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CIHM/ICMH

Microfiche

Séries.

Canadian Instituta for Historicaf Microreproductions

CIHM/ICMH Collection de microfiches.

institut carvadisn da microraproductions historiquas

1980

Technical Notes / Notes techniques

The Instituts hes sttomptsd to obtain the best originsi copy eveilsblo for filming. Physical ffeetures of this copy which may alter any of the images in ths reproduction are checked below.

L'Institut a microfilmé le meilleur exemplaire qu'il lui a été possible de se procurer. Certains défauts susceptibles de nuire é la qualité de la reproduction sont notés ci-dessous.

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Le titre de couverture menque

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Des planches manquent

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Additionai commenta/ Commenteires supplémenteires

Tha images appaaring hara ara tha bast quality possible considaring tha condition and iagibility of tha originai copy and in kaaping with tha filming contract spécifications.

Les images suivantes ont été reproduites avec le plus grand soin, compte tenu de la condition et de la netteté de l'exemplaire filmé, et en conformité avec les conditions du contrat de filmage.

The lest recorded f rama on aach microfiche shall contain tha symbol *> (maaning CONTIN'JED"). or the symbol Y (maaning "END"), whichever applies.

The originai copy was borrowed from, and filmed with. the Itind consent of the following institution:

National Library of Canada

Un des symboles suivants apperattra sijr la der- nière image de chaque microfiche, selon le cas: la symbole signifie "A SUIVRE", le symbole y signifie "FIN".

L'exemplaire filmé fut reproduit grflce à la générosité de l'établissement préteur suivant :

Bibliothèque nationale du Canada

Maps or plates too large to be entirely included in one exposure ara filmed beginning in the upper lA«t hand corner, left to right and top to bottom, as many frames as raquired. The following diagrams illustrate the method:

Les cartes ou les planches trop grandes pour être reproduites en un seu! cliché sont filmées è partir de l'angle supérieure gauche, de gauche à droite et de haut en bas, en prenant le nombre d'images nécessaire. Le diagramme suivant illustra ia méthode :

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FRANÇAIS AU CANADA

ET EN ACADIE.

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Typogruphio l'inuiu DiUot. Mouil (Eure).

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LES

[FRANÇAIS AU CANADA

ET EN ACADIE,

PAR

REMY DE GOURMONT.

OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 50 GRAVURES.

PARIS,

LIBRAIRIE DE FIRMIX-DIDOT ET C'«

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IMPEIMEUBS OE L'IXOTITUT, RUE JACOB, 66.

1888. ^

»r

INTRODUCTION.

France dans l'Amérique du Nord. Son rôle civilisateur. Les Français savent-ils coloniser ? La carte d'Amérique en 1743. Deux millions de Fiançais au delà de l'Atlantique.

Au mois de décembre 1886, M. Mac-Lane, minis^

Ire des États-Unis à Paris, prononçait dans un ban-

[uet les paroles suivantes :

« Avant même que la civilisation anglaise s'im-

[plantât sur les côtes américaines de l'Atlantique, des

huguenots français avaient fondé une colonie dans

[la Caroline du Sud, qui s'appelait alors la Floride

[française, et d'autres Français s'établissaient dans

la région du Canada et jusque dans l'État actuel du

Maine.

« Par le Saint-Laurent, par l'Ohfo, par le Missis- sipi vos compatriotes pénétrèrent, les premiers, dans le centre du continent, laissant partout sur leur passage des noms qui rappellent leur souvenir. De Québec à la Nouvelle-Orléans, on peut suivre la marche de ces hardis pionniers par les dénomina-

6 INTRODUCTION.

lions géographiques inscrites sur la carte : Détroit, Saut de Sainte-Marie, Fond-du-Lac, Saint-Louis, Vincennes et cent autres lieux (1) témoignent de l'é- tendue et de la persistance de l'influence française dans une grande partie des États-Unis. >

Cette appréciation du rôle de la France dans le nouveau continent n'est pas une banalité, dictée par la courtoisie internationale-; c'est également l'opinion de M. Parknian, que les Français furent les vrais pionniers de l'Amérique, et les historiens anglais n'y sauraient contredire.

Et malgré les faits, malgré l'opinion des étran- gers eux-mêmes, le préjugé demeure toujours vi- vace, que la France n'est pas une nation colonisa- trice. Quelle est l'origine de cette opinion ? on ne le sait, mais comme elle repose sur l'ignorance de notre rôle historique d'outre-mer, il est assez facile de la combattre. Il suffit de prendre quelques épi- sodes de notre histoire coloniale et, de les conter do son mieux; pour ceux-là du moins qui ont lu, la preuve est faite et l'opinion réfutée.

Certains paradoxes historiques peuvent avoir une influence analogue à l'influence de la calomnie sur un individu. Un homme dont on a terni la réputa-

(1) Citons encore parmi les villes importantes dont l'origine fut un fort et un établissement français : Ticonderoga (ancien fort Ca- rillon), Chicago, Pittsburg (ancien fort du Quesne), ces deux der- nières des plus peuplées de l'Amérique du Nord.

INTRODUCTION. 7

tion, pour innocent qu'il soit, se sent paralysé; l'ac- tion lui est devenue impossible; il laisse dire et ne sait plus rien faire. Cette opinion que nous ne savions pas coloniser sûrement été l'une des causes du recul de notre nfluence sur des pays qui nous doivent le premier oup de pioche civilisateur. Non seulement, nous vous cédé ou vendu, comme des inutilités ou des mbarras, nos immenses possessions américaines, ais nous nous en sommes si profondément désinté- ressés dans la suite, qu'une population française de plus de deux millions d'âmes a nu grandir par-delà l'Océan, presque à l'insu de la mère patrie. Nous avons délaissé jusqu'à son histoire, et aujourd'hui il nous faut la rapprendre. La besogne est amère. h| Lorsqu'on jette les yeux sur la carte de l'Amé- rique septentrionale dressée en 1743 par Bellin, in- génieur du roi et hydrographe de la marine, un tnouvement d'orgueil fait battre le cœur. . Depuis la baie d'Hudson jusqu'à l'embouchure du Mississipi, depuis les solitudes neigeuses de l'ex- |rème nord-ouest jusqu'à l'embouchure du Saint- Laurent, la terre est française. Au sud, c'est la fjouisiane, au nord, le Canada. Les Anglais n'occu- ient encore qu'une étroite bande du sol américain, jBntre les monts Alleghanys et la Floride, qui est fBspagnole. I Laissez passer quelques années, et le Nord sera

I

I

H INTRODLCTIOX.

devenu anglais; quelques années encore, et le Sud aura été vendu à la nouvelle République.

Le drapeau français avait disparu, mais du moins la langue restait, au moins en de certaines régions : c'est qu'elle était parlée dans l'Amérique du Nord depuis deux siècles ; c'est qu'elle avait été la pre- mière langue civilisatrice qui se fût fait entendre sur le continent sauvage. La langue, à défaut de la nationalité, s'est conservée jusqu'à nos jours dans des conditions de vitalité qui lui assurent la durée.

C'est donc à une population française que l'auteur dédie cet essai sont résumées les annales du vaste pays qui a si Justement porté le nom de Nouvelle- France.

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LES

FRANÇAIS AU CANADA.

CHAPITRE PREMIER.

[Canada avant les Enropéena^ Algooqaioa et Hurons. Les Indiens. mois. Mœan et coatames. Organisation politique, sociale et mili- ire. L'étiquette iiriifffni» Saprématie des Iroquois. Sauvages et artiates.

[L'Iiistoire du Canada, non plus qu\en général riiistoirc

rAmérique, ne commence avec la découverte du conti-

mt nouveau par les Européens Pour nous en tenir au

mada, cette immense contrée qui s'étend des grands

!s à la baie d'Hudson, des sources du Mississipi à Tes-

^aire du Saint-Laurent, n'était pas absolument un désert

l'époque les premiers navires abordèrent ses côtes

Mystérieuses; d'assez nombreuses tribus d'Indiens le

juplaient, race turbulente, guerroyante, mobile, qui

)ublait de ses guerres, de ses rivalités, de ses migra-

|ons la paisible et naturelle beauté des forêts de pins et

rhènes, des fleuves larges comme des lacs et des lacs

ti ands comme des mers.

2

10 LES FRANÇAIS AU CANADA.

Trois grandes familles d'aborigènes se partageaient le sol : les Algonquins, les Hurons, les Iroquois.

Les Algonquins, certaines peuplades comme les Mas- sachiisets, les Mohicans, noms demeurés populaires, vÏTaient de chasse, de pêche surtout, et se cantonnaient le long des rivages destinés à devenir la Nouvelle-An- gleterre. Ces tribus avaient une agiiculture, cultivaient le maïs ou blé d'Amérique, étaient exemptes de ces hor- ribles famines qui, tous les hivers, étreignaient les Abé- naquis du Maine , les Souriquois et les Mie-Macs de la Nouvel le- Ecosse, les Papanichois, les Bersiamites et au- tres groupes établis sur les rives du Saint-Laurent. Ces dernières populations, d'un type algonquin fort inférieur, furent comprises par les Français sous le nom générique de Montagnais ; l'été, ils venaient di-esser leurs ivigivanis (tentes ou abris) autour de Tadoussac, débarquaient les trafiquants de fourrures, et, l'hiver venu, ils partaient, débandés par un excès de famine qui les poussa main- tes fois jusqu'au cannibalisme.

D'autres Algonquins se disséminaient jusqu'à l'île des Allumettes, demeurait la nation de Plie, jusqu'au lac des Xipissings.

De là, en appuyant au sud-ouest, on rencontrait les premières agglomérations huronnes. Au lieu d'une na- tion de hasard, dispersée, sans stabilité, on trouve un peuple doué d'un commencement de civilisation.

Ce qui distingue tout d'abord le Huron, c'est son ca- ractère sédentaire, passif; son habitude de se retrancher derrière des remparts. La région qu'ils dominaient, resserrée dans une presqu'île du lac Huron, contenait une population de plus de 20,000 individus, d'après le recensement des jésuites en 1639.

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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Ces vtiies huronnes couvraient chacune un espace va- riant d'une à dix acres d'étendue ; elles se composaient de maisons ou huttes d'écorce, assemblées sans aucun plan régulier, posées en un emplacement favorable à la

Fig. 1. Entrée de la rivière d'Hudson.

défense, « tel que le bord d'un lac, le sommet d'une colline, ou la pointe de terre placée à un continent de rivière. Un fossé profond, » continue M. Parkman, l'his- torien américain de la Nouvelle-France, « entourait le village; sur le revers, on établissait plusieurs rangées

12 LES FRANÇAIS AU CANADA.

de palissades en lignes concentriques et formées d'ar- bres, dont on obtenait Tabatage en alternant par le feu et par Tattaque à la liaciie de pierre de la partie calcinée; chacune des rangées s'inclinait vers la rangée opposée jusqu'à ce que, se rencontrant, elles entrassent l'une dans l'autre. Le tout était garni à l'intérieur de plaques d'écorce : puis, au sommet, on formait une sorte de galerie pour les défenseurs, avec des gouttières en bois, par lesquelles on pouvait verser des torrents d'eau et éteindre le feu mis par les assaillants. Des monceaux de pierres et des échelles complétaient les prévisions de la défense. » >

Les maisons protégées par ces remparts étaient d'une assez originale architecture pour avoir arrêté l'attention de tous les voyageurs. Le P. Sagard, récollet, en parle avec grand détail dans son Grand Voyage du pays des U tirons {1632).

Variables dans leurs dimensions, les moindres mesu- raient 30 pieds en longueur; quelques-unes atteignaient les proportions incroyables de 230 pieds de long. Leur forme rappelait celle d'un berceau découvrant une allée, et, en réalité, les murailles étaient de jeunes arbres rapprochés et réunis au sommet; même procédé que pour les m Mrs lie défense. Des traverses, des plaques d'écorce, des éclats de sapin consolidaient la toiture, bouchaient les interval- les; comme liens, on se servait de cordes en écorce de tilleul. «

Plusieurs familles, en aussi grand nombre qu'il en fallait pour la remplir, habitaient une même hutte. Le Huron n'avait d'ailleurs qu'à un degré fort médiocre le sentiment de la propriété individuelle. Chaque famille avait droit au terrain qu'elle pouvait cultiver, mais sans

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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que cette attribution impliquât autrement la possession du sol.

Après avoir défriclié par le pieu et le feu une par- celle de forêt, les squaivs (nom donné aux femmes in-

Fig. i. Camp d'Indiens au bord d'un lac.

diennes) semaient les fèves, le blé, les citrouilles, le tabac, le soleil (tournesol), le chanvre.

Cette culture, et surtout la prévojance qui leur faisait enterrer les fruits de la récolte dans des silos ou des ca- ches, les assurait contre la famine. Très supérieurs en

14 LES FRANÇAIS AU CANADA.

cela à la plupart des tribus algonquines, les Hurons, comme les Iroquois, l'emportaient encore par leur habi- let€t aux arts serviles : ils savaient fabriquer la poterie, tresser la paille et le roseau, obtenir la filasse de clianvre, extraire l'huile de poisson ou des graines de soleil; ils connaissaient le tabac et la pipe. Leurs armes étaient faites de bois, os et pierre, de cuir de bison pour les bou- cliers.

Ces peuples que l'on appelle sauvages, et qui le parais- sent vraiment, étonnent souvent par quelque prodige il semble qu'une délicatesse très civilisée fût nécessaire : ainsi demeure encore inexplicable le wampum. C'était une perle de nacre, allongée, percée dans la longueur; la verroterie remplaça ces merveilles de patience et d'art. On ne croit pas qu'aujourd'hui le procédé soit connu de travailler si finement la nacre, et avec quels outils!

Le ivampum, ornement, presque l'unique vêtement des filles, servait de monnaie, dequîpos, par certaines combinaisons, de registres, d'archives, instrument flexible de mnémonie. Des vieillards étaient chargés de la garde et de l'explication éventuelle de ces fragiles et bizarres répertoires.

En leurs costumes, robes de fourrures, broderies, tissus de plumes, Hurons et Iroquois possédaient des merveilles; leur personne, la peau tatouée capricieuse- ment, tannée, travaillée, les cheveux relevés, rasés sauf une mèche flottant en panache , avait de tout temps oc- cupé beaucoup leur imagination. Des Indiens du sud- ouest du Canada apparurent aux Français les cheveux taillés ras sur le côté; sur le dos de la tête, une brosse en forme de dos d'hyène. « Quelles hures! » s'écria un Fran-

LES FRANÇAIS AU CANADA.

15

rais, au rapport de Lejeune, dans sa Relation (1633); le nom des Hurons était trouvé. Leur nom véritable était sans doute Ouendat, qui se retrouve dans le nom donné

Fig. 3. Wampuins.

aux restes actuels de l'ancienne nation huronne, W3 andot ou Guyandot.

Un assez grand commerce d'échange se faisait dans l'Amérique du Nord , avant l'arrivée des Européens. Les Hurons entretenaient des relations avec quantité de peu- plades établies depuis la baie d'Hudson et les lacs jusqu'au golfe du Mexique; si le Mexique était en communication

16

LES FRANÇAIS AU CANADA.

avec le sud, on peut dire qu'un courant de trafic traver- sait tout le nouveau continent.

On ne parlera pas des mœurs, qui étaient dissolues en général, féroces, dominées par cette étiquette particulière à la race de Peaux Rouges, étiquette qui tyrannisait leur

Fis. 4.

Coiiïure de plumes

vie sous une loi inflexible, faisait sacrifier tout à la va- nité ; ni des usages, ni des fêtes, ni des superstitions. Ce qu'on vient de dire suffit, et c'était notre but, à montrer que les Indiens , Hurons et Iroquois notamment, jouis- saient d'une certaine civilisation matérielle. Il reste à donner quelques détails sur leur organisation sociale et politique; on les empruntera principalement à l'histoire

LES FRANÇAIS AU CANADA.

17

(les Iroquois, ce peuple aussi remarquable par le carac- tère de rindividu que par celui de la nation.

Les Iroquois vivaient entre THudson et le Irc Érié, re- montant souvent en excursior'S vers le nord, à peu près

Fiç. 5 Caerricrs Indiens.

toujours en guerre contre la nation de Tobacco, qui cul- tivait exclusivement le tabac; contre les Ériés aux flèches empoisonnées, les redoutables Andastes, surtout contre les Hurons , l'ennemi séculaire. Entre les Hurons et les Iro- quois, vers la rivière Niagara, un peuple gardait la neu-

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18 . LES I''UAJ{ÇAIS AU CANADA.

tralité, appelé pour cela la nation neutre, sans qu'il y ait apparence que ce pacte ait été jamais rompu. Les Neutres faisaient cependant la guerre avec les Masentins, tribu algonquine du Michigan, et leur férocité allait jusqu'à brûler les femmes prisonnières. Ce peuple était singulier en tout, et à peine est-il croyable qu'ils conservassent dans leurs demeures les morts jusqu'à la pourriture complète; alors ils grattaient les os, rangeaient les squelettes le long de la muraille pour y attendre la fête des morts. Ces aberrations n'étaient peut-être point parti- culières aux Neutres ; pourtant on doit s'attendre à trouver plus de raison chez d'autres, par exemple, chez les Iro- quois. Ceux-ci avaient en effet une remarquable organi- sation sociale.

Il semble d'abord que les lois manquent, ou tout au moins, si les usages servent de lois, les moyens de les faire observer. En eftet , s'il y a une hiérarchie sociale , il n'y a pas de pouvoir, à proprement parler, pas d'auto- rité civile : c'est que, en réalité, il n'y a qu'une puissance, et une puissance incontestée pour les Indiens, l'étiquette. La société indienne ressemble à ce que serait une société d'Européens de mœurs moyennes et de très bonne éduca- tion pour laquelle l'unique code serait celui du savoir- vivre. Sous une apparente liberté , l'Indien est tyrannisé par une foule de conventions; ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, il le sait et il règle d'après cela sa con- duite, sans nulle intention morale.

Le fond du caractère indien, c'est la fierté, sa manifes- tation la plus ordinaire est la politesse. Les premiers missionnaires étaient charmés de la docilité de leurs néo- phytes, qui acceptaient tout, se prêtaient à tout, mais seulement par l'effet d'une suprême et dédaigneuse cour-

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

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jtoisie, pour ne point contredire un iiùte et un étrangei-. S'il y avait une sanction à l'observation des usages, elle était dans l'opinion publique, dont l'Indien avait la plus grande crainte, sorte de tribunal sans appel dont les ju- gements pouvaient noter d'infamie le coupable. La société indienne, toute hiérarchisée qu'elle est, a des tendances démocratiques : on s'entr'aide dans le malheur, on partage son temps, ses vivres avec ceux qui sont dans la pénurie. Chez les Iroquois, il y a des riches et des pauvres, mais si le pauvre entre dans la hutte du riche à l'heure du repas, les femmes le servent sans rien dire.

Divisés en cinq nations qui avaient un nom géogra- phique, les Iroquois se partageaient encore en clans. Chaque clan était composé, sans distinction de nation, de tous ceux qui se reconnaissaient le même ancêtre. Cet ancêtre commun était un animal, et l'emblème qui le représentait s'appelait totem (I).

Il y avait huit clans : la Tortue, l'Ours, le Loup, le Castor, le Cerf, la Bécasse ou petit Pluvier, le Héron ou grand Pluvier, le Faucon; les trois premiers, les plus puissants, avaient le privilège de fournir un plus grand nombre de chefs de guerre que les autres.

Le clan n'était qu'une extension de la famille, et le mariage était défendu entre membres du même clan, usage qui, comme le totem ^ se retrouvait chez les Australiens, les Fidgiens, dans l'Inde, chez les Taniouls et dans l'Hi- malaya, chez les Calédoniens, chez les anciens Norvégiens, aux îles Shetland.

Héréditaire dans la ligne maternelle, la fonction des chefs devait néanmoins être confirmée par le suffrage po-

(I) Voir en particulier A. Lang, Mythologie, 18S0.

22 LES FRANÇAIS AU CANADA.

pulaire; le nouveau chef abandonnait son nom pour prendre celui qui était attaché à sa fonction.

Il y avait deux classes de chefs : les sachems, qui for- maient le conseil supérieur de la nation, et les chefs secondaires , arrivés à cette dignité non par la naissance, mais par la valeur. Ils se réunissaient également en conseil ; un troisième conseil était composé des vieillai-ds ; un quatrième, des jeunes guerriers ; un cinquième, des femmes. Chacun de ces conseils inférieurs avait sa vo^x et son influence au conseil des sachems, et ainsi la na- tion entière prenait part aux délibérations f;ui intéres- saient sa prospérité. Dans les circonstances graves, si la sécurité de la ligue était en jeu , les sachems de chaque nation se réunissaient en un grand conseil unique; à cette assemblée pouvaient encore se faire représenter les autres diflërents conseils, au moyen de députés dont les discours étaient écoutés avec autant de soin que ceux des membres mêmes d'un Sénat.

Cette organisation semble idéale, et le parlementa- risme des Iroquois un chef-d'œuvre de raison; il était, il nous semble, intéressant de dire cela avant de livrer le Canada et les régions voisines à Tabsolutisme français, au fanatisme anglais.

Le système iroquois fit l'aflmiration des jésuites, qui l'observèrent avec désintéressement : « C'est par leur politique subtile, dit le P. Lafitau, qu'ils (les Iroquois) ont pris un tel ascendant sur les autres nations, divisé et maîtrisé les plus courageuses, qu'ils sont devenus la ter- reur de leurs voisins, et ont su garder une pacifique neu- tralité entre les Français et les Anglais, courtisés et re- doutés de tous deux. »

La plupart des historiens du Canada s'accordent sur

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

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ce point que la puissance militaire des Iroquois reposait Ijuoins sur le nombre et la valeur de leurs guerrière, que sur leur organisation civile. Ce peuple, individuel- lement indomptable, était capable d'une si grande dis- cipline que pour les décisions de leurs conseils, l'unani- [mité était jugée nécessaire et s'obtenait presque toujours. Im. Parkman prononce à propos des Iroquois le nom de Sparte, et il fout convenir que nul autre peuple n'est ar- i rivé à unir à ce point « l'existence individuelle et la vie nationale », à se servir également de la valeur et de l'ab- négation personnelle.

Leur organisation militaire n'avait rien de spécial : tout chef, même secondaire, pouvait lever une expédi- tion ; l'accompagnait qui voulait. Dans les grandes occa- sions seulement, la ligue se mettait en mouvement, con- certant une action commune, enveloppant l'ennemi. LIroquois, qui luttait avec désavantage contre l'Euro- péen en rase campagne , était dans les bois un adver- saire redoutable, à peu près invincible. ._

Malgré les pertes constantes qu'ils faisaient à la guerre, la population se maintint toujours au même niveau, grâce à l'adoption des prisonniers; vers l'époque de la découverte , ils étaient représentés par un ensemble de 10 à 12,000 individus, pouvant fournir de 2 à 3,000 guer- rière. ■ ^

Si l'intrusion des blancs ne les avait arrêtés , il est pro- bable que les Iroquois fussent parvenus à l'hégémonie de tout le pajs compris sous le nom de Bas-Canada et de Nouvelle- Angleterre. Seraient-ils sortis de l'état sauvage? cela est peu probable : t Les traits même qui élèvent cette race au-dessus des races serviles et abâtardies la rendent antipathique au genre de civilisation que celles-ci, leurs

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

inférieures à d'autres titres, peuvent adopter. Un esprit d'indépendance intraitable, l'orgueil qui lui défend l'i- mitation , premier jalon de l'éducation , ne contribuent que trop à encourager cette léthargie morale dont pres- que aucun effort n'a encore réussi à le tirer. »

CHAPITRE II.

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La découverte. Norvégiens. Nonn2nd8. Le Dieppois Cousin. La morue. Verazzano. Jacques Cartier, ses voyagea et ses découverfea. Le Saint-Laurent. Relations avec les Indiens. Le chef Donnacona. La ville d'Hochelaga, Le Mont-SoyaL Dernier voyage. Roberval. L'île de la Demoiselle.

Non seulement la colonisation , mais la découverte de l'Amérique a parfois été revendiquée par la France , si tant est que l'Amérique ait jamais été découverte, car aussi loin que Ton remonte dans l'histoire, on voit qu'il existait de;j relations entre l'Ancien et le Nouveau Monde.

Le Groenland fut très anciennement colonisé par les Norvégiens, qui, de l'Irlande, touchaient presque à cette terre, alors fertile et verdoyante, comme l'indique son nom, ierre verte. D'après une saga, le christianisme fut porté dans ct; pays par Lief, fils d'Éric le Rouge, qui, le premier, fouia le sol américain. En 1002 , le Groenland avait une église; en 1120, un évêque; en 1126, une ca- thédrale s'élève à Gardar. Lief, raconte M. Hayes, qui analyse les sagas, visita le Labrador, Terre-Neuve, la Nouvelle-Ecosse, descendit jusqu'au cap Cod, dans le Massachusetts. Depuis cette époque jusqu'à la fin du quatorzième siècle, date de la ruine du Groenland, il y

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

eut de constantes relations, par l'Islande, entre l'Europe et l'Amérique. On croit que Christophe Colomb visita l'Is- lande vers 1477; il put y recueillir la tradition de l'exis- tence d'une vaste contrée située vers l'ouest.

Quoi qu'il en soit, quatre ans avant Colomb, un Diep- pois du nom de Cousin fut poussé par les vents jusqu'à l'embouchure du Saint-Laurent; à son bord se trouvait un marin nommé Pinçon ou Pinson (prononciation que rend l'orthographe espagnole Pinzon) , qu'il chassa pour inconduite à son retour ; Pinçon passa en Espagne , il connut Colomb, auquel il se joignit dans le voyage de 1492.

Dans la Description des côtes de la mer océane, ma- nuscrit du dix-septième siècle, une autre version du même fait est donnée : le pilote français, qui avait fait le voyage d'Amérique, mourut « chez Coulon » et lui fit, avant d'ex- pirer, part de sa découverte. >., . ' .

Qu'y a-t-il de vrai dans ces traditions, on ne le saura jamais, puisque les archives de Dieppe furent brûlées dans le bombardement de 1694; mais il est avéré que les Normands fréquentaient Terre-Neuve à une époque très ancienne : « De toute mémoire et dès plusieurs siècles, écrit Lescarbot en 1600, nos Dieppois, Malouins, Roche- lois et autres mariniers du Havre de Grâce , de Ronfleur et autres lieux, font les voyages ordinaires en ces païs-là pour la pèche des morues (1). » *

(1) On a prétendu que Cabot trouva en usage au Labrador le mot baccalos ou baccalaos pour désigner la morue, et que ce mot était basque. Cette assertion donnerait une assez grande antiquité aux voyages des Basques en Amérique, mais le mot n'est point bas- que, il est espagnol, il est portugais, il est européen; c'est l'alle- mand kabetjau, le français bacaliau et cabillaud, qui signifie

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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En quittant les hypothèses, si séduisantes soient-elles pour la vanité nationale, on ne trouve point de naviga-

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Fig 8. Caravelle espagnole que montait Christophe Colomb lorsqu'il découvrit rAmérique.

morue verte. Ce mot put être porté en Amérique par les Normands aussi bien que par les Basques, et, malgré sa déformation d'ailleurs logique, Cabot aurait pu y retrouver litalien baccala, qui , à la vé- rité, veut dire morue sèche comme le français bacaliau. 7

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30 LES FRANÇAIS AU CANADA.

teur français parcourant ces régions avant 1506, Denis de Ronfleur entra clans le golfe du Saint-Laurent. En 1508, Aubert de Dieppe, et, en 1518, le baron de Léry suivirent ses traces, mais sans fruit. Il faut venir, pour avoir des renseignements sérieux, au Florentin Veraz- zano, qui fut commlssionné par le roi François I''. 11 aborda en 1524 à la Caroline du Nord, sur la caravelle le Dauphin, épave d'une flottille de quatre navires, fut bien reçu par les Indiens, longea les côtes du Maryland, de la Virginie, de Long-Island, débarqua à Newport il fit quelque séjour, gagna le Maine, Terre-Neuve, puis la France, et, le 8 juillet, il adressait au roi la plus an- cienne description connue de l'Amérique du Nord. Ve- razzano promettait des merveilles; on parla de mines de métaux précieux, de commerce, puis, au milieu des revers, la lointaine contrée fut oubliée et l'explorateur florentin tué au cours d'un second voyage, entrepris, croit-on, pour le compte d'Henri VIII, roi d'Angleterre.

François P' oubliait ses projets d'outre-mer; son fa- vori, Brion-Chabot, devenu grand amiral de France, s'en souvint pour lui et en confia l'exécution au Malouin Jac- ques Cartier. Le premier voyage du hardi navigateur n'eut guère d'autre résultat que d'é\eiller la curiosité et le désir d'aller plus loin. Parti de Saint-Malo le 20 avril 1534, il s'était avancé jusqu'à Anticosti, sur le Saint- Laurent, et avait revenir presque aussitôt, repoussé par les terribles tempêtes de ces parages.

Néanmoins, comme l'on croyait que la vaste embou- chure du Saint-Laurent était, non pas un fleuve, mais un détroit qui reliait l'Océan aux mers de Chine, une seconde expédition fut aussitôt décidée. En même temps que cette imagination d'arriver aux Indes par cette voie

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nouvelle, un autre mobile excitait les esprits, l'espoir de gagner à la foi catholique des peuples sauvages, de compenser ainsi les pertes infligées à l'Église par l'hé- résie de Luther et de Cahin; c'est cette idée, jointe à un instinctif besoin d'expansion et de nouveauté, qui inspire

Fig. 9. Caravelle française; Urée des Œuvret de Deveaux, pilote du Havre.

Ms. do XTi* siècle.

la plupart des grands vojageurs du seizième siècle. Au- tant que des explorateurs, Cartier, Champlain, de ]\Ionts, Poutraincourt et tant d'autres furent des missionnaires ; on a vu encore de nos jours le plus grand voyageur du siècle, Livingstone, obéir .. un esprit analogue de pro- sélytisme, et rarement un homme qui se jette dans l'in- connu des voyages en terre vierge fut un sceptique.

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Le pays Cartier aborda pour la seconde fois dans l'été de 1535 n'avait pas encore de nom bien déterminé. Le Spéculum orbis terrarum (1593) de Cornélius ap- pelle Nouvelle-France toute l'Amérique du Nord, du pôle au Mexique; d'aucuns comprenaient sous le nom de Canada tout le pays situé sur les deux rives du Saint- Laurent; d'autres le bornaient à un district s'étendant au nord du Saguenay. Il est hors de doute que le mot Canada est d'origine indienne; dans le vocabulaire de la langue d'Hochelaga, qui fait suite au récit du voyage de Cartier, il est donné avec la signification de « ville ou village », et ce sens est le même dans la plupart des dialectes iroquois (1). '

Cartier nomme le Saint-Laurent « la rivière d'Hoche- laga » et réserve ce nom de Saint-Laurent à une baie qui s'ouvre en face de l'île d'Anticosti. C'est qu'il avait abordé à son second voyage, après avoir côtoyé le La- brador. Ayant aperçu l'embouchure du sombre et froid Saguenay, doublé heureusement le cap Tourmente, il s'arrêta à l'ile d'Orléans (qu'il appelle l'île Bacchus), y jeta l'ancre et commença d'entrer en relation avec les naturels. Le grand chef Donnacona vint le voir, et peu de jours après, remontant la rivière Saint-Charles (en ce temps Sainte-Croix), Cartier lui rendait sa visite au hameau de Stadaconé. Mais ni Stadaconé n'était une mé- tropole, ni Donnacona un chef bien puissant, et Cartier, entendant parler d'une importante cité, située à quelques

(1) On a dit que le Canada devait son nom à des Espagnols, qui. l'ayant exploré sans y trouver de mines d'or, l'auraient quitté en disant : Aca nada, « ici rien ». Il faut se défier des étymologies fa- ciles ; d'ailleurs, à aucun moment on ne voit d'explorateurs espa- gnols dans cette région.

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jours de canot et plus haut sur le fleuve, Hoclielaga, résolut de s'y rendre, malgré les efl'orts des Indiens et de leur chef à le détourner d'un tel projet.

Les vaisseaux demeurés à l'ancre à. l'embouchure du Saint-Charles, il partit sur un petit galion de 40 tonnes et deux barques, avec cinquante marins, parmi lesquels se trouvaient la Pommeraye, Pontbriand et quelques autres gentilshommes.

Au commencement d'octobre, l'expédition arrivait ù Ilochelaga, la ville indienne qui dressait ses cases en- ceintes de palissades à peu près à l'endroit s'élève maintenant Montréal. « Un square public, dit Parkman, occupait le centre de la ville ; Cartier s'y arrêta avec ses compagnons, pendant que, de toutes les huttes d'alen- tour, sortait une troupe de femmes, jeunes et vieilles, criant de surprise, touchant la figure, la barbe des visi- teurs inconnus, et tendant leurs marmots pour être em- brassés à leur tour par ces merveilleux étrangers aux longues moustaches, au menton orné de barbe, portant l'arquebuse, le casque, la cuirasse étincelante, et à l'ap- parition desquels la foule ravie se demandait s'ils étaient des dieux ou des hommes. »

Après les femmes, les guerriers s'avancèrent, s'assi- rent en cercle autour des Français, qui semblaient venus exprès pour amuser ces- grands enfants, se donner en spectacle « comme si nous eussions voulu jouer un mys- tère », dit Cartier dans son récit. Puis on apporta, sur une peau de daim, le chef, qui était malade et suppliait par des gestes Cartier de toucher ses membres paralysés. Fort embarrassé, craignant de perdre son prestige, Cartier, dans la naïveté de sa foi, se résolut à réciter un passage de l'Evangile selon saint Jean, qui se dit, en effet, dans ces

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LES FRAN( AÏS AU CANADA.

occasions, puis la Passion, et l'assistance écoutait, re- cueillie, ou du moins ou silence, ces monotones prières auxquelles elle n'entendait rien. En attendant la guérison, Cartier distribua des présents, prit congé et s'éloigna au son des trompettes, ce qui étonna l'assemblée au plus haut point.

Après être monté, avec un guide indien jusqu'au som ment de la montagne Hochelaga qu'il appela Mont-RoycU, d'où Montréal, Cartier se rembarqua pour regagner Sta- daconé, sur les bords du Saint-Charles, où, en son absence, ses compagnons avaient élevé un petit fort en palissades.

L'hivernage fut pénible, et au froid venait s'ajouter le scorbut. Presque tous en furent atteints et vingt-cinq hommes périrent coup sur coup. Le sol étant trop dur, on enterrait les morts dans la neige. Puis on craignait les Indiens, qui pouvaient venir en pillards priver les survi- vants de leur peu de lessources. Mais, au contraire, ce fut de ce côté que Cartier trouva le salut. Un Indien lui indiqua un remède contre le scorbut, Tinfusion des feuilles d'un arbre nommé ameda ou anneda; les Français en essayèrent et recouvrèrent bientôt quelque peu de santé et de forces.

Dès la débâcle, on songea au retour. Donnacona et deux autres chefs furent attirés dans une embuscade et captivés comme spécimens des habitants du pa3-s, puis, la croix fleurdelisée ayant été plantée dans le sol en si- gne de prise de possession, on mit à la voile. Cartier rentrait dans le port de Saint-Malo le 16 juillet 1536.

Que rapportait-il ? Rien, en somme, que des renseigne- ments assez décourageants : il ne pouvait être question ni d'avantages commerciaux ni de profits de pèche. Car- tier n'avait parcouru qu'un pays glacé huit mois par an, f

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peuple (Je quelques sauvages : voilà ce qui se rôpéta à la cour et, Chabot ayant été disgracié, la Nouvelle-France allait se trouver sans aucun défenseur, lorsque se pré- senta Jean- François de la Roque, sieur de Uoberval, gentilhomme picard.

