion à tous trois; je puis dire maintenant nunce dimittis. » Hooker est en science l’émule respectueux de Darwin : « Mes livres sont des loques, écrit-il, à côté de l’éten- dard royal de l’Origine ; » et c’est Hooker qui dans la bataille d'Oxford apporte, avec le plus de pondération et d'autorité, son suffrage de botaniste en faveur de Dar- win. Huxley a été toute sa vie en philosophie et en science le propagateur enthousiaste, par ses conférences etsermons laïques, de l’agnosticismeetdu transformisme. Le 26 décembre 1859 dans un article du Times, le 30 juin 1860 à la bataille d'Oxford, en 1862 dans ses conférences d’'Edimbourg devenues un livre sur la place de homme dans la nature, Huxley approuve et déve- loppe les idées de Darwin. Le cas de Lyell est plus singulier. Lyell avait été, dans la gloire scientifique, le précurseur de Darwin, homme célèbre dont le natura- liste du Beagle étudiait les livres, et il s’était déclaré toute sa vie l’adversaire de Lamarck. Soit qu'il fût entrainé par la séduction personnelle de Darwin, soit qu’il trouvât dans la sélection naturelle un terrain plus expérimental et par conséquent plus solide que le vou- loir-être de Lamarck, il acquiesça au nouveau trans- 68 CHARLES DARWIN formisme, en homme d’étude et de science qui discute la doctrine, qui fait ses réserves ; et cette adhésion de Lyell si précieuse, parut longtemps à Darwin inespérée et insuffisamment solide : tout l'effort des adversaires était de reconquérir Lyell lui-même à ses théories anté- rieures sur la fixité des espèces. Un autre converti est le botaniste Bentham qui, le jour où Darwin faisait, à la Société Linnéenne, sa pre- mière communication de 1858, se proposait d’en faire une lui-même sur la fixité des espèces, et qui, séduit par l’audition de Darwin, renonça dès lors à son projet et à sa doctrine. Mais l’adhésion, même en Angleterre, n’était pas universelle, et par exemple le naturaliste John Herschel, malgré les pressants désirs de Darwin, restait incrédule et dédaigneux. En Amérique, Agassiz se déclarait l’ad- versaire irréductible du transformime, tandis qu’au contraire, Asa Gray, correspondant de Darwin, tout en défendant le darwinisme contre les attaques d’Agassiz, l’associait, par esprit religieux ou métaphysique, à la théorie d’un plan providentiel dans lequel toutes les variations spécifiques étaient préformées. En Allemagne, . Von Baer, pressenti par Huxley, en 1860, déclarait avoir été darwinien avant Darwin : « J'ai énoncé, disait-il, les mêmes théories dans mes travaux antérieurs. » Une traduction allemande est faite de l’Origine par Bronn avec quelques restrictions ; plus tard, un autre traduc- teur allemand, Carus, adhère sans réserve ; en 1865, commence la correspondance de Darwin avec son fou- gueux disciple Haeckel. En France, Mme Clémence Royer traduit l’Origine en 1862 ; les botanistes de Can- dolle et de Laporta adoptent le transformisme ; de même Bocuher de Perthes. De Quatrefages est un adversaire plein d’admiration et de sympathie ; le géologue Elie de Beaumont, successeur de Cuvier, est un adversaire qui remplace à tort les arguments par les railleries. Jules Pictet, à Genève, donne, de l’Origine, un compte rendu mêlé d’approbations et de réserves. CHARLES DARWIN 69 Pendant cette période, la correspondance de Darwin nous le montre attentif à tous ces détails, succès ou échecs, et l’on doit remarquer combien, au fond, il est prêt à se décourager devant les critiques, à s’irriter devant les résistances. Ce sont d’abord ses professeurs de Cambridge les plus aimés qui se montrent inquiets ou hostiles. Le pieux Henslow n’accepte du darwinisme que les formules compatibles avec Buffon: variation limitée de certaines espèces, réductibles à quelques souches communes. Le Révérend Sedgwick,son premier professeur de géologie, le combat dans ses lettres et même dans les revues. Dans un article anonyme du Spectacle, 24 mai 1860, Sedgwick ramène ses objections à deux points : en science, la thèse de Darwin repose sur une série d’hypothèses insuffisamment prouvées et indéfiniment répétées, comme un chapelet de bulles d’air ; en métaphysique et religion, elle conduit au maté- rialisme et à l’athéisme, non pas que Darwin soit athée, mais sa doctrine l’est. Cette opposition religieuse, qui devait donner lieu dans l’école transformiste à de si violentes polémiques, éclate surtout à Oxford dans les réunions du 28 et du 30 juin 1860. Le naturaliste Ri- chard Owen attaque Darwin en savant ; l’évêque Wil- berforce l’attaque en théologien et, par un exemple déplorable, emploie contre ses adversaires l’arme de la personnalité et de la raillerie ; or la raillerie n’est pas un argument et les offenses ne sont pas des preuves. « Descendez-vous, dit-il à Huxley, d’un singe par votre père ou par votre mère? » Et Huxley de répondre : « Je n’aurais pas honte de descendre d’un singe, mais d’un homme qui jette, dans la balance des discussions scientifiques, des arguments sans science. » L’agitation dans les salles était à son comble ; parmi les specta- teurs, une dame s’évanouit! Le problème était dès lors posé. Préjugé religieux, dit Huxley; blasphème, lui répond-on ; et la question est toujours pendante de savoir dans quelle mesure une doctrine positive, quelle qu’elle soit, implique ou nie une théorie mé- 70 CHARLES DARWIN taphysique qui s’y superpose ou qu’on lui oppose. En fait, Darwin avait perdu peu à peu, avec ses pre- mières tendances de clergyman, sa foi à la Bible et à la religion chrétienne, mais il n’aboutit jamais aux polémiques violentes dans lesquelles se complaît Haeckel, ni même au prosélytisme populaire qui fut le fait d'Huxley. Il est manifeste d’ailleurs, par une lettre à Asa Gray du 5 juin 1861, que Darwin, de plus en plus confiant dans l’efficacité des lois naturelles pour expliquer l’évolution de la vie, s’éloignait tous les jours davantage de la croyance à un plan providentiel et à l’existence nécessaire de Dieu. Cet éloignement r’alla jamais jusqu’à la négation des athées; un certain déisme ou agnosticisme, sentimental et moral, en est plutôt la forme dernière. En droit, Darwin regardait comme indépendants l’un de l’autre le problème scien- tifique et le problème religieux. Le 14 décembre 1866, il répondait à une lettre de Mme Boole — qui se décla- rait séduite et troublée par la lecture de l'Origine — que les difficultés religieuses ne relèvent pas des raison- nements scientifiques, mais de la conscience intérieure, et que son opinion à lui-même, Darwin, en matière - religieuse, n’emprunte de sa compétence scientifique aucune autorité supérieure. Il ajoute d’ailleurs que dans sa pensée, l’existence du mal dans le monde est tellement en contradiction avec l'hypothèse d’un plan divin, qu’il lui préfère personnellement l’hypothèse des lois générales de la nature, insoucieuses du bien et du mal. Et cet argument est le même que Stuard Mill invoquera plus tard pour soutenir le manichéisme moderne. Dans une direction moins pessimiste, un clergyman aimé et respecté de Darwin, le chanoïne Kingsley, lui avait écrit, dès le début des luttes transformistes, 18 novembre 1859 : « 1° une étude du croisement des animaux et des plantes m’a fait depuis longtemps rejeter le dogme de la permanence des espèces ; 2° c’est une aussi noble conception de Dieu de croire qu’il a créé des formes primordiales capables CHARLES DARWIN 71 de se développer en tous les êtres nécessaires suivaat les temps et les lieux, que de supposer qu'il lui a fallu une nouvelle intervention pour réparer les lacunes que lui-même aurait faites. » Ainsi se déroulaient les luttes scientifiques et théolo- giques que suscitait le problème imposé dès lors par Darwin à l’attention unanime des contemporains. Lui- même partageait son temps entre la correspondance de plus en plus nombreuse suscitée par ces luttes, et la préparation de nouveaux ouvrages. Son but était de donner enfin, en exposant les variations des animaux et des plantes à l’état domestique, l’ensemble total des faits d'expérience sur lesquels il établissait son sys- tème ; mais l’ouvrage fut retardé dix ans par les cir- constances, soit à cause des maladies qui interrom- paient Darwin, soit parce qu'il se laissait détourner de la voie droite par les problèmes intéressants rencontrés sur la route ; et c’est ainsi qu’il donne, entre l’Origine et les Variations, sans compter plusieurs travaux de détails, deux importarits ouvrages d’histoire naturelle consacrés spécialement à la botanique : la Fertilisation des Orchidées, en 1862, les Mouvements des plantes grimpantes, en 1865. Le livre des Orchidées a son origine dans le problème particulier de la fécondation des fleurs et son point d'arrivée dans une conception générale, très audacieuse et très simple de l’universelle interaction des animaux et des plantes. Jacque Camérarius, de Tubingue, est le premier botaniste qui affirma, en 1694, que les plantes ont des sexes ; Linnée fonda sa classification, au xvine siècle, sur les organes sexuels: étamines et pistils. Camérarius croyait que dans une même fleur l’étamine féconde le pistil. En 1793, Sprengel, à Ber- lin, affirma, au contraire, que les étamines d’une fleur fécondent le pistil d’une autre, et que par consé- qüent la fertilisation est croisée de plante à plante ; c’est ce principe signalé à Darwin par Robert Brown, le prince des botanistes anglais, qui devint pour lui le 72 CHARLES DARWIN point de départ de toute une série d’études et d’expé- riences. Montrer que l’auto-fertilisation, c’est-à-dire la fertilisation par soi-même, est une monstruosité dans la nature, que le croisement des plantes, qui explique le perfectionnement des espèces, explique aussi la fécondité des individus, chercher les agents qui per- mettent ou qui provoquent cette fécondation à distance : tel est l’objet de Darwin. Ses études étaient d’abord, dès 1839, appliquées à toutes les fleurs en général. Les papillonacées, dont la fleur est semblable à une aile de papillon ouverte au vent, lui fournirent ses premières observations positives. L’insecte chercheur de miel ne peut se poser sur la fleur, grâce à la forme de la co- rolle, qu’en se frottant de pollen et transportant ainsi d’une plante à l’autre le suc fécondateur. Les orchidées sont enfin, en 1860 et 1862, l’objet définitif de son livre, probablement, dit Francis Darwin, parce que ces sortes de fleurs étaient particulièrement répandues dans les environs de Down. La conclusion de ouvrage est que les insectes sont les agents nécessaires de repro- duction et de diffusion des espèces végétales ; et cette conclusion, par l’ampleur des harmonies qu’elle im- plique dans la nature, exprime bien ce qu’il y a dans ‘tous les livres de Darwin de séduisant et d’inquiétant par la nouveauté et l’audace des rapprochements impré- vus. Nous noterons seulement que, par là, Darwin apporte lui-même au transformisme un correctif sen- sible. La transformation des espèces représente le monde comme une série linéaire de faits qui se succèdent dans le temps ; l'interaction des insectes et des fleurs, des animaux et des plantes, fait concevoir le monde comme un ensemble de positions réciproques données du même coup dans un même temps. Une tendance synthétique du même ordre se retrouve dans l’ouvrage consacré aux mouvements et aux habi- tudes des plantes grimpantes. Quelques expériences commencées à l’instigation d’Asa Gray et conduites jour par jour, aboutissent à la publication de ce livre. ES L.._4 CHARLES DARWIN 13 Darwin y détermine, par les procédés de détail les plus ingénieux, la nature et la fonction des divers organes qui donnent aux plantes la faculté de s’attacher, de grimper et de se mouvoir. Il décrit leurs oscillations, il en décompose le rythnre, il en mesure la force de résistance et de propulsion comme on ferait du méca- nisme d’une montre. Ainsi, cette étude aboutit à une conséquence analogue à celle que nous signalions plus haut ; montrer qu’il n’y a pas d’hétérogénéité absolue entre les modes du mouvement et de l’être dans les divers êtres, animaux ou plantes, doués de vie. Mais, tous ces travaux ne faisaient pas perdre de vue à Darwin la série des publications proprement transformistes ; il poursuivait à travers tant de détours la rédaction de son immense répertoire sur les Varia- tions Domestiques : l’ouvrage parut le 30 janvier 1868. Les trois années suivantes furent consacrées à ce qui devait être le complément ultime de la doctrine: la Descendance de l’homme, publiée le 24 février 1871, et suivie à peu de distance d’un livre très spécial qui en est comme un corollaire étendu : l’Expression des émotions, 10 janvier 1872. Ces trois livres : des Varia- lions Domestiques, de la Descendance et des Emotions, présentent — dans une série d'analyses de détails — la doctrine que l’Origine des