^

fllÊf*^ ""^/"^

H^Ék'' ■-'''

f

ki^^^

Jh^ ..^'Va

^^^^^^^^^k_ "9

mkJ^'^

^^„J

m

ï^^

^^^^"

ROMAIN ROLLAND

CLERAMBAULT

Histoire d'une Conscience libre pendant la Guerre

PARIS

ALBIN MICHEL. ÉDITEUR

22, RUE HUYCHENS, 22

CLERAMBAULT

Histoire d'une Conscience libre pendant la Guerre

DU .MEME AUTEUR

l:i;rairie ollendorff

JEAN-CHRISTOPHE, lo vol- Jean-Christophe. 4 vol. in-18 :

l. L'Aill'e,i \n\. n. Le .\J<tti,i ( v,,l iH r\,/,.l,'>:rr:,f.

1 vol.- /-(j Rthotte. 1 V(.|. Jean-Christophe à P€tri9, 3 \

1. La foire aUr lu l'iucc - 1 v-!. I I .1 ■• Dnus lu Maison , 1 vol. La fin du Voyage, 3 vol. iu-18 :

1. /.M .4 mies, I vol. —II. Le Biàsion ' lli /.<:

itoiiri'lle Joiirnce, 1 vol.

Colas Breugnon Liluli, 1 vol.

Au-dessus de la mêlée, 1 vol. Aux peuples assassinés, 1 vol.

l^e temps viendra.'. acl<?s édil. àeriCahicrsdi' faquinzaine) i vol- Théâtre de la Révolution (^ie 14 juillet, Danton, Les Loups J

1 Vol. 111-16. L-es Tragédies de la Fol {Saint-Lauit Atrt, Le Triomphe,

de lu Udi.so»), 1 vol. 111-16. I_,e Théâtre du Peuple f Ennuis d'cxtUt-lique d'un tliMfrc no\i-

liuiij. 1 vol. in- 16.

LIHR.MRIE U.ACIIKTTE

Musiciens d'autrefois. I vol. in-î6. Musiciens daujourdhui. 1 vol. in-16. Vies des Hommes illustres 3 vol. in-lfi .

Mv de lleethoven I v.il. H. Vie de Michel-An'. . .

ni. Vie de ToUtol. 1 vol.

. i..i.U.\lRIE FÛNTEMOIXO

Histoire de l'Opéra en Kurope avant Lully et Scar-

latti. î vol. iii-8" éj'iii^é.

LIBR.AlIilE .\LCAN' 1 LIBRAIRIE PLÛN

Hijendel. 1 vol. iu-S» écu. \ Michel-Ange. 1 vol. in-8».

LIBRAIRIE DE L'HUMANITÉ Les Précurseurs, 1 vol. in-16.

Tous droits île traduetiou et de reproduction réservés pour tous le» P'tyi', y compris la Su'-de, lu yorvèr/e, la hollande, le llanernark et la Russie. ' ,

Cnpyrirjht by Le Sablieu, 3>, rue dct Peupliers, Genève fSuisseJ.

9^f . ROMAIN ROLLAND

CLERAMBAULT

Histoire d'une Conscience libre pendant la Guerre

TKENTE-IIIIITIEME EDI TJON

PARIS j-

Société d'Editions Littéraires et Artistiques LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF 50, CHAUSSÉE D'ANTIN. 50

Copyright by Librairie OUendorff (1920)

// a été tiré h pari Je cette édition

Trente eiemptaWiS sur papier du Japon, numérotez de I a XXX.

Trais cent cinquante exemplaires sur vergé d'Arches numérotés de I à 350.

VQ

Avertissement au Lecteur

Cette œuvre n'est pas un roman, mais la Confession d'une âme libre au milieu de la tourmente, l'histoire de ses égarements, de ses angoisses et de ses luttes. Qu'on n'y cherche rien d'autobiographique! Si je veux un jour parler de moi-même, je parlerai de moi-même, sans masque et sans prête-nom. Bien que j'aie trans- posé dans mon héros certaines de mes pensées, son être, son caractère et les circonstances de sa vie lui appartiennent en propre. J'ai voulu faire la description du dédale intérieur, erre en tâtonnant un esprit faible, indécis, vibrant, malléable, mais sincère et passionné pour la vérité.

Le livre s'apparente, on quelques chapitres, aux Méditations de nos vieux Moralistes français, aux Essais stoïciens de la fin du xvi" siècle. En des temps qui ressemblaient aux nôtres, mais qui les dépassaient en horreur tragique, parmi les convulsions de la Ligue, le premier-président Guillaume Du Yair écrivait fer- mement ses augustes Dialogues De la Constance et Consolation es calamités publiques. Au plus fort du

6 CXEIIAMHALLT

siège de Paris, causant dans son jardin avec ses amis Linus, grand voyageur, Musée, premier doyen de la Faculté de Médecine et Técrivain Orphée, les yeux encore remplis des images terribles qu'ils venaient de voir dans les rues (pauvres gens morts de faim, l'ommes criant que les lansquenets mangeaient des enfants près du Temple) ils tàclient d'élever leur esprit douloureux aux cimes d'où l'on embrasse la pensée des siècles, et l'on l'ait le coinj^lc de ce qui survit à l'épreuve. Relisant ces Dialogues, pendant les années de guerre, je me suis senti plus d'une fois l)ien proche du bon Français (|ui écrivait :

« C'est faire tort à l'homme f/ui est pour tout voir et tout connaître, de Vattacher à un endroit de la terre. Toute terre est pays à celui qui est sage... Dieu nous baille la terre à Jouir à tous en commun : à la charge d'être srens de bien... »

Paris, mai 1920.

R.R.

Introduction

Le sujet de ce livre n'est pas la guerre, bien que la" ^uerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l'engloutissement de. l'âme individuelle dans le goulïï-e de lame multitudinaire. C'est, à mon sens, un événe- ment beaucoup plus gros de conséquences pour l'avenir humain que la suj)rématie passagère duno nation.

Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spé- ciales. Mais quelques cai;ises qu'on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui Tétayent, aucune raison au monde n'excuse l'abdi- cation de l'esprit devant l'opinion.

1. Celle introduction a été publiée, en décembi-e 1917, dans les journaux suisses, avec un épisode du i-onian. Une mvte explicative donnait les raisons du titre primitif: L'Un contre Tous.

a ... Ce titre, non sans ironie, rpii s'inspire, en retournant les termes, de celui de La Boi-tie : Le Conlr'Un, ne doit point donner à penser (jue l'auteur ait l'cxlravagante prétention d'opposer un -.seul homme à tous les hommes, mais qu'il appelle à la lutte, aujourd'hui urgente, de la conscience individuelle contre le trou- peau. »

CLEUAMHAILT

Le (Irveloppement universel des iléinocratics, mati- nées dune survivance fossile : la monstrueuse raison d'Etat, a conduit les esprits d*Euro])e à cet article de foi (fue l'homme n'a pas de plus haut idcal que de se faire le serviteur de la coiiunuiiiiulc'. VA celle communauté, on la définit : Illtat.

.l'ose le dii'c : qui se fait le serviteur aveugle d'une communauté aveugle ou aveuglée comme le sont tous les États d'aujourd'hui, quelques hommes généralement incapables d"eml»rasscr la complexité des aeuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge Je la presse et le mécanisme implacable de l'État cen- tralisé, des pensées et des actes conformes à leurs pi*opres caprices, leurs passions et leurs intérêts, celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l'as- servit et l'avilit, avec lui. Qui veut être utile aux auti'çs doit d'abord être libre. L'amour môme n'a point de prix, si c'est celui d'un esclave.

De libres âmes, de fermes caractères, c'est ce dont le monde manque le jjIus aujourd'hui. Par tous les chemins divers : soumission cadavérique des Églises, intolérance étoulfante des patries, unitarisme abêtis- sant des socialismes nous retournons à la vie gré- gaire. L'homme s'est lentement dégagé du limon chaud de la terre. 11 semble que son elfort millénaire l'ait épuisé : il se laisse retomber dans la glaise; l'âme col- lective le happe; il est bu par le souffle écœurant de l'abîme... Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de Ihomme soit révoju ! Osez vous détacher du troupeau qui vous entraîne ! Tout homme

CLERAMBAULT <)

qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, môme si c'est contre tous, c'est encore /)OMr tous. L'humanité a besoin que ceux qui l'aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n'est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelli- gence, que vous la servirez; c'est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir : car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous

trahissez.

I

Sierre, mars 191 7.

R.U.

PREMIÈRE PARTIE

Agénor Clerambault, assis sous la tonnelle de son jardin de Saint-Prix, lisait à sa femme et à ses enfants rOde qu'il venait d'écrire à la Paix souveraine des hommes et des choses : Ara Pacis Angiistac. Il y voulait célébrer l'avènement prochain de la fraternité universelle.

C'était un soir de juillet. Sur la cime des arbres un dernier rayon rosé était posé. A travers la buée lumi- neuse, jetée comme une voilette sur la pente des col- lines et sur la plaine j>risc et la Ville lointaine, les vitres de Montmartre flambaient d'étincelles d'or. Le dîner venait de Unir. Clerambault, appuyé sur la table non desservie, promenait, en parlant, son regard plein d'une joie naïve, de l'un à l'autre de ses trois audi- teurs. Il était sûr d'y trouver le reflet de son contente- ment.

Sa femme Pauline aAait peine à suivre le vol de ses images : toute lecture à haute voix la faisait tomber, dès la troisième phrase, dans un état de som- nolence où les soucis du ménage prenaient une place

14 CLEUAMUAULT

sausçrenue: on eût dit que la voix du lecteur les excitât à chanter, comme des serins en cage. Elle avait beau se forcer à suivre sur les lèvres de Clerambault et à mimer des lèvres les mots dont elle n'entendait ])lus le sens, SCS yeux macliinalement notaient un trou dans la nappe, ses mains ramassaient des miettes sur la table, son cerveau s'obstinait à une addition récalcitrante, jusqu'au moment le regard de Clerambault semblait la prendre en faute. Alors elle se hâtait de se raccro- cher aux dernières syllabes perçues, elle s'extasiait en bredouillant un lambeau de vers, (jamais elle n'avait pu citer un vers, exactement) :

Comment est-ce que tu as dit cela, Ai^énor? Répète encore la plirase Dieu! que c'est joli!...

Sa fille, la petite Rose, fronçait les sourcils. Maxime, le grand garçon, grimaçait railleusement et disait, agacé :

Maman, ninterromps pas toujours!

Mais Clerambault souriait et tapotait anectueuse- ment la main de sa bonne femme. Il l'avait épousée par amour, quand il était très jeune, pauvre etinconnu; ils avaient porté ensemble les années de gêne. Elle n'était pas tout à fait à son niveau intellectuel, et la différence ne s'atténuait pas avec l'âge; mais Clerambault aimait et respectait sa vieille compagne. Elle se donnait beaucoup de mal, avec peu de succès, pour marcher du même pas que son grand homme, dont elle était fière. 11 avait pour elle une indulgence extraordinaire. L'esprit critique n'était pas son fort; et il s'en trouvait bien dans la vie, malgré des erreurs

CLEHAMIJAULT

sans nombre clans ses jugements. Gomme ces erreurs étaient toujours à Tavantage des autres, qu'il voyait en beau, ils lui en savaient gré, avec quelque ironie; il ne les gênait pas dans leur course au butin; sa candeur provinciale était pour les blasés un spectacle rafraî- chissant, tel un buisson des champs dans un square.

Maxime s'en amusait, mais il en savait le prix. Ce beau garçon de dix-neuf ans, aux yeux vifs et rieurs, avait vite fait de prendre dans le milieu parisien ce don d'observation, preste, nette et railleuse, qui s'ap- plique aux nuances extérieures des objets et des êtres plus qu'aux idées : il ne laissait rien perdre de ce qu'oft'raient de comique môme ceux qu'il aimait. Mais c'était sans pensée malveillante, et Clerambault sou- riait de sa jeune impertinence. Elle ne portait pas atteinte à Tj^dmiration de Maxime pour son père. Elle en était le condiment : ces gamins de Paris ont besoin, pour aimer le bon Dieu, de lui tirer la barbe !

Quant à Rosine, elle se taisait, selon son habitude ; et il n'était pas facile de savoir ce qu'elle pensait. Elle écoutait,\ le corps penché, les mains croisées, et les bras appuyés sur la table. Il y a des natures qui sem- blent faites pour recevoir : comme une terre silen- cieuse, qui s'ouvre à tous les grains ; et beaucoup s'y enfoncent qui restent endormis; mais on ne sait pas ceux qui fructilieront. L'âme de la jeune illle était pareille : les paroles du lecteur ne s'y reflétaient pas comme sur les traits intelligents et mobiles de Maxime; mais une légère roseur répandue sous la peau et l'éclat humide des prunelles que les paupières voilaient témoignaient

î<) CLEIIAMHALLT

«l'ime ardeur et tlun trouble intérieurs, ainsi qu'en ce images de A icrge fliuTutinc i\\\o I'i'iihkIi' 1" \rt> magi- (jue de l'archange.

Clerambault ne s'v Irompait ])as. Sou rigard, qu faisait le tour de son j)etit bataillon, couvait avec uni joie spéciale la blonde tOte penchée qui se sentai regardée.

Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet un petit foyer d'allection et de bonheur tranquille dont le centre était le père, l'idole de la famille.

11 savait qu'il l'était; et, chose rare, ce sentiment ne le rendait pas antipathique. Il avait tant de plaisir à aimer, tant d'afl'ection à répandre sur tous, proches ou lointains, qu'il trouvait' naturel qu'on l'aimât, en retour. C'était un vieil enfant. Arrivé depuis peu à la célébrité, après une vie de médiocrité nullement dorée, il n'avait pas souffert de l'une, mais il jouissait de l'autre. Il avait passé la cinquantaine et ne s'en aper- cevait pas ; s'il avait quelques fils blancs dans sa grosse moustache blonde de Gaulois, son cœur était resté de l'âge de ses enfants. Au lieu de suivre le flot de sa génération , il allait au-devant de chaque nouvelle vague; le meilleur de la vie lui semblait dans l'élan de la jeunesse perpétuellement renouvelée; et il ne s'inquiétait pas des contradictions auxquelles pouvait l'amener cette jeunesse perpétuellement en réaction contre celle qui l'avait précédée : ces contradic- tions se fondaient dans son esprit plus enthousiaste que logique, enivre de la beauté qu'il voyait partout répandue. Il y joignait un souci de bouté, qui ne

l6 CLEUAMUAL'LT

«'accordait pas très bien avec ce panthéisme esthétique, mais quil tirait de son propre fonds.

Il s'était lait l'interprète de toutes les idées nobles et humaines, sympathisait avec les partis avancés, les ouvriers, les opprimés, le peuple, qu'il ne connais- sait jjfuère : car il était un pur l)oury;eois, d'idées géné- reuses et vap;ues. Plus encore que le p^euple, il adorait la foule, il aimait à s'y baigner; il jouissait de se iondre (il le pensait du moins) dans l'àme de tous. C était un vertige à la mode, en ce temps, parmi les intellectuels. Et la mode ne faisait, comme à l'ordi- naire, (juc souligner d'un trait fort une disposition générale de l'heure présente. L humanité s'acheminait à lidéal de la fourmilière. Les insectes les plus sen- sibles, — artistes, intellectuels, avaient été les pre- miers à en manifester les symptômes. On n'y voyait qu'un jeu et l'on ne s'apercevait pas de l'état général dont ces symptômes étaient l'indice.

L'évolution démocratique du monde depuis quarante ans avait beaucoup moins réussi à établir en politique le gouvernement du peuple que, dans la société, le règne de la médiocrité. L'élite des artistes avait, d abord, justement réagi contre ce nivellement des intelligences; mais, trop faible pour lutter, elle s'était retirée à l'écart, exagérant son dédain et son isole- ment; elle avait prôné un art raréfié, accessible seule- ment à quelques initiés. Rien de mieux que la retraite, quand on y porte une richesse de conscience, une abondance de cœur, une àme jaillissante. Mais il y avait loin des cénacles littéraires de la fin du dix-neu-

CLERAMBAULT IÇ)

vième siècle aux ermitages féconds se coneentrent les robustes peïisée«. Ils étaient plus préoccupés d'éûonomiser leur petit pécule intellectuel que de le renouveler. Afin de l'épurer, ils l'avaient retiré de 1* circulation. 11 en résulta que bientôt il n'eut plus cours. La vie de la communauté passait à côté, sans qu'elle s'en souciât. La caste des artistes s'étiolait dans des jeux raffinés. De violents coups de vent, à l'époque des bourrasques de 1" Affaire Dreyfus, arra- chèrent quelques esprits à cet engourdissement. Au sortir de leur serre d'orchidées, les souffles du dehors les grisèrent. Ils apportèrent la même exagération à se rejeter dans le grand flot qui passait, que leurs pré- décesseurs à s'en retirer. Ils crurent que le salut était le peuple, qu'il était tout le bien, qu'il était tout le beau; et malgré les échecs qu'ils essuyèrent dans leurs eflbrts pour se rapprocher de lui, ils inaugurèrent un courant dans la pensée d'Europe. lis mirent leur fierté à se dire les interprètes de l'âme collective. Ce n'était pas eux qui la conquéraient : ils étaient les conquis; fàme collective avait fait brèche dans la tour d'ivoire; les personnalités affaiblies des penseurs se rendaient; et, pour se cacher à eux-mêmes leur abdi- cation, ils la disaient volontaire. Dans leur besoin de se coBivaincre, philosophes et esthéticiens forgèrent des théories qui prouvaient que loi était de s'aban- donner au flot de la Vie Unanime, au lieu de la dirigcK, ou, plus mtodestement, de poursuivre avec calme son octit bonhomme de chemin. On s'enorgueillissait de l'être plus soi-même, de n'être plus une raison libre:

20 CI.EHAMHAl I.T

(la liberté était vieux jeu, dans ces iir-niocralics!) Oit se faisait gloire dètrc un des globules de sanjç, que charrie le fleuve les uns disaient : de la race, les autres : de la Vie universelle. Ces belles théories, doni les habiles surent extraire des receltes d'n-' ' ' pensée, étaient dans toute leur tleur, en lyi 1

Elles avaient ravi le cœur du naïf (Uerambaull. Rien ne s'accordait mieux avec son cœur affectueux et son incertitude desprit. A qui ne se possède pas, il est bien facile de se donner. Aux autres, à l'univers, à cette Force providentielle, inconnue, iniléfinissabh'. sur laquelle on se décharge de la peine de penser ri de vouloir. Le grand courant passait; et ces Ames paresseuses, plutôt que de continuer leur route sur la rive, trouvaient plus simple et bien plus enivrant de se laisser porter... donc? Nul ne se faiigpiait à y songer. Bien à labri dans leur Occident, il ne leur venait pas à l'idée que leur civilisation pût perdre les avantages acquis; la marche du progrès leur parais-, sait aussi fatale que la rotation de la terre; cette con- viction permettait de se croiser les bras; on s'en remet- tait à la Nature ; et elle, creusant son gouflre, les atten - dait en bas.

Mais en bon idéaliste, Clerambault regardait rare- ment à ses pieds. Cela ne l'empêchait point de se mêler de politique, à l'aveuglette, comme c'était la manie des hommes de lettres de son temps. Il y disait son mot, à tort et à travers : sollicité de le dire par des journalistes en mal de copie, et tombant dan-^ leurs panneaux, se prenant candidement au sérieux.

CLERAMBAULT ' 21

Au total, bon poète et bon homme, intelligent et un peu bêta, pur de cœur et faible de caractère, sensible à l'admiration comme au blâme et à toutes les sugges- tions de son milieu, incapable toutefois d'un sentiment mesquin d'envie ou de haine, incapable aussi de le prêter aux autres, et, dans la complexité des senti- ments humains, restant myope pour le mal et presbyte pour le bien. C'est im type d'écrivain qui est fait pour plaire au public, car il ne voit pas les défauts des hommes, et il dore leurs petites vertus. Même ceux qui n'en sont pas dupes, en sont reconnaissants; à défaut d'être, on se console de paraître^ et Ion aime le miroir des yeux s'embellit la médiocrité.

Cette sympathie générale, qui ravissait Clerambault, n'était pas moins exquise à savourer pour les trois êtres qui l'entouraient en ce moment . Ils étaient fiers de lui, comme s'il eût été leur œuvre. Ce qu'on adinire est un peu comme si on lavait créé. Et, lorsque, par surcroît, on fait partie de l'être admiré, lorsqu'on est de son sang, on ne distingue plus très bien jusqu'à quel point on vient de lui, ou si c'est lui qui yient de vous. Les deux enfants et la femme d'Agénor Cleram- bault contemplaient leur grand homme, avec des yeux "attendris et satisfaits de propriétaire. Et lui, qui les dominait de sa parole ardente et de sa haute taille aux épaules un peu remontées, se laissait faire : il savait "bien que c'est la propriété qui tient le propriétaire.

Cleraulbault Vfiiail *u- imn jut uii- ...-.-... Sckillerienne de la joie fra-ternelle promise à l'ave- nir. Maxime, bondissant denlKottsiasme mali^'iv sou îi'onîe, en Ihonnc^r de loi-ateur avait ouvert un ban, et rexéeutait, à lui tout seul. Pauline »iuq«iétail ;' ec bruit si Agf^nor ne s'était pas écliaull'é, en par- iitiit Et Rosine, la silencieuse, dans l'agitation géné- rale, posait furtivement «e»; lèvres sur la main de son père. * La servante app<ji ut ir- njui.i.i «^ ., - j*. «......* x ■.

soir. Nul n'était pressé de les lire. Au swtir du rayon- «■ant avenir, les nouvelles du jour retardaient. Maxime rompit pourtant la bande du grand journal bourir'"'- parcourut dun coup d'œil les quatre pages comi>a- sauta aux dernières nouvelles et dit :

Tiens! C'est la guerre î

On ne l'écoutait pas. Gleranbault se ben<;ait aux dernières vibrations de ses paroles évanouies. Rosine était dans une extase tranquille. Seule, la mère, dont l'esprit, ne pouvant se fixer à rien, voletait en tous

CLEUAMBAULT 2.3

sens, comme une mouclie, attrapant au hasard une bribe, entendit le dernier mot et s'exclama :

Maxime^ ne dis donc pas de bêtises !

Maxime protestait, montrant dans son journal la déclaration de guerre de T Autriche à la Serbie.

A qui ? s

A la Serbie.

Oh bien! fit la bonne femme, avec l'air de dire : « Ce qui se passe dans la lune ! . . . »

Mais Maxime, insistant, doctus cum libido, ; prouvait que, de proche en proche^ cet ébranlement lointain pourrait mettre le feu aux poudres. Cleram- bault, qui commençait à sortir de son agréable tor- peur, sourit tranquillement et dit qu'il ne se passerait rien : . ,

Un bluff, comme on en avait tant vu depuis

trente ans: chaque année, au printemps, ou à l'été

Des matamores qui agitaient leur sabre Ils ne

croyaient pas à la guerre; personne n'en voulait

La guerre était impossible : on l'avait démontré. C'était un croquemitaine dont il restait à purger le cerveau des libres démocraties

Il développa ce thème

La nuit était sereine, douce et familière. Les gril- lons dans les champs. Un ver luisant dans l'herbe. Le bruit d'un train lointain. La glycine s'exhalait. Un jet d'eau s'égouttait. Dans le ciel sans lune, le sillon lumi- neux de la Tour Eiffel tournait.

Les deux femmes rentrèrent. Maxime, las d'être assis, courait au fond du jardin, avec son jeune chien.

24

C.I.F.U.VMHAlI.r

Par les fenêtres ouvertes, on entendit Rosine au piano qui jouait, avec une rmotion tinii«le. une pai^e de Scliumaun. Clerauihault, resté seul, renvers»' en arrière dans son fauteuil d'osier, heureux de vivre et dètre homme, d'un cœur reconnaissant respirait la bonté (le celle nuit d'été.

Six jours après.

Clerambault avait passé l'après-midi dans les bois. Il était comme le moine légendaire. Couché au pied d'un chêne, il eût pu, au chant d'un oiseau, laisser couler, bouche bée, un siècle comme un jour. Il ne se décida à rentrer que quand le soir descendit. Dans le vestibule, Maxime, un peu pâle et riant, vint à lui et dit :

Eh bien! papa, ça y est!

Il lui apprit les nouvelles : la mobilisation russe, l'état de guerre en Allemagne. Clerambault le regarda, sans comprendre. Sa pensée était si loin de ces som- bres folies ! Il essaya de discuter. Les nouvelles étaient précises. Ils se mirent à table. Clerambault ne mangea guère.

Il cherchait des raisons de nier les conséquences de ces deux crimes : le bon sens de l'opinion, la sagesse des gouvernements, les assurances répétées des partis socialistes, les fermes paroles de Jaurès. Maxime le laissait dire, son attention était ailleurs : comme son

2() i;lehamhai i.t

chien, roreille tendue aux frémissements de la nuit

Une nuit si pure, si tendre! Ceux qui ont véiu ces

dernières soirées de juillet 1914 et celle plus belle encore du premier jour d'août gardent «laos leur mémoire la splendeur merveilleuse de la nature entoui'ant de ses bras affectueux, avec un beau sou- rire de pitié, l'abjecte race humaine, prèle à se dévo- rer.

Il était pr^s de dix heures. Clerambault avait cessé de parler. Personne ne lui donnait la réplique. Ils se* taisaient, le cœur gros, vaguement absorbés ou .s'ellbr- çant de l'être, les femmes par un ouvrage:^Glerambault par un livre que ses yeux seuls lisaient. Maxime était sorti sur le perron, et fumait. Appuyé sur la rampe, il regardait le jardin endormi et la coulée magique du clair de lune dans l'ombre de l'allée.

La sonnerie du téléphone les fit tressaillir. Ou demandait Clerambault. Il alla d'un pas lourd, l'air assoupi et distrait. Il ne comprit pas d'abord.

Qui parle?... Ah! c'est vous, cher ami?...

(Un confrère parisien lui téléphonait, de larédactioB d'un journal.) Il continuait de ne pas comprendre :

Je ne saisis pas... Jaurès... Eh bien! Jaurès?... Ah! Mon Dieu!...

Maxime, poussé par une appréhenjsion secrète, sui- vait de loin l'entretien; il se précipita pour reprendre des mains de son père l'appareil, que Clerambault lais- sait tomber avec un geste de désespoir.

Allô !,..allo I... Vous dites? Jaurès assassmél...

CLERA.MBAULT 27

Les exclamations de douleur et de colère se croi- saient sur le fil. Maxime écoutait les détails, qu'il redisait aux siens, d'une voix liacliée. Rosine avait ramené Clerambault près de la table. Il s'assit, écrasé. L'ombre d'un malheur immense, tel le Destin antique, pesait sur la maison. Ce n'était pas seulement l'ami, dont la disparition serrait le coeur, le bon, le joyeux visage, la main cordiale, la voix qui dissipait les nuées... C'était le dernier espoir des peuples mena- cés, le seul homme qui pût (ils le croyaient du moins, avec une confiance enfantine et touchante) conjurer l'orage amassé. Lui tombé, comme Atlas, le ciel crou- lait.

Maxime courut à la gare. Il allait prendre les nou- velles à Paris et promettait de revenir, dans la nuit. Clerambault resta à la maison isolée, d'où l'on voyait au loin la grande phosphorescence de la Ville. Il n'avait pas bougé de la chaise il s'était affalé, dans un état de stupeur. La catastrophe était en marche ; cette fois, il n'en doutait plus : déjà, elle était entrée. M""" Clerambault tâcha de le faire coucher : il ne vou- lut rien entendre. Sa pensée était en ruines; il n'y pouvait rien distinguer de ferme et de constant, faire l'ordre, suivre une idée. Sa demeure intérieure s'était ellondrée; dans la poussière qui s'élevait des plâtras, impossible de voir ce qui restait intact, il semblait qu'il ne restât plus rien. Un amas de soulfranees. Cleram- bault les contemplait d'un œil stupide, sans s'aperce- voir de ses larmes qui coulaient.

Maxime ne revenait pas. Il avait été pris par l'exci-

^8 i:luiiamijai;lt

tationde l\iris.Yers une heure «le la nuit, M""" Cle- rambaull, qui s'était couclice, vint clieivher son mari et réussit à le ramener dans leur chambre commune. Il se coucha aussi. Mais quand l'auline lut ondornne, (elle, l'inquiétude la faisait dormir!) il sortit du lit et retourna dans la pièce voisine. II sulFoquait, il {gémis- sait; sa souffrance était si compacte et si dense qu'elle ne lui laissait plus l'espace de respirer. Avec 1 hyper- estliésic prophétique de l'artiste, qui vit souvent avec plus d'intensité dans le lendemain que dans l'instant présent, il embrassait tout ce qui allait venir, d'un regard d'épouvante et d'un coeur crucifié. Cette tçucrre inévitable entre les plus gran<ls peuples tlu monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine. 11 était pénétre d'horreur par la vision d»* cette humanité folle, qui sacrifiait ses trésors les plus précieux, ses forces, son génie, ses plus hautes vertus, à l'idole bestiale de la guerre. Une agonie morale, un«- communion déchirante avec les millions de malheu- reux. A quoi bon, à quoi bon, les eflorts des siècles ? Le vide lui étreignait le cœur. 11 sentait qu'il ne pour- rait plus vivre, si sa foi dans la raison des hommes <l leur amour mutuel était détruite, s'il lui fallait recon naître que son Credo de vie et d'art était une erreur. que le mot de l'énigme du monde était le noir pessi- misme. Et il était trop lâche, pour le regarder en face ; il en détournait les yeux, avec effroi. Mais le monstr»- était et lui soufflait au visage. Et Clerambaull suppliait (il ne savait qui ni quoi) que cela ne fût pas,

CLERAMBAULT 20

que cela ne fiU pas! Tout, plutôt qu'une telle vérité, Mais la vérité dévorante se terrait derrière la portel qui s'ouvrait. Toute la nuit, Glerambault lutta, pour repousser la porte. ..

Jusqu'à ce que, vers le matin, commença de poindre un instinct animal, venu on ne sait d'où, qui faisait dévier le désespoir vers le sourd besoin de lui trouver une cause précise et limitée, d'objectiver le mal dans un homme, dans un groupe d'hommes, et de se décharger colériquement sur eux de la misère de l'univers... Ce ne fat encore qu'une brève apparition, premiers effluves lointains d'une âme étrangère, obscure, énorme, impérieuse, prête à faire irruption, de l'Ame multitudinaire...

Elle prit forme avec l'arrivée de Maxime, qui en rapportait le suint, toute la nuit ramassé dans les rues de Paris, Tous les plis de ses vêtements, tous les poils de son corps en étaient imprégnés. Harassé, exalté, il ne voulait pas s'asseoir, il ne songeait qu'à repartir. Le décret de mobilisation paraîtrait aujourd'hui. La guerre était certaine. Elle était nécessaire. Elle était bienfaisante. Il fallait en finir. L'avenir de l'humanité était en jeu. Les libertés du monde étaient menacées. Ils avaient escompté le meurtre de Jaurès, pour semer les divisions et soulever l'émeute dans la patrie attaquée. Mais toute la nation se dressai t, serrée autour de ses chefs. Les jours sublimes de la grande Révolution allaient renaître... Glerambault ne discutait pas ces assertions; à peine disait-il :

Tu crois ? Tu es bien sûr ?

3o CLEnASTOAt LT

Mais c'était comme nne supplication secrète, ponr que Maxime aflirmût, pour que Maxim»' redoiiblAt, Les nouvelles apportées ajoutaient encoi-c au chaos, y mettaient le comble, mais en même temps, elles com- mentaient à dirig'er les forces éperdues de l'esprit vers un point fixe. Le premier aboienunt du (liim «iiii groupe le troupeau.

Clerambault n'eut plus qu'un désir : ri li

troupeau, se frotter aux bêt(^ humaines, - rcs,

sentir comme eux, agir comme evx. Bien qu'il fût épuisé par la veille, il alla, malgré sa femme, pren- dre avec Maxime le train pour Paris. Ils atten- dirent longuement à la gare, puis dans le train. Les voies étaient encombrées et les wagons remplis. Dans l'agitation commune, celle de Clerambault trou- vait un apaisement. Il interrogeait, il écoutait; tOQs fraternisaient. Et tons, sans trop savoir encore ce qu'ils pensaient, sentaient qu'ils pensaient de même : la même énigme, la même épreuve les menaçaient ; mais on n'était plus tout seul pour en venir à bout, ou pour succomber sous elles: cela rassurait un peu ; on sentait la chaleur les uns des antres. Plus de distinction de classes : ni ou%Tiers ni bourgeois ; on ne regardait plus aux habits, ni aux mains; on regardait aux yeux, palpitait la- même lueur de vie, qui vacillait sous la même approche de la mort. Et tous ces pauvres gens étaient si visiblement étran- gers aux causes de la catastrophe, à cette fatalité sus- pendue, que le sentiment de leur innocence les ame- nait enfantinement tous à chercher les coupables :.il.

CLERAMBAULT 3l

leurs. Cela aussi était consolant et calmant pour la conscience.

Quand Clerambault arriva à Paris, il respirait mieux; à son agonie de la nuit passée avait succédé une mélancolie stoïque et virile.

Il n'était encore qu'à la première étape..

Le décret de mobilisation générale venait d^Hre affiché aux portes des mairies. Les gens, silencieuse- ment, lisaient, relisaient, partaient, sans échanger un mot. Après l'anxieuse attente des jours précédent*, (la foule autour des kiosques à journaux, les gens assis sur le trottoir, guettant l'heure des nouvelles, et, quand les feuilles arrivaient, se groupant pour les lire), c'était la certitude ! Elle était une détente. Le mal- heur obscur qu'on sent venir, sans savoir à quelle heure et de quelle x)art, donne la fièvre. Mais une fois qu'il est là, on respire, on le dévisage, et on retrousse ses manches. Il y eut quelques heures de recueillement puissant. Paris prenait son souffle et préparait ses poings. Puis, ce qui gonflait les âmes se répandit au dehors. Les maisons se vidèrent, et dans les rues coula un fleuve humain, dont toutes les gouttes se cherchaient pour se fondre.

Clerambault tomba au milieu, et fut bu. D'un seul coup. Au sortir de la gare, à peine avait-il mis le pied sur les pavés. Sans mots, sans gestes, sans incidents-.

CLERAMBAULT 33

L'exaltation sereine du flot coula en lui. Ce grand peuple était pur encore de violence. Il se savait (il se croyait) innocent, et ses millions de cœurs, en cette première heure la guerre était vierge, brûlaient d'un enthousiasme sérieux et sacré. Dans cette calme et fière ivresse il entrait le sentiment de l'injustice qu'on lui faisait, le juste orgueil de sa force, des sacrifices qu'il allait consentir, la pitié sur soi-même, la pitié sur les autres qui étaient devenus un morceau de soi- même, ses frères, ses enfants, ses aimés, tous étant chair à chair serrés, collés ensemble par l'étreinte sur- humaine, — la conscience du corps gigantesque formé par leur union, et l'apparition, au-dessus de leurs têtes, du fantôme qui incarnait cette union, la Patrie. Mi-bête, mi-dieu, comme le sphinx d'Egypte ouïe taureau assyrien ; mais nul ne voyait alors que ses yeux rayonnants : ses pieds restaient cachés. Elle était le Monstre divin, en qui chacun des vivants se retrouve multiplié, l'Immortelle dévorante, ceux qui vont mourir veulent croire qu'ils resteront vivants, supra-vivants, et nimbés de gloire. Saprésence invisible coulait dans l'air, comme un vin. Et chacun apportait dans la cuve aux vendanges sa hotte, son panier, sa grappe : ses idées, ses passions, son dévoue- ment, ses intérêts. Il y avait bien des insectes répu- gnants dans le raisin, bien des ordures sous les sabo s qui foulaient ; mais le vin était de rubis et faisait flamber le cœur. Glerambault en lampa sans mesure.

Il n'en fut pourtant pas vraiment métamorphosé.

3

34 CLEKAMISALLT

Sonàine n'était pas chaïuçéc. Klle n'était (juoublitV. Dès qu'il se retrouvait seul, il la retrouvait gémis- sante. — Aussi, son instinct lai faisait l'uir la S(»litude. Il s'entêta à ne plus rentrer à Saint-Prix, la famille avait riiabitude de passer la belle saison, et il se réins- talla dans son appartement <lc Paris, un cinquième, rue d'Assas. Il ne voulut même pas attendre liuit jours, même pas retourner là-bas, pour aider au déra<«- nagement. Il avait besoin de la chaleur amicale, qui montait de Paris, qui entrait par ses fenêtres. Toute occasion lui fut bonne pour s'y plonger, pour dese<*n- dre dans la rue, se joindre aux groupes, suivre les manifestations, acheter pêle-mêle tons les journaux, qu'il méprisait, en temps ordinaire. Il i-cvenait de toujours plus dépersonnalisé, an^stlié^ié pour ce qui se passait au fond de lui, déshabitué de sa propre conscience, élrang.'r dans sa maison, son moi. C'est pourquoi il se sentait plus chez lui, dehors que dedans.

Mme Glerambault était rentrée à Paris avec sa fille. Le premier soir après leur arrivée, Glerambault entraîna Rosine sur les boulevards.

Ce n'était plus déjà la solennelle ferveur des pre- miers jours. La guerre avait commencé. La vérité était coffrée. La grande Menteuse, la Presse, vidait à toute volée sur les nations, gueule bée, l'alcool des victoires sans lendemain et ses récits empoisonnés, Paris était pavoisé, comme pour un jour de fête. Les maisons, de la tête au pied, étaient vêtues des trois couleurs. Dans des rues ouvrières, chaque fenêtre de mansarde avait, fleur à l'oreille, son petit drapeau à un sou.

Au coin du faubourg Montmartre, ils rencontrèrent un étrange cortège. Un grand vieillard à barbe blanche marchait en tête, avec un étendard. Il avançait à longues enjambées, souples et déhanchées, comme s'il allait ou bondir ou danser. Les basques de sa redin- gote battaient au vent. Derrière, une masse compacte, indistincte, beuglante. Bras dessus bras dessous, ouvriers et bourgeois ; un gosse sur des épaules ; une

3() CLER.VMIIALLT

tignasse rouge de fille, entre une casquette de cl«aulTcur et un képi de soldat; poitrines en avant, mentons levés et mâchoires ouvertes, des trous noirs, hurlant la Marseillaise. A droitç, à gauche des rangs, un double cordon de faces patibultiires suivaient le bord des trottoirs, prêtes à insulter les passants qui, distraits, ne saluaient pas le drapeau. Rosine, saisie, vit son père, tête nue, qui chantait et emboîtait le pas h la suite du cortège; riant et parlant tout haut, il traînait à son bras la jeune fille, sans remarquer la pression de la main crispée qui tâchait de le retenir.

Quand il rentrait, Clerambault restait loquace et excité. Il parlait pendant des heures. Les deux femmes, patiemment, écoutaient. M"" Clerambault n'entendait pas, selon son habitude, et faisait chorus. Rosine entendait tout et ne disait pas un mot. Mais elle jetait à son père un regard, à la dérobée: et son rngni- î ^ ' -t un étang qui se glace.

Clei'ambault s'exaltait. Il ne l'était pas encore à fond; mais il s'appliquait consciencieusement à l'être. Il lui restait pourtant assez de lucidité pour s'eirarer parfois de ses progrès. L'artiste est plus livré par sa sensibilité aux ondes d'émotion qui lui viennent du dehors; mais il a aussi, pour y résister, des armes que les autres n'ont pas. Même le moins réfléchi, celui qui s'abandonne à ses effusions lyriques, possède, à quelque degré, une faculté d'introspection qu'il ne tient qu'à lui d'utiliser. S'il s'en abstient, c'est faute de vouloir, plutôt que de pouvoir; il a peur de s<- regarder de trop près : il verrait une image qui ne le

CLEUAMHAULT

flatterait pas. Mais ceux qui, comme Clerambault, ont, à défaut de dons psychologiques, la vertu de la sin- cérité, sont suffisamment munis pour exercer un con- trôle sur leur exaltation.

Un jour, il se promenait seul; il vit un attroupement, de l'autre côté de la chaussée. A la terrasse d'un café, les gens se bousculaient. Il traversa la rue. Il était calme. Il se trouva sur l'autre trottoir, dans une agitation confuse qui tourbillonnait autour d'un point invisible. Il eut assez de peine à s'y introduire. A peine fut-il intercalé dans cette roue de moulin, qu'il devint un morceau de la jante : il s'en rendit nettement compte; son esprit tourna avec elle. Il vit, au moyeu de la roue, un homme qui se débattait; et, avant de connaître le sens des fureurs de la foule, il les res- sentit. Il ne savait pas s'il s'agissait d'un espion ou. d'un parleur imprudent qui avait bravé les passions populaires; mais on criait autour de lui, et il s'aperçut •que... oui, que lui, Clerambault, il venait de crier :

Assommez-le!

Un remous de la foule le rejeta hors du trottoir, une voiture le sépara de l'attroupement; et quand le chemin se retrouva libre, la meute s'éloignait en courant après la proie. Clerambault les suivit du regard, et il enten- dait encore le son de sa propre voix. 11 rebroussa chemin et il rentra. Il n'était pas fier...

A partir de ce jour, il sortit moins souvent. Il se méfiait. Mais il continua de cultiver l'ivresse en cham- bre. A sa table de travail, il se croyait à l'abri. Il ne savait pas la virulence du fléau. La maladie se glisse

),S «.i.hUA.^Éh.Vi

par les fenêtres, par les fentes des j(«>ri«-s. par le papirr imprimé, par l'air, i»ar la pensée. Lts plus sensibles la respirent, avant d'avoir rien va, avant d'avoir rien lu, en entrant dans la ville. A d'autres il suffi l davoir subi le contact, une fois, en passant; l'infection se développe ensuite, dans l'isolement. Clerarobnult, éloigné de la foule, en avait pris la contajipon: et le mal s'annonçait par les prodromes habituels. Cet homme affectueux et tendre haïssait, liaïssait par amour. Son intelligence, qui avait toujoursété profondément loyale. s'essayait en secret à tricher avec soi, à légitimer ses instincts de haine par des raisons qui y étaient con- traires. Il s'apprenait l'injustice et le mensonge pas- sionnés. Il voulait se persuader qu'il pouvait accepter le fait de la guerre et y participer, sans renier son pacifisme d'hier, son humanitarisme d'avant-hicr, et son optimisme de toujours. Ce n'était pas commode: mais il n'est rien la raison ne puisse atteindre. Quand son propriétaire sent l'impérieux besoin de se défaire, pour un temps, de principes qui le gênent, elle trouve dans les principes mêmes rexception qui les viole, en confirmant la règle. Clerambaull com- mençait à se fabriquer une thèse, un idéal absurdes s'accordaient les contradictoires : la guerre contre la guerre, la guerre pour la paix, pour la paix éternelle.

L'enthousiasme de son fils lui était d'un grand secours. Maxime s'était engagé. Une Tague de joie héroïque emportait sa génération. Il y avait si long- temps qu elle attendait (elle n'osait plus l'espé- rer!) — l'occasion d'agir et de se sacrifier !

Les hommes plus âgés, qui ne s'étaient jamais donné la peine de la comprendre, étaient dans l'émerveille- ment. Ils se souvenaient de leur propre jeunesse, médiocre et gâchée, d'égoïsme mesquin, de petites ambitions et de plates jouissances. Ne se reconnaissant plus dans leurs enfants, ils attribuaient à la guerre la floraison de ces vertus, qui croissaient depuis vingt ans autour de leur indifférence, et que la guerre allait faucher. Même auprès d'un père aussi large d'esprit que Clerambault, Maxime s'étiolait. Clerambault était trop occupé à répandre son moi débordant et dilTus, pour bien voir et pour aider les êtres qu'il aimait. Il leur apportait l'ombre chaude de sa pensée, mais il leur prenait le soleil.

Ces jeunes gens, que leurs forces gênaient, en que-

/JO CLEUAMUAlI.r

taient vainement l'emploi; ils ne, le trouvaient point dans l'idéal de leurs plus nobles aines. Lhumanita- risme d'un Clerambault était trop vague; il se satis- faisait d'agréables espérances, sans risques et sans vigueur, que seule permettait la quiétutle d'une géné- ration vieillie dans la paix bavarde des l'arlcments et des Académies; il ne cherchait pas à prévoir, sinon comme thèmes oratoires, les dangers de l'avenir; encore moins songeait-il à déterminer son attitude, au jour le péril serait là. Elntre les itléals d'action les plus opposés, on n'avait pas la force de (aire un choix. On était patriote et internationaliste. < )ii ronslrui- sait, en esprit, des Palais de la Paix et des supcr- dreadnoughts. On voulait tout comprentlre, tout embrasser, tout aimer. Ce Whitmanisme alangui i)OU- vait avoir esthétiquement son prix. Mais son incohé- rence pratique n'ofl'rait aux jeunes gens aucune direc- tion, à la croisée des routes ils se trouvaient amenés. Ils piétinaient sur place, frémissant de lattente incer- taine et de l'inutilité de leurs jours, qui passaient

La guerre vint trancher l'indécision. Ils l'acclamè- rent. Elle choisissait pour eux. Ils se lancèrent à sa suite. Marcher à la mort, soit! Mais marcher, c'est vivre. Les bataillons partaient en chantant, trépignant d'impatience, des dahlias au képi, les fusils pompon- nés de fleurs. Les réformés s'engageaient, les adoles- cents se faisaient inscrire, les mères les poussaient en avant. On, eût dit un départ pour les Jeux Olym- piques.

De l'autre côté du Rhin, la jeunesse était de môme.

CLERAMISAULT 4^

Et, là-bas, comme ici, leurs dieux les escortaient : Patrie, Justice^ Droit, Liberté, Progrès du monde, rêves Edéniques de l'humanité renouvelée, toute la fantasmagorie d'idées mystiques dont s'enveloppent les passions des jeunes gens. Aucun d'eux ne doutait que sa cause ne fût la bonne. A d'autres, de discuter! Ils étaient la preuve vivante. Qui donne sa vie se passe d'autre argument.

Mais les hommes plus âgés, qui restaient en arrière, n'avaient pas leurs raisons pour s'abstenir de la rai- son. Elle leur était confiée, afin qu'ils en usassent, non pour la vérité, mais bien pour la victoire. Dans les guerres d'aujourd'hui, qui englobent les peuples entiers, la pensée est enrôlée; aussi bien que les canons, la pensée tue; elle tue l'âme; elle tue au delà des mers, elle tue au delà des siècles : c'est la grosse artillerie, qui travaille à distance. Tout naturellement, Clerambault pointait ses pièces. La question n'était déjà plus pour lui de voir clair, de voir large, d'em- brasser l'horizon, mais de viser l'ennemi. Il avait l'illusion de secourir son fils.

Avec une inconsciente et fiévreuse mauvaise foi, qu'entretenait son affection, il quémanda dans tout ce qu'il voyait, entendait ou lisait, des arguments pour étayer sa volonté de croire en la sainteté de la cause. Tout ce qui pouvait prouver que l'ennemi seul avait voulu la guerre, que l'ennemi seul était l'ennemi de la paix, que faire la guerre à l'ennemi c'était encore vouloir la paix. Les preuves ne manquaient x^as. Elles ne man- quent jamais. Ouvrir, fermer les yeux, à propos, tout

/J2 CLEU4MHAILT

est là. Et, pourtant, Glerainbault n'était pas entiè- rement satisfait. Le secret malaise, ces demi-véri- tés, ces vérités à queues de mensonges, raeltuient sa conscience d'honnête homme, se tratluisait par une irritation de ])lus en plus passionnée contre l'ennemi. Et, parallèlement, (tels les deux seaux d'un puits : quand l'un monte, l'autre descend) son enthou- siasme patriotique grossissait et noyait dans un»' ivresse salutaire ses derniers tourments d'esprit.

Maintenant, il était à l'afTAt des moindres faits des journaux, à lappui de sa thèse; et bien qu'il silt qm* penser de la véracité de ces feuilles, il ne la mettait jamais en doute, quand leurs assertions servaient sa passion avid<^ et inquiète. Il adopta, pour l'ennemi, le principe que « le pire est toujours certain ». 11 fut presque reconnaissant à l'Allemagne de lui fournir, par ses actes de cruauté et ses violations répétées du droit, la solide confirmation de la sentence que. pour plus de sûreté, il avait prononcée d'avance.

L'Allemagne lui fit bonne mesure. Jamais Liât en guerre ne sembla plus pressé de soulever contre lui la conscience universelle. Cette nation apoplectique, qui crevait de sa force, s'était ruée sur l'adversaire, dans un délire d'orgueil, de colère et de peur. La béte humaine, lâchée, fit, dès ses premiers pas, un cercle d horreur méthodique autour d'elle. Toutes les bruta- lités des instincts et de la foi étaient savamment exci- tées par ceux qui la tenaient en laisse, par ses chefs officiels, son grand État-Major, ses professeurs enré- gimentés, ses pasteurs aux armées. La guerre a ton-

CLEUAMUAULT l^'i

jours été, sera toujours le crime. Mais l'Allemagne l'organisait, comme elle fait de tout le reste. Elle met- tait en code le meurtre et l'incendie. Là-dessus, un mysticisme colérique, fait de Bismarck, de Nietzsche, et de la Bible, versait son huile bouillante. Le Sur- homme et le Christ étaient mobilisés, pour écraser le monde et le régénérer. La régénération commença en Belgique. Dans mille années d ici, on en parlera encore. Le monde épouvanté assistait au spectacle infernal de la vieille civilisation d'Europe, plus de deux fois millénaire, s'écroulant sous les coups bar- bares et savants de la grande nation qui en était lavant-garde, 1 Allemagne, riche d'intelligence, de science et de puissance, en quinze jours de guerre, docile et dégradée. Mais ce que ne prévoyaient pas les organisateurs du délire germanique, c'est que, comme le choléra qu'apportent les armées, il gagnerait l'autre camp et qu'une fois installé dans les pays ennemis il ne délogerait plus avant d'avoir infecté l'Europe entière et de 1 avoir rendue inhabitable pour des siècles. Dans toutes les folies, dans toutes les violences de cette guerre atroce, l'Allemagne donna l'exemple. Son grand corps plus charnu, mieux nourri, ofl'rait à l'épi- démie une plus large prise ; elle fut foudroyante. Mais quand le mal commença à s'atténuer chez elle, il s'était infiltré chez les autres, sous la forme d'une fièvre lente et tenace, qui, de semaine en semaine, jusqu'à l'os s'incrusta.

Aux insanités des penseurs d'Allemagne répondi- rent sans tarder les extravagances des parleurs de

/r CLERAMBAILT

Paris et d'ailleurs. C'étaient les héros d'Homère. Mais ils ne se battaient point. Ils n'en criaient tjue mieux. On n'insultait pas seulement l'adversaire, on insultait son père, ses grands-pères, sa lignée tout entière ; on lit mieux, on nia son passé. Le plus infime académicien travaillait avec rage à dillamer la gloire d«-s grands hommes endormis dans la paix du tombeau.

Clerambault écoutait, écoutait, absorbait... Il « lail pourtant un des rares poètes Iran^ais <|ui eussent, avant la guerre, des relations européennes et dont l'œuvre eût trouvé des sympathies on Allemagne. A la mérité, il ne parlait aucune langue t'irangère, en bon vieil enfant gâté de France, qui ne se donne point la peine d'aller faire visite aux autres, sûr qu'on viendra chez lui. Du moins, il les recevait bien, son esprit était 4énué de partis pris nationaux, et l'intuition du cœur suppléait aux lacunes de l'instruction i>our lui faire prodiguer sans compter son admiration aux génies étrangers. Maife à présent qu'on lui apprenait qu'il fallait se méfier de tout, («Taisez-vous ! Méfiez- vous ! »), que Kant menait à Krupp, il n'osait plus admirer sans garantie officielle. La sympathique modestie, qui lui faisait, en temps de paix, respectueusement accepter, comme parole d'Évangile, ce que publiaient les hommes instruits et considérés, avait pris, en temps de guerre, les proportions d'une fabuleuse crédulité. Il gobait, sans faire : « ouf ! » les étranges découvertes dont s'avisaient à présenties intellectuels de son pays, fouillant et piétinant l'art, la science, l'intelligence, l'âme de l'autre pays, au cours des siècles, ce travail

CLERAMHAULT 4^

de délirante mauvaise foi, qui niait au peuple ennemi tout génie, et retrouvait dans ses plus hauts titres de gloire la marque de son infamie actuelle, à moins qu'on ne lui dérobât ces titres en les attribuant à une autre race.

Clerambault en était confondu, hors de lui, et, (il ne se l'avouait pas), au fond, il jubilait.

Pour partager son exaltaliou v\ j..Mii i . nu eliiâii' avec de nouveaux arguments, il alla trouver son ami Perrotin.