Ce Robenal, qui avait quelque situation dans sa pro- vince, fut le premier de ces Picards qui devaient, quelques années plus tard, émigrer si nombreux en Acadie et que le poète américain Longfellow a pris pour des Normands dans son Évanyéline. Il obtint une commission qui le fai- sait vice-roi et lieutenant général du Canada, Hochelaga, Saguenay, Terre-Neuve, Belle-Isle, Carpunt, Labrador, la Grand'Baie, Baccalaos, seigneur de Norerabéga, nom indien du territoire situé au sud du Saint-Laurent. A cette poudre aux yeux des subsides s'ajoutaient heureu- sement, et cinq navires furent équipés, dont Cartier reçut le commandement. Le but de l'entreprise était surtout la conversion des Indiens, « gens ignorant Dieu et sans usage de leur raison ; mais il est également fait men- tion des profits positifs dont le roi devait recevoir un tiers, les chefs de l'entreprise un autre tiers, le reste étant jugé suffisant à coumr les frais de l'entreprise.

Malgré quelques objections du gouvernement espagnol, qui prenait de l'ombrage à ces préparatifs menés à grand bruit, l'avant-garde de l'expédition mit à la voile h* 23 mai 1541, sous les ordres de Cartier.

La route suivie fut la même qu'au précédent voyage ; on jeta l'ancre dans cette même baie de Saint-Charles. Don- nacona était mort, il fallut l'avouer aux Indiens; mais, ajouta Cartier, « ses compagnons se sont mariés en France et vivent comme de grands seigneurs. » Il n'est pas cer- tain que ce mensonge politique ait convaincu les sau-

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vages. Remontant le Saint-Laurent, il débarqua à Fem- boucliure de la rivière du cap Houge, attiré peut-être par le quartz pailleté de jaune que les aventuriers prenaient pour de l'or, et par les cristaux de roche qu'ils s'imagi- naient être de purs diamants. Ces richesses chimériques n'étaient, en tout cas, d'aucun prix immédiat, et il fallut bientôt se livrer à la pêche pour suppléer aux vivres qui manquaient ; lorsque Roberval entra dans la baie de Saint- Jean, le 8 juin suivant, grande fut sa surprise en recon- naissant l'équipage de Cartier parmi les nombreux ba- teaux de pêche à l'ancre.

En sa qualité de vice-roi de la Xouvelle-France Ro- berval ordonna à son lieutenant de rejoindre le Canada, mais celui-ci, humilié sans doute detre le second dans un pays il avait deux fois commandé en maître, se déroba et revint directement en France. Cartier se retira dans son domaine de Limoilou, près de Saint-Malo, et c'est qu'il termina ses jours.

Roberval, poursuivant sa route, se dirigea vers les passes de l'île des Démons, et ici se place un curieux in- cident dont nous empruntons le récit à l'auteur des Pionniers franmis; lui-même nous en donne pour ga- rant un manuscrit inédit de 1586 et la Cosmotjraphie de Thevet (1575). « La compagnie du vice-roi se composait d'éléments très divers : nobles, officiers, marins, aventu- riers, et même femmes et enfants, parmi lesquels se trouvait une nièce de Roberval, du nom de Marguerite. Sur le même vaisseau s'était embarqué, pour l'amour d'elle, un jeune gentilhomme. Sa passion était si ouverte- ment partagée que Roberval, exaspéré du scandale que causaient, à son sens, les deux jeunes gens, fit jeter lan cre près de l'île hantée, et y débarqua la coupable avec

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sa nourrice normande, leur laissant des arquebuses et des munitions pour se défendre. Le jeune homme se jeta :i la mer pour rejoindre sa fiancée, avec un surcroît de provisions: le vaisseau remit à la voile et disparut. Les malheureux abandonnés n'eurent plus à compter que sur eux et sur la miséricorde de Dieu qu'ils iniploraient, re- pentants de leurs fautes. Les Démons, maîtres de l'île, les assiégeaient jour et nuit, cherchant î\ forcer la frêle ca- bane qu'ils s'étaient construite; mais la sainte Viei^e et les saints les cou\Taient de leur protection, et opposaient une invincible barrière aux monstres hideux, hurlant de fureur à la porte de la demeure rustique. La pauvre Marguerite devint mère ; le jeune homme mourut bientôt de chagrin, Tenfant et la vieille nourrice le suivirent, et l'infortunée resta seule. Son courage et sa raison ne fail- lirent point; elle tirait des coups de fusil sur les Démons et tua trois ours blancs. vs ,

« Deux ans et demi s'étaient écoulés lorsqu'un équi- page de pécheurs, passant dans ces parages, aperçut une colonne de fumée s'élevant de l'île maudite. Ils hési- taient ^ s'en approcher, lorsqu'ils reconnurent sur le rivage une forme féminine, faisant des signaux de dé- tresse. C'est ainsi que Marguerite fut recueillie et rendue à son pays natal, où, quelques années après, le cosmo- graphe Thevet la vit, à Nontron dans le Périgord, et y entendit ce récit extraordinaire de sa propre bouche. » Il faut qu'il y ait quelque vérité dans cette légende, car Jean Alphonse, le pilote de Roberval, appelle cette île, dans son Routier, l'île de îa Demoiselle.

Cependant, Roberval avait continué sa route et alla jeter l'ancre à la hauteur du cap Rouge. Il y fit élever un fort, tout autour duquel se groupèrent les émigrants, mais la

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même imprévoyance se manifestait que dans les précé- dentes entreprises. Les magasins construits, on n'eut pas de provisions à y mettre à l'abri ; il y avait un moulin et pas de blé, un four et pas de farine. II fallut acheter fort cher de maigres vivres aux Indiens, qui n'en avaient guère; l'hiver, qui fut misérable, enleva plus d'un tiers de la petite colonie ; le reste ne fut sauvé que grâce à la sévérité de Roberval, à la discipline impitoyable qu'il sut maintenir parmi les émigrants aussi bien que parmi les soldats; des femmes mêmes furent fusillées et le même jour vit pendre six soldats pour une peccadille. _ Comment se termina l'expédition? Des documents précis manquent pour résoudre cette question, mais il est certain qu'elle eut le sort des précédentes, c'est-à-dire un résultat totalement négatif. Quant à Roberval, il ne devait pas revoir sa vice- royauté. A son retour en Fi-ance, il fut tué de nuit, à Paris, près du Charnier des Innocents.

« Avec lui, conclut notre historien, s'achève le pré- lude du drame de la Nouvelle-France. Les guerres reli- gieuses qui allaient désoler l'Europe devaient avoir leur sanglant contre-coup pour les infortunés colons de la Floride; mais pendant près d'un demi-siècle le futur Canada restera encore désert. Enfin l'esprit d'entreprise, de découverte, le génie commercial s'éveillera, et les efforts catholiques, les secondant puissamment, ouvriront la nouvelle période que nous allons aborder. *

CHAPITRE m.

Samuel de Champlain. Premiers voyagea. De Monts et f ontgravé. Tadoussac et Québec en 1613. La famine chez les Algonquins. Expé- dition contre les Iroqnois. Le lac Champlain. Bataille. Nouveau voyage. Montréal. Les rapides de Saint-Louis. Protectorat du prince de Condé.

Au commencement du mois de juin 1G03, un navire français, chargé d'hommes et d'approvisionnements, parti de Honfleur le 13 avril précédent, arrivait en vue de Tadoussac ; son commandant, qui ne voyait point ces pa- rages pour la première fois, se nommait Samuel de Champlain. .; : -

.Même en un siècle d'aventures et d'aventuriers, peu de vies avaient déjà été aussi accidentées que celle de Champlain.

en 1567, à Brouage, petit fort voisin deRochefort, capitaine de la marine royale, estimé du roi Henri IV qui lui faisait une pension particulière, il n'avail pu supporter l'inactivité de la pai.x. Delà lui vint le désir de visiter les Indes orientales et, comme les Français n'avaient que de rares relations avec le Nouveau Monde , il passa en Es- pagne. Un de ses oncles, devenu pilote général de la marine espagnole, lui obtint le commandement d'un des vaisseaux prêts à partir pour les Indes sous le comman- dement de don Francisco Colombo. Il passa deu.x ans

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aux Indes, fit le voyage par terre de la Vera-Cruz à Mexico et à Panama, et conçut le projet d'un canal séparant les deux continents. « L'on accourcirait ainsi, dit-il lui- même dans son journal , le voyage aux mers du Sud de plus de 1,500 lieues, et depuis Panama jusqu'au détroit de Magellan ce serait une île, et de Panama aux Terres- Neuves, une autre île. »

Revenu en France, Champlain se mit bientôt en quête d'une aventure nouvelle et s'engagea à la suite de Chastes, l'ami d'Henri IV, qui venait de reprendre les projets de Roberval. Chastes obtint aisément des lettres patentes, et pour faire taire la jalousie des marchands malouins et dieppois, qui faisaient en Nouvelle-France un grand commerce de fourrures et de bois de charpente, il les associa à son entreprise. Dans une précédente expédition, le marquis de La Roche avait soulïert de ces rivalités d'intérêt que Chastes voulait éviter; aussi ce dernier choisit-il, pour organiser le convoi, M. de Pontgravé, de Saint-Malo, qui connaissait le pays et avait tenté d'y accaparer le commerce des fourrures, associé avec le ca- pitaine Chauvin, de la marine royale. Champlain reçut le commandement de l'expédition (1G03).

Ce premier voyage au Canada du grand explorateur se termina assez brusquement devant les rapides de Saint-Louis, qu'il essaya en vain de remonter. A son re- tour. Chastes était mort, mais Pierre du Guast, sieur de Monts, venait de se substituer à lui et d'obtenir le droit décoloniser l'Acadie (1).

(1) Ce mot, d origine indienne, vient du mot aquoddie, sorte de morue, qui a donné ianglais cod; le nom de la baie de Passamo- quoddy contient le même mot.

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Le nom de Champlain est étroitement associé au sou- \enir de cette première tentative de colonisation aca- dienne, mais ce ne fut qu'une tentative, la plus heureuse cependant qu'avait encore vue la Nouvelle-France. Pen- dant que de Monts et Poutraincourt voyageaient entre la baie Sainte-Croix et la France, Lescarbot, le narrateur de l'expédition, gardait le fort et Champlain explorait le pays. Sainte-Croix fut d'abord abandonné, puis le nouvel établissement de Port-Royal, Lescarbot avait commencé des essais de culture : les ressources manquaient. Cham- plain rentra en France en octobre 1G07 : ce fut donc moins d'un an plus tard qu'il reprenait pour la troisième fois le chemin de la Nouvelle-P'rance, se dirigeant cette fois vers le Saint-Laurent, région dont il devait être le véritable pionnier. ^

Champlain, homme simple, d'une culture presque nulle, esprit tout primesautier, crédule, d'une foi naïve," est de la race des grands explorateurs, plus pareil à un Livings- tone qu'à un Fernand Cortès, doué pourtant d'une cer- taine perspicacité politique, capable de se servir des Indiens, d'utiliser leurs querelles de race, au lieu de les combattre tous aveuglément, comme firent les Anglais. Dans cette expédition dirigée par de Monts, Champlain et Pontgravé s'étaient partagé la tâche. Il s'agissait prin- cipalement de faire du commerce, et Pontgravé était parti en avant avec les objets d'échange, au moyen des- quels on acquérait les provisions de fourrures faites durant l'hiver par les Indiens. Champlain, chargé de surveiller l'établissement des postes, d'entreprendre les explorations, s'embarqua huit jours plus tard. Lorsqu'il

arriva en vue de Tadoussac, Pontgravé était aux prises avec des pêcheurs basques, qui refusaient de reconnaître

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la valeur des lettres patentes royales établissant le pri- vilège de de Monts au commerce exclusif dans ces pa- rages, et qui résistaient par la force à toutes les tentatives de confiscation. Les Basques étaient en nombre, bien armés : Cliamplain donna une première preuve de son jugement en déconseillant d'employer la force; on fit la paix, on convint d'en référer aux tribunaux français, et les Basques purent continuer la pêche de la baleine. « Longtemps, dit M. Parkman, le port de Tadoussac fut le centre du commerce canadien ; la civilisation n'a rien diminué du sauvage aspect des montagnes arides qui entourent la baie : à travers des fissures granitiques, desquelles s'échappent les sombres eaux du Saguenay baignant les racines des bouleaux et des sapins, le lac aux ondes immobiles reflète leurs ombres et grandit, dans son miroir ardoisé, les précipices, les rocs et la forêt que virent Champlain et ses compagnons. »

Au-dessus de la baie, d'après le plan du port de Ta- doussac dressé par Champlain (1613), on trouvait un campement de ces Algonquins que les Français n'appe- laient autrement que Montagnais. Ces Indiens, qui vi- vaient de la chasse, vendaient aux Français des peaux d'ours, de lynx, de renard, de castor, de loutre et de martre, et servaient aussi d'intermédiaires obligés entre les trafiquants et les peuplades de l'intérieur; le commerce (lu pays est encore le même aujourd'hui.

Pontgravé, en paix du côté des Basques, commença ses opérations de trafic , pendant que Champlain, selon le plan de l'expédition , allait entamer l'exploration du pays, à peine eflleurée par les voyageurs précédents.

On ne pouvait s'établir dans la désolation de Tadous- sac; ce fut plus au sud, au lieu s'étend maintenant

LES FRANÇAIS AU CANADA. 4&

Québec, que Champlain fit élever les premières construc- tions en bois, sur l'emplacement actuel de la place du marché de la ville basse. Champlain, d'une main inexpéri- mentée, mais sévèrement fidèle, nous a conservé la vue du Québec primitif, et nous pouvons nous le représenter

Fig. 11. Castors au travail.

ceint d'une muraille de bois et d'un fossé, composé de trois corps de logis et d'un pigeonnier, défendu par quel- ques canons balayant la rivière. Les terrains environnants avaient été convertis en jardin. C'est que , Pontgravé ayant mis à la voile pour rentrer en Franco, Champlain se prépara à prendre ses quartiers d'hiver.

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Le froid se fit sentir, très aigu, dès le mois de no- vembre, et les Français eurent bientôt à souffrir et à voir souffrir autour d'eux. Les Algonquins, pour qui rhiver était un temps périodique de famine, ne man- quèrent pas, mus par l'instinct qui pousse le faible vers le fort, de venir implorer la pitié des étrangers. Un jour, Champlain aperçut, sur l'autre rive du Saint- Laurent, « une bande d'êtres décharnés, semblables à des animaux en quête, pourchassés par la faim. La rivière, couverte de glaçons flottants, ne pouvait être traversée qu'au ris- que de la vie. Pourtant, les Indiens, désespérés, hasar- dèrent la tentative; mais, au milieu du fleuve, les masses flottantes broyèrent leurs frêles embarcations. Agiles comme des chats sauvages, ils sautèrent tous sur un banc de glace, les squaws portant les enfants sur leurs épaules; fait d'adresse qui surprit Champlain, d'autant plus qu'il voyait leur état de dénuement et d'exténua- tion. Heureusement pour eux, d'autres glaçons vinrent se souder au bloc principal qui les portait et les poussa vers la rive du nord, où, débarquant, ils atteignirent le fort et montrèrent l'horrible état de squelette auquel ils étaient réduits. Les Français leur donnèrent des ali- ments, qu'ils dévorèrent avec frénésie, puis, inassouvis, ces malheureux tombèrent sur un chien mort, laissé dans la neige deux mois auparavant pour servir d'appât aux renards; ils dépecèrent cette charogne, malgré les efforts qu'on fit pour îa leur arracher. »

Ces navrants épisodes se renouvelaient assez fréquem- ment, et du moins Champlain y trouvait l'occasion de s'attacher les Indiens, de se faire parmi ces malheureux un renom d'homme providentiel. Les heures de solitude étaient longues, pénibles;, à peine si, pour toute »distrac-

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tion, on avait la ressource de tendre des pièges aux renards et aux martres. Vers la fin de l'hivernage, la santé de la petite troupe, qui s'était maintenue, tout à coup se gâta, et à un tel point, que des vingt-huit hommes laissés par Pontgravé, huit seulement survécu- rent au scorbut.

Enfin, l'aube du printemps apparut, et dans le môme temps que l'herbe nouvelle remplaçait la neige, une voile surgissait derrière la pointe d'Orléans. Pontgravé, arrivé à Tadoussac, envoyait son gendre Marais secourir Champlain. On convint que Pontgravé garderait Québec, pendant que Champlain allait tenter de pénétrer, à la suite des Indiens, dans l'intérieur du pays.

Un chef algonquin des bords de l'Ottawa était venu demander à Champlain son alliance contre les ennemis séculaires des Algonquins et des Hurons, les Iroquois. Champlain accepta. On ne comprend pas bien tout d'abord dans quel but il se joignait ainsi aux misérables adver- saires des Cinq Nations; n'était-il pas désavantageux pour les Français de s'aliéner la puissante confédération qui tenait en échec toutes les autres tribus de cette ré- gion de l'Amérique? Peut-être voulait-il user les plus forts à l'aide des plus faibles? Toutefois, le plan de Cliamplain n'apparaît pas d'une façon très claire, et jusqu'à la fin la domination française eut à se défendre contrôles Iroquois.

*

Le jour fixé pour le départ étant arrivé, Champlain, sans attendre ses alliés de l'Ottawa, accompagné seulement de quelques guides montagnais, se mit en route ; il les rencontra, d'ailleurs, à une petite distance de Québec, llurons et Algonquins, presque aucun d'eux n'avait en- core vu un blanc, et l'étonnement que leur causa l'aspect

48 LES FRANÇAIS AU CANADA.

de ces hommes tout habillés de fer fut tel qu'ils sem- blèrent pour un instant frappés de mutisme. La fami- liarité, néanmoins, succéda bientôt à cet excès d'admi- ration, car rindien, tout comme un enfant, est timide et hardi à la fois. Après les cérémonies de l'hospitalité, discours, calumets, festins, danses guerrières, on se mit en route. Les Français étaient au nombre de onze, parmi lesquels Marais et le pilote La Routte; on remon- tait le neuve sur une chaloupe, qui paraissait un navire d'importance au milieu des Irêles et légers canots d'é-

.v/ corce des Indiens.

"f«^>'ièi Entre Québec et Montréal, on s'engagea dans la rivière des Iroquois, depuis baptisée de plusieurs noms euro- péen!^ puis on fit halte pour un campement de deux jours sur l'emplacement actuel de la ville de Sorel. La plu- part des alliés ne devaient pas aller plus loin; à la suite d'une querelle, plus de la moitié d'entre eux abandonna

L Champlain. Ce fut donc avec un assez faible contingent

que les Français poursuivirent leur exploration. Bientôt les rapides, se multipliant de plus en plus, entravèrent la navigation de la chaloupe ; les Indiens lui avaient ce- pendant affirmé qu'elle passerait sans obstacle. A son grand désappointement, il dut la renvoyer à Québec, avec tout l'équipage, sous la conduite de Marais. Deux hommes s'étant ofierts à l'accompagner au milieu des périls inconnus qu'il allait affronter, il les garda, et tous trois prirent place dans les canots. Quand il y . avait des rapides infranchissables même pour les in- digènes, ceux-ci chargeaient leurs barques sur leurs épaules et, à la file indienne, on s'engageait sous bois; il y avait vingt-quatre canots et soixante guerriers, qui marchaient en trois groupes, l 'avant-garde , le corps

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principal, un corps volant qui pourvoyait par la chasse à la subsistance de la petite armée. Le soir, ils s'arrê- taient, se construisaient des abris d'écorc^ entourés d'une

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Kig. 1-2. Indiens chargeant sur leurs épaules les canots en écorce de bouleau.

palissade et, après une courte reconnaissance, s'endor- maient sans placer de sentinelles.

Bientôt on entra dans ce grand lac qui devait prendre et garder le nom de Champlain; la flottille le traversa

50 LES FRANÇAIS AU CANADA.

dans sa longueur et s engagea dans le lac Geoi^ges jus- qu'à Ticonderoga. De là, on devait prendre à dos les canots et gagner la rivière d'Hudson, mais les Iroquois venant au-devant de feurs ennemis, l'expédition ne dé- passa pas Crown-Point. Un soir, quelque temps après le coucher du soleil, Champlain aperçut une flottille qui venait en sens inverse ; c'étaient les Iroquois sur leur canots d'écorce d'orme. Ils débarquèi^ent et se forti- fièrent, tandis que les alliés passaient la nuit sur le lac. Ceux-ci prirent terre le lendemain matin, sans oppo- sition de la pai-t de l'ennemi, vers lequel ils s'avancè- rent à grands cris, dissimulant les Français dans leurs rangs. Aux premiers coups d'arquebuse, un des chefs iroquois tomba mort, un autre tomba blessé dans la broussaille; « alors éclatèrent des hurlements qui eussent assourdi le roulement de la foudre, dit Champlain, et le lx)is se remplit du sifflement des flèches. Pendant un instant, les Iroquois soutinrent bravement le feu en dé- cochant leurs flèches, mais lorsque les coups d-arque- buse se succédèrent sur les flancs, ils se débandèrent, en proie à une insurmontable terreur. »

Les Iroquois avaient laissé quelques prisonniers; ce fut l'occupation de la nuit suivante que de les torturer, de les scalper, de les larder de pointes rougies au feu. Cependant Champlain eut assez d'influenc '"•ir qu'on lui permît d'abréger les soufi'rances dp" acs d'une

balle qu'il leur envoya dans la têtr alliés revin-

rent avec Champlain jusqu'à la rivière js Iroquois, puis l'abandonnèrent à la garde des Montagnais, avec lesquels il regagna Québec, étant descendu dans l'intérieur du continent plus loin qu'aucun autre Européen.

Après cette expédition, les Français, versant pour

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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la première fois le sang indien, venaient d'amasser contre eux une terrible haine, Champlain retourna en France, avec Pontgravé, laissant Québec au commandement de Pierre Chauvin (octobre 1G09).

Fig. 13. Lac Georges.

De Monts, désespérant d'obtenir le renouvellement de son privilège, n'en résolut pas moins de continuer l'en- treprise à ses risques et périls. Henri IV, pourtant, avait été amusé par les récits de Champlain ; mais au- tour du roi, il y avait des intrigues, il y a^'ait les plaintes

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des trafiquants normands et bretons, qui n'avaient pas été associés à la Compagnie formée par de Monts. Vouloir coloniser le Canada sans quelques privilèges de nature à couvrir les frais des expéditions, c'était tenter une hardie aventure. Champlain, qui n'avait pas à se préoc- cuper des ces questions, ne s'en prépara pas moins, sitôt de retour en Nouvelle-France (1610), à i éprendre le cours de ses explorations.

Malheureusement, cette nouvelle campagne fut peu féconde, toute absorbée par une inutile expédition contre les Iroquois. Les alliés, Montagnais, Algonquins et Hu- rons, furent encore une fois vainqueurs de leurs enne- mis, grâce aux Français, mais Champlain n'eut pas le loisir de profiter de la victoire. Il aurait pu, après cet immense service rendu aux alliés d'avoir découragé l'insolence de leurs mortels ennemis, exiger une escorte qui le fît pénétrer plus aA ant dans l'intérieur du conti- nent. Au contraire, effrayé par la nouvelle de l'assas- sinat du roi que lui apportait un navii-e venant de Brouage, il remit à la voile et rentra en France, laissant les tra- fiquants libres de se livrer à un commerce désormais li- cite, puisque le privilège de la Compagnie n'avait pas été renouvelé.

A yon troisième retour à Tadoussac, le 13 mai IGll, Champlain essaya d'utiliser au profit de de Monts ses rela- tions avec les Indiens, qui avaient en lui la plus absolue confiance, et il se rendit ù Montréal, l'un des grands centres du commerce d'échange indigène. L'endroit il établit s»;»n poste, qu'il nomma Place Royale, est aujourd'hui occupé, dans la ville de Montréal, par l'hôpital des Sœurs- Grises; il le protégea, du côté de la rivière par un rem- part en briques cuites sur place, destiné encore à me-

Fig. Jl. Le poteau de la lorlure.

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surer la force de pression de la débâcle du printemps.

Les Indiens arrivèrent, chargés de fourrures, et tout d'abord les Hurons. Mais effrayés par une fusillade dont on les salua , choqués des manières avides de la bande d'aventuriers qui suivait la petite armée française, ils ne tardèrent pas à s'enfuir et à mettre les rapides du lac SaintrLouis entre eux et les trafiquants. Champlain, pour aller les voir, descendit les rapides à la mode in- dienne, à genoux dans un canot d'écorce, non sans une certaine appréhension, confesse-t-il. A la suite de cette excursion , l'on voit l'explorateur, un peu découragé , se rembarquer pour la France.

Là, de Monts lui confia en mains tous ses intérêts, et Champlain, devani cette responsabilité, se mit en quête d'un puissant protecteur. Il le trouva d'abord dans le comte de Soissons, puis, celui-ci mort, dans Henri de Bourbon, premier prince du sang, et le père du grand Condé. C'était, par le fait, la protection royale, en môme temps que la liberté , car le prince ne s'enquit jamais de la Nouvelle-France si ce n'est pour toucher les gratifications que lui attribuait la nouvelle Compagnie, s'étaient coalisés presque tous les gros trafiquants de Normandie et de Bretagne. Seuls, les huguenots de la Rochelle avaient refusé d'entrer dans une association dont un des buts était la conversion des sauvages au catholicisme.

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CHAPITRE IV.

L'imposteur Vignan. Départ de Champlain et de Vignan. Les Nipissings. Le chef Tessouat. Confusion de Vignan. Les premiers missionnaires. e P. le Caron, récollet, chez les Hurons. Les lacs des Allumettes. La messe en pays huron. Chez les Iroquois Sénécas. Défaite des Hurons. Champlain blessé. Champlain arbitre entre les Hurons et les Algonquins. Retour & Québec. •,.,.-

Au cours de Tannée 1612, un aventurier du nom de Nicolas Vignan, qui avait passé un an chez les Algon- quins de rOttawa, faisait un certain bruit à Paris. Il racontait merveilles de son voyage , car, comme le dit Champlain, c'était « le plus impudent menteur qu'on eût pu voir jusqu'à ce jour ». A l'entendre, il avait trouvé, aux sources de l'Ottawa, une grande rivière qu'il avait remontée jusqu'à un océan encore inconnu. C'était cette chimérique traversée de l'Amérique du Nord qui tenait tant à cœur à Champlain. Le récit de Vignan était vrai- semblable et, sitôt de retour au Canada, l'explorateur se mit en campagne, accompagné de Vignan lui-même, dont la présence eût sufî à détourner les soupçons.

Arrivé chez les Ottawas, Champlain leur demanda des guides et des canots pour remonter plus loin, afin de gagner cette région dont parlait Vignan. Plus loin, c'é- tait la tribu des Nipissings. Les guerriers tinrent conseil.

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Sans être ennemis de cette nation qui vivait au nord du lac du même nom, les Ottawas ressentaient du moins à son égard une assez vive jalousie, et ne se souciaient pas de voir les Français entrer en relation avec elle. Le chef Tessouat essaya de dissuader Champlain, de lui faire peur : « Les canots, lui dit-il, vous les aurez, si vous insistez, mais nous nous affligeons en pensant aux difficultés que vous allez rencontrer. Les Nipissings sont de lâches cœurs, de mauvais guerriers, qui nous empoisonnent avec leurs sorcelleries (1). C'est pourquoi nous sommes en mauvais termes avec eux; ils vous tueront aussi. » Les Indiens objectaient encore le danger des rapides, qu'il était dif- ficile de franchir en canot. Champlain montra Vignan : « Ce jeune homme, répliqua-t-il, a fait le voyage dont il est question , et il n'a trouvé aucun des obstacles dont vous parlez. Nicolas , reprit Tessouat , as-tu bien osé dire que tu es allé chez les Nipissings? » L'imposteur resta muet quelques instants, puis il répondit : « Oui , j'ai été chez eux. »

Là-dessus, un cri général sortit de l'assemblée, et leurs petits yeux, enfoncés dans l'orbite, se tournèrent vers lui , étincelants, nous dit Champlain , comme s'ils eussent voulu le déchirer et le manger. « Tu es un grand menteur, repartit le chef Tessouat; tu sais parfai- tement que tu as dormi chaque nuit avec mes enfants et que tu t'es levé chaque matin avec eux; si donc tu as jamais été voir ces peuples, il faut que cela ait été pen- dant ton sommeil! Comment es-tu assez impudent pour mentir ainsi à ton chef et assez méchant pour lui faire

(1) Les Nipissings avaient, en effet, d'après Lallemant, le plus mauvais renom comme magiciens.

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risquer sa vie parmi tant de dangers? Il devrait te tuer et te faire souffrir autant de tourments que nous en fai- sons endurer à nos ennemis. »

Champlain rengagea à répondre, mais il demeurait immobile et silencieux : alors il l'emmena hors de la liutte, le conjurant de lui dire en vérité s'il avait vu cette mer du nord. Vignan le lui affirma avec serment, et Champlain rentra au conseil, répétant que Vignan avait vu la mer. Pour le coup, les exclamations s'élevèrent plus véhémentes encore : « Tu mens ! quel chemin as-tu donc suivi? par quels lacs es-tu passé? qui t'y a con- duit? »

Champlain déroula une carte de ses voyages imagi- naires, dressée par Vignan, mais ce dernier, qui com- mençait à perdre contenance, ne trouva aucune explica- tion à donner. Champlain, fort perplexe, le somma de dire la vérité, ajoutant : « Si vous m'avez trompé, avouez- le, et tout vous sera pardonné; mais si vous persistez, la vérité sera bientôt connue, et alors je vous ferai pendre. »

Vignan se jeta aux pieds de son chef, avoua tout, de- manda pardon et grâce. Champlain , comme il l'avait promis, fut maître de lui : il se borna à chasser loin de lui l'imposteur, moins pour hi punir que pour le sous- traire à la colère des Indiens, qui voulaient le mettre à mort. ■■'■.

L'inutilité de la campagne qui venait d'échouer con- trariait vivement Champlain, et ce fut la tête basse que l'expédition redescendit vers Montréal. On n'a jamais bien su dans quel but Vignan avait échafaudé ses men- songes : il échappa au châtiment, et l'on n'entendit plus parler de lui.

Deux ans après cette aventure, en 1615, les mission-

eO LES FRANÇAIS AU CANADA.

naires firent leur apparition au Canada en la personne des PP. Denis Jaraet, Jean Dolbeau, Joseph le Caron et Pacifique Duplessis, religieux récollets, appelés aussi « franciscains de la stricte observance ». Leur costume, non moins que les cérémonies religieuses qu'ils accom- plirent sitôt leur arrivée, étonnèrent fort les Indiens. Ce fut le P. Dolbeau qui célébra la première messe dite au Canada; les canons du fort et des navires à l'ancre re- tentirent à cette occasion. Les quatre missionnaires se partagèrent la besogne : Dolbeau reçut les Montagnais en partage, le Caron, les Ilurons; provisoirement, Jamet et Duplessis devaient rester à Québec. ' - -''

Pendant que Dolbeau faisait, chez les Algonquins au nord de Tadoussac et du Saguenay, une campagne pé- nible et hardie, qui le mettait en relation avec des bandes d'Esquimaux, le Caron entreprenait un voyage d'un intérêt plus immédiat. Il alla passer quelque temps à Montréal, étudiant leurs mœurs et leur langue, à l'é- poque du grand marché annuel, puis. résolut de suivre une tribu de Hurons et de vivre pendant un hiver sous leurs huttes.

Champlain était venu le rejoindre à Montréal. A peine son arrivée avait-elle été connue des Indiens qu'il était entouré, fêté, mais dans un but intéressé. Les alliés se souvenaient du précieux concours que les Français leur avaient donné en deux occasions différentes, et ils se flattaient de l'obtenir encore : Champlain céda, en effet, à leurs instances, et promit de se joindre à une grande expédition contre les Iroquois. Il redescendit à Québec faire ses préparatifs ; mais à son retour les Indiens, sans l'attendre, avaient décampé : le Caron les accompa- gnait.

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Habitué à ces fugues bizarres d'une race si impres- sionnable, que le mauvais rêve d'un seul d'entre eux suf- fisait à les frapper de panique, Champlain, avec dix In- diens montagnais, l'interprète Etienne Brûlé et un autre Français, s'engagea sur les traces des fugitifs. Son voyage

Fig. 15. Indiens en embuscade.

fut pénible, si l'on en croit le récit de le Caron, qui suivait la même route, à quelques journées d'avance : « Il serait difficile, lit-on dans une de ses lettres, de vous rendre compte combien j'étais las de ramer ainsi tout le jour et de toutes mes forces parmi les Indiens, traversant les rivières maintes fois à gué , au milieu de la vase et sur des roches me coupant les pieds; portant le canot et les

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bagages à travers les bois, afin d'éviter les rapides et des cataractes effrayantes, à demi mort de faim durant ce temps, car nous n'avions rien autre chose à manger qu'un peu de saganiete, mélange de farine de maïs et d'eau, dont on nous donnait une faible part matin et soir. Mais je n'ai pas besoin de vous dire que je ressentis néanmoins de grandes consolations, car, hélas! quand on voit un si grand nombre d'infidèles, et qu'il ne tient qu'à une goutte d'eau pour les rendre enfants de Dieu, on ressent je ne sais quelle ardeur de travailler à leur con- version et d'y sacrifier son repos et sa vie. »

Le Caron et Cliamplain traversèrent les deux lacs des Allumettes, franchirent, sur l'Ottawa, les rapides des Joachims, du Caribou, du Capitaine, arrivèrent au lac Nipissing, les canots purent être remis à flot. Cham- plain passa deux jours parmi ces Indiens, dont Tessouat, le chef Ottawa, lui avait fait un portrait si peu rassurant, et il fut au contraire fort bien reçu : ce ne furent que fêtes et repas, on le régala de poisson, d'ours et de daim. Il se remit en route, entra dans la rivière Française, et bientôt après il approchait du grand lac que les Indiens appelaient « la mer des eaux douces des Hurons ». / C'était un pays fort différent des contrées incultes qu'il avait parcourues jusqu'alors : il était soigneusement cultivé par places, montrait, au milieu des forêts, des étendues de maïs, de citrouilles, de ces soleils ou tour- nesols dont les Indiens exprimaient l'huile pour l'entre- tien de leur chevelure. Dans tous les villages qu'ils tra- versaient, les Français étaient reçus comme des amis ou des dieux : sans manifester aucun étonnement trop vif qui ne convient pas à la gravité indienne, les Hurons les accueillaient « fort amiablement », selon le mot même

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de Champlain. A Carhagouha, il retrouva le Caron, tous deux, mais principalement le missionnaire, assez sur- pris de se rencontrer en pareil lieu, à plus d'un mois de marche de Québec. L'arrivée de Champlain détermina

Fig. IC. Cérémonies avant le départ pour la guerre.

le courageux missionnaire à réaliser un de ses plus vifs désirs, et le 12 août, en présence des Français, des catéchumènes et de la foule des Indiens, il célébra pour la première fois la messe en pays huron. Au lieu de se reposer, et d'ailleurs craignant plutôt

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Tennui que la fatigue, Champlain se mit à explorer les environs de la ville indienne. Le 17 août, après avoir visité cinq villages, qui lui parurent des plus prospères, il arriva à Cahiagué, la capitale huronne, à trois lieues de la rivière Severn, dans le comté moderne d'Onllia. La ville, leur présence causa une jo'e mêlée de beau- coup d'étonnement , se composait d'environ deux cents huttes. Mais la plupart étaient inhabitées d'ordinaire, Cahiagué étant surtout un lieu de concentration, l'endroit se réunissaient les guerriers de la nation avant de partir en campagne.