Espèces donnait synthéti- quement. Nous les parcourrons d’une même vue d’en- semble puisqu’aussi bien, à cette époque de production intensive, les événements de la vie de Darwin se confon- dent avec la publication de ses œuvres. -? Q\ CHARLES DARWIN IX. — Les Variations Domestiques (1868). Le livre des Variations contient deux volumes qui correspondent en fait à deux parties de l’ouvrage bien distinctes. Le premier volume, chapitres 1 à x1, est une série d'analyses de détail, dans laquelle l’auteur passe en revue les principales espêces d’animaux domestiques et de plantes cultivées et se pose pour chacune d’entre elles ce problème très nettement cir- conscrit : les diverses races de chiens ou de chevaux proviennent-elles d’une race sauvage unique différen- ciée par la domestication ou de plusieurs races origi- nairement distinctes ? Le problème est circonscrit puisqu'il ne s’agit pas de remonter aux origines primi- tives mais seulement à ce commencement relatif qui est le passage de l’état sauvage à l’état domestique, et la solution peut n'être pas la même dans toutes les espèces. Ainsi toutes nos races de chevaux paraissent à Darwin issues d’un type sauvage unique ; les diverses races de chiens domestiques lui paraissent correspondre à plusieurs races sauvages. Darwin arrive ainsi, pour le problème particulier de dérivation qu'il se pose, à une solution analogue à celle que donnait Buffon pour l’ensemble du problème évolutif : variation limitée. Pour résoudre ce problème, Darwin institue, à propos de chaque espèce, une enquête d'ensemble. Le traité d’histoire naturelle d’Aldrovando, mort en 1605, lui permet de prendre, comme point de départ, des descriptions historiquement datées et de constater, par les lacunes qu’elles présentent, la formation récente des races nouvelles. Cette formation est due aux amateurs 76 CHARLES DARWIN et éleveurs qui organisent la sélection naturelle en choisissant par exemple dans chaque couvée de pigeons ceux qui ont le jabot particulièrement développé, accumulant ainsi par l’hérédité le type spécifique des pigeons grosses-gorges. Les livres des spécialistes — par exemple l’Ornithologie de Charles-Lucien Bonaparte — fournissent les renseignements positifs qui sont nécessaires. Les observations recueillies par les voya- geurs, les expériences directes faites par Darwin lui- même, de dissection, de pesée des organes, de mesure des parties, achèvent la documentation expérimentale. Le problème enfin est résolu lorsqu'on peut établir, pour employer le langage spencérien, ces deux faits : par quel mouvement d’abord de l’homogène à l'hété- rogène une espèce sauvage se différencie entre les mains des hommes ; par quel mouvement ensuite de l’hétérogène à l’homogène se produit le retour atavique à l’état sauvage età l'unité primitive. Les chiens employés dans les divers pays chez les civilisés et chez les sauvages rappellent séparément les diverses races de loups qui peuplent ces pays. Les Indiens des régions arctiques possèdent des chiens qui n’aboient pas et dont la férocité est telle qu’à peine se ‘ distinguent-ils des loups des prairies. Darwin conclut qu’il n’y à pas une souche sauvage unique de laquelle descendent tous les chiens domestiques, mais plusieurs souches sauvages différemment capturées et appri- voisées. Toutes les races de chevaux présentent, dans quelques-uns des individus qu’elles contiennent, une tendance de retour à la coloration isabelle plus ou moins ravée de bandes parallèles à la façon des zèbres. L’iden- tité du retour dans toutes les races fait conclure à l’iden- tité d’origine d’une souche sauvage unique. L’exemple privilégié de Darwin est celui du pigeon. Nos races domestiques, qui sont au nombre de onze principales, sont d’origine récente. Au xvi° siècle elles différaient moins entre elles que les races de pigeons sauvages ne différaient entre elles à cette époque. Aujourd’hui, au CHARLES DARWIN 77 ‘ontraire, ces races domestiques sont tellement diffé- rentes, qu'on hésite à les croire apparentées. Les mes- sagers ont pour caractère leur qualité de voiliers, les -ulbutants présentent dans leur vol une particularité bizarre qui en fait des clowns; les grosses-gorges étalent un jabot de dinde aux proportions monstrueuses; les pigeons-paons se parent de leur queue dressée en roue d’éventail. Mais toutes ces races se ramènent, par simplification convenable, à un prototype unique dont les divers organes ont été systématiquement exagérés par certaines sélections, réduits par certaines autres ; et les retours de coloration désignent pour ancêtre commun de toutes ces races le pigeon biset, columba joia, oiseau sauvage des régions polaires, au plumage bleu barré de raies noires et croupion blanc. Tel est le procédé que Darwin applique à tous les animaux domestiques, les chiens et les chats, les chevaux et les anes, les porcs, les bœufs, les moutons, les chèvres, les lapins, pigeons et abeilles, et à toutes les plantes cultivées, céréales et légumineuses, arbres fruitiers et plantes d'agrément. La date d'importation de ces races quand elle est connue, leur généalogie quand elle est possible, tous les faits enfin que l’anatomie ou l’his- toire nous révèlent remplissent ce livre, et ce livre est vraiment le répertoire expérimental sur lequel Darwin se fonde pour conclure ensuite des sélections domes- tiques aux sélections naturelles. Le second volume, chapitres x11 à XviT, est une syn- thèse dans laquelle sont développées les théories prin- cipales de l’Origine des Espèces, et nous savons déjà que la sélection naturelle est la première de ces théories. D’après Darwin, la nature procède inconsciemment comme les éleveurs procèdent consciemment, et la conséquence en est une finalité anthropomorphique : toutes les qualités que la nature perpétue dans une espèce sont en général des qualités utiles à cette espèce et toute qualité nuisible est naturellement éliminée. On peut donc avec Darwin, comme avec Fénelon, et en 78 CHARLES DARWIN général avec tous les philosophes cause-finaliers du Xvir° siècle, se demander à propos de toute chose exis- tante : en vertu de quelle utilité cette chose existe-t-elle ? Et c’est cette théorie par laquelle Darwin se flatte de remplacer toutes les théories différentes de ses précur- surs. Pour Lamarck la girafe est telle parce qu’elle a voulu atteindre sa nourriture et su le faire ; pour Darwin les girafes au cou réduit sont mortes de faim et les girafes au cou développé survivent par l’utilité de ce cou. Mais cette doctrine a besoin d’être complétée elle- même, pour se plier au détail des faits, par de nom- breuses explications. L'hérédité d’abord est nécessaire parce qu’elle fixe les caractères acquis par la sélection, et l’hérédité mêlée de contingence ne se produit pas sous une forme unique. Darwin appelle hérédité analo- gique l’hérédité en quelque sorte divergente qui se manifeste lorsque certains caractères, venus d’un ancêtre lointain et normalement développés chez les collatéraux, apparaissent irrégulièrement dans une ligne qui en est ordinairement dépourvue. Par exemple la couleur des chevaux est uniforme ou pomelée, avee quelques vestiges de rayures, et pourtant ces rayures aujourd’hui atténuées, sont le trait ancestral ; la couleur uniforme en est la déformation régulière ; ‘la couleur pommelée est chez les chevaux, dit Darwin, un exemple rare du fait général qui se passe chez les félins où les rayures du tigre donnent régulièrement naissance au tachetage des chats. La sélection n’exclut pas les principes de Lamarck et de Geoffroy et une grande influence est exercée sur les êtres vivants par les condi- tions extérieures. De même les effets de lhérédité sont complétés ou enrayés par ceux du croisement et enfin une loi générale de dépendances réciproques fait qu’une partie d’un organisme ne peut pas varier sous une influence quelconque sans que les autres parties varient en conséquence ; les corrélations organiques de Cuvier passent 1ci de l'état statique à l’état de transformation continue. Ainsi se complique indéfiniment, par l’acces- CHARLES DARWIN 79 sion de tous les principes antérieurs, le principe, d’abord posé exclusivement par Darwin, de la sélection directe de lutile : grand exemple de la nécessité où sont les hypothèses humaines, pour rendre compte des faits complexes de la nature, de se plier à la complexité de ces faits. Le livre enfin se termine par une hypothèse célébre, le chapitre xxvum, sur lexplication de l’hérédité par pangenèse. Cette explication à été reçue très froide- ment par les amis auxquels Darwin l’avait communi- quée avant l'impression ; elle à été sévèrement jugée par sés adversaires et ses disciples ; et l'on a dit quel- fois qu'il importait d'y attacher peu d'importance parce qu’elle serait une hypothèse fugitive, perdue dans un petit chapitre d’un très grand livre. Ceci est inexact. Darwin tenait à son hypothèse ; la preuve en est qu'il l’a publiée malgré l’opinion contraire de ses amis, et le chapitre où elle se trouve est placé à la fin du livre des Variations comme le cou- ronnement légitime et nécessaire d’un ouvrage qui a pour pivot l’hérédité. On peut donc critiquer l'opinion de Darwin sur ce point : on ne peut pas nier l’impor- tance qu'il y attachait lui-même. Pangenèse signifie génération du tout par le tout, de chaque partie par chaque partie. Considérée d’un point de vue général, cette hypothèse a le défaut et la qualité d’être plutôt un exposé verbal des conditions du pro- blème qu’une solution effective ; l’être engendré est l’image dans toutes ses parties de l’être générateur. La tête et les membres d’un enfant ressemblent à la tête et aux membres et aux parties des membres des parents qui l’ont mis au monde. Donc il faut admettre que, de toutes les parties du corps, des effluves matérielles se détachent, plus ou moins analogues aux idoles d'Epicure, et se rassemblent dans les glandes généra- trices en sorte que chaque germe vivant contient en lui-même un élément représentatif de chaque cellule du corps. Mais il n’est pas seulement vrai que dans 80 CHARLES DARWIN l’espace la cellule génératrice est le miroir abrégé de toutes les cellules du corps ; cela est vrai aussi dans le temps. L’hérédité est fatale en ce sens que les mêmes phénomènes reparaissent au même âge ; par exemple, la maladie ou la folie éclate chez le père et chez l’enfant au même âge précis. Donc chaque cellule génératrice contient les éléments multiples qui apparaîtront les uns après les autres, comme une bobine sur laquelle seraient enroulées des soies de couleurs diverses qui apparaîtront dans leur ordre au fur et à mesure qu’on les déroule. L’objection, dit Darwin, est qu'on ne conçoit pas comment un si grand nombre d’effluves peuvent parcourir à tout instant tous les organes du corps et se réunir en si grand nombre et en si extrême petitesse dans chacune des cellules génératrices que le corps contient ; mais rappelons-nous que toute grandeur comme toute petitesse n’est que relative ; une parcelle invisible dégage des parfums, c’est-à-dire des parti- cules invisibles qui se répandent dans toutes les direc- tions ; l’objection du grand et du petit est anti-philoso- phique au premier chef, et en effet — et sans se flatter de soutenir une doctrine que les savants positifs peuvent seulsaffermir ouébranler avec compétence, — notons du moins que, siles apparences de la matière sont les formes sous lesquelles les phénomènes mécanistes s’enregistrent, il n’est pas absurde d’enfler au delà des perceptions sensibles les limites de l’infiniment petit pour construire sous forme d'image le mécanisme embryonnaire. La véritable objection est d’ordre plutôt finaliste. La conception de Darwin a quelque chose de trop compliqué à la fois et de trop simpliste ; on y retrouve les esprits animaux de Descartes multipliés par la durée de la vie. Et nous avons aujourd’hui le sentiment net que les choses de la vie ne s'expliquent pas par un mécanisme aussi brut, parce que ce méca- nisme aurait besoin d’être trop compliqué pour répondre aux complications de la vie. La pangenèse participe de l’'emboîtement des germes et se heurte aux mêmes CHARLES DARWIN 81 épugnances de l'esprit à concevoir la vie, qui est à out moment création nouvelle, sous forme d’'emmaga- inement toujours préalable. C’est la foi dynamique de ‘esprit qui proteste le plus vivement contre l’applica- ion d’un mécanisme aussi brut aux formes de la géné- ation et de la vie. CHARLES DARWIN 6 Pl PARA For #, 149 ju D ne #1 FPT AU à "AT t EE 1: DCI AGE, ALTER DE fi LAIT GIE un lt it 123 Le RAT L MIE E 4 IH LCD ATEN | EAU u & + Sas * AV 1 tit Se PRIE 2 L g f4 tr = à Ge mme 7 pd TUE FA ; RUE i DEA | l'A ONS à LU CCC PARLE LE 1: JS 4 ? DEUST 1 v hER CHARLES DARWIN 83 X.