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CHARLES GUERIN

JEAN VIOl

Charles LiUciin

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JEAN VIOLLIS

Charles Guérin

18'73-190'y

AVEC DIX GRAAURES

ET DEUX AUTOGRAPHES

PARIS MERCVRE DE FRANCE

XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI

IL A ÉTÉ TIRE DE CET OUVRAGE :

Douze exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 12

JUSTIFICATION DU TIRAGE

411

Droit! de traduction et de reproduction réservés pour tous payi.

AUTOGRAPHE

DE

CHARLES GUERIN

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Un front larg-e, lisse et mat ; le nez droit, la bouche charnue; le visag-e aux traits ré- g-uliers, tout blanc entre des cheveux noirs très hauts et une barbe noire : tel apparais- sait Charles Guérin.

Mais il fallait une assez long*ue intimité pour saisir toutes les nuances de cette physiono- mie d'abord impassible. Son reg-ard ne livrait qu'aux amis de choix le secret délicat et dou-

Charles Guérin (1873-1907; Fleurs de Neige (Nancy, 1893). L'Art parjure (Munich, 1894). Joies grises, préface de Georges Rodenbach (Paris, 1894). Geor- ges Rodenhach (Munich, 1894). Le- Sang des Crépus- cules (Paris, 1895). Le Cœur solitaire (Paris, 1898 ; Paris, 1904, édition refondue et augmentée). Le Semeur de Cendres (Paris, 1901 ; Paris, 1904, édition retouchée). L Homme intérieur (Paris, 1905). Roberte, ou le Pé- ché contre l'Esprit (roman terminé en 1897. mais dont la préface seule a paru dans la. revue l'Effort, avril 1896).

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loureux d'une âme blessée dans ses profon- deurs. Quel charme il avait, ce reg'ard, et que de sentiments il exprimait ! On y lisait de la réserve et de la confiance, de la pudeur et de la passion, beaucoup d'amertume, beau- coup de bonté; il s'offrait peu et attirait ex- trêmement ; parfois quand on le surprenait fixé sur soi, on s'alarmait de le sentir si droit, si pénétrant, comme charg'é de souf- france et de reproche. Cette impression ne s'analyse pas...

L'amitié de Guérin était une chose rare et délicieuse ; on y g-ag-nait de la noblesse et de la douceur ; lui, cœur inquiet, devait peut- être à ses amis quelques moments de repos. Il parlait peu ; sa voix était g'rave ; quand il prononçait un nom qui lui était cher, elle avait un frémissement presque insensible, auquel ses proches ne se trompaient pas. On g-oûtait avec lui des heures pleines d'émo- tions inexprimées. Je me rappelle une pro- menade silencieuse sur les quais de la Seine, en avril, comme un des instants les plus débordants de ma vie.

La pâleur de Charles Guérin saisissait ceux

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qui le voyaient en passant ; elle s'alliait à une certaine froideur distante dont s'étonnaient les lecteurs de ses vers. Quelqu'un lui en faisait la remarque. « Le spectacle est à l'intérieur » , répondit-il. Spectacle violent, implacable, cruel, qui le bouleversait et dont il ne pouvait se détacher ; il en fut l'unique témoin jusqu'au jour il mourut, le i7 mars 1907, à trente-trois ans.

Peu de poètes ont réellement souffert com- me Guérin. Il disait, un soir d'abandon :

« Ne cherchez pas les pourquoi, les com- ment... J'étais appelé à souffrir. » On ne peut nier cette vocation lorsque on examine les circonstances de sa vie. Il était entouré des plus tendres affections, riche et sachant jouir de la fortune ; le souci de sa santé ne l'absorbait pas sans répit; dès le début, ses vers avaient trouvé de l'écho. Plusieurs deuils, il est vrai, l'avaient frappé dans la période sa sensibilité adolescente pouvait le plus s'en affecter. Mais la douleur était en g*erme dès long-temps au fond de lui ; il éprouvait une jouissance secrète, d'où l'orgueil n'était pas absent, à se voir envahi par elle. « Pour moi, écrivait-il déjà en 1896 à un ami, ce que je trouve de plus beau, c'est la

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douleur, et si je n'avais pas toujours souffert, vous n'auriez jamais lu de vers de moi; quand il m'arrive d'être heureux, je cesse immédiatement de sentir, je n'existe plus. »

Il convient de ne faire ici qu'une part très mince à l'exag-ération juvénile. Ceux qui ont connu Guérin témoig-neront que les larmes de sa poésie étaient de vraies larmes, qu'il les a pleurées.

Cette ang-oisse affreuse l'a lentement usé jusqu'à le tuer. Ce ne fut d'abord qu'une affliction vag-ue. Dans le Cœur solitaire, Guérin soupire avec

Ceux qui porleni le poids d'un cœur mélancolique. (le cœur solitaire, viii.)

Il dit :

La peine que je porte au fond de l'âme ? Elle est Pâle comme un soleil déclinant sur la i>igne, Fraîche comme le grès d'une jarre de lait, Et frémissante aussi comme un duvet de cygne. Peine qu'on ne saurait nommer^ chagrin sans cause. . . (le cœur solitaire, xiii.)

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Des années s'écoulent ; la peine s'avive ; lui s'exalte à la ressentir :

Mon dme, Je te livre aux passants. Conte-leur Ton passé, ton amour fidèle, et ta douleur, Mon âme, ta douleur surtout! Que chacun goûte A tes cils l'acre sel des larmes , goutte à goutte ! (le semeur de cendres, XLVI.)

La même plainte revient, plainte monotone d'une souffrance qui ne cessait pas:

Je souffre, laissez-moi souffrir, laissez-moi seul...

Me sentant faible et seul au monde et misérable, Cette nuit, j'ai broyé ma plume entre mes doigts, Et sangloté longtemps le front contre la table, Les poings crispés .^buvant mes pleurs, mordant le bois. (le semeur de cendres, l et li.)