Les Hurons étaient en fêle ; la nouvelle venait de leur parvenir que les Ériés fourniraient cinq cents guerriers qui se joindraient aux alliés contre l'ennemi commun. On se mit en marche en suivant le lac Simcoé, Etienne Brûlé quitta le gros des troupes pour se porter au-devant des Ériés, entreprise assez téméraire, car il allait avoir à côtoyer le territoire iroquois. -

Du Simcoé, on passa dans la rivière de la Trent, qui mena la flottille indienne au lac Ontario ; elle le traversa et les guerriers débarquèrent à Hungry-Bay. De là, quatre jours de marche les menèrent en vue de la \ille des Sénécas, sur le lac de Canandaigua. Il s'agissait d'en faire le siège, et cela ne laissait pas d'être une entreprise difficile, même pour les Européens, car la ville était en- tourée de hautes palissades et de plus protégée d'un côté par le lac, de l'autre par une rivière qui l'isolait presque entièrement de la terre ferme.

« Nous arrivâmes devant le fort, raconte Champlain, et les sauvages firent quelques escarmouches les uns contre les autres, encore que notre dessein ne fût pas de nous découvrir avant le lendemain. Mais l'impatience

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(le nos sauvages ne le put permettre. Voyant cela, je m'approchai avec le peu d'hommes que j'avais : néan-

Fig. 17. Bataille contre une Iribu d'iudieus. (Tiré des Voyages du sieur Champlain, capitaine ordinaire en la marine; Paris, 1613.)

moins, nous leur montrâmes ce qu'ils n'avaient jamais vu, ni ouï. Car aussitôt qu'ils entendirent les coups

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d'arquebuse et les balles siffler à leurs oreilles, ils se retirèrent proraptement dai:s le fort, emportant leurs morts et leurs blessés. De notre côté, nous nous éloi- gnâmes, mais bien contre mon avis, car ne pas profiter immédiatement de ce succès, celait compromettre le résultat. » -

3IalgTé rindiscipline des Indiens, Champlain mit à leur service toute son industrie. Ce fut d'abord la construc- tion d'une machine de gueiTe, plateforme montée sur quatre pieux, du haut de laquelle les arquebusiers de- vaient pouvoir plonger dans l'intérieur du fort, par-dessus les hautes palissades. On y réussit en moins de quatre heures, dit Champlain, bien que la clôture qu'il fallait dépasser eût plus de trente pieds de haut. Champlain appelle cet ouvrage un cavalier; mais il semble que ce mot soit appliqué, en termes de fortification, à une levée de terre sur laquelle on établirait un canon. « Nous approchâmes, continue-t-il, pour attaquer le village, fai- sant porter notre cavalier par deux cents hommes des plus forts; j'y fis monter trois arquebusiers, bien à cou- vert, par des rebords en bois, des flèches et pierres qui leur pourraient être tirées et jetées. Néanmoins, l'en- nemi ne laissa de lancsr un grand nombre de flèches et quantité de pierres qu'ils jetaient par-dessus leurs palissades, mais enfin la multitude infinie des coups d'arquebuse les contraignirent de dél'^ger et d'aban- donner leurs galeries. »

Mais il était impossible d'obtenir des Indiens la moindre obéissance, de leurs chefs l'exécutiou d'un plan suivi. C'était une horde indisciplinée qui se précipitait contre les palissades, essayait d'y mettre le feu, tirait en l'air des flèches qui retombaient â l'intérieur, au hasard. Fina-

LES FRANÇAIS U CAxNADA.

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lement, après trois heurs de combat, les alliés se reti- rèrent, sous prétexte d'attendre les cinq cents Ériés pour reprendre l'assaut. Champlain avait été blessé de deux coups de flèche, l'un à la jambe, l'autre au ge-

Kig. 18. Flèches iuceudiaires.

nou, et quand les Indiens, découragés, se décidèrent à la retraite, il se trouva incapable de marcher.

Alors, rapporte-t-il, ils se mirent à « faire certains pa- niei*s pour porter les blessés , qui sont mis là-dedans , entassés en un monceau, plies et garrottés de telle façon

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qu'il est impossible de se mouvoir, de même qu'un petit enfant au maillot. Et ce n'est pas sans occasionner aux blessés d'extrêmes douleurs. Je le puis bien dire avec vérité, quant à moi, ayant été porté quelques jours, du- rant lesquels jamais je ne m'étais vu en telle torture. La douleur que j'endurais à cause de la blessure de mon genou n'était rien au prix de celle que je supportais, lié sur le dos d'un de nos sauvages. Cela me fit perdre patience, et, sitôt que j'en eus la force, je sortis de cette prison, ou de cet enfer. »

Les Hurons s'étaient engagés à reconduire les Fran- çais jusqu'à Québec, mais, lorsqu'il s'agit de tenir leur promesse, ils s'y refusèrent. « L'homme à la poitrine d'airain » avait perdu de son prestige ; s'il n'avait pas été vaincu, il avait manqué à vaincre. Champlaii» se ré- signa à passer l'hiver chez les Hurons, dans la hutte du chef Darontal, qui lui offrit l'hospitalité. L'hivernage fut rude, mais non pas sans intérêt. Champlain suivait les chasses des Indiens, faisant grand carnage avec son arquebuse, tuant loups, daims, cerfs, ours et oiseaux de toutes sortes. Cependant, c'était l'inactivité pour un homme comme Champlain, et dès qu'il put rejoindre le P. Le Caron à Carhahouga, tous deux entreprirent de pousser jusque chez une nation qu'il appelle Tobaccos ou Petuneux, amis des Hurons. H conclut avec elle une sorte de traité d'alliance, l'engageant à descendre à Montréal prendre part au trafic annuel.

Dans le même temps, il fut choisi pour arbitre entre les Hurons et les Algonquins, près d'en venir aux mains à la suite d'une querelle assez futile, et réussit à les mettre d'accord. C'était sauver la naissante colonie d'un grave péril, car les Algonquins, qui tenaient l'Ottawa,

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auraient pu empêcher les Hurons de venir annuellement à Montréal, et sans ce grand marché d'échanges, la Nou- velle-France se fût trouvée privée de ses principales ressources. Lorsque Champlain rentra à Québec, on le reçut « comme un père échappé miraculeusement au tombeau », car les Indiens avaient répandu le bruit de sa mort. A côté de cette campagne de son chef, il faut conter

Fig. 10. Champlain suivait les chasses des Intliens.

les aventures d'Etienne Brûlé, l'interprète dont le noni et le courage sont demeurés légendaires au Canada. Nous en empruntons le récit à l'auteur des Pionniers français, qui a rajeuni et complété la narration donnée par Champlain :

« Parti avec douze Indiens, ils traversèrent le lac On- tario, et avancèrent avec toute la célérité possible, évi- tant les sentiers et les marais pestilentiels:, choisissant les plus épais fourrés, afin d'échapper aux vigilants et cruels Sénécas, dont ils foulaient le territoire. Ils avaient

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déjà parcouru une bonne partie de leur route, lorsque, faisant la rencontre d'une petite troupe d'Iroquois, ils les assaillirent, en tuèrent quatre et firent deux prison- niers; on conduisit ceux-ci à Carantouan, but de leur voyage et ville fortifiée, d'une population de 800 guer- riers, ou environ 4,000 âmes. Les Carantouans devaient faire partie de la nation des Ériés; accueillis avec les réjouissances et les repas accoutumés, les cinq cents gueri lors se préparaient au départ, mais avec une telle lenteur que, bien que la ville assiégée ne fût qu'à trois jours de distance, ils arrivèrent lorsque le siège était levé. Brûlé retourna avec eux à Carantouan et y passa riiiver en explorations dignes de l'esprit aventureux de son commandant.

« Descendant une rivière qui devait être la Susque- hanna, il la suivit jusqu'à son embouchure dans la mer, à travers les territoires de tribus populeuses, en guerre les unes avec les autres. Revenu à Carantouan, au prin- temps, quelques Indiens lui proposèrent de le guider vers ses compatriotes; moins heureux alors, ils rencon- trèrent les Iroquois, qui, fondant sur eux, les dispersè- rent dans les bois. Brûlé s'enfuit comme les autres, et bientôt se trouva perdu en pleine forêt, dans un inextri- cable labyrinthe. Pendant quatre jours, il erra jusqu'à ce qu'affamé et désespéré, il trouvât un sentier indien, et n'ayant le choix qu'entre les Iroquois et la famine, il opta pour les premiers, résolu à tenter leur clémence.

« Bientôt, il voit au loin trois Indiens chargés de pois- son frais et leur parle o: langue huronne, qui ne diffère pas de celle des Iroquois. Ceux-ci s'arrêtèrent stupéfaits, puis prirent la fuite. Brûlé, égaré par la faim, jeta ses armes en signe de paix. Les Indiens, s'approchant alors,

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écoutèrent k récit de sa détresse, fumèrent les pipes ' ;vvec lui et le conduisirent au village, on lui donna de la nourriture. « La foule s'assembla et les questions commencèrent :

liii. :2(t.

Âttaciuc d'iiuliciis

« D'où venez- vous?N'ètes-vous pas un de ces Français , les hommes de fer, qui nous font la guerre. » Etienne Brûlé répondit « qu'il était d'une nation su- périeure encore aux Français et bonne amie des Iro- quois ».

Mais les Indiens, incrédules, rattachant à un arbre, lui arrachèrent et lui brûlèrent la barbe, pendant que le (.lief s'interposait en vain en sa faveur. Comme beaucoup de bons catholiques de ce temps,

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Brûlé portait sur la poitrine un Agnus Dei. L'un de ses bourreaux demanda ce que c'était, et avança la main pour s'en saisir.

« Si vous y touchez, s'écria Etienne, vous et votre « race vous périrez. »

« L'Indien ne tint pas compte de cette menace. Or, la journée était chaude et un de ces ouragans, succédant souvent aux brûlantes après-dînées américaines, s'élevait

Fisf. 21. Agnus Dei.

à l'horizon, comme portant menace de la colère cé- leste ; au même moment, l'orage éclatait, et au bruit du tonnerre résonnant dans le ciel, une terreur supersti- tieuse s'empara des Iroquois. . : . .-

« Tous s'enfuirent, laissant leur victime étroitement liée jusqu'à ce que le chef, qui avait déjà cherché à le protéger (1), vînt couper ses liens, et, l'emmenant dans sa demeure, pansât charitablement ses plaies. Depuis lors, aucune fête ni cérémonie ne se passa sans que Brûlé y fût invité, et lorsqu'il voulut rejoindre ses compagnons.

(1) C'est une observation de Champlain que les chefs indiens, en paix comme en guerre, n'avaient qu'une autorité toute nominale, sans autre moyen de s'exercer que la persuasion.

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une bande dlroquois le guida pendant quatre jours. Il letrouva, sans autres mésaventures, ses amis les Mu- rons, et les accompagna dans leur descente annuelle pour rencontrer les marchands français à Montréal.

« Brûlé devait avoir une fin lamentable. Les Hurons l'assassinèrent traîtreusement dans un de leurs villages, près de Penetanguishine. Bien des années après, une épidémie ayant frappé la population huronne réduite de près de moitié, les Indiens crurent voir dans ce fléau la vengeance du meurtre du Français, et les sorciers les plus renommés de îa nation annoncèrent avoir vu la sœur de la victime volant au-dessus de leur contrée et répandant à travers les airs cette peste mortelle. »

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CHAPITRE V.

Champlain administrateur. Québec en 1620. Huguenots et catholiques. M""" de Champlain ; sa légende. Les Iroquois devant Québec. Les de Caen. Récollets et jésuites. Richelieu fonde la Compagnie des Cent As- sociés, — David Kirk. Les Anglais à Québec. Mort de Champlain.

Aussi bien que hardi et sagace explorateur, Champlain se montra organisateur actif et intelligent. Cette dernière qualité semblait assez étrangère à son tempérament aven- tureux; mais il sut se plier à la nécessité, montrant ainsi la supériorité d'un esprit qu'aucune occurrence ne prend au dépourvu.

Des relations amicales et assez étendues étant assurées entre les Français et les Indiens , il restait à fonder un établissement solide, qui pût devenir, dans un temps " donné, le noyau d'une ville commerçante. Québec n'était encore qu'un village fortifié : quelques maisons de trafi- quants, la demeure dés religieux, une chapelle, une cita- delle. Il n'y avait guère plus de cinquante habitants à ré- sidence fixe et, parmi eux, à peine deux ou trois familles. , « Dans un vieil écrit, on représente facétieusement le fort comme n'ayant d'autres sentinelles que deux vieilles f(^mmes et un couple d'oies. »

Au demeurant, tout n'était que désordre et incurie. L'autorité , qui appartenait régulièrement à Champlain ,

iwiaiaiiBaiiHaïaHMHa

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était battue eu brèche par Tinfluence des marchands, qui tenaient en leurs mains la fortune; de la colonie. Ces marchands, jaloux de leurs privilèges, interdisaient aux émigrants de trafiquer directement avec les Indiens : il fallait passer par rintermédiaire des agents de la Compa- gnie, qui arrêtaient le plus clair des bénéfices au pas- sage. Même entre marchands, il y avait peu d'accord; les querelles religieuses continuaient dans la Nouvelle- France : entre catholiques de Saint-Malo et huguenots de Rouen, l'accord était impossible. En principe, l'exercice du culte protestant était interdit sur le territoire cana- dien, mais les hérétiques tournaient la prohibition en cé- lébrant leurs offices à bord des vaisseaux. Le chant des cantiques et les psalmodies venaient exaspérer les catho- liques jusque chez eux, mais on avouera que le détour était de bonne guerre. La principale cause de trouble était l'hostilité et le trafic illégal des marchands de la Rochelle , qui avaient refusé d'entrer dans la Compagnie ; ils venaient, montés sur des vaisseaux bien armés, qui au besoin acceptaient le combat. Dans de telles conditions d'insécurité, la colonie ne pouvait faire de progrès, à peine se maintenir.

Champlain se mit résolument à l'œuvre , bien décidé à maintenir les droits de la Compagnie, car il croyait, sui- vant les opinions de son temps, que le privilège seul pou- vait permettre des profits et, par conséquent, un déve- loppement régulier. Pourtant, il se rendit compte qu'un monopole absolu était aussi bien une entrave que la li- berté complète, et il mit son industrie à en faire diminuer la rigueur. Il fit plusieurs voyages en France, y forma des négociations nouvelles, se flattant d'avoir aplani les principales difficultés.

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En 1C20, il amenait sa femme. Cela avait été un singu- lier mariage, car il l'avait épousée âgée de douze ans, et sans savoir à quelle religion elle appartenait. Champlain, peu après son arrivée en Nouvelle-France, s'aperçut avec

Fig. 22. Enlèvement par les Indiens.

horreur, lui si bon catholique, qu'elle était huguenote. Dès lors , il employa tout Json^temps à la convertir, et n'y réussit que trop bien : devenue catholique, elle se con- sacra à l'apostolat des squaws indiennes et, au bout de quatre ans, s'en retourna en France, un peu contre le gré

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(le son mari, prendre le voile chez les ursulines, puis fonder un couvent de cet ordre , à iMeaux , elle mourut en odeur de sainteté. Les Indiens, parait-il, l'avaient prise à son arrivée pour une divinité', tant elle était jolie et gracieuse, et nombre d'entre eux se mettaient à l'a- dorer bonnement , comme si elle eût été la Viei^ dont leur parlaient les missionnaires. Cette tradition s'est con- servée au couvent des ursulines de Québec.

Cependant, la situation de la colonie demeurait à peu près la même. Les émigrants rebutés ne commer- çaient ni ne travaillaient. La sécurité matérielle était compromise par les trahisons des Montagnais; elle le fut sérieusement en 1622, lorsqu'un gros détachement d'Iro- quois descendit sur Québec, assaillant le couvent des récollets, situé en dehors de l'enceinte. Les arquebusades les mirent en déroute, mais ils connaissaient le chemin. C'était la première et funeste conséquence des ingérences de Champlain dans les querelles indigènes.

Gagné par les protestants, le maréchal de Montmo- rency, qui avait succédé à son beau-frère Condé dans la vice-royauté de la Nouvelle-France, supprima la Compa- gnie et concéda le privilège du trafic à deux commerçants huguenots, Guillaume et Émery de Caen. Cela ne fut pas un remède aux discordes intestines : Champlain dut en- voyer un des récollets porter au roi les doléances des colons. Cette démarche n'eut d'autre résultat que de dé- goûter le duc de Montmorency d'une vice-royauté si pleine d'ennuis, et il se démit de sa charge en faveur du duc de Ventadour. Ceci est un gros événement, car avec Venta- dour que dominaient les jésuites, la Compagnie allait mettre la main sur la Nouvelle-France.

Les récollets avaient à desservir un immense terri-

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toiro; on leur fit comprendre qu'ils n'en pouvaient venir à bout, et les naïfs religieux demandèrent d'eux-mêmes le concours de ceux qui devaient les supplanter. En 1622, trois jésuites débarquèrent à Québec, les PP. Lallcmant, Masse et Brébeuf. Comme, en l'absence de Champlain, personne ne voulait les recevoir, les récollets leur don- nèrent l'hospitalité. Bientôt '.e3 PP. Noirot et La Noue ar- rivèrent, amenant une vingtaine d'émigrants, et un édifice s'éleva pour abriter les nouveaux missionnaires, qui ne devaient pas tarder ù prendre la direction spirituelle de la colonie, et à rejeter dans l'ombre et à faire injustement oublier les courageux récollets, qui furent les vrais pion- niers de la foi en ce pays.

Une autre époque mémorable dans l'histoire du Canada fui l'intervention de Richelieu, qui annula les privilèges des deux huguenots, forma la Compagnie des Cent Asso- ciés ou de la Nouvelle-France et se mit à sa tète. En échange de ses privilèges, la Compagnie prenait, entre autres engagements, celui de transporter gratuitement à Québec 1,000 personnes, hommes et femmes de tous mé- tiers, dont environ 300 dès la première année (1G28). Mais tout colon devait être catholique , et Ton excluait la seule classe d'émigrants volontaires qui fût alors en France, les protestants. « Il en résulta, dit Parkman, que, lorsque la révocation de l'édit de Nantes les exila de leurs foyers, les rivages de la Nouvelle-France leu: étant interdits, ils portèrent leur industrie dans d'autres . contrées, vers les colonies anglaises, qui s'enrichirent des fatales erreurs de la politique française.

« Il est permis de supposer, continue notre historien américain, que si la Nouvelle-France était restée ouverte au courant de l'émigration huguenote, le Canada ne fût

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jamais devenu une province anglaise, le champ des éta- blissements anglo-américains eût été contenu par l'ex- pansion des colonies françaises, et de laides portions des États-Unis seraient occupées aujourd'hui par une vigou- reuse population française se rattachant étroitement à la mère patrie. » On n'a rapporté cette dernière opinion que par excès d'impartialité, car il est bien évident pour nous, au contraire, que les populations françaises du Ca- nada ne sont demeurées telles de langue et de mœurs que par suite de la différence les religions. De tous les obs- tacles à l'absorption par les Anglais de l'élément français, celui-ci a été le plus fort et le seul insurmontable.

La colonie était donc aux mains d'une compagnie sou- veraine, qui, n'étant tenue qu'à l'hommage envers la cou- ronne, pouvait disposer à son gvé des ressources de l'im- mep.>.^ territoire de la Nouvelle-France. En dehors des privilèges de concession, les membres de la Compagnie furent comblés de faveurs personnelles; douze d'entre eux, Iwurgeois, reçurent des lettres de noblesse. Le capital des associés était de 300,000 livres.

Les débuts de la nouvelle Compagnie furent difficiles. En même temps que Roquemont, l'un des associés, par- tait pour Québec avec une flotte de transports et quatre vaisseaux armés, les Anglais armaient une escadre pour la même destination. Sir William Alexander s'était mis dans la tête de s'emparer des colonies françaises, et un huguenot de Dieppe, Français malgré son nom, David Kirk, fut mis à la tête de l'entreprise.

(juébec, affamé, guettait l'arrivée des Français; ce fu- rent les Anglais qui arrivèrent. Le P. Le Caron fut in- formé à l'improviste par les Indiens que six gros vais- seaux ennemis étaient à l'ancre à Tadoussac. Néanmoins,

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la flotte française , qui avait rejoint Tescadre anglaise, faisait force de voiles pour remonter le Saint-Laurent; un officier renommé, Desdames, arriva enéclaireur donner cette nouvelle. L'anxiété était grande : les Français n'ar- rivaient pas; enfin, on apprit que David Kirk avait saisi

Fig. X). Colon de la haie d'Hud&oii au XVII* siècle.

le convoi de Roquemont et jeté toutes les provisions à l'eau. C'était la famine, et il allait falloir soutenir un siège. Champlain, sans se décourager, prit ses mesures en con- quence , espérant en imposer aux ennemis par la fermeté de son attitude. C'est ce qui arriva, en eft'et, et Kirk, in- timidé, se contenta de croiser dans le Saint-Laurent et

d'établir le blocus. Cepiendant, les Français lurent trahis,

11

82 LES FRANÇAIS AU CANADA.

et Kirk, informé de leur situation précaire, envoya un officier demander la reddition de la place. Le 20 juillet, le drapeau anglais fut hissé sur le fort. Tous les soldats et sujets français devaient être reconduits dans leur pays.

Chaniplain fut envoyé à Tadoussac, et de transport»'- en Angleterre. A peine à Londres, il eut une entrevue avec l'ambassadeur de France, et, conformément au traité conclu pendant les hostilités même, obtint le retour du Canada à la couronne. Cette guerre lointain:, désastreuse pour la Compagnie naissante, fut donc com- plètement inutile aux Anglais : elle ruina aussi bien les forbans transfuges que les négociants français.

Malgré l'opinion, qui ne voyait dans la lointaine pos- session qu'un sujet de ruine, Richelieu ne désarma pas, et, secondé par Champlain, qui voulait user toutes ses forces au service de ia Nouvelle-France, il réussit à lever l'argent nécessaire à une nouvelle expédition. En 1633, délégué par la Compagnie, Champlain reprit le comman- dement de Québec.

Un peu avant lui étaient revenus les jésuites avec le P. Le Jeune pour supérieur, et bientôt la colonie, sous leur influence, changea d'aspect. « Un étranger, visitant Québec, eût été frappé de l'atmosphère de discipline re- ligieuse qui s'y était établie : les écharpes des officiers se mêlaient aux robes ecclésiastiques à la table du com- mandant ; on y causait peu , on y faisait la lecture à haute voix d'histoires édifiantes ou de vies de saints, comme dans un réfectoire île communauté. La cloche de la chapelle appelait avec une édifiante régularité aux prières, aux offices, à la confession. Les soldats, gagnés par l'exem- ple, s'imposaient des pénitences corporelles, et les arti- sans rivalisaient avec eux dans la ferveur de leur con-

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trition. Québec devenait une mission, les Indiens ne se rendaient plus attirés par l'appât de l'eau-de-vie, dont le trafic était défendu, mais appelés par une propagande moins pernicieuse et habilement empreinte d'affectueux })rocédés. »

A ce tableau à la plume impartiale et sympathique d'un protestant, il y a un revers : l'intolérance. Mais liii- tolérance même et l'exclusion de tous les huguenots avait sa raison d'être. « Cette exclusion , » dit un liistorien canadien, jM. Bibaud, « qu'on pourrait regarder comme le fruit de l'intolérance qui était l'esprit du temps, et non moins chez les protestants que chez les catholiques, était aussi une mesure politique. On était persuadé à la cour (le France que l'entreprise et le succès des Anglais contre le Canada étaient principalement dus aux intrigues de quelques protestants de France et à la connivence de eux de la colonie. On crut donc qu'il était de la pru- dence de ne pas trop approcher les réformés des Anglais dans un pays l'on n'avait pas assez de forces pour les contenir dans le devoir et la soumission aux autorités légitimes. »

On portait, d'ailleurs, une grande attention au choix des émigrants, au rebours du temps l'on entrepre- nait de coloniser en vidant les prisons, sottise que nous sommes en train de recommencer, car l'histoire est in- connue et les peuples, comme les individus, arrivent sans expérience à chaque période nouvelle de leur vie. Selon le mot d'un historien d'alors, on ne recevait pas les mauvais garnements et, par-dessus tout, on prenait soin de s'assurer de la conduite et de la réputation des femmes et des fdles avant de leur permettre de s'em- barquer. Un établissement pour l'instruction des enfants,

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français etindigènes fut commencé en 1635 par les soins du jésuite René Rohault, fils du marquis de Gamache.

Deux ans passèrent pendant lesquels Champlain montra un dévouement constant à la colonie qui lui devait l'exis- tence, deux ans qui ne sont guère marqués dans l'histoire du Canada que par le rétablissement de la mission des Hurons, le P. Brébeuf succéda au P. Le Caron.

On atteignit donc sans événements la fm de l'année 1635, le jour de Noël, qui devait être une date néfaste pour la Nouvelle-France. Après trois mois de maladie, Champlain venait de mourir, à l'âge de soixante-huit ans. Les obsè- ques se firent avec toute la pompe dont pouvait disposer la colonie:

C'était un homme de bien et de mérite. Il avait des vues droites, était doué de beaucoup de pénétration. Ce qu'on admirait le plus en lui, c'étaient son activité, sa constance à suivre ses entreprises, sa fermeté et son courage dans les plus grands dangers; un zèle ardent et désintéressé pour le bien de l'état; un grand fond d'honneur, de pro- bité et de religion. Au reproche que lui fait Lescarbot d'avoir été trop crédule, Charlevoix répond que c'est le défaut des âmes droites, et que dans l'impossibilité d'être sans défaut, il est beau de n'avoir que ceux qui seraient des vertus si tous les hommes étaient ce qu'ils devraient être. -

« Le vide de sa mort, » conclurons-nous avec son his- torien, « ne devait pas se réparer. Pendant vingt-sept ans, il n'avait cessé de travailler énergiquement en faveur de la prospérité de cette famille naissante , sacrifiant sa for- tune, sa santé, la paix domestique à la cause qu'il avait embrassée avec enthousiasme et suivie avec une intrépide persistance. Il y avait en lui du preux chevalier des

" LES FRANÇAIS AU CANADA. 85

croisades, du voyageur curieux, aimant à s'instruire et recherchant Taventure, du navigateur pratique, et il réu- nissait l'esprit du moyen ùge à une instruction plus '^ avancée. Moins politique que soldat, il penchait vers les voies droites et ouvertes , et lun des derniers actes de sa vie fut de demander à Richelieu des armes et des iiom- mes pour combattre les Iroquois, menace permanente de la Nouvelle-France. Nous avons vu son incomparable courage égalé par une patience que ne purent lui faire perdre ni les longues épreuves ni même les pieuses exa- gérations de sa femme. On a parfois peine à se représenter l'intrépide explorateur du lac Huron, l'antagoniste des Iroquois, confiné dans les règles d'une vie monastique à Québec, car on peut affirmer que Champlain était loin d'avoir une dévotion étroite.

« Soldat dès sa jeunesse, dans un siècle de licence effré- née, sa vie eut le rare mérite de répondre à ses principes; et après qu'une génération eut passé sur le temps de sa visite chez les Hurons, les anciens de la tribu i^arlaient encore avec admiration de la chasteté du grand chef français. Ses écrits gardent l'empreinte de l'homme : tout pour sa cause, rien pour lui-même. D'un style rude, plein des erreurs d'une rédaction hâtive et négligée, mais l)lutôt trop concis que diffus, ils respirent la vérité à cha- que page.»

CHAPITRE VI.

Le successeur de Champla'n. Le caractère religieux de la colonie s'accentue encore. Conversion des Indieas. Les forestiers, trappeurs on voyageurs. - Jean Nicolet, royai/tur. Treize ans chez les sauvages. Fontlation de>< Trois-Rivières. Nicolet an lac Michigan. La baie Verte. Les gen* ih mer. Le bassin da Miâ^issîpi entreva.

Jusqu'au mois de juin 1G3G, Quf'bec demeura sans «gou- verneur, et les jésuites, en particulier, nourrissaient de vives inquiétudes. Xe voyant dans la colonie qu'un inté- rêt, la religion qui les faisait maîtres des esprits, ils se de- mandaient si le successeur de Cliamplaiii aurait les mêmes sentiments religieux et surtout la même bienveillance à leur égard, car, même alors, on pouvait avoir de la re- ligion et n'aimer qu'à demi la Compagnie de Jésus.

Au débarqué du nouveau gouverneur, ils furent promp- tement rassurés. A peine M. Charles Iluault de Alontma- gny, chevalier de Malte, eut-il mis pied à terre, qu'aper- cevant un crucifix, il tomba à genoux, se répandant en l)rières. Les premiers actes de Montmagny ne démenti- rent pas ces prémisses. A son instigation, Québec se peu. plade religieuses; on éleva des couvents et do nouvelles missions furent instituées.

Rien de tout cela, il faut bien le dire, ne constituait un

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progrès pour la colonie. A part quelques déboisements pratiqués par un sieur GiffarcI sur sa seigneurie de Beau- fort, par M. de Puiseux entre Québec et Sillery, les en- virons de la ville n'étaient que forêts imp(''nétrables. La population n'augmentait guère, et sur les 200 habitants que l'on aurait pu compter, plus des trois quarts se com- posaient de soldats, de religieux et religieuses, d'agents de la Compagnie; on n'avait vu qu'un très petit nombre des 4,000 colons que les Cent Associés s'étaient engagés à transporter.

De plus en plus, Québec prenait l'apparence d'une com- munauté. Les seuls divertissements étaient des fêtes re- ligieuses, particulièrement des processions : « Dans l'une d'elles, le gouverneur en habit de cour, et un Indien, vêtu de peaux de castor, soutenaient ensemble le dais au- dessus du Saint-Sacrement; pour une autre, on vit six In- diens marchant en avant, costumés tous d'habits écarlate et or donnés par le roi. Puis venaient les nouveaux con- vertis, deux à deux ; la fondatrice du couvent des ursu- lines suivait avec les enfants indiens habillés à la fran- çaise; enfin les prêtres, le gouverneur et la population européenne, à l'exception des canonniers qui, du fort, saluaient la croix et la bannière portées en tête du cortège. La cérémonie terminée, le gouverneur et les jésuites réga- laient les Indiens dans un festin. »

Cette atmosphère de dévotion, non moins épaisse que celle qui écrasait à la même époque les puritains de la Nouvelle- Angleterre, ne fut pas sans peser à quelques colons, qui tentèrent de secouer le joug. Une députation fut envoyée au roi pour représenter « la gêne étaient les consciences de la colonie de se voir gouvernées par les mêmes personnes, tant pour le spirituel que pour le tem-

LES FRANÇAIS AU CANADA. 80

porel. » Richelieu prit garde à cet état de clioses, et en- voya en Nouvelle-France un ordre moins entreprenant qui partageât l'influence des jésuites. Mais les capucins, qui avaient été désignés, ne purent se faire accueillir k Québec; il était trop tard. Ils s'établirent dans le Maine, et la colonie demeura sous une domination qui devait en- traver de longtemps ses progrès matériels.

La grande, l'unique afl^aire, c'était la conversion des In- diens, et la méthode employée par les jésuites fait pren- dre en pitié les infortunés catéchumènes. D'abord, on em- ployait les cadeaux, les douceurs, pour décider les parents à livrer leurs enfants : de la verroterie, un bon repas, et le petit Indien passe aux mains des jésuites. Pour con- vertir les Indiens eux-mêmes, guerriers et squaws, on cherchait à inspirer la t3rreur : « Vous faites du bien à vos amis, disait le P. Le Jeune à un chef algonquin, et vous brûlez vos ennemis; Dieu agit de même. » Voici, au sujet des images coloriées employées par les mission- naires, un curieux passage emprunté au même religieux : « Les hérétiques, dit-il en une de ses lettres, sont gran- dement blâmables de condamner et de briser les images qui ont de si bons effets. Ces figures' sont la moitié de l'instruction qu'on peut donner aux sauvages. J'avais dé- siré quelques portraits de l'enfer et de l'âme damnée; on nous en a envoyé quelques-uns on papier, mais cela est trop confus. Les diables sont tellement mêlés avec les lionnes, qu'on n'y peut rien reconnaître qu'avec une par- ticulière attention. Qui dépeindrait trois ou quatre démons tourmentant une âme de divers supplices, l'un lui appli- quant des feux, l'autre des serpents, l'autre la tenaillant, l'autre la tenant liée avec des chaînes, cela aurait un bon eftet, notamment si tout était bien distinct, et que la rage

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00 LES FRANÇAIS AU CANADA.

et la tristesse parussent bien en la face de cette âme dé- sespérée. »

Mais quelle que fût la théologie enfantine dont on ber- çait ces unies primitives, on doit reconnaître que les jé- suites améliorèrent la condition matérielle des Indiens. Du moins, telle est l'opinion des historiens, amis ou en- nemis de la Compagnie de Jésus. Nous ferons observer que du jour les Européens eurent pris le contact des Indiens, pour ceux-ci commença la décadence; ils avaient une civilisation rudimentaire, mais originale, des croyan- ces et des traditions nationales, une vie, souvent affamée, mais libre, des rivalités qui les excitaient à un orgueil et aune dignité extrêmes; ils devinrent un troupeau féroce quand il n'était pas gorgé, considérant les Français comme des pourvoyeurs, et destiné à ne plus être, en un temps donné, qu'un peuple de parias, tolérés sur le sol leurs ancêtres régnaient en maîtres. ~ '

Pendant que les jésuites peu à peu s'asservissaient les Algonquins et les Hurons, il y avait tout un essaim de hardis aventuriers, moitié explorateurs, moitié trappeurs, qui vivaient absolument de la vie de l'Indien. On a con- servé les noms do Jean Nicolet, Jacques Hestel, François Marguerie, Nicolas Marsolet, qui presque tous ont fait souche de familles aujourd'hui fort considérées au Ca- nada. Parmi ces hardis coureurs des bois, Jean Nicolet a une histoire particulièrement curieuse, et comme elle est sans doute très peu connue des lecteurs français et même des Canadiens, on la rapportera avec quelques détails. Nous les empruntons au travail qu'un littérateur cana- dien, M. Benjamin Suite, a publié sur ce sujet, à Ottawa, en 1876.

Normand de Cherbourg, Jean Nicolet arriva au Canada

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en 1618, sous les auspices de Cliamplain, et comme il f araissait intelligent et vigoureux, cloué d'une bonne mé- moire et d'une solide santé, son protecteur l'envoya im médiatement passer l'hiver chez les Algonquins de l'île

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Kig. -ii. Déclaraliou de guene.

des Allumettes, pour y apprendre la langue. 11 n'y resta pas seulement un hiver, mais deux années consécutives, mêlé à toutes les chasses, à toutes les guerres, fêtes et habitudes de la tribu. En 1622, il fut chargé d'aller négo- cier la paix entre les Algonquins et les Iroquois, s'en tira

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avec succès, puis disparut pendant huit ans. Il était chez les Nipissings ou Nipissiriniens, et s'était si bien assimilé leur dialecte et leurs mœurs qu'il passait, dit Champlain, « pour un de cette nation, entrant dans les conseils fort fréquents à ces peuples, ayant sa cabane et son ménage à part, faisant sa pêche et sa traite. » Il était devenu, en somme, un vrai sauvage.

« L'apprentissage de Nicolet était donc chose accom- plie, lorsque, en 1629, les Anglais r.'em parèrent de Qué- bec et ne lui laissèrent, comme aux autres interprètes, que l'alternative de se livrer à eux ou de s'enfoncer dans les forêts en compagnie des sauvages, ses amis.