— La Descendance de l'homme (1871). L'ouvrage intitulé {a Descendance de l’homme et la sélection sexuelle est à un double point de vue le com- plément des livres qui précèdent, parce que, d’une part, Darwin y applique expressément à l’homme lui-même l’hypothèse transformiste énoncée auparavant d’une manière générale pour les animaux et les plantes ; et parce que, d'autre part, la doctrine de la sélection naturelle, jugée dès lors insuffisante, y est complétée par la sélection sexuelle. La première partie de l’ouvrage a pour objet l’étude de la descendance de l’homme. Darwin y montre au point de vue organique comment on trouve dans l’homme des vestiges anatomiques et embryonnaires qui correspondent à la conformation normale des animaux antérieurs, et les faits qu’il invoque sont par exemple ceux que nous avons cités plus haut : la paupière nictitante, le trou supra-condyloïdeetautressemblables. Au point de vue moral, la tâche est de découvrir dans les animaux inférieurs les rudiments d'intelligence et de moralité qui font prévoir l'homme, et l’on conçoit aisément combien ce problème ouvre la porte à de dif- ficiles interprétations. D’une manière générale 1l y a chez les animaux des phénomènes de mémoire et de jugement, d'affection entre eux et pour les hommes, qui sont comme les étapes inférieures de la raison théo- rique et pratique ; et Darwin a certainement raison avec Aristote, contre Descartes, quand il signale dans les inventions de l’instinct les formes ébauchées de l'intelligence. Il a raison encore quand il insiste sur la barbarie ancestrale des hommes ; quand il oppose le 84 CHARLES DARWIN vieux singe qui se fait tuer pour défendre un jeune, à ces tristes Fuégiens qui tuent et mangent leurs parents devenus vieux ; l’anthropophagie, l’esclavagisme sont la marque indélébile de la bête humaine. Mais la thèse que poursuit Darwin l’entraîne à des exagérations ma- nifestes, à des rapprochements plus superficiels qu’exacts entre le langage et l’industrie des animaux et des hommes. Notons seulement que toutes ces asser- tions de Darwin doivent être notées une à une et dis- cutées avec preuves à l’appui, parce qu’elles sont toutes fondées sur des faits. Les observations qu’il a recueillies lui-même autour du monde, les récits des autres voya- geurs, les expériences surtout qui se réalisent constam- ment, dans l'établissement zoologique de Hambourg où se donnent rendez-vous les individus destinés à toutes les ménageries de l’Europe : telles sont les données de Darwin ; et l'hypothèse, si hardie soit-elle, de l’origine animale de l'espèce humaine est dans tous les cas un instrument merveilleux de travail pour susciter, discu- ter et classer toutes les observations relatives à la psy- chologie comparée de l’animal et de l’homme. Une hypothèse, pour devenir un terrain solide de - discussion, doit sortir du vague et se préciser ; Darwin précise autant qu’il croit pouvoir le faire les degrés de la descendance humaine. Il indique, parmi les races animales, celles qui lui paraissent le plus directement apparentées à notre espèce. Les quadrumanes, les lému- riens, les marsupiaux, les monotrèmes, les oiseaux et reptiles, les poissons, les ascidies, sont les éléments successifs de la hiérarchie qu’il suppose s'être déroulée dans le temps. Darwin arrive ainsi à la conclusion générale que nos premiers ancêtres étaient des orga- nismes marins soumis au rythme des marées lunaires, et que cette influence ancestrale explique chez les ani- maux actuels la coïncidence, autrement inexplicable, de certaines périodes organiques,d’incubation par exemple, et des périodes astrales. Mais cet état d'organisme marin serait le plus éloigné de nous. Nos ancêtres Î 4 fi DR RP ES" te os Ce ln co un. > UNE CHARLES DARWIN 85 immédiats étaient, suivant l’hypothèse bien connue, de race simiesque, velus et barbus pour les deux sexes, les oreilles pointues et mobiles, munis d’une queue, pourvus de muscles spéciaux que nous n'avons plus ; Vos au-dessus du condyle percé d’un opercule par où passait l’artère de l’humérus ; l'intestin prolongé en sac qui est aujourd’hui l’inutile et dangereux appendice; le pied préhensile, qui dénote des êtres vivant sur les arbres, dans des pays chauds aux forêts touffues ; les canines allongées chez les mâles féroces. À une époque plus ancienne la conformation organique est toute différente, analogue à celles des mammifères de l’Aus- tralie ; l’utérus est double conformément à la symétrie primitive ; le cloaque, unique comme chez les oiseaux, expulse toutes les sécrétions ; la paupière nictitante fixe le soleil. Plus haut encore nos ancêtres aquatiques possédaient une vessie natatoire qui est devenue le poumon ;la place des branchies se devine encore à la fente qui existe dans la région du cou de l'embryon humain; les reins sont remplacés par les corps de Wolff, le cœur par une corde pulsatile ; l’organisation rappelle ou ébauche celle de l’amphioxus, le vertébré aquatique le plus humble et le plus ancien. La seconde partie de l’ouvrage, sur la sélection sexuelle, est une longue analyse des caractères sexuels dans des diverses races animales, notamment chez les insectes et chez les oiseaux. Le principe général que toute cette analyse révèle est l'échec relatif de la sélec- tion naturelle par laquelle seule d’abord Darwin s’était fiatté d'expliquer la vie. Beaucoup de faits et par exemple les couleurs brillantes des insectes, le chant harmonieux des oiseaux, ne s'expliquent pas par une utilité immédiate. Il faut y joindre la tendance au mieux esthétique, surexcitée par l'instinct sexuel ; la femelle préfère le mâle le plus beau, le plus fort, le plus harmonieux. Le paon, qui fait la roue pour être préféré, développe dans sa race peu à peu par une sélection d’ordre spécial, les qualités esthétiques que la 85 CHARLES DARWIN femelle réclame. Ainsi l'utilité nutritive, pour ainsi dire, est remplacée par une utilité plus large ; cequiest luxe pour l'individu est facteur de développement pour la race ; en ce sens la sélection sexuelle est à la fois un correctif et une ampliation de la sélection naturelle. D'autre part, et dans le même ouvrage, Darwin met en lumière les faits de mimétisme. Beaucoup d'animaux imitent, comme des mimes, par leur couleur et par leur forme, le milieu dans lequel ils vivent. La sauterelle verte, l’ours blanc, le lion fauve, se dérobent dans le sable du désert, dans la glace des pôles, dans lherbe des prairies ; ils peuvent ainsi plus facilement échapper à leurs ennemis ou surprendre leur proie. Ce mimétisme s'explique pour Darwin par la sélection naturelle. Si beaucoup d’insectes d’une même race, différemment colorés, vivaient dans les herbes, ceux d’entre eux qui étaient par hasard vêtus de vert ont pu survivre plutôt que les autres et perpétuer leur couleur protectrice. Ainsi la sélection sexuelle et mimétique corrige et complète la sélection naturelle. Enfin, et pour pousser jusqu’au bout la sélection utilitaire, un autre ouvrage de Darwin, l’EÆxpression . des émotions est le corollaire de ces mêmes doctrines. Cet ouvrage devait être d’abord un simple chapitre de la Descendance et s’est détaché à mesure qu’il prenait lui-même les proportions d’un livre. L'expression est l’ensemble des jeux de physionomie et des gestes par lesquels l’homme ou l’animal manifestent leurs joies ou leurs peines, et les lois générales de l'expression s’expri- ment d’après Darwin —commelesloisesthétiques d’après Spencer — par le rapport direct ou indirect qui existe entre l'utilité d'autrefois et l’inutilité d'aujourd'hui. En premier lieu, lorsque l’homme sauvage était attaqué et irrité, il se retournait comme un chien pour mordre ; il ouvrait la bouche, retroussait les lèvres et montrait les dents ; et aujourd’hui encore, que l’homme ne mord plus, le même geste de grincement des dents, qui n’est plus utile à l'attaque ni à la défense, exprime la même CHARLES DARWIN 87 colère : l'expression actuelle est l’abréviation inutile d’un acte autrefois utile. Souvent d’ailleurs l'utilité persiste dans la mimique ; une forte voix, des yeux qui lancent des éclairs sont à la fois expressifs et intimidants. Le chat qui fait face au chien en enfilant le dos et sifflant se donne un air grand et terrible, et sa mimique est utile pour effrayer l’adversaire. En second lieu et par réciproque, si un geste quelconque exprime un senti- ment défini, le geste contraire exprimera par contraste l'émotion inverse : le chat, qui bombe le dos dans la colère, le ploie et l’assouplit dans le frôlement des caresses. Mais ici encore l'utilité naturelle n’explique pas tout, et il y a des faits d'expression qui n'étant n1 des actions utiles abrégées, ni leurs contraires, ne rentrent dans aucune des deux lois précédentes. Darwin les reconnaît et les assemble pêle-mêle comme des faits purement organiques que les lois du système nerveux ou circulatoire expliquent seules, et l’on sait qu’aujour- d’hui la psychophysiologie donne de plus en plus la prépondérance à ces sortes de faits et dénie peu à peu toute valeur aux lois précédentes. Un exemple resté célèbre est celui par lequel Darwin explique la rougeur de la honte : un homme se sent regardé ; son attention se porte sur les parties de son corps exposé aux regards ; cette attention provoque, par l'influence des nerfs vasomoteurs, l’affiux du sang à ces mêmes parties ; sa figure rougit seule parce qu’elle seule est nue et visible. Une femme sauvage, nue jusqu’à la ceinture, rougit sur toute la poitrine. Quoi qu’il en soit de ces détails, Darwin ramène à trois lois, — d'utilité abrégée, d’utilité par contraste, de relations purement organiques, — les faits d’expression, et cette doctrine marque encore, avec l’exception qu’elle suppose, la direction dans laquelle Darwin essaie de donner par l’utile lexplica- tion de la nature et les difficultés que lui-même ren- contre dans cette tâche. . A xré TAC È + 74 Fr SC QE NS À A 4j Ü k É DVI P 6 à mois Ag AR « è ‘ \ à 107 NA: % qua RLFES » 4 t .i . : : . 4 + N\ CHARLES DARWIN 89 XI. — Les derniers ouvrages (1872-1882). Les dix dernières années de Darwin, 1872-1882, s'écoulent dans un triomphe continu ; les doctrines qu'il avait énoncées progressaient chaque jour ; les disciples étaient nombreux et ardents ; les adversaires étaient ou des savants à demi gagnés par le génie du maître, ou des étrangers à la science dont l’autorité se trouvait affaiblie d'autant ; l'heure de la critique scien- tifique n’était pas encore venue. Darwin multipliait les éditions de ses différents ouvrages remaniés à chaque fois, en sorte que l’on doit les consulter au point de vue historique avec une atten- tion circonspecte parce que par exemple les éditions de l’Origine postérieures à la Descendance donnent l’ama- galme des doctrines originairement distinctes dans les deux ouvrages. En 1882, la sixième édition de l’Ori- gine, en 1874, la deuxième édition de la Descendance et des Récifs de coraux, en 1866, la seconde édition des Variations Domestiques, des Plantes grimpantes et des Observations géologiques sur l’Amérique et les îles, marquent les demandes croissantes du public, et le 9 avril 1880, Huxley put célébrer comme un triomphe, dans une conférence de la Royale Institution, la majo- rité de l’Origine parvenue à sa vingt et unième année _ d'existence. Les livres nouveaux publiés par Darwin pendant cette période sont une suite d'expériences antérieures longuement continuées. Ils ne traitent pas directement _ le problème transformiste, mais des points de détail qui sollicitent l’attention par l'attrait de la nouveauté et 90 CHARLES DARWIN dont la solution, si elle est exacte, entraîne des consé- quences générales pour la philosophie de la nature. Prendre un cas singulier, le résoudre en une harmonie universelle, tel est l'esprit de Darwin. Tous ces ouvra- ges, sauf un, sont consacrés à la botanique : les Plan- tes insectivores en 1875, la Fécondation croisée et directe en 1876, les Différentes formes de jieurs en 1877, et enfin, avec la collaboration de son fils Fran- cis, les Facultés motrices des plantes en 1880. Le der- nier ouvrage, 1881, est une monographie des Vers de terre. Les quatre ouvrages de botanique énumérés ci- dessus convergent tous à une même conséquence : abaisser les distinctions qui séparent les deux règnes des animaux et des plantes. Les Plantes 1nsectivores sont un exemple de la méthode de travail à longue haleine employée par Darwin. Les expériences sur les droséras sont commencées par lui en 1860 et 1852, interrompues dix années, reprises et terminées en 1872 et 1874. Les droséras sont des plantes des prairies dont les feuilles, humectées de gouttes liquides, bril- lent au soleil comme des perles de rosée. Cette rosée est une glu sécrétée par la plante ; si quelque insecte .se pose sur elle, il est aussitôt englué ; les diverses parties de la