On se tromperait si l'on voulait voir dans ces vers autre chose que le simple aveu de la vérité. La littérature, au sens excessif du mot, n'a laissé de traces que dans les premiers

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recueils de Charles Guérin.Tout est profondé- nient exact dans le Semeur de Cendres et dans r Homme intérieur. Nous essaierons tout à l'heure de toucher du doigi quelques-unes des réa- lités tragiques dont ces poèmes sont l'expres- sion. Charles Guérin fut un torturé qui repous- sait l'idée de voir s'apaiser sa torture.

Si Jamais à mon seuil s arrête le Bonheur,

Je lui dirai: Poursuis ta route, voyageur.

y ai mes hôtes ; tu peux les voir par les fenêtres

Marcher dans ma maison qu'ils occupent en maîtres.

Ce sont la Volupté, la Tristesse et V Orgueil.

Dès l'aube sous mon toit je leur ai fait accueil...

Leur groupe inquiétant dans ma chamhre circule; On les distingue mal déjà du crépuscule. Ils chuchotent. Parfois l'un d'eux parle plus fort, Et je comprends qu ils sont à concerter ma mort. Mais, dis, toi qui voulais visiter ma demeure : Pourquoi ne pas avoir choisi la première heure :' Il est trop tard; l'Orgueil m'empêche de t'ouvrir. Va donc, quitte ce cœur qui s'obstine à souffrir ; Hâte-toi, car là-bas quelqu'un de moins indigne Du seuil de sa maison, t'' appelle, et te fait signe.

(l'homme intérieur, XXXV, j

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Les conversations intimes elles étaient peu fréquentes, il ne les souhaitait pas se termi- naient toujours ainsi lorsqu'on essayait de le réconforter: « Je ne peux pas... Je ne peux plus... » Six ou sept ans avant d'écrire le poème qu'on vient de lire, il déclarait dans une lettre : « Mon cher ami, tout ce que vous pourrez jamais me dire tendant à me faire aimer la vie sans arrière-pensée demeurera vain... Je sais bien que pour vivre normalement et avec plénitude, il faudrait vivre comme si on était immortel. Tant pis ! moi, je ne peux pas, je sens toujours le g'oût de la mort... »

Cette inaptitude au bonheur était même plus ancienne encore. Il s'était ieté dès la première heure, avec une sorte d'exaspéra- tion, sur tout ce qui pouvait l'entretenir. Sortant à peine du collègue et voulant publier ses premiers vers, il leur choisissait en 1892 ces épig-raphes, empruntées toutes à un livre d'autres trouvèrent leur allèg-ement, mais dont il ne retint que des formules désabusées: « Tout ce que le monde m'offre ici-bas pour me consoler me pèse... C'est donc une véri-

CHARLES GUÉRIN ET SON FRÈRh.";CADET

en 1880

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CHARLES GUÉRIK AU MILIEU DE SES FRERES ET SŒURS COSTUMÉS POUR UN BAL d'eKFANTS

1883

CHARLES GIÉRIN 19

table misf-re que de vivre sur la terre. Et plus un homme veut vivre selon l'esprit, plus la vie présente lui devient amère, parce qu'il ressent mieux et qu'il voit plus claire- ment les défauts de cet état de corruption... A chaque jour suffît son mai. » {Imitation de Jésus-Christ.)

L'enfant il n'avait pas ving't ans qui se donnait un tel progTamme de déceptions, prenait déjà plaisir à jeter des cendres brûlantes sur sa blessure. La douleur que lui prédi- saient les livres de sa foi, lui apparut sou- vent comme un don divin. Puisque souffrir est le lot des hommes, il se croyait marqué pour souffrir beaucoup. L'org'ueil n'est pas loin de ce sentiment, un cruel org'ueil de prédestiné. Pourquoi chasser cette douleur, sig*ne d'une plus haute humanité ? Mieux vaut reconnaître sa domination inéluctable, et s'en g^lorifîer comme d'une faveur. D'où l'opiniâtreté, l'acharnement de Guérin à souf- frir.

La douleur est un vin d'une dcretè sauvage. L'âme trop tendre encor quelle a rongée au vif

20 CHARLES GUÉRIJN"

En dei'ient insensible à tout autre brein>age Qui na pas son goût corrosif.

Poison dont ma jeunesse a\>ant V heure fut i^re, Ta morsure aujourd'hui peut seule ni émouvoir . Ce nest plus qu'en saignant que mon cœur se sent viv> Ma force est dans mon désespoir.

(l'homme intérieur, XXVI.)

Mais on aurait tort de supposer que Charles Guérin affectât de trahir dans la vie quotidienne les tourments qui le déchiraient. Il avait trop de g-oùt pour jouer les foudroyés romantiques ; son caractère ne Fy portait pas. S'il était presque toujours vêtu de noir, nul ne song-eait à considérer ce costume comme une allusion à son deuil caché. Une aménité constamment ég'ale amendait ce qu'il y avait en lui d'un peu g-rave et d'un peu sombre. Il savait resserrer des liens étroits avec ceux-là mêmes parmi ses amis, qui, en politique et eh relig-ion, restaient éloig*nés de ses propres croyances. Pendant l'un des derniers séjours qu'il fit à Paris, il se trouvait avec l'un d'eux, quand une personne présente fît cette remar-

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que : « Je ne comprends pas que vous vous supportiez l'un l'autre ; vous êtes comme l'eau et le feu ! » Il se tourna vers son ami, et le prenant affectueusement par l'épaule, mur- mura : « Tu l'entends? »

Lui qui passait pour froid avait l'instinct de la bonté. Il était heureux du bonheur des autres et s'ing-éniait à le provoquer. Sa déli- catesse allait jusqu'aux plus petites choses. Un jour, comme il venait remercier François Coppée d'avoir consacré un article de journal à l'un de ses recueils, le vieux poète, après lui avoir dit combien il avait aimé ses vers, ajouta : « Et puis, il y a la question maté- rielle, qui n'est pas à dédaig-ner... Je parie que mon article a fait vendre votre livre ! Oh ! certainement, maître, répondit Guérin : toute l'édition ! » Il sortait de chez l'éditeur, qui lui avait annoncé la vente de trente exem- plaires...