« C'est peut-être durant l'époque critique de 1629 à 1333 que nos voyageurs jetèrent les plus forts germes d'amitié parmi les tribus algonquines et huronnes. Sé- parés tout à coup de leur base d'opération tombée aux mains de l'ennemi, on les aurait crus enlevés à jamais au monde civilisé, sinon à la vie même. Il arriva plutôt le contraire de ce que l'on aurait pu attendre. Jusque-là, le trafic des pelleteries contre des articles de fabrication eu- ropéenne avait servi au commencement d'alliance qui nous permettait de remonter l'Ottawa et de visiter la baie Géorgienne, mais il s'en fallait de beaucoup que nous fussions à l'aise sur ces territoires. Cela se passait, du reste, au moment les colons anglais, débarqués en môme temps avec nous sur les plages de l'Atlantique, n'avaient pas encore osé se risquer à dix arpents de leurs cambuses. Nous avions déjà franchi des centaines de lieues de pays et attiré le trafic, en larges proportions, dans la vallée du Saint-Laurent. Les interprètes, les voya- geurs, selon le mot consacré, se refusaient à quitter leur conquête ou à y introduire les Anglais. Ils ne craignirent

LES FRANÇAIS AU CANADA. 93

pas de retourner au fond des bois reprendre la vie d'a- venture et s'appliquer plus que jamais à agrandir Tin- lluence du nom français vers louest. Sans pouvoir compter avec certitude sur le retour du drapeau blanc à Québec, ils se mirent en travers des projets que les marchands an- glais auraient pu concevoir de se répandre de ce côté. Ainsi, pour compenser efficacement les fautes d'une ad- ministration mal éclairée, cinq ou six pauvres hommes du peuple, prenant Tennemi par derrière, nous prépa- raient avec ardeur une revanche éclatante en rapprochant tout à fait de nos intérêts les nations éparses qu'un acci- dent ordinaire, ou seulement un abandon de quelques années, pouvaient faire pencher contre nous d'une façon désastreuse. »

De 1618 à 1628, et tant que dura l'occupation anglaise, de 1629à 1632, Nicolet vécut entièrement avec les Indiens. Au commencement de l'année 1634, Champlain résolut de mettre à profit les connaissances de son interprète et de l'envoyer en découverte.

« A peu près le premier de juillet, une double expé- dition partit de Québec. L'un des convois s'en allait bùtir un fort aux Trois-Rivières ; l'autre, composé du P. Brébeuf et de Jean Nicolet, comme personnages principaux, se destinait aux explorations des pays d'en hautj aujour- d'hui la province d'Ontario. Le 1 juillet, tout le monde était réuni aux Trois-Rivières, et Nicolet assista ainsi à la fondation d'une place devaient s'écouler les dernières années de sa vie.

< Resté à l'Ile des Allumettes, tandis que Brébeuf pour- suivait son chemin, Nicolet fit ses préparatifs de voyage vers les régions inconnues, conformément à ses instruc- tions et à son expérience personnelle. Ensuite, il se rcn-

94 LES FRANÇAIS AU CANADA.

dit chez les Ilurons, au bord du lac de ce nom, prit avec lui sept Indiens et s'enfonça dans la direction du lac Mi- cliigan, alors totalement ignoré des blancs. Il se dirigea vers la contrée dite des Gens de mer, ainsi nommés parce que, d'après la description qu'ils donnaient d'une grande étendue d'eau qui se rencontrait au delà de leur pays, les Français les croyaient voisins de la mer Pacifique, ou, tout au moins, d'une rivière considérable qui y menait. Ces gens de mer n'étaient connus des Français que par ouï-dire. On ne les supposait pas cruels, et on admettait qu'avec le huron et l'algonquin, langues que Nicolet pos- sédait à merveille, tout homme pouvait s'entendre avect eux.

« Panenu à la baie Verte ou des Puants, au milieu des Mascoutins, Nicolet avait épuisé, selon toutes les appa- rences, la géographie de ses guides. Il entrait en plein pays inconnu. Ayant devant lui une immense contrée à parcourir, entendant sans cesse parler de grands cours d'eau, de mers prochaines, de peuples trafiquants et na- vigateurs, il marchait, dans son imagination, à la dé- couverte du reste du globe, complétant l'œuvre de Colomb et de Cartier, qui avaient voulu se rendre à la Chine, mais qui en avaient été empêchés par la largeur du continent américain.

« Un regard sur la carte nous montre la possibilité de passer de la baie Verte au Mississipi. Les sauvages de la contrée en connaissaient le chemin, de toute nécessité. Nicolet sut se le faire indiquer; il remonta la rivière .'ux Renards et franchit la bande de terre qui la sépare de la rivière Ouisconsin, laquelle se jette dans le Missisf=^ipi. Il avait pour mission de traiter de la paiXy c'est-> ire de faire alliance avec les peuples qu'il rencontrerait et

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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(rt'tondro ainsi la ronomniéo eth; commorci» dos Français. Ciiez chacune de ces nations, il s'arrêtait, accomplissait dans toute sa pompe le cén'monial usit*' en pareille cir- constance, y ajoutiint môme certaines pratiques tirées des

Fig. i'i. liioiidalioii du Mississipi.

coutumes des peuples civilisés, ce qui le Taisait passer pour un homme extraordinaire.

« A deux journées d<'s Gens de mer, il envoya un de ses Hurons annoncer la nouvelle d(^ la paix, qui fut bien accueillie, surtout lorsqu'on sut que c'était un homme blanc

96 LES FRANÇAIS AU CANADA.

qui porterait la parole. On dépêcha plusieurs jeunes gens au-devant du manitou iriniou, l'être merveilleux. Nico- let, qui se figurait que ces peuples n'étaient pas loin des Chinois ou qu'ils devaient les connaître, s'était revêtu d'une grande robe de damas de Chine, toute parsemée de dessins de fleurs et d'oiseaux, et s'avançait vers eux en déchargeant en l'air ses pistolets qu'il tenait à chaque main. Son apparition causa une surprise et un ravisse- ment extrêmes. La nouvelle s'en répandit au loin, de na- tion en nation : on disait qu'un homme était venu qui portait le tonnerre. Expert en l'art de manier l'esprit des sauvages, Nicolet sut se rendre populaire. Il convoqua des conseils qui dépassèrent en solennité ceux qu'on avait coutume de tenir. A l'une de ces assemblées, il y eut de 4 à 5,000 guerriers. Chaque chef de quelque importance voulut donner son festin, et dans l'un de ces repas on servit jusqu'à cent vingt castors. »

S'il ne marchait pas vers la Chine, du moins Nicolet allait, le premier, entrevoir le Mississipi :

« Le sieur Nicolet, » écrivait six ans plus tard le P. Le Jeune, « lui qui a le plus avant pénétré dedans ces pays si éloignés, m'a assuré que s'il eût vogué trois jours plus avant sur un fleuve qui sort du second lac des Hurons (le lac Michigan), il aurait trouvé la mer. Or j'ai de for- tes conjectures que c'est la mer qui répond au nord du Nouveau-Mexique, et que de cette mer, on aurait entrée dans le Japoii et la Chine. »

Il s'en fallait de beaucoup que ce fût le chemin cher- ché. Nul, au temps de Jean Nicolet, ne le pouvait trouver, car la question n'a été tranchée que de nos jours par le Pacific Rail-Road. Mais ces illusions aidaient à marcher en avant, et sans elles Nicolet, peut-être, et les autres

LES FRANÇAIS AU CANADA. 97

fussent demeurés sur les bords du Saint-Laurent. Il faut vouloir l'impossible pour faire le possible. « Nicolet, » dit un autre Canadien, M. Gabriel Gravier, « a servi la cause de l'humanité et glorifié le nom français. »

Cette expédition ne causa que très peu d'émotion au Canada, et l'histoire n'a pas donné à Nicolet la gloire d'avoir découvert le chemin du Mississipi; elle devait échoir à Marquette et à Joliet, surtout à La Salle, qui ne firent pourtant que marcher sur ses traces.

Si Champlain eût été encore à la tête de la colonie, nul doute qu'il eût tiré parti de ce voyage, mais il était mort lorsque Nicolet revint î\ Québec, et le hardi explora- teur, qui ne voulut pas prendre de service près des jésui- tes, s'établit interprète aux Trois-Rivières. Il était en même temps agent général de la Compagnie des Cent Associés dans cette région. Ses services ne furent point entièrement méconnus. Le fils du messager ordinaire de Cherbourg à Paris fut anobli, et il reçut le fief de Belle- borne, sur la route actuelle de Sainte-Foye, près de Qué- bec.

Il était allé passer quelques jours dans ce domaine lorsque M. des Rochers, gouverneur des Trois-Rivières, connaissant son influence sur les Indiens, l'envoya cher- cher pour terminer un différend qui s'était élevé entre les Français et les Algonquins. Nicolet se jeta dans une barque avec M. de Chavigny et quelques autres. « C'était à la fin d'octobre, sur les sept heures du soir, au milieu d'une tempête épouvar. table. Ils n'étaient pas arrivés à Sillery qu'un coup de vent du nord-est chavira la cha- loupe. Les naufragés s'accrochèrent à l'embarcation ren- versée, sans pouvoir la remettre à flot. Alors Nicolet, s'adressant à M. de Chavigny, dit : « Sauvez-vous, vous

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savez nager, je ne sais pas. Je m'en vais vers Dieu. Je vous recommande ma femme et ma fille. » La chaloupe n'était pas loin d'une roche, située assez près du rivage, déjà bordé de quelques glaces en cette saison, mais l'obs- curité ne permettait pas de distinguer les objets. M. de Chavigny se jeta seul à la nage et atteignit la terre avec beaucoup de peine. Les malheureux qui restaient cram- ponnés à la chaloupe se virent emportés par les vagues, à mesure que le froid les gagnait. »

La perte de Nicolet fut vivement ressentie, car il s'était concilié l'estime et l'affection, non seulement des Fran- çais, mais encore des sauvages. « Il nous a laissé, dit le P. Vincent, dans sa Relation, des exemples qui sont au- dessus de l'état d'un homme marié et tiennent de la vie apostolique, et laissent une envie aux plus fervents reli- gieux de l'imiter. »

Notons que sa fille, qu'il avait recommandée en mou- rant, épousa M. Le Gardeur de Repentigny, dont le fils. Le Gardeur de Courtemanche, se distingua par de longs et utiles services dans l'ouest du Canada. Son nom fut donné par les Canadiens à la petite rivière que Champlain avait baptisée Pontgravé, et plus tard à une ville, maintenant n voie de prospérité.

CHAPITRE VII.

Les missions continuent l'œuvre de Champlain. Fondation d'un hôpital à Québec. Brébeuf au Niagara et chez les Ériés. Raimbault chez les Nipissings et les Chippeways. Jogues chez les iroquoia Mohawks. Son supplice et sa mort. Guerre des Iroquois contre les Français et les Hu- rons. Destruction des missions. Anéantissement de la nation hnronne. Persévérance des missionnaires. Le tremblement de terre.

Ce ne furent ni les gouverneurs royaux ni les commis- saires chargés de missions spéciales qui continuèrent l'œuvre de Champlain, mais bien les missionnaires : œu- vre de découverte, de colonisation, de civilisation. Les réserves que nous avons faites précédemment au sujet des jésuites, de leur méthode, de leur absolutisme ne sau- raient nous empêcher de reconnaître les services qu'ils rendaient à la France, sous le couvert de la religion. Nul doute que l'influence française dans toute l'Amérique du Nord ne leur doive beaucoup, et, à ce titre, Hli ont leur place dans une histoire du Canada.

Nous avons vu que les premières missions organisées par les récollets furent reprises par les jésuites sur une plus grande échelle. En 1639, ces derniers étaient déjà au nombre de quinze, répandus sur tout le territoire de

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la Nouvelle-France; c'est de cette époque que date, en réalité, le grand mouvement religieux qui tendait à con- quérir les Indiens, non par la force, mais par la foi.

Le jésuite Bréljeuf, qui succéda au P. Le Caron, chez les Hurons, s'était établi sur les bords du lac Érié. « C'é- tait, » dit un de ses biographes sur un ton qui sent un peu le panégjrique, « un de ces hommes auxquels une foi austère et enthousiaste sert do mobile et de fin. Ses pratiques religieuses rappelaient la sévérité des anciens anachorètes. Chaque jour, il renouvelait son vœu de bra- ver le martyre; il le cherchait, il en avait soif; comme si sa vie, toute de prières, de prédications, de bonnes œu- vres, de fatigues, de dangers, ne suffisait pas au gain de sa cause devant Dieu. Le mêrae zèle apostolique animait le P. Daniel et le P. Lallemand, ses collaborateurs. » Et un historien américain, Bancroft, témoigne, après tant d'autres, du désintéressement, non seulement des jésuites, mais des particuliers et du gouvernement au Canada : « Ce ne fut, dit-il, ni une entreprise commerciale, ni une ambition royale, qui porta la France au centre du conti- nent américain. C'est l'enthousiasme religieux qui a fondé Montréal, conquis les déserts et les grands lacs, exploré le Mississipi. C'est à l'Église romaine que le Canada doit ses autels, ses hôpitaux, ses séminaires. »

L'excès d'impartialité mène au défaut contraire. Les protestants sont, en général, d'une politesse exagérée en- vers le (Atholicisme en Amérique : ils ont peur -d'être taxés de fanatisme et se rendent coupables de complai- sance. Le Canada ne doit pas tout aux missions ; 'disons seulement qu'il leur doit beaucoup.

Le P. Brébeuf était depuis cinq ans à peine chez les Hurons que la mission principale avait essaimé comme

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une ruche mère : plusieurs villages avaient été pourvus d'un missionnaire et d'une chapelle; enfin, un grand chef s'était converti, Ahasistari, dont l'influence ne devait pas, dans la suite, être inutile à la France. 0

Dans le même temps, parmi les riches particuliers qui, de France, s'intéressaient à la colonie, il se trouva une femme intelligente et assez généreuse pour fonder à Québec un hôpital, destiné non seulement aux Français, mais également aux Indiens amis de la France. Les reli- gieuses venaient de Dieppe : « En prenant terre à Qué- bec, dit Bancroft, ces jeunes héroïnes s'arrêtèrent pour baiser la terre qu'elles adoptaient et qu'elles étaient prêtes au besoin à teindre de leur sang. Le gouverneur, avec sa petite garnison, vint en personne au-devant d'elles. Des Hurons, des Algonquins, mêlant leurs acclamations à celles de la colonie, remplissaient l'air de cris de joie, et le groupe bigarré accompagna les nouvelles venues jus- qu'à l'église où, au milieu d'actions de grâce universelles, le Te Deum fut chanté. Est-il surprenant que les natu- rels fussent touchés d'un dévouement que leur misère sordide ne parvenait pas à effrayer? Ces religieuses ten- tèrent également de faire l'éducation des enfants, et l'on montre encore le frêne vénérable sous lequel sœur Marie de l'Incarnation, si renommée pour sa piété austère, son intelligence et son bon sens, essaya, mais en vain, d'ins- truire les petits Hurons. »

Partout à la' fois, les missions s'avançaient, comme des postes, de jour en jour portés un peu plus loin. En l'es- pace de douze ans, depuis la mort de Champlain jus- qu'en 16^17, soixante jésuites, pères et novices, avaient exploré la Nouvelle-France, pénétrant tout autour des grands lacs, jusqu'à la naissance du lac Supérieur. Bré-

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beuf parcourut les bords du Niagara, alla jusqu'au lac Érié, et même il serait descendu jusque dans l'État ac- tuel de New- York, le long de la rivière Albany. Mais on sait (ye ces régions étaient aux mains des Iroquois et qu'Etienne Brûlé, le seul qui les eût visitées, n'en était sorti vivant que par un concours de circonstances ex- ceptionnelles.

Les Nipissings, la tribu aux maléfires, furent visités par Charles Raimbaultet Claude Pijart. Le premier poussa même plus loin, et, accompagné cette fois d'Isaac Jogues, remonta, parmi les Chippewas ou Chippeways, jusqu'au Sault Sainte-Marie.

« Partis en canot de Penetangushine », dit un his- torien du Canada, « les missionnaires arrivèrent aux chutes Sainte-Marie, après une navigation de dix-sept jours, au milieu des Iles nombreuses du lac Huron. Deux mille Indiens les attendaient; leurs chefs les in- vitèrent à rester parmi eux et à y établir une mission permanente. Les missionnaires s'enquirent de plusieurs nations, entre autres des Nadowessies et des Sioux, qui n'avaient jamais été en contact avec les Européens; ils se proposaient de les évangéliser. Raimbault voulut alors rejoindre les Algonquins du lac Nipissing, mais la rudesse du climat et l'épuisement de ses forces l'en empêchèrent. » Il dut redescendre à Québec, il ne tarda pas à succomber. C'était le premier missionnaire mort dans la colonie, victime de son dévouement; on lui fit l'honneur de déposer ses rpstes dans le tombeau même de Champlain.

Le compagnon de Raimbault, Jogues, revenait de chez les Hurons, escorté par Ahasistari, lorsqu'ils tombèrent dans un parti d'Iroquois, des Mohawks. Tous les Hurons

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s'enfuirent, et le jésuite demeura aux mains des Indiens avec le chef huron, qui voulut partager son sort, bien qu'il eût pu se sauver et se mettre en sûreté comme les siens. Un novice nommé Goupil fut tué d'un coup de

Fig. S6. Vue du lac Érié.

tomahawk ; Jogues, condamné au feu, fut racheté par les Hollandais, qui avaient des liens d'amitié avec cette tribu. Ce furent encore les Hollandais qui sauvèrent le P.Bressiani, lequel, « traîné pieds nus à travers les ronces et les fourrés, déchiré de coups par un village entier,

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brûlé, torturé, » allait être mis à mort, lorsqu'ils inter- vinrent heureusement.

Le gouvernement du Canada essaya de faire la paix avec les Iroquois. Les Mohawks eurent l'air de céder et répondirent en ces termes, qui peuvent donner une idée du pompeux style indien : « Nous avons jeté si haut dans l'air et au delà des nuages la hache de guerre, qu'aucun bras sur la terre n'est capal^le de la reprendre ; les Français dormiront sur nos couvertures les plus moelleuses, au coin du feu que nous entretiendrons toute la nuit; les ombres de nos braves tombés dans le combat sont entrées si avant dans la terre, qu'il est impossible, désormais d'entendre leurs cris de vengeance. Je place une pierre sur leurs tombes afin que personne ne puisse remuer leurs os! »

Ces belles paroles cachaient une assez noire duplicité. Plus sincères furent les Abenakis du Maine, que le jé- suite Sillery avait évangélisés. Le P. Dreuillette put bâtir une chapelle chez eux et s'y établir. Le P. Jogues, qui s'était à grand'peine échappé des mains des Mohawks, osa y retourner, disant : Ibo et non redibo, paroles prophétiques, car il fut mis à mort et périt au milieu des supplices.

Au milieu de l'année 1648, la grande guerre des Iro- quois commença. Le 4 juillet, ils envahirent le territoire des Hurons, attaquèrent la mission du P. Daniel, qu'ils firent expirer sous une grêle de flèches; massacrèrent, en l'absence des guerriers, femmes et enfants, et ne se retirèrent qu'après avoir détruit tout par le feu. Peu après, ils revinrent à la charge, et, plus nombreux que leurs ennemis, après de sanglants combats, les exter- minèrent complètement. Le peu qui survécut se réfugia

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partie à Québec, partie sur des îles du lac Huron ; ces quelques-uns se laissèrent incorporer aux Iroquois. C'an était fait de la grande nation huronne. Plusieurs jésuites périrent dans ces massacres, les PP. Lallemant, Garmé, Brébeuf.

Après cette dispersion de leurs ennemis, Tinsolence des Iroquois augmenta encore, et ils ne craignirent pas de s'attaquer aux établissements des BYançais. A Trois- Rivières, le commandant, M. Duplessis-Bochard, fut tué en marchant contre eux. Montréal, assiégé, se défendit à grand'peine; Québec même fut. inquiété. De tous côtés c'étaient des embuscades, des massacres; tout Fran- çais qui marchait isolé risquait de tomber entrer leurs mains et d'y laisser la vie. Un parti de cinquante colons, qui s'en allait former un établissement chez les Onon- dagas, fut obligé de rebrousser chemin et de fuir devant une horde de sauvages.

En 1658, des Algonquins furent massacrés sous les canons même du fort de Québec. La paix ne fut pas faite et quelque tranquillité ne fut pas rendue à la co- nie avant 1662. Les missionnaires en profitèrent pour tenter encore une fois d'évangéliser les Cinq Nations. Le P. Le Moyne se rendit chez les Mohawks, mais au bout de quatre mois d'un séjour à peine toléré, il fut forcé de regagner Québec sans avoir obtenu aucun résul- tat. Chez les Onondagas, le P. Jogues fut plus heureux : les Indiens l'accueillirent volontiers, et lui bâtirent eux- mêmes une chapelle. Les Cruyas, les Onéidas et les Sé- nécas reçurent également des missionnaires, de sorte que la Confédération tout entière, hormis les Mohawks, semblait gagnée.

Cela ne dura qu'un moment; les hostilités reprirent

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106 LES FRANÇAIS AU CANADA.

après quatre ans de trêve, avec leur cortège de massa cres, d'incendies et de pillages. Les jésuites, pourtant, ne se découragèrent pas. Suivant la voie tracée par Jean Nicolet, le P. Mesnard alla évangéliser les Sioux de la baie Verte, il périt d'une façon mystérieuse. Parti en excursion, on ne le vit pas revenir. Un peu plus tard, Allouez et Nicolas fondaient une mission chez les Illinois; Dablon et Marquette, chez les Chippeways. La pacifique conquête s'étendait, en dépit de toutes les tra- verses.

L'audace des Iroquois avait été singulièrement aug- mentée par la faiblesse numérique des Français; des renforts furent envoyés, et il semblait qu'une ère de calme allait s'ouvrir lorsque survinrent des tremblements de terre, accompagnés de divers phénomènes météoro- logiques, que les folles terreurs de la multitude et l'i- magination des missionnaires exagérèrent d'une façon tout à fait ridicule, comme on pourra en juger par les extraits suivants des journaux des jésuites :

« Dès l'automne de 1662, on vit voler dans l'air quan- tité de feux sous des formes diverses. A Montréal, parut, une nuit, un globe de feu qui jetait un grand éclat; il fut accompagné d'un bruit semblable à une volée de canon.

« Le 3 février, on fut surpris de voir que tous les édifices étaient secoués avec tant de violence, que les toits touchaient presque à terre, tantôt d'un côté et tantôt de l'autre; que les portes s'ouvraient d'elles-mêmes et se refermaient avec un très grand fracas; que toutes les cloches sonnaient, quoiqu'on n'y touchât point; que les pieux des palissades ne faisaient que sautiller; que les animaux poussaient des cris et des hurlements

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effroyables; que les arbres s'entrelaçaient les uns dans les autres, et que plusieurs se déracinaient et allaient tomber assez loin. On entendit ensuite des bruits de toutes les sortes : tantôt c'était celui d'une mer en fureur

Fig. 27. Tentes d'Illinois.

qui franchit ses bornes: tantôt celui que pourraient faire un grand nombre de carrosses qui rouleraient sur le pavé, et tantôt le même éclat que feraient des montagnes et des rochers de marbre qui viendraient à s'ouvrir et à se briser. Les campagnes n'offraient que des préci- pices. Des montagnes entières se déracinèrent et allèrent se placer ailleurs; quelques-unes s'abîmèrent si profon-

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démeut qu'on ne voyait pas même la cime des arbres dont elles étaient couvertes. Il y eut des arbres qui s'élan- cèrent en l'air avec autant de raideur que si une mine eût joué sous leurs racines, et on en trouva qui s'étaient replantés par la tête. De gras glaçons furent lancés dans l'air, et de l'endroit qu'ils avaient quitté, on vit jaillir une quantité de sable et de limon. Plusieurs fontaines et de petites rivières furent desséchées.

« l'on avait vu un rapide, on voyait la rivière couler tranquillement et sans embarras; ailleurs, c'était tout le contraire; des rochers étaient venus se placer au mi- lieu d'une rivière, dont le cours paisible n'était aupa- ravant retardé par aucun obstacle. Un homme, marchant dans la campagne, apercevait la terre s'entr'ouvrir tout à coup auprès de lui; il fuyait, et ces crevasses sem- blaient le suivre. Ici, les eaux devenaient rouges; là, elles paraissaient jaunes ; celles du fleuve furent toutes blanches, depuis Québec, jusqu'à Tadoussac. Vis-à- vis du cap Tourmente, il y eut de si grandes ava- laisons d'eaux sauvages (1) qui coulaient du haut des montagnes, que tout ce qu'elles rencontrèrent fut em- porté.

« Assez près de Québec, un feu d'une lieue d'étendue parut, en plein jour, venant du Nord, traversa le fleuve et alla disparaître sur l'île d'Orléans.

« L'air eut aussi ses phénomènes : on y entendait un bourdonnement continuel; on y voyait des spectres et des fantômes de feu, portant en mains des flambeaux. Il y paraissait des flammes qui prenaient toutes sortes de

. . valaisons se traduit aisément par avalanches, mais qu'est-ce que des eaux sauvages?

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formes, les unes de piques, les autres de lances, et des brandons allumés tombaient sur les toits sans y mettre le feu. De temps en temps, des voix plaintives augmen- taient la terreur. On entendit des gémissements qui n'avaient rien de semblable à ceux d'aucun animal connu.

« Les effets de ce tremblement de terre furent variés à l'infini. La première secousse dura une demi-heure sans presque discontinuer. Il y en eut une seconde aussi violente que la première, et la nuit suivante, quelques personnes en comptèrent jusqu'à trente-deux. »

Ce qui fait voir, fait remarquer M. Bibaud, combien l'imagination ajoute à la réalité, ou jusqu'à quel point les narrateurs se permirent l'exagération, c'est que, durant tout ce temps, plus de six mois, il n'y eut, ni parmi les Européens ni parmi les Indiens, personne de tué ou même de blessé.

CHAPITRE VIII.

Histoire politique du Canada. La Nouvelle-France possession de la couronne. Prétentions des Anglais. Premières boatilités. Prise de Montréal par les Iroquois. La flotte anglaise à Québec. La paix de Ryswick. Fonda- tion de Détroit. Reprise de la guerre. Les Français à Deerfield. Naufrage de la flotte anglaise en route pour Québec. La paix d'Utrecht.

Il n'entre pas clans le plan de ce travail de suivre en détail l'histoire politique du Canada. On la résumera donc en quelques pages pour arriver à cette période, navrante et glorieuse à la fois, qui se résume en un nom : Mont- calm.

Depuis la mort de Chainplain jusqu'en 1663, cinq gouverneurs s'étaient succédé, sans qu'aucun d'eux, au cours d'une période très agitée, ait pu rien faire pour le progrès matériel de la colonie. La Compagnie des Cent Associés, réduits par le fait à quarante-cinq, n'avait, d'ail- leurs, tenu aucun de ses engagements ; hors d'état de les mieux remplir à l'avenir, elle fut réduite à remettre ses pouvoirs aux mains du roi.

Le Canada devint une possession de la couronne , et c'est au nom du roi de France, que M. de Mesy, nommé gouverneur, entra en fonctions le 24 février 1663, ins- tallé par le commissaire royal Gandais, qui reçut le ser-

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ment de fidélité des anciens agents de la Compagnie. Depuis cette époque jusqu'aux première hostilités avec l'Angleterre, ce fut pour le Canada une période d'accrois- sement, en dépit des inquiétudes que donnait toujours à la colonie l'inimitié des Cinq Nations.

En 1689, au moment Guillaume d'Orange a réussi à coaliser presque toute l'Europe contre nous, « notre situation », dit un historien de la Nouvelle-France, « ne laissait pas d'être satisfaisante. Nous occupions solide- ment le Canada, l'Acadie, la baie d'Hudson; nous avions des droits sur une partie du Maine, du Vermont, du New- York , sur toute la vallée du Mississipi et sur le Texas jusqu'au rio Bravo del Norte. Nous avions vécu jus- qu'alors en paix avec l'Espagne, qui devait retirer bien peu de fruits de sa lâche condescendance pour l'An- gleterre. La confédération des Cinq Nations nous était hostile; gagnée de bonne heure par nos rivaux, elle leur resta toujours fidèle; mais nos missionnaires avaient su nous ménager l'amitié des autres tribus, des Illinois, des Natchez, des Dacotas, et même des Sioux. Nous les protégions contre les Iroquois, et ils nous payaient, en retour, d'un dévouement qui résista môme à nos fautes, à nos crimes. La métropole aimait la colonie naissante. En un mot, malgré sa faible population européenne, qui n'atteignait encore qu'au chiffre de 11,240 personnes, le vingtième à peine de la population des colonies an- glaises, la Nouvelle-France semblait promise à de hautes destinées. »

Les Anglais, bien plus que les Espagnols, étaient nos rivaux naturels dans l'Amérique du Nord. Sébastien Cabot, Martin Frobisher, Willoughby, Chancelier avaient, de 1498 à 1541, exploré les régions australes. En 1583,

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Humphrey Gilbert, patronné par Walter Raleigh, son beau-frère, prit possession de Terre-Neuve, et Tannée suivante, Philippe Amidas et Arthur Barlow débar- quaient sur les côtes de la Virginie , ainsi nommée par

Fig. 28. Palissades naturelles de l'Hudson.

la reine Elisabeth elle-même. Mais ce n'est vraiment qu'en 1606, avec Richard Hakluyt, lord Delaware, Dale, Gates, que la Virginie prend quelque intérêt. Quatorze ans plus tard, les Pilgrim Fathers, petite colonie de puritains, s'établissent dans le Massachusetts. Puis, suc- cessivement lord Baltimore et Laurent Cal vert fondent

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le Mar}iand; Roger Williams, le Rhode-Island et Pro- vidence; Conant et White, Salem; Ferdinand Georges et Mason, le Maine et le New-Hampsliire. En 1643, les diverses colonies s'unissent entre elles par la fédération, et aux États que nous venons de citer vinrent s'adjoin- dre successivement le New-Plymouth, le Connecticut, le New-Haven, les deux Carolines, le New-Jersey, la Pensylvanie, fondée par Guillaume Penn, le New- York, enlevé aux Hollandais qui l'avaient colonisé.

Comme ils avaient enlevé ce dernier État aux Pays- Bas, sous prétexte que Cabot lavait découvert, les An- glais nous contestèrent, d'après le même principe, la vallée du Saint-Laurent et le bassin du Mississipi. On ne pouvait sérieusement contester ni la prise de possession de Cartier ni les explorations de la Salle et de Marquette. Un seul pays pouvait nous disputer le Mississipi, du moins dans son cours inférieur, l'Espagne, en se récla- mant du voyage de Soto de Mayor. Quant au bassin de rOhio, également en litige, il avait été évangélisé et colonisé par nos missionnaires avant que les Anglais eussent osé franchir les monts Alleghanys.

La guerre éclata sous le gouvernement de M. de Fron- tenac. Il y était préparé, mais il semble que, s'il avait reçu ou combiné lui-même un plan de conquête, il n'en avait aucun pour la défense. L'objectif des armes fran- çaises était l'état de New- York, dont il s'agissait de s'emparer; cette conquête paraissait si sûre, que son futur gouverneur était désigné d'avance en la personne de M. de Callières. Or, pendant que Frontenac remontait le Saint-Laurent pour aller attaquer par mer les colonies anglaises, on lui annonçait la prise de Montréal. « Dans la nuit du 25 août 1G89, » rapporte Bancroft, « les Iro-

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quois, débarquant dans l'ile au nombre de 1,500, avaient massacré la population endormie et incendié les mai- sons. En moins de deux heures, plus de 200 personnes trouvèrent la mort sous des formes trop horribles pour

Fig. 39. Guillaume Pcnn achetant la terrQ des sauvages.

être décrites. En approchant de la ville, ils avaient fait un nombre égal de prisonniers, et, restés maîtres du fort et de toute l'île, après un violent combat, ils y de- meurèrent jusqu'au milieu d'octobre sans être inquiétés. Dans un moment de consternation, Denonville avait

lie LES FRANÇAIS AU CANADA.

ordonné de raser le fort Frontenac, sur l'Ontario. Des Trois- Rivières à Mockinan, il ne restait plus une ville à la France. »

Cet échec fut vengé bientôt par des représailles par- tielles. Les Indiens alliés de la France massacrèrent une trentaine d'Anglais aux environs de la baie d'Hudson, et détruisirent les établissements de Shenectady, celui des chutes de Salomon, sur la rivière Piscataqua, tuant jusqu'aux femmes et aux enfants à la mamelle, avec des raffinements de cruauté vraiment sauvages. Hertel et le baron de Castin s'emparent du fort de la baie de Casco et détruisent l'établissement anglais.

Frontenac essayait en vain de détacher les Cinq Na- tions du parti anglais; il réussit du moins à coaliser contre elles la plupart des autres peuplades du Canada et du Maine. A ce mouvement les Anglais répondirent par la confédération de toutes les colonies. Le congrès se réunit dans l'état de Massachusetts, et l'on résolut d'attaquer le Canada par terre, du côté de Montréal, et par mer, du côté de Québec. D'abord, comme nous le raconterons en faisant l'histoire de cette colonie, ils s'emparèrent de l'Acadie.

« Quant à l'expédition par terre, » dit un historien du Canada, « soit insuffisance de moyens, soit ineptie, désac- cord ou trahison, elle n'eut pas lieu. D'ailleurs, elle aurait rencontré sous les murs de Montréal une rude réception. Les Français avaient, nous l'avons vu, renoué leurs alliances avec les Peaux-Rouges. Frontenac vivait donc en sécurité à cet égard, et il s'apprêtait à regagner Québec, lorsqu'un messager indien arrivant des bords de la Piscataqua vint lui annoncer qu'une flotte anglaise quittait Boston, forte de 34 bâtiments, sous les ordres do

LES FRANÇAIS AU CANADA. 117

Phipps. Le commandant valait ses équipages; tous manquaient d'expérience et faisaient de tristes marins. Faute de pilotes, ils perdirent un temps précieux sur le Saint-Laurent, et quand, arrivés en vue de Québec, ils jetaient l'ancre devant Beauport, Frontenac était dans la place et en mesure de les recevoir. La sommation de se rendre fut accueillie par des huées. Il ne restait plus aux braves citoyens du Massachusetts qu'à se rembar- quer, ce qu'ils firent. Au retour, la tempête dispersa ou brisa leurs vaisseaux », et ainsi finit la grotesque expé- dition du Bostonien Phipps. Repoussés du Canada, les colons de la Nouvelle-Angleterre se bornèrent désormais k défendre leurs frontières, et l'Acadie, en 1692, rede- vint française.

La paix] de Ryswick (1697) suspendit pour quelque temps les hostilités, et en 1700, les Iroquois, auxquels Frontenac avait infligé de cruels châtiments, annoncè- rent leur intention de mettre bas les armes. Un traité de paix fut signé, et chaque nation indienne, en guise de signature , apposa sur le parchemin un emblème par- ticulier : les Senecas et les Onondagas dessinèrent un lézard; les Cayugas, un calumet; les Oneidas, une fourche; les Mohavvks, un ours. Toutefois, un point inté- ressant ne fut pas éclairci par ce traité : les Cinq Nations formaient-elles une confédération indépendante? Étaient- elles soumises à la souveraineté de l'Angleterre ou à celle de la France? Frontenac résolut la question selon les in- térêts de la colonie, et il envoya un parti prendre pos- session de Détroit, situé en territoire iroquois. C'était une position unique, clef des Lacs, trait d'union entre la vallée du Saint-Laurent et le bassin du Mississipi. Un fort fut construit, un village s'éleva; des Hurons, suivis

118 LES FRANÇAIS AU CANADA.

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de leurs amis les Ottawas, vinrent planter leurs wigwams autour du drapeau français; les colons affluèrent, et Dé- troit, en même temps qu'un point stratégique de pre- mier ordre, fut bientôt un établissement commercial d'une réelle importance.

Cependant, la guerre, après cette courte trêve con- sentie à Ryswick, allait reprendre dans l'ancien monde, puis dans le nouveau, elle se répercutait comme un écho.