feuille se replient sur lui, le sucent par tous leurs poils adhérents et rejettent son corps épuisé. Le livre de Darwin sur les droséras est remarquable par la précision et la délicatesse des expériences : il décrit en détail la manœuvre des tentacules végétaux, le procédé et la durée de ce meurtre étrange d’un ami- mal par une plante, les phénomènes digestifs par lesquels la plante puise dans l’aninal une provision d'azote tout préparé. La conséquence en est une récipro- cité toute nouvelle découverte dans les relations des animaux et des plantes. Peu importe, au point de vue du droit, que le fait se limite à d’humbles plantes des prairies que nous foulons aux pieds et que les insectes, agents de fécondation entre les fleurs, soient les seules CHARLES DARWIN 91 victimes des digestions végétales. La réciprocité diges- tive, si lon peut employer ces termes, est aussi bien établie par la lutte de la drosera et de la mouche, qu’elle le serait par la bataille, plus émouvante pour nousseulement, d’un arbre anthropophage et de l’homme lui-même. Le livre de 1856, sur les Æffets de la Fécondation directe et croisée dans le règne végétal est un répertoire d'analyses et de faits ; nous en retiendrons toujours cette même idée d’unification entre les deux règnes. La fécondation est un phénomène commun aux ani- maux et aux plantes ; le rôle du croisement des semences par les éleveurs et par les jardiniers, dans le perfectionnement de l’espèce, est l’un des problèmes de fait les plus essentiels que soulève la théorie générale de la sélection naturelle ; et nous avons vu que lopinion de Darwin pouvait se résumer dans cette formule : la nature a horreur, chez les plantes comme chez les ani- maux, de la fertilisation par soi-même ; le croisement est le facteur du progrès. À la même doctrine se rattache le livre des Diffé- rentes formes de fleurs sur les plantes de même espèce. Ce livre, dédié à Asa Gray, est un recueil de travaux divers, les uns récents, les autres ancienne- ment publiés, comme était par exemple l’étude des Primevères de 1862 : autre exemple de la longue persis- tance de Darwin dans la même étude. Le résultat général est toujours que, lorsque des plantes portent des fleurs dont les formes sont différentes, parce que par exemple elles réalisent deux types distincts de pistils plus longs ou plus courts, quoique ces fleurs solent toutes hermaphrodites et capables de se féconder elles-mêmes, cependant chacune d’elles prend un rôle sexuel déterminé par rapport à chaque autre, et, se fécondant réciproquement, elles sont en quelque sorte androgynes pour l’anatomie, sexuées pour la physiologie ; le vœu de la nature est tou- jours l'extension maximum des relations à étabhr 92 CHARLES DARWIN entre tous les êtres conviés à la même table de vie. Les Facultés motrices des plantes sont une exten- sion du problème des plantes grimpantes ; au lieu d'étudier un seul mode de mouvement chez les végé- taux, Darwin en étudie toutes les formes. La spi- rale régulière suivant laquelle la racine, tournant sur son axe, s’incruste dans le sol ; la marche vers la lumière, qui détermine la direction aérienne de la tige ; tous les faits en un mot qui lient d’une part la plante à son milieu physique et chimique et qui révèlent d’autre part l’extrême sensibilité de ses organes, sont mesurés ici encore par des expériences précises ; et tous ces élé- ments font, du dernier travail botanique de Darwin, un exemple saillant des méthodes d'analyse expéri- mentale que la biologie pratique aujourd'hui sur le modèle des sciences purement physiques. Enfin le dernier ouvrage publié par Darwin sur La formation de la terre végétale par les vers de terre, franchissant d’un bond le règne des êtres vivants, porte au dernier degré du paradoxe cette doctrine générale des réciproques universelles. Cette monographie est un retour partiel aux études de géologie par lesquelles Darwin avait débuté. En 1838, il avait présenté à la - Société géologique une note sur la formation de l’humus; cette note relatait une observation due à Josias Wed- gwood ; c’est que, au bout de quelques années, la couche de marne ou de cendre semée à la surface d’une prairie se trouve descendue à une profondeur de plu- sieurs pouces, toujours disposée en couches horizon- tales comme si les vers de terre les avaient peu à peu recouvertes de leurs excréments. Quarante ans plus tard, en 1877, un propriétaire ami de Darwin, Thomas Farrer, découvrit dans son jardin des ruines gallo- romaines, disposées de telle sorte que le pavé romain, disjoint par le passage des vers, subsistait dans sa première position horizontale comme une couche enfoncée sous terre. Ce fut l’occasion pour Darwin de reprendre ses premières observations. Le livre des CHARLES DARWIN 93 vers de terre est à la fois une étude très complète de la physiologie et des sens et par conséquent des ins- tincts de ces animaux, et une contribution, par l’hy- pothèse ci-dessus mentionnée, à l'étude des causes multiples qui expliquent en géologie les modifications du sol. Par des mesures dont la précision même décon- certe et inquiète, Darwin calculait le poids de terre ramené annuellement à la surface du sol par les vers et la quantité de profondeur verticale dont s’enfoncent à mesure les objets semés à la surface. Le livre eut un grand succès. Il était un coroliaire curieux des théories générales de la géologie de Lyell et de Darwin sur les effets produits par l’accumulation des efforts infiniment petits, et en même temps l'affirmation d’une réciprocité surprenante entre l’histoire de l'habitacle terrestre et celle de ses plus humbles habitants ; et c'était enfin dans la vie de Darwin, le dernier travail par lequel il donnait la main à ses premiers essais, Nous n’avons plus à citer — si nous écertons les innombrables communications de détail aux sociétés savantes par lesquelles d’ailleurs Darwin préparait ses travaux de longue haleine — que deux écrits d’allure toute personnelle ; l’un est une notice sur Erasme Dar- win, l’autre une notice sur soi-même. En 1879 un journal allemand, le Cosmos, consacrait un numéro spé- cial à la gloire de Charles Darwin sexagénaire. Ce numéro contenait une étude de Krause sur les doctrines transformistes d'Erasme ; ce fut pour Charles l’occasion d'écrire, en se servant des lettres et documents restés dans sa famille, une notice historique sur son aïeul, jointe plus tard à l’étude de Krause. Dès 1876 il avait rédigésur lui-même une Nofice auto-biographique ; cette notice, de dimensions d’ailleurs assez restreintes, accrue d’un post-scriptum très court en 1881, a été insérée presque entière, avec ses lettres, dans l'ouvrage inti- : tulé Vie et correspondance de Ch. Darwin par son fils Francis, 1887. Cette notice est marquée en général par un ton de bonhomie personnelle et d’élévation 94 CHARLES DARWIN morale qui répond bien à l’idée que nous nous sommes faite du caractère de Darwin. Notons cependant, ce qui n’est pas pour surprendre, les luttes qui s’établis- sent malgré tout dans l'esprit du grand homme entre le désintéressement scientifique et certains retours per- sonnels. Dans la correspondance on saisit à nu ses hésitations et presque ses angoisses lorsqu'il se voit sur le point d’être dépouillé par Wallace de la priorité de ses découvertes. On y comprend moins bien le ton qu’il emploie à l'égard d’un autre émule redoutable qui est Spencer ; ses quelques lettres à Spencer sont rem- plies d’éloges plutôt hyperboliques et une lettre à Huxley en donne la clef exacte : « Je supporterais qu’il | fût plus fort que moi deux ou trois fois, mais 1l est dix fois, vingt fois plus habile à se tirer d'affaire quand il le faut ! » Dansla Notice il veut démontrer, presque avec âpreté, que rien dans l’ambiance scientifique n’annon- çaiten 1859 — malgré les listes de précurseurs que lui-même cite — les doctrines de l’Origine ; il insiste sur le mérite qu’il a eu, et qu’il estime avoir été trop méconnu, de devancer Haeckel dans ses vues embryogé- niques ; enfin il affiche une satisfaction un peu trop commerciale du succès matériel de ses livres ; « tant d'exemplaires furent vendus » est la formule qui revient sans cesse ; et cette formule est assez exactement cor- roborée par une feuille signalétique qu'il avait rédigée sur lui-même pour Galton ; Darwin déclare, dans cette confession d’un homme de science à un homme de science, que tout ce qu’il sait il l’a appris par lui-même ; que l’instruction des maîtres et des écoles n’a servi qu’à gêner son esprit naturel d'observation ; qu'il a pour particularité mentale une grande curiosité au sujet des faits et de ce qu’ils signifient, et en outre — est-ce son point faible ? — un certain amour du nouveau et * du merveilleux ; et enfin, il ne se reconnaît aucun talent spécial, si ce n’est, dit-il, « pour les affaires », ce qui est prouvé par la tenue de ses livres et ses bons placements d'argent. CHARLES DARWIN 95 A peine est-il besoin d’énumérer les honneurs ren- dus à Darwin de toutes parts. Il était membre depuis 1839 de la Société Royale ; il recevait en 1864 la médaille Copley qui est en Angleterre la plus haute récompense décernée entre tous les savants; il est nommé en 1878 membre sociétaire de l’Académie de Berlin et membre correspondant de l’Institut de France ; cette dernière nomination est faite dans la section de botanique et Darwin s’en égaie, prétendant ne pas connaître autre chose dans cette science que la distinc- tion qui existe entre une légumineuse et une composée ; modestie excessive qui cache peut-être une blessure ; l’Institut, laissant de côté les hypothèses du philosophe évolutionniste, récompensait surtout les découvertes positives du savant dans l’ordre des plantes. Cependant cette illustre vie touchait à son terme ; la maladie, qui avait tellement éprouvé Darwin depuis 1840, s'était faite moins implacable ; il souffrait peu mais se sentait plus faible et plus las de vivre ; il prenait des vertiges et des éblouissements, Au mois de décem- bre 1881, comme il allait faire une visite à Londres à son ami Romanes, il fut saisi d’un mal tellement subit qu'il put à peine gagner une voiture de place pour rentrer chez lui ; les attaques se succédèrent dès lors sans répit; une dernière syncope le frappa à Down dans la nuit du mardi 18 au mercredi 19 avril 1882 ; il perdit d’abord connaissance et, en revenant à lui- même, sentant la mort, 1l dit ces paroles : « Je n’ai pas ur de mourir. » Il expira dans l’après-midi du 19. Sur la demande de ses admirateurs et de ses disciples, il fut inhumé dans l’abbaye de Westminster, dans l'aile nord de la nef, à quelques pas de Newton, le 26 avril. Huxley, Lubbock, Wallace, Hooker, le comte Derby, le duc d’Argyll tenaient les cordons du poêle ; les délé- gués des universités et des académies du monde savant, les représentants diplomatiques de France et d’Al- lemagne, d’Espagne et d'Italie suivaient le cortège. LR LE N ft pe PAT QU Ne + \ y Ve à 4 — de) “1 CHARLES DARWIN XII. — Aprés Darwin (1882-1900). Nous n’avons pas à retracer l’histoire du darwinisme après Darwin; nous distinguerons seulement, dans l’évolution de cette doctrine, les étapes principales qui ont successivement marqué l’attitude de l'attention publique à son égard. Dans un premier état des esprits, on voit se continuer simplement les discussions commencées du vivant de Darwin entre transformistes et non transformistes. En Angleterre, Huxley (+ 1895) et Romanes (+1894) sont les représentants les plus complets du pur Darwi- nisme. Au point de vue scientifique, Huxley cherche surtout à montrer quelle est la place de l’homme organique dans l'échelle de la zoologie et quels rapports il ya lieu d'établir, d’après lui, entre la constitution humaine et celle des grands singes anthropomorphes. Romanes s'attache de préférence au problème mental ; il trace une échelle graduée et chiffrée du dévelop- pement possible des facultés intellectuelles, et il dispose les animaux sur les divers degrés de cette échelle pour aboutir à la fin à l’homme lui-même. Au point de vue philosophique, Huxley, créateur du terme agnostiseisme, est un adversaire à la fois du positivisme de Comte et du dogmatisme des religions révélées ; les formes matérielles de la vie sont le lan- gage parlé par l'esprit et le progrès moral consiste dans une réaction incessante contre le déterminisme cos- mique. Romanes projette, par un raisonnement d’ana- logie nommé éjection, dans les animaux inférieurs en proportion de leur développement mental, les carac- tères psychiques qui sont l’essence de l’homme, et CHARLES DARWIN 7 98 CHARLES DARWIN explique l’univers par une activité spirituelle, ultra- personnelle ; cette activité se manifeste dans la série des êtres inférieurs comme une finalité inconsciente, pour converger dans l’homme. D’autres