S'il fallait chercher dans son œuvre un témoig'nag'e de la force que Guérin savait donner à l'amitié, je citerais son Elég'ie à Francis Jammes, qui servit de modèle à tant d'autres pièces du même g-enre :

0 Jammes, ta maison ressemble à ton ^>isage...

On l'a souvent reproduite, cette elég'ie. Elle restera comme un des chants les plus doux et les plus purs qu'ait inspirés la rencontre de deux cœurs blessés.

Quand f entendis, comme un oiseau mourant, crier Ta grille, un tendre émoi me fit défaillir V âme. Je m'en venais vers toi depuis longtemps, ô Jammes, Et je t'ai trouvé tel que je t'avais rêvé.

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J'ai S'il tes chiens joueurs languir sur le pawé, Et, sous ton chapeau noir et blanc comme une pie, Tes yeux francs me sourire as>ec mélancolie...

Ami, puisqu'ils sont nés, les livres vieilliront ; Oii nous avons pleuré d'autres hommes riront : Mais quenul de nous deux, malgré l'âge, n oublie Le Jour oii fortement nos mains se sont unies...

(le cœur solitaire, XI.)

Les épanchements de ce g^enre assuraient à Charles Guérin quelque répit ; mais ils de- meuraient exceptionnels. Lui-même disait que pour comprendre cette espèce d'ivresse anxieuse qu'ils lui procuraient, on devrait souffrir d'une maladie cuisante et chronique qui, de temps à autre, trois ou quatre fois dans l'année, vous permît de souffler pendant quelques heures.

Les affections de la famille ou de l'amitié lui étaient nécessaires. Encore s'accusait-il de ne pouvoir jamais se donner comme il l'aurait voulu. Ce « cœur solitaire » g-émissait de sa solitude et ne parvenait pas à s'en arra- cher à son g*ré. Il se plaig-nait qu'il y eût

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comme un obstacle impalpable, mais plus résistant que le fer, entre lui et la vie. Il parlait d'une sorte de fausse honte qui Fem péchait d'user des occasions heureuses et lui laissait d'afTreux remords. Ce senti- ment, qu'il n'était pas fait pour les joies de chaque jour, cette infirmité dont il se persua- dait en la déplorant, l'obsédaient et lui cau- saient de véritables accès d'abattement.

Ah ! la vie est ce soir trop vivante et trop belle I

Il mesurait sans cesse la distance qui le séparait du bonheur, et s'irritait contre lui- même.

... 0 railleur^ nous aurions pleurer, Nous laisser vivre enfin^ tressaillir, respirer V arôme sensuel du foin coupé, des roses, Avec avidité Jouir de toutes choses, Et répondre à la chair qui nous cherchait ce soir. Mais les cœurs trop subtils savent mal s'émouvoir.

(le cœur solitaire, I.)

Quand il cessait d'incriminer ce qu'il appelait tour à tour sa lâcheté et son org-ueil,

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c'était pour s'incliner encore avec regret vers les choses dont il ne savait pas jouir. Il di- sait :

Heureux cet homme, heureux d'avoir ç>u que le sage Doit accueillir la vie et ne pas la cliercher, Quil faut jouir des jours en hôte de passage, Tranclier le pain, goûter et des fruits et du vin Comme du dernier don qui chargera la table, Et juger Vart pensif du poète aussi vain Que les lignes quon trace en rêvant sur le sable.. (le cœur solitaire, lxvi.)

Et lorsque ce tableau d'un bonheur humain ne le satisfaisait plus, il se réfug-iait vers la paix relig-ieuse, non pour y aspirer, mais pour déplorer de n'y pas atteindre. Il jalousait la tranquillité des âmes simples et lançait au Seig'neur qui ne l'avait pas favorisé, cette pa- role où le reproche se mêlait presque au désir :

Mais V homme au cœur vraiment pieux qui te confie Le soin de sa raison et le cours de sa vie, L'homme dont Vesprit clair n'a jamais reflété Que V étoile du ciel luit ta volonté

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Et dont l'âme, fontaine invisible et qui chante^ Laisse jaillir l'amour comme une eau débordante^ Celui-là vit heureux et libre d'épouvante^ Car il porte en vivant ta certitude en lui !

(iBlD.)

Le plus souvent, une résig'nation amère succédait aux plaintes. Guérin admettait de nouveau son tourment comme inévitable, peut- être comme salutaire, et se bornait à répéter cette phrase de ïlmitntion^ dont il avait fait choix dès le début de son existence intellec- tuelle : « Si vous n'étiez pas sorti et que vous n'eussiez pas entendu quelque bruit du monde, vous seriez demeuré dans cette douce paix : mais parce que vous aimez à entendre des choses nouvelles, il vous faut supporter ensuite le trouble du cœur. »

Il était (( sorti » et croyait que la porte ne se rouvrirait pas à ses appels; il épiait avec désespoir le trouble qu'il sentait g'randir en lui.

CHARLES GUERIS" VERS DIX-HUIT AXS

CHARLES GL:1-KI\ DKGUISK EN PERSAN 1896

On ne devra pas s'étonner si l'on trouve fréquemment des thèmes relig-ieux dans l'œu- vre de Charles Guérin. L'inquiétude du divin le poursuivit sans trêve. Il était tout imprég-né de catholicisme. Lui-même s'abusait lorsque, dans un de ses premiers recueils, il voulait montrer sa jeunesse

... qui se pleure et qui déclare par faiblesse Sa chair païenne avec la haire catholique.

