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Photographie

Sciences

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WEBSTER, N.Y 14580

(716) 872-4503

Canadian

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CIHM/ICMH

Microfiche

Séries.

CIHM/ICMH Collection de microfiches.

Canadian Institute for Historical Microreproductions

Institut canadien de microreproductitiris historiques

1979

Technical Notes / Notes techniques

The Institute has attempted to obtain the best original copy available for fiiming. Physical features of this copy which may alter any of the images in the reproduction are checked below.

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L'institut a microfilmé le meilleur exemplaire qu'il lui a été possible de se procurer. Certains défauts susceptibles de nuire à la qualité de la reproduction sont notés ci-dessous.

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Coloured pages/ Pages de couleur

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Bibliographie Notes / Notes bibliographiques

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The last recorded frame on each microfiche shall contain the symbol ♦-(meaning CONTINUED"), or the symbol V (meaning "END"), whichever applies.

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Library of the Public Archives of Canada

Maps or plates too liirge to be sntirely included in one exposure are filmed beginning in the upper left hand corner, left to right and top to bottom, as many frames as required. The following diagrams illustrate the method:

Les images suivantes ont été reproduites avec le plus grand soin, compte tenu de la condition et de la netteté de l'exemplaire filmé, et en conformité avec les conditions du contrat de filmage.

Un des symboles suivants apparaîtra sur la der- nière image de chaque microfiche, selon le cas: le symbole signifie "A SUIVRE", le symbole V signifie "FIN".

L'exemplaire filmé fut reproduit grâce à la générosité de l'établissement préteur suivant :

La bibliothèque des Archives publiques du Canada

Les cartes ou les planches trop grandes pour être reproduites en un seul cliché sont filmées à partir de l'angle supérieure gauche, de gauche à droite et de haut en bas, en prenant le nombre d'images nécessaire. Le diagramme suivant illustre la méthode :

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PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, PRÈS l'oDÉON

Tous droits réservés

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937 23

CHASSEURS CANADIENS

PREMIÈRE PARTIE

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES

Qu'est-ce que le bighorn? Chèvre ou mouton. Le Club: Chasse et pêche. Anglais parieurs. Un million pour un mot. Sir Georges Leslie. Liverpool , Halifax, Victoria. « J'irai seul ». —Dans trois mois. Dépêche,— Ruiné*

... Un moutonl

Une chèvre I

Mais non!

Mais si !

Allons, mon cher, n'y mettez pas d'amour-propre, c'est un mouton.

Mais, mon cher, il ne s'agit pa? ici d'amour-propre... la vérité seule m'oblige à proclamer, de toutes mes forces, que c'est une chèvre.

C'est de l'entêtement!

Dites une conviction I

Vous avez des raisons, sans doute î u Bonnes ou mauvaises... donnez-les.

Commencez vous-même.

6 CHASSEURS CANADIENS

Des mots, tout cela I

» Nous ergotons depuis un quart d'heure sur un entre- filet rédigé par un journaliste professionnel...

. . .Et non infaillible.

Vous dites cela parce qu'il est de mon avis,

Parce qu'il affirme sans preuves.

))Que diable! mon cher, quand on a l'honneur de faire, comme nous> partie du Shooting and Angling cluhy on a bien le droit de discuter l'opinion d'un rédacteur du Gun, et qui plus est de ne pas la partager.

Nous n'aboutirons à rien, si nous continuons de la sorte à nous renvoyer mutuellement, comme une balle, vous mon mouton, moi votre chèvre.

» Faisons mieux : prenons un arbitre.

Mon cher James Fergusson, voici la première parole raisonnable sortie de notre entretien.

Mon cher Edward Proctor, le seul fait d'en convenir est un témoignage de sagesse.

Quel sera l'arbitre?

Nous sommes seulement quatre au salon : Vous, moi, Andrew Wolf et sir Georges Leslie.

» Je propose sir Georges Leslie.

Je préfère Andrew Wolf.

Sir Georges est un chasseur hors ligne.

» 11 a battu les buissons de tous les pays du monde... il connaît tous les sports... son opinion fait loi.

Décidément, j'aime mieux Wolf.

» Il est plus aimable, plus liant, plus accessible... et sa compétence égale, à mon avis, celle de sir Georges Leslie.

Vous ne voulez pas de sir Georges pour arbitre?..

Vous refusez Andrew Wolf?...

Et dire, s'écrie avec une sorte de désespoir comique Edward Proctor, un petit, gros, court, vermeil, tout rond, que nous ne pouvons même pas nous accorder sur le nom de celui qui doit nous mettre d'accord I...

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 7

Rien ne nous empêche, répond James Fergusson, un grand sec, mince, blême, de nous adresser à tous les deux...

Et s'ils ue parviennent pas à s'entendre?

Ils auront peut-être l'esprit de choisir, en dernier ressort, un dernier arbitre...

Comme vous voudrez, James... mais, sachez-le, je n'abandonne aucune de mes prétentions,

Entendu, Edward! de mon côté, je ne cède sur au- cun point.

Riches industriels retirés des afTaires, aussi diiïérents au moral qu*au physique, amis intimes d'ailleurs, et per- pétuellement en désaccord sur toutes choses, les deux interlocuteurs font partie du club Chasse et Pèche, à la fa- çon de certains membres des sociétés de géographie qui, n'ayant jamais franchi la banlieue de leur ville natale, adorent se frotter aui explorateurs.

La passion du sport les a pris sur le tard, et comme c'est très bien vu là-bas, en Angleterre, les exercices corporels sont en grande faveur dans l'aristocratie, ils sont devenus pêcheurs et chasseurs convaincus, autant que malheureux.

Mais le succès ne fait rien à la chose, au contraire, puisque, dit-on, les inclinations contrariées sont les plus violentes.

Quoi qu'il en soit, îes deux amis ne sont pas les moins zélés parmi les membres du Shooting and Angling et par abréviation du Shooting club.

Ils y prennent leur repas, se bourrent consciencieuse- ment de toutes les publications spéciales à la matière, et se meurtrissent chaque jour l'épaule et la joue à brûler trois cents cartouches dans le stand annexé au club.

En somme des enragés, naïfs, ignorants et maladroits, tout prêts de se croire shooters sérieux, parce qu'il leur arrive de chercher la petite bête, et de soulever des ques- tions puériles n'ayant pour ainsi dire plus de rapports

8 CHASSEURS CANADIENS

avec la chasse qui est non seulement une passion irrésis- tible, mais encore un grand art.

Les futurs arbitres jouent aux échecs à l'autre extré- mité du salon.

Edward Proctor et James Fergusson se lèvent en môme temps et vont se planter sans bruit, le premier derrière Georges Leslie, le second derrière Andrew Wolf.

La partie est à peine commencée, les adversaires sont d'égale force, la lutte sera longue.

Proctor, malgré son habituel aplomb d'homme replet et copieusement rente, n'ose pas interrompre les joueurs, et Fergusson, très lié cependant avec Wolf, éprouve un sentiment de gêne se traduisant par des mouvements inconscients, des claquements de langue, des bruits de déglutition...

Que voulez-vous? demande sir Georges agacé, d'un ton sec, tranchant, sans remuer la tète, sans lever les yeux de dessus l'échiquier.

Faire appel à vos lumières, cher sir Georges, et sol- liciter de votre expérience un... verdict... répond d'un ton conciliant Edward Proctor.

Et vous joindrez vos lumières à celles de sir Georges Leslie, n'est-ce pas, mon cher Wolf; et votre sentence con- firmera ou infirmera la sienne, continue James Fergusson.

A qui, diable! en avcz-vous avec vos lumières, vos verdicts, vos sentences... et surtout avec votre air so- lennel?

Au faiti interrompt sir Georges de sa voix de pho- nographe.

Sur l'affirmation d'un rédacteur du journal The Grwn, mon excellent ami James Fergusson prétend que le 6z- ghorn est une chèvre, en quoi il se trompe, déclare Edward Proctor, car...

Mon cher ami, Edward Proctor commet une erreur déplorable en soutenant le contraire, c'est-à-dire que le bighorn est un mouton, s'écrie James Fergusson, puisque,

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES Vl

de ravis des hommes les plus autorisés, le bigh'jrn est manifebtement une chèvre.

Un mouton!

Une chèvre I

La preuve, c'est qu'on l'appelle : « mouton sauvage des Montagnes Rocheuses ».

Le dernier traité sérieux d'histoire naturelle le dé- signe sous le nom de capra canadensisf...

» Capra veut dire: chèvre 1 entendez-vous bien... chèvre!... chèvre canadienne.

Je m'appuie sur l'opinion d'un traité non moins sé- rieux qui donne au bighorn le nom à*ovismontana!...

)> Ovis veut dire brebis... entendez-vous, brebis... ou si vous aimez mieux, mouton... mouton de montagne...

Les deux arbitres n'ont pas sourcillé pendant cette dis- cussion dont le diapason monte... monte à perte d'ouïe.

Ahl vous connaissez le Myhorn, dit enfin sir Georges saisissant un moment d'accalmie.

Approximative ir-^nt... par des récits... des rela- tions...

Splendide gibier... capture dramatique. ..énervante... difficile... exigeant une santé de fer, une adresse hors ligne, et aussi une chance de pendu.

» Je le préfère au lion du Cap, à la panthère de Java... je dirai même au tigre royal, car on peut toujours porter bas un tigre, et on n'est jamais certain de joindre un bighorn.

» Bientôt, du reste, il n'y en aura plus, et ce magni- fique animal aura disparu comme le grizzly... comme le bison... et tant d'autres.

Alors, interrompt presque timidement Mr Proctor, vous avez chassé le bighorn?

J'en ai même tué un... un seul... j*en ai mangé une côtelette... cette côtelette m'a coûté mille livres (1). Je ne les regrette pas.

(1) Viûgt-cinq mille francs.

10 CHASSEURS CANADIENS

Nul mieux que vous ne pourra donc trancher le dif- férend élevé entre nous à ce sujet.

Ainsi mis à môme de s'exprimer sur son thème favori, sir Georges s'est levé peu à p^u.

C'est un hoTcme d'âge mal défini, fatigué plutôt que vieux, grand, sec, anguleux, au masque impassible, gla- cial même, aux yeux froids, mornes, sans regard, à la bouche mince, sans lèvres, surmontée d'un nez recourbé en bec d'épervier.

Sa face impassible, d'une étrange pâleur, s'encadre de longs favoris poivre et sel auxquels se joignent de longues moustaches châtaines, semées de fils blancs Ses cheveux sont noirs, épais, d'une nuance crue et tranchant singu- lièrement avec celte barbe grise.

En somme. Sir Georges Leslie doit avoir, et depuis longtemps, dépassé la quarantaine : riche, élégant, gent- leman irréprochable, célibataire endurci, il a employé la plus grande partie de sa vie à courir le monde. Ses aven- tures ont défrayé le public du sport, il a été l'homme à la mode pendant plusieurs saisons, et pourtant il n'a jamais été franchement sympathique.

On a raconté certaines histoires sanglantes dont il au- rait été le héros... on lui a prêté, sans rien préciser, du reste, de ces actes de férocité froide, implacable et réflé- chie, familiers à certains monomanes de sang... Un offi- cier de l'armée des Indes, mort depuis tragiquement, a même dit qu'on l'avait surnommé : le Vampire...

Aucune preuve, d'ailleurs, à Tappui de ces on-dit, qui ont pourtant laissé dans les esprits une vague e.t sinistre empreinte.

Ma foi, dit-il en croisant les bras sur sa poitrine os- seuse, mais robuste, j'aurai du mal à vous mettre d'ac- cord,

» J'opinerais cependant pour un mouton... si toutefois mes souvenirs un peu confus m'autorisent à émettre une vague opinion.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 11

Un mouton! Je l'avais bien dit, s'écrie Proclor triom- phant.

Ses cornes en spirale, énormes, immenses, attei- gnant jusqu'à cinquante-deux pouces (un mètre trente), sont celles du mouton avec leurs stries transversales.

Mais, interrompt Wolf, leur habitat, leurs mœurs, leur agilité prodigieuse les ramènent vers le genre chèvre.

» Après tout, comme le prétend James Fergusson, le bighorn, ce gibier légendaire des Rocky, pourrait bien être un bouquetin.

Pensez qu'il atteint et dépasse cinq pieds (un mètre soixante)!

»... Du reste, mouton ou chèvre, peu importe, du moins pour l'instant. » Pariez-vous, Fergusson, et vous aussi, Wolf?

Certainement! Je parie mille livres pour la chèvre!

Moi aussi, va pour mille livres! répond Wolf.

Mille livres!... la belle affaire... quand on a une con- viction et la certitude absolue de gagner...

« Moi, je mets cinq mille livres, et vous, Procter?

Va pour cinq mille! afQrme le petit homme après une hésitation très appréciable.

Tenu! ripostent d'une seule voix Wolf et Fergusson ne voulant pas en avoir le démenti.

Cette somme de cinq cent mille francs engagée pour un motif aussi futile nous semble exorbitante, à nous autres Français. Elle n'a rien que de très ordinaire en Angle- terre où sévit avec une incroyable violence la fureur du pari, dans toutes les classes de la société. Manie abstîrde enlevant à la population le meilleur de son temps, et bien caractéristique chez une nation vieillie, spéculatrice, point artiste et singulièrement avide d'émotions, comme tous les blasés.

Ce pari proposé par Sir Georges Leslie, et accpté par ses interlocuteurs, va du resto avoir, et avant peu, des conséquences dramatiques^

12 CHASSEURS CANADIENS

Et maintenant, riposte Fergasson, avec assez d'à- propos, comment prouver la vérité ou l'erreur de nos af- firmations?

D'une façon toute simple, répond Sir Georges.

» Le bateau de Liverpool pour Halifax part à minuit... il est deux heures... C'est plus de temps qu'il n'en faut pour se préparer.

» On prend le bateau de Liverpool, on débarque h Ha- lifax dans sept jours, on s'installe dans un car du Trans- continental Canadien railway, et six jours après, on s'ar- rête à Victoria, la gracieuse capitale de la Colombie bri- tannique, d'où l'on organise une expédition pour les Rocky Mountains.

» Voilai

Vous dites : on part.., qui?

Nous tous, pardieu!... nous, les intéressés au pari... membres tous les quatre du Shooting, chasseurs déter- minés...

A ces mots, Proctor et Fergusson, Wolf lui-même, quoi- que férus de ce cosmopolitisme anglais que rien n'arrête, se regardent interdits, goûtant peu ce projet dans lequel entrent en ligne de compte, et à première vue, des fa- tigues, des privations, et même des dangers devant les- quels hésite leur farniente d'industriels retirés du tumulte des affaires.

Aller aux Montagnes Rocheuses... à quoi bon? dit doucement Proctor calmé soudain.

Tuer un ou plusieurs bighorns, et juger ainsi de visUy qui de nous a tort ou raison?

Mais, reprend à son tour Fergusson, nous ne sommes pas naturalistes, pour fixer les caractères... zoologiques.

Qu'à cela ne tienne!

)) Il est facile d'emporter un appareil de photographie instantanée. On prend les images de Tanimal sous tous ses aspects; on rapporte en outre un squelette et on* c onfie le tout à des naturalistes.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES J3

» C'est plus que suffisant pour en déterminer Test^èce.

Diable!... c'est que... les Rocky sont bien loin... et nous ne sommes plus jeunes.

Alors vous rfusfz?... J'irai donc seul... pour éviter à quatre membres du Shootùvj la honte de revenir sur un pari.

Et vous partez!... demande Fergusson béant d'admi- ration.

A sept heures de Londres... à minuit de Liverpool.

Pour Halifax? demande à son tour Proctor non moins béant.

Pour Halifax, Victoria, puis pour les rives de Fraser, le grand îleuve de la Colombie Britannique, se trouvent des truites superbes, non loin des montagnes se ré- fugient les derniers bif^horns.

Et vous reviendrez?

Un délai de quatre-vingt-dix jours vous paraît-il suffisant?

Absolument !

^ Eh bien! je reviendrai, s'il plaît à Dieu, dans trois mois, avec une carcasse de bighorn et une série de vues photographiques de ranimai entier.

» Quant aux frais de voyage et de capture, nous les supporterons en commun.

C'est trop juste.

» A moins que vous ne préfériez être défrayé comme dédommagement de vos fatigues.

Allons donc! riposte un peu dédaigneusement sir Georges, vos fortunes n'y suffiraient pas.

» Ce qui est entendu est bien.

>> Quant à vous, mon cher Wolf, notre partie d'échecs tient toujours, n'est-ce pas?

Mais... puisque vous partez.

Nous la continuerons par correspondance... et j'es- père bien vous la gagner...

Pour cela, je parie que non.

14 CHASSEURS CANADIENS

Etes-vous homme à engager cinq mille livres?

J'accepte !

-- Vous êtes réellement un beau joueur et un véritable Anglais.

Messieurs, je vous quitte.

» Nous sommes aujourd'hui 15 mai, je serai de retour au 15 août.

Attendez au moins que nous rédigions en quadruple expédition les clauses de notre gageure, pour que chacun de nous en possède un exemplaire.

Nos paroles sont échangées, elles valent mieux que toutes les signatures.

» Adieu, messieurs ! »

Rentré chez lui, sir Georges trouva une dépêche laco- nique lui annonçant, avec la brutalité particulière aux télégrammes, la fuite du banquier chez lequel était dé- posée toute sa fortune, évaluée à cent mille livres (deux millions cinq cent mille francs).

Sir Georges lut deux fois la dépêche, fronça le sourcil, pinça les lèvres, puis, avec le plus beau sang-froid du monde, tortilla le papier bleuté, s'en servit pour allumer un cigare et murmura, tout en aspirant avec sybaritisme l'odorante fumée :

J'ai dix mille livres de paris et j'ai en caisse tout juste mille livres... de quoi tuer le bighorn et lever quel- ques belles truites.

» C'est maigre I

» Il faut absolument que je gagne, et que je refasse incidemment une fortune là-bas...

» Sinonl...

» Bah! Les mines du Caribou ne sont pas épuisées.. Mon frère le lieutenant-gouverneur m'aidera.

LES CHASSEURS DES iMONTAGNES ROCHEUSES 15

n

En route. Le Transcontinental Canadien. Vancouver et le terminus. Victoria et ses Chinois. Souvenir à l'échi- quier. -— Le lieutenant-gouverneur. L'Anglais chez lui.— Premier meurtre. Comment le haut fonctionnaire entend les affaires.— La maison de sir Georges.

Grands et petits, les journaux de Londres annoncèrent et commentèrent le départ de sir Georges Leslie, effectué à l'heure annoncée. Quelques-uns publièrent son portrait avec une courte notice biographique. Un grand nombre parlèrent de ses partenaires, inconnus de la veille et pro- bablement du lendemain, qui eurent du moins la joie de se voir imprimés tout vifs. Tous firent enfin une réclame enragée au Shooting and Angling Club, dont chaque membre sentit rejaillir sur lui une parcelle de la gloire déversée en cataracte sur le voyageur, qui, pendant vingt-quatre heures, fut illustre dans tout le Royaume-Uni.

De nouveaux paris se greffèrent, naturellement, sur les premiers, et furent inscrits, sur les livres « ad hoc » à

16 CHASSEURS CANADIENS

quatre-vin^t-dix jours d'échéance, puis sir Georges Les- lie, James F'eri^usson, Edward Proctor, Andrew Wolf, le bighorn lui-même, cause occasionnelle de tout ce tapage, furent consciencieusement oubliés.

Cependant les prévisions de sir Georges, indifférent à ce bruit, se réalisèrent tout d'abord avec une régularité fort honorable pour les entreprises britanniques des trans- ports maritimes et terrestres.

Parti le 16 mai 1886, à minuit, de Liverpool, avec son « vade mecum » peu encombrant, mais complet de globe- trotter, il débarquait le 23 mai à Halifax, capitale de la Nouvelle-Ecosse, aujourd'hui province du Canada.

D'Halifax à l'île de Vancouver, située entre i 230-128*' à l'ouest de Greenwich et 48°-51° de latitude nord et collée en biais au continent dont la sépare seulement le détroit de Géorgie, on ne compte pas moins de cinq mille neuf cent huit kilomètres.

Confortablement installé dans un sleeping-car, il par- courut sans désemparer cette distance énorme, sans fa- tigue appréciable, et traversa en six jours et six nuits consécutives le Dominion du Canada.

Le Canadian Pacific Railw^ay, une véritable merveille , est la dernière ligne transcontinentale construite en Amé- rique. Chose absolument stupéfiante pour nous autres Français qui attendons des années vingt-cirAq lieues de chemin de fer d'intérêt local, cette colossale voie ferrée fut installée en cinq ans. Au mois de juillet 188o, un train parti de Montréal atteignait le Pacifique cinq ans avant le délai prescrit aux entrepreneurs. Résultat d'au- tant plus extraordinaire, que la voie avait être établie à travers une contrée presque déserte, et présentant de grandes difficultés naturelles.

Peu importait d'ailleurs à sir Georges, bien trop Anglais pour s'extasier sur des choses non mentionnées par le Badœcker etle Brashaw. H traversa en dormant les plaines du nord-ouest, but et mangea comme un ogre, expédia.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 17

en passant à Régina, nne dépêche ainsi conçue à son par- tenaire Andrew Wolf : J'avarce d'une case ïévêque noir, bishop (1) réponse à Lytton.

Puis il fuma quantité de cigares sur la plate-forrne, se recoucha, remangea et refuma jusqu'aux Montagnes Ro- cheuses.

Il n'eut pas même un regard pour le fameux « Col du Cheval-qui-rue », le « Kickj?-Horse » par le railway franchit le point culminant des Rocky.

Ce passage, dans lequel s'engage la voie après avoir côtoyé la rivière à l'Arc, est situé à 1,614 mètres. C'est une altitude supérieure à celle des tunnels percés dans les Alpes. Mais l'accès en est relativement facile, grâce à des rampes dont la pente atteint jusqu'à trente-neuf et qua- rante-cinq millimètres par mètre, sur une distance de six kilomètres.

Plus heureux que leurs confrères d'Europe, les ingé- nieurs anglo-américains ont pu faire franchir, à ciel dé- couvert, les escarpements les plus redoutables à leur rail- way, sans ces travaux prodigieux qui ont rendu si longue et si difficile la traversée des Alpes.

Ni les merveilles de l'industrie humaine, ni les splen- deurs sans cesse renouvelées de l'admirable panorama ne purent dégeler cette banquise animée, voiturée dans le sleeping sous le nom et l'aspect de sir Georges Leslie.

Il se contenta d'inspecter longuement, avec sa minutie d'Anglais flegmatique, les anfractuosités rencontrées dans le champ de sa lorgnette et de ronchonner :

Voici le parc aux bighorns ! Puis il ajoutait, comme variante :

Wolf sera forcé d'avancer son pion du roi...

En passant à Yale, la vue de quelques orpailleurs chi-

(1) C'est une des pièces d'échecs appelées fous par les Fran- çais,

2

18 CHASSEURS CANADIENS

nois br nottant dans «les cloaques fangeux lui fit cepen- dant courii un petit frisson a fleur de peau.

De Tor!.. La terro sue l'or, dans ce district... je ver- rai un peu plus tard!

Le terminus du Transcontinental Canadien, après avoir été New-Westminster, est maintenant Vancouver. A l'é- poque où sir Georges traversa le Dominion, Vancouver, qui compte aujourd'hui 13,000 habitants, n'existait pas. A la placfe^ s'élève aujourd'hui la coquette et déjà opu- lente cité, bâtie en damier, comme les villes américaines, se hérissaient les épais taillis d'une impénétrable forêt, New-Westminster déchu ne sera bientôt plus qu'un fau- bourg de Vancouver dont le boom s'accroit de jour en jour.

Sir Georges quitta le sleeping-car le 9 mai, à onze heures du matin, fit transporter ses bagages sur un des vapeurs chargés du transit entre le terminas et la capi- tale de la province, puis s'embarqua séance tenante.

Malgré sa situation insulaire, Victoria est d'accès très facile, grâce au va-et-vient perpétuel des steamers.

Gracieuse et très riche ville ombragée d'arbres, ornée d'un parc superbe, éclairée à la lumière électrique, et possédant un abondant réservoir d'eau alimenté par un lac éloigné de douze kilomètres, Victoria n'a pas moins de vingt mille habitants, dont un quart de Chinois.

En tant que capitale de la Colombie anglaise, elle est le siège du gouvernement provincial représenté par un lieutenant-gouverneur, des ministres provinciaux et une assemblée législative (1).

Gomme leurs proches voisins les Yankees, les Anglais

(1) La Colombie britannique ne possède point de Chambre haute ou conseil législatif, ainsi que les provinces d'Ontario et de Manitoba. Elle envoie au parlement canadien, siégeant à Ottawa, six députés issus du suffrage universel, et trois séna- teurs nommés par le gouverneur générai.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 19

commencent à se pr<îOccuper de l'aftluence considérable des Chinois qui finissent par former une colonie asiatique dans la ville anglaise, à tel point qu'ils possèdent Jeurs rues, leur quartier, jusqu'à leur théâtre.

Privés du droit de vote, incapables d'acquérir la per- sonnalité civile, ils sont en transit, considérés comme marchandise plombée! et transportés en vagons fermés d'un point à l'autre du territoire.

Malgré cette clause bizarre de la tolérance dont ils sont l'objet, malgré la taxe d'entrée de cinquante piastres qui leur est imposée, ils constituent, paraît-il, un véritable danger pour Télé/nent anglais, tant leur multiplication est rapide et hors de toute proportion.

En homme auquel sont familières les dispositions de la jeune cité, sir Georges, plus tlegmatique et aussi plus rogue, plus hautain que jamais, fît conduire ses bagages au palais du gouverneur, se rendit aussitôt par le plus court au postal-oflîce et trouva deux dépèches : l'une de son partenaire Wolf l'informant qu'il pousse effectivement le pion mail de son roi, l'autre lui apportant les compliments des membres du Shooting and Angling Club»

A la première il lépond : « J'avance d'une case le pion de la tour de la Reine. »

A la seconde il répond brièvement : c Ail rightl » co qui n'est guère compromettant. Puis, paraissant se sou- venir enfin que son frère est lieutenant-gouverneur de la province, il se rend au palais, une fois ses affaires ter- minées.

Malgré l'ampleur des voies, il y a parfois encombre- ment, et sir Georges, en bon Anglais, ignore les obstacles, surtout quand ils sont vivants. Deux Chinois pourvus d'é- ventaires sont entassés de menus bibelots d'exporta- tion, ayant eu la malencontreuse idée de lui barrer le chemin pour lui offrir leur marchandise, il les empoigne, de chaque main, par leur queue de cheveux, hâle à pleins bras, déracine les deux magots, et les culbute au beau

20 CHASSK- RS CANADIENS

milieu de la chaussée, avec celte ineffable brutalité dont le sujet de Sa Majesté la Reine est volontiers coutumi» r... avec Its faibles.

Un Espagnol proteste, et, le prenant pour un Allemand, autre variété de butor, lui crache dédaigneusement ces mots :

Pourceau de Prusse !

D'un coup de poing rapide comme un éclair et pesant comme un coup de massue, sirGeor;:es létale sur le dos.

L'autre se relève, crachant rouge, le couteau à la main, bondissant comme un chat^tigre.

Sir Georges écarte lestement la lame qui lui arrive au corps, se coupe légèrement l'index gauche, voit son sang et dit froidement :

Coquin ! tout le vôtre pour une goutte du mien I Saisissant alors un revolver Smith et Wesson dissimulé

dans le pistol-pockelt, il l'applique sur le front de son ad- versaire et lui fait tout simplement sauter la cervelle. Un policeman, reconnaissant un Anglais de la métro- pole, arrive à pas compté, le touche à l'épaule de son bâton et l'invite poliment à le suivre chez le shériff.

Non pas 1 chez mon frère le lieutenant-gouverneur.

Ahl dit le policeman, c'est autre chose. Votre Excel- lence est libre.

Et vous, prenez ces deux guinées pour boire.

Cinq minutes après, un planton l'introduit près de son cadet sir Hairy Leslie, qui lui tend les bras avec un élan tout fraternel.

Vous! Georges!... mon frère!... Quelle surprise et quelle joie 1

» Et ne pas m'avoir prévenu! » Quel bon vent vous amène ?

Oui, Harry, c'est moi... très heureux de vous voir, en vérité...

» Je vous dirai tout à loisir le motif de mon voyage en

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 21

Colombie ; nous avoûs le temps de causer, car je pars seulement demain.

« A propos, il y a dans les rues de votre ville des gens bien encombrants.

Comment cela?

Je crois avoir détérioré une paire de Célestes, et cassé, Dieu me pardonne, la tête à un drôle,

» Faites-moi donner, je vous prie, une cartouche de revolver calibre 410(1); mes munitions sont dans une caisse fermée.

Sir Harry Leslie est trop bon Anglais pour ne pas com- prendre et approuver le motif du voyage de son aîné. Un pari d'une telle importance... un temps relativement si court... Diable! les moments sont précieux, et les bighorns de plus en plus rares. Il faut donc aviser prorap- tement, partir sans délai, et battre avec acharnement les récifs montagneux encaissant Fraser-River, le principal cours d'eau colombien. seulement il y a chance de trouver le superbe gibier attaqué, pourchassé, anéanti en détail avec une frénésie stupide, irraisonnée.

Ajoutez à cela, mon frère, que je suis ruiné à plat, et que je vaux à pûne deux mille livres... et jugez s'il est urgent de me refaire...

Bah I répond avec insouciance le lieutenant-gouver- neur, on est toujours plus ou moins en décontiture...

» Raison de plus, alors, de pousser jusqu'à cet opulent district minier du C iribou un peu abandonné...

«Il y a de très riches placers dont les titulaires ne remplissent pas absolument toutes les formalités édictées par la loi...

» Je vais vous donner une commission d'inspecteur, avec pleins pouvoirs près des autorités de toute la pro- vince... Vous aurez qualités pour prononcer et faire ac-

(1) Dix millimètres vingt-cinq.

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22 CHASSEuns canadiens

coniplir sans »lélai l'éviction des diggers qui ne seront pas en mesure.

» Les concessions se trouvant immédiatement libres, vous verrez à les pourvoir d*un propriétaire de votre choix.

Vous êtes un brave cœur, Harry, et votre esprit est plein de ressources.

Je vous préviens seulement qu'il vous faudra sans doute un peu batailler... nos « free diggers» ont la tête chaude...

» Se voyant dépossédés... môme légalement, ils résis- teront, je le crains... il y aura des armes à feu qui parti- ront toutes seules...

Vous le savez, Harry, la lutte ne m'efTraye pas, dit sir Georges, dont les yeux ternes furent traversés par une rapide et sinistre lueur.

Vous avez la main prompte, je le sais, et je connais votre adresse infaillible.

» Il faudra pourtant ne pas trop vous y fier, et vous garder comme en guerre...

» Surtout, pas de meurtre inutile... vous me com- prenez...

Je tâcherai de ne tuer qu'à bon escient et dans les cas graves.

AU rightl

» Maintenant, laissez-moi vous pourvoir d'une partie de votre personnel.

Le lieutenant-gouverneur, à ces mots, presse le bouton d'une sonnerie électrique. Le planton accourt avec une rapidité montrant que Son Excellence sait se faire obéir.

Faites venir Li.

Trente secondes après, un Chinois propret, luisant, gras- souillet, l'air béat, tout de blanc vêtu, chaussé d'escar- pins en paille, apparaissait à la porte du fumoir.

Maître Li, vous voyez ce gentleman, dit le lieute- nant-gouverneur en montrant sir Georges.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES S3

» C'est mon frère! Dorénavant, \;ou8 êtes attaché à sa personne, en qualité de cuisinier... Vous le suivrez par- tout où il lui plaira de vous emmener, vous lui obéirez comme à moi-même, quoi qu'il vous commande, et voug vous souviendrez toujours qu'il y a ici, pour vous faire une cravate, trois brasses de bonne corde, au cas vous ne feriez pas votre devoir.

» Soyez prêt à partir detnain à huit heures...

» Allez I

» Une perle! mon cher Georges, dit sir Harry quand le Céleste fut sorti... '">us verrez à l'usage quel serviteur incomparable !

» Il sera votre cuisinier, voire blanchisseur, votre cor- donnier, votre tailleur, qut. suis-je encore .. un véritable factotum.

» Ne l'avariez pas trop, il me sera utile après votre retour.

Je ne puis plus que vous remercier du cœur et de l'estomac, mon cher Harry! vrai, vous me comblez.

^- Je vais vous adjoindre, en outre, un de mes valets de pied européens... un sacripant fieffé... il sera votre homme de confiance... vous en ferez un valet de chambre...

» Plus mon cocher, un Yankee qui a fait tous les mé- tiers, sauf celui d'honnête homme.

» C'est un cavalier excellent, un chasseur hors ligne, en sa qualité d'ancien cow boy... Je le crois capable de tout... même de vous être fidèle.

» Le cocher s'appelle Tom, le valet de chambre s'ap- pelle Joë...

« Je vous les présenterai ce soir... ils sont absents pour l'instant.

» Maintenant, quoi encore?

» Quatre cheva*ux vous suffiront avec un dog-cart, plus quatre mulets et deui charrettes.

» La route d'Yale au Caribou est parfaite,

A merveille.

24 CHASSEURS CANADIENS

Arrivé à Kameloops, vous recruterez une demi-dou- zaine au moins d'Indiens porteurs.

Ceux qui sont appelés ici carriers; je les ai utilisés fructueusement autrefois.

Ils vous seront indispensables pour porter à travers les montagnes votre matériel tout entier : tente, armes, munitions, effets, provisions, etc.

» Enfin, si vous pouvez trouver comme guides un ou deux métis canadiens, de préférence d'origine française, et si vous savez les intéresser à votre affaire, je vous garantis le succès.

» Je vais du reste télégraphier aux autorités de Kame- loops, la métropole de l'intérieur, de vous dénicher à tout prix ces oiseaux rares.

)) Vous irez les chercher vous même par le chemin de fer, pendant que vous laisserez votre personnel à Ash- croft.

» Maintenant, allons dîner, et faire honneur à la cui- sine de Li. »

!Sl:^:-.r.-.,.-..

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 25

III

Le plus poissonneux des fleuves.— Les Porteurs ou Carriers.— Guide canadien. —En route. Comment le raôtis entend les rapports aver la valetaille. Le confort de Son Excel- lence. — Egoïsme anglais. Les Homraes-du-Sang. Sir Georges veut voir une scène de cannibalisme.

Le Fraser est le plus grand fleuve de la Colombie an- glaise. On pourrait même dire : l'unique fleuve, puisque l'homonyme de la province, Golombia-River, appartient seulement au territoire du Dominioti par la partie supé- rieure de son cours.

Il pren 1 sa source au lac Tête-Jaune (Yellow-Head), sur le versant occidental de montagnes d'oii sortent, par le versant opposé, les torrents dont la réunion forme l'Athabasca.

Son cours affecte vaguement la forme d*un S dont la boucle supérieure enserre Topulent district minier du Caribou, et dont la boucle inférieure côtoya le chemin de

26 CHASSEURS CANADIENS

fer de Lytton à Vancouver, et se jette dans le ^olfe de Géorgie par de larges estuaires. Le corps de l'S, très allongé, reçoit de nombreux affluents : Bear-river, Wil- low-river, Stewart-river, alimentés par des lacs disposés en longues nappes et coulant à travers des failles pro- fondes. Le Black-Water, le Quesiielle, le Chilcotin, le Thomson pour citer seulement les principaux, lui arrivent de droite et de gauche, torrentueux et profonds, chargé? pour la plupart d'acide humique, comme le Black-Water, et donnent à ses eaux une teinte sombre très caractéris- tique. Du cinquante-troisième au quarante-neuvième pa- rallèle, il coule à une telle profondeur entre des mon- tagnes, son lit est tellement anfractueux, qu'il est impos- sible d'en suivre le cours, encaissé dans des rochers à pic, auxquels il se brise avec des grondements furieux.

Il s'en va ainsi, pendant plus de Irois cents milles, bordé par les curieuses terrasses qui donnent un carac- tère si étrange au pays qu'il arrose, se précipite à tra- vers de nouvelles a Portes d'Enfer » (hell-gate) étroites et resserrées, blanc d'écume, vertigineux, impraticable jus- qu'au point il oblique de l'est à l'ouest pour se jeter dans la mer.

Enfin, sans prolonger une description qui est plutôt du domaine de la géographie proprement dite, il convient d'ajouter que la caractéristique des eaux du Fraser sont : la profondeur, la fraîcheur, la rapidité, la limpidité.

Ces eaux roulent en notable quantité les paillettes d'or arrachées aux alluvions lointaines, et renferment tant de poisson que la pêche et les conserves font l'objet d'une industrie très prospère.

Le saumon notamment surabonde dans toute la partie inférieure. Il y a une trentaine d'années, il arrivait très souvent, aux bateliers conduisant au croc leurs embarca- tions, de harponner sans le vouloir des saumons énormes, au moment de cette migration connue sous le nom de « remontée >».

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 27

Dans toute la partie supérieure, et jusque dans les plus infimes affluents, pullule la truite qui se joue des bar- rages, se complaît dans les torrents, et acquiert dans les eaux froides et rapides cette vijîueur de mouvements, cette délica tesse de chair si appréciées du sportsman et du gourmet.

Or donc, six jours se sont écoulés depuis l'arrivée à Victoria de sir Geo rges Leslie, parti d'Angleterre après un pari dont l'objet est la détermination des caractères zoologiques du bighorn, le mouton sauvage des Mon- tagnes Rocheuses.

Sir Georges n'a pas perdu son temps. Grâce à la frater- nelle obligeance du lieutenant-gouverneur, il a pu mon- ter en moins de vingt-quatre heures son expédition, réunir hommes, chevaux, mulets et voitures, expédier le tout, en franchise, naturellement, par chemin de fer jusqu'à Kameloups, et partir sans désemparer, muni de sa com- mission d'inspecteur des mines, lui conférant sur les claims aurifères et le personnel des exploitations un pou- voir pour ainsi dire discrétionnaire.

Informées télégraphiquemen. et stylées en conséquence par le grand maître de la province, les autorités se sont mises littéralement en quatre pour fournir au voyageur les éléments indispensables au succès de son entre- prise.

Dix de ces Indiens, appelés, comme on sait, carriers ou porteurs, ont été non pas engagés, mais bel et bien réquisitionnés pour un service public, et dont le salaire sera payé quand et comme il plaira au représentant de Sa Majesté très j^racieuse.

Le shérif, que ses attributions mettent en rapport avec toutes sortes de gens et qui, dans le périmètre de sa juri- diction, connaît un peu tout le monde, a découvert un vieux chasseur canadien.

Ce chasseur est un « professionnel », c'est-à-dire vivant

28 CHASSEURS CANADIENS

de son métier, un de ces endurcis coureurs des bois dont la race disparaît de jour en jour.

Il serait plus juste de dire : ayant vécu, car il possède une fortune assez rondelette, trourée ces années passées dans les mines d*or et qui lui permet de vivre large- ment, à sa guise, en philosophe doublé d'un Nemrod errant.

Comme il a pendant quarante ans « trappe « pour la Compagnie de Pelleteries de la Baie d'Hudson, et vécu loin des cités de cette vie sans entraves si chère aux hommes de sa profession, il lui faut, au moins huit mois sur douze, vagabonder à travers monts, plaines, forêts et vallées, tant les fatigues et les dangers de cette existence aventureuse exercent une attraction irrésistible sur son puissant organisme.

C'est un géant d'au moins cinquante-cinq ans, taillé en force, agile comme un jeune homme, fort comme un bison, aux cheveux et à la barbe d'un noir corbeau, dont le masque énergique, rusé, impassible et tout à la fois sympathique, annonce un métis.

C'est en effet un Bois-Brûlé franco-canadien, répondant au nom de Joseph Perrot, bien connu de ceux qui ont lu un précédent ouvrage intitulé : De Paris au Brésil par Terre (1), et dont il est un des héros.

Il avait passé la fin de l'hiver à Kameloups, et se pré- parait à partir pour Barkerville l'appelaient des affaires particulières. Il allait accomplir ce voyage à pied, les « bras ballants », c'est-à-dire en péchant et chassant, bat- tant les buissons au gré Je sa fantaisie, ainsi qu'il con- vient à un amant passionné de la nature ayant passé au grand air les trois quarts de son existence.

Comme son rendez-vous est pour dans un mois à la jolie ville de Caribou, il a cédé aux instances du shérif et consenti à accompagner un sportsman anglais venu spé-

(1) Librairie Flammarion, 26, rue Racine, Paris,

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 29

cialement pour chasser et dont la Jeslination est la

même.

Il a fmi par accepter, en î^aussant les ('paules, et en homme qui se moque un peu de l'argent, une livre ster- ling par jour, en posant comme conditions formelles qu'il n'aurait jamais affaire aux valets du gentleman, mais au gentleman lui-même, et que ce dernier lui parlerait seu- lement en français.

Sir Georges Leslie ratifia cet arrrangeraent convenu avec le shérif, sachant par ce dernier que Perrot était peut-être le seul capable de le mettre en présence d'un bighorn.

Le l*^r juin, la caravane au grand complet s'embarquait à Kameloups, dans le train devant la ramener à Gache- Creek, se trouve la route conduisant de Yale à Bar- kerville en passant par Clinton. Au confluent de Bona- parte-Uiver et de Thompson-River, tout le personnel et tout le matériel, hommes, chevaux, colis, voitures est descendu des cars. La caravane se forme et s'engage lentement sur ce chemin qui semble un défi jeté par les ingénieurs aux apparentes impossibilités opposées par la nature.

En tête s'avance tout seul Perrot, vêtu du costume tra- ditionnel en peau de cerf, la carabine en bandoulière, la pipe aux dents, le nez au vent, éclairant la marche.

Derrière, un peloton d'Indiens, pêle-mêle avec des bal- lots qui n'ont pu être installés dans les charrettes atte- lées chacune de deux mulets. Vient ensuite la première charrette conduite par le cocher américain Tom, ayant près de lui, sur le siège le cuisinier chinois Li, dont la face camuse conserve une impassibilité de magot. Puis la seconde charrette, bourrée comme la première jusqu'à la bâche imperméable qui la recouvre, et conduite en main par un Indien à pied, puis les deux chevaux de rechange, menés en bride par deux autres Indiens, et enfin le dog-cart conduit par sir Georges, en personne.

30 CHASSEURS CANADIENS

Près de lui, sur le siège, se tient avec cette rigidité indiquant le domestique de bonne maison, le valet de sir Georges, en grande livrée.

Très intrigués, les Indiens contemplent avec admiration et respect ce personnage coiffé d'un chapeau à cocarde bleue et rouge, vêtu d'une houppelande marron avec une constellation de boutons énormes, luisants comme autant de soleils, et se demandent s'il n'est pas le grand chef, d'autant plus qu'il est voiture par l'autre, le gentleman barbu aux vêtements tout simples.

Ces naïfs enfants de la nature, ignorant notre civilisa- tion et ses raffinements, ne peuvent d'ailleurs concevoir les rapports de maître à serviteur, comme on les entend chez nous, et ne sauraient, à plus forte raison, com- prendre la haute cocasserie d'un Anglais original qui, pour une expédition de ce genre, s'affuble d'un valet en livrée.

Grâce à la docilité merveilleuse des chevaux, à leur admirable sûreté de pied comme à leur incomparable dressage, la moitié de l'étape s'accomplit sans encombre.

La halte de midi s'imposant bientôt pour la réfection des gens et des bêtes, sir Georges, ne sachant comment se faire entendre de Perrot, arrête son attelage, et tout naturellement expédie au brave Canadien l'homme en livrée.

En quelques pas rapides, celui-ci rejoint Perrot, l'inter- pelle du bout des dents, très rogue, en sa double qualité d'Anglais et de laquais.

Guide ! Son Excellence m'envoie vous commander d'arrêter.

Perrot, très froidement, se retourne, souffle une bouffée de tabac, hausse les épaules et reprend sa marche sans mot dire.

Cinq minutes après, le Canadien, cheminant à longues enjambées de son pas de trappeur, entend une autre voix plus hautaine lui crier, d'un ton de commandement :

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 31

Guide i j'ai ordonné d'arrêter, m*entendez-vous? Pour la seconde fois, le géant se retourne, reconnaît

sir Georges lui-môme et, toisant le maître avec le même calme que le valet, conserve son impassibilité sereine.

Entendez-vous, quand je commande 1 continue sir Georges dont la voix tremble légèrement.

Parlant par respect, répond en français Perrot à ces mots proférés en ani^lais, faudrait voir un peu, M'sieu Milord, à savoir à qui que vous causez, et eus qu'en sont censément nos conventions.

» D'abord, mon nom est Perrot... j'm'appelle pas: guide, souvenez-vous-en, car je tiens à être dénommé ainsi.

» Ensuite, parlez-moi en français, parce que c'est mon idée, acceptée par le shérif et ratifiée par vous.

» Et pour finir enfin, si jamais vous me faites adresser la parole par ce Pourichinel que vous m'avez envoyé...

Aohî... Qu'est-ce, Pouritchinel?...

Oui, le saltimbanque, le valet, quoi... J'ai affaire à vous, rien qu'à vous, et si un de ces rascals me parle en son nom ou au vôtre, je le casse en deux.

» Et maintenant, si je suis forcé de faire un second discours du calibre de celui-cite, je m'en vais à mes af- faires et je voui laisse chercher tout seul votre bighorn.

» Voilà comment nous sons, nous autres de la vieille France du Canada. »

A ces paroles soulignées par cette ironie finaude parli- culière aux paysans quand ils gouaillent un monsieur, sir Georges pâlit, et se sent une envie folle de se ruer, les poings levés, sur le métis.

Mais ce diable d'homme joue, comme par hasard, avec son couteau à scalper, prêt à fouiller les côtes au gent- leman, au cas oii celui-ci deviendrait incorrect.

Et sir Georges, n'ayant pas la moindre envie de se faire travailler le thorax avec cet instrument dont les trappeurs

32 CHASSEURS CANADIENS

OU les mineurs jouent très volontiers, renfonce sa colère, et finit, en somme, par donner satisfaction à Perrot.

La halte, le repas, le départ s'opérèrent sans incidents, puis la seconde partie de l'étape fut parcourue sans diffi- culté. A la nuit, les chevaux furent dételés, attachés soli- dement, et pourvus, ainsi que les mulets, d'avoine et do bunch-grass (1).

Li installa le fourneau portatif de Son Excellence, ou- vrit plusieurs boîtes de conserves, et fit mijoter une série de mets fort appétissants, pendant que le valet de pied couvrait une petite table d'une fine nappe blanche, et constellait celle-ci d'une argenterie éblouissante.

Entre temps, une vieille bouteille de claret tiédit de façon à développer tout son arôme, et Son Excellence qui aime à bien vivre, même en voyage, se met à table et fait honneur, en gourmet consommé, aux victuailles élabo- rées par Li.

La tente sous laquelle Son Excellence va passer la nuit est déjà dressée, avec le lit de camp sur lequel reposera son corps très précis: ux, après avoir fumé, sur le fauteuil démontable, quantité de cigares exquis.

Le maître bien repu, la valetaille se restaure avec les reliefs du festin, absorbe force tasses de thé, se gargarise de brandy et semble écraser de sa morgue les malheu- reux mercenaires réduits à la portion congrue.

Il est entendu que tous les chefs d'expédition nourris- sent habituellement le personnel engagé par eux. Mais, dans le cas présent, les Indiens porteurs ayant été, non pas engagés, mais réquisitionnés pour un service public, ils doivent subvenir à leurs besoins. Et sir Georges est bien trop égoïste pour leur donner un atome de nourri- ture distrait de son approvisionnement.

Et puis, des Indiens ! des bétes de somme à deux pieds...

(l) Herbe excellente, savoureuse et nourrissante commune dans la région.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 33

des animaux bion moins intéressants que les chevaux et les mulets, puisqu'ils ne coûtent rien.

Donc, à eux de s'alimenter comme ils pourront.

Dans l'esprit de sir Georges, Perrot devait partager la table du cocher, du valet de pied et du cuisinier, mais le métis ayant témoigné une insurmontable aversion pour ces personnages, le maître jugea opportun de le laisser se débrouiller.

Donc Ptrrot et les Indiens, onze hommes, plus trois femme?, accompagnant ceux-ci, plus quatre enfants, en tout dix-huit personnes, vont souper par cœur, aorès une journée d'écrasantes fatigues.

Mais un vieux trappeur n'est jamais pris au dépourvu.

Voyant qu'il n'y a rien à attendre ni du maître, ni des serviteurs, il tire de son bissac un petit trident d'acier, l'emmanche solidement à une branche de coudrier, confie à un Indien sa carabine, ses munHions, son sac à feu et tous les objets craignant Thumidité, puis ajoute en chi- nouck (1):

Je vais vous chercher à manger, mes amis; préparez un bon feu.

Sans plus de façons, il s'immerge jusqu'aux aisselles dans les eauxgla cées du torrent voisin, rasant les berges abruptes, scrutant les anfractuosités, aux lueurs mou- rantes du jour, et dardant parfois, d'un coup sec, son trident au fond de l'eau.

Des mouvements convulsifs agitent le manche resté dans la main robust e du géant, et un superbe poisson de sept à huit livres apparaît, sanglant, percé au ras des ouïes, par le triple dard barbelé.

En un instant le poisson débroché est lancé à terre, et saisi par des Ind iens qui suivent leur pourvoyeur. Telle est son habileté à ce genre de pêche, telle est

(i) Patois composé de mots anglais, indiens et français, le iabir du Haut-Canada.

34 CHASSEURS CANADIENS

aussi l'incroyable quantité de poisson rencontré dans ce torrent, qu'il retire ainsi, en une derni-heurf, enviroa soixante livres de truites.

! dit-il tout joyeux, en sortant de Teau sans même un frisson, avec cela on ne meurt pas de faim, et demain, je rencontrerai encore de quoi vous emplir la panse, mes pauvres camarades.

» Quant à toi, M'sieu Milord, si jamais tu te trouves avec la fringale au ventre, toi et tes « valets », je te ren- drai la pareille avec bonheur.