penseurs se rattachent au darwinisme avec une plus grande indépendance. Ainsi Lubbock, philo- sophe et savant, et homme d'Etat, étudie tour à tour la civilisation des hommes préhistoriques, les mœurs des insectes, les conditions mentales du bonheur, et, met- tant en relief l’infinie diversité des organes qui font varier chez les divers êtres les aspects différents du monde, aboutit à une sorte d’éclectisme, suivant lequel le bonheur, c’est-à-dire le but de la vie, consiste dans la satisfaction de toutes les tendances de l’âme, scienti- fiques et mondaines, esthétiques et morales, religieuses même jusqu'aux confins du christianisme. Cette préoccupation religieuse, qui est l'expression particulière d’un besoin métaphysique profond et géné- ral, apparaît surtout chez les adversaires de Darwin. Le zoologiste et théologien Mivart a écrit, contre Darwin lui-même, en 1875, la Genèse des Espèces, où il fait de la sélection naturelle une des causes réelles, entre plu- sieurs autres, des apparences multiples du monde orga- "nique, mais lui refuse le rôle prépondérant et unique qui lui est attribué par Darwin, parce que, dit-il, la sélection est contredite dans certains cas par des faits opposés et parce qu’elle explique la survivance, mais non pas l’acquisition, des gains utiles à la race. Mivart admet un mélange de création surnaturelle, par laquelle Dieu produit les types essentiels, et de création natu- relle ou plutôt de dérivation suivant laquelle les êtres sont doués par Dieu d’une tendance innée au change- ment, et ce changement se produit par transformation subite sous l’action des circonstances favorables. Mais c’est surtout Richard Owen, 1803-1892, élève à Paris de Cuvier, et surnommé le Cuvier anglais qui, dans ses Conclusions générales (Anat. des Vertébrés, 1868) pose le double problème scientifique et philosophique. CHARLES DARWIN 99 Les espèces sont en nombre infini et leur création ne peut pas être expliquée par une série décousue d’autant de voutions de Dieu. Ces volitions multiples sont rem- placées par un acte de vouloir unique qui comprend, comme disait Malebranche, toutes les vues particulières dans une vue unique, si l’on admet l'hypothèse dérioa- tive. Les types créés sont doués d’une tendance innée à s’écarter du type primitif ; la structure se différencie d’abord brusquement, suivant par exemple que les feuilles d’une plante aquatique sont immergées dans l’eau ou aériennes ; les habitudes suivent. Lamarck, au contraire, indiquait l’ordre inverse. De même que les transformations sont brusques, de même est brusque le passage opéré par un vouloir divin sous forme de génération spontanée, mais non pas décousue, des composés physiques et chimiques, privés de vie, à ces mêmes composés devenus vivants. L'hypothèse dériva- tive apparaît ainsi chez Mivart et chez Owen comme un transformisme limité, interprété par la métaphysique dans un sens qui prévient contre toute confusion maté- rialiste et mécanique. Dans le même esprit l’émule de Darwin et son rival le plus estimé, Russel Wallace, s’est séparé du trans- formisme pour des raisons du même ordre au moment de l'appliquer à l’homme lui-même. Dans ses Essais de sélection naturelle, 1870, il intitula un chapitre : « limite de la sélection naturelle appliquée à l’homme » ; et sa doctrine est la suivante : la sélection naturelle explique l'acquisition d’un avantage immédiat pour l'espèce qui en est pourvue ; mais, lorsqu'on passe de l’organisation animale à celle des hommes, les traits nouveaux qui apparaissent et qui prédisposent l’homme à une vie psychique ultérieure sont au contraire, dans les premiers temps de leur existence, une cause d’infériorité physique dans la lutte pour la vie et par conséquent nuisibles ; leur utililé n’apparaîtra qu’à la suite pour les justifier ; donc il faut supposer, non pas un drainage mécanique des utilités immédiates, mais 100 CHARLES DARWIN une prévision finaliste des utilités à venir, un plan préformé et une providence. En Amérique, un autre ami de Darwin, Asa Gray, apporte à sa doctrine des réserves analogues et affirme, dans ses articles de 1860 consacrés à l’Origine, l'existence d’un dessein finaliste, préformateur de toutes les variations indivi- duelles. Dans la même Amérique, un naturaliste d’origine suisse, Louis Agassiz, élève de Cuvier, a été le repré- sentant pour ainsi dire officiel de l’antidarwinisme. Outre ses articles de 1860 dans le Silliman’s Journal (journal américain de sciences et arts), il expose tout du long, dans son livre sur la Classification des Espèces (1859 et 1869), les thèses fondamentales par lesquelles le dogme de la fixité s’oppose au dogme du transformisme. D’après Agassiz, les espèces animales se répartissent dans les quatre groupes de Cuvier, vertébrés, annelés, mollusques, rayonnés, qui sont, non pas issus les uns des autres, mais simultanément ordonnés les uns par rapport aux autres, et ces groupes se divisent de même en espèces irréductibles. Le darwi- nisme résulte d’une faute de logique par laquelle, au lieu d’aller des faits aux idées, on pose à priori l’idée d'un développement préconçu et l’on trie ensuite les faits d’après cette idée ; le darwinisme est un retour d’une certaine sorte à l’illuminisme d’Oken et de Schelling, qui suppose entre les faits donnés dans l'expérience une liaison métaphysique préjugée. En réalité, d’après Agassiz, le monde est un système total de coordonnées qui sont, pour employer ici les termes de Berkeley, le langage d’un esprit divin préformateur et providentiel. Mais cette idée de plan universel admise dans l’espace, si on l’applique au temps, ne suppose-t-elle pas, dans une théorie plus ou moins leibnizienne, une filiation relative, une dérivation des espèces suivant certains types distinctement établis ? Cette position est celle d’un géologue belge, Omalius d'Halloy, qui se réfère à la loi de continuité pour CHARLES DARWIN 191 trouver partout, dans le règne organique ou inorga- nique, des séries sans lacunes, accommodant entre elles les théories scientifiques et bibliques par un transfor- . misme relatif qui exclut, comme indignes de Dieu, les créations décousues, et qui n’est pas le darwinisme puisqu'il se suspend à l’idée absolue des types, des lois et de Dieu. En Allemagne, nous avons à plusieurs reprises déjà nommé Haeckel, le célèbre naturaliste d’Iéna, le plus intransigeant de tous les darwinistes. D’une manière générale la physiologie allemande,dominéeau xvin siè- cle parle grand nom de Haller, qui sépare le premier la science biologique de l’art médical, et distingue par l'irritabilité les tissus vivants dela matière brute, la physiologie allemande se rattache au xIx° siècle à Jean Muller, disciple de Kant et élève de Cuvier. La doctrine de la spécificité des nerfs part de ce fait que le nerf optique ébranlé réagit toujours par un phénomène de vision, le nerf acoustique par un phénomène d’audition et ainsi de suite ; et Muller en conclut une sorte d’indé- pendance du sujet physiologique par rapport aux exci- tants matériels du dehors, analogue à l'indépendance du sujet kantien qui conforme les objets à sa propre nature au lieu de subir la leur. En fait l’enseignement de Muller, qui portait au plus haut degré l’idée de physiologie autonome, a donné naissance à toute une série de savants parmi lesquels Wagner, Helmholtz, Dubois-Reymond, Virchow, sont les plus illustres. Rodophe Wagner est dans l’école le représentant attitré d’un spiritualisme plus ou moins inspiré de Schelling et le point de départ d’une école de psycho- physiologie à laquelle Wéber, Fechner, Lotze, Wundt se rattachent de proche en proche ; école caractérisée par l’indépendance qu’elle établit toujours — au con- traire du darwinisme — entre les fonctions supérieures de l'esprit et leurs conditions intérieures. Helmholtz a particuliérement développé, dans l’héri- tage de Jean Muller, l’étude des sensations de la vue et 102 CHARLES DARWIN de l’ouïe ; il a en même temps donné, au principe de la conservation de l’énergie de Mayer, une importance physiologique qui peut le faire considérer comme un des anneaux qui conduisent, sinon au darwinisme lui- même, du moins à ces lois générales d'équivalence que le darwinisme invoque par la bouche d'Haeckel comme un des points de sa doctrine. Emile Dubois-Reymond est l’expérimentateur qui a créé l’étude des phénomènes électriques et magnétiques dans l’organisme, et Vir- chow est l’auteur de la pathologie cellulaire. Haeckel a été, à Wurtzbourg, un élève de Virchow. Quelle est l'attitude de ces trois savants ? La théorie cellulaire est cette doctrine, aujourd’hui fondamentale, qui admet que l’organisme est une répu- blique d’éléments individuels, les cellules, douées d’une vie propre et dont la collectivité constitue la wie de l’être tout entier. Cette doctrine a été fondée en 1838 et 1839 par Schleiden pour les plantes et Schwann pour les animaux ; elle présuppose en droit une théorie antérieure qui est celle du français Bichat, et qui consi- dère les divers tissus de l’organisme comme des élé- ments anatomiques homogènes doués d’une vie propre. Ainsi l’être vivant qui frappe nos regards se décompose en tissus, ces tissus en cellules, et les cellules sont l’élément dans lequel on trouve, avec les phénomènes ultimes des êtres vivants — sécrétion et assimilation, dégénérescence et croissance — l'explication ultime de la vie. Virchow, en étudiant les cellules à l’état de santé et de maladie, a tiré de cette doctrine les conséquences fécondes dont elle était grosse. Virchow est en même temps un anthropologiste amené, par l'étude des squelettes et des cränes, à étudier directement le pro- blème des origines humaines ; mais arrivé à ce point il refuse de marcher avec Darwin, et, dans un discours célèbre de Munich, se sépare avec éclat d’un système qu’il juge trop conjectural et non positif. Haeckel riposte à son ancien maître, dans lequel il croit voir un renégat et pour un peu un sénile, par sa CHARLES DARWIN 103 défense du darrwinisme. Pour Haeckel le darwinisme a la valeur d’un dogme scientifique, philosophique, et, l’on peut dire, religieux. Dans le domaine des faits positifs la compétence de Haeckel et les services rendus par lui à la science sont incontestables ; ses recherches d’embryogénie, qui l’ont conduit, à la théorie de la gastrée et de la morule, ont été le développement concluant des travaux de Baer ; dans le domaine des hypothèses scientifiques il se signale par une ardeur audacieuse et par là même moins sûre ;ila construit l’échelle des degrés par lesquels, suivant lui, l’homme se rattache aux primitives monaires, êtres organisés absolument simples, par l’in- termédiaire des invertébrés, des vertébrés et des singes. En matière philosophique et religieuse, il est un croyant d’athéisme qui prend les allures du prosély- tisme le plus fougueux et non plus de la discussion patiente et expérimentale ; les éléments de vérité qu'il y à dans la doctrine évolutionniste lui ferment les yeux aux éléments contraires qui ne sont pas moins évidents aux yeux de ses adversaires, ni moins respectables. On comprend donc que ses émules ou ses maîtres, Virchow, Dubois-Reymond, aient été ses adversaires. Le monisme de Haeckel est une sorte de matérialisme net et tranchant qui contraste avec l’agnosticisme de Pécole anglaise ouvert sur l'infini. C’est dans cet esprit d'agnosticisme au contraire, plus ou moins issu du kantisme, que Dubois-Reymond admet, entre les divers degrés de l’univers que la science étudie, des solutions de continuité qu'aucune doctrine scientifique ne saurait combler ; les énigmes de l'univers : la liberté, la pensée, la vie, sont des com- plexes, irréductibles aux simples, devant lesquels Dubois-Reymond s'arrête, bien éloigné par là du monisme de Haeckel et à plus forte raison du matéria- lisme de Feuerbach et de Strauss. En réalité, les solutions données au problème de l’ori- gine de la vie et des espèces vivantes varient avec les 104 CHARLES DARWIN diverses sciences qui sont en jeu. La biologie, qui étu- die les fonctions abstraites et collectives, n’incline pas l’esprit vers les mêmes conceptions que la zoologie et la botanique, sciences concrètes des individus et des groupes. En France, la série biologique au x1x° siècle est représentée par les noms illustres de Bichat, de Claude Bernard, de Pasteur, antérieurs à Darwin ou contemporains. En un sens la doctrine de Bichat sur les propriétés des tissus et des organes comme facteurs de la vie ; les leçons de Claude Bernard sur l’identifica- tion des phénomènes de la vie chez les animaux et les plantes et sur les conditions mécaniques qui font res- sembler un rotateur desséché à un corps mort, un organisme malade à une locomotive avariée ; les expé- riences enfin de Pasteur qui relèguent la génération spontanée