Il avait fait de fortes études philosophi- ques, qui l'avaient d'abord écarté de sa foi première. Mais cette crise de raison coïncidait avec une crise de volonté dont je parlerai tout à l'heure. Guérin resta à mi-chemin entre la croyance et le doute. Qui devait l'emporter? Ses yeux g-ardaient comme l'im- possibilité de se fermer à certaines lumières

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entrevues; la foi robuste, tranquille, aveug'le, la foi sûre et joyeuse lui était interdite depuis qu'il en avait cherché les fondements. Mais la force de son hérédité, la puissance de son ins- tinct, le rejetaient vers la relig-ion catholique. Ce combat, qu'il soutint jusqu'au dernier jour avec vaillance et sincérité, l'épuisa plus qu'aucun autre. Il connut des doutes d'une violence atroce. Tantôt il souhaitait cet équi- libre heureux qu'une conception du monde purement humaine était capable de donner à quelques-uns auprès de lui; tantôt il se tour- nait avec une ardeur furieuse vers le Dieu qui le retenait toujours. Ses reniements prouvaient la persistance de sa foi. La lutte durait encore la veille de sa mort. Mais j'ai la conviction et ce n'est pas un croyant qui parle que la visite du prêtre au chevet de ce mourant n'a fait que prévenir une ré- conciliation prochaine et définitive avec un dog*me dont il ne s'était jamais détaché. Les discussions qu'avaient avec lui des amis éloi- g*nés de toute confession laissaient paraître une inclination invincible: c'était celle d'un catho- lique, dans toute l'étendue du mot. Guérin

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était de sensibilité catholique, chacune de ses fibres participait à sa foi ; dans un débat simplement cérébral, il y a vite un vainqueur et un vaincu ; l'issue est plus tardive quand l'être entier frémit à chaque secousse et retentit à chaque ébranlement.

Ce qui, dans la relig-ion catholique, corres- pondait surtout à sa personnalité profonde, c'était moins l'espoir d'une vie future que la consolation de voir dénoncer la vanité de celle qu'il vivait chaque jour : il trouvait dans le mépris des contentements terrestres une justification de son inhabilité à les partag*er. « Saveur de mort qu'ont les choses du monde... terreur du péché... refug-e loin des tentations mauvaises... » Chacune de ces formules ne rappelait-elle pas, en le discul- pant, son dég-oùt natif de l'ag'itation humaine?

Le catholicisme lui convenait parce qu'il y trouvait l'expression morale de son tempéra- ment, et parce qu'une long'ue hérédité lui en avait laissé le dépôt. Si l'on y réfléchit, on admettra que, pour un caractère comme celui de Charles Guérin, ces raisons, qui n'en sont pas au point de vue de l'intellig'ence pure,

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ont davantag-e de force réelle que celles, plus transcendentales, qui pourraient pousser, par exemple, un bouddhiste à se faire baptiser chrétien.

Les derniers poèmes de Guérin démontrent ce que son catholicisme avait de peu fondé pour son esprit, mais de puissant dans son instinct :

Bien que mort à la foi qui m' assurait de Dieu, Je regrette toujours la volupté de croire, Et ce dissentiment éclate en plus d'un lieu Dans mon livre contradictoire.

Ayant pour son malheur le choix de deux chemins , Ma vie entre chacun piétine, balancée ; J'hésite à prendre un but, quel qu'il soit, tant je crains De me découvrir ma pensée.

Cet aveu d'incertitude n'empêchera pas son auteur de conclure par une adhésion à la communauté romaine :

Car, héritier d'un sang déjà vieux de chrétiens, C'est encor lui qui parle en moi lorsque je pense, Et l'amour qui m'unit sur cette terre aux miens Me fait aimer leur espérance.

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La douleur qui m'incline à de maui>ais sentiers N^ usera pas V instinct profond de tout mon être : Je veux^ quand le moment viendra, mourir aux pieds Du crucifix qui m'a vu naître.

(l'homme intériedr, lviii.)

Le « moment » devait venir deux ans plus tard : Charles Guérin, déjà marqué par la mort pendant un séjour qu'il faisait en Suisse pour y assister un de ses frères, put reg'ag'ner à temps sa maison de Lunéville ; il expira le jour de la Passion: c'était bien un autre calvaire aux dures étapes qui s'achevait avec sa vie.

Je voudrais ne parler qu'avec une extrême réserve d'une épreuve qui bouleversa le cœur de Charles Guérin, et qui ne fut pas la moins trag-ique. Lui-même observait sur ce point une discrétion absolue ; il ne s'aban- donna jamais à la moindre confidence. On ne serait même pas autorisé à s'en occuper ici, si son œuvre ne contenait mainte allu- sion à cet amour impossible et poig-nant. C'est à ses seuls poèmes que je demanderai des témoig*nag*es ; et si ces témoig-nages res- tent vag'ues à beaucoup d'ég-ards, du moins seront-ils suffisants pour placer à nos yeux Charles Guérin, entre Ghénier et Lamartine, au premier rang* des élég'iaques français.

Doit-on déjà rattacher à ce drame les belles pièces d'amour du Cœur solitaire ? On y sent un élan charnel, je ne sais quoi de brûlant.

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de foug"ueux, d'emporté, qu'une aventure banale ne suffirait peut-être pas à expliquer:

Vii'ant sachet rempli de nard, de myrrhe et d'ambre^ Tu répands tes parfums irritants dans la chambre. Je te respire a^>ec ivresse en caressant. Comme un sculpteur modèle une onctueuse argile^ Ton corps flexible et plein de Jeune bête agile. La lumière étincelle à tes cils, et le sang Peint une branche bleue à ta tempe fragile. La courbe qui suspend à V épaule ton sein Emprunte aux purs coteaux nocturnes leur dessin.

(le cœur solitaire, XXVII.)

On trouverait en se reportant au livre des passag-es plus sensuels. Charles Guérin connut en tout cas dès cette époque les heures funèbres l'on se sépare (cf. Le Cœur solitaire^ XXX.) et le Semeur de Cendres atteste d'autres étreintes, suivies de séparations nouvelles. Un événement g-rave désunit les amants après une intimité déjà long-ue :

Recueille-toi, regarde en arrière, revois Les jours évanouis comme une troupe ailée ;

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Reçois le lac au pied des monts, les prés, les bois^ Et ma vie à ta vie étroitement mêlée ; Notre chambre d'amour sur la mer, et les soirs Oit la fenêtre ouverte au milieu des murs noirs Découpait dans Vazur une baie étoilée. Embrasse d'un coup d'œil d'adieu notre bonheur, Tout ce passé d'hier quil nous fut doux de vivre , Et puis dans ton nouveau foyer brûle mon livre , Et ni écartant, malgré toi-même, de ton cœur, Rejetant le linceul sur la volupté morte , Détourne ton espoir de la terre. Sois forte.

(le semeur de cendres, XVII.)