Hippolyte Perrotin était un de ces l;i'< - 4*11 .ie,i. 11- nent raines aujourd'hui et qui ont fait la gloire du haut enseignement français, un de ces grands humanistes, dont la curiosité vaste et sagace lierborise, d'un pas tranquille^ dans le jardin des siècles. Trop observateur pour rien perdre du spectacle du présent, (jui était pourtant le moindre objet de son attention, il savait le ramener doucement à l'échelle, dans l'ensemble du tableau. Le plus sérieux, au regard des autres, ne l'était pas au sien; et les agitations de la politique lui faisaient l'effet de pucerons sur un rosier. Mais étant herboriste, et non jardinier, il ne se croyait pas tenu de nettoyer le rosier. Il se bornait à l'étudier, avec ses parasites; ce lui était un sujet de constante délec- tation. Il avait le sens le x)lus fin des nuances de la beauté littéraire. Sa science, loin d'y nuire, l'avi- vait, en offrant à sa pensée un champ presque infini

CLEUAMBAULT 47

d'expériences savoureuses à comparer et à déguster. Il appartenait à la grande tradition française de ces savants qui furent des maîtres écrivains, de Buffon à Renan et à Gaston Paris. Membre de l'Académie, et de deux ou trois classes, l'ampleur de ses connais- sances lui assurait sur les purs hommes de lettres, ses collègues, la supériorité non seulement d'un goût sûr et classique, mais d'un esprit plus libre et ouvert aux nouveautés. Il ne s'estimait pas dispensé d'apprendre, comme la plupart d'entre eux, dès l'instant qu'ils avaient passé le seuil de la sacrée Coupole ; tout vieux maître qu'il fût, il restait à l'école. Alors que Gleram- bault était encore inconnu du reste des Immortels, sauf de deux ou trois confrères poètes qui ne parlaient de lui (le moins possible) qu'avec un souris dédaigneux, il lavait découvert et classé dans son herbier. Il était tombé en arrêt devant quelques images; l'originalité de certaines formes verbales, le mécanisme de l'ima- gination, primitive et compliquée avec naïveté, l'atti- rèrent; puis, l'homme l'intéressa. Clerambault, à qui il adressa un mot de compliments, vint l'en remercier, débordant de gratitude; et des liens d'amitié se nouè- rent entre les deux hommes. Ils ne se ressemblaient guère : Clerambault, avec ses dons lyriques et une intelligence moyenne, que le cœur dominait. Et Perro- tin, muni de l'esprit le plus lucide, que ne gênaient jamais les élans de son imagination. Mais tous deux avaient en commun la dignité de vie, la probité intel- lectuelle, un amour désintéressé de l'art et de la science, qui trouvait sa joie en soi et non dans le

48 CLEUAMIJALLT

succès. Cela n'avait pas empèclir Pt'rrolin dv faire assee bien son cliemin, comme on a i)U voir. Les places et les honneurs étaient venus à lui. 11 ne les recherchait pas; mais il ne les reix)ussait pas : il ne néi^Hj^eail rien.

Clerambault le trouva occupé à déniailloler des langes successifs dont l'avait recouverte la lecture des siècles la pensée originelle «l'un philosophe chinois. A ce jeu qui lui était coutumier, il arrivait naturelle- ment à découvrir le contraire du sens visible d'abord : à passer de main en main, l'idole devient noire.

Ce fut dans cet esprit que Perrotin, distrait et 1res poli, reçut Clerambault. Même en prt^tant roroille aux entretiens de salon, il faisait de la critique de textes. Son ironie s'en amusait, à ses dépens.

Clerambault lui déballa ses nouvelles acquisitions. Il partait, comme d'un fait acquis et définitif, de l'in- dignité reconnue de la nation ennemie; et toute la question était de savoir s'il y fallait noter la déca- dence irrémédiable d'un grand peuple, ou la constata- tion pure et simple d'une barbarie qui avait toiijours été, mais se cachait sous des voiles. Clerambault incli- nait vers la seconde explication. Plein de ses récentes lectures, il rendait responsables delà violation delà neutralité belge et des forfaits des armées allemandes Luther, Kant et Wagner. Gomme on dit vulgairement, il n'y avait pas été voir, n'étant ni musicien, ni théo- logien, ni métaphysicien : il parlait sur la foi d'Acadé- miciens. Il faisait des réserves seulement sur Beetho- ven, Flamand, et sur Goethe, citoyen de ville libre et presque Strasbourgeois, ce qui est à demi Fran-

CLERAMBAULT 49

çais, OU Français et demi. Il quêtait une approbation.

Il fut surpris de ne pas trouver clie?; Perrotin une ardeur correspondante à la sienne. Perrotin souriait, écoutait, contemplait Glerambault, avec une curiosité bonhomme et attentive. Il ne disait pas non, mais il ne disait pas oui. Sur quelques assertions, il fit de prudentes réserves ; et Glerambault, bouillant, lui opposant ses textes, qui étaient signés de deux ou trois illustres collègues de Perrotin, celui-ci esquissa un petit geste, qui pouvait signifier :

« Ah ! vous m'en direz tant ! »

Glerambault s'enllamma. Perrotin alors changea d'attitude, témoignant d'un intérêt bien vif, aux « remarques judicieuses « de son « excellent ami », hochant la tète à tout ce qu'il disait, répondant à ses questions directes par des paroles vagues, ou ji don- nant un assentiment complaisant, comme on fait à quelqu'un quil ne faut pas contredire.

Glerambault s'en alla^ décontenancé et mécontent.

11 fut rassuré sur le compte de son ami, quand, quelques jours après, il lut le nom de Perrotin sur une protestation violente des Académies contre les barbares. Il lui écrivit pour le féliciter. Perrotin remercia, en quelques mots prudents et sibyllins :

« Mon cher Monsieur » (il gardait dans ses lettres les formules cérémonieuses et compassées d'un Mon- sieur de Port-Royal), « je suis toujours prêt à obéir aux suggestions de la patrie : elles sont des ordres pour nous. Ma conscience est à son service, comme c'est le~

devoir de tout bon citoyen »

4

Un des plus curieux ilKls de la guerre sui 1 esprit lut qu elle révéla entre les individus de» eiUnités nouvelles. Des gens qui justiue-là n'avaient pas une pensée commune découvraient tout à coup qu'ils p<'n- saient de même. Et ils se rassemblaient, puisqu'ils se resseipblaient. C'était ce qu'on nommait « l'Union Sacrée ». Des hommes de tout parti et de tout tempé- rament, des colériques, des flegmatiques, des monar- chistes, des anarchistes, des cléricaux, des parpaillots, oubliaient subitement leur moi de tous les jours, leurs passions, leurs manies et leui's antipathies, laissaient tomber leur peau; et l'on se trouvait en présence d'êtres nouveaux, qui se groupaient d'une façon impré^^^e, comme une poussière de limaille autour d'un aimant caché. Toutes les catégories ancienne- avaient momentanément disparu, et l'on ne s'étonnait pas d'être maintenant plus proche d'un inconnu d'hier que d'amis de longue date. On eût dit que par-dessou^ terre, les âmes communiquassent par de secrets rhy zômes, qui s'étendaient au loin, dans la nuit de lins-

CLERAMUÂULX OI

tinct. Région peu connue, l'observation rarement s'aventure. Notre psychologie s'en tient à cette partie du moi qui émerge du sol; elle en Récrit avec minutie les nuances individuelles ; mais elle ne prend pas garde que ce n'est que la cime de la plante ; les neuf dixièmes sont enfouis, et reliés par le pied à d'autres plantes. Cette région de l'àme, profonde (ou basse), est insen- sibilisée, en temps ordinaire; l'esprit n'en perçoit rien. La guerre, en rév«iilaat celte vie souterraine, fit prendre conscience de parentés morales qu'on ne soupçonnait pas. Une subite intimité se révéla entre Glerambault et un frère de sa femme, qu'il avait toutes les raisons de regarder, jusqu'à ce jour, comme le type du parfait PKilistin.

Léo Camus n'avait pas atteint la cinquantaine. Il était grand, maigre, un peu voûté, barbe noire, le teint gris, le poil pauvre (la calvitie commençait à se voir par derrière, sous le chapeau) de petites rides en tous sens, se coupant, se contredisant, comme un filet mal fait, l'air maussade, renfrogné, perpétuellement enrhumé. Il était depuis trente ans employé de l'État, et sa carrière s'était passée d-ans l'ombre d'une cour \ de ministère; au long des années, il avait changé de l pièce, mais non pas d'ombre; il avançait, mais sur la - cour. Aucune chance qu'il en sortît, dans cette vie. A présent, il était sous-chef, ce qui lui permettait de fa^re ombre à son tour. Presque point de rapports avec le public : il ne communiquait avec le monde extérieur qu'à travers un rempart de cartons et de dossiers entassés. Il était vieux garç<m et n'avait point

52 CLEUAMUALI/r

d'amis. Sa misanthropie prtHendait qu'il u en rxislait point sur terre, sinon par intértH, 11 ii'uvail d allection que pour la famille de sa sœur. Encore ne la nianiles- tait-il guère qu'en blâmant tout ce qu'ils Taisaient. Il était de ces gens dont la sollicitude inquiète l'ait àpre- ment le procès à celui qu'ils aiment, quand ils le voient soutirant, et s'acharnent à prouver qu'il soutire par s^ faute. On ne s'en émouvait pas beaucoup chez le Clcrambaidt. Même il ne déplaisait pas à M»* Clerani bault, un peu molle, d'être ainsi bousculée. Quant aux. enfants, ils savaient que ces rebu (fades s'accompa- gnaient de petits cadeaux : ils empochaient les cadeaux et laissaient pleuvoir le reste.

, A l'égard de son beau-frère, l'attitude de Léo Camus avait, au cours des ans, varié. Quand sa sœur avait épousé Clerambault, Camus ne s'était pas gôné pour blâmer ce mariage. Un poète inconnu ne lui .semblait pas « sérieux ». Poète, (poète inconnu), c'est un pré- texte pour ne pas travailler!... Ah! quand on est <( connu », c'est une autre affaire! Camus estimait Hugo; et même, il était capable de réciter des vers des Châtiments ou d'Auguste Barbier. Mais ils étaient , « connus». Tout est là... Or, voici que précisément, Clerambault était devenu « connu ». Le journal de Camus le lui avait un jour appris. De ce jour. Camus avait consenti à lire les poésies de Clerambault. 11 ne les comprenait pas ; mais il ne leur en savait pas mau- vais gré; il aimait à se dire « vieux jeu», il lui semblait établir ainsi sa supériorité. Ils sont beaucoup comme lui, dans le monde, à s'enorgueillir de leur incompré-

CLERAMBAULT 53

hension. Ne faut-il pas que chacun se targue, les uns de ce qu'ils ont, les autres de ce qu'ils n'ont point? Camus convenait d'ailleurs que Clerambault savait « écrire ». (11 était du métier!) Il eut pour son beau- frère des égards grandissants avec les éloges des jour- naux, et il aimait à deviser avec lui. De tout temps, il avait apprécié, sans le dire, sa bonté affectueuse; et ce qui lui plaisait aussi, en ce grand poète, (car main- tenant il le nommait tel), c'était son incapacité mani- feste en affaires, son ignorance pratique : sur ce terrain Camus était son maître, et il le lui faisait bien voir. Clerambault avait une confiance naïve dans les hommes. Rien ne pouvait mieux convenir au pes- simisme agressif de Camus. Cela le tenait en haleine. Le meilleur de ses visites était consacré à réduire en miettes les illusions de Clerambault. Mais elles avaient la vie dure. C'était à recommencer, à chaque fois. Camus s'en irritait, avec un secret plaisir. Il lui fallait un prétexte continuellement renouvelé pour trouver le monde mauvais et les hommes imbé- ciles. Surtout, il ne faisait grâce à aucun hommp politique. Cet employé du gouvernement haïssait tous les gouvernements. Ce qu'il eût voulu à la place, il eût été bien en peine pour le dire. La seule forme politique qu'il comprît était l'opposition. Il souffrait 'd'une vie gâchée, d'une nature comprimée. Il était fils de paysans et fait pour cultiver ses vignes , comme son père, ou bien pour exercer, comme chien de garde, sur le petit peuple des champs, ses instincts d'autorité. Mais les maladies de la vigne étaient

54 CLERAJUBAL'Ll'

venues, et Torgaeil de ^atte-papier. I^ famillr avait émigré à la ville. A présent, il n'eût pu retourner à sa vraie natui'e, sans déroger. L'eût-il voulu, elle s'était atrophiée. Et ne trouvant pas sa plaredans la soriét» il accusait la société; il la servait, comme des miHier> de fonctionnaires, en mauvais domestique, en ♦•nnemi caché.

Un esprit de cette sorti-, cIu4^. .... ..i... . . ii..-...à,.ii.,|..-

aurait dû, semble-t-il, être jeté hors des gomls par la guerre. Ce fut tout le contraire : elle lui rendit le calme. Le groupement de la horde en armes contre l'étranger est une déchéance pour les rares esprits libres emhra?;- sant l'univers: mais il grandit la foule de ceux qui végètent dans l'impuissance d'un égoïsme anarchique: il les porte à l'étage supérieur de l'égoïsmc organisé Camus s'éveilla soudain, avec le sentiment que, poui la première fois, il n'était plus seul au monde.

L'instinct de la patrie est l'unique, peut-ôtre, qui. dans les conditions actuelles, échappe à la llétrissun de la vie quotidienne. Tous les autres instincts, le aspirations naturelles, le besoin légitime d'airaei et d'agir, sont, dans la société, étouffés, mutilés contraints à passer sous la fourche des reniements et des compromis. Et quand l'homme, arrivé au milieu de sa vie, se retourne pour les regarder, il les voit tous marqués au front de sa défaite et de ses lâchetés alors, la bouche amère, il a honte d'eux et de lui. Seul l'instinct de la patrie est resté à l'écart, inemployé, mais non souillé. Et lorsqu'il resurgit, il est inviolé l'âme qui l'embrasse reporte sur lui l'ardeur de toutes

CLERAMBAULT 55

ses ambitions, de ses amours, de ses désirs, que la vie a trahis. Un demi-siècle de vie comprimée prend sa revanche . Les millions de petites geôles de la prison sociale s'ouvrent. Enfin!... Les instincts enchaînés détendent leurs membres raidis, ont le droit de bondir en pleiVi air et de crier. Le droit? Ils ont le devoir à présent de se ruer, tous ensemble, comme une masse qui tombe. Les flocons isolés se sont faits avalanche. Elle entraînait Camus. Le petit chef de bureau fai- sait corps avec elle. Et nulle frénésie, nulle violence vaine. Une grande force et le calme. Il était « bien ». Bien de cœur, bien de corps. Il n'avait plus d'insom- nies. Pour la première fois, depuis de longues années, l'estomac ne le faisait plus souffrir, parce qu'il lavait oublié. Il passa même l'hiver, (cela ne s'était jamais vu) sans un jour s'enrhumer. On ne l'entendait plus aigrement accuser et ceci et cela; il ne déblatérait plus et contre ce qu'on avait fait et contre ce qu'on n'avait pas fait ; il était envahi par une piété sacrée pour tout le corps social, ce corps qui était le sien, plus fort, plus beau et meilleur ; il se sentait fraternel avec tous ceux qui le constituaient par leur étroite union, comme une grappe d'abeilles suspendue à une branche. Il enviait les plus jeunes qui partaient j)our le défendre; il contemplait avec des yeux atten- dris son neveu Maxime, se préparant gaiement; et au départ du train qui emportait les jeunes hommes, il embrassait Clerambault, il serrait la main aux parents inconnus qui accompagnaient leurs lils; il avait les larmes aux yeux, démotion et de bonheur. En ces

5G CLLUtAMUAl LT

heures, Camus ci\t tout donné. Celait sa lune de ini<'I avec la vie. Làine solitaire, qui en a été sevrée, la voit soudain passer et Tétreint... La vie passe. L'euphori«> d'un Camus n'est pas faite pour durer. Mais relui qii la connue ne vit plus que par le souvenir, et pour lu ranimer. La guerre la lui a donnée. La paix lui est donc ennemie. Ennemis, ceux qui la veulent!

Clerarabault et Camus échangeaient leurs pensées. Ils les échangèrent si bien que Glerambault finit par ne plus savoir ce qu'était devenue la sienne. A mesure qu'il se perdait, il avait plus impérieusement besoin* d'agir : c'était une façon de s'affirmer... De s'affirmer? Hélas! C'était Camus qu'il affirmait. Malgré sa con- viction et son ardeur habituelles, il n'était qu'un écho, de quelles misérables voix !

Il se mit à écrire des dithyrambes de combat. C'était une émulation entre les poètes qui ne se battaientpas. Leurs produits ne risquent pas d'encombrer la mémoire de l'avenir. Rien dans leur carrière anté- rieure ne préparait ces pauvres gens à une tâche sem- blable. Ils avaient beau grossir la voix et faire appel aux ressources de la rhétorique gauloise, les poilus haussaient les épaules. Mais le peuple de l'arrière s'y plaisait beaucoup plus qu'aux récits sans lumière et englués de boue, qui lui venaient des tranchées. La vision d'un Barbusse n'avait pas encore imposé à ces- ombres bavardes sa vérité. Clerambault n'eut i)as d&

5S t.l.KUAMll M 1 I

peine à briller clans ce concours d Cltxiu.Mui*. li .i>iiil le don funeste d'éloquence verbale et ryllimique qui sépare les poètes de la réalité, en les enveloppant de leur toile d'araignée. En temps de paix, la toile inof- fensive pendait aux buissons; le vent passait au tra- vers; et la débonnaire Arachné ne songeait à attraper dans ses mailles que la lumière. Aujourd'lioi, ces poètes cultivaient en eux des instincts carnassiers, heureuse- ment périmés; et l'on apercevait, tapie au fond de leur toile, une vilaine bète dont l'œil guettait la proie. Ils chantaient la haine et la sainte tuerie. Cleranibault fit comme eux, fit mieux qu'eux, car sa voix était plus pleine. A force de crier, ce brave homme finit par sentir les passions qu'il n'avait point. A « connaître » enfin la haine connaître», au sens biblique), iléprouvai t. secrè- tement cette basse fierté d'un collégien qui sort pour la première fois du bordel. Maintenant il était un homme I En effet, il ne lui manquait plus rien pour ressembler à la bassesse des autres.

Camus eut la primeur do chacon de ses poèmes. Ce lui était bien dû. Il en hennissait d'enthousiasme, car il s'y reconnaissait. Et Glerambault était flatté, car il pensait atteindre la fibre populaire. Les deux beaux- frères passaient les soirées en tète à tête. Clerambault lisait; Camus buvait ses vers; il les'savait jjar creur; il répétait à qui voulait l'entendre que Hugo était ressus- cité, que chacun de ces poèmes valait une victoire. Son admiration bruyante dispensait à propos les autres membres de la famille d'énoncer un jugement. Rosine régulièrement s'arrangeait, sous quelque prétexte, pour

CLER.OIBAULT £K)

sortir de la chambre, à la un de la lecture. L'amour- propre de Glerambault le remarquait; et il eût voulu avoir l'opinion de sa fille; mais il trouvait plus prudent de ne pas la lui demander. Il préférait se persuader que la fuite de Rosine venait de son émotion et de sa timi- dité. Toutde même, il était vexé. Mais les suffrages du dehors lui firent oublier cette petite blessure. Les poèmes avaient paru dans les journaux bourgeois; ils valurent à Glerambault le plus éclatant succès de sa carrière. Aucune autre de ses œuvres n'avait soulevé cet enthousiasme unanime. Un poète est toujours bien aise de s'entendre affirmer que sa dernière œuvre est la meilleure ; et il l'est encore plus, lorsqu'il sait qu'elle est la moins bonne. Glerambault le savait parfaite- ment. Aussi savourait-il avec une vanité enfantine les flagorneries de la presse. Le soir, il les faisait lire à haute voix par Gamus, dans le cercle de famille. 11 rayonnait en les entendant; lorsque c'était fini, il eût presque dit :

. Encore !

La seule note un peu fausse dans ce concert d'éloges lui vint de Perrotin. (Décidément, il s'était bien trompé sur le compte de celui-là! Ce n'était pas un vrai ami...) Sans doute, le vieux savant, à qui Glerambault avait envoyé le recueil de ses poèmes, l'en avait féli- cité poliment; il louait son grand talent; mais il ne lui disait pas que ce livre était sa plus belle œuvre; il l'en- gageait même, « après avoir offert sontribut à la Muse guerrière, à écrire maintenant une œuvre de rêve pur, dégagée du présent ». Que voulait-il insinuer? Est-

Oo CLEnAMIlAl I.T

il séant, lorsqu'un artiste vient soumettre un ouvrage à votre admiration, de lui dif'C : « J'en voudrais lire un autre, qui ne lui ressemblât point ? Clernmbault voyait un indice nouveau de l'allligeante tit^»leur de patriotisme, qu'il avait déjà éventée chez Perrolin. Ce manque de compréhension acheva de le refroidir pour son vieil ami. Il pensa que la guerre «'-tait la grande épreuve des caractères, qu'elle revisait les valeurs et triait les amitiés. Et il ne jugea point que la perte de Perrotin fût trop peu compensée par l'acquisition de Camus et de tant d'amis nouveaux, assurénient plus modestes, mais au cœur simple et chaud...

Et cependant, la nuit, il avait des minutes d'oppres- sion; il s'éveillait, inquiet; il était mécontent et honteux... Dequoidonc? Ne faisait-il pas son devoir?

Les premières lettres de Maxime furent un réconfort, un cordial dont une goutte dissipait les décourage- ments. On en vivait, dans les longs intervalles qui espaçaient les nouvelles. Malgré Tangoisse de ces silences, chaque seconde pouvait être fatale à l'être aimé, sa confiance (que peut-être il exagérait, par aflcc- tion pour les siens, ou par superstition) se communi- quait à tous. Ses lettres débordaient de jeunesse, de joie exubérante, qui atteignit sa cime, dans les jours qui suivirent la victoire de la Marne. Toute la famille était tendue vers lui. Elle était un seul corps, une plante dont le faîte est baigné dans la lumière, et qui monte vers lui, en un frémissement d'adoration mys- tique...

L'extraordinaire lumière s'épanouissaient les âmes, hier encore douillettes et engourdies, que le des- tin jetait dans le cercle infernal de la guerre! Lumière delà mort, du jeu avec la mort! Maxime, ce grand enfant gâté, délicat, dégoûté, qui, en temps ordinaire, se soignait comme une petite maîtresse trouvait une

&2 CLKHAMllAII.r

saveur inaltcnduc dans les privations et les éprouves sa vie nouvelle. Emerveillé île lui-même, il en fai- sait parade dans ses lettres gentiment fanfarunncs, qui ravissaient le cœur de ses parents . Ni l'un ni l'autre n'était Cornélien, et la pensée d'immoler leur enfant à une idée barbare leur eût cansé de l'horreur. Mais la transfiguration de leur cher petit, qui s'était subi- tement mué en héros, leur causait une plénitude de tendresse qu'ils n'avaient jamais éprouvée. L'en- thousiasme de Maxime leur communiquait, en dépit de linquiétude, une ivresse. Il les rendait ingrats pour la vie de naguère, la bonne vie paisible, afl'e<*tneuse, des longs jours monotones. Maxime exprimait pour elle un amusant dédain. Elle lui semblait indicole, après qu'on avait vu ce qni se passait « là-bas >»... « Là-bas », on était content de dormir trois heures par nuit, à la dure, ou sur une botte de paille, la semaine des quatre Jeudis; content de déguerpir, à trois heures du matin, pour se réchauffer avec trenU^ kilo- mètres de marche, sac au dos, et prendre un bain de sueur, qui durait huit à dix heures; content, surtout content de rencontrer l'ennemi, afin <le souffler un peu, couché derrière un talus, en canardant le lîoche.. . Ce petit Cyrano disait que le combat reposait de la marche. Quand il contait un engagement, on eût- dit qu'il était au concert, ou bien au cinéma. Le r%lhme des obus, le- bruit de leur départ et celui de leur éclatenieat, hn rappelaient les battements de timbales dans le divin scherzo de la Neuvième Symphonie. Aussitôt que les moustiques d'acier; espiègles, impérieux, rageurs,

CLERAMBAULT 03

sournois, perfides, ou simplement animés d'une aimable désinvolture, faisaient bruire au-dessus des têtes leur boite à musique aérienne, il avait une émotion de gamin de Paris qui se sauve de la maison pour voir un bel incendie. Plus de fatigue ! L'esprit et le corps alertes. Et quand venait le «En avant! » attendu_, on se relevait d'un bond, léger comme une plume, et, sous la giboulée, on volait au plus prochain abri, dans la joie de la découverte, comme le chien qui sent le gibier. On filait à quatre pattes, on rampait sur le ventre, on galopait plié en quatre, on faisait de la gymnastique suédoise à travers les taillis... Gela faisait oublier qu'on ne pouvait plus marcher ; et quand tombait la nuit, on se disait : « Tiens ! c'est le soir déjà ! Qu'est-ce qu'on a donc fait aujourd'hui ?...» A. la guerre, concluait le petit coq gaulois, il n'y a de pénible que ce qu'on fait en temps de paix, la marche sur les grandes routes...

Ainsi parlaient ces jeunes gens, aux premiers mois de campagne. Les soldats de la Marne, de la guerre qui marche. Si elle eût continué, elle eût refait la race des va-nu-pieds de la Révolution qui, partis pour la conquête du monde, ne surent plus 'arrêter.

Il fallut bien qu'ils s'arrêtassent. A partir du moment ils marinèrent dans les tranchées, le ton changea. Il perdit son entrain, son insouciance gamine; il se lit de jour en jour viril, stoïque, volontaire, crispé. Maxime continuait d'affirmer la victoire finale. Puis, il n'en parla plus ; il parlait seulement du devoir nécessaire

De cela même il cessa de parler. Ses Icllrc^ »li\ lu- rent ternes, grises, fatiguées.

A l'arrière, l'enthousiasme n'avait pas diminué. Glerambault persistait à vibrer comme un tuyau d'orgue. Mais Maxime ne rendait plus l'écho attendu, provoqué .

Brusquement, il arriva pour une permission de sept jours. Il n'avait pas prévenu. Dans l'escalier, il s'ar- rêta, ses jambes étaient lourdes; bien qu'il semblât plus robuste, il se fatiguait vite; et il était ému. Il reprit son souffle, et monta. Au coup de sonnette, sa mère vintouvrir. Elle cria 4e saisissement. Glerambault, qui errait à travers rapj)artement, dans l'ennui et l'at- tente éternelle, accourut, en clamant. Ce fut un beau tapage.

Après quelques minutes, on fit trêve aux é freintes et au langage inarticulé. Poussé vers une fenêtre, assis bien en lumière, Maxime fut livré à l'inspection de leurs regards ravis . Ils s'extasiaient sur son teint, ses joues pleines, son air de bonne santé. Son père, lui ouvrant les bras, l'appela : « Mon héros Et Maxime, les mains crispées, sentit brusquement l'im- possibilité de parler.

A table, on le couvait des yeux, on buvait ses mots : il ne dit presque rien. L'exaltation des siens l'avait arrêté net, dans son premier élan. Ildureusement ils

5

.l.KltAMIi Vi 1. i

ne s'en apercevaient pas; ils atlrilmaiml son silcnee a la fatigue et aussi à la faim. Clerauihault [tai-lait d'ail- leurs pour deux. Il raeontait à Maxime la vie des tranchées. La bonne madame Pauline était devenue une Gornélie de Plutarque. Maxime les regardait, mangeait, les regardait : un fossé était entre eux.

A la fin du repas, quand, rentrés dans Ir cahiiicl du père, ils le virent installé dans un lauteuil^'l fumant, il fallut bien en venir à satisfaire l'attente de ces pauvres gens. Il commença donc à décrire sobrement IN^mploi de ses journées; il mettait une puxleur à écarter detion récit tout mot exagéré et les imago» tragique». Ua écoutaient, palpitants d'attente. Ils attendaient tou- jours, quand il avait fini. Alors, ce fut de leur part un assaut de questions. Maxim;; y répondait, ea quelques mots, vite éteints, Glerambault essaya de réveiller « son gaillard », lui pous.sa jorialement quHtjues bottes :

\ oyons, raconte un peu... LU du vos engage- ments... ça devait être beau!... cette joie, cette foi sacrée !.., Gristi I... Je voudrais voir cela, je voudrais être à ta place!...

Maxime répondit :

Pour voir toutes ces belles choses, tti mieux à la tienne.

Depuis qu'il était dans la tranchée*, il n'avait pas \ti un combat, à peine un Allemand; il avait va la boue, et il avait vu l eau. Mais ils ne le croyaient pas. Ils pensaient qu'il parlait ainsi par esprit contrariant, selon son habitude d'enfant.

CLEUAMBAULT 63

Farceur! dit Glerambault, avec un bon rire, alors, qu'est-ce que vous faites, tout le jour, dans vos tranchées ?

On se gare ; on tue le temps. C'est le plus jp*and ennemi.

Glerambault lui appliqua sur l'épaule une tape amicale.

Vous en tuez aussi d'autres !

Maxime s'écarta, vit le bon rega d curieux de son pore, de sa mère, et dit :

Non, non, parlons d'autre chose! Et après un moment :

Voulez-vous me faire un plaisir? Ne me ques- tionnez plus aujourd'hui.

Ils acquiescèrent, étonnés. Ils jugèrent que sort état de fatigue avait besoin de ménagements; et ils- furent aux petits soins. Mais Glerambault, à tout ins- tant, repartait malgré lui dans des aposti'ophes qui quêtaient une approbation. Le mot de « Liberté » l)onctuait ses tirades. Maxime avait un pâle sou- rire et observait Rosine. L'attitude de la jeune fille était singulière. Quand son frère était entré, elle s'était jetée à son cou. Mais depuis, elle se tenait sur la réserve, on eût dit : à distance. Elle n'avait pas pris part aux questions des parents ; bien loin de provoquer les confidences de Maxime, elle paraissait les craindre ; l'insistance .de Glerambault la mettait à la gêne ; la peur de ce que son frère aurait pu dire se trahissait, à des mouvements imperceptibles ou de fugitifs regards, que seul saisissait Maxime. Il éprouvait 1 même gêne;

68 CI,E«AM»ALLT

I

il évitait de se trouver seul avec ollc. Ccpemlant, ils n'avaient jamais été plus rapprochés, d'esprit. Mais il leur en eût trop coulé de se dire pounjuoi.

Maxime dut se laisser exhiber aux connaissances du quartier; on le promena dans Paris, pour le distraire. Malgré ses robes de deuil, la ville avait repris son visage riant. Les misères et les peines se cachaient au foyer, et dans le fond des cœur» fiers. Mais réU'rnellc Foire, dans les rues, dans la presse, étalait son masque satisfait. Le peuple des cafés et des salons de Ihé était prêt à tenir vingt ans, s'il l'eût fallu. Maxime, avec 1«"S sicns^ assis à une petite table de j)i\tisserie, dans le joyeux papotage et l'arôme des femmes, voyait la tranchée il venait d'être bombardé, vingt-six jours de suite, sans pouvoir bonger de la fosse gluante et gorgée de cadavres, qui servaient de murailles... La main de sa mère se posa sur la sienne. Il s'éveilla, vit les yeux alTectueux des siens qui l'interrogeaient ; il se reprocha d'inquiéter ces pauvres gens ; et souriant, il se mit à lorgner et à parler gaiement. Son entrain de grand gamin était revenu. Le visage de Clerambault, sur lequel avait passé une ombre, s éclaira de nouveau ; et son regard, naïvement, remerciait Maxime.

Il n'était pourtant pas au bout de ses alertes. Au sortir de la pâtisserie -(il s'appuyait-sur le bras de son fils)— ils se croisèrent dans la rue avec un enterrement militaire. Il y avait des couronnes, des uniformes, un vieux de l'Institut, son épée dans les jambes, <t des instruments de cuivre qui ronflaient une lamen- tation héroïque. La foule se rangeait avec recueille-

CLEUAMIJAULT 69

ment, et Clerambault, s'arrêtant, se découvrit avec emphase ; sa main gauche serrait plus fortement le bras de Maxime. Il le sentit tressaillir, et regardant son fils, il lui trouva un air étrange ; il crut que Maxime était ému, et voulut Tentraîner. Mais Maxime ne bougeait pas. Maxime était ahuri :

« Un mort! » pensait-il. « Tout ça pour un mort!... Mais là-bas, on marche dessus... Cinq cents morts au tableau, c'est la ration normale. »

Il eut un mauvais petit rire. Clerambault;, eflrayé, le tira par le bras :

Viens! dit-il. Ils s'éloignèrent.

« Si on voyait! » pensait Maxime, « si ces gens voyaient!... Toute leur société craquerait... Mais ils ne verront jamais, ils ne veulent pas voir... »

Et ses yeux, cruellement aigus, découvrirent tout à coup autour de lui... Y ennemi : l'inconscience de ce mondC; la bêtise, l'égoïsme, le luxe, le «je m'en fous! » l'immonde profit de la guerre, la jouissance de la guerre, le mensonge jusqu'aux racines... les abrités, les embusqués, les policiers, les « obusiers », avec leurs autos insolentes qui ressemblent à des canons, et leurs femmes haut-bottées, au museau saignant, ces gueules de bonbon féroces... Ils sont contents... Tout va bien!... (( Ça va durer, ça dure ! »... Une moitié de l'humanité mange l'autre. ..

Ils rentrèrent. Le soir, après dîner, Clerambault brûlait de lire à Maxime un poème qu'il venait d'écrire ; l'intention en était touchante et un peu ridicule ; dans

-() CI.KR.VWH.VrLT

son amour pour son Tris, îl tâchait d'Ptre, on espint au moins, son conipapion de jjloiro v\ âr peine ; ci il avait d('ciit de loin « VAiibc flans la tranchée ». Deux fois, il se leva pour chercher le manuscrit. Mais quand îl tenait les feuilles, une jmdeur le jiaralyKait. Il se rassh, les mains vides.

Les jours passaient. Ils se sentaiortt unis étroitement par les Hens du coi-ps, mais les Ames ne parvcniaient point à se toucher. Aucun ne voulait le recoiniaMre, tt chacun le savait. Une tristesse ^tait CTitre mx; ils se refusaient à en voir la vraie cause; ils aitnaient mieux Tattribuer à l'approche du départ. De temps en temj)S, le père, la mère, faisait une nouvelle tentative pour rouTrir la source d'intimité. A chaque l'ois, c'était la môme déconvenue. Maxime s'ajiercevait qu'il n'avait X)lus aucun moyen de communiquer avec emt, '«i»«BC personne de l'arrière. C'étirient des mondes difTérents. S'entendrait-on jamais pi us? l*ourlant, il les com- prenait : lui-môme avatt subi, naguère, l'influonce qui pesait sur eux: il ne s'était dégrisé que là-bas, au ■contact de la souffrance et de la mort réelles. Mais jus- tement parce qu'il avait é»^ atteint, il savait Timyiossi- îtilité de guérir les au .es, arec des raisonnements. Alors il se taisait, laissait parler, souriait vaguement, opinait sans écouter. Les préoccupations de Tarrièic les criailleries des journaux, les questions de person- nes (et quelles personnes! de vieux polichinelles, des politiciens tarés <-t avachis !•) les hâbleries ptftriotardes des stratèges de l'écrrtoire, les inquictudes au sujet du pain rassis ou de la carte de sucre ou des jours de

CLERAMBAULT

pâtisseries fermées, lui inspiraient un d«goût, un ennui, une pitié sans fond, pour cette race de rarrière. Elle lui était étrangère.

Il se renferma dans un silence énigmatique, souriant et sombre. Il n'en sortait que par accès, quand il pen- sait au peu d'instants qu'il lui restait à partager avec ces pauvres gens qui l'aimaient. Alors il se mettait à causer avec animation. N'importe de quoi. L'important «était de donner de la voix, puisque Tonne pouvait plus donner -sa pensée. Et naturellement, on retombait sur les lieux-communs du jour. Les questions générales, j)olîtiqu€s, militaires, tenaient la première place. Ils auraient pu aussi bien lire tout haut leur journal. « L'écrasement des Barbares », le <( triomphe du Droit » remplissaient les discours_, la pensée de Gle- rambault. Maxime servait la messe et disait, aux temps d'arrêt, le « ciim spiritu tiio y). Mais tous deux atten- daient que l'autre commençât à pailler

Ils attendirent si longtemps que le jour de la sépara- tion vint. Peu avant son départ, Maxime entra dans le cabinet de son père. Il était résolu à s'expliquer :

Papa, es-tu bien sûr?

Le trouble qui se peignit sur le visage de Cleram- bault l'empêcha de continuer. Il eut pitié, il demanda si son père était bien sûr de l'heure du départ. Cle- rambault accueillit la fin de la question avec un soula- gement trop visible. Et quand il eut donné les rensei- gnements, — que Maxime n'écoutait pas, il enfour- cha de nouveau son dada oratoire et se lança dans ses habituelles déclamations idéalistes. Maxime, découragé,

-y2 CLEKAMUAt'LT

se tut. Pendant la dernière heure, ils ne se dirent que des riens. Tous sentaient, sauf la mère, qu'ils taisaient l'essentiel. Des mois allègres et confiants, une excita- tion apparente. Dans le cœur, un gémissement : «Mon Dieu! Mon Dieu! Pourquoi nous avez-vous aban- donnés ? »

Maxime s'en alla, soulagé de retourner au front. Le fossé qu'il venait de constater entre l'avant et l'arrière lui paraissait i)lus profond que celui des tranchées. Et le plus meurtrier n'était pas les canons. Mais les Idées. Penché à la fenêtre du wagon qui partait, il suivait du regard les visages émus des siens qui s'éloign.iient, et il pensait :

Pauvres gens! \ uu^ tics I. m . Mrumr, lA nous sommes les vôtres

Le lendemain de son retour au front^ se déclencha la grande ofTensive du printemps, que les journaux bavards annonçaient à l'ennemi depuis plusieurs semaines. On en avait nourri l'espoir de la nation, durant le morne hiver d'attente et de mort immobile. Elle fut soulevée toute par un frémissement de joie impatiente. Elle était sûre de la victoire et lui criait : « Enfin ! »

Les premières nouvelles semblèrent lui donner rai- son. Elles ne faisaient mention, comme de juste, que des pertes de l'ennemi. Les visages rayonnaient. Les parents dont les fils, les femmes dont les maris étaient là-bas, se sentaient glorieux que leur chair et leur amour prît part à l'agape sanglante; dans leur exalta- tion, à peine s'arrêtaient-ils à la pensée que le leur pût en être victime. Et la fièvre était telle que Gleram- bault^ père affectueux, aimant, inquiet pour ceux qu'il aimait, en vint à craindre que son fils ne fût pas rentré à temps pour « la fcte »; il voulait qu'il y lut; ses vœux ardents l'y poussaient,lc jetaient dans le gouffre;.

CLERAMIIAI I.T

il en faisait le sacrifice, il disposait de lui et do sa vie, sans s'inquiéter si la volonté de son fils était d'accor»!. Il ne s'appartenait plus, et il n'nU pu concevoir que quiconque était sien sappartint davantage. L'obs^cure volonté de la fourmilière avait tout dévoré.

Pourtant, un reste d'habitude de l'esprit qui s'ana- lyse lui faisait, à l'improviste, retrouver quelques traces de son ancienne nature: comme un nerf sensible qu'on touclie, un coup sourd, une ombre de dou- leur. Elle passe, on la nie...

Au bout de trois semaines, rolleu^., > * , ]iicli-

nait sur les mêmes kilomètres de charnier. Les jour- naux commentaient à distraire l'attention, en lui ollrant ailleurs une nouvelle piste. Maxime n'avait jms écrit depuis qu'il était i)arti. On se cherchait les rai- sons de patience ordinaires, que fournit l'esprit com- plaisant; mais le cœur n'y croit pas. Huit jours eneon* passèrent. Entre eux, chacun des trois allectail l'assurance. Mais, la nuit, chacun seul dans sa cJiam- bre, l'âme criait d'angoisse. Et tout le long des heures, l'oreille était tendue, épiait chaque pas qui montait l'escalier, les nerfs près de se rompre, au tintement de la sonnette, au fn'dement d'un»' niain ""' i.îK'^.tii près de la porte.

Les premières nouvelles oCficiidles des jierles «jm- mençaient d'arriver. Dans plusieurs familles amies des Clerambanlt, on connaissait déjà ses morts et ses blessés. Ceux qui avaient tout perdu enviaient ceux dont les aimés, saignants, mutilés peut-être, leui- seraient du moins rendus. Plu.sieurs s'enveloppaient

CL-ERAMBArLT 7-)

de leur mort, comme de la nuit; pour eux, la guerre était finie, la vie était finie. Mais chez d'autres, per- sistait étrangement l'exaltation du début: Glerambault vit une mère, que son patriotisme et son deuil enfié- vraient au point de se réjouir presque de la mort de son fils. Elle disait, avec -une joie violente et con- ■cenli'ée :

J'ai tout donné ! j'ai tout donné ! . . .

Telle, dans l'obsession delà dernière seconde, avant <le disparaître, celle qui se noie par amour avec son bien-aimé. Mais Glerambault, plus faible, ou s'éveillant du vertige, pensait:

Moi aussi, j'ai tout donné, même ce qui ne m'appartenait point.

Il s'adressa à l'autorité militaire. On ne savait rien ■encoi'e. Une huitaine après, vint la nouvelle que le sergent Glerambault Maxime était classé comme « dis- paru », depuis la nuit du 27 au 28 du mois passé. Aux bureaux de Paris, Glerambault ne put obtenir aucun détail de plus. K partit pour Genève, visita la Groix- Rouge, l'Agence des Prisonniers, n'apprit rien, se lança sur des pistes, obtint la permission d'interroger dans des hôpitaux ou des dépôts de l'arrière des cama- rades de son fils, qui donnaient des renseignements contradictoires (l'un le disait prisonnier, l'autre l'avait vu mort, puis tous deux, le lendemain, conve- naient qu'ils s'étaient trompés O tortures! Dieu

boui'reau! ) revint après dix jours de ce chemin

de croix, vieilli, cassé, épuisé.

Il retrouva sa femme dans un paroxysme de douleur

\

'-(y CLEIIAMUALLT

bruyante, qui, chez celte créature bonasse, s'était tournée en haine furieuse contre i ennenu. KUe criait vengeance. Pour la première fois, Cleraniliault n'y répondit pas. Il ne lui restait plus assez tle force pour haïr, juste assez pour soufl'rir.

Il s'enferma dans sa chambre. Durant son pèleri- nage aIVreux de dix jours, à peine s'était-il trouvé en face de sa pensée. Une seule idée l'hypnotisait, nuit et jour. Comme un chien sur une piste : plus vite, aller plus vite! La lenteur des voitures, (.les trains, le con- sumait. 11 lui était arrivé, après avoir retenu un( chambre pour la nuit, de repartir le soir même, sans vouloir se reposer. Cette fièvre de hAte et d'attenti dévorait tout. Elle rendait impossible (et c'était son salut) tout raisonnement suivi. Mais à présent, l;i course était brisée, et lesprit se retrouvait, hor- d'haleine, expirant. Glerambault avait maintenant la certitude que Maxime était mort. Il ne l'avait pas dit à sa femme, il lui avait tu certains renseigne- ments qui enlevaient l'espoir. Elle était de ceuv qui ont uu besoin vital de conserver, même contn toute raison, une lueur de mensonge qui les leurre, jusqu'à ce que le gros du flot de la douleur se soit épuisé. Et peut-être Glerambault avait-il été de ceux-là, lui aussi. Mais il n'en était plus : car il voyait c< leurre l'avait mené. Il ne jugeait pas encore, il nes- sayait pas de juger. Il gisait dans sa nuit. Et trop faible pour se relever, pour tâtonner autour, il était comme quelqu'un qui, après une chute, remue son corps meurtri, reprend, à chaque douleur, conscienci

CLEKAMBAULT 77

de sa vie et tâche de comprendre ce qui est arrivé. Le gouflre stupidc de cette mort le fascinait. Ce bel enfant qu'on avait eu tant de joie, tant de peine à avoir, à élever, toute celte richesse d'espoirs en Heur, ce petit univers sans prix qu'est un jeune homme, cet arbre de

Jessé, ces siècles d'avenir Et tout cela détruit, en

une heure Pour quoi? Pour quoi?.....

Il fallait se persuader au moins que c'était pour quelque chose de grand et de nécessaire. Glerambault s'accrocha à cette bouée, avec désespoir, pendant les jours et les nuits qui suivirent. Si ses doigts se desser- raient, il coulerait à pic. Plus purement encore, il affirma la sainteté de la cause. Il se refusait d'ailleurs à la discuter. Mais ses doigts peu à peu glissaient; chaque mouvement l'enfonçait; car chaque attestation nouvelle de sa justice et de son droit faisait surgir de la conscience une voix qui disait :

« Quand bien même vous auriez vingt mille fois plus raison dans la lutte, votre raison affirmée vaut- elle les désastres dont il la faut payer? Votre justice veut-elle que des millions d'innocents tombent, rançon des iniquités et des erreurs des autres ? Le crime se lave-t-il par le crime, le meurtre par le meurtre? Et fallait-il que vos fils en fussent non seulement vic- times, mais complices, et fussent assassinés et fussent des assassins ? »

Il revit la dernière visite de son fils, leurs derniers ^«nlretiens, et il les rumina. Que de choses il compre- nait maintenant, qu'il n'avait pas comprises! Les îsilcnccs de Maxime, le reproche de ses yeux... Le pire

-s CLERAMBAULT

de tout fut lors(iu il reconmit ^a'i7 les avait comprisen, déjà, quand soa fils était là, mais quil n'avait pa- voulu, pas voulu on convenir.

Et cette découvei-tc, que depuis qoelques semaines il sentait peser sur lui comme une menace, et cetU découverte du mensonge intérieui* l'écrasa.

Rosine Glerambault, jusqu'à la crise actuelic, paraissait cflacée. Sa vie intérieure était ignorée des autres et presque delle-même. A peine son père en avait-il une lueur. Elle avait vécu sous l'aile de la chaude, égoïste, asphyxiante affection de famille. Elle n'avait guère d'amies, de camarades de son âge. Les parents s'interposaient entre elle et le monde extérieur; elle s'était habituée à pousser dans leur ombre; et si, devenue adolescente, elle aspirait à s'en évader, elle n'osait pas, elle ne savait pas;; elle était gênée dès qu'elle sortait du cercle de ïamille; ses mou- vements étaient paralysés, elle pouvait à peine parler: onla jQgeait insignifiante. Elle le savaiteten souffrait, car elle avait de l'amour-propre. Alors, elle sortait le moins possible, et restait dans son milieu, elle était simple, naturelle, silencieuse. Ce silence ne venait pas d'une torpeur de pensée, mais du bavardage des autres. Le père, la mère, le frère, étaient exubérants. La petite personne se renfermait, par réaction. Mais elle parlait, en elle.

^O r.r.KKAMIlAI I.T

Elle était blonde, grande, mince, les formes d un adolescent, de jolis cheveux dont les mèches se sau- vaient sur les joues, la bouohe grande et sériease, la lèvre inférieure un peu gonflée aux commissures, les yeux larges, calmes et vagues, les sourcils lins et bien marqués, un menton gracieux. Joli cou, ]>oitrine maigre, pas de hanches ; les mains un peu muges et grandes, dont les veines étaient gonflées. Hougissant pour un rien. Le charme de la jeunesse était dans le iront et le menton. Les yeux interrogeaient, rêvaient, livraient peu.

Son père avait pour elle une prédilection, comme la mère pour le fils: dès affinités étaient entre eux. Sans y penser, Glerambault n'avait cessé d'accaparer sa fille, de l'entourer, depuis l'enfance, de son alTection absorbante. Il avait fait, en partie, son éducation. Avec la naïveté, parfois un peu choquante, de l'artiste, il l'avait prise pour confidente de sa vie intérieure. Il y était amené par son moi débordant et par le peu d'écho qu'il trouvait en sa femme : cette bonne per- sonne, qui était, comme on dit, à ses pieds, y restait installée; elle disait oui à tout ce qu'il disait, l'admi- rait de confiance, mais ne le comprenait pas, et ne s'en apercevait même pas: car l'essentiel n'était pas, pour elle, la pensée de son mari, mais son mari, sa santé, son bien-être, son confort, sa nourriture, sa vêture. L'honnête Glerambault, plein de reconnais- sance, ne jugeait pas sa femme, pas plus que Rosine ne jugeait sa mère. Mais leur instinct, à tous deux, savait à quoi s'en tenir et les rapprochait l'un de

CLEHAMBAULT

l'autre par un secret lien. Et Clerambault ne s'aper- cevait pas qu'il s'était fait de sa fille sa vraie femme, d'esprit et de cœur. 11 n'avait commencé à en avoir le soupçon que dans les derniers temps la guerre sembla rompre l'accord tacite qui régnait entre eux, et l'assentiment de Rosine, comme un vœu qui la liait, lui manqua tout à coup. Rosine savait les choses, bien avant lui. Elle évitait d'en scruter le mystère. Le cœur na pas besoin, pour savoir, que l'esprit soit averti.

Etranges et magnifiques mystères de l'amour qui unit les âmes ! Il est indépendant des lois de la société et même de la nature. Mais bien peu d'êtres le savent; et bien moins encore osent le révéler : ils ont peur de la grossièreté du monde, qui veut des juge- ments sommaires et s'en tient au sens épais du langage traditionnel. Dans cette langue convenue, volontairement inexacte, par simplification sociale, les mots se gardent bien d'exprimer, en les dévoilant, les nuances vivantes de la multiple réalité : ils l'empri- sonnent, ils l'enrégimentent, ils la codifient ; ils la mettent au service de la raison elle-même domestiquée, de la raison qui ne jaillit pas des profondeurs de l'esprit, mais des nappes diffuses et emmurées comme un bassin de Versailles dans les cadres de la société constituée. En ce vocabulaire quasi juridique, l'amour est lié au sexe^ à l'âge, aux classes de la société ; et selon qu'il se plie aux conditions requises, il est ou non naturel, il est légitime ou non. Mais ce n'est qu'un filet d'eau capté des sources

6

ii-2 CI.: H v>:

profondes de 1" Amour. L'im ur, (jui est la

loi de jçravitatiou qui mcul , ne ne soucie

pas des cadres qne nou-* lui ti*açon». Il s'accouiplit eiili des âmes que tout éloiii^ne, dans ! «laus

l'heure; par-tlessus les sièi-jes. il uin .••> «ics

ylvants et dé» morts ; il noue d'éti*uit9 et chnstes lien entre les jeunes et les vieux cœurs ; il fait (jue 1 ami esi plus proche de Tami, il l'dit que souvent l âme de l'enfant est plus proche de crile du vieillurd, qae, dan toute leur vie, ils ne trouveront j»eul-<^h " :e

compagnon^ ou homme, dir eompat^iM*. 1. fl

enfants.ces liens existent parfoi» »an» quils en aien conscience. Et le « siècle » (comjuc «lisaient no-ï n ' compte si peu en face de l'amour élt-rnel «piil ;i qu'entre pères et enfant» les rapports soient hitcrverj: et que ce ne soit pas le plus jeune qui des d«ru\ l'enfant. Que de fils éprouvent pieusement un ai; paternel pour la vieille maman! Et ne non» arriTe-t-il pas de nous sentir très humbles et timt petits devant les yeux d'un enfant? Le Banibino «le B.»lticelli i)ose sur la Vierge candide son reg^ard lourd d'iuie«X|>éricn< douloureuse qui s'ignore, et vieille comine le mon«le. L'affection de Cleramhault et de Rosine était i! celte essence, auguste, religieuse, ta raison n'a poinl accès. C'est pourquoi, dans les profondeurs de la mer agitée, loin au-dessous des troubles et des conllits de conscience que la guerre déchaînaft, un drame intim. se déroulait, sans gestes, presque sans m«»ts, entre ces deux âmes, unies par un amour sacré. Ce sentiment ignoré expliqnaitla finessedelenfs réactions mutuelles .

CLER^VMBAUET 83

Au début, le muet éloignement de Rosine, déçue dans son affection, froissée dans son culte'secl'et, par l'atti- tude de son père que la guerre égarait, et s'écartant de lui, comme une petite statue antique chastement drapée. Aussitôt, l'inquiétude de Clerambault, dont la sensibilité aiguisée par la tendresse avait sur-le-champ perçu ce Noli me tangere\ Il s'en était suivi, pendant la période qui avait précédé la mort de Maxime, une brouille inexprimée entre le père et la fille. On n'osei:ait paider (les mots sont si grossiers!) de « dépit amoureux », au sens le plus épuré. Ce désaccord intime, dont aucune parole ne les eût fait convenir, leur était à tous deux une souffrance, troublait la jeune jfille, irritait Glerand^ault ; il en savait la cause, et son orgueil se refusait dabord à la reconnaître; peu à peu il n'était plus très loin d'avouer que Rosine avait raison ; il eût voulu s'humilier ; mais la langue restait liée par une fausse honte. Ainsi, le malentendu des esprits s'aggra- vait, quand les cœurs s'imploraient de céder.

Dans le désarroi qui suivit la mort de Maxime, cette supplication se fit plus pressante sur l'âme moins forte pour résister. Un jour qu'ils se trouvaient tous les trois au dîner du soir, (c'était le seul moment ils fussent réunis, car chacun s'isolait : Cleramhault prostré dans son deuil. M""" Clerambault toujom-s agitée sans but; et Rosine tout le jour absente, occupée à des « œuvres ») Clerambault entendit sa femme qui interpellait violemment Rosine : celle-ci parlait de soigner des blessés ennemis, et M"" Clerambault s'en indignait, comme d'un crime.

S4 CLERAMHAl I.T

Elle en appela au juj^ement de son mari. Clerambault. dont les yeux las, vajçucs et douloureux. eonMnen«;aient à comprendre, regarda Rosine tjui se taisait, le Iront baissé, attendant sa réponse. Et il dit :

Ma petite a raison.

Rosine rougit de saisissement (elle ne s'y attendait pas). Elle leva vers lui ses yeux qui le remerciaient ; leur regard semblait dire :

Enfin ! je t'ai retrouvé!

Après le bref repas, tous trois se séparèrent : chacun se rongeait à part. Devant sa table <le travail, Cleram- bault, la figure enfoncée dans ses mains, pleurait. Le resrard de sa fille avait détendu son co;ur, raidi de douleur: c'était son àme perdue, depuis des mois étoulïee, la même qu'avant la guerre, qu'il avait retrouvée : et elle le regardait

Il essuya ses larmes, écouta à la porte... Sa femme, comme tous les soirs, dans la chambre de Maxime, enfermée à double tour, dérangeait et rangeait le linge,

les etlets du mort Il entra dans la pièce Rosine

était seule, assise près de la fenêtre, et cousait. Elle était absorbée dans ses pensées: elle ne l'entendit venir que lorsqu'il était là, devant elle; il appiiyait contre elle sa tête grisorvoante, et disait :

Ma petite fille!

Alors son cœur se fondit aussi. Elle laissa tomber son ouvrage, elle prit entre ses mains la vieille tête aux cheveux rudes, et dit, mêlant ses larmes à celles qu'elle voyait couler :

Mon cher papa!...