dans le même néant scientifique que le mou- vement perpétuel ou la quadrature du cercle, toutes ces découvertes, imbues d’esprit positif, préparent ambiance du transformisme qui n’est dans une cer- taine direction qu’un pas de plus vers l’unité concep- tuelle et abstraite qui est le but de toutes les sciences. Mais d'autre part l’antagonisme que Bichat établit malgré tout entre les forces de la vie et les forces _physico-chimiques ; le rôle nécessaire que Claude Ber- nard réserve à l’idée directrice, c’est-à-dire métaphy- sique ; la distinction bien connue que Pasteur établit entre ses croyances spiritualistes et religieuses et les conséquences contraires que tels de ses disciples déduisent de ses propres découvertes ; toutes ces réserves sont l'expression fidèle d’un état d’espritquiest légitime parce qu'il correspond bien à la complexité des choses en présence : les parties élémentaires d’un tout ne sont pas — dissociées — ce tout lui-même ; leur rappro- chement purement mécanique est une dissociation contiguë, et par conséquent le tout suppose un dyna- misme dont 1l n’est pas rendu compte par ses éléments mécaniques. Dans le domaine de la zoologie les mêmes oppositions CHARLES DARWIN 105 se produisent. Les anthropologistes sont par excellence les disciples de Darwin ; Boucher de Perthes est le pre- mier en date ; l’école d'anthropologie de Paris avec Broca, avec Létourneau, avec Mathias Duval est l’or- gane pour ainsi dire officiel du transformisme. Le Muséum, où dominent les souvenirs français de Buffon et de Lamarck, oscille entre les formules diverses. De Quatrefages, élève de Milne-Edwards, a été dans cet établissement le modèle des adversaires courtois et décidés. Par son grand ouvrage sur les Métamor- phoses des animaux, il ouvre la voie à une conception synthétique de la vie dont le darwinisme est une forme particulière et peut-être plus étroite ; dans les livres qu’il consacre aux émules de Darwin ou à ses précurseurs, 1l expose les motifs qui déterminent son attitude expectante et provisoirement négative. En fait le darwinisme s’appuie sur une fausseté scienti- fique qui est la confusion de l’espèce et de la race ; il existe des espèces distinctes, dont les membres ne se fécondent pas réciproquement ou ne peuvent se féconder que pendant un temps très limité, pour reve- nir après quelques générations à la séparation origi- nelle. En droit le darwinisme est une hypothèse de la transmutation des métaux et des espèces, un alchi- misme, et les preuves qu’il puise dans la continuité des formes organiques sont les mêmes qui peuvent être invoquées par toute doctrine imaginative, par Bonnet, disciple de Leibniz, pour l’emboîtement des germes, par Oken, disciple de Schelling, pour la dichotomie des formes vivantes. L'idée générale de synthèse des formes organiques est celle aussi qui anime les ouvrages de Lacaze Duthiers, professeur au Muséum et à la Sor- bonne, et cette synthèse aboutit à un transformisme transfiguré chez Edmond Perrier, son élève. Edmond Perrier, titulaire de la chaire de Lamarck, se . sépare nettement du monisme de Haeckel, parce qu'il maintient dans les Colonies animales la distinction vitaliste du protoplasma vivant et du composé chimique. 106 CHARLES DARWIN Il dérive de Milne-Edwards par l’usage qu’il fait de la différenciation des fonctions pour expliquer par elle la différenciation des organes peu à peu intégrés en organisme nouveau. Dans cette thèse, un organisme très intégré comme le mammifère actuel s’explique par la coalescence des anneaux successifs qui sont encore distincts dans les vertèbres ; le type annelé présente une forme inférieure dans laquelle les parties se juxta- posent bout à bout, les formes embryonnaires du nau- plius et de la trochorphère sont pour les mollusques et. pour les vers l’élément primitif qui sert de point de départ et de centre à la série des acquêts zoologiques ; les coraux et les plantes sont des colonies qui bour- geonnent, les éponges sont les associations les plus simples de tissus hétérogènes soudés entre eux ; d’une manière générale la vie que nous nous présentons tou- jours sous sa forme animale la plus élevée et la plus condensée se diversifie à l’infini ; croissance et bour- geonnement, reproduction sexuelle et asexuée, géné- ration directe ou alternante, animaux fixés ou mobiles, parasites et migrateurs, larves et chrysalides, vie latente et vie manifeste, embryons et adultes, formes de toutes espèces qui se plient à tous les milieux, tel est le spectacle mouvant, réfracté dans tous les miroirs de l’univers, dans lequel il faut que le zoologiste découvre l’ordre et la loi ; et l'hypothèse d’une création progressive, qui enveloppe et dépasse le transformisme, n’est pas autre chose qu’un fil conducteur capable d'orienter l’esprit à la recherche du secret du monde et des pensées de Dieu. Mais toutes ces doctrines, plus ou moins apparen- tées au darwinisme, ne sont pas l’expression immédiate ni l’héritage direct de l’enseignement de Darwin. Nous reviendrons à une lignée plus immédiate en disant quelques mots des deux grandes fractions entre les- quelles se partagent, dans ces dernières années, l’école transformiste avec l'américain Cope (+1895) et l’alle- mand Weismann, professeur à Fribourg, tous deux CHARLES DARWIN 107 connus de Darwin et figurant dans sa correspondance. La doctrine de Cope est le néo-lamarckisme. L’évolu- tion est, dans cette doctrine, la série des progrès acquis par les espèces animales ; ces progrès résultent de trans- formations successives fixées par l’hérédité ; ces trans- formations s'effectuent sous une double influence ; c’est, d’une part, l’action des milieux ; par exemple le degré de salure ou d’oxygénation de l’eau marine, qui agit directement sur les tisssus et sur la structure ; c’est, d'autre part, l’usage et le non usage des parties : un excès d'énergie physiologique développe les défenses des mammouths, un défaut d'usage atrophie les mem- bres des reptiles. Enfin ces transformations se fixent et s'accumulent parce que chaque génération hérite des caractères nou- veaux acquis par la génération précédente. À mesure qu’un homme par exemple devient plus alcoolique, les cellules de germination qu’il contient s’imprègnent au même caractère et le transmettent accru. Remarquons seulement que, dans chaque branche ou série d'espèces, les types les plus élevés sont à la fois les plus définis et les moins plastiques ; en sorte que le progrès à lieu par régression perpétuelle. Ce sont les formes les plus basses et non pas les plus parfaites des reptiles qui donnent naissance aux oiseaux. Toute cette théorie : influence du milieu, usage des parties, hérédité des caractères acquis, progrès des espèces relève de Lamarck. Au contraire, la théorie de Weismann se nomme le néo-darwinisme parce qu’elle reprend et isole, pour la porter à son plus haut point d’absolutisme, la thèse de a sélection pure en excluant tout le reste et notamment qu'on appelle l’hérédité des caractères acquis. La lection explique à elle seule toutes les variations des spèces ; or la sélection n’est pas autre chose que le riage qui s’opère entre plusieurs qualités coexistantes t n'implique absolument pas l’acquisition ou création e qualités nouvelles. La thèse qui fait l'originalité de eismann se formule ainsi : les qualités acquises par 108 CHARLES DARWIN un individu pendant sa vie ne se transmettent pas à ses descendants. Cette formule de la non-hérédité des carac- tères acquis à donné lieu aux plus difficiles discussions. Pour Spencer, nier qu’une espèce puisse acquérir à cha- que génération nouvelle des qualités nouvelles que cette génération transmet aux suivantes, c’est rejeter l’évolu- tionnisme. La difficulté est d’abord de poser bien le pro- blème. Le germe d’une maladie peut être, dans mon organisme, hérité du premier ancêtre de ma race, et le fait qu’il éclate seulement chez moi et chez mon fils . ne prouve pas que je l’aie acquis et non hérité. Pour prendre d’abord, à titre de simple comparaison, des exemples dans le monde moral, si l’on voit apparaître un homme vertueux qui a des descendants de plus en plus vertueux, cela ne prouve pas pour Weismann que la « vertu s’acquiert par l'effort successif des individus, mais « que, par le jeu du drainage, des éléments de vertu, méêlés « chez les premiers ancêtres à des éléments plus nom- breux de vices, sont maintenant réunis en plus grand“ nombre, et toutes les modifications que nous attribuons« à des acquisitions nouvelles résultent du mélange et du croisement des individus, à peu près comme dans un jeu de cartes également formé de noires et de rouges, il peut arriver, par des coupes successives, que telles espèces de cartes se massent plutôt que d’autres entre les mains de tel ou tel joueur. | Arrivé à ces termes on se demande si le problème n’a pas changé de nature et s’il n'échappe pas au ressort des physiologistes. Toute chose se passe comme si les indi vidus acquéraient des qualités nouvelles ou comme s'ils. drainaient, dans des combinaisons nouvelles, des formes. anciennes ; et le choix entre les deux hypothèses, si toutes deux répondent aux faits constatés, devient affaire de raison plutôt que d'expérience. L'expérience donne-t-elle au moins des explications et Weismann a-t-1l le droit d’en conclure, dans tous les cas où il est cer= tain qu’une qualité est acquise par l'individu, qu’elle ne se transmet pas à la race ? Les mutilations en général CHARLES DARWIN 109 ne se transmettent pas et les Chinoises s’estropient les pieds de génération en génération sans produire une race aux pieds naturellement déformés ; mais quelques cas sont cités — un coq borgne, une jument au pied fendu — de transmission effective. Les chevaux anglais de 1796 à 1824 ont fourni dans les courses un accroissement de vitesse de 26 secondes par miile : ce résultat est-il dû à ce qu'ils ont acquis par l'exercice et transmis par l’hérédité une plus grande puissance des muscles inté- ressés dans la course ? ou à la forme meilleure du dres- sage ? ou simplement à la sélection, tous les chevaux primésou presque tous descendant depuis un demi-siècle, disent les éleveurs, d’un même étalon ? Les éleveurs admettent qu’ils ne peuvent pas créer dans un coq par exemple un caractère nouveau tel que la queue à lon- gues plumes ; mais que, lorsque ce caractère est enfin apparu, si faible soit-1l, la sélection le développe infini- ment. N'est-ce pas admettre que si, dans un peloton de soie, on espère trouver toutes les couleurs que l’on cher- che, on ne peut pas provoquer l’apparition d’un fil vert si aucun n’est vert ; mais si un fil vert existe, si court soit-1l, il sera possible de le dévider sur une longueur infinie ? Ou la sélection est un drainage mécanique et elle n’explique pas plus ’accroisement que l’apparition ; ou elle est productive des qualités nouvelles et non pas drainage mécanique. La théorie de Weismann semble confirmer l’objection faite au darwinisme d’être un retour à l’emboîtement des germes et à l’harmonie pré- établie. S'il ne dépend pas d’un homme, en travaillant à devenir plus vertueux, de rendre sa descendance plus vertueuse, il faut déclarer que la vie véritable — la vie qui crée des vivants — n’est pas en nous, mais hors de nous, dans les ancêtres privilégiés desquels toutes ces ualités découlent par croisements répétés ; et l’on abou- tit à ce paradoxe — plus miraculeux qu’un miracle — le dynamisme, c’est-à-dire l’action, chez les ancé- tres, la passivité mécanique chez les descendants ; ou plutôt encore nos ancêtres étaient passifs comme 110 CHARLES DARWIN nous-mêmes et la vie des vivants n’est qu'apparence. : Enfin la théorie de Weismann sur la non-hérédité des caractères acquis se lie à une théorie de l’hérédité dite . du plasma germinatif. Dans cette théorie, en partie au . moins acceptée par Cope, un être vivant tel que l'homme se décompose en deux parties foncièrement distinctes. L’une est le corps proprement dit, séma, qui grandit, décline et meurt ; l’autre est le germe, germen, qui se transmet du père à l'enfant et qui est immortel. Toute substance vivante ou plastique s'appelle un plasma. Le plasma germinatif et le plasma somatique sont les deux éléments, immortel et mortel, de l'être vivant. En d’autres termes, la conception ordinaire est qu’un homme vit et meurt et donne naissance à un germe distinct de lui qui vit et meurt, et ainsi de suite ; la conception de Weismann est plutôt que dans tout homme il y a une partie mortelle et l’autre immortelle. Cette partie immortelle, devenue l’enfant, se décompose à son tour en deux parties, mortelle et immortelle, et ainsi de suite à l'infini. Supposez une masse restreinte de farine qui, pétrie et mouillée, se gonfle aux dimensions d’un pain ; la plus grande partie de ce pain va disparaître ; une petite - partie jouera de nouveau le rôle de la masse restreinte qui grandit, se scinde et ainsi de suite. L’immortalité, ou plutôt la continuité de la semence établit la conti- nuité de l’espèce et cette distinction est le principe sur lequel Weismann fonde son système, parce que, dit-il, les caractères acquis par le sôma sont trop transitoires et superficiels pour affecter le germen. La théorie de Weismann très ingénieusement fondée sur la décou- verte relativement récente de l’expulsion des globules de l’œuf fécondé — comme s’il fallait, lorsque deux êtres se croisent, que la nature dédouble leur produit pour que ce produit soit simple et non pas double — est compliquée à l’excès par l’invention schématique de toute une série d'éléments au moyen desquels Weis- mann essaie de concevoir le mécanisme interne de la CHARLES DARWIN 111 fécondation. Cette théorie fait penser à des spéculations abstraites et scolastiques sur les principes de quiddité et d’individuation, et paraît être la mise en relief de ce qu’il y a en effet d’hypothétique et d’à priori dans les hèses du darwinisme. CHARLES DARWIN 113 XIIT. — CONCLUSION En résumé le darwinisme est une certaine forme entre plusieurs possibles, du transformisme qui est lui-même une forme de l’évolution. Quelque jugement qu’on doive porter plus tard sur la valeur de l'hypothèse darwi- nienne, Darwin est venu à son heure, après son aïeul Erasme, après Lamarck et Gæœthe, parce que les syn- thèses de ses précurseurs, desservies par un état encore embryonnaire de la science biologique, déconcertaient les esprits positifs par le mélange qu'ils offrent de divination et de chimère. L'hypothèse de la sélection naturelle est un terrain plus solide, parce qu’elle suscite des observations et des expériences qui sont elles-mêmes des éléments de progrès pour la recherche, et la gloire réelle de Darwin sera toujours d’avoir imposé le problème de l’Origine des espèces d’une façon telle qu’il est descendu enfin des régions vagues de l’imagination dans le domaine précis de la pensée et qu’il ne sera plus permis à la science positive d’en détourner ses regards. Mais précisément le fait de mettre ainsi, sous les regards des moins attentifs et sous sa forme la plus tangible et brutale, la question du compagnonnage possible de l’homme et des bêtes, devait avoir pour conséquence, en faisant sentir l’imminence d’uneparenté possible, de soulever dans l’homme toutes les répu- gnances instinctives contre une solution qui semble l’abaisser. Il se passe pour Darwin quelque chose d’analogue à ce qui s’est passé pour Galilée. Le système de Copernic, présenté sous une forme très mathéma- CHARLES DARVIN 8 114 CHARLES DARWIN tique et abstraite, n’exposait pas aux regards de tous la révolution accomplie. La lunette de Galilée, en faisant voir, et, si l’on peut employer ici cette métaphore, en faisant toucher du doigt le mouvement des planètes, la position du soleil et celle de la terre, posait un antago- nisme visible et tangible entre la science nouvelle et les traditions anciennes. De même, pourrait-on dire, les théologiens et les prédicateurs n’ont-ils pas maintes fois mis en relief tout ce qu'il y a dans l’homme de bestialité et de bassesse ; l’homme est fait de chair et de sang, de poussière et de boue, et les fortes paroles de Pascal, comme les formules de la liturgie, passent sur nOUS Sans nous éMmouvoir parce que nous n’y voyons que des métaphores ; le darwinisme transforme ces métaphores en réalité. Pour garder dans la querelle le calme qui convient à une discussion scientifique, 1l faut réagir d’abord contre les associations d'idées qui paraissent attachées aux racines les plus profondes de l’esprit et qui sont souvent superficielles et vaines. Sans doute la différence de signification est grande entre cette formule : souviens- toi que iu es poussière, et cette autre: tes premiers ancêtres étaient de race simiesque. Dans le premier cas, l’homme est considéré comme une âme qui est liée à un corps et peu importent les éléments matériels dont ce corps est fait : il est l’instrument de l’âme et rien de plus. Dans le second cas, il y a un ordre de génération de l’animal à l’homme qui établit une liaison causale du singe physique et psychique à l’homme actuel, de Pâme du singe à l’âme de l’homme. Ces difficultés, en un certain sens, ne sont pas nouvelles dans la théologie, et le problème de l’âme des bêtes, de leur destinée et de leur fin a défrayé les discussions sous le règne du tho- misme et de l’aristotélisme, avant que Descartes ait supprimé la difficulté en supprimant l’âme des bêtes. Maintenant que la question se présente sous une forme nouvelle avec le darwinisme, il faut, pour Ja traiter en} rigueur, établir d’abord quelques points préalables. | CHARLES DARWIN 115 Le premier de tous est cette idée qu’en aucun cas la religion ne doit se mettre en opposition avec une hypo- thèse scientifique — si cette hypothèse est scientifique et non métaphysique — dans des termes tels que la démons- tration ultérieure de la vérité puisse paraître une victoire sur l'esprit religieux ou spiritualiste. Il s’agit ici de domaines différents. La science a son champ d’étude, ses instruments, ses preuves ; 1l ne faut opposer aux raisons scientifiques que des raisons scien- tifiques. Quels que soient les faits positifs ainsi établis, la métaphysique seule sera capable de les interpréter en dernier ressort et l’on pourrait dire que l'attitude du vrai philosophe, en face du transformisme, est de consi- dérer d’abord comme indifférente la solution de fait qui interviendra un jour ou l’autre, parce que, s’ilest exact que certains aperçus nouveaux de la science retentissent en élargissement de la philosophie, il est exact aussi qu'aucune métaphysique n’est restreinte dans des limi- tes assez étroites pour trouver des gênes plutôt que des aides dans l’essor des sciences. Il ne faut donc voir dans les discussions transformistes que ce qui s’y trouve réellement, c’est à savoir une compétition entre plu- sieurs hypothèses scientifiques — peut-être vraies, peut- être fausses, peut-être positives, peut-être chimériques — qui aspirent à l'existence. Et de même que nous ne devons pas imposer à la science objective des conditions qui lui sont étrangères, de même nous ne devons pas accepter d’elle un rôle de tutelle sur l'esprit qu’elle ne saurait avoir. Or le rôle de la science et des formes dans lesquelles la science se meut est exagéré quand on confond trop les formes de l’espace et du temps avec celles de la causation et de la finalité. Cela est évident pour l’es- pace ; personne n'aurait l'idée de dire, parce qu'un homme chemine à côté d’un singe, que l’homme est pour cela le singe ou partie du singe ; et c’est pourquoi nous admettons le parallélisme de l’âäme et du corps sans absorber pour cela l'âme dans le corps, mais 1! faut 116 CHARLES DARWIN faire dans la même direction un pas de plus et dire : l’ordre de succession dans le temps n’est pas un ordre d'identité ou de causation, ou plutôt le rapport de condition à conditionné, qui s'établit entre l’antérieur et le postérieur, n’absorbe pas le conditionné dans la condition, et peu importe en ce sens que le règne humain ait pour précurseur le règne animal si quelque différence essentielle, auquel un préjugé matérialiste nous em- pêche de donner toute sa valeur, sépare absolument un règne d’un autre. | Que dire surtout dans une doctrine où l’espace et le temps étant des formes subjectives de l’esprit, ce passé de l’histoire doit s’interpréter dans un sens tout idéal, éloigné de toutes nos manières usuelles de voir et de concevoir ? De même que le matérialisme aboutit, dit Schopenhauer, à un immense éclat de rire parce qu’il construit l'esprit sur la matière qui est un produit de l'esprit, de même la réponse péremptoire à faire aux conséquences illégitimes tirées de l’hypothèse transfor- miste c'est que cette hypothèse n’a pas de sens en dehors d’un ordre purement abstrait de conditionnements, qui ont pour fin dernière et pour moteur interne la vie de l’esprit. Et même, à traiter l'hypothèse comme positive, les exigences de l'esprit ne doivent pas être niées ou supprimées. Il y a entre les divers degrés de la nature des étages qui ne se franchissent pas sans hiatus. Si des qualités apparaissent telles que la moralité, la reli- giosité, la liberté, le transformisme n’a pas plus le droit d’en faire table rase qu’il n’est permis au savant en général de confondre l’existence avec la perception de l'existence, l’objet avec le sujet. Pour toutes ces rai- sons, le darwinisme doit être considéré comme une hypothèse d’un certain ordre qui a pour conséquence d'établir dans la nature, sous de certaines conditions, la continuité leibnizienne, de faire régner l’ordre non seulement dans les formes de l’espace mais dans les formes du temps. Cette doctrine de Leibniz s'inspire elle-même d’une tendance naturelle et légitime à retrou- CHARLES DARWIN 117 ver partout l’ordre dans le réel, l'esprit dans la matière, le moral dans le géométrique, et en ce sens le succès du darwinisme s'explique autant par la tendance spon- tanée qui porte les hommes à la recherche des harmo- nies spirituelles que par l'esprit contraire de négation à outrance. Il reste donc à se demander simplement si le darwinisme est en effet, comme hypothèse, une poussée actuelle et irrésistible de l'esprit scientifique et s’il est, dans les termes que lui-même pose, la seule manière possible d'exprimer dans l’ordre des faits les principes de l’harmonie leibnizienne. Considéré comme hypothèse scientifique, le darwi- nisme est d’abord l'affirmation que le devenir des espèces s'explique par la loi unique de la sélection naturelle, et que par conséquent un mécanisme pur, agissant du dehors sur les animaux et les plantes comme le van agit sur le grain, produit toutes les différenciations suc- cessivement apparues dans la nature organique. Nous avons vu quelles difficultés cette assertion sou- lève chez les partisans mêmes du transformisme. La sélection agit pour maintenir une modification une fois apparue, mais ne crée pas cette modification : elle est dans tous les cas un principe purement formel et régu- lateur et non pas constitutif d’existences nouvelles. Il lui faut ajouter autre chose : variation fortuite ou adap- tation causale au milieu, ou tendance au progrès : méca- nisme par en bas ou finalisme par en haut. D'autre part la conception uniforme de Darwin qui suppose partout une série régulière d’aieux plus simples et de descen- dants plus complexes est contredite par des causes nom- breuses, L'action du milieu ramène à des types analo- gues — poissons ou cétacés — les êtres les plus divers d’origine, soumis aux mêmes conditions d'existence ; la dégradation intervertit les types ; des êtres mobiles, mu- nis de cils comme les méduses, donnent naissance par dégradation et fixation aux polypes immobiles. Le plus simple est issu du plus complexe. Les variations com- mençantes sont un avantage trop faible ou même une 118 CHARLES DARWIN cause trop certaine de désavantage dans la lutte pour la vie pour qu’elles se perpétuent par sélection simple. Une variation légère qui apparaît dans un type doit être annihilée bientôt par les croisements successifs ; une sorte d'isolement physiologique — ségrégation — est nécessaire pour assurer l’hérédité contre le croisement, Tous ces obstacles ne sont pas absolus, mais ils empé- chent la sélection naturelle d’être elle-même et par elle seule une loi absolue et par conséquent la théorie pre- mière de Darwin doit être sur ce point complétée ou corrigée. En fait, les biologistes les plus récents traitent le dar- winisme avec quelque dédain comme une hypothèse vieillie. Huxley est mort en disant que l’avenir du trans- formisme n’était pas lié à la fortune de Darwin. Le transformisme lui-même, à quelles difficultés se heurte- t-il? Le problème essentiel est de savoir si les espèces se muent les unes dans les autres et les deux partis en présence sont les représentanis du fait et de hypothèse. Au point de vue du fait, des espèêcesexistent actuellement qui ne se fécondent pas entre elles d’une manière dura- ble ; aucun passage ne s'effectue sous nos yeux de l’es- pèce à la race ; la distinction est irréductible. Le trans- formisme en appelle à l'hypothèse et en ce sens au règne de l’idée ; l'expérience actuelle, comme le disait Buffon, est enclose dans un espace restreint de quelques siècles : quelques secondes dans l’éternité ; elle n’est pas suffisante pour infirmer sa doctrine fondée sur les ana- logies, et les darwiniens ont le droit en somme de repro- cher à leurs adversaires une sorte de pétition de principe. Si dans l’état actuel des choses les espèces étaient des races, le problème serait résolu et ne se poserait