Deux jours après, on atteignait Clinton, une bourgade sans grande importance, se trouvent des placers ex- ploités par des Chinois, et le dernier centre de civilisa- tion avant Barckerville, distant d'à peu près quatre-vingt- dix lieues, en tenant compte des sinuosités de la route.

Par mesure de précaution, Perrot acheta et paya de sa poche cent livres de pemmican, comme provision de réserve pour les Indiens, dont sir Georges ne s'occupait pas plus que s'ils eussent été des animaux sauvages.

Le lendemain, 4 juin, on campait près d'un petit af- fluent de Bonaparte-River, et sortant de Lomond-Lake.

La caravane était à peine installée pour préparer le campement, qu'une demi-douzaine d'Indiens de mau- vaise mine, d'aspect féroce, chargés d'oripeaux baroques mal armés d'ailleurs d'arcs et de mauvais fusils, se pré- sentèrent inopinément.

Perrot, sans plus tarder, leur crie rudement de s*en aller, et comme ils n'obtempèrent pas assez vite, le métis les menace de sa carabine.

Sir Georges Leslie, jugeant l'affaire sérieuse, croit devoir se départir de sa morgue habituelle, et demande au Canadien quels sont ces inaiens.

On les appelle chez nous les Mauvais-Monde, ou encore les Gens- du- Sang.

» Ce sont des pillards, des bandits, des assassins, des

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 35

anthropophages... comme qui dirait des mangeurs de chair humaine. » C'est bon à tuer, « pire » que des loups.

Cela suffit I Laissez-les s'en aller.

Revenu à s;i tente, sir Georges appela son cocher amé- ricain Tom et lui dit :

Connaissez-vous ces Indiens nommés par le guide : Il ommes-du-Sang?

Oui, Excellence... des cannibales endurcis... en- ragés...

Savez-vous le chinouck?

Oui, Excellence.

Prenez cinq bouteilles de brandy, portez-les leur de ma part et dites-leur de ne pas s'éloigner.

» Tâchez de ne pas être vu par le Canadien et les Car- riers. Puis, il ajoute en aparté, avec un regard étrange :

Il faut que j'assiste à une scène de cannibalisme.

86 CHASSEURS CANADIEN^

IV

Pêche à la volée. Mouche artificielle. Difficile manœuvre.

Duel entre un sportsman et une truite de vin^t-cinq livres.

Belle défense. Ce que Son Excellence fait de son gihier.

Les idées de sir Georges. Qui commence par une églogue et finit par un assassinat.

Le 5 juin de ^rand matin, sir Georges s*éveille frais et dispos, quitte sa couche le sourire aux lèvres, en homme augurant bien de sa journée.

Depuis une demi-heure, le soleil est apparu sur Thorî- zon teinté de rose et sir Georges, se rappelant soudain la configuration des lieux, s'en va passer une rapide ins- pection du ruisseau il doit se livrer, pour la première fois depuis près d'une année, à son divertissement favori.

Le temps, malgré l'heure matinale, est chaud et lourd. Pas la moindre brise au fond de la petite vallée, entre les roches déjà tiédies, roule, avec un bruit continu, lo cours d*eau rageur.

Les mouches ou essaims nombreux, zigzaguent au ras

LES CHASSEURS DES MONTàQNES ROCHEUSES 37

(lu courant, comme si elles voulaient agacer les salmo- nidés voraces qui pullulent invisibles, et parfois, s'dan- cent, rapides comme des tlèchos au-dessus de leur élé- ment, et retombent au milieu d'un remous fugitif, aux cercles concentriques.

La truite moucheronne avidement. Bonne affaire pour un pêcheur à la mouche artificielle.

Cette poche, assez connue, mais en somme peu pra- tiquée en France, est un des sports favoris des Anglais, qui s*y adonnent avpc passion, et ne reculent, pour s'y livrer, devant aucun déplacement coûteux et fatigant.

Chez nous, on plaisante encore, et bien à tort, le pê- cheur à la ligne, tandis qu'en Angleterre, un bon pêcheur de saumon ou de truite, jouit d'une considération au moins égale à celle d'un tueur de grouses, ou d'un chas- seur de renards.

Sir Georges, son inspection terminée, revirt an cam- pement, prit sa meilleure canne en hickory, choisit plu- sieurs lignes en soie imperméable dont il connaissait la solidité, retira d'une boîte hermétiquement close un album représentant toutes les mouches de tous les pays à salmonidés, puis repartit pour le torrent, accompagné de son inévitable valet de pied, chargé du matériel.

Arrivé à destination, le pêcheur reconnaît que la mouche à laquelle les truites donnent la préférence est présentement la mouche du saule {sallow fly).

Entre les feuillets en parchemin de l'album, sur les- quels sont représentés en chromo les insectes, se trou- vent intercalés d'autres feuillets mobiles, sont atta- chées les mouches artificielles, montées en plume, en fîl et en clinquant, sur les hameçons, de façon à faire aux poissons une illusion sinon absolue, du moins suffi- sante.

Sir Georges compare au dessin chromolithographie de la sallow fly, le simulacre fabriqué par son marchand, trouve la ressemblance incomplète, ajoute un morceau

38 CHASSEURS CANADIENS

de plume destiné à allonger une antenne, retire un peu de fil de cuivre, fait claquer sa langue et murmure :

C'est bien cela!

Le valet, sur un signe, enlève de la trousse en toile caoutchoutée, les quatre morceaux de hickory, mesu- rant chacun un mètre dix, les emboîte solidement l'un à l'autre dans les viroles de cuivre adaptées à chaque bout, monte le scion en baleine robuste et flexible, passe la ligne en sois dans chacun des anneaux dont la canne est pourvue à raison de quatre par fraction de un mètre dix, attache au bas de la canne le moulinet multiplicateur sur lequel sont enroulés environ cinquante mètres de ligne, et présente l'appareil à son maître.

Celui-ci assujettit prestement sa mouche revue et cor- rigée, à l'extrémité du bas de ligne en florence, et dé- roule de dessus le moulinet qui crépite, avec un bruit strident, à peu près quinze mètres de ligne.

Il s'agit maintenant de lancer, au milieu du ruisseau, cette mouche, de façon à faire croire à la truite, le plus défiant des poissons, que sa chute est naturelle, comme celle deâ autres qui tourbillonnent au-dessus des eaux, et s'y abattent assez rudement, mais de certaine façon, pendant leurs folles randonnées.

Celte opération, très délicate, exige une grande habi- leté jointe d beaucoup d'habitude. Les débuts sont longs, difficiles, parfois décourageants, pour arriver à cette dextérité des sportsmen anglais qui, en l'absence de vent, bien entendu, mettent deux fois au moins sur trois leur mouche dans un chapeau placé à vingt mètres.

Sir Georges, tous ses préparatifs accomplis en silence, avec cette lenteur fébrile indiquant une passion réelle, saisit sa mouche entre le pouce et l'index de la main gauche, enroule, en longs anneaux très lâches, toute portion de la ligne excédant la longueur de la canne^ et s'avance, à petits pas, la canne haute, l'œil fixé sur le creek.

LES CHASSEURS DHS MONTAGNES ROCHEUSES 39

Il s'arrête bientôt, s affermit sur les jambes, fouette vigoureusement de la main droite, en faisant opérer au sommet de la canne un large mouvement semi-circulaire, et laisse aller la mouche.

Le corps de ligne, le bas de ligne et l'insecte artificiel attaché sur l'hameçon, entraînés par ce mouvement, partent en sifflant. Avec un sang-froid et une adresse indiquant un pécheur consommé, sir Georges coupe ce demi-cercle par un léger, mais brusque mouvement du poignet et l'appât, relevé comme par un coup de fouet, tombe à pic, mollement, avec toutes les apparences de la vie.

Plus le courant est rapide, plus on a chance de faire illusion au poisson partagé entre sa défiance et sa voracité.

Comme l'appât file vite, entraîné par les eaux, il s'em- presse de le saisir sans y regarder de trop près.

Sir Georges débute par un coup de maître.

A peine la fausse mouche de saule a-t-elle touché la surface du torrent, qu'elle disparaît, happée goulûment. Prompt comme la pensée, le pêcheur ferre d'un geste analogue à celui d'un escrimeur prenant le contre de quarte, et brusquement, la ligne se tend, à se rompre.

A en juger par ce prologue de la lutte qui va s'en- gager entre l'homme et le poisson, celui-ci doit être énorme.

Sir Georges, sentant que ni sa ligne de soie, ni sa bonne canne en hickory ne pourraient supporter, sans rupture immédiate, un pareil effort, laisse filer un peu de la fine cordelette, qui se déroule en faisant grincer le moulinet. La truite, solidement accrochée, profite avec un instinct prodigieux, de ce faux-semblant de répit, et commence une résistance désespérée.

Chaque poisson a une manière caractéristique de se défendre. Le barbeau par sa vigueur, sa masse et ses brusques à-coups; le brochet est franchement brutal; la

40 CHASSEURS CANADIENS

brème a des finesses de félin, des adresses de prestidigi- tateur pour utiliser les accidents de terrain, ou la pré- sence des végétaux. La truite résume en elle seule tous ces procédés et sait les mettre en œuvre coup sur coup avec une telle célérité, qu'elle ne cède qu'à un adversaire expérimenté, rompu à celte escrime émouvante et singu- lière.

Ruses, volte-faces, brusques plongeons, fuite sinueuse à travers les roches, pâmoisons suspectes suivies de sou- bresauts désespérés, vaillance, énergie, finesse, elle pos- sède les ressources les plus multiples et les plus opposées, triplant les difficultés de sa capture.

Décidément, sir Georges est un grand artiste. Avec un calme, une dextérité, un à-propos, joints à une sorte de divination jamais en défaut, il prévoit les manœuvres les plus déconcertantes et les déjoue avec une maestria guperbe.

Tenant le scion toujoui^, vertical de façon à faire ressort, il sait, à dix centimètres près, ce qu'il doit filer de ligne, comme il sait aussi, à une seconde près, quand il doit faire agir la manivelle du moulinet, de façon à ramener peu à peu, irrésistiblement, la truite que cette lutte sans merci commence à épuiser.

La voici comme pâmée, sans mouvement. Un novice s*y laisserait prendre et chanterait victoire. Sir Georges se défie de plus belle, se tient prêt et attend. Pas bien longtemps du reste. La truite envoie un coup de queue terrible et plonge brusquement.

Le pêcheur» qui se passionne pour cette sorte de duel, laisse errer un froid sourire sur ses lèvres pincées et murmure :

Je la tiens !

De nouveau le moulinet grince avec sa voix de criquet. La ligne s'allonge, la truite s'enfuit follement, remonte le courant, reparaît, plonge de nouveau, soubresaute, toujours maintenue par l'admirable pêcheur qui devine

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 41

et contrecarre toutes ses manœuvres, la « travaille » et répuise plus encore en paraissant lui céder qu'en lui résistant.

La lutte dure depuis vingt-cinq minutes. Une dernière surprise, une dernière et plus désespérée tentative pour rompre ce fil si ténu et si tenace, pour arracher cette pointe implantée dans les cartilages du museau.

Vains efforts ! La truite asphyxiée, pantelante, crispée, à bout de forces enfin, se laisse aller en dérive et traîner sur une petite grève Tamène irrésistiblement sir Georges triomphant.

Stylé en conséquence, le valet se précipite sur le splen- dide poisson, le saisit par les ouïes et, sans souci des viscosités qui souillent sa livrée, l'étreint, Tempoite à bras le corps sur la berge, et le laisse tomber au milieu des bunch-grass.

Cette première capture de sir Georges pèse environ douze kilogrammes et mesure un mètre vingt centi- mètres du museau à la queue \

Il assiste à ses cabrioles, se repaît de son agonie, con- temple ses derniers frissons, appuie le doigt sur un des yeux, fait saillir, circulairement, par la pression, un petit cercle rosé, murmure :

Elle est saumonnée, je m'en doutais ! Puis, la voyant bien morte, dit au valet :

Jetez à Teau cette bête I

Son Excellence adore la pêche à la volée, mais comme elle exècre le poisson, elle juge à propos de se débar- rasser ainsi de celui qu'elle a pris. Quant à le faire con- sommer par la valetaille et les auxiliaires, il n'y faut pas songer. Ce gibier, anobli par son contact avec le gen- tleman, ne saurait être utilisé d'une façon aussi dégra- dante. Il doit disparaître, mais non déchoir, sa capture par Son Excellence étant une sorte de consécration..

La truite s'en allait à vau-l'eau, le ventre en l'air, et sir Georges se préparait à descendre un peu plus loin

42 CHASSEURS CANADIENS

pour lancer une seconde mouche, quand il entend le bruit d'un plongeon.

11 s'arrête, étonné, à la vue d'une face couleur de brique émergeant presque aussitôt à quelques pieds à peine du poisson mort. Ce dernier est aussitôt empoigné, puis hâlé vers la berge, prend pied un de ces Peaux- Rouges aperçus en arrivant, et désignés sous le nom de « Mauvais-Monde » par Perrot.

Le drôle, affriandé par le brandy donné la veille au soir, a suivi, invisible, le gentleman, comptant sur une nouvelle largesse, ou spéculant sur une occasion qui, du reste, ne s'est pas fait attendre.

D'un cri vibrant il appelle ses congénères cachés der- rière les rochers, leur montre le poisson, à la vue duquel tous entament une gigue éperdue, et se mettent à voci- férer à plein gosier.

Sir Georges, intéressé abandonne pour un moment son sport et se dit qu'il serait intéressant de fixer sur le papier une scène aussi curieuse. Il tire un album de sa poche et se met en devoir de crayonner une esquisse.

Mais allez donc saisir pour ainsi dire au vol ces con- torsions désordonnées, bientôt apaisées, du reste, à la vue des feuilles blanches d'où peut surgir une médecine dont ils ne se soucient pas de ressentir les effets.

Voyant cela, sir Georges, sans appréhender le moins du monde la compagnie des anthropophages, donne quelques ordres rapides à Joë qui part aussi vite que possible pour le campement, distant déjà de plus d'un kilomètre.

Il revient au bout d'une demi-heure, accompagné du cocher américain Tom, armé de sa carabine Winchester, et accompagné d'un Indien Carrier portant sur ses épaules tout un matériel.

D'abord du wisky. Deux bouteilles que sir Georges offre aux cannibales en leur faisant dire par Tom, en chinouck :

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 43

Le gentleman vous donne l'eau de feu à la condi- tion que vous chanterez et danserez comme tout à l'heure.

Puis un appareil à photof^raphie instantanée, un de ces admirables produits de l'industrie contemporaine permettant de saisir et de fixer les attitudes les plus extraordinaires, les expressions les plus fugitives. Et cela, sans même que les gens portraiturés puissent au besoin s'en douter I

Puis enfin une caisse oblongue, assez volumineuse, dont le contenu est soigneusement dissimulé.

Que disent-ils? demande à l'Américain sir Georges, voyant le wisky insuffisant pour les remonter au même "diapason.

Ils disent, Excellence, qu'ils danseraient et chante- raient infiniment mieux s'ils avaient...

Quoi?

Au lieu d'un poisson, un homme à dévorer! répond l'Américain avec un regard étrange Vixé sur l'Indien Carrier qui n'a rien entendu7

A ces mots, Tœil atone de sir Georges s'illumine d'une sorte de phosphorescence extraordinaire. Cette lueur a la durée d'un éclair, puis s'éteint brusquement, non toute- fois sans avoir été perçue par l'Yankee.

Tom, aimez-vous l'argent? reprend sir Georges après une pause.

Passionnément, Excellence.

Voulez-vous gagner dix livres?

Que faut-il faire pour cela. Excellence?... Quand il s'agirait de fusiller toutes ces vermines-là, je suis à vos ordres.

Je ne vous en demande pas tant.

» Blessez seulement, et comme par accident, ce Car- rier, de façon à le mettre dans l'impossibilité de s'en- fuir.

44 CHASSEURS CANADIENS

Compris, Excellence ! répond le misérable avec son atroce brutalité d'ancien chasseur d'Indiens.

A ces mots, il prend sa carabine, fait feu avec une vi- tesse inouïe sur le malheureux qui tombe en jetant un cri terrible, avec une jambe fracassée.

Puis il reprend, avec un rire sinistre ;

Allons, les Hommes-du-Sang, voici de la viande... celle que vous aimez !

») Sautez, chantez, mangez et buvez 1... » Le gentleman régale... Et surtout, pas un mot, si vous voulez en avoir autant une autre fois.

LES CHASSEURS t>BS MONTAGNES ROCHEUSES 45

Aussi féroces que les cannibales. Photographie instanta- née. — Le phonographe. Scalpé. Atroces mutila- tions. — Éventré tout vif. Le misérable dévore le cœur de la victime. Partage. « Merci ! Je n'en use pas. » Jubilation de civilisés.

Les Indiens dénommés si énergiquement par les an- ciens trappeurs, « Gens-du-Sang» et t Mauvais-Monde » sont essentiellement nomades. Vouloir leur assigner un habitat entre tel ou tel degré de longitude et tel ou tel parallèle, c'est faire de la géographie de fantaisie.

Les Gens-du-Sang qui se rattachent aux Tinnehs de la Colombie Britannique, d'une part, et aux Tananas du Youkon d'autre part, errent à travers les Montagnes- Rocheuses, sans se fixer plutôt ici que là, toujours en quête de gibiers dévorés palpitants, et surtout du régal par excellence, l'être humain^ dont la chair a pour eux un irrésistible altrait.

46 CHASSEURS CANADIENS

Aujourd'hui, on les trouvera non loin des sources de la rivière aux Liards, dans un mois ils seront sur la rivière de la Paix, lis viendront même liivenier beaucoup plus au sud, sur les rives du Fraser ou de ses affluents, puis, sans motif apparent, ils pousseront une pointe hardie vers le Youkon ou le Mackensie.

Absolument réfractaires à toute civilisation, insensibles aux exemples et aux paroles des missionnaires, irréduc- tibles au moral et au physique, ils vont, brutes entre toutes les brutes à deux et quatre pieds, les poussent d'inconscients et mystérieux besoins de migration, mais toujours en proie à l'idée fixe, tenace, monstrueuse : manger de la chair humaine.

Honnis et méprisés, mais par-dessus tout redoutés des autres Indiens plus ou moins fixés au sol d'où ils tirent leur subsistance, ils sont regardés un peu à la façon des « roulottiers » qui parcourent et écument nos campa- gnes.

Seulement les roulottiers bornent leurs déprédations au pillage d'un verger, au rapt d'une poule ou d'une oies, des peccadilles, en somme, tandis que les Gens-du-Sang pratiquent le jour, la nuit, la chasse à l'homme : font tomber dans une embuscade le voyageur isolé, le chas- seur solitaire, la petite famille tapie sous la hutte en l'absence du chef, massacrent tout ce qui leur tombe sous la main et se livrent avec une fureur de fauves à leurs épouvantables repas.

Cette passion est d'ailleurs poussée à un tel point, que les enfants ne sont pas en sécurité près des parents, et réciproquement les parents près de leurs enfants. Sur- vienne la disette, un accident, la fracture d'un membre, la maladie ou la mort d'un proche ; ou que tout simple- ment la chasse ait été infructueuse, on égorge la victime de l'accident, on achève le malade, on dévore le cadavre, faute de quoi on saigne un enfant, et l'on se repaît en famille de la famille elle-même.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 47

Ils ont d'autre part des coutumes analogues à celles des Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord, dont ils ne diffèrent guère physiquement.

l\< scalpent leurs victimes et les font périr au milieu de tortures effroyablement rafllnées.

Tels sont en peu de mots les predins rencontrés par sir Georges Leslie, presque au début de son excursion à la poursuite d'un bigorhn à travers les Rocky.

La chute de Tlndien Carrier, frappé d'un coup de cara- bine par le cocher américain, est accompagnée de vocifé- rations assourdissantes, et l'infortunée victime, saisie par des mains brutales, pousse des appels désespérés.

Ayant toujours fidèlement servi les Européens, converti depuis quelques années par un prêtre canadien, le mal- heureux allègue ses bons services, implore au nom de leur religion les blancs impassibles, trace le signe de la croix, comme un suprême et irrésistible appel...

Sir Georges contemple avec de petits rictus cette scène poignante, écoutant l'Yankee Tom qui lui traduit, au fur et à mesure en anglais, les plaintes déchirantes proférées en chinouck.

Joe, un peu pâle, mais vivement intéressé, est correct, comme il convient à un serviteur de bonne maison.

Un des Hauvais-Mojpde paraissant le chef, reconnais- sable du reste à une plume d'outarde piquée dans son chignon, tire son couteau, empoigne rudement la cheve- lure du Carrier de la main gauche, saisit son couteau de la main droite et...

Sir Georges braque son objectif, à peine aussi grand qu'un chapeau, sans trépied, sans voile, semblable à la première boîte venue.

Clacl Une épreuve instantanée, au moment le cou- teau trace une ligne rouge autour du front, au-dessus des oreilles, et au bas de la nuque. .

L'appareil a fonctionné à l'instant précis la physio- nomie de la victime offrait une indéfinissable expression

48 CHASSEURS CANADIENS

de colère, de terreur, de souffrance et do désespoir. Quel- que chose d'elTroyable dans sa complexité, que la pein- ture ou le dessin ne pourrait pas rendre, et que 1' « ins- tantané » va saisir sur le vif.

Le groupe est étrange et dramatique, depuis le scal- peur penché, jusau'aux spectateurs vociférants, le rein courbé, h'S mains sur les genoux, la lôte relevée, avec d'incendiaires coulées de soleil qui font luire les yeux, étinceler les dents, rutiler les membres et les échines aux violents tons de cuivre.

Quel malheur, murmure sir Georges, que Ton ne puisse pas photographier les couleurs !

Puis, une idée, baroque et sinistre, lui traversant Tes- prit, il s'écrie, comme si les cannibales pouvaient l'en- tendre :

Arrêtez !

Gens-du-Sang, arrêtez I répète en chinouck l'Améri- cain, comme un écho docile.

L'homme, qui allait tirer de toute sa force sur la che- velure enroulée à son poignet gauche, reste immobile.

La victime, enten dant ce mot renfermant une suprême espérance, croit à l'intervention des blancs, s'imaginant que ce gentleman, devant lequel s'inclinaient les auto- rités de Kamelou[!S, va user de son prestige de blanc, et au besoin employer ses armes pour le sauver.

Le malheureux, croyant de très bonne foi avoir été vic- time d'un accident, ne saurait en aucune façon soupçon- ner l'atroce vérité.

Sans perdre de temps, sir Georges pose à terre son ap- pareil, saisit le mystérieux colis apporté tout à l'heure par le Carrier, en retire l'enveloppe, et découvre un ins- trument de forme circulaire, long d'environ cinquante centimètres, avec un diamètre de trente. Au centre, sur- git, entourant une ouverture du volume d'un œuf, une sorte de pavillon formé d'une substance noire, luisante, probablement de l'ébonite.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 49

A l'une de» extrémités apparaît seulement un petit bouton d'ivoire. Pour le reste, pas trace d'autres organes extérieurs.

Sir Georges met aux mains du valet cet instrument, et

dit:

Vous n'avez qu'à tenir cela, en tournant du côté du groupe cette ouverture en forme de cornet.

» Si le groupe se déplace, déplacez l'ouverture qui doit toujours lui faire face. » Avez-vous compris ?

Oui, Excellence.

Maintenant, allez ! commande sir Georges.

•— fiens-du-Sang, le gentleman vous dit d'aller! traduit de nouveau le cocher Toni.

Brusquement le scalpeur opère une traction violente, qui renverse sur le dos le Carrier pantelant. Son crâne apparaît blanchâtre, puis rougit aussitôt sous la poussée du sang ruisselant en nappe des vaisseaux sectionnés par le couteau.

L'autre agite et brandit avec un hurlement affreux le lugubre trophée.

Clac ! seconde épreuve subtilement enlevée par sir Ge(»rgos, au moment le plus palpitant de cette sauvage tragédie.

Ce sera plein de vérité, murmure le gentleman, dont les yeux luisent comme ceux des félins dans l'obs- curité.

» Quand ces épreuves seront agrandies... quand les sons recueillis par le phonographe seront amplifiés, j'au- rai là des documents uniques... absolument uniques!

La scène continue, et sir Georges, n'en voulant rien perdre, introduit dans l'appareil deux plaques pour rem- placer celles qui viennent d'être impressionnées.

Avec une jambe fracassée, le Carrier tombé sur. le dos ne peut plus se relever. Il agite faiblement ses bras, ru- dement empoignés par les tortionnaires, et ouvre vaine-

4

SO CHASSEURS CANADIENS

ment ses yeux remplis de sang. La nappe rouge s'épancho jusque dans sa gorge et n^jaillit en pluie à chaque hurle- ment qui se prolonge en une sorte de gargouillement af- freux.

Emballés pour tout de bon, excités par la présence des blancs qui est une sorte d'absolution, les cannibales raf- finent encore, b'il est possible. Ils arrachent les yeux de la victime, lui coupent l'un après l'autre les doigts et les orteils, avec accompagnement de cris et de contorsious démoniaques.

Actionné de temps en temps par sir Georges qui change les petites couches en cire durcie adaptées au cylindre inscripleur, quand elles sont remplies par les hiérogly- phes représentant les sons, le phonographe enregistre, avec une fidélité inouïe, cette effroyable cacophonie.

Les plaques au gélatino-bromure se succèdent, d'autre part, dans le petit appareil (1), de façon à fournir une série d'images correspondant aux clameurs des canni- bales et aux plaintes de la victime.

Le phonographe étant aux sons ce que la photographie est aux formes, c'est-à-dire l'enregistreur et le reproduc- teur de tous les bruits, les plus multiples, les plus inat- tendus, les plus variés, sir Georges se répète pour la dixième fois qu'il possédera des document d'autant plus curieux, que le phonographe parlera les scènes figurées par les photographies successives.

Les images agrandies et projetées à la lumière oxy- drique représenteront les personnages avec leurs dimen-

(1) Je prie le lecteur de croire que je n'invente pas ces détails répugnants, et que je ne fais pas de l'horrible à plaisir. Du reste, les Anglais sont volontiers coutumiers de semblables atrocités. N'a-t-on pas vu un membre de la dernière expédition Stanley, faire égorger sous ses yeux une négresse par des cannibales, et dessiner froidement, d'après nature, la scène de meurtre et le repas qui suivit.

LES CHASSEUBS DES MONTAGNES ROCHEUSES 51

sions naturelles, les sons, enref^istiésparle phonographe et anipHliés au mégalophone, accompagneront les pro- jections, et le spectateur, curieux de réalisme, pourra voir et entendre ce que voit et entend sir Georges, et s'imai^'iner assister a la scène elle-même, tant l'illusion sera complète

Il y a, paraît-il, des dét^'aqués « fin de siècle », comme on dit aujourd'hui, pour raiïoler de pareils spectacles!

Quel succès à ajouter à la capture du bighorn, aux pèches miraculeuses, et aux incidents réservés par l'avenir.

Eu présence du malheureux qui meurt torturé avec de tels raflinemenis, sir Georges se dit qu'il fait bon vivre, et que le voyageur trouve bien des compensations aux fatigues et aux dangers.

L'épouvantable scène touche à sa fin. La victime râle» saignée à blanc par ces multiples blessures.

Alors, le chef, l nomme à la plume d'outarde, misse* lant de sang, se tourne vers les blancs immobiles, et se sentant regardé, peut-être admiré, se cambre, avec un mouvement de tête, comme pour dire :

Vous allez voir

Avec une diabolique sûreté de main, il enfonce son couteau dans la poitrine du carrier, un peu à droite du sternum, tranche successivement les cartilages costaux, plante sa lame de l'autre côté, sectionne également les cartilages, avec la peau et les muscles, tire sur le ster- num, le désarticule, et montre la cavité béante palpi- tent les poumons ..

HorriMii!... le cœur bat encore.

Le misérable, en proie à l'ivresse furieuse du sang,, plonge sa main dans la poitrine ouverte, saisit le cœur, l'arrache, et le dévore à pleines dents!

Il y a un moment d'accalmie pendant lequel s'entend à deux reprises, le petit bruit caractéristique de Tobtura- teur. Clac... clac... sir Georges a encore pris deux

irfMiiat

52 CHASSEURS CANADIENS

épreuves, et au bon moment, paraît-il, car il est absolu- ment radieux.

La vue de cette scène Ta positivement transfiguré. Ce n*est plus le gentleman rigide, au regard terne, aux épaules un peu voûtées, à la bouche crispée. Son œil flamboie toujours, sa poitrine se cambre, ses lèvres ont des titillations émues, et ses mains des frémissements contenus.

La civilisation raffinée a ses hommes de sang, comme l'extrême sauvagerie, et sir Georges, plus impressionné peut-être qu'il ne voudrait le paraître, goûte positive- ment cette ivresse effroyable à laquelle participent, mais dans de moindres proportions, ses deux serviteurs.

Joë, l'Anglais, après quelques hésitations, quelques révoltes des nerfs, a fini par s'intéresser vivement à ce drame, soit en raison d'une prédisposition naturelle à la cruauté, soit plutôt pour imiter le grand chic de son maître, et participer à ses vices, comme il porte ses vieux habits, fume ses cigares et mange sa desserte.

Tom, l'Yankee, s'amuse avec son exubérante brutalité de cow-boy dont l'Indien est l'ennemi né. Il a torturé des Peaux-Rouges, il a scalpé pour vendre les chevelures dix dollars aux collectionneurs, et, s'il a évité le poteau de tortures ont péri nombre de camarades, c'est affaire de chance-

Aussi, ce massacre d'un Indien par des Indiens le remplit de joie, indépendamment du « travail » qui lui paraît superlativement réussi.

Le martyre du Carrier a pris fin. Les cannibales se partagent sa dépouille, divisée, désarticulée par gros quartiers, avec l'habileté de bouchers de profession.

Les quartiers sont coupés en morceaux plus petits, attribués à chacun selon ses mérites et sa position sociale. Le chef, entre autres, s'adjuge la cervelle et une main.

Sir Georges, satisfait d'une matinée si bien remplie, s'apprêtait à prendre congé, quand le chef, se ravisant

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 53

tout à coup, se frappe le front comme s*il s'apercevait d'un oubli inqualiliable. Il entame un colloque animé avec ses subordonnés, qui semblent acquiescer de la voix et du geste. Fort de cet assentiment, il prélève sur la ré- serve un morceau de grosseur raisonnable, le pique à la pointe de son couteau et TolTre très gracieusement à l'homme blanc qui a de si bonne eau-de-feu, et qui, bien loin d'interdire ces agapes si chères aux Mauvais-Monde, les favorise et les admire.

Sir Georges, évidemment flatté de cette attention dont il apprécie la délicatesse, s'incline poliment avec ce geste d'un profane refusant un cigare ou une prise de tabac et qui précède ou accompagne invariablement la phrase sacramentelle : Merci! Je n'en use pas. Sir Georges n'en est pas encore là! mais, à l'avenir, qui sait! Li a un bien remarquable talent de cuisinier.

Comme document, ce serait complet.

Son Excellence rallie le camp avec ses deux serviteurs, après avoir fait emballer soigneusement les appareils et réintégré dans son enveloppe imperméable la canne en hickory.

Quant à l'absence du Carrier, l'expliquera qui pourra. Sir G'^orges n*est point habitué à rendre des comptes.

C'est un Indien de moins. Ces disparitions sont du reste assez fréquentes. Les porteurs mal payés ou point payés du tout, pas davantage nourris et généralement bruta- lisés, désertent volontiers.

Sir Georges trouva en arrivant son déjeuner prêt, l'ab- sorba d'excellent appétit, puis ordonna le départ.

Une demi-heure après, la caravane reprenait sa mar- che dans son ordre habituel, suivait imperturbablement la route qui oblique au nord-est, passait près du lac Green, faisait haite pendant une heure et s^arrétait, pour camper, près d'une montagne haute dun millier de mètres, et couverte de forêts.

La nuit venue, sir Georges, n'y pouvant plus tenir,

54 CHASSEURS CANADIENS

s'enferma dans sa tente, développa ses négatifs à la lueur d'une bougie, constata qu'ils étaient admirable- ment réussis, et se régala d'un air de musique! c'est-à- dire qu'il fit répéter au phonographe toute la partie vocale de la scène, chose dont l'admirable instrument s'acquitta avec une netteté incomparable.

Plus heureux que s'il avait sinon réfabli sa fortune, du moins abattu un bighorn, et ne voulant pas assujettir ces précieux documents aux risques d'un voyage à travers les Montagnes-Rocheuses, il emballa minutieusement les plaques et les cylindres de cire durcie, les phono- grammes, et fit monter à cheval Tom au lever du soleil.

Tom se rendit sans désemparer au postal-office de Clin- ton, et expédia les documents bien et dûment recom- mandés, à Son Excellence le lieutenant-gouverneur de la province.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 55

¥1

Un valet qnî ne veut pas déchoir. Comment sîr Georges entend robéissance. Coup de poing de gentleman. Au fond du précipice. Li devenu cocher. Au bord de Tabîme. Sauvetage. Retour au campement. Cava- lier funèbre. Apparition tragique. Un homme écorché.

Sir Georges n'eût pas plutôt envoyé au postal-office de Clinton son serviteur américain, qu'il se repentit de sa précipitation.

Sa hâte de mettre en sûreté ses « documents anthro- pophagiques » lui avait fait oublier la fameuse partie d'échecs, son partenaire Andrew Wolf, le shooting-club, et jusqu'au bighorn.

Tom, porteur de la petite boîte renfermant les clichés et les phonogrammes, pouvait parfaitement se charger d'une dépêche.

Sir Georges pensait justement h protéger, avec son ca- valier blanc, le pion de la Reine très sérieusement me- nacé I

Pareille occasion de télégraphier à Wolf cette impor-

5(> CHASSEURS CANADIENS

laiite manœuvre ne se présenterait pas de longtemps, puisque entre Clinton et Barkerville, il n'y a plus aucun bureau. La civilisation étant représentée par de rares auberges, de vrais coupe-gorge les mineurs viennent faire la fête, à la reprise à la cessation des travaux, c'est-à-dire avant et après les froids.

Quant à faire retourner Tora, il n'y fallait pas penser, Clinton étant éloigné déjà de trente-cinq milles, ou soixante-cinq kilomètres et demi.

D'autre part, devait-il attendre le retour de l'ancien cow-boy dont la course allait être de cent vingt kilo- mètres ?

Résolu à ne pas s'éterniser sur cette route stérile tra- versant un plateau manquent à la fois les cours d'eau et les arbres, c'est-à-dire le poisson et le gibier, il donna le signal du départ.

Les chevaux de montagne ont une force extraordi- naire. Tom est un cavalier incomparable, il rattrapera la caravane quand et comme il pourra.

On s'aperçoit grandement de son absence, au moment d'atteler le dog-cart et la charrette et de brider les che- vaux de main. Joë refuse tout d abord et très énergique- ment son concours, alléguant ses fonctions de serviteur spécialement attaché à la personne de son Excellence, et Li pousse des cris de pintade, à la seule pensée de tou- cher, même du doigt, ces quadrupèdes énormes, dont il semble avoir une peur affreuse.

Les Carriers sont seulement porteurs, pas autre chose.

Reste le guide. Peut-être consentira-t-il à remplacer le cocher absent.

Voulez-vous, lui demande sir Georges, atteler ces bêtes et conduire la charrette à la place de Tom ?

Que nenni, m'sieu Milord, répond flegmatiquement le Canadien.

» J' sis chasseur, moue, et j*ai pas envie d' devenî le domestique à vos chouaux I

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 57

» Voyez si Ts Indiens vMont ben vous aider !

» Dommaj^'e qu'y en ait un qu'ait déserté hier, y con- naissait justement l's'aiïaires de la quevalerie...

» Kh!... matin de mâtin I... paraît qu'y fondent en route, vos Carriers. ..

» Un... deux... trois... quatre... en comptant c'ti-là d'hier... et les trois femmes... et les petits qui man- quent à rappel du matin.

» Est-ce que les Mauvais-Monde les auraient mangés?

A cette parole du ^'uide, sir Georges éprouve un fré- missement de tout son être. Perrot soupço^nerait-il la vérité ?

D'autre part, il dit vrai : trois Carriers, les femmes et les enfants ont disparu. Ses porteurs sont réduits à six. Et ces derniers, malgré leur impassibilité indienne, pa- raissent bien sombres.

Les Gens-du-Sang auraient-ils parlé? Mais on ne les a point revus. Quelqu'un aurait-il assisté à la scène de la veille, invisible derrière les roches ? C'est bien impro- bable, car elle s'est passée en un lieu détourné de la route, au bout d'un torrent encaissé dans une profonde fissure. Après la longue et rude étape de la veille, nul parmi les Carriers pesamment chargés ne se fût avisé de quitter le doux farniente du camp, pour venir voir son Excellence pêcher à la ligne.

Perrot peut-être, avec son air narquois de paysan gouailleur.

Si je le savais, pensa sir Georges, il ne serait pas longtemps à me narguer.

Il reprend, à haute voix, s'adressant au Canadien :

Ainsi vous refusez d'atteler ?

Positivement... Vous ez des domestiques... l'pouri- chinel et le magot... y sont pour vous servir vous et vos bêtes, parlant par respect.

» Moi, j'sis pour vous faire tuer le bighorn...

58 CHASSEURS CANADIENS

Soit î j'o n'ai pas le droit de vous imposer une charge en dehors de vos attributions.

» Joë, venez ici,

Q'i'y a-t-jl pour le service de son Excellence? répond le serviteur modèle, pomponné, astiqué, épingle comme s'il sortait de l'antichambre du lieutenant-gouverneur.

Le service de mon Excellence exige que vous preniez ces harnais et que vous atteliez ces bêtes.

J'ai déjà eu l'honneur de faire observer à son Excel- lence qu'étant spécialement attaché à sa personne...

-- Obéissez !

Je ne puis déchoir à ce point.

Une fois !

Son Excellence a en moi un serviteur zélé... dont la discrétion lui est acquise.

Deux fois.

Que son Excellence me pardonne, c'est impossible... Je ne suis pas homme d'écurie.

Devant ce refus si formellement articulé, sir Georges pâlit affreusement. Sans ajouter un mot, et avec cette vé- locité prodigieuse des hommes de sport, il ramène sur sa poitrine ses deux bras qui se détendent soudain comme des ressorts.

Un double bruit flasque de chair meurtrie, de bifteck écrasé se fait entendre, suivi d'un hurlement de douleur. Frappé sur chaque œil d'un coup de poing que n'eût pas désavoué le champion du Royaume-Uni, aveuglé, bosselé, assommé, le serviteur modèle fléchit, oscille, manque de s'abattre et fait mine de riposter.

Mais en Angleterre, les gens du peuple ignorent géné- ralement le noble jeu de la boxe, réservé aux gentlemen, ou aux professionnels. Un peu comme chez nous Tes- crime.

Dites donc que vous voulez m'assassiner I clame le pauvre diable totalement défiguré, oubliant d'ailleurs,

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 59

dans son saisissement, ses formules d'un respect servile, et l'abus de la troisième personne.

Il se met tant bien que mal en garde, plutôt pour se défendre que pour attaquer, et poursuit :

Oui, m'assassir.er... pour me faire ensuite maa .... La dernière syllabe du mot, et la plus compromettante,

lui reste au gosier.

En virtuose du boxing, et sans même faire de feinte, tant il est sûr de son coup, sir Georges l'atteint au creux do l'estomac d'un de ces terribles coups qui vous mettent pour longtemps le destinataire hors de combat.

Le pauvre diable pousse un grognement sourd, se courbe en avant, au point de toucher du nez ses genoux, et tombe lourdement assis, en vomissant un flot de sang inoir.

Est-ce que l'imbécile se serait laissé tuer? murmure sir Georges un peu déconcerté.

» J'ai cette mauvaise habitude de frapper si fortî...

Instinctivement, les Carriers épouvantés se sont serrés les uns contre les autres et Perrot, appuyé sur sa longue [carabine, dit en aparté :

Toi, M'sieu Milord, quand on te parlera de près, ce [sera la main sur la poignée du couteau.

» Y a pas à dire... Tpourichinel est fichu...

Ma foi, tant pis pour lui ! reprend sir Georges. » Il allait me dénoncer, et ce Canadien aurait appris

L'un mot la scène d'hier.

Un ravin creux de cinq cents mètres borde d'un côté la )late-forme l'expédition a campé. Sir Georges en me- lure de l'œil la vertigineuse profondeur, et sans se dépar- Itir de son beau flegme, saisit par sa livrée le valet tou- jours inanimé, le soulève sans effort, le porte comme un (enfant jusqu'au bord du précipice, et tranquillement le [lance dans l'espace.

Il revient vers la cuisinier vert de peur et claquant des dents.

60 CHASSEURS CANADIENS

Et mainlen.'int, n'est-ce pas, Li, vous allez atteler... dit-il, sans le moindre tremblement dans la voix.

Le Céleste se précipite vers les harnachements, empoi- gne colliers, selles, brides, veut trop bien faire, afîuble au hasard les mulets avec les harnais des chevaux et réci[)ro- quement, embrouille tout, perd la tête et retarde le dé- part en essayant de l'avancer.

Sir Georf:;es devant cette bonne volonté manifeste, mais impuissante, est forcé de mettre la main à la pâte, se disant, en bon Anglais, que s'occuper de chevaux n'est pas déchoir, et que l'odeur du crottin n'a jamais désho- noré, bien au contraire, un gentleman.

Li écarquille ses yeux bridés, ne perd aucun des gestes de son Excellence, tache d'incruster, dans les circonvolu- tions de son cerveau, l'agencement des sangles et des boucles dans leurs rapports avec la structure des bêtes et la forme des véhicules, promet d'apprendre en deux le- çons, reçoit pour acheter de l'opium, le pourboire du Chinois, une livre sterling et monte gaillardement sur le siège au lieu et place de Tom.

Perrot reprend, comme à son habitude, la conduite de la petite colonne singulièrement réduite. Les Carriers, lestés d'une ration de pemmican due à la générosité du Canadien, se mettent en route, écrasés sous leurs charges augmentées de celles abandonnées par leurs compagnons disparus.

Pour économiser le personnel, sir Georges a consenti pourtant à faire attacher derrrière la charrette conduite par Li, le troisième cheval, au lieu de le donner à con- duire par la bride.

Go ahead !

Perrot, la pipe au coin de la bouche, le chapeau un peu de travers, la carabine sous le bras, monte allègrement la rampe qui contourne les escarpements et surplombe les abîmes. Il arrive quelquefois, souvent même, que la route accrochée au flanc d'une montagne n'a pas les di-

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 61

mensions suffisantes au passage d'une voiture. On l'a <'largie avec des poutres fichées au-dessus du précipice, et couvertes de planches, comme un échafaudage.

Excepté aux tournants, deux voitures peuvent s'y croi- ser sans danger, malgré l'absence des parapets; mais il ne faudrait pas s'aviser de faire de la fantasia, ou d'avoir des bètes rétives.

Or, le cheval attaché à la charrette, jusqu'alors parfai- tement docile, semble énervé, peureui, contre son habi- tude. Il tire sur sa biide et avance parfois difficilement, et parfois aussi piétine, se mot de travers, essaye de lever le devant, bref, ne se ressemble plus.

Ce poltron de Li, très elTrayé, ignorant ces infl «xions familières aux hommes de cheval pour calmer les bêtes ombrageuses, se met à pousser des clameurs éperdues en agitant son fouet, ses guides, ses bras, ses jambis, sa queue de cheveux.

Son mulet prend le trot, arrive sur un palier de plan- ches dont la brusque sonorité effraye le cheval qui com- mence à reculer.

Par malheur, il se met stupidement en travers, se piète sur ses quatre jambes écartées, refusant d'avancer, les sabots de derrière à cinquante centimètres du bord de la planche.

Stop î crie sir Georges.

Pour arrêter son mulet, le Céleste tire à tour de bras sur les guides, et coupe littéralement la bouche au mulet qui recule à son tour. Naturellement, le cheval man- quant brusquement de l'appui sur lequel s'opérait sa traction, est projeté en arrière.

Ses pieds de derrière abandonnent la plate-forme, sur laquelle ceux de devant essayent vainement de se cram- ponner. Sentant le vide sous lui, l'animal pousse un hennissement d'effroi, s'arcboute, glisse, pèse de tout son poids sur la bride qui se rompt, et dégringole en tour- noyant au fond de l'abîme.

tli CHASSEURS CANADIENS

Li, de plus en plus affolé, lire de plus belle sur les guides. Le mulet recule toujours. Encore deux pas et l'attelage, y compris le maladroit conducteur, va opérer cette efTroyiibli3 culbute de cinq cents mètres...

Go!,,, crie sir Georges, voyant ses provisions et une partie de son matériel au moment d'être anéantis.

» Go on!,,, sillyl... brute!... »

Le Céleste n'entend plus, ne voit plus et piaule éper- dument.

C'en est fait, si une main de fer n'empoignait la bride au ras du mors, et n'arrachait, pour ainsi dire, la voi- lure déjà engagée.

En même temps, une voix rude crie au Chinois affolé :

Lâche donc, mais lâche donc tout ça, feignant!., bon à rin I

Perrot!... c'est Perrot, accouru d'un bond à travers les Carriers immobiles et riant méchamment, à l'instant précis ou la catastrophe va être irréparable.

Enfin soustrait à cette traction stupide, le mulet reprend sa marche en avant.

Et surtout, reprend le métis, laisse- toi guider par le bourricot.

)) 11 est moins bête que toi. »

Et le digne chasseur, sur ce mot parti du cœur, s'en alla simplement reprendre sa place.

Trois heures après, on stoppait près du lac La Hache pour le déjeuner. Le départ s'effectuait à une heure après midi, puis on suivait imperturbablement la route à mi- côte et surplombant de deux cents mètres Knife-River, sortie du lac La Hache. A six heures, hommes et bêtes, rendus de fatigue, s'arrêtaient pour camper, exactement sur le cinquante-unième parallèle, après avoir parcouru seulement trente-deux milles.

Mais, aussi, quel chemin, que cette grande route, au sortir de l'hiver I

Privée du précieux concours de son cocher en mission.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 63

et (le son factotum défunt, son Excellence dormit a la belle étoile, enveloppée dans une couverture, et dormit bien, sans môme avoir adressé à Porrot un remerciement pour le sauvetage du matériel et du cuisinier.

En vrai Oriental, Li professe la plus large indépendance du cœur. Il n'a ni un mot, ni un regard pour son sau- veur qu'il méprise probablement comme barbare, et qui, d'ailleurs, le lui rend bien.

Et quand Perrot s'interrogeant lui-même se demande pourquoi il s'est ainsi précipité à la tête du mulet, il se fait cette réponse topique :

Défunt mon grand-père avait toujours coutume do dire qu'y a du terre-neuve dans le Français I...

... Le 8 juin, le soleil apparaissait tout rose sur les pics éloignés, encore encapuchonnés de nei^'P, quand les che- vaux de sir Georges hennirent joyeusement.

Un hennissement répond tout près, derrière un tour- nant.

Tom ! c'est Tom, s*écrie le gentleman, heureux du retour de son serviteur après lequel soupire son incom- mensurable égoïsme.

Un pas relevé se fait entendre, et sir Georges distingue sous l'ombre encore un peu dense des pins surplombant la route, son alezan doré, avec son cavalier.

Le cheval s'en va frotter ses narines à celles de ses congénères qui, brusquement, renâclent et reculent.

Qu'est-ce, encore? demande son Excellence craignant quelque nouvelle panique.

» Eh! Tom!... descendez, mon garçon... que diable faites-vous là?

Tom, son vaste chapeau gris de cow-boy enfoncé jus- qu'aux oreilles, sa carabine en bandoulière, ses éperons chaussés jusqu'au talon, ligide comme un cavalier de pierre, ne bouge ni ne ne répond.

Le cheval, sans doute affamé par son étape, se baisse,

L

64

CHASSEURS CANADIENS

et cherche, malgré son mors, h tondre quelques brins de bunch-grass.

Tom se baisse éf:;alement et demeure penché sur sa selle dans une attitude absolument incompatible avec les lois de l'équilibre. En outre, quelle étrange position, pour un cavalier comme lui. On dirait un mannequin rem- bourré d'étoupe et attaché sur une selle.

Ma foi I sir Georges n'y tient plus. Renonçant aux douceurs de sa couverture et de son matelas de bunch- grass, il se lève, avance de dix pas, et fait appel à tout son sang-froid pour ne pas jeter un cri.

Tom est attaché sur sa selle au moyen d'un système de cordes ingénieusement agencées, pour Tempêcher de tomber, tout en laissant uu cheval sa complète liberté de mouvement.

Attaché. . . mais, pourquoi ?

Pourquoi aussi cette immobilité, ce mutisme, cette rigidité?...

Tom serait-il mort?.., assassiné... ramené par son cheval qui a suivi la piste des autres?

En quelques coups de couteau, sir Georges tranche les cordes exhalant une forte odeur de résine. Elles ont du être fabriquées sur place avec les fibres tirées du liber du cèdre.

Un mouvement du cheval fait glisser Tom, qui s'abat, en tournant de côté, aux pieds de sir Georges.

Son chapeau tombe, et découvre une tète hideuse, mé- connaissa"ble. Le cow-boy a été scalpé 1

Mais, ce n'est pas tout. Sa face n'a plus de peau!... ses orbites calcinées n'ont plus d'yeux I... Un tampon de mousse dilate affieusement ses mâchoires grimaçantes, privées de lèvres et d'une partie des joues î Sa veste, raide comme du cuir, est pour ainsi dire empesée de sang coagulé, noirâtre, et recouvre un torse nu, également écorchél... Les cuisses, réintégrées dans le pantalon, et les jambes dans les bottes après cette effroyable mutila-

I

LES CIIASSEUBS DES MONTAGNES ROCHEUSES 65

lion, n'ont pas plus de peau que le reste du corps!,.. Sir Geo;^'es, poussant jusqu'au bout ses investif^ations, détouvre que le cow-boy a été dépouillé de la tête aux pieds, comme un ours ou un caribuu, et très habilement, car les pieds et les mains sont disséqués comme par un préparateur d'anatomie.

Les muscles apparaissent d'un rouge foncé, avec, çà et là, des amas de larves blanches déposées par les mou- ches. Cette Of)ération étrange et terrible a être pra- tiquée la veille pendant le jour, puisque les mouches se cachent pendant la nuit.