Il faut lire tout entier et vers par vers le poème qui suit celui dont je viens de citer un frag-ment : il est d'une émotion si simple et si saisissante qu'il mouille les yeux; ces deux quatrains ajoutent quelque précision à ce que l'on savait de la séparation survenue :

Timagine souvent ta maison ; je t'y vois, Usant dans le devoir une âme encor fervente j Je reconnais ton bruit de pas ; j'' entends ta voix Tendre et grave donner un ordre à la servante.

SILHOUETTE PRISE AU COURS d'uK VOYAGE A LON'DRE5

vers 1905

CHARLES (jUHRIX 1905

CHARLES GUÉRIN 35

Ce soir, le jeune avril te gagne à sa douceur. Tu te souviens y V amour envahit ta mémoire ; Et, sentant tes genoux faiblir avec ton cœur, Tu cesses de plier ton linge dans V armoire.. .

(le semeur de cendres, XVIII.)

Cependant, la pauvre chose humaine s'accompht. Le désir dissout peu à peu les serments échang-és quand on se quitte. Cha- cun souffre, traînant après lui l'imag-e chérie. L'union des cœurs se fait plus étroite dans la solitude. On pleure, on appelle, on crie. = On fait des rêves en disant :

«Je sais bien qu'ils sont chimériques... » Mais une voix insidieuse et plus forte re- prend :

« Il suffirait de peu pour qu'ils se chan- g-ent en réalité

L'appel au devoir n'est plus qu'un faible écho du passé. L'amant s'aperçoit que l'amour dont on est privé est plus dur à vaincre que celui que l'on possède. Jusqu'au moment où, par un hasard secondé, il se retrouve sang-lo- tant sur l'épaule de sa maîtresse, pour com- mencer une existence plus amère encore, avec

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ses mensong-es, ses doutes, ses réticences et ses pauvres plaisirs furtifs.

Elle m écrit : « Encore un jour vécu pour rien! Mon hien-aimé^ ce temps précieux, notre bien, Se perd dans ton absence à des choses petites...

Seule à présent, au coin du feu je reste assise, Pieds nus et n ayant plus sur moi que ma chemise. C'est le tardif instant, dès Vaube réclamé, Oii mon cœur peut se fondre en toi, mon bien-aimé. . .

Tout à Vheure, en allant et venant dans la chambre^

Je me suis dévêtue avec un soin jaloux :

Mes bagues, menu tas, dans la coupe à bijoux.

Ma ceinture, le col aux agrafes rétives,

Les rubans, les lacets, les nœuds tu n arrives

Jamais sans mon secours quà l'irriter les doigts

Quand ta fièvre les hâte et les rend maladroits ;

Le corsage quittant Vépaule, une enjambée

Rapide pour sortir de la jupe tombée,

Le soupir de la gorge enfin libre, et se voir.

Nudité frissonnante au fond du grand miroir.

Alors, pleine d) horreur pour mon corps inutile.

En invoquant tes bras qui sont mon seul asile,

J^ai pleuré. Je t'écris sur mes genoux croisés.

CHARLES GUÉRIN 37

Sur un meuble voisin, sous mes yeu.r, sont posés Tes livres, des objets dont chacun me rappelle Ou le plus cher matin ou la nuit la plus belle. Ou les plus douloureux moments de notre amour. La bougie hésitante, à travers V abat-jour, Sur le lit préparé répand une douce ombre, Et la chambre alentour est recueillie et sombre. Que n es-tu là, mon tendre ami, pour me saisir, Pour respirer le souffle ardent de mon désir Et, WL emportant, muette, heureuse, inanimée. Me faire sangloter et mourir d'être aimée!...

(l'homme intérieur, xliii.)

Qu'y a-t-il qui nous touche si fort ? C'est la vieille plainte, ancienne comme le monde, de l'amour malheureux et du désir inassouvi. Les amants l'ont chantée dans toutes les lang-ues et sur tous les rythmes. Près de nous, les poètes du xix' siècle ont su lui donner une ampleur qui n'avait peut-être pas été atteinte.

D'où vient que l'accent de Charles Guérin trouve particulièrement le chemin de notre cœur? Est-ce par son lyrisme contenu, et par ce ton plus réaliste qui nous fait mieux sai-

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sir la vérité toute saig'iiante, sous une forme poétique comjDarable aux plus châtiées? Sans doute. Mais si la jeunesse du moment présent voue à Charles Guérin une prédilection visible, c'est aussi parce que ses vers lui font entendre une musique dont on l'avait depuis Iong*temps déshabituée : après trente ans de tâtonnements et d' extra vag'ances, voici des poèmes qui se relient à la pure tradition française. Ce n'est pas que Guérin n'ait eu à chercher sa voie. Il hésita, trébucha et commit des fautes comme les autres. Il n'atteig*nit que peu à peu le point nous l'avons vu arriver. Mais son ascension suivit une lig-ne rég'ulière, et nulle souffrance, physique ou morale, n'arrêta cet effort tenace vers la per- fection.

En 1894, Charles Guérin s'écriait : «Nous sommes en pleine décadence, et je le dis avec fierté! » [Joies grises, 184.) Il subissait une double influence, celle de Mallarmé et celle de Rodenbach.

Le doux, modeste et pénétrant causeur qui, dans son petit log'is de la rue de Rome, rachetait par de délicates conversations la subtilité par trop elliptique de ses vers, ne manqua pas d'exercer sur Guérin une séduc- tion qui devait s'étendre à toute une époque littéraire. Il lui communiqua le g^oùt des g-loses raffinées et des attitudes précieuses. C'était le temps où, cloîtré loin de la foule qu'il appelait « troupeau », le futur poète de \ Homme intérieur dissertait savamment sur le mérite de l'allitération, « élucidation sen- sorielle de ridée », et, pour inflig-er une

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leçon aux plats alig*neurs de syllabes, com- posait des vers qui devaient combler d'aise M. RenéGhil:

Sous les pins fins pleins de plaintes, au sein des landes.