CLERAMBAULT 85

Ni l'un ni l'autre n'avait besoin de demander, d'expli- quer pourquoi il était là. Après un long- silence, quand il eut repris son calme, il dit, la regardant :

Il me semble que je m'éveille d'un égarement affreux...

Elle lui caressaitdes cheveux, sans parler.

Mais tu veillais sur moi, n'est-ce pas? Je l'ai bien vu... Tu avais de la peine ?...

Elle fit oui de la tête, sans oser le regarder. Il lui baisa les mains, se releva et dit :

Mon bon ange, tu m'as sauvé.

Il reuliu dans sa chambre.

Elle resta sans bouger, transpercée d'émotion. Lon temps, elle fut ainsi, tète baissée, les mains jointes sur ses genoux. Les flots de sentiments qui se heurtaient en elle coupaient sa respiration. Elle avait le cœur gi' d'amour, de bonheur et de'lionte. L'humilité de sou père la bouleversait.,... Et soudain, un élan de ten- dresse et de piété passionnée la délia de la paralysie qui tenait ses membres et son Ame ligotés, tendit ses bras vers 1 absent et la fit se jeter confuse, au pied de son lit, remerciant Dieu, le priant qu'il gardât toute la douleur pour elle et qu'il donnât le bonheur à celui qu elle aimait.

Mais le Dieu qu'elle priait ne tint pas compte de sa recommandation : car ce fut sur les yeux de la jeune fille qu'il versa le bon sommeil, d'oubli; mais Cle- rambault devait gravir jusqu'au bout «on calvaire.

Dans la nuit de sa chambre, sa lampe éteinte, Cle- rambault regardait en lui. Il était décidé à pénétrer au

CLEUAMBAULT 8^

fond de son âme menteuse et peureuse qui fuyait. La main de sa fille, dont il sentait encore la fraîcheur sur son front, avait eliacé ses hésitations^ Il était décidé à faire face au monstre Vérité, dût-il êti'C lacéré par ses s^rifles, qui ne lâchent plus, une fois qu'elles, ont étreint.

Avec angoisse, mais d'une main couriàgeuse, il com- mença darracher par lambeaux saignants l'enveloppe de préjugés mortels, de passions et «l'idées étrangères à son âme, qui la recouvrait tout entière.

D'abord, l'épaisse toison de la bête aux mille tètes, l'âme collective du troupeau. Il s'y était réfugié par pe^r et par lassitude. Etle tient chaud, on y étouile, c'est un sale édredon; quand on y est englouti, on ne peut plus faire un mouvement pour en sortir^ et on ne le veut plus; oiî n'a plus à penser, on n'a plus à vouloir; on est à l'abri du froid, des responsabilités. Paresse et lâcheté!... Allons! Ecartons-la!... Far les fentes, aussitôt, entre le vent glacé. On se rejette en arrière».. Mais déjà cette boutfée a secoué l'engourdissement; l'énergie viciée se remet sur pied, en trébuchant. Que va-t-elle trouver au dehors ? N importe! Il faut Aoir...

Il vit d'abord, le cœur soulevé de dcgoîit, ce qu'il n'eût pas voulu croire, combien cette grasse toison s'était incrustée dans sa chair. Il renillait en elle comme un relent lointain de la bote primitive, les sau- vages instincts inavoués de la guerre, du meurtre, du sang répandu, de la viande palpitante que les mâchoi- res broient. La Force élémentaire de la mort pour la vie. Au fond de l'être humain, l'abattoir dans la fosse,

88 CLEHAMHAII.T

que la civilisation, au lieu de la corabler^ voile du brouillard de ses mensonges, et sur latiuelle flollc la fade odeur de boucherie... Ce souille inftrt acheva de dégriser Qerainbault. Il arracha avec horreur la peau de bètc, dont il était la i)roie.

Ah! comme elle était lourde! Elle est à la fois chaude, soyeuse, belle, puante, et sanglante. Elle est faite dos instincts les plus bas et îles plus hautes illu- sions. Aimer, se donner à tous, se sacrifier pour tous, n'être qu'un corps et qu'une Ame, la Patrie seule vivante!... Mais qu'est-ce donc <|ue cette Patrie, cette seule vie, à laquelle on sacrifie non seulement sa vie, toutes les vies, mais sa conscience, toutes les cons- ciences ? Et qu'est-ce que cet amour aveugle, dont l'autre face de Janus aux yeux crevés est une aveugle haine?...

« Lon a ôté mal (i propos le nom de la raison à

V amour-, dit Pascal, et on les a opposés sans un bon fondement, car V amour et la raison nest qu'une même chose. C'est une précipitation de pensées qui se porte d'un côté sans bien examiner tout ; mais c'est toujours une raison...

Eh bien, examinons tout ! Mais n'est-ce pas que cet amour, justement, n'est, pour une grande part, que la peur d'examiner tout, l'enfant qui, pour ne point voir l'ombre qui passe sur le mur, se renfonce la tète sous ses draps?...

La Patrie? Un temple hindou: des hommes, des monstres et des dieux. Qu'est-elle? La terre mater- nelle ? La terre entière est notre mère à tous. La

CLERAMHAULT OQ

famille ? Elle est ici et là, chez l'ennemi comme chez moi, et ne veut que la paix. Les pauvres, les travail- leurs, les peuples? Ils sont des deux côtés, également misérables, également exploités. Les hommes de pensée? Ils ont un champ commun; et quant à leurs vanités et leurs rivalités, elles sont aussi ridicules au Levant qu'au Couchant ; le monde ne se bat point pour les querelles de Vadius et de Trissotin. L'État? L'État n'est pas la Patrie. Seuls, créent la confusion ceux qui y ont profit. L'État est notre force, don usent et dont abusent quelques hommes comme nous, qui ne valent pas mieux que nous, et qui souvent valent pis, dont nous ne sommes pas dupes, qu'en temps de paix nous jugeons librement. Mais que vienne la guerre, on leur laisse carte blanche, ils peuvent faire appel aux plus vils instincts, étouffer tout con- trôle, tuer toute liberté, tuer toute vérité, tuer toute humanité; ils sont maîtres, il faut serrer les rangs"" pour défendre l'honneur et les erreurs de ces Masca- rilles vêtus des habits du maître! Nous sommes soli- daires, dit-on? Terrible filet des mots! Solidaires, sans doute, nous le sommes des pires et des meilleurs de nos peuples. C'est un fait, nous le savons bien. Mais que ce soit un devoir qui nous lie, jusqu'à leurs

injustices et leurs insanités, je le nie!

Il ne s'agit point de médire de la solidarité. Personne (pense Clerarabault) n'en a plus passionnément que moi savouré la jouissance et célébré la grandeur. Il est bon, il est sain^ il est reposant et fort de plonger l'égoïsme solitaire, nu, raidi et glacé, dans le bain de

1,1) CUliU.VMUAlI.i

confiance et (l'oHiande frnlernelle qu'est i'àine coli«c- tive. On se détend, on se donne, on respire. I/homme a besoin des autres, et il se doitau\ aulres. Mais il n«' se doit pas tout entier. Car que lui resterail-il. pour Dieu? Il doit donner aux autres. Mais pour (ju'il donne. il faut qu'il ait, il faut qu'il .çoif. Or, comment «era/7-//. s'il se iond avec les autres? Il y a bien dos devoirs; mais le premier de tous, est d'clre et de rester soi, jusque ilans le 'sacrifice et le don de soi. Le bain dansTànie <!<• tous ne saurait devenir sans danj^er un «''tal pcrmauenU Qu'on s'y trempe, par hyfjicne ! Mais qu'on eu sorte. sous peine d'y laisser tout<' rigueur morale! A notre époque, on est, dès renfance, j)lonjîé, bon gré, mal gré, dans la cuve démocrati(|ue. La société pense j>our vous, sa morale veut poui* voas, son Ktat agit poui vous, sa mode et son opinion vous volent jusqu'à l'air qu'on respire, vous reniez votre souille, votre cœur, votre lumière. Tu sers ce que tu méprises, tu meiM dans tous tes gestes, tes paroles, tes pensées, tu abdi- ques, tu n'es plus Le beau profit pour tous, si tous

ont abdiqué! Au bénéfice de qui ? de quoi ? D'instinds aveugles, ou de fripons? Est-ce un Dieu qui com- mande, ou quelques charlatans qui font parler l'oracle ? Levez le voile ! Ce qui se cache derrière, jpegardez-le en face!,.. La Patrie!... Le grand mot! Le beau mot!

Le père, les bras enlacés des frères! Mais ce

n'est pas ce que vous m'ofTrez, votre fausse pairie, nu enclos, une fosse aux bêtes, des tranchées, des bar- rières, des barreaux de prison !... Mes frères! sont mes frères ? sont ceux qui peinent dans l'univer-

CLERAMBAUL.T 9'

Gains, qu'en avcz-vous fait? Je leur tends les bras; un fleuve de sang- n\en sépare; dans ma propre nation, je ne suis plus qu'un instrument anonyme, qui doit

assassiner Ma Patrie! ^fhis c'est vous qui la tuez!...

Ma patrie était la grande communauté des hommes. Vous l'avez saccagée. La p»Hsée ni la liberté n'ont

plus de toit en Europe Je dois reiaire ma maison,

votre maison à tous. Car vous n'en avez plus: la vôtre est un cachot... Comment fcrai-je? chercher? m'abriter ?. . Ils m'ont tout pris ! Il n'est plus un pouce de la terre ni de l'esprit, qui soit libre; tous les sanc- tuaires de l'àme, l'art, la science, la religion, ils ont tout violé, ils ont tout assçrvi! Je suis seul et perdu, je n'ai plus rien, je tombal ' '

Quand il eut tout arraché, il ne lui restait plus que son âme nue. Toute cette fin de nuit, elle se tint grelot- tante et transie. Mais en cette âme qui frissonnait, en cet être minuscule perdu dans l'univers comme un de ces £t(?to/ à que les peintres primitifs représentaient sor- tant de la bouche des mourants, une étincelle couvait. Dès l'aube, commença de s'éveiller la flainme imper- ceptible, que la lourde enveloppe des mensonges étouffait. Au souffle de l'air libre, elle se ralluma. Et rien ne pouvait plus l'empêcher de grandir.

Lente et grise journée, qui suit celte agonie, ou cet enfantement. Grand repos brisé. Vaste silence inusité.

Bien-être courbaturé du devoir accompli Clerara-

bault, immobile et la lôte appuyée au dossier de son fauteuil, rêvait, le corps fiévreux, le cœur lourd de souvenirs. Ses larmes coulaient sans y penser. Au dehors, s'éveillait la nature mélancolique, aux derniers jours d'hiver, comme lui frissonnante et encore dépouillée. Mais, sous la glace de l'air, tremblait un feu nouveau.

Il embrasera tout, bientôt.

DEUXIEME PARTIE

Après huit jours, Clerarabault recommença (le sortir. La terrible crise qu il venait de traverser le laissait brisé, mais résolu. L'exaltation du désespoir était tombée; il lui restait la volonté stoïque de pour- suivre jusqu'en ses dernières retraites la vérité. Mais le souvenir de Tégarement d'esprit il s'était complu et du demi-mensonge dont il s'était nourri, le rendait humble. Il se -méfiait de ses forces ; et, voulant avan- cer pas à pas, il était prêt à accueillir les conseils de guides plus expérimentés que lui. Il se souvint de Perrotin, écoutant ses ^confidences de naguère, avec une réserve ironique, qui l'irritait alors, qui l'attirait aujourd'hui. Et sa première visite de convalescence fut pour le sage ami.

Bien que Perrotin fût meilleur observateur des livres que des visages (assez myope et un peu égoïste, il ne se d^jnnait pas beaucoup de peine pour voir exactement ce dont il n'avait pas besoin) il ne laissa pas d'être frappé de l'altération des traits de Clerambault.

«)() i;i.KU.\Mlt.VI n

Mon bon ami, lui dit-il, vous avez «U- iiialadi- ?

Bien malade, en ellet, r('[»ondit CIrramhault. Mais je vais mieux maintenant. Je mv suis ressaisi.

Oui, c'est le coup le i)lus crurl. dit l'errotin : perdre, à notre âge, un ami tomme l'étail pour vous votre pauvre enfant...

Le plus cruel n'est pas encore i\v le perdre, dit Clerambault, c'est d'avoir contribué à sa perte.

Que dites-vous là, mon bon? Ut Perrolin, sur- pris. Qu'avez vous pu trouver, pour ajouter à votre peine ?

Je lui ai fermé les yeux, dit amèrement Cleram- bault. Et lui, me les a ouverts.

Perrotin laissa tout à fait le travail qu'il continuait de ruminer, selon son habitude, tandis qu'on lui par- lait; et il se mit à observer curieusement Clerambault. Celui-ci, la tète basse, d'unevoix sourde, douloureuse, passionnée, commença son récit. On eût dit un chré- tien des premiers temps, faisant sa confession publicjue. Il s'accusait de mensonge, de mensonge envers sa foi, de mensonge envers son cœur, de mensonge envers sa raison. La lâcheté de l'apôtre avait renié son dieu, dès qu'il l'avait vu enchaîné ; mais il ne s'était pas dégradé, au point d'offrir ses services aux. bourreaux de son dieu. Lui, Clerambault, n'avait pas seulement déserté la cause de la fraternité humaine, il lavait avilie; il avait continué de parler de fraternité, en excitant la haine; comme ces prêtres menteurs qui font grimacer l'Évangile pour le mettre au service de leur méchan- ceté, il avait sciemment dénaturé les plus gén-^reuses

CLERAMBAULT 97

idées, pour couvrir de leur masque les passions du meurtre; il se disait pacifiste, en célébrant la guerre; il se disait humanitaire, en mettant au préalable l'en- nemi en dehors de l'humanité... Ah! comme il eût été plus franc d'abdiquer devant la force que de se prêter avec elle à des compromis déshonorants ! C'était grâce à des sophismes comme les siens qu'on lançait dans la tuerie l'idéalisme des jeunes gens. Les penseurs, les artistes, les vieux empoisonneurs, emmiellaient de leur rhétorique le breuvage de mort que, sans leur dupli- cité, toute conscience eût aussitôt éventé et rejeté avec dégoût...

Le sang de mon fils est sur moi, disait dou- loureusement Clerambault. Le sang des jeunes gens d'Europe^ dans toutes les nations, rejaillit à la face de la pensée d'Europe. Elle s'est faite partout le valet du bourreau.

Mon pauvre ami, dit Perrotin, penché vers Clerambault et lui prenant la main, vous exagérez toujours... Certes, vous avez raison de reconnaître les erreurs de jugement auxquelles vous avait entraîné l'opinion publique; et je puis bien vous avouer aujour- d'hui qu'elles m'affligeaient en vous. Mais vous avez tort de vous attribuer, d'attribuer aux parleurs, une telle responsabilité dans les faits d'aujourd'hui! Le& uns parlent, les autres agissent; mais ce ne sont pas ceux qui parlent qui font agir les autres : ils s'en vont tous à la dérive. Cette pauvre pensée européenne est une épave comme les autres. Le courant l'entraîne; elle ne fait pas le courant,

7

q8 Cr.KU.VMII.Vt Lf

Elle engage à y céder, dit Glframbanlt. An

lieu (le soutenir ceux qui nagent et de l«ur crier: « Luttez contre le flot! » elle dit : « LaiHsea-von* emporter! ))Non, mon ami, ne tente/, pan de dimimu-r sa responsabilité. Elle est plu» lourde ifiie toute autre, car m>tre pensée était mieux placée pour voir, son oMce était de veiller; et si elle n'a point vu, ces» qu'elle n'a point voulu. Elle ne peut nceuHer yen»:' se&yeux sont bons. Vous le savez bien, voufv, et je lé- sais au&si, maintennint (pie je me sriiis j-essaiMi. Cette même intelligence qni me bandait les yen^, c'est élite qui vient de m'arracher le bandeau. Gomment peut' elle être, à la fois, un pouvoir de mensonge et un pou- voir de vérité ?

Perrotin branla la tête' :

Oui, rinttelligence est si grande et si haute qu'elle ne peut, sans déchoir, .se mettre au service d'autres forces. Il faut tout lui dSonoer. Dès qu'elle n'est plus libre et maîtresse, elle s'a'vilit. C'est le Grec dégradé parle Romain, son maître, et supérieur à lui, obligé de se faire son pourvoyeur, (rracculas^. Le sophiste. Le laeno... Le vulgaire entend user de l'in- telligence comme d^une domestique à tout fjHre, Elle s'en acquitte avec l'habileté malhonnête et rouée cette espèce. Tantôt elle est aux gagcs^ de 1^ haine, <le l'orgueil, ou de l'intérêt. L'intelligence llatte ces petits monstres, elle les habillé en idléalîsme, amouv, foi, liberté, générosité sociale : (quand xui- homme n'aime pas les hommes, il dit qu'il aime Dieu, la Patrie, ou bien l'Humanité.) Tantôt le pauvre maître dte l'intcF-

CLEKAMJ5AULT <}[)

li2:ence est lui-même esclave, esclave de l'Etat. Sous la menace du châtiment, la machine sociale le contraint à desv actes qui lui répugnent. La complaisante intelligence lui pei-suade aussitôt que ces actes sont beaux, glorieux, et qu'il les accomplit librement. Dans un cas comme dans l'autre, l'intelligence sait à quoi s'en tenir. Elle est toujours à notre disposition, si nous voulons- vraiment qu'elle nous dise la vérité. Mais nous nous en gardons bien! Nous évitons de la voir seule à seul. Nous nous arrangeons de façon à ne la rencontrer qu'en public, et nous lui posons les ques- tions sur un ton qui commande les réponses... Au boutdiT compte, la terre n'en tourne pas moins, e pur simuoçe,etles loisdaimonde s'accomplissent, etrcsprit libre les Voit. Tout le reste est v.nnité : les passions, la foi ou sincère ou factice, ne sont (pie l'expression fardée de la Nécessité qui entraîne le monde, sans souci de nos idoles: famille, race, patrie, religion, société, progrès... Le Progrès? La grande Illusion 1 L'humanité n'est-elle pas soumise à une loi de niveau, qui veut que loi?sq,u'on le dépasse, une soupape s'ouvre et le récipient se vide?... Un rythme catastrophique... Des cimes de civilisation et la déarrinooladc. On monte. On fait le plongeon . . .

Perrotin, tranquillement, dévoilait sa pensée. Elle n'était pas habituée à se montrer nue; mais elle oubliait qu'elle avait un témoin; et, comme si elle était seule, elle se déshabillait. Elle était d'une hardiesse

100 CLEUAMU.Vl LI

extrême, ainsi que l'est souvent la pensée d'un grand' homme de cabinet, non oblig»' à l'action, et qui n'y tient nullement : bien au contraire! Cleranibault, ellaré, écoutait bouche bée; certains mots le révoltaient, d'autres lui serraient le coeur; et il avait le vertige; mais, surmontant sa faiblesse, il ne voulait rien perdre des profondeurs entr ouvertes. Il i)ressa de ses ques- tions Perrotin qui, flatté, souriant, complaisaniment déroula ses visions pyrrhoniennes, paisibles et des- tructrices...

Ils étaient envelo[>pi-> d^:^ \apeur>tle 1 ahluu'. vl Clerambault admirait l'aisance de ce libre esprit, niché au bord du vide et qui s'y complaisait, lors(jue la jiorte souviit, et le domestique remit à Perrotin une carte de visite. Les fantàmcs redoutables de resi)rit aussitôt se dissipèrent, une trappe j-etomba sur le vide, et le tapis olliciei du salon en recouvrit la place, l'crrotiii. réveillé, dit avec empressement :

Certainement... Faites entrer !... Et, se tournant vers Clerambault :

Vous permettez, mon cher ami? C'est Monsieur le sous- secrétaire d'État de l'Instruction Publique...

Déjà il s'était levé et allait au-devant du visiteur, un jeune premier, à menton bleu, figure rasée de prêtre, d'acteur, ou de yankee, portant la tète haute^ et le torse bombé dans une jaquette grise, que fleu- rissait la rosette des braves et des valets. Le vieillard, épanoui, faisait les présentations :

Monsieur Agénor Clerambault... Monsieur Hya- cinthe Monchéri...

CLERAMBAULT lOI

'et demandait à «Monsieur 1 Sous-Secrétaire d'Etat » ce qui lui valait l'honneur de sa visite.

« Monsieur le Sous- Secrétaire d'État », nullement étonné de l'accueil obséquieux du vieux maître, se carrait dans son fauteuil, en l'attitude de supériorité familière que lui assurait son rang sur les deux illus- trations de la pensée française : il représentait l'Etat. Il parlait du haut de sonnez, et bramait comme un dromadaire. Il transmit à Perrotin l'invitation du ministre à présider une séance solennelle d'intellec- tuels guerriers de dix nations, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, «une séance imprécatoire », comme il disait. Perrotin accepta avec empressement, se con- fondant de l'honneur. Son ton de domestique avec le serin breveté par le gouvernement contrastait étran- gement avec la témérité de ses propos, il n'y avait qu'un moment. Et Clerambault, choqué, pensait au Grœculus.

Quand ils se retrouvèrent seuls, après que Perrotin eut reconduit jusqu'au seuil son « Chéri », qui mar- chait le cou raide et la tête levée, comme l'àne chargé de reliques, Clerambault voulut reprendre l'entretien. Il était un peu refroidi et ne le cachait point. Il invita Perrotin à déclarer en public les sentiments qu'il lui avait professés. Perrotin s'y refusa, naturellement, en riant de la naïveté. Et il le mit en garde, alfectueuse- ment, contre la tentation de se confesser tout haut. Clerambault se fâcha, discuta, s'entêta. Perrotin, en veine de franchise, et afin de l'éclairer, lui dépeignit son entourage, les grands intellectuels de la haute Uni-

102 CI.BRAMIIAI I/r

versité, dontil étaîl'le représentant officiel : liwtorion^ philosophes, iliétoriffuenrs. Il en parlait nxvc un mépris voik', i)oli, profond, aïKjucl se mùluit une pointe d'amertume personinelle : earr, mal^é «a jim dcuitv, il élail Irop intelligent pour tîc pas Otre su- aux moins mtellijî^ents de ses tollèpies. 11 se nissait un vieux chien drrveuj^le, au milieu des ni;iii;

aboyaiït:^ ' V'-.'. <-:-:; f ■- ': ' - .

sants...

Clerambaultle quitta, sans brouille, mai« avec un jfrande pitié.

Il lut quelques jours avant de ressortir. Ce premier contact avec le monde extérieiir l'avait déprimé. L'ami en qui il comptait trouver un guide lui man- quait piteusement. Il se sentait plein de trouble. Cle- rambault était faible ; il n'était pas accoutumé à se diriger seul. Ce poète, si sincère pourtant, ne s'était jamais vu dans l'obligation de penser sans le secours des autres; il n'avait eu besoin jusqu'alors que de se laisser porter par leur pensée; il l'épousait; il en était la voix exaltée et inspirée.. Le changement était brusque. Malgré la nuit de crise, il était repris par ses incertitudes ; la nature ne peut être, d'un «eul .coup, transformée, surtout chez qui a passé la cinquan- taine, si souples que soient restés les ressorts de son esprit. Et la lumière qu'apporte une révélation ne demeuj'e pas égale, comme la nappe ruisselante du soleil dans un ei^l d'été. Elle ressemble plutôt au fanal électj'iqué, qui cligne et qui s'éteint plus d'une fois, avant que le courant se régularise. Dans les syn- copes de eette pulsation saccadée., l'ombre paraît plus^

I04 r.LEUAMHALLT

noire, et l'esprit plus trébuchant. Glerainbault ne prenait pas son parti de se passer «les autres.

Il résolut de l'aire le tour de ses amis. Il en avait beaucoup, dans le monde des lettres, de TUniversité, de la bourgeoisie intelligente. Il ne se pouvait pas <|ue, dans le nombre, il ne trouvât des esprits qui, comme lui, mieux que loi, eussent l'intuition des pi'oblèmes qui l'obsédaient et l'aidassent à les éclaircir ! Sans se livrer encore, timidement, il essaya de lire en eux, d'écouter, d'observer. Mais il ne s'apercevait pas que ses yeux étaient changés; et la vision <|u"il eut d'un monde, cependant bien connu, lui apparut nou- velle, et le glaça.

Tout le peuple des lettres était mobilisé. On ne distinguait plus les personnalités. Les Universités for- maient un ministère de l'intelligence domestiquée; il avait pour office de rédiger les actes du maître et patron, l'État. Les didérents services se reconnais- saient à leurs déformations professionnelles.

Les professeurs de lettres étaient surtout experts au développement moral, en trois points, au syllogisme oratoire. Ils avaient la manie de simpliiication exces- sive dans le raisonnement, se payaient de grands mots pour raisons, et abusaient des idées plaires, peu nom- breuses, toujours les mêmes, sans ombres, sans nuances et sans vie. Il les décrochaient à l'arsenal d'une soi-disant antiquité classique, dont la clé était jalousement gardée, au cours des âges, par des géné- Tations de mamelouks académiques. Ces idées élo-

CLEUAMBAULT Iq5

<jucntes et vieillies, qu'on nommait, par abus, « huma- nités », encore que sur beaucoup de points elles bles- sassent le bon sens et le cœur de l'humanité d'aujour- d'hui, avaient reçu l'estampille de l'Etat Romain, pro- totype de tous les Etats européens. Leurs interprètes attitrés étaient des rhéteurs au service de l'Etat.

Les philosophes régnaient dans la construction abs- traite. Ils avaient l'art d'expliquer le concret par l'abs- trait, le réel par son ombre, de systématiser quelques observations hâtives, partialement choisies, et, dans leurs alambics, d'en extraire des lois pour régir l'univers; ils s'appliquaient à asservir la vie mul- tiple et changeante à l'unité de l'esprit c'est-à- dire de leur esprit. Cet impérialisme de la raison était favorisé par les roueries complaisantes d'un métier sophistique, rompu au maniement des idées; ils savaient les tirer, étirer, tordre et nouer ensemble, comme des pâtes de guimauve : ce n'est pas à eux qu'il eût été difficile de faire passer un chameau par le trou d'une aiguille ! Ils pouvaient aussi bien prouver le blanc que le noir, et trouvaient à volonté dans Emma- nuel Kant la liberté du monde, ou le militarisme prus- sien,

Les historiens étaient les scribes nés, les notaires et avoués de l'Etat, préposés à la garde de ses chartes, de ses titres et procès, et armés jusqu'aux dents pour les chicanes futures... L'histoire! Qu'est-ce que l'histoire? L'histoire du succès, la démonstration du fait accompli, qu'il soit injuste ou juste! Les vaincus n'ont pas d'histoire. Silence à vous, Perses de Salamine,

io(; i.i.i r.AMii v I r

esclaves de S[>;a....„., '■. - , Aiubes de Poilier»;,

Albigeois, Irlandais. Indien* des deux Amériqnee, et laces coloniale»!... Quand un homme de bien, ej. butte aux injustioes de sou temps, met, pour se cons-o 1er, son espoir dans la postérité, il se lerooe les yeuN sur le peu de moyen* qu'a cetle postérité d'être in»; truite des événeuieiilB passés. EUe n'en oomiuit que que les procui'eurs de l'Jbtistoire oflicie/lle jugent avan- tageux à la cause de leur client. l'État. A moins <\ur n'intervienne lavocat de la pajlie adverse »>'^ d" une autre nation, soit d'un groupe social oy religieu opprimé. Mais il y a peu dedbaaees : le pot aux i'&bv est bien gardé !

Rhéteurs, sophistes et procéduriers : les trois corpo- rations aux Faculté* des Lettres, «des Lettres de l'État A'isées et patentées.

Les <( sciejoJLiiiques » seraient, par leurs étxules, un peu mieux à ral>ri des suggestions et des c<> is

du dehors, s'ils restaient dans leuj" métiei'

les eu a £ait soi'tlr. Les applications des scieoces on pris une telle place dans la réalité "s

savants se sont vus jetés aux premier'- ' ^ i; ii.

Il leur a bien lallu subir les contacts infectieux <! l'ci^pi'it publie. Leur amour-propre s'est tiouvé direc- tement intéressé à la victoire de la communauté; et celle-ci englobe aussi bi^i l'héroïsme des soldats qi: les folies de l'opiiiion et les mensonges d' s.

Bien peu ont eu la force de s'en dégager. : , ^ v ont apporté la rigueur, la raideur de l'esprit gëoœ- trique, avec les rivalité* professionnelles, qui sont

CLERAMBAULT IO7

toujours aiguës entre les corps savants clos difïércnts pays .

Quant aux purs écrivains, poètes, romanciers, sans attaches officielles, ils cïevriaient avoir le bénéiice de leur indépendance. Fort peu, ma!Iieureusenien.t, sont en état de juger par eux-mêmes d'événemenls qui dépassent les limites de leurs préoccupations habi- tuelles, esthétiques ou commerciales. La plupart, et non des moins illustres, sont ignorants comme des carpes.Lemieux serait qu'ils restassent cantonnés dans leur rayon de boutique; et leur instinct naturelles y maintiendrait. Mais leur vanité a été sottement taqui- née, sollicitée de se mêler aux alïaires publiques et de dire leur mot sur l'univers. Ils ne peuvent rien en dire qu'à tort et à travers. A défaut de jugements person- nels, ils s'inspirent des grands courants. Leurs réac- tions sous le choc sont extrêmement vives, car ils sont ultra-sensibles et d'une vanité maladive, qui^ lors- qu'elle ne peut exprimer de pensées propres, exagère les pensées des autres. C'est la seule originalité dont ils disposent, et Dieu sait qu'ils en usent!

Que reste-t-il? Les gens d'Église? vGe sont eux qui manient les plus gros explosifs : les idées de Justice, de Vérité, de Bien, de Dieu; et ils mettent cette artil- lerie au service de leurs passions . Leur orgueil insensé, dont ils n'ont même pas conscience, s'arroge la pro- priété de Dieu, et le droit exclusif de le débiter en gros et en détail. Ils ne manquent pas tant de sincérité, de vertu, ou même de bonté, qu'ils ne manquent d humi- lité. Ils n'en ont aucune,;bienqu'ik la professent. Celle

loS CLEHAMHALLT

qu'ils jiratiqucnt consiste à adoror leur nombril, reilétc dans le Talmud, la Hible, ou rKvan;K:ile. Ce sont des monstres d'orgueil. Ils ne sont pas si loin du fou légendaire, qui se croyait Dieu le Père! Kst-il beaucoup moins dangereux de se croire son inliMid.ini, on bim son secrétaire?

Glerambault était saisi du caraclèrc morbide de la gent intellectuelle. La prépondérance qu'ont prise chez une caste bourgeoise les facultés d'organisation et d'expression de la pensée a quelque chose tle tératolo- gique. Léquilibre vital est détruit. C'est une bureau- cratie de l'esprit qui se croit très supérieure au simiile travailleur. Certes, elle est utile... Qui songe à le nier? Elle amasse, elle classe la pensée dans ses casiers; elle en fait des constructions variées. Mais qu'il lui vient rarement à l'idée de vérifier les matériaux qu'elle met en œuvre et de renouveler le contenu de la pensée ! Elle reste la gardienne vaniteuse d'un trésor démoné- tisé.

Si du moins cette erreur était inolfensive! Mais les idées qu'on ne confronte point constamment avec la t réalité, celles qui ne baignent pas à toute heure dans le flot de l'expérience, prennent, en se desséchant, des caractères toxiques. Elles étendent sur la vie nouvelle leur ombre lourde, qui fait la nuit, qui donne la lièvre...

Stupide envoûtement des mots abstraits! A quoi sert-il de détrôner les rois, et quel droit de railler «eux quimeurent pour leurs maîtres, si c'est pour leur substituer des entités tyranniques qu'on revêt de leurs

CLERAMBAULT IOQ(

oripeaux? Mieux vaut encore un monarque en chair et en os, qu'on voit, qu'on tient, et qu'on peut supprimer! Mais ces abstractions, ces despotes invisibles, que nul ne connaîtra, ni n'a connusjamais !... Car nous n'avons affaire qu'aux grands Eunuques, aux prêtres du a cro- codile caché » (ainsi que le nommait Taine), aux minis- tres intrigants, qui font parler l'idole. Ah! que le voile se déchire et que nous connaissions la bête qui se dissi- mule en nous I II y aurait moins de danger pour l'homme à être une franche brute qu'à habiller sa brutalité d un idéalisme menteur et maladif. Il n'élimine pas ses ins- tincts animaux; mais il les déilie. Il les idéalise et. tâche de les expliquer. Gomme il ne le peut sans les soumettre à une simplification excessive (c'est une loi de son esprit qui^ pour comprendre, détruit autant qu'il prend), il les dénature en les intensifiant, dans une direction unique: Tout ce qui s'écarte de la ligne imposée, tout ce qui gêne la logique étroite de sa cons- truction mentale, il fait plus que le nier, il le saccage, il en décrète la destruction, au nom de sacrés principes; De que, dans l'infinité vivante de la nature, il opère des abatis immenses, pour laisser subsister les seuls arbres de pensée qu'il a élus : ils se développent dans le désert et les ruines, monstrueusement. Tel l'em- pire accablant d'une l'orme despotique de la Famille, de la Patrie, et de la morale bornée, qu'on met à leur service. Le malheureux en est lier; et il en est victime! L'humanité qui se massacre n'oserait plus le faire pour ses seuls intérêts. Des intérêts, elle ne se vante point, mais elle se vante de ses Idées, qui sont mille fois plus

CLERAAniAUT.T

meurti'ières. L homme voit dans les Wé«», pour l'es- qurlles il combat, sa supériorité d homme. Et j y vois salohe. L'idéalisme guerrier e&t une maladie qui hii est propre. Ses effets sont pareil» à Talcoolisnic-. Il' cen- tuple la mcehanceté et la criminalité. Son in" iMon détériore le cerveau. Tl le penp!*' dhfdlnr -l il y^acriiie les vivants..

Lexti'aovdinaire spii:i;i(;«-, vu (i<- i mU r;rur <ies crânes! Une ruée de fantùmes, qui fument «les cerveaux ilévreux: Justice, Liberté, Droit, Patrie... Tous ces pauvres cerveaux éjjalement sincères, tous r. î

les autres de ne Fétre point ! De cette lutte faii» entre des ombres léi^endaires, on ne voit rien au dehors que les convulsions et les cris de l'animal humain, possédé par les troupeaux de démons... Au-dessus des nuées chargée» d'éclairs, combattent de grands oiseaux furieux, les réalistes, les gens d'affaires, comme des poux dans une toison, grouillent et rongent : gueules avides, mains rapaces, excitant sournoi.sement les folies qu'ils exploitent, sans les partager...

O Pensée, fleur monstrueuse et splendidé, qui pousse sur Ihuraus des instincts séculaires !... Tues un élé- ment. Tu pénètres l'homme, tu l'imprègnes; mars ta ne viens pas de lui. Ta source hii échappe et ta force le dépasse. Les sens de Thomme sont à pea près adaptés à son usage pratique. ^Sa pensée ne l'est point. Elle le déborde^ et elle l'afïole. Quelques êtres, en nombre infiniment restreint, rfmssissent à se diriger sur ce torrent. Mais il entraine Fénorme masse, au hasard, à toute volée. Sa pimsance formidable n'est

CLEltAMISALIVr

pas au service de Thomme. L'homme tâche de s'en servir, et le plus grand danger est qu'il croit qu'il s'en sert. Il est comme un enfant qui manie des explosifs. Il n'y a pas de proportion entre ces engins colossaux et l'objet pour lequel ses mains débiles les emploient. Parfois, ils font tout sauter...

Comment parer au danger? Etouffer la pensée, arracher les idées ivres? Ce serait châtrer l'homme de son cerveau, le priver de son principal stimulant à la vie. Et pourtant, l'eau-de-vie de la pensée contient un loison d'autant plus redoutable qu'elle est répandue dans les masses, en drogues frektées... Homme, des- soûle-toi! Regarde! Sors des idées, fais-toi libre de ta; propre pensée! Apprends à dominer ta Gigantoma- chie, ces fantômes enragés qui s'entre-déeMrent.... Patrie, Droit, Liberté, Grandes Déesses, nous vous découronnerons d'abord de vos majuscules. Descendez de l'Olympe dans la crèche, et venez sans ornements, sans armes, riches de votre seule beauté et de notre seul amour!... ne connais point des dieiïx Justice. Liberté. Je connais mes frères hommes et je connad» leurs actes, tantôt justes, tantôt injustes. Et je connais les peuples, qui sont tous dénués de vraie liberté, mais qui tous y aspirent et qui tous, plus ou moins, se lais- sent opprimer.

La vue de ce monde en proie à la fièvre eliaude eût inspiré à un sage le désir de se retirer à l'écart et de laisser passer l'accès. Mais Clerambault n'était pas un sage. Il savait seulement qu'il ne l'était pas. Il sayait que parler était vain ; et pourtant, il savait qu'il lui faudrait parler, il savait qu'il le ferait. Il chercha à retarder le dangereux moment ; et sa timidité, qui ne pouvait se faire à l'idée de rester seul, aux pri.ses avec tous, mendia autour de lui un compagnon de pensée. Ne fût-on que deux ou trois, ensemM»* il serait inoin^ dur d'engager le combat.

Les premiers dont il alla discrètement làter la sympathie étaient de pauvres gens qui, comme lui, avaient perdu un fils. Le père, peintre connu, avait un atelier, rue Notre-Dame-des-Champs. Le^Clerambaidl voisinaient avec les Omer Calville. C'était un bon vieux couple, très bourgeois, très uni. ils avaient cette douceur de pensée, commune à nombre d'artistes de ce temps qui avaient connu Carrière et reçu les reflets lointains du Tolstoïsme; comme leur simplicité, elle

CLERAMBAULT ll3

semble un pqu factice, quoiqu'elle réponde à une •bonhomie de nature; mais la mode du jour y a mis une ou deux touches de trop. Nul n'est moins capable de comprendre les passions de la guerre que ces artistes -qui professent avec une emphase sincère le respect religieux de tout ce qui vit. Les Calville s'étaient tenus en dehors du courant ; ils ne protestaient point, ils acceptaient, mais comme on accepte la maladie, la mort,, la méchanceté des hommes, tristement, dignement, sans ac^juiescer. Les poèmes enflammes de Clerambault, qu'il était venu leur lire, écoutés poliment, rencontraient peu d'écho... Mais voici qu'à l'heure même Clerambault, désabusé de l'illusion guerrière, pensait les rejoindre, eux s'éloi- gnaient de lui, car ils retournaient à la place qu'il venait de quitter. La mort du fils avait eu sur eux un cftct opposé à celui qui transformait Clerambault. Mainte- nant, ils entraient gauchement dans la bataille, comme pour remplacer le disparu ; ils respiraient avidement la puanteur des journaux. Clerambault les trouva réjouis, dans leur misère, de l'assertion que l'Amérique était prête à faire i;ne guerre de vingt ans . 11 essaya le dire :

Que restera-t-il la France, de l'Europe, dans vingt ans?

Mais ils écartèrent cette pensée, avec une hâte irritée. Il semblait qu'il fût inconvenant d'y songer, et surtout d'en parler. 11 s'agissait de vaincre. A quel prix? On compterait après. Vaincre ? Et s'il ne restait plus, en France, de vainqueurs? N'importe!

8

(J-KH.VAIUAI M

Pourvu que les autres, là-bas, fussent vaincus! .Non il ne l'allait pas que le sang du tils mort eût été verst en vam...

El Clerambault pensait :

Fanl-il que, pour le ven;^or, d'autres vie» inno- centes soient aussi sacrifiées

Et, au fond de ces braves gens, li lisait :

Pourquoi pas?

Il le lui chez presque tous ceux à qui, comme auv Calville, la guerre avait pris le plus cher, un liU, un maiî, un frère...

Que les autres souffrent aussi! Nous avons biei. souffert! Il ne nous reste plus rien à perdre...

Plus rien? Si lait, une seule chose, que le farouche égoïsme de ces deuils gardait jalousement : leur foi en futilité du sacrifice. Que rien ne vienne l'ébranler' Défense de douter que la cause ne soit sainte, pour (|u; leurs morts étaient tombés. Ah! qu'ils le savaient bien les maître» de la guerre, et comme ils sontendaient à exploiter ce leurre î Non, il n'y avait aucune place à ces foyers en deuil, pour les doutes de Clerambault et son esprit de pitié.

Qui a eu pitié de nous? pensaient ces malheu- reux. Pourquoi en aurions-nous ?...

Il en était de moins éprouvés ; mais ce qui caracté- risait presque tous ces bourgeois, c'était l'emprise son laquelle ils vivaient des grands mots du passé : m Comi I de Salut Public... La Patrie en danger... Plutarque... De Viris. . . Le vieil Horace. .. » Impossible qu'ils regar-

CI.EHAMBAULT IIO

dcDit le présent avec des yeux d'aujourd'hui! Mais avaient-ils seulement des yeux pour regarder? En dehors du cercle étroit de leurs afl^ires, combien, passé trente ans, ont, dans la bourgeoisie anémiée de nos jours, le pouvoir de penser par eux-mêmes? Ils n'y soBgent même pas! On leur fournit leur pensée toute faite, ainsi que leur manger, et à meilleur marché. Pour un o-u. deux sous par jour, ils la trouvent dans leur presse. ^Geux, plus intelligents, qui la cher- chent dans les livreâ,. ne se donnent pas la peine de la chercher dans la \'ie et prétendent que celle-ci soit le reflet de ceux-là. Gomme des vieillards précoces : leurs membres s'ankylosent, Tesprit se pétrifie.

Dans le vaste troupeau de ces âmes ruminantes qui pâturent le passé, se distinguait alors le groupe des cagots de la Révolution Française. Ils avaient paru incendiaires en des temps très anciens, à l'époque du Seize Mai, et quelque temps après, dans la bour- geoisie attardée. Tels des quinquagénaires rangés et épaissis, qui se rappellent avec orgueil qu'ils furent des mauvais sujets: ils vivaient sur le souvenir des émois que soulevait leur hardiesse d'antan. S'ils n'avaient pas changé pour leur miroir, le monde avait changé autour d'eux. Mais ils ne s'en doutaient pas ; ils continuaient de copier leurs modèles décrépits. Curieux instinct d'imitation, servitude du cerveau, qui reste hypnotisé sur un point du passé. Au lieu de cher- cher à suivre en sa course Protée, la vie changeante, il ramasse la vieille peau d'où s'est depuis long- temps échappé le jeune serpent. Et il votudrait l'y

Il6 CLEKAMHAll/r

recoudre. Les dévots pédantesques des Révolutions mortes prétendent que celles tle l'avenir prennent mesure sur ces tombeaux. Et ils n'ailmetlent point qu'une Liberté nouvelle marclie d'un autre pas et fran- chisse les barrières lit halte, essoufllée, sa j,'rand'- mère de <)3. Ils en veulent davantage encore à lirres- pect des jeunes qui les dépassent qu'au {glapissement haineux des vieux qu'ils ont dépassés. Ce n'est pas sans raison : car ces jeunes leur révèlent qu'ils sont devenus des vieux; et ils glapissent contre eux.

Il en sera toujours ainsi. A peine quelques esprits vieillissants permettent à la vie de poursuivre son cours, et généreusement, quand s'éteignent leurs yeux, jouissent de l'avenir par les yeux de leurs cadets. Mais la plupart de ceux qui, jeunes, aimèrent la liberté, en veulent faire une cage pour les nouvelles couvéei, quand eux ne peuvent plus voler.

L'internationalisme d'aujourd'hui ne trouvait pas de plus haineux adversaires que certains servants du culte nationaliste révolutionnaire, à la mode de Danton ou bien de Robespierre. Eux-mêmes ne s'entendaient pas toujours entre eux ; et les gens de Danton et ceux de Robespierre, que séparait encore l'ombre de la guillo- tine, avec d'aigres menaces se traitaient d'hérétiques. Mais ils étaient d'accord pour vouer au dernier sui»- plice ceux qui ne croyaient point qu'on porte la liberté à la gueule des canons, ceux qui osent confondre dans la même aversion la violence, quelle soit exercée par César, par Démos, ou par ses corroyeurs. Et fût-ce même au nom du Droit ou de la Liberté! Le mas-

CLERAM13AULT 11 J

que peut changer. Dessous, la gueule est la même. Clerambault connaissait plusieurs de ces fanatiques. Il n "était pas question de discuter avec eux si le Droit ou le ïortu ne se trouvaient pas, en guerre, déplus d'un seul côté. Autant eût valu, pour un manichéen, discuter avec la Sainte Inquisition. Les religions laïques ont leurs grands séminaires et leurs sociétés- secrètes, se conserve orgueilleusement le dépôt de la doctrine. Qui s'en écarte est excommunié, —en atten- dant qu'il soit du passé, à son tour; alors, il aura chance de devenir aussi un dieu; et en son nom, on excommuniera l'avenir !

Mais si Clerambault n'était pas tenté de convertir ces durs intellectuels casqués de leur étroite vérité, iL en connaissait d'autres qui n'avaient point cet orgueil de certitude : tant s'en fallait ! Ils péchaient plutôt pa» souplesse un peu molle et par dilettantisme. Arsène Asselin était un aimable Parisien, célibataire, homme du monde, intelligent et sceptique, qu'une faute de goût choquait dans le sentiment comme dans l'expres- sion; comment eût-il pu se plçiire aux outrances de pensée, qui sont le bouillon de culture se développe la guerre? Son esprit critique et son ironie devaient l'incliner au doute : il n'y avait pas de raison pour qu'il ne comprît point lés raisons de Clerambault!... Aussi bien s'en était-il fallu d'un cheveu qu'il pensât comme lui. Son choix avait dépendu de circonstances fortuites. Mais à partir du moment il avait mis le pied dans l'autre direction, impossible de revenir en

1 18 CI.E11AVBAÏXT

arrière ! Kt plus il s'emLourbait *t phii tt sobslinait. L'amoui'-pi'opre français ne reconnaît jamais son erreuT, il se ferait tuer pour elle... Français on non, combien sont-ils dans le monde, qui auraient Itiiergie ^e dire : « Je me suie trompé. Allons, tovt est k refaire... » Mieua vaat nier révidence... « Jusqu'au bout ! »... Et crever.

Bien curieux était un pacifiste d'arant-guerrc, Alexandre Mignon. Vieil ami de Clerambaull, h peu près de son âge, bourgeois, intellcctTiel, universitaire, la dignité de sa vie le faisait justemetit resi)ectcr. Il ne l'allait pas le confondre avec les pacifistes de banquets, fleuris d'ordres officiels et lacés de grands cordons internationaux, pour qui ia paix en palabres est» dans les années calmes, un placement de tout repos. Il avait , pendant trente ans, sincèreoïent dénoncé les menées dangereuses des politiciens et des s))écolatenrs véreux de son pays; il était de la Ligue des Droits de i'IIomme et avait la démangeaison de parler, jiour l'un, pour l'autre, au petit malheur! Il lui suiYlsait que son client se nommât opprimé. Il ne se demandait pas si le dit opprimé n'était pas, d aventure, un oppresseur manqué. Sa générosité brouillonne lui avait valu quelque ridi- cule, qui se conciliait avec l'estime. Il n'en était point fâché. Un peu d'impopularité même ne lui eiit pas fait peur, pourvu qn'il se sentît encadré par son groupe, dont l'approbation lui était nécessaire. Il se croyait un indépendant. Une l'était pas. Il était l'un des membres d'un groupe, qui était indépendant, quand tons se tenaient ensemble. L'union fait la force, dit-<m. Oui,

CLERAMBA.ULT Ilf)

mais elle habitue à ne plus pouvoir se passer d'union. Alexandre Mignon en fit l'expérience.

La dispai'ition de Jaurès avait désorienté le g^roupe. Que manquât une seule voix, qui parlait la première, toutes les autres manquaient : elles attendaient le mot d'ordre, et nulle n'osait le donner. Incertains, au moment croulait le torrent, ces hommes généreux et faibles furent entraînés par la poussée des pre- miers jours. Ils ne la comprenaient pas ; ils ne l'approu- vaient pas; mais il n'avaient rien à y opposer. Dès la première heure, des désertions se produisirent dans leurs rangs : elles étaient provoquées par ces affreux rhéteurs qui gouvernaient l'Etat, les avocats déma- gogues, rompus à tous les sophismes de l'idéologie républicaine : « la Guerre pour la Paix, la Paix éter- nelle au bout... » {Reqiiiescat !) Les pauvres pacifistes virent dans ces artifices une occasion unique, sinon très reluisante (ils n'en étaient pas fiers) de se tirer de l'impasse : ils se flattèrent de mettre d'accord, par une hâblerie dont ils n'aperçurent point l'énormité, leurs principes de paix et le fait de violence. S'y refu- ser, c'eût été se livrer à la meute de la guerre : elle les eût dévorés.

Alexandre Mignon aurait eu le courage de faire lace aux gueules sanglantes, s'il avait senti près de lui sa petite communauté. Mais seul, c'était au-dessus de ses J'orces. Sans se prononcer d'abord, il laissa faire. Il soufl'rait. Il passa par des angoisses assez proches de celles de Clerambault Mais il n'en sortit pas de môme. Il était moins impulsif et plus intellectuel; pour elfacer

cleuamuaii-t

ses derniers scrupules, il les recouvrit de rnisonitc- ments serrés. Aveé l'aide de ses collî'jçues. il prouva laborieusement par a -f- l^ fiue la «fuern^ était le <l(^voir du pacifisme conséquent. Sa Li}(ue avait beau jeu ù relever les actes criminels de l'ennemi; mais elle ne s'attardait pas sur ceux de son propre camp. Alexandre Mignon entrevoyait, par instants, l'injustice univer- selle. Vision intolérable. .. Il ferma ses volets

A mesure qu'il s'emmaillotait' dans sa loj^ique de- guerre, il lui devenait plus difficile de s'en dépôtrer. Alors, il s'acharna comme un enfant qui, par un acte irrélléehi de nervosité maladroite, vient tlarracher l'aile d'un insecte. L'insecte est perda, maintenant. L'enfant honteux, qui souffre et qui s'irrite, se venge sur la bête et la met en pièces.

On peut juger du plaisir qu'il eut à entendre Cleram- bault lui faire son mea culpa! L'effet fut surprenant. Mignon, déjà troublé, s'indigna contre Chtrambault. En s'accusant, Glerambault paraissait l'accuser. Il devint l'ennemi. Nul ne fut, par la suite, plus enragé que Mignon contre ce remords vivant.

Glerambault eût rencontré plus de compréhension chez quelques politiciens. Ceux-là en savaient autant que lui et môme bien davantage; mais il» n'en dor- maient pas plus mal. Depuis leur première dent gâtée, ils avaient l'habitude des combinazioni, de? tripotages de pensée ; ils se donnaient à bon compte lillusion de servir leur parti, au prix de quelque compromis : un de plus, un de moins! Aller droit, penser droit ,

CLERAMBAULT 121

était la seule chose impossible à ces êtres flasques^ toujours biaisant, qui avançaient en serpentant, qui avançaient en reculant, qui^ pour mieux assurer lo succès à leur bannière, la traînaient dans la crotte, et ' qui fussent montés à plat ventre au Capitole.

Enfin, se dissimulaient çà et quelques esprits clair- voyants. On devait les deviner, plus qu'on ne les voyait : car ces mélancoliques vers luisants avaient eu soin d'éteindre leur lanterne ; ils semblaient dans les transes qu'il n'en filtrât une lueur. Certes, ils étaient dénués de foi dans la guerre, mais sans foi contre la guerre. Fatalistes. Pessimistes.

Glerambault constatait que, lorsque fait défaut l'énergie personnelle, les plus hautes qualités du cœur et de l'esprit contribuent à accroître encore la servitude publique. Le stoïcisme qui se soumet aux lois de l'uni- vers empêche de lutter contre celles qui sont cruelles. Au lieu de dire au Destin :

Non!... Tu ne passeras pas...

(S'il passi on verra bien !)... le stoïque s'-eflacL; poli- ment, et dit

Mais entrez donc !

L'héroïsme cultivé, le goût du surhumain, de l'inhu- main, se gargarise l'âme avec les sacrifices; et plus ils sont absurdes, et plus ils sont sublimes. Les chré- tiens d'aujourd'hui, plus généreux que leur Maître, rendent tout à César : c'est assez qu'une cause leur demande de s'immoler, pour qu'elle leur paraisse sainte ; ils oiïrent pieusement à l'ignominie de la guerre

CLBUAMBAULT

la flamme de leur foi et leurs corps sur le bûcher. La résignation ironique et passive des peuples fuit le gros dos, accepte... « Faut pas i en faire »... Et, sans doute, les siècles, les siècles de misère ont roulé sur cette pierre. Mais la pierre s'use à la longue, et devient boue.

Glerambault essaya de causeravec lun, avec l'autre. ... Il se heurta partout au même mécanisme de résis- tance sournoise, à demi inconsciente. Ils étaient cui- rassés de la volonté de ne pas entendre, ou, plutôt, d'une merveilleuse non-volonté d'entendre. Aux arg^u- ments'contraires leur esprit était imperméable, comme un canard dans l'eau. Les hommes en général sont doués, pour leur commodité, d'une faculté précieuse: cuvent, au commandement, se rendre aveugles et sourds, quand il ne leur convient pai^ de voir et d'ouïr; ou si, par mégarde, ils ont saisi au passage un objet ■qui les^gêne,' ils le laissent retomber et l'oublient aus- sitôt. Dans toutes les patries, combien de citoyens savaient à quoi s'en tenir sur les responsabilités par- tagées de la guerre et sur le rôle néfaste de leurs hommes politiques, mais, se dupant eux-mêmes, fei- gnaient de n'en savoir rien et y réussissaient !