même pas ; mais le problème à résoudre est précisément celui- ci: étant données, dans un moment défini du devenir organique, les espèces irréductibles aux races, en faut-il conclure qu’à aucun moment les espèces ne se sont constituées par un procédé analogue à celui par lequel actuellement les races se constituent? Or l’immense CHARLES DARWIN 119 étendue du temps et de l’espace n'est-elle pas un inter- valle suffisant pour justifier les différences indéfinies — en apparence infinies — qui séparent actuellement la race et l'espèce ? La solution la plus sage paraît être la plus moyenne : variation limitée, dérivation relative en sorte que le passage d’une espèce à l’autre est un des éléments, mais non pas l'élément unique, des diversités du monde organique. On oppose ainsi deux conceptions absolues. Suivant l’une, qui arrive à son maximum chez Haeckel, la filiation de l’un au multiple est une loi réelle autant que logique, et les espèces animales se succèdent, avec la régularité d’une chaîne arithmétique, de l’unité primitive des monaires à la diversité indéfinie des organes complexes, hypothèse trop simpliste qui rap- pelle en effet les dichotomies de Schelling et de Oken et qui satisfait l'esprit de système plutôt que l’esprit d’ob- servation. L'autre hypothèse est celle qui, comparant la trans- formation des espèces à la transmutation des métaux, rejette toute espèce de passage d’une espèce à une autre et admet que la série indéfinie des variétés spécifiques a été posée une fois pour toutes, dans l’immutabilité absolue. Entre ces deux extrêmes une opinion moyenne admettrait que la marche de l’un au multiple n’est pas uniforme parce que les relations dans l’espace sont pour ainsi parler contemporaines des relations dans le temps, en sorte que toutes les espèces, comme toutes les varia- tions individuelles, existent suivant la formule de Kant, dans une action et réaction perpétuelles. Les deux tendances de divergence et de convergence, de diffé- renciation par la sélection et l’hérédité, d’unification par l’action du milieu et les retours ancestraux, font du monde organique une multiplicité vivante et har- monique dans laquelle l'esprit dessine des lignes directrices sans que la simplicité de ces lignes exclue la complexité réelle du concert universel. Le monde est de tout temps un système de coordonnées dans l’espace, 120 CHARLES DARWIN et non pas seulement une série d’antécédents et de conséquents dans le temps. Dés lors le problème de l’évolution ne se restreint plus à une question pseudo-historique de descendance d’un type à un autre ; il est de plus en plus, et surtout, une certaine conception idéale, autant que réelle, des rapports qui s’établissent entre les apparences que l'univers présente à l'esprit, c’est-à-dire entre les représentations par lesquelles l'esprit se donne ces apparences. A ce point la biologie et la philosophie se rejoignent, et ce point de vue synthétique est celui qui domine dans les plus récents travaux de la physiologie allemande, dans le néo-vitalisme de Verworn ou de Bunge. L’hérédité, la descendance sont à proprement parler des fonctions de la vie, des aspects physiolo- giques, et le problème est de savoir comment les fonc- tions qui caractérisent la vie s’accordent avec l’ensemble de tous les autres éléments physiques ou chimiques, qui constituent l’ensemble des êtres réels. Dans la théorie scientifique de Verworn qui s’inspire de Mach et qui correspond sur la plupart des points aux concep- tions philosophiques d’Avénarius, nos idées d’atomes ou de matière, de force ou de vie, sont des constructions idéales, des édifices de concepts que nous fabriquons nous-mêmes, de la substance de nos pensées, en sorte que le matérialisme naïf abdique dans un idéalisme mieux informé. Mais, pour ces auteurs, ceite pensée consiste, à ce qu’il semble, dans un acte de conscience déraciné, analogue au phénomène de Hume, dont il est à peine permis de dire qu’il est personnel ou im- personnel, car l’idée de personne humaine, d’esprit substantiel, de substance, est éliminée comme anthro- pomorphe. La croyance à un moi chez les autreshommes est le résultat d’une induction illégitime, et la croyance à notre propre moi est un choc en retour, une éjection redoublée deux fois illégitime, par laquelle nous attri- buons à nous-mêmes les caractères personnels qu’une CHARLES DARWIN 121 première éjection attribuait à autrui. Il ne faut donc pas s’étonner que ce néo-vitalisme — assez mal nommé, dit Verworn — soit plutôt un néo-mécanisme dont la tâche est de découvrir la connexion qui existe entre la matière brute et la matière vivante, entre l’albumine morte caractérisée par l'acide carbonique, et lalbu- mine vivante — biogène labile et subtil, — fait de cyanogène. Toutes ces recherches sont légitimes, et, comme nous disions plus haut, ce serait d’un faux spi- ritualisme que de chercher son appui dans de prétendues barrières infranchissables entre les divers degrés de la matière organisée et vivante. La différence de la matière et de la vie, du mort et du vivant n’est pas une différence de degré mais de nature, une distinction absolue des domaines en pré- sence. Les causes finales se superposent aux causes mécaniques et se les subordonnent, en sorte que les causes matérielles, ne se contredisant jamais, paraissent suffire à tout expliquer par le mécanisme, mais le mécanisme lui-même à ses lois et ses sources au-dessus de lui dans le règne des fins; le néo-vitalisme serait ainsi, sous les traits d’un spiritualisme rajeuni — non pas une traduction nouvelle de l’organicisme, qui con- siste à mettre arbitrairement dans la cellule matérielle toutes les qualités psychiques qui se manifestent par après, non pas une résurrection du vitalisme naïf, qui faisait de la pensée et de la vie une sorte de magicien ride dans la série des lois mécaniques, — mais len ce qu’il est dans les travaux de Bunge, une expression de la tendance au bien et au mieux qui est la loi suprême de l’esprit : en sorte que cette thèse est la plus capable de réconcilier les exigences techniques et positives de l'intelligence spéculative avec les exi- gences métaphysiques et religieuses de la volonté _ morale. Toulouse, 27 juillet 1906. OUVRAGES DE CHARLES DARWIN I. Voyage d'un Naturaliste autour du monde ; — publié en 1839, in-8°, Londres, dans la série des rapports officiels sur le voyage du Beagle, et constituant le tome III de cette série ; — publié à part en 1845, in-8°, Londres ; traduction Moulinié, Paris, Reinwald, in-8°, 1874 ; revue par Barbier, 1875. II. Zoologie du voyage du Beagle, publiée in-4, de 1839 à 1843, sous la direction de Darwin : 1. Mam- mifères fossiles, par Owen ; 2. Mammifères, par Waterhouse ; 3. Oiseaux, par Gould ; 4. Porssons, par Jenyns ; 5. Reptiles, par Bell ; — avec une /ntro- duction géologique par Darwin, au tome I, 1840; et une Note sur les mœurs et l'extension des mammi- fères, au tome II, 1839 ; non traduits. III. Géologie du voyage du Beagle, par Darwin : 1. La structure et la distribution des récifs de corail, in-8°, 1842; trad. Cosserat, Reinwald, in-8°, 1874.— 2. Obser- servations géologiques sur les îles volcaniques, visitées par le Beagle, 1844; non trad. — 3. Observations géologiques sur l'Amérique du Sud, 1846, non trad.; — ces deux derniers volumes refondus en un seul : Observations géologiques sur l'Amérique du Sud et les iles volcaniques, 1876 ; non trad. IV. Les Cirripèdes. — 1. Les lépadidés ou cirri- pêdes pédonculés, in-8°, Londres, 1851 dans les Mé- moires de la Société Ray ; 2. Les lépadidés fossiles de la Grande-Bretagne, in-4°, Londres, 1851, dans les Mémoires de Société Paléographique ; — 3. Les Bala- nidés ou (Cirripédes sessiles et verrucidés, in-8, Londres, Ray-Society, 1854 ; — 4. Les Balanidés et Verrucidés fossiles de la Grande-Bretagne, in-4°, Londres, Palaeographical-Society, 1854 ; non traduits. 124 CHARLES DARWIN V. Le Transformisme. — 1. L'Origine des espèces, Londres, in-8°,1859 ; trad.Clémence Royer, Paris, Guil- laumin, in-12, 1862, 1865, 1869 ; la même, chez Marpon et Flammarion, 1883 ; trad. Moulinié,in-8°, Paris, Rein- wald, 1873 ; revue par Barbier, 1876 et 1882. — 2. Les Variations des Animaux et des Plantes à l’état domes- tique, 2 vol. in-8°, Londres, 1868 ; trad. Moulinié, Rein- wald, 1868, revue par Barbier 1880. — 3. La Descen- dance de l’homme et la sélection sexuelle, 2 vol. in-8°, 1871 ; trad. Moulinié, Reinwald, 1872 ; revue par Bar- bier, 1873 et 1881. — 4. L’'Expression des émotions chez l’homme et chez les animaux, 1872; trad. Pozzi et Benoit, Reinwald, in-8°, 1874 et 1877. — 5. L’Ins- tincl, fragment posthume, inséré dans Romanes, l’Evolution mentale des animaux, 1883 ; trad. H. de Varigny, Reinwald, 1884. VI. Monographies botaniques et terre végétale : 1. La fécondation des orchidées par les insectes, 1862 ; trad. Rérolle, Reinwald, 1870 ; — ‘2. Les mouvements et habitudes des plantes grimpantes, dans les Mémoires de la Société Linnéenne, 1865 ; paru en un volume à part, 1875 ; trad. Gordon, Reinwald, 1876 ; — 3. Les plantes insectivores, 1875 ; trad. Barbier, 1bid. 1877 ; -— 4. La fécondation croisée et directe des plantes, 1876, trad. Haeckel, 1b.. 1877 ; — 5. Les différentes formes de fleurs dans une même espèce, 1877 ; trad. Haeckel, 1b., 1877; — 6. La faculté motrice chez les plantes, avec la collaboration de Francis Darwin, 1880, trad. Haeckel, :b., 1882 ; — 7. La formation de la terre végétale par les vers de terre, 1881; trad. Levêque, 1b., 1882. VII. Vie et Correspondance de Charles Darwin, 2 vol. in-8°, publiés par Francis Darwin, 1887 ; traduc- tion Henri de Varigny, Reinwald, 2 vol. in-8°, 1888. — Note sur Erasme Darwin, dans Krause : Erasmus Darwin, 1879 ; non traduit. RÉFÉRENCES Buffon : Histoire Naturelle (Quadrupèdes et Oiseaux), 24 vol. Imp. Royale ; 1750-1782 ; ÆEpoques de la Nature, tbid., 1778. Erasme Darwin : Zoonomie, 1794 ; trad. Kluyskens, 4 v. ; Gand, 1811. Lamarck : Philosophie zoologique, 1809 ; éd. J. B. Bail- lière ; 2 v. 1830 ; Histoire Naturelle des animaux sans ver- tèbres, tome I (Introduction) ; Verdière, 1815. Gœthe : Œuvres d'Histoire Naturelle, trad.” Martins, in-8° Cherbuliez, 1837. — E. Faivre : Œuvres scientifiques de Gæœthe analysées et appréciées, in-8°, Hachette, 1852. Weismann: Æssais sur l’hérédité, trad. Henri de Varigny, in-8° Reinwald, 1892. E. Cope : The primary factors of organic evolution ; Chicago, 1896 ; d'après Le Dantec, Reco. Philos. ; 1897, II. E. Perrier: La philosophie zoologique avant Darwin, Alcan, 1884. De Quatrefages : Les émules de Darwin, ? v., Alcan, 1894. Verworn: Physiologie générale, 1894; trad. Hédon, Schleicher, 1900. Herbert Spencer : Autobiographie, 2 vol. in-8, 1904 ; traduction et adaptation de H. de Varigny ; en 1 vol. in-8, Alcan et Guillaumin, 1907. TABLE DES MATIÈRES Pages I. L'hérédité des Darwin (1584-1809)..........., > II. L'éducation de Charles Darwin 809- -1831).. : IIT, Voyage autour du monde (1831-1836)......... 17 IV. Séjour à Londres (1836-1842)................. 29 V, La résidence de Down (1842-1859)....,...... 33 ME Pes Préeurseurs.(1749-1859).....,.,...,..... 39 VII. L’Origine des Espèces (1859)................ 59 VIIL. De l'Ori igine aux Variations (1859-1868) RTE 67 IX. Les Variations domestiques (1868).....,..... 75 X. La Descendance de l’homme (1871). ER Ee RE TE a 83 XI. Les derniers ouvrages (1872-1882)...,....... 89 X II. Après Darwin (1882 1900). . ASS ce RE UT - 97 Jo IL PRCONONNPPNANRNERRRERNRRRRER ER 113 1893-06, — Impr. des Orph.-Appr., F. BLÉTIT, 40, rue La Fontaine. æ4 ë = _ < * cl | | Thouverez Charles Darwin BLOUD rt C', Édit, 4, rue Madame, Paris Er) à Nouvelle Collection | LA PENSÉE CHRÉTIENNE Textes et Etudes _ Volumes in-16 à prix divers : 2 à 4 PS Saint Irénée, par Albert DurourcQ, Professeur à l’Uni- w 1 versité de Bordeaux, Docteur ès lettres, 1 vol. 2° édi- | tof: 3 fr. 50; /ranco...1:.,:5000 CRE © Origène, par F. 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Moehler, par Georges Goxau, 2° édition, 1 vd : 8 fr. 50 ; FANOD à: 3e nus ces sde ge eo se 2 ETS 2 7 PRE À Newman, Le déceloppement du Dogme chrétien, par Henri | BRÉMoN». 5' édit. refondue et augmentée, avec Préface | ” de Sa Grandeur Mgr MicxoT, Archevêque d'Albi | 1 vol. : 3 fr. ; franco. 1-2 RE 8 fr. 60 | Newman, La Psychologie de la Foi, par le même. 4 édit. | 1 OL: 8 fr. 50: franca....:...#., 000088 Afr. < Newman, /a Vie chrétienne, par le même.3 édit, 1wol. : 3 fr. 50 ; franco : 4 fr. Ces 3 ouvrages ontété couron- nés par l’Académie française (1906). : Maine de Biran, par G. MicaeLer, professeur à l'institut” catholique de Toulouse. 2° édition, 1 vol.. ..:. F1: JR SEURQO: :87. Lol te: tr RS RS .. SE DUT Gerbet, par Henri Brémon. 1 vol. : 3 fr. 50; franco : 4 me | DEMANDER LE CATALOGUE | | | tr ere | | | RUN 4