L'influence purement mallarméenne est sensible en bien des endroits des premiers essais de Charles Guérin. Elle se perpétua quelques années. Pour montrer quelle valeur particulière il lui attribuait, Guérin décidait que seuls les exemplaires de luxe du Sang des Crépuscules (1895) contiendraient, hors texte, « l'Introït » que Mallarmé avait bien voulu écrire en préface à ce recueil ; on peut y lire des compliments comme ceux-ci : « Habitude du mètre ou les complexité et fluidité, aussi, en la pensée, rien que de sûr parmi votre invention... Subtilement vous vous g-ardez bien de plaquer, ce qu'on fît, imag*e à son élément g-rossier, la détachez, qu'elle flambe, à part, et entre plusieurs anime cette essence riche, pure qui est votre produit, ainsi qu'au-dessus de tout, par exem-

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pie, l'azur. » Guérin se montrait g'iorieux de ces élog-es, et, dans une lettre particulière, à la fin de 1896, il disait encore : « mon maître aimé Stéphane Mallarmé. »

Georg-es Rodenbach, le poète de la Jeu- nesse blanche et du Règne du Silence, prenait aussi de l'ascendant sur son esprit. Guérin lui consacrait en 1893 une long'ue plaquette, et lui demandait l'année suivante la préface de l'Agonie du Soleil. Ce qu'il y a de mineur, de faible et d'incertain dans l'amoureux de Brug'es et de ses beautés mortes, s'harmoni- sait alors intimement avec sa propre sensi- bilité. Lui-même se plaisait aux chants ouatés, aux dorlotements et aux lotions d'âme : on trouvait dans ses vers « des doig-ts anonchalis », des « vents alg*ides », « des esseulements », et, parfois, des « fra- g'rances».

Cette période coïncida avec une crise de volonté très g-rave. Guérin, qui faisait alors profession de mépriser sa province lorraine comme alourdie de béotisme, se réfug-iait dans les cénacles parisiens ou dans les g*roupes esthétiques bavarois, il fit un séjour d'un

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an à Munich. Il avouait plus tard s'être fortement détraqué les nerfs en leur permet- tant des jeux dang-ereux.

Rien ne l'intéressait que le bizarre, le maladif et le déformé. Il se passionnait pour l'ésotérisme et pour la Kabbale. En même temps il s'enivrait de musique. « Ces der- niers mois, confiait-il dans une lettre, j'ai entendu beaucoup de musique en Allema- g-ne. Je ne connais rien d'aussi débilitant pour la volonté : on en jouit, mais on s'épuise; plus que les poètes, on devrait ban- nir les musiciens d'une république virile. »

Un caractère bien trempé et naturellement orienté vers la santé morale peut suporter sans g-rand dommag*e des commotions pareilles. La sensibilité trop vive de Charles Guérin en conserva une impression lente à s'efTacer. Il était de ces êtres taciturnes et secrets qui se livrent tout entiers à ce qui les attire et doivent faire ensuite un rude effort pour s'en dég-ag-e-r.

Il ne pouvait cependant s'attarder à cette phase. Son g-oût natif luttait contre l'entraî- nement des influences dont il s'était laissé

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PHOTOGRAPHIE PRISE A SAIXT-MAURICE Janvier 1906

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envelopper. Quand on a traversé cette pé- riode dans les mêmes conditions d'âg-e et de milieu, on arrive mieux à comprendre ce qu'il ressentait.

Les jeunes g-ens de dix-huit ou de ving't ans qui, entre 189»i et 1900, se préparaient à la vie littéraire, souffraient d'une g'êne incons- ciente. Je parle surtout de ceux qui habi- taient la province. Les dieux du jour étaient Mallarmé, Kahn, Vielé-Griffin. Nul ne son- g-eait d'abord à les renier ; les ricanements qui accueillaient ces noms dans les milieux de bonne bourg-eoisie provinciale vivaient nos futurs poètes, forçaient ceux-ci à exag-érer, par esprit de fierté, des admirations dont les g-roupements parisiens leur faisaient une oblig-ation étroite. Mais je me rappelle leurs inquiétudes et leurs résistances ; inquiétudes vag-ues, résistances timides : elles devaient se marquer davantag-e par la suite. On se confiait, presque en cachette, car l'accusation d'être un philistin semblait g*rave, ses doutes sur le g'énie de tel ou tel. Celui qui élevait la voix le premier, s'étonnait et se réjouissait de rencontrer des approbations rapides. On

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osait parler de g-alimatias, de stérilité, de fourvoiement. La réaction contre le symbo- lisme prenait corps : elle devait, moins de dix ans plus tard, transformer en purs clas- siques un Charles Guérin, un Marc Lafarg-ue, un Emmanuel Delbousquet, un PaulSouclion, un Pierre Gamo.

Chez Guérin, l'évolution est facile à suivre. L'auteur de Joies grises (1894) et du Sang des Crépuscules (1895) qui se plaisait à fabriquer des mots étrang*es, à écrire des vers de qua- torze ou de dix-sept pieds, et qui faisait rimer « infiniment » avec « femmes qui mentent, » confessait lel"^ mai 1897 à un ami: « Je suis très irrité en ce moment par les livres dont j'ai à parler à Y Ermitage^ vers et prose. Ah ! sont-ils embêtants, tous ces g'ens-là, avec leur ivresse de vivre qu'ils embobinent de néolo- g-ismes, de barbarismes et d'une lang^ue de Topinambous. L'intrusion du vers libre dans la poésie française a vraiment des suites déplo- rables... CcEgi^ens qui sontg-énéralement ig'no- rants (et souvent belg'es) ne se donnent pas la peine de rechercher dans leur mémoire des mots français qui correspondent à leurs sen-

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salions, et ils fabriquent des adverbes atroces et des verbes î... On se croirait revenu aux beaux jours du Décadent et du Symboliste. Et les Espoirs et les Tristesses, et les Chevaliers, et les Lys ! Quand donc en netloiera-t-on nos pauvres parvis? Zinc doré, pendule Lohen- g*rin... J'aime encore mieux les disciples du vieux Bag-hàvat : du moins faisaient-ils des

vers, ceux-là ! »

N'est-ce donc plus ce même Guérin qui, dans le commentaire de Joies grises^ avait violemment attaqué la rime et prôné l'asson- nance ? « Par quelle aberration, disait-il, en vint-on à faire disparaître l'assonnance au profit de la rime!... Pardonne, Erato, à ceux-là qui furent fauteurs, s'ils ont cru ag'ir pour le bien de l'Art. »