Si chacun se fuyait à toutes jambes, on imagine qu'il fuyait encore mieux ceux qui voulaient, comme Gle- rambault, l'aider à se rattraper ! Afin de s'esquiver,

124 CLERAMBAULT

des hommes intelligents, sérieux, honorables, ne rou- i^issaient pas d'user des i)etites ruses empU>y«''os par la femme ou l'enl'ant qui veut avoir raison. Dans la [)eur d'une discussion qui eût pu les troubler, ils sautaient sur le premier mot maladroit tle Ch'raml)ault, l'iso- hiient du contexte, au besoin le maquillaient, et s'en- flammaient dessus, laisaicnt la grosse voix, les yeux sortant de la tête, paraissant indignés et finissant par l'être, sincèrement, à crever; répétaient mordicus, même après la preuve faite; obligés de la recon- naître, parlaient, claquant les portes : « Kt en voilà assez ! » deux jours après, ou dix, reprenaient lariru- ment eflbndré, comme si de rien n'était.

Quelques-uns, plus perfides, provoquaient l impru- dence qui devait leur servir, poussaitmt avec i)on- liomie Glerambault à dire plus qu'il ne voulait, et soudain, explosaient. Les plus bienveillants l'accu- saient de manquer de bon sens, Bon » veut dire : « c'est le mien ! »)

Il y avait aussi les beaux parleurs, qui, n'ayant rien à craindre d'une joute de mots, acceptaient l'entretien, se flattaient de ramener l'égaré au bercail. Ils ne discu- taient pas le fond de sa pensée, mais son opportunité; ils faisaient appel aux bons sentiments de Glerambault :

« Certainement, certainement, vous avez raison, au fond; au fond, je pense comme vous, je pense presyae comme vous; je vous comprends, cher ami... Mais, cher ami, prenez garde, évitez de troubler les consciences des combattants! Toute vérité n'est pas bonne à dire, du moins, pas tout de suite-. La vôlrt

sera très belle... dans cinquante ans. Il ne faut pas devancer la nature ; il faut attendre... »

« Attendre que soient lassés l'appétit des exploi- teurs et la bêtise des exploités? Comment ne com- prennent-ils pas que la pensée clairvoyante des meil- leurs qui abdique au profit de la pensée aveugle des plus grossiers, va droit contre les plans de la nature qu'ils prétendent suivre, et contre le destin historique, sous lequel ils mettent leur point d'honneur à s'aplatir? Est-ce respecter les desseins de la nature qu'étouHer une partie de sa pensée, et la plus haute? Cette con- ception qui élague de la vie ses forces les plus hardies, pour la plier aux passions de la multitude, conduirait à supprimer l'avant-garde et à laisser le gros de l'armée sans direction... La barque penche; m'empêcherez- vous de me porter de l'autre côté pour faire contre- poids ? Et faudra-t-il que nous nous mettions tous du côté l'on penche ? Les idées avancées sont le contre- poids, voulu par la nature, au lourd passé qui s'obstine. Sans elles, la barque sombre. Quant à l'accueil qui leur sera fait, c'est question accessoire . Qui les dit peut s'attendre à être lapidé. Mais, qui, les pensant, ne les dit point, se déshonore. Il est comme le soldat chargé d'un message périlleux dans la bataille. A-t-il la liberté de s'y soustraire?... »

Alors, quand ils voyaient que la persuasion était sans prise sur Clerambault, ils démasquaient leurs batteries et le taxaient violemment d'orgueil ridicule et criminel. Ils lui demandaient s'il se croyait plus intelligent que tous, pour opposer son jugement à

l:>!j CLEH.VMUAILI

celui de la nation. Sur quoi pouvait-il lomier celle monstrueuse conliance? Le devoir est d'être humble et de se tenir modestement à sa place dama la commu- nauté. Le devoir estde s'incliner, après qu'elle a parlé et qu'on y croie ou non d'exécuter ses ordres. Malheor à l'insurgé conti>e l'âme de son peuple! Atoïi* raison conti*e elle, c'est avoir tort. Et le i > i n crime,

à riieure de l'action. La Uépubliquc ^ ses fils

lui obéissent.

La République ou la Mort! disait ironique- ment Glerambault. Beau pays de liberté 1 Libre, oui, parce qu'il a toujours eu et qu'il aura toujours des âmes comme la mienne, qui se refasent à subir un joug que leur conscience désavoue. Mais quelle nation de tyrans! Ah! nous'^'avous pas gagné à prendre la Bastille ! Naguère, on encourait la prison ])erpétuellp, quand on se permettait de penser autrenuml (|ae le prince, le bûcher, quand on pensait autrement que 1 Eglise. A présent, il faut penser comme quarante millions d'hommes, il fout les suivre dans leurs con- tradictions frénétiques, hurler un jour : « A bas l'An- gleterre! «demain : «A bas l'Allemagne! » après- demain: « A bas lltalie! »... pour recommencer, la semaine d'après, acclamer aujourd'hui \m homme ou une idée, qu'on insultera le lendemain; et celui qui refuse, il risque le déshonneur, ou le coup de revolver I Ignoble servitude! la plus honteuse de toutes L.. Et de quel droit cent hommes, mille hommes, un ou quarante millions, exigent-ils que je renie mon àme? Chacun d'eux n'en a qu'une, comme moi. Quarante miiUons

CLERAMBAULï I27

d' cames ensemble ne font trop souvent qu'une àme qui

s'est, quarante millions de fois, reniée Je pense

ce que je pense. Pensez ce que vous pensez! La vérité vivante ne peut naître que de l'équilibre des pensées opposées. Pour que les citoyens respectent la cité, il faut que la cité respecte les citoyens. Chacun d'eux a son âme. C'est son droit. Et le premier devoir est de

ne la point trahir Je ne me fais pas illusion, je

n'attribue pas à ma conscience une importance exagérée dans l'univers de proie. Mais si peu que nous soyons et si peu que nous fassions, il faut le faire et l'être. Chacun peut se tromper. Mais qu'il se trompe ou non, il doit être sincère. L'erreur sincère n'est pas le men- songe, elle est l'étape vers la vérité. Le mensonge est d'en avoir peur et de vouloir l'étouffer. Quand vous auriez mille fois raison contre une erreur siucère, en recourant à la force pour l'écraser, vous com- mettez le plus odieux des crimes contre la raison même. Si la raison est persécutrice et l'erreur persé- cutée, je suis pour la persécutée. Car l'erreur est un droit égal à la vérité... Vérité, Vérité... La vérité c'est de chercher toujours la vérité. Respectez les efforts de ceux qui peinent à sa poursuite. Outrager l'homme qui se fraye durement un sentier, persécuter celui qui veut et ne pourra peut-être trouver au pro- grès humain des voies moins inhumaines, c'est faire de lui un martyr. Votre chemin est le meilleur, le seul bon, dites-vous? Suivez-le donc, et laissez-moi suivre le mien! Je ne vous oblige point à le prendre. Qu'est-ce qui vous irrite ?Avez-vouspeurquej'aie raison?

Clerambault se décida à revoir encore Perrotin. Malgré le sentiment de pitié attristée (pie lui avait laissé sa dernière entrevue, il comprenait mieux main tenant son attitude ironique et prudente à l'égard du monde. S il n'avait plus beaucoup destimc i)Our le caractère de Perrotin, il gardait entière son admiration pour la haute raison du vieux savant; il continuait d v voir un guide qui l'aiderait à laire en lui la lumière.

On ne peut dire que Perrotin se montra enchanté de revoir Clerambault. Il était trop fin pour n'avoir pa gardé un souvenir désagréable de la petite lâchct» qu'il lui avait fallu, l'autre jour, non seulement corn mettre, (ce n'eût été rien! il y était habitué...) mai reconnaître tacitement, sous le regard d'un témoin incorruptible. Il prévoyait une discussion ; et il avait horreur des discussions avec des gens convaincus. (11 n'y a plus de plaisir! Us prennent tout au sérieux!...) Mais il était très poli, faible, assez bon d'ailleurs, incapable de se refuser, quand on le prenait d'assaut. 11 tenta d'esquiver d'abordles questions sérieuses; puis,

CLERAMBAULT I29

quand il vit que Glerambault avait vraiment besoin de lui, et que peut-être il lui éviterait quelque imprudence, il consentit, avec un soupir^ à sacrifier sa matinée.

Glerambault exposa le résultat de ses démarches. Il se rendait compte que le monde actuel obéissait à une foi diflerentc de la sienne. Il lavait servie et partagée cette foi; aujourd'hui encore, il était assez juste pour lui reconnaître une certaine grandeur, une beauté certaine. Mais depuis les dernières épreuves, il en avait vu aussi l'absurdité et Fhorreur ; il s'en était détaché, et il avait épouser un autre idéal, qui fatalement le mettait aux prises avec le premier. Cet idéal, Glerambault l'exprima en traits brefs et passionnés ; et il demanda à Perrotin de lui dire s'il le trouvait vrai ou faux. Mais clairement, franchement, en laissant de eùté toute forme de politesse, tout ménagement. Et Perrotin, frappé du sérieux tragique de Glerambault, i^'hangea complètement de ton, se mit au diapason.

Enfin, est-ce que j'ai tort? demandait Gleram- bault, angoissé. Je vois bien que je suis seul ; mais je ne puis autrement. Dites-moi, sans m'épargner: ai-jc tort de penser ce que je ûense?

Perrotin répondit gravement :

Non^ mon ami, vous avez raison.

Alors, je dois combattre l'erreur meurtrière des autres?

Cela, c'est une autre affaire .

Si j'ai la vérité, est-ce pour la trahir?

La vérité, mon pauvre ami?... Non, ne me regardez pas ainsi! Vous croyez que je vais dire comme

9

lio CLEIIAAUIAI L.T

l'autre : « Qu'est-ce ([ue la vrritH'? »... Je laiine, coinme vous, et peut-être, depuis plus^ loiigtempH que von.s... La Vérité, mon ami, est plue Imute et plus YaBte-que vous, que nous, que tous ceux qui (»nt vécu, <pii vivent et qui vivront. Ea croyant servir la Grande Déesse, nous ne servons- jamais que les- Dt minore», le» sainte des chapelles latérales, que la foule tour à tour adule et délaisse. Celui en^ l'honneur de qui le momie d'aujourd'hui s'égorge on se mutile aîvec une fbémJHitt de Corybante, ne peut évidemment plus élre le vôtpcî ni le mien. Lidéal de la patrie est un grand dieu cruel, qui laissera dans l'avenir l'imtvge d'un Cronos croque- mitaine ou de son fils l'Olympien que Christ a dépassé. Votre idéal d'humanité est l'échelon supérieur, l'annonce du dieu. nouveau. Et ce' dieu sera lui>-mème plus tard détrôné par un autre plus haut encore qui embrassera plus d'univers. Lidéal et la vie ne cessent d'évoluer. Ce devenir constant est, pour un esprit libre, le véritable intérêt du monde. Mais si lesprit peut impunément brûler les étapes, dans le monde des faits on avance pas à pa»; et, ea toute une vie, c'est à peine si Ton gagne quelques pouces de U*rrain. L humanité traîne la jambe. Votre tort, votre seul tort, est d'être en avance sur elle; dîune-oupluBieups> journées. Mais ce tort est de ceux qu'on pardonne le moins. . . Non sans raison, peut être. Quand un idéal vieilht, comme celui de la patrie, avec la forme dte société qui en dépend étroitement, il s'exaspère et jette un feu forcené; la moindre atteinte à sa légitimité le rend féroce : car en lui-même déjà le doute est entré. Ne vous y

CLERAMHAULT l3l

trompez pas ! Ces millions d'hommes qui s'assassinent, au nom de la patrie, n'ont plus la jeune for de 1792 ou de i8r3, bien qu'elle fasse aujourd'hui plus de ruines et de fracas. Beaucoup de ceux qui meurent et même de ceux qui font tuer sentent, au fond d'eux, l'horrible morsure du doute. Mais, pris dans l'engrenage et trop faibles pour en sortir, ou m^ême pour concevoir une voie de salut, ils se bandent les yeux et se jettent dans l'abîme, en affirmant avec désespoir leur foi blessée. Ils y jetteraient surtout, par fureur de vengeance ina- vouée, ceux qui, par leurs paroles ou par leur atti- tude, ont mis le doute en eux. Vouloir arracher leur illusion à ceux qui meurent pour elle, c'est vouloir les faire mourir deux fois,

Clerambault tendit la main, pour l'arrêter.

Ah ! vous n'avez pas besoin de me dire ce qui me torture Croyez-vous que je ne sente pas l'angoisse d'éhrarder des âmes infortunées? Ej)argnerla foi des autres, ne pas scandaliser un seul de ces petits... Dieu! Mais comment faire? Aidez-moi à sortir de ce dilemme : ou laisser faire le mal, laisser les autres se perdre, ou ris |uer de leur faire mal, les blesser dans leur foi, se faire haïr d'eux en tentant de les sauver. Quelle est la loi?

Se sauver soi-même.

Me sauver, c'est me perdre, si c'est au prix des autres. Si nous ne faisons rien' pour eux, (vous, moi, tous les eiforts ne sont pas de trop) la ruine est immiueiite pour l'Europe, pour le monde...

rerrotin, bien tranquille, les deux coudes appuyés

l3i CLEIIAMBAILT

sur les bras du fauteuil, les mains jointes sur sou bedon bouddhi<jue et se toui-nant les pouces, rej;arda Cleraml>ault avec bonhomie, hocha la lùle et dit :

Votre cœur généreux, votre sensibilité d'ar- tiste vous abusent, lieureusement, mon ami. Le monde n'est pas près de finir. Il en a vu bien d'autres! Et il en verra d'autres. Ce qui se passe aujourd'hui est certes fort pénible, mais anormal, non pas. La guerre n'a jamais empôcliéla terre de tourner, ni la vie d'évo- luer. C'est môme l'une des formes de son évolulion. Permettez à un vieux savant, philosoplie, «l'opposer à Aotre saint Homme de douleur l'inhumanité calme de sa pensée. Peut-être y trouverez- vous, malgré tout, un bienfait. Cette crise qui vous épouvante, cette grande mêlée, n'est rien déplus, en somme, qu'un simple phé- nomène de systole, une contraction cosmique, tumul- tueuse et ordonnée, analogue aux [dissements de la croûte terrestre, accompagnés de tremblements des- tructeurs. L'humanité se resserre. Et la guerre est son sisme. Hier, c'étaient, dans chaque nation, les IDrovinces en guerre; avant-hier, dans cliaque pro- vince, les villes. Maintenant que les unités nationales sont accomplies, une unité plus vaste s'élabore II est évidemment regrettable que ce soit par la violence. Mais c'est le moyen naturel. Du nâélange détonant des éléments qui se heurtent, un nouveau, corps chimique va naître. Sera-ce l'Occident, ou l'Europe? Je ne sais. Mais, sûrement, le composé sera doué de propriétés nouvelles, plus riches que les composants. On n'en restera pas là. Si belle que soit la guerre à

CLEUAMBAULT l33

laquelle nous assistons... (Je vous demande pardon! Belle aux yeux de l'esprit, pour qui la souffrance n'est plus).», de plus belles, encore, de plus amples se préparent. Ces bons enfants de peuples, qui s'imaginent qu'ils édifient à coups de canon la paix

éternelle! Il faut d'abord attendre que l'univers

entier ait passé par la cornue. La guerre des deux Amériques, celle du nouveau Continent et du Conti- nent Jaune, puis celle du vainqueur et du reste de la terre... voilà de quoi nous occuper encore pendant quelques siècles! Et je n'ai pas très bonne vue, je n'aperçois pas tout. Naturellement, chacun de ces chocs aura pour contre-coup de bonnes guerres sociales. Quand tout sera effectué, dans une dizaine de siècles, (je serais porté à croire que ce sera pourtant plus rapide qu'il ne semble d'après la comparaison avec le passé, car le mouvement s'accélère dans la chute) , on parviendra sans doute à une synthèse un peu appauvrie : nombre des éléments constitutifs, les meil- leurs et les pires, seront détruits en route, les premiers trop délicats pour ré-sister aux intempéries, les seconds trop malfaisants et décidément irréductibles. Ce seront les fameux États-Unis de la terre; leur union sera d'autant plus solide que, comme il est pro- bable, l'humanité se trouvera menacée par un danger commun : les canaux de Mars, le dessèchement de la planète, refroidissement, peste mystérieuse^ le pen- dule d'Edgar Poë, la vision de la mort fatale descen- dant sur le genre humain Que de belles choses on

verra! Dans ces angoisses suprêmes, le génie de

l34 CLERAMBAULT

rEspèoe, surexcite. Au reste, jïeu deli'bei'té. I^ inulti- pytioité humaine, sur le point de disparaître, se fera déjà Unité de volonté. (M'y tend-on pas dès à présent*) Aiinsi sftH'ectuera, sans brusque mutaliiui, la i>t\inté- grajtion du complexe à liHi, de la Haine àl'Anit»ur vieil Empédocle.

Et après ?

Après? On recommencera, sans «loute, apuès un stage. Un je^une cydle. Un nouveau lialpa. Sur la roue reforgée, le monde se re>meHr!i à lotinier.

Et le mot de l'énigme?

Les Hindous répondraient : « <,iv;i ». *.i\;i «|iii détruit et qui crée. Qui crée et qui détruit.

Quel ellroyable rêve !

Aflaire de tempérament. La sagesse aflraiuliit. Pour les Hindous, Bouddlià délivre. J*our mon cofiipte, la curiosité «a 'est im suliûsant adjuvant.

TT- Elle ne l'est pas pour moi. Et je ne })uis non plus me contenter de la sagesse du Bouddha ('goSste, qui se li'bère, en a'bandonnant les autre». Je coimaîs comme vous les Hindous. Je les aime. Même chez eux, Bouddha n'a point dit le dernier mot de la sagesse. Sou- venez-vous de ce Bodhisatt-và, du Maître de la Pitié, q«i a fait le serment de ne pas devenir Bouddha, ae pas se réfugier dans le Nirvana li*l>érateur, avant d'avoir guéri tous les maux, radteté tous les crimes, consolé tQutes les douleurs !

Perrotin se pencha vers le A'fsage douloureux ée Gleraml)ault, avec un bon sourire, lui tapota affec- tueusement la main, et dit :

CLERAMBAULT l35

Mon cher Bodbisatt'vâ, qu'est-ce que vous voulez faire? Qu'est-ce que vous voulez sauver?

Oli ! je sais bien, dit Clerambault, baissant la tête, je sais bien le peu que je suis^ je sais bien le peu que je puis, l'inanité de mes vœux et de mes protestations. Ne me croyez pas si vain ! Mais qu'y puisse, «i mon devoir me commande de parler?

Votre devoir est de faire ce qui est utile et raisonnable ; il ne peut être de vous sacrifier en vain.

î>t que «avez-vous de ce qui est en vain ? Etes- vous sûr d'avance du grain qui germera "t de celui qui pourrira, stérile ? Est-ce xtne raison pour ne pas semer? ïQuél progrès eût jamais été accompli, ,si celui qui en portait le germe s'était arrêté, terrifié, devant le bloc énorme et prêt à l'écraser, de la routine du passé?

Je comprends que le savant défende la vérité qu'il a trouvée. Mais vous, cette action sociale, est-ce bien votre mission? Poète, gardez vos rêves, et que vos rêves vous gardent !

Airant d'être poète, je suis homme. Tout honnête homme a une mission.

Vous pointez en vous des valeurs de l'esprit trop précieuses. C'est un meurtre de les sacrifier.

Oui, vous laissez le sacrifice aux petites gens, qui n'ont pas grand' chose à perdre...

Il se tut un moment et reprit:

Perrotin, j'ai souvent pensé : nous ne faisons pas notre devoir. Nous tous, hommes de pensée, artis- tes... Pas seulement aujourd'hui. Depuis longtemps.

l'JG CLERAMHAtl/r

Depuis toujours. Nous avons en noas une part de vérité, des lueurs, que nous réservons prudemment. J'en ai eu, plus d'une lois, le remords obscur. Mais alors, je craignais de regarder. L'épreuve m'a appris à voir. Nous sommes des privilégiés ; et cela nous crée des devoirs. Nous ne les remplissons pas. Nous avons peur de nous compromettre. L'élite de l'esprit est une aristocratie, qui prétend succéder à celle du sang; mais elle oublie que celle-ci commença par payer de son sang ses privilèges. Depuis des siècles, IMiumanité entend beaucoup de paroles de sagesse; mais elle voit rarement des sages se sacrifier. Gela ne ferait pourtant pas de mal au monde ([uon en vit quelques-uns, comme aux temps héroïques, mettre leur vie pour enjeu de leur pensée. Rien de fécond ne peut être créé, sans le sacrifice, Pour que les autres croient, il faut croire soi-même, il faut prouver qu'on croit. 11 ne suffit pas qu'une vérité soit, pour que les hommes la voient. Il faut qu'elle ait la vie. Cette vie, nous pou- vons, nous devons la lui donner: la notre. Sinon, toutes nos pensées ne sont que des jeux de dilettantes, un théâtre, qui n'a droit qu'à des applaudissements de théâtre. Les hommes qui font avancer l'humanité sont ceux qui lui font de leur vie un marchepied. C'est par que l'emporte sur nos grands hommes le fils du char- pentier de Galilée. L'humanité a su faire la dillérence entre eux et le Sauveur. L'a-t-il sauvée?...

« Lorsque Jalwé Sébaot l'a résolu. Les peuples travaillent pour le feu. »

CLERAMBAULT 13"

Votre cercle de feu est le suprême épouvante- mont. L'homme n'existe que pour le briser, pour tâcher d'en sortir, d'être libre.

Libre? fit Perrotin, avec son tranquille sourire.

Libre! Le plus haut bien, aussi exceptionnel que le nom est commun. Aussi exceptionnel que le vrai beau, que le vrai bien. Libre, j'entends celui qui peut se dégager de soi, de ses passions, de ses instincts aveugles, et de ceux du milieu, et de ceux du moment, non pas pour obéir à sa raison, comme on dit, (la raison, au sens vous l'entendez, est un leurre, c'est une autre passion, durcie, intellectualisée, et, par ce fait, fanatisée), mais pour tâcher de voir par-dessus les nuages de poussière qui s'élèvent des troupeaux sur la route du présent, pour embrasser l'horizon, afin de situer ce qui passe, dans l'ensemble des choses et l'ordre universel.

Et donc, dit Perrotin, pour s'assimiler ensuite aux lois de l'univers.

Non, répliqua Glerambault; pour s'opposer à elles en pleine conscience, si elles sont contraires au bonheur et au bien. Car c'est en cela même que con- siste la liberté, que l'homme libre est à soi seul une loi de l'univers, loi consciente, seule chargée de faire contrepoids à l'écrasante machine, à l'Automate de Spitteler, à l'Ananké d'airain. Je vois l'Etre universel, aux trois quarts engagé encore dans la glaise, ou l'écorce, ou la pierre, et subissant les implacables lois- de la matière il est incrusté. Il n'a que le regard e le souille qui sont libres. « J'espère », dit le regard.

l38 CLEIlAMHArLT

Et le souffle dit: « Je veux ». Et soutenu par eux, il cherche à se dégager. Le regard, le souffle, c'est nou'- c'est l'homme libre.

Le regard me suffit, dit doueement Peri*otin. Clerambault répondit :

Si je n'ai le souille, je meurs.

Entre les paroles et lacté, il s'écoule du temps, chez un homme de pensée. Mênie l'action décidée, il trouve des prétextes pour la remettre au lendemain. Il voit trop bien ce qui va suivre, les luttes et les peines; et pour quel résultat ? Afin de tromper son inquié- tude, il se dépense en paroles énergiques, seul ou avec les intimes. Il se donne ainsi, à bon compte, l'illusion d'agir. Mais il ny croit pas, au fond; il attend, comme Hamlet, que Toccasion le force .

Glerambault, si brave dans ses discours à l'indulgeiït Perrotin, retrouva ses hésitations, à peine rentré chez lui. Sa sensibilité, allinée par le malheur, peiMîevait les émotions des êtres qui l'entouraient; elle lui fai- sait imaginer le désaccord que ses paroles soulève- raient entre sa femme et lui. Bien plus, il ne se sen- tait pas sûr de l'assentiment de sa fille ; il n'eût su dire pourquoi; mais il craignait d'en faire l'épreu^ve. Le risque était pénible pour un cœur afl'eotueux...

Sur ces entrefaites, un docteur de ses amis lui écrivit qu'il avait dans son service d'hôpital un grand

l/Jo CLEUAMIJALl.l

blessé, qui avait participé à l'oUrn^ive île (Ihainpag^iii et connu Maxime. Glci'ambault se hàla d'aller le voir

Il trouva sur an lit un homme sans &ge, ligot< comme une momie, couche sur le dos, inniiobile, sa maigre figure de paysan tannée, ridée, au gi-and ne/, au poil gris, émergeant de bandelettes blanches. L'avant-bras droit, «légagé, appuyait sur le driij> uii< main rude et déformée; au médius, une phalangi manquait; mais ceci ne com])tait point : c'était uni- blessure de paix. Sous les sourcils en bnmssaille, les yeux étaient calmes et clairs. On ne s'attendait point à trouver cette lumière grise dans ce visage brrtlé.

Clerambault s'approcha, s'informa de son étal L'homme d'abord remercia, poliment, sans donner d' détails, comme si ce n'était pas la peine de parler dr soi :

Je vous remercie bien. Monsieur. Ça va bien, ra va bien

Mais Clerambault insistait aflectueusement; et ]< ^ yeux gi-is ne furent pas longtemps à voir qu'il y avait dans les yeux bleus penchés sur eux quelque chose de plus que la curiosité.

Mais êtes-vous blessé? demandait Cleram- bault.

Oh bien ! Monsieur, ça serait trop long à raconter. Il y en a un peu partout.

Et;, pressé de questions :

Il y en a ici et là. Partout il y a de la plac<- Je suis pourtant pas bien gros. Jamais j'aurais pens. qu'il y avait dans Icorps tant d'place.....

CLEUAMBAULT l4l

Clerambault finit par savoir qu'il avait reçu Une ■vingtaine de blessures, exactement dix-sept. Il avait été littéralement arrosé (il disait « entrelardé ») par un shrapnell.

Dix-sept blessures! s'exclamait Clerambault. L'homme rectifia :

Pour dire vrai, j'en ai plus qu'une dizaine.

Les autres sont guéries ?

On m'a coupé les jambes.

Clerambault fut si saisi qu'il en oubliait presque l'objet de sa visite. Tant de misères! Mon Dieu! Qu'est-ce que la nôtre, cette goutte dans la mer!... Il mit la main sur la main rude, il la serra. Les yeux calmes de l'iio m me faisaient le tour de Clerambault; ils virent le crêpe du chapeau; il dit :

Yous avez eu aussi des malheurs ? Cleraml)ault se ressaisit.

Oui, dit-il. Vous avez connu, n'est-ce pas, le sergent Clerambault? /

Sûrement, je l'ai connu.

C'était mon fils. Le regard s'apitoya.

Ah! mon pauvre Monsieur!... Sûrement que je fai connu, votre brave petit gars! Nous avons été ensemble pendant près d'une année. Et ça compte, cette année-h'i! Pendant des jours, des jours, terrés, comme des taupes, dans le môme trou... Ah! on a bien partagé la misère ensemble...

Il a beaucoup souffert?

Dame, Monsieur, c'était dur, quelquefois. Le petit

1 yA i.l.l-.UAMiiAl.i.

a eu du mai. Surtout au commeiui-iutiii. \ i i.m j..i- accoutumé. Nous, (;a nous connaissait.

Vous êtes de la campagne ?

J'étais valet de ferme. On vil dv la \ n- <i«--< iuncf»; on vit un peu coiame les botes... Quoique, .Mo i sieur, à vrai dire, l'homme, au temps d'aujourd'hui, traite l'homme pire que les bt^tes... « Soyez bons pour les animaux » ; il y avait, dans noti'o tranchée, un larceur qui avait accroché cette pancarte... Mais ce qui n'est pas bon pour eux est assez bon pour nouff.. Ça va bien... Je ne me plains pan. C'est 'omme ça. Et quand y faut, y faut. Mais le petit sergent, on voyait qu'il n'avait pas l'habitude. Tout, la pluie et la boue et la méchanceté, et surtout la saleté, tout- ce qu'on touclie, tout ce qu'on mange, et sur soi> la A<ermine... Au coin- mencement, des fois, je lai vu près de pleurer. Alors j'allais l'aider, le blaguer, le remonter, mais sans faire semblant, car il était fier, le petit, voulait pas être aidé ! mais était bien content de l'ôti'e, tout <le môme. Et moi pareillement. On a besoin de se fîerrcr Finale- ment, il était devenu aussi endurant que moi; à son tour, m'a aidé. Et ne se plaignait jamais. Même qu'on riait ensemble. Gar il faut bien qu'on rie : il n'y a pas de malheur qui tienne ! Ça venge de la guigne.

Clerambault écoutait, oppressé. 11 demanda :

Alors, il était moins triste, à la fin?

Oui, Monsieur. Létait ben résigné. On l'était tous, d'ailleurs. On ne sait pas comment que ça se fait : on se lève à peu près tous du môme pied, chaque jour.; on se ressemble pourtant pas^, mais on finit par

CLERAMUAULT 14^

' ressembler aux autres plus (lu'à soi. C'est mieux, on a

moins de mal, on s-c sent moins, on est un tas N'r a

que poun les permissions» Après, ceux qu'on revien- nent, — ainsi, tout justement, le petit sergent, quand il est retourné pour la dernière fois... c'est mauvais, ça neva^plus..,

Clerambault, le cœur serré, dit précipitamment:

Ah! quand il est revenu...?

Il était beu oppressé. Jamais je ne l'avais vu si défait que ce jour-là.! .

Une expression de douleur se peignit sur les traits de Clerambault. A un geste qu'il fit, le blessé, qui regardait le plafond en parlant, tourna les yeux vers lui, vit et comprit sans doute, car il ajouta:

Mais if s'est remis, après.

Clerambault, de nouveau, prit la main du malade :

Dites-moi ce qu'il vous a dit. Racontez-moi bien tout. L'homme hésita; et dit :

Je ne me rappelle plUvS très bien.

Il ferma les yeux et resta immobile. Penché sur lui, Clerambault tâchait de voir ce que voyaient ces yeux sous leurs volets.

Nuit sans lune. Air glacé. Du fond du boyau

creux, on voyait le ciel froid et les étoiles figées. Des balles claquaient sur le sol dur. Accroupis dans la tranchée, les genoux- sous le menton, Maxime et son compagnon, côte à côte, fumaient. Le petit venait de rentrer de Paris, dans la journée.

l'i'l <.i,i:n AMiiM I I

Il était accablé. 11 no réj^JiKlait j)as aux (jucslions; il se clôturait dans un mutisme rarouchc. L'autre l'avait laissé toute l'après-midi cuver sa peine ; il le guettait du coin de l'o'il et, dans l'obscurité, sentant le moment venu, il s'était appioclié. Il savait que le petit, de lui-môme, allait parler. I^e ricochet d'une balle, au-dessus de leur tôte, fit s'ébouler une motte de terre glacée.

Hé! le fossoyeur, dit l'autre. T'es trop pressé !

Autant que ce soit fini, dit Maxime, puisqu'ils le veulent tous !

Pour faire plaisir aux Boches, tu veux donner ta peau? T eu as de la bonté!

Il n'y a pas que les Boches. Ils mettent tous la main à la fosse.

Qui ?

Tous. Ceux de là-bas, d'où je viens, ceux de Paris, les amis, les i>arents, les vivants, ceux de l'autre bord. Nous, nous sommes déjà morts.

Il y eut un silence. Le jet d'un projectile ululait dans le ciel. Le compagnon aspira Tine bonfiée :

Alors, ça n'a pas été, mon petit, la-bas? Je m'en doutais I ...

Pourquoi?

Quand 1 un peine et l'autre pas, on n'a rien à se dire.

Ils souffrent aussi, pourtant.

Mais c'est pas le même pain. Tu as beau être malin, tu n'expliqueras jamais à qui ne l'a pas eu ce que c'est qu'u lerage de dents. Ya donc leur faire com-

I

CLEUAMIJAULT l^O

prendre, à ceux qui couchent dans leur lit, ce qui se passe ici!... C'est pas nouveau pour moi. Pas besoin d'être en guerre ! J'ai vu ça, toute ma vie. Tu crois que, quand je peinais sur la terre et que je suais toute la graisse de mes os, les autres s'en inquiétaient? C'est pas qu'ils soyent mauvais. Ni mauvais ni bons. A peu près comme tout le monde. Peuvent pas se rendre compte. Pour comprendre, il faut prendre. Prendre la tâche. Prendre la peine. Sinon et c'est non, mon gars il n'y a qu'à se résigner. N'essaie pas d'expliquer. Le monde est comme il est; on n'y peut rien changer.

Ce serait trop affreux. Ce ne serait plus la peine de vivre.

Pourquoi diantre? Moi, je l'ai bien supporté. Tu vaux pas moins que moi. Tu es plus intelligent; tu peux apprendre. Supporter, ça s'apprend. Tout s'ap- prend. Et puis, supporter ensemble, c'est pas tout à fait un plaisir, mais c'est plus tout à fait une peine. C'est d'être seul qu'est le plus dur. Tu n'es pas seul, mon petit.

Maxime le regarda en face, et dit :

C'est là-bas que je l'étais. Je ne le suis plus, ici...

Mais l'homme aux yeux fermés, étendu sur le lit, ne dit rien de ce qu'il avait revu. Rouvrant tranquille- ment les yeux, il retrouva le regard angoissé du père, qui le suppliait de parler.

10

1^0 CLKUAMllALLT

Alors, avec une gauche et affectueuse bonhomie, il tâcha dexpliquer que, si le petit était triste, c était probablement d'avoir laissé les siens, mais cju'on l'avait remonté. On comprenait sa peine. (hioiqu<', pour ce qui était de lui, le stropiat, il n'avait jamais eu de père ; mais quand il était enfant, il imaginait, pour ceux qui en ont un, quelle chance ça devait être...

Alors, je me suis permis... je lui ai parlé, Mon- sieur, comme si moi, j'étais vous... Le petit s'est calmé. Il a dit que, tout de même, on devait une eliose à cette garce de guerre : c'est qu'elle avait montré qu'on est bien des pauvres gens sur terre qui ne se connais- saient pas, qui sont faits de même matière. On se dit bien qu'on est des frères, des fois, sur les afUches, où. encore dans le sermon; seulement, on n'y croit pas! Pour le savoir, faut avoir bien trimé ensemble... Alors, il m'a embrassé.

Glerambault se leva, et, courbé sur le visage emmail- loté, embrassa la joue râpeuse du blessé.

Dites-moi ce que je puis faire pour vous, de- manda-t-il.

Vous êtes bien bon, Monsieur. Y a plus grand chose à faire. Je suis fini, quasiment. Sans jambes, un bras cassé, plus trop rien de bien sain... à quoi je puis servir? D'ailleurs, il n'est pas dit encore que je m'en tire. Ça sera comme ça pourra. Si je jîars, bon voyage! Si je reste, y a qu'à attendre. Y aura toujours des trains.

Glerambault admirait sa j>atience. L'autre répétait son refrain :

GLERAMBAULT l47

J'ai coutumance. Patient, y a pas de mérite, quand on ne j) eut autrement!... Et puis, ça nous con- naît! Un peu plus, un peu moins... La guerre, c'est toute la vie.

Clerambault s'aperçut que, dans son égoïsrae, Une lui avait rien demandé encore de sa vie; il ne savait même pas son nom.

Mon nom? Ali! il est bien seyant! Courtois Aimé, que je m'api)ellfe...x\.imé, c'est le petit nom. Pour un qui a la guigne, ça me va comme un gant... Et Cour- tois, par là-dessus. Vlà un joli coco !... J'ai pas connu les miens. Je suis Enfant Assisté. Le noui*ricier de l'Assistance, un métayer de Chami^agne, s'est chargé démon dressage. Il s'y entendait, le bonhomme!... J'ai été bien façonné. Au moins, j'ai su de bonne heure ce qui m'attendait dans la vie. Ah! il a plu dans mon écuelle!...

Là-dessus, il raconta en quelques phrases brèves, sèches, sans émotion, la série de malchances qui com- posaient sa vie : mariage avec une fille comme lui, sans le sou, « la faim qui marie la soif», des maladies, des morts, bataille contre la nature, ça ne serait encore rien, si l'homme n'y mettait du sien... Homo homini... homo... Toute l'injustice sociale qui pèse sur ceux d'en bas. Clerambault ne pouvait cacher sa révolte, en l'entendant. Aimé Courtois ne s'émouvait point. C'est ainsi, c'est ainsi. Toujours c'était ainsi. Les uns sont faits pour pâtir. Les autres, noij. Pas de montagnes sans vallées. La guerre lui paraissait imbé- cile. Mais iln'eûtpas remué un doigt pour l'empêcher.

j^8 CLEUAMHALLX

Il y avait, dans sa façon, la passivité fataliste du peuple, qui, sur le sol des Gaules, se voile d'ironique insou- ciance, le « Faut pas s'en faire! » des tranchées. Et il y avait aussi cette mauvaise honte des Français, qui n'ont peur de rien tant que du ridicule et risqueraient vingt fois la mort pour une absurdité, et par eux jugée telle, plutôt que la raillerie pour un acte de bon sens inaccoutumé. S'opposer à la guerre, autant vouloir s'opposer au tonnerre ! Quand il grôle, rien à faire qu'à tâcher, si l'on peut, de couvrir ses châssis, et puis après, à faire le tour de la récolte ruinée. Et l'on recom- mencera, jusqu'à la prochaine grôle, jusqu'à la pro- chaine guerre, jusqu'à la lin des temps. « Faut pas s'en faire! »... L'idée ne lui venait pasque l'homme pût changer l'homme.

Clerambault s'irritait sourdement de celte résigna- tion héroïque et imbécile, qui peut faire, à juste titre, l'enchantement des classes privilégiées : car elles lui doivent de subsister, mais qui fait de la race humaine et de son effort millénaire un tonneau des Danaïdes, puisque tout son courage, ses vertus, ses labeurs se dépensent à bien mourir... Mais quand ses yeux se reportaient sur le tronçon d'homme étendu devant lui, une infinie pitié l'étreignait. Que pouvait-il faire, que pouvait-il vouloir, cet Homme de misère, ce symbole du peuple sacrifié, mutilé? Tant de siècles qu'il souffre et saigne sous nos yeux, sans que nous, ses frères plus heureux, nous lui donnions, que de loin, quelque éloge négligent qui ne trouble point notre quiétude et l'engage à continuer !

CLERAMBAULT l49

Quelle aide lui apportons-nous? A défaut de notre action, même pas notre parole. Ces loisirs de la pensée, que nous devons à ses sacrifices, nous en gar- dons pour nous le fruit; nous n'osons pas le lui faire goûter; nous avons peur de la lumière; nous avons peur de l'opinion impudente et des maîtres de l'heure , qui disent: « Eteignez-la! Vous qui avez la lumière, tâchez qu'on n'en voie rien, si vous voulez qu'on vous la pardonne!... » Assez de lâcheté! Qui parlera, sinon nous? Les autres meurent, sous le bâillon...

Un nuage de souffrance passa sur le visage du blessé. Ses yeux fixaient le plafond. Sa grande bouche tordue, obstinément fermée, ne voulait plus répondi'e. Cle- rambault s'éloigna. Il étaitrésolu. Le silence du peuple, sur son lit d'agonie, le décidait à parler.

TROISIÈME PARTIE

Clerambault rentra de l'hôpital et, s'enfermant dans sa chambre, il se mit à écrire. M""" Clerambault une fois voulut entrer, s'informa de ce qu'il faisait, avec une sorte de méfiance. On eût dit qu'une intui- tion, bien rare chez cette brave femme qui ne devi- nait jamais rien, lui inspirât une crainte obscure de ce que son mari préparait. Il réussit à défendre sa retraite, jusqu'à ce qu'il eût achevé. D'ordinaire, il ne faisait grâce aux siens d'aucune de ses lignes : c'était un plaisir de naïve, d'affectueuse vanité ; c'était aussi lan devoir de tendresse, dont pas plus qu'eux il n'au- rait pu se passer. Cette fois, il s'en dispensa, et il évita de s'en avouer les raisons. Quoiqu'il fût loin d'imaginer les conséquences de son acte, il avait peur des objections; et il n'était pas assez sûr de lui pour s'y exposer; il voulait mettre les autres eu face du fait accompli.

Son premier cri était pour s'accuser :

O Morts, pardonnez-nous! "

Cette Confession publique portait en épigraphe la phrase musicale d'une vieille plainte de David, pleu> rant sur le corps de son fils A bsalon :

iT)/; <:i.KKAMHAI LT

y:,v -:, <-t- ^:y.£.--,<^. f«v.;.'

J'avais un fils. Je l'aimais. Je Vai tué. Pères de V Europe en deuil, ce nest pas pour moi seul, c'est pour vous que je parle, millions de pères, prres veufs de vos fils, ennemis ou amis, tous couverts de leur sang, comme moi. CFest vous tous qui parlez, par la voix d'un des vôtres, ma misérable voix qui souffre et se repent.

Monfils a été tué, pour les vôtres, par les vôtres ? (je ne sais), comme les vôtres. Comme vous, j'ai accusé l'ennemi, j'ai accusé la guerre. Mais le principal cou- pable, je le vois aujourd'hui, je l'accuse : c'est moi. C'est moi; et moi, c'est vous. Cest nous. Que je vous force à entendre ce que vous savez bien, mais ne voulez pas savoir!

Monjils avait vingt ans, lorsqu il est tombe sous les coups de la guerre. Vingt ans. je T ai chéri, défendu contre la faim, le froid, contre les maladies, contre la nuit de l'esprit, l'ignorance, l'erreur, contre toutes les embûches dissimulées dans l'ombre. de la vie. Mais qu'ai je fait pour le défendre contre le fléau qui venait ?

Je n'étais pourtant pas de ceux qui pactisaient avec les pasàions des nationalismes jaloux. J'aimais les hommes, j'avais foie à me représenter leur Jraternité future. Pourquoi donc n'ai-je rien fait contre ce qui

CLERAMBAULT l55

la menaçait, contre la fièçre qui couvait, contre la paix menteuse, qui, le sourire aux lèvres, se préparait à tuer?

Peur de déplaire, peut-être ? Peur des inimitiés ? J'aimais trop à aimer, sui^tout à être aimé. Je crai- gnais de comprom,ettre la bienveillance acquise, cet accord fragile et fade avec ceux qui nous entourent, cette comédie qu^on joue aux autres et à soi, et dont on n est pas dupe, puisque des deux côtés on redoute de dire le mot qui ejfriterait le plâtre et dénuderait la maison crevassée. Peur de voir clair en soi. Equivoque intérieure. . . Vouloir tout ménager, faire tenir ensemble les vieux instincts et la nouvelle croj-ance, les forces qui s entredélruisent et s'annulent mutuellement. Patrie, Humanité, Guerre et Paix... Ne pas savoir au Juste de quel côté Von penche. Pencher de l'un à Vautre, comme en se balançant. Peur de V effort à faire, pour prendre une décision et pour faire son choix... Paresse et lâcheté! Le tout bien recrépit d'une foi complai- sante en la bonté des choses, qui sauraient, pensions- nous, s'organiser d'elles-mêmes. Et nous nous con- tentions de regarder, de glorifier le cours impeccable du Destin... Courtisans de la Force!...

A notre défaut, les choses, ou les hommes, (d'autres hommes) ont choisi. Et nous avons com- pris alors que nous nous étions trompés. Mais il nous était si af[reux d'en convenir, et nous étions si désha- bitués d'être vrais que nous avons agi comme si nous étions d'accord avec le crime. Pour gage de V accord, nous avons livré nos fils...

iSfi CLERAMBAULT

Alif nous les aimons bien! Sûrement, plus que no» vies... (S'il ne s'était a^i que de donner nos vies...) mais pas plus que notre orgueil, s'e.xténuant à voiler notre désarroi moral, le vide de notre esprit et la nuit de notre cœur.

Passe encore pour ceux qui croient à In vieille idole, hargneuse, envieuse, poissée de sang caillé, la Patrie barbare/ Ceux-là, en lui sacrifiant les autres et les leurs, tuent; mais du moins ils ne savent ce qu'ils font! Mais ceux qui ne croient plus, qui seulement veulent croire, (Et c'est moi! Et c'est nous!), en sacri- fiant leur fils ils l' offrent à un mensonge : (ajjirmer dans le doute, cest mentir); ils t offrent pour se prou- ver à eux-mêmes leur mensonge. Et maintenant que nos aimés sont morts pour notre mensonge, bien loin de l'avouer, nous nous y enfonçons jusqu au-dessus desjyeux, afin de ne plus le voir. Et il faut qu'après les nôtres, les autres, tous les autres, meurent pour notre mensonge !...

Mais moi, Je ne peux plus! Je pense aux fils encore vivants. Est ce que cela méfait du bien que celajasse du mal aux autres ? Suis-Je un barbare du temps d'Homère pour croire que /apaiserai la douleur de mon fils mort et sa faim de la lumière, en répandant sur la terre qui le dévore le sang des autres fils ? En sommes-nous toujours là?— Non. Chaque meurtre nouveau tue mon fils une fois de plus, fait peser sur ses os la lourde boue du crime. Mon fils était l'avenir. Si je veux le sauver. Je dois sauver l'avenir. Je dois épargner aux pères qui viendront la douleur Je

CLERAMB.VULT l<fj

SUIS. Au secours! Aidez-moi! Rejetez ce mensonge ! Est-ce pour nous que se livrent ces combats entre États, ce brigandage de V univers? De quoi açons- nous besoin? La première des Joies, la première des lois, n'est-elle pas celle de l'homme, qui, pareil à un arbre, monte droit et s étend sur le cercle de terre qui est à sa mesure, et par sa libre sève et son calme labeur voit sa multiple vie, en lui et en ses fils, patiem- ment s accomplir? £t qui donc d'entre nous, frères du monde, est jaloux pour les autres de ce juste bon- heur, voudrait le leur voler? Qu'avons-nous à faire de ees ambitions, de ces rivalités, de ces cupidités, de ces maladies d'esprit, que des blasphémateurs cou- vrent du nom de patrie ? La patrie, c'est vous, pères. La patrie, c^est nos fils. Tous nos fils. Sauvons-les !

Sans consulter personne, il alla porter ces pages, à peine écrites, chez un petit éditeur socialiste du quartier. Il revint, soulagé. Il pensait:

Mainteriant, j'ai parlé. Cela ne me regarde plus.

Mais, la nuit qui suivit, il perçut brusquement, par un coup dans la poitrine, que cela le regardait plus que jamais. Il s'éveilla

Qu'est-ce que j'ai fait?

Il éprouvait une souffrance de pudeur, à livrer au public sa douleur sacrée. Et sans imaginer qu'elle pût soulever des colères, il avait le sentiment des incom- préhensions, des commentaires grossiers, qui sont des profanations.

Les journées suivantes passèrent. Il ne se produisit rien. Silence. L'appel avait plongé dans l'inattention publique. L'éditeur était peu connu, le lancement de la brochure négligemment fait. Et il n'y a pire sourd que qui ne veut pas entendre. Les quelques lecteurs qu'avait attirés le nom de Clerambault avaient, dès

CLERAMBAULT lO^

les premières ligaes, écarté cette lecture importune. Ils pensaient :

Le pauvre homme ! Son malheur est en train de lui troubler la tête.

Bon prétexte pour ne pas risquer de com^promettre Téquilibre de la leur.

Un second article suivit. Glerambault y prenait congé du vieux fétiche sanglant : la Patrie. Ou plutôt, il opposait au grand carnassier auquel se livrent en pâture les pauvres hommes de ce temps, à la Louve Romaine, l'auguste Mère de tout ce qui respire : la Patrie universelle :

A Celle qu'on a aimée

Nulle douleur plus amène que de se séparer de celle qu'on a aimée. En V arrachant de mon cœur, cest mon cœur que J'arrache. La chère, la bonne, la belle, si du moins on avait Vaçeug-le privilège de ces amants passionnés qui peuvent oublier tout, tout l'amour, tout le beau et le bon d'autrefois, pour ne plus voir que le mal qu'elle vous fait aujourdliui et ce quelle est devenue! Mais je ne sais pas, Je ne sais pas oublier: Je te verrai toujours comme Je t'ai aimée, quand Je croyais en toi, quand tu étais mon guide et ma meil- leure amie, Patrie! Pourquoi ni as-tu laissé? Pour- quoi nous as-tu trahis? Encore si J'étais seul à souf- frir, Je cacherais la triste découverte sous ma tendresse passée. Mais je vois tes victimes, ces peuples, ces Jeunes hommes crédules et épris (Je reconnais en eux

iCo CLEUAMUALLT

celui que je fus aussi) Comme lu nous as trompés!

Ta voix nous semblait celle de l'amour fraternel ; tu no us appelais à toi afin de nous unir : plus d'isolés ! Tousjrères! A chacun tu prêtais les Jorces de milliers d autres; tu nous faisais aimer notre ciel, notre terre et Vœuvre de nos mains; et nous nous aimions tous

en t' aimant OU nous as-tu conduits? Ton but, en

nous unissant, était-il seulement de nous faire plus nombreux, pour ha'ir et pour tuer? Ah! nous avions assez de nos haines isolées. Chacun avait son faix de ses mauvaises pensées ! Du moins, en j^ cédant, nous les savions mauvaises. Mais toi, tu les nommes sacrées, empoisonneuse des âmes...

Pourquoi ces combats ? Pour notre liberté ? Tu fais de nous des esclaves. Pour notre conscience ? Tu Vou- trag-es. Pour notre bonheur? Tu le saccages. Pour

notre prospérité? Notre terre est ruinée Et qua-

vons-nous besoin de nouvelles conquêtes, quand le champ de nos pères nous est devenu trop (rrand ? Est- ce pour V avidité de quelques dévorants '1 La patrie a-t-elle pour mission d'emplir ces ventres, avec le malheur public ?

Patrie vendue aux riches, aux trafiquants de l'âme et du corps des nations. Patrie qui es leur complice et leur associée, qui couvres leurs vilenies de ton geste héroïque, prends garde! Voici T heure oii les peuples secouent leur vermine, leurs dieux, leurs maîtres qui les abusent! Qu'ils poursuivent parmi eu.x les cou- pables! Moi, je vais droit au Maître, dont l'ombre les couvre tous, lui qui trônes impassible, tandis^que les

CLERAMBAULT l6l

inmltitiides s'égorgent en ton nom, toi quils adorent tous en se haïssant tous, toi qui Jouis d'allumer le rut sanglant des peuples^ femelle, dieu de proie, faux Christ qui planes au-dessus des tueries, avec tes ailes en croix et tes serres d' éperçier ! Qui t'arrachera de jiotre ciel? Qui nous rendra le soleil et V amour de nos frères?... Je suis seul, et Je n'ai que ma çoix, qu'un souffle ça éteindre. Mais avant de disparaître. Je crie: << Tu tomberas ! Tyran, tu tomberas! L'humanité veut i>ivre. Le temps viendra, l'homme va briser ton Joug de mort et de mensonge. Le temps vient. Le temps est ».

Réponse de TAimée

Ta parole, mon fils, est la pierre qu'un enfant lance contre le ciel. Elle ne m'atteint pas. C'est sur toi quelle retombe. Celle que tu outrages, qui usurpe mon nom, est l'idole que tu as sculptée. Elle est à ton image, et non pas à lamienne. La vraie Patrie est celle du Père. Elle est commune à tous. Elle vous em,brasse tous. Ce n'est pas sa faute, si vous la rapetissez à votre taille... Malheureux hommes! l^ous souillez tous vos dieux, il n'est pas une grande idée que vous n'avilissiez. Le bien qu'on veut vous faire, vous le tournez en poison. La lumière qu'on vous verse vous sert à vous brûler. Je suis venue parmi vous, pour réchauffer votre soli- tude. J'ai rapproché vos âmes grelottantes, en trou- peaux. J'ai fait de vos Jaiblesses dispersées un jais- ceau. Je suis l'amour fraternel, la grande Commu-

il

nioii. Et cfst vu i/ioii lid/u. w

délrui'ses !...

Je peine, depuis des siècles^ à vous dilis^rer des chaÂnes de la bestialité. J'essaie de vous luire sortir de votre dur étrolsme. Sur la route da Temps, vous ananccz en ahanant. Les provinces^ les mitions, sont Us bornes miUiaires qui Jalonnent vos halles essouf- flées. C'et^t votre débilité qui seule les a plantés». P,Qur vous mener plus loin. J'attende que vous ajrec repris haleine. Mais vous êtes si pampres de souffle et de cœur que de voire impuissance vous vous faites une vertu; vous admirez vos héros, pour les limites auxquelles ils ont dil s'arrêter, épuisés, et non parce qu'ils ont su j' atteindre les premiers! Parvenus sans efjort au point ces héros avant-coureurs sont

tombés, vous croyez être des héros à votre tour!

Qu'ai-Je à faire aujourd'hui de vos ombres du posté?' Uhéroïsme dont J'ai besoin n'est plus celui des Ba^''ard, des Jeanne d'Are, chevaliers et martyrs d-une cause à présent dépassée, mais d'apotre» de V.hv.enir, de grands cœurs qui se saerijient pour une pebLPieplws large, pour un idéal plus haut. En marche.^ Fnajxchissez les frontières! Puisqu'il faut encore ces Mq miles à votre infirmité, reportez-les plus loin-y aux pertes de l'Occident, aux bornes dc-V Europe, jusqu à c&'quepas à pas vous arriviez au terme et que la ronde -dssi hommes fasse le towr-dwgilobe, en. se donnant la iiimik..... '■^Misérable écrivain, qui m^adresses des outrages^ r&d^âseendsen toi-même, ose t" e.xaminer ! Je Vai donné

CLEUAMBAULT l6S

le poiiçoir de parler pour guider les hommes de ton peuple ; et tu en as usé pour te tromper toi-même et pour les égarer ; ta as enfoncé dans leur erreur ceux que tu devais saucer, tu as eu le ti'iste courage de sacrifier à ton mensonge ceux que tu aimais : ton fils. Maintenant^ pauvre ruine, oseras-tu du moins fojffrir en spectacle aux autres et dire : « Voilà mon œuvre, ne V imitez pas ! » Va, et que ton infortune puisse éviter ton sort à ceux qui viendront après ! Ose parler ! Crie-leur :

« Peuples, vous êtes fous. Vous tuez la patrie, en croyant la défendre. La patrie, cest vous tous. Vos ennemis sont vos frères. Embrassez-vous, millions d'êtres / »

imti \ i-.i 11 cri ,

Le môme silence parut engloutir ce Clcrambault vivait en dehors des milieux j>opulaires, ne lui eût point manqué la chaude symj>alhie des cœurs simples et sains. D'un ôchn cvcillc par sa pensée, il ne percevait rien.

Mais quoiqu'il se vit seul, il savait qu'il ne l'était point. Deux sentiments extrêmes, qui paraissaient contraires, sa modestie et sa foi, s'unissaient pour lui dire : « Ce que tu penses, d'autres le pensent. Ta vérité est trop grande, et tu es trop petit, pour qu'elle n'existe qu'en toi. Ce que tu as pu voir, avec tes mauvais yeux, d'autres yeux en reçoivent, comme toi, la lumière. Eu ce moment la Grande-Ourse s'incline à l'horizon. De . milliers de regards la contemplent peut- être. Tu ne vois pas les regards. Mais la flamme lointaine les marie à tes yeux. »

La solitude de l'esprit n'est qu'une illusion. Amère- ment douloureuse, mais sans réalité profonde. Nous appartenons tous, môme les plus indépendants, à une lamille morale. Cette communauté d'esprits n'est pas

CLERAMBAULT

l65

groupée en un pays, ou en un temps. Ses éléments sont dispersés à travers les peuples et les siècles. Pour un conservateur, ils sont dans le passé. Les révolution- naires et les persécutés les trouvent dans l'avenir. Avenir et passé ne sont pas moins réels que le présent immédiat, dont le mur borne les regards satisfaits du troupeau. Et le présent, lui-même, n'est pas tel que voudraient le faire croire les divisions arbitraires des États, des nations, et des religions. L'humanité actuelle est un bazar de pensées ; sans les avoir triées, on les a mises en tas, que séparent des clôtures hâtive- ment construites : ainsi, les frères sont séparés des frères, et ^parqués avec des étrangers. Chaque Etat englobe des races différentes, qui ne sont nulle- ment faites pour penser et agir ensemble; chacune des familles ou des belles-familles morales qu'on appelle des patries, enveloppe des esprits qui, en fait, appar- tiennent à des familles diflérentes, actuelles, passées, ou à venir. Ne pouvant les absorber, elle les, opprime; ils n'échappent à la destruction que par des subter- fuges : soumission apparente, rébellion intérieure^ ou par la fuite : exilés volontaires, Heimatlos. Leur reprocher d'être insoumis à la patrie, c'est repro- cher aux Irlandais, aux Polonais, d'échapper à l'en- gloutissement par l'Angleterre ou par la Prusse. Ici et là, ces hommes restent fidèles à la vraie Patrie. O vous qui prétendez que cette guerre a pour but de rendre à chaque peuple le droit de disposer de soi, quand rendrez-vous ce droit à la République dispersée des libres âmes du monde entier ?

lG6 CL>IvHAMHAUL(

Cette Répul)Hque. Glrramlmult, isolé, savarl qu'cUe «xistnit. Gomme la Home de Sei'toi'ius, cHc éUiit tnnlv en lui. Toute en chncnn de ceux, les uns aux autres, inoonnns, pour qui elle est la P«tine.

Brusquement, la muraille de silence qui bloquait la parcle de Clerambault, tomba. Et ce ne fut pas la voix d'un frère qui répondit àla sienne. la forrce de «ympathie eût été trop faible pour rompre les barrières, la sottise et la haine aveuglément firent une brèclie.

Après quelques semaines^ Clerambault se eroyait oublié et songeait à une publication nouvelle, quand un matin Léo Camus tomba chez lui, avec fracas. Il était crispé de colère. Avec un front tragique, il^eudit à Clerambault un journal grand ouvert :

Lis!

Et, debout derrière lui, tandis que CleEambault lisait :

Qu'est-ce :que cette saloperie?

Clerambault, consterné, se voyait poignardé pai' une main qu'il croyait amie. Un écrivain notoire, en bons termes avec lui, collègue de Perrotin, homme ,^*a\»e, honorable, avait, sans hésiter, assumé le rôle de dénonciateur public. Bien qu'il connût depuis assez longtemps Clerambault pour n'avoir aucun doute sur

l68 CLEUAMBAILT

la pureté de ses intentions, il le présentait sous un jour déshonorant. Historien habitué à manipuler les textes, il détacliait de la brochure de Cleraïubault; quelques phrases tronquées, et il les brandissait, comme un acte de trahison. Sa vertueuse indignation ne se frtt point satisfaite d'une lettre privée; elle avait lait choi.v «lu plus bruyant journal, basse oflicine de chantage, dont un million de Français méprisaient, mais avalaient les bourdes, bouche bée.

Ce n'est pas possible ! balbutiait Clerambault, que cette animosité inattendue trouvait sans défense.

Pas un instant à perdre! dit Camus. Il faut répondre.

Répondre? Que puis-je répondre ?

D'abord, naturellement, démentir cette ignoble invention .

Mais ce n'est pas une invention, dit Clerambault, en relevant la tête et regardant Camus.

Ce fut au tour de Camus d'être frappé de la foudre.

Ce n'est pas...?Ge n'est pas...? bégaya-t-il, de saisissement.

La brochure est de moi, dit Clerambault; mais. le sens en est dénaturé par cet article...

Camus n'avait pas attendu la lin de la phrase pour hurler :

Tu as écrit ça, toi, toi!...

Clerambault, essayant de calmer son beau- frère, le priait de ne p^s juger avant de savoir exacte- ment. Mais l'autre le traitait, à tue-tête, d'aliéné, et criait :

CLERAMBAULT l6f>

Je ne m'occupe pas de cela. Oui, ou non, as-tu écrit contre la guerre, contre la patrie?

J'ai écrit que la guerre est un crime, et que toutes les patries en sont souillées...

Camus bondit, sans permettre à Clerambault de s'expliquer davantage, fit le geste de lempoigner au- collet, et, se retenant, il lui souffla à la face que le criminel, c'était lui, et qu'il méritait de passer illico en conseil de guerre .

Aux éclats de sa voix, la domestique écoutait à la. porte. M"^^ Clerambault, accourue, tâchait d'apaiser son frère, avec un flot de paroles sur le mode suraigu. Clerambault, assourdi, oflrait vainement à Camus de lui lire la brochure incriminée ; mais Camus s'y refusait avec fureur, disant qu'il lui suffisait de connaître de cette ordure ce que les journaux en exposaient. (Il traitait les journaux de menteurs; mais il ratifiait leurs mensonges). Et, se posant en justicier, il somma. Clerambault d'écrire sur-le-champ, devant lui, une lettre de rétractation publique. Clerambault haussa les- épaules ; il dit qu'il n'avait de comptes à rendre qu'à sa conscience, qu'il était libre...

Non! cria Camus.

Quoi! Je ne suis pas libre, je n'ai pas le droit de dire ce que je pense?

Non, tu n'es pas libre! Non, tu n'as pas le droit!, criait Camus, exaspéré. Tu dépends de la patrfe. Et d'abord, de la famille. Elle aurait le droit de te faire enfermer!

Il exigea que la lettre fût écrite, à l'instant. Cleram-

(jMiniVimiAUi.'r

bairlt lui toui-na le dos. Camus partit, en frappant les portes, criant qu'il ne rcinettrail plus les pi«^ds ici : entre eux, tout est lini.

Après, ClerambauH eut à subir les questions épWrHes lie sa femme qui, sans savoir ce qu'il axait fait, se lamenritait de son imprudence et lai demandait « ponr- qiioi, pourquoi il ne se taisait pas? N'flvaient-ils pas assez de malheur? Quelle démangeaison de parler? Et quelle manie surtout de vouloir parler autin-Tnent que les autres? »

Rosine rentrait dHme course . Clepamljimll la prit à témoin, il lui raconta confusément iaseëttcpéivible qui venait de se jiasser, et;la pria de sltie«eoir auprès de sa table, pour qu'il hii donnât lecttire de l'article, Sans prendre le temps d'enlever ses gants <5t son oUa]i)cau, Rosine s'assit près de son pèr(% lécoiïta sagement, gentiment, et quand il eut •Hai, elle alla l'embrasser, et dit:

Oui, c'est beau!... Maés, papa, peurcfooi as-tu fait cela?

ClerambauH; fut démonté :

Comment? Comment?... Pcnipquoi je l'ai fait?... Est-ce que ce n'est pas juste?

Je ne sais pas. . . Oui, je crois... Gela doit être juste, puisque tu le dis... Mais peut-êtpe que ce n'était pas nécessaire de l'écrire...

Pas nécessaire? Si c'est juste, c"«6t nrrrnnatrr

Puisque cela fait crier!

Mais ce n'est pas une raison!

A quoi bon faire crier?

CLEIl AMBAULT I " I

Voyons, ma petite fille, ce que j'ai écrit, tu le penses aussi?

Oui, papa^ je crois...

Voyons, voyons, «tu crois»?... Tu détestes la guerre, comme moi, tu voudrais la voir finie ; tout ce que j'ai dit là, je te l'ai dit, à toi ; et tu pensais comme moi...

Oui, papa.

Alors, tu l'approuves?

Oui, papa.

Elle avait passé ses bras^autour de s<on cou :

Mais il n'y a pas ibesoin de tout écrire... Glerambault, attristé, essaya d'expliquer ce <fai lui

semblait évident. Rosine écoutait, répondait tra^nquil- lement ; et la seule évidence fat qu'elle tic comprenait pas. Pour finir, elle embrassa encore son père, et dit :

Moi, je t'ai dit ce que je crois. Mais tu sais mieux que moi. Ge n'est pas à toî)! de JTii^er. . .

Elle rentra dans sa cliambre, en souriant à son père ; et elle ne se doutait pas qu'elle "venait de lui retirer son meilleur appui.

L'attaque injurieuse ne resta pas isolée. Une fois le grelot attaché, il ne cessa plus de tinter. Mais dans le tumulte général, son bruit se fût perdu,sans l'achar- nement dune voix, qui groupa contre Glerambault tout le chœur des malignités diffuses.

C'était celle d'un de ses plus anciens amis, l'écrivain Octave Berlin. Ils avaient été camarades au lycée Henri IV. Le petit Parisien Bertin, fin, élégant, pré- coce, avait accueilli les avances gauches et enthou- siastes de ce grand garçon qui arrivait de sa province, ausi^i dégingandé de corps que d'esprit, les bras, le.s^ jambes qui nen finissaient pas dans des vêtements trop courts, un mélange de candeur, d ignorance naïve, de mauvais goût, d'emphase, et de sève débor- dante, de saillies originales, d'images saisissantes. Rien n'avait échappé aux yeux malins et précis dci jeune Bertin, ni les ridicules ni les richesses inté- rieures de Glerambault. Tout compte fait, il l'avait agréé pour intime. L'admiration que lui témoignait Glerambault n'avait pas été sans influence sur sa déci-

CLERAMBAULT Ij'i

sion. Pendant plusieurs années, ils partagèrent la sura])ondance bavarde de leurs pensées juvéniles. Tous deux rêvaient d'être^ artistes, se lisaient leurs essais, s'escrimaient eïi d'interminables discussions. Bertin avait toujours le dernier mot, comme il primait en tout. Clerambault ne songeait pas à lui contester sa supériorité ; il l'eût beaucoup plutôt imposée à coups de poing à qui l'aurait niée. Il admirait bouche bée la virtuosité de pensée et de style de ce brillant garçon, qui récoltait en se jouant tous les succès universitaires, et que ses maîtres voyaient d'avance eppelé aux plus hautes destinées, ils voulaient dire : officielles et académiques. Bertin l'entendait bien ainsi. Il était pressé de réussir, et pensait que le fruit de la gloire est meilleur, quand on le mange avec des dents de vingt ans. Il n'était pas sorti de l'Ecole qu'il trouvait moyen de publier dans une grande revue parisienne une série d'Essais, qui lui valurent une immédiate notoriété. Sans même prendre haleine, il produisit coup sur coup un roman à la d'Annunzio, une' comédie à la Rostand, un livre sur l'Amour, un autre sur la Réforme de la ■Constitution, une enquête sur le Modernisme, une monographie de Sarah-Bcrnhardt, enfin des « Dialo- gues des citants », dont la verve sarcastique et sage- ment dosée lui procura la chronique parisienne dans oin des premiers journaux du boulevard. Après quoi, entré dans le journalisme, ilyresta.Ilétaitun des orne- •ments du Tout Paris des lettres, quand le nom de Cle- rambault était encore inconnu. Clerambault, lentement, prenait possession de son monde intérieur; il avait

'. »

OliKUAMUAUX.!

assea à faire de lutter contre lui-même, pour no pas consacrer beaucoup de temps à la couquôte du public. Aussi, ses premiers livres, péniblement édités, ne dépassèrent pas un cercle de dix lecteuj's. Il faut rendre cette justice à Bertin quïl était des tlix, et qu'il savait apprécier le talent de Glerambault. Il le disait même, à l'occasion; et tant que Glerand)atdtno lut pas connu, il se dbama le luxe de le défendre, non sans ajouter aux élog;es (fuel([ues conseils aintcaïUX et protetrteurs, ([ue Glerambault ne suivait pas toujoui*», mais que toujours il écoulait avec le même respect iUIectucux.

Et puis, Glerambault fut connu. Et puis, ce l'ut la gloire. Bertin, bien étonné, content sincèrement du succès de lami, un peu vexé tout de même, laissait entendre qu'il le tro«vait exagéré et que le iii«iR«ur Glerambault était le Glerambault inconnu, celui d'avant la renommée. Il entreprenait parfois de le démontrer à Gleram±)auU, qui ne disait ni oui ni non, car il n'en savait rien, et ne s'en occupait guère : il avait toujours une nouvelle œuvre en tête. Les deux vieux camarades étaient restés en excellents tei'mes; mais ils avaient laissé leurs relations peu à pou s'es- pacer;

La guerre avait fait de Bertin im furieux co«ai-dier. Autrefois, au lycée, il scandalisait le'provincial Gle- rambault par son irrespect edronté pour toutes les valeurs, politiques ouf sociales- : patrie, moFale-, »eU- gion. Dans ses œuvres littéraires, il avait continué de pronjîeBer son aîiarchisme, mais sous une foinae scep- tique^ monduine et lassée^ qui répondait a«i gioût de-, sa

CLEliAMBAULT

riche clientèle. Avec cette clientèle et tous les four- nisseurs, ses confrères de la presse et des théâtres du Ijoulevard, ces petits-nereux de Parny et de Crébillon junior, il s érigea soudain en Brutus, immolant ses filSi Son excuse d'ailleurs était qu'il n'en avait pas. Mais peut-être le regrettait-il.

Gleram]^ault n'avait riun à lui reprocher; aussi n'y songeait-il point. Mais il songeait encore moins que son vieux camarade l'anaoraliste se ferait contre lui le procuaeurde la Patrie outragée. Était-ce seulement de la Patrie ? La furieuse diatribe que Bertin déversa sur Clerambault décelait, semblait-il, un ressentiment personnel, que Clerambault ne s'expliquait pas. Dans le désarroi des esprits, il eût été compréhensible que Bertin fût choqué j)ar la pensée de Clerambault et s'en expliquât avec lui, librement, seul à seul. Mais, sans le prévenir, il débutait par une exécxition publique. En première page de son journal, il l'empoignait, avec une ^Holence inouïe. Il n'attaquait pas seulement ses idées, mais son caractère. De la cris» de conscience tragique de Clerambault, il faisait un accès de méga- lomanie littéraire, dont était responsable un succès disproportionné. On eût dit qu'il cherchât les teriaes le&plue blessaiats pour ramour^propre Clerambault. Il terminait sur mi tonde supériorité outrageante, en le sommant de rétracter ses erreurs.

La; virulence^ de yarticlei et la. notoriété du cliii'oni- queutr firent du « cas Clerambault » un événement j)arisien. Il occupa lav presse pendant près d'une semaine, ce qui était beaucoup pour ces cervelles d'oi

«i-6 CLEKAMHALLT

seaux. Presque aucun ne chercha à lire les pages <le Clerambault. Gela n'était plus nécessaire : Bertin les avait lues. La confrérie n'a pas l'habilude de refaire un travail superllu. Il ne s'agissait pas de lire. Il s'agissait de juger. Une curieuse a Union Sacrée » s'ellectua sur le dos île Clerambault. Cléri- caux, jacobins, s'entendirent jmur l'exécuter. Du jour au lendemain, sans transition, l'homme hier admiré fut •traîné dans la boue. Le poète national devint un ennemi public. Tous les Myrmidons de la presse y allèrent de leur invective héroïque. La plupart étalaient, avec leur mauvaise foi constitutive, une invraisemblable ignorance. Bien peu connaissaient les couvres de Cle- rambault, c'est à peine s'ils savaient son nom et le titre d'un de ses volumes : cela ne les gênait pas plus pour le dénigrer maintenant que cela ne les avait gênés pour le célébrer naguère, quand la mode était pour lui. Maintenant, ils trouvaient dans tout ce qu'il avait écrit des traces de « bochisme » Leurs citations étaient, d'ailleurs, régulièrement inexactes. Un d'eux, dans la fougue de son réquisitoire, gratifia Clerambault de l'ouvrage d'un autre, qui, blêmissant de peur, protesta aussitôt avec indignation, en se désolidarisant de son dangereux confrère. Des amis, inquiets de leur inti- ^mité avec Clerambault, n'attendirent i)as qu'on la leur rappelât: ils prirent les devants; ils lui adressèrent des « Lettres ouvertes », que les journaux publièrent en bonne place. Les uns, comme Berlin, joignaient à leur blâme public une adjuration emphatique de faire ^on mea ciilpa. D'autres^ sans recourir même à ces

CLEIIAMBALL,X J^J

ménagements, se séparaient de lui en termes amers et outrageants. Tant d'animosité bouleversa Clerambault. Elle ne pouvait être causée par ses seuls articles; il fallait qu elle couvât déjà dans le cœur de ces hommes. Quoi ! Tant de haine cachée!... Qu'avait-il pu leur

faire? L'artiste quia du *iccès ne se doute pas

que, parmi les sourires de l'escorte, plus d'un cache les dents qui gueltent l'heure de mordre.

Clerambault s'efforçait de dissimuler à sa femme les outrages des journaux. Ainsi qu'un collégien qui esca- mote ses mauvaises notes, il guettait l'heure du cour- rier pour faire disparaître les feuilles malfaisantes. Mais leur venin finit par infecter l'air même qu'on respirait. M""^ Clerambault et Rosine eurent à subir, do leurs relations mondaines, des allusions blessantes, de menus affronts, des avanies. Avec l'instinct de jus- tice qui caractérise la bête humaine, et spécialement femelle, on les rendait responsables des pensées de XHlerambault, qu'elles connaissaient à peine et qu'elles 'approuvaient pas. (Ceux qui les incriminaient ne les connaissaient pas davantage.) Les plus polis usaient de réticences; ils évitaient ostensiblement de deman- der des nouvelles, de prononcer le nom de Cleram- bault « Ne parlez pas de corde dans la maison d'un

pendu!... » Ce silence calculé était plus injurieux qu'un blâme. On eût dit que Clerambault avait commis une escroquerie, ou bien un attentat à la pudeur. M"" Cle- rambault revenait, ulcérée. Rosine allectait de ne j)as s'en soucier; njais Clerambault voyait qu'elle souffrait. Une amie, rencontrée dans la rue, passait sur le trot-

12

CLER.VMHALLl

toir opposé et détournait la tête, pour ne pas les saluer- Rosine fut exclue d'un Comité de bienfaisance, on t*U«" travaillait assidûment depuis plusieurs années.

Dans cette réprobation patriotique, les femmes se distinguaient par leur acharnement. L'appel do Cle- rambault au rapprochement et au pardon netroavaib pas d'adversaires plus enragés. lien a été de même partout. La tyrannie de Topipion publique, cette machine d'oppression, fabriquée par l'État moderne et plus despotique que lui, n'a pas eu, en temps de guerre, d'instruments plus féroces que certaines- femmes. Bertrand Russell cite le cas d'un pauvre gar- çon, conducteur de tramway, marié, père de famille, réformé par l'armée, qui se suicida de désespoir, à la suite des insultes dont le poursuivaient les femmes da Middlcsex. Dans tous les pays, des centaines de mal heureux ont été, comme lui, traqués, allolés, livrés à la tuerie, par ces Bacchantes de la guerre... N'en soyons pas surpris! 11 faut, pour n'avoir pas prévu cette frénésie, être de ceux qui, tel jusqu'alors Clcrambuult, vivent sur des opinions admises et des idéalisations de tout repos. En dépit des efl'orts de la femme afin de ressembler à l'idéal mensonger imaginé par l'homme pour sa satisfaction et sa tranquillité, la femme, même étiolée, émondée, ratissée, comme l'est celle d'aujour- d'hui, est bien plus près que 1 homme de la terre sau- vage. Elle est à la source des instincts et plus riche- ment pourvue en forces, qui ne sont ni morales ni immorales, mais animales toutes pures. Si l'amour est sa fonction principale, ce n'est pas l'amour sublimé

CLERAMUAL LT l'^g^

par la raison, c'est l'amour à l'état brut, aveugle et délirant, se mêlent égoïsme et sacrifice, également inconscients et tous deux au service des buts obscurs de l'espèce. Tous les enjolivements tendres et fleuris, dont le couple s'efl'orce de voiler ces forces' qui l'efl'raient, sont un treillis de lianes au-dessus d'un torrent. Leur objet est de tromper. L'homme ne sup- porterait pas la vie, si son âme chétive voyait en face les grandes forces qui l'emportent. Son ingénieuse lâcheté s'évertue à les adapter mentalement à sa fai- blesse : il ment avec l'amour, il ment avec la haine, il ment avec la femme, il ment avec la Patrie, il ment avec ses Dieux ; il a si peur que la réalité apparue ne le fasse tomber en convulsions qu'il lui a substitué les fades chromos de son idéalisme.

La guerre faisait crouler le fragile rempart. Cleram- bault voyait tomber la robe de féline politesse dont s'habille la civilisation ; et la bête cruelle apparais- sait.

Les plus tolérants étaient, parmi les anciens amis de Glcrambault, ceux qui tenaient au monde poli- tique : députés, ministres d'hier ou de demain; habi- tués à manier le troupeau humain, ils savaient ce qu'il vaut ! Les hardiesses de Clerambault leur semblaient bien naïves. Ils en pensaient vingt fois plus; mais ils trouvaient sot de le dire, dangereux de l'écrire, et plus dangereux encore d'y répondre : car ce que l'on attaque, on le fait connaître ; et ce que l'on condamne, on consacre son importance. Aussi, leur avis eût- il été, sagement, de faire le silence sur ces écrits malencon-

iSo CLEHAMUAri-T

treux, qu'eût négligés, d'olle-môme, la conscience publique, somnolente et fourbue. C'a été, mandant la guerre, le mot d'ordre généralement observé en Alle- magne, où les pouvoirs publics étoun'aient sous les fleurs les écrivains révoltés, quan<l ils ne pouvaient pas sans bruit les étrangler. Mais l'esprit politique de la démocratie française est plus franc et plus borné. Elle ne connaît pas le silence. Bien loin de cacher ses iiaines, elle monte sur des tréteaux })ourlesex(»ectoror. La Liberté française est comme celle de Rude : gueule ouverte, elle braille. Qui ne pense pas comme elle, aussitôt est un traître ; il se trouve toujours quehjue bas journaliste, pour dire de quel prix fut achetée cette voix libre; et vingt énergumènes ameuteront contre elle la fureur des badauds. Lne fois la musique en train, rien à faire qu'à attendre que la violence s'épuise par son excès. En attendant, gare à la casse! Les prudents se mettent à l'abri, ou hurlent avec les lou[)s.

Le directeur du journal, ui s'honorait de publier, depuis plusieurs années, des poésies de Clerambault, lui fit dire à l'oreille qu'il trouvait tout ce vacarme ridicule, qu'il n'y avait pas dans son cas de quoi fouet- ter un chat, mais qu'à son grand regret, il se voyait obligé, pour ses abonnés, de l'éreinter... Oh! avec toutes les formes ! . . . Sans rancune, n'est-ce pas?. . . Fin effet, rien de brutal : on se borna aie rendre ridicule.

Et jusqu'à Perrotin (piteuse espèce humaine !) qui, dans une interview, ironisa brillamment Cle- rambault, fit rire à ses dépens, et pensait en cachette demeurer son ami;

CLERAMBAULT l8l

Dans sa propre maison, Glerambault ne trouvait plus d'appui. Sa vieille compagne, qui depuis trente ans ne pensait que par lui, répétant ses pensées avant même de les comprendre, s'elTrayait, s'indignait de ses paroles nouvelles, lui reprochait àprement le scandale soulevé, le tort fait à son nom, au nom de la famille, au souvenir du fils mort, à la sainte vengeance, à la patrie. Quant à Rosine, elle l'aimait toujours; mais elle ne comprenait plus. Une femme a rarement les exigences de l'esprit; elle n'a que celles du cœur. Il lui suffisait que son père ne s'associât point aux paro- les de haine, qu'il restât pitoyable et bon. Elle ne dési- rait point qu'il traduisît ses sentiments en théories^ ni surtout qu'il les proclamât. Elle avait le bon sens affectueux et pratique de celle qui sauve son cœur et s'accommode du reste. Elle ne comprenait pas cet inflexible besoin de logique, qui pousse l'homme à dévider les conséquences extrêmes de sa foi. Elle ne comprenait pas. Son heure était passée, l'heure elle avait reçu et rempli, sans le savoir, la mission de relever maternellement son père, faible, incer- tain, brisé, de l'abriter sous son aile, de sauver sa conscience, de lui rendre le flambeau qu'il avait laissé tomber. Maintenant qu'il lavait repris, son rôle, à elle, était accompli. Elle était redevenue la «petite fille», aimante, eflacéc, qui regarde les grands actes du monde avec des yeux un peu indiflerents, et,, dans le fond de son àme, comme la phosphorescence de l'heure surnaturelle qu'elle a vécue, qu'elle couve religieusement, et qu'elle ne comprend plus.

A peu près dans le toême temps, Clerambault reçut la visite d'un jeune permissionnaire, ami delà lamille. Ingénieur, fils d'ingénieur, Daniel Favre, dont la vive intelligence n'était pas bornée par son métier, s'était depuis longtemps épris de Clerambault : les paissantes envolées de la science moderne ont singulièrement rapproché son domaine de celui de la poésie; elle est devenue elle-même le plus grand des poèmes, Dartiel était un lecteur enthousiaste de Clerambault ; ils avaient échangé d'affectueuses lettres; et le jeune homme, dont la famille était en relations avec les Clerambault, Tenait souvent chez eux, peut-être pas uniquement pour la satisfaction d'y rencontrer le poète. Les visites de cet aimable garçon, âgé d'une trentaine d'années, grand, bien découplé, aux traits forts, au sourire timide, avec des yeux très clairs dans un visage h;\lé, étaient bien accueillies ; et Clerambault n'était pas seul à y trouver plaisir. Il eût été facile à Daniel de se faire âfl'ecter à un service de l'arrière, dans une usine métallurgique; mais il avait demandé à ne pas quitter son poste péril-

CLERAMBAULT l83

îeux, au front; il y avait rapidement conquis le grade de lieutenant. II profita de sa permission pour venir Voir ■Clerambault.

Celui-ci était seul. Sa femme et sa fille étaient sorties. Il reçut avec joie le jeune ami. Mais Daniel parais- sait gêné ; et après avoir répondu tant bien que mal aux questions de Clerambault, il aborda brusque- ment le sujet qui lui tenait à cœur. Il dit qu'il avait entendu parler, aufront, des articles de Clerambault; et il était troublé. On disait... on prétendait... Enfin, on était sévère... Il savait que c'était injuste. Mais il venait (et il saisit la main de Clerambault avec une chaleureuse timidité) il venait le supplier de ne pas se séparer de ceux q^ui l'aimaient. Il lui rappela la piété qu'inspirait le poète qui avait célébré la terre française et la grandeur intime de la race... « Restez, restez avec nous, à cette heure d'épreuves!»

Jamais je n'ai été davantage avec vous, répondit Clerambault. Et il demanda :

Cher ami, vous dites qu'on attaquait ce que j'ai écrit. Vous-même, qu'en pensez-vous ?

Je ne l'ai pas lu., dit Daniel. Je n'ai pas voulu le lire. J'ai craint d'être attristé dans mon affection pour vous, ou troublé dans l'accomplissement de mon devoir.

Vous n'avez pas beaucoup de confiance en vous, pour craindre de voir ébranler vos convictions par la lecture de quelques lignes !

Je suis sûr de mes convictions, fit Daniel, un peu piqué; mais il est certains sujets qu'il est préfé- rable de ne pas discuter.

iS'} CLKUAMBAl.LT

Voilà, dit Cleranibault, une parole que je n'at- tendais pas d'un homme de science! î'st ce que la vérité a rien à perdre à être discutée?

La vérité, non. Mais l'amour. L'amour de la patrie.

Mon cher Daniel, vous êtes plus téméraire qu& moi. Je n'oppose pas la vérité à Tamoar de la patrie. Je tâche de les mettre d'accord. .

Daniel trancha :

On ne discute pas la patrie.

C'est donc, dit Cleranibault, un arliclo de foi.*

Je ne crois pas aux religions, protesta Daniel. Je ne crois à aucune. C'est justement pour cela. Que resterait-il sur terre, s'il n'y avait la patrie?

Je pense qu'il y a sur terre beaucoup de belle» et bonnes choses. La patrie en est une. Je l'aime, moi aussi. Je ne discute pas l'amour, mais la façon d'aimer.

Il n'y en a qu'une, dit Daniel.

Et c'est?

Obéir.

L'amour aux yeux fermés. Oui, le symbole antique. Je voudrais les lui ouvrir.

Non, laissez-noHS, laissez-nous î La tâche est déjà assez dure. Ne venez pas nous la rendre encore plus^ cruelle !

En quelques phrases sobres, hachées, frémissantes, Daniel évoqua les images terribles d«s semaines qu'il venait de vivre dans la tranchée, le dégoût et l'hor*. reur de ce qu'il avait souffert, vu souffrir, fait souffrir.

CLEUAMBAULT l8»

Mais, mon cher garçon, dit GleramLault, puisque vous voyez cette ignominie, pourquoi ne pas l'empê - cher?

Parce que c'est impossible.

Pour le savoir, il faudrait d'abord essayer.

La loi de la nature est la lutte des êtres. Détruire ou être détruit. C'est ainsi, c'est ainsi.

Et cela ne changera jamais?

Non, dit Daniel;, avec un accent de douleur obstinée. C'est la oi.

Itest des hommes de science, à qui la science cache si bien la réalité qu'elle enserre, qu'ils ne voient plu& sous le filet la réalité qui s'échappe. Ils embrassent tout le champ que la science a découvert, mais jugeraient, impossible et même ridicule de l'élargir au delà des- limites qu'une fois la raison a tracées. Ils ne croient à un progrès qu'enchaîné à l'intérieur de l'enceinte. Cle- rambault connaissait trop bien le sourire goguenard, avec lequel des savants éminents, sortis des écoles- officielles, écartent, sans autre examen, les suggestions des inventeurs. Une certaine forme de la science s'allie parfaitement à la docilité. Du moins, Daniel n'appor- tait à la sienne aucune ironie: c'était plutôt l'expression d'une tristesse stoïque et buttée. Il ne manquait point de hardiesse d'esprit. Mais dans les choses abstraites. Mis en face de la vie, il était un mélange ou, plus exactement, une succession de timidité et de raideur, de modestie qui doute et de dureté de conviction. Un homme, comme beaucoup d'hommes, complexe^ contradictoire, fait de pièces et de morceaux. Seule-

jjSt) 1 I.KI{AMé«.V( I 1

ment, chez un intellectuel, surtoiit thc/ un inmmu' dv science, les pièces se juxtaposent, et l'on voit les sutures.

Cependant, dit Clerambault, achevant tout haut les réflexions qu'il venait de faire en silence, les données de la science elle-même se transforment. Les conceptions de la chimie, de la physique, subissent depuis vingt ans une crise de renouvellement, qui les bouleverse en les fécondant. Et les prétendues lois qui régissent la société humaine, ou plutôt le brigan- dage chronique des nations, ne pourraient ôtre chan- içées! Ny a-t-il point place dans votre esprit pour lespoir d'un avenir plus haut?

Nous ne pourrions pas combattre, dit Daniel, si nous n'avions l'espoir d'établir un ordre j)lus juste et plus humain. Beaucoup de mes compagnons espèrent par cette guerre mettre fin à la guerre. Je n'ai pas cette conQance, et je n'en demande pas tant. Mais je sais avec certitude que notre France est en danger, et que si elle était vaincue, sa défaite serait celle de l'humanité.

La défaite de chaque peuple est celle de l'huma- nité, car tous sont nécessaires. L'union de tous les peuples serait la seule vraie victoire. Toute autre ruine les vainqueurs autant que les vaincus. Chaque jour de cette guerre qui se prolonge fait couler le sang précieux de la France, et elle risque d'en rester épuisée pour jamais.

Daniel arrêta ces paroles, d'un geste irrité et dou- loureux. Oui, il le savait, il le savait Qui le savait

mieux que lui, que la France mourait, chaque jour, de

CLERAMBAULT 187

•son effort héroïque, que l'élite de la jeunesse, la force, rintelligence, la sève vitale de la race s'en allait par torrents, et avec elle la richesse, le travail, le crédit

du peuple de France! La France, saignée aux"

quatre membres, suivait la route par passa l'Espagne d'il y a quatre siècles, la route qui conduit aux

déserts de l'Escurial Mais qu'on ne lui parlât pas

cle la possibilité d'une paix qui mît fin au supplice, avant l'écrasement total de l'adversaire ! Il n'était pas permis de répondre aux avances que faisait alors l'Allemagne, même pour les discuter. Il n'était môme pas permis d'en parler. Et, comme les politi- ciens, les généraux, les journalistes, et les millions de pauvres bêtes qui répètent à tue-tête la leçon qu'on leur souffle, Daniel criait : « Jusqu'au dernier! »

Glerambault regardait avec une affectueuse pitié ce brave garçon timide et héroïque, qui s'eff'arait à l'idée de discuter les dogmes dont il était victime. Son esprit scientifique n'avait-il pas une révolte devant le non- sens de ce jeu sanglant, dont la mort pour la France comme pour l'Allemagne et peut-être plus que pour l'Allemagne était l'enjeu?

Si! il se révoltait, mais ilse raidissait pour ne pas se l'avouer. Danijcl adjura de nouveau Glerambault... « Oui, ses pensées étaient peut-être justes, vraies... mais, pas maintenant! Elles ne sont pas opportunes... Dans vingt ou cinquante ans!.. . Laissez-nous d'abord accomplir notre tâche, vaincre, fonder la liberté du monde, la fraternité des hommes, par la victoire de la France! »

l88 r.LEKAMUAl'LT

Ah! le pauvre Daniel! Ne prévoit-il donc pas, dans le meilleur des cas, les excès dont se souillera fatale- ment cette victoire, et que ce sera au tour du vaincu de reprendre la volonté maniaque de revanche et de juste victoire? Chaque nation veut la fin des guerres, par sa propre victoire. Et de victoire eu victoire, riiumanité s'écroule dans la défaite.

Daniel se leva, pour prendre congé. Serrant les mains de Glerambault, il lui rappela avec émotion ses poèmes d'autrefois où, redisant la parole héroïque de Beethoven, Glerambault exaltait la souflrance féconde... « Durch Leiden Freude... »

« Hélas! Hélas! Comme ils comprennent! Nous

chantons la souffrance, pour nous en délivrer. Mais eux, ils s'en éprennent! Et voici que notre chant de délivrance devient pour les autres hommes un chant d'oppression. . . »

Clerambault ne répondit pas. H aimait ce cher garçon. Ces pauvres gens qui se sacrifient savent bien qu'ils n'ont rien à gagner à la guerre. Et plus on leur demande de sacrifices, plus ils croient. Bénis soient- ils!... Mais si du moins ils voulaient bien ne pas sacrifier avec eux l'humanité entière!...

Glerambault reconduisait Daniel jusqu'à la porte de l'appartement, lorsque Rosine rentra. Elle eut, en voyant le visiteur, un mouvement de surprise ravie. Le visage de Daniel s'éclaira aussi ; et Clerambault remarqua l'animation joyeuse des deux jeunes gens. Rosine invita Daniel à revenir sur ses pas, pour reprendre l'entretien. Daniel fit mine de rentrer, hésita, refusa de se rasseoir, et, prenant une expression contrainte, il allégua un vague prétexte qui l'obligeait à partir. Glerambault, lisant dans le cœur de sa fille, insista amicalement pour qu'il revînt du moins une fois avant la fin de sa permission. Daniel, gêné, dit non, d'abord, puis oui, sans prendre d'engagement ferme, «t finalement, pressé par Glerambault, il fixa un jour, et prit congé, d'une façon un peu froide. Glerambault rentra dans son cabinet et s'assit, Rosine restait debout, immobile, absorbée, l'air peiné. Clerambault lui sourit. Elle vint l'embrasser.

Le jour fixé passa, Daniel ne revint pas. On l'attendit encore le lendemain et le surlendemain. 11 était reparti

HJO CLEKAMHM LT

pour le front. A l'instigation de Clerainhault, sa femme alla, peu après, avec Rosine, faire visite aux parents de Daniel. Elles furent reeues avec une froi- deur glaciale, pres(iue blessante. M'"» Clerambault revint en déclarant qu elle ne reverrait plus de sa vie ces malotrus. Rosine avait ^randpeine à ne pas mon- trer ses larmes.

Dans la semaine qui suivit, arri\ a une litUf de Daniel à Clerambault. Un peu honteux de sou attitude et de celle de ses parents, il cherchait moins à rcxcuser qu'à l'expliquer. Il faisait une allusion discrète à l'espoir qu'il avait conçu de devenir, un jour, plus proche de Clerambault que par les liens de l'admiration, du res- pect, de l'amitié. Mais il ajoutait que Clerambault était venu jeter le trouble dans ses rêves d'avenir par le rôle regrettable qu'il avait cru devoir prendre dans le drame se jouait la vie de la patrie, et par le reten- tissement que sa voix avait eu. Ses paroles, sans doute mal comprises, mais à coup sûr imprudentes, avaient revêtu un caractère sacrilège qui soulevait l'opinion. Parmi les officiers du front, comme chez ses amis à l'arrière, lindignation était unanime. Ses parents, qui connaissaient le rêve de bonheur qu'il avait formé, y mettaient leur veto. Et quelle que fût sa peine, il ne se croyait pas le droit de passer outre à des scrupules, qui avaient leur source dans une piété profonde envers la patrie blessée. L'opinion ne pourrait concevoir qu'un officier qui avait l'honneur d'oflrir son sang pour la France songeât à une union qu'on eût interprétée comme une adhésion à des principes funestes. Elle

CLERAM15AULÏ IQI

aurait tort, sans doute. Mais il faut compter toujours avec Topinion. L'opinion d'un peuple, même excessive et injuste en apparence, est respectable ; et c'était l'erreur de Clerambault de l'avoir voulu braver. Daniel pressait Clerambault de reconnaître cette erreur et de la désavouer, d'elïacer par de nouveaux articles l'impression déplorable j)roduite par les premiers. Il lui en faisait un devoir un devoir envers la patrie un devoir envers lui-môme et (il laissait entendre) un devoir envers celle qui leur était à tous deux si chère. Sa lettre se terminait par diverses autres considérations, revenait deux ou trois fois encore le nom de l'opinion. Elle finissait par prendre la place de la raison et môme de la conscience.

Clerambault songea en souriant à la scène de Spitte- 1er, le roi Epiméthée, l'homme à la ferme cons- cience, quand l'heure est venue de Texposer à l'épreuve, ne peut plus mettre la main dessus, la voit qui décampe, la poursuit, et, pour la rattraper, se jetant à plat ventre, la cherche sous son lit. Et Clerambault pensa qu'on pouvait être un héros devant le feu de l'ennemi, et un tout petit garçon devant l'opinion de ses compatriotes.

11 montra la lettre à Rosine. Si partial que soit l'amour, elle fut blessée dans son cœur de la violence que son ami voulait faire aux convictions de son "père. Elle pensa que Daniel ne l'aimait pas assez. Et elle dit qu'elle ne l'aimait pas assez, pour accepter de pareilles exigences :quandbien môme Clerambault serait disposé à céder, elle ne le permettrait pas; car se serait injuste.

'I{y2 IXEUAMIiVi i.r

Sur quoi, embrassant son père, elle alTecta brave- ment de rire et d'oublier sa cruelle déconvenue. Mais on n'oublie pas le bonheur entrevu, tant «lu'il reste la plus faible chance de le retrouver. Elle y pensa tou- jours; et même, après quelque temps, Ch'rambault sentit qu'elle s'éloignait de lui. Qui a l'abn^j^ation de •se sacrifier a rarement celle de n'en pas garder ran- cune aux êtres pour qui il se sacrifie. Rosine, malgré «lie, en voulait à son père de son bonheur perdu.

Un phénomène bizarre se produisait dans l'esprit de Glerambault. Il était atterré, et, en même temps, allermi. Ilsoullrait d'avoir parlé, et il sentait qu'il allait de nouveau parler. Il ne s'appartenait plus. Son écrit le tenait, son écrit l'obligeait; à peine sa pensée était-elle publiée qu'il était lié par elle; L'œuvre jaillie du cœur rejaillit sur le cœur. Elle est née à une heure d'exalta- tion de l'esprit; cette heure, elle la prolonge et la reproduit dans l'esprit qui, sans elle, retomberait épuisé. Elle est le jet de lumière qui vient des profon- deurs; elle est le meilleur de soi, et le plus éternel; elle entraîne le reste de la bête. L'homme, bon gré mal gré, marche, appuyé sur ses œuvres et remorqué par elles ; elles vivent en dehors de lui, elles lui ren- dent sa vigueur perdue, lui rappellent son devoir, le guident et lui commandent. Glerambault voulait se taire. Et il réitéra.

Il n'en menait pas large. « Tu trembles, carcasse, car tu sais je vais te traîner », disait Turenne à son corps, avant la bataille. La carcasse de Glerambault

13

1()| CLEKAMUAt'LT

ne faisait pas plus ficre mine. Pour ôire beaucoup plus liurablc, la bataille il la menait, n'en était que plus rutlc : car il s'y trouvait seul et sans armée. Le spec- tacle qu'il s'ollrait à lui-même, en cette veillée 'larnles, était humiliant. Il se voyait à nu, dans sa médiocrité, un ])auvre homme timide de nature, un peu hlclie, ayant besoin des autres, de leur allection, de leur appro- bation; il lui était allreusement pénible de rompre avec eux ses liens, tl'aller tête baissée au-devaut de leur

haine Serait-il assez fort pour résister? Et les

doutes, dispersés, revenaient à l'assaut. Qui le fon;ait à parler? Qui l'entendrait? A quoi cela servirait-il? N'avait-il pas l'exemple des plus sages qui se taisaient?

Et cependant, son cerveau résolu continuait de lui dicter ce qu'il devait écrire; et sa main l'écrivait, sans atténuer un mot. 11 était comme deux hommes : l'un pi*ostré, qui avait peur et criait : « Je ne veux pas aller me battre! » l'autre qui, dédaigneux de convaincre le lâche, le traînait par le collet, et disait : « Tu iras! ».

Ce serait toutefois lui faire trop <rhonneur que penser qu'il agissait ainsi, par courage. Il agissait ainsi parce qu'il ne pouvait pas autrement. Quand môme il eût voulu s'arrêter, il lui fallait marcher, parler... a C'est ta mission ». Il ne comprenait pas, il se demandait pourquoi c'était lui justement qui avait été choisi, lui, poète de tendresse, fait pour une vie calme, sans lutte, sans sacrifices, tandis que d'autres hommes, vigoureux, aguerris, taillés pour le combat, ayant lame d'athlètes, restaient inemployés. « Inutile de discuter. Obéis. C'est ainsi ».

CLERAMBAULT IÇp

La dualité même de sa nature le contraignait, une

fois que s'imposait la plus forte des deux àraes, à se

remettre à elle, tout entier. Un homme plus normal

n'eût pas manqué de fondre les deux natures, ou [bien

de les combiner, de trouver un compromis qui satisfît

•ensemble les exigences de lune et la prudence de

l'autre. Mais chez un Clerambault, c'est tout l'un eu

tout l'autre. Que la route lui plût ou non, une fois

qu'elle était choisie il la suivait tout droit. Et, pour

les mêmes raisons qui lui avaient naguère fait croire

absolument à ce que tout le monde autour de lui

croyait, il devait se montrer sans aucun ménagement,

dès qu'il eut commencé de voir les mensonges qui

l'abusaient. Ceux qui en étaient moins dupes ne les

eussent pas démasqués.

Ainsi, le téméraire malgré lui engagea, comme Œdipe, la lutte avec lo sphinx de la Patrie, qui l'attendait au carrefour

L'attaque de Bertin attira sur Cleranibault ration' lion de quelques liommcs politiques d'Kxtn'mo-Gau- che, qui ne savaient trop comment concilier leur opposition au gouvernement (leur raison d'ôtre) avec rUnion Sacrée, consentie contre Tinvasion ennemie. Ils reproduisirent les deux premiers articles de Cle- rambault dans un de ces journaux socialistes, dont la^. pensée d'alors clapotait dans les contradictions On y combattait la guerre, en votant les crédits. Délo- quentes affirmations internationales y coudoyaient le- prône de ministres qui faisaient une politi(|ue natio- naliste. Dans ce jeu de bascule, les pages de Cleram- bault, d'un lyrisme vague, l'attaque était mesurée, et la critique de l'idée de patrie s'enveloppait de- piété, eussent gardé le caractère anodin d'une protes- tation platonique, si la censure n'en avait rongé les- phrases, avec une ténacité de termite. La trace de ses dents désignait aux regards ce que la distraction géné- rale eût laissé échapper. C'est ainsi que, dans l'article « A Celle qu'on a aimée », après avoir conservé le mot Patrie quand il paraissait, pour la première fois, accolé

CLERAMUAULT I97

â une invocation d'amour, elle Téchoppait dans le reste du morceau, il était l'objet d'appréciations moins ilatteuses. Sa niaiserie ne voyait pas que le mot, gau- •chement recouvert par l'éteignoir, n'en luisait que mieux dans l'esprit du lecteur. Ainsi, elle contribua à donner quelque importance à un écrit qui en avait fort peu. Il faut ajouter qu'à cette heure de passivité uni- verselle, la moindre parole de libre humanité prenait -une ampleur extraordinaire, surtout quand elle por- tait un nom réputé. Le « Pardon demandé aux Morts », plus encore que l'autre article, était ou pou- vait être, par son douloureux accent, contagieux à la masse des cœurs simples, que la guerre déchirait. Aux premiers indices qu'il en eut, le pouvoir, jusqu'alors indiflérent, tâcha de couper court à la publicité. Assez avisé pour ne pas signaler Glerambault par une mesure de rigueur, il sut agir sur le journal, par les intelligences qu'il s'était ménagées dans la place. Une opposition contre l'écrivain se manifesta, au sein du journal même. Ils n'allaient pas, naturellement, lui reprocher l'internationalisme de sa pensée! Ils le trai- tèrent de sensiblerie bourgeoise.

Glerambault vint leur fournir des arguments, en ;apportant un troisième article, son aversion de toute violence semblait incidemment condamner la Révolution comme la guerre. Les poètes sont tou- jours de mauvais politiques.

C'était une réplique indignée à 1' « Appel aux Morts », que ululait Barrés, chouette grelottante, per- cée sur un cyprès de cimetière.

^î>^ ' I.KHAMliAt l.l

"L'Appel aux Vivant»"

la mort règne sur Je monde. V Usants, secouez son jon<r! Il ne lui suffit pas d'anéantir les peuples. Elle 0cut qu'ils la glorifient, qu ils j' courent en chantant; et leurs mai très cxii/ent quils célèbrent lenr propre- sacrifice... « C'est le sort le plus beau, le plus digno d'envie!... » Ils mentent! Vive la vie! Seule, la vie est sainte. Et V amour de la vie est In première vertu. Mais les hommes d'aujourd'hui ne la possèdent plus. Cette guerre le démontre et déjà, depuis quinte ans, chez beaucoup (avouez-le!) le monstrueux espoir de ces bouleversements. Vous n aimez pas la vie, vous qui n'en voyiez pas d emploi meilleur à faire que de la jeter en pâture à la mort. Votre vie vous esta charge: à vous, riches, bourgeois, serviteurs du passé, conser- vateurs qui boudent, par manque d'appétit, par dys- pepsie morale, âme et bouche pâteuses, amères, par ennui, et à vous, prolétaires, pauvres et malheu- reux, par découragement du lot qui vous est attribué. Dans la médiocrité maussade de votre vie, dans le peu d'espérance de la transformer jamais (hommes de peu de foi!) vous n'aspirez qu'à en sortir par un acte de violence qui vous soulève au-dessus du marécage, l'espace d'une minute au moins, la dernière. Les plus forts, ceux de vous qui ont le mieux conservé- l'énergie des instincts primitif s anarchistes ou révo- lutionnaires, — font appel à eux seuls pour accom- plir cet acte qui les libère. Mais la masse dit peuple est trop lasse pour prendre V initiative. €est

CLERAMBAULT I99

pourquoi elle accueille açec acidité la puissante lame de fond qui remue les patries, la guerre. Elle sjy abandonne ai^ec une sombre volupté. C'est le seul ins- tant de leur v/e, oii ces pâles existences sentent passer en elles le soujfle de Vinfini. Et cet instant est celui de V anéantissement !

Ahl le bel emploi de la vie! N'être capable

de Vaffirmer quen la niant au profit de quel dieu carnassier? Patrie, Révolution .... qui fait claquer ses mâchoires sur les os de millions d'hom- mes

Mourir, détruire. La glorieuse ajjaire! C'est vivre qu'il faudrait. Et vous ne le savez pas! Vous n'en êtes pas dignes. Jamais vous n'avez goûte' la béné- diction de la minute vivante, de la Joie qui circule dans la lumière. Ames moribondes qui veulent que tout meure avec elles, frères malades à qui nous ten- dons la main pour les sauver, et qui nous tirent à eizx, rageusement, dans l'abîme

Mais ce n'est pas à vous, malheureux, que f en ai; c'est à vos maîtres. Vous, les maîtres de l'heure, nos maîtres intellectuels, nos maîtres politiques^ maîtres de Vor, du fer, du sang et de la pensée! Vous qui tenez ces Etats, vous qui remuez ces armées, vous qui avez façonné ces générations, par vos journaux, vos livres, vos écoles, vos Eglises, et qui de ces âmes libres avez fait des troupeaux! Toute leur éducation votre (euvre d' asservissement éducation laïque, éduca- tion chrétienne, exalte également, avec une Joie mal- saine, le néant de la gloire militaire et de la béatitude ;

CLEHAMBAll.l

elle tend, au bout de la ligne de l Eglise ou de VEtaty la mort comme un appât...

Scribes et P/iarisiens, hypocrites^ malheur à vous! Politiciens et prêtres, artistes, écrii'ains, coryphées de la mort, vous êtes pleins, au dedans, ossements et de pourriture. Ah! vous êtes bien les fils de ceu.x qui tuèrent le Christ. (Jomme eu.v. vous écrasez les épaules des hommes de fardeaux monstrueux que vous ne remueriez pas seulement du bout du doigt. Comme eux, vous crucifiez : et ceux qui veulent aider les peuples infortunés, ceux qui viennent parmi vous, portant dans leurs mains la paix, la jtaix bénie, vous les emprisonnez et vous les outragez, et, comme dit l Ecriture, vous les pourchasserez de cité en cité, jus- qu'à ce que tout le sang répandu sur la terre retombe en pluie sur vous.

Pourvoyeurs de la mort, vous ne travaillez que pour elle. Vos patries ne sont faites que pour asservir l avenir au passé et ligoter aux morts pourrissants les vivants. Vous condamnez la vie nouvelle à perpé- tuer peureusement les rites vides des tombeaux

liessuscitons! Sonnons les Pâques des vivants!

Hommes, il n'est pas vrai que vous soyez les esclaves des morts et, par eux, enchaînés comme les serfs à la terre. Laissez les morts enterrer les morts et s'enterrer avec eux! Vous êtes fils des vivants, et, à votre tour, vivants. Frères jeunes et sains, brisez la torpeur neu- rasthénique, secouée d accès de frénésie, qui pèse sur les âmes asservies aux patries du passé. Soyez mai- ires du Jour, et maîtres du passé, pères et fils de vos

CLERAMIJAULT 20I

oeuvres! Soyez libres! Chacun de vous est V Homme,

non pas la chair gâtée qui pue dans les tombeaux, mais le Jeu crépitant de vie qui lave la pourriture, qui dévore les cadavres des siècles gisants, et toujours feu nouveau, Jeune feu, ceint la terre de ses bras brû- lants. Soyez libres! O vainqueurs de la Bastille, vous fiavez pas encore conquis celle qui est en vous, la fausse Fatalité, quant batie^ pour vous emprisonner, tous ceux depuis des siècles qui, esclaves ou tyrans, (ils sont de la même chiourme), ont peur que vous pre- niez conscience de votre liberté. L'ombre massive du passé religions, races, patries, science matérialiste

couvre votre soleil. Marchez à sa rencontre! La Liberté est là, derrière ces remparts et ces tours de préjugés, de lois mortes, de mensonges sacrés, que gardent les intérêts de quelques augures, Vopinion des masses enrégimentées, et vos doutes en vous. Osez vouloir! Et soudain, derrière les murs du faux Destin écroulés, vous reverrez le soleil et l'horizon illimité.

Au lieu d'être sensible à la flamme révolutionnaire de cet appel, le Comité du journal ne s'attacha qu'aux trois ou quatre lignes Clerambault semblait mettre dans le même sac les violences de toute mouture, celles de gauche, comme de droite. A quel titre ce poète venait-il, dans un journal du Parti, donner des leçons aux socialistes ? Au nom de quelle doctrine ? Etait-il seulement socialiste ? Qu'on renvoie à la bourgeoisie ce bourgeois tolstoyen et anarchiste, avec ses exercices de style! Vainement, quelques esprits plus larges

^()2 CLEUAMHAILT

protestèrent qn'avec ou sans étiquette une pense© libre devait être accueillie, et que celle de Cleram- bault, si ijjnorante qu'elle fiU de la doctrine, était plus vraiment socialiste que celle de socialistes asso- ciés à l'œuvrrf de tuerie nationale. On passa outre; et l'article de Clerambault lui fut^ après avoir dormi quelques semaines au fond d'un tiroir, rendu, sou» prétexte que l'actualité était exigeante et qu'on avait trop de copie.

Clerambault porta l'article à une petite revue, plu» attiré par son renom littéraire que par ses idées. Le résultat fut que la revue fut fauchée, suspendue par arrêté de police, le lendemain de la parution de l'arlicle, blanchi pourtant jusqu'à la corde.

Clerambault s'entêta. Il n'est pires révoltés que, si on les y force, ceux qui ont été soumis toute leur vie. J'ai souvenir d'avoir vu, une fois, un grand moutoD qui, harcelé par un chien, finit par foncer sur lui ; et le chien, atterré parce renversement inattendu des lois- delà nature, s'enfuit en aboyant, de stupeur et de peur. Le chien-État est trop sûr de ses crocs, pour s'in- quiéter de quelques moutons révoltés. Mais le mouton Clerambault . ne mesurait plus l'obstacle : il donnait de la tête à tort et à travers. Le propre des cœur» faibles et généreux est de passer sans transition d'une exagération à l'autre. De l'excès du sentiment grégaire Clerambault avait sauté, d'un bond, à l'excès de l'in- dividualisme isolé. Parce qu'il le connaissait bien, il ne voyait plus partout que le fléau de l'obéissance, celte suggestion sociale, dont les effets s'étalaient

CLERAMBAULT 2o5

dans tous les milieux: passivité héroïque des armées qu'on exalte jusqu'à la frénésie, comme les millions de fourmis enclavées dans le gros de la tribu; servilité moutonnière des Assemblées qui, tout en méprisant un chef de gouvernement, le soutiennent de leurs votes,, jusqu'au hasard d'une explosion provoquée par la révolte dun seul; soumission maussade, mais enrégi- mentée, des partis mêmes de liberté, sacrifiant àlidole absurde de l'Unité abstraite jusqu'à leur raison de A'ivre. Cette passion d'abdiquer était pour lui l'ennemi. Et sa tâche lui sembla, en réveillant le doute, l'esprit qui ronge, les chaînes, de rompre, s il pouvait, la grande suggestion. "

Le foyer du mal était l'idée de nation. On ne pouvait rlQucher à ce point envenimé, sans l'aire hurler la béte. -Clerambault l'attaqua sans ménagements.

Quaije à faire de \ws nations? Vous me

demandez d'aimer, de haïr des nations? J'aime, on Je hais des hommes. Il en est, dans chaque nation, de nobles, de vils, de médiocres. Et dans chaque nation, les nobles et les vils sont peu, et les médiocres sont foule. J'aime, ou je naime point un homme pour ce ^uil est, et non pour ce que sont les autres . Et njy eût-il qu'un seul homme que faime dans une nation, cela me suffirait pour ne pas la condamner. Vous me parlez de luttes et de haines de races ? Les races sont les couleurs du prisme de la vie : c'est leur fais- ceau qui fait la lumière. Malheur à qui le brise ! Je ne suis pas d'une race. J'appartiens à la vie, à la vie tout entière. Dans toutes les nations, alliées ou ennemies, fai des frères ; et les plus proches ne sont pas toujours ^eux que vous prétendez m'imposer comme conipu'

CLEUAMBAULT 20.>"

triotes. Les familles des âmes sont dispersées à travers le monde. Reformons-les ! Notre tâche est de détruire les nations chaotiques, et de tresser à leur place des groupes harmonieux. Rien ne l'empêchera. Les persé- cutions mêmes forgeront sur la souffrance commune la commune ajfection des peuples torturés.

D'autres fois, sans nier l'idée de nation, et môme ea admettant les nations comme un fait naturel, - (car iL ne se piquait pas de logique, et cherchait seulement à atteindre l'idole, à tous les défauts de la cuirasse), il aflirmait brutalement son détachement de leurs riva- lités. Cette attitude n'était pas la moins dangereuse.

Je ne puis m'intéresser aux querelles de suprématie- entre vos nations. Il ni est indifférent que triomphe sur le ring telle ou telle couleur. Quel que soit le gagnant, c'est V humanité qui gagne. Il.est juste que le peuple le plus vivant, le plus intelligent, et le plus travailleur, l'emporte dans les luttes pacifiques du travail. Le monstrueux serait que les concurrents évincés, ou sur le point de l'être, eussent recours à la violence pour V éliminer du marché. Ce serait sacrifier les intérêts de tous les hommes à ceux d'une raison- commerciale. La patrie n'est pas une raison commer- ciale. Il est certes fâcheu.x que la hausse des uns fasse la baisse des autres ; mais quand le grand commerce de mon pays ruine le petit commerce de mon paj's, vous ne dites pas que cest un crime de lèse-patrie ; et pourtant, cette lutte Jait des ruines plus tristes et phi&

2o6 CLEItAMUAULT

inimérilées. Tout le sj'stùme actuel d'économie du monde est funeste et vicieux: il faut y remédier. Mais la guerre, qui cherche à escroquer le concurrent plus habile ou plus heureux, au profit du plus maladroit ou du plus paresseux, ne fait qu'empirer le vice du sys- tème : elle enl-ichit quclqursitns. et ruine la commu- nauté.

Tous les peuples nr />cuvcnl, sur lu innitt- roule, marcher du même pas. A tour de rôle, les uns dépas- sent les autres, et sont dépassés à leur tour. Qu'im- porte, s'ils ne forment qu'une même colonne! Point de sot amour-propre! I^ pôle de l'énei gie du monde se déplace constamment. Dans un morne pays, il a souvent changé : de la Provence romaine, il a passé en France à la Loire des Valois, il est maintenant à Paris, il nj" restera pas toujours. La terre tout entière obéit à un rj-thme alterné de printemps fécond et d' automne qui s'endort. Les voies commerciales ne demeurent pas immuables. Les richesses du sous-sol ne sont pas inépuisables. Un peuple qui s'est, pendant des siècles,, dépensé sans compter, s'achemine, par sa frloire, à son déclin ; il ne subsistera qu'en renonçant à la pureté de son sang et le mêlant aux autres. Il est vain, il est criminel de prétendre prolonger sa maturité passée, en empêchant celle des autres. Tels nos vieillards d'aii- JoiirU hui qui envoient les jeunes hommes à la mort. Cela ne les rend pas plus jeunes. Et ils tuent l'avenir. Au lieu de s'enrager contre les lois de la vie, un peuple sain cherche à comprendre ces lois; il voit son rai progrès, non dans une volonté stupide qui s'en-

CLEUAMBAULT 2O7

iete à ne pas vieillir, mais dans un effort constant pour progresser avec Vâge, devenir autre et plus grand. A chaque âge, sa tâche ! S'agripper, toute sa vie, à la même, e est paresse et faiblesse. Apprenez à changer! Le changement, c'est la vie. L'usine de V humanité a du travail pour tous. Peuples, travaillons iowi, et que chacun soit fier du travail de tous! La peine, le génie de tuus les autres sont nôtres

Ces articles paraissaient de-ci de- là, quand ils pouvaient, dans quelque petite feuille d'avant garde, anarchiste et littéraire, les violences contre les personnes dispensaient d'un combat raisonné contre le régime. Ils étaient à peu près illisibles, hachés par la censure, qui, d ailleurs, qunnd l'article était repro- xiuit dans un autre journal, laissait passer, avec un oubli capricieux, ce que la veille elle avait haché, et hachait ce qu'elle avait laissé passer. Pour en démêler le sens, il fallait s appliquer. L étonnant c'était qu'à défaut des amis, les adversaires de Clerambault s'appliquaient. D'ordinaire, à Pnris, les bour-rasques durent peu. Les pires ennemis, rom[)US à la guerre de plume, savent très bien que le silence étDulïe mieux que l'injure et font taire leur animosité, jiour plus mûrement l'exercer. Mais dans la crise «Ihyslérie qui tordait les âmes d'Europe, il n'était plus «le bou^^sole, même pour la haine. La violence des attaques d'Octave Bertin venait, à tout moment, rappeler CI» rambault ^u public, 11 avait beau dire dédaigneusement aux -autres : « N'en parlons plus ! » Il le disait, à la fin

2o8 CI.EHA.MIlAULr

(le cliaque article il venait de dôrharijer sa l»ile.

Il était trop bien au courant «le toutes les faiblesses intimes, de tous les défauts d'esprit, des petits ridicule» de l'ancien ami. Il ne résistait pas au plaisir d(' les- toucher d'une flèche si\re. El Clerambault, atteint au vif, pas assez sage pour ne pas le montrer, se laissait entraîner dans le combat, ripostait, et prouvait qu'il pouvait, lui aussi, blesser l'autre jus(pi:«ii s.niir T'iic inimitié ardente se dcchahia entre eux

Le résultat était à prévoir. Jusque-là. Cleranibault avait été inolVensif. Il se bornait, somme toute, aux dissertations moîales; sa polémique ne .sortait pas. du cercle des idées: elle eût pu aussi bien s'appli- quer à l'Allemagne, à l'Angleterre, ou à la Uome antique, qu'à la France d'aujourd'hui. Pour dire la vérité, il ignorait les faits politiques à propos desquels il déclamait, comme les neuf dixièmes des hommes de sa classe et de sa profession. Aussi sa musique ne pouvait guère troubler les maîtres du jour. La bruyante passe d'armes de Clerambault avec Bertin, au milieu du charivari de la presse, eut une double con- séquence : d'une part, elle habitua Clerambault dans son escrime à un jeu plus précis, elle l'obligea à se tenir sur un tei^rain moins creux que celui des logoma- chies; de l'autre, elle le mit en rapport avec des hommes qui, mieux au courant des faits, lui fournirent une documentation. Depuis peu, s'était formée en France une petite Société, à demi clandestine, de recherche indépendante et de libre critique sur la guerre et les causes qui l'avaient amenée. L'État, si vigi-

CLEUAMBAULT 2O9

lant à écraser toute tentative de pensée libre, avait jugé sans danger ces hommes sages, tranquilles^, hommes d'études avant tout, qui ne cherchaient pas l'éclat et se contentaient de discussions privées ; il avait cru plus politique, tout en les surveillant, de les enfermer entre quatre murs. Il se trompait dans ses calculs. La vérité modestement, laborieusement trouvée, ne fût- elle d'a- bord connue que de cinq ou six, ne peut plus être déra- cinée; elle monte de terre avec une force irrésistible. Clerambault apprit, pour la première fois, l'existence de ces chercheurs passionnés de vérité, qui rappelaient ceux des temps de l'Airaire Dreyfus; leur apostolat à huis clos prenait, dans l'oppression générale, je ne sais quelle apparence de petite société chrétienne des Cata- combes. Grâce à eux, il découvrit, à côté des injus- tices, les mensonges de la« Grande Guerre». Il en avait jusque-là un faible pressentiment. Mais il ne soupçonnait pas à quel point l'histoire qui nous touche de plus près avait été falsifiée. Il en fut suffoqué. Même à ses heures de plus sévère examen, sa naïveté n'avait jamais imaginé les trompeuses assises sur lesquelles repose une croisade du Di'oit. Et comme il n'était pas homme à garder pour lui sa découverte, il la cria dans des articles que la censure interdit, puis sous forme satirique, ironique, symbolique, dans de petits récits, des apologues Voltairiens^ qui passaient quelquefois, par l'inattention du censeur, et qui désignèrent Cle- rambault au pouvoir comme un homme décidément dangereux .

Ceux qui croyaient le connaître se trouvaient bien

14

CLEHAMHAll/l

surpris. Il était traité courammoul de sentimental par ses adversaires. Et certes, il l'était. Mais il le savait et, parce qu'il était Français, il avait la l'acuité d'en rire, de se railler. Bon pour les sentimentaux «l'Alle- magne, de croire opaquement en eux ! Au fond d'un Clerambault éloquent et sensible, le regard du (iau- lois, toujours sur le qui-vive au cœur de ses grands bois, observe, ne perd rien, et de tout est priM à rire. Le plus surprenant est que ce fond, émerge, au moment on l'attend le moins, dans la plus <lurc épreuve et le danger pres.sant. Le sens du ridicule uni- versel venait tonifier Clerambault. Son caractère pre- nait soudain une complexité vivante, à peine s'était-il dégagé des conventions il était enroidé. Bon, tendre, combatif, irritable, jdépassant la mesure, et le reconnaissant, et la passant de plus belle, larmoyant, ironique, sceptique et croyant, il s'étonnait lui-môme, en se voyant dans le miroir de ce qu'il écrivait. Toute sa vie, sagement, bourgeoisement renfermée en lui, faisait irruption, développé^ par la solitu'l'- iiior;il<' i-t riiygiène de l'action.

Et Glei'ambault s'aperçut qu'il ne se connaissait pas. Il était comme re-né, depuis la nuit d'angoisse. 11 apprit à goûter une espèce de joie, dont il n'avait pas idée^ la joie vertigineuse et détachée de l'homme libre dans le combat : tous ses sens ajustés, comme un arc bien tendu, et jouissant de ce parfait bien-être.

Mais ceux qui l'entouraient n'en avaient nul profit. Mrae Glerarabault ne récoltait de la lutte que les désagréments, une animosité générale, qui finissait par se faire jour jusque chez les petits fournisseurs du quartier. Rosine dépérissait. Sa peine de cœur, qu'elle tenait secrète, Tétiolait en silence. Si elle ne se plaignait point, sa mère le faisait pour deux. Elle associait dans une égale amertume les sots qui lui faisaient des aiTronts et l'imprudent Glerambault qui les lui valait. C'étaient, à chaque repas, des reproches maladroits, pour l'amener à se taire. Rien n'y faisait : blâmes muets ou bruyants glissaient sur Glerambault; sans doute, il était contrit ; mais il s'abandonnait à l'ardeur de la lutte ; un égoïsme inconscient et un peu enfantin lui faisait écarter ce qui contrariait ce plaisir nouveau.

Les circonstances vinrent en aide à M'"'= Glerambault. Une vieille parente, qui l'avait élevée, mourut. Elle habitait en Berry et léguait aux Glerambault sa petite propriété . M™*^ Glerambault utilisa son chagrin, pour

^12 CLEIIAMBAULT

«'éloigner de Paris, que maintenant elle al)horrait, et pour arracher son mari à ce milieu dangereux. Klle sut faire valoir, avec son deuil, les raisons d inti-rc^t cl la santé de Rosine, qui se trouverait bien de ce chan- gement d'air. CÏerambault céda. Ils allèrent tous les trois prendre possession de leur petit héritage, et restèrent en Berry lété et l'automne.

C'était à la campagne. Une vieille maison bourgeoise, à la sortie d'un village. De l'agitation de Paris Cleram- bault passa brusquement à un calme stagnant. Dans le «ilence des journées, le chant des coqs dans les fermes, les meuglements des bestiaux dans les prés, ponctuaient les heures monotones. I^ cœur de CÏerambault était trop enfiévré pour s'adapter au rythme placide et lent de la nature. Jadis, il favait aimée jusqu'à l'ailoration ; jadis, il était en harmonie avec ce peui)le des campa- gnes, d'où sa famille était issue. Mais aujourd'hui, les paysans avec qui il essaya de causer lui firent felïet d'hommes d'une autre planète. Certes, ils n'étaient pas infectés par le virus de la guerre ; ils ne se passionnaient point, ils ne montraient pas de haine <;ontre l'ennemi. Mais ils n'en montraient aucune non plus contre la guerre. Ils l'acceptaient comme un fait. Ils n'en étaient pas dupes : (certaines réflexions d'une bonhomie malicieuse faisaient voir qu'ils savaient ce qu'il valait). En attendant, ce fait, ils l'utilisaient. Ils faisaient de grasses affaires. Sans doute, ils perdaient leurs fils ; mais leurs biens ne perdaient point. Ils n'étaient pas insensibles ; leur deuil, pour s'exprimer peu, n'en était pas moins inscrit en eux. Mais enfin, les

CLERAMBAULT

2l3i

vies passent, et la terre demeure. Eux du moins n'avaient pas, comme les bourgeois des villes, envoyé par fanatisme national leurs enfants à la mort. Seulement, leur sacrifice, ils savaient le mettre en valeur ; et il est probable que les fils sacrifiés l'eussent trouvé naturel. Pour perdre ce qu'on aime, doit-on perdre la tête? Les paysans ne l'ont point perdue. La guerre a fait, dit-on, dans les campagnes de France,. près dua million de nouveaux propriétaires.

La pensée de Glerambault se sentait exilée. Elle ne parlait point la même langue. Ils échangeaient avec lui quelques vagues doléances. Quand il parle aa bourgeois, le paysan se plaint toujours, par habitude : c'est une façon de se défendre contre un possible appel à son escarcelle. Ils eussent parlé sur le même ton d'une épidémie de fièvre aphteuse. Glerambault res- tait, pour eux, le Parisien. S'ils pensaient quelque chose, ils n'auraient pas été le lui dire. Il était d'une autre tribu.

L'absence de résonance étouffait la parole de Gle- rambault. Impressionnable comme il était, il en venait à ne plus l'entendre. Silence. La voix des amis inconnus et lointains qui tentaient de le rejoindre était interceptée par l'espionnage postal, une des hontes qui déshonoraient ce temps. Sous prétexte de réprimer l'espionnage étranger, l'Etat d'alors faisait de ses propi^s citoyens des espions. Il ne se con- tentait pas de surveiller la politique, il violait les pensées; il dressait ses agents au métier de valets qui vont écouter aux portes. Gette prime offerte à la

2l4 CLKK.VMIIAILI

bassesse remplissait le ]>ays (tous les i>ays) de |»oii- ciers volontaires, gens du monde, gens de lettres, en grand nombre embnstiués, qui achetaient leur sécurité «n vendant celle des auti-es, et couvraient leurs «b^ion- €iations du nom de la patrie. Grâce à ces de'dateurs, les pensées libres qui se cherchaient ne parvenaient point à se donner la main. L'énorme monstre, Tl^tat, avait une peur soupçonneuse de la demi-douzaine de personnalités libres, seules, faibles, démunies, tant lui cuisait l'épine de sa mauvaise conscience! Kt cha- cune de ces âmes libres, encerclée par une surveil- lance occulte, se i*ongeait dans sa geôle; et, ne pouvant savoir que d'auti*es soufTraient de môme, se ujourait lentement, dans les glaces j)olaires. ^'elée en son désespoir.

L'àme que Clerambault portait sous sa jx^au était trop brûlante pour se laisser recouvnr par le linceul de neige. Mais l'amené suffit pas. Le corps est une plante qui a besoin de terre humaine. Privé de sympathie, réduit à se nourrir de sa propre substance, il dépérit. Tous les i*aisonnements de Clerambault pour se prou- ver que sa pensée répondait à celle de milliers d'in- connus, ne remplaçait pas le contact réel d'un seul cœur vivant. La foi suffit à l'esprit. Mais le cœor est saint Thomas. Il a besoin de toucher.'

Clerambault n'avait pas prévu cette défaillance phy- sique. L'asphyxie. La peau sèche, le sang bu par le corps brûlé, les sources de vie taries. Sous la cloche pneumatique. Un mur le séparait de l'air.

Or, un soir qu'il avait, comme un phtisique par une

CLERAMBAULT 21.-)

lourde journée, erré de pièce en pièce à travers la .mai- son, à la quête d'un souffle à respirer, une lettre arriva, qui avait réussi à passer entre les mailles du filet. Un vieil homme comme lui, un instituteur de village, dans une vallée perdue du Daupliiné, disait :

« La guerre m'a tout pris. De ceux que je connais- sais, elle a tué les uns ; les autres, je ne les reconnais plus. Tout ce qui me faisait vivre, mon espoir de pro- grès, ma foi en un avenir de raison fraternelle, ils trépignent dessus. Je mourais de désespoir, quand le hasard d'un journal qui vous insultait m'a fait connaître vos articles (.(.Aux morts « et « A celle qiion a aimée ». Je les ai lus et j'ai pleuré de joie. On n'est donc point tout seul? On ne souflre pas tout seul? Vous y croyez encore, Monsieur, à cette foi, dites-moi', vous y croyez? Elleexiste toujours, ilsne la tueront pas? Ah ! que cela fait du bien ! Je finissais par douter. Pardon. Mais on est vieux, on est seul, on est bien las... Je vous bénis, Monsieur. Maintenant, je mourrai tranquille. Maintenant, je sais, grâce à vous, que je ne me suis pas trompé... »

Ce fut, instantanément, comme si l'air rentrait par une fissure. Les poumons se gonflèrent, le cœur se remit à battre, la source de vie se rouvrit et recom- mença de remplir le lit de l'âme desséchée. O besoin que l'on a de l'amour les uns des autres!... Main tendue, à l'heure de mon angoisse, main qui m'as fait sentir que je n'étais pas une branche arrachée de l'arbre, mais que jetiens au cœur, je te sauve et tu me sauves ; je te donne ma force, elle meurt si tu ne la prends. La

2iG clehamuault

vérité solitaire est comme une étincelle qui jaillit dur caillou, sèche, cinglante, éphémère. Elle va s'éteindre?' Non* Elle a touché une autre Ame. Une étoile s'allume- au fond de l'horizon

Il ne la vit qu'un instant. Elle rentra sous le nuage, et pour toujours disparut.

Clerambault écrivit, le jour même, à l'ami inconnu; il lui confiait avec effusion ses épreuves et ses dan- gereuses convictions. La lettre resta sans réponse. Après quelques semaines, Clerambault récrivit, sanS' plus de succès. Telle était sa faim d'un ami, avec qui échanger la douleur et Tespoir, qu'il prit le train, pour Grenoble, et de fit à pied la route, jus- qu'au village dont il avait l'adresse. Mais quand, let cœur joyeux de la surprise qu'il allait causer, il frappa à la porte de l'école, celui qui lui ouvrit ne comprit rien à ce qu'il dit. Après explication, il sut que l'instituteur qui lui parlait était nouveau venu au, villagç. Le prédécesseur avait été déplacé, un moi& auparavant, et envoyé, par disgrâce, dans une région, éloignée. Mais il n'avait pas eu la peine de faire le voyage. Une fluxion de poitrine l'avait enlevé, la veille du jour il devait quitter ce pays qu'il habitait depuis trente ans. Il l'habitait encore. Il était en terre^

ji;S v.i.;.i;amuai i.i

Clerambault vit la croix sur le tertre encore Irais. 1>L il ne sut jamais si l'ami disparu avait au moins reçu ses paroles d allection. Il était mieux pour lui de rester dans le doute. Non, l'ami disparu n'avait pas reçu ses lettres ; ils lui avaient dérobé môme cette lueur de joie. ..

La fin de l'été en Berry fut une *lts périodes les plus arides de la vie de Cleramb'auît. Il ne causait avec personne. 11 n'écrivait plus rien. Il n'avait aucun moyen de communiquer directement avec le peuple ouvrier. Dans les rares occasions il s'était trouvé en contact avec lui (dans des foules, des fi'tes, des Uni- versités ouvrières) il se faisait aimer. Mais une timi- dité, au reste réciproque, empêchait de se livrer. D'un côté comme de l'autre, on avait le sentiment, orgueil- leux ou gêné, de son infériorité : car Cleruml>ault se croyait en bien des choses, et des plus essentielles, inférieur aux ouvriers intelligents. (Il avait rai.son : c'est dans leurs rangs que se recruteront les chefs de l'avenir.) rr— L'élite ouvrière comptait alors de probes et virils esprits, qui eussent été faits pour comprendre Clerambault; avec un idéalisme intact, ils restaient fermement attachés au réel; habitués par la vie quoti- dienne au combat, aux déceptions, aux trahisons, ces- hommes, dont plusieurs étaient, quoique jeunes encore, des vétérans de la lutte sociale, étaient dressés à la patience ; et ils eussent pu l'apprendre à Cleram- bault. Ils savaient que tout s'achète, que l'on n'a rien pour rien, que ceux qui veulent le bonheur des hom- mes à venir doivent le payer de leurs souffrances pro-

CLEBAMBAULT '21Ç)

près, que le moindre progrès se conquiert pas à pas, ^t^ souvent;, se perd vingt fois avant d'être acquis défi- nitivement... (Rien nest définitif.....) Clerambault aurait eu grand besoin de ces hommes solides et patients comme la terre. Et sa chaude intelligence les eût ensoleillés.

Mais ils portaient, eux et lui, la peine du système de castes^ archaïque, blessant, funeste à la communauté non moins qu'à lindividu, que crée entre les citoyens prétendus égaux de nos menteuses « démocraties » l'inégalité excessive des fortunes, de l'éducation, de la vie. Ils ne communiquaielît de caste à caste que par les journalistes, qui, formant une caste à part, ne représentent ni les uns ni les autres. La voix seule des journaux remplissait le silence de Clerambault. Rien n'était capable de troubler leur « Brékékékex! <;oax! coax! ».

Les résultats désastreux d'une nouvelle offensive les trouvèrent, comme toujours, intrépides au poste. Les oracles optimistes des pontifes àe farrièi'e étaient une fois de plus démentis. Nul ne paraissait le remarquer. D'autres oracles succédaient, débités et gobés avec la même assurance. Ni ceux qui écrivaient, ni ceux qui les lisaient, ne reconnaissaient qu'ils s'étaient trompés. En toute sincérité, ils ne s'en apercevaient pas. Ce qu'ils avaient dit la veille, ils ne se le rappelaient plus. Que diable peut-on fonder sur ces animaux-là? Cer- velles d'écureuils! Tète en haut, tête en bas. On ne peut en tout cas leur refuser le don de se retrouver sur leurs pattes, après leurs cabrioles. Une conviction

CLKll.VMIIAI 11

par jour. L:i qualité nimporte, piiis<iuou \.\ ivik.u- velle. . .

Vors la fin de rautomne, pour soutenir le moral qui fléchissait, à l'idée des tristesses de l'hiver, on refit dans la i)resse une nouvelle propagande d'atrocités germaniques. Elle « rendit » parfaitement. Le thermo- mètre de l'ojiinion remonta brusquement à la fièvre. Jusque dans le placide village «lu Brrry. pendant quelques semaines, les langues s'agitèrent en de» propos cruels: le curé s'y associa, fit un p^«^ne de vengeance. Glerambault, qui l'apprit de sa femme, déjeuner, manifesta sans ménagement ce qu'il en pensait, devant la dom.estique qui servait à table. Le soir, tout le village savait (ju'il était un Boche ; et, chaque matin, depuis, Glerambault put le lire, inscrit sur sa porte. L'humeur de M™* Glerambault n'en fut pas- adoucie. Et Rosine, qui, dans le juvénile chagrin de son amour déçu, passait par une crise de religiosité, était trop occupée de son àme endolorie et «le ses méta- morphoses, pour songer aux peines des autres. Les plus tendres natures ont leurs heures de naïf et parfait ésfoïsme.

Livré seul à lui-même, privé de moyens d'agir, Gle- rambault retourna contre lui sa fièvre de pensée. Plus rien ne le retint sur la voie de Tàpre vérité. Rien n'en venait plus tempérer la lumière cruelle. Il se sentait lïime brûlée de ces fiiorusciii qui, rejetés des mu- railles de la dure cité, la regardent du dehors, avec des yeux sans piété. Ce n'était plus la vision douloureuse de la première nuit dépreuves, dont les blessures sai- gnantes l'unissaient encore à son groupe humain. Tous les liens étaient rompus. Son esprit trop lucide descendait, en girant, sur l'abîme. La descente aux enfers. Lentement, de cercle en cercle, et seul, dans le silence...

« Je vous vois donc, troupeaux, peuples, myriades d'êtres, qui avez besoin de vous serrer en bancs, pour frayer et penser ! Chacun de vos groupements a son odeur spéciale, qui lui paraît sacrée . Comme chez les abeilles : la puanteur de leur reine fait l'unité de la Tuche et leur joie au travail. Gomme chez les fourmis :

CI.K.HAMH M II

qui 110 pue pas comme moi et ma race, je le lue. lluche.s- d'hommes, chacune a votre otleurd<' race, de religion, de morale, de coutumes rituelles. Elle imprègne vos corps, votre cire, votre couvain. Elle enduit votre vie, de la naissance à la mort. Malheur à ijui se lave !

« Qui veut humer le relent de cette pensée d'essaims, cette sueur des nuits hallucinées d'un peuple, qu'il regarde à distance les rites et les croyances <lans les lointains de l'histoire! Qu'il aille demander au narquois Hérodote de tourner devant lui le film de la divagation humaine, ce long panorama d«î coutumes sociales, ignobles ou ridicules, mais tou- jours vénérées, des Scythes, des Issédous, des Gètes^ des Nasamons, des Gindares, des Sauromate», des Lydiens, des Lybiens, et des Égyptiens, des bipèdes de tout cuir, de l'Orient au Couchant et du Nord au Midi. Le Grand Roi, esprit Tort, [)ar jeu invite les Grecs qui brûlent leurs morts à les manger, et les Hindous qui les mangent à les brûler; et il rit de leur indignation. Mais le sage Hérodote, qui ôte son bonnet, tout en souriant derrière la coiffe, se défend de les juger et blàrae qui les raille, car « si l'on proposait à tous les hommes de faire un choix parmi les meilleures lois des divers pays, chacun se déciderait pour celles de sa patrie: tant il est vrai que chacun est persuadé qu'il n'en est point de plus belles! Aussi, rien de plus vra i que le mot de Pindare : La coutume est la reine de tous les hommes... »

« Chacun boit à son auge. Mais au moins devrait-il supporter que les autres boivent à la leur. Point! Pour-

CLERAMBAULT 223

qu'il jouisse de la sienne, il faat qu'il crache dans celle du voisin. Le dieu le veut. Car il lui faut un dieu quel qu'il soit, homme ou bète, fùt-il même un objet, une lign« rouge ou noire, ainsi qu'au Moyen- Age, une merlette, un corbeau, un blason, pour se décharger sur lui de ses insanités.

« Aujourd'hui qu'au blason a succédé le drapeau, nous nous proclamons affranchis des superstitions! Quand lurent-elles plus épaisses ? Maintenant, le dogme nouveau, l'Égalité, nous oblige tous à puer exactement les uns comme les autres. Nous ne sommes môme plus libres de dire que nous ne sommes pas libres : ce serait un sacrilège! Il faut, le bât sur le dos, braire : « Vive la liberté! » La fille de Chéops, sur l'ordre de son pèi*e^ s'était faite putain, afin de contribuer, avec l'ar- gent de son ventre, à élever la Pyramide. Pour élevei' la pyramide de nos massives Républiques, les mil- lions de citoyens putanisent leur conscience, se pros- tituent âme et corps au mensonge, à la haine... Oh! nous sommes passés maîtres dans le grand art de mentir!... Certes, on le sut toujours. Mais la différence avec ceux du passé est qu'ils se savaient menteurs et n'étaient pas loin d'en convenir naïvement, comme d'un besoin naturel, qu'en bonnes gens du Midi, on satisfait devant les passants : « Je mentirai, » dit Darius, ingénument, « car quand il est utile de mentir, il ne faut point s'en faire scrupule. Ceux qui mentent désirent la même chose que ceux qui disent la vérité : on ment, dans l'espoir d'en retirer quelque profit ; on dit la vérité, en vue de quelque avantage et pour

22^ CLEUAMIlAtl/i

s'attirer conliance. Ainsi, quoique nous ne suivions pas la môme route, nous n'en tentions pas moins au môme but : car s'il n'y avait rien à jçaj;ner, il serait indiflércnt à celui qui dit la véritr de dire plutôt un mensonge, et à celui qui ment de dire la vérité. » Mais nous, mes contemporains, nous sommes bien plus pudi({ue8 ; nous ne nous regardons pas mentii', au coin d'une Ixirne : nous mentons à huis clos ; nous mentons à nous-mômes. Et nous ne l'avouons jamais, même à notre bonnet. Non, nous ne mentons pas. Nous « idéalisons »... - Allons, qu'on voie vos yeux, et que vos yctix voient, hommes libres!

« Libres 1 De quoi ôtes-vous libres? Kt (jui de vous est libre, dans vos nations d'aujourd'hui? D'agir? Non, puisque l'Ktat dispose de votre vie, fait de vous des assassins ou des assassinés. De parler et d'écrire? Non, puisqu'on voUs emprisonne, quand vous <Iitcs votre pensée. De penser pour vous seul? Non, si vous ne le cachez bien ; et le fond d'une cave n'est pas encore assez sûr. Taisez-vous, méfiez-vous ! vous êtes bien gardés... Garde-chiourme pour l'action: sous- olfs et galonnés. Garde-chiourme pour l'esprit: Eglises et Universités, qui prescrivent ce qu'il faut croire et ce qu'il faut nier... De quoi vous plaignez- vous ? (Mais vous ne vous ^ilaignez pas!) iPoint de fatigue de pensée! Répétez le catéchisme!

« Vous dites que ce catéchisme a été librement <^onsenti par le peuple souverain? Belle souverai- neté! Nigauds, qui se gonflent les jqjies du mot de Démocratie!... La Démocratie, c'est l'art de se

CLERAMBAULT

225

substituer au peuple et de lui tondre la laine, en son nom solennel, pour le profit de quelques bons apôtres. En temps de paix, le peuple ne sait rien de ce qui se passe que ce que lui en disent, dans leur presse à l'attache et gavée, ceux qui ont intérêt à le berner, La vérité est mise sous clef. En temps de guerre, c'est mieux. C'est le peuple qui est mis sous clef. En admet- tant qu'il ait jamais su ce qu'il veut, il ne lui est plus possible d'en dire le moindre mot. Obéir. Perinde ac cadaver... Dix millions de cadavres... Les vivants ne valent guère mieux, soumis pendant quatre ans au régime déprimant de bourdes patriotiques, de parades de foire, de tam-tam, de menaces, de forfanteries, de haines, de délations, de procès de trahison, d'exécu- tions sommaires. Les démagogues ont convoqué jus- qu'à l'arrière-ban des forces d'obscurantisme, pour éteindre les dernières lueurs de bon sens qui s'obs- tineraient dans leur peuple, et pour achever de le cré- tiniser.

« L'asservir ne suffit pas. Il faut le rendre si stupide qu'il veuille être asservi. Les formidables autocraties d'Egypte, de Perse, d'Assyrie, qui se jouaient de la vie des millions d'hommes, puisaient le mystère de leur pouvoir dans le rayonnement surnaturel de leur pseudo- divinité. Toute monarchie absolue a être, jusqu'à l'extrême limite des siècles de crédulité, une théocratie. Dans nos démocraties, il est tout de même impossible de croire à la divinité d'un pitre, comme nos ministres véreux et méprisés : on les a vus de trop près, on connaît leurs couyonneries... Alors, ils ont

15

aa6 CLKRAMHAlI.r

inventé de mettre Dieu derrière lu toile de leur baraque. Dieu, c'est la République, la Patrie, la Justice, la Civilisation. Elles sont peintes à l'entrée. Chaque baraque de foire étale, en afliches multicolores, sa belle Géante. Et ils sont des millions qui se ruent pour la voir. Mais on ne dit pas ce qu'en pensent ceax qui sortent. Ils seraient bien embarrassés pour en penser quelque chose! Les uns ne sortent plus, et les autres n'ont rien vu. Mais ceux qui sont restés devant l'estrade, à bayer, ceux-là voient. Dieu est là. 11 est là, en peinture. Les dieux, c'est le désir que chacun a d'y croire.

« Mais pourquoi la flambée furieuse de ce désir? Parce qu'on ne veut pas voir la réalité. Et donc, parce qu'on la voit. C'est tout le tragique de l'humanité <\neUe ne veut pas voir et savoir. Il lui faut, désespérément, diviniser sa fange. Nous, osons la regarder !

« L'instinct de meurtre est inscrit au cœur de la nature. Instinct vraiment diabolique, puisqu'il semble avoir créé les êtres, non seulement pour manger, mais pour être mangés . Une espèce de cor- morans mange les poissons de mer. Les pêcheurs exterminent les oiseaux. Les poissons disparaissent, car ils se nourrissaient des excréments des oiseaux,' qui se nourrissaient d'eux. Ainsi, la chaîne des êtres est un serpent enroulé, qui se mange ... Si du moins la conscience n'avait pas été créée, pour assister à son propre supplice 1 Échapper à cet enfer. , . Deux seules voies : celle du Bouddha, qui eflace en lui l'Illusion

CI.ERAMBAUI.T 227

douloureuse de la vie, et la voie des Illusions religieuses, qui jettent le voile d'un mensonge écla- tant sur le crime et la douleur: le peuple qui dévore les autres est le Peuple Elu; il travaille pour Dieu; le poids des iniquités, qui enfonce un des plateaux de la vie, trouve son contrepoids dans l'au-delà des rêves, sont pansées les blessures et les peines. Les formes de cet au-delà varient, de peuple à peuple et d'époque à époque . Et leurs variations sont appelées Progrès. Mais c'est toujours le même besoin d'illu- sion. Il faut bourrer la gueule à cette terrible Cons- cience, qui voit, qui voit, et qui demande compte de l'injuste loi ! Si on ne lui trouve un aliment à broyer, une foi^ elle hurle de faim et d'effroi. Croire!.,. Croire, ou mourir! Et c'est pourquoi ils se sont mis en troupeau. Pour s'affermir. Pour faire de leurs doutes individuels une commune certitude.

« Que venons-nous donc faire avec la vérité? La vérité, elle est pour eux l'ennemi. Mais ils ne se l'avouent pas. D'une entente tacite, ils appellent vérité l'amalgame écœurant de peu de vérité et de beaucoup de mensonge. Le peu de vérité sert à maquiller le mensonge. Mensonge et servitude : servitude éter- nelle... Ce ne sont pas les monuments delà foi et de l'amour qui sont les plus durables. Ceux de la servi- tude le sont bien davantage. Reims et le Parthénon tombent en ruines. Mais les Pyramides d'Egypte défient les siècles. Autour d'elles, le Désert, ses mirages et ses sables mouvants... Quand je pense aux milliers d'indépendants, que l'esprit de servitude a engloutis,

22H r.LF.UAMHATI.T

au cours des siècles, hi-rétiqucs et révolutiouiuiinj,, insoumis, réfractaires laïques et religieux, je ne m'étonne plus de la médiocrité qui s'étend sur le monde, comme une eau plate et grasse. ..

« Nous, qui surnageons encore sur la morne éten- due, que ferons-nous en face de rimi)lacable univers, le plus fort écrase éternellement le plus faible et trouve éternellement un plus fort pour l'écraser a son tour? Nous résoudre au sacriûce volontaire, par pitié douloureuse et lassée? Ou bien participer à regor- gement du faible, sans môme l'ombre d'une illusion sur l'aveugle cruauté cosmique? Ou, que nous reste- t-il ? Tenter de nous évader de la mêlée sans espé- rance, par Tégoïsme, ou la sagesse, qui est un autre l'goïsme?... »

Car, dans la crise de pessimisme aigu qui rongeait Clerambault, en ces mois d'isolement inhumain, il n'envisageait même plus la possibilité du progrès, ce Progrès, en qui il avait cru jadis, comme d'autres croient au Bon Dieu. Maintenant, il voyait l'espèce humaine vouée au destin meurtrier. Après avoir ravagé la planète, exterminé les autres espèces, elle s'anéantissait de ses mains. C'était la. loi de Justice. L'homme n'est devenu souverain de la terre que par usurpation, par la ruse et la force (mais surtout par la ruse). De plus nobles que lui ont peut-être cer- tainement — disparu sous ses coups. Il a détruit les uns, dégradé, abruti les autres. Il a feint, depuis des

CLEKAMBAULT

229

millénaires qu'il partage la vie avec les autres êtres, de ne pas les comprendre, (il ment!) de ne pas voir en eux des frères, comme lui, soufirant, aimant, rêvant. Pour mieux les exploiter, pour les totturer sans remords, il s'est fait dire par ses hommes de pensée que ces êtres ne pensaient point, que lui seul avait ce privilège. Et il n'est pas éloigné de le dii^e aujourd'hui des autres peuples humains, qu'il dépèce et détruit... Bourreau! Bourreau! Tu n'as pas eu de pitié. De quel droit la réclames-tu aujourd'hui?...

Des vieilles amitiés qui naguère entouriucul 4.1* iam- bault, une seule lui était restée, celle de M°* Mairet dont le mari venait d'être tue en Argonne.

François Mairet, qui n'avait pas encore atuiiit la quarantaine, quand il tomba obscurément dans la tranchée, était un des premiers biologistes français. Savant modeste, grand travailleur, chez qui couvait un patient génie, et que la célébrité fût venue trouver plus tard. 11 n'était pas pressé de recevoir la visite de cette belle prostituée : on partage ses faveurs avec trop d'intrigants. Il lui suffisait des joies silencieuses que donne à ses élus l'intimité de la science, et d'un seul cœur sur terre avec qui les goûter. Sa femme était de moitié dans toutes ses pensées. Un peu plus jeune que lui, de famille universitaire, elle était de ces âmes sérieuses, aimantes, , faibles et fières, qui ont besoin de se donner, mais qui ne se donnent qu'une lois. Elle vivait de la vie spirituelle de Mairet. Peut- être aurait-elle pu aussi bien partager celle d'un autre homme, si les circonstances l'avaient unie à lui. Mais,

CLERAMBAULT

23 1

ayant épousé Mairet, elle l'avait épousé tout entier. Comme beaucoup de femmes et des meilleures, son intelligence était apte à comprendre celui que son cœur avait choisi. Elle s'était faite son élève, pour devenir son associée. Elle participait à ses travaux, à ses recherches de laboratoire. Ils n'avaient point d'en- fants et communiaient dans la pensée. L'un et l'autre, libres d'esprit, avec un haut idéal affranchi de toute religion, comme toute superstition nationale.

En 1914, Mairet, mobilisé, alla simplement accom- plir son devoir, sans aucune illusion dans la cause, que les hasards des temps et des patries lui impo- saient de servir. Il envoyait du front des lettres stoïques et lucides. Jamais il n'avait cessé de voir l'ignominie de la guerre ; mais il se croyait obligé au sacrifice, pour obéir au destin qui l'avait incorporé aux erreurs, aux souffrances et aux luttes confuses d'une pauvre espèce animale, évoluant lentement vers une fin ignorée.

Il connaissait Glerambault. Des relations de province entre les deux familles, avant que l'une et l'autre se fussent transplantées à Paris, avaient été la base de rapports amicaux, plus solides qu'intimes car Mairet ne livrait qu'à sa femme son cœur et faits surtout d'estime indestructible.

Depuis le commencement de la guerre, chacun étant pris par ses soucis, ils n'avaient pas corres- pondu. Ceux qui se battaient ne dispersaient pas leurs lettres entre beaucoup d'amis ; ils les concentraient sur un seul être aimé, à qui ils disaient tout. Mairet, plus

a3a CLEHAMHAULT

que jamais, avait fait de sa compap^ne l'riniqtiP dépo- sitaire de ses confidences. Ses lettres étaient un jour- nal, où il pensait tout haut. Dans l'une des dernières, il parlait de Clerambault. 11 avait eu connaissance de ses premiers articles, par les journaux nationalistes seuls tolérés au front, qui en citaient des extraits, alin de les insulter. Il disait à sa femme quel soulagement lui avait fait cette parole d'honnôte homme, outrage ; et il la priait de faire savoir à Clerambault que sa vieille amitié pour lui en était devenue plus étroite et plus chaude. Peu après, il mourait, avant d'avoir reçu les articles suivants qu'il demandait h M** Mairet de lui envoyer.

Lorsqu'il eut disparu, celle qui vivait uniquement pour lui chercha à se rapprocher des êtres qui lui avaient été proches, aux dernières heures de sa vie. Elle écrivit à Clerambault. Lui, qui se dévorait dans sa retraite de province, sans avoir l'énergie de s'y arracher, reçut comme une délivrance l'appel de M"» Mairet. 11 revint à Paris. Ils trouvèrent tous deux une amère douceur à évoquer ensemble la figure de l'absent. Ils prirent l'habitude de se réserver une soirée par semaine pour s'enfermer avec lui. Cle- rambault était le seul des amis de Mairet, qui pût com- prendre la tragédie cachée d'un sacrifice, que ne dorait aucune illusion patriotique.

D'abord, M""' Mairet goûta un soulagement à lui livrer tout ce qu'elle avait reçu. Elle lui lisait les let- tres, les confidences désabusées; ils les méditaient avec émotion, et elles les amenaient à remettre en

CLERAMBA.ULT 233

question les problèmes qui avaient causé la mort de Mairet et celle de millions d'autres. Dans cet âpre examen, rien n'arrêtait Glerambault. Et elle n'était pas femme à reculer, dans la recherche de la vérité. Et pourtant

Glerambault s'aperçut bientôt d'un malaise, que ses paroles causaient en elle, tandis qu'il disait tout haut ce qu'elle savait bien, ce que constataient claire- ment les lettres deMaîret : la criminelle inutilité de ces morts et l'infécondité de cet héroïsme. Elle essaya de reprendre ce qu'elle avait confié; elle en discutait le sens, avec une passion qui ne semblait pas toujours de très bonne foi; elle retrouva dans son souvenir des pa- roles de Mairet, qui le montraient plus près de l'opi- nion commune etparaissant l'approuver. Un jour, Gle- rambault, l'écoutant relire une lettre, que déjà elle lui avait lue, remarqua qu'elle en passait une phrase, s'exprimait le pessimisme héroïque de Mairet. Et comme il insistait, elle parut froissée ; ses manières se firent plus distantes; sa gêne, progressivement, se mua en froideur, puis en irritation, puis môme en une sorte d'animosité sourde. Elle finit par l'éviter; et, sans rupture avouée, il sentit qu'elles lui en voulait et qu'elle ne le verrait plus.

G'est qu'a mesure que se poursuivait l'impitoyable analyse de Glerambault, qui ruinait les fondements des croyances actuelles, il se faisait chez M""^ Mairet un travail inverse de reconstruction et dïdéalisation. Son deuil avait besoin de se convaincre qu'il avait, malgré tout, une cause sainte. Le mort n'était plus là, pour

234 CLEKAMBAULT

l'aider à porter la vérité. La vérité la plus redou table, à deux, est encore une joie. Mais, à qui reste seul, elle est mortelle.

Clerambault le comprit. Sa sensibilité frémissante perçut qu'il laisait soulTrir; et la peine de cette femme lui devint sienne. Et il ne fut pas loin d'approuver sa révolte contre lui. Il vit l'immense douleur cachée et l'inefficacité de la vérité qu'il apportait pour y remé- dier. Bien plus! Le mal qu'elle ajoute au mal qui existe déjà...

Insoluble problème! Ces infortunés ne peuvent se passer des illusions meurtrières, dont ils sont les vic- times! On ne peut plus les y arracher, sans que leurs souffrances deviennent intolérables. .Ces familles qui ont perdu des fils, des maris, des pères, ont besoin de croire que c'est pour une œuvre juste et vraie. Ces hommes d'Etat, qui mentent, sont forcés de continuer à mentir, aux autres et à soi. S'ils cessaient un instant, la vie ne leur serait plus supportable, ni à ceux dont ils ont la charge. Malheureux homme, la proie de ses idées, et qui leur a tout donné, il faut qu'il leur donne chaque jour davantage, ou qu'il trouve sous ses pas le vide, et qu'il tombe... Quoi! après quatre ans de peines et de ruines sans nom, il nous faudrait admettre que c'a été pour rien, que non seulement la victoire sera ruineuse, mais qu'elle ne pouvait être autrement, que la guerre était absurde, que nous nous sommes trom- pés!... Jamais! Mieux vaut mourir jusqu'au dernier. Un homme seul, qu'on force à reconnaître que sa vie a été perdue, sombre dans le désespoir. Que serait-

CLIÎRAMBAULT 2^5

ce d'une nation, de dix nations, de l'entière civili- sation!... Clerambault entendait le cri de la foule humaine :

Vivre! coûte que coûte! Nous sauver, à tout prix!

Mais justement, vous ne vous sauvez pas ! Votre route vous mène à des catastrophes nouvelles, à une somme infinie de souffrances.

Si affreuses qu'elles soient, elles le sont encore moins que ce que tti nous offres. Mourir avec l'illu- sion, plutôt que vivre sans illusion ! Vivre sans illu- sion... non! c'est la mort vivante.

Celui qui a déchiffré le secret de la çie et qui en a lu le mot, dit la voix harmonieuse d'Amiel, le désen- chanté, échappe à la grande Roue de Vexisience, il est sorti du monde des vivants... L'illusion évanouie, le néant reprend son règne éternel, la huile d'air colorée a crevé dans V espace infini, et la misère de la pensée s'est dissoute dans l'immuable repos du Rien illimité.

Mais ce repos du Rien est la pire torture pour l'homme de race blanche. Plutôt tous les tourments, tous les tourments de la vie! Ne me les arrache pas! Meurtrier, qui m'enlève le mensonge déchirant, dont je vis!...

Clerambault, amèrement, s'appliquait le titre que lui avait donné, par dérision, un journal nationaliste : L'un contre tous. Oui, l'ennemi commun, le destructeur des illusions qui font vivre...

236 CLERAMDAl I

Et il n'en voulait pas. Il sou (Irait trop de la pensée de faire soufTrir. Comment don3 sortir de la tra- gique impasse? De quelque côté qu'il se tournAt, toujours le dilemme insoluble : ou l'illusion mortelle, ou la mort sans illusion.

Je ne veux ni l'une ni l'autre.

Que tu le veuilles ou non, plie ! La route est fermée !

Je passerai quand même.

QUATRIÈME PARTIE

Clerambault traversa une nouvelle zone de dangers. Son voyage dans la solitude était pareil à une ascen- sion de montagne, l'on se trouve subitement enve- loppé de brouillards, agrippé au rocher, sans pouvoir avancer. Il ne voyait plus devant lui. De quelque côté qu'il se tournât, il entendait bruire, au fond, le torrent de la souffrance. Et cependant, il ne pouvait rester immobile. Il surplombait l'abîme, et l'appui mena- çait de céder.

Il était à un de ces tournants crépusculaires. Par surcroît, en ce jour, les nouvelles du dehors, que la presse aboyait, étreignaient l'âme de leur insanité : hécatombes inutiles, que trouvait naturelles l'égoïsme suggestionné des lecteurs de l'arrière, cruautés de toutes parts, représailles criminelles des crimes, que les ci-devant braves gens réclamaient et accla- maient. Jamais l'horizon qui enferme les pauvres bêtes humaines dans leur terrier n'avait paru plus sombre et plus dénué de pitié.

l^ |0 CLKUAMH.VULT

Clcrambault se demandait si la loi d'amour qu'il sentait en lui n'était point faite pour d'autres mondes et d'autres humanités. Dans son courrier, il venait de trouver des lettres nouvelles de menaces; et sachant que, dans la tragique absurdité des temps, sa vie était à la merci du premier fou venu, il souhaitait secrètement que cette rencontre ne se fit pas trop attendre. Cependant, de bonne race et bien enracinée, il continuait sa route, ainsi qu'à l'ordinaire, accomplis- sait méthodiquement ses actes quotidiens et s'y tenait fermement, afin d'aller jusqu'au bout, quel qu'il filt, du chemin qu'il s'était fixé, tête haute, sans plier.

Il se souvint, ce jour-là, qu'il devait aller voir s& nièce Aline, qui venait d'accoucher. Elle était fille d'une sœur qui était morte et qu'il aimait. De peu l'aînée de Maxime, elle avait été sa compagne d'enfance. Jeune fille, elle avait un caractère compli- qué : inquiet, insatisfait, rapportant tout à soi, vou- lant se faire aimer, voulant tyranniser, trop curieuse, attirée par les expériences dangereuses, un peu sèche» passionnée, rancunière, rageuse, et pouvant subite- ment se faire tendre, et séduire. Entre Maxime et elle, le jeu avait été loin; il avait fallu y veiller. Maxime se laissait prendre, malgré son ironie, aux dures petites prunelles qui le transperçaient de feurs décharges électriques; et Aline était irritée, attirée par l'ironie de Maxime. Ils s'étaient bien aimés et bien fait enrager. Et puis, ils avaient passé à d'autres exercices. Elle avait jeté le trouble dans deux ou trois autres cœurs; et elle s'était mariée, fort raisonnablement, quand elle

CLEUAMBAULT '21^1

avait jugé llieur^et l'occasion venues, (il y a temps pour tout) avec un honorable commerçant qui faisait ^e bonnes affaires, à la tête d'un magasin de meubles d'art et de piété, rue Bonaparte. Elle se trouvait enceinte^ quand son mari fut envoyé au front. On n'en pouvait douter, ell<î fut ardente patriote : qui s'aime bien, aime les siens; et ce n'est pas chez elle que Glerambault eût cherché quelque compréhension pour ses idées de pitié fraternelle. Elle en avait peu pour les amis. Elle n'en avait aucune pour les ennemis. Elle les eût bien piles dans un mortier, avec la même joie froide qu'elle mettait jadis à torturer des cœurs ou des insectes, pour se venger des ennuis que d'autres lui avaient causés.

Mais à mesure que mûrissait le fruit qu'elle portait, voici que son attention se concentrait sur lui; les forces de son cœur refluaient à l'intérieur. La guerre «éloignait ; elle n'entendait plus le canon de Noyon. Lorsqu'elle en parlait, un peu moins_, chaque jour, il semblait qu'il s'agit d'expéditions colo- jiiales. Des daùgers de son mari, sans doute, elle se souvenait; certes, elle le plaignait : « Pauvre gar- çon! » avec un petit sourire apitoyé qui avait l'air de dire: « Il n'a vraiment pas de chance! Il n'est pas très adroit!... » Mais elle ne s'attardait pas sur ce sujet, et il ne laissait pas de traces, grâce à Dieu! La conscience était en repos, elle avait payé son écot. Et' vite, elle retournait à la seule tâche sérieuse. On eût dit que ia grande affaire pour lunivers, c'était l'œuf qu'elle allait pondre.

2^J tXbll-VMUAtLl

Glerambault, absor^^é par ses luttes, n'avait pas vu Aline depuis des mois; il n'avait donc pu suivre ce changement d'esprit. Si Rosine en avait dit quelques mots devant lui, son attention était ailleurs. Mais il venait d'apprendre, coup sur coup, en vingt-quatre heures, la naissance du petit, et la nouvelle que le mari d'Aline était, comme Maxime, « disparu ». Il avait aussitôt imaginé la peine de la jeune mère. Il la voyait comme il lavait toujours connue, entre une joie et une douleur, plus capable de sentir celle-ci <jue celle-là, s'y livrant tout entière et, jusque dans la joie, s acharnant à trouver des raisons de douleur, violente, amère, agitée, agressive contre le sort, et en voulant à tous. Il n'était même pas sûr qu'elle ne lui en voulût pas, à lui, personnellement, pour ses idées de réconci- liation, quand elle ne devait plus respirer que ven- geance. Il savait que son attitude était un scandale pour la famille, et que nul n'était moins «lisposé à le tolérer qu'Aline. Mais, bien ou mal accueilli, il tenait à lui apporter l'aide de son aflection, Kt, bais- sant le dos sous l'averse qui allait choir, il monta l'escalier et "sonna à la porte de sa nièce.

Il la trouva sur son lit, étendue, le vis..^,. ..,,;..., rajeunie, embellie, attendrie, rayonnante de bonheur, auprès de son petit enfant, qu'elle avait fait déposer à côté d'elle : elle avait l'air d'une radieuse grande sœur du bébé chiffonné; elle le contemplait avec des rires d'adoration amusée, tandis que, sur le dos, il remuait en l'air ses pattes de hanneton, bouche ouverte, englouti dans la torpeur de l'avant-vie, rêvant encore

CLEUAMBAUT/r 243

de la nuit dorée et de la chaleur du ventre. Elle accueil- lit Clerambault par des accents de triomphe :

Ah! mon bon oncle! Que vous êtes gentil! Venez vite, venez voir ce trésor de mamour!

Elle exultait de faire montre de son chef-d'œuvre, et elle en était reconnaissante aux spectateurs. Jamais Clerambault ne l'avait trouvée aussi tendre et jolie. Il se pencha sur l'enfant, mais il ne le regardait guère, tout en lui faisant, les grimaces de politesse et les exclamations admiratives que la mère attendait et happait au vol, comme une hirondelle. C'était elle qu'il voyait, c'était ce visage heureux, ces bons yeux qui riaient, ce bon rire enfantin!... Que c'est beau, le bonheur, et que c'est bienfaisant!... Tout ce qu'il avait à lui dire avait disparu de sa mémoire, inutile, déplacé . Il n'avait qu'à regarder la merveille et partager com- plaisamm^nt l'extase de la petite poule pondeuse. Quel délicieux vaniteux innocent petit chant!

Par instants, cependant, sur ses yeux repassait l'ombre de la guerre, des carnages ignobles et sans but, du fils mort, du mari disparu; et, penché sur l'enfant, avec un sourire triste, il ne pouvait s'empêcher de songer :

Hélas! Pourquoi faire des enfants, si c'est pour cette boucherie? Et que verra-t-il dans vingt ans, le pauvre petit?

Mais elle ne s'en préoccupait guère ! L'ombre venait mourir au bord de son soleil. De ces soucis proches ou lointains, tous lointains, elle ne percevait rien, elle raj^onnait...

1> I I CLKUAMUAULr

« J'ai fait un homme!.. . »

Cet homme, en qui s incarnent, pour chaque mère, à son tour, tous les espoirs de l'humanité... Tristesses et folies de l'heure actuelle, êtes- vous?... Qu'im- porte! C'est /u/ peut-ùtre, c'est /»(, qui y mettra fin... 11 est pour chaque mère, le miracle, le Messie!...

A la fin de la visite, Clerambault hasarda un mot de sympathie attristée, au sujet du mari. l'MIe (it \iu jjros soupir :

Ce pauvre Armand! dit-elle. 11 doit être pri- sonnier...

Clerambault demanda :

Tu as appris quelque chose ?

Oh! non... Mais c'est probable... Je suis unique tout à fait sûre... Autrement, on saurait...

Elle écarta de la main, comme une mouche, la lin de la pensée désagréable... (Allez-vous-en!... Coiiuncut la-t-on laissée entrer?...)

Déjà le petit rire revenait dans ses yeux...

Et, tu sais, ajouta-t-elle, c'est bien mieux pour ui... Il pourra se reposer... Je suis plus rassurée de

le savoir maintenant que dans sa tranchée...

Et puis, sans transition, la conversation revint au merle blanc :

Oh! ce qu'il sera content, quand il verra mon petit amour du bon Dieu!.. .

Seulement quand Clerambault se leva pour partir, elle daigna se souvenir qu'il y avait encore des chagrins sur terre; elle se rappela la mort de Maxime, et dit gentiment son petit mot de sympathie... qu'on

CLERAMBAULT 245

sentait si indifférant, si indifférent, au fond!... mais plein de bonne volonté. Et la bonne volonté était, chez elle, chose neuve. .. Plus surprenant encore ! Dans la tendresse du bonheur qui la baignait, elle entrevit, l'espace d'une seconde, le visage et le cœur fatigués du vieil homme ; il lui revint à l'esprit, vaguement, qu'il avait fait des sottises^ qu'il avait des ennuis ; et, au lieu de le gronder, ainsi qu'elle aurait dû, elle lui accorda tacitement son pardon, d'un sourire magnanime; comme une petite princesse, elle dit, d'un ton affec- tueux, où perçait une nuance protectrice :

Il ne faut pas t'inquiéter, mon bon oncle, tout s'arrange... Embrasse-moi!...

Et Glerambault s'en retourna, amusé de la conso- latrice qu'il était venu consoler. Il sentait le peu de chose que sont nos souffrances, pour le sourire indif- férent de la Nature. L'important est, pour elle, de fleurir au printemps. Feuilles mortes, tombez! L'arbre n'en poussera que mieux, le printemps fleurira pour d'autres... Cher printemps!

Mais que tu es cruel envers ceux pour qui tu ne fleuriras plus, printemps! Ceux qui ont perdu leurs aimés, leurs espoirs, leur force et leur jeunesse, toutes leurs raisons de vivre!...

Le monde était plein d'àmes et d* ..>,,,. mutilés, que roqgeait l'amertume, les uns des bonheurs perdus, les autres plus lamentables encore, des bonheurs qu'ils n'avaient pas eus, dont on les avait frustrés, en plein épanouissement de l'amour et de leurs vingt ans!

Un soir de fin janvier, mouillé de brume et Iransi. Clerambault rentrait d'un stationnement à un chan- tier de bois. Après avoir fait queue, des heures, dans la rue, la foule, parmi laquelle il attendait son tour, avait été prévenue qu'on n<é ferait plus de distri- bution aujourd'hui. A la porte de sa maison, il entendit son nom. Un jeune homme le demandait au «concierge, en présentant une lettre. Clerambault s'avan<;a. Le jeune homme parut gcné de la rencontre. Sa manche droite était épinglée à l'épaule; l'œil droit, caché soii'^nn

CLERAMBAULT ^4;

bandeau ; il était blême, on voyait qu'il sortait de longs mois de maladie. Clerambault l'accosta amicalement et voulut prendre la lettre, que le jeune homme retira avec brusquerie, disant que ce n'était plus la peine. Clerambault l'invita à venir causer chez lui. L'autre hésitait ; et si Clerambault eût été plue fin, il eût remarqué que son visiteur cherchait à s'esquiver. Mais, un peu long à lire dans les pensées, il dit bonnement :

C'est vrai que mon étage est un peu haut... Piqué dans son amour- propre^ l'autre répliqua

aussitôt :

Je suis encore capable de monter. Et il s'engagea dans l'escalier.

Clerambault comprit qu'en plus des autres blessures, il en avait une au cœur qui était à vif.

Ils s'assirent dans le cabinet de travail sans feu. Comme la chambre, l'entretien fut lent à se dégeler. Clerambault n'obtenait de son interlocuteur que des réponses raides, brusques, pas très claires, et faites sur un ton qui semblait irrité. Il sut que l'autre s'appelait Julien Moreau, qu'il était étudiant à la Faculté des Letti^es, et qu'il venait de passer trois mois au Val-de-Grâce. Il vivait seul, à Paris, dans une chambre du Quartier Latin, bien qu'il eût à Orléans sa mère, veuve, et quelque famille. Il ne dit pas d'abord pourquoi il ne les rejoignait pas.

Brusquement, après un silence, il se décida à parler. D'une voix étranglée, qui se faisait rude pour sortir, puis peu à peu s'adoucit, il dit à Clerambault le bien que lui avait fait la lecture de ses articles, apportés

a48 ChKHAMBAlI/r

dans les tranchées par un permissionnaire et circulant de main en main. Us répondaient au cri de l'âme étoulVée : « Ne pas mentir! » Les journaux, les écrits, qui avaient l'impudence de présenter aux armées le tableau imposteur des armées, des lettres truquées du front, un héroïsme cabotin, des plaisanteries déplacées, la forfanterie abjecte de ])itres à l'abri, (jui font de la rhétorique avec la mort des autres, les jeUiient dans la fureur. Les sales baisers empoissés, dont les mouillaient ces prostitués de la presse, leur étaient un outrage : c'était comme si on tournait en dérision leurs- soull'rances. Enfin, dans Clerambault, ils ti'ouvaient un écho... Non pas qu'il les comprit! Nul ne pouvait les comprendre, qui n'eût partagé leur sort. Mais il avait pitié d'eux. Il parlait simplement, avec humanité, des malheureux de tous les camps. Il osait dire les injustices, communes à toutes les nations, qui avaient amené ces souffrances communes. Une supprimait pas leur peine; mais il l'élevait dans une sphère d'intelli- gence respirable.

... Si vous saviez comme on a besoin d'une parole de vraie sympathie! On a beau être durs, après- tout ce qu'on a vu, souffert et fait souffrir, on a beau être vieux, (il y a parmi nous des grisons aux épaules voûtées), nous sommes, à des moments, tous des enfants perdus qui cherchent leur mère, pour se faire consoler. Et ces mères^ souvent... ah! ces mères! elles sont si loin de nous, elles aussi!,.. On reçoit de la famille des lettres qui consternent . . On est livré par les êtres de son sang. ,.

CLEIIAMBAULT 24y.

Clerambault se cacha la figure dans ses mains et se mit à gémir.

Qu avez vous? dit Moreau. Vous êtes souffrant?

Vous venez de me rappeler le mal que j'ai fait.

Vous? Mais non, ce sont les autres.

Moi, comme les autres. Pardonnez-nous à tous.

Vous êtes le dernier qui devriez le dire.

Je dois être le premier, car je suis un des rares qui se rendent compte de leur crime.

Et il commença un réquisitoire contre sa génération,. qu'il interrompit, d'un geste découragé.

Tout cela ne répare rien. Dites-moi ce que vous avez souffert.

Il y avait dans sa voix tant d'humilité que Moreau se sentit inondé d'affection pour le vieil homme qui s'accusait. Sa défiance s était fondue. 11 ouvrit la porte secrète de sa pensée amère et meurtrie. Il avoua que^ plusieurs fois déjà, il était venu jusqu'à l'entrée de la maison, sans se décider à remettre sa lettre, (que,^ du reste, il se refusait à montrer). Depuis sa sortie de l'hôpital, il n'avait pu causer avec personne. Les gens de l'arrière le révoltaient par l'étalage de leurs petites préoccupations, de leurs affaires, de leurs plai- sirs, des restrictions à leurs plaisirs, de leur égoïsme, de leur ignorance et de leur incompréhension. 14 était un étranger parmi eux, plus que chez les sauvages d'Afrique. Dailleurs, (il s'interrompit, reprit, par demi-mots gênés et irrités, qui lui restaient accrochés au gosier) ce n'était pas seulement parmi eux, c'était parmi tous les hommes, qu'il était un étranger; retran-

25o tXKKAMBAl l.l

thé de la vie normale, des joies et des labours de tous, par ses infirmités qui faisaient de lui une «'pave : il était borgne et manchot; il en avait une honte absnnle, qui le brûlait. Les regards de commisération liàtive, qu'ir avait cru surprendre dans la rue, le faisaient rougir, comme une aumône qu'on jette de côté, en détournant la tète du spectacle déplaisant. Car, dans son amour-propre, il s'exagérait sa laideur. Il avait le dégoût de la tlillormité. Il pensait aux joies perdues, à sa jeunesse saccagée; il était jaloux des couples qu'il voyait passer et il s'enfermait poui' pleurer.

Ce n'était pas tout encore; et lorsqu'il se fut déchargé du gros de son amertume dans la compassion de VAe- rambault, qui l'encourageait à parler, il atteignit au fond du mai, que lui et ses compagnons portîiient avec terreur, comme un cancer qu'on n'ose pas regarder. Au travers de ses paroles obscures, violentes, tourmentées, Clerambault aperçut ce qui dévastait l'âme de ces jeunes gens: ce n'était pas uniquement leur jeunesse ruinée, leur vie sacrifiée, (encore que ce fût une douleur terrible... Oh! comme il est facile aux cœurs secs, aux vieux égoïstes, aux intellectuels décharnés, de blâmer rigidement cet amour de la jeune vie et le désespoir de la perdre !. ..) Mais le plus affreux était de ne pas savoir pourquoi on sacrifiait cette vie, et le soupçon empoisonné qu'elle était gâchée pour rien. Car ce n'était pas l'appât grossier d'une vaine suprématie de race, ou d'un lopin de terre disputé entre Etats, qui pouvait apaiser la douleur des victimes. Ils savaient maintenant de quelle longueur de terre l'homme a be-

CLEUAMBAULÏ 201

soin pour mourir^ et que le sang de toutes les races est le même fleuve de vie qui s'y perd.

Et Clerambault, à qui la conscience de son devoir de grand aîné auprès de ces jeunes gens prêtait le calme, que seul il naurait pas eu, chargea leur messager de paroles d'espoir et de consolation.

Non, vos souffrances ne sont pas perdues. Elles sont le fruit d'une erreur cruelle. Mais les erreurs mômes ne sont point perdues. Le fléau d'aujourd'hui est l'explosion d'un mal qui ronge l'Europe depuis des siècles. Orgueil et cupidité, Etatisme sans conscience, peste capitaliste, machine monstrueuse de la « Civili- sation », faite d'intolérance, d'hypocrisie, et de violence. Tout craque, tout est à refaire, et la tâche est immense. Ne parlez point de découragement! Vous avez la plus grande œuvre qui soit oflerte à une génération. Il s'agit de voir clair, par delà le feu des tranchées et les gaz asphyxiants dont vous aveuglent, autant que l'en- nemi, les excitateurs de l'arrière . De voir le vrai com- bat. Il n'est pas contre un peuple. Il est contre une société malsaine, fondée sur l'exploitation et la rivalité des peuples, sur l'asservissement de la conscience libre à la machine-État. Les peuples résignés ou sceptiques ne l'eussent pas reconnu^ avec cette tragique évidence, sans les soufl'rances de cette guerre qui les labourent. Je ne bénis pas la soullrance. Laissons cette aberration aux dévots des vieilles religions ! Nous n'aimons pas la douleur, et nous voulons la joie. Mais quand la douleur vient, au moins quelle nous serve ! Ce que vous souftrez, que d'autres ne le souffrent plus ! Allons,

CLEUAMUAlI.l

ne pliez point! On vous enseigne quune fois donné, dans la bataille, l'ordre d attaque, il est encore plus dangereux de reculer que d'avancer. Ne vous retour- nez donc plus, laissez derrière vous vos ruines, et marchez vers le monde nouveau!

A mesure qu'il parlait, il voyait les yeux de son jeune auditeur, qui semblaient dire :

Encore! Encore plus! l'ius que des espérances! Donne-moi des certitudes, donne-moi la victoire pro- chaine!

Il y a chez tous les hommes un tel besoin de leurre! Même chez les meilleurs. En échange de leurs sacrifices à l'idéal entrevu, il faut qu'on h'ur promette la réalisation prochaine de cet idéal, ou au moins une compensation éternelle, comme font les religions. Jésus ne fut s,uivi que parce qu'on lui prêta l'assu- rance d'une victoire ici-bas, ou là-haut. Mais qui veut être vrai ne peut pas promettre la victoire. Il ne peut pas ignorer les risques : peut-être ne sera-t-elle pas atteinte; en tout cas, pas dici à longtéhips. Pour les disciples^ une telle pensée est d'un pessimisme acca- blant. Le maître cependant, lui, n'est pas pessimiste. Il a le calme de l'homme qui, après une montée, embrasse d'en haut l'ensemble de la contrée. Eux ne voient que la pente aride à monter. Comment leur communiquer ce calme?... Mais s'ils ne i)euvent pas voir par les yeux du maître, ils peuvent voir ses yeux, se reflète la vision qui leur est refusée ; ils y puisent l'assurance que lui qui sait la vérité (ils le croient !...> est délivré de leurs troubles.

GLEUAMBAULT ^53

Cette sécurité de l'âme, cette harmonie intérieure, que les yeux de Julien Moreau cherchaient dans les yeux de Gleranibault, Glerambault, tourmenté, ne la possédait point... Ne la possédait-il point?... Or, regardant Julien, en souriant humblement, comme pour s'excu- ser, il vit... il vit que Julien l'avait trouvée en lui.. . Et voici que, de même qu'en montant au milieu du brouil- lard on est soudain dans la lumière^il vit que la lumière était en lui. Elle était venue à lui, parce qu'il lui fallait en éclairer un autre.

L'infirme était parti, rasséréné. Clerambaull demcu rait étourdi d'une- légère ivresse. Il se taisait, goû- tant le bonheur étrange qu'éprouve une Ame, per- sonnellement infortunée, à sentir qu'elle participe au bonheur d'autres âmes, présentes ou à venir. Le bon- heur, l'instinct profond, la plénitude de l'être... Tous les êtres y aspirent, mais il n'est pas le même pour tous. Les uns veulent avoir; pour d'autres, voir c'est avoir; et pour d'autres, croire, c'est voir. Et tous ne forment qu'une chaîne, que cet instinct relie : depuis ceux qui ne cherchent que leur bien, celui de leur famille, celu i de leur nation, jusqu'à l'être qui embrasse les millions d'êtres, tout le bonheur total. Et tel qui n'a point le bonheur, le porte pour les autres, ainsi que Gleram- bault, et ne s'en doute point : car les antres voient déjà la lumière sur son front, quand ses yeux sont encore dans l'ombre.

Le regard du jeune ami venait de révéler au pauvre Clerambault sa richesse inconnue. Et la conscience du message divin dont il était chargé rétablissait son union

CLERAMBA.ULT

perdue avec les hommes. Ils ne le combattaient que parce qu'il était leur pionnier téméraire, leur Chris- tophe Colomb qui s'obstine^ sur l'Océan désert, à leur ouvrir la voie du Nouveau Monde. Ils lïnsultent, mais ils le suivent. Car toute pensée vraie, qu'elle soit ou non comprise, est le vaisseau lancé qui remorque à sa suite les âmes du passé.

A partir de ce jour, il détourna les yeux du fait irréparable de la guerre et des morts, pour se tourner vers les vivants et vers l'avenir qui est dans nos mains. Si fascinante que soit l'obsession de ceux que nous avons perdus, et quelque douloureux attrait qui nous invite à nous engloutir avec eux, il faut nous arracher aux souffles maléfiques qui montent, comme à Rome, de la Voie des Tombeaux. Marche! Ne t'arrête point! Tu n'as pas droit encore à leur repos. D'autres ont besoin de toi. Regarde-les là-bas, qui, pareils aux débris de la Grande Armée, se traînent en cherchant dans la morne étendue le chemin effacé...

Clerambault vit le noir pessimisme qui menaçait d'accabler ces jeunes gens, après la guerre, et il en fut transpercé. Le danger moral était grand. Les gouver- nants ne s'en inquiétaient pas. Ils étaient comme ces mauvais cochers, qui enlèvent à coups de fouet leur cheval, pour lui faire avaler au galop une pente raide. Le cheval arrive au haut ; mais la route continue, et le cheval s'abat : il est fourbu, pour la vie... De quel cœur ces jeunes, gens s'étaient lancés à l'assaut, dans les premiers mois de la guerre ! Et puis, l'ardeur était

-25(> CLtlUAMUAlLT

tombée ; mais la bête restait alteU'O, soutenue par les brancards ; on entretenait autour d'elle une exaltation factice, on arrosait d'espoirs magnifiques sa ration de chaque journée ; et bien que l'alcool en fût, chaque jour, plus éventé, elle ne i)ouvait pas tomb«'r. Elle ne se plaignait même pas : les forces lui manquaient pour penser ; et pour qui se fiU-elle plainte? Le mot d'ordre, autour de ces victimes, était de ne ]>!»»* »>!.('■>>'>•" <''tr<' -sourds et mentir.

Mais, un jour après l'autre, la marée des batailles rejetait, en se retirant, sur le sable, ses épaves, mutilés et blessés ; et par eux ai'lleuraient à la lumière les frémissements des ])rofondeurs de l'océan humain. Ces malheureux, arrachés brusquement au polype dont ils étaient un membre, s'agitaient dans le vide, incapables de rien étreindre, ni des passions d'hier, ni des rêves de demain. Et ils se demandaient, angoissés, les uns obscurément, petit nombre avec une cruelle clarté, pourquoi ils avaient vécu, pourquoi on vit

« Poichè quel che è distrutto patisce^ e quel che distrugge non gode, e a poco andare è distrutto mede- simamente, diinmi quello che nessun filosofo sa dire : a cuipiace o a chi giova co testa cita infelicissima delV universo, conserçata in damna e con morte di tutte le créature che lo compongono?... » •.

1 . « Puisque celui qui est détruit souffre, et que celui qui détruit ne jouit pas et bientôt est détruit pareillement, dis-moi ce qu'aucun philosophe ne sait dire : à qui plaît, ou à qui sert celte vie infortunée de l'univers, qui se conserve au détriment et par la mort de toutes les créatures qui le composent.' » ^Leopardi.)

CLERAMliAULT 2^7

Il était urgent de répondre, de leur trouver des raisons de vivre. Un homme de l'âge de GlerambauU n'en a pas besoin : il a vécu, il lui suffit de libérer sa conscience : c'est comme son testament public. Mais les jeunes gens, qui ont devant eux toute leur vie, il ne peut letir suffire de voir la vérité sur un champ de cadavres. Quel que soit le passé, l'avenir compte seul pour eux. Déblayez les ruines!

De quoi souffrent-ils le plus? De leur souffrance même? Non. De leur doute en la foi à qui cette soull'rance fut offerte en sacrifice. (Regretterait-on de s'être sacrifié pour la femme qu'on aime, ou bien pour «on enfant?) Ce doute les empoisonne ; il leur enlève la force de poursuivre leur route, parce qu'ils craignent le désesx^oir, au bout. C'est pourquoi l'on vous dit : <i Prenez garde d'ébranler l'idéal de patrie ! Restau- rez-le plutôt! » Dérision! Comme si l'on pouvait jamais conserver par la volonté une foi qu'on a perdue ! On se ment à soi-même. Et on le sait, au fond : cette conscience inavouée tue le courage et la joie.»

Soyez braves, et rejetez la foi, en qui vous ne croyez plus I Les arbres, pour reverdir, doivent se dépouiller de leur chevelure d'automne. De vos illusions passées, faites, comme les paysans, des feux de feuilles mortes : l'herbe, la foi nouvelle en poussera plus drue. Elle attend. La nature ne meurt point, elle change inces- samment de formes. Comme elle, laissez tomber la robe du passé.

17

« I.I.K AMIi Mil

Regardez bien! Faites le compte de <ts liurt's années! Vous avez t-ombattu, soullort pour la patrie. Elt qu'avez-vous gagné? Vous avez découvert la iVa- tcrnité des peuples qui se battent et qui soulFrent. Est-ce trop payé? Non, si vous laissez parler votre cour, si vous osez l'ouvrir à la foi nouvelle qui est venue à vous, quand vous ne l'attendiez pas.

Ce qui trompe et ce qui désespère, c'est qu'on reste attaché au but qu'on avait, en commençaot ; et, lorsqu'on n'y croit plus, on pense que tout est perdu. Or, jamais une grande action ne produit l'eiret qu'on s'en proposait. Et c'est tant mieux, car presque tou- jours l'eflet produit dépasse l'effet prévu, et est tout autre que lui, La sagesse n'est pas de partir avec la sagesse toute faite, mais de la cueillir sincèrement, le long de sa route. Vous n'êtes plus les mêmes hommes aujourd'hui qu'en 1914- Osez vous l'avouer! Osez l'être ! Ce sera le gain principal le seul peut-être, de cette guerre... Mais oserez-vous vraiment? Tant de raisons conspirent à vous intimider : la fatigue de ces années, les habitudes anciennes, la peur de l'etlort à faire pour regarder en vous, éliminer ce qui est mort, affirmer ce qui est vivant, on ne sait quel respect superstitieux du vieux, une préférence lassée pour ce qu'on connaît déjà, même mauvais, jrjême mortel, ce besoin paresseux de facile clarté qui fait que l'on revient à l'ornière tracée, plutôt que de chercher à s'ouvrir un*- voie nouvelle! L'idéal de la plupart des Français n'est-il pas de recevoir, dès l'enfance, leur plan de vie tout fait, et de n'en plus changer!... Ah !

CLliKAMBAULT 259

que du moins la guerre qui a tant détruit de vos foyers vous contraigne à sortir de vos décombres, à fonder d'autres foyers^ à chercher d'autres véri- tés!

Ce n était pas le désir de rompre avec le passé et d'entrer dans les terres inconnues qui manqiiait à beaucoup de ces jeunes gens. Ils eussent bien plutôt voulu brûler l'étape. Ils n'étaient pas encore sortis d«r l'Ancien monde qu'ils prétendaient s'emparer du Nou- veau. Sans retard. Point de milieu ! Des solutions nettes. Ou la servitude consentie au passé, ou la Révolution.

Ainsi l'entendait Moreau. De l'espoir de Cleram- bault en une rénovation sociale il lit une certitude ; et dans ses exhortations à conquérir patiemment, jour par jour, la vérité, il entendit un appel à l'action vio- lente qui l'impose sur-le-champ.

Il conduisit Clerambault dans deux ou trois cercles de jeunes intellectuels, d'esprit révolutionnaire. Ils n'étaient pas nombreux ; et ici et là, on retrouvait les mêmes. Le pouvoir les faisait surveiller, ce qui leur prêtait plus d'importance qu'ils n'en auraient eue sans lui. Misérable pouvoir, armé jusqu'aux dents, dis- posant de millions de baïonnettes, d'une police, d'une justice, dociles, bonnes à tout faire, et toujours

CLERAMBAULT 26 1

inquiet, ne pouvant supporter qu'une douzaine d'es- prits libres s'assemblent pour le juger! Ils n'avaient pourtant pas l'allure de conspirateurs. Ils faisaient tout le possible pour être persécutés ; mais leur acti- vité se bornait à des mots. Qu'auraient-ils pu faire d'autre? Ils étaient séparés de la masse de leurs com- pagnons de pensée, que pompait la machine de la guerre, qu'engloutissait l'armée, et qu'elle ne res- tituait que quand ils étaient hors d'usage. De la jeu- nesse d'Europe, que restait-il, à l'arrière? A part les embusqués, qui se prêtaient trop souvent aux plus tristes besognes pour faire battre les autres, afin qu'on oubliât qu'ils ne se battaient pas, les représen- tants — rari nantes des jeunes générations, restés dans la vie civile, étaient des réformés pour graves raisons de santé, auxquels étaient venues se joindre quelques épaves de la guerre, comme Moreau. En ces corps mutilés ou minés, les âmes étaient des chandelles allumées dans une chambre aux vitres cassées ; elles se consumaient, se tordaient, et fumaient ; un souffle menaçait de les éteindre. Mais habituées à ne pas compter avec la vie, elles n'en étaient que plus ardentes.

Elles avaient des sautes brusques du pessimisme extrême à l'optimisme extrême. Ces oscillations violentes du baromètre ne correspondaient pas toujours à la courbe des événements. Le pessimisme ne s'expliquait que trop. L'optimisme était plus étonnant. On eût été bien embarrassé pour en donner des raisons. Ils étaient une poignée, sans action, sans

262 CLERAMB VULT

moyens d'action ; et chaque jour semblait infliger un nouveau démenti à leurs idées. Mais plus les choses nllaient mal, plus ils semblaient contents. Ils avaient l'optimisme du pire, cette croyance forcenée des minorités fanatiques et opprimées : il leur faut l'Anté- christ, pour que revienne le Christ ; elles attendent Tordre nouveau, des crimes de l'ordre ancien qui le mènent à la ruine ; et elles ne s'inquiètent pas si elles- mêmes seront ruinées, et avec elles leurs rêves. Les jeunes intransigeants, que voyait Cleramhault, étaient surtout occupes d'empêcher la réalisation partielle de leurs rêves dans l'ordre ancien. Tout ou rien. Rendre le monde moins mauvais? Fi donc! Le rendre parfait, ou qu'il crève! C'était un mysticisme du grand boule- versement, de la Révolution; il enfiévrait les cerveaux de ceux qui croyaient le moins aux rêves des reli- gions... Religieux, ils l'étaient plus que ceux des Eglises... O folle espèce humaine! Toujours cette foi dans l'absolu, qui mène aux mêmes ivresses, mais aux mêmes désastres, les fous de la guerre des nations, les fous de la guerre des classes, et les fous de la paix ! On dirait que l'humanité, quand elle sortit le nez des boues brûlantes de la Création, a reçu un coup de soleil, dont elle ne s'est pas guérie, et qui la fait, par accès, retomber dans la fièvre chaude...

Ou bien, faut-il voir dans ces mystiques de la Révo- lution des signes avant-coureurs de la mutation qui couve dans 1 espèce, qui peut couver des siècles, et qui peut-être n'éclora jamais ? Car il est, dans la nature, des milliers de possibilités latentes pour une

CLERAMBAULT 203

seule réalisation dans le temps attribué à notre humanité.

. Et c'est peut-être ce sentiment obscur de ce qui pourrait être et ne sera point, qui parfois communique au mysticisme révolutionnaire une autre forme, plus rare et plus tragique, le pessimisme exalté, l'attrait fiévreux du sacrifice. Combien en avons-nous vus, de ces Révolutionnaires, secrètement convaincus de la force écrasante du mal et du fatal échec de leur foi, qui s'enivrent de lamour pour la belle vaincue ..

« ... scd vicia Catoni... »

et de l'espoir de mourir pour elle, de détruire et d'être détruits! Que d'aspirations la Commune écrasée a fait naître, non pas à sa victoire, mais à un pareil écrasement! Il semble que veille toujours, au cœur des plus matérialistes, un reste de la flamme éternelle, de l'espoir souffleté, nié, affirmé quand même, du recours impérissable de tous les opprimés à l'au-delà meilleur .

Ces jeunes gens accueillirent Clcrambaull avec une alTcctueuse estime. Us tàclièrent de l'annexer : les uns, naïvement, lisant dans sa pensée ce qu'eux-mêmes il» pensaient; les autres, convaincus que riionnôte vieux bourgeois, dont le cœur était jusque-là le seul guide, généreux mais insuffisant, se laisserait instruire i)ar leur ferme science et saurait, comme eux, suivre jus- qu'à l'extrême bout les conséquences logiques des principes posés. Glerambault se défendait faiblement, car il savait qu'il n'y a rien à faire pour convaincre un jeune homme qui vient de s'incruster dans un sys- tème. A cet âge de la vie, la discussion est vaine. On peut agir sur lui, dans les années d'avant, ce ber- nard-l'hermite cherche encore sa coquille; et on le peut après, quand la coquille s'effrite ou le gène aux entour- nures. Mais quand l'habit est neuf, il n'y a qu'à l'y laisser : l'habit est à sa mesure. S'il grandit ou ra- petisse — il en prendra un autre. Ne contraignons per- sonne ! Mais que personne ne nous contraigne !

Personne, dans ce milieu, au moins, les premiers

CLERAMBAULT 205

temps, ne songeait à contraindre Glerambault. Mais sa pensée se trouvait quelquefois étrangement costu- mée, à la mode de ses hôtes. Quels échos imprévus elle avait dans leur bouche ! Glerambault laissait parler ses amis, et il ne parlait guère. Quand il revenait de là, il était troublé et un peu ironique :

Et c'est ma pensée? se demandait-il.

Ah ! qu'il est difficile de communiquer son âme aux autres hommes! Impossible peut-être. Et qui sait?... La nature est plus sage que nous... Peut-être que c'est un bien...

Dire toute sa pensée! Le peut-on? Le doit-on? On est venu à elle, lentement, péniblement, par une suite d'épreuves : elle est comme la formule de l'équilibre fragile entre les éléments intérieurs. Changez les élé- ments, leurs proportions, leur nature, la formule ne vaut plus et a d'autres effets. Jetez votre pensée dans un autre, tout dun coup, tout entière, elle risque de l'affoler. Il est môme des cas où, si l'autre compre- nait, il pourrait en être tué. Mais la prudente nature a pris ses précautions. L'autre ne vous comprend pas, il ne peut pas vous comprendre, son instinct l'en défend; il ne prend de votre pensée que le choc sur la sienne ; et, ainsi qu'au billard, la bille rebondit; mais il est, moins facile de prévoir vers quel point du tapis. Les hommes n'écoutent pas avec un esprit pur, mais avec leurs passions et leur tempérament. Dans ce que vous- leur donnez, chacun reprend son bien et rejette le reste. L'obscur instinct de défense! L'esprit ne s'ouvre pas à la pensée nouvelle. Il fait le guet, au guichet. Et

206 r.LEUAMHArLI

n'entre que ce qu'il veut. La haule pensée «les sages, des Jésus, des Socrate, quen a-t-on fait? De leur temps, on les a tués. A vingt siècles de «lislanc»', on en a fait des dieux : c est une autre façon de les tuer; on rejette leur pensée dans le royaume éternel. Si on la laissait s'accomplir dans le monde d'ici-bas, le monde serait fini. Eux-mêmes le savaient. Et le plus grand de leur âme n'est peut-être pas ce qu'ils ont dit, mais ce qu'ils n'ont pas dit. Eloquence pathétique des silences de J^sus, beau voile des symboles et des mythes an- tiques, faits pour ménageries yeux faibles et peureux! Trop souvent, la parole qui pour l'un est la vie, est' pour l'autre la mort, ou, ce qui est pis, le meurtre.

Que faire, si l'on a la main pleine de vérités? lancer le grain à toute volée? Mais le grain de la pensée peut pousser mauvaise herbe ou poison '.

Allons, ne tremble pas! Tu n'es pas le maître du des- tin; mais tu es aussi le destin, tu es une de ses voix. Parle donc! C'est ta loi. Dis toute ta pensée, mais dis- la avec bonté. Sois comme une bonne mère, à qui il n'est pas donné de faire de ses enfants des hommes, mais qui leur enseigne patiemment à le devenir, s'ils veulent. On n'affi-anchit pas les autres, malgré eux ou sans eux; et même si c'était possible, à quoi bon ? S'ils ne s'affranchissent eux-mêmes, demain ils seront retombés esclaves. Donne l'exemple et dis : « Voici le chemin! Vous voyez, on peut se faire libre... »

En dépit de ses efforts pour agir bravement et laisser faire aux dieux, il était heureux que Clerambault ne put voir toutes les suites de sa pensée. Sa pensée aspi- rait au règne de la paix. Et très probablement, elle contribuerait, pour une part qui n'était pas infime, au déchaînement des luttes sociales. Comme tout vrai pa- cifisme,— si paradoxal que ce semble. Car il est une condamnation du présent.

Mais Clerambault ne se doutait pas des forces redou- tables qui, un jour, se réclameraient de lui. Par un effet opposé, son esprit conquérait parmi ces jeunes gens plus d'harmonie, en réagissant contre leur violence. Il sentait d'autant plus le prix de la vie qu'ils en faisaient si bon marché. En cela, ils ne se distinguaient pas beaucoup des nationalistes qu'ils voulaient com- battre. Bien peu aimaient la vie plus que l'idée. (C'est, dit-on, une grandeur de l'homme...)

Tout de même, Clerambault fut bien aise de rencon- trer un homme qui aimait la vie pour la vie. Un cama- rade de Moreau, grand blessé comme lui, Gillot : dans

2()8 CLEHAMHALI.r

le civil, jeune ouvrier dessinateur pour industries. Un obus l'avait lardé, du haut en bas; il avait une jambe de moins et le tympan brisé. Mais (îillot réagissait plus énergiquement contre le sort que Moreau. Ce petit homme brun avait des yeux vifs, brûlait, malgré tout, une flamme de gaieté. D'accord avec Moreau pour juger le non-sens de la guerre et le crime de la société, il avait va les mêmes faits, les mêmes hommes, mais non avec les mômes yeux; et les deux jeunes gens étaient souvent en discussion.

Oui, disait Gillot un jour que Moreau vt-naiL «i«; raconter à Clerambault nn souvenir lugubre de la vie des tranchées, c'était bien comme ça... Seulement, il y a quelque chose de pire : c'est que ça ne nous faisait rien, rien, aucun efl'et.

Moreau protestait, indigné.

Toi, peut-être, et, si tu veux, deux ou trois, i)ar- ci par-là. Mais les autres!... On finissait par ne plus le remarquer.

Il continuait, pour arrêter une protestation nouvelle :

Je ne dis pas ça, mon petit, pour nous faire va- loir. Il n'y a pas de quoi! Je dis, i)arce que ça est... Voyez-vous, -*- (s'adressaut à Clerambault) ceux qui reviennent de et qui le mettent dans des livres, ils disent bien ce qu'ils sentent ; mais Ils sentent beau- coup plus que le commun des mortels, x>arce qu'ils sont des artistes. Tout les écorche. Nous autres, on est tanné. C'est même le plus terrible, à cette heure que j'y pense. Quand vous lisez ici une de ces histoires qu^ vous font dresser les cheveux ou vous donnent la nausée, il vous

CLERAMBAULT 26<)

manque le bouquet : des gas qui, plantés devant, fument leur pipe, blaguent, ou pensent à autre chose. Il faut bien! Sans (.-a, on crèverait... Tout de même, l'animal humain a une facilité à s'adapter à tout!... Il trouverait moyen de prospérer, au fond d'un dépotoir. Vrai, c'est à dégoûter de soi! J'ai été ainsi, moi qui vous parle. Il ne faut pas vous figurer que je passais mon temps, comme le petit fait ici, à méditer sur mon crâne. Je trouvais, comme tout le monde, ce qu'on fai- sait, idiot. Mais puisque toute la vie est idiote, n'est-ce pas?... On faisait ce qu'il y avait à faire, pour autant qu'il faudrait, en attendant la fin... La fin? Une fin ou l'autre. La mienne, celle de ma peau, ou bien celle de la guerre. C'est toujours une lin... En attendant, on vit: on mange, on dort, on chie. . . Pardon ! Faut dire les choses... Et le fond de tout ça, monsieur, voulez-vous le savoir? Eh bien, c'est qu'on n'aime pas la vie. On ne l'aime pas assez. Vous avez bien raison de le dire, dans un de vos articles : elle est fameuse, la vie ! Seu- lement, ils ne sont pas beaucoup, ceux qui ont l'air de s'en douter à ]3résent. Pas beaucoup de vivants. Ce sont plutôt des dormants. En attendant le grand somme. Ils se disent : <( Comme ça, on est tout coiichés. On n'a plus à se déranger. . . » Non, on ne laime pas assez, la vie! On n'apprend pas à l'aimer. On fait tout ce qu'on peut pour vous en dégoûter. Depuis qu'on est petit, on nous chante la mort, la beauté de la mort, ou bien ceux qui sont morts. L'histoire, le catéchisme, « Mourir pour la patrie. . . » Ou bien c'est la calotte, ou bien les patriotes. Et puis, la vie embête. Cette vie

CLEnVMllAl I.T

d'aujourd'hui, on dirait qu'on s'arranj^e pour vous la rendre la plus emmertlantc possible. Plus d'initiative. Tout est mécanisé. Avec- <,». aucun ordre. On ne lait plus de travail, on fait des bouts de travail, on ne sait pas avec quoi ça s'agence: et le plus souvent, ça ne s'agence pas. C'est un sacré gâchis, dont on ne i>rofile même pas. On est comme mis en caque, empilés au ha- sard. On ne sait pas pour({uoi. On ne sait pas pour- quoi on vit. On vit. On n'avance pas. Il y a, clans la nuit des temps, nos gi*ands-pères qui, dit-on, nous ont l)ns la Bastille. Aloi's, il paraîtrait, d'après ces far- ceurs-là, — ceux qui tiennent le manche, qu'il n y aurait plus pour nous rien à faire aujourd'hui, que c'est le Paradis. Est-ce que ce n'est pas écrit sur tous nos monuments? On sent bien que ce n'est i)as vrai, qu'il y a là-bas devant nous un autre orage qui chautre, une autre Révolution... Mais celle qui a eu lieu a si mal réussi! Et tout est si peu clair!.,. Non, on n'a pas confiance, on ne voit pas son chemin, on n'a personne qui nous montre par-dessus toutes ces mares à cra- pauds, quelque chose de haut, quelque chose de beau... Ils font bien tout ce qu'ils peuvent, maintenant, pour nous emballer : Droit, Justice, Liberté... Mais le lard e.st éventé... On peut mourir pour ça. Mourir, on ne refuse jamais... Mais vivre, c'est autre' chose!...

Et maintenant? demanda Clerambault.

Ah! maintenant, maintenant qu'on ne peut plus revenir en arrière, je pense : <c Si c'était à recommen- cer! »

Quand avez-vous changé?

CLEUAMBAULT i^I

C'est bien le plus curieux! Sitôt que j'étais blessé. Je n'avais pas sorti une jambe de la vie que j'aurais voulu l'y rentrer. Quelle y était donc bien! Et on ne s'en doutait pas! Imbécile, va! Crétin!... Tenez^ je me vois encore, quand jai repris connaissance, sur un champ ravagé, encore plus étripé que les corps qui gisaient, enchevêtrés, tête-bêche, comme un jeu de jonchets; la terre, qui poissait, elle-même, semblait saigner. Nuit complète. Je ne sentais rien d'abord. Il gelait. J'étais collé... Quel était le morceau qui me manquait, au juste? Je n'étais pas pressé de faire l'inventaire, je me méfiais de ce qui viendrait, je ne voulais pas bouger. Le sûr, c'est que je vivais. Peut- être plus qu'un moment. Attention à ne pas le perdre!... Et je vis dans le ciel une petite fusée. Ce qu'elle signifiait, je ne m'en occupais plus. Mais la courbe, la tige et la fleur de feu... Je ne peux pas vous dire comme j'ai trouvé ça beau... Je la cueillais de l'œil... Je me suis revu tout enfant, près de la Sama- ritaine, un soir de feu d'artifice, sur la Seine. Je regardais cet enfant <;omme si c'était un autre, qui me faisait amusement et pitié. Et ensuite, j'ai pensé que c'était pourtant bon d'être planté dans la vie, et de pousser, et d'avoir quelque chose, quelqu'un, n'importe quoi, à aimer,. , Tiens, rien que cette fusée!... Et puis, la douleur est venue, je me suis mis à hurler. Et j'ai repique la tête au fond du trou. . . Après, c'était l'ambulance. Il ne faisait plus bon vivre. Le mal était un chien qui vous rongeait les moelles... Autant rester dans le trou!... Et pourtant, même alors, alors surtout,

«I.KH A Mit V I I l

quel paradis ça vous S('inl»lait «le vivre coinmc autrefois, de vivre tout hoimement, «le vivre sans douleur, comnre on vit tous les jours... Kt on ne le remarque pas! Sans douleur... Sans douleur... Et vivrel... Mais c'est un r«>ve! Lorsqu'elle s'arn^tait... Une minute de paix, à sentir seulement le goût de l'air sur sa lanjçue et le corps si léger après qu'on a soulier t.. . Cristil... Et toute la vie, avant, était ainsi! Et on ne s'en doutait pas!... Bon Dieu, qu'on est bôtc d'attendre pour la comprendre que l'on en soit privé! Et, quand on l'aime enfin et qu'on lui demande pardon de n'avoir pas su l'apprécier, elle vous répond ; « Trop tard! » 11 n'est jamais trop tard, dit Clcrambault.

Gillot ne demandait qu'à le croire. Cet ouvrier instruit était bien mieux armé pour la lutte que Moreau et même que Clerambault, Rien ne l'abattait longtemps. On tombe, on se relève, on prendra sa revanche... Au fond, il pensait des obstacles qui barrent l'avenir :

On les aura !

Et il était prêt à marcher sur l'unique patte qui lui restait contre eux, tant qu'on voudrait. Le plus tôt serait le mieux. Car lui aussi était, comme les autres, un dévot de la Révolution. 11 trouvait moyen de l'ac- commoder avec son optimisme, qui la voyait d'avance réalisée en douceur. Il était sans rancune.

Pourtant, il ne fallait pas s'y fier. Ces natures popu- laires réservent de telles surprises ! Elles sont si mal- léables et prêtes à changer... Clerambault l'entendit, avec un camarade du front, Lagneau, venu en permis- sion, parler de tout chambarder quand les poilus ren- treraient, après la guerre finie, et peut-être même avant... L'homme du peuple de France, qui est souvent charmant, vif, alerte, courant au-devant de votre pen-

18

2^4 «XEHAMBAL'LT

sée avant que vous ayez eu le temps de l'exprimer complètement, grand Dieu! comme il ouhlie! Ce qu'on a dit, ce qu'il a dit, ce qu'il a vu, ce qu'il a cru, et ce qu'il a voulu... Mais il est toujours sûr de ce qu'il veut, de ce qu'il dit, de ce qu'il voit, de ce qu'il croit. Gillot, avec Lagneau, développait tranquillement des arguments contraires à ceux qu'il défendait, la veille, avec Glerambault. Et ce n'étaient pas seulement ses idées qui changeaient, mais c'était ertt-on dit son tempérament. Le matin, rien d'assez violent pour son besoin d'action et de démolition! Le soir, il ne rêvait plus que d'un petit commerce, gagner gros, manger bien, élever sa nichée, et se foutre du reste. Et s'ils se disaient tous sincèrement internationalistes', il en était bien peu parmi* ces poilus qui n'eussent conservé les vieux préjugés français de supériorité de race pas méchante, mais gouailleuse et solidement ancrée à l'égard du reste du monde, ennemis et alliés, et, dans leur pays même, de ceux des auti'es provinces, ou, s'ils étaient provinciaux, de Paris. Point geignards, francs du collier, toujours prêts à marcher, comme (iillot, ca- pables certes de faire une Révolution, et puis de la dé- faire, et puis de la refaire, et puis... lanlaire... d'en- voyer tout par terre, et de s'en remettre au gré du premier aventurier. Ils ne le savent que trop bien, les renards de la politique ! La meilleure tactiijue pour tuer les révolutions est, quand l'heure est venue, delà laisser passer en amusant les gens.

L'heure semblait bien proche. Un an avant la fin de Ja guerre, il y eut dans les deux camps quelques mois,

CLERAMBAULT 27a

quelques semaines, l'infinie patience des peuples ttiartyrisés sembla sur le point de craquer, et une grande clameur allait rugir : « Assez! » Pour la pre- mière fois, s'étendait parmi eux l'impression d'une sanglante duperie. Comment ne pas comprendre l'indi- gnation d'hommes du peuple qui constataient le jeu effréné des milliards dans la guerre, alors qu'avant la guerre leurs maîtres lésinaient avec quelques cent mille francs, pour les œuvres sociales ? Plus que tous les dis- cours, certains chiffres avaient le don de les exaspérer. On avait fait le calcul que la guerre dépensait environ 75.000 francs pour tuer un homme! Et pour la même somme qui faisait dix millions de morts, on eût pu faire dix millions de rentiers... Les plus bornés prenaient conscience de Pénormité de la richesse terrestre et de son emploi monstrueux . Gaspillage éhonté, pour un but illusoire; et, la pire abjection : d'un bout de l'Eu- rope à l'autre, cette vermine que la mort engraisse, les profiteurs de la guerre, les détrousseurs de cadavres...

Ah ! pensaient ces jeunes gens, qu'on ne nous parle plus de la lutte des démocraties contre les autocraties! Car c'est la même crasse sous toutes ces craties. Et dans toutes, la guerre a désigné à la ven- geance des peuples les classes dirigeantes, l'indigne bourgeoisie, politique, financière, intellectuelle, qui en un seul siècle de toute-puissance a accumulé sur le monde plus d'exactions, de crimes, de ruines et de fo- lies qu'en dix siècles ces fléaux, les rois et les l']glises...

Aussi, quand retentit auloin, dans la forêt, la hache •de Lénine et Trotsky, les bûcherons héroïques, bien

2^0 CLEIlAMIlAt'I. r

des cœurs opprimés frissonnèrent d'espoir. El dan» chaque pays, plus d'un prépara sa cojçivôe. ^ hianl aux classes dirigeantes, d'un bout de l'Europe à l'autre, dans les deux camps ennemis, elles se hérissèrent contre le danger commun. Il n'était pas besoin de né- gociations entre elles pour s'entendre là-dessus. Leur instinct avait parlé. La presse des bourgeoisies enne- mies de l'Allemagne donnait tacitemt'ol carie blanche au Kaiser, pour étrangler la Liberté russe, qui niena<;ait l'injustice sociale, dont toutes également vivaient. Dan* l'absurdité de leur haine, elles cachaient mal leur joie de voir le militarisme prussien le monstre qui devait ensuite se retourner contre elles les venger de ces- grands révoltés. Et naturellement, elles attisaient ainsi, dans les masses qui souffraient et chez le petit nombre d'esprits indépendants, l'admiration pour ceux qui tenaient tôle à l'univers, pour les Excom- muniés.

La chaudière bouillait. Pour l'arrêter, les gouver- nements d'Europe l'avaient hermétiquement bouchée et s'asseyaient dessus. La stupide bourgeoisie diri- geante, en entretenant le feu, s'étonnait des gronde- ments sinistrés. Elle attribuait la révolte des Éléments au mauvais esprit de quelques francs parleurs, à de mystérieuses intrigues, à l'or de l'ennemi, aux paci- fistes. Et elle ne voyait point ce qu'un enfant aurait vu •— que la première chose à faire pour empêcher rexplosion était d'éteindre le feu. Le dieu de tous les pouvoirs, quelle que fût leur étiquette, empires ou républiques, était le poing, la Force, gantée, masquée

CLERAMBAULT 2^7

fardée, mais dure et sûre de soi. Et elle devenait aussi, par la loi du ressac, la foi des opprimés. C'était une lutte sourde entre deux pressions contraires. le métal était usé, en Russie tout d'abord, la chaudière avait sauté. le couvercle tenait moins, dans les pays neutres, la brûlante vapeur s'échappait en sifflant. Un calme trompeur régnait dans les pays en guerre, sur qui pesait l'oppression. Aux oppresseurs, ce calme semblait donner raison: armés contre l'ennemi, ils ne l'étaient pas moins contre leurs concitoyens; la machine de guerre est toujours à deux fins, par devant, par derrière; le couvercle ferme bien, fait du meilleur acier, et vissé à écrous. Il ne sauterait pas. Non. Gare que tout éclate, d'un coup ! Comprimé comme lés autres, Clerambault voyait autour de lui la révolte s'amasser. Il la comprenait, il la croyait-même fatale; mais ce n'était pas une raison pour qu'il l'aimât. Il ne pratiquait pas ÏAmor Fati. Comprendre suffit. Le tyran n'a pas droit à l'amour.

Ces jeunes gens ne lui marcliandait-nt pa». le Irur. Ki ils s'étonnaient que Clerainbault ne montrât yms plus de chaleur pour la nouvelle idole qui leur venait du Nord : la Dictature du Prolétariat. Ils ne «'embarras- saient' pas de scrupules timorés et de demi -mesure» pour rendre le monde heureux, à leur façon, si ci* n'était à la sienne. Ils décrétaient d'emblée la suppres- sion de toutes les libertés qui pouvaient leur être opposées. La bourgeoisie déchue était privée du droit de réunion, du droit de vote, du droit de presse

Fort bien 1 disait Glerambault. A ce compte, elle deviendra le nouveau prolétariat. L'oppression change de place.

Ce ne sera que pour un temps. La dernière oppression qui tuera l'oppression.

Oui, toujours la guerre pour le Droit et pour la Liberté; toujours la dernière guerre, qui doit tuer la guerre. En attendant, elle ne s'en porte que mieux; et le Droit, comme la Liberté, sont foulés aux pieds.

Us protestaient, indignés, contre la comparaison.

CLEUAMOACLT WJ^

Ils ne voyaient qu'infamie dans la guerre et dans ceux qui la font.

Pourtant, disait Clerambault doucement, plu- sieurs de vous l'ont faite, et presque tous y ont cru . . Mais non, ne protestez pas! Le sentiment qui vous y poussait avait aussi sa noblesse. On vous mon- trait un crime, et vous vous êtes jetés dessus, pour Técraser. Votre ardeur était belle. Seulement, vous vous imaginiez qu il n'y avait qu'un crime, et qu'une fois que le monde en aurait été purgé,, il redeviendrait innocent, comme aux jours de l'Age d'Or. J'ai déjà vu cette étrange naïveté, aux temps de l'Affaire Dreyfus. Les braves gens de toute l'Europe (j'en étais) semblaient n'avoir jamais entendu dire qu'un innocent eût pu être, jusqu'alors, injustement condamné. Leur vie en fut bouleversée. Ils remuèrent l'univers, pour laver cette iniquité... Hélas! quand la lessive fut faite

(elle ne le fut même pas, les blanchisseurs se décou- ragèrent au milieu de la tâche, et le blanchi, lui-même)

le monde était aussi noir qu'avant. Il semble que l'homme ne puisse pas embrasser l'ensemble de la misère humaine. Il a trop peur de voir l'immensité du mal; pour n'en être pas accablé, il se fixe un seul point, il y localise tout le mal du monde, et il s'interdit de regarder autour. Tout cela se comprend, c'est humain, mes amis. Mais il faut être plus brave. La vérité, c'est que le mal est partout; il est chez l'ennemi, et il est aussi chez nous. Vous l'avez découvert peu à peu dans notre État. Avec la même passion qui vous faisait incarner en l'ennemi le Mal universel, vous

aSo CLEHAMIIAILT

allez vous retourner contre vos gouvernements, dont TOUS voyez les tares. Et si jamais vous reconnaissez que ces tares sont aussi en vous (comme il est à craindre après les révolutions qui s'allument et les justiciers se retrouveront, à la fin, sans comprendre comment, les mains et le cœur souillés) vous vous acharnerez contre vous-mômes, avec un sombi-e déses- poir Grands enfants, quand vous «léshabiluerez-

vous de vouloir l'absolu?

Ils auraient pu lui répondre qu'il faut vouloir l'ab- solu, pour pouvoir le réel. La pensée peut s'amuser aux nuances. L'action n'en comporte point. C'est tout un, ou tout autre. Que Clerambault choisît entre eux et leurs adversaires ! Pas d'autre dioix possi- ble...

Oui, Clerambault le comprenait. Pas d'autre choix possible, sur le plan de l'action. Ici, tout est déterminé d'avance . De même que la victoire injuste amène fatalement la revanche qui sera injuste à son tour, de même l'oppression capitaliste amènera la révolution prolétarienne qui sera oppressive, à son exemple. C'est une chaîne sans fin. 11 y a une Dikc d'airain, que reconnaît l'esprit, qu'il peut même hono- rer comme une Loi de l'univers. Mais le cœur ne l'ac- cepte pas. Le cœur refuse de s'y soumettre. Sa mission est de rompre la Loi de guerre éternelle. Le pourra- t-il jamais?... Qui le sait? En tout cas, il est clair que son espoir, son vouloir, sortent de l'ordre naturel. Sa mission est d'ordre surnaturel, et proprement reli- gieux.

CLERAMBAULT

281

Mais Glerambault, qui en était pénétré, n'osait encore se l'avouer. Il n'osait pas, du moins, s'avouer «e mot: religieux. Ce mot, que les religions (si peu religieuses) ont aujourd'hui discrédité.

Si Clerambault ne faisait pas encore tout h fait le jour dans sa pensée, ses jeanes amis avaient de bonnes raisons pour ne pas y voir clair. L'eussent- ils vue d'ailleurs, ils ne l'eussent jamais comprise. IIh^ ne supportaient pas qu'un homme qui condamnait l'état de choses présent, comme mauvais et meurlriei- se refusât aux moyens les plus énergiques de le sup- primer. Ils n'avaient pas tort, de leur point de vue. qui était celui de l'action immédiate. Le champ d" l'Esprit est plus vaste ; les batailles qu'il livre embras- sent un large espace; il ne les compromet pas en des escarmouches sanglantes. Et même en admettant qu< les moyens préconisés par ses amis fussent les plus efficaces, Clerambault n'acceptait pas cet axiome de l'action, que « la fin justifie les moyens ». Il croyait au contraire que les moyens sont encore plus importants au vrai progrès que la fin... La fin? Est-il jamais une fin?

Mais ils s'irritaient contre cette pensée trop com- plexe et diffuse. Elle les entretenait dans une animo-

CLERAMBAULT 283

site dangereuse, qui depuis cinq ans s'était levée dans le peuple ouvrier contre les intellectuels. Certes, ceux-ci n'avaient que trop fait pour la mériter. Qu'ils étaieîit loin, les temps les hommes de pensée mar- chaient en tête des Révolutions ! A présent, ils faisaient bloc avec toutes les forces de réaction. Et même le nombre infime de ceux qui s'étaient tenus à l'écart de la bande, en blâmant ses erreurs, se montraient inca- pables, comme Glerambault, de renoncer à leur indi- vidualisme, qui les avait sauvés une fois, et qui les tenait prisonniers aujourd'hui, incapables de s'in- corporer aux; mouvements nouveaux des foules. De cette constatation faite par les révolutionnaires, à déclarer la déchéance des intellectuels, il n'y avait pas loin. L'orgueil de caste ouvrière, qui s'affirmait déjà dans des articles, des discours, en attendant qu'il pût, comme en Russie, se manifester par des actes, pré- tendait que les intellectuels obéissent servilement aux maîtres prolétaires. Il était remarquable que quelques intellectuels fussent parmi les pli;s ardents à réclamer cet abaissement de la confrérie. Ils eussent voulu faire croire qu'ils n'en étaient point. Ils l'oubliaient! ... Moreau ne l'oubliait pas. Il n'en était que plus amer à répudier la classe, dont la tunique de Nessus lui tenait à la peau. Il y apportait une violence extrême. Il montrait maintenant envers Glerambault des sen- timents bizarrement agressifs; dans la discussion, il l'interrompait, sans politesse, avec une sorte d'aigreur ironique et irritée. On eût dit qu'il cherchât à le bles- ser.

.a84 CLEitAMHAULT

Glerambault ne s'en ollensait point. Il était plein de pitié pour lui, car il savait que Moreau soullrait, et il imaginait l'amertume d'une jeune vie sacriliéc, à qui ne peut convenir la nourriture morale patience, rési gnation, dont s'accommod«Mit If^ ♦••^tomars de «'in quante ans.

Un soir que Moreau s'était montré purticulièrenieni désagréable, et pourtant s'obstinait à reconduire Gle- rambault chez lui, comme s'il ne pouvait se décider i le quitter, taciturne, renfrogné, cheminant à ses côtés, Glerambault s'arrêta un instant, et, lui i)re- nant amicalement le bras, dit, avec un sourire :

Mon pauvre garçon, ça ne va donc pas?

Moreau, interloqué, se ressaisit, et demanda sèche- ment à quoi l'on pouvait bien voir que « ça n'allait pas ».

A ce que vous étiez si méchant, co sf)ir. r(''poii(lit Glerambaidt avec bonhomie.

Moreau protesta.

Mais si. Vous vous donniez tant de mal pour me faire du mal! Oh, un peu, un petit peu seule- ment Je sais bien que vous ne voulez pas vraiment. . .

Et quand un homme comme vous cherche à faire souf- frir, c'est qu'il souffre Pas vrai?

Excusez-moi, dit Moreau. G'est vrai. Je souffrai ^e voir que vous ne croyez pas à notre action.

Et vous? demanda Glerambault. Moreau ne comprenait pas.

Et vous? répéta Glerambault. Vous y croyez?

Si j'y crois! s'écria Moreau, indigné.

CLEUAMIJAULT 285'

Mais non, dit doucement Clerambault. Moreau fut sur le point de s'emporter, f)uis dit, en

faiblissant':

Mais si!

Clerambault avait repris sa marche.

Bon, dit-il, cela vous regarde. Vous savez mieux que moi ce que vous pensez.

Ils marchèrent sans parler. Après quelques minu- tes, Moreau, saisissant Clerambault par le bras, lui dit :

Comment avez-vous pu savoir?...

Sa résistance était brisée. Il confessa le désespoir caché sous sa volonté agressive de croire et d'agir. II. était rongé de pessimisme. Conséquence naturelle d'un idéalisme excessif, dont les illusions avaient été cruellement mortifiées. Les âmes religieuses d'autre- fois étaient bien tranquilles : elles plaçaient le royaume de Dieu dans un au-delà qu'aucun événement ne pou- vait atteindre. Mais celles d'aujourd'hui qui l'instal- lent sur la terre, dans l'œuvre de la raison humaine et de l'amour, quand la vie soufflette leur rêve, la vie- leur fait horreur. Il y avait des jours Moreau se serait ouvert les veines! L'humanité lui semblait un Iruit qui pourrissait; il voyait avec désespoir la défaite, la faillite, le ratage, inscrits dès l'origine dans les de"^- tinées de l'espèce, le ver pondu dans la fleur ; et il ne pouvait supporter l'idée de cette absurde et tragique Destinée, à laquelle les hommes ne se déroberont jamais. Comme Clerambault, il sentait, pour l'avoir dans les veines, le poison de l'intelligence; mais, au

jhO t.l.KKAMi. V

lieu que Cleruiubault, qui avaii -"111111111111 m i rir.r, jn- reconnaissait le danj^er (|uc tlans le iléivglnnent de l'es- prit et non dans son essence, Moreau's'allolaitifà l'idée que le poison était constitutif de l'intelligence. Son imagination exaspérée ne savait qu'inventer, afin de le torturer; elle lui montrait la pensée comme une mala- die, qui marque l'espèce humaine de sa tare indélébile. Il se représentait d'avance les cataclysmes elle menait : déjà, n'assistait-on pas an spectacle de la rai- son titubant d'orgueil devant les forces que la science lui livrait, ces démons de la nature que lui asservis- saient les formules magiques conquises par la chimie, et, dans l'égarement de cette pui^^^arif-e froji «oudain»'. la tournant au suicide !

Et cependant, la jeunesse de Moreau se refusait à rester sous le poids de ces terreurs. Agira tout prix, pour ne pas rester seul avec elles! Ne nous erop«Vh<»z pas d'agir! Excitez-nous plutôt!

Mon ami, dit Glerambault, on ne doit pou»i r les autres à l'action dangereuse que si l'on agit soi-même. Je ne puis souffrir les excitateurs, même sincères, qui poussent les autres au martyre, sans donner l'exemple. Il n'est qu'un seul type de révolu- tionnaire vraiment sacré : c'est le Crucifié. Mais très peu d'hommes sont faits pour l'auréole de la croix. Le mal est qu'on s'assigne toujours des devoirs surhu- mains, inhumains. Il est malsain pour le commun des hommes de s'évertuer à VUebermensckheit, et ce ne peut être pour eux qu'une source de souffrance inutile. Mais chaque "homme peut aspirer à rayonner dans

CLERAMBAULT 287

son petit cercle la lumière intime, l'ordre, la paix, la bonté. Et c'est le bonheur.

Ce n'est pas assez pour moi, dit Moreau. Gela laisse trop de place au doute. Il nous faut tout ou rien.

Oui, votre Révolution ne laisse plus de place au •doute. O cœurs brûlants et durs, cerveaux géomé- triques! Tout ou rien^. Plus de nuances! Et qu est la vie sans nuances ? C'est sa beauté même, c'est aussi «a bonté. Beauté fragile, frêle bonté, partout faiblesse,

' Jmer. Aimer, aider. Au jour le jour, et pas à pas. Le monde ne se transforme ni par des coups de force, ni par des coups de grâce, tout entier, tout d'un coup. Mais seconde par seconde, il mue dans l'infini; et le plus humble qui le sent prend part à l'infini. Patience ! Une seule injustice effacée ne délivre pas l'humanité. Mais elle éclaire une journée. D'autres viendront, d'autres lumières. D'autres journées. Cha- cune apporte son soleil. Voudriez-vous l'arrêter ?

Nous ne pouvons attendre, dit Moreau. Nous n'avons pas le temps. La journée que nous vivons pose des problèmes dévorants. Il nous faut les résoudre, sur-le-champ. Si nous n'en sommes pas les maîtres, nous en serons les victimes Nous? Pas seule- ment nos personnes. Elles sont déjà victimes. Mais Lout ce que nous aimons, ce qui nous retient encore

à la vie : l'espoir en l'avenir, le salut de l'humanité

Voyez tout ce qui nous presse, les angoissantes ques- tions pour ceux qui viendront demain, pour ceux qui ont des enfants : cette guerre n'est pas terminée, et il est trop évident qu'elle sème déjà par ses crimes et par

2^8 t.LEllA.MUAl I I

ses mensonges des guerres uoiivelltT.. |.i... în.aiv;-,. Pour quoi élève-t-on ses enfants ? Pour quoi grandi- ront-ils? Est-ce pour être ofl'erts à des tueries sem- blables? Quelles solutions possibles ? On en a vite fait le tour. . . Quitter ces nations enragées, ce Vieux Conti- nent fou, émigrer ? ? Reste-t-il sur le globe cin- quante arpents de terre, oî!i puissent s'abriter les libres honnêtes gens? Prendre parti?... Vous voyez bien qu'il faut se décider! Ou pour la nation, ou pour la Révolution. Sinon, que reste-t-il? La non-résis- tance? Est-ce ce que vous voulez? Elle ne pedt avoir de sens que si l'on a la foi, une foi religieuse : autre- ment, elle est une résignation de moutons qu'on égorge. Mais le plus grand nombre, hélas! ne se décident pour rien, aiment mieux ne pas penser, détournent leurs yeux de l'avenir, se leurrent que plus

jamais ne recommencera ce qu'ils ont vu eisoulfert

C'est pourquoi nous devons décider à leur place et, de gré ou de force, leur faire sauter le pas, les sauver malgré eux. La Révolution, c'est quelques hommes qui veulent, pour toute l'humanité.

Je n'aimerais pas beaucoup, dit Clerambault, qu'un autre voulût pour moi, et il ne me plairait pas non plus de vouloir pour un autre. Je préférerais aider chacun à être libre et à ne pas gêner la liberté des autres. Mais je sais que je demande trop.

Vous demandez l'impossible, dit Moreau. Quand on commence à vouloir, on ne s'arrête plus en chemin. Il n'y a que deux sortes dhommes : ceux qui veulent trop Lénine et tous les grands (ils sont bien

CLEUAMHALLT 281)

deux douzaines dans toute l'histoire des siècles !) et ceux qui veulent trop peu, ceux qui ne savent rien vouloir : c'est tous les autres; c'est nous, c'est moi- même!... Vous l'avez trop bien vu!... Je ne veux que par désespoir...

Pourquoi désespérer? dit Clerambault. La des- tinée de l'homme se fait, chaque jour, et nul ne la connaît ; elle est ce que nous sommes; être décourage, c'est la décourager.

Mais Moreau disait, avec allaitement :

Nous n'aurons pas la i'orL-e, nous n'aurons pas la force... Croyez-vous que je ne voie pas quelles chances infimes de succès a, chez nous, la Révolution dans les conditions actuelles, après les destructions, les anéantissements économiques, la démoralisation, la lassitude mortelle, causés par ces quatre ans de guerre?...

Et il avoua :

J'ai menti, la première fois que je vous ai vu, quand je prétendais que tous mes camarades sentaient comme nous la soulfrance, la révolte. Gillot vous l'a bien dit : nous sommes qu'un petit nombre. Les autres, pour la plupart, bonnes gens, mais faibles, faibles!.. . Ils jugent assez bien les choses; mais plutôt que de se heurter la tète contre un mur, ils aiment mieux n'y pas songer, ils se vengent par le rire. Ah! ce rire français, notre richesse et notre ruine! Qu'il est beau, mais quelle proie il olVrc aux oppresseurs!... « Qu'ils cantent pourvu qu'ils payent!» disait cet Italien... «Qu'ils rient, i)ourvu qu'ils meurent! » Et puis, cette ter-

19

riblo accoutumance, dont vous parlait Gillot. A quelques conditions, absurdes et p«"nibles, qu'oiL veuille astreindre riiomme. pourvu qu'elles se pro- longent et qu'il soit en troupeau, il s'habitue à tout, il s habitue au chaud, au froid, à io mort, ou au crime. Toute la force de résistance, on l'use à s'adapter; et après, on se tasse dans un coin, sans bouger, de peur que, si on changeait, on ne réveilhU la soulfrance engourdie. Il y a une telle fatigue qui pèse sur nous tous! Quand les armées reviendront, elh's n'auront qu'un désir : «ubiier et dormir.

Et Lagneau enragé, qui parle de tont chambar- der ?

Lagneau'.' Je lai coimii. dfpnis le i wiimu-jn c- mcnt de la guerre. Je l'ai vu, tour à tour, cocardier, revanchard, annexionniste, internationaliste, socia- liste, anarchiste, bolcheviste, je-m'en-fichistc. Il finira réactionnaire. On l'enverra se faire percer le flanc, ra ta plan, par lenncmi qu'il plaira demain à nos gouver- nants de choisir, parmi ifos ennemis on nos amis d'aujourd'hui... Le peuple est de notre ojiinion? Oui, et de l'opinion des autres. Le peuple est de tputes les opinions, à tour de rôle.

Vous êtes le révolutionnaire, par découragement, dit en riant Clerambault.

Il y en a beaucoup parmi nous.

Gillot pourtant est sorti de la guerre plus optimiste qu'avant.

tiilîot peut oublier, dit amèrement .Moreau, je ne lui envie pas son bonheur.

CLEUAMUAULT 29I

Il ne faut pas le lui troubler, dit Glerambault. Aidez Gillot, il a besoin de vous .

De moi? disait Moreau, incrédule.

Il a besoin, pour être fort, que Ton croie en sa force. Croyez.

Croit-on, par volonté?

Vous en savez quelque chose!... Non, n'est-ce pas?... Mais on croit, par amour.

Par amour de -ceux qui croient?

Est-ce que ce n'est pas toujours par amour, et seulement par amour, que Ton croit?

Moreau était toucbé. Sa jeunesse intellectuelle, brû- lante et desséchée par la soif de connaître, souf- frait comme les meilleurs de sa classe bourgeoise,^ du manque d'affection fraternelle. La communion humaine est bannie de l'éducation d'aujourd'hui. Ce sentiment vital, constamment refoulé, s'était avec méfiance réveillé, dans les tranchées, ces fossés de chair vivante, souffrante, empilée ensemble. Mais on craignait de s'y livrer. L'endurcissement commun, la peur de la sentimentalité, l'ironie, engainaient le coeur. Depuis la uialadie de Moreau, l'envtloppe d'orgueil était moins résistante. Clerambault n'eut pas de peine à la briser. Le bienfait de cet homme était qu'à son contact les amours-propres fondaient, car il n'en avait point; et l'on se montrait à lui, comme- il se montrait à vous, avec sa vraie nature, ses faiblesses et ses cris, qu'une fausse fierté enseigne à étoufler. Moreau, qui avait reconnu au front, sans trop se l'avouer, la supériorité d'hommes d'un rang social infé-

-J()2 CLEHAMHALLT

lieur, ses compagnons ou ses gradés, éprouvait |h»ui' Giliot une sympathie à laquelle il était lieuivux (pu^ (llerambault fit appel, (^lerauihaiill lui ioi'uiulait son secret désir qu'un autre ciU besoin de lui.

Et Clerambault soufflait à Giliot d'«*lre oplimislc pour deux, de soutenir Moreau. Ainsi tous deux pui- sèrent une aide dans le besoin d'aider l'aatrc. Le grand principe de vie :

<( (Jiii donne, il a. »

En quelque temps qu'on soit, quels que soient les désastres, rien n'est perdu, tant que reste dans l'àme de la race une étincelle de virile amitié. Héveille/.-la ! Rapprochez ces cœurs isolés, qui ont froid ! Qu'un des fruits de cette guerre des nations soit du moins la fusion de l'élite des classes, l'union des deux jeunesses, le monde du travail manuel et celui de la pensée, qui doivent, en se complétant, renouveler l'avenir.

Mais si le moyen de s'unir n'est pas que l'un des. deux veuille dominer l'autre, il ne l'est pas davantage qu'il veuille être dominé par l'autre. C'est à quoi cependant les jeunes intellectuels de ces groupes révolutionnaires mettaient un étrange amour- propre. Ils rabrouaient doctrinalement Clerambault^ au nom. de ce principe que l'intelligence doit être mise au ser- vice du prolétariat..... « i)ie/ien, dîenen f... ï), le mot final de l'orgueilleux Wagner. C'est aussi le mot de^ plus d'un orgueil déçu. Ou ils veulent être maîtres, ou être serviteurs.

Le plus rare, en ce monde, c'est (pensait Cle- rambault) de trouver de braves gens qui veuillent, bonnement, être mes égaux. S'il faut y renoncer, tyrannie pour tyrannie, je préfère encore celle qui tenait les corps d'Esope et d'Epictète esclaves, mais libres leurs esprits, à celle qui nous promet la liberté matérielle et l'esclavage d'âme...

Cette intolérance lui lit sentir son incapacité à se lier à un parti, quel qu'il fût. Entre deux partis opposés.

'2\/^ CI.EnAMHAlLT

la Révolution et la guerre, il pouvait alTirmcr (il le l'aisait franchement) ses préférences pour l'un : la Révolution; car elle seule ollVait un espoir de renou- veau; et l'autre tuait l'avenir. Mais préférer un parti ne signifie pas lui aliéner son indépendance d'esprit. C'est Terreur et l'abus des démocraties de vouloir que tous aientples mômes devoirs et s'attellent aux mêmes tâches. D«ns une communauté en marche, les l;\ches sont multiples. Tandis que le gros de l'armée combat pour conquérir un progrès immédiat, d'autres doivent maintenir les valeurs éternelles au-<l«*S8Us des vain- queurs de demain comme d'hier, car celles les dépassent tous, en les éclairant tous : leur lumière se projette sur la route, bien au delà des fumées du combat. Clerambault s'était laissé trop longtemps aveugler par ces fumées, pour se replonger dans celles d'une nou- velle bataill *. Mais en ce monde d'aveugles, la préten- tion de voir semble une inconvenance, et peut tHr<; un délit.

11 venait de constater cette ironique vérité, dans un entretien ces petits Saint- Just lui avaient fait la leçon, en le comparant assez impertinemraent à « l'As- trologue qui se laissa choir au fond d'un puits » :

(c On lui dit : Pauvre bête, "

Tandis qu'à peiue à les pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? »

Et comme il n'était pas dénué dhumour, il trouvait quelque justesse à la comparaison. Oui, il appartenait un peu à la confrérie

CLERAMKAULT 293

« De ceux qui bayent aux chimères j

Cependant qu'ils sx)nt en danger,

Soit pour eux soit pour leurs affaires »

Mais quoi ? Votre République pense-t-elle se passer d'astronomes, comme l'autre, la première, n'avait pas besoin de chimistes? Ou prétendez-vous les mobiliser? C'est alors que nous aurons chance de choir, de compagnie, tous, au fond du puits! C'est ce que vous voulez ? Eh ! je ne dis pas non, s'il ne s'agissait que de partager votre sort. Mais partager vos haines!

Vous avez bien les vôtres! lui dit un de ces jeunes gens.

Et juste, à ce moment, un autre qui entrait, un journal à la main, cria à Clerambault :

Eh bien, je vous félicite, L'ennemi Bertin est mort...

L'irascible journaliste venait d'être enlevé en quel- ques heures par une pneumonie infectieuse. Depuis six mois, il ne cessait de poursuivre avec rage tons ceux qu'il soupçonnait de chercher, de vouloir, ou même de désirer la paix. Car, de degré en degré, il en était venu à regarder comme sacrée, non plus même la Patrie, mais la Guerre. Parmi ceux qui étaient en butte à sa méchanceté, Clerambault bénéficiait d'un traitement de faveur; Bertin ne pardonnait pas à celui qu'il avait attaqué d'oser lui tenir tète. Les ripostes de Clerambault l'avaient d'abord exaspéré. Le silence dédaigneux que Clerambault opposa ensuite à ses invectives lui lit perdre toute mesure. La bouffissure

'i)() r.i.KHAMiiAi II

(!<■ s.i vanité hyporlrophiée en rcssrnlit une blessure» que seul pouvait veni^er rt-crasomenl total, définilir, de l'adversaire. (M(>rainhault lui apparut non seule- ment comme un ennemi personnel, mais comme un ennemi ])uhlic; et il s'acliai*na à en li-nuvi'r les preuves: il fit de lui le centre d un grand complot jiacilisle, doni le ridicule eût .sauté aux yeux, en d'autres temps; mais en ce temps-là, on n'avait plus d'yeux. Dans les dernières semaines, la polcmi(]ue de Bertin avait dépassé en verve et en violence tout ce qu'il avait encore écrit: elle était uiu* menace pour tous ceux «pii étaient convaiiu im on simiifcis de tnMi>|M>r il;ins I'Ik't»''- sie de la paix.

Aussi, la nouvelle de sa moil lut-cllc accueillie, dans la petite réunion, avec une satisfaction bruyante; et l'on fit son oraison funèbre en uti style qui ne le cédait en énergie à aucun des maîtres du genre. Clerambault entendait à peine, plongé dans la lecture du journal. Un de ceux qui l'entouraient lui tapa sur l'épaule, et lui dit :

Eh. bien, cela vous fait ]>laisir .' Glerambault sursauta :

Plaisir!..., dit-il... Plaisir! répéta-t il. Il prit son chapeau et i)artit.

11 se retrouva dans la nuit de la rue, dont les lumières étaient éteintes, à cause d'une alerte aérienne.

H. revoyait dans sa pensée un fin visage d'adolescent, au teint d'une pâleur chaude, aux beaux yeux bruns caressants, les cheveux bouclés, la bouche mobile et rieuse, le timbre de voix chantant : Bertin, tel qu'il

CLEUAMBAULT 21)7:

était, à leui» première rencontre, quand ils avaient l'un et l'autre dix-sept ans. Leurs longues veillées ensem- ble, les chères confidences, les discussions, les rêves... En ce temps, Bertin aussi rêvait! Même son sens pra- tique, sa précoce ironie, ne le défendaient pas des espoirs impossibles, des généreux projets de rénova- tion humaine. Ah! que l'avenir était beau à leurs regards d'enfants! Et comme à ces visions, en des minutes ravies, leurs deux cœurs se fondaient d'amou- reuse amitié!

Et voilà ce que la vie avait fait de tous deux ! Cette lutte haineuse, cet acharnement insensé de Bertin à piétiner ses rêves de jadis et l'ami qui les gardait ! Et lui, lui, Glerambault, qui s'était laissé prendre au même courant meurtrier, cherchant à rendre coup pour coup, à faire saigner l'adversaire... Et qui, au premier moment, en apprenant la mort de l'ancien ami (il eut horreur de se l'avouer) en avait éprouvé un sentiment de soulagement!... Mais qu'est- ce qui nous tient donc? Quel vertige de méchanceté, qui se retourne contre nous!...

Absorbé dans ses pensées, il s'était égaré. Il s'aper- çut qu'il allait dans la direction opposée à sa maison- Dans le ciel sillonné par les antennes des projecteurs, on entendait d'énormes explosions : les zeppelins sur la ville, les grondements des forts, un combat aérien. Ces peuples enragés qui se déchirent... pour quel but? Pour en arriver tous en était Bertin. Au néant qui attendait également tous ces hommes, et toutes ces patries... Et ces autres, révoltés, qui discutent

2«jH (;i.ehamua.i;lt

irautres violences, d'autres idoles assassines à oppo- ser aux premières, de nouviMUX dieux de camajje, (|iu' l'homme se forge à lui-môinr pour t;'ich«M' d'enno- blir ses instincts malfaisants !

Ah ! Dieu, comment ne sentent-ils pas l imiti < iliilc (le leurs furieuses agitations, en face tlu goulfre s abîme, en chaque agonisant, l'entière hamauité! Comment des millions d'êtres (pii n'ont plus qu'un ins- tant à vivre s'aeliarnent-ils à le rendre infernal, par leurs atroces ri ridicules dissentiments d'idée»! Des gueux qui se massacrent, pour une i)oignée de >;)Us, qu'on leur jette, et qui sont faux! Tous, ils sont des victimes, également condamnées; et au lien de sunir, ils se combattent entre eax!... Malheureux ! Donnons-nous le baiser de paix. Sur cha([»ie front qui passe, je vois la sueur de l'agonie...

Mais un flot humain qu'il croisa, lioinmes et femmes criaient, hurlaient de joie :

Il tombe ! Il y en a un qui tombe! Il tombe 1 Les cochons brûlent!...

Et les oiseaux de proie, ceux qui planaient là-haut, jubilaient dans leur cœur, à chaque i>oignée de mort qu'ils semaient sur la ville. Comme des gladiateurs, qui s'enferrent dans l'arène, pour la satisfaction de quel Néron invisible ?

O mes pauvres compagnons de chaînes I

CINQUIÈME PARTIE

Tliey (ilso serve whoonly sland and v:ai(,

MiLTON

Une fois encore, il se retrouva dans la solitude. Mais, elle lui apparut, cette fois, comme il ne l'avait jamais vue, belle et calme, avec un visage de bonté, des yeux affectueux, et de très douces mains qui posaient sur son front leur fraîcheur apaisante. Et il sut que, cette fois, la divine compagne l'avait élu.

Il n'est pas donné à tout homme d'être seul. Beau- coup gémissent de l'être, avec un secret orgueil. C'est la plainte des siècles. Elle prouve, à lïnsu de ceux qui se plaignent, que la solitude ne les a pas choisis : ils ne sont pas ses familiers. Ils ont poussé la première porte et se morfondent dans le vestibule; mais ils n'ont pas eu la patience d'attendre leur tour d'entrer; ou leurs récriminations les ont fait éconduire. On ne pénètre pas dans le cœur de l'amie solitude, sans le don de la grâce, ou le bienfait de l'épreuve pieusement acceptée. Il faut laisser à sa porte la poussière de la route, les voix criardes du dehors et les pensées mes- quines, égoïsmc, vanité^ pitoyables révoltes des aûec- tions déçues, des ambitions blessées. 11 faut que,

l.l.bttAMHAI l.i

pareille aux pures ombres Orphiques, dont les lahlettes d'or nous ont transmis la voix mourante,» idme enfuie du cercle des douleurs » se présente seule et nue « à la fontaine glacée qui sort du lac de Mémoire ».

C'est le miracle de la Uésurrection. Celui qui vient de laisser sa dépouille mortelle et pense avoir tout perdu, découvre que d'aujourd'hui il entre dans son vrai bien. Non seulement soi-môme et les autres lui sont rendus; mais il voit que jusqu'alors il ne les avait jamais eus. Dehoi*s, dans la cohue, comment pour- rait-il voir par-dessus les têtes de ceux qui l'enser- rent? Et les plus proches mômes qui, pressés contre sa poitrine, l'entraînent, il ne lui est pas jiossihle de les regarder longuement dans les yeux. Ij" teraps.man- que et le recul. On ne sent que les heurts des corps qui s'écrasent, dans leur commun destin étroitement coincés, et que charrie le torrent vaseux de la vie multitudinaire. Son fils, Clerambault ne l'a vu qu'a- près qu'il était mort. Et l'heure fugitive lui et sa fille se sont reconnus était celle pu les liens de l'illusion maléfique venaient d'être dénoués par l'excès de la douleur.

Or, voici qu'à présent il s'était, dans la solitude, par la voie d'éliminations successives, retranché (eût- on dit) des passions des vivants, il les retrouvait tous dans une- intimité lucide. Tous, non seulement les siens, sa femme, ses enfants, mais tous ces millions d'êtres qu'il avajt cru faussement jusqu'alors em- brasser, dans un amour oratoire. Ils venaient tous se peindre au fond de la chambre noire. Sur la sombre

CLEKAJiUALLX

■i()3

rivière du Destin qui emporte l'humanité, et qu'il avait confondue avec elle, lui apparaissaient les millions d'épaves vivantes qui se débattaient, les hommes. Et chaque homme était soi, à lui seul un monde de joies et de soulTrances, de rêves etd'clTorts. Et chaque homme était moi. Je me penche sur lui, et c'est moi que je vois. « Moi », me disent ses yeux ; et son cœur me dit : « Moi ! » Ah! comme je vous comprends ! (^uc vos erreurs sont miennes! Jusque dans l'acharnement de ceux qui me combattent, je te reconnais, mon frère, je ne suis pas dupe : c'est moi!

Alors, Cleraiiil)aiill ?.»' iiiil .t rejj.n «i«;i . i\^ noauues, lion plus avec ses yeux, avec les yeux de la ttHe. mais avec son cœur, non plus avec sa pensée de paci- (iste, de tolstoyen, ce qui est une autre folie, mais avec la pensée de chacun, et en se muant eu lui. Et il découvrit ces gens qui l'entouraiint, ceux (jui lui étaient le plus hostiles, ces intellectuels, ces poli- ticiens. Il aperçut leurs rides, leurs cheveux blancs, le pli amer de leur bouche, leur dos courbé leurs

jambes cassées Tendus, crispés, près de croi.der...

Gomme ils avaient vieilli depuis six mois I Dans les premiers temps, l'exaltation de la lutte les soutenait. Mais à mesure que le combat se prolonj^eait «*t que, quelle que fût l'issue, les ruines devenaient certaines, chacun avait ses deuils, et chacun pouvait crain. Ire de perdre .le peu l'inlini qui lui restait. Ils ne vou- laient pas trahir leur angoisse; ils serraient les dents... Quelle souffrance! Et chez les plus croyants, le doute avait fait sa fissure..... Chut! Il ne fallait pas le dire. Si vous me le dites» vous me tuez... Glerambault,

CLERAMBAULT SoS-

se souvenant de M'"^ Mairet, pénétré de pitié, promet- tait de se taire. Mais il était trop tard; on savait ce qu'il pensait: il était la négation, le remords vivant. Et oii le haïssait. Clerambault ne leur en voulait plus. Il les eût presque aidés à replâtrer leur illusion.

Quelle passion de foi à l'intérieur de ces âmes qui la sentaient menacée ! Elle avait un caractère de gran- deur tragique et pitoyable. Chez les politiciens, elle se compliquait du ridicule apparat de déclamations char- iatanesques; chez les intellectuels, de l'entêtement burlesque de cerveaux maniaques. Mais, malgré tout, on voyait la plaie désespérée; on entendait le cri d'angoisse qui veut croire, l'appel à l'illusion héroïque. Chez de jeunes cœurs plus simples, cette foi prenait un caractère touchant. Pas de décla- malions, pas de prétentions au savoir ; mais une affir- mation d'amour éperdu, qui a tout donné, et qui, en retour , attend une seule parole , la réponse : « C'est vrai!... Tu existes, bien-aimée, patrie, puis- sance divine, toi qui m'as pris ma vie et tout ce que

j'aimais! » On a envie de s'agenouiller au pied de

ces pauvres petites robes noires, mères, épouses et sœurs, de baiser ces mains maigres qui tremblent de l'espoir et de la peur de l'au-delà, et de leur dire : « Ne pleurez pas ! Vous serez consolées ! »

Oui, mais comment les consoler quand on ne croit pas à l'idéal qui les fait vivre et qui les tue? La réponse longtemps cherchée lui était venue maintenant, sans qu'il l'eût vue entrer : « Il faut aimer les hommes plus que l'illusion et plus que la vérité. »

20

L'aracur de Clerambault n'était pas payé de retour. Bien que depuis plusieurs mois il n'eût rien publié, il n'avait jamais été autant attaqué. En l'automne de 1917, les violences .contre lui étaient montées à un diapason inouï. Risible disproportion entre ces fureurs et la faible parole de cet homme! Il en était de même en tous les pays du monde. Une douzaine de chétifs pacifistes, isolés, encerclés, sans moyens de se faire entendre dans aucun grand journal, élevant à peine la voix, honnête mais sans éclat, déchaînaient une frénésie d'injures et de menaces. A la moindre contra- diction, le monstre Opinion tombait en épilepsie. Le sage Perrotin, qui pourtant ne s'étonnait de rien, res- tant coi prudemment et laissant Clerambault se perdre (puisque le cœur lui en disait!) secrètement s'effarait devant ce débordement de stupidité tyrannique. Dans l'histoire, à distance, on en rit. Mais de près, on voit la raison humaine à deux doigts de craquer. Pourquoi les hommes ont-ils plus universellement perdu leur calme dans cette guerre que dans toute autre du passé?

CLEUAMlîAULT 3o7

A-telle été réellement plus atroce? Enfantillage! Oubli intéressé de tout ce qui s'est fait^ en notre temps, sous nos yeux : Arménie, Balkaniques, répres- sion de la Commune, guerres coloniales, nouveaux conquistadores de la Chine ou du Congo... De tous les animaux, Fespèce la plus féroce fut toujours, nous le savons, l'humaine. Est-ce donc que les hommes ont cru davantage à la guerre d'aujourd'hui?... Bien au contraire ! Les peuples d'Occident en étaient arrivés au point d'évolution, la guerre devient si absurde que, pour la faire, il n'est plus possible de conserver sa raison. 11 faut la soûler. Délirer, sous peine de mort, de mort désespérée dans le noir pessimisme. Et c'est pourquoi la voix d'un seul qui conservait sa raison jetait dans la fureur les autres qui voulaient l'oublier. Ils avaient la terreur que cette voix ne les réveillât, et qu'ils ne se retrouvassent dégrisés, tout nus, et a,vilis.

Déplus, en ce moment, les affaires tournaient mal pour la guerre. Les grandes espérances de victoire et de gloire, tant de fois rallumées, vacillaient. Il parais- sait probable que, de quelque côté qu'on l'envisageât, la guerre serait pour tous une très mauvaise all'aire. TJi les intérêts, ni les ambitions, ni les idéalismes n "y trouveraient leur compte. Et l'amère déception, entre- vue à court terme^ des millions de sacrifices, pour un résultat nul, faisait cabrer de colère les hommes qui se savaient moralement responsables. Il leur fallait s'accu- ser, ou se venger sur d'autres. Le choix fut vite fait. Tous ceux qui avaient prévu, dénoncé leur échec et ta-

CLERAMBAII.T

ché de le prévenir, ils le leur attribuèrent. Chaque re- cul d'armée, chaque bévue de diplomates, se découvrit une excuse dans les machinations des pacillstes. Ce» hommes impopulaires et que nul n'écoutait se trou- vèrent investis parleurs adversaires du pouvoir formi- dable d organiser la délaite. Pour que nul ne s y trom- pât, on leur passa au cou l'écriteau : « Défaitiste »; comme les hérétiques du bon vieux temps, leurs frères,, il ne restait plus qu'à les brûler. En attendant le bour- reau, ses valets ne manquaient point.

On commença parpVendre, pour se faire la main, des gensinoll'ensifs des femmes, desinstituteurs, obscurs» ou peu connus, sachant mal se défendre. Et puis, on s'attaqua à de plus gros morceaux. L'occasion était bonne pour les hommes politiques de se débarrasser de rivaux dangereux, détenteurs de secrets redoutables et maîtres du lendemain. Surtout, on s'ai)pliqua, selon la vieille recette, à mêler .savamment les accusations,, cousant en un même sac de vulgaires aigrefins et ceux dont le caractère ou l'esprit inquiétaient, afin qu'en ce micmac le public éberlué n'essayât môme plus de distinguer un brave homme d'un gredin. Ainsi, ceux qui n'étaient pas suffisamment compromis par leura actes Tétaient par leurs relations. En manquaient-ils, on pouvait leur en prêter : on se chargeait môme» au besoin, de leur en fournir de toutes faites sur me- sure de l'acte d'accusation.

Pouvait-on assurer que Xavier Thouron était, quand il vint trouver Clerambault, en service commandé? II était bien capable de venir pour son propre compte. Et

CLERAMBAULT 3o()

qui donc eût pu dire exactement dans quelle intention? Le savait-il lui-même? Il y a toujours eu dans les ma- récages des grandes villes des aventuriers sans scru- pules, fiévreusement désoeuvrés, qui vont cherchant partout, comme les loups, « qiiem décorent ». Ils ont d'énormes appétits et une curiosité de même. Pour remplir ce tonneau sans fond, tout leur est bon. Ils peuvent faire le blanc, ils peuvent faire le noir, il ne leur en coûte pas plus. Ils sont aussi bien prêts à vous jeter à l'eau qu'à s'y flanquer pour vous sauver : ils ne <;raignent pas pour leur peau; mais il faut nourrir l'animal qui est dedans, et aussi, l'amuser. S'il cessait un moment de grimacer et de bâfrer, il périrait d'ennui et de dégoût de son néant. Mais il n'y a point de risques; il est trop intelligent! Il ne s'arrêtera point pour penser, qu'il ne crève de sa belle mort, et debout, comme l'empereur romain.

Nul n'aurait donc pu dire ce que Thouron voulait au juste, lorsqu'il vint pour la première fois chez Cleram- bault. Il était comme toujours affairé, affamé, sans but, flairant un os. Il était de ceux très rares dans la pro- fession (ce sont les grands journalistes), qui, sans se donner la peine de lire ce dont ils parlent, peuvent s'en faire hâtivement une idée vive, brillante, qui souvent, par prodige, se trouv même assez juste. Il récita sans trop d'erreurs à Clerambault son « Évangile », et il semblait y croire. Il y croyait peut-être, pendant qu'il le disait. Pourquoi pas? Il était aussi pacifiste, à ses heures : cela dépendait du vent et de l'attitude de cer- tains confrères, dont il prenait la suite, ou bien le con-

•; CLEHAMBAILT

trcpjeil. acrambault fut touché. Il ne s'était jamais i^uéri d'une confiance enlantine en le piHîinier venu qui y faisait appel. Et puis, il n'était pas gi\té par la presse de son pays. 11 se laissa donc extraipc, d'abon- dance de cœur, ses plus intimes pensées. L'autre gru- geait, dévotement.

Une connaissance aussi étroitement engagée ne pouvait en rester là. Il y eut échange de lettres, lun faisait parler, et l'auti-e i>arlait. Thouron «enga- geait Clerambault à mettre sa pensée en petits tracts- I)Oi>ulaires; et il se faisait fort de la répanilre dans les milieux ouvriers. Clerambault hésitait, refusait. Noii^ l)as qu'il réprouvât, en principe, comme le font hypo- « ritement les partisans de l'ordre et de l'injustice lignants, la propagande secrète d'une vérité nouvelle, ijuand nulle autre propagande n'est possible : (toute foi opprimée couve dans les Catacombes). Mais, pour son ( ompte, il ne se sentait pas fait pour cette action : dire tout haut ce qu'il pensait, et accepter ensuite les- conséquences de sa parole, c'était son nUe; la ' parole se répandra d'elle-même : il n'avait pas à s'en faire le colporteur. D'ailleurs, un instinct secret, dont il eût rougi s'il lui avait permis de s'énoncer, le tenait en méfiance contre les oiTres de service de son commis voyageur. Il ne put toutefois mettre un frein à son zèle. Thouron publia dans son journal une apo- logie de Clerambault ; il y racontait ses visites et ses- conversations ; il exposait les pensées du maître, et il les paraphrasait. Clerambault s'étonnait, en les lisant : il ne s'y reconnaissait plus. Cependant, il ne pouvait

CLEUAMBALLT 3ll

en rejeter la paternité, car il ti'ouvait, enchâssées dans les commentaires de Thouron, des citations de ses let- tres, dont les termes étaient exacts. Il s'y reconnaissait encore moins. Les mêmes mots, les mêmes phrases, prenaient dans le contexte ils étaient greffés, un accent, une couleur, qu'il ne leur avait poii^t donnés . Ajoutez que la censure, investie du salut de l'Etat, avait, dans les citations, coupé de-ci de-là des demi- lignes, des lignes, des fins de paragraphes, parfaite- ment innocents, mais dont la suppression suggérait à l'esprit surchaufle du lecteur les pires iniquités. L'efTet d'une telle campagne ne se fit pas attendre ; c'était de l'huile sur le feu. Glerambault ne savait à quel saint se vouer, pour décider son défenseur à se taire. Il ne pouvait lui en vouloir, car Thouron ramassait sa part de menaces et d'injures, largement, sans sourciller : son cuir en avait vu d'autres !

Quand ils eurent été tous deux copieusement arro- sés, Thouron s'attribua des droits sur Glerambault* et, après avoir essayé de lui faire prendre des actions de son journal, il l'inscrivit, sans le prévenir, dans le Comité d honneur. Il trouva fort mauvais que Gleram- bault qui l'apprit, quelques semaines plus tard, n'en fût pas satisfait. Leurs relations en furent refroidies, sans qu'il cessât, pourtant, d'arborer, de loin en loin,

dans ses articles, le nom de « son illustre ami »

Celui-ci se laissait faire, trop heureux d'en être quitte, à ce compte. Il l'avait perdu de vue, lorsqu'il apprit, un jour, que Thouron était arrêté. On l'inculpait dans une affaire d'argent, assez malpropre, la

3lJ CLEHAMHALLT

hantise du temps voyait la main de Tenncmi. La jus- tice, docile au mot d'ordre d'en liaut, ne pouvait man- <|uer de trouver un lien entre ces tripotages et Tacti- vité soi-disant pacifiste que Thouron exerçait dans son journal, d'une façon irrégulière, incohérente, en la coupant de brusques accès d'exterminisme. On le rat- tacha, comme il convenait, au a grand romplot Défai- tiste »; et le dépouillement de sa correspondance permit d'y compromettre tous ceux que l'on voulut : comme il avait eu soin de garder toutes ses lettres, et qu'il en avait de tous les partis, on n'avnit ijdo Vem- harras du choix. On choisit.

Clerambault apprit, par les journaux, qu'il était un des élus. Ils exultaient! Enfin I On le tenait donc! Tout s'expliquait maintenant. Car, n'est-ce pas? pour qu'un homme pense autrement que tout le monde, il faut qu'il y ait là-dessous quelque vilain mobile; cher- chez, et vous trouverez On avait trouvé. Sans

plus attendre, un journal parisien annonça « la trahi- son » de Clerambault. 11 n'y en avait point trace dans les dossiers de justice; mais la justice laisse dire, elle ne rectifie pas: ce n'est pas elle qui est en cause. Cle- rambault, convoqué chez le juge d'instruction, priait en vain qu'on lui dit son délit. Le juge était poli, lui montrait les égards qu'on devait à un homme de sa notoriété; mais il ne semblait nullement pressé d'en linir; il avait l'air d'attendre... Quoi donc? Le délit.

M"^ Clerambault n'avait pas Tesprit d'une Romaine ou de cette fière Israélite, dans l'affaire célèbre qui divisa la France, il y a quelque vingt ans que l'injustice publique, liguée contre le mari, liait plus étroitement à lui. Elle avait le respect instinctif et peureux de la bourgeoisie française pour la justice officielle. Bien qu'elle eût toutes les raisons de savoir que l'inculpation de Clerambault était sans fondement, être inculpé lui paraissait un déshonneur, dont elle se sentait éclaboussée. Elle ne le supporta pas en silence. En réponse à ses reproches, Clerambault prit, sans le faire exprès, l'attitude la plus propre à l'exaspérer. Au lieu de riposter, ou du moins de se défendre, il disait :

Ma pauvre femme!... Mais oui, je te com- prends... C'est malheureux pour toi... Mais oui, tuas raison...

Et il attendait que la douche fût finie. Cette accep- tation démontait M"° Clerambault, qui enrageait de ne pas trouver prise ; elle savait parfaitement que, tout

il j CLKHAMUAL'I.T

en lui donnant raison, il ne modifierait rien à sa façon d'agir. En désespoir de caase, elle lui cédait la place et s'en allait déverser sa rancœur dans le sein de son frère. Léo Camus ne s'embarrassait pas de ménage-^ ments. Il l'engageait à divorcer. Il lui en faisait un devoir. C'était trop demander. La répugnance tradi- tionnelle au divorce, réveillant en cette honnête bour- geoise sa fidélité profonde, lui faisait trouver le remède pire que le mal. Les deux époux restaient ensemble; mais leur intimité était perdue.

Rosine était presque toujours absente : pour oublier sa peine, elle préparait un examen d'infirmière, et une partie de ses journées se passait hors de la maison. Même quand elle y était, sa pensée n'y était point. Clerambault n'avait pas repris sa place d'autrefois dans le cœur de sa fille ; un autre l'occupait : Daniel . Elle répondait froidement aux avances affectueuses de son père: c'était une façon de le punir d'avoir causé sans le vouloir l'éloignement de l'ami. Elle s'en rendait compte, et elle était trop juste pour ne pas si 1, reprocher; mais elle n'y changeait rien : l'injustice soulage.

Daniel n'oubUait pas plus qu'il n'était oublié. Il n'était pas fier de sa conduite; et, pour s'en atténuer le remords, il en attribuait la responsabilité à son entourage, dont l'opinion tyrannique avait fait pres- sion sur lui. Il n'en était pas plus satisfait.

Le hasard vint au secours des deux boudeurs amoureux. Blessé assez sérieusement, bien que sans danger, Daniel fut ramené à Paris. Pendant sa couva-

CLERAMBAULT 3l5'

lescence, il rencontra Rosine. C'était près du square du Bon Marché. Il hésita^ un instant. Mais elle nliésita pas ; elle vint à lui, ils entrèrent dans le square et commencèrent un long entretien qui, d'abord embar- rassé, entrecoupé de reproches et d'aveux, aboutit à un parfait accord. Ils étaient si bien absorbés dans leurs tendres explications qu'ils ne virent point passer M™^ Clerambault. La bonne dame, suffoquée de cette reucontre à laquelle elle était loin de s'attendre, se hâta de rentrer au logis pour faire part de la nouvelle à Clerambault : car elle ne pouvait se tenir de lui parler, malgré leur mésentente. A son récit indigné, (elle ne pouvait admettre l'intimité de sa fille avec un homme dont la famille leur avait fait un affront), Cle- rambault ne répondit rien, selon sa nouvelle habi- tude. Il souriait, hochait la tête, et finalement il dit :

Parfait.

M™" Clerambault s'interrompit, haussa les épaules, et fit mine de sortir; près de la porte de la chambre, elle se retourna et dit avec dépit :

Ces gens t'ont insulté; ta fille et toi vous étiez d'accord pour qu'on cessât de les voir. A présent, ta fille qui s'est fait refuser par eux leur fait des avances ; et tu trouves cela parfait! Il n'y a plus moyen de com- prendre. Vous êtes fous.

Clerambault essaya de lui prouver que le bonheur de sa fille n'était pas qu'elle pensât comme lui, et que Rosine avait bien raison de réparer pour son compte les sottises de son père.

Tes sottises Oh! pour cela, fit M"^ Cleram-

3l6 CLERAMBAULT

bault, c'est la seule parole sensée que tu aies dite de ta

vie.

Tu vois bienl dit CUerambaull. il lui fit pro- mettre de ne parler de rien à Rosine: (ju'clle liU libre d'arranger à sa guise son petit roman.

Quand Rosine rentra, elle était radieuse, mais ne raconta rien. M™' Clerambault eut graud'peine à se taire. Clerambault observait avec un aflectucux amu- sement le bonheur revenu sur le visas;»* de sa fille. Il nesavaitpas exactement ce qui s'était passé; mais il s'en doutait bien : —Rosine l'avait gentiment jeté par- dessus bord. Les deux amoureux avaient conclu leur entente, aux dépens des parents. Tous deux avaient blâmé, avec une admirable équité, les exagérations opposées de ces vieilles gens. Les années de soulTrance dans la tranchée avaient, sans ébranler son patrio- tisme, désabusé Daniel de l'étroit fanatisme de sa famille. Et Rosine donnant donnant avait admis doucement que son père s'était trompé. Elle n'avait pas eu un grand effort à faire pour mettre d'accord son cœur pieux et un peu fataliste avec l'acquies- cement sto'ique de Daniel à l'ordre établi. Ils étaient bien décidés à aller leur chemin ensemble, sans plus se soucier des dissentiments de ceux qui, comme on dit, venaient avant eux, que. x>lus exactement, ils laissaient derrière eux. Ils ne voulaient pas davan- tage se préoccuper de l'avenir. Comme des millions d'êtres, ils ne demandaient au monde que leur part Ae bonheur actuel et fermaient les yeux sur le reste.

M-"» -Clerambault était sortie, dépitée que sa fille

CLERAMBAULT 3r

n'eût rien dit de sa rencontre. Glerambault et Rosine rêvassaient, chacun de son côté : Glerambault, assis à sa fenêtre et fumant; Rosine, tenant un journal, qu'elle ne lisait pas. Ses yeux heureux, qui erraient, cherchant à revoir les détails de la scène de tout à l'heure, ren- contrèrent le visage fatigaé de son père. Il avait une expression de mélancolie qui la frappa. Elle se leva et, debout derrière lui, elle posa la main sur l'épaule de Glerambault et dit, avec un petit soupir de compassion qui dissimulait mal la joie intérieure :

Pauvre papa !

Gleramliault, levant les yeux, regarda Rosine, dont les traits rayonnaient malgré elle.

Et elle, dit-il, la petite, elle n'est donc plus pauvre? Rosine rougit.

Pourquoi dis-tu cela? fit-elle.

Glerambault la menaça du doigt. Rosine penchée sur lui, par derrière, appuya sa joue contre la joue de son. père .

Elle n'est plus pauvre? répéta-t-il.

Non, dit-elle, elle est très riche, au contraire.

Dis un peu ce qu'elle a...

Elle a... d'abord, son cher papa...

Oh! la petite menteuse! dit Glerambault, essayant' de se dégager et de la regarder en face.

Rosine lui couvrit les yeux, la bouche avec ses mains»

Non, je ne veux plus que tu regardes, je ne veux- plus que tu parles...

Elle l'embrassa, et redit, en le câlinant :

Pauvre papa !

Elle avait donc échappé aux soucia de la maison ; et -elle ne tarda même pas à s'envoler du nid. Elle avait achevé ses examens d'infirmière et fut envoyée à un h«)pilal de province. Les Gleramhault sentirent plus péniblement le vide de leur foyer.

Le plus solitaire des deux n'était pas Clerambault. Il le savait, et plaignait sincèrement sa femme, pas assez forte pour le suivre, ni pour se détacher de lui. Lui, quoi qu'il arrivât maintenant, ne serait plus jamais