Alors seulement une poignante émotion s'empare de sir Geoi ges.

Toni a-t-il été mutilé avant ou après son arrivée au postal-office ?

Il fouille sans répugnance dans les poches de la vareuse, Irouve un portefeuille graisseux, l'ouvre, et aperçoit un papier imprimé, avec un griffonnage et une signature.

Le reçu du postal-office... mes documents sont en sûreté 1...

» AU rigth 1...

» Hé!... qu'est-ce que cela? t

Tout simplement la peau du malheureux Tom, collée à plat sous la selle, en guise de chatraque. Qui sait ! peut-être un nouveau document.

t

6G

CHASSEURS CANADIENS

VII

Les idées de Perrot. Sir Georges apprend qu'il n'est plus en sûreté.— Un bon conseil. La parole d'un trappeur. Décidément, ce sont les Carriers.— Sir Georges regarde et voit... des ours bruns. Le démon de la chasse. Abandon du campement.— Terreur de Li.

« Que pensez-vous de cela, Perrot? » demandait sir Georges Leslie au Canadien, quelques minutes après la funèbre découverte de l'Américain, dépouillé de sa peau, et attaché sur sa selle.

Perrot, entendant résonner les pas du cheval sur l'é- chafaudage de bois, avait rejeté sa couverture d'un coup de talon, et s'était approché, au moment le gentle- man retirait la peau de son serviteur étalée sur le rein du demi-sang, en guise de tapis de selle.

Rien de bon, monsieur I... rien de boni répond le métis après un minutieux examen des cordes, de leur contexture et des nœuds.

*— Notre sécurité serait-elle menacée ?

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 67

Pas la mienne, à coup sûr... quant à la vôtre, dami faudrait voir.

Que voulez-vous dire?

Siis pas trop, moi... Avez-vous des ennemis, dans ce pays -cite ?

l'ourquoi cette question?

M'est avis qu'on ne dépiaute pas comme ça, à pro- pos de rien, un chrétien comme vous et moi, à moins que ça ne soit un animau d'hérétique... Mais, ça ne fait rien à la chose, du moment que c'est un blanc.

Je ne comprends pas bien,

Faut s'entendre.

» Je crois, révérence de parler, que les gens qui avont dépiauté vot' cocher, avaient à se plaindre de lui, et que si on Ta renvoyé mort, sans s;i pieau, sus lechevau, c'est censément un avertissement pour vous.

» C'est pas ordinaire, qu'on accommode pareillement un blanc sur une route fréquentée, quand ce blanc est l'employé d'un qué-qu'un de l'autorité.

» Suffit 1... vous comprenez.

Selon vous, ce ne sont pas des blancs qui ont ainsi mutilé mon domestique.

Non bcn sûr !

» Le blanc ne fignole pas sa vici-lme... il tue et raidel puis houstî » L'Indien, lui, s'acharne quand il se venge.

Alors, c'est une vengeance indienne.

Sûr et certain.

» Et je puis vous certifier que le cow-boy a été dépiaute tout en vie.

» On lui a aussi ôté les yeux, et mis dans chaque trou un caillou chauffé, comme un œuf dans son coquetier.

» Paraît que ça donne des mal de têfe conséquents.

Les Indiens ne commettent pas sans motif de pa- reilles mutilations ?

Jamais 1

68 CHASSEURS CANADIENS

» Aussi, ce failli gars-là doit leur avoir joué de vilains tours,

)) Et je vous répète, on l'a renvoyé, ou plutôt, je m'en doute, reconduit tout près d'ici, à seule fin de vous me- nacer peut-être, si vous avez des reproches sur la cons- cience, de vous en faire autant.

Oh I je suis homme à me défendre.

Alors, tant mieux pour vous î car l'Indien est rude- ment malin.

Selon vous, je suis menacé.

Je ne dis ni oui, ni non... sais pas!

A combien sommes-nous de Barkerville?

Dans les environs de soixante-dix lieues.

Cent milles !... il nous faut au moins cinq jours. Passant brusquement à un autre ordre d'idées, sir

Georges Leslie ajoute:

Que pensez-vous de la désertion des Carriers?

Une seule chose m'étonne, c'est qu'il vous en reste encore.

» C'est pas une façon de traiter le monde.

Vous dites? s'écrie d'une voix stridente le gentle- man qui ne peut souffrir la contradiction.

Ce que je pense ! ajoute Perrot en portant la main à la poignée de son couteau.

» Et puis, si la vérité vous offusque, bonjour! je fais comme eux et je vous laisse en plan avec votre Chi- nois.

Faisons la paix et raisonnons froidement.

» A votre avis, les déserteurs ont commis le crime, n'est-ce pas?

Y a pas crime, mais vengeance... c'est pas le même chose.

» Quant à dire : c'est eux ou c'est pas eux, sais pas... j'étais pas là.

Dites-moi, Perrot, puis-je, sans indiscrétion, savoir ce que vous allez laire à Barkerville V

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 69

J'ai rendez-vous avec mes neveux, de bons et beaux gars, les fils de ma défunte sœur Claudine Perrot, et de son légitime conjoint Baptiste, également défunt.

» Je les ai appelés rapport à une mine d'or il faut des hommes de poigne et d'honnêteté,

Vous n'avez pas d'autre motif?

Non.

Avons-nous chance de rencontrer des bighorns non loin de la route, dans ces rudes montagnes qui s'élèvent entre Soda-Creck et Swift-River.

Sans doute.

)) Mais, voyez-vous, votre expédition est mal corn- mencée.

» Vous avez maltraité les porteurs, et ils vont vous lâcher... c'est sûr.

» Vous avez chaviré vot' domestique dans un préci- pice... vot' cocher a été victime d'une vengeance... vous voilà censément tout seul avec un Chinois qu'est pas une personne naturelle, et moi qui ne peux rien pour vous, sinon vous faire luer le bighorn...

» Tenez, laissez-moi vous donner un bon conseil.

s La diligence de Yale à Baikerville passe deux fois la semaine. A votre place, je n'en ferais ni une ni deux !

» Je la toperais au passage, et je m'en irais sans dé- brider en trente heures à Barkerville, d'où je ferais partir une nouvelle expédition à la poursuite des bighorns.

Sinon?...

Je ne donnerais pas cinq sous de vot' personne, par- lant par respect.

Vous exagérez 1

Prenons que j'ai rien dit.

Et pourtant...

Y a autour les Mauvais-Monde flairant la chair humaine.

» J'ai entendu leu' zhurlements, ces nuits passées... Sûr qu'où fricotait le prochain.

70 CHASSEURS CANADIENS

Vous ne craignez rien d'eux?

Y en n'a pas un pour oser seulement lever le doigt sur moi,

» Tandis que vous... dam... faudrait voir.

» Et puis, y a encore ceux qu'ont dépiauté l'Américain.

)) La dilifîonce passe aujourd'hui, croyez-moi, ratez pas le coche, comme disait feu mon gnind'père.

Qui se chargera de mes bagages? demanda sir

Georges à demi vaincu, et frissonnant, malgré lui, à l'as- pect de la peau humaine sur laquelle se posent, en bour- donnant, les mouches à viande.

S'il y a place, embarquez avec vous le plus pré- cieuXo

» J^imènerai le reste avec le Chinois et les Carriers.

lis vous suivront?

Comme un seul homme.

Je vais réfléchir pendant une heure... laissez-moi seul un moment...

A vot'idée... moi, je vais déjeuner. »

Le brave chasseur fait demi-tour, et s'en va, monolo- guant :

C'est bête, ce que je viens de faire !

» Quéque ça me.., fiche, à moi, c't' Anglais orgueil- leux, rageur, féroce... on dirait que je m'intéresse à lui, ma parole!.. ,

)> Tout ça, parce que je suis, comme il dit : le guide!...

» Eh! oui... c'est pour çal... nous autres, vieux trap- peurs, nous sommes esclaves de la parole donnée... le devoir... c'est le devoir!...

» J'ai promis de lui faire rencontrer un bighorn... Si je le laisse massacrer, il ne rencontrera pas de bighorn... et on pourra dire que Perrot Joseph a manqué à sa parole.

» Ah! par exemple, s'il avait seulement mis enjoué et à portée le bighorn, bonsoir!...

I) On pourrait le scalper... îe dépiauter... le couper en

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 71

tranches et le faire frire dans de la graisse d'ours... m'en ficherais I »

Pei rot, après avoir monologué à la façon des anciens trappeurs qui, à force de vivre dans un isolement absolu- en arrivent à penser tout haut, absorba une large dose de pemniican, sirota un coup d'eau-de-vie, alluma sa pipe et se mit à digérer, tout en poursuivant le cours de ses réflexions.

Sûr et certain, c'est les déserteurs qu'ont fait le coup... ça, j'en parierais ma vieille carabine contre un fusil à mèche.

» Le soir même de la disparition du premier, je les avais trouvés tout drôles...

» G'que C'est tout de même ! J'ai beau être leur ami.,, pas un n'a eu l'idée de me dire ce qui les chiffonnait!

« Du reste, chacun est libre de ses actions, et sans doute ont-ils sagement fait de ne rien me confier.

)) Ça m'aurait peut-être gêné, quoique je n'aime guère ces mauvais rossards de cow-boys.

» Enfin, pour mériter une pareille correction, défunt Tom devait avoir manigancé avec le milord quéque mau- vais coup.

Et puis, voilà!... suffit!... motus 1... et attendons venir. »

De son côté, le gentleman a lestement déjeuné d'un morceau de corned-boef, arrosé de l'inévitable bouteille de claret.

Privée des services de Joé, préoccupée de la fin tra- gique de Tom, son Excellence a mangé sans appétit, ser- vie par Li.

Prendrai-je, ne prendrai-je pas la diligence? se demande pour la dixième fois sir Georges, partagé entre son orgueil lui défendant la fuite et sa sécurité lui ordon^ nant la prudence.

Distraitement il tire de son étui la lorgnette, et, tout en

72 CHASSEURS CANADIENS

réfléchissanc, la porte à ses yeux par une vieille habitude familière aux voyageurs.

Dirigé de haut en bas, de gauche et de droite, l'instru- ment lui fait apercevoir, avec une singulière netteté, les gorges, les massifs, les bouquets de pins, les torrents, les sentiers perdus entre les rocs, tout le défilé lointain des choses rendues vagues et confuses par réloignement.

Brusquement l'objectif s'immobilise sur une futaie sombre accrochée par miracle à des protubérances ro- cheuses, que les rayons obliques du soleil font paraître violettes.

H y a quelque chose de curieux ou tout au moins d'insolite, car sir Georges n'est pas homme à s'extasier longtemps sur les beautés de la nature.

Perrot! venez! je vous prie, et regardez.;.

Le Canadien arrive en s'étirant, la pipe vissée au coin de la bouche.

Si vous ne voyez pas, prenez ma lorgnette... vous la dirigerez en ligne directe sur ce pin mort, dont les bran- ches sèches...

Gardez vos lunettes, monsieur, révérence de parler... J'en ai pas besoin pour voir moins clair.

» Le tas d'animaux que vous apercevez là-bas, c'est tout bêtement une famille d'ours bruns.

D'ours bruns 1... vous êtes sûr?

Si vous ne me croyez pas, allez-y voir.

» Je les vois depuis dix minutes, sans difficultés et sans lunettes et je sais qu'ils fouillent le sol afin de trouver des oignons dont ils sont aussi friands que de miel.

» Ils sont quatre, n'est-ce pas?

Quatre, c'est bien cela !

» Et vous les distinguez d'ici.,, c'est prodigieux.

)) Ils sont pourtant éloignés de plus d'un demi mille.

Je parie pour un mille et demi en ligne directe (4).

(1) Près de 3 kilomètres... Exactemeut 2,778 mètres.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 73

» Voyez-vous, la grande pureté de Tair, en vous lais- sant apercevoir si distinctement les objets, vous fait illu- sion sur la distance.

» Je m'en rapporte à vous, répond gracieusement le gentleman avec une courtoisie tout à fait inusitée.

» Des ours bruns ! magnifique gibier, presque aussi admiraî'le que le grizzlyl

Pour ça, monsieur, vous avez grandement raison, répond avec chaleur Perrot, qui comme tous les chasseurs du Nord-Ouest, rafTole de la chasse à Tours.

» C'est un gibier de choix, et dur à tuer, tellement qu'il faut l'atteindre à l'œil... et qui d'un coup de griiïe vous met en charpie, s'il n'est pas mort sur le coup.

... Deux milles et demi... pour des marcheurs comme nous, c'est l'affaire d'une heure...

Faites excuse, Monsieur, il faut en faire à peu près cinq... et c'est des milles de montagnes, ne l'oubliez pas.

» Mettons trois heures et demie, peut-être même quatre, pour aller, autant pour revenir.

Soit! mettons huit heures au lieu de deux...

Ça fait une différence.

Il est à peine six heures, nous pouvons être de re- tour à deux heures après-midi.

En chasse dans la montagne, on n'est jamais sûr de rien... car, je le devine, la peau des mains vous démange de casser la figure à un ours^ n'est-ce pas, monsieur?

» Et, je vous approuve, sacré mâtin!

Alors, pourquoi hésitez-vous?

J'hésite pas ; je dis seulement qu'on n'est jamais sûr de rien.

Pas même de tuer un ou plusieurs ours?

Pour ça, j'en réponds, si la main ne vous tremble pas en présence de ces bêtes vraiment terribles, et si vous savez proprement envoyer un coup de carabine.

Vous promettez de me les faire approcher a portée?

74 CHASSEURS CANADIENS

Je l'aflirme, si vous vous conformez à mes indica- tions.

Je m'y engaf:;e formellement.

Alors, c'est sérieux. ,

Partons de suite.

» Li va rester à garder les bagages, et les Carriers se reposeront en notre absence.

Il serait utile de leur faire distribuer un peu de viande et de brandy.

Mauvaise habitude!

» Enfin, si c'est votre avis, j'en passerai par là.

Vous feriez bien, en outre, d'emporter quelques pro- visions.

Et vous?

Mon bissac est toujours garni en cas d'imprévu.

Je mangerai sur place un fib-t d'ours.

DamI... vous savez, une lois sur la piste, chacun pour soi.

Me prenez-vous pour un enfintl

» J'ai gravi lllimalaya près duquel vos Rocky sont des taupinières, et j'ai Irûlé la cervelle à plus d'un tigre qui n'eût fait qu'une bouchée de vos ours.

Je suis prêt, Mo i^ieur, suivez-moi à deux pas, et imitez-moi en tout: c ^3t la condition absolue du succès.

Ail right.

Sir Georges, sans plus tarder, tire du coffre blindé en tôle d'acier, renfermant ses armes, une admirable cara- bine-Express à deux coups de Greener, du calibre oo7 (14 millimètres 45) fabriquée spécialement pour lui par le célèbre armurier de Londres.

Eile porte une balle conique, évidée intérieurement, et pesant 30 gr. 72, avec Ténor me charge de iO gr. 24 de poudre. L'arme dont le but en blanc est d'environ deux cents mètres, est naturellement très étoffée, pour résister sans fatigue à une pareille charge, et p^se un peu plus de cinq kilogrammes.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 75

Sir Georges explique en deux mots à Perrot les avan- tages de cette balle dite express^ qui, grâce à son évide- ment intérieur, sélargit dans la plaie, au point de pro- duire autant de ravages qu'une balle explDsibl».', sans craindre d'avoir une explosion prématurée du projectile.

Perrot approuve du geste, admire l'arme en connais- seur, el ajoute intérieurement :

Toi, M'sieu Mylord, faudra te voir à l'ouvrage avec t(in fusil de quinze cents francs, tes balles perfeclionnées, Uni but en blanc, tes tigres et it's Malayas...

Puis, tous deux se mettent en route, sir Georges sans j)l(.s songer à son matériel que s'il représentait une valeur ue vingt-cinq livres, oubliant le cadavre écorcliéde Tom, ^'isant dans le bunch-grass, et les sinistres prévisions de son guide ; Perrot, insouciant comme un liornme ayant tout vu, tout risqué, tout enduré, prêt à s'en aller au diable, et à en revenir.

Li, franchement épouvanté, se voyant seul avec les por- teurs auxquels il vient de faire la distribution ordonnée par le maître, s'allonge au milieu des bagages pour ne plus entendre, et surtout pour ne plus voir les regards sinistres jetés par les Indiens sur le sentier montagneux par viennent de disparaître les deux chasseurs.

16 CHASSEURS CANADIENS

VIII

Le sens de la direction chez les trappeurs. Les marais des Rocky. Orgueil. Il faut céder pourtant a la fatijj^ue . ^ Les ours. Fea à deux cents pas. Beau tireur. Pré- somption. — Retour otfensif. Désarmé. A coups de revolver. Corps à corps. A terre. « A l'aidel... »

Sans être des alpinistes de profession, ceux qui ont un tant soit peu pratiqué les montagnes savent combien il est difficile de se diriger d'un point à un autre, quand ce point à atteindre n'émerge pas de façon à rester constam- ment en vue.

La chose paraît tout d'abord très simple, tant les dé- pressions et les reliefs aperçus de haut paraissent insen- sibles. Tout cela semble à peu près sur le même plan, et l'on serait tenté de se dire : «Mais, c'est très facile : il n'y a qu'à marcher tout droit. » «

Cette illusion dure peu. A peine a»t-on parcouru une distance très faible relativement, que l'objectif disparaît

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 77

soudain. Brusquement on se heurte à des obstacles ina- perçus. Le sol se cnuse ou se mamelonné, il se hérisse de lutaies ou de taillis, et les plans de là-haut, confondus en une horizoutalilé mensongère, se superposant. II faut monter, descendre, contourner les broussailles, errer sous les taillis, ramper dans les failles, se cramponner aux es- carpements...

Si le voyaiiour ne possède pas une boussole orientée soigneusement au départ, et si le soleil, suprême ressource (les égarés, est caché sous les nuages, on perdra vingt fois le but et il arrivera parfois qu'on lui tournera le dos, tant nous sommes dépourvus du sens de la direction.

Ce sens que poi^sèdent naturellement les insectes, les oiseaux et les m'^mmifères, les hommes primitifs en sont (loués à un degré surprenant. Ainsi, l'indien du sud au milieu de la foret vierge, le gaucho à travers les prairies de gynérium, l'indigène australien dans le biisk, les Es- quimaux sur les neiges sans fin, traversent imperturba- blement, et en ligne directe, d'énormes étendues, alors que le civilisé tourne bientôt sur lui-même, et générale- ment de gauche à droite, en décrivant de vastes cercles dont il ne peut plus sortir.

En leur qualité de demi-sauvages, chez lesquels se sont prodigieusement affinés les sens par un exercice cons- tant, les trappeurs ont acquis et perfectionné cette faculté, sans laquelle ils ne sauraient exercer leur émouvante et difficile profession.

Tel Perrot. Sans effort apparent, sans s'arrêter une se- conde, sans même paraître regarder, il s'en va de son même pas infatigable et soutenu, zigzagant, tournant, montant ou descendant, selon la nature des obstacles, mais revenant toujours en face du but invisible, comme s'il avait l'œil fixé sur l'aiguille aimantée.

... Déjà la chaleur devenai t accablante. Les moustiques apparaissent, et surtout de gros taons bourdonnants et impitoyables suceurs de sang, auxquels Perrot donne le

78 CHASSEUBS CANADIENS

nom «le bonledoyiies. Les bien nommés da reste, car ils ne lâchent p.is prise avant d'être lar;^;ement repus.

Leur présence annonce le voisinage do régions maré- cageuses très fréquentes dans les Montagnes Rocheuses, et connues sous le nom damu^kegs. Kiitre les montagnes, sur des plateaux ou dans les vallée'^, on trouv'3 tout à couft, sans que rien puisse en faire soupçonner l'ap- proche, des étendues plus ou moins vastes, recouvertes d'une herbe fine d'un beau vert tendre, avec, par places, des mousses touITues, d'où suinte une eau glacée.

11 faut contourner ces marais perfides, formés d'infil- trations, sous f)eine de s'enliser et de disparaître, comme dans les sables mouvants de certaines grèves normandes, ou les « mortes » de Sologne.

De ces eaux souterraines, sourdent derr/mces ruisselets barbotte la sauvagine, et viciiient boire les élans et les cerfs rouges dont Perrot relève le- u'èintes.

De bighorn, pas la moindre trace ; nh > .evanche,

de nombreux vestiges du passage d'^^u^s >• u bruns.

Des bandes de ces beaux pigeons voyag -. longue

queue, si communs dansles forets américaines, s'envolent avec un bruit de tonnerre. Les perdrix des hcis ou tétras du saule, à peine effarouchées pa; l'irruption des deux chasseurs, se posent d'arbre en arbre, et les regardent curieusement passer. Les perdrix de pin, plus grosses que les tétras du saule, promènent dôj(i leurs poussins qu'elles défendent intrépidement, en s'élançant, les plumes hérissées, les ailes tombantes, comme nos poules de basse-cour.

Ayez pas peur, mes mignonnes bêtes, on vous lais- sera tranquilles, dit Perrot de sa bonne voix franche et rude.

Puis, se tournant vers l'Anglais trempé de sueur :

Si le cœur vous en dit, reposons-nous. Monsieur?

Etes-vous fatigué?... J'y consens volontiers, en ce cas, répond sir Georges.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 79

Moi fatigué ! riposte avec un gros rire le Canadien : c'est pas que vous plaisantez.

» Si j'vous dis ça, c'est parce que je vous entends souffler...

» Voyez-vous, faut pas y mettre d'amour-propre... nous ne sommes pas eocore à mi-chemin, et va falloir monter.

Marchons I... vous irez, j'irai. »

Perrot ne répondit pas, mais sa bouche se f»'ndit en un large sourire plein de malice et d'ironie.

Après des rochers, des ravins, des torrents et des futaies, encore des futaies, des torrents, desravins et des rochers. La chaleur est suffocante, à tel point que sir Georges est contraint de s'abreuver aux ruisseaux et commence à maugréer in petto contre le métis aussi frais qu'au départ.

Perrot y met peut-être un peu de coquetterie, mais il est impossible vraiment de conserver pareille désinvolture au milieu d'un tel chaos. La carabine en bandoulière une main dans sa poche, l'autre ballante, Perrot semble se promener, tant il franchit avec une légèreté de jeune homme les obstacles auxquels s'empêtre, s'arrête et s'accroche l'Anglais; tant son allure est aisée, facile sur les rocs aigus, sous les broussailles épineuses, au milieu des terrains croulants ; à travers les bois au sol spon- gieux où l'on enfonce à mi-jambe, pendant que sir Georges, suant, soufflant, trébuchant, n'en pouvant mais, n'avance plus que soutenu par son incommensurable orgueil.

Et Perrot continue ainsi le nez au vent, regardant les écureuils folâtrer à la cînio des pins, les pics mouchetés frapper à coups de bec les troncs sonores, les essaims de loriots noirs et dorés se poursuivre et s'abattre dans les trcuées lumineuses, comme des clans de moustiques dans un rayon de soleil. C'est une véritable promenade

80 CHASSEURS CANADIENS

pour Perrot qui jouit, en efTet, de sa forêt, avec ce dilet- tantisme rafiiné des vrais amants de la nature.

Cela dure depuis trois heures, et sir Georges ne sait littéralement plus il se trouve, les points de repère lui manquant absolument. On doit approcher cependanti car, signe infaillible, Perrot a depuis un grand quart d'heure éteint sa pipe.

Si vous m'en croyez, Monsieur, dit-il de son air pa- terne, après un silence d'une heure, nous stopperons un petit moment icite.

» Si les ours n'ont pas décampé, nous ne sommes pas éloignés de Tendroit vous les avez aperçus de là-bas.

» Voyez-vous, faut vous reposer le sang, afin de pouvoir faire un joli coup de fusil.

Volontiers, articule péniblement sir Georges en se laissant tomber sur le tronc d'un cèdre rouge abattu par Touragan.

! restons ici un bon quart d'heure.

)) Vous serez, après cela, frais et dispos comme au sortir d'un bain... de vapeur, et vous ferez mouche à coup sûr.

» Du reste, je suis là, au cas votre balle ne produi- rait pas tout reffet attendu; car, voyez-vous, ces bètes-là, faut les tuer raide ou les mettre hors de combat, sans quoi vous êtes fichu.

Je vous défends de faire feu sur une bête tirée par moi 1

« Je prétends faire coup double sur les deux plus grosses... « Du reste, avec votre arme à un coup...

Blaguez pas mon vieux Sharp ! un compagnon fidèle pendant vingt ans, sans une avarie, sans un raté, sans une trahison...

« Il n'y a qu'un canon, mais je suis certain de tirer uti- lement aussi vite avec lui, que vous avec votre carabine à deux coups.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 8)

Nous verrons bien, répond sir Georges goguenard à son tour, à l'aspectde la vieille carabine dont le bronzage s'en est allé depuis longtemps.

Vous sentez-vous bien d'attaque, maintenant?

Je l'ai toujours été I

Vous aviez la face un peu mouillée, tout à l'heure, avec le flanc battant et la respiration courte.

Partons ! sont les ours 1

A quatre cents yards environ d'ici.

Comment les approcher à portée ?

Qu'appelez-vous à portée? . Deux cents pas, environ.

C'est trop loin !

Peu vous importe, si je suis sûr de tuer.

Ni vous ni d'autres, à pareille distance.

Pariez-vous ? '

Merci I J'ai d'autres manières beaucoup moins bêtes d'employer mon argent.

Conduisez-moi à deux cents pas des ours, et je me charge du reste.

Faites comme moi, puisque vous y tenez tant » Mais, c'est une franche bêtise. »

A ces mots Perrot s'allonge sur le sol, tenant entre ses dents la bretelle de sa carabine dont il vient de faire agir le mécanisme. Puis, il s'avance à quatre pattes, sur le sol tapissé d'aiguilles de pin et de mousse, en s'aplatis- sant si bien, qu'il serait impossible de le distinguer à vingt-cinq pas.

Sir Georges a essayé de porter son arme de la même façon. Mais soit pesanteur exagérée de la carabine, soit mauvaise dentition, il renonce à cette manœuvre, et se met à ramper, fort adroitement d'ailleurs, sur les coudes et sur les genoux.

Les deux chasseurs se trouvent dans un bouquet deces magnifiques pins rouges, si merveilleusement développés sur ce versant des Rocky. A Test de ce taillis, s'étend le

6

82 CHASSEURS CANADIENS

plateau sur lequel se trouvaient les ours trois heures auparavanf,

Y seront-ils encore ? demande le gentleman d'une voix basse comme un souffle.

Oui ! murmure Perrot ; ils font la sieste, gavés d'oi- gnons, ou bien ils batifolent entre eux...

» Ils PS quitteront pas.la place de la journée.

» Maintenant, silence I »

Ils rampent encore à travers les aiguilles et les mousses qui empêchent le moindre bruit, et assurent par leur pré- sence le succès de la manœuvre d'approche.

Doucement! continue Perrot de sa voix basse... w Là!... maintenant, les apercevez-vous?

Je ne vois rien que des roches brunes...

C'est pas des roches, c'est eux... ils sont à bonne distance pour vous, et reluisent au soleil comme des loutres.

Approchons encore... je distingue mal.

Prenez votre lunette.

C'est juste.

» Vous avez raison, Tsrrot, nous sommes un peu loin, mais il est impossible . lier plus avant, puisque le bois finit,

Nous pouvons ramper à découvert.

» Du reste, ils sont en nombre, se sentent en force, ils ne fuiront pas.

Non ! j'ai dit que je tirerais à deux cents mètres, je tire à deux cents mètres.

Vous faites une bêtise.

Je suis le maître de mes actes, et je réponds de tout!

Ainsi soit-ill

Sir Georges, un genou en terre, l'arme bien d'aplomb sur la paume de la main gauche, le coude appuyé sur le genou, lève lentement le canon de son arme, cherche le guidon et abaisse doucement la détente.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 83

Au fracas assourdissant de la détonation, succède là- bas un rougissement rauque, strangulé, d'une tonalité effrayante.

Un des ours, paresseusement allongés au soleil, se lève sur les pieds de derrière, comme si une mine éclatait sous lui, bat l'air de ses pieds de devant, et s'écroule comme une masse.

Simultanément sir Georges et Perrot font un bond de côté, pour sortir du nuage produit par la déflagration de la poudre.

Debout en un clin d'œil, les trois autres plantigrades se tournent vers la futaie d'où est venu le coup, aperçoivent à travers les pins le nuage blanc, et confiants dans leur vigueur, accourent vers l'ennemi invisible.

Sir Georges voit se profiler, entre une série de troncs, le corps souple et robuste de l'un d'eux qui s'arrête un moment, pour humer l'air. Avec un sang-froid superbe, l'Anglais saisit cet instant si fugitif et pour la seconde fois fait feu. "

L'ours se renverse sur le dos, plie les reins en mugissant à pleine gorge, se tord en faisant voler toutes sortes de débris, et tente, mais en vain, de se relever,

Eh bien! chasseur, s'écrie le gentleman triomphant, que dites-vous de cela.

Je dis, répond Perrot invisible, collé à un cèdre, que c'est bien travaillé pour un amateur... mais c'est tiré trop loin...

Les deux survivants, n'ayant pas encore aperçu l'en- nemi, demeurent hésitants, à cinquante mètres à peine des chasseurs. L'un se trouve à droite de Perrot, l'autre à sa gauche, enj)iais tous les deux.

D'un mouvement rapide, mais admirablement combiné, le trappeur porte à 1 épaule sa vieille carabine Sharp, vise deux secondes à la tète l'ours de droite, et fait feu.

La détonation toute sèche et toute grêle, comparative- ment à Celles qui l'ont précédée, vibre encore que la douille

^^^m^^^mm

84 CHASSEURS CANADIENS

vidfi actionnée par le tire-cailourhe saute brusquement. Le fonîierre est ouvert,* Perrot intro<luit -une cartouche pleine; I arme est chargée en trois secondes.

Sans plus s'occuper de son gibier, car pour les hommes de sa race, tirer c'est tuer, Perrot voit arriver à fo^d de train le quatrième ours qui Ta éventé.

Avec son calme prodigieux, et pas plus ému que s'il avait devant lui un lapin, il trouve encore le temps de dire à sir Georges :

Si ça vous fait plaisir, Monsieur, à vous celui-là.

Un Juron de fureur est la seule réponse du gentleman occnpé à une singulière besogne. Archouté sur sa lourde carabine, poussant de toute sa force le levier supérieur, ne pouvant arriver à faire basculer le canon pour rechar- ger, il s'épuise en efforts inutiles.

Sang-dieu! s'écrie Perrot, dépêchez-vous, l'autre esf mal tué... le vôtre... il se relève... il accourt sur vous...

Perrot n'a que le temps de faire face à son ennemi, qui n'est plus qu'a six pas.

De son côté, sir Georges voit arriver, comme une trombe, son second ours blessé à mort sans doute, mais plus redoutable que jamais, dans son agonie furieuse.

Pour la deuxième fois, la voix grêle « du vieux Sharp » se fait entendre. Perrot renouvelle de côté ce bond prodi- gieux chez un homme de son âge, et qui le met à l'abri des convulsions dernières du fauve.

L'ours est tombé foudroyé.

Mais c't'animau d'Anglais ne tire pas, murmure très irrrévérencieusement le trappeur, en faisant jaillir d'un coup sec sa douille vide.

Comme pour lui donner un démenti, une détonation très faible éclate, puis une seconde, puis une troisième et une quatrième, coup sur coup, un vrai feu roulant.

Un revolver! s'écrie Perrot dédaigneusement. » Autant souffler des pois avec son nez !

Sir Georges, voyant accourir Tours furieux, écumant,

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 85

traversé de [>ai t en part au défaut de d'épaule, et lançant, à chaque inspiration, deux jets de sang de la gross jur du pouce, laisse tomber sa carabine devenue inutile, saisit son revolver Smith et Wesson et le décharge sur l'animal.

Même dans les corps a corps, le revolver est infiniment trop faible, employé contre de tels animaux. Sa force de pénétration est de beaucoup insuifisante pour traverser une pareille épaisseur de tissus, protégés par un cuir tenace et une couche de graisse de cinq centimètres.

Le dernier coup, tiré à bout portant, au beau milieu de la gueule, enlève a l'ours la moitié de sa langue, fracasse quelques dents, mais ne l'arrête pas.

Sir Georges, désarmé, n'ayant môme point de couteau, tant il était sûr de son arme et de son coup d'œil, est rudement projeté sur le dos, malgré sa vigueur.

L'ours, criblé de balles, moribond, mais terrible tou- jours, essaye de broyer la tète à Thomme qui, de ses deux mains crispées, éloigne les mâchoires béantes, d pend la langue efliloquée.. roussie...

Malgré ce péril eifroyable, sir Georges n'a pas proféré un appel.

Mais, grogne Perrot accouru en brandissant le vieux Sharp, crie donc à ton secours, sale orgueilleux!

» Sais pas si je dois te sauver la vie, moi!... On ignore toujours si t'es content, mauvaise race d'Anglais.

Sir Georges, enfin vaincu, se sent défaillir sous ce poids énorme qui l'écrase. Les griffes de l'ours pénètrent dans ses épaules. Il se voit perdu.

Alors, l'instinct de la conservation triomphant enfin de son im.mense orgueil, il râle d'une voix éteinte, incapable de résister plus longtemps aux efforts du monstre :

A l'aide!... Perrot I... à Taide î

lam

86 CHASSEURS CANADIENS

U

Intervention bizarre, mais efficace. Proiisïieu^e vitalité. Syncope. L'opinion de Perrot sur Jes armes de luxe. Orgueil. Ce que Perrot ap{»elie une avarie w^^or. -— (]am- penneni sous les pins. Soirée et nuit de trappeur. Fièvre, soif, délire. Hallucination. Ronde de spectres. Pvéveil brutal. Prisonniers,

Cet appel suprême du gentleman suffoqué, pantelant, rudement pétri par les griffes de Peurs, est entendu de Perrot.

Pas trop tôt! dit-il en grognant.

« Voyons voir si y a moyen de faire quéque chose. »

Avec ses grands gestes lents en apparence, mais exces- sivement rapides en réalité, parce qu'ils excluent tout mouvement superilu, Perrot couche sur le sol sa carabine armée, tire son couteau, empoigne par un pied de der- rière l'ours acharné sur sir Georges, et tire de toutes ses forces.

Perrot possède une de ces vigueurs auxquelles rien ne

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 87

résiste, homme ou bote, fût-ce un ours do six cents kilo- grammes.

Instinctivement l'animal, se sentant ainsi halé en arrière, lève la tête, s^arcboute sur son devant, atin de neutraliser cet effet de recul et cesse, pour un moment, de s'occuper de l'Anglais.

Avec son beau sang-froid, Perrot opère sur la jointure, avec son couteau, ce mouvement circulaire d'amputation familier aux chirurgiens, et, d'un seul coup, sépare le pied de la jambe.

Pour mon dîner!... rôti sous la cendré, dit-fl en lais- sant tomber ce pied griffu, monstrueux, semblable à une main difforme.

L'ours pousse une nouvelle et plus effroyable clameur et veut se retourner sur ce nouvel ennemi.

Perrot a déjà empoigné l'autre patte, et l'étreint à la broyer dans Tinflexibie tenaille de ses cinq doigts.

Gigote î... braille!... fais ta musique et donne-toi du mouvement... la saignée marche, pendant ce temps-

la . . .

Chose à peine croyable en effet : depuis le second coup de feu de sir Georges, l'ours, percé de part en part, au niveau des poumons, par la balle à expansion, n'a cessé de perdre le sang qui jaillit comme de deux robinets, sans que le terrible animal succombe à cette invraisem- blable saignée.

C'est à ne pas concevoir une telle vitalité!

Avec une singulière sûreté de main, Perrot répète son mouvement circulaire, et renouvelle d'un seul coup sa désarticulation.

Ce pied-là sera pour le dîner de M'sieu Milord, si toutefois il n'est pas en chemin pour l'enfer des païens d'hérétiques.

L'ours, amputé des deux pieds avec une dextérité inouïe, se retourne brusquement, s'accote sur ses deux moignons sanglants, tombe en mugissant, essaie de se

88 CHASSEURS CANADIENS

relever, tombe de nouvfau, et reconnaissant l'Inutilité de ses efîorts, en l'absence de tout point d'appui, se traîne sur les jambes de devant et sur son ventre, comme un phoque, du côté de Perrot qui ramasse sa carabine et recule pas à pas.

Le féroce animal, exhalant sa rapje en hurlements de plus en plus rauques, abandonne sa première victime, pour essayer d'atteindre Perrot qui le laisse approcher suffisamment pour l'exciler et l'emmener plus loin.

Je pourrais te finir d'un seul coup, vieil Ephé...,mais tu ne vaux pas une cartouche...

X) Et puis, vous êtes tous de sales bêtes et je suis con- tent de vous votr « peiner », ajoute le vindicatif trap- peur.

» ï'as perdu trois sieaux de sang...; il est temps de crever. . . »

L'ours, ainsi mutilé, est bientôt sur ses fins. Son agonie commence. Agonie très courte, terminée brusquement au milieu d'un cri interrompu par la mort.

Ilum! dit Perrot, voilà de la viande, et de la bonne... » De quoi emplir le jabot à mes pauvres amis les Car- riers.

» Mais... est-ce que l'Anglais serait Jéfunt?...

» Y n' bouge ni pieds ni pattes... Pour avoir eu de? difficultés avec un méchant ours pesant à peine douze ou treize cents livres?.,, si ça fait pas pitié I »

Sir Georges est en effet sans mouvement. Ses yeux sont fermés, son visage est d'une pâleur de cire. Son vêtement, lacéré aux épaules par les griffes de l'ours, laisse aper- cevoir la peau couverte de sang...

Perrot l'appelle et le secoue par un poignet.

Eh!... M'sieu!... M'sieu Milord!... voyons!... reve- nez à vous... c'est (ini... Les ours sont tués...

» Y a près de cinq mille livres de viande et quatre four- rures de choix.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 89

» Tonnerre!... répondez-moi!... dites quèque chose... Voyons... pour une gifle d'ours.

» Y n' m'entend point... c'est un évanouissement... faut que j'y fasse boire une bonne goutte. »

Il fouille incontinent dans son bissac, en tire une bou- teille clissée d'osier, la débouche et vide lentement un peu de son contenu entre les lèvres de son Excellence.

Çi descend! affirme doctoralement Perrot; il n'est point défunt.

Son Excellence fait un mouvement de déglutition, ab- sorbe la rasade, toussotte, éternue, respire longuement, ouvre les yeux, s'étire, bâille, et finalement s'assied, en demandant, d'une voix mal assurée :

L'ours?

Voilà! répond le Canadien en désignant du doigt le monstrueux plantigiade rouge de sang, allongé à plat ventre sur des aiguilles également rouges.

Que s'est-il passé?... Je ne me souviens pas bien.

Y s'est passé que voire carabine de deux mille francs vous a refusé le service comme une vieille rouillarde de quatre francs dix sous.

C'est impossible!

Essayez plutôt de l'ouvrir, et vous m'en direz des nouvelles.

Voyez vous-même, je suis brisé, dit le gentleman faisant enlin l'aveu de sa faiblesse.

Perrot essaye à son tour de pousser de gauche à droite le « top-lever », mais sans y parvenir.

Voilà l'inconvénient des charges exagérées.

» Vos douilles métalliques ont été dilatées par la quan- tité disproportionnée de poudre; elles pressent mainte- nant sur les chambres et sur la table de bascule, au point d'empêcher le mécanisme d'agir.

» Gela ne se fût pas produit avec des douilles en laiton qui reviennent à leur volume primitif.

90 CHASSEURS CANADIENS

Ouais, maître Perrot, vous me semblez ferré en ar- quebuserie.

Pareille chose est arrivée, il y a cinq ans, à mon frère Petit André dans l'Alaska, et il a failli être dévoré par un grizzly.

» Alors, notre ami, M. Alexis, un Russe qui connaît la science, m'a expliqué tout cela.

» Il faut démonter votre carabine, chasser les douilles vides avec une baguette, et changer vos munitions.

» Et puis...

Quoi?

Une autre fois, tirez plus près, beaucoup plus près, et visez l'œil...

» Du moins quand vous aurez affaire à un animau fé- roce susceptible de revenir sur vous et de vous détériorer, parlant par respect.

» Comme tout à l'heure cet ours touché en plein corps, un joli coup d'amateur, ma foi, mais pas à la « bonne endrait », de façon à rester sur place.

Vous convenez cependant que c'est bien tiré, riposte le gentleman quêtant un éloge, tant l'orgueil travaille son cerveau.

C'est pas mal... pas trop mal!

» Mais vous avez encore des progrès à faire, tant que vous ne serez pas de force à enlever, seulement à cin- quante pas, la tête a un écureuil, au moment il saute d'un arbre à l'aufre.

» Tenez : comme ça! »

Joignant le geste à la parole, Perrot met en joue le vieux Sharp avec son incomparable célérité, puis fait feu, sans pour ainsi dire viser.

De nombreux écureuils folâtraient sur les pins en gri- gnotant les bourgeons nouveaux, dont ils sont très friands. L'un d'eux bondit entre deux basses branches et fournit un but à Perrot, qui cherchait à compléter sa dé- monstration.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 91

Frappé en pleine course, au vol, pourrait-on dire, par l'admirable tireur, le ^T.acieux animal tomba lourdement sur le sol.

Eh bien, monsieur, reprend Perrot en rapportant par la queue l'écureuil décapité, je ne voudrais pourtant jamais tirer comme vous, à des distances pareilles.

» Mes deux ours ont dans la cervelle chacun une balle du vieux Sharp...

» Tandis que votre deuxième... dam!... faut être juste même avec les animaux,., il vous travaillait joliment les épaules, quoique rudement touché.

C'est vrail... répond sir Geor^'es, ne pouvant plus esquiver décemment un mot de remerciement.

» Vous vous êtes trouvé bien à point pour me tirer d'embarras, Perrot.

Laissez ça! C'est la moindre des choses.

» Puisque je vous ai promis de vous faire tuer un bi- ghorn, je ne pouvais pas vous laisser chrarcuter par l'ours... parlant par respect.

» A présent, si vous voulez me permettre de visiter vos écorchures, je vous panserai proprement... Ces avaries- là, ça nous connaît, nous autres trappeurs.

Bahl... cela n'en vaut pas la peine, répond sir Geor- ges voulant braver.

» Je vais tout à fait bien et je me sens de force à dé- pouiller les victimes en votre compagnie. »

Il veut se lever à ces mots. Mais à peine est-il debout qu'il pâlit de nouveau, étend les bras, oscille, et serait tombé de toute sa hauteur si Perrot ne Teût soutenu.

Paraît qu'y a une avarie major, opine gravement le Canadien.

» Faudra voir... L'ours, voyez-vous, ça a le geste lourd quéquetois. ' '

» Si vous ne pouvez pas revenir au campement, j'irai chercher les Carriers, et ils vous rapporteront sur un brancard.

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92 CHASSEURS CANADIENS

Non! restons ici, voulez-vous... je me reposerai a loisir, dussions-nous passer la fin de la journée et la nuit to it entière.

- A votre idée, monsieur.

» Nous avons de la viande, l'eau n'est pas loin, et je vais vous fricoter deux pieds d'ours à l'étouiïée, dont vous nie direz des nouvelles.

Pcrrot installa sans plus tarder un lit de mousse et de feuilles sèches pour le blessé, disposa seeundiim artcm le foyer souterrain pour mettre cuire à rétoufféo, dans leur peau, les pieds d'ours, qui fourniront un plat fort délicat pour le dîner. Puis il dépouilla lestement l'animal dont sir Georges avait subi la rude atteinte, leva les filets, aussi épais que ceux d'un bœuf, et \e< fit rôtir à la flamme du brasier.

Quand ils furent cuits à point, il les saupoudra d'un peu de sel tiré d'un sachet enfermé dans son sac à feu, offrit à sir Georges l'un d'eux piqué au bout de son cou- teau, s'adjugea l'autre, l'engloutit en quelques larges bouchées, sirota une lampée de brandy, alluma sa pipe et s'assit sur une souche, le vieux Sharp à côté de lui.

Sir Georges mangea du bout des dents, sans aucun appétit, un peu de viande, but avidement de l'eau puisée par Perrot dans sa tasse en cuir, s'allongea sur sa couche rustique et s'endormit lourdement.

Perrot, tirant méthodiquement de petites bouffées de son calumet, demeura immobile, au milieu du bois, assistant au lent défilé des heures, avec cette jubilation intérieure du trappeur, pour qui tout est joie d.ias la contemplation de la nature.

D'abord cette sensation étrangement voluptueuse de liberté sa . limites, plus immense encore que l'horizon entrevu jusqu'à la boucle supérieure du Fraser, et pres- senti sous la ? i 'ricité de la terre, jusqu'au Mackenzie, jusqu'à la toui- Ld glacée bordant l'océan captif. Puis ces

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 93

mille bruits familiers aux oreilles du forestier, depuis le halètement de la brise à travers les piiis, jusqu'au f^'rin- cément des insectes fouillant d'une tarière infatigable les écorces des géants toujours verts... Les cris rudes et dis- cordants d'un aigle fièrement arc-bouté sur la cime des- séchée d'un pin rouge, les plaintes effarées d'une hiron- delle poursuivie par un faucon, l'appel incisif du marlin- pècheur traversant la clairière avec des reflets d'érne- raude,le ronflement des ailes des pigeons et le jacassement ininterrompu de cette petite pie noire et bleue, compagne familière du trappeur ou du bûcheron,, qui, perchée sur un buisson voisin, attend quelque bribe du festin.

Les heures succédèrent ainsi aux heures dans une sorte de torpeur exquise; puis, le soleil s'inclinant de plus en plus, des entailles de hiboux se mettent à hululer plain- tivement en sortant des trous ils sont restés confinés pendant le jour. Le Whf'pppoor-Will (on fouette le pauvre Guillaume), ainsi nommé parce qu'il répète à satiété, jusqu'à rénervement, avec une singulière netteté, ces trois syllabes, commence son interminable rengaine, le plongeon imbrin expectore dans le lac voisin ses notes basses, lugubres et caverneuses; les engoulevents zigza- guent autour du trappeur; la nuit va venir.

Le dîner est cuit à point. Une odeur délicieuse de ve- naison se mêle aux acres et réconfortantes senteurs de résine, quand Perrot exhume de sa primitive rôtissoire les deux pieds d'ours, le régal par excellence du coureur des bois.

Contre toute attente, sir Georges refuse à manger, mais demande à boire avec insistance.

Un peu de fièvre, observe Perrot... ça se voit en pa- reil cas... après une bonne nuit de repos à la fraîche, y n'y paraîtra plus.

» Je mangerai donc les deux pieds, car ça ne vaut rien ni froid ci réchauffé. »

Perrot agença onsuite son lit, fit de nouveau boire sir

94 CHASSEURS CANADIENS

Georges, mit à portée de sa main ia tasse en cuir pleine d'eau, s'allongea sur sa couche odorante et moelleuse, s'assura que le vieux Sharp était chargé et armé, écouta les oiseaux et les animaux nocturnes organiser leur con- cert, suivit de l'œil le déclin progressif des clartés, vit apparaître quelques étoiles à travers la voûte des pins, et s'endormit.

En temps ordinaire, le sommeil du coureur des bois est presque aussi léger que celui de l'animal. A tel point qu'un bruit insolite, s'élevant dans son voisinage, l'é- veille soudain. Il continuera imperturbablement son somme au milieu du vacarme des tauves, des clameurs des oiseaux nocturnes, du fracas de la tempête, et ou- vrira les ye.ux au craquement d'une brindille ou en en- tendant le trot assourdi d'un lièvre ou d'une martre.

Perrot, éveillé à maintes reprises par les plaintes inar- ticulées de sir Georges, par ses mouvements convulsifs et fiévreux, appliqua toute son attention, toute sa volonté surtout, à s'endormir profondément et à ne pas se laisser distraire du sommeil par ces motifs jugés futiles.

Ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, surtout- chez les hommes habitués à commander au sommeil, en rai- son d'une sorte d'auto-suggestion bien connue, Perrot réussit parfaitement, et s'hynoptisa, pour ainsi dire.

Vers le milieu de la nuit, c'est-à-dire entre onze heures et minuit, au moment où, comme on dit vulgairement, on dort de meilleur cœur, sir Georges, plongé dans une sorte de catalepsie douloureuse, accompagnée de fièvre intense, aperçoit, dans une sorte de cauchemar, des formes vagues évoluer sans bruit, dans le clair obscur du sous -bois, vaguement éclairé par un radieux semis d'étoiles.

Ces formes rappelant des silhouettes humaines lui pa- raissent plus grandes que nature, semblent flotter dans l'air, avec de molles inflexions de spectres, et s'avancer vers la clairière il repose non loin de Perrot.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 95

C'est la fièvre I se dit le gentleman dont le pouls bat, dont les oreilles tintent, dont les yeux papillo- tent.

Il abaisse aussitôt ses paupières pour échapper à cette sorte d'obsession dont sa raison conçoit la vanité, mais dont son cerveau surmené veut admettre la réalité.

Dans celte sorte d'antagonisme entre Thomme sain et rhomme malade, ce dernier doit l'emporter.

îl ouvre les yeux après un temps lui semblant fort lonfî, bien que sa durée ait été de deux ou trois minutes seulement, revoit la file de spectres, constate qu'ils res- semblent vaguement à des Indiens, fa>t l'esprit fort au milieu de son délire et ajoute mentalement :

Ces fantômes ne sont pas classiques !

» Il leur manque le linceul blanc rabattu devant la face, et dans lequel ils se drapent si élégamment.

» Mais, si ce sont des fantômes d'Indiens I... les Indiens n'ont pas de suaire...

» Je dors... j'ai la fièvre. . . ils m'ennuient pourtant. . . d'un cri je vais les mettre en fuite.

Il essaie de proférer un son, croit pousser une clameur terrible et laisse échapper seulement un de ces rauques soupirs contre lesquels s'est prémuni Perrot...

Brusquement, les spectres se sont arrêtés à quelques pas des lits rustiques éloignés l'un de l'autre d'environ trois mètres.

Un minute, une heure s'écoule ; sir Georges ne sait pas au juste, la fièvre lui faisant perdre la notion du temps. Les spectres se mettent en marche avec ce glisse- ment doux que l'on prête aux êtres surnaturels, et cette absence de- bruit qui paraîtrait, en quelque sorte, une exagération du silence.