Lui-même devait supplier Erato de l'absou- dre pour avoir tenu de pareils propos. Il pratiqua néanmoins l'assonnance pendant long-temps. Souvent même il composa des poèmes aux assonnances exclusivement fémi- nines, et alternées : les effusions lyriques du Cœur solitaire en ont g-ardé une mollesse et une allure chancelante qui nuisent à leur élan : pourtant, dans ce recueil, la coupe du

MOXL.MEXT ÉLEVÉ A LUXÉVILLE A LA MÉMOIRE DE CHARLES GLÉRIN"

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vers est plus sCire, les enjambements plus discrets, et lorsque le poète use d'un rythme peu fréquent, c'est celui-ci, par exemple, accouplement de vers de sept et dix pieds qui n'est pas sans g-râce :

Puisque l'ennui^ pauvre Jiomme, Te jette encore à de nouveaux voyages,

Emporte au moins dans Vâme L'adieu doré d9s beaux jours de V automne.

(le cœur solitaire, lu.)

Mais Charles Guérin ne disciplina vraiment sa métrique qu'avec VHomme intérieur.

La correction y affecte une rig-ueur de plus en plus sévère. « Je me sens devenir mania- que », disait-il. La physionomie des vers, leur aspect matériel, prenaient à ses yeux presque autant d'importance que leur cadence à son oreille.

Il travaillait rég'ulièrement et beaucoup. Sa correspondance est pleine d'aveux sur ses hésitations et ses reprises : (( J'ai mille

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vers de mon prochain volume, et je suis déses- péré... Je donnerais n'importe quoi pour pouvoir jug-er mon œuvre. Vous savez dans quelle mesure on peut se fier aux amis I Bienheureux ceux qui ont confiance en eux- mêmes. Je travaille avec nausée huit heures par jour. » C'était son système. 11 ne croyait pas à l'inspiration romantique ; l'assiduité lui apparaissait comme la condition d'un art maître de soi. « Il faut, disait-il encore, se présenter chaque jour devant soi-même; c'est une politesse que l'on doit à son talent.» Il s'enfermait dans son appartement; un de ses petits frères avait seul licence d'y pénétrer, et pour les cas g-raves.

La perfection à laquelle il parvint ainsi, c'est dans ses vers descriptifs qu'il désirait surtout l'atteindre.

Le lecteur qui parcourt un livre de Charles Guérin est d'abord ému par l'intensité de la souffrance et de la passion. Un second re- g"ard révèle un tout autre aspect de cette sen- sibilité.

Guérin était un observateur délicat : ce lyrique savait noter «la taupe aux mains de

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vieil ivoire», ou, dans Fherbe, les sauterelles qui

Traînent leur ventre rose et font plier les prèles. (le semeur de cendres, lxvi.)

Tantôt il indiquait d'un seul trait le paysag-e, ou bien le dessinait vivement :

C^est l'heure^ après la pluie, oit, redevenant pur, Le ciel du soir se peint dans les vitres riantes, les trottoirs mouillés réfléchissent l'azur Et les pieds nus des mendiantes .

(l'homme intérieur, XL.)

Tantôt il le traitait plus larg-ement ; tel ce tableau d'automne, aperçu depuis la fenêtre de sa chambre:

Le soleil soucieux se couche en ce moment,

La fraîcheur et la paix du jardin sont plus grandes^

Je vois le long du buis cheminer lentement

Le jardinier qui verse à boire aux plates-bandes.

30 CHARLES GUÉRIN

Le jour baisse. La brise agile mon rideau., Et tandis que je suis des yeux sur le parterre V arrosoir qui répand sa chevelure d'eau, Mon âme à son murmure è^al se désaltère.

J'écoute, pieds furtifs, sur les chemins sablés Rôder mon épagneul en quête de son maître. Une seri>ante passe a^'ec un bruit de clefs, Et son ombre remplit un instant ma fenêtre.

C'est un des soirs pensifs du déclin de Vété.

Je songe. Un li<^re ou<^ert sur ma table frissonne.

Et je respire as^ec des pleurs de volupté

L'air dont l'odeur trahit V approche de V automne.

(l'homme intérieur, I.)

C'est à la veille de mourir que Charles Guérin possédait pleinement sa maîtrise. Il avait asservi la matière maniée; cadence et mots lui appartenaient. Je citerai une dernière pièce, que je considère comme son chef-d'œuvre de science poétique; les mouvements des vers s'adaptent j ustement à la chose décrite ; chaque syllabe y est calculée, chaque virg-ule joue son rôle ; le son des mots et la forme des lettres s'allient pour produire la sensation

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voulue; ce pur poème plaît à l'œil, caresse l'oreille, et donne à l'esprit cette satisfaction tranquille, entière, joyeuse, de l'objet sans défaut :

Si tu veux voir un vase aux belles formes naître. Suis-moi dans l'atelier jusqu'à cette fenêtre Oii Vébaucheur travaille assis devant le jour. Il jette un pain de terre onctueux sur son tour. Le mouille, et, résistant à V effort du mobile, Elève entre ses mains la frissonnante argile. D'un pouce impérieux il V attaque en plein cœur, La creuse et la façonne au gré de sa vigueur. Regarde, sous l'active étreinte qui la guide. Le vase épanouir sa grâce encor liquide. Tandis qiiil V arrondit de la paume au dehors. Ses doigts joints et courbés en polissent les bords. L'argile cependant, sans relâche arrosée, Comme un miroir voilé reflète la croisée. Souple et svelte, le col jaillit des fanes égaux ; Il chemine en faisant onduler ses anneaux. Menée au plus haut point déjà, sa tige molle Expire, et le potier la renverse en corolle. Le tour s'arrête. Alors, et prenant un répit, Lliumble maître, content de son œuvre, sourit.

(l'homme intérieur, XVIII.)

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Lorsque j'écrivis cette étude pour la Revue de Paris, je ne connaissais pas encore la série des manuscrits successifs du poème ; il en existe sept ; on trouvera ci-contre la repro- duction autog-raphiée de la première et de la dernière version.