Tandis que, cette fois, le marquis de Vaudreuil, alors gouverneur du Canada, avait réussi à obtenir la neutra- lité des Iroquois, les Anglais ne furent pas aussi heu- reux avec les Abenakis. Ceux-ci leur firent des promesses de paix et, sitôt les Anglais rassurés, ils tombaient dans le Massachusetts, le New-IIampshire, le Maine, mettant tout à feu et à sang. En 1704, 200 Français et Indiens s'emparent de Deerfield, emmènent en captivité tous les habitants.

Le ministre Bolingbroke, qui portait alors le nom de Saint-John, faisait tousses efforts pour aider les colonies anglaises à s'emparer du Canada : « Cette conquête est mon œuvre, écrivait-il en 1711, et je prends un intérêt tout paternel à son succès. » ^

En attendant les secours qui lui étaient promis, la confédération anglaise avait fait des levées de troupes assez considérables et se disposait à unir ses efforts à ceux de la métropole. « C'était le moment la législature de l'État de New- York représentait énergiquement à la reine Anne les progrès de la France. Il est notoire, disait l'a- dresse, que les Français peuvent remonter par eau de Québec à Montréal. De là, par la rivière et les lacs, ils peuvent aller prendre à dos toutes les plantations de

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Votre Majesté, sur le continent jusqu'à la Caroline. Dans

Fig. 30. Indiens couverts de fourrures et d'ornements.

cette vaste étendue de pays vivent plusieurs nations in-

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diennes très considérables. Ils leur envoient continuel- lement des prêtres et des émissaires chargés de baga- telles et de jouets avec lesquels ils gagnent leur faveur. Ensuite, ils dépêchent des commerçants, puis des sol- dats, et enlin ils bâtissent des forts. On encourage les garnisons à se marier, à vivre, à s'incorporer parmi les nations. On peut aisément conclure de ces faits que, la paix faite, les Français enverront dans ce but, chez les Indiens, leurs soldats licenciés. »

La paix paraissait donc plus redoutable que la guerre aux colonies anglaises : en 1711, une expédition fut dé- cidée. Elle comprenait 15 bâtiments de guerre et 10 trans- ports, montés par sept régiments et un bataillon d'in- fanterie de marine; elle arriva à Boston le 25 juin, et s'y renforça des contingents coloniaux. En même temps, les volontaires du Connecticut, de New- Jersey, de New- York, auxquels se joignirent 600 Iroquois, s'assem- blaient à Albany, pour attaquer Montréal. Dans le Wis- consin et sur les bords du Michigan, de nouveaux alliés (les Anglais, les Renards, s'apprêtaient à fondre sur les Français." -

Bolingbroke se prétendait assuré de conquérir tout le Canada en quelques semaines : « Nous pouvons compter que cette fois, enfin, nous allons devenir maîtres de toute l'Amérique du Nord. » Mais Vaudreuil, alors gou- verneur, veillait et avait préparé la défense. « Paroles présomptueuses ! » dit M. de Fontpertuis dans son excel- lent résumé historique: « la nouvelle campagne ne de- vait rien ajouter à la puissance britannique. Le Canada était en mesure d'affronter la lutte avec succès. Vau- dreuil avait rappelé aux Onondagas et aux Sénécas la fidélité de la France à respecter les traités conclus avec

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eux, et s'était assuré de leur neutralité. Il avait ras- semblé à Montréal tous nos alliés indiens, et 800 guer- riers avaient entonné le chant de guerre. Les sauvages du nord-ouest paraissaient indécis, mais la prise d'armes

/ 'î^'. ^

Fig. 31. Navire de guerre du XVII" siècle.

des Hurons de Détroit les décida. La voix des mission- naires entraînait les Chippeways, et les Abenakis s'en- fermaient dans Québec. Les femmes elles-mêmes se te- naient prêtes à concourir à la défense commune. La population entière? pleine de confiance et de résolution, attendait patiemment les Anglais. »

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122 LES FRANÇAIS AU CANADA.

La flotte ennemie pénétra, non sans peine, dans le Saint-Laurent. 11 paraît, au rapport de Bancroft, que sir Hovenden Walker, amiral et chef de l'expédition, n'avan- çait qu'au milieu des précautions et des appréhensions les plus étranges. Il avait surtout grand'peur de se trouver emprisonné dans les glaces. « Que deviendraient ses vaisseaux? Il ne voyait d'autre ressource, que de les dé- charger et de les mettre à terre , en sûreté sur des ca- rènes jusqu'au printemps. Le 22 août au soir, un épais brouillard survint avec une forte brise d'est. Sur l'avis unanime des pilotes, on mit en panne, l'avant tourné au sud. La flotte, cependant, continuait de dériver au nord. Au moment Walker se mettait au lit, son capi- taine de pavillon vint l'avertir que la terre était en vue. Sans se déranger, l'amiral lui donna l'ordre de gouverner au nord. Il y avait à bord du vaisseau un homme de sens, Goddard, capitaine d'infanterie. Il courut en toute hâte à la cabine de l'amiral, le suppliant de monter au moins sur le pont, ce que Walker, raillant ses craintes, refusa de faire. Goddard revint : « Au nom du ciel, cria- t-il, venez sur le pont, ou nous sommes tous perdus. Je vois des brisants tout autour de nous.

« Mettant ma robe de chambre et mes pantoufles, écrivit plus tard cet étonnant amiral , je montai sur le pont et je reconnus la vérité de son dire. » Môme à ce moment, pourtant, il répétait avec obstination : « Je ne vois au- cune terre sous le vent. » Mais la lune, perçant la brume, lui démontra bientôt son erreur. La flotte était tout près du rivage nord, au milieu des îles Eggs. Il lui fallut bien alors croire les pilotes et il fit immédiatement pousser au large. Seulement, au matin, on s'aperçut du naufrage de huit vaisseaux : 900 hommes avaient péri

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dans les flots. Un conseil de guerre décida à l'unanimité qu'il était impossible d'aller plus avant, et l'expédition regagna heureusement Boston. »

Sur terre, les armes anglaises, pour n'encourir pas le ridicule, ne furent pas plus heureuses. LJ|ittaque sur Montréal, qui devait être convergente, ne put avoir lieu; Détroit, bloqué par un parti de Renards, fut prompte- ment délivré par les Indiens alliés des Français, et parmi lesquels figuraient des nations nouvellement conquises par les missionnaires : Illinois, Sacs, Potawatomies, Mis- souris, Osages.

La paix d'Utrecht empêcha les Français de tirer parti d'une situation tous les avantages se trouvaient de leur côté; bien plus, il fallut laisser à l'Angleterre Terre- Neuve, l'Acadie, la baie d'Hudson, et sortir diminués dune lutte il n'y avait eu, en somme, ni vaincus ni vainqueurs.

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CHAPITRE IX.

Guerre de 1744. Prise de Louiabonrg. Le Saint-Lanrent relié an Mississipi par une ligne de forts. L'Ohio. Jumonville et Wasbington, Franklin et le Canada. Braddock est battu ur l'Ohio.

Ce traité d'Utrecht, tout défavorable qu'il était à la France, aurait au moins avoir pour conséquences, dans r Amérique du Nord, la paix entre les deux nations rivales. Il n'en fut rien, et son application même fut une nouvelle cause d'hostilité. Trop d'intérêts étaient engagés pour que la délimitation des frontières pût se faire sans qu'il y eût du sang de répandu.

Comme les frontières n'étaient indiquées que d'une façon très sommaire, les Anglais, très envahissants, cherchaient à pousser, de-ci de-là, des pointes en terri- toire français. Mais ils furent fermement repoussés : il ne leur resta aucun établissement dans le bassin du Saint- Laurent, et la France maintenait, avec une égale fermeté, ses droits sur la Louisiane.

Nous n'avons pas à relater ici les luttes dont fut témoin la vallée du Mississipi. Au Caii.da, les hostilités traînè- rent jusqu'en 1744, époque à laquelle Louis XV déclara la guerre à l'Angleterre.

Pour la troisième fois, les colonies anglaises organisé-

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rent une expédition maritime contre la Nouvelle-France.

Cette fois, l'objectif était Louisbourg, dans l'île Royale ou du Cap-Breton. Un historien du Canada a fait, d'après Bancroft, un pittoresque récit de cette nouvelle campa- gne : « New- York envoya de l'artillerie ; la Pensylvanie , des provisions. Le Massachusetts, le Connecticut et le New-Hampshire fournirent les hommes. Toutes ces forces réunies s'élevaient à 4,000 hommes. On avait demandt' au Commodore Warren, qui stationnait aux îles Sous-le- Vent, le concours du plus grand nombre possible de ses vaisseaux. Mais, en l'absence d'ordres venus d'Angleterre, il crut devoir s'abstenir, et la petite armée , abandonnée à elle-même, se réunit à Canseau, petite île au nord-est de l'Acadie, sous le commandement suprême de Guil- laume Pepperel, marchand du Maine.

« Bancroft a tracé une peinture piquante de cette armée improvisée. L'un proposait un équipage de ponts volants à l'aide desquels on escaladerait les murailles même avant l'ouverture de toute brèche; un autre avait trouvé un préservatif contre les mines; un troisième offrait à son général , aussi peu familier que lui avec la guerre , un projet de campement, d'ouverture des tranchées, de pla- cement des batteries. Le gros du corps expéditionnaire était composé de pêcheu) s , qui avaient emporté avec eux leurs instruments de pêche dans le but d'utiliser les loisirs du siège; d'ouvriers, de bûcherons, .de laboureurs, familiers d'ailleurs avec les armes à feu et les surprises nocturnes des Indiens ; de gens d'église qu'accompagnaient généralement leurs femmes et leurs enfants. Les glaces du cap Breton chassaient en telles masses qu'elles ren- daient les côtes inaccessibles, et retinrent plusieurs jours la flottille de la Nouvelle-Angleterre à Canseau. Tout à

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coup, par un ciel clair et un soleil brillant, l'escadre du rommodore Warren apparut. Le lendemain, neuf vais- seaux amenaient les forces du Connecticut.

« Le 30 avril , l'expédition arrivait en face de Louis- bourg. C'était une place ceinte de hautes murailles , de fossés profonds, bastionnée et pourvue d'une nombreuse artillerie. Deux batteries défendaient le port : l'une, placée sur une île et forte de 30 obusiers ; l'autre, sur le rivage, dite la batterie Royale, et armée de 30 canons de gros calibre. Les assiégeants n'avaient que 18 canons et 3 mortiers. Ils opérèrent avec succès leur débarquement, et poussant vivement les Français, ne s'arrêtèrent que (levant la ville. Un de leurs détachements prenait position le lendemain au nord-ouest du port. Pris de panique, les défenseurs de la batterie Royale l'abandonnèrent, en- clouant leurs canons. Le lendemain, les Français es- sayaient vainement de la reprendre. Ignorants de toute règle de l'art militaire, les assiégeants n'avaient ni tracé de zig-zags, ni élevé d'épaulements. Instinctivement, cependant , ils dressèrent des batteries revêtues de fas- cines. Pour les armes, il fallut, à raison du terrain im- praticable aux voitures, mettre les pièces sur des traîneaux que les soldats, enfonçant dans la boue jusqu'aux genoux, traînaient à l'aide de bricoles. Le siège marchait ainsi à l'aventure. Les hommes connaissaient mal la stricte dis- cipHne; ils n'av: ient pas de campement régulier; dé- pourvus de tentes pour s'abriter des brouillards et des rosée.T , ils logeaient dans des cabanes faites de gazon et lie branchages, couchaient sur la terre. Le temps, cepen- dant, était beau, et l'atmosphère, ordinairement chargée lie brumes épaisses, demeura tout le temps du siège sin- gulièrement sèche. Quand ils n'étaient pas de service, les

128 LES FRANÇAIS AU CANADA.

hommes passaient tout le jour en amusement, tirant à la cible, péchant» chassant, et ramassant les projectiles en- nemis. » SÏBafr

Le siège, comme on le pense bien, traîna fort en lon- gueur. Malheureusement les Français n'étaient pas en nombre pour faire une sortie, qui eût facilement déblayé la place ; la garnison ne comptait que GOO soldats réguliers et un millier environ de miliciens. Il faut ajouter que le commandant, du Chambon, fit mal son devoir. Lorsqu'il capitula, le 17 juin 1745, la situation était loin d'être dé- sespérée : huit jours de plus, et les secours envoyés de France arrivaient à temps pour ravitailler la place et chasser les miliciens anglais. Ceux-ci n'eurent guère à se louer de leur victoire de hasard. Les pertes qu'ils subi- rent furent très cruelles, grâce à leur inexpérience, et deux ans plus tard le traité d'Aix-la-Chapelle nous rendait Louisbourg.

La paix, observée en Europe, ne le fut guère dans l'Amérique du Nord. C'étaient toujours des contestations de frontières. Il avait été stipulé que les deux pays re- prendraient le statu quOy et les Anglais, profitant du vague d'un tel article , élevaient les plus étonnantes pré- tentions. Le gouverneur, M. de la Galissonnière, pendant que la commission des frontières se perdait en discussions rendues vaines par la mauvaise foi des Anglais, prit les précautions nécessaires pour enfermer le Canada dans une vraie ceinture de défense et le relier solidement à la Louisiane. Il fit construire deux forts sur l'isthme d'A- cadie, le fort des Gaspareaux et le fort Beauséjour; sur le Saint-Laurent, entre Montréal et le fort Frontenac, s'éleva le fort de la Présentation, qui devait maintenir les lio- quois; enfin, le fort Frontenac fut relié à Détroit par le

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fort de Toronto. Il y eut dès lors, entre le Saint-Laurent et le Mississipi, une grande ligne de postes militaires qui assuraient la communication entre les deux parties de

nos possessions : Québec, Mont- réal, la Présentation, Frontenac, Toronto, Détroit, les Miamis, Saint-Joseph , Chicago , Crève- cœur, Chartres. En même temps, la ligne de l'Ohio était fortifiée de façon à empêcher les Anglais de franchir les Alleghanys.

La Galissonnière, après la dé- fense, réorganisa la milice, qu'il

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Fig. 3â. Les hommes se livraient nu plaisir de la pèche.

porta à 12,000 hommes. Ce fut sa dernière œuvre. Son successeur, à un an d'intervalle , le marquis du Quesne . trouva donc une milice plus nombreuse et des forts moins espacés; mais l'armée régulière était dans le plus triste état. D'après sa correspondance avec le ministre de la

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marine, on voit que les officiers font les mutins, que les soldats sont indisciplinés, que l'impunité règne même pour des fautes graves, que le service est négligé. Ce ne fut pas sans peine qu'il fit de l'armée ce qu'elle devait être, du moins en apparence, car il y avait bien du rebut dans les bataillons qu'on envoyait aux colonies.

Pour compléter la ligne de l'Ohio, du Quesne ordonna la construction d'un nouveau fort, auquel son nom fut donné , et dans le même temps qu'il chargeait de cette expédition M. de Contrecœur, le gouverneur de la Vir- ginie, Dinwiddie, envoyait au même point, avec le môme ordre , un jeune homme dont on ne soupçonnait guère alors les étonnantes destinées , Georges Washington , major dans les milices de la Virginie.

Les Français bâtirent leur fort, qui est aujourd'hui la ville de Pittsbourg, sans être autrement inquiétés par les Anglais , qui s'étaient contentés d'observer les lieux et noter l'endroit un fort pouvait être élevé pour battre dh brèche le fort français.

Dinwiddie renvoya AA'ashington l'année suivante, et l'avant-garde du détachement construisit sur l'Ohio un petit fort, qui fut aussitôt enlevé par les Français. M. de Contrecœur chargea ensuite un de ses officiers, M. de Ju- monville , de porter aux Anglais une sommation de se retirer, attendu qu'ils étaient sur le territoire français. Venu en parlementaire, Jumonville fut traité en ennemi, son escouade cernée traîtreusement, et lui-môme tué au commandement de Washington , qui fit feu le premier.

Washington chercha plus tard à expliquer un acte qui pesait sur sa renommée, et il dit dans ses lettres qu'il re- gardait les frontières de la Nouvelle-Angleterre comme envahies par les Français, et que la guerre lui semblait

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déclarée, ajoutant quelques autres raisons insuffisantes pour justifier une telle agression. M. Dussieux, dans son Histoire du\ Canada sons la domination française ,

Fig. 33. Ancienne rortiflcation de l'Oliio.

prononce même le mot d'assassinat et appuie cette asser- tion d'une quantité de documents que nous lui emprun- tons. D'abord, la lettre de M. de Contrecœur au gouver- neur du Canada :

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

« A sept heures du matin, ils furent entourés. Deux décharges de mousqueterie furent tirées sur eux par les Anglais. M. de Jumonville les invita par un interprète à s'arrêter, ayant quelque chose à leur dire. Le feu cessa. M. de Jumonville fit lire la sommation que j'avais envoyée pour les prévenir de se retirer. Les sauvages qui étaient présents dirent que M. de Jumonville fut tué par une balle qu'il reçut à la tète, tandis qu'il écoutait la lecture de la sommation, et que les Anglais auraient sur-le- champ taillé en pièces toute la troupe, si les sauvages ne les en avaient pas empêchés en s'élançant devant eux. »

Du Quesne écrit au ministre : « J'ai infiniment pris sur moi de ne pas mettre tout à feu et à sang après l'acte d'hostilité indigne commis sur le détachement du sieur de Jumonville. » Dans une autre pièce, on trouve que les nommés J.-B. Berger et Joachim Parent, Canadiens, faits prisonniers par les Anglais et renvoyés en France en 1755, « confirment toutes les circonstances de l'assas- sinat du sieur de Jumonville par les Anglais ». Dans le rapport au ministre de M. de Vaudreuil, successeur du marquis du Quesne, on retrouve ce même mot d'assas- sinat; il semble que l'opinion fût unanime. « Cette déplo- rable affaire, continue M. Dussieux, eut un grand et long retentissement. En 1759, Thomas publiait un poème en quatre chants, sous le titre de Jumonville, dans lequel il racontait l'événement selon les traditions que nous venons de faire connaître. »

Enfin, le 28 juin, M. de Contrecœur envoya M. de Vil- liers, frère de Jumonville, avec 600 Canadiens et 100 sau- vages , venger la mort de son frère et repousser l'en- nemi ; sa commission était ainsi conçue :

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LES FRANÇAIS AU CANADA. 133

« Il est ordonné au sieur de Villiers, capitaine d'infan- terie, de partir incessamment avec le détachement fran- <;ais et sauvage que nous lui confions, pour aller à la rencontre de l'armée anglaise. Lui ordonnons de les at- taquer s'il voit jour à le faire , et de les détruire même en entier, s'il le peut, pour les châtier de l'assassinat qu'ils nous ont fait en violant les lois les plus sacrées des nations policées.

« Malgré leur action inouïe, recommandons au sieur de Villiers d'éviter toute cruauté, autant qu'il sera en son pouvoir, » etc. rV

Villiers, qui avait à cœur de venger son frère, conduisit TafTaire avec énergie. Il s'agissait de s'emparer du fort de la Nécessité, défendu par 500 Anglais et 9 pièces de canon. « Au bout de dix heures de combat et malgré une pluie torrentielle, notre mousqueterie força l'artillerie anglaise à cesser son feu. Les Anglais, qui avaient eu 90 hommes tués ou blessés à mort et beaucoup de blessés, se décidèrent à capituler. L'article VII de la capitulation accordée au major Washington, et signée de son nom, rlébute ainsi : « Que comme les Anglais ont en leur pou- voir un officier, deux cadets et généralement les prison- niers qu'ils ont faits dans Vassassinat du sieur de Ju- raonville, etc. »

Il faut remarquer, à la décharge de Washington, que, dans cette triste affaire, il remplissait un service com- mandé et que la plus grande part de responsabilité re- vient au gouverneur de la Virginie, Dinwiddie.

Pendant ces événements, les belligérants faisaient de grands préparatifs, demandaient et recevaient des ren- forts de leurs métropoles. Franklin, consulté en Angle- terre, s'était prononcé avec violence contre toute tempo-

134 LES FRANÇAIS AU CANADA.

risation, dit Sainte-Beuve en analysant ses mémoires : « Il ne vit point M. Pitt, ministre, qui était alors un personnage considérable et peu accessible ; mais il com- muniqua avec ses secrétaires et ne cessa d'insister auprès d'eux sur la nécessité et l'urgence d'enlever à la France le Canada, indiquant en même temps les voies et moyens pour y réussir. II écrivit même une brochure à ce sujet. Prendre et garder le Canada, c'était pour lui la conclu- sion favorite, comme de détruire Carthage pour Caton... Il avait le sentiment des destinées croissantes et illimi- tées de la jeune Amérique ; il la voyait du Saint-Laurent au Mississipi , peuplée d'Anglais en moins d'un siècle. Mais si le Canada* restait à la France, ce développement de l'empire anglais en Amérique serait constamment tenu en échec, et les races indiennes trouveraient un puissant auxiliaire toujours prêt à les rallier en confédé* ration et à les lancer sur les colonies. »

Le résultat de la bataille définitive devait être bien différent de celui que prévoyait Franklin : ce ne sont pas les Français, mais les Anglais qui devaient demeurer en Amérique les ennemis de la colonie émancipée.

A la fin de 1755, nous avions au Canada 7,000 hommes de troupe, dont 2,800 soldats, le reste composé de mi- liciens et sauvages, sous le commandement du baron Dieskau. Les Anglais étaient forts de plus de 15,000 hom- mes. Leur première attaque fut contre la partie de l'Acadie demeurée française, en deçà de l'isthme ; nous racontons cet épisode dans les deux ciiapitres qui sont spécialement consacrés à l'Acadie.

Dans la vallée de l'Ohio, le sort nous favorisa d'abord : « Nous avons été battus, battus honteusement, par une poignée de Français, » écrivait Washington, dont le cou-

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rage assura la retraite des débris de l'armée anglaise. Sur 2,000 hommes, Braddock, qui commandait l'ennemi, en perdit 1,300 et 13 officiers sur 80. Notre victoire fut suivie d'une incursion de sauvages qui coururent les co- lonies anglaises « en levant des chevelures sur l'Anglais ». On estime qu'ils massacrèrent plus de mille colons, et leur présence, qui jetait dans le pays une incroyable terreur, paralysait complètement les relations et le com- merce intérieur. Il y eut dans le même temps une autre rencontre auprès du lac Champlain, nous fûmes moins heureux, mais les Anglais ne surent pas profiter de leur victoire, et l'hiver suspendit pour quelques mois les hostilités.

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CHAPITRE X

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Arrivée de Montcalm. État respectif des troupes anglaises et françaises. Victoire de Chouegen. Montcalm et les Indiens. L'hiver à Québec. Prise de William-Henry. Dilapidations de l'intendant Bigot. La famine.

Les renforts qui arrivèrent à Québec le 13 mai 1757 étaient sous les ordres du marquis de Montcalm. M. d'Ar- genson l'avait spécialement recommandé au roi, et il devait diriger les opérations dans l'Amérique du Nord et prendre le commandement général avec le titre de maréchal de camp.

Montcalm , qui avait alors quarante-cinq ans , était au château de Candiac, près de Nîmes , d'une ancienne famille dont on disait dans le pays : « La guerre est le tombeau des Montcalm. » Élevé par un maître qui pos- sédait les langues classiques et savait les enseigner, il avait conservé le goût des lettres et, tout en faisant cam- pagne, il apprenait l'allemand et lisait, dans le texte, les historiens grecs. Il avait pris part aux guerres de son temps, et comptait déjà quatre campagnes lors- qu'il fut appelé à commander au Canada. C'était encore un inconnu, et il ne devait rencontrer la gloire que sur le chemin de la mort.

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l38 LES FRANÇAIS AU CANADA.-

Son aide de camp et son lieutenant devaient comme lui rendre leurs noms illustres : Bougainville , alors capi- taine de dragons, par ses voyages, et le chevalier de Lévis, plus tard maréchal de France, par l'héroïsme de sa con- duite après la mort de son chef.

Avec les troupes qui arrivèrent quelques mois plus tard, en comptant les marins, les milices et les Indiens, Montcalm réunit sous ses ordres environ 7,000 hommes, ., dont les trois quarts devaient rester couchés sur ce sol " qu'ils défendraient en vain. Les forces de l'ennemi fini- , rent par s'élever, à la suite de renforts successifs, au chiffre officiel de 00,000 hommes, auxquels il fallait tenir tête sur une frontière de plusieurs centaines de lieues. « Étonnantes campagnes, » dit M. de Bonnechose dans % son excellente étude sur Montcalm, « dont aucune guerre d'Europe ne donne l'idée! Pour théâtre, des lacs, des > neuves, des forêts sans limites succédant à d'autres lacs, à d'autres forêts, à d'autres fleuves. Pour adversaires, des troupes étranges, le liighlander écossais et le gre- nadier de France qui porte la queue et l'habit blanc com- battent près de l'Iroquois et du Huron à la plume d'aigle. Tantôt la hache à la main, le fusil en bandoulière, les soldats de ces armées cheminent sous bois, tantôt ils por- tent à bras, au delà des rapides écumants, les bateaux ils se rembarquent, et l'hiver, des raquettes aux pieds, la peau d'ours au dos, ils suivent sur la neige des traî- neaux de campagne attelés] de grands chiens. Guerre remplie de surprises, de massacres, de combats corps à , corps, dans laquelle les décharges de l'artillerie et le roulement des tambours répondent aux hurlements des Peaux-Rouges et au grondement des cataractes. La guerre du Canada a deux phases : la première, presque

LES FRANÇAIS AU CANADA. /^ 139

offensive, de 1756 à 1758; la seconde, toute défensive et

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Fig. 34. Le marquis de Montcalni.

de désespoir, de 1758 à 1760. Le théâtre des opérations se déplaça avec la fortune : la frontière fut le premier champ de bataille; puis, quand cette ligne fut forcée par

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140 LES FRANÇAIS AU CANADA.

l'invasion, le Saint-Laurent, dans toute sa longueur, devint le témoin de la lutte. »

Les Anglais avaient bâti presque en face du fort Frontenac un fort nommé Chouegen, qui les mettait, dit un mémoire du temps, « ta môme d'entraver le commerce des lacs, que les Français n'avaient partagé jusque-là avec aucune na- tion européenne, et qui formait leur principale richesse. De là, il était facile de couper la colonie par le centre et d'arrêter immédiatement toutes ses communications avec les postes qui en dépendent. Tous les pays d'en haut et la

:. Louisiane entière se trouvaient ainsi complètement isolés. Les tribus sauvages de ces contrées, parmi lesquelles les Français comptaient des amis nombreux et fidèles, ne pouvaient plus se concerter avec elle, et le Canada de- venait une conquête facile. »

Il s'agissait de s'emparer de cette place ; ce fut la pre- mière opération de Montcalm. II avait affaire à plus de 12,000 hommes de troupes ennemies, que le général anglais, comte de Loudon, avait rassemblées à Albany. Ne pouvant songer à les affronter, il trompe par une

\ manœuvre habile son adversaire, qui le croit à Carillon, sur le lac Champlain, pendant qu'il se porte rapidement à Frontenac, r ,:-?;,

Le siège fut mené d'un train rapide, et, son comman- dant tué, la place capitula : « Ils se sont rendus prison-

,, ; niers de guerre au nombre de 1,700, dont 80 officiers, / deux régiments de la vieille Angleterre, » écrit Montcalm à sa mèie. « Je leur ai pris 5 drapeaux, 3 caisses mili- taires d'argent, 121 bouches à feu, y compris 45 pier- riers, un amas de provisions pour 3,000 hommes pendant un an, 6 barques armées et pontées depuis 4 jusqu'à 20 canons. Et comme il fallait, dans cette expédition.

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user de la plus grande diligence pour envoyer les Cana- diens faire les récoltes et ramener les troupes sur une autre frontière, du 15 au 21, j'ai démoli ou brûlé leurs

Fig. 35. Canot porté à bras.

trois forts et emmené artillerie, barques, vivres et pri- sonniers. ». . .

Dans cette expédition, les Indiens avaient été d'un grand secours àMontcalm, qui, du premier coup, avait réussi à gagner leur confiance. D'ailleurs, il suffisait d'être Français et loyal pour être ami des sauvages. Cette sym- pathie était si profonde, qu'elle survécut à la domination

142 LES FRANÇAIS AU CANADA.

de la France, selon la remarque qu'en fit le voyageur an- glais Isaac Weeds en 1797 : « La nature, dit-il, semble avoir implanté dans le cœur des Français et des Indien^ une affection réciproque : ils s'associent dans leurs tra- vaux, et vivent sur le pied le plus amical. C'est à cette circonstance plus qu'à toute autre cause que l'on doit attribuer le prodigieux ascendant que les Français ont eu sur les Indiens, tant qu'ils ont été maîtres du Ca- nada, v

C'est une chose étonnante et bien digne de remarque que, malgré les présents considérables distribués cha- que année aux Indiens du haut Canada par les Anglais, malgré le respect religieux que ceux-ci ne cessent d'avoir pour leurs usages et leurs droits naturels, un Indien qui cherche l'hospitalité préfère, même aujourd'hui, la chau- mière d'un pauvre fermier français à la maison d'un riche propriétaire anglais. »

Plus que nul autre général français, ^lontcalm sut uti- liser ces alliés, que les Anglais appelaient, avec un mépris il y avait de la terreur, « les chiens de guerre des Français ». . > ;

Et ce mot était assez juste : « Jamais, en effet, » re- marque M. de Bonnechose, « service d'éclaireurs ne lut exécuté comme celui des Peaux-Rouges aux sens subtils et aux ruses inouïes. Guides incomparables à travers les forêts, aussi bons rameurs que pilotes, excellents tireurs, et terribles le casse-tête ou la hache en main, ils mar- chaient en campagne sous les ordres d'officiers français, et, dans l'intervalle des opérations militaires, ils pous- saient sur le territoire ennemi des pointes hardies. Mais Alontcalm n'ignorait pas davantage combien de si braves soldats étaient parfois indisciplinés; enfants indociles

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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d'Onnonthio (1), n'obéissant qu-à leur lieiire et toujours tentés de faire dans les bois Técole buissonnié . Les plans de campagne en étaient souvent entravés, « car, écrit Bougainville, ces peuples indépendants et dont le secours est purement volontaire exigent qu'on les con- sulte, qu'on leur fasse part de tout, et souvent leurs opi- nions et leurs caprices sont une loi pour nous. »

Fig. 3G. Indiens attaquant des postes anglais.

Durant toute la campagne, Montralm tira de leur al- liance le plus grand secours, et lui seul avait assez d'au- torité sur eux pour vaincre jusqu'à leurs superstitieuses habitudes de guerre. ;> _; ,

Cependant l'hiver était venu, rendant impossible toute opération militaire, et, en dépit de la situation critique,

(1) On avait dit aux sauvages que le nom de M, de Montmagny, successeur de Champlain, signifiait Grande Montagne; ils traduisi- rent ces mots en leur langue et n'appelèrent jamais le gouverneur ou le généralissime, quel qu'il fût, qu'Onnonthio,

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

on s'amusait à Québec, à Montréal, partout il y avaii quelques officiers. « Pour ma part, » écrit Montcalm à sa femme, « trois grands beaux bals jusqu'au carême. Outre les dîners, de grands soupers de dames trois fois la semaine. » Puis ce sont des concerts, des soirées im- provisées. On soupe à deux heures après minuit, et après on danse encore. A Montréal, la société féminine était peu nombreuse, on jouait, et les jours monotones de l'hiver passaient ainsi.

Les Indiens, pourtant, ne se reposaient pas, « levant des chevelures, » poussant des pointes aux alentours des postes anglais. Les Iroquois eux-mêmes furent gagnés à la France, et envoyèrent à Montréal une grande am- bassade, à l'occasion de laquelle on tint un grand conseil de toutes les nations alliées. « Cette assemblée, » écrit Montcalm, « est la plus mémorable qu'il y ait jamais eue au Canada, tant par le nombre de ses membres et la nature des objets qui se sont agités, que pour les bon- nes dispositions dans lesquelles les Cinq Nations iroquoises ont paru être. Non seulement leurs ambassadeurs s'enga- gèrent à garder la neutralité, mais encore ils foulèrent aux pieds les médailles des Anglais. »

Au printemps de 1757, les flottilles reprirent ' 'ts des fleuves, sillonnèrent les lacs, et les tro'- ent

concentrées sous les remparts du fort CarilJ iiais on

n'avait réuni autant de sauvages : il y en ^at plus de 2,000, qui rallièrent le drapeau français. Afin de les re- tenir près de lui au milieu de ces déserts, Montcalm les convoqua en iissemblée générale.

La scène fut des plus pittoresques, et le récit, emprunté aux lettres privées du général, n'en sera point déplacé ici.

LES FRANÇAIS AU CAiNADA. 145

Montcalm se leva, et à la fin de son discours, s'inspirant des usages des Indiens, il montra à rassemblée un collier symbolique formé d'innombrables grains de coquilles. « Pars, m'a dit notre roi, va au delà de la grande eau salée défendre mes enfants et les rendre heureux et in- vincibles. » Ce collier, que je vous offre de sa part, est le gage sacré de ma parole, et la cohésion de ses grains est l'image de notre union et de notre force. » L'orateur lança aux pieds des chefs le colWer de wampum. Un guerrier ottawais, appelé Pennahoi'l, porteur d'une médaille avec le portrait de Louis XV sur une face et les groupes de Mars et Bellone sur l'autre, releva le collier et le présen- tant aux assistants : « Voilà maintenant, » dit-il; « un cercle est tracé autour de nous pir notr-e grand-père (le roi). Malheur à qui en sortira! Le maître de la vie le châtiera. Que cette malédiction ne retombe jamais sur toutes ces nations sœurs qui veulent former ijci une union que rien ne puisse rompre! » Un murmure approbateur couvrit ces dernières paroles. Puis, du sein de la foule fr Riissante, une voix, sur un rythme lent et d'un accent guttural, entonna cette invocation aux esprits tutélaires : « Manitous, vous tous qui êtes dans les airs, sur la terre et sous nos pieds, détruisez nos ennemis, livrez-nous leurs dépouilles et ornez nos cabanes de leurs cheve- lures! »

L'objectif de l'expédition était le fort William-Henry, qui commandait la vallée de l'Hudson et le lac Cham- plain.

Après une première escarmouche la flottille des In- diens avait attaqué et dispersé les embarcations anglaises, le siège commença le 3 août. « Malgré sa garnison de 2,500 hommes , ses 40 canons et son camp retranché, »

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140 LES FRANÇAIS AU CANADA.

dit riiistorien de Montcalm, qui ne fait qu'analyser le journal de Bougainville, « la place ne pouvait résister. Mais au fort Edouard, à quelques heures de marche vers Albanv, le général Webb commandait G,000 hommes : d'heuio en heure, le vieux Munro, le défenseur de Wil- liam-IIcnry, écoutait si le canon ne grondait pas sur la route d'IIudson : de ce côté, les bois restaient silencieux. Une lettre cachée dans une balle creuse fut découverte sur un courrier tué par les Peaux-Rouges : elle était écrite par AVebb pour informer son frère d'armes de ne pas attendre son secours, et pour l'engager à capituler sans scrupule. Munro était perdu. Montcalm lui écrivit aussitôt : « Mou- sieui", un de mes partis, rentré hier au soir avec des prisonniers, m'a procuré la lettre que je vous envo;(^, par une suite de la générosité dont je fais profession vis- à-vis de ceux avec qui je suis obligé de faire la guerre. »

Munro capitula le 9. Près de 3,000 prisonniers tom- bèrent aux mains de Montcalm qui, ne sachant comment les nourrir, prit le parti de les renvoyer chez eux, sous serment de ne pas servir contre la France pendant dix- huit mois. Les Anglais, qui avaient des Indiens la plus profonde terreur, crurent se les concilier en leur versant force rasades de rhum. Mal leur en prit. La férocité des sauvages s'éveilla dans l'ivresse ; comme les prisonniers quittaient 1*^ fort, 2,000 indigènes se jetèi'ent sur eux en vociférant, et en massjicrèrent quelques-uns, car presque tous purent trouver à temps un refuge dans les remparts.

Quelques écrivains anglais, voulant sans doute trouver à toute force une contre-partie au meurtre de Jumonville, accusèrent I^Iontcaim d'avoir fait froidement assassinei- ses prisonniers. Mais Dussieux, Bonnechose, Bancroft lui- même, peu favorable aux Français, ont fait bonne justice

LES FRANÇAIS AU CANADA.

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(le ccUc calomnie. Voici, d'après un témoin oculaire, M. de Malartic, un des officiers de l'état-major, ce qui se passa exactement :

« Le 10 août, M. le chevalier de Lévis a fait partir les Anglais à six heures du matin, escortés par un détache-

Fig. 37. Eiilrcvuo de Munro et do Monlcalm.

inent des troupes régulières, les officiers attachés aux sau- vages et tous les interprètes : ils n'ont pas fait une demi- lieue que les sauvages ont couru après eux, en ont tué quelques-uns, pris beaucoup, presque tous dépouillés, ont tué un soldat et blessé trois qui voulaient s'opposer à leur cruauté. M. de Montcalm y a accouru avec presque tous les officiers, leur a arraché tous les Anglais qu'il

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148 LES FRANÇAIS AU CANADA.

leur a vus, a fait rentrer dans le fort tous ceux qui avaient échappé à leur fureur et revenir tous ceux qui ne pou- vaient gagner le fort Edouard sans danger. »

D'ailleurs, les prisonniers avaient gardé leurs armes, et ils auraient pu se défendre, mais la peur qu'ils avaient des Indiens paralysait leurs mouvements : ce fut un vé- ritable cas de fascination par la crainte. Les Indiens firent plus de 600 prisonniers : Montcahn en racheta 400 et le reste, conduit à Montréal, fut mis en liberté par le gou- verneur, M. de Vaudreuil.

La prise du fort William-IIenry ouvrait la route de riludson. Si Montcalm eût eu des vivres en suffisance, qui sait le parti qu'il aurait tiré de sa victoire? Le Canada, en réalité, fut perdu par la mauvaise administration civile, surtout par les concussions de l'intendant Bigot : la famine devint l'alliée des Anglais. M. Dussieux a foit sur ce côté de l'histoire de la Nou^ elle-France de p-^tientes recherches qu'on nous saura gré de mettre à profit. C'est lui qui le premier a mis en lumière des faits sans lesquels il y aurait, dans les hésitations d'un homme aussi résolu que Montcalm, quelque chose d'impossible à comprendre.

Le Canada coûtait au trésor environ un million par an; mais depuis la guerre, les dépenses, qui dépassèrent G millions en 1755^ 11 millions en 1750, allaient s'élever en 1737 à la somme de 19 raillions. Cette augmentation était, en grande partie, le résultat des malversations de l'intendant Bigot. « Pour lui, la guerre, la famine, lu désolation de la colonie ne furent que des circonstances heureuses, qui lui permettaient de spi-culer, de gagner de l'argent et de voler impunément l'État. » Il avait pour complice principal un munitionnaire ou fournisseur général des vivres, nommé Cadet, et son crédit s'appuyait

Fig. 38. Munro à la Wlc de ses Iroupes quille le fort William-Henry.

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

15t

sur le trop faible M. de Vaudreuil qui, d'ailleurs, jalousait Montcalm et ne tenait aucun compte des réclamations du général en chef. Les protestations des officiers supé- rieurs sont unanimes. Doreil, commissaire ordonnateur des guerres, signale un protégé de Bigot, qui en huit ans

Fig. 3!). Anglais massacrés par les Indiens.

fit une fortune de 3 à l millions. Cet oflicier d'intendance s'appelait Péan. Vaudreuil, abusé, disait do lui : « C'est l'officier qui connaît le mieux cette colonie, et c'est en lui que j'ai le plus de confinnce. »

C'est dans le procès fiiit en 17G3 à Bigot et à ses com- .plicos qu'il faut chercher toute la vérité. Il fut démontré (]uc Bigot faisait partie de plusieurs sociétés organisées

152 LES FRANÇAIS AU CANADA.

pour voler l'État. En général , il gagnait 200 à 230 pour 100 sur les fournitures faites à la colonie; en 1757, ilre- vendait23 rtiillions des vivres qu'il avait payés 1 1 millions ; la même année, il tira encore 12 millions d'une fourniture particulière. Ce qui était pis encore, cette bande de co- quins simuJait des approvisionnements, de sorte qu'un général partait pour un pays désert, avec un état qui lui mentionnait des vivres existant seulement sur le papier. Pour ces approvisionnements fictifs des forts éloignés de Québec, Bigot se faisait payer des sommes considérables pour frais de transport, ajoutant ainsi au vol l'ironie la plus effrontée. ' ' '

Avec ce système, les soldats manquaient de tout, non seu- lement d'équipement et de vivres, mais d'armes, de plomb, de poudre. « SeulemcLt delà poudre! » crie Montcalm. Et le général qui devait mourir pour la Nouvelle-France a un mot bien amer : « Il paraît que tous se hâtent de faire leur fortune avant la perte de la colonie, que plusieurs peut-être désirent comme un voile impénétrable de leur conduite. »

Une autre cause d'affaiblissement pour la colonie fut la mauvaise entente qui ne cessa de régner entre Mont- calm et Vaudreuil. Celui-ci, excité par Bigot et sa coterie, ne cessa de desservir le général près du ministre de la guerre, et peu à peu il se forma deux partis au Canada, celui des honnêtes gens, Montcalm, Lévis, Bougainville, Doreil, et celui des prévaricateurs que Vaudreuil couvrait innocemment de sa protection.

Le 2 août 1758, Montcalm écrivit à M. de Vaudreuil pour lui reprocher sa conduite à son égard, et lui montrer les inconvénients graves qui résultaient de l'hostilité exis- tant entre eux et entre les gens de la colonie et les officiers des troupes de terre. Bougainville, envoyé avec ce message

LES FRANÇAIS AU CANADA. 153

auprès du gouverneur, obtint de bonnes paroles et la promesse d'un changement de conduite envers le général. iMais ces dispositions ne durèrent pas, et M. de Vaudreuil retomba sous le joug de la coterie qui l'exploitait avec tant de profit. - .

Les prévarications de Bigot avaient amené la disette; la mauvaise récolte de 1758 changea la disette en famine. « Le peuple périt de misère , » écrit Doreil le 26 février. « Les Acadiens réfugiés ne mangent depuis quatre mois que du cheval ou de la merluche, sans pain ; il en est déjà mort plus de 300. Le peuple canadien a un quart de livi3 de pain par jour. La livre de cheval vaut 6 sols; on oblige ceux qui sont en état d'en manger de prendre de cette via.nde par moitié. Le soldat a une demi-livre de pain par jour. « Au mois d'avril, la famine augmentant, on ne donna plus au peuple que 2 onces de pain par jour. Tout était d'une horrible cherté. Au mois de mai , il n'y avait presque plus de pain ni de viande ; la livre de bœuf valut alors 25 sols et autant la livre de farine.

Enfin, quelques bâtiments arrivèrent, chargés de vi- vres, et on put envisager sans terreur le temps qui devait encore s'écouler jusqu'aux prochaines récoltes. Le peuple ne murmurait pas. Il fallait du courage, non pas seule- ment pour le présent, mais pour l'avenir, qui s'annonçait menaçant. Fatiguées d'être sans cesse repoussées par une véritable poignée d'ennemis, les colonies de la Nouvelle- Angleterre allaient se résoudre à un prodigieux effort. Elles mirent sur pied C0,000 miliciens, dont 30,000 de réserve , et l'Angleterre , à la voix de Pitt , envoya Aber- cromby avec 22,000 soldats de troupes régulières. C'était presque ridicule. Et pourtant les Anglais devaient en- core subir plus d'un échec avant d'entrer en maîtres

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dans ce pays qu'ils convoitaient depuis si longtemps. Le Canada, malgré l'énorme disproportion des forces qui allaient être opposées les unes aux autres , ne déses- péra pas un instant. Montcalm, qui n'avait pas alors sous la main plus de 5,781 soldats, écrivait : « Nous combattrons, nous nous ensevelirons, s'il le faut, sous les ruines de la colonie. » ^,

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CHAPITRE XI.

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Pian (l'attaque des Anglais. Siège et prise de Louisbourg. Victoire de Carillon. Perte du fort Frontenac. Incendie du fort du Quesne Gra- vité de la situation. La France abandonne le Canada. Instructions du ministre de la guerre. 600 hommes de renfort. Bougainville à Ver- sailles. . .

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L'ennemi se proposait d'envahir le Canada par trois points à la fois, « de le dévorer en trois bouchées, » selon le mot de lord Chesterfield : « 11 est très certain , » écri- vait-il à son fils, le 8 février 1758, « que nous sommes assez forts en Amérique pour manger les Français tout vifs au Canada, si nous savons faire usage de nos forces avec habileté et vigueur. » ,,

Louisbourg devait être attaqué par 1G,000 hommes; le fort Carillon, par 20,000; le fort du Quesne par 9,000.

Les opérations commencèrent par le siège de Louis- bourg. Défendue par 2,900 soldats, 1,200 sauvages, 2,500 miliciens, bien approvisionnée par les soins de M. de Beaussier, la place aurait pu tenir si la flotte fran- çaise n'avait pas été si inférieure aux forces que pouvait mettre en ligne l'amiral Boscawen. Son escadre, forte de 24 vaisseaux, 18 frégates, 150 transports, débarqua 15,000 soldats et plus de 100 bouches à feu. D'autre part,

156 LES FRANÇAIS AU CANADA.

les forlifications de la ville étaient en mauvais état et fort incomplètes. « Rien dans ce pays, » dit un rapport officiel, « ne tient contre les rigueurs des saisons. La terre do Louisbourg, quand elle est sèche, n'a pas plus de consis- tance que de la cendre; l'air de la mer, joint aux pluies et aux neiges, détruit toute maçonnerie si elle n'est pas revêtue de madriers. Il y avait autant à craindre du dé- tonnement de notre canon que de celui de Tennemi, et cette raison a souvent empoché de tirer. »

Le siège, néanmoins, dura plus de deux mois. « M. de Drucour, le gouverneur, » dit Dussieux , « y déploya la plus grande bravoure. M'"" de Drucour montra également beaucoup de courage : chaque jour, elle allait aux batte- ries les plus exposées et mettait le feu à trois pièces de canon. Les troupes se battirent vigoureusement; mais le 26 juillet, les remparts étaient démolis et l'artillerie hors de service ; des 54 pièces opposées à l'ennemi , 42 étaient démontées et brisées : 800 soldats étaient tués ou blessés, 1,200 autres étaient malades. Le général Amherst se pré- parait à donner l'assaut, et Boscawen, pour appuyer l'at- taque faite parterre, devait forcer l'entrée du port, défendu jusqu'alors par nos vaisseaux, que les Anglais venaient d'incendier, M. de Drucour, voulant sauver les habitants et la ville, offrit de capituler; on lui répondit qu'il n'avait qu'à se rendre à discrétion : il refusa et se résolut à tout plutôt que de se soumettre à d'aussi humiliantes condi- tions. Cependant, les habitants le suppliant de capituler et d'éviter ainsi la ruine complète de la ville et le sacrifice inutile des soldats qui lui restaient, il se soumit. M. de Drucour et la garnison furent prisonniers de guerre, et les habitants furent transportés en France. » . -

On se montra fort sévère en France sur cette capitula-

LES FRANÇAIS AU CANADA. 157

tion que Ton qualifia de honteuse. M. de Drucour, atta- qué, se justifia et écrivit à un de ses amis une longue lettre il fait remarquer avec raison que, sans l'appui (l'une solide escadre, la place était à la merci d'un ennemi bien armé et persévérant. Quoi qu'il en soit, « la prise de Louisbourg laissa le Canada sans défense'du côté de la mer et ouvrit le Saint-Laurent, c'est-à-dire le chemin de Québec, aux Anglais. Ils prirent et détruisirent Gaspé, à " ■' l'entrée du fleuve et remirent k l'année suivante l'attaque sur Québec ; toutefois, ils restaient maîtres des entrées d i Canada et interceptaient toutes communications avec la France. »

Pendant qu'Amherst assiégeait Louisbourg, le général - . Abercromby, parti du fort Edouard avec 20,000 hommes, se préparait, selon le plan général de l'envahissement, à marcher sur le fort Carillon. Le lieu de la concentration choisi par les Anglais était le fort William-Henry, ou plutôt les ruines de cette'place, détruite l'année précédente par Montcalm.

Le point de départ connu, il était facile à un habile tacticien de déterminer quel chemin prendrait l'ennemi, et immédiatement Montcalm répartit ses troupes sur la route de Montréal, dont le fort Carillon était la première étape. IL fait mettre en état la défense, puis, au lieu d'at- tendre le choc, se porte en avant, comme si, malgré son infériorité numérique, il eût voulu prendre l'offensive. Etonné, Abercromby hésite, retarde le départ de la flot- tille qui allait transporter ses troupes de l'autre côté du lac du Saint-Sacrement, perd trois jours à délibérer. Ce- pendant, Montcalm, qui cherche à gagner les hauteurs de Carillon, passe devant le front de l'armée anglaise, qui lie bouge; il juge son adversaire : « Ces gens-là tâton-

158 LES FRANÇAIS AU CANADA. ; .^^

ncnt; s'ils me donnent le temps de gagner les hauteurs de Carillon, je les battrai. »

Il atteignit l'endroit voulu, non loin du fort, et fit im- médiatement élever un retranchement derrière lequel ses troupes pussent tirer à l'abri.

Ce retrancliement, de 8 à 9 pieds de hauteur, suivait les sinuosités du sol , et tous ses bastions se flanquaient réciproquement. Des batteries improvisées et le canon du fort balayaient le bord de l'eau; un abatis d'arbres devait en rendre l'approche difficile pour l'infanterie, impossible pour la cavalerie, f

Le lendemain, les officiers, la hache à la main, donnent l'exemple. « Les érables tombent sur les bouleaux, » rap- porte M. de Bonnechose, « les hêtres pourpres sur les pins. L'armée travaillait de bon cœur. Cependant, elle cherchait des yeux le brave Lévis : est Lévis? Enfin, le voici : Vive Lévis! Il accourait du pays des Cinq Na- tions avec 400 soldats d'élite. Grâce à ce renfort, le seul qui parvint à temps, le nombre des combattants sera do 3,500. On couche au bivouac : dès l'aube, la générale réveille les bûcherons et la hache de frapper encore. A raidi et demi, un coup de canon retentit : c'est le signal. Chaque bataillon, l'arme au bras, est dans son bastion, Royal-Roussillon au centre avec son drapeau d'ordon- nance rouge et bleu. Le soleil de juillet, brûlant en ce climat, calcinait les rives du lac Champlain : « Mes en- fants, la journée sera chaude, » dit Montcalm en jetant à terre son habit. Déjà, aux sons aigus du fifre et de la cor- nemuse, les Anglo-Américains s'élançaient dans la clai- rière en quatre colonnes , grenadiers en tête et chasseurs sur les flancs.

« L'ennemi était à cinquante pas du retranchement.

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J'ig. 10. Ballerie improvisée.

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les fusils français , jusqu'alors immobiles, s'abaissèrent sur toute la ligne : 3,000 balles sif- flèrent à la fois, décharge fou- droyante au milieu des rangs déjà rompus par les obstacles des abords. Les Anglais

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vacillèrent sous l'averse de plomb, reculèrent, puis re- vinrent intrépidement à la cliarge, pour reculer encore et

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162 LES FRANÇAIS AU CANADA.

revenir pendant six heures de suite. Effroyable va-et- vient , entremêlé de sorties à la baïonnette, au milieu de labatis d'arbres enflammés par la fusillade ! ' « Dans l'intervalle des attaques, quand la fumée s'était éclaircie, l'on entrevoyait des fantassins en uniforme blanc sauter du haut des bastions pour éteindre le branchage en feu : puisçà et là, plantés sur le parapet, des drapeaux dont le vent du lac soulevait la soie trouée par les balles. Devant les retranchements, partout des morts et des blessés en habits rouges , culbutés ou accrochés dans les branches de l'abatis; à droite, aboutissant au pied même du bastion, un monceau de cadavres aux jambes nues, aux vêtements bigarrés : c'était que les montagnards écossais avaient donné l'assaut. Le canon gronda auss» du côté de la rivière; vingt pontons armés s'approchèrent pour jeter à terre des troupes de débarquement, mais Montcalm avait tout prévu : des volontaires postés le long de la rive reçurent « de bonne grâce » les embarcations, et le canon du fort en ayant coulé deux , les autres s'en- fuirent à force de rames. * ^

« Vers sept heures du soir, les attaques cessèrent , le feu continua encore quelque temps sur la lisière de la forêt, puis, à huit heures, s'éteignit. Était-ce possible? Les Français ne purent croire d'abord à leur succès. Toute la nuit se passa à compléter le retranchement qu'on s'at- tendait à voir attaqué le lendemain par l'artillerie. Mais lennemi ne revint pas : le découragement des troupes, qui s'étaient crues assurées d'une facile victoire, l'ineptie du général , l'ombre de ces grands bois si redoutables dans les ténèbres avaient changé l'arrêt en retraite, la retraite en panique. Les Anglais s'étaient précipités vers leurs bateaux et traversaient déjà le lac du Saint-Sacrement,

LES FRANÇAIS AU CANADA. 163

laissant derrière eux plus de 4,000 morts ou blessés. Les Écossais seuls avaient perdu 950 soldats et presque tous leurs officiers. Pour cette année-là, le Canada était sauvé. »

Le soir de la bataille, encore tout enfiévré, Montcalm écrivit à son ami Doreil le billet suivant :

« L'armée et trop petite armée du roi vient de battre ses ennemis. Quelle journée pour la France! Si j'avais eu 200 sauvages pour senir de tète à un détachement de 1,000 hommes d'élite dont j'aurais confié le com- mandement au chevalier de Lévis, il n'en serait pas échappé beaucoup dans leur fuite. Ah! quelles troupes, mon cher Doreil, que les nôtres! Je n'en ai jamais vu de pareilles. » Son rapport officiel est d'une simplicité et d'une modération tout antiques. Il fait la part de tous, n'oublie ni M. de Lévis ni M. de Bourlamaque, « qui ont eu la plus grande part à la gloire de cette journée, » '^t passant à lui-même, ajoute : « Le succès est à la valeur incroyable de l'officier et du soldat; pour moi, je n'ai eu que le mérite de me trouver général de trou- pes aussi valeureuses. » L'armée pensait de son chef ce que son chef pensait d'elle ; aussi les soldats, quand la nuit fut venue, lui ménagèrent-ils une surprise et un triomphe. Tout à coup, la forêt s'illumine, des accla- mations retentissent : c'est l'armée victorieuse qui salue le général vainqueur.

Montcalm dut sentir, en cette minute, une de ces sa- tisfactions d'orgueil qui grisent les âmes les plus fortes. Il résista à l'ivresse; pour toute récompense de ce fait d'armes qui pouvait permettre de sauver le Canada, il demanda son rappel. Il écrivit au ministre : « Si jamais il y a eu un corps de troupes digne de grâces, c'est celui que j'ai l'honneur de commander; aussi, je vous

164 LES FRANÇAIS AU CANADA.

supplie, Monseigneur, de l'en combler. Pour moi, je ne vous en demande d'autre que de me faire accorder, par le roi, mon retour :; ma santé s'use, ma bourse s'é- puise, je devrai 10,000 écus au trésor de la colonie. Et plus que tout encore, l'impossibilité je suis de faire le bien et d'empêcher le mal, me détermine à supplier avec instance Sa Majesté de m'accorder cette grâce, la seule que j'ambitionne. Jusqu'alors je donnerai volon- tiers le dernier souffle de ma vie pour son service. »

Mais la victoire de Carillon (8 juillet 1758) est un succès isolé.

Le fort Frontenac, qui n'avait, il est vrai, qu'une gar- nison de 70 hommes, est enlevé par un hardi partisan américain, Bradsteet, qui détruisit- du même coup, la marine que la France avait sur le lac Ontario. Sur l'Ohio, M. de Lignery, menacé au fort du Quesne par des forces considérables, évacuait le fort et le brûlait plutôt que de le rendre. Enfin, symptôme terrible, les Indiens se refroidissaient : « Les sauvages ont frappé sur nous, » écrit Doreil au ministre, après la prise de Frontenac; « ils se sont emparés sur le lac Ontario de trois canots qui descendaient chargés de pelleteries et ont égorgé les équipages, triste avant-coureur de ce que nous avons à craindre de leur part. »

A la nouvelle de ces revers, devant ces menaces du lendemain, Montcalm revient sur sa résolution : « J'avais demandé, écrit-il au ministre, mon rappel après la glo- rieuse journée du 8 juillet, ^i ais puisque les afl'aires de la colonie vont mal, c'est à moi de tâcher de les réparer ou d'en retarder la perte le plus qu'il sera possible. »

Il se rendait compte que la situation était sinon ab- solument désespérée, du moins fort grave. « Monsei-

:"V LEF FRANÇAIS AU CANADA. 1G5

gneur, » dit-il à la date du T' septembre, dans une dé- pêche chiffrée il expose sans réticence le véritable état de la colonie , « la situation de la Nouvelle-France est des plus critiques, si la paix ne vient pas à notre secours. Les Anglais réunissent, avec les troupes de leurs colonies, plus de 50,000 hommes ; nonobstant l'entreprise de Louisbourg, ils en ont eu 30,000 qui ont agi, cette campagne, contre le Canada. Qu'opposer à cela? Huit ba- taillons, qui font 3,200 hommes. Avec si peu de forces, comment garder sans miracles la frontière, depuis rOhio jusqu'au lac du Saint-Sacrement, et s'occuper de la descente à Québec, chose possible ! Qui croira le con- traire de ce que j'avance trompera le roi; quelque peu agréable que cela soit, je dois le dire comme citoyen. Ce n'est pas du découragement de ma part ni de celle des troupes, résolus de nous ensevelir sous les ruines de la colonie. » ; .

Déjà, le Canada n'était plus que ruines, et le gouver- nement ne devait pas avoir le cœur de les relever. La victoire de Carillon, cependant, avait fait grand effet à Paris ; on combla l'armée de grades et de décorations ; un Te Deum fut chanté en l'honneur de la victoire de jMontcalm en Amérique, et le rapport de M. de Vaudreuil inséré tout au long dans la Gazette de France; mais ce fut tout. En vain Montcalm et Vaudreuil écrivirent au ministre pour lui exposer la situation de la colonie. Le gouvernement de Louis XV avait trop affaire en Al- lemagne, où il s'était si malheureusement engagé. S'il y avait encore une armée, il n'y avait plus de marine. Le trésor à sec vivait d'expédients, grugé encore par une administration malhonnête, car non pas seulement 'Ml Canada, mais en France, les Bigot n'étaient point rares.

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166 LES FRANÇAIS AU CANADA.

Nous étions battus partout. La seule armée qui eût remporté dès victoires, c'était précisément ces troupes de Montcalm qu'on abandonnait.

Le maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre, fit à Montcalm une réponse singulière, cachant sous des sophismes son impuissance ou son indifférence : « Qu'on ne compte pas recevoir de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient la disette des vivres que vous n'avez que trop éprouvée jusqu'à présent, il serait fort à craindre qu'elles ne fussent interceptées par les An- glais dans le passage; et comme le roi ne pourrait ja- mais vous envoyer des secours proportionnés aux forces que les Anglais sont en état de vous opposer, les efforts que l'on ferait ici pour vous en procurer n'auraient d'autre effet que d'exciter le ministère de Londres à en faire de plus considérables pour conserver la supériorité qu'il s'est acquise dans cette partie du Continent,

« Comme il faut s'attendre que tout l'effort des An- glais va se porter au Canada et qu'ils nous attaqueront par les différents côtés à la fois, il est nécessaire que vous borniez votre plan de défensive aux points les plus essentiels et les plus rapprochés, afin qu'état (, ras- semblés dans un plus petit espace de pays, vous soyez toujours à portée de vous entre-secourir, vous commu- niquer et vous soutenir. Il est de la dernière importance de conserver un pied dans le Canada. Quelque médiocre qu'en soit l'espace que vous pourrez conserver, il est indispensable de conserver un pied dans l'Amérique sep- tentrionale, car si nous l'avions une fois perdue en en- tier, il serait comme impossible de la ravoir. C'est pour remplir cet objet que le roi compte. Monsieur, sur votre zèle, votre courage et votre opiniâtreté, et que

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LES FRANÇAIS AU CANADA. 167

VOUS communiquerez les mêmes sentiments aux officiers principaux, et tout ensemble aux troupes qui sont sous vos ordres.

« M. Berryer (ministre de la marine) donne les mêmes ordres à M. de Vaudreuil et lui prescrit de se conduire avec vous dans le plus grand concert. Vous devez en sentir l'un l'autre toute la nécessité et toute la consé- quence. J'ai répondu de vous au roi, et je suis bien as- suré que vous ne me démentirez pas, et que, pour le bien de l'État, la gloire de la nation et votre propre conser- vation, vous vous porterez aux plus grandes extrémités plutôt que de jamais subir des conditions aussi honteuses que celles qu'on a faites à Louisbourg, dont vous effacerez le souvenir. »

Avec cette lettre arrivèrent, néanmoins, quelques se- cours, 600 soldats et 15 bâtiments chargés de vivres, qu'un hardi murin , le capitaine Canon , réussit à faire passer à travers les mailles de la flotte anglaise. C'était peu, mais, comme le dit Montcalm en remerciant le ma- réchal de Belle-Isle, « le peu est précieux à celui qui n'a rien ». En même temps, et une fois de plus, il as- surait le ministre de son dévouement « à sauver cette malheureuse colonie ou périr ». Le chevalier de Lévis et Bougainville tenaient le même langage. « Je pense qu'il faudra nous défendre pied à pied, écrivait Lévis, et nous battre jusqu'à extinction; il sera, s'il le faut, encore plus avantageux pour le service du roi que nous périssions les armes à la main que de souffrir une capitulation aussi honteuse que celle de l'Ile Royale. J'inspirerai partout je serai les mêmes sentiments. » Et Bougain- ville : « Les Anglais se disposent à nous attaquer in- <essamment et de plusieurs côtés; on connaît l'énor-

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

mité de leurs forces, et cette connaissance ne fait qu'aug- menter le zèle des troupes. »

En môme temps, mais trop tard, Berryer faisait sur- veiller rintendant Bigot, et M. Garneau, l'écrivain ca- nadien, cite dans son Histoire du Canada une lettre menaçante du ministre, qui est comme le prélude de la reddition des comptes. . '•

Montcalm avait envoyé Bougainville à, Versailles plaider en personne la cause de la colonie : -

« Il fut reçu, le 8 avril, par Louis XV, » écrit M. Dus- sieux, « et eut l'honneur de lui présenter la carte et les plans des forts du Canada, qui avaient été levés par un officier du régiment de la Sarre, M. de Crève- cœur. Le roi remit la croix de Saint-Louis au premier aide de camp de M. de Montcalm. Avant sa présentation, il avait remis au ministre quatre mémoires fort impor- tants, qui exposaient la situation de la colonie, ses res- sources et ses besoins. Le ministre de la marine, Bei- ryer, reçut fort mal l'envoyé du marquis de Montcalm et lui dit : « Eh! Monsieur, quand le feu est à la mai- son, on ne s'occupe pas des écuries. On ne dira pas, du moins. Monsieur, que vous parlez comme un cheval, » répliqua Bougainville.

Et il s'en revint, rapportant à son général cet aveu d'impuissance.

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CHAPITRE XII.

X

Campagne de 1759. Enrôlement en masse des Canadiens. Ln général Wolfc devant Québec. Bombardement de Québec. Victoire de Montmorency.

Défaite des plaines d'Abraham. Mort de Montcalm et de Wolfe.

Hommages rendus à la mémoire des deux généraux.

En 1759, de même que Tannée précédente, les Anglais attaquèrent le Canada sur trois points à la fois, mar- chant de concert sur Québec, sur Montréal, sur Niagara. La première armée, commandée par Wolfe, et la troi- sième, commandée par Prideaux, devaient rejoindre à Montréal Amherst, qui dirigeait le principal corps d'in- vasion.

Aux 40,000 soldats anglais, soutenus par 20,000 hom- mes de réserve, le Canada n'avait à opposer que 5,500sol- dats réguliers, des bataillons de milice et un petit nombre d'Indiens, que retenait encore le prestige de Montcalm. Devant cette pénurie de défenseurs, M. de Vaudreuil fit une levée en masse de toute la population mâle depuis seize jusqu'à soixante ans. Jamais, en aucun temps peut- être, pays n'avait fait un aussi héroïque effort. Pas une plainte ne s'éleva; au contraire, le plus patriotique en- thousiasme. Les Canadiens font plus qu'on ne leur de-

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mande : on vit venir à l'enrôlement des enfants de douze ans et des vieillards octogénaires. Il ne restait guère au logis que les petits enfants et les femmes : en- core beaucoup de celles-ci surent-elles se rendre utiles à la défense. ,.

On trouva ainsi environ 15,000 combattants, dont un tiers formaient d'assez bonnes troupes de résistance, un autre tiers bon pour l'attaque, le reste, capable du moins de tenir garnison : tous très bons tireurs, très braves, ayant fait sans regret le sacrifice de leur vie pour la patrie canadienne. .

Le quart de la population totale était sous les armes; l'armée anglaise comptait autant de soldats que le pays d'habitants. C'était assurément, depuis Xerxès, le pre- mier exemple d'une invasion aussi disproportionnée : ce même fait, cependant, s'était passé en Acadie. Dans de telles conditions, il est hors de doute que la victoire est moins glorieuse qu'une défaite, précédée de deux an- nées de résistance.

Pendant les opérations de la levée en masse, l'Angle- terre avait recours à une manœuvre qui aurait pu cor- rompre une population moins décidée. Dans une procla- mation répandue en Canada, elle offrait aux Canadiens de les considérer comme des neutres s'ils refusaient de prendre les armes, ajoutant : « Si la folle espérance de nous repousser vous porte à nous refuser la neutrahtéque nous vous offrons, attendez-vous à souffrir tout ce que la guerre a de plus cruel. Il sera trop tard de regretter les efforts de votre courage imprudent, lorsque cet hiver vous verrez périr de faim tout ce que vous avez de plus cher. Vous voyez d'un côté l'Angleterre qui vous tend une main puissante et secourable, de l'autre côté, la France

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incapable de vous soutenir, abandonnant votre cause dans le moment le plus critique; votre sort dépend de votre choix. »

Fig. 42. Chefs de guerriers indiens.

Il n'était pas douteux, et jusqu'au dernier moment les Canadiens crieront : Vive la France !

A l'entrée en campagne , les Anglais débutèrent mal : Prideaux fut tué en attaquant le fort Niagara, et son corps d'armée demeura paralysé. Amherst, qui se diri- geait sur Montréal, ne put dépasser l'île des Noix, à l'embouchure de la rivière Richelieu dans le lac Cham-

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plain. II y avait un fort que tenait avec une énergie et un talent militaire remarquables Bourlamaque à la tôte de 2,500 hommes. Les 12,000 Anglais s'îfrrêtèrent.

Malheureusement, le troisième corps d'armée n'avait pas H sa tête un général aussi médiocre qu'Amherst : loin de là, James Wolfe était un adversaire digne de Montcalm lui-même, par le talent comme par le carac- tère. A peine âgé de trente-trois ans, il s'était si fort dis- tingué à la prise de Louisbourg, que la victoire de cette journée lui avait été attribuée par Amherst dans son rapport. Pitt le nomma major général et lui confia le principal rôle dans le plan de la conquête. Wolfe, parti de Louisbourg avec 40 vaisseaux portant 20,000 hommes d'équipage et 10,000 fantassins, entra dans le Saint-Lau- rent, piloté par un traître, Denis de Vitré, capitaine do la marine française, que les Anglais avaient fait prison- nier. Parmi les officiers de l'escadre se trouvait Cook, l'illustre navigateur, qui servait alors avec un grade su- balterne, et allait ainsi combattre contre Bougainville, son compagnon de gloire.

« Chaque marée, » dit l'historien de Montcalm, « pousse en avant les navires de l'invasion : ils ont franchi le cap Tourmente, puis la grande lie d'Orléans. Un gigan- tesque rocher de granit et d'ardoise, s'élançant de la rive septentrionale, semble barrer le fleuve. Au pied et sur la cime de ce roc, apparaît aux Anglais, sous les rayons d'un soleil de juin, un étonnant assemblage de clochers et de batteries, d'esplanades verdoyantes, d'ar- bres séculaires, de dômes et de toits métalliques, réflé- chissant la lumière comme autant de miroirs; ville cou- ronnée par une citadelle aux bastions à pic, que domine à son tour un cap de mille pieds de hauteur, sortant tout

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droit du fleuve. Éblouissant tableau qui se reflète dans l'onde d'un bassin assez immense pour contenir cent vais- seaux do ligne à cent vingt lieues de la mer. C'était la capitale de la Nouvelle-France. »

De loin imposante, mena(;ante même, la capitale de la Nouvelle-France était, en réalité, duiis un misérable état de défense. Montcalm avait depuis longtemps signalé cet abandon : « A Québec, » répétait-il le 12 avril 1759, « l'ennemi peut venir : si nous n'avons pas d'escadre , l;i capitale est prise et la colonie perdue. » En efl'et, les remparts n'étaient pas même achevés. On fut forcé, au dernier moment, de les couvrir par un camp retranché long de deux lieues, partant de l'embouchure du Saint-Charles pour aller aboutir aux chutes de Montmorency. Si cette ligne de défense n'était pas forcée avant la mauvaise saison, Québec était sauvé pour un an. -

Arrivé en vue des Français, Wolfe leur fit sommation de se rendre. Ce document n'est pas à l'honneur du gé- néral anglais : on y sent une emphase qui fait craindre que ce jeune homme n'ait été soudainement grisé par la liante situation qui venait de lui échoir : « Le roi, mon maître, justement irrité contre la P'rance, résolu d'en abattre la fierté et de venger les injures faites aux colo- nies anglaises, s'est enfin déterminé à envoyer au Canada un armement formidable, etc. » Cette sommation débu- tait d'une façon trop solennelle pour inspirer à des Fran- çais autre chose que de l'hilarité. On s'en doute' en voyant Wolfe dans une seconde proclamation se plaindre du peu d'égards qu'ont eus les Canadiens pour la première. Il se vengeait en déclarant « qu'il les soumettrait aux lois les plus dures de la guerre et que ses troupes avaient reçu l'ordre de ne respecter ni les biens ni les personnes ».