Puis, idée bizarre, attribuée par sir Georges à demi endormi et à moitié lucide à son état fiévreux, l'un d'eux déplie une vaste nappe d'un rouge sanglant, l'élève au-

9G CHASSEURS CANADIENS

dessus de sa (ète, et Técarte latéralement, au })Out de ses deux bras.

Tiens ! la peau de l'ours... que diable veulent-ils en faire?... un couvre-pied pour Perrot...

Le spectre brandit "n effet la dépouille du plantigrade au-dessus de Perrot toujours endormi.

Soudain il la laisse retombe; sur le chasseur qui se trouve enveloppé de la tète aux pieds et pousse, en s'é- veillant, un juron carabiné.

Le charme est rompu 1

Une elîroyable clameur s'élève alors sous les pins, se répercute au loin et fait taire épouvantés les animaux nocturnes. Sir Georges se sent empoigné par des mains brutales, puis ^'arrotté rudement avant d'avoir pu faire un seul mouvement.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 97

Granil-Loup sera vengé. Perrot n'accepte pas la liberté. Le poteau de tortures. Les traditions se perdent. Pein- tures grotesques. Dernières volontés. Sir Georges vou- drait que Perrot pût abréger ses souflrances en le tuant d'un seul coup. Gomment sir Georges fut scalpé, après avoir eu toutes les dents arrachées.

Perrot est un grand chef, dit en langue chinouk une voix gutturale, et il ne lui sera point fait de mal

Qui es-tu tu, toi, gredin, traître? répond le trap- peur furieux, à demi étouffé par la peau d'ours dont il est enveloppé.

Je suis Orignal, chef des Indiens Carriers de GIu- na-cis-co-cooulia.

Tu es un sale Indien, un pourceau du Ghilcotin...

Que Perrot m'écoute!

» Mon cœur et celui de mes frères est près de l'esto- mac ; il se souvient que Perrot a nourri les Carriers et qu'il e?t l'ami des hom mes rouges.

Alors, laisse-moi aller, mauvaise vermine.

98 CHASSEURS CANADIENS

Perrot sera libre à une condition.

Ouelle conilition?

Perrot est un grand chef, il n'a jamais menti...

Après?

Qu'il donne aux Carriers sa parole de ne point s'op- poser à leur juste vengeance.

Quelle vengeance ?

L'homme blanc dont il est le compagnon a fait as- sassiner par son esclave, et donné à manger aux Hommes- du-Sang, un Indien Carrier, Grand-Loup, appelé Billy par les Anglais.

Qui te Ta dit?

J'ai vu tomber Grand-Loup, et les Ilommes-du-Sang ont avoué que le blanc le leur avait livré.

Laisse-moi respirer un peu.

Perrot est fort comme le grizzly: qu'il s'engage à ne pas résister à ses frères.

Je le promets ! Laisse-moi parler au blanc.

» C'est-y vrai, monsieur, dit à sir Georges l'honnête chasseur d'une voix indignée, que vous avez fait tuer, comme du bétail, un de ces Indiens, et que vous l'avez livré aux cannibales?

Sir Georges, ficelé comme un saucisson, bâillonné, allongé sur son lit de mousse, ne répond pas, et pour couso.

11 ne dit rien, continue Perrot, donc il avoue ; et pourtant...

» Ecoute, Orignal.

Que mon frère parle... sa voix est douce à mes oreilles.

Vous êtes tous là, n'est-ce pas...

Oui, tous les neuf, avec les femmes et les enfants qui nous ont rejoints, après avoir écorché vif l'assassin, l'esclave de ce blanc, et l'avoir ramené, attaché sur son cheval.

Je m'en doutais.

LES CHASSEURS DES MONTAGxNES ROCHEUSES 99

)) Gomment êtes-vous venus ici?

En suivant ta piste et la sienne.

C'est juste... vous nous avez surpris endormis, et vous m'avez enveloppé dans cette peau d'ours pour para- lyser mes mouvements.

•—Oui.

Et maintenant, qu'allezvous faire ?

- Venger Grand-Loup, et, pour cela, arracher au blanc toutes ses dents, le scalper, l'écorcher vif, lui ôter les yeux, et mettre à leur place deux cailloux rougis au feu. » Est-ce juste ?

G'est juste, répond Perrot qui, en demi-sauvage, admet la peine du talion môme augmentée, et singuliè- rement aggravée.

» Mais j'ai promis au blanc de lui faire tuer un bi- ghorn...

» Il a ma parole... attends que le bighorn soit tué; alon, tu feras du blanc ce que tu voudras.

Et si nous voulons, nous, mettre le blanc au poteau des tortures ce matin même, au lever du soleil?

Je le défendrai de toutes mes forces.

Mais tu es notre prisonnier.. . tu n'as plus ta cara- bine...

Ma parole avant tout... je le défendrai. . ,

Alors, nous allons t'attacher.

Vous êtes les plus forts, faites comme il vous plaira,

On te donnera à boire, à manger, on allumera la pipe, en aura grand soin de toi, et puis... tu verras tor- turer le blanc.

Vous me faites manquer à ma parole... je ne vous connais plu"...

» Toi, Orignal, un vieil ami... je n'aurais jamais cru cela!...

Perrot est le plus grand chasseur du pays, il a du

100 CHASSEURS CANADIENS

sang indien sous la peau ; il sait qu'une vengeance ne doit pas se remettre.

Si j'étais libre, je vous exterminerais tous, pour vous apprendre à porter la main sur moi et à me faire man- quer à ma parole.

Perrot ne manquera pas volontairement à sa parole, puisqu'il est prisonnier lui-même, et qu'il est incapable de faire un mouvemenl.

» Plus lard, il pardonnera aux Carriers qui Taiment et l'aimeront toujours, car il est bon, brave, compatissant... et il ne voudrait pas devenir l'ennemi des Indiens puur un Anghis frère des Hommes-du-Sang.

Allons!... Assez bavardé; attachez-moi, et solide- ment, car je vous tombe dessus, et raide, si j'arrive à me dégrafer.

» Quant à vous, M'sieu Milord, dit-il en aparté, je crois que vous allez en voir de dures, au lever du soleil, tout frère que vous êtes du lieutenant-gouverneur de la pro- vince pour Sa Majesté la Reine.

» Mais, aussi, a-t-on jamais vu traiter de pareille façon le pauvre monde!...

» Chaque jour son cadavre!... G*est à vous croire, comme dit mon pauvre camarade Orignal, allié aux Hommes-du-Sang. »

Pendant ce monologue, Perrot, malgré l'obscurité, est très habilement amarré par une série de solides et minces ficelles, qui, en lui interdisant toute lutte, lui laissent pourtant une liberté relative.

Sir Georges, depuis que la terrible réalité lui est appa- rue dans toute son horreur, affecte une dédaigneuse im- mobilité. Quelques mots de chinouk appris pendant le voyage ont frappé son oreille. Il a reconnu la voix d'Ori- gnal, il se sait au pouvoir des Carriers, comprend qu'il n'obtiendra ni grâce ni pardon et attend avec une légi- time angoisse la venue du jour.

Loin de le maltraiter, les Indiens sont aux petits soins

LES Cl A8SEUR8 DBS MONTAGNES ROCHEUSES 101

pour lui, afin qu'il puisse, dans toute la plénitude de sa vigueur et de sa raison, endurer le supplice promis. Ils lui donnent à boire de l'eau bien fraîche, coupée de brandy, le sien, très probablement, appliquent sur les plaies de ses épaules des compresses imoiDées de ces remèdes secrets connus dVux seuls et qui font merveille sur .^es blessures, bref, semblent s'insnirer des traditions humanitaires des civilisés, qui guérissent les condamnés malades, les réconfortent d'un poulet et d'un verre de cognac avant de les envoyer à la guillotine ou à la po- tence.

Perrot, lui, s'est tout simplement rendormi, après avoir fumé une pipe et maugréé contre les Indiens.

Ceux-ci, accroupis sur leurs talons, en cercle autour de la couche du gentleman , conservent une impassibilité farouche et dardent sur lui des regards luisant dans la nuit, comme ceux dcs animaux de proie.

Harassées par la course de la journée, les manœuvres et les contre-marches qu'il a fallu faire pour suivre les chasseurs d'ours et n'être point aperçu par eux, les femmes reposent, près des enfants, sur le tapis de mousse et d'aiguilles odorantes.

Bentôt le cri des oiseaux diurnes annonce le retour du jour. Une lueur rosée empourpre les cimes lointaines, encore blanches de neige, puis de soudaines clartés filtrent à travers les troncs rugueux et sombres qui sem- blent flamboyer.

La vivifiante senteur de la résine sa mêle aux effluves des corolles entr'ou vertes au premier baiser du soleil, les tétras et les perdrix font entendre leur strident appel, les écureuils s'ébalteut comme des petits fous, les insectes bourdonnent, la forêt s'éveillei le ciel est radieux, il fait bon vivre.

Déjà les Indiens circulent dans la clairière, avec leur flegme habituel. Ils font leurs ablutions, mangent, et, chose caractéristique, s'enluminent la face de couleurs

102 CHASSEURS CANADIENS

Vvoyantes, comme leurs cong«'nèros habitant les États- Unis.

A demi civilisés par un contact séculaire avt^c les blancs, très pacifiques, ayant même adopté certaines parties du costume européen et renoncé à la vie errante, les Carriers n'ont plus l'habitu le de se peindre le visage, sauf dans des occasions réellement exceptionnelles.

employés pour la plupart comme porteurs entre Yale et le Caribou, ils n'ont généralement pas d'armes, sauf le couteau et la hache américaine remplaçant l'antique tornahauk. Ils travaillent six mois de l'année, puis re- tournent à leurs villages, situés à une distance parfois considérable, retrouvent leur famille, et vivent alors de chasse, de pèche et des provisions achetées avec le salaire amassé.

Ce ne sont donc plus, à proprement parler, des sau- vages, puisqu'ils sont devenus sédentaires, connaissent l'épar^me, s'adonpent au travail et vivent en paix avec les industriels, les voyageurs, les mineurs ou les bûche- rons.

11 faut réellement, pour les faire sortir de leur habi- tuelle passivité, un de ces crimes révoltants de lèse-huma- nilé, comme celui dont sir Georges s'est rendu coupable à leur égard, car ils passent volontiers par-dessus le manque de nourriture, les bourrades, et même quelques brutalités passagères.

Mais, cette fois, ils ont oublié toute subordination, banni toute crainte, endossé toute responsabilité. L'atrocité des représailles égalera ou dépassera l'horreur du forfait.

Le frère du lieutenant-gouverneur, le grand chef du pays, mourra dans d'afîreuses tortures, et puis après, iîs se sauveront, s'ils peuvent, traqués par la police à che- val, jusqu'aux plaines glacées du Labrador, jusqu'aux terres inhospitalières de l'Alaska.

Pour cette satisfaction donnée à leur haine, ils renon- ceront à la vie calme, tranquille, des gens de leur tribu

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 103

depuis la conquête, et devien^lront des proscrits, des pa- rias, lies inau'lils dont la tète sera mise à prix au taux de dix livres sterhn^».

Perrot, éveillé le dernier, absorbe, pour se renaonicr, trois kilogrammes de filet froid (ju'un Carrier lui présente en morceaux énormes, au bout d'une baguette pointue, et regarde curieusement les tortionnaires.

Il critique, en maugréant, la mise en scène, banale selon lui à faire pitié, it s peintures de guerre absolument ratées, constate l'absence de praticiens experts en tor- tures, et murtnure dédaigneusement:

Ça sera du propre 1

u De mon temps, quand il y avait un prisonnier au poteau, les tribus le savaient à dix lieues à la rontle.

» Tous ces enragés de Peaux-Rouges avaient le diable aux fiancs... on les entendait hurler à deux milles... toute la nuit les feux de guerre flambaient... on dansait jusqu'à la courbature^ on buvait à en crever., c Le prison- nier lui-même injuriait ses bourreaux, les défiait, parfois les trouvait à boc»i d'inventions i...

» Les femmes et les enfants étaient pires que les guer- riers pour les petits raffinements qui s'en prennent à un cheveu, à un ongle, à un lambeau de chair, à un nerf, le tiraillent, le taquinent, l'ébranlent, et l'arrachent au bon moment.

» Tandis qu'ici, je vais voir quoi? Charcuter un Anglais à moitié assommé par un ours... ça va durer un quart d'heure... vingt minutes, bonne mesure, et puis, bon- soir!... Plus personne...

» Est-ce qu'ils sauront faire durer un prisonnier, comme autrefois les Sioux, les Cr's ci les Gros-Ventres!

» Ils n'ont pas de fusils, pa^ d'arcs, pas même de toma- hauk, pour frôler pendant des heures avec la balle, la flèche, ou le fer de la hache la peau du patient, et l'éner- ver à devenir fou, en lui faisant sentir, à chaque minute, la petite mort 1 »

104 CHASSEURS CANADIENS

Pendant que le digne Canadien, peut-être un peu pes- simiste, exhale son mécontentement, les Carriers ont ter- miné les apprôls du supplice, très sommaires en vérité.

Ils ont entassé au pied d'un arbro, le premier venu, la valeur de quatre fagots de Lois vert mélangé de bois mort, préparé des liens tressés avec le liber du cèdre, mangé de bon appétit les gigots de l'ours et mis la der- nière main à leurs peintures.

Ces enluminures grotesques ont le privilège d'exaspé- rer le trappeur.

A quoi bon se barbouiller ainsi, dit-il en haussant les épaules.

I Ça ne sera jamais que des caricatures d'Indiens fai- sant endurer une caricature de supplice. »

Reste à savoir si Son Excellence va être de cet avis, quand ses anciens porteurs vont travailler, à leur ma- nière, son corps précieux.

... L'instant fatal est enQn arrivé.

Sir Georges, toujours ligotté, est emporté sous l'arbre qui fournit le poteau classique, puis attaché au tronc, circonscrit par les brins de bois disposés en bûcher.

L'Anglais, très pâle, fait bonne contenance pourtant, et Perrot le constate avec satisfaction :

Allons! pour l'honneur de la race blanche, il se tiendra.

Les Indiens entament alors, dans leur dialecte, une mélopée traînante, une sorte de chœur chanté par tous, puis un soliste improvise un récitatif dans lequel il re- proche au blanc ses mauvais traitements et sa partici- pation au meurtre de Grand-Loup.

Le chœur reprend, le soliste recommence, et Perrot, très irrévérencieusement, bâille en disant :

Encore une fois, à quoi bon s'être peints en guerre I « ... Ah ! y va s'passer du nouveau. »

Le chant est terminé. Le chef, Orignal, élevé par sa dignité aux fonctions de tortionnaire, s'approche du

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 105

patient et se raet en devoir d'interpréter la première partie du programme.

Les femmes et les enfants se mettent à vociférer en fausset, sans entrain, pour s'exciter.

Ça manque de nerf, observe Perrot, mais peut-être la première goutte de sang va-t-elle un peu les échauffer.

Au moment sir Georges voit arriver Orignal, bran- dissant un massif crochet de fer destiné à déraciner canines, molaires et incisives, le gentleman s'adresse à Perrot d'une voix altérée, mais parfaitement distincte :

Perrot, vous porterez à mon frère le lieutenant-gou- verneur mon portefeuille renfermé dans la poche de côté mon vêtement.

Je vous le promets, monsieur, foi de trappeur I

Si vous aviez les mains libres, je vous prierais de me casser la tête d'un coup de carabine pour échapper au supplice que vont m'infliger ces brutes.

Et je le ferais, monsieur, car ça sera dur, quoiqu'ils ne me paraissent guère habiles.

Adieu, Perrot !

Adieu, monsieur... Je regrette de ne pas vous avoir t;nu parole, rapport au bighorn, mais j'en suis empêché de force...

Bah ! n'y pensons plus. , .

Contrairement à toute tradition indienne qui laisse au supplicié liberté absolue de parole. Orignal interrompt les adieux du gentleman, et le saisit rudement à la gorge.

Sir Georges, à demi étranglé, incapable de respirer, bleuit, roule des yeux hagards, et ouvre une effroyable bouche de pendu.

Les femmes el les enfants commencent à s'exciter et glapissent éperdueraent.

Orignal ayant, par cette manœuvre préalable, obtenu Touverture « ad libitum » de l'orifice qui fût, sans cela, demeuré hermétiquement clos, introduit son crochet au

106 CHASSEURS CAxWiDÎENS

fond de la bouclie de l'infortuné gentleman, se cambre en arrière, et tire de toute sa force.

Patatras ! l'opérateur, n'éprouvant aucune résistance, tombe rudement sur le dos, en brandissant l'outil de fer auquel demeure attachée une chose extraordinaire.

C'est blanc, avec des reflets métalliques et des tons roses!...

Des dents!... ce sont des dents qui mordent l'instru- ment... deux mâchoires entières, blanches et solides comme des mâchoires de carnassiers, et arrachées d'un seul coup, sans effusion de sang !...

Les Indiens se regardent avec une surprise à laquelle se mêle une violente émotion, presque un commencement de terreur.

Le blanc ne semble avoir aucunement souffert. Un sou- rire un peu ironique erre même sur ses lèvres rentrées, pincées, à la vue de cet incident tragi-comique et singu- lièrement déconcertant pour des gens ignorant les mer- veilles de la prothèse dentaire.

Les Indiens voient du surnaturel et les primitifs, comme on sait, ont une peur atroce du surnaturel.

Orignal veut faire l'esprit fort, et il détache, au- milieu du silence qui a tout à coup interrompu les clameurs, la double mâchoire, contractée sur le morceau de fer.

Il pousse un cri sourd et secoue éperdueraent son pouce mordu par le faux râtelier dont les ressorts sont sans doute faussés...

Mordu!... mordu, à distance par les dents du blanc, qui sourit toujours, d'un air satanique.

Ah I pardieu I... rira bien qui rira le dernier !

Orignal se débarrasse de l'instrument dont la pression est légère, en somme, et hurlant, pour s'exciter, car il est singulièrement troublé, se précipite sur sir Georges, le couteau à la main, pour le scalper.

11 empoigne rudement de la main gauche, sa cheyelure brune, épaisse, un peu longue, et brandit son couteau

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 107

pour entnmer le togunif^nt et pratiquer l'incision circu- laire au niveau du front, des tempes, de la nuq>?e et des côtés.

Brave jusqu'à la démence, ironique devant ce supplice alroce dont l'idée seule fait frémir les plus intrépides, sir Geor^rs pousse un éclat de rire strid3nt.

Que diable! va-t-il se passer, maugrée Perrot, un peu interloqué par l'incident du râtelier de Son Excel- lence.

Orignal, excité par ce rire qui lui paraît le comble de l'insulte, commence au beau milieu du front la terrible entaille.

Un nouvel éclat de rire plus vibrant, plus ironique encore, le déconcerte. Il perd un peu la tète, tire de la raoin gaucbe sur les cheveux pour tendre le cuir chevelu et arrache, avant Topération, le scalp du blanc, avec la peau, les cheveux, tout!.. .

Horreur!... le gentleman apparaît chauve comme une courge, riant toujours, et, chose terrible, ne perdant pas une goutte de sang !

!)e saisissement, Orignal, atterré, abasourdi, laisse tomber le scalp et le couteau près du dentier, se deman- dant, avec angoisse, quel est cet homme étrange qui s'en va ainsi par morceaux, sans un mot, sans une plainte, sans effusion de sang.

108 CHASSEURS CANADIENS

XI

Supplice terrible et grotesque. -- Vexé. Les femmes s'en mêlent. La veuve de Grand-Loup. Le blanc est-il à l'épreuve du feu? Sir Georeres au milieu des flammes. Intervention de Perrot. En retraite. Décrépitude rapide. Retour au campement. Stupeur du Canadien. Sir Georges rajeuni de dix ans.

On ne trouve point d*esprits forts chez les hommes primitifs. Le cerveau, imprégné seulement de notions élémentaires et peu nombreuses, ressemble à celui des enfants qui éprouvent une peur instinctive des phéno- mènes incompréhensibles pour eux.

En raison de ce fonctionnement intellectuel si rudimen- taire, qu'il reste borné aux besoins et aux rapports d'une existence confinant à l'animalité, la non-compréhension des faits mystérieux, ou plutôt insolites, élargit singuliè- rement le domaine du surnaturel qui comprend, en bloc, toutes les étrangetés de la civilisation.

Aussi, tel qui affrontera sans émotion Tattaque d*un ours grir ou la charge d'un bison, claquera des dents et

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 109

restera atterré en ressentant une secousse électrique, en voyant abattre à la dynamite un arbre mesurant trois mètres de diamètre, ou en collant son oreille au récep- teur d'un téléptione.

N'essayez pas de raisonrfer le sauvage la première fois qu'il se trouvera en présence d^^ telle ou telle manifes- tation du génie ou simplement du savoir-faire des civi- lisés.

Son impression sera franchement celle d'une stupéfac- tion ou d'une terreur d'autant plus vives, que la cause en sera ou plus étrange ou plus inattendue.

Vous pourrez alors lui faire croire les choses les plus absurdes, lui susciter les idées les plus baroques, il accep- tera tout de conQance, en homme ignorant le scepticisme et persuadé que les causes sont infiniment moins stupé- fiantes que les eiïets.

On pourra juger ainsi de Tétonnement mêlé de réelle frayeur, éprouvé par Orignal et les Carriers occupés à faire subir la question ordinaire et surtout extraordinaire à sir Georges Leslie.

Ce fait d'un scalp venant tout seul, sans effort, sans douleur, sans une goutte de sang, n'est-il pas surna- turel...

Et cet autre, non moins surnaturel, de deux mâchoires se détachant presque d'elles-mêmes, n'est-il pas terri- fiant. ..

Un scalp, ça tient fortement sur le crâne ! Il faut, pour l'enlever, de l'adresse et de la vigueur. Quant au patient, quelles tortures effroyables 1

L'enlèvement d'une seule dent n'est-il pas chose dou- loureuse? que dire alors de l'arrachement des deux mâchoires, avec leurs trente-deux dents!

Rien de pareil, jusqu'à ce jour, dans toute l'immense région qui va du cercle polaire aux Etats-Unis. C'est du nouveau, de l'ioédit, du mystérieux dans toute racceplion du mot.

110 CHASSEURS CANADIENS

L*homme qui a subi cette double mutilation devrait être brisé, anéanti, par la souiTrance...

Eh 1 bien, pas du tuut I II a simplement Tair très vexé, et il injurie ses bourreaux en anglais... ce qui est peut- être une aggravation.

Que faire?... que résoudre?...

Orignal, tortionnaire un peu amateur, car il n'a jamais opéré au-dessous du quarante-neuvième parallèle, chez les virtuoses du couteau à scalper : Sioux, Gomanches, Serpents ou Pieds Noirs Orignal est fort perplexe.

Voyons, semble-t-il se dire, dois-je cesser ou conti- nuer?...

» Si je tire un peu fort sur un bras, il va se détacher comme une branche morte...

» Une jambe... elle va s'arracher comme une racine...

» Le gentleman va ainsi me rester dans les mains par morceaux... Il ne souffrira pas... ne criera pas... ne saignera pas...

» Quel homme est-ce donc?... Est-ce même un homme?...

» J'ai peur... moi!... Je ne suis qu'un pauvre Indien... venu pour venger son frère assassiné...

» Mais... je voudrais... je voudrais bien m'en aller... »

Cette scène, sur laquelle on est forcé de s'appesantir pour en extraire la psychologie, a duré deux minutes à peine.

Mais aussi, quel revirement dans l*îesprit des Peaux- Rouges ! Quelle stupeur sur leurs visages î Les chants ont ce?sé, les danses funèbres se sont arrêtées, on ne crie plus, on ne menace plus, on ne brandit plus les couteaux, c'est une torture absolument ratée ! . . .

Fort heureusement pour sir Georges qu'il n'y a pas d'esprit fort dans l'assistance. Un esprit fort viendrait sonder avec la lame de son couteau les espaces inter- costaux, ou s'assurerait de l'adhéience des membres au tronc.

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 111

De son côté, Perrot se démène furieusement sous ses liens, comme s'il voulait s'en débarrasser. Il monologue, S'Uon son habitude.

Pour être due drôle d'avinture, c'est une drôle d'avinture, et mes frères Eustache et Petit- André, avec mes neveux, Jean, Jacques et François en attraperont la colique de rire, quand je leur raconterai ça...

« Pas moins vrai qu'y suffirait d'un rien pour sauver ce païen d'Anglais, qui est ben l'aiiimau le plus cocasse de la province.

» Ah! malbeurpour lui, si les femmes s'en mêlent!... Il est fichu... ))

Grand- Loup, le Carrier mutilé par fou Tom et dévoré par les Ilommes-du-Sang, a laissé une veuve. Et naturel- lement la malheureuse est très excitée contre le com- plice du crime...

Voyant l'elfarement d'Orignal et des membres du petit clan, sentant l'hésitation qui s'empare de tous, craignant pour sa vengeance, elle interpelle rudement les assis- tants, leur reproche leur pusillanimité, puis conclut ea disant :

Le blanc a une grande médecine qui l'empêche de crier» de souffrir et de saigner, voyons si cette médecine est plus forte que le feu...

« Si elle triomphe du feu, je n'ai plus qu'à mourir. »

A ces mots, elle tire de son sac à feu la boîte imper- méable, l'amadou, le morceau de pyrite servant de silex, le petit fragment d'acier, bat le briquet, enflamme l'amadou, le projette sur un tas d'aiguilles, souffle dessus, active la combustion, et se redresse avec des gestes de bacchante, eu voyant pétiller une flamme claire.

Du coup, sir Georges, qui, indépendamment de sa posi- tion très shoking, passe par toutes sortes d'alternatives désagréables, se sent frémir.

Si encore ses jambes étaient de ces admirables spéci- mens de notre orthopédie contemporaine, il pourrait

112 CHASSEQRS CANADIENS

braver ce bûcher malencontreusement allumé par la vin- dicative Indienne I

bt puis, quelle leçon pour les Peaux-Routes I

Ce serait dorénavant à ne plus oser toucher un blanc!

Pour la première fois, sir Georges déplore amèrement d'avoir seulement comme postiches une perruque et un dentier.

Déjà la flamme s'échevelle autour de lui. La chaleur devient insupportable, et la fumée le suffoque. Ses longs favoris poivre et sel commencent à griller. Sans ses lon- gues et solides bottes de chasse, ses a inexpressibles » flamberaient par le bas.

Quelques minutes encore, et il va périr asphyxié, après avoir senti les atroces morsures de la flamme...

Après tout, rugit une voix formidable, j'ai promis de lui faire tuer un bighorn, et un honnête homme n'a que sa parole !

« Allons, houst!.,. décampons, la vermine, et au trot!

En même temps, Perrot ayant fini par user et rompre ses cordes, saute sur sa carabine, bondit vers le brasier incandescent, l'éparpillé en quelques vigoureux coups de botte, tranche les liens de sir Georges et lui dit :

Vous devez être engourdi... tenez-vous d'aplomb... restez derrière moi et je réponds de tout.

L'Anglais roussi, échaudé, suffoqué, daigne enfin hono- rer d'un remerciement le rude sauveteur auquel depuis vingt-quatre heures il doit deux fois la vie.

Mais, quelle voix I Perrot ne la reconnaît plus, tant elle est changée, avec ses intonations molles, bredouil- lantes, ses syllabes flasques, sifflantes, émises avec des mâchonnements, des mouvements bizarres des joues et de la langue.

Ahî ce n'est plus l'organe cassant, impérieux du gentleman, dont les syllabes claquaient comme des coups de fouet! Pas plus que ce n'est d'ailleurs le gentleman

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 113

!ui-mème, cvec sa bouche de polichinelle et son crâne en pomme d'escalier.

PeiTot n'a pas le temps de philosopher sur les effets et sur les causes de cette instantanée décrépitude.

Les Indions, revenus de leur stupeur, font mine de vouloir résister à l'injonction du Canadien, et semblent trouver absolument intempestive son intervention.

J'ai mon revolver, dit sir Georges de sa voix sénile, comme engluée de bouillie.

a Je puis en exterminer une demi-douzaine.

^- Ne tuons personne, s'il vous plaît.

« S'il en tombe un seul parmi eux, nous aurons à nos trousses toute la tribu, et nous serons flambés.

<c Laissez-moi leur parler. »

Se sentant incapable de se tirer d'afTaire sans le secours du trappeur dont l'aide lui est absolument indispensable, sir Georges domine l'épouvantable colère qui gronde sous son crâne dénudé.

Sans cela!... Oh! avec quelle sanguinaire ivresse il choisirait une à une ses victimes, et les renverserait, en quelques secondes, en un tas de chairs palpitantes, sous le canon de son arme infaillible!

Perrot hnran^'ue les Indiens, essaye tour à tour de les convaincre et de les intimider, cherche à dégager la complicité de sir Georges qui fut spectateur de la mort de Grand-Loup, sans y participer. Il fait valoir, entre autres arguments, la parenté de sir Georges avec le lieu- tenant-gouverneur, qui tirera une effroyable vengeance de tout sévice exercé contre son frère.

Les Carriers l'écoutent parler en gardant un sombre silence plein de rancunes inassouvies, et peut-être aussi de terreurs mystérieuses.

Ils ne l'interrompent pas et ne menacent plus. C'est déjà un grand point.

Et d'ailleurs, ajoute pour terminer Perrot, le blanc

6

114 CHASSEURS CANADIENS

a toutes sortes de médecines qui le mettent au-dessus de vos atteintes.

» Vous l'avez bien vu, n'est-ce pasl

» Quant au feu, puisque je l'ai éteint, c'est qu'il a aussi une médecine contre lui...

» Enfin, il porte à sa ceinture un de ces fusils qui tirent toujours, et, s'il voulait, il pourrait vous tuer tous, car il ne manque jamais son coup.

» Laissez-nous donc aller bon nous semble, et res- tez ici. Il y a de la viande pour huit jours et au-delà... Mauf^ez ces ours... ils sont à moi, je vous les donne.

)) Allons, place 1... »

A ces mots, proférés d'une voix de tonnerre, Perrot brandit sa carabine, sir Geor^'es tire son revolver et se range à côté du Canadien d'un air menaçant.

Pas à pas les Indiens reculent devant cet homme ex- traordinaire qui semble avoir conservé sa redoutable vigueur, et dont les joues pendantes et le crâne tout blanc leur inspirent une superstitieuse frayeur.

Le f^entleman aperçoit et ramasse vivement son casque en liège, tout bosselé, mais suftisant à dissimuler un peu son épouvantable calvitie. Il s'empare également de sa carabine express, restée près du lit de mousse, et cherche attentivement, de l'œil, quelque chose.

Parbleu! sa perruque et son dentier, qu'il veut recon- quérir de gré ou de forc^^

Hélas! les deux œuvres d art, tombées à proximité du brasier, ont été dévorées par les flammes. Le scalp est parti en fumée, le double râtelier fondu, calciné, n'offre plus que d'informes débris.

Telle est la fureur du gentleman exaspéré de cette exhibition de ses infirmités, que, pour un peu, il atta- querait les Carriers, s'il ne savait, au dire de Perrot, se faire d'implacables ennemis de leurs congénères.

De leur côté, les porteurs, se voyant à la merci des deux chasseurs munis d'armes redoutables, connaissant Ta-

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES 115

dresse, la vigueur et la cruauté de leur ancien maître, se reliront lentement vers un épais taillis ils disparais- sent tout troublés, sans un cri, sans un mot.

Vous êtes libre, Monsieur, dit Perrot; et si vous m'en croyez, nous rallierons sans retard le campement de la grande route.

Libre grâce à vous, mon brave trappeur, répond le gentleman avec une cordialité qui parait, sincère et je vous dois une...

C'est moi qui vous dois un bighorn, interrompit Perrot; sans cela, croyez-le bien, je vous aurais laissé vous débrouiller avec cis pauvres diables (ji-i ont contre vous une dent... à remplacer toutes celles qu'ils vous ont enlevées.

» Donc, vous ne m'avez aucune obligation ; et si je vous ai aidé c'est pour ne pas manquer à ma parole.

Comme il vous plaira, riposte sir Georges en haus- sant les épaules.

» Marchez, je vous suivrai : car du diable si je me doute seulement de la direction à prendre. » Du reste, je ne sens plus ni douleur ni fatigue...

L'émotion vous a fouetté le sang! ça guérit bien des malad'es... les fièvres, les rhumatismes, les «mal» de dents et toute sorte d'autres choses. »

On se mit en route, après avoir extrait avec la baguette à nettoyer du vieux Sharp, les douilles métalliques ser- rées dans les chambres de la carabine express que sir Georges rechargea, à tout hasard.

Le trajet très long, très pénible, s'accomplit sans ren- contre suspecte et sans retour offensif de la part des Indiens.

A quatre heures après midi, sir Georges exténué, pou- vant à peine se traîner, atteignit, en compagnie du Ca- nadien, le campement où^e morfondaient Li, les chevaux et les mulets.

Avec sa volubilité de Chinois craignant d'être suspecté

416 CHASSEURS CANADIENS

par son maître, Li raconta la fu^'ue des Indiens partis après avoir défoncé un toniieliH de brandy, et se pro- mettant bien, à co que crut ( omprcndrt' le cuisinier, de revenir prochainement piller les baga^'es et les provisions de Son l'Acellence. *-

Ils croyaient pouvoir s'adju^'er vos dépouilles après vous avoir fait périr, observa Perrot.

Probable I répond brièvement le gentleman en bâil- lant à décrocher son détunt ratelirr.

Sir Georges avala coup sur coup deux bouteilles de claret pour se remettre, s'enroula dans une couverture, après avoir véridé le contenu de certaine petite caisse blindée, enfermée dans celle sont déposées les armes, et s'endormit d'un sommeil de plomb.

Le lendemain, Perrot, en lionime ignorant la fatigue, s'en est allé, dès l'aube, à une mauvaise auberge dis- tante de trois ou quatre lieues, pour savoir s'il serait possible de trouver des porteurs.

Sur la réponse négative du patron, un sacripant d'Ir- landais bien digne du coupe-gorge, Perrot revient à neuf heures, trouve le gentleman attablé devant des bou- teilles plus ou moins vides, et dévorant à belles dents des viandes empilées sur un plat d'argent.

A son aspect, Perrot, qui pourtant n'est pas facile à démonter, reste abasourdi.

Il a laissé, à la nuit, endormi comme un phoque, un vieux monsieur décrépit, vanné, n'en pouvant plus, et il retrouve un homme d'apparence jeune encore, aux ^'ents éblouissantes, aux cheveux bruns, aux joues rasées, à la moustache courte à peine grisonnante. »

Eh! bien, Perrot, avez-vous trouvé des gens?...

» Mais, asseyez-vous donc près de moi sur ce pliant, mon cher, et partagez mon déjeuner.

C'est bien la voix du gentleman... c'est le gentleman lui-môme.

Mais, sacrebleu! il est rajeuni de dii ans.

LES CrïASarnRS HES MONTAaNES ROCHEUSE*? 117

Dovant raîmrissomont de son ffuide, Son Excellence (laij:ne sourin? d'un air bon enfant et ajouter conliden- tiellement :

I.a petite caisse renfermait un dentier de rechange, avf»cun scalj» tout neuf... J'ai ras6 m^s favoris affreuse- ment roussis, et rafraî< hi ma moustache...

» Voila lout le mvstère de ma transformation.

» Mais, f^ardez-moi le secret, n'est-ce pas, Perrot, j'ai cette faiblesse de vouloir me rajeunir.

Trois jours après, ils arrivaient à Batkerville, (tPerrot, son engagement termina, se rendait sans désemparer ci la mine devaient l'attendre ses neveux, et sa pré- sence allait ôtre d'autant plus urgente, que tout y était en désarroi.

*l

DEUXIÈME PARTIE

AUX CHAMPS D OR DU CARIBOU

L'or dans la Colombie aDglaise. Grandeur et décadence. Russie libre. Idée sinnpie mais géniale. Le chiffonnier de placers. Prospérité. Jours sombres. Envieux. Perrot président. Ses auxiliaires. Pourquoi il faut de- venir riches. La colonisation de l'avenir.

Avant 1856, la Colonnbie anglaise n'avait presque pas d'habitants de race blanche. Ce beau pays, si riche et si fertile; était délaissé des immigrants qui se précipitaient vers Touest américain, et surtout vers la Galii'ornie, alors dans toute son opulence.

Brusquement on apprend que des Indiens ont ramassé des fragments d'or au bord du Fraser et de ses affluents. Des mineurs d'avant-garde diCcoiiTeni, prospectent les allu- vions du bassin, trouvent de l'or en grains ou en pous- sière, notamment dans les grèv-^sdu bas Fraser et de son grand affluent le Tbompson, s'installent, exploitent, font fortune.

D'autres suivent, remonteuc jusqu'à la région du Cari- bou, enserrée dans l'anse formée par la bouche supé- rieure du Fraser, et découvrent des terrains l'or sur- abonde.

Alors se produit la grande « ruée » des mineurs, le

120 CFÎASSEURS CANADIENS

rush qui, de 18oS, dura sans interruption jusqu'à 1875.

Le pays, jusqu'alors désert, se peupla co tnme par en- chantement, grâce a la (ièvre de 1 or qui poussa vers les terrains nouveaux tous les avenfuriers de race an;^îo- saxonne, errant entre Jes deux frontières d'Amérique et de Colombie. En deux ans, il y en eut plus de 40,000, sans compter les Chinois qui s'insinuaient par toutes les fissures.

La production annuelle atteignit rapidement 2), 2p, 30, et jusqu'à 3o millions de francs par an.

Peu à peu, les sables exploités par les travailleurs in- dépendants, concessionnaires de petits claimSy s'épuisè- rent, et la rigueur du climat aidant, avec les diflicultés de communication et de ravitaillement, le chiffre de la production s'al)aissa graduellement, pour tomber, en 1888, à 3,200,000 francs.

Mais alors la Colombie comptait environ i 00,000 habi- tants de race blanche, de langue anglo-saxonne, attirés dans le pays par l'exploitation des mines d'or, et fixés par l'appât de nouvelles richesses dont la conquête est moins aie itoire et plus rémunératrice que celle de for (1).

Cette dernière est entourée, en effet, de diflicultés de toute sorte, parmi lesquelles il convient d^ faire entrer en ligne de compte la longueur de l'hiver, la pauvreté relative des minerais, la cherté de la main-d'œuvre et de l'approvisionnement.

Les travaux sont forcément suspendus pendant près de six et souvent sept mois, à cause du froid intense qui durcit les terres, gèle les cours d'eau et confine impitoya- blement les ouvriers dans leurs demeures.

Une industrie astreinte à d'aussi longs chômages doit être nécessairement très lucrative ou déchoir. C'est ce qui

(1) Notamment l'exploitation des forêts, l'agriculture, les pêcheries, les mines de charbon. La pêche seule rapporte, bon an mal an, de !?5,000,ooo à 27,000,000 de francs, et le charbon, de 12,000,000 à I5,ooo,ooo.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 1*21

s'est produit du jour le lavago dos lorrains épuis's ne fut plus suf(isarrir.tent rémunérateur pour le travaillerr isolé ou les petites associations.

Restait l'exploitation des schistes et des quartz auri- fères.

Autant le lavage demande peu de main-d'œuvre et de mise d'i fonds, autant le traitement des roches aurifères exige de matéritil et «le capitaux.

hes simples orpailleurs, ne possédant pas Tardent né- cessaire à l'installation des appareils très coûteux pour le hroyage des roches, vendirent pour un prix dérisoire leurs daims (concessions) ou les abandonnèrent tout sim- plement.

Survinrent alors les compagnies financières ou de ri- ches particuliers, qui résolument s'attaquèrent aux quartz, installèrent des marteaux-pilons mus par la va- peur ou des appareils hydrauliques, et continuèrent, à peu près seuls, à exploiter les champs d'or.

Les anciens travailleurs libres entrèrent au service des nouveaux industriels, moyennant un salaire assez élové, pour conduire et surveiller les machines, mettre à jour les filons, les désarticuler à la mine, et les concasser en fragments de grosseur, pour les batteries de marteaux- pilons.

Seuls, un certain nombre de Chinois continuèrent le travail de l'orpailleur isolé, traitant de préférence les terres déjà lavées, et se contentant d'un bénéfice mo- dique, dont s'accommodent leur sobriété, leur frugalité, leur parcimonieuse ténacité.

Parmi les compagnies minières qui se partagent les terrains renfermant les minéraux (minerai daims) et spé- cialement les quartz et schistes aurifères, il en est une dont la situation est depuis longtemps prospère.

Fondée en 1879, nous sommes en 1886, et une durée de sept années, c'est longtemps, là-bas, ~ elle s'appelle Free Russia , La Russie Libre. Cette prospérité , attestée

122 CHASSEURS CANADIENS

par les jolis dividendes versés aux actionnaires, au nombre de six, est due au principe même sur lequel a été édifiée la commandite, et qui n'est pas sans originalité.

L'idée, très simple mais presque géniale, fut trouvée par un jeune Russe qui traversait la région du Caribou, en compagnie de deux voyageurs français, dont les aven- tures ont été racontées précédemment sous ce titre : De Paris au Brésil par Terre (1).

Le Russe, nommé Alexis Bogdanoff, familiarisé ^ec

les différents procédés employés à l'extraction de l'or, par

un séjour assez long en Sibérie, vit en un clin d'oeil les

défectuosités de la main-d'œuvre anglaise et le moyen de

tirer un riche parti de cette défectuosité même.

A cette époque, c'est-à-dire en 1879, les gisements su- perficiels étant épuisés, il fallait aller chercher, à une profondeur variable, la couche de terre aurifère qui, amenée par des galeries souterraines à un puits, était montée dans des bannes actionnées par des treuils, et lavée dans des auges de bois surajoutées, dont la réu- nion forme le long-tom.

Malgré un lavage à grande eau dans le long-tom et l'a- malgamation par le mercure des parcelles métalliques, une certaine quantité d'or demeure enfermée dans les graviers, même les plus petits, et reste perdue pour l'exploitant.

Alexis Bogdanoff savait que les résidus sibériens, au sortir de l'appareil laveur, contenaient encore de 12 à 15 grammes d'or pur par tonne d'argile ou de sable, soit de 36 à 45 francs. Par analogie, les résidus colombiens devaient en renfermer autant.

Ce qui est peu, à première vue.

D'un autre côté, certaines sociétés exploitaient fruc- tueusement les quartz, dont le rendement n'était pas su-

(1) Flammarion, éditeur, 26, rue Racine, Paris,

AUX CHAMPS d'or DU CARIDOU 123

pérîeur à 60 francs, c'est-à-dire ne renfermant guère plus de 20 grammes d'or.

Le jeune liusse fît ce calcul très simple : à combien revient la tonne de quartz au moment elle est placée dans les aufjes la broyent les pilons d'acier? Tant pour les fouilles souterraines, tant pour le boisage des galeries, tant pour le travail de la mine proprement dit, percement des trous et explosifs, tant pour le sa- laire du personnel, tant pour l'aménage à l'oridce infé- rieur du puits et la montée. Tout compte fait, ces frais atteignent à 30 francs la tonne.

D'autre part, à combien reviendrait, sous le bocard, la tonne de sable aurifère déjà lavée? A 2 francs à peine, puisqu'il s'agit seulement de déplacer une terre friable et déposée en tas, comme pour en faciliter la manuten- tion.

En outre, le concassage des fragments de quartz et leur réduction en poudre impalpable est plus long du double que celui du sable. Donc, économie de 50 p. 100 sur celte opération dispendieuse.

De telle façon que ces terres, abandonnées comme épuisées parce qu'elles ne contiennent, en apparence, qu'une quantité de métal trop faible pour être suffisam- ment rémunératrice, sont, en réalité, plus riches d'un tiers que les filons neufs.

Edifié par ces chiffres, Alexis Bogdanoff se fit fort d'extraire de ces détritus, dont personne ne voulait, une moyenne de 30 francs, et de bocarder par jour, avec un nombre égal de pilons, le double de ce que l'on peut broyer de quartz.

Et l'événement justifia pleinement ses prévisions.

Il demanda et obtint facilement la concession des ^err^'S lavéeSy à l'exclusion formelle des sables neufs, et fît venir séance tenante d'Europe des appareils perfectionnés. Ses deux amis se transformèrent aussitôt en commandi- taires, et les travaux commencèrent sans désemparer.

124 CHASSEURS CANADIENS

Naturellement, les Anglais aclionnaires, directeurs et ouvriers des autres compagnies, firent des ^'orges chaudes sur les prétentions du nouveau venu, qu'ils surnommè- rent ironiquement : Rao-Pickcr, le CJu/fonnier sous- entendu de placers.

Le Husse laissa dire, et, pour ses débuts, exploita par jour cinquante tonnes de minerai, avec un bénéfice net »le 25 fiancs, soit i,2.")0 francs.

Le mois suivant, il embaucha des Chiiiois terrassiers en nombre sulfîsant, améliora ses amalgainateurs, bo- carda couramment cent tonnes et réalisa un bénéfice de 3 > francs ; soit 90,0011 francs par mois, et 540,000 francs pour les cent quatre-vingts jours que dura le travail de la première année.

La seconde aimée, il établit une nouvelle batterie de marteaux-pilons, broya cinquante tonnes de plus, et ins- crivit à l'avoir de la compagnie 8o0,000 francs, c'est-à- dire le cinquième de la production totale de la Colombie à cette époque.

La situation se maintint aussi prospère jusqu'en 1885, non sans exciter do formidables jalousies et soulever de rudes compétitions.

Jusqu'alors, le privilège de la compagnie Free Bussia était demeuré inattaquable. Mais l'administration, mé- contente de voir un étranger si bien réussir avec l'ap- point de capitaux également étrangers, pressée d'ailleurs et probablement achetée par les sociétés rivales, modifia ses règlements sur les concessions faites aux citoyens non anglais, de telle façon que la Russie Libre se vit menacée non seulement dans ses intérêts, mais encore dans soa existence.

Il y a évidemment injustice flagrante; mais Alexis Bogdanoff, étant proscrit, ne put réclamer aide et pro- tection de son gouvernement, et c'est bien là-dessus que comptent ses ennemis pour le réduire à merci.

Enfin, pour comble d'iniquité, un arrêt d'expulsion

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 125

vient d'être pris contre le Russe, au m<'pris de la réputa* tion légendaire d'hospitalité dont se largue l'Angle- terre.

Cet arrêt, que rien ne justifie et contre lequel Alexis va se pourvoir devant le gouverneur général, et, s'il le faut, devant l'autorité métropolitaine, vient de lui être signitié télégraphiquement, par ordre du lieutenant-gou- verneur.

Pourquoi?... de quel droit?... dans quel but?

Il est parti séance tenante pour Victoria, après avoir remis ses pouvoirs à Perrot, arrivé depuis huit jours.

Et Perrot, président improvisé d'un conseil d'adminis- tration, ayant sous ses ordres ingénieur, directeur, méca- niciens, contremaîtres, chefs de chantier, ne sait plus trop à quel saint se vouer, quand ses neveux, mandés par lui au moment la situation était déjà compromise, lui arrivent le 20 juin.

Trois beaux jeunes ^'ens, d'intrépides Bois-Brûlés de taille gigantesque comme leur oncle, vigoureux et adroits comme lui, loyaux, braves et dévoués autant qu'il est possible de l'être.

L'aîné, Jean, a dix-neuf ans; Jacques, le second, dix- huit ans et François, le dernier, n'en a guère que dix- sept. Bien qu'ils soient à peine sortis de l'adolescence, ils n'en sont pas moins, pour le digne Pi»'rrot qui perd un peu la tête, de vailUnts et précieux auxiliair«^s (1).

Confortablement installés dans la firande maison de bois est le siège de la société : Free Hussia, en rase campagne, à deux kilomètres de Barkerviile, ils vien- nent de déjeuner et causent de la situation.

Non loin de la maison vont et viennent les ouvriers, chinois pour la plupart, circulent les wagonnets Uecau- ville, halètent les trois machines à vapeur, et retentisseiit

fl) Voir le Défilé d'Enfer, Flammatiou, éditeur, 26, rue Racine.

126 CHASSEURS CANADIENS

avec un roulement de tonnerre lointain les batteries de marteaux-pilons.

Ainsi, mon oncle, dit François, vous nous avez appe- lés, le mois dernier, censément pour garder la mine.

Oui.

Vous avez donc peur qu'on la vole, contifiue en riant le jeune homme.

Mais oui, et c'est pas trop de trois lurons comme vous pour la ^'arder... en attendant le renfort de mes deux frères, Eustache et André.

Comment!... c'est sérieux... on veut voler ces grès, ces sables, ces pierres, ces trous, ces rigoles, ces ruis- seaux...

» Et qui donc, bon Dieu I

^^ Des filous, des envieux que ça enrage de voir la Russie Libre faire de bonnes affaires.

» Il y a là-dessous un coup monté, une histoire abomi- nable pour nous déposséder. »

Perdriez-vous beaucoup, mon oncle?

Peu de chose... mon argent est garé à Montréal vous le trouveriez en cas de mort, car vous héritez.

)) La chose ne regarderait que moi, je m'en moquerais.

i) Mais y a aussi ces braves et chers amis de la vieille France, qu'elle intéresse, M. Julien de Glenay, M. Jacques Arnaud, M. Alexis Bogdanoff qui est Russe et qui a tout organisé...

» Donc, c'est pour eux surtout qu'il faut ouvrir l'œil.

» Du reste, afin de vous dédommager de vos peines, vous serez intéressés aux bénéfices d'une façon conve- nable.

Intéressés... nous!... pour quoi faire ?...

Mais, pour être riches, mes chers enfants.

Nous aurions voulu avoir des millions pour délivrer Louis Riel, dit Jean gravement : Louis Riel prisonnier à Régina, et que les Anglais ont eu l'infamie de pendre.

» Mais, maintenant, à quoi boni

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 127

Jean, mou cher garçon, je te croyais promis à cette brave jeune fille qui t'a sauvé la vie, et a si crânement tué l'assassin de votre père.

Oiii, mon oncle, répondit le Bois-Brùlé en rou,^»is- sant, nous devons nous marier aussitôt que vous pourrez venir à la noce avec mes oncles Euslache et André.