Elles donneront quelque idée du labeur que coûtait à Charles Guérin l'élaboration d'une pièce de vers. Encore le septième manuscrit ne porte-t-il pas le texte définitif : des retou- ches furent sans doute faites sur épreuve.

On peut saisir sur deux vers le travail d'amélioration que Guérin poursuivait sans trêve jusqu'au moment il était satisfait. L'idée à rendre, jetée en une note marg'inale de la deuxième version, est la suivante : <( l'amphore... reflète sur ses flancs... (une imagée de la croisée qui) . . . semble immobile. . . » Et voici l'expression que lui prêtait d'abord le poète :

L'amphore déjà ronde et sans cesse arrosée Toujours au même endroit reflète la croisée.

CHARLES GUÉniN 53

Le quatrième manuscrit porte comme variante :

V amphore cependant sans relâche arrosée Sur ses fanes... reflète la croisée.

Puis, ridée se modifie lég*èrement; le poète abandonne cette opposition qui l'avait séduit, de l'imag'e immobile sur un objet en mouve- ment; il borne son effort à traduire directe- ment la sensation, avec le plus d'harmonie possible. Et il écrit:

Uamphore cependant, sans relâche arrosée. Sur sa hanche qui luit reflète la croisée.

Mais il n'est pas encore content. Ces mots à' amphore, de panse, ne lui paraissent ni assez souples, ni assez brillants. La sixième version propose :

La paroi

L'argile cependant, sans relâche arrosée,

Comme un miroir

Sur sa hanche qui luit reflète la croisée.

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Cette fois le but est presque atteint. Encore un mot un seul pour ajouter à la mollesse, à la lumière g*rise et tendre de ces vers. Et ce sera :

L'argile cependant, sans relâche arrosée, Comme un miroir voilé reflète la croisée.

On suivrait avec tout autant de profit les transformations apportées dans chaque détail du poème.

Ces vers, que l'on peut comparer sans crainte au plus irréprochable poème g'rec, Charles Guérin les a conçus devant un vieil ouvrier de la fabrique paternelle, à Lunéville.

Car si l'art classique revit en lui, c'est dans son temps et dans les faits qu'il observait que Guérin cherchait son inspiration. Les pièces qui se rapprochent le plus des formes antiques ont une orig*ine tout à fait moderne. Le ma- g-nifique poème XXVllI de VHomme intérieur, que sa long'ueur empêche de reproduire ici et dont rien ne se peut détacher, fut écrit au bord de la Méditerranée, au Lavandou ; le voyag'e en barque vers les Iles bleues est un voyage aux îles d'Hyères. Plus tard, un biographe, s'entourant de documents qui restent encore épars, pourra sans doute retrouver ainsi l'ori- gine de ses plus beaux vers.

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Guérin voyag-eait beaucoup. Si l'on s'en étonnait, il murmurait : « Je ne vous sou- haite pas mon aig-uiilon. » Il supportait dif- ficilement les long-s séjours. Un fâcheux lui disant : « Mais cela ne vous fatig'ue donc pas! », il répondit, avec ce sourire et cette narine ironiques qu'il savait prendre : « Quand vous avez mal aux dents la nuit, vous vous promenez de chambre en chambre, n'est- ce pas? Eh bien, j'ai toujours mal aux dents. » Il connaissait l'AUemag'ne, la Belg*ique, la Hollande, la Suisse, l'Italie. Quelquefois, il par- tait brusquement, traversait Paris, et courait se réfug*ier sur la côte basque, ou dans un petit villag'e de Provence. Il appelait cela chang'er son âme de pot ».

Mais il s'attachait de plus en plus à sa Lorraine natale. Il aimait résider à Lunéville, et surtout dans sa maison de campag*ne de Vadelaincourt, près de Souilly, dans la Meuse ; le paysag-e de jardin cité plus haut vient de Vadelaincourt.

Je n'essaierai pas de dire quel vide Guérin a laissé parmi ses amis. Ils eurent le sentiment d'une catastrophe. Cependant, la plupart ne

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le voyaient que rarement, et, comme il aimait peu les long-ues correspondances^ l'influence qu'il exerçait sur eux n'était ni directe, ni active.

Mais il les tenait reliés par un lien puissant. Ni lui, ni eux ne s'en rendaient peut-être compte. Que de fois ils l'ont vainement cherché des yeux depuis qu'ils l'ont perdu ! Au deuil intime qu'ils ressentent se mêle le souci de l'avoir vu partir au moment même il se possédait, et dans une période littéraire incertaine son exemple aurait pu venir en aide à bien des hésitants.

La nouvelle de sa mort les atteig-nit comme un coup inattendu. On le savait inquiet, souffrant, mais non pas près de disparaître. Il avait, cependant, achevé des'amaig-riretson visag'e se ridait. Il était allé à Saint-Maurice, dans le Valais. J'ai devant les yeux la dernière photogTaphie de Charles Guérin vivant ; elle a été prise ; il est en costume de marche, appuyé des deux mains sur le rebord d'une fenêtre, silhouette noire et mince tournée vers un fond de neig*e lumineuse : c'est ainsi que je v«ux le voir pour la dernière fois, plu-

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tôt que renversé sur son lit, immobile et les yeux clos...

On croit qu'à Saint-Maurice il aurait eu déjà une cong-estion cérébrale. Mais il ne pré- vint personne : ce jeune homme qui avait composé son épitaphe avant ving*t ans s'était habitué à l'idée de finir.

Il rentra seulement à Lunéville. Il semblait plus triste, plus renfermé que d'habitude, et passait beaucoup de temps dans sa cham- bre. — « Charles travaille... », disait-on. Il classait ses livres et mettait de l'ordre dans ses manuscrits. Enfin, quand il sentit qu'une nouvelle attaque était prochaine, il donna, toujours silencieux, un reg-ard à ceux qu'il aimait, remonta chez lui, rang-ea quelques papiers sur la table, posa sa plume par- dessus; puis il se coucha pour mourir.

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Le seize octobre mil neuf cent neuf

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La Bibliothèque

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