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Ne pouvant parvenir à faire sortir Montcalm de ses rc- trancliements, il se décida à débarquer à la pointe Lévy, il établit des batteries qui bombardèrent cruellement Québec. Plus de 1,100 maisons lurent brûlées. Amherst ne paraissant pas, ni Prideaux, Wolfe hésitait à donner l'assaut. Cependant, comme Montcalm ne sortait toujours pas de son retranchement et qu'il fallait en fmir, il se décida à attaquer le camp de Beauport par le ravin de Montmorency et à lancer le gros de ses troupes sur nos retranchements du côté du Saint-Laurent. « Partout les Anglais furent repoussés. M. de Lévis fit des merveilles. Nous n'avions que 10 pièces de canon à opposer aux 118 de l'ennemi. Mais rien ne décourageait nos soldats; les chasse'jrs canadiens tuèrent les artilleurs anglais à coups de carabine. Wolfe, vaincu, se retira dans son camp. En même temps, il apprit que le général Amherst était arrêté par M. de Bourlamaque et qu'il ne pouvait se joindre à lui. »

Les Français, se croyant vainqueurs, jugeaient la campagne terminée « avec gloire pour nous, » selon l'ex- pression de Bernier. « Wolfe n'en jugeait pas ainsi, » continue M. Dussieux, dont le récit est d'une précision parfaite. « Il essaya de tourner la position inexpugnable que Montcalm occupait à Beauport. Malgré sa défaite, Wolfe, avec sa Hotte puissante, restait le maître de la navigation du Saint-Laurent; il remonta le fleuve au- dessus de Québec pour examiner s'il ne découvrirait pas, au milieu dos falaises qui bordent sa rive gauche, un lieu propre à un débarquement; il le trouva à l'anse du Fou- lon, à un quart de lieue au-dessus de Québec.

« Montcalm avait envoyé Bougainville avec une co- lonne de 3,000 hommes, observer les mouvements de

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rennemi. Mais on ne sut pas deviner ses projets, on manqua de coup d'œil , de vigilance, et on se laissa sur- prendre par Wolfe, qui cacha avec habileté le but de ses manœuvres. Pour donner le change à Bougainville, il

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les falaises, du haut desquelles il eût été facile de le re- pousser, et le 13 septembre au matin, les tètes de colonne de l'armée anglaise arrivaient sur les hauteurs d'A- braham, aux portes de Québec.

« La nouvelle en fut portée trop tard àMontcalm, qui, se voyant couvert par Bougainville, ne s'attendait pas à être tourné et attaqué du côté de Québec. Son armée était alors fort réduite : une partie des Canadiens était re- tournée aux champs, après la victoire de Montmorency, pour faire la moisson; Lévis était détaché avec 800 hora- mes, Bougainville avec 3,000; il fallait, en outre, garderie camp de Beauport. Aussi Montcalm ne put lancer contre Woife que 1,500 hommes, avec lesquels il résolut d'atta- quer les Anglais, qui s'étaient d(\jà formés en bataille avec du canon. Attendre le retour de Bougainville eût peut- être été plus prudent, mais c'était donner à l'ennemi le temps de rassembler toutes ses troupes et de se fortifier sur le plateau d'Abrî»ham. »

C'est à cet endroit, appelé ainsi du nom de son posses- seur, un pilote du Saint-Laurent, que se rencontrèrent les deux armées qui allaient décider si le Canada serait français ou anglais. « On se fusilla pendant longtemps, » raconte un témoin de la bataille, le sieur Joannà, major de Québec; « enfin, vers dix heures, M. le marquis de Montcalm voyant l'ennemi se grossir de plus en plus et quelques pièces de canon qui tiraient, jugea à propos de ne pas leur laisser le temps de se fortifier davantage et donna le signal pour charger l'ennemi. Les troupes s'é- branlèrent avec beaucoup de légèreté , ainsi que les Ca- nadiens, mais après quelques pas en avant, le petit bou- quet de bois qui s'allongeait sur la droite servit de retraite aux miliciens, qui laissèrent marcher seuls les

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inq bataillons, ce qui occasionna un peu de flottement. Enfin, après s'être rapproché à la portée du pistolet et avoir fait et essuyé trois ou quatre décharges, la droite plia et entraîna le reste de la ligne. »

A ce moment, les grenadiers anglais profitent du mou- vement en arrière pour s'élancer à la baïonnette. « Wolfe est à leur tête. Déjà une balle Ta frappé au poignet; une seconde, puis une troisième l'atteignent à la poitrine. « Soutenez-moi, dit-il; que le soldat ne me voie pas tom- ber. » On l'emporte ; le mourant entend dire : « Ils fuient ! Qui? demanda-t-il. Les Français. Je meurs heu- reux, » murmure le héros, et il expire après avoir donn<'! l'ordre de couper la retraite à J'ennemi par la vallée du Saint-Charles. »

Les grenadiers écossais, « avec leurs plaids flottants et leurs larges claymores, poursuivent comme des dé- mons furieux, les fuyards, » et pendant que les Anglais emportaient leur général, Montcalm, tout sanglant, quittait le champ de bataille et rentrait à Québec par la porte Saint-Louis. « Deux fois touché dans la mêlée, rap- porte son historien, il avait, en ralliant les tirailleurs pendant la retraite, reçu une balle dans les reins. « Com- bien de temps à vivre? » demanda-t-il au chirurgien qui sonde sa blessure. « Quelques heures seulement, mon général. Tant mieux je ne verrai pas les Anglais à Québec. »

« Ainsi qu'il se couchait dans son manteau, le soir dune bataille, Montcalm s'étend paisiblement sur son lit lie mort : la journée du soldat a été rude, mais la campa- gne est finie. Ramsay, gouverneur de Québec, et le com- mandant de Royal-Roussillon lui demîindent des ordres : « Mes ordres, répond-il, je n'en ai plus à donner; j'ai

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trop à faire en ce moment et mes heures sont très courtes. Je vous recommande seulement de ménager l'honneur de la France. »

« Montcalm croyait sa tâche accomplie, mais à travers l'ombre qui déjà l'environne, un devoir inachevé lui est apparu : un peuple a espéré en lui, un peuple Ta aimé qui est menacé par la vengeance d'un ennemi irrité. Ces pauvres Canadiens, le mourant ne peut plus les défendre, mais il peut encore intercéder pour eux, et il se fait sup- pliant afin de donner aux vaincus le reste de sa vie. « Général, écrit-il àTownshend, le successeur de Wolfe dans le commandement, l'humanité des Anglais me tran- quillise sur le sort des prisonniers français et sur celui des Canadiens. Ayez pour ceux-ci les sentiments qu'ils m'avaient inspirés : qu'ils ne s'aperçoivent pas d'avoir changé de maître. Je fus leur père, soyez leur protecteur. » Puis il expire à quarante-sept ans, le 14 septembre 1759, sur le matin.

Le même soir, au bruit de la canonnade, il fut enterré dans l'église des Ursulines. « Ses soldats, dit Chateau- briand , l'enterrèrent simplement dans un trou de bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes. » Ce fait n'est pas bien prouvé. Montcalm eut comme tombeau, ainsi qu'il l'avait dit, les ruines du Canada.

« L'homme de guerre assez brave pour recevoir cinq blessures le même jour, » conclut M. de Bonnechose, « le général qui calmait par sa parole la sédition de ses sol- dats affamés et remportait avec eux la victoire de Caril- lon, avait atteint le grand; il touchait à la gloire, la mort l'arrêta en chemin et il n'est demeuré que le martyr de l'honneur national. Est-ce assez, pour le serviteur fidèle qui, voué par son pays à la mort, ne laissa échap-

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Fig. 4».— Monument de Wolfo ol de Monlcnlm, à Qiicbci*.

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pcr contre lui ni plainte ni murmure, expirant ainsi sans reproche, comme il avait vécu sans peur! Si la France n'élève des statues qu'aux victorieux, elle devait, au moins, à Montcalm un tombeau. Les Canadiens s'en sont souvenus pour elle. Le tombeau que la mère patrie devait à son héroïque représentant a été élevé par sous- cription nationale, et béni le 1 1 septembre 1859, anni- versaire centenaire de la mort du vaincu. La Nouvelle- f rance et Montcalm, le malheur avait autrefois uni ces deux noms, l'histoire ne les séparera jamais (1). »

(1) On aimera à trouver ici quelques détails sur le culte rendu par les Canadiens à la mémoire de leur glorieux défenseur, de cet homme que les Anglais, ^si exclusifs pourtant en leur patriotisme, nont pu s'empêcher d"honorer presque à l'égal de Wolfe lui-même. Nous empruntons ce qui suit au Maijtisia pillorcsque de 18G1, qui accompagnait d'une intéressafite notice divers dessins relatifs aux monuments élevés aux deux généraux ennemis :

Wolfe avait eu l'honneur de reposer à Westminster, dans la sé- pulture des rois, Georges III lui fit élever un magnifique mau- solée.

Au Canada, au milieu des embarras d'une conquête récente, on ne fit rien avant 1827. C'est à cette date que le gouverneur, comte (le Dalhousie, posa, le 15 novembre, la première pierre d'un monu- ment élevé aux deux généraux. Tout entier en pierres de taille, il a 22 mètres de haut, et se compose d'un obélisque qui repose sur un cénotaphe. La façade principale porte une inscription latine ainsi conçue :

Mortem virtus communem famam hisloria monumenttim postei'itas dédit ;

(( Ils doivent à leur valeur le même trépas, à l'histoire la même renommée, à la postérité le même monument. »

Les deux autres faces latérales portent simplement ces deux noms en très gros caractères : Wolfe-Montcalm.

Ce monument ne se trouve pas sur le champ de bataille, mais dans l'enceinte des murailles, au centre du jardin public, sur le bord à pic de la colline est assise la ville de Québec.

En 1831, lord Aylmer, gouverneur du Canada, voulut payer aussi

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son tribut d'honneur aux deux illustres victimes de cette grande lutte. Après une visite au couvent des Ursulines de Québec, il an- nonça le projet de placer, dans leur chapelle, reposent les restes de iMontcalm, un monument qui rappelât le général français. Comme on ignorait alors le lieu précis de sa sépulture, il fit sceller dans le mur latéral, à droite, une plaque de marbre blanc avec une inscrip- tion.

L'année suivante , le môme gouverneur consacrait par un autre monument le lieu même Wolfe avait reçu sa dernière blessure.

Forcés, après la capitulation définitive, de rentrer en France, les compagnons d'armes de Montcalm ne pouvaient oublier le Canada, ni surtout le général qui avait été leur idole. Ils songèrent à élever un monument à sa mémoire. L'Académie des inscriptions, à la prière de M. de Bougainville, se chargea d'interpréter les sentiments de la France et composa en latin une longue épitaphe historique, qui n"a pas moins de quarante-deux lignes de style lapidaire.

Pour réaliser ce projet, il fallait l'autorisation du gouvernement anglais : Jean-Pierre de Bougainville, frère de l'aide de camp de Montcalm, écrivit à lord Chatam, qui lui répondit :

« Monsieur, c'est avec une très grande satisfaction que je vous envoie le consentement du roi sur un sujet aussi intéressant que l'épitaphe du marquis de Montcalm, composée par l'Académie et qui, selon vos intentions, doit être envoyée à Québec, gravée sur un marbre et placée sur la tombe de cet illustre guerrier. Elle est parfaitement belle, et le désir des troupes françaises qui ont servi en Canada, de payer un pareil tribut à la mémoire de leur général qu'ils ont vu expirer à leur tête d'une manière si glorieuse et pour eux et pour lui , est vraiment honorable et digne d'éloges, etc. »

Le marbre dont il est question fut bien, à ce que l'on croit, expé- dié au Canada, mais, on ne sait par suite de quel incident, il n'est jamais parvenu à destination.

Cependant, malgré ce fâcheux contre-temps, la mémoire de Montcalm était loin de s'effacer dans le souvenir des Canadiens français. Il fut encore ravivé, en 1833, par la découverte que l'on fit» dans l'église des Ursulines, du lieu exact de sa sépulture.

Enfin, en 1859, une plaque de marbre fut placée sur le nouveau tombeau l'on avait déposé ses restes exhumes; elle porte l'épi- taphe de l'Académie des inscriptions.

Ce fut l'occasion d'une de ces cérémonies publiques un peu- ple entier s'unit dans la même pensée et le même sentiment.

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CHAPITEIE XIII.

Capitulation de Quùbcc. Victoire de Lôvis sous les niui-a de la ville. Siùgc de Québec. II se retire dans Montréal. Le capitaine Pouchot au fort Lévis. Capitulation de Montréal. Perte du Canada. Traité de Paris.

« La mort de M. de Montcalm, » dit un mémoire du temps, « jointe à l'absence de M. le chevalier de Lévis et de M. de Bougainville, jeta une terreur et une conster- nation universelles. » Les débris de l'armée se jetèrent dans Québec en désordre, et le conseil de guei're fut con- voqué à la hâte. Mais M. de Lévis était le seul homme qui eût pu se faire entendre avec autorité et, selon la su- prême recommandation de Montcalm, « ménager l'hon- neur de la France ». M. de Vaudreuil n'en eut guère souci; il prit l'inconcevable initiative de conseiller à Ramsay la capitulation, « de ne pas attendre, disent ses instructions, que l'ennemi emportât la ville d'assaut ».

Après la victoire de Montmorency, Lévis avait été en- voyé au lac Champlain, secourir Bourlamaque. Le répit laissé aux Français par la retraite et le silence de l'ennemi avait déterminé Montcalm à distraire dans ce but de l'ar- mée principale 3,000 hommes, avec lesquels nous n'eus- sions sans douie pas été vaincus dans les plaines d'A-

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lai LES FRANÇAIS AU CANADA.

braliam. Informé de la défaite et de la mort de son chol, Lévis accourut, marcha sur Qu(''bec,' afin d empêcher que la capitale ne tombât aux mains des ennemis. Il arriva à la rivière Saint-Charles, le 19; il apprit que M. de Ramsay venait de capituler. Ainsi ce général de hasard, lâche ou incapable, n'avait pas eu le cœur de tenir seu- lement cinq jours; et pourtant, chose invraisemblable, siège n'était pas même commencé. L'étonnement des Anglais fut grand à voir flotter le pavillon blanc au-dessus d'une citadelle qui n'avait pas encore essuyé le feu. Évi- demment Ramsay avait outrepassé les instructions de M. de Vdudreuil, trop honnête homme pour conseiller une pareille capitulation. Tout est extraordinaire dans cet événement; ainsi, au moment Ramsay livrait la place, soixante cavaliers, avant-garde de Lévis, étaient déjà en- trés dans la ville.

Lévis fit replier son armée, pendant que les Anglais se rembarquaient pour Louisbourg, après avoir laissé à Québec 8,000 hommes sous les ordres du général Murray. Le fort Niagara, que défendit héroïquement le capitaine Pouchot, avait été pris par le colonel Johnson, successeur dePrideaux ; seul, Bourlamaque arrêtait toujours Amherst à l'île aux Noix. Qu'allait faire M. de Lévis? « On crut d'abord en France, » dit Raynal, « que la prise de Québec allait terminer la guerre d'Amérique. Personne n'imagi- nait qu'une poignée de Français qui manquaient de tout, à qui la fortune semblait interdire jusqu'à l'espérance, osassent songer à retarder une destinée inévitable. »

La colonie, en effet, râlait, étouffée par la guerre. De-, puis cinq ans, c'était une famine presque continuelle; on manquait de munitions; il y avait sur le sol canadien autant de soldats anglais que d'habitants français; les

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Indiens hésitaient , tant ils avaient été trompés par Bigot, qui les payait en fausse monnaie; la France avait pré- venu qu'aucun secours ne devait être attendu de sa part : Louis XV ne trouvait pas et ne devait trouver que trop tai'd à économiser de quoi équiper quelques frégates dans les 37 millions de livres que dévora la favorite , cette Pompadour dont le nom est encore odieux au paysan canadien d'aujourd'hui, toujours anglais malgré lui; et pourtant Lévis décida que l'on continuerait la guerre, qu'on réparerait la lâcheté de Ilamsay, qu'on vengerait Montcalm.

Ainsi fut fait. Parti de Montréal avec 3,000 soldats, 2,000 miliciens et sauvages, il parut le 28 avril devant Québec. Murray vint au-devant de lui et lui offrit la bataille dans ces mêmes plaines d'Abraham, Wolfo et Montcalm s'étaient rencontrés. Entraînés par Lévis et Bourlamaque, qui commandait l'aile gauche, les Fran- rais firent une attaque furieuse, culbutèrent l'ennemi à la baïonnette. Les Anglais, abandonnant toute leur artil- lerie, se rejetèrent dans Québec. Montcalm était vengé. Cela nous coûtait cher. Tous les grenadiers français fu- rent tués jusqu'au dernier, ainsi que 104 officiers. L'en- nemi avait fait des pertes au moins aussi cruelles.

Le siège de Québec commença. Lévis ménageait ses munitions : chaque pièce ne devait tirer q* vingt coups par vingt-quatre heures. Il n'avait d'auti but que de temporiser, de donner le temps d'arriver au secours que la débâcle faisait espérer de recevoir : « Une seule frégate arrivée avant la flotte anglaise, ^ écrivait-il en 1700 au ministère de la guerre , « eût décidé de la reddition de Québec et assuré la Nouvelle-France pour cette année. »

« Le 15 mai, au soir, assiégeants et assiégés, » dit l'his-

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torien anglais Knox, qui était parmi les assiégés, « aper- çurent quelques vaisseaux à l'horizon : si c'était une flotte française, Québec revenait à la France, sinon M. de I^vis était obligé de lever le siège. Aussi, tout le monde tour- nait-ii avec la plus grande anxiété les yeux vers le bas du fleuve, d'où chacun espérait voir venir son salut. C'é- tait l'avant-garde de la flotte anglaise. » Il ne faut pas multiplier les accusations contre le gouvernement fran- çais, qui fit peu, sans doute, mais fit peut-être son pos- sible. Le ministre de la marine avait envoyé au secours du Canada 6 bâtiments chargés de troupes et de muni- tions; mais on ne les fit partir de Bordeaux que le 12 avril : c'était trop tard. Les Anglais, aussitôt la dé- bâcle des glaces accomplie, établissaient chaque année leur croisière à l'entrée du Saint- Laurent : il fallait arriver avant eux. Nos bâtiments, venus trop tard, furent pris ou obligés de débarquer les troupes, les vivres et muni- tions dont ils étaient chargés dans la baie des Chaleurs, à l'entrée du fleuve, si bien que le secours fut absolu- ment inutile.

M. de Lévis leva donc le siège et se replia sur Montréal, craignant même d'être coupé dans sa retraite. Nous n'a- vions sur le Saint-Laurent que deux frégates et quelques transports; tout fut pris parles Anglais. M. de Vauque- lin, qui les commandait, aima mieux se faire tuer que d'amener son pavillon, et ses officiers suivirent son exemple. Lévis eut beaucoup de mal à gagner Montréal, obligé, faute d'embarcations, de traîner ses bagages par un pays il n'y avait d'autre route que le Saint-Laurent, ses affluents et les lacs.

Montréal était une ville fort mal fortifiée d'un petit mur d'un mètre d'épaisseur, d'une chemise, en termes

LES FRANÇAIS AU CANADA. 187

techniques, à peine bonne à contenir des Iroquois. Néan- moins Lévis s'y enferma, décidé à brûler sa dernière charge de poudre. Il est d'un héroïsme qui va jusqu'à la folie : « Nous tâcherons de rassembler toutes nos forces; si les ennemis ne mesurent pas leurs mouvements, nous en profiterons pour combattre le corps de leurs troupes qui avancera le premier : c'est l'unique ressource qui nous reste. Nous sommes hors d'état de tenir la cam- pagne : vivres , munitions , lout manque ; il est surpre- nant que nous existions encore. » Et quelques jours plus tard : « Je n'ai point négligé de profiter de la confiance que me témoignent les Canadiens pour ranimer leur zèle, leur courage, et calmer leurs alarmes sur les lettres de change et ordonnances et de les engager à fournir des vivres. Nous sommes souvent obligés de les combattre, d'achever de leur enlever de force le peu d'animaux qui leur reste pour leur vie, étant à la dernière extrémité à ce sujet. La récolte paraît belle ; mais il reste à savoir si nous y arriverons, si nous pourrons la couper et qui la mangera. Nous n'avons de poudre que pour un combat. »

Dans cette situation extrême, le brave Lévis assure le roi qu'il « mettra tout en usage pour sauver la gloire de ses armes et lui conserver cette colonie ».

Cependant, les colons refusèrent le papier-monnaie. La j,^arnison allait mourir de fiaim. Lévis obtint de ses offi- ciers et même de ses soldats qu'ils livrassent tout ce qu'ils avaient d'argent sonnant , et avec la somme qu'il trouva ainsi, il acheta de la farine pour un mois.

Les Anglais approchaient : ils étaient 40,000 contre 3,000 Français.

M. de Bourlamaque ne put empêcher la flotte de

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Murray de forcer le passage devant Sorel; M. île Bougain- ville fut obligé, le 27 août, d'évacuer le fort de T île aux Noix. Murray et Haviland arrivèrent à Longueil, presque en vue de Montréal, ils firent leur jonction. Le gé- néral Amherst fut arrêté dans sa marche par le fort Lévis, dans lequel le capitaine Pouchot se défendit pendant douze jours, avec ses 200 soldats contre les 11,000 An- glais qui l'assiégeaient; il ne se rendit, le 25 août, qu'a- près que les remparts du fort eurent été détniits et toutes ses pièces mises hors de service; tous les officiers et le tiers de la garnison avaient été tués ou blessés. Quand les ennemis entrèrent dans la place, ils furent fort sur- pris de ne voir que quelques soldats dispersés dans les postes et une soixantaine de miliciens. Ils demandaient au capitaine Pouchot était sa garnison.

La prise du fort Lévis coupait le chemin du sud qui aurait pu être une retraite éventuelle pour les Français. C'était le plan de Montcalm, exposé dans un des mémoires présentés à Berryer par Bougainville, de se retirer devant les Anglais vers le Mississipi, en suivant la ligne des forts. Si Pouchot avait pu être secouru, Lévis l'eût sans doute mis à exécution, et les Anglais, du moins, n'au- raient pas fait prisonniers les débris de la valeureuse petite armée.

L'invesiissement terminé, Me ^•éal était incapable de tenir. Du moins la garnison, ei i^évis en tête, voulait vendre la victoire aux Anglais le plus cher possible. Mais M. de Vaudreuil, poussé par les habitants qui ne vou- laient plus se battre, donna l'ordre formel de capituler. Lévis hésita entre l'obéissance et un coup de tête : se jeter dans les bois et harceler les Anglais. A la fin, pressé par Vaudreuil, il céda, réclamant au moins les honneurs

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de la guerre. Amherst lui refusa cette suprême satisfac- tion. C'était le 8 septembre 1760. Le Can.ada était devenu anglais. Gouverneur et fonctionnaires, marins et militaires quittèrent la colonie.

Fig. Vi. Indiens des environs de Québec.

Un seul homme peut-être comprit alors retendue •le la perte que venait de faire la France, ce fut M. Ber- nier, [commissaire des guerres, qui écrivait au maréchal de Belle-Isle en lui]annonçant la capitulation de Montréal :

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« Si ce pays ne doit plu» rentrer sous la domination de la France, c'est une perte infinie. »

Le traité de Paris (1764) confirma la conquête des An- glais, qui ne se doutaient pas que, de toutes leurs posses- sions américaines, bientôt le Canada seul leur reste- rait. « Les politiques du temps, » dit Laboulaye, « se croyaient sûrs d'une revanche prochaine. Nous les te- nons! s'écria M. de Choiseul, le jour la paix fut si- gnée. On sentait que les colonies anglaises animées par la victoire, et n'étant plus contenues par la crainte des Français et le besoin d'un appui , ne se soumettraient pas longtemps aux gênes qui étouffaient leur commerce et leur industrie, non plus qu'aux prétentions hautaines que l'Angleten'e avait déjà plus d'une fois affichées. Mais si ce fut la pensée qui décida M. de Choiseul à signer l'abandon du Canada, quelle fausse et médiocre politique ! Sans doute, il était bien de prévoir que les colonies, en grandissant, se détacheraient de l'Angleterre et briseraient un jour sa toute-puissance maritime ; mais ce qu'il était aussi aisé de comprendre, c'est que dans cet immense ter- ritoire s'établirait bientôt un empire aussi grand et aussi peuplé que l'Europe, et un empire anglais de mœurs, d'idées, de langage, de religion. Un homme d'État eût risqué la France pour sauver le Canada et conserver à la civilisation latine une part du nouveau continent. Céder, c'était signer l'affaiblissement de notre race ; la part que la France a prise à la révolution d'Amérique a bien pu laver son injure, mais elle n'a pas relevé sa puissance abattue. »

Si nous poursuivions cette étude au delà du traité de Paris, il nous serait peut-être facile de montrer que la civilisation latine n'a pas complètement abdiqué dans

LES FRANÇAIS AU CANADA. 191

l'Amérique du Nord, qu'avec la langue deux millions de Canadiens y perpétuent les traditions fran(;aises, mais nous ne dépasserons pas la date fatale. Pourtant, et afin de montrer qu'il y a encore un Canada français, et à quel prix il est resté français, on citera cette page d'un publiciste de Montréal, M. Benjamin Suite :

« Voilà deux cent cinquante ans que nous habitons ce pays. Durant tout ce temps, on nous a trouvés en lutte avec la forêt et avec les hommes, défrichant le sol, fondant (les villes, ouvrant des routes, établissant des villages, (les écoles et des collèges. Les guerres contre les Indiens nous ont coûté du sang et des peines. Les guerres contre les Anglais nous ont écrasés, parce que la France nous abandonnait contre des forces dix fois supérieures. La conquête venue, les persécutions ont commencé contre nous. Nous nous sommes réfugiés sur nos terres , sur ce sol arrosé des sueurs et du sang de nos pères, nous sommes devenus des paysans, le corps et la force du pays. Malgré la tyrannie, malgré notre pauvreté, il nous res- tait assez de cœur pour entreprendre des luttes politiques. Nous les avons entreprises résolument. Elles ont duré soixante-quinze ans, et, pied à pied, durant cette longue période, nous avons regagné le terrain perdu par la faute (le notre mère-patrie; nous nous sommes refaits politi- quement, commercialement et comme nation (1). »

On dirait parfois que les Français sont toujours au Canada.

(1) D'après le même auteur, il y avait en 1876 1,500,000 Français au Canada , et depuis douze ans la population a rapidement aug- menté. La ville de Québec, seule, presque uniquement française, comme la province dont elle est la capitale , a plus de 250,000 ha- bitants.

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CHAPITRE XIV.

L'Acadie. Lescarbot et les premiers temps de la colonie. Elle passe aaz Anglais (1621) et fait retour aux FrançaLs (1682). Accroissement de la popu- lation. — Système féodal. Le village de Orand-Pré. Conquête de l'Aca- die par les Anglais.

A propos de Champlain , nous avons déjà mentionné l'Acadie, mais il nous faut revenir sur les débuts de cette colonie, afin de narrer avec suite l'histoire de sa conquête et de son abandon. Et ce que Ton se propose de donner, c'est bien moins le tableau de ses accroissements que celui de sa fin brutale, de l'odieux guet-apens dans lequel la fit tomber la jalousie anglaise, de l'horrible dispersion à travers l'Amérique de 10,000 colons pf^isibles et labo- rieux.

De nouveaux documents ont été publiés naguère sur cette question par un Américain érudit et impartial (1); l'occasion est donc propice pour faire la pleine lumière sur un des crimes les plus monstrueux qu'aient eu à enre- gistrer les annales du droit des gens. Mais l'énormité de

(1) Acadia; a lost chapter in american history , par Philippe H. Smith; 18S4.

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l'injustice serait-elle comprise, si l'on ne donnait d'abord un aperçu historique des événements qui précédèrent la conquête anglaise, puis de la conquête elle-même? Le résumé qu'on en veut faire sera d'ailleurs si plein d'en- seignements, si resplendissant de passages glorieux; l'histoire de cette poignée de pionniers est si attachante par le contraste perpétuel de l'héroïsme et de l'idylle, que les pages qui vont suivre ne pourront manquer d'inté- resser grandement tout lecteur français, surtout des Français d'outre-mer.

« Vous qui croyez à l'affection dont nulle endurance, nulle douleur ne détruit l'espoir... écoutez la navrante histoire que redisent encore les pins de la forêt. »

Ainsi parle Longfellow, le grand poète américain , au début de son Évangéline, le touchant poème acadien qui n'est qu'une épisode du drame réel que nous essuierons de conter; et la pitié qu'implore le poète pour son hé- roïne, l'historien la demande pour le peuple « les plus riches étaient pauvres , les pauvres vivaient dans l'a- bondance ».

Les Français ont montré en Acadie la première de toutes les vertus coloniales et sans laquelle les autres ne servent de rien, la persévérance. On eut à lutter, comme au Canada, et davantage encore, contre le climat, contre la famine, contre les Anglais, mais tout fut vaillamment supporté, le plus souvent avec bonne humeur; au courage s'ajoutait la ruse et toutes ces menues industries dont font toujours preuve les Français en campagne.

Les débuts de l'expédition , conduite par ce Poutrain- court dont il a déjà été question, un gentilhomme picard, qui rêvait de se tailler là-bas une immense seigneurie, ont été contés avec un esprit charmant par Marc Lescar-

LES FRANÇAIS AU CANADA. 195

bot, avocat parisien en quête d'aventures et de sensations nouvelles :

« M. de Poutraincourt me parla de son projet : m'étant alors bien consulté moi-même, désireux tant de connaître la terre oculairement que de fuir un monde corrompu , je lui donnai ma parole. »

Ce convoi, auquel se joignait Lescarbot, était le troi- sième que Ton dirigeait en Acadie. Déjà les lieux de co- lonisation étaient choisis, le petit village et le fort de Port-Royal fondés. C'était aux alentours de ce port que Poutraincourt avait choisi ses domaines. On commença les labours dès le lendemain.

« Il mit de suite une partie des gens en besogne au la- bourage et culture de la terre ; et par grand désir de savoir ce qui se pouvait espérer de cette terre, je fus avide audit labourage, » s'écrie Lescarbot, « plus. que les autres. Après deux labours espacés de quinze jours, ils semèrent du blé français , froment et seigle , et à la huitaine sui- vante , on dit ce travail n'avoir été vain, ains (mais) une belle espérance par la production que la terre avait déjà fait des semences qu'elle avait reçues , et ce fut un sujet au sieur de Poutraincourt de faire son rapport en France de chose toute nouvelle en ce lieu-là. »

On peut dire que de ce jour la colonie était fondée; mais aussi quelle activité, quelle ardeur à tous ces premiers travaux! « Je puis dire sans mentir, » continue Lescar- bot, « que jamais je n'ai tant travaillé du corps, pour le plaisir que je prenais adresser et cultiver mes jardins, les fermer contre la gourmandise des pourceaux , y faire des parterres, aligner des allées, bâtir des cabinets; semer froment, seigle, orge, avoines, fèves, pois, herbes de jar- din, et les arroser, tant j'avais désir de connaître la terre

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par ma propre expérience, si bien que les jours d'été m'é- taient trop courts, et bien souvent, au printemps, j'y étais encore à la lune. »

Dès ces premiers temps, le caractère chrétien de la co- lonie se dessine. A défaut de prêtre, Lescarbot se fait le missionnaire de la communauté : « Je ne serai point hon- teux de dire qu'ayant été prié par le sieur de Poutrain- court, notre chef, de donner quelques heures de mon in- dustrie à enseigner chrétiennement notre petit peuple, pour ne vivre en bêtes et pour donner exemple aux sau- vages, je l'ai fait chaque dimanche, et quelquefois extraor- dinairement, presque tout le temps que nous y avons été. »

L'Acadie progressa lentement, à travers mille péripé- ties. Tantôt les fonds furent fournis par des armateurs de Dieppe ou de La Rochelle, tantôt par une dame de Guer- cheville, qui s'était éprise de l'idée d'évangéliser les sau- vages. Mais M"* de Guercheville employait la Cîompagnie de Jésus, et les armateurs, presque tous huguenots, cou- pèrent les subventions, le commerce, qui était principa- lement celui des pelleteries, n'étant pas encore assez as- suré-ni assez étendu, pour faire taire leurs répugnances, comme cela arriva au Canada. Il advint donc qu'à de certains moments la situation de l'Acadie était assez pré- caire. Les récoltes étaient maigres, les vivres fournis par la chasse n'abondaient pas tous les jours ; il se forma des scissions dans la colonie nouvelle; enfin les Anglais, qui venaient de s'établir en Virginie, tombèrent à l'improviste sur le village de Saint-Sauveur, s'en emparèrent et pous- sèrent jusqu'à Port-Royal, qu'ils dévastèrent par l'in- cendie.

Pourtant, la colonie se releva de ce désastre. Mais les

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Anglais veillaient : en 1C21 , elle passe tout entière en leurs mains, pour ne faire retour à la France qu'en 1632,

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grâce au traité de Saint-Germain en Laye Alors com- mença une nouvelle période, et, sous les gouvernements successifs de Razilly et de d'Aunay, l'Acadie fit de réels progrès.

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198 LES FRANÇAIS Ai' CANADA.

Au dix-septième siècle, on comprenait sous ce nom la vaste région composée dos provinces appelées aujourd'hui : le Maine, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, les lies Saint-Jean et du Cap-Breton. Quant à la population blanche, elle ne s'élevait pas , en 1G70, à plus de 400 ha- bitants. Mais ils appartenaient à des familles solidement établies dans le pays, la plupart depuis plus de quarante ans , vivant dans l'aisance , des produits de leur travail , aimant leur clocher, confiants dans l'avenir et dans la fortune de leurs enfants.

Laissant provisoirement de côté l'histoire militaire de TAcadie, on peut suivre les phases diverses de la coloni- sation proprement dite.

En 1679, les Acadiens sont au nombre de 515 âmes; en 1686, ils dépassent le millier. Le bétail se multipliait plus rapidement encore, les cultures s'étendaient, et la vieille colonie de Port-Royal sentit le besoin d'essaimer, de jeter autour d'elle les germes de nouveaux établisse- ments. C'est ainsi qu'un petit village de mille et quelques habitants devenait à son tour métropole.

Le système social de l'Acadie était, comme pour toute l'Amérique du Nord, à cette époque, aiissi bien chez les Anglais que chez les Français, la féodalité. Le seigneur, qui possédait une immense étendue de terres , en concé- dait des parties d'une importance variable à des tenan- ciers, lesquels, moyennant une rente, en jouissaient en toute propriété. Or, dans ce pays désert, avec une nom- breuse famille, des ressources, de la persévérance, le paysan ou l'artisan pouvait rêver de devenir seigneur à son tour, en allant fonder un établissement en dehors des terres érigées par le roi en seigneuries. Il ne s'agissait que de réussir pour être seigneur de fait, puis de droit,

LES FRANÇAIS AU CANADA. 199

puis, peut-être, de titre, si l'on avait roccasion de rendre quelques services à l'État. Ainsi prirent successivement naissance la colonie de Beaubassin, fondée vers 1671 par Jacques Bourgeois, chirurgien , puis commerçant en pel- leteries et agriculteur; la colonie des Mines qui, après avoir été fondée par Melançon et Pierre Terriau, échut en 1689 à Mathieu Martin, un simple paysan, pour lequel elle fut érigée en seigneurie, parce qu'il était le premier Français en Acadie.

A Port- Royal, à Beaubassin, aux Minei?, la population croissait avec la richesse, d'une façon assez lente encore, mais constante. Il s'était formé sur presque tous les points du territoire des établissements plus ou moins importants qui prospéraient. Au total, en 1701, l'Acadie possédait 1,450 habitants.

Il est même étonnant qu'elle n'en eût pas davantage, si l'on en croit les rapports contemporains. C'était une terre patriarcale : « Les familles acadiennes, » nous dit Diéreville, uans son Voyage en Acadie (1708), « sont plantureuses en progéniture. Deux d'entre elles ont cha- cune 18, enfants, une autre est allée jusqu'à 22 et promet encore davantage. C'est la richesse du pays. » Ce Diére- ville a raison : les Acadiens avaient trouvé la vraie mé- thode colonisatrice, celle qui a peuplé l'Amérique d'An- glais : les nombreuses familles. Sans cette fécondité, d'ailleurs, le pays aurait été désert, car l'indifTérence du gouvernement n'était pas faite pour entretenir l'é- migration ; elle fut à peu près nulle à partir de la se- conde moitié du dix-septièmè siècle. L'Acadie é^ait le fruit exclusif de l'initiative privée, et de était un état d'esprit assez curieux chez les Français sujets du grand roi. Les Acadiens, selon le mot de M. de Men-

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neval (1), étaient des demi-républicains. Ce gouverneur considérait ses administrés comme des gens ingouver- nables, non seulement fermes dans leurs droits, mais entêtés dans leurs prétentions. Ils entendaient se déve- lopper à leur guise.

C'était dans l'église, dit M. Rameau (2), que les Aca- / diens « se groupaient moralement et matériellement : ses fêtes étaient presque les seules fêtes de ces braves gens. A l'église ils se comptaient, s'y retrouvant plus sûrs les uns des autres, unis dans une même idée, une même con- fiance, et une môme sincérité.

« On venait consulter le curé : il était le conseiller dans les affaires difficiles, le président naturel et accepté des délibérations destinées à mettre en branle les établisse- ments nouveaux, les entreprises de dessèchement, de moulins, de pêcheries. La communauté se maintenait de la sorte; non seulement elle ne se disloquait pas sous l'effort des tiraillernents intérieurs, mais encore elle sur- montait la fortune, et, en dépit des caprices du sort, elle parvenait à progresser par une expansion constante et bien entendue. »

Au commencement du dix-huitième siècle, l'Acadie était donc en bonne voie. Sa prospérité, bien que cer- tainement inférieure â ce qu'elle aurait pu être, devint assez enviable pour exciter la jalousie des Anglais. La guerre éclata en 1702. Les forces des Acadiens ne dépas- sèrent jamais 500 hommes de troupes, garnison, milice et guerriers sauvages fcompris. Ces Indiens, Abenakis,

(1) Correspondance de M. de Menneval, 17 novembre 1689 {Archi- ves de la Mariné).

(2) Une Colonie féodale en Amérique.

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Etchemins, Maléchites, Micmacs, au nombre peut-être de 200, bien que fort habilement commandés par M. de Saint-Castin, qui, ayant adopté leur vie, était, pour ainsi dire, devenu leur grand chef, n'offraient que des ressour- ces éventuelles. Il était difficile de les grouper, presque impossible de les faire manœuvrer d'une façon suivie. Cependant, ils firent un mal énorme aux Anglais, et con- tribuèrent grandement à retarder la chute de la co- lonie.

La première expédition ennemie partit de Boston en 1704, débarqua 1,300 hommes à Port-Royal, le 2 juillet, et fut forcée de se rembarquer le 22. La seconde tentative de conquête n'eut lieu qu'en 1707. Les Anglais avaient 1,600 hommes, sous les ordres du colonel March, sans rompter les équipages de la flotte. C'était presque autant de soldats que la colonie comptait d'habitants. Après onze jours de lutte, ils furent honteusement repoussés. March n'osa pas retourner à Boston, tant sa démarche y avait excité de fureur.

Les Anglais ne se découragèrent pas. Le 30 août de la même année, 25navires amenaient 2,000hommes. Moins d'un mois plus tard, ils étaient obligés de fuir, laissant 150 morts et 53 prisonniers. Voilà ce que les Acadiens avaient fait avec leurs seules ressources. Les sauvages faisaient merveille : « Les Abenakis et autres sauvages, amis des Français, font une cruelle guerre aux Anglais, leur enlevant la chevelure, en tuant un grand nombre, faisant des prisonniers qu'ils emmènent à Québec, et dont plusieurs ont embrassé la religion catholique; pil- lant leurs bestiaux, leurs volailles, leurs maisons; de ma- nière qu'ils leur ont fait abandonner cinquante lieues de pays et que les Anglais n'osent plus sortir ni aller faire

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

leur récolte que la nuit et avec escorte. On a publié à Boston que l'on donnerait 100 livres sterling pour chaque sauvage au-dessus de douze ans que l'on amè- nerait. »

L'exaspération monta à un tel degré à Boston, qu'on demanda immédiatement à Londres des renforts considé- rables (1). Un régiment d'infanterie de marine fut expé- dié, et l'on en leva quatre dans le pays. Finalement, la flotte anglaise atteignit Port-Royal le 24 septembre 1710, avec 3,400 hommes. La défense fut héroïque, mais il fallut céder au nombre. Le gouverneur, M. de Subercase, fit des prodiges; le fort de Port -Royal, une bicoque en bois et en terrasses, résista dix-neuf jours contre un siège en règle, et la garnison obtint de sortir avec armes et ba- gages. Comme dernière et ironique victoire, Subercase, qui n'avait pas les moyens d'enlever les canons, ^rouva le moyen de les vendre aux Anglais ; les 7,499 livres qu'il en retira lui servirent, du moins, à soldei' ses trou- pes. Si l'on ajoute que le fort avait pour toute garnison 150 hommes (ce qui est à peine croyable), on demeu- rera, malgré tout, fier d'une telle défense, et l'on comp- tera Subercase au nombre de ces héros que firent surgir de tous côtés nos défaites coloniales.

L'Acadie était conquise : le traité d'Utrecht (1713) en assura la possession aux Anglais.

(1) Les colonies anglaises avaient pourtant à cette époque plus de 260,000 habitants, dont près de 100,000, il est vrai, venus par émi- gration. Ils ne se multipliaient pas, à beaucoup près, d'une façon aussi rapide que les petits noyaux de Canadiens et d'Acadiens, les- quels, depuis l'origine de la colonisation, n'avaient reçu d'émigrés qu'en nombre insignifiant. Dans la même proportion, les Anglais au- raient dû être plus de 320,000.

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Elle passait en leurs mains avec un peu plus de 2,000 Français. En 1739, la population atteignait 8,000 habi- tants, dont pas un Anglais. Ce fut alors que les conqué- rants, voyant les Acadiens progresser, s'enrichir, déve- lopper leurs cultures, s'inquiétèrent de posséder une colonie qui ne profitait qu'aux Français. Les tracasseries

Fig. 48. La danse du scalp.

commencèrent. On se résignait à ce que l'Acadie échap- pât, par le fait, aux Anglais, mais on ne voulait pas que d'autres y prospérassent. Les Anglais auraient consenti, tellement s'aiguisait leur jalousie, à ce que le pays fût dé- sert, plutôt que peuplé de Français. On chercha à les dé- goûter par tous les moyens. Les missionnaires furent surveillés de près; on poussait dans les villages des incur- sions militaires qui effrayaient les habitants; on entra- vait le comiperce.

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LES FRANÇAIS AU CANADA.

Enfin, une grave question fut. soulevée, le serment d'al- légeance. Naturellement, peuple conquis et à la merci du vainqueur, les Acadiens ne le refusèrent pas, mais ils entendaient qu'on y insérât cette clause , qu'en cas de guerre coi tre les Français, ils seraient dispensés de pren- dre les armes. Cette réserve avait été admise par le pre- mier gouverneur, Nicholson, et elle était si bien de noto- riété publique, que dans toute l'Amérique du Nord, les Acadiens étaient connus, depuis la conquête, sous le nom de French Neutrals^ les Français neutres. Ce nom leur est même resté dans l'histoire. Les Anglais refusèrent de leur continuer cette concession, pourtant assez légitime, ou sur laquelle, du moins, il eût été honnête de ne pas revenir. Les Acadiens s'entêtèrent, et les rapports étaient très tendus entre les habitants et le gouvernement, lors- qu'éclata, en 1744, la guerre entre la France et l'Angle- terre.

Pendant quatre ans que durèrent les hostilités, les An- glais vécurent dans la plus grande inquiétude, craignant à chaque instant un soulèvement. La paix signée, ils étaient résolus à faire payer " leurs transes aux Aca- diens. Deux résolutions furent prises : d'abord, on établirait dans le pays une forte colonie anglaise; en- suite, on se débaiTasserait à tout prix de la population acadienne.

Successivement, les deux projets furent mis à exécu- tion. En 1749, 2,544 colons anglais furent installés en Acadie. C'était le plus grand effort colonisateur qu'eût jamais fait directement le gouvernement anglais; il lui en coûta près de trois millions. Cette installation violente d'étrangers, faite au mépris de tous les droits acquis, fut le premier acte du drame. Les Acadiens supportèrent

LES FRANÇAIS AU CANADA. 207

cependant avec courage leur nouvelle situation, défendi- rent de leur mieux leurs intérêts, se gardèrent de toute provocation et attendirent les hostilités. Ils croyaient peut-être à une lutte ouverte, ils n'en auraient pas eu peur; ils devaient, au contraire, être victimes de la plus lâche des trahisons.

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CHAPITRE XV.

Déportation en masse de toute la population française d'Acadie. Le colonel Winslow. Les otages. Les incendies. L'exode. Mauvais accueil fait aux Français dans les colonies anglaises. Misères des Acadiens déportés. Jugement des historiens. L'élément français renaît en Acadie. Comment il a prospéré.

Ce fut le 15 juillet 1755 que Ton décida, au conseil du gouvernement, à Halifax, de déporter dans les différentes possessions anglaises, la totalité de la population fran- çaise de r Acadie. Lawrence était gouverneur; les ami- raux Boscawen et Mostyn prirent part à la délibération. Vers la fin du mois, la première nouvelle arriva du der- nier refus qu'opposaient les Acadiens à prononcer le ser- ment qu'ils répudiaient depuis si longtemps. Comme la déportation avait été convenue pour le cas les Aca- diens persisteraient dans leur résolution, il ne restait plus qu'à déterminer quelles étaient les mesures à pren- dre pour se débarrasser le plus sûrement d'eux et à choi- sir les provinces ils devaient être disséminés.

Les instructions du gouverneur Lawrence aux diffé- rents commandants militaires prescrivaient, en leur fai- sant part des décisions du gouvernement, de les conser-

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CHAPITRE XV.

Déportation en masse de tonte la population française d'Acadie. Le colonel Winslow. Les otages. Les incendies. L'exode. HauvaiB accueil fait aux Français dans les colonies anglaises. Misères des Âcadiens déportés. Jugement des historiens. L'élément français renaît en Acadie. Comment il a prospéré.

Ce fut le 15 juillet 1755 que l'on décida, au conseil du gouvernement, à Halifax, de déporter dans les différentes possessions anglaises, la totalité de la population fran- çaise de l'Acadie. Lawrence était gouverneur; les ami- raux Boscawen et Mostyn prirent part à la délibération. Vers la fin du mois, la première nouvelle arriva du der- nier refus qu'opposaient les Acadiens à prononcer le ser- ment qu'ils répudiaient depuis si longtemps. Comme la déportation avait été convenue pour le cas les Aca- diens persisteraient dans leur résolution, il ne restait plus qu'à déterminer quelles étaient les mesures à pren- dre pour se débarrasser le plus sûrement d'eux et à choi- sir les provinces ils devaient être disséminés.

Les instructions du gouverneur Lawrence aux diffé- rents commandants militaires prescrivaient, en leur fai- sant part des décisions du gouvernement, de les conser-

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210 LES FRANÇAIS AU CANADA.

ver absolument secrètes « pour empêcher la population d'essayer de fuir avec son bétail ». Il faudra surtout c vous efforcer de trouver quelque stratagème qui vous permette de vous emparer sans coup férir des hommes jeunes et vieux (en particulier des chefs de famille), pour les avoir sous la main, tout prêts à être embarqués quand les transports arriveront. Cela fait, il est peu probable que les femmes et les enfants cherchent à fuir avec le bétail. »

Toutefois, ajoute Lawrence, on devra réquisitionner toutes les embarcations et garder les routes. Les prison- niers ne devaient être autorisés à emporter avec eux que de l'argent et des hardes. Ce gouverneur pensait à tout : les villages du nord et du nord-est pouvaient donner de rembarras, à cause du voisinage du Canada, on les dé- truirait; on traquerait sans merci ceux qui tenteraient de se réfugier dans les bois. Il fallait, en particulier, anéantir entièrement les villages de Jediacke, de Ramsacli et nombre d'autres. Par un raffinement odieux, on différa l'exécution de l'embuscade jusqu'après la moisson : les blés mis engrange devaient faire, à bon marché, du pain pour ceux qui resteraient.

Le colonel Winslow et le capitaine Murray furent char- gés de l'exécution. Ils avaient pleins pouvoirs pour toute mesure de rigueur jugée nécessaire; les Acadiens étaient mis en leurs mains. Malgré tout, comme le sort qu'on prétendait leur faire subir était des plus cruels, il n'était guère probable qu'ils s'y soumissent de bonne volonté ; aussi le colonel n'était-il pas sans inquiétude sur le suc- cès de l'exécution qu'il avait acceptée. Après un entretien avec Murray, il décida d'adresser à la population la pro- clamation suivante :

LES KUANCAIS AU CANADA.

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(( Auûc habitants des districts de Crand-Pré, des Mines, de la rivière Canard, anciens, hommes et jeunes gens. « Son Excellence le gouverneur nous ayant fait part de

Fig. 49. Dérricliemeiits.

ses dernières résolutions en ce qui concerne les proposi- tions qui vous ont été faites, et nous ayant commandé de vous en donner connaissance directement, selon les inten- tions de Sa Majesté, nous ordonnons par les présentes que tous les habitants des districts sus-nommés, comme

212 J.ES FRANÇAIS AU CANADA.

ceux de tous les autres districts, anciens, hommes, jeunes gens et même les garçons jusqu'à l'âge de dix ans, se réunissent dans l'église de Grand-Pré, le vendredi 5 cou- rant, à trois heures de l'après-midi, afin que nous puis- sions leur communiquer de vive voix ce qu'il nous a été ordonné de leur transmettre, \ucune excuse ne sera ad- mise sous aucun prétexte, à peine de perte des propriétés ou des meubles, à défaut d'autres biens. Donné à Grand-Pré, le 2 septembre 1755.

« John WiNSLOw. »

« Accordons-leur jusqu'au 5 septembre, avait écrit quelques jours auparavant ce même Winslow ; leurs ré- coltes ne seront pas rentrées avant cette date. »

L'église de Grand-Pré (on en montre encore l'emplace- ment aux étrangers) était un vaste édifice, de la cons- truction la plus simple; 418 hommes y étant rassemblés, le colonel entouré de ses officiers prit ainsi la parole :

« Messieurs, j'ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence les ordres du Roi, je vous les apporte et je vous ai convoqués pour vous transmettre les décisions de Sa Majesté en ce qui concerne les habitants français de la Nouvelle-Ecosse, auxquels elle a accordé' plus d'indul- gence qu'à aucun de ses sujets en aucuji lieu de son em- pire. Vos terres, votre bétail, vos propriétés et meubles, quels qu'ils soient, sont confisqués par la Couronne. Em- portant avec vous vos hardes, votre argent, vos menus ustensiles, vous allez être éloignés de cette province. La bonté de Sa Majesté permet, dis-je, que vous emportiez votre argent et les objets qui ne seront pas de nature à encombrer les vaisseaux sur lesquels vous allez être em- barqués. Nous espérons que, en (][uelque lieu du monde

LES FRANÇAIS AU CANADA. 213

que vous abordiez, vous y deviendrez un peuple de sujets fidèles, paisibles et heureux. Je dois encore vous informer que c'est le plaisir de Sa Majesté que vous demeuriez pro- visoirement sous la garde des troupes que j'ai l'honneur de commander. »

Les Acadiens venus à l'église furent donc déclarés pri- sonniers du roi. C'étaient des otages : on les fusillait si le reste ne se rendait pas. Le district de Grand-Pré> ce- lui dont nous nous occupons, fournit environ 2,000 dé- portés, y compris les femmes et les enfants. Ils laissaient aux mains des Anglais 279 bœufs, 1 ,557 vaches, 500 veaux ^ et génisses et près de 9,000 moutons, sans compter les récoltes. C'est dire qu'ils étaient riches, beaucoup plus riches que ne l'est aujourd'hui la moyenne des petits pro- priétaires ruraux dans les départements français.

Comme quelques-uns d'entre eux s'étaient réfugiés dans les bois, tout fut fait pour s'en emparer. La contrée fut dévastée; on chercha à les réduire par la faim. Dans le district des Mines, les soldats, sur l'ordre de Winslow, incendièrent 250 habitations, le double de communs et de mouhns, une église. On crut que les fugitifs, sans vivres et sans armes, allaient promptement faire leur soumission : beaucoup, en effet, ne purent tenir; pour ceux qui manquaient à l'appel, Winslow ordonna qu'a- près une certaine date, ils seraient passés par les armes.

Un grand nombre de laboureurs furent ainsi mas- sacrés ; pour comble de cruauté, on brûlait, devant ceux que l'on épargnait, le mobilier qu'on leur avait d'abord permis de distraire de la confiscation. On n'eut d'égards ni pour les vieillards ni pour les infirmes, et beaucoup d'cLtre eux moururent pendant les nuits froides, dans les campements on les avait parqués sur le rivage.

m LES FRANÇAIS AU CANADA.

C'est de là, entre la mer et le cordon de soldats qui les maintenait, que les Acadiens assistèrent, en se tordant de désespoir, aux incendies qui embrasaient le pays.

« Tout à coup, » dit Longfellow, « une grande clarté parut. Ainsi à l'automne, la lune rouge et sanglante... La lumière alla s'élargissant, s'élargissant toujours ; elle éclaira le ciel et la mer et les navires à l'ancre dans la rade. La fumée se dressa en colonnes éclatantes : des éclairs de flamme jaillirent de ses plis et disparurent soudain, pa- reils aux mains défaillantes d'un martyr. Alors le vent secoua des parcelles de bois calciné et des chaumes en- flammés, les enleva, les emporta en tourbillonnant dans l'espace, et la fumée, comme un linceul , monta du faîte de cent maisons à la fois, entremêlée de langues de flamme. La foule des Acadiens terrifiée voyait ces choses du rivage et du bord des navires. Ils restèrent muets d'abord, mais bientôt ils s'écrièrent dans leur angoisse : « Nous ne reverrons plus nos maisons du village de Grand-Pré ! » Les coqs, croyant le jour venu, commencè- rent tout à coup à chanter bruyamment dans les cours des fermes; le vent du soir apporta le beuglement des troupeaux interrompu par l'aboiement des chiens. A ce moment, une horrible clameur se fit entendre, semblable à celle qui réveille en sursaut un camp endormi dans les prairies ou dans les forêts lointaines de l'ouest, au bord de la Nebraska, quand les chevaux sauvages déta- lent effarés, avec la rapidité de la rafale, ou quand les troupeaux de buffles, avec de longs beuglements, se pré- cipitent dans les rivières. Tel fut le bruit qui monta dans la nuit, quand les troupeaux et les chevaux, brisant parcs et clôtures, s'élancèrent, fous de terreur, à travers les prairies. »

LES FRANÇAIS AU CANADA. WF^ ^1^

Les Acadiens supportèrent noblement leur malheur, et surent se contenir avec une dignité qui étonna les Anglais , ainsi que le montre cette lettre , assez odieuse, de Murray à Winslow :

a Fort Edouard, 8 septembre 17û5.

« Je suis extrêmement content que les choses se soient aussi bien passées à Grand-Pré et que les pauvres dia- bles soient aussi résignés. Ici, ils ont été plus patients que je n'osais l'espérer. J'ai crainte que cela n'aille pas si bien à Annapolis (Port-Royal) et qu'il ne me soit dif- ficile de les rassembler tous. Vous savez combien nos soldats les haïssent; ils chercheront tous les prétextes pour en tuer le plus possible... Il me tarde de voir ces pauvres misérables embarqués et nos affaires un peu débrouillées, car ce sera un vrai plaisir pour moi d'aller trinquer avec vous à leur bon voyage. »

Les instructions du gouverneur relatives à l'embar- quement étaient en flagrante contradiction avec les pro- messes de Winslow. Il prescrivait de faire monter à bord les prisonniers par groupes, sans tenir compte des préférences ni des réclamations, à raison de deux par tonne. On devait commencer par les chefs de famille et les hommes, de sorte que les ménages se trouvaient séparés, le mari sur un navire, la femme sur un autre, les enfants sur un troisième. Leur ration était de cinq li- vres de biscuit et d'une livre de porc pai semaine; il ne leur était permis de monter sur le pont qu'à tour de rôle et constamment gardés à vue. C'est à peu près ainsi que ces mêmes Anglais traitaient alors le « bétail noir » sur les négriers, commerce dont ils s'étaient, on le sait.

216 ^ LES FRANÇAIS AU CANADA.

réservé le monopole par un traité spécial avec l'Espagne.

Les transports amenés dans la baie Française (aujour- d'hui baie de Fundy) firent voile vers la Caroline du Nord, la Virginie, le Maryland, le Connecticut, Phila- delphie, New- York et Boston. Lawrence estime que le nombre des déportés fut d'environ 7,000.

Ce qui se passa pendant les cinq jours qui s'écoulè- rent entre ce mémorable 5 septembre et le jour de l'em- barquement, on ne le sait pas d'une façon précise. Les témoignages des victimes peuvent, jusqu'à un certain point, être tenus pour suspects, et les Anglais ont fait disparaître tous les documents officiels qui se rapportent à cette période. Haliburton l'a remarqué le premier (1) : il ne reste aucune trace des déportations acadiennes aux archives d'Halifax. Dans la correspondance de Lawrence, il y a une lacune du 24 décembre 1754 au 5 août 1756. L'Angleterre a eu honte des instructions de ses minis- tres, mais cette disparition des papiers les plus impor- tants de l'histoire acadienne en dit très long, et Ton est en droit de soupçonner des choses graves. En tout cas, ce que l'on connaît de source sûre suffit pour se faire une opinion.

« Il y a des exemples dans les annales du passé, » dit M. Smith, « d'une contrée volontairement désolée en temps de guerre, quand les habitants avaient été pris les armes à la main; mais nous défions toute l'histoire de produire un crime pareil à celui dont fut victime un peuple paisible et désarmé comme les Français d'A- cadie. »

Tout ne s'était pas arrangé aussi aisément que le croyait

(1) Historical account of Nova Scotia; 2 vol. in-S»; 1839.

LES FRANÇAIS AU CANADA. 217

Murray. En certains districts, il y eut de la résistance, par exemple à Cumberland et à Annapolis. A Cumber- land, les habitants prirent la fuite dans les bois à l'ap- proche des soldats, joignirent un parti d'Indiens, revin- rent au nombre de 300, défirent les Anglais et leur tuèrent une dizaine d'hommes. Le commandant du poste, Thomas Speakman, se vengea en faisant, comme partout, incendier leurs maisons; mais, du moins, bien que fort misérables, ils restèrent en Acadie, vivant de la vie des Indiens.

Le même fait se passa à Annapolis. Quelques-uns de ces malheureux réussirent à passer au Canada; d'autres purent, dans la suite, recommencer péniblement leur vie de colons, en allant, plus loin, défricher des terres neuves. Les Anglais, nous le verrons, ne réussirent pas à extirper d' Acadie tout élément français. Les fils de ces persécutés sont encore assez nombreux aujourd'hui dans la Nouvelle-Ecosse.

Le colonel Winslow resta encore quelque temps en Acadie, après l'odieuse exécution qu'il avait dirigée, mais il ne put même recueillir les fruits de sa lâche obéis- sance. Comme il arrive des misérables instruments dont les gouvernements se servent pour de laides besognes, il se trouva en butte au mépris et aux affronts de ceux qui lui avaient momentanément accordé leur confiance. On retira de son commandement des Mines la plupart des troupes dont il était le chef, et il se résigna à donner sa démission et à se retirer à Boston. Une partie des dé- portés acadiens avaient été débarqués dans cette ville .Wins- low put donc par ses yeux jouir de son œuvre , contempler les bandes d'infortunés qui erraient aux environs, sans pain et sans asile , à peine secourus par une population

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218 ;les français au canada.

égoïste et haineuse, qui ne voyait en eux que d'anciens ennemis réduits à merci. Il put même en voir périr un grand nombre de misère, de maladie, surtout de faim. Winslow mourut à soixante-trois ans, quelques années avant la guerre de l'indépendance, allait se distinguer un fils de ceux qu'il avait persécutés, le général Sullivan.

Pendant l'exode et sur la terre d'exil, un dernier déni de justice avait été fait aux Français. Leurs prêtres ne purent pas les accompagner : il furent tous expédiés en Angleterre. Les malheureux Acadiens, très fervents ca- tholiques, furent ainsi privés, en pays du plus rigide protestantisme, du seul secours qui eût un peu adouci leurs souffrances.

« Rien, » dit encore Haliburton, avec la solennité d'un historien justicier, « rien ne peut justifier cette profonde injustice, rien, pas même la nécessité. Les apologistes anglais ont eu beau faire, ils n'ont réussi à laver ni la couronne ni le gouvernement provincial de la Nouvelle- Ecosse de cette tache d'ignominie (1). »

Pour compléter le tableau de cette période douloureuse de l'histoire acadienne, il faut suivre les déportés au moins jusque dans l'une des colonies anglaises on les

(1) C'est une question qui pourtant leur tient toujours à cœur. Il n'y a pas pas bien longtemps encore, à propos de Touvrage de M. Smith, un journal littéraire anglais d'une haute autorité et d'une parfaite orthodoxie britannique, V Athenœiim, essayait de justifier les déportations acadiennes en donnant les premiers torts aux Fran- çais qui, à l'instigation de leurs curés, se seraient tenus en perpé- tuelle révolte contre ie gouvernement. La raison ne serait pas en- core suffisante, si ces faits étaient prouvés, et il faudrait, quand même, s'en tenir au jugement d' Haliburton, Anglais de la Nouvelle- Ecosse, qui ne saurait du moins être accusé de partialité intéressée.

LES FRANÇAIS AU CANADA. 210

débarqua. Les 19 et 20 novembre 1755, tro^s navires je- tèrent l'ancre dans la Delaware, au-dessous de Phila- delphie , après une traversée d'environ deux mois. L'un d'eux avait voulu entrer dans le port, mais les autorités s'y étaient opposées. Le gouverneur craignait que les Acadiens ne se joignissent « aux catholiques irlandais et allemands des provinces voisines pour fomenter dans la colonie quelques nouvelles dissensions ».

Le gouverneur Morris ne voulut prendre sur lui aucune décision relative aux Acadiens ; il demanda des pouvoirs à l'assemblée provinciale, en insinuant qu'il ne croyait pas que le souci de la santé publique permît leur débarque- ment : une maladie contagieuse s'était déclarée à bord pendant la traversée. L'assemblée nomma un délégué qui fit dans son rapport un tableau si lamentable de leur situation qu'on leur accorda quelques secours. Ainsi nous avons sur la détresse des déportés un document officiel émanant d'un pouvoir public évidemment hostile. Morris n'avait pas menti : ils étaient décimés par les maladies, nées naturellement d'un si long séjour dans l'entrepont de navires mal aérés; le meilleur secours et le meilleur remède était de les laisser prendre terre, mais on s'y opposait toujours. Ils ne purent débarquer avant le commencement de décembre.

Cependant, il n'est milieu si rebelle à la sympathie l'on ne finisse bien par trouver quelques cœurs pitoya- bles. Il y avait à Philadelphie des émigrés français, hu- guenots, devenus quakers, qui se sentirent Français de- vant des Français malheureux. LesBenezet et les Lefèvre de Philadelphie venaient du même sol que les ïhi ban- deau et les Leblanc de Grand-Pré. Les Acadiens eux- mêmes reconnurent les bons procédés des huguenots

220 LES FRANÇAIS AU CANADA.

français dans leur mémoire à l'assemblée de Pensyl- vanie : « Dieu soit béni d'avoir dirigé notre étoile vers la Pensylvanie, nos maux ont été pansés, nous avons été traités avec une bonté et une charité toutes chrétiennes. »

L'assemblée décida de les répartir dans la campagne « pour leur donner les moyens d'exercer leurs métiers et leurs industries » . Tout en reconnaissant qu'ils auraient pu plus mal tomber, les Acadiens n'entendaient pas s'é- tablir au milieu d'Anglais, au milieu de gens hostiles à leur origine et à leur religion; ils entendaient, du moins, puisque leur chère Acadie leur était fermée, être ren- voyés en France. De plus, se considérant comme prison- niers de guerre, ils refusaient justement de travailler, prétendant, selon les lois de la guerre, être nourris par ceux qui les détenaient.

En attendant, les riches fermiers d' Acadie mendiaient dans les rues de Philadelphie; beaucoup moururent de la petite vérole. Il faut dire, en faveur de ceux qui refu- sèrent péremptoirement le travail, que les Anglais, hormis les quakers, ne voulurent môme pas employer le petit nombre qui montra la volonté de gagner sa vie. Le gou- verneur général, comte de Loudon, alla jusqu'à faire jeter en prison six Acadiens qui avaient commis le crime de lui adresser un mémoire en français : Charles Leblanc, J.-B. Galerne, Philippe Melançon, Paul Bujaud, Jean Landv.

Tous les Acadiens déportés ne laissèrent pas leurs os sur la terre d'exil. Quand la paix fut faite entre la France et l'Angleterre en 1763, les esprits s'étant un peu apaisés, un certain nombre de familles, environ 140 ou 150, en- treprirent de revenir à pied dans la chère Acadie, dont

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222 LES FRANÇAIS AU CANADA.

elles avaient été chassées huit ans auparavant. Elles re- montèrent la baie de Fundy, dit M. Rameau, « jusqu'à l'isthme de Shediak, à travers 150 lieues de forêts et de montagnes complètement inhabitées : des femmes en- ceintes faisaient partie de ce misérable convoi, qui accou- chèrent en route; nous avons connu quelques-uns des fils de ces enfants de la douleur, et c'est de leur bouche que nous tenons le récit que leur avaient transmis leurs pères, nés pendant ce douloureux exode. »

Réunis aux Acadiens qui avaient résisté aux soldats anglais, ces débris formèrent une population d'environ 2,400 habitants. Ils étaient pauvres, ayant se con- tenter des plus mauvaises terres ; mais ils travaillèrent double, et si grande était la vitalité de ce petit peuple, qu'en 1803, d'après les registres de l'archevêché de Québec, ils étaient déjà au nombre de 8,400. Depuis cette époque, la progression s'est normalement maintenue. Ils étaient 85,830 en 1871, et comme cette population a doublé, en moyenne, tous les vingt ans, vers 1891, ils seront plus de 150,000.

Telle est, en résumé, l'histoire de cette Acadie si ou- bliée, dont parlent à peine les annalistes du Canada, et qui pourtant a sa place à côté de l'épopée de la grande colonie.

FIN.

TABLE.

INTRODUCTION.

Ttgti.

l.a France dans l'Amùriquo du Nord. Son rrtio civilisalcur. Les Français savent-ils coloniser? l,a carie d'Amérique en 1743. Deux millions de Français au delà de l'Atlantique S

CHAPITRE PREMIER.

l.e Canada avant les Européens. AI(;onquins et Hurons. Les Indiens.

Iroquois. Mœurs et coutumes. Organisation politique, sociale et militaire. L'étiquette indienne. Suprématie des Iroquois. Sauva- ges et Spartiates 9

CHAPITRE II.

La découverte. Norvégiens. Normands. Le Dieppois Cousin. La morue. Verazzano. Jacques Cartier, ses voyages et ses découvertes.

Le Saint-Laurent. Relations avec les Indiens. Le clief Donnacona.

La ville d'Hocliclaga. Le Mont-Royal. Dernier voyage. Roberval.

L'Ile de la Demoiselle 2T

CHAPITRE III.

Samuel de Champlain. Premiers voyages. De Monts et Pontgravé. Tadoussac et Québec en 1613. ~ La lamine chez les Algonquins. Expé- dition contre les Iroquois. Le lac Champlain. Bataille. Nouveau voyage. Montréal. Les rapides de Saint-Louis. Protectorat du prince do Condé 41

CHAPITRE IV.

L'imposteur ViRnan. Départ de Ciiamplain et do Vignan. Les Nipissings.

Le chef Tossouat, Confusion de Vignan. Les premiers mission- naires. — Le P. le Caron, récollet, chez les Hurons. Les lacs des Allu- mettes. — La messe en pays huron. Chez les Iroquois Sénécas. Défaite des Hurons. Champlain blessé. Champlain arbitre entre les Hurons et les Algonquins. Retour à Québec S7

CHAPITRE V.

Champlain administrateur. Québec en 1620. Huguenots et catholiques.

M"" de Champlain; sa légende. Les Iroquois devant Québec. Les de Caen. Récollets et jésuites. Richelieu fonde la Compagnie des Cent- Associés. David Kirk. Les Anglais à Québec. Mort de Champlain. 75

CHAPITRE VI.

Le successeur de Champlain. Le caractère religieux de la colonie s'accentue encore. Conversion des Indiens. Les forestiers, trappeurs ou voya- geurs. — Jean Nicolet, voyageur. Treize ans chez les sauvages. Fon- dation des Trols-Rivières. Mcolet au lac Michigan. La baie Verte. Les gens de mer, Le bassin du Mississipi entrevu 07

CHAPITRE VII.

Les missions continuent l'œuvre de Champlain. Fondation d'un hôpital à Québec. Brébœuf au Niagara et chez les Ériés. Raimbault chez les Nipissings et les Chippeways. Jogues chez les Iroquois Mohawits.

224 TABLE.

Son supplice et sa mort. Guerre des Iroquoia contre les Français et les Hurous. Destruction des mis.sioiis. Anéantissement de la nation hu- ronne. Perstivéranco des tnlssionuaires. Le tremblemunt de terre... 90

CHAPITRE VIII.

Histoire politique du Canada. l.a Nouvelle-France poMession de la cou- ronne. — Prétentions des Anglais. Premi«'rcs hostilités. Prise de Montréal par les Iroquois. l.a flotte anglaise à Québec. La paix de lliswick. Fondation de Détroit. Reprise de la guerre. Les Français â Deerlicld. Naufrage de la Hutte anglaise en rouie pour Québec. La paix d'Utrecht 111

CHAPITRE IX.

Guerre de 17tt. Prise do Louisbourg. Le Saint-Laurent relié ao Missis- fipi par une ligne de forts. l/Oliio. Jumonville et Washington. Franklin et le Canada. Draddock est battu sur l'Ohio. li^

CHAPITRE X.

Arrivée de Hontcalm. État respectif des troupes anglaises et françaises.

Victoire de Cliouegcn. Montcalm et les Indiens. L'hiver à Québec.

Prise de William-Henry. Dilapidations de l'intendant Bigot. La lamine 137

CHAPITRE XI.

nan d'attaque des Anglais. Siège et prise de Louisbourg. Victoire de Carillon. Perte du fort Frontenac. Incendie du fort du Quesne. Gravité de la situation. La France abandonne le Canada. Instructions du ministre de la guerre. 600 hommes de renfort. Bougalnville ât Ver- sailles 135

CHAPITRE XU.

Campagne de 17S9. Enrôlement en massa des Canadiens. Le général Wolfe devant Québec. Bombardement de Quét>ec. Victoire de Mont- morency. — Défaite des plaines d'Abraham. Mort de Montcalm et de WoUe. Hommages rendus à la mémoire des deux génénui'^ 169

CHAPITRE XIII.

Capitulation de Québec. Victoire de Lévis sous les murs de la ville. Si^e de Québec. Il se retire dans Montréal. Le capitaine Pouchot au fort Lévis. Capitulation de Montréal. Perte du Canada. Traité de Paris 183

CHAPITRE XIV.

L'Acadie. Lescarbot et les premiers temps de la colonie. Elle passe ausL Anglais (1621) et fait retour aux Français (1633). Accroissement de la population. Système féodal. Le village de Grand-Pré. Conquête de l'Acadie par les Anglais 193

CHAPITRE XV.

Déportation en masse de toute la population française d'Acadie. Le colonel Winslow. Les otages. Les incendies. L'exode. Mauvais accueil fait aux Français dans les colonies anglaises. Misères des Acadiens déportés.

Jugement des historiens. L'élément français renaît en Acadîe. Cofflinentil a prospéré 309