Et tu veux te mettre en ménage avec pas le sou, malheureux enfaîu!

Nous travaillerons!

Je doterai ma nièce, naturellement, et Eustache avec petit André feront de môme...

» n'est pas la question, d'ailleurs.

» Le vrai motif, le plus important, le plus... principal, pour être riches, très riches, c'est de pouvoir acheter, au Manitoba et au Saskatchewan, les terres qu'on refuse de nous concéder... d'en acheter tant et plus, et de coloniser, avec des éléments de la vieille France, notre chez Canada français.

Comme cela, nous voulons bien devenir riches, aQn de faire le bien du pays.

» Quand devons-nous entrer en fonctions ?

C'est fait?

» En l'absence de M. Alexis parti pour se débrouiller avec le lieutenant-gouverneur, je commande ici.

» Vous aurez affaire seulement à moi... ça vous va de m'obéir, hein, les p'tits.

Oui, l'oncle! nous sommes à vos ordres, et avec joie, répond en son nom et au nom de ses frères, Jean, l'aîné.

« Nous vous obéirons, foi d'hommes, de Canadiens et de chrétiens.

Bien, mes enfants î... du reste, si la besogne est rude , mon autorité vous sera douce.

128 CHASSEURS CANADIENS

II

Les neveux de l'oncle Perrot. l'on finit par se rencontrer.

Besoin de locomotion. Tout va bien. Une dé[)èche à Perrot esjuire. Une lettre à Perrot, tonjcurs e<(juire! . .,

Lus Ur^esses du gentleman, Perrut se décide à aller tuer le bisihoi n. Jour de paye au placer, Vaine attentu.

Tumulte. Directeur assassiné.

On n*a point oublié le nom de Louis Riel, ni son héroïque tentative pour alTranchir les Bois-Brùlés canadiens ses lïères, ni sa mort tragique.

Parmi ceux qui combattirent aux côtés de l'intrépide métis, pendant cette rude campagne qui fut terminée, de fait, quatid la petite ville do Batoclie tomba au pouvoir des troupes régulières commandées par le général Middle- lon, se distinguèrent un vieux Bois-Briilé et ses trois fils.

Celui-ci, d'origine franco-indienne, descendait d'un de ces vaillants gentilshommes normands qui soutinrent, là-bas, si haut et si fe**»^: j l'honneur du vieil étendard lleurdelysé d'or. Le gentilhomme s'appelait Jean-Jacques de Varenne, et fut le grand-père de Jean-Baptiste de Va-

^émjggjggggÉgmg.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 129

renne, le père des trois jeunes gens, neveux de Perrot.

Enfermi's dans Batoche, ils luttèrent jusqu'au dernier moment, et ils allaient se retirer les derniers, en soutenant la retraite, quand leur père fut assassiné d'une balle dans le dos par un traître qui avait livré la ville.

Le vieux métis, Jean-Baptiste de Varennc, bien connu là-bas sous l'appellation familière etatîectueuse de« Père Baptiste », avait fait promettre en mourant, à ses tiis, d'aller retrouver leurs oncles maternels, les trois frères Perrot, fixés depuis plusieurs années dans la Colombie anglaise.

Bien que les jeunes gens fussent de taille à se dé- brouiller dans la vie au moins hasardeuse des frontières, parmi les aventuriers sans foi ni loi qui ont fait de cette zone en quelque sorte neutre leur lieu d'élection, les braves trappeurs devaient, dans l'esprit du moribond, servir de tuteurs aux jeunes Bnis-Brûlés désormais bien seuls.

Mais ces derniers, qui avaient voué à l'assassin de leur père une véritable haine de Peaux-Uouges, n'eurent point de trêve ni de repos qu'ils ne l'eussent atteint, et vengé cruellement leur cher mort (1 ). Entre temps, ils essayèrent , sans succès, hélas! de délivrer Louis Riel prisonnier à Régina, et se mirent enfin à la recherche de leurs oncles quand le martyr de l'indépendance des métis eut suc- combé !

Ils avaient été aidés dans ces diverses tentatives par Bob Kennedy, un cow-boy américain à l'adresse prodi- gieuse, à l'intrépidité folle, à l'esprit fécond en ressources qui, s'il leur dut d'abord la vie, paya largement par la suite ce bienfait.

Dès lors il ne les quitta plus, et s'en vint avec eux au Caribou, pour s'installer aussi près des Perrot.

Avant d'être occupés à la surveillance et intéressés aux

(1) Aventures racontées sous ce titre : « Le V^filè d'Enfer. » Flammarion, éditeur, 26, rue Racine, à Paris.

9

130 CHASSEURS CANADIENS

îilTairea de la compagnie Fn'-Hits^iUf les Perrot étaient trap[)eursau service de la Compagnie de la Baie dlludson, puis de la Compagnie Américaine des Pelleteries de Saint- Louis, c'est-à-dire nomades à rendre des points au Juif- Errant lui-même.

Depuis qu'ils avaient ainsi, pendant six mois environ, chaque année une occupation à peu près stable, ils étaient devenus un peu plus sédentaires, et ne s'écartaient guèrf* à plus de cent ou cent cinquante lieues du Caribou.

Ce sont d'ailleurs des distances tout à fait insigni- fiantes pour ces intrépides coureurs de bois et de mon- tagiies.

Pendant les six mois les travaux de la mine étaient interro'iipus par le froid, ils laissaient le matériel à la parile d'hommes sûrs, et partaient, au ^'ré de leur fan- taisie, mener la vie sans entraves du chasseur solitaire auquel sont indispensables les horizons sans limites et les poignantes émotions de la lutte avec les fauves.

Ils adoptaient pour centre de leurs opérations une bourgade quelconque, parfois une ville, et plus généra- lement un fort, ou pour mieux dire, un poste de la compaf^nie de fourrures, et rayonnaient à l'entour, en menant avec ivresse, et pour leur seul plaisir, la rude mais enivrante existence du trappeur.

Or, il avait pris cette année-là, c'est-à-dire en 4885 , fantaisie à Perrot d'hiverner à Kameloups, sur Thompson- River, et de battre la plaine et la montagne jusqu'à la reprise des travaux, qui s'effectuerait vraisemblablement fin mai 1886.

La lettre expédiée à leur oncle, de la frontière améri- caine, au siège de la compagnie Free Russitif par les jeunes gens, fut retardée par les neiges et ne parvint que très tard à Barkerville. Perrot était déjà parti. Elle courut après lui à Kameloups, mais Perrot chassait chez les Indiens du Cuivre, ses vieux amis. La lettre attendit au bureau, avec plusieurs autres adressées également à

fciilli"

AUX CHAMPS d'or DU CAIlIBOU 131

Perrot, et l'informant dos sourdes menées comluites contre la liussie-Libr-'^iJ e tra[)peur ea prit connaissance au mois de février 1886, jugea la situation moins grave que ne lo pensaient ses correspondants, et sachant d'ail- leurs qu'il était impossible de rien faire contre la nnne enfouie sous trois mètres de neige, fjarlit chez les Indiens Castors. Il écrivit à ses neveux quelques lignes brèves, mais rudement et sincèrement alîeclueuses, leur donnant rendez-vous, toute allai re cessante, à BarkerviUe, au commencement de juin 1880.

Les premiers arrivés attendront les autres, con- cluait le message.

Puis, comme Perrot était homme de précaution et de cœur tout a la fois, il inséra dans la lettre un bon de 1,200 piastres G, 000 frar.es payables a vue chez son correspondant à Montréal, avisa pri demment celui-ci, et s'élança éperdument a travers les 300 kilomètres de neige le séparant des Castors.

On a vu comment, revenu à Kameloups, il consentit à accompagner sir Georges Leslie au Caribou, et de quels incidents ce simple voyage fut traversé.

Depuis longtemps, les jeunes Bois-Brûlés étaient ar- rivés à Barkerviile, mais voyant leur oncle absent, ils étaient partis, en attendant, et pour se promener, à une soixantaine de lieues, vers le Nord, au delà de l'Omineca, et du côté de la rivière aux Liards.

On ne saurait soupçonner l'irrésistible besoin de mou- vement dont sont possédés ces hommes de la nature, à tel point que le vagabondage t)n plein air leur est aussi nécessaire que la nourriture tiie-même .

Ils finirent cependant par se rencontrer au moment rincompréhensible et brutal arrêt d'expulsion venait d'être signifié au grand chef Alexis Bogdanoff, à peine arrivé de San-Francisco il avait passé l'hiver.

Il y avait de cela huit jours, et, chose bizarre, il sem-

MÈm

132 CHASSEURS CANADIENS

blait que depuis ce temps les affaires se fassent amé- liorées subitement.

Pas l'ombre de tracasserie do la part de l'administra- tion devenue subitement indifférente, sinon bienveillante, et n'eût été l'absence du Husse, on se serait cru revenu aux jours d'abondance et de sécurité.

C'est à penser que nous vous avons porté bonheur, mon oncle, disait un matin François à Perrot surveillant, pour la forme, les ouvriers chinois.

Peut-être le lieutenant-gouverneur aura-t-il reconnu son injustice.

» Mais, j'y songe ! Ce lieutenant-gouverneur est le propre frère de mon mylord...

» Vous savez bien, ce mauvais Anglais toqué dont je vous ai raconté l'histoire.

D'où vous concluez, mon oncle? demanda Jean.

Monmilord est de plus inspecteur général des mines, c'est-à-dire tout-puissant ici...

» Comme je lui ai sauvé deux ou trois fois la vie, sans doute se sera-t-il souvenu de la chose...

» 11 aura pu intercéder près de son frère, et arrêter, pour commencer, les tracasseries de l'administration.

C'est possible !

C'est même probable I

Vous avez raison 1 s'écrièrent les trois jeunes gens, tout disposés, dans la loyale crédulité de leur âge, à admettre chez sir Georges Leslie ce sentiment si naturel de reconnaissance.

Pourquoi pas, d'ailleurs?

A l'instant même et comme pour donner à leur suppo- sition une sanction formelle et inattendue, un des Chinois employés au postal-office accourait, de Barkerville, sur son mulet qu'il fouettait à tour de bras, avec sa queue de cheveux en guise de cravache.

For maste'l Pélot, dit le céleste, abusant des l

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 133

comme ses congénères, en tirant une dépêche de sa sacoche de cuir.

Perrot parcourut d'un coup d'œil la dépêche, éclata d*un large rire, donna pour boire une piastre au magot et cria comme un grand enfant :

Vive la joie î

Tiens, François, lis à haute voix ce papier qui me donne envie de chanter : « La mère Godichon » I...

Perrot, esq. Barkerville, Caribou, commença le jeune homme.

Esquire!... moi!... Monsieur Alexis, tout heureux du dénouement, a voulu rire et me gausser...

» Continue, petit.

» Affairea arrangées, droits reconnus par son Excel- lence, et déclarés inattaquables. Continuez travaux comme devant. Je reste quinze jours à Victoria pour renouvellement des concessions, je pars ensuite pour Canada. Serai près de vous 15 août. Confiance. Tout va bien.

» BOGDANOFP. »

Y n*a pas sicné comme d'habitude son petit nom, et mis un mot d'amitié, observe Perrot.

» Mais puisque tout va bien, faut pas se montrer si pointilleux.

Ainsi, mon oncle, plus besoin de dormir en gen- darmes, et de monter la garde le Winchester armé.

Dame ! faut croire .

Nous aimons mieux ça.

Et moi, donc !

» Quelles bonnes parties de chasse, une fois la mise en train achevée. » Tiens! que que c'est qu'ça ?...

Un homme à cheval, et drôlement fagoté.

mm

134 CHASSEURS CANADIENS

... Comme Tancien Pourichinel que le gentleman a cabossé à coups de poin^, et culbuté dans le ravin.

C'est en effet un domestiquo en livrée, dédaigneuse- mont qualifié par Perrot de Polichinelle, qui s'avance au petit trot d'un superbe demi-sang, et croise le Céleste autour de l'avenue.

Il s'arrête devant l'entrée principale couverte d'une véranda, et très rogue, toise de haut Perrot qu'il prend sans doute pour un serviteur de la maison.

Un serviteur sans livrée, pciih !

llél... que que tu veux, toi, l'enflé ? demande rude- ment Perrot, ennuyé de ce df'Miaigneux silence.

Le domestique modèle ainsi interpellé dégèle enfin.

Master Perrot I... une lettre de Son Excellence pour lui.

Perrot, c'est moi î

)) Donne le papier, e* ensauv^-toi... j't'ai assez vu. » L'homme fait demi-tuur sans qu'un muscle de sa face rasée ait éprouvé la moindre contracture, pendant que Perrot lit la suscription de la lettre, écrite en caractères allongés, dégingandés, ce qu'on est convenu d'appeler une écriture distinguée.

Master Perrot esquire...

» Mâtin de sorti... dit-il en éclatant de rire, c'est le jour.

» Perrot esquire... c'est écrit I... comme on ignore tou- jours ce qu'on peut devenir î »

Les jeunes gens, entendant ce vaste rire, s'approchent et font chorus de confiance.

Perrot a fait sauter l'enveloppe de ses gros doigts mal- habiles, et déchiffre à haute voix :

« Monsieur Perrot,

» Depuis dix jours, j'ai fait l'impossible pour joindre et tuer un bighorn. Il nV en a pas, ou les gens em-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 135

ployés par moi sont des maladroits. On m*a dit par- tout, et j'en suis depuis longtemps convaincu, que vous seul pouviez me faire réussir. Accepteriez-vous quinze cents livres, payables d'avance, pour m'accompagner seulement quinze jours dans les Rocky, et me conduire votre infaillible expérience de chasseur doit me faire trouver le gibier convoité par moi,

» Si ces conditions vous agréent, je vous attendrai de- main matin, à neuf heures et nous partirons de suite.

» Georges Leslie,

w Inspecteur général des Mines pour la province de Colombie. »

28 juin 1886.

Mâtin de sort ! le milord s'est mis en frais, dit Perrot après un moment de réflexion.

En frais d'éloquence et d'argent, dit François.

Quinze cents livres... c'est-à-dire trente-sept mille cinq cents francs en monnaie de France...

» Cent livres par jour... dito deux mille cinq cents fr. pour faire tuer un animau pas pus difficile à crosser que de lumer une pipe.

Iriez-vous réellement, mon oncle? demande Jean.

Ma foi, j'en ai grande envie.

» Songe donc, fieu, la dot de ta promise gagnée ea deux semaines.

Mais, mon oncle, et la mine!

Air veut pas s'en sauver, d'autant plus qu'on nous laisse tranquilles, et que Monsieur Alexis l'assure : l'af- faire est arrangée.

» Et puis enfin, vous surveillerez tout l'apanage si je pars avec le milord.

Sans doute I Mais ne trouvez-vous point que c'est passer bien vite d'une extrême défiance à une confiance absolue.

136 CHASSEURS CANADIENS

Tu es prudent toi, fieu, et j'aime ça!

» Cependant, tu dois remarquer, et vous aussi les p'tits, que le milord a eu grand soin de signer : Inspecteur gé- néral des mines pour la province de Colombie... » Comme s'il voulait me dire : «Tu sais, toi, le trappeur, je suis le maître, ici, et il vaut mieux m'avoir pour ami ..

» Du reste, quinze jours, c'est pas le diable... le temps de fusiller l'animau à grosses cornes, et de revenir pour ajouter 37,500 francs touchés d'avance, la somme de 12,500 francs pour parfaire les 50,000 destinés par moi à à ma future nièce.

» Voilà.

Présentée de cette façon, la chose est faisable, dit Jacques, pendant que Jean, mal convaincu, reste tout songeur.

Perrot reprend, mis'peut-être en appétit par ses six mois de plein air, et reculant, comme les collégiens, l'instant fatal de la rentrée.

Le directeur connaît son affaire, les contre-maîtres aussi. Les ouvriers sont embauchés, les travaux sont re- pris depuis le 15, vous n'avez plus qu'à laisser aller, en attendant mon retour.

» Le grand-coffre -fort contient une forte somme en or pour la paie et du métal en poudre... voici une des clefs... le directeur a Tautre avec le met que je vais vous donner en vous enseignant le mécanisme... »

... On le voit, Perrot ne discute même plus la question de son départ avec sir Georges.

Pour lui, l'affaire est entendue. Il accompagnera le gentleman, et lui fera tuer son bighorn.

L'après-midi se passe en conseils pratiques donnés aux jeunes gens, dont le rôle, eu égard à la situation très rassurante, doit se borner à une surveillance officieuse et à faire acte de présence aux lieu et place des action- naires.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 137

Le lendemain matin, 29 juin, Perrot graissa soigneuse- ment sa meilleure paire de mocassins, garnit sa cartou- chière, huila le mécanisme du vieux Sharp, emplit son sac à feu des éléments indispensables, et s'en fut, après une bonne poignée de main à ses neveux, retrouver sir Georges Leslie.

Deux heures après, il quittait Barkerville, avec le gent- lleman accompagné de son matériel, suivi de son nouveau valet en livrée, de son nouveau cocher et de l'inséparable Li.

La petite troupe se dirige vers le nord, pour gagner ce récif montagneux, absolument sauvage et désert, compris entre Bear-River et Willow-River, deux principaux af- fluents de gauche du Haut-Fraser.

Selon sa promesse, le gentleman a versé en billets de la banque d'Angleterre la somme convenue, et Perrot l'a remise aux trois frères qui l'ont reconduit jusqu'à Bar- kerville.

En rentrant à Free-Russia^ la dot de la future de Jean a été déposée dans le coffre-fort, une véritable forteresse en acier, susceptible de braver un siège.

Tout va bien.

Deux jours s'écoulent sans encombre. On est au 1" juil- let. L'exploitation est en pleine activité, la production du métal pur est abondante, c'est aujourd'hui la paye.

Les trois cents ouvriers, terrassiers, charroyeurs, con- ducteurs des mulets traînant les wagons Decauville, chauffeurs, mécaniciens, contre-maîtres, gens de tous les pays, Chinois, Américains du nord et du sud. Irlan- dais, Italiens, Anglais, hommes sans patrie comme sans aveu se pressent autour du guichet percé dans la muraille du bureau.

lie temps passe. Il est huit heures, et depuis deux heures ils attendent.

Le directeur, un Russe ami d'Alexis Bogdanoff, dont l'exactitude est proverbiale, ne se montre pas.

138 CHASSEURS CANADIENS

Voilà qui est réellemejit étrange et semble déconcerter ces aventuriers qui réclament à cor et à cri, dans les idiomes les plus varies, monsieur Yvanl...

Ils ont quinze jours à toucher, c'est-à-dire, à une piastre en moyenne par jour, environ soixante-quinze francs. Quinze jours de travail, on pourrait dire de soif, car si l'administration les nourrit copieusement, elle est parcimonieuse sous le rapport des boissons fermen- lées.

Et qui dit aventurier, dit généralement homme atteint de pépie suraiguë...

Aussi le jour de paye est jour de chômage et d'orgie monstre chez les bar-keepers dont ces agglomérations sont toujours amplement pourvues :

Monsieur Yvanl... Monsieur Yvanî... est-il, ce coquin de directeur... a-t-il enlevé la caisse?...

» Voyons, monsieur Yvan, il y a de bons garçons dont le gosier desséché, ulcéré par les poussières schisteuses, a besoin d'un bain réparateur d*alcool...

> Allons, coquin!... fils de lou^e ! nos piastres!... Tu n'as donc jamais eu soif, toi!...

Le tumulte va grandissant, et les assoiiïés, après s'être bousculés, asticotés pour s'amuser, perdent tout à fait patience et sortent de leurs haillons pittoresques des revolvers a\ec lesquels ils s'amusent à briser les vi- tres.

Jean, Jacques et François, moins alarmés encore qu'en- nuyés de ce tapage, ne savent que penser et ne peuvent intervenir. Ils sont absolument inconnus des travailleurs, partant, sans la moindre influence.

Mais, enfin, demande à son tour Jean, pourquoi M. Yvan est-il invisible depuis hier soir à dix heures ?

Nous avons pris un grog avec lui ; et il est rentré dans son appartement en fumant sa pipe, et à partir de ce moment...

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 139

Parbleu! dit Jacques, montons chez lui... au pre- mier étage... vingt marches à gravir...

Et surtout veillons à ne pas nous faire éborgner par ces imbéciles qui prennent pour cible les fenetrfs, et tail- lent de la besogne aux vitriers de Barkerfieid,

Jean frappe à la porte presque timidement, puis, ne recevant pas de réponse, cogne plus fort.

Rien encore.

François, en se baissant pour regarder dans le trou de la serrure, aperçoit, entre deux lames du parquet, juste au dessus de la porte, une coulée noirâtre

Voyez donc, frères, dit-il a voix basse, avec un hor- rible serrement de cœur, on dirait du sang I

Du sang!... c'est vrai!...

Enfonçons la porte.

Le lourd panneau de cèdre qui eût résisté à l'effort de quatre hommes ordinaires, s'effondre au premier choc, sous l'irrésistible poussée de Jean.

Un spectacle effroyable s'offre soudain à leur vue.

Sur son lit, complètement défait et dont les draps sont rouges comme si on les avait trempés dans le sang, est étendu ie malheureux directeur, la gorge ouverte d'une oreille à Tautre.

Une plaie affreuse sectionne le cou jusqu'à la colonne vertébrale, qui seule maintient la tète au tronc.

A terre, un rasoir taché de sang et tout ébréché...

Dans la cheminée, un monceau de cendres produites par la combustion de papiers. Un bureau-caisse est ou- vert; de nombreux dossiers posés sur le dessus, ou serrés dans les tiroirs, et dont les jeunes gens connaissaient l'existence, ont disparu.

Mort!... monsieur Yvan, balbutie François tout saisi.

Assassiné, dit Jean.

Tu crois?... demande Jacques.

140 CHASSEURS CANADIENS

J'en répondrais.

» Ce rasoir est pour faire croire à un suicide, comme aussi la porte fermée.

» Mais voyez donc ces traces de pieds, dans l'àtre, et ces paquets de suie tombés sur les cendres..,

» Voilà le chemin pris par Tassassin. »

AUX CHAMPS d'OK DU CAKIBOU 141

m

Entrée en scène de Guillaume le Rouge. Deux heures do répit. Chez Sam l'Empoisonneur. Crédit inexplicable* Pas d'argent. Foule ivre et furieuse. Traîtrise. Jean l'échappe belle. Guillaume le Rouge pris au lasso. Haillons. Les clefs de la caisse. « C'est vous l'assassin I... »

La nouvelle foudroyante de l'horrible mort du direc- teur produisit une émotion bien naturelle dans le clan des mineurs.

Puis, comme après tout ces déclassés sont des gens fa- miliarisés avec la vue des cadavres, comme la plupart d'entre eux ont fait « luire le soleil à travers une ou plusieurs poitrines », la sensation fut courte.

M. Yvan est mort, soit !... c'est très malheureux, surtout pour lui.

» Mais cela n'empêche pas qu'on nous paye.

» La compagnie nous doit... Nous lui avons fait crédit pendant deux semaines de notre labeur et de notre soif...

» Il aous faut de l'argent.

142 CHASSEURS CANADIENS

Mais, vint «lire le commis tout troublé, les clefs de la caisse ont disparu...

Mauvaises raisons! hurle un orateur cailTé d'un im- mense feutre, et plastronné d'une gigantesque barbe rougo ; il y a toujours plusieurs ciels...

Elles ne vont pas les unes sans les autres, larmoie le commis qui commence à trembler.

Qu'on nous montre la caisse, nous nous chargerons bien de l'ouvrir.

De l'argent!... de l'argent !.., hurlent sur tous les tons les énergumènes en scandant à plein gosier les trois syllabes.

Attendez un peu!...

est Perrot, l II )mme-Bison?

Parti avec un milordi

Perrot est un sans-cœur, de nous laisser sans le sou.

Mettons le leu à la maison, nous verrons après.

Mais enfin, vocifère i'iiomme à la barbe rouge, il y a bien quelqu'un pour remplacer Perrot.

Oui, ses neveux.

sont-ils?

» Ont-ils peur?... ils se cachent comme des poules mouillées. »

Sommés pour ainsi dire d'intervenir, les trois jeunes gens, très calmes devant cette foule exaspérée, sortent du vestibule et apparaissent sur le perron, dominant les énergumènes qui poussent à leur vue des ahl... ah I... pleins d'ironie.

On dit que nous avons peur... que nous nous ca- chons, s'écrie Jean d'une voix dominant toutes les cla- meurs.

» Qui prétend cela?

Soit! vous ne vous cachez pas... vous n'avez pas peur, répond l'orateur barbu.

» Mais, puisque vous représentez la direction, payez- nous ou faites-nous payer.

AUX CHAMPS d'oB DU CARIBOU 143

Bravo I... Bieti répoihlu, Rtîd-Bill.

J*ai essayé d'ouvrir la caisse.

Eh bien?

Impossiblel

» 11 faut le concours des d^ux clefs; et celle du direc- teur, on vient de vous le dire, a disparu.

Tout ça, c'est des histoires à mourir de soif, clame Red-Bili qui semble décidément vouloir prendre la tète de la protestation.

Oui!... oui!... Gaillaume le Rouge a raison!,..

» Assez de discours!... Au fait!,.. A bas la maison!... A sac la caisse!...

Et quand vous aurez tout démoli, tout pillé, tout bu, observe Jean, serez-vous bien plus avancés?

» sera le travail de demain, assuré, vous le savez, par la compagnie à ses ouvriers?

Le blanc-bec est avocat!.,.

... Ou prédicant...

... Il vaudrait mieux un financier.

- Attendez, continue le jeune homme dont rénergie grandit avec le péril.

Quoi?

Jusqu'à présent, la ilii3Ste-Le6»*e, fidèle à ses enga- gements, n'a jamais fait perdre un centime à personne.

» Elle doit avoir et possède, j'en suis sûr, bon crédit à Rarkerville.

» Laissez-moi faire appel aux banquiers de la place qui connaissent les ressources de la compagnie.

y> Que vous doit-on, en somme?.:, votre salaire de quinze jours, de 22 à 25,000 francs; je vais tâcher de les trouver.

Ça, c'est une idée.

» Combien te faut-il de temps ?

Deux heures.

Nous t'accordons deux iieures... Passé ce délai, nous

144 CHASSEURS CANADIENS

chambardons tout, et, si tu ue nous apportes rien, gare à ta peau.

Le métis se moque de nous, camarades, crie Guil- laume le Rouge... il reviendra sans le sou, et nous serons les dindons de la farce.

Il y a dans la caisse près de 8,000 piastres nous ap- partenant! Si cette maudite porte était ouverte, je vous les donnerais.

Va, prêche toujours, gro^'ne Ut'd-Bill, essaye de gagner du temps et de nous monter le coup; qui vivra verra.

» Moi, je m'en vais chez Sam l'Empoisonneur... » J'ai besoin d*un drinck au jus de Tarentule... En vue de la paye, Sam doit en avoir préparé...

Le Rouge a raison... allons chez Sam...

Allons chez Sam... le temps passera.

Mais l'Empoisonneur voudra-t-il faire crédit I

Nous le faisons bien à la compagnie, nous! » Contre toute attente, le bar-keeper si pittoresquement

dénommé : l'Empoisonneur, ouvre tout grands son bar et son crédit.

De mémoire de mineur, et de mineur altéré, on ne vit pareille condescendance et pareille profusion chez un débitant de manières très rogues et de relations difficiles avec les clients pourvus d'argent, mais absolument ina- bordable pour les gens sans le sou.

Chose extraordinaire, Sam daigne entr'ouvrir ses lèvres enduites de jus de tabac et montrer dans une grimace, qui a la prétention d'être un sourire, les chicots noirâ- tres, implantés dans sa mâchoire, comme des tessons sur un mur.

Enfin, phénomène absolument renversant, Sam l'Em- poisonneur pousse à la consommation et verse à profu- sion les drincks les plus incendiaires.

Aussi le bar plein, archi-plein, déborde-t-il jusque sur le trottoir en bois, soiit installés provisoirement, à la

..gt'jijSgJtfc

AUX CHAMPS d'or DU CABIDOU 145

diable, des tables, des bancs, des caisses, des fûls vides.

Les Chinois, dont l'habituelle rapacité s'allie à une incomparable sobriété, voyant que par une étrange et peut-être unique déro;;atioa à une habitu«le invétérée, on donne à boire sans demander d'argent, s'approchent, glissent cauteleuseraent leurs faces camuses de potiches incassables entre les torses haillonneux des aventuriers, et entonnent gouluement les breuvages.

Le bar-keeper pourra-t-il reconnaître ces clients inso- lites? C'est peu probable. Tous les Chinois s'appellent plus ou moins : Li, et semblent coulés dans ua moule identique.

Peu importe à Sam qui ne leur demande môme pas leur nom et verse toujours sans compter, sans regarder...

Mais, alors, qui donc a payé ou payera tout cela?

Peu à peu la gaieté monte, loquace, tumultueuse, exu- bérante. Des rires, des exclamations, des jurons jaillissent de la foule, puis des tonnerres d'applaudissements écla- tent quand un Chinois, foudroyé en pleine absorption, s'abat ivre-mort. Les plus rudes buveurs se portent des défis stupides accueillis avec enthousiasme. On parie avec fureur, sur parole, naturellement, et Ton en arrive, peu à peu, à oublier la compagnie Free-Russia, la mort hor- rible du directeur, la caisse close, comme un bastion de métal, et l'absence de numéraire.

Qu'importe, du moins pour l'instant, la paye, puisqu'on boit à satiété, puisqu'on commence réellement à s'amu- ser, sous l'œil paterne de Sam qui laisse casser, briser son matériel, sans seulement faire ; ouf! Lui, qui jadis, pour un verre en morceaux, mettait la main au pistol- pockett et sortait le Smith etWesson tout armé.

Les deux heures accordées à Jean sont enfin écoulées. L'assistance, très galamment allumée, ne demande qu'à continuer cette aimable et peu coûteuse absorption.

Quelqu'un s'avise de demander ;

10

146 CHASSEURS CANADIENS

A propos, et notre argent?... Le métis doit être re- venu de BcuktTville.

Ce quelqu'un est peut-être Red-Bill... C'est lui-même... On lui répond :

Bah!... Laisse donc... nous avons le temps... puis- que nous avons à boire tant que nous voulons.

Boire!... c'est bien, riposte Guillaume le Rouge en grimpant sur une caisse, de façon à dominer l'assistance devenue un peu houleuse, mais la fête sera incomplète si nous ne jouons pas... ne trouvez-vous pas qu'un petit poker...?

C'est vrai... jouons.

Pour jouer il faut de l'argent...

» Eu outre, ce bon Sam se lassera peut-être, s'il ne voit pas la couleur de nos piastres.

Oui! fait le bar k -rper en dodelinant de haut en bas la tête, et en échangeant avec Bill un rapide coup d'œil.

Alors, plus de crédit!

Plus de crédit! rugit Sam, tant qu'on vous devra de l'argent; après, nous verrons...

), Allons, camarades, faites payer ces mauvais riches qui laissent tirer la langue à de braves travailkurs comme vous.

Eucore une rasadel...

Pas ne poulfe I... Alioz chercher votre dû.

Il est inutile d insister quand Sam a posé un ultimatum. On le sait, et l'on ne discute pas. Le bar se vide en un clin d'œil, afin de revenir le plus tôt possible, car la soif, loin d'être calmée par cette absorption, a été plutôt augmentée.

La foule des ouvriers, infiniment plus excités que le matin, entoure pour la seconde lois le guichet toujours clos et accueille par un ouragan de malédictions le com- mis qui prononce quelques mots.

Les premiers en tête ont distinctement entendu; les

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AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 147

plus éloignés ont vaguement saisi des lambeaux de la phrase.

Pas d'argent... attendre... reprendre les travaux...

Fils de chien! Faussaire! Assassin! Pirate! On va te scalper!

Contre toute prévision, Jean a trouvé dans les banques de Barkervilie un accueil glacial et éprouvé des refus obstinés, comme si la garantie de la mine Free-llussia n'était pas cent fois au moins suffisante.

Il a fait valoir en vain les excellentes raisons tirées d'un cas de force majeun*, les valeurs enfermées, le directeur assassiné, les ouvriers près de se révolter, tout a été inu- tile.

Il semble qu'un mot d'ordre ait été donné à chacun pour manifester la plus hautaine indifférence, jusqu'au shérif, qui reçut par un haussement d'épaules la nou- velle du crime et entendit en siiflotant la déclaration du jeune homme.

Jean revint exaspéré à froid, rageant en dedans, et dit de sa voix tranquille, contrastant avec les mouvements de ses narines et les froncements de ses épais sourcils.

Je crois que l'oncle Perrot a eu tort d'aller à la chasse au bighorn.

» 11 aurait fait un bon quatrième pour repousser l'as- saut qui se prépare.

C'est vrai! Les diggers commencent l'attaque, ré- pond Jacques, ils en veulent à la caisse...

Et nous allons la défendre, proposa François.

Bien entendu, disent les deux aïués.

Nous avons une demi-douzaine de winchesters, un millier de cartouches^ et ils ne sont guère que trois cents...

Il faudra donc tout tuer...

Dam !... ça dépendra d'eux... qu'ils s'en aillent ou attendent...

148 CHASSEURS CANADIENS

)) Mais nous ne sommes pas d'humeur à nous laisser massacrer.

Sûr.

L'aUaque est déjà commencée. Les pierres volent de tous côlés, crevant les carreaux étoiles par les balles et rebondissant dans les app irtements.

Tout est barricadé ? demande Jacques.

J'ai fermé en rentrant et mis les traverses.

Les domestiques sont dehors et font chorus avec les braillards :

» Le commis est seul en bas.

Toi, François, dit Jean, descends à la caisse, re- monte avec les armes, amène le commis et allez vous installer dans la chambre du pauvre M. Yvan : elle fait face à deux côtés et domine la plaine.

» Je vais faire une ronde, m'assurer que tout est clos, et je reviens de suite avec vous.

Au dehors, le tumulte est infernal. Les cris de bétes, les hurlefnents d'ivrognes, les imprécations, les coups de feu se mêlent au bruit des pierres lancées à toute volée et retentissant sourdement sur les madriers de bois.

Jean vient rejoindre ses frères et le commis, dans la chambre oii gît le cadavre atrocement mutilé de l'infor- tuné directeur.

Les armes sont chargées. Six winchesters à répétition. Soixante -douze coups à tirer. Un effroyable feu de file à exécuter pour ces infaillibles tireurs.

Du reste, ils attaqueront seulement à la dernière extré- mité, pour so défendre, en cas de péril mortel.

Jean veut parlementer. 11 s'avance bravement devant la fenêtre, ouvre le châssis veuf de ses vitres, se penche et prononce quelques mots. Un ouragan de malédictions accueille sa tentative. Cent revolvers sont braqués sur lui. Comme il est sans armes, les ivrognes, par un reste de cette générosité dont les êtres les plus dégradés ne sont pas dépourvus, ne font point feu.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 149

Un homme se détache Je la foule comme pour ré- pondre à Jean qui vient de dire h. ses frères et au com- mis :

Surtout, ne tirez pas I

» Si le sang coule une fois, toute conciliation deviendra impossible.

L'homme est l'inévitable Red-Bill qui se met partout en avant, excite ses camarades et manifeste à chaque ins- tant son hostilité.

Arrivé à cinq pas de la muraille, il met sans mol dire la main à sa poche, et avec une rapidité inouïe, tire un revolver qu'il décharge lâchement sur Jean.

Tout autre que l'intrépide et prudent Bois-Brûlé serait perdu sans retour. Mais Jean a l'œil à tout, et son incom- parable expérience de la vie d'aventures le met en garde contre toutes les traîtrises. Il s'efface vivement et la balle, éraflant sa blouse en peau de cerf, va se perdre dans la boiserie.

En même temps, Guillaume-le-Rouge, empêché par le flocon de fumée sorti de son arme, de voir distinctement ce qui se passe au-dessus de sa tête, perçoit un vague sifflement, se sent étreint solidement, en écharpe, et en- levé avec une force irrésistible jusqu'à l'appui de la fe- nêtre, où une main vigoureuse, après l'avoir empoigné par la barbe, le terrasse et le jette à demi étoulîé sur le plancher.

La foule brute et joviale éclate de rire, à l'aspect de ce rapt à la fois audacieux, subtil et cocasse.

Du reste, l'aspect hétéroclite de Red-Bill gigottant éper- dument au bout du lasso que François vient de lui jeter avec une dextérité de Peau-Rouge, suflit à justifier plei- nement cet accès d'hilarité.

En un tour de main Guillaume-le-Rouge écumant, fu- rieux, est ficelé comme un saucisson et mis dans l'impos- sibilité absolue de faire un mouvement. Et François, ravi

'^Ifl^^^mm^^^^'

150 CHASSEURS CANADIENS

de son exploit, le dresse à bout de bras, devant la fenétrei et dit à la foule de sa voix goguenarde :

Voici un otage ! si un seul coup de feu est tiré contre nous, je vous jure que je lui fais sauter le crâne.

La foule se souciait probablement fort peu de Red-Bill deux heures auparavant. C'est un mauvais ouvrier, bru- tal, ivrogne, querelleur, assez redouté pour sa force, mais nullement aimé.

Cependant, comme il s'est mis à la tête du mouve- ment, comme c'est manifestement à lui que l'on doit le crédit inespéré ouvert par le bar-keeper, les mutins se solidarisent volontiers avec lui, moitié par reconnaissance de l'estomac, moitié parce que cett*3 alliance mystérieuse avec Sam l'Empoisonneur fait vaguement supposer chez Bill une puissance jusqu'alors insoupçonnée.

C'est boni... c'est bon!. . grognent des voix bour- rues; ne le tuez pas, on va peut-être s'arranger.

L'arrangement est bien simple, riposte François.

» Retournez au travail, et donnez-nous le temps maté- riel d'aviser aux moyens de vous payer.

Guillaume-le-Rouge, tout abruti de cet escamotage ac- compli par un virtuose du lasso, jette autour de lui des regards de bête prise au piège, et très lâche, comme le sont trop souvent les meneurs, esnye de parlementer, malgré sa traîtrise.

Il ne faut pas m'en vouloir, jeunes gens, si j'ai eu la main leste, tout à l'heure.

» Le jus de tarentule monte vite à la tête, et souvent, quand on a bu un coup de trop, on fait ce qu'on ne vou- drait pas.

Oui, répond Jean, vous avez voulu m'assassiner...

» Mais c'est à moi de me garder, et je l'ai fait en con- science, car il faut toujours se délier.

» Je n'ai pas de ran» une contre vous, et si voire vie ne répondait pas jusqu'à un certain point de notre sécurité, je vous laisserais aller.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 151

Ma parole, vous êles un vrai gentleman I et si j'o- sais...

Trêve de compliments ! , » Si vous osiez, que feriez-vous?

Je vous prierais de desserrer un peu ce lasso qui m'étripe.

3D Je n'essayerai pas de fuir... du reste, toute évasion serait impossible, à une pareille hauteur, et surveillé comme je le suis.

Qu'à cela ne tienne, reprend le Bois-Briilé en relâ- chant notablement la courroie, de façon à laisser au gradin une certaine liberté de mouvements.

Guillaume-le-Houge, déjà tout engourdi, s'étire avec une évidente satisfaction en faisant craquer sa robuste musculature.

Ces mouvements un peu brusques et convulsifs, agran- dissent les trous des haillons épiques dont il est vêtu, et déterminent certaines solutions de continuité dans l'é- toffe très mûre.

Du reste, ces loques sordides, enduites de boue, de terre, de cambouis, élimées, lacérées par un contact per- pétuel avec les quartz, les schistes, les machines et les outils, ne sont pas le privilège exclusif de Red-Bill.

Ses camarades sont aussi insouciants que lui sous le rapport de rhabillement, estimant superfluité tout luxe décoratif.

On se borne à être vêtu tout juste pour ne pas être shoking, et encore I...

On n'en est pas moins des gentlemen se prisant très haut, comme il convient à de bons vivants sans préju- gés, avec lesquels les compagnies sont parfois trop heu- reuses de compter.

Mais cette usure de l'étoffe est cause d'un incident sur lequel n'a pas compté Guillaume-le-Rouge.

Par une de ces fissures brusquement ouvertes, s'é- chappe un objet métallique, luisant comme de l'argent,

152 CHASSEURS CANADIENS

qui glisse avec un froissement sonore, et tombe sur le parquet de pin rouge avec un bruit sec.

L'objet se compose de trois clefs, de petites dimensions, au panneton très compliqué, et reliées ensemble par un anneau brisé.

Red-Bill, malgré son impudente assurance, devient su- bitement très pâle, et jette sur le lit gît le cadavre du directeur, un inexprimable regard d'angoisse et de ter- reur.

Jean ramasse les clefs, tirt Je sa poche le trousseau confié par son oncle, les compare, constate leur absolue similitude, et dit, d'une voix altérée :

Ces clefs sont celles de la caisse... elles ont été vo- lées à ce malheureux par son assassin...

» Et l'assassin, c'est vous î

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 153

IV

la fortune sourit à sir Georges. Pourquoi Perrot s'hu- manise. — Sir Georges aime l'inédit. Coq de bruyère. Le ce pain de pourceau» est apprécié du bighorn.— La tem.' pêteruban. Terrible météore. Au milieu des nuées. ^ L'ozone. Catastrophe.

Gir Georges Leslie est parti enchanté de Barkerville pour la mystérieuse réserve Perrot affirme trouver des bighorns.

Le gentleman est radieux, et pour plusieurs motifs. D'abord, pendant son séjour au chef-lieu du district mi- nier du Caribou, il a envoyé dépêche sur dépêche en An- gleterre, et notamment au Shooting-Cluby sa partie d'échecs se poursuit avec Andrew Wolf. Or, les affaires commencent à marcher très mal pour ce dernier et natu- rellement pour ceux qui ont parié avec lui. Il vient de laisser prendre sa tour noire, joliment subtilisée par le cavalier blanc de sir Georges, et à la dernière dépêche, son roi se trouvait en échec. ^r D'autre part, les membres du Shootingy informés que

imax-XuL. ijU H' ".OliJ!

154 CHASSEURS CANADIENS

Sir Georges doit rapporter des documents anthropopha- giqut's du {)Ius haut iiilé'.èt, préparent au voyageur uue récf^ptioii enthousiaste.

hin outre, la correspondance très active échangée entre le gentleman et son frère le lieutenant-^'ouverneur a être particulièrement agié.ible, car à chaque message il frottait ses mains osseuses à en arracher l'épiderme.

Enfin, certaines op» rations mystérieuses, ou plutôt cer- tains conciliabules demeun's riîîourHusement secrets avec plusieurs autorités du district, et quelques linanciers re- connus sans scrupules, semblent avoir porté à son comble l'allégresse da gentleman.

Son tram de maison est réduit, et n'en marche que mieux.

Plus de chevaux ni de voitures, et surtout plus de por- teurs. Ces gens ont une telle façon de traiter les per- ruques et les dentiers !...

Du reste, comme il n'y a pas trace de route, les mon- tagnes seraient inaccessibles à tout véhicule. Les bagages, très élémentaires, sont portés à dos de mulet. Une petite tente-abri, les armes, les munitions, la vaisselle, les vête- ments, les provisions, forment la charge de six mulets. Il y en a quatre autres pour porter le personnel. Chacun a le sien, sauf Perrot, eonemi de tonte équitation. Le gentleman, le valet de chambre, le cocher et le cuisinier chinois, chevauchent à la file, à la suite du bon géant canadien qui enjambe à courbaturer toute cette cavalerie montagnarde.

Chose assez étonnante, eu égard à la morgue insup- portable de l'Anglais, sir Georges semble s'être huma- nisé. Non pas avec ses gens, qu'il traite de haut, mais avec Perrot.

Quand, pour se dégourdir, il met pied à terre et laisse aller son mulet, il se rapproche de l'infatigable métis, et converse volontiers avec lui. Il s'intéresse, païaît-il, à son existence, à ses aventures passées, à ses rudes exploits

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 155

«le trappeur, et ne «lé<lai;^ne pas, entre temps, de s'occu- per de la mine Free-Hussia,

En faisant raconter au brave métis sa rencontre avec MM. le comte .lulien de Clénay, Jacques Arnaud et Alexis BogdanolT, dont les aventures ont été jadis publiées sous le titre : De Pdris an Br'Sit par terres il se fait donner, sans avoir l*air d'y toucher et sans paraître y attacher la moindre importance, des renseignements précis sur ces différents personnages, et Perrot, mis sur son sujet favori, ne tarit pas en éloges sur leurs qualités morales, leur courage physique, leur fortune, etc.

Lui aussi se lient* moins à l'écart du gentleman qu'il ne reçoit plus, comme jadis, à coups de boutoir, quand il n'exécutait pas rigoureusement les clauses de l'engage- ment verbal.

Il est infiniment moins bourru avec lui, et met une réelle condescendance à lui répondre et à Técouter.

Perrot commencerait-il à s'attacher à son compagnon en raison des services qu'il lui a rendus^ et quels ser- vices!...

Pour la première fois de sa vie, tenterait-il, diploma- tiquement, de s'insinuer dans les bonnes grâces d un per- sonnage officiel : Inspecteur général des mines pour (a pro- vince du Caribou! non pas par intérêt personnel, grand Dieu!... mais dans celui de ces cliers amis qui lui ont confié une partie de leur fortune?

Peut-éire y a-t-il un peu de ceci et un peu de cela dans les rapports du Canadien avec le gentleman qui, de plus en plus satisfait, escalade comme un jeune homme les escarpements formant l'arrête rocheuse ensefrée par les deux grands affluents du Fraser : Bear-River et Willow- River.

La petite troupe marche depuis deux jours, parcou- rant, malgré l'accès difficile de la région, de 35 à 40 kilo- mètres « entre deux soleils » selon la vieille et pittoresque expression française du Canadien, c'est-à-dire qu'on voyage

156 CHASSEURS CANADIENS

du lever au coucher du soleil avec une halte à midi. La température, suffocante au bas des montagnes, est très supportable à mi-hauteur, elle est considérable- ment rafraîchie par l'altitude et les vents tempérés du sud-ouest.

Le pays, depuis Barkerville, est absolument désert et sauvage, à tel point que non seulement on n*a pas ren- contré un être humain, mais encore une trace, môme ancienne, du passage d'un Indien.

Cette solitude absolue fait la joie de sir Georges qui, de temps en temps, s'arrête, braque son objectif sur un de ces merveilleux points de vue si nombreux aux Mon- tagnes Rocheuses, et prend un instantané.

Non pas que le gentleman ait la moindre 'admiration pour les splendeurs de la nature, mais parce qu'il est à présumer que jamais un pied humain n'a foulé ce sol seuls s'ébattent les caribous, les orignaux et sans doute aussi les bighornsi

Sir Georges a, comme tant d'autres, la passion de l'inédit.

On suit imperturbablement le chaînon compris entre le 53e et le oie parallèle, et 12i«-122o à l'ouest de Greenwich, en gardant la direction Nord quart NorJ-Ouest. L'on campe, le deuxième soir, à mi-côte, sous une magnifique futaie d'épinettes de Douglas, atteignant 80 métros de haut.

Le lendemain, dès l'aube, paquetage et départ. Perrot ne souffre point de retardataires, car la journée sera rude. En conséquence, pas de temps à perdre.

La petite troupe s'avance, au pas cadencé des mulets, sur de vagues sentiers accrochés par miracle aux flancs d'escarpements vertigineux. L'œil distingue à peine ces éraflures presque invisibles de la roche, les mulets ont juste la place pour poser le pied.

Les trois domestiques, pris de peur, ferment les yeux,

AUX CHAMPS D*OR DO CAllIDOU 157

lAchent la bride/selon l'expresse recommandation de Per- rot, et s'abandonnent à l'instinct de leurs montures.

Sir Georf^es chemine à pied, inimodiatement derrière le C inadien, et suivi de son mulet vn liberté.

A droite et à gauche, sur les crêtes, le long des ravins, sur les plateaux, se dressent, majestueux, superbes dan^ leur altière et inflexible rigidité, les conifères de toute espèce, dont le développement atteint des dimensions incroyables. Pins de Douglas, ou de l'Orégoriy épinettes de Menzies et à'Enyleman, sapins argentés, pins de Wil- liamson, pins btancs^ cèdres de Voccidenty cijprès jaunes, cèdres de Virginie, pins ronges, et tant d'autres , se grou- pent en familles et se détachent en sombres masses de verdure, sur les troncs argentés et les feuilles d'un beau vert tendre, des bouleaux à canots (bouleaux d'olicident).

Çà et là, manquent ces deux essences, surgissent des bouquets d'érable vigne, des futaies de tremble, des massifs de chênes énormes, oii se trouvent isolés, con- fondus, mais toujours vigoureux, les pommiers sauvages, les cornouillers, les sorbiers, les alisiers, les arbousiers^ qui attirent maint gibier à plume, dont la vue ferait pâmer d'aise le moins impressionnable des chasseurs.

A tel point que Sir Georges, en veine de tuerie, avait sorti un superbe hommeless de Greener, à éjecteur auto- matique, pour fusiller les poules des bois, les bécasses, les tétras, les perdrix qui s'envolent à chaque pas.

Mais Perrot s'était formellement opposé au massacre, sans donner de raison positive, et sir Georges protes- tait, voulant au moins savoir le pourquoi de cette inter- diction.

Enfin, un superbe coq de bruyère, pesant douze ou quinze kilogrammes, s'étant enlevé avec un fracas d'ailes étourdissant, le gentleman épaula vivement, fît feu en quelque sorte malgré lui, et culbuta comme une caille le splendide oiseau.

Le bruit de la détonation se répercutait au loin en une

158 CHASSEUR^ CANADIENS

série de roulements iiiinteriompus, et sir Georges atten- dait peut-être un compliment, quand r'errot, marchant Tingl-cinq pas en avant, se retourne, hausse les épaules, et dit :

Je croyais, monsieur, que vous chassiez le biphorn.

Oui, Perrot, mais pensez donc, un coq de bruyère!...

Peuhî une volaille dont les filets nous donneront un rôti passable, mais dont a conquête pourra vous coûter cher.

Comment cela?

Dame!... voyez bien, cette sente à peine tracée sur laquelle s'avancent avec peine les mulets, malgré leur prudence et la sûreté de leur pied.

Oui!

Vous êtes-vous demandé quels êtres, bêtes ou gens, l'ont ainsi marquée sur la roche, sur les mousses, dans les herbes, au milieu des racines à demi sorties de terre.

Jamais!

Eh bien! monsieur, c'est la piste suivie tous les ans, pendant un mois, du 15 juin à la mi-juillet, par des ani- maux qui s'en vont pâturer, sur le sol débarrassé des neiges, une mignonne plante dont ils raffolent.

« Cette plante a de jolies fleurs nuancées de blanc, de rose et de pourpre, avec des feuilles sombres mouche- tées de blanc. Elle est portée sur une espèce de racine charnue que les cochons recherchent avidement.

On l'appelle, pour celte raison, pain de pourceau (1).

Continuez, Perrot, vous êtes très instructif, et je vous écoute avec intérêt, dit sir Georges en soupesant le coq de Bruyère, devant lequel s'extasient ses gens.

Eh bien! reprend le métis, il n'y a pas que les co- chons, sauf respect à votre personne, qui soient friands de cette aimable fleurette.

» Il y a encore et surtout les Bighonisl.», vous enten- dez bien, les bighoms!

(1) Nom vulgaire du cyclamen»

AUX CHAMPS D OR OU CARIBOU

159

Eh... GoJ by!... il fallait le dire plus tôt.

u Je n'eusse pas tiré ce maleiicoutreux coup de fusil qui.,.

... Qui va peut-être les faire fuir au diable I

Étaient-ils donc si près que cela?...

, Peut-être... je ne dis pas non! sait-on jamais, avec ces bêtes-là qui sont « p' us pires » que pas une pour la malice?

» Voyez-vous, le bighorn, c'est un animau qui, à l'œil du lynx, joint les oreilles de l'ori^^'iial, les jambes du cari- bou, le nez du chi-n de chasse, la ruse du renard...

-~ Décidément, je regrette de plus eu plus ma précipi- tation.

En outre, et bighorn à part, il est bon, dans la zone nous nous trouvons, de ne faire faire feu qu'à bon escient.

» Il y a encore des sommets escarpés couverts de neige, et la détonation pourrait bien déterminer une avalanche.

J'espère que le dommage ne sera pas irréparable, et que nous atteindrons bientôt le lieu d'élection de ces maudites bêtes.

Mais, monsieur, nous sommes sur leur territoire, et nous pourrions peut-être en rencontrer ce soir.

G^' soir I .. et vous ne le disiez pas I

A quoi non se tarabuster la cervelle d'une chose aussi hasardeuse et subordonnée à tant d'incidents.

» Tenez, j'ai eu tort de m'avancer autant. » Ce ne sera pas pour aujourd'hui.

Pourquoi?

Ma parole, vous rirez si vous voulez, mais je sens la tempête.

Que diable voulez- vous dire?

Depuis un moment il y a dans l'air une odeur, un quéque chose de bizarre m'anuonçant la prochaine arri» vée d'un chambardement.

160 CHASSEURS CANADIENS

Cette odeur, je la perçois également, et je ne sau- rais la définir.

» Elle me rappelle ces émanations consécutives à la chute de la foudre.

Bien cela, monsieur !

» Ça sent, en effet, le « même goût» quand le tonnerre tombe.

J'y suis, c'est Tozonel... il se dégage vraiment eu quantités prodigieuses.

Eh bien 1 la tempête-ruban n'est pas loin.

Tempête-ruban?

On l'appelle ainsi, parce qu'elle occupe une ligne très étroite, généralement le fond d'une vallée baignéo par un cours d'eau.

» A droite et à gauche, calme relatif, mais, dans le couloir, c'est épouvantable...

Justement nous nous trouvons à mi-côte de la val- lée de Willow-Uiver I

C'est-à-dire en plein courant d'air 1

Ce défilé, à peine large d'un kilomètre, au fond duquel Willow-River la rivière des Saules précipite ses eaux limpides, est en effet soumis à une rapide et curieuse modification.

Des vapeurs blanchâtres, mais transparentes, montent de la rivière, s'étalent de chaque bord, épaississent en quelque sorte l'air compris entre les deux chaînes, s'élè- vent encore, embuent les arbres et les roches en leur donnant des aspects étranges.

On dirait la subite poussée d'un élément plus léger que l'eau, mais plus lourd que l'air, qui emplit la vallée, submerge tout, et commence à glisser sous l'effort de la risée qui s'élève, et l'entraîne dans k sens du courant, c'est-à-dire du sud au nord.

Au fond de l'énorme faille, la rivière apparaît comme une coulée de plomb. Les arbres forment des taches d'un

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 161

bronze cru, sur lesquelles s'enlèvent en vigueur les troncs blancs comme des spectres de bouleaux.

Les chasseurs se regardent, se trouvent tout pâles, au milieu de cette atmosphère fuligineuse, au-dessus de laquelle clignote un soleil rougeâtre, sans rayons, mais non sans chaleur, car la température est devenue acca- blante.

Les mulets, sentant venir l'ouragan, baissent la tête, et se réunissent sur la plate-forme sir Georges a tué le coq de bruyère.

Tout cela n'a pas duré vingt minutes.

Perrot hume Tair comme un chien de chasse et dit :

Ça sera dur î

« Nous avons encore une demi-heure, et puis alors, tintamarre de tous les diables.

Si nous cherchions un abri, propose le gentleman.

Restons au contraire à découvert.

« Tout à rheure la bourrasque va casser comme des allumettes ces beaux arbres dont les débris nous écra- bouilleraient comme des limaçons.

» Il n'y a pas, que je sache, de grotte à plus d'une lieue à la ronde.

Que faire, alors?

Demeurer sur ce plateau, nous allonger à plat ventre sur le sol pour ne pas être emportés par les rafales, et attacher solid^^ment, par leurs longes, les mulets les uns aux autres.

Sans les décharger ?

Surtout sans les décharger.

» Las bagages seraient enlevés comme des fétus, tandis qu'en les laissant fixés aux bats, ils font corps, pour ainsi dire, avec mulets, solidaires eux-mêmes entre eux.

Bientôt les vapeurs s'épaississent, cachant la rivière, les masses végétales et les roches qui se confondent. Le vent s'élève, grandit et commence à mugir dans la vallée,

11

162 CHASSEURS CANADIENS

agitant la sombre coulée de nuées déjà traversées çk et de furlifs et rapides éclairs.

Peu à peu Tobscurilé se fait. D'abord blafarde, livide, permettant aux hommes de s'apercevoir, puis opaque, d'un noir d'encre, à tel point que tout disparaît dans ce nuage orageux, aussi épais que la fumée de cheminées d'usine.

Le Chinois, Li, invisible, incrusté au sol, se met à piauler, épouvanté.

Les mâchoires du valet et du cocher crépitent comme des castagnettes.

Sir Georges et Perrot demeurent impassibles, avec cette vaillante résignation des êtres réellement forts, devant un péril inévitable.

Une aveuglante fulguration surgit au milieu du torrent de vapeurs, puis, une effroyable détonation retentit.

Les voyageurs, éblouis, assourdis, se lèvent malgré eux, secoués par la décharge électrique, et retombent sur le sol, projetés par la bourrasque dont la violence défie toute comparaison.

Puis tout grandit, se confond, se multiplie en môme temps : ouragan, tonnerre, éclairs, comme si cette partie des Montagnes Rocheuses, allait être anéantie.

L'air est à ce point chargé d'électricité, que les hommes sentent leurs cheveux se hérisser avec des crépitements accompagnés de véritables flammèches. En outre, l'ozone est dégagé en telle quantité, son odeur est si intense, qu'ils respirent avec des ronflements saccadés, comme s'ils étaient menacés de suffocation.

Le sol tremble, oscille, d'effrayants craquements se mêlent au fracas ininterrompu de la foudre, et les chas- seurs débordés, pressés, en quelque sorte écrasés, se sentent comme engloutis sous une masse qui leur arrive à travers le nuace.

Quelques cris étouffés, puis un silence de mort succé- dant à un efifondrement complet...

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 163

La pave. En route pour le Palais de Justice. L'orgie con- tinue de plus belle. Un duel original. - Deux tonneaux de poudre. Dead heat. Absence inquiétante. Funé- railles de la victime. Angoisses. Ni Jean ni Jacques ne sont revenus. François en péril. Coirre-fort brisé. Vol des papiers et des valeurs.

On concevra sans peine la stupeur et l'indignation des trois frères, quand ils acquirent la preuve indiscutable, formelle, de la culpabilité de Red-Bill.

Du reste, quand Jean lui cria, en montrant le cadavre mutilé du malheureux directeur : « L'assassin, c'est vous ! » le scélérat n'essaya même pas de nier.

11 pâlit, balbutia, puis reprit très vite son impuden aplomb.

Le directeur L.. peuh !... un gredin d'étranger qui rognait le salaire des gens... un exploiteur...

A ces mots, François ne se possédant plus, saisit son winchester, appuya le canon sur la poitrine du misérable et s'écria d'une voix tremblante de fureur :

164 CHASSEURS CANADIENS

Bandit 1 je vais te tuer.

Jean releva rapidement la carabine.

Frère, dit-il, nous n'avons pas le droit de faire jus lice nous-mêmes... cet homme appartient au shérifT...

C'est ça ! reprit narquoisement Guillaume-le-Iiouge, comparaître devant le shériff c'est mon affaire... ^

» Je suis pour les formes de la justice régulière, moi | Puis, il ajoute, en goguenardant, après une pause : ' Si vous voulez me conduire au court-house, je vous accompagnerai sans résistance, le plus tôt sera le mieux.

Frères, interrompt Jean sans répondre à l'assassin dont l'assurance est réellement déconcertante, ouvrons le coffre-fort, et payons les ouvriers.

» Je livrerai ensuite cet homme au magistrat du dis- trict.

Pendant ce rapide conciliabule, les assaillants n'étant plus tenus en respect par les trois carabines à répétition, se sont approchés des murs, armés de pics et de barres à mine ; ils commencent à pratiquer une brèche par ils vont envahir, comme un torrent, la maison, quand un mot de Jean calme soudain leur furie d'ivrognes.

On va vous payer de suite.

Ils se rangent par équipes, près de leurs contremaîtres dont l'ivresse est suffisamment lucide pour connaître chaque homme, et vérifier ses journées de présence sur les carnets « ad hoc ».

Le coffre-fort est ouvert sans peine, grâce aux deux clefs agissant simultanément. Le commis appelle chaque travailleur par son nom et le numéro de son équipe, Jean compte les espèces, Jacques pointe et François solde.

La besogne ainsi répartie avance rondement, bien que celte assistance très mélangée, fortement émue, soit hou- leuse et bruyante. *

En trois heures c'est fait. Et, comme on peut le penser, l'orgie recommence de plus belle chez Sam l'Empoison- neur qui tout d'abord semblait déconcerté, presque mé-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 165

content de cette solution dont le résultat est pourtant de faire pleuvoir les piastres chez lui.

Bah! dit-il, en aparté, je les aurais bientôt « rincés » et alors...

Il n'achève pas, mais éclate d'un rire sinistre, convul- sant hideusement sa face écourtée de bouledogue.

En homme d'imagination, pressé d'en finir, le bar-keeper multiplie les occasions de dépenses, trouve de l'inédit, suscite des querelles, provoque des paris, et déleste très vite les mineurs de leur pécule, comme s'il avait hâte de les tenir à sa merci.

Pendant ce temps, Jean, aidé du commis, attelle au bugizy le double poney qui chaque jour, à chaque ins- tant, parcourt la route de Frec-Russia à Barkerville et réciproquement.

Il fait signe à Red-Bill dont les mains sont garrottées, mais les jambes libres, de monter dans la voiture.

Quand vous m'aurez payé, riposta le coquin.

« La compagnie me doit vingt piastres 1 je veux les boire en prison avant d'être pendu...

» Si toutefois l'on ose me pendre, dit-il en haussant les épaules.

Très complaisamment, le commis, après avoir compté la somme, l'insère dans une poche demeurée exempte de trous, aide l'assassin à se hisser sur le siège occupé déjà par Jean. Tous trois, en se tassant, finissent par se caser côte à côte, puis, Jean rassemble les rênes, fait entendre un clappement de langue et le poney détale à fond de train.

C'est à peine si les buveurs attablés à trente pas de lui, font attention à cet enlèvement de leur principal chef.

Ce que c'est que la popularité ! grogne Red-Bill, cynique et railleur... Tout à l'heure, on m'aurait porté en triomphe,.

» Maintenant on ne me regarde même plus I... quand il serait si facile de me délivrer.

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106 CHASSEURS CANADIENS

» Une balle h travers les fîmes de ce poney î...

Mais, je suis ! répond Jean de sa voix calme et résol'ie.

» Et je vous jure bien que ceux-là qui tenteraient de vous arracher d'ici, ne vous auraient pas vivant.

Il est environ trois heur(;s après midi. La chaleur est suffocante. Les raj'ons du soleil, réfléchis sur les sahleset les menus graviers d'un blanc de neige, produisent sur le digijin une véritable température de haut fourneau. L'air est absolument irrespirable, même à l'intérieur des bâti- ments, où l'ombre ne procure aucune fraîcheur.

Aussi la soif est-elle intense, chez Sini, qui savam- ment l'attise en prétendant la calmer.

L'ivresse, un peu arrêtée pendant l'intermède provoqué par la paye, recommence plus brutale, plus extravagante que jamais.

Il faut avoir contemplé froidement, en observateur impartial, de pareilles scènes, pour concevoir ce qu'il y a de furieux, d'exaspéré, de morbide, dans cette ivresse qui rend fous, absolument fous, ceux qui s'y adonnent. C'est une maladie, un empoisonnement se manifestant par des convulsions épileptiformes, des fure us de fauve éprouvant le besoin irrésistible de mordre, de détruire ; d'étranges et monstrueux appétits de sang ruisselant tout chaud, des aberrations inouïes du sens moral, et avec cela une sorte de raisonnement qui subsiste à tra- vers ces insanités féroces, de façon que la brute ainsi déchaînée, demeure capable de sentir et de vouloir avec une certaine ténacité dans les idées.

C'est en somme une démence momentanée produite par cette ivresse chimique si chère aux hommes de race anglo-saxonne.

On s'injurie, et c'est la moindre des choses. On se bat, c'est naturel, et conséquence logique, on se tue. Les balafres ne se comptent pas. Les hurlements sont ponctués de coups de revolver. On trinque et l'on s'égorge pour un

AUX CHAMPS D*OR DU CAUIBO0 1G7

toast mal rendu. On piétine les cadavres roulés sous les tables. Les verres sont rougis de san«^...

Parfois, un incident sollicite pour un moment l'atten» tion générale, et provoque des rafales de rire, des oura- gans de bravos, des tempêtes de jurons.

[]n Irlandais parie de boire d'une haleine quatre gallons de wisky, et crève bravement, le broc aux lèvres, à moitié chemin.

Là-bas, un duel au couteau. Quelques éclairs d'acier. Des grognements sourds, un jaillissement rouge, puis, un des deux combattants lâche son bowie-knife, porte ses mains à son ventre béant, fait quelques pas, s'empêtre dans ses boyaux et s'abat raide mort.

Plus loin, des cris, des protestations.

Pas ici!... pas ici!... vocifère Sam TEmpoisonueur» d'une voix dominant l'effroyable tumulte.

Hein !... quoi?... qu'y a-t-il ?

Vous feriez tout sauter, hurle le bar-keeper.

Mais quoi?...

r C'est Jemray et Reuben...

Ahl... ah!... champion d'Irlande et champion d'Angleterre...

Une querelle I

Un match ?

Un duell...

Au couteau ?...

Ah ! bien oui I... c'est à faire frémir...

Voyez l'agitation de Sam.

On entend la voix du bar-keeper.

J'en ai deux barils dans ma cave.

Donne-les, hurlent Reuben et Jemmy rendus tout pâles par l'ivresse et la fureur.

Oui! mais vous allez vous installer à cent yards d'ici.

» On vous apportera les barres de fer rouge quand vous serez prêts.

1G8 CHASSEURS CANADIENS

Les deux hommes, aussi sordides, aussi haillonneux l*un que l'aulre, traversent la grande salle, portant cha- cun un fût d'une contenance d'environ cinquante litres.

L'orgie s'arrête un moment.

Jemmy, le plus grand, compte : un... deux... trois... quatre... en s'éloignant. A cent, tous deux s'arrêtent, suivis d'un flot de curieux.

! Sam!... nous sommes à cent yards I

Eh bien, allez, mes enfants.

Avec leurs solides couteaux, ils font sauter la bonde des tonneaux, d'oià s'échappe une substance noire, comme du charbon grossièrement concassé.

C'est de la poudre à minel

Les tonneaux sont dressés sur le bout, à un mètre et demi l'un de l'autre, et les deux hommes s'asseoient sur chacun le leur.

Sam, les barres!

Le cabaretier, en homme qui n'a rien à refuser à de bons garçons en veine de s'amuser, apporte, en courant, deux barres à mine, dont une extrémité vient d'être chauffée à blanc au fourneau de la cuisine.

Il en remet une à Reuben, l'autre à Jemmy, et s'enfuit comme s'il avait le feu à ses trousses.

Les cur'*-ux ont enfin compris. Ils s'écartent tumul- lueusemenL, en hurlant : Bravo!.. . heepl... hurrahl...

Le duel entre ces ennemis irréconciliables, paraît-il, consiste simplement à essayer d'introduire le fer rouge dans la bonde du tonneau plein de poudre, sur lequel est assis l'adversaire.

Vous n'eussiez jamais inventé cela, n'est-ce pas, vous, honnête buveur du vieux monde, qui peut-être pouvez * encore goûter la joyeuse ivresse du vin?

Ah! pardieu! le dénouement n'est pas longtemps attendu.

Est-ce Jemmy?. .. Est-ce Reuben qui réussit?... On en le saura jamais. Une longue colonne de fumée blanche.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 169

puis une flamme surgit d'un tonneau... Pendant une demi-seconde, on aperçoit, tout noir, entre ciel et terre, un bonhomme assis sur le nuage, et montant avec lui, puis une explosion formidable!...

L'homme ainsi projeté n'a pas encore parcouru la moi- tié de sa course aérienne, qu'une seconde explosion re- tentit.

Comme il était facile de le prévoir, la première explo- sion a déterminé la seconde. Jemray et Reuben retom- bent en débris méconnaissables dont chacun veut un petit morceau comme fétiche l

Il n'y a ni vainqueur ni vaincu ; les deux champions sont deadheat,., N'étes-vous pas d'avis qu'il est prudent de s'attendre à tout, quand de braves garçons comme ceux-là « s'amusent » dans votre voisinage.

Telle est l'opinion de Jacques et de François. Depuis le départ de Jean et du commis conduisant l'assassin au court-housse, ils n'ont pas quitté la maison, étonnés de voir se prolonger ainsi une absence devant durer tout au plus trois heures.

Il est huit heures. La voiture devrait être depuis long- temps rentrée La nuit va venir bientôt ; que faire?

Aller aux renseignements à Barkerville? Mais peut-oQ laisser ainsi l'habitation à l'abandon, avec trois cents forcenés à proximité.

En outre, les braves jeunes gens ne veulent point quit- ter le cadavre du directeur sans lui avoir donné une sépulture convenable. Etant donnée la chaleur torride et l'exposition de l'appartement au midi, ce pauvre corps est l'objet d'une décomposition rapide. Il exhale déjà une odeur affreuse, rendant irrespirable l'air de la pièce.

Puisque par une dérogation incompréhensible aux usages et aux devoirs judiciaires, les magistrats ne sont pas venus faire les constatations habituelles, Jacques et François procéderont, de leur autorité privée, à ses fu- nérailles*

170 CHASSEURS CANADIENS

Il y a toujours sur les placersun atelier s*opèrentles ré|>aratious des i istruraents à laver les terres, et parfois leur construction. Ou y tiouve tous les outils 'ies char- rons et des for^'erons, avec du bois en planches, et du fer en barres.

Les ouviiers attachés h l'exploitation étant pour le moment à l'assommoir de Sam, les deux frères descen- dent à Tatelier, se mettent, sans désemparer, à scier, à raboter, à ajuster des panneaux de sapin, et façonnent eux-mêmes le cercueil.

Ces funèbres préparatifs accomplis, ils le transportent dans la chambre du mort, ensevelissent l'infortuné dans des rideaux de damas, à défaut de linges, le couchent dans le cercueil, et vissent hermétiquement le couvercle.

Il fait nuit depuis longtemps, et cette dernière opéra- tion s'est accomplie à la lueur vacillante de bougies, autour desquelles s'agitent des milliers de moustiques.

Harassés, Jacques et François se couchent à onze heures et demie, et ne parviennent pas à s'endormir, tant l'absence inexplicable de Jean et du commis les inquiète.

Tout sommeil serait d'ailleurs impossible, en pré- sence de l'effroyable orgie allumée chez Sam l'Empoison- neur.

J'irai demain matin aux nouvelles, dit Jacques, le cœur serré.

Si je t'accompagnais? p^'oposa François.

Non, frère, c'est impossible.

« L'oncle Perrot nous a confié un poste à garder, il faut rester. « Du reste, mon absence ne sera pas longue.

C'est vrai, Jacques, tu as raison.

Jacques, armé de deux revolvers et d'un couteau, se mit en route dès l'aube, c'est-à-dire à quatre heures du matin.

A huit heures, il a*était pas encore de retour.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 171

I/inquiétu(îe ressentie par François, heure par heure, minute par minute, est devenue de l'angoisse.

A son tour il veut partir, coûte que coûte, dût la mai- son être mise k sac Que lui importe rintérôt matériel de son oncle, de ses amis, le sien propre, en présence d'une situation aussi cruellement intolérable?

!1 va prendre le chemin de Barkerville, quand une pensée soudaine l'arrête.

Le cadavre du pauvre Yvan.

Il veut biefi abandonner à un pillage probable et la maison et le riche mobilier, comme aussi les valeurs. Mais il ne laissera pas ce cadavre exposé aux profana- tions des brutes qu'il entend, depuis trente heures, se battre et hurler comme des démons.

Mais, qui l'aidera?

A ce moment, des coups sourds, frappés à la porte du vestibule, se font entendre, avec des éclats de voix.

Son revolver à la main, François va ouvrir et se trouve en présence d'une demi-douzaine de sacripants, la face rouge, l'œil allumé, la voix rauque.

Que voulez-vous? dit-il brusquement.

Pardon, excuse, patron, dit l'orateur de la bande, nous sommes encore en train de rire, et comme nous n'avons plus le sou, nous venons voir s'il ne vous serait pas possible de nous avancer quelques piastres sur nos travaux à venir.

Cela peut se faire, dit François, auquel cette demande suggère une idée.

n Je vous donnerai à chacun deux piastres; seulement, il faut les gagner.

Oh! s'il s'agit de travailler aujourd'hui, n'y comptez pas...

» Voyez-vous, ce que nous avons les côtes en long!...

Je vous demanderai peu de chose.

» Aidez-moi à mettre en terre le cadavre de votre

172 CHASSEURS CANADIENS

directeur, qui fut toujours pour vous un homme bon et juste.

A ce compte-là, on peut s'arranger, pis vrai, les autres, continua Torateur en lançant à ses camarades un étrange regard.

)) Et puis, nous sommes six... à deux piastres par homme pour mettre dans un trou de mine le cercueil d'un chrétien... c'est-à-dire dix minutes de travail, c'est bien payé.

» Patron, comptez sur nous... et de plus, on sera con- venable, toi d'homme !

Sans plus tarder, et avec une décence que François n'eût pas osé attendre d'hommes pareillement surexcités par cotte orgie bestiale, ils descendent le cercueil dans le vestibule, improvisent un brahcard avec des barres à njine, et s'en vont, sur les indications du métis, vers un lieu désert appelé le Vieux-Ciantier.

François, portant une h'i \^^ i croix de bois Ue de deux planches clouée:, ma. rimédiatement dt 'ère

le cercueil, sur ]e iecrv.h\ . v "^ plein d'éboulis e de fondrières, se rencontrent •^.. que pas d'anciennes traces d'exploitation.

Çà et se trouvent des fosses profondes et larges d'où Ton a extrait le gravier aurifère, et qui n'ont pas été comblées, depuis le temps de l'exploitation lointaine jus- tifiant le nom de vieux chantier.

Par un surcroît de précaution absolument inattendu, l'orateur a eu soin de se munir de cordages, sans doute pour descendre sans choc le cercueil au fond de la fosse.

Arrêtez ici, commande François en indiquant une excavation assez vaste, au fond de laquelle il n'y a pas eu d'éboulis.

Le cercueil est déposé sur les graviers blancs, et l'homme, toujours décent, prend un cordage, agence un nœud coulant à une des extrémités, et fait un signe à ses compagnons.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 173

Il passe derrière François sans défiance, comme pour aller saisir l'extrémité du cercueil dans le nœud coulant afin de le descendre posément dans la fosse.

Et brusquement François, à demi étranglé par le cor- dage que le gredin lui a jeté autour du cou, étend con- vulsivement les bras, laisse échapper un râle étoufTé, s'abat sur le sol la face convulsée, comprenant, mais trop tard, qu'il est tombé dans un infâme guet-apens.

A présent, chavirez la boite, crie d'une voix stri- dente le misérable.

» Bien I dit-il quand le cercueil fut retombé au fond du trou avec un bruit sinistre.

» Ficelons solidement ce jeune coq, très dangereux, m*a-t-on dit,

)) Et puis, comme l'accès de la maison est libre, amu- sons-nous.

Comme précédemment RedBill, le pauvre François est étroitement garrotté, puis laissé pour mort, en plein so- leil, sur le sable brûlant, près de la fosse béante.

Et pas un arbre pour le pendre, observe un des por- teurs.

Bahl reprend cyniquement l'autre, qu'il crève là... » Du reste, nous le retrouverons plus tard, et nous

verrons à le faire gigoter au bout d'un filin... allons là- bas... ça presse...

Ils se dirigent rapidement vers la maison privée de défenseurs et ouverte à tout venant, puis pénètrent dans le bureau se trouve l'énorme coffre-fort scellé au mur et opposant à leur convoitise la complication de ses ser- rures et de son mécanisme secret.

11 faut absolument ouvrir cette machine-là, dit le chef de la petite troupe.

Comptes-tu pour rien la porte?... un boulet de canon pourrait seul en venir à bout.

Le jeune coq doit connaître le secret... il a les clefs,

S'il refuse de parler.

174 CHASSEURS CANADIENS

On lui grille la plante des pieds jusqu'à ce qu'il bavarde.

Il y a chez Sam des trembleurs d'honnêtes gens dont je ne suis pas sûr... bons pour boire, se battre... mais mauvais pour un hardi coup de main comme celui-ci.

Mais ce damné coffre d'acier?

Dans cinq minutes nous aurons Targent et les pa- piers...

» L'argent, pour nous et les autres... les papiers pour Sam I

L'homme à ces mots installe sur le cofîre-fort trois cartouches, les recouvre d'un peu de sable, allume le cordon noir attenant à l'une d'elles, et ajoute :

Retirons-nous I

» La dynamite, voyez-vous, camarades, n'est pas inventée seulement pour faire sauteries roches...

» La preuve!...

Une détonation violente lui coupe la parole, et fait frémir la maison jusque dans ses fondations. Une fumée acre et suffocante sort par toutes les ouvertures : les six hommes se précipitent dans le bureau et aperçoivent le coffre-fort éventré, tordu, désarticulé.

Là! Je vous le disais bien, fait l'homme.

» Les papiers... bon... trois liasses... titre de propriété... concessions... achats aux free-minners...c'estbien cela... » Un peu roussis ou déchirés par l'explosion, mais suffi- sants pour que Sam paie à boire pendant huit jours...

Et l'argent?...

Et les billets?...

Et les actions ?

Emplissez vos poches ; mais, croyez-moi, appelons les autres au partage.

)) Nous faisons un tour pendable, et nous jouons notre tête.

» 11 est bon d'avoir le plus de complices possible. ^ Il y aura moins de responsabilité.

aii!.! ,ajuii.ii'j

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 175

Da reste, au bruit de la détonation, la plus grande partie des sacripants est accourue pour procéder à un partage qui ne se fait pas sans horions. On crie, on se bat, on se tue un peu, de façon à masquer l'opération principale, le vol des titres, constituant les droits à la pro- priété de cette opulente mine, la plus belle du district.

... Jean et Jacques n'ont pas reparu, et François ago- nise sur les sables calcinés du Vieux-Chantier.

176 CHASSEURS CANADIENS

VI

Prévisions déçues. Sous l'avalanche. Apparition d'ure main. —A l'aide! Tunnel dans la neige. Souvenir au dentier de Son Excellence. ~ Sir Georges doit encore la vie à Perrot. Les bighorns. Toute la bande en mouve- ment. — Prodigieuse agilité. Coups de feu.

A cette époque de l'année, les avalanches sont particu- lièrement fréquentes et dangereuses, dans certaines par- lies des Rocky, les neiges s'accumulent en hiver, avec une incroyable urabondance, pendant que certaines autres demeureui presque complètement indemnes.

Si les chaleurs survenaient progressivement, comme dans nos pays, il n'y aurait pas grand mal, car la fonte s'opérerait normalement, progressivement, sans trop de dommage.

Mais la température subissant une énorme variation, passe d'un froid absolu à une chaleur excessive, en l'es- pace de quinze jours, pour ainsi dire sans transition.

Il y a, dès lors, un brusque échauffement du sol sur lequel repose la couche de neige. Cette couche se fond partiellement à sa partie inférieure, perd toute adhérence

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 177

avec la terre, et glissera en masse des déclivités, au moindre choc, à la plus légère vibration des couches d'air.

C'est un phénomène de ce genre que produisit la lem- pête-ruban survenue au moment sir Georges et Periot, suivis des serviteurs et du matériel convoyé à dos de mu- let, arrivaient en un point fréauenté par les bighorns.

Le plateau désert, planté de maigres buissons, tout à l'heure la petite troupe courbée sous l'orage, aveuglée par les éclairs, assourdie par les éclats de la foudre^ résis- tait tant bien que mal à la tourmente, est maintenant envahi par la neige.

Les vibrations produites par les coups de tonnerre ont déterminé le glissement d'une masse considérable, sous laquelle a disparu l'expédition tout entière.

Logiquement, cette avalanche ne devait pas atteindre le plateau. Il a fallu, pour déjouer les prévisions de Perrot et mettre en échec son admirable sagacité, une circons- tance impossible à prévoir. A mi-côte se trouve une barre invisible, une sorte de seuil orienté de biais, en forme de coin.

L'avalanche, roulant des hauteurs, a rencontré cette barre, qui Ta coupée en deux, et l'a fait verser à droite et à gauche, en déviant de sa ligne de chute.

Les chasseurs et le matériel sont enfouis sous la por- tion de gauche.

Comme par une cruelle ironie, la catastrophe est à peine survenue, que la tempête se calme avec une sou- daineté comparable à son apparition.

Les nuées couvrant la vallée se déchirent et séchevè- lent, emportées par une dernière rafale. Les gronde- meuts de la foudre ne sont plus qu'un écho assourdi, le soleil verse des torrents de lumière sur les végétaux qui scintillent, emperlés de pluie.

La petite troupe aurait-elle été anéantie par l'irruptioa brutale de cette masse de neige, épaisse de deux mètres et demi à trois mètres?

12;

178 CHASSEURS CANADIENS

NonI quelqu'un survit, par miracle, à renfouissement et au terrible choc. La couche blanchâtre, souillée par places d'herbes arrachées, de terre, de graviers, s'agite, en un point, et laisse passer une raain grande ouverte.

Rapidement, la main opère un mouvement giratoire de façon à déplacer la neige en entonnoir. Au fond de l'en- tonnoir ainsi improvisé, apparaît une tête barbue, puis un long soupir de la bouche invisible au milieu de l'épaisse broussaille de poils poudrés de neige.

Oufl... c'est bon de respirer, surtout quand on com- mence à en perdre l'habitude.

Perrotl... c'est la voix de Perrot.

Eh î les autres, continue la voix, on ne bouge pas souvent.

A moi I... j'étouffe!...

Au secours!...

Perrot!... à l'aide...

C'est vous, monsieur... tâchez de vous soulever...

Le valet, puis le cocher, puis en dernier lieu le gent- leman implorent assistance en râlant, d'une voix à peine distincte.

Seul, maître Li, le cuisinier chinois, ne souffle pas mot.

Par un hasard inouï, prodigieux, les trois premiers et le guide ont échappé d'abord à un écrasement paraissant inévitable en principe, puis à une suffocation presque immédiate.

Gomme ils le constateront dans un moment, cela tient, d'une part à la perméabilité relative de la neige à travers laquelle filtre un peu d'air ; d'autre part, et surtout, à ce qu'ayant inconsciemment tourné le dos à l'avalanche, ils sont tombés sur les genoux, l'échiné courbée, la tête basse, de façon à ménager sous leur corps ainsi replié une cavité libre, dans laquelle s'est emmaganisé un peu d'air respirable.

Cette petite réserve a seule empêché l'asphyxie ; mais ils vont périr s'ils ne reçoivent pas un prompt secours.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 179

Perrot, seul, grâce à sa taille gigantesque et a sa vigueur colossale, a pu se dresser, sous le poids écrasant de la couche de neige, et percer, de sa main tendue, la partie supérieure, de façon à recevoir un peu d'air et de lumière. Mais il s'en faut à peu près de soixante centimètres pour qu'il puisse émerger seulement de la tête.

Et les appels recommencent, de plus en plus indistincts, de plus en plus angoissés.

En outre, les mulets s'agitent éperdument, ruent du devant, du derrière, renâclent, littéralement affolés, près des hommes, à chaque instant sur le point d'être écrasés.

Perrot, par bonheur, a fini par se déga^jer au fond de son trou, et à pratiquer une sorte de cheminée, en sau- tant à pieds joints, à la même place, le bras tendu verti- calement.

En se livrant à cette gymnastique, son pied heurte quelque chose de résistant.

Le « quelque chose » grogne des sons inintelligibles. A tout hasard Perrot se hisse dessus, s'élève pendant une seconde, de façon à ce que ses yeux arrivant à une partie supérieure de la « cheminée » puissent embrasser l'es- pace environnant.

0 bonheur 1 Téboulis de neige s'arrête, sur la gauche, à trois mètres environ. Plus loin, le roc est nu.

D'une vaste inspiration, Perrot emplit ses poumons, se cambre en avant du côté l'obstacle est ainsi limité, puis s'élance, la tête basse, les mains étendues et jointes, comme celles d'un plongeur, à travers l'épaisse couche qu'il troue partiellement d'un effort terrible.

Il recule, prend du champ, jette aux agonisants tou- jours prostrés sous la masse qui les étouffe, un mot d'espoir.

Allons ! courage !... je travaille pour vous... et dur.

Il se rue une seconde fois, la bouche, les yeux, le nez pleins de neige, assommé, assourdi, manquant d'air, et grattant des pieds, des mains poussant des reins, des

ISO CHASSEURS CANADIENS

épaules, de la tête, allonge encore celte espèce de ter- rier.

Un troisième et dernier élan !

Soyez béni, mon Dieu I... voici Je jour.,, s'écrie avec ferveur le brave chasseur.

Perrot revient sans désemparer, sous ce tunnel de neige, avec mille précautions pour ne pas l'ébouler, et s'empêtre dans une corde attachée à l'objet inerte sur lequel il s'est bissé, il y a deux minutes, pour explorer les alentours.

Le même cri bizarre, mais piuseioufTé, se fait entendre. A tout hasard Perrot tire de toutes ses forces dans la di- rection de la voûte. L'objet se déplace. Perrot tire encore, et il arrive, courbé en deux, après trois enjambées, sur le roc nu, et laisse échapper, malgré la gravité de la si- tuation, un formidable éclat de rire.

La corde, c'est tout bonnement l'immense tresse de cheveux annexée au crâne du cuisinier chinois. L'obstacle nerte, c'est le cuisinier lui-même.

Eh ! ben, tu sais, toi, le magot, dit Perrot en riant de plus belle, t'as de la veine de ne pas porter de pos- tiche, et d'avoir un scalp de première qualité...

» Le patron ne pourrait pas recevoir du sien le même service...

» Mais, c'est fini de rire.

Rappelé soudain à l'urgence de la position, Tintrépide Canadien plonge pour ainsi dire en plein banc de neige, et ramène, cette fois, le gentleman lui-même, sans con- naissance, le visage d'une pâleur de cire.

Les mulets, qui ont pu respirer l'air emmagasiné sous leurs fardeaux formant un vide au milieu de la couche, s'agitent furieusement quand ce peu d'air leur fait dé- faut.

Mais, guidés par cet infaillible instinct qui manque à l'homme et dont les animaux sont abondamment pourvus^

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 181

ils devinent ou plutôt ils sentent de quel côté doit porter leur effort et s'opérer leur fuite.

Comme s'ils obéissaient à un mot d'ordre, ils se préci- pitent parallèlement au passage pratiqué par Perrot, au moment celui-ci revient, traînant l'un par une jambe, l'autre par un bras, le laquais et le cocher inertes comme des cadavres.

Ouf 1 murmure le digne chasseur, je n en puis plus!...

» Eh!... mille diables! il était temps.

L'irrésistible poussée des mulets pesamment chargés d'objets encombrants, et attachés, on s'en souvient, l'un à l'autre, détermine dans la neige un éijranlement tel que le tunel s'écroule, manquant d'ensevelir Perrot épuisé I

Làl... î... ho!... ho!... bellement, mes petitsi » Bellement!... hô!... hôl...

Les mulets tout tremblants, s'ébrouent, se secouent, et s'arrêtent docilement à sa voix.

Les bêtes vont bien, murmure Perrot essoufflé, trempé de sueur et se tenant à peine debout ; mais le monde me paraît en mauvaise condition.

» Voyons « voir » à commencer par le patron.

» Eh ! Monsieur!... y a pus d'danger... r' venez à vou?...

» M'entend pas!... une bonne goutte vaudra mieux que d'y chanter, des histoires...

» Faudrait y ouvrir la bouche... mais... mâtin de mâtin, si j'allais aussi lui arracher toutes ses dents comme l'autre mois, c't'animau d'Orignal.

» Ah!... ça va mieux!... pas dommage I

Sir Georges entr'ouvre péniblement les yeux, lève la tête, reconnait le rude et bon visage du trappeur, saisit la gourde, absorbe une vaste lampée de wisky, puis se dresse en s'étirant.

L'usage des membres lui revient enfin, avec la parole,

C'est vous, Perrot 1...

182 CHASSEURS CANADIENS

Oui monsieur.

Qui me sauvez encore la vie.

On fait ce qu'on peut, monsieur.

... Et qui avec un dévouement admirable, assurez le salut (le mon expédition.

Damel... comprenez, monsieur, j'avais promis de vous faire tuer un bighorn, et un honnête homme n'a que sa parole.

» Dji reste, si j'en crois mes pressentiments, cela ne va pas tarder.

Puissiez-vous dire vrai I

Eh! tenez, sans vous commander, vous feriez bien do vous armer.

« S'il y a des bij:»horns dans le voisinage, et pour moi, la chose est certaine, ils vont accourir a glissé l'ava- lanche, peut-être pour voir si leur passage est barré, ou pour un autre motif.

» Mais, ça ne manque jamais... qui dit avalanche, dit apparition de bighorns...

Le gentleman, soudain réconforté par cette promesse formelle et par une nouvelle rasade, débouche le canon de sa carabine obstrué par la neige, s'assure que le top- lever et les batteries fonctionnent convenablement, insère deux cartouches dans les chambres, et attend, l'œil fixé sur ^a pente dénudée des rocs.

Pen înnt ce temps, Perrot s'occupe de rappelei à la vie les ro'> hommes qui s'obstinent à demeurer immobiles, sans regard, sans souffle.

Gré poules mouillées, va I ronchonne le brave Cana- dien.

» Si on peut, rester en pâmoison pour un mauvais paquet de neige su's l'rein et su's l's oreilles I

» V s' êtes pas honteux, d'être encore « envanouis » quand vot'maître est déjà campé su's ses jambes comme une personne naturelle.

AUX CHAMPS d'or DU CARIDOU 183

» Et les animaux itou !,.* Tout le « monde » est su's pied, quoil...

N'obtenant pas de réponse, Perrot em[)oi^'ne solide- ment le cocher, le frictionne à tour de bras, et de telle façon, que le pauvre diable se met h hurler, en appelant au secours.

Cette résurrecîion est l'affaire de deux minutes, tant le Canadien met de conviction et d'énergie dans l'applica- tion de ce remèdt^ si simple, mais singulièrement actif.

!... à présent que tu brailles comme un crapaud- bœuf, tu peux rendre le môme service à tes deux cama- rades, le magot qu'est censément chinois, et le Pouri- cliinel, (}u'est valet en livrée.

... Allons, frotte!... comme les allumettes qui s'échauf- fent et prennent feu quand on les frictionne à tour de bras... preuve que c'est pour ça qu'on y met du frotte- fort (1) au bout.

Etourdi par ce flux de paroles, endolori par le choc de l'avalanche, ébloui par le soleil, le cocher avise la gourde entamée par son maître, la vide en partie pour se donner du ton, et docilement, s'occupe de ses camarades.

Perrot, après avoir lestement chargé le vieux Sharp, s'est apîiroclié de sir Georges, qui avec son magniQque égoïsme n'a même pas daigné jeter un regard sur ses gens.

Monsieur, lui dit-il après avoir minutieusement ins- Decté les plus hautes cimes, je ne me trompais pas, tout à l'heure.

» Je les vois !... »

Les bighorns !... répond sir Georges d'une voix utt peu tremblante.

(1) Perrot veut probablement dire du phosphore. C'est du reste sous le nom fantaisie de froile-fort, qu'ii désignait, jadis, à l'auteur lui-même, l'enduit inflammable doai ?ont pourvues les allumettes.

184 CHASSEURS CANADIENS

Oui !... les bif^horns.,. , » Ils sont une douzaine. »

Sir deor^es fait le g ste de prendre sa lorgnette.

Laissez ca, sans vous commander

» Ils peuvent arriver droit sur nous, comme Téclair... » Vous ne seriez pas prêt.

Mais, sont-ils ?

Là-haut... à 400 yards, de l'aufro côté du ravin.

Ces masses blanchâtres, immobiles...

C'est ça môme... tenez... voyez... ça remue...

^ Ce n'est que cela! murmure le gentleman désap- pointé.

Oh 1 ne jugez pas témérairement ce magnifique gibier.

» Vu de bas en haut et à pareille distance, ça n'a Tair de rien, mais, croyez-moi, vous n'aurez peut-être jamais fait de plus beau coup de fusil.

Soitî Mais, comment les déloger.

Ils vont arriver de leur plein gré, en suivant cette ligne sombre produite parle passage de l'avalanche.

3 Nous sommes ici, ne l'oubliez pas, sur le sentier pris par eux à Taller et au retour, quand ils vont à leurs pâ- turages, ou quand ils en reviennent.

Les mulets vont les éloigner.

Ils ne peuvent pas les voir du point ils se trou- vent.

y> Quand ils les apercevront, il sera trop tard.

Et nous-m^mes?...

Nous sommes, pour eux, confondus avec les roches et les buissons arrachés par l'avalanche, des objets étran- gers barrant, avec une masse de neige, leur chemin habituel.

» Ils sont incroyablement défiants et farouches, mais plus curieux encore.

» Ils vont venir tout à Theure, à fond de train, pour reconnaître tout cela.

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 186

Vous avez réponse à tout, Perrot.

Attention... Los voici 1...

» Ma foi I je ne les attendais pas si tôt I... ï»

Malgré son magnill |ue sang-froid de cliiisscur endurci, sir Georges sent aucieuxde ses mains une i<'rgère moiteur.

Son cœur bat quelques courts rapides.

En même temps, des niasses brun clair mélangé de gris pâle, se détachent du sommet de la montaiine, et se mettent à rouler avec une rapidité singulière. On dirait des roches moussues, tant la vélocité de leur course em- pêche d'en reconnaître exactement la contiguration.

Les voici 1 répète le Canadien. » II y en a onze I

» Que dites-vous de ces cabrioles et de ces coups de gigot ? 1

C'est prodigieux!

Les masses grossissent à vue d'œil, deviennent plus distinctes.

Les têtes, grosses, busquées, avec la spirale mons- trueuse des cornes apparaissent, puis les pattes enfouies, des hanches au genou, dans un long pelage d'un blanc sale, le pelage d'hiver qui tombe à cette époque.

Une faille large de dix mètres se présente inopinément. D'un seul bond elle est franchie avec une incomparable légèreté, sans élan, sans arrêt, sans hésitation. Puis cette descente folle, fantastique, reprend.

La bande se trouve sur une crête dommant de vingt mètres au moins un plateau précédent de cent mètres à peine, celui oii se trouvent les chasseurs. Du haut de la crête au plateau, se dresse un mur à pic de soixante pieds.

Ils ne sauteront jamais! murmure involontairement sir Georges.

Faut voir, répond Perrot.

A peine avait-il prononcé le dernier mot, que la bande entière s'élance à corps perdu, la tète la première dans le vide î

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186 CHASSEURS CANADIENS

Chaque sujet apparaît un moment, entre ciel et terre, les jambes repliées, les longs poils des cuisses et du poi- trail flottants, puis tombe lé^'erement sur les pattes qui se détendent comme des ressorts d'acier.

Pas plus que tout à l'heure le passage de la faille, cette formidable chute n'arrête leur course. Ils repartent, à peine debout, avec cette vitesse comparable seulement à celle du chevreuil, et arrivent, de front, la tête haute, le rein cambré, le poitrail en avant, à vingt pas du plateau, s'est abattue Tavalanche.

A l'aspect inattendu des mulets qu'ils aperçoivent enfin, puis des hommes tapis dans la neige, ils s'arrêtent un moment avec une adresse et un ensemble inouïs, en pliant les jarrets et en jetant la tête en arrière.

Ainsi vus de bas en haut, ils paraissent énormes.

Sir Georges mettant à profit ce léger temps d'arrêt qui dure à peine deux secondes, porte sa carabine à l'épaule, et fait feu deux fois coup sur coup.

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 187

VII

Les victimes. Préparation. Photograpnies. Perrot ne reconnaît plus son milord. Retour. Mine de charbon. Perrot fait appel au bon cœur de sir Georges. Un seul mot en faveur de Free-Russia. Comment le gentleman conçoit la reconnaissance. Perrot au fond d'un préci- ice .

Bravo I monsieur, s*écrie Perrot, pendant que rénorme détonation de la carabine express vibre à tra- vers les Rocky, en une série de roulements lointains et formidables.

3) C'est un joli travail de fusil, foi de trappeur I

Vous trouvez, Perrot, dit le gentleman dont la figure hautaine et maussade s'éclaire d'un sourire d'orgueil,

Je vous le dis comme je le pense, monsieur!

» On peut appeler un vrai coup de maître, un coup double aussi lestement exécuté sur des bighorns.

Ils sont bien morts tous les deux, n'est-ce pas?

Raides morts!... foudrayés!..,

9 Personne, à ma connaissance, n'en a fait autant.

188 CHASSEURS CANADIENS

Mais, vous- m A me, Perrot ?

Oh ! moi, je n'ai jamais besoin de deux pièces de gibier.

» Je chasse pour manger... une seule me suffit.

C'est curieux ! la bande entière a disparu comme par enchant'ment... Je n'ai plus ri-'n vu dans la fumée.

Ah! voilà... ils se sont jetés décote... pfttl... plus rien.

» Ces bôtes-là, quand ça voit un danger ça ne s*amuse pas à la moutarde. » Si nous allions les chercher?

Volontiers... Je suis désireux de les voir de près et les photographier sous tous leurs aspects.

En quelques bonds rapides, ils escaladent lestement le raidillon conduisant à l'endroit gisent, à six pas l'un de l'autre, les deux magnifiques animaux.

Je ne les croyais pas si grands! dit sir Georges en s'arrétant devant le premier, percé en plein poitrail par la balle express, ressortie près de l'articulation de la cuisse gauche de derrière.

Debout, ça mesure au garrot cinq pieds anglais (1)... la hauteur d'un cheval de moyenne taille...

Ils dénomment cela un mouton I , .. )) La peste soit de leur mouton !...

Rapport aux cornes, rappelant assez bien celles des béliers...

» Voyez si celles-là n'ont pas, dans leur spirale, un dé- veloppement de trois pieds et demi I

» Et avec cela grosses comme la jambe d*un homme robuste.

Aussi, leur nom de bighorn grosse corne me paraît-il infiniment mieux justifié que celui de mouton des Montagnes Rocheuses, oud'ouw montana comme disait cet imbécile d'Edward Procter.

(1) Le pied anglais est de 30 centimètres, 4 millimètres.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 189

» Enfin les naturalistes décideront d'après documents authentiques. )) Perrot !

Monsieur?

Nous allons dépouiller chacun le nôtre : je m'en- tends assez bien à préparer toutes sortes de sujets.

On peut commencer de suite.

Attendez seulefnent que je les aie photographiés. Aidé du cuisinier, du valet^et du cocher enfin rétablis,

après absorption copieuse de wisky, Perrot soulève Tune après l'autre les deux victimes du f,'entleman, les accote, de façon à les faire tenir debout, tant bien que mal. Il y a* par bonheur, un mâle et une femelle.

Sir Georges braque ensuite son objectif de face, de profil, de trois quarts, multiplie les épreuves et tâche d'obtenir des aspects absolument réels de Pétrange et colossal mouton, ainsi reproduit dans tous ses détails.

Ce n'est pas tout. La photographie étant jusqu'à pré- sent impuissante à rendre les couleurs, sir Georges trace en quelques mots, sur son carnet, un rapide signalement au cas plus tard les dépouilles subiraient des altéra- tions»

Voici textuellement cette description très brève, mais complète :

» Tète courte, à chanfrein presque droit. Chez le mâle, cornes démesurées, atteignant trois pieds et demi ; décri- vant une spirale ntière et ramenées au devant des yeux; comprimées et striées transversalement comme chez le bélier commun (ceci soit dit sans préjuger de l'opinion des zoologistes). Celles de la femelie, plus petites et sans courbure sensible. Absence totale de laine. Au rein, au ventre et au cou, poils courts, raides, grossiers, comme desséchés, avec une coloration marron clair que l'on di- rait lavée, déteinte. Au poitrail, aux cuisses, à la partie postérieure du gigot, poils très longs et blanchâtres. Mu-

J90 CHASSEURS CANADIENS

seau et chanfrein blancs, joues châtain clair, queue très coune et noire. »

C'est tout ! dit à demi voix le gentleman après avoir relu ces lignes.

» Maintenant, si vous m'en croyeZ; Perrot, nous allons enlever méthodiquement les deux peaux, en prenant bien garde de les altérer.

Rapportez-vous en à moi, monsieur... J'en ai tant et tant dépiauté en ma vie des bêtes de tout poil et de toute taille...

C'est juste ! un ancien Chasseur de fourrures... Cette besogne délicate, en raison des soins particuliers

exigés par le cas spécial au bighorn, dure à peine une demi-heure, tant les deux hommes procèdent avec adresse et célérité.

Vraiment, pour un amateur, sir Georges s'en tire à merveille et Perrot lui en fait volontiers compliment.

Les deux animaux écorchés, les peaux roulées, en at- tendant la préparation qui les rendra imputrescibles, le gentleman et le trappeur incisent la partie antérieure de l'abdomen, retirent les viscères, sans oublier les rognons, un mai'ger exquis, rôtis sur de la braise. Puis, sans dé- semparer, ils enlèvent de dessus les os toute la chair qu'ils peuvent, de façon a découvrir le mieux possible les différentes parties du squelette.

Naturellement, cette dissection est gro iière, mais suf- fisante provisoirement. Elle a pour but de rendre le transport plus facile, et d'empêcher la putréfaction en masse jusqu'à Barkerville,

Je ferai racler les os et sécher les tendons, dit sir Geor/.v'S, et plus tard, un bon naturaliste pourra, aidé des photographies, recouvrir ces squelettes de leur peau, la rembourrer, remettre des yeux, donner des tons de chair aux lèvres, bref, reconstituer à ces deux admirables bêtes, Tapparence de la vie.

» Pour l'instant, notre expédition est terminée.

AUX CHAMPS d'or du CARIBOU 191

» Nous reparlons demain pour Barkerville, n'est-ce pas, Pcrrot ?

A voire idée, monsieur, et je suis content du résul- tat, qui eût pu être beaucoup plus long et plus difficile à obtenir.

Pendant que leur maître et le Canadien faisaient ainsi de la zoologie d'amateurs, les domestiques avaient dé- chargé les mulets, remis les bagages en état, dressé la tente, fait la corvée d'eau et d'herbages, allumé les feux, bref, tout préparé en vue du souper et du campement.

Remis de leur alerte, habitués d'ailleurs à tous les multiples incidents de la vie dans les montagnes, les mu- lets, entravés, rongent avec entrain les graminées succu- lentes, pendant que Li surveille la cuissoi d'un filet de bighorn.

Perrot, de son côté, a embroché les quatre rognons pe- sant bien ensemble un kilogramme et demi, et attend l'heure du dîner pour les mettre au feu deux minutes.

Le rognon doit être saisi et mangé saignant, sous peine d'être détestable. Cuit à point, c'est un mets délicieux.

Tfl est d'ailleurs, et sans la moindre restriction, l'avis du gentleman, qui, pourla circonstance, a convié Perrot à sa table. Elle gentleman, en gourmet émérite, s'y con- naît.

Perrot, aussi à Taise que s'il partageait le repas du dernier des débardeurs de Victoria, dévore avec son magniflque appétit de coureur des bois, broie et déchire avec ses dents de loup d'énormes morceaux de venaison, qu'il fait descendie avec dejarges rasades.

Après ce festin rendu très copieux grâce à l'adjonction de friandises tirées par Li des réserves de Son Excellence, une bonne pipe, un verre de vieux cognac, Porrot voit tout en rose, bien que l'obscurité soit complète.

Dix heures. Les étoiles tournent. Les mulets s'allon- gent. Les serviteurs bâillent, le gentleman rentre sous sa

192 CHASSEURS CANADIENS

tenle. Perrot s'enveloppe de [sa couverture et s'allonge, la lète sur une pierre, en guise d'oreiller.

Bonsoir, Perrotl

Bonsoir, monsieur I vous êtes bien honnête.

Et, mentalement, le digne chasseur ajoute, en regar- dant les ('toiles :

Décidément, je ne reconnais plus mon milord.

» Il est si content d'avoir tué ses bighorns, qu'il en ou- blie d'être rossard et orgueilleui jusqu'à la férocité.

« Ma parole ! s'il continue comme ça, et c'est d'autant plus méritoire qu'il ne me doit plus rien, je me risque demain à lui toucher deux mots de nos sacrées affaires de la mine qui me paraissent aussi emmêlées qu'un pa- quet d'étoupe.

» Inspecteur général!... D'un seul mot, il pourrait, s'il voulait arranger tout ça...

)) Faudra voir!

... Le lendemain comme les jours précédents, paque- tage dès l'aube. Les carcasses des bighorns, solidement ficelées, sont enveloppées toutes saignantes dans drs cou- vertures et conforlabhment installées sur deux mulets de selle. Les peaux, bien emballées après avoir été rou- lées, sont jointes aux squelettes.

Comme sir Georges ajoute le plus grand prix à ces dépouilles, il s'est occupé lui-même de leur arrimage de façon à ce qu'elles ne soient, pendant le voyage, l'ob- jet d'aucune détérioration.

Après un déjeuner rapide, mais substantiel, retour. La petite troupe contourne l'avalanche qui, d'ailleurs, fond très rapidement, remonte à mi-côte et retrouve le sentier des bighorns, avec ses failles, ses escarpements, ses ma- meloiiS, ses ravins, ses précipices.

Comme précédemment Perrot marche en tête, immé- diatement suivi de sir Georges dont l'étonnante cordialité ne s'est pas démentie depuis que l'expédition a été cou-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 193

ronnée, grâce à l'habileté du trappeur, d'un succès si ma- gniflque.

Ou chemine gaiement, en promeneurs que rien ne presse et dont la marche paisible est agrémentée çà et d*un coup de fusil provoqué par le départ inattendu d'un quadrupède ou la subite envolée d'un oiseau.

Sir Georges, en amateur passionné de la chasse, cher- che toutes sortes d'occasions de faire parler la poudre et développe une adresse dont Perrot lui-même, l'infaillible tireur, est souvent étonné.

Sir Georges, entre autres prouesses sortant complète^ ment de l'ordinaire, culbute au vol, d'un coup de cara- bine, d balle franche, par conséquent, un coq de bruyère à plus de soixante mètres.

_ Le but est volumineux sans doute. Mais les chasseurs n'en apprécieront pas moins les diflicultés et la beauté du coup.

Aussi, Perrot ne ménage-t-il pas les éloges, sans pôur cela recourir à l'hyperbole, et le gentleman semble d'au- tant plus heureux de cette sincérité sans fioritures, qu'il sait le Canadien très sobre de compliments et incapable de transaction avec sa pensée.

La première journée du retour s'écoule sans incidents. Le soir bonne table, venaison abondante, excellent appé- tit et sommeil parfait, provoqués par cette gymnastique montagnarde, le meilleur des apéritifs et des sopori- fiques.

Encore deux jours et l'on atteindra Barkerville.

Peut-être, en se hâtant un peu, pourrait-on arriver demain soir.

Comme se dit Perrot : demain soir c'est bientôt pris... et je n'ai pas encore dit un mot de notre grosse affaire à mon milord qui pourtant me semble disposé.

Faudra que j'amène la chose en douceur et ne pas lui présenter ça de but en blanc, comme des cheveux sur de la soupe.

13

194 CHASSEURS CANADIENS

L'occasi on cherchée par Penot se rencontre enfin après déjeuner. La petite colonne vient de ^e remettre en mar- che par une chaleur très forte. Malgré cela, on chemine bon train. Le gentleman semble pressé depuis le matin, à cause des peaux et des carcasses commençant à s'é- chauffer. Il a hâte, maintenant, de les faire travailler, pour les préserver de la décomposition.

Tout à coup, son pied heurte un bloc noir, luisant et friable .

Il trébuche, fait un faux pas et se retient en s'accro- chant à Perrot.

Ma parole, dit-il, on dirait un affleurement de char- bon de terre.

Et vous pouvez dire : du charbon de première qualité.

» Les mines, c'est pas ce qui manque, dans ce pays cite... vrai de vrai, y a qu'à se baisser et à en prendre.

C'est juste !

» Il y a peut-être une fortune dans cette veine de nouille dont l'exploitation à fleur de terre serait des plus lucra- tives.

J'dis pas non !

» Mais, voyez-vous, sauf le respect que je vous dois, c'est pas les mines qui manquent, je tiens à vous le ré- péter.

» Charbon, fer, or, argent... ça serait « Tendrait » le plus riche du monde si les exploitants avaient des ga- ranties.

Vous avez la loi sur les mines, cependant.

Parlons-en!...

» Avec ça qu'ail' est propre, la loi sur les mines!., ail' est à refaire de bout en bout...

» Une vraie canaillerie, vous pouvez m'en croire, aux mains de ceux qui veulent l'appliquer aux travailleurs honnêtes et les déposséder sans qu'ils puissent faire seulement : oufl

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 195

» Mais, pardon, monsieur I J'ai tort peut-être, de m'ex- primer aussi librement devant vous, qui êtes inspecteur général...

Je vous prie au contraire de continuer.

» Je serai très heureux de connaître ia vérité... si d'autre part, je puis vous être utile à quelque chose, dites-le moi, je ferai tout mon possible pour cela.

Vousétesbien honnête, monsieur, et je vousremercie, foi de chasseur.

» Veuillez donc vous donner la peine de m'écouter.

Comme Tentretien est difficile à poursuivre en file indienne, sir Georges dont la condescendance est réelle- ment exceptionnelle, vient sur la gauche de Perrot et s'avance côte à côte avec lui, bien que Tétat du sol et du sentier rende la marche difficile et périlleuse.

Tenez, continue Pierrot, je vous citerai, entre cinq cents, l'exemple de notre concession Free-Russia, dont on prétendait nous déposséder il n'y a pas huit jours.

» Ainsi, la loi ne prévoit pas notre cas particulier d'ex- ploitants de terres déjà travaillées

» 11 est vrai que M. Alexis Bogdanoff, en acquérant les claims, a spécifié des réserves sur les droits à acquitter. Sans quoi nous serions déjà évinces,

» Mais, on revient à la charge et si je savais qui?... Quand je devrais enscalper une demi-douzaine I... Faudra voir...

Ainsi, la loi dit formellement : « Une nouvelle couche » de terre aurifère ou de gravier, située dans une loca- » lité les droits de mine sont abandonnés^ sera censée » être une nouvelle mine, quoique la même localité ait » été exploitée à un niveau diflérent, et les mines dans » un terrain sec, découvertes dans le voisinage de celles » exploitée.s au moyen de barres à mine, seront considé- » rées comme nouvelles mines et réciproquement,

» Avec cet article-là, on pourrait essayer de comprendre

196 CHASSEURS CANADIENS

tous nos terrains comme nouvelles mines... et c'est ce qu'on tente.

Et si vos ennemis réussissaient?

Us ne le peuvent pas, puisque nous avons nos titres de propriété, attestant que cet article ne nous est pas applicable.

Supposons que par une cause ou par une autre, vous ne puissiez plus présenter ces titres, qu'arriverait-il?

On nous réclamerait les arrérages pendant sept ans des sommes que nous serions censés devoir pour droit de mine : soit deux cents piastres par an et par claim.

Combien vous a-t-on concédé de daims?

Peut-être un milier.

Gela ferait deux cent raille piastres par an, et, en sept ans, un million quatre cent mille piastres.

C'est-à-dire sept millions de francs eu monnaie de chez nous.

» Sept millions! Jamais nous ne pourrions solder pareille somme.

Et le comité général prononcerait dans ce cas votre déchéance.

Sans doute, si nous n'avions pas nos titres. » Mais, ils sont en sûreté, par bonheur.

» Du reste, quand bien môme on les volerait, nous n'a- vons rien à craindre.

Tant mieux pour vous... et comment cela?

Le directeur de la compagnie serait appelé à prêter serment. Le commis aussi, moi également et nous serions crus, sur notre témoignage...

Sir Georges, à ces mots, se retourne vivement, n'aper- çoit pas le cocher, le valet et le cuisinier dissimulés derrière les mulets chargés de fardeaux encombrants. Il jette un coup d'œil rapide sur sa droite, marche Per- rot, en homme insoucieux du vertige, sur une crête dominant un affreux précipice au fond duquel mugit un torrent.

AUX CHAMPS d'OB DU CARIBOU 197

Au momenl le trappeur prononce ce mot : témoi- gnage» sir Geor^'cs le heurte, avec une violence inouïe, d'un coup d'épaule et le fait rouler dans l'abîme!

Mes pauvres enfants, qui prendra soin de vous, s'é- crie le malheureux d'une voix déchirante en se sentant tomber.

La mine est à moi ! murmure sir Georges certain de n'avoir pas été vu.

198 CHASSEURS CANADIENS

VIII

Pauvre François I Celui qu'on n'attendait guère. La trouvaille de Bob Kennedy. Bob est au Caribou. Calomnies. Encore une lettre. -- Bob elle post-hoy, Les misères et les soupçons de l'exilé. Mensonges. Comment on a éloigné Perrot. Tout s'enchaîne. Enne- mis puissants.

Après d'inutiles et terribles efforts pour rompre ses liens, François, jeté rudement sur les sables brûlants du Vieux-Chantier, s'abandonna tout d'abord à un furieux accès de colère.

Faisant boa marché de ses propres souffrances qui

augmentent de minute en minute, le brave enfant songe à ses frères disparus, et plus il constate son impuissance à les secourir, plus sa colère devient frénétique.

Habitués à briser les obstacles matéiiels, les êtres puissamment musclés ignorent la passive résignation qui parfois triomphe mieux des difficultés que l'élan farou- che du désespoir.

Il essaya tout d'abord de ronger les cordes garrottant ses mains. Impossible 1 II est aUaché de trop court, et ses

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 199

dents ne peuvent atteindre ses poignets serrés étroite- ment à sa poitrine. Il va tenter ensuite de les user sur les quartz. Mais combien de temps perdu, peut-être inuti- lement, quand ses frères ont certainement besoin de son aide.

Oh! être libre de toute entrave, et se sentir entre les mains une bonne carabine... un couteau... une barre à mine, un simple bâton... peu importe l'arme, pourvu que la lutte soit possible... fût-ce contre dix... contre vingt... contre cent!...

Oh! vie plus être ligotté comme un bétail et pouvoir se ruer sur les gredins qui l'ont trahi, et mis dans l'impos- sibilité de retrouver ses frères ! François sacrifierait vo- lontiers pour cela dix années de sa vie !

Mais, est-ce une illusi r? ces craquements rythmés sur les gravats pleins d'aspérités... c'est la marche d'un homme... quelqu'un s'avance. .. Un ennemi, sans doute.

Les pas s'arrêtent. François allongé sur le ventre aper- çoit une paire de bottes en cuir fauve. L'homme se baisse, lui met une main sur l'épaule et essaye de le retourner. Son autre main tient un couteau. Il respire bruyamment, ayant marché vite sur le sol croulant.

Allons! ûnissons-en, dit François affreusement con- gestionné, les oreilles bourdonnantes, les yeux voilés de rouge.

By God I c'est bien lui, murmure une voix nasale, à l'affreux accent yankee.

La main brandit le couteau, et François s'attend intré- pidement à sentir dans ses chairs le froid de la lame.

Le bowie-knife effleure doucement ses mains, tranche d'un coup sec la dure tresse de chanvre, et la voix tou- jours aussi nasale, mais rude et affectueuse, murmure, attendrie :

Pauvre petit!., j'arrive à temps... comme ils me Tont arrangé...

200 CHASSEURS CANADIENS

« Que le diable me fusille si je n'en scalpe pas une douzaine...

Radieux, stupéfait, François allonge ses jambes, étire ses bras, s'accroupit au bord de la fosse, réussit à se mettre debout, cambre sa taille de géant, empoigne, par- les aisselles, celui qui vient de trancher ses liens et l'ap- pelle : pauvre petit, bien qu'il ait un pied de moins, l'é- lève à la hauteur de sa figure, et l'embrasse fraternelle- ment sur les deux joues, en disant d'une voix émue, sac- cadée, pour ainsi dire mouillée :

Bob!... mon cher Bobl...

Moi-même, Bob Kennedy... personne... répond le petit homme.

Mon brave amil... d'où sortez-vous... pour arriver ainsi en pareil moment... j'allais crever de rage et de désespoir?

Je sors de voire maison, pardieu!

» Elle est pas mal avariée, votre maison...

Les coquins l'ont pillée de fond en comble...

Ils n'entendent rien au sac d'une case ! parlez-moi de mes compatriotes les cow-boys, pour vous chambarder un immeuble.

» La preuve... tenez 1

Bob, à ces mots, tire d'une de ses poches une liasse de billets; puis des rouleaux d'or dont quelques-uns sont éventrés,

Il y a dix mille dollars, moitié en or, moitié en billets...

1 Partageons les papiers... boni L'or maintenant, c'est lourd, savez-vous... il y en a pesant quinze livres.

Mais, c'est une fortune 1

Trouvée par moi dans le tiroir du bas de votre coiîre- fort tout décarcassé par la dynamite.

tt Ce tiroir n'était même pas fermé à clef!,., et les pil- lards n'ont pas eu l'idée d'y regarder! .,

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU . 201

Hopartissez l'or dans toutes vos poches, et fiions sans tarder.

Bob!... voyons, Bob!... quejevousregarde encore... que je vous serre la main... que je sois bien persuadé de la réalité de voire apparition.

» Ma parole!... je crois rêver.

Ne rêvez pa?, et ramassez ce rouleau qui vFent de vous échapper.

» Le dollar, voyez-vous, mon cher petit, c'est le nerf de la guerre.

Nous en aurons besoin, et avant peu, car il va nous falloir batailler encore, n'est-ce pas?

» Mes frères... si vous saviez... disparus... impossible de savoir ils sont.

Je le sais, moi 1 Jean et Jacques sont en prison !...

En prison! et pourquoi donc, mon Dieu!

On les accuse d'avoir assassiné le gentleman dont voici le cercueil, je pense.

Mais c'est fou!... c'est monstrueux!...

Et j'ajoute : C'est profondément canaille...

» Nous avons affaire à très forte partie, et les misé- rables qui ont combiné cette affaire sont des gredins de haut vol.

Mais, enfin. Bob, d'où venez-vous?...

» Vous m'appren*^z les nouvelles... vous savez sont mes frères... et vous connaissez mieux que nous le des- sous de nos affaires , je soupçonne, comme vous, une intervention toute-puissante et criminelle.

Retirons-nous I Vous êtes impliqué dans cette affaire d'assassrnat, on va peut-être venir vous arrêter.

Par exemple, je voudrais voir ça... ceux qui ont trop de la vie n'ont qu'à essayer! j'ai mes deux revolvers, Dieu merci !

Et moi les miens, François... plus mon winchester là-bas, dans ce petit bois d'aulnes nous allons nous cacher pour causer et combiner notre plan.

202 CHASSEURS CANADIENS

Le temps presse, Bob I

Est-ce bien à moi, Yankee pur sang, que vous allez apprendre le fameux : « Time is money,,, »

» Et dans le cas présent, le temps est plus que de l'ar- gent, c'est la vie...

» Je vous demanderai soalement cinq minutes.

Je vous écoute, mon brave ami.

Pendant ce rapide cplîoque, François a repris toute sa juvénile et redoutable vigueur. De son pas leste et dé- gagé de chasseur, il se dirige avec Bob vers le bois ils seront à couvert, s'il prenait fantaisie à l'étrange magis- trature du district de tenter la capture du Canadien.

Les voici au Lord du taillis, surveillant l'avenue condui- sant à la maison, et entendant les hurlements des brutes intoxiquées à l'assommoir de Sam.

Vous vous rappelez, mon cher François, qu'après l'hiver passé avec vous en Canada, je fus mandé à Hell- Gap, pour témoigner dans l'affaire Jonathan-Fairfield, relativement à la contrebande dans les Turtle-Mountain.

Je me souviens d'autant mieux que nous vous ac- compagnâmes jusqu'à Deloraine, vous prîtes la dili- gence non loin de l'endroit nous avons si proprement combiné notre attaqae.

» Nous sommes ensuite rentrés à Maison-Seule, en at- tendant l'amnistie pour notre participation à la défense de Batoche, et sans laquelle Juë Sullivan ne voulait pas permettre à sa fille d'épouser Jean.

Très bien ! Sur ces entrefaites, vous avez reçu de votre oncle Perrot une lettre vous appelant en grande hâte au Caribou.

» Cette lettre vous faisait espérer une fortune rapide, et puis, en outre, le brave homme avait besoin de vous,

» Alors vous êtes partis tous les trois pour la mine Free-Rufisiay district de Barkerville : Caribou.

» Quand je revins de Hell-Gap, et d'un tas d'endroits plus ou moins éloignés de ce lieu enchanteur je fus

AUX CHAMPS D*OR DU CARIBOU 203

«

pendu, je trouvai Maison- Seule plus triste, plus déserte que jamais... Joë Sullivan s'ennuyant à perdre la tête depuis que la contrebande chôme, et la pauvre petite ^ Miss Kate errant comme un corps sans âme et demeu- rée, malgré sa vaillance, inconsolable du départ de Jean.

» Ma foi, je vous maudis de tout mon cœur pour vous en être ainsi allés sans me prévenir. On me communique la lettre de l'oncle Perrot, avec l'adresse, et je me dis :

Ils ne m'ont pas invité à partir avec eux, au Cari- bou... Ils ne m'ont môme pas dit d'aller les rejoindre...

«C'est égall j'y vais quand même... Je verrai, si on me reçoit mal.

*

Mon brave Bob! Apprenez que nous ne savions pas trop vous écrire, et nous étions certains, d'autre part, que vous trouveriez notre piste à Maison-Seule.

» Du reste, Jean a écrit à sa fiancée, et il y avait un mot pour vous.

La lettre est arrivée le matin même de mon départ pour le Caribou. Fort heureusement!...

» Sans cela, je me croyais très carrément oublié.

C'est ça! taquinez-moi comme si tous n'étiez pas devenu notre frère d'adoption I

...Une fière trotte, des Turtle-Mountain, reprend Bob sans répondre à cette amicale protestation qVi amène une larme au coin de ses yeux gris luisants, comme des lames de sabre.

» J'arrivai enfin, après je ne sais combien de jours et de nuits de chemin de fer et de diligence.

» Vu l'état de ma bourse, je descendis dans un hôtel borgne... autant dire aveugle, tant il est fréquenté par des gentlemen dont la moral ité n'est aucunement dou- teuse... l'écume de Barkerville et des claims environ- nants.

» C'était pas plus tard qu'hier soir. Je demandai, na-

204 CHASSEUBS CANADIENS

turellement, quelques détails relatifs à la mine Free^ Russia, à l'oncle Perrot, à ses neveux, etc., etc.

» Contre mon attente, les renseignements furent dé- plorables. Je trouvai la population montée contre vous, mais montée... comme si vous étiez de simples cow-boys en rupture de ranch, et venus s'amuser... comme ces gaillards-là s'amusent.

» Loin de commettre la sottise de vcus défendre, je fis chorus avec les calomniateurs et j'appris : l'assassinat du directeur de la compagnie, l'emprisonnement de Jean et du commis venus au Court-Uouse amener l'auteur de l'as- sassinat, l'abominable accusation de complicité portée contre eux, l'arrestation de Jacques arrivant chercher des nouvelles, et enfin l'existence du mandat d'arrêt décerné contre vous, toujours comme complice.

Mais c'est de la folie!

Pire que celai... c'est de la canaillerie de haute école.

» Sachant ce que je voulais savoir, voulant vous épar- gner la prison, j'accourus à Free-Rtissia je trouvai tout en l'air.

» Je parcourus de fond en comble la maison ravagée, je vis le coffre-fort démoli comme s'il était en carton- pâte, et j'eus le bonheur de mettre la main sur le magot en question, échappé par miracle, vous ai-je dit, aux pil- lards.

» Je m'en allai de au bar j'eus la chance de ren- contrer deux anciens camarades !... diable ne suis-je pas connu!... d'affreux sacripants, mais honnêtes et dévoués à leur façon.

» Ils me racontèrent ce qu'ils savaient, c'est-à-dire pas grand'chose, mais m'apprirent une chose inquiétante ; le bar-keeper fournit à boire sans argent el à satiété. ,•

» Je parlai de vous, incidemment, comme si j'attachais une importance médiocre à votre personnalité,

» Un des camarades me répondit d'un air dégagé :

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU ^05

« —Ah! oui, le plus jeune... une corne-verte (novice) )) qui nous a payés... Vous le trouverez quelque part dans » cette dlrection-lti... cherchez... mais ne comptez pas » sur nous pour vous aider... ni pour or ni pour argent... » vous comprenez, on s'amuse... et c'est à l'œil I... »

» Le renseif^'nement était exact. Je cherchai, et j'eus le bonheur de vous trouver, mon cher petit...

» Voilà... c'est tout...

» Et maintenant, à l'œuvre I

Ne pensez-vous pas qu'il serait utile de nous rap- procher de la ville?

Pas tant qu'il fait jour... Je crains trop de vous voir arrêter.

)) Ce soir, nous verrons. » Tiens!... un cavalier. »

C'est le post-boy qui apporte au placer les lettres et les dépêches..

-- Peut-être a-l-il quelque chose pour vous, ou plutôt pour nous.

» Hél... John!... stop I... >>

Pour un A nglais ou un Américain, tout Chinois s'ap- pelle : John... John Chinaman. Ainsi interpellé, le « cé- leste » arrête son mulet et demande â Bob ce qu'il veut.

Avez-vous des lettres ou des dépêches pour l'admi- nistrateur de la mine, ou pour M. Perrot, ou pour MM. Jean, Jacques ou François de Varenne?

Je ne sais pas... Venez jusqu'à l'habitation... le rè- glement défend de donner les dépêches hors de la mai- son... répond le boy, visiblement intimidé par le regard incisif de ce petit homme qui n'a l'air rien moins que commode.

Pas tant d'histoires!... la sacoche!...

Uon!... le règlement...

Avec la brutalité proverbiale des Anglo-Américains, Bob, sans parlementer davantage, empoigne le céleste

206 CHASSEURS CANADIENS

par une jambe, le fait tourner de dessus son mulet, rem- poigne par «;a rueue de cheveux au moment ou il s'abat rudemer sur le sol, le relève en liàlant sur la tresse de toute sa lorce, martèle d'un coup de poing son nez atro- cement camard, et sans plus de façon lui enlève la sa- coche.

Pour le Chinois en général, le meilleur, ou plutôt Tu- nique argument, est la force brutale. Aussi, le post-boy n'essaye-t-il même pas de protester, pendant que Bob farfouille à travers les lettres adressées aux diggers.

Ahl voici l'affaire, dit-il au moment il va renon- cer à chercher plus longtemps : « Monsieur Perrot, Free- /iMssia,. Caribou... Amérique Britannique... » Cela vient des Etats-Unis.

» En Tabsence de votre oncle à qui elle est destinée, ouvrez cette lettre, François. L'intérêt commun l'or- donne.

» Quant à vous, Master John, remontez sur votre mulet, prenez ce dollar pour faire l'usure à cent pour cent par mois, et filez.

» Nous, François, regagnons notre bois d'où Ton ob- serve si bien, et sans être vu, les alentours du diggin.

» Que dit la lettre?

Lisez vous-même, répond le jeune homme soucieux après l'avoir parcourue d'un regard.

C'est écrit en français et je comprends très impar- faitement.

Ecoutez donc :

« OlynriDia, 25 juin if^Sô. » Mon cher Perrot,

le vous adresse à tout hasard cette lettre, sans beau- )> coup espérer qu'elle vous parviendra. Vous devez être » espionné de près, et voire correspondance passée au y. crible. Je vous parlerai cependant comme si vous deviez » me lire, car il y a urgence. Nos ennemis triomphent sur

AUX CHAMPS d'or DU CAlilBOU 207

» toute la ligne, et rous allons être vraisemblablement » dépossédés par ces pirates qui disposent de l'adminis- )) tration, et qui sont peut-être l'administration elle- » même. Ayant eu la naïveté, après mon arrêt d'expul- » sion, d'aller réclamer aup^^s du lieutenant-gouverneur, » j'ai été bel et bien mis en prison: et peu s'en est fallu » que je ne fusse empoisonné dans tna cellule. J'ai pu » m'évader, grâce à la connivence d'un médecin, et m'^ » réfugier en territoire américain, d'où je vous écris. »

Mais alors, interrompit François, la dépêche n'était pas de lui!

Laquelle?

Une dépêche reçue il y a huit jours, et dans laquelle il affirmait que tout était arrangé au mieux!

» Sans cela, mon oncle ne serait jamais parti avec un milord original, pour lui faire tuer un bighorn...

Sir Georges Leslie... il est rentré hier soir...

Etes-vous sûr?... Le connaissez-vous?

J'en suis absolument sûr!

» Je ne ie connais pas personnellement, mais son co- cher est un ancien cow-boy du Dakota... nous sommes de vieux et très intimes amis...

Eh bien?...

Il m'a dit qu'il arrivait, quelques moments avant notre rencontre, d'une expédition avec sir Georges Leslie» son maître... 11 y avait je ne sais plus combien d'hommes et de mulets... On avait tué deux bighorns; et, comme tout cela ne m'intéressait pas, j'ai pris congé du cama- rade...

Mais, s'écrie François devenu subitement très pâle, - ne comprenez-vous donc pas que mon oncle accompa- gnait, en qualité de guide, l'expédition?... Si cet Anglai de malheur est revenu sans lui...

» Tenez, Bob!... je n'ose pas penser à cela... J'ai peur d'une catastrophe.

208 CHASSEURS CANADIENS

Voyons, François, soyez homme, et ne jetez pas le manche après la co^'née.

» Vos frères, après avoir disparu, se retrouvent en pri- son... Votre oncle a été vraisemblablement arrêté à son retour.

» 11 y a, croyez-moi, une corrélation certaine entre tous ces faits

Puissiez-vous dire vrai! dit François se rattachant, malgré un alîreux pressentiment, k cette idée émise par son ami.

Maintenant, procédons avec ordre : continuez la lec- ture de la lettre; ce soir, je m'occuperai de votre oncle au sujet duquel j'interrogerai mon camarade.

Vous avf'z raison, lîob; d'autant plus que la lettre peut renfermer des renseignements susceptibles d'éclai- rer cette triste situation.

« Ainsi le correspondant de mon oncle, qui est M. Alexis BogdanolT, le fondateur de l'exploitation minière Free- Russia^ est réfugié aux Etats-Unis...

« ... L'exil et la persécution m'ont rendu défiant, con- » tinue M, Alexis. Il est possible qu'on vous ait envoyé » de fausses lettres, de fausses dépêches, pour vous in- 1) duire en erreur. Ne croyez rien!... absolument rien! Je » ne vous ai point écrit, et pour cause, puisque j'étais » au secret.

» La situation actuelle peut donc, et doit se résumer à » ceci : on convoite notre bien, et ^ows les moyens seront » employés pournous l'enlever. Gomme nous ne sommes » pas les plus forts, nous devons céder, du moins en » apparence. Il y va de la vie, et je ne voudrais pas » compromettre votre existence, mon cher Perrot. Il est » impossible de lutter dans de pareilles circonstances, )> nous serions écrasés. En conséquence, liquidez, au » reçu de cette lettre, la situation, et venez me retrouver » à Olympia, hôtel de Washington. Nous aviserons aux

AUX CHAMPS d'or du caribou 209

» moyens de nous tirer d'aiïaire sans trop de dom- » mo^t^s.

» Surtout ne perdez pas une minute, il v a urgence et » péril.

» A vous de tout cœur.

f Alkxis. >

» P. S. Sauvez à tout prix les titres de propriété, ils constitu«*nt notre unique ressource. Entendez-vous avec le directeur Yvan, auquel j'écris par le môme courrier, dans le même sens. Espérons qu'une des deux lettres vous parviendra. »

Or, continue François, M. Yvan a été assassiné pen- dant la nuit qui suivit le départ de mon oncle.

» L'état du colTre-fort, broyé par la dynamite, nous apprend que le vol des titres de propriété, par les ivrognes intoxiqués chez Sam, était le motif caché de cette orgie.

^ Mais il y a encore autre chose, interrompt vivement Bob.

» Quel jour la fausse lettre de M. Alexis est-elle parve- nue à l'oncle Perrot?

Le jour même de son départ avec sir Georges... il m'en souvient comme d'aujourd'hui.

» Mon oncle fit nj.^me cette observation : que, contrai- rement à une habitude constante, la lettre était signée BogdanolT, et non pas simplement Alexis, comme celle que nous venons de lire.

» Deux ou trois heures après, sir Georges expédiait à mon oncle un courrier le priant instamment de l'accom- pagner à la chasse aux bighorns, et mon oncle, rassuré par la fausse lettre, partit sans hésitation.

» Depuis ce jour maudit, les catastrophes se sont accu- mulées, comme vous le voyez : assassinat du directeur, arrestation de mes frères et du commis, pillage de la maison, vol des valeurs et des litres, et, enfin, mandat d'arrêt décerné contre moi...

210 CHASSEURS CANADIENS

IVicnl Tout s'enchaîne, comme vous le voyez.

» On a d'iibord expulsé votre M. Alexis, et par ordre du lieu tenant- gouverneur.

» On a ensuite éloi^'né votre oncle Perrot, fondé de pouvoir des actionnaires, puur avoir bon marché de votre jeunesse et de votre inexpérience des alTaires...

» On a enfin assassiné le directeur...

» Il est un de ces trois faits dont l'auteur nous est connu. C'est celui qui a rapport à léloignement de votre oncle... éloi^'nement très bien combiné, et opéré juste en temps opportun.

» El cet auteur, c'est sir Georges Lesîie, l'original chas- seur de bighorns...

Ali! mon Dieu... vous m'y faites penser.,,

A quoi?

Mais cet homme est le propre frère du lieutenant- gouverneur.

Ah diable I

De plus, il est inspecteur général des mines de toute la province. .,

Ehl que vous faut-il de plus?

» Ecoutez-moi bien, mon cher François : ou je me trompe grossièrement, stupidement, ou ce tueur de bi- ghorns me paraît être l'instigateur de toutes ces canaille- ries, avec la complicité du gouverneur de la province.

» Ne cherchons pas à côté. .. nous sommes sur la voie.

» M. Alexis ne s'y est pas trompé, en disant: Ces pi- rates qui disposent de l'administration, et qui sont peut- être l'administration elle-môme.

Mais, alors, mon pauvre Bob, nous sommes perdus, et toute lutte est impossible contre de tels gens.

Allons donc!. .. reculeriez-vous?

Bob, vous me connaissez, et j'ai fait mes preuves.

» Je sacrifierai sans l'ombre d'une hésitation ma vie pour sauver mes frères... vous le savez. » Mais, réussirai-je, même à ce prix?

AUX CHAMPS D*On DU CARIBOU 211

Bah! n'en avons-nous pas vu bleu d'autres!

» Nous avons dix mille dollars en poche dix raiP.e dollars toujours ce cliifl're fatidique...

» Avec une [)areille somme, je voudrais déclarer la guerre à Si Majesté la Heine, et ro.sser à plate couture ses armées de terre el de mer.

l

212 CHASSEuas canadiens

IX

Les complices. Gomment fut machinée l'affaire de Free- Bussia, Vemprunt des titres de propriété. Sécurité. - Echec et mat, Bighorns and Cariboo Company. Ins- truction criminelle en audience publique. Excitation du public. La loi de Lynchl Un revenant. Tout le monde en prison.

En homme totalement dépourvu de préjugés, sir Georges Leslie, quand il a un projet en tête, s'en va droit au but, sans regarder aux moyens.

Comme, à un mépris absolu de l'humanité, il joint un incomparable égoïsme et un orgueil hors de pair, aucune violence ne lui répugne, quand il s'agit, pour lui, de sa- tisfaire une idée ou un simple caprice.

Aussi point d'affection ni de devoir, point d'abnégation ni de respect en dehors de ce moi qui chez lui prime tout, absorbe tout, à tel point que le sens moral fait aisé- ment défaut à cet homme capable, à l'occasion, de brûler une ville pour allumer son cigare ou de provoquer l'égor-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 213

gement de toute une armée pour connaître des sensations inédites.

Parti d'Angleterre complètement ruiné, il se dit : Je referai vite ma fortune. Lisez : Je reviendrai riche per fas et ne fas!

Un homme comme sir Georges ne peut pas rester pauvre.

11 a d'ailleurs tout ce qu'il faut pour cela : Très habile à évoluer dans la vie, sachant à l'occasion faire manœu- vrer les hommes comme les pièces d'un échiquier, ca- chant sous ses manies d'Anglais toqué une imperturbable suite dans les idées, dissimulant sous le grand air du gentleman un calculateur féroce, et commettant, à l'abri d'un nom respectable, tous les actes insoupçonnés d'une piraterie infâme. Tout en s'occupanl de gagner son pari, il cherche depuis son départ l'occasion de se refaire, et une fois cette occasion trouvée il met en jeu, sans le moindre scrupule, tous les moyens imaginables.

Aussitôt arrivé au district minier du Caribou, ayant à sa disposition ou plutôt à sa merci l'administration lo- cale, représentée par de pauvres diables implorant un peu d'avancement, il jeta du premier abord son dévolu sur la concession Free Russia, qui par son opulence et les compétitions dont elle était l'objet, lui parut une proie facile.

Et il se dit, sans hésitations ni circonlocutions :

Je serai le principal actionnaire de cette superbe compagnie minière.

Sans plus tarder, il étudia minutieusement l'affaire au point de vue du contentieux, compulsa les dossiers, se fit renseigner sur les propriétaires, calcula les dépenses, supputa les bénéfices, et tout ébloui devant l'éloquence de ce chiffre chatoyant, s'écria :

Je la tiens !

Il se mit alors en quête d'un homme sachant com- prendre à demi-mot, pour s'en faire un complice qu'on

214 CHASSEURS CANADIENS

pourrait désavouer en cas d'insuccès, qu'il achèterait de façon à l'avoir cependant pieds et poin^'s liés, et qui par sa position serait d'autre part à l'abri de tout soupçon.

Il trouva cet homme dans le shérif du distiict. Un homme encore jeune, intelligent, actif, énergique, perdu de dettes, rongé de vices, en proie à une folle ambition, et d'ailleurs capable de tout.

En quelques mots catégoriques, sir Georges s'empara de lui, en lit sa chose, sans pour cela se livrer, mais en lui promettant une rémunération capable de satisfaire un plus avide.

Voici robjectif, lui avait dit Georges : Il faut à tout prix évincer les titulaires actuels de Fi^ee-Russia.

» Vous avez bien entendu : à tout prix!... les étrangers nous gênent et vous rendrez service au pays en le débar- rassant d'eux.

î; La place de procureur du district deviendra vacante dans huit jours, elle vous sera offerte en récompense de ce service, et vous serez attaché au nouveau conseil d'ad- ministration de la mine, avec participation pour un dixième.

» Quand comptez-vous opérer?

Dès demain. Excellence.

» Aujourd'hui, je vais commencer par...

-— Pas un mot de vos projet! Je ne veux rien savoir...

» Seulement, réussissez, mon cher! La fin, dans tous les cas, justifie les moyens.

» Voici deux mille dollars pour vos frais...

)) Allez! n'épargnez rien!

Trop rusé pour opérer lui-même, le gredin fit comme sir Georges et se mit en quête d'un sous-gredin, qu'il chargea de la partie matérielle de l'opération.

Sam l'Empoisonneur fera merveilleusement l'affaire, se dit-il après réflexion...

Sans plus tarder, il fit appeler à son bureau le bar- keeper de Free-Russia, un drôle pratiquant ostensible-

AUX CHAMPS d'or du CARIBOU 2l5

ment au su et vu de la police le recel de l'or volé par les diggers. Ancien faux-monnayeur condamné à huit ans de servitude pénale, gracie à quatre ans, mais sous con- dition d'espionnage, il rendait maint service au chef de la police qui le tenait à sa merci, et pouvait d'un mot le renvoyer au bagne.

Sam, lui dit-il sans préambule, il paraît que les titres de propriété de la mine Free-Russi/i sont faux, archi-faux.

» Il faudrait, pournous en assurer, que nous les ayons en nos mains.

» Or, jamais le directeur ne voudra nous les remettre...

Mais, monsieur, on peut les lui emprunter, répond Sam qui comprend à demi-mot, lui aussi.

J'ai compté sur vous pour négocier cet empi'unt,

Et vous avez bien fait, monsieur le shérif.

» Je n'ai pour cela qu'une chose à faire, c'est de...

Je ne veux rien savoir!... agissez comme bon vous semblera... dès que vous aurez ces soi-disant titres, ap- portez-les moi.

» Vous avez juste huit jours pour réussir.

C'est très bien! mais, s'il y a quelques têtes de fêlées, quelques côtes d'enfoncées...

Que voulez-vous, Sam, ce ne serait pas la première fois, sur un diggin...

» Il y a de tels drôles, sur ces champs d'or... tant pis pour les têtes et les côtes.

» Tenez : voici mille dollars pour vos frais... vous en toucherez autant lors de la remise des papiers, et on verra si l'on peut vous dispenser de la surveillance à laquelle vous êtes astreint pour vos petites histoires.

Pendant que Sam préparait très habilement l'opéra- tion, en semant la discorde parmi les mineurs, sir Georges télégraphiait en chiffres à son frère , le lieutenant-gou- verneur, et obtenait de lui l'arrêt d'expulsion d'Alexis

216 CHASSEURS CANADIENS

BogdanofT, le principal actionnaire, l'âme de la mine qu'il fallait à tout prix éloigner.

Alexis parti, sir Georges pensait avoir bon marché du directeur et de Perrot, quand arrivèrent les trois frères, appelés par le trappeur, pour renforcer les défenseurs de la compagnie. J'en fais mon affaire, dit à sir Georges le shérif.

Ne vous inquiétez pas d'eux, dit au shérif Sam l'Em- poisonneur.

...Pendant huit jours, les complices ne donnèrent au- cun signe de vie, à tel point que, comme il a été dit pré- cédemment, Perrot, ses neveux, le directeur, reprirent confiance, et crurent les affaires arrangées, ou du moins en très bonne voie de conciliation.

Le lendemain expirait le délai accordé à Sam par le shérif pour se procurer les titres de propriété. 11 fal- lait absolument qu'ils fussent jentre ses mains avant la nuit.

Au moyen d'une fausse dépêche, écrite sur du papier télégraphique par le shérif lui-même, et signée Bogda- noff, avec le cachet du postal-office, on rassura tout le monde, si complètement que Perrot, sollicité par sir Georges, n'hésita plus à partir pour la chasse aux bi- ghorns, d'autant plus que le gentleman, pour mieux le décider, achetait son concours à prix d'or.

Perrot parti, Sam fit boire à crédit, on sait avec quel argent, les ouvriers de la mine, afin de les exciter jus- qu'à la frénésie, en attendant la paye qu'il savait ne pas devoir s'effectuer à l'heure dite.

Voici le plan combiné pour cela par le misérable.

H appela Red-Bill, un coquin à tout faire pour de l'ar- gent, et lui dit :

Tiens, Bill, voici vingt-cinq dollars... ce soir, à onze heures, tu monteras sur le toit de l'habitation des pa- trons de la mine, tu descendras par la cheminée dans la chambre du directeur, tu lui prendras son trousseau de

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 217

clefs, et le cacheras de façon à ce qu'on ne sache pas ce qu'il est devenu.

S'il bouge, ce directeur... et s'il me flanque un coup de revolver.

Il sera endormi... il vient prendre son f»rog tous les soirs ici. Je me charge de le médeciner de façon à ce qu'il dorme comme un pieu...

Mais enfin, s'il se réveille.

Coupe lui le cou, et fiche-moi la paix.

» Tiens! prends les vingt-cinq dollars... tu en toucheras autant une fois Taffaiie laite.

Et moi, grogna Red-Bill en s'éloignant, pour être bien sûr qu'il ne remuera pas seulement le petit doigt, je commencerai par lui couper le cou.

Ainsi combiné, le plan de Sam était très simple. En enlevant au directeur les clefs du coffre-fort, il empêchait, pour un temps assez long, de payer les ouvriers affreuse- ment surexcités par les drincks versés à profusion. En leur donnant à boire encore, et en les poussant à l'é- meute, il se faisait fort de les amener au pillage de la maison, au besoin à l'incendie, dont il serait facile de profiter pour dynamiter le coffre-fort.

On a vu comment ce pian manqua par la faute bien involontaire de Red-Bill capturé au lasso, après avoir lâchement assassiné le directeur, et volé ses clefs dont il fut trouvé nanti.

Sam, privé de ce chef d'emploi, en soudoya un autre plus habile ou plus heureux dans la personne de celui qui consentit à porter en terre le directeur, et fit sauter la caisse après avoir laissé François garrotté, presque étouffé au bord de la fosse.

Le shérif aux mains duquel Jean et le commis livrèrent l'assassin du directeur, ne perdit pas la tête. Il fit racon- ter aux deux jeunes gens la sinistre aventure, manifesta une profonde incrédulité, enferma cependant Red-Bill dans une cellule, et comme Jean et son compagnon al-

âl8 CHASSEURS CANADIENS

laient se retirer, il leur annonça que toutes réflexions faites, il allait les emprisonner aussi, la chose deman- dant à être éclaircie.

Naturellement les jeunes gens protestèrent avec indi- gnation. Le shérif, omnipotent, haussa les épaules^ appela ses hommes, et mit sous clef les protestataires dans des cellules conti^niës à celle de Red-Bill.

Jacques, inquiet, vint réclamer dans la soirée, et eut le môme sort.

Puis, le shérif sentant tout le parti qu'il pouvait tirer de cette aîîaire, décerna contre François un mandat d'amener, et instruisit comme s'il croyait réellement les trois frères complices de l'assassinat 1

Une accusation idiote, absurde, ne tenant pas debout, mais qui cependant bien lancée et poussée à fond pou- vait, devait même intimider ces robustes jeunes gens déjà matés par la réclusion, les rendre plus maniables, les amener à toute renonciation, et les éloigner pour toujours de la Colombie anglaise.

S'ils résistaient, on les traduirait devant la cour, et s'ils étaient condamnés sait-on jamais quelles surprises ménage le jury, même en Angleterre eh bien I ce serait tant pis pour eux.

Tout réussissait donc à souhait, de ce côté, pour cette association de gredins émérites.

Sir Georges, d'autre part, tout en gagnant son pari haut la main, et en s'amusant prodigieusement comme sportsman, jugea opportun de mettre la main à la pâte^ et de payer de sa personne.

Comprenant aux propos de Perrot que le brave Cana- dien ne désarmerait jamais, et poursuivrait, par tous les moyens possibles, lj| défense des intérêts confiés à sa loyauté, il résolut froidement sa mort.

Oubliant les services rendus, payant de la plus noire ingratitude le dévouement du vaillant chasseur qui lui avait, à mainte reprise, sauvé la vie, il guetta roccasioa

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 219

de le faire disparaître sans dani^^er, et en donnant à son crime l'apparence d'un accident.

Eu égard à la confi^'uration du lieu se trouvait la petite troupe, celte occasion devait se présenter bienlùL On a vu comment sir Georges sut la faire naître et la mettre à profit.

D'un vi;;oureux coup d'épaule, il culbuta Perrot dans un précipice affreux, au moment le vieux trappeur, échappé à tant de {«érils, parlait d'opposer son témoi- gnage à l'éventualité du vol deà papiers.

Son crime accompli, le gentleman feignit la plus vive et la plus sincère émotion, pour abuser ses serviteurs, qui, d'ailleurs, n'avaient rien vu.

Ce pauvre Perrot 1... si ferme ! si robuste î un faux- pas, comprenez-vous cela !

On se pencha au bord de 1 abîme dont on ne pouvait pas ro*me apercevoir la déclivité, tant la paroi se trou- vait escarpée, avec un fouillis de lianes, d'épines et de buissons.

Rien I... pas le moindre débris humain. Le corps de Perrot avait dû, tombant à pic, disparaître dans le tor- rent dont les hurlements montaient avec un bruit assour- dissant.

De retour à Barkerville, il fît, pour la bonne forme, aux aut')rités, c'est-à-dire au shérif, une déclaration par laquelle un sieur J*errot, métis canadien, temporaire- meiit au service de sir Georges Lcslie, était tombé acci- dentellement au fond d'un précipice, et que sa mort avait été instantanée.

- Voilà une succession ouverte, dit en riant cynique- ment le shérif.

Et les affaires? demanda incidemment le gentleman.

... Vont à merveille. Excellence.

» Voici les fameux papiers... dans un ordre parfait...

Très bien ! Donnez-les moi ; je les étudierai à loisir avant de prononcer la déchéance.

220 CHASSEURS CANADIENS

» A propos, votre nomination de gouverneur du distric' est en route.

Votre Excellence est vraiment bien bonne.

Vous la recevrez, je pense, après demain, et vouî pouvez dès aujourd'hui remplir les fonctions, en l'ab- sence du précédent titulaire.

Mais, Excellence, ne pensez-vous pas que Toccasion serait parfaite pour moi, de débuter en instruisant contre les assassins du directeur de la mine.

A merveille! mon cher procureur... faites compa- raître à l'instruction ces drôles, qui, je l'espère, seront exemplairement punis, répondit sir Georges affectant de croire à la culpabilité de Jean, de Jacques et du commis.

» Il y a un quatrième accusé, je crois.

Oui, Excellence, le troisième neveu de votre défunt guide Perrot.

» On ne l'a pas revu depuis le crime

Voilà, certes, une famille qui a bien mal tourné, affirma le gentleman en prenant congé du nouveau pro- cureur.

Le lendemain^ sir Georges après avoir mûrement réfléchi, libellait une dépêche à l'adresse de Andrew Wolf son partenaire. La dépêche, expédiée au shooting club, mentionnait la mort des bighorns, et ajoutait que toutes les précautions avaient été prises, pour que les zoologistes pussent décider, en connaissance de cause, à quel genre appartiennent ces étranges et superbes ani- maux.

Les peaux et les squelettes, préparés par un artiste de (a localité, vont être immédiatement expédiés en Angle- terre, de façon à être arrivés avant le délai prescrit. Les photographies accompagneront l'envoi, et les honorables Edward Proctor et James Fergusson chèvre ou mou- ton — vont ^'.re enfin mis d'accord par l'autorité com- pétente.

AUX CHAMPS D'on DU CARIBOU 221

Et sir Georges terminait par ces mois tout particuliè- rement intéressants pour Andrew Wolf : « J'avance ma reine sur la case noire, ichec au roi. Il ne vous reste plus que la case blanche .. échec avec mon cavalier blanc, et mat. Amitiés et à bientôt, mon cher Wolf. m

Puis, en beau joueur dont l'esprit est toujours lucide et la conscience en repos, le gentleman se mit à rédiger les statuts de la future société financière dont il allait être président. Comme l'existence précaire de tree-Rmuia est à sa merci, puisque la déchéance doit être prononcée dans deux jours au plus tard, sir Georges veut être prêt à recueillir l'opulente succession et à recevoir les sous- cripteurs.

Mais, quel nom donner à la nouvelle commandite? Celui de Free-Russia n'est plus de mise.

Machinalement, le mot pour ainsi dire fatidique de bighorn vient sous la plume du gentleman. Pourquoi pas, après tout î

Bigham and Cariboo Companij, cela fait très bien et vous a un air exotique l

Free-Russia est morte, on va l'enterrer bientôt, vive Bighorn and Cariboo!

Le gentleman est rentré seulement depuis trois jours. On voit qu'il n'a guère perdu son temps. Jean, Jacques, le commis et Red-Bill sont donc enfermés au secret le plus absolu depuis neuf jours. D'autre part. Bob et Fran- çois sont totalement invisibles depuis leur prodigieuse rencontre. Ce n'est pas sans motif, étant donné Tordre d'arrestation concernant ce dernier.

Les pauvres jeunes gens ainsi odieusement accusés, cruellement séquestrés, manquant d'air et de lumière» privés de nouvelles, sont dans un état d'énervement facile à concevoir. D'heure en heure leurs angoisses s'accrois- sent, leurs souffrances physiques augmentent. Ils deman- dent à grands cris la fin de cette claustration inique et réclament des juges.

222 CHASSEUR:* CANADIENS

Satisfaction leur est enfin donnée.

En Angleterre, l'instr uction d'ane affaire criminelle est publique, au lieu d'être tenue, comme chez nous, rigou- reusement secrète. L'accusé peut en outre se faire assister d'un avocat qui lui conseille ses réponses, sans que le ju^'e y trouve à redire. A moins d'aveu formel, il est « à priori » innocent aux yeux du ma^'istrat qui, au lieu de l'accabler, ce lui dresser des embûches, et de le torturer moralement comme le font parfois nos juges d*instruc- tion, lui laisse toute liberté de discuter pied à pied, devant témoins, ses arguments, et de combattre, au fur et à mesure, les conclusions parfois erroné^'S de Taccusatioti.

Lescoupables n'y perdent pas pour attendre, mais, aussi, quelle garantie pour les innocents I

Or, par une dérogation absolument inusitée aux habi- tudes judiciaires anglaises, les trois jeunes gens, c'est-à- dire les deux frères et le commis se trouvent de prime abord dans un milieu singulièrement hostile. Au lieu de la bonhomie indidérente, parfois môme bienveillante du procureur, ils sentent un parti pris à peine dissimulé d'ini- mitié partagée par l'assistance qui ne cherche pas à cacner ses préventions.

Comme ils ne connaissent pas d'avocat, on leur in a délégué un d'office; un affreux bonhomme chaussé de bottes éculées, vêtu à la diable d'une redingote sans bou- tons, d'un pantalon de velours, et empoisonnant à dis- tance l'alcool et le tabac.

Au lieu de prendre dignement les intérêts de ses clients, on dirait qu'il s'efi'orce d'aider le procureur à les accabler.

Forts de leur innocence, les jeunes gens protestent avec indignation, quand le juge revenant à son antienne favo- rite, s'écrie, comme s'il requérait déjà la peine capitale : Oui, vous êtes des assassins!..-

Ne lui demandez ni preuves morales ou matérielles; ne cherchez ni raisonnements serrés, ni inductions probantes; il se lance à perte de vue dans des histoires qui feraient la

AUX CHAMPS d'or DU CARIDOU 223

joie de feuilletonistes pour journaux à uu sou, tonne contre la précoce perveriité «ieces adolescents, flétrit leur efl'royable férocité, reproduit à sa façon la scène du crime, et termine invariablement par le refrain : Oui, vous êtes des assassins.

On dirait véritablement qu'il cherche à exciter contre eux un public de gens sans aveu, de ces gredins sans feu ni lieu comme on en trouve sur les placers, ivres d'ailleurs pour la plupart, qui sous l'œil morne de Sam l'iMiipoisoii- neur, se pressent sur les bancs crasseux du prêt «ire.

Ce sont les mêmes qui, pour un peu d'argent et une orgie de drincks, ont déjà mis à sac Free-Russiaf

Mais, que veut donc ce misérable procureur, avec sa vio- lence et ses appels mal dissimulés aux fureurs de cette assemblée de gredins avec lesquels il semble pactiser, en homme assuré de l'impunité.

Un de ces bandits résume d'un mot la situation.

Il saute d'un bond sur son banc et s'écrie d'une voix éraillée :

Pas tant d'histoires!... la cause est entendue! Ces jeunes bandits sont coupables d'assassinat, ou je ne m'y connais pas.

» Le seul tribunal qui leur convienne est celui du juge Lynch!

» Trois bonnes cordes bien savonnées, un nœud cou- lant et accrochez-moi ça au premier arbre venu.

Oui!... c'est bien cela!... Oui! la loi de Lynch... pas de délai... à mort les assassins!... à mort!... la loi de Lvnch !

Déjà les misérables soudoyés par Sam se lèvent tumul- tueusement pour envahir l'enceinte réservée aux prévenus, s'emparer de ceux-ci, et les pendre sans plus tarder.

Les jeunes gens, bien qui désarmés, se préparent a vendre chèrement leur vie, sans que le magistrat qui a soulevé cette tempête fasse un geste pour les protéger.

Soudain, la porte du prétoire s'ouvre avec fracas, et un

224 CHASSEURS CANADIENS

homme de taille gi^'antesque, le bras gauche en écharpe, la face marbn'e d'ecchymoses, écarte de sa main valide les plus enragés et crie d'une voix tonnante :

Halte-là 1 coquins!... Petit bonhomme vit encore, et il en a de belles à raconter.

Un nom circule à travers la salle devenue silencieuse.

Perrot l...c*estPerrolI... d'où sort-il donc, celui-là?...

Mon oncle I... mon cher oncle! s'écrient Jean et Jacques au comble de l'étonnement et de la joie.

Oui! mes enfants, c'est moi, et j'arrive à temps de l'autre monde, parait-il?

Que voulez-vous, et de quel droit Iroublez-vous Tau- diencef demande impudemment le procureur.

Du droit qu'a tout homme d'honneur de proclamer la vérité odieusement travestie, vous entendez, vous les partisans du juge Lynch.

)) On me demande d'où je viens?

0 Du fond d'un précipice m'a jeté un bandit auquel j'ai sauvé plusieurs fois l'existence, et qui convoite nos dépouilles.

» Oh! je vois clair dans son jeu, maintenant.

» Si je suis en vie, aujourd'hui, c'est grâce à un de ces hasards si fréquents dans notre vie, à nous autres, hommes de frontières. Une culbute de cent pieds, des buissons épais, des liane? enchevêtrées... on dégringole au milieu de tout cela, et comme on a la vie dure, on en revient, fort heureusement, pour démasquer les gredins.

Je TOUS ordonne de vous taire, s'écrie impérieuse- ment le procureur pressentant un esclandre terrible.

Et moi, j'accuse formellement, devant le public assemblé ici, le nommé Georges Leslie, sujet indigne de Sa Majesté, se disant inspecteur général des mines, d'a- voir tenté de m'assassiner,

» Je l'accuse également d'avoir volé, ou fait voler... Un tumule indescriptible couvre la voix du vieux trap- peur, qui gesticule de son bras valide, et se débat bientôt

AUX CHAMPS d'or DU CARIROU 225

aux mains des hommes de police qui, sur la réquisition du procureur, ont envahi la salle.

L'indi^'iie magistrat, prévoyant un esclandre, apprélieu- dant surtout les révélations puhli(|ues relatives a cette passionnante afTaire ànFree-Russia, craignant surtout de voir Perrot, très aimé de toute la population, provoquer un revirement d'o()inion, et lui arracher de force les pri* soiiuiers tout ii l'heure si près d'être lynchés, a pris le parti de le faire arrêter pour avoir troublé l'audience!,,.

Un comble! comme on dit aujourd'hui.

Mais, dans tous les pays du monde, un magistrat est omnipotent, et son pouvoir* est discrétionnaire!

Sang-Dieu! grogne Sam en quittant le prétoire un des derniers, j'ai tremblé un moment pour notre procu- reur, et surtout pour moi...

» Ce diable de Perrot vous a une façon d'arranger les choses...

» Le voilà fort heureusement en prison, et le procureur ne le lâchera pas...

» Mais, il ne faut plus qu'il parle!... sans cela, nous sommes lichus !...

» Allons!... demain, à la nuit noire, nous attaquerons la prison... nous enlèverons les prisonniers, et nous les lyncherons à notre aise...

» Il m'en coiitera deux ou trois tonneaux de jus de taren- tule, mais, ma foi, aux grands maux les grands remèdes.

15

226 CHASSEURS CANADIENS

X

Une trappe, un mouchoir, une ficelle.— Trio d'ivrognes. La coupe et les lèvres. Les exigences de Bob et de Fran- çois. — Chloroforme. Procédés indiens pour faire capi- tuler — Bob serre la vis. Tortures affreuses. Vaincu ! Libres ! En route pour l'Amérique. Folie.

C'est en fait. L'abominable iniquité est consommée. Pendant que le magistrat prévaricateur accablait des in- nocents, et excitait contre eux une popu lace dépourvue de toute honnêteté comme de tout sens moral, sir Georges libellait et signait froidement la déchéance de Free-Russia.

Comme ses fonctions lui concèdent un pouvoir sans limites pour tout ce qui a trait à l'indust rie minière, le gentleman a pu mettre en demeure la raison sociale Free-Russia à' aLYo'iv à payer, dans les vingt-quatre heures, la somme de un million quatre cent mille 'piastres à Tad- ministralion, sous peine d'encourir une déchéance immé- diate et sans appel.

Le directeur étant mort assassiné, le princ ipal action-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 227

naire étant expulsé du pays, et ses ayants-droit en prison, la mise en demeure ne put être signiQée à personne, et resta au bureau du shérif, représenté par un clerck.

En l'absence de tout membre de la société, nulle me- sure conservatoire ne put être prise en tant que opposi- tion ou délai, ce qui permit d'agir et de prononcer par défaut.

G*est infâme, c'est odieux, mais cela est ainsi.

Il est dix heures du soir. Demain, à pareille heure, Free-Russia sera morte légalement, à moins qu'elle ne solde la somme énorme de sept millions de francs, et, sera officiellement remplacée par Bighorn and Carihoo ou Company,

Sir Georges a appris avec un haussement d'épaules la résurrection miraculeuse de Perrot, et sa dramatique apparition en pleine audience.

Le drôle a la vie dure, dit-il en tiraillant ses favoris poivre et sel; et, de plus, il a l'outrecuidance de m'accu- ser !

» Bah 1 il ne peut rien contre moi ; et puis, je vais être bientôt débarrassé de lui, comme des autres.

» La nuit prochaine, je compte bien voir pendre ces gens-là par les suppôts du juge Lynch !

» Ce petit shérif est vraiment un garçon d'avenir!.., comme il va !...

» C'est en effet le comble de l'habileté, que de repré- senter dans un pays l'austère et impeccable juridiction officielle, et s'arranger de façon à faire juger et exécuter par la foule des innocents dont on est fort embarrassé I

Après ce philosophique et impartial jugement porté sur les institutions de son pays, le gentleman fuma un cigare, dégusta sensuellement une tasse de thé, fit sa toilette de uuit avec cette minutie d'homme soucieux de sa per- sonne et professant pour l'enveloppe matérielle de son âme un respect profond.

Il jeta un dernier regard de complaisance sur le dé-

528 CHASSEURS CANADIENS

cret de déchéance fraternellement étalé sur son bureau, prèb des statuts de Bighorn and Carrboo Compaynij, se coucha, et s'endormit de ce sommeil que seule procure une conscience tranquille.

Sir Georges habite au certre de Rarkerviile, entre la banque et l'église presbytérienne, une grande maison à un étage, hermétiquement close de murs, de grilles et do palissades, en somme, une vraie forteresse. Au rez-de- chaussée, se trouvent la cuisine, la salle à manger, un salon, un fumoir, une salle de bains, le taudis le cui- sinier Li a élu domicile, et une chambre couche le cocher.

Au premier étage, les appartements de sir Georges. Cinq pièces confortablement meublées, p'us un cabinet réservé au valet de chambre, toujours à portée pour ré- pondre à un appel du maître.

Au-dessus, des greniers perdus on Ton ne va jamais.

Impossible de pénétrer pu. force dans cette massive bâtisse, quand les portes eu sont fermées, surtout quand elle abrite ses hôtes habituels, des hommes résolus et formidablement armés.

En conséquence, le gentleman, confiant dans la solidité de ses murailles, de ses portes, de ses verrous, de ses serrures, comme dans la présence de ses gens et de son arsenal, dort à poings fermés.

Ce premier sommeil est tellement profond, que le gentleman n'entend point un léger froissement produit, dans la plafond, au-dessus de sa tête, par une cause mys- térieuse.

S'il pouvait seulement entr*ouvrir le quart du coin de Tœil, il apercevrait, à la pâle mais suffisante clarté de sa veilleuse, un petit carré tout noir, subitement apparu, entre les robustes solives du plafond, après ce mystérieux Iroissement.

Peu de chose, à première vue, mais tout de même in- quiétant, que cet hiatus large seulement comme les deux

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 229

mains, faisant conimuniquer tout d'un coup, entre onze heures et minuit, la chambre de Son Excellence avec les greniers perdus.

Mais, sir Geor^'es croirait plutôt à une hallucination, d'autant plus que la petite trappe laisse passer un chiffon blanc qui voltige au bout d'un invisible 111 et descend lentement... lentement... jusqu'au lit.

Quelle apparence de réalité donner en effet à cette ap- parition banale, presque ridicule, et absolument insigni- fiante !

Pcir exemple, ce qui n'est ni banal, ni insignifiant et offre un indéniable caractère de réalité, c'est l'odeur pé- nétrante, subtile, éthérée, s'exhalant du tissu, et remplis- sant bientôt la chambre de ses énervantes effluves.

Gomme ce tissu, un simple mouchoir attaché par le milieuà une vulgaire ficelle, est suspendu juste au-dessus des narines du gentleman, ce dernier absorbe de tout près, et en notable quantité, la suave odeur, et ne paraît pas s'en porter plus mal.

Deux minutes s'édoulent dans un silence et une immo- bilité absolus, troublés seulement par la respiration du dormeur devenue plus lente et plus bruyante.

Le mouchoir reinonte lestement, disparaît un moment dans la petite trappe et redescend bientôt, après avoir été sans doute imbibé de nouveau de la substance volatile, dont l'odeur rappelle vaguement celle de la reinette mûre.

Cette fois, on ne se donne plus la peine de le maintenir au-dessus des narines du genlleman. On le laisse pro- saïquement retomber sur sa figure sans qu'il fasse d'ail- leurs un seul mouvement, et semble se douter le l'étrange manœuvre dont il est l'objet.

Deux autres minutes s'écoulent et la trappe se referme avec un claquement sec. On paraît maintenant se soucier fort peu d'éviter le bruit.

Bientôt des pas lourds ébranlent le vaste escalier de bois, la porte de la chambre à coucher de sir Georges

230 CHASSEURS CANADIENS

s'ouvre toute grande et livre passage à deux hommes dont la figure est cachée sous les vastes bords d'un im- mense feutre de mineur.

L'un est de taille gigantesque, l'autre tout petit.

Ils s'approchent délibérément du lit sur lequel sir Georges demeure immobile comme un cadavre, puis, après l'avoir sorti sans façon de dessous ses couvertures, ils le revêtent lestement de ses habits.

Le gentleman, de plus en plus inerte, se laisse faire sans même avoir conscience de son état, et se laisse aller, quand il n'est pas soutenu, avec cet affaissement inénarrable d'un pantin dont les ficelles sont cassées.

Comment le sortir d'ici, sans attirer l'attention des passants ? demande le plus grand.

f Ne craignez-vous pas, en outre, qu'il s'éveille avant d'être là-bas ?

Laissez-moi faire, mon cher François, répond le plus petit avec cet accent nasal qui fait reconnaître d'em- blée Bob dans la demi-lumière projetée par la veilleuse.

» Ce n'est pas la première fois que je me sers du chlo- roforme, et je vous garantis que le coquin en a pour une bonne heure,

Eh bien I partons 1

Un moment, s'il vous plaît.

» Quels sont ces papiers, épars sur le bureau?... Les titres de propriété de Free-Russia! Voilà une chance, par exemple 1...

François, mettez cela dans vos poches... Chacune de ces feuilles de papier vaut pour vous oO,000 dollars.

» Voilà qui va tout à l'heure nous simpHfier la be- sogne.

Voyons, Bob, assez causé!... allons-nous-en, dit François ap^ès avoir précieusement serré les titres dans les poches intérieures de son vêtement de chasse.

AU right! répond Bob empoignant le gentleman sous un bras.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 231

» A VOUS l'autre aile, François.

Avec un sans-pène indiquant à première vue la com- plicité des ^'ens de la maison, ils enlilent l'escalier en portant de marche en marche sir Georj^'es, arrivent dans la cour et s'arrêtent au mot de stop I prononcé par Bob.

Que voulez-vous? demande François.

Laissez aller le gentleman et roulez-le copieusement dans la poussière, de façon à souiller atrocement ses vêtements.

Pourquoi ?

Eh ! pardieu ! pour le déguiser en pochard.

» Là... c'est parfait I... et maintenant, go on I »

Ils empoignent de nouveau sir Georges sous chacun un

bras, et se trouvent dans la rue mal éclairée, tout

d'arOfu iis ne rencontrent personne. Boh entonne une chanson à boire et s'interrompt pour

dire à François :

Faites comme moi... zigzaguez, festonnez. .• chantez aussi...

Et les voilà partis en titubant affreusement, avec entre eux deux le gentleman participant mollement à ces capri- cieux entrechats.

Un policeman se présente inopinément devant eux,

allez-vous, camarades, demande-t-il d'une voix empreinte d'une sorte de sympathie mêlée d'un peu d'envie.

Le camarade a bu plus que son compte, répond Bob avec des hoquets effrayants de réalité... nous le rentrons chez lui, nous qui avons la tête et les jambes solides.

Ne vous fiez pas trop à cette solidité, my boy, et craignez le grand air, ça vous achève un homme, croyez- moi, ajouta paternellement le policeman.

Oh ! pas de danger... nous ferions ainsi cinquante milles, dit Bob, avec la jactance des ivrognes.

» Merci tout de même, et bonne nuit.

Bonne nuit, camarades.

232 CHASSEURS CANADIENS

... Apros un quart d'heure de cette marcîie fantastique, ils arrivent à l'autre extrémité de la ville devant une maison isolée, bâtie en rondins, et d'aspect rébarbatif.

Bob ouvre la porte avec une clef tirée de sa poche, et dit à François :

Apportez l'homme.

François, sans mot dire, et comme un enfant le ferait avec un pantin, met sir Geor^'es sous son bras, et l*ap- porte dans une pièce du rez-de-chaussée. Bob allume une lampe, bouche soigneusement, avec des couvertures, les fenêtres déjà closes de volets, puis revenant à sir Georges lui attache les jambes et les bras avec une fine et solide cordelette, et dit ;

Jamais trop de précautionsl... ces Anglais, ça rue du devant !

» Attendons maintenant qu'il s'éveille... c'est l'affaire d'un quart d'heure.

» Eh! bien, François, que dites- vous de l'aventure?

Je la trouve étourdissante; et je refuserais d'y croire, si nous n'avions pas là, en notre pouvoir, ce misérable à qui nous allons demander de rudes comptes.

Oh 1 oui, de rudes comptes, répond Bob d'un ton à faire frissonner le plus intrépide.

» Tiens ! dit-il, en regardant sir Georges qui ouvre les yeux, respire fortement, baille, et tâche vainement de s'étirer, il s'éveille un peu plus tôt que je ne pensois.

Le retour à la vie et à la lucidité demande environ deux minutes, pendant lesquelles Bob et François conservent une immobilité de pierre.

D'abord très intrigué en s'éveillant hors de son lit, puis affreusement inquiet en se voyant dans un lieu inconnu, garrotté, en présence de deux hommes immo- biles, mais dardant sur lui des regards pleins de haine, sir Georges veut payer d'audace et parler haut.

suis-je?... Qui êtes-vous? De quel droit m'avez- vous amené ici ?

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 233

François se charge de la réponse.

Vous êtes dans une maison isolée, un repaire habi- tuel de joueurs et d'ivrognes, vous pouvez crier tout à votre aise.

M Mon ami se nomme Robert Kennedy, citoyen amé- ricain, et moi, je me nomme François de Varenne, le neveu de Penot, votre victime, et le frère de ceux que votre ciéature, le shérif, retient en prison, contre toute justice.

» Enfin, nous vous avons amené ici en raison du droit du plus fort.

Et si vous voulez savoir comment, interrompt nar- qiioisement Bob, je me ferai un plaisir de vous l'ap- prendre, car le procédé est <le mon invention, et j'ai la faiblesse d'avoir mon amour-propre d'auteur.

» Nous avons d'abord acheté vos gens, y compris le Chinois, deux mille dollars chacun, c'est pour rien...

» Ces braves garçons, payés comptant, ont pris la clef des champs et nous ont remis celle de votre maison, sauf pourtant le Chinois provisoirement demeuré à notre service.

» Nous nous sommes installés dans le grenier, avec des vivres, une ficelle, un flacon de chloroforme et un mouchoir tout blanc, par égard pour vous. Nous avons levé une lame de parquet, juste au-dessus de votre lit, et nous avons patiemment attendu que vous fussiez rentré et couché.

» Quand vous avez été bien endormi, j'ai fortement imbibé de chloroforme le mouchoir attaché au bout de la ficelle, et mon ami François ici présent, vous l'a des- cendu jusque sur le nez. Le chloroforme a fait son effet, et nous vous avons conduit ici bras dessus, bras dessous, comme un brave compagnon qui a les jambes molles pour avoir trop fêté la bouteille.

Mais enfin, que voulez-vous de moi ? demande arro-

234 CHASSEURS CANADIENS

gamment sir Geor^'es, persuadé qu'il n y a nulle violence possible pc'ir le faire agir malgré lui.

Voici ce que nous exigeons, répond François d'un ton froid et résolu,

» Le shérif du district est votre àme damnée; il vous obéit aveuglément, sans observation ni hésitation,

» Vous allez lui écrire immédiatement une lettre dont voici le brouillon ;

» Monsieur le shérif,

» Je m'aperçois à l'instant que nous nous sommes » trompés sur le compte des deux frères de Varenne et » du commis de Free-Rus^ia. Un concours de circonstances » malheureuses a pu laire croire un moment à leur cul- » pabilité, mais aujourd'hui, leur innocence ne fait plus » aucun doute pour moi. Comme ils sont maintenus en » prison par ma faute, je vous prie et vous requiers de » les rendre immédiatement à la liberté, quelle que soit f l'heure à laquelle vous parviendra ce message apporté » par mon domestique chinois.

» Agissez sans retard, car il y va de ma vie en ce mo- » ment et probablement demain de la vôtre. C'est une » partie perdue, résignons-nous.

» Il est bien entendu que Perrot, mon ancien guide, » sera également rendu à la liberté sur l'heure. »

Et TOUS prétendez me faire signer cela ? dit sir Georges avec un dédaigneux haussement d'épaules.

Non seulement vous le faire signer, mais encore écrire entièrement de votre main.

La prétention est amusante I

Certainement plus amusante que l'exécution, si vous ne cédez pas de bon gré.

C'est tout ?

Non ! Nous exigeons encore de vous, comme inspec-

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 235

leur général des mines, quittance des sommes que vous voulez faire payer induement à la société Free-Husda,

Vous être présomptueux, jeune homme.

Attendez ! ce n'est pas tout.

» 11 vous faut encore confesser par écrit votre tentative d'assassinat commise sur la personne de mon parent Joseph Perrot, tentative avortée contre votre volonté formelle.

Et vous, que m*accorderez-vous en retour?

La vis sauve, répond fjravement François.

C'est tout ?

Nous ne pouvons faire ni plus ni moins...

Et si je refuse?

Vous ne refuserez pas, car Bob ici présent se charge de vous rendre tout à fait maniable.

Les Indiens m'ont enseigné, dit Bob, des moyens de persuasion absolument irrésistibles.

... Et si j'en passe par ces exigences, pour le moins singulières, serai-je du moins libre sur Theure?

Nous prenez-vous pour des idiots?

» Vous nous accompagnerez tous les six jusqu'au chemin de fer, dans la diligence spécialement apprêtée pour nous; puis nous descendrons en railway jusqu'à la frontière américaine, toujours en votre aimable société... après vous avoir prévenu que, au moindre signe, au moindre mot suspect, vous serez massacré sans pitié !

Eh bien î je refuse, s'écrie d'une voix stridente sir Georges avec un regard de défi.

Bon I... Je m'en doutais, riposte flegmatiquement Bob.

» Essayons d'abord des moyens doux, ceux qui ne lais- sent pas de traces... Vous avez peut-être la faiblesse de tenir à vos avantages physiques, et moi, de mon côté, je suis en veine de condescendance, continue le cow-boy avec une ironie menaçante.

236 CHASSEURS CANADIEN»

« François, empoignez solidement ce gentleman et cmpêchez-ie de bouger.

» Là... trtîS bien I

Avec une singulière dextérité, il lui passe autour de la léte, au niv( au du front et des tempes, une corde de moyenne f^Tosseur et l'attache avec un nœud terminé par une boucle dans laquelle il passe un morceau de bois.

Puis, il ajoute :

Tenez bon, François, le gentleman va gîgotter.

En même temps il tourne lestement le morceau de bois qui serre de plus en plus la ficelle et comprime progres- sivement le ciàne du patient.

Sir Georges rougit, pousse un cri rauque et se débat aux mains puissantes du jeune métis. Bob serre encore. Le visage bleuit sous le réseau des grosses veines gonflées à éclater, puis se couvre de sueur. Un nouveau tour, et sir Georges sent craquer son crâne, d'où il lui semble que sa cervelle s'échappe par d'invisibles lissures. Il a pour- tant la force et l'énergie de râler :

Gredinsl... vous me tuerez, mais vous n'aurez rien.

Connu, le refrain, répond Bob ; on dit ça pour com- mence;*, mais on finit toujours par céder... Du reste, ras- surez-vous... on n'en meurt pas !

» Tiens !... la pression de la ficelle dérange votre scalp... oh r... voyez donc, François... le gentleman porte perruque... 11 n'y a pas de mal à cela, et rua réflexion n'a rien de désobligeant pour vous, monsieur,

» Allons, écrivez de bon gré !...

» Vous refusez !... eh bien ! je continue.

Pour avoir les deux mains libres, Bob engage le bâton dans le col de l'habit et passe autour des flancs de sir Georges une autre corde, pourvue également d'un tour- niquet.

Là! dit-il en serrant comme tout à l'heure la tête.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 237

je vais vous rendre la taille liae comme celle d'uue guêpe.

Sir Georges, littéralement étiipé, laisse échapper des cris biefs, straiigulés, déchirants, pendant que de ses yeux dilatés par une effroyable souffrance, coulent des larmes qui ruissellent à flots sur ses joues et jusque sur ses vêtements.

Bob, sans s'émouvoir, fixe le tourniquet avec un bout de ficelle el ajoute :

Maintenant, je vais vous attacher les deux orteils et vous les serrer... à l'indienne... puis, quand vous aurez ainsi les pieds, le corps et la tète bien et duement lice- lés, je donnerai un tour de vis a chacun de mes petits appareils.

» Tenez, comme cela! dit-il en serrant brusquement le garrot de la tète.

Sir Georges pousse un effroyable cri de bète mutilée, rougit, pâlit, se débat convulsivement, hoqueté comme un agonisant...

Faut-il serrer les flancs...

» Qui ne dit rien consent... gol

Un spasme terrible fait craquer la robuste musculature du patient dont la langue bleuâtre pend, entre les lèvres violettes, d'où transsudent quelques gouttes de sang.

François, implacable comme un Indien, contemple froidement cet affreux spectacle, et eùt-il, d'ailleurs, vu son âge, une velléité de compassion, que la pensée de ses frères et de son oncle l'étouflerait aussitôt.

Allons 1 continue Bob toujours railleur, serrons la vis I

» Et puis, attachons les orteils... c'est l'endroit sensible par excellence...

» Du reste, vous n'en êtes encore qu'aux prélimi- naires... vous verrez dans une demi-heure, quand je ser- rerai successivement les trois vis...

rsonl... nonl... assez!... bégaye d'une voix cassée,

:?^%M!ita ^^âihfeii<ijf:.J.^^:^^>Mji^^V- ii.^1^.tiAÉé,â-<ii£.'-^ ' -'i^

238 CHAbSBURS CANADIBNS

a peine intelli^'lble, sir Georges enÛa terrassé par l'ef- froyable soufTran*e.

Vous acceptez nos conditions?...

Oui, . mais par pitié... desserrez... ^ La vis?... voilà, Excellence, voilà?...

« Vous avez raison de capituler, car voyez-vous, il n'est pas de force ni d^énergie humaine susceptibles de ré- sister.

» Buvez un verre de wisky, cela vous ranimera.

Non !... de l'eau...

De l'eau! répond Bob surpris... vous êtes plus ma- lade que je ne croyais.

» Voici le liquide demandé, avec tout ce qu'il faut pour écrire; c».r vous allez écrire, n'est-ce pas, gentleman?

Oui, dit sir Georges en buvant avidement, pendant que de son front horriblement tuméfié, coulent de longs filets de sérosité rougeàtre qui se mêle à la sueur.

Brisé, rompu, maté, incapable de résistance, il écrit en s'interrompant pour boire encore, et essuyer sa face couverte de sueur et de sang.

Il lui faut près d'une demi-heure pour libeller Tordre d'élargissement des prisonniers, la quittance des qua- torze cent mille dollars, et l'aveu de sa tentative d'as- sassinat.

Quand toutes ces pièces sont parfaitement en règle, François appelle à haute voix, dans le couloir :

Li !... venez vite.

Le Chinois toujours aussi propret, soigné, luisant, ar- rive avec sa face impassible de magot, salue respectueu- sement son ancien maître, et atttend Tordre du jeune homme.

Vous avez déjà touché mille dollars, n'est-ce pas, Li?

Oui, monsieur.

Eh bien ! vous toucherez les mille autres que nous vous avons promis, quand vous aurez porté cette lettre au shérif.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 239

Oui, monsieur.

Vous l'accompagnerez à la prison, et vous ramène- rez ici quatre gentlemen, parmi lesquels M. Perrot que vous connaissez bien.

Oui, monsieur!

Allez et dcpêchez-vous I... les mille dollars vous attendent.

Le Chinois partit er. courant, peut-être pour la pre- mière fois de sa vie et Bob attacha de nouveau les mains à sir Georges dont les jambes sont demeurées entra- vées.

Puis, François mit à portée de son ami deux Win- chesters et deux revolvers, s'arma de la même façon, et dit à sir Geor^jes toujours affaiijsé :

Si vous tenez à la vie, monsieur, faites des vœux pour que le shérif ne laisse pas protester votre signature, et ne s'avise pas de quelque traîtrise, car, je vous jure, vous ne sortirez pas vivant d'ici.

..Une heure s'écoula, sans un mot, dans une attente fébrile, malgré le cahne apparent des trois hommes si différemment impressionnés, mais dont l'émotion orgueil- leusement dissimulée n'en est pas moins vive.

Enfin, un murmure confus de voix se fait entendre dans la rue, puis le charabia glapissant du Chinois invitant des gentlemen à entrer.

La porte s'ouvie brusquement, livrant passage à Li, suivi de Perrot dont la taille gigantesque se détache en vigueur, sur le cadre noir, puis, successivement appa- raissent Jean, Jacquf^s et le commis.

Bob !... c'est Bob avec François f... s'écrient les deux frères au comble de Tétonnement et de la joie !

C'est vous, Bob Kennedy, interrompit Perrot... l'ami, autant dire le frère de ces chers enfants...

» Vous êtes un liomme, vous, et je vous aime de tout mon cœur, dit le trappeur en étouffant littéralement l'Américain sous sa robuste étreinte.

240 CHASSEURS CANADIENS

Libres! n'rst-ce pas, demanda François.

Libres sans conditions.

Et le shérif?

En fuite, vert d'épouvante après nous avoir déli- vrés.

Mais, expliquez-nous...

Pas un mot de plus, car le temps presse, dit Bob arrêtant net toute effusion.

» Nous avons trente heures de diligence à passer en tète à tête, avant d'atteindre la station d'Ashrroft lious prendrons ^0 chemin de fer... Vous apprendrez tout cela par le menu.

» Le shérif et les lyncheurs pourraient se raviser.

«Voici, pour chacun de vous, un mousqueton \vm- chester et quarante cartouches, avec un revolver... on ne sait pas ce qui peut arriver.

» Voici des vivres pour casser la croûte en route...

M La diligence est prête, les chevaux attelés... Mes- sieurs les voyageurs, en route pour les États-Unis!

Un quart d'heure après, la lourde voiture s'ébranlait avec son fracas de ferraille, au trot de quatre vigoureux chevaux, et emportait vers le sud: Perrot, les trois frères, Bob, le commis, sir Georges et le Chmois Li.

Ils atteignaient sans encombre la voie ferrée, montaient dans un wagon réservé, traversaient la partie méridio- nale de la Colombie en dix heures, franchissaient la frontière, et arrivaient à Olympia les attendait Alexis Bogdanoff.

Pendant ces trente-huit heures, si Georges, affaissé, anéanti, méconnaissable, n'a pas dit un mot, et s'est laissé voiturer comme un colis.

Désormais en sûreté sur la terre américaine, nos hé-* ros, ignorant toute rancune devant un ennemi terrassé, expédient sir Georges pour Victoria par le bateau à va- peur chargé du service international.

Comme ii paraît un peu égaré, Perrot, par bonté d'âme,

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 241

le recommande particulièrement aux soins du capitaine anglais.

- C'est le frère du lieutenant-gouverneur, ayez-en soin.

Alors le gentleman, ouvrant pour la première fois la bouche depuis Barkerville, se tourne vers Perrot et dit gravement :

Le lieutenant-gouverneur a pour frère un bighorn... et le bighorn, c'est moi. Je suis chèvre ou mouton 1 de- mandez plutôt à James Fergusson et à Edward Proctor... là-bas... vous savez bien... au Shooting-Club...

Mais, il est fou à lier, dit Perrot après avoir pris congé du capitaine.

»— Que voulez-vous, répond philosophiquement Bob, il a voulu faire la forte tête... j'ai serré la vis... et ça lui a peut-être attaqué la cervelle.

)) Ma foi, tant pisi ma conscience ne me reproche rien.

6

242 CDASSEURS CANADIENS

EPILOGUE

Deux mois se sont écoulés depuis ces dramatiques événements.

Alexis Bogdanoff, le président de la société Free-Russiaj ayant trouvé une excellente occasion, vient de liquider l'avoir de la commandite. Il a conclu, c'est le cas ou ja- mais de le dire, un véritable marché d'or.

Un consortium d'industriels et de banquiers anglais s'est rendu acquéreur et paye comptant!

Perrot touche, au prorata de ses bénéfices, une somme de 500,000 francs C'est l'opulence pour le brave trappeur qui, préalablement, possédait de jolies économies.

Bob Kennedy et les trois frères, Jean, Jacques et Fran- çois qui ont sauvé la société financière d'une ruine cer- taine, ont reçu chacun un chèque de 100,000 francs payable à vue sur la banque de Montréal.

Bien que les braves jeunes gens se défendissent de rien accepter,, alléguant qu'ils ne vendaient pas leurs services, Alexis Bogdanoff, partant pour l'Europe, a tellement insisté, qu'il a fini par vaincre leurs scrupules.

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 243

Que diable ferons-nous de tant d'argent? demanda Dob croyant rêver.

Vous achèterez des terres dans le Nord-Ouest, vous épouserez chacun une brave Canadienne et vous ferez souche de vaillants agriculteurs, a répondu le Ilusse de sa voix chaude et sympathique.

Hallo! dit Bob convaincu, j'aurai une faniille et je deviendrai, moi aussi, Franco -(Canadien,

» Nous habiterons à côté les uns des autres, et nous ferons une vraiment superbe colonie...

Désormais indépendants, affranchis du souci de Texis- lence quotidienne, formellement décidés à devenir séden- taires, quitte à courir de nouveau les aventures si la fan- taisie leur en prenait, ils partirent pour le Nord-Ouest Canadien.

Connaissant admirablement les ressources du pays, ils jetèrent leur dévolu sur des terrains situés un peu à l'Est de Battleford, non loin de la fourche des deux rivières Saskatchewan.

Reçus à bras ouverts par les gens de la région, tous anciens combattants de la dernière guerre, et récemment ammistés, ils n'eurent qu'à choisir pour être nantis sur l'heure de lots excellents.

Nous ne les suivrons pas dans leur installation. Nous mentionnerons seulement un fait banal en soi, mais qui se rattache à cet épilogue, en ce qu'il concerne l'homme qui faillit être leur mauvais génie.

Un jour, à Battleford, dans un bar ils étaient entres pour se rafraîchir après une longue station au cadastre, Bob avise sur une table un journal illustré, sur la pre- mière page duquel se trouve le portrait d'un gentleman dont la vue le fait tressauter.

Hallo!... je veux que le diable me fusille, dit-il à ses amis, si ce n'est point l'homme... vous savez bien... aidez- moi donc... l'homme au bighorn. ,.

Sir Georges Leslie?. ,

244 CHASSEURS CANADIENS

Eh!... oui...

L*ami Bob a raison, ma parole! s'écrie Perrot après un coup (l'œil irrité à la gravure.

» Je me demande pourquoi ce Nineteenth-Century.,. publie la face de ce gredin.

Il doit y avoir de l'imprimé, observe François. » Regardez donc, Bob.

God by!... c'est curieux en vérité, dit l'ancien cow- boy après un rapide coup d'oeil à la colonne correspon- dant au renvoi de la gravure.

Lisez, Bob!

Volontiers!

» On se souvient du départ d'un membre très en vue du Shooting-Club de Londres, sir Georges Leslie, qui s'en alla, au mois de mai dernier, chasser le bighorn au Ca- ribou, Amérique Britannique.

» Ce déplacement était motivé par un pari assez impor- tant sur lequel nous n'avons pas à insister, et d'ailleurs intéressant pour les seuls contractants.

» Il s'agissait de décider si le bighorn, au point de vue zoologique, appartenait au genre chèvre ou au genre mouton; sir Georges, chasseur et parieur passionné, s'é- tait offert de capturer au moins un sujet, et J'en rapporter le squelette aux professeurs compétents chargés de tran- cher le différend.

» Pendant un voyage très mouvementé à travers les Montagnes-Rocheuses, sir Georges Leslie avait eu l'occa- sion de recueillir quelques observations intéressantes sur les races indigènes, et d'en faire part aux membres du Shooting-Club qui suivaient pour ainsi dire pas à pas son exploration.

» Rien de mieux jusque-là. En homme soucieux de la vérité, le voyageur avait même emporté un appareil pho- tographique instantané, et un phonographe de dimensions réduites et très perfectionné.

» Tombé/ croit-on, dans une embuscade, avec ses

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU 245

Indiens Carriers, et pris par ces Peaux-Rouges cor*nus sous le nom de Gens-de-Sung , il avait photographié une effroyable scène de cannibalisme, et recueilli au phonOj^raphe tous les bruits de cette scène.

» Puis, sans qu'on sût bien comment il put sortir indemne de cette aventure, il envoya au Shooling-Club les photographies et les phonogrammes.

» Un industriel vit un bon coup à faire, acheta fort cher ces documents, et les fît voir en pu blic, avec un boniment de circonstance. Comme il fallait s y attendre, Texnibition des photographies agrandies et projetées à la lumière oxydrique, accompagnées des bruits enregistrés au pho- nographe et amplifiés au mégalophone, eut un succès énorme.

» Chacun voulut voir une scène d'anthropologie saisie sur nature, entendre les appels déchirants des victimes et les hurlements des cannibales...

» Bref, cette exhibition, dont le côté moralisateur est au moins contestable, marchait bon train et rapportait gros, quand un missionnaire qui connaît parfaitement tous les idiomes indigènes, démêla au milieu du vacarme, la signi- fication des paroles échappées à la malheureuse victime dépecée toute vive.

» Ces paroles constituent contre sir Georges le plus acca- blant des réquisitoires. En proie aune effroyable curiosité, il livra un de ses porteurs aux cannibales, pour qu'il fût torturé longuement, et ensuite mis en morceaux avec tous les raffinements de la férocité indienne.

» L'agonisant accuse formellement son maître, et même les cannibales remercient le blanc qui leur fournit une si plantureuse aubaine. Le phonographe, qui enregistre ser- vilement tous les bruits, ne permet aucun doute à ce sujet.

» Naturellement l'autorité s'est émue. Les photographies et les phonogrammes ont été saisis comme pièces à con- viction, et sir Georges devait être traduit, devant les tri-

246

CHASSEURS CANADIENS

bunaux, comme complice de meurtre sur la personne d'un indigène sujot de Sa Majesté.

» La justice aurait certainement suivi son cours, car l'o- pinion est très surexcitée par les actes de barbarie commis trop souvent sur les sujets de l'Empire colonial de Sa Majesté, quand on apprit que sir Georges avait été frappé d'aliénation mentale.

» Sa folie, jusqu'à présent inoffensive, consiste à se croire tantôt chèvre, taïUôt mouton.. .

» Elle ne l'en sauve pas moins des rigueurs de la loi. Mais, cachot du réclusionnaire, ou cobanon d'aliéné, le coupable n'en est pas moins puni, et la morale vengée.

FIN

TABLE T)ES CHAPITRES

PREMIERE PARTIE

LES CHASSEURS DES MONTAGNES ROCHEUSES CHAPITRE PREMIER

Qu'est-ce que le bighorn? Chèvre ou mouton. —Le Club : Chasse et pêche. Anp^lais parieurs. Un niillion pour un mot. Sir Georges Leslie. Liver- pool, Halifax, Victoria. oc J'irai seul, Dans trois mois. Dépêche. Ruiné 5

CHAPITRE II

En route. Le Transcontinental Canadien. Van^ couver et le terminus. Victoria et ses Chinois. Souvenir à l'échiquier. Le lieutenant-gouverneur.

L'Anglais chez lui. Premier meurtre. Com- ment le haut fonctionnaire entend les affaires. La maison de sir Georges 15

CHAPITRE ni

Le plus poissonneux des fleuves. Les Porteurs ou Car- riers. — Guide canadien. Une vieille connaissance.

En route. Comment le métis entend les rapports avec la valetaille. Le confort de Son Excellence.

248 TABLE DES CHAPITRES

Egoïsme anglais. Les Hommes-du-Sang. Sir Georges veut voir une scène de cannibalisme , . , . , J5

CHAPITRE IV

Pèche à la volée. Mouche artificielle. Difficile ma- nœuvre. — Duel entre un sporisman et une truite de vingt-cinq livres. - Belle défense. Ce que Son Ex- cellence fait de son gibier. Les idées de sir Georges.

Qui commence paruneéglogue et finit par un assas- sinat 30

CHAPITRE V

Aussi féroces que les cannibales. Photographie ins- tantanée. — Le phonographe. Scalpé. -- Atroces mutilations. Eventré tout vif. Le misérable dé- vore le cœur de la victime. Partage. « Merci! Je n'en use pas. > Jubilation de civilisés 45

CHAPITRE VI

Un valet qui ne veut pas déchoir. Comment sir Georges entend l'obéissance.— Coup de poing de gen- tleman. — Au fond du précipice. Li devenu cocher.

Au bord de l'abîme. Sauvetage. Retour au cam- pement. — Cavalier funèbre. Apparition tragique.

Un homme écorché 55

CHAPITRE VII

Les idées de Perrot. Sir Georges apprend qu'il n'est plus en sûreté. Un bon conseil. La parole d'un trappeur. Décidément, ce sont les Carriers. Sir Georges regarde et voit... des ours bruns. Le dé- mon de la chasse. -^ Abandon du campement. Ter- reur de Li 66

CHAPITRE VIII

Le sens de la direction chez les trappeurs. Les marais des Rock y. Orgueil. Il faut céder pourtant à la

TABLE DES CHAPITRES 249

fatigue. Les ours, Feu à deux cents pas. Beau tireur. Présomption. Retour ofl'ensif. Désarmé.

A coups de revolver. Corps à corps. A terre.

« A l'aide!... »» 76

CHAPITRE IX

Intervention bizarre, mais efficace. Prodigieuse vita- lité. — ^Syncope. L'opinion de Perrot sur les armes de;luxe. Orgueil.— Ce que Perrot appelle une avarie major. Campement sous les pins. Soirée et nuit de trappeur. Fièvre, soif, délire. Hallucination. Ronde de spectres. Réveil brutal. Prisonniers. , 86

CHAPITRE X

Grand-Loup sera vengé. Ferrot n'accepte pas la liberté. Le poteau de tortures. Les traditions se perdent. Peintures grotesques. Dernières volontés. Sir Georges voudrait que Perrot pût abréger ses souf- frances en le tuant d'un seul coup. Comment Sir Georges fut scalpé, après avoir eu toutes les dents ar- rachées 97

CHAPITRE XI

Supplice terrible et grotesque. Vexé. Les femmes s'en mêlent. La veuve de Grand-Loup. Leblanc est-il à l'épreuve du feu? Sir Georges au milieu des flammes. Intervention de Perrot. En retraite.— Décrépitude rapide. •— Retour au campement Stu- peur du Canadien. Sir Georges rajeuni de dix ans. 108

DEUXIÈME PARTI. E

AUX CHAMPS d'or DU CARIBOU

CHAPITRE PREMIER

L'or dans la Colombie anglaise. Grandeur et décadence.

Russie libre. Idée simple mais géniale. Le chif- fonnier de placers. Prospérité. Jours sombres.

250 TABLE DES CHAPITRES

Envieux. Perrol président. Ses auxiliaires. Pour- quoi il faut devenir riches. La colonisation de l'avenir. 1 10

CHAPITRE II

Les neveux de l'oncle Perrot. l'on finit par se ren- contrer. — Be>oin de locomotion. Tout va bien. ^ Une dépêche à Perrot esquire.^- Une lettre à Perrot, iij\i'\ours esquire i . , . Les largesses du ^eiitiemau. Perrot se décide à aller tuer le bighorn. Jour de paye au placer. Vairie attente. Tumulte. Direc- teur assassiné 123

CHAPITRE III

Entrée en scène de Guillaume le Rouge. Deux heures de répit. Chez .Sam l'Empoisonneur. Crédit inexplicable. Pas d'argent. Foule ivre et furieuse. Traîtrise. Jean l'échappe belle. Guillaume le Rouge pris au lasso. Haillons. Les clefs de la caisse. c< C'est vous l'assassin!... » Ml

«

CHAPITRE IV

la fortune sourit à sir Georges. Pourquoi Perrot s'humanise. Sir Georges aime l'inédil. Coq de bruyère. Le « pain de pourceau » est apprécié du bighorn. La tempête ruban. Terrible météore. Au milieu des nuées. L'ozone. Catastrophe. . . 153

CHAPITRE V

La paye. En route pour le Palais de Justice. L'orgie continue de plus belle. Un duel original. Deux tonneaux de poudre. Dead-heat. Absence inquié- tante. — Funérailles de la victime. Angoisses. Ni Jean ni Jacques ne sont revenus. François en péril. Coffre-fort brisé. Vol des papiers et des valeurs 1G3

CHAPITRE VI

Prévisions déçues. Sous Tavalanche. Apparition d'une main. A l'aide ! Tunnel dans la neige. Souvenir au dentier de Son Excellence. Sir Georges

';.

TABLE DES CHAPITRES 251

doit encore la vie à Perrot, Les bighorns. Toute la baîide en mouvement. Prodigieuso aj:;iliié. Coups de feu 17d

CHAPITRE VII

Les victimes. Préparation. Photographies. Perrot ne reconnaît plus son niilord. Retour. Mine de charbon. Perrot fait appel an bon cœur de sir Georges. Un seul mot en faveur de Free fiassia.

Comment le j^entleman conçoit la reconnaissance.

Perrot au fond d'un précipice 187

CHAPITRE VIII

Pauvre François! Celui iju'on n'attendait guère. La trouvaille de Bub Kennedy. Bob est au Caribou.

Calomnies. Encore une lettre. Bob et le yost-boy.

Les misères et les soupçons de l'exilé. Mensonges.

Comment on a éloigné Perrot. Tout s'enchaîne

Ennemis puissants 198

CHAPITRE IX

Les complices. Comment fut machinée Taflaire de Free-Russia. L'emprunt des titres de propriété. Sécurité. Echec et mat. Bighornt and C'^riboo Company. Instiuction criminelle en audience publi- qut. Excitation du public. La loi de lynch! Un revenant. Tout le monde en prison 212

CHAPITRE X

Une trappe, un mouchoir, une ficelle. Trio d'ivro^^nes.

La coupe et les lèvres Les exigences de Bob et de François. —Chloroforme. Procédés indiens pour faire capituler. Bob serre la vis.— Tortures affreuses.

Vaincu! Libres ! En route pour rAméri(iue. Folie 22G

Epilogue 242

BMILB COLW. IMPRIMERIE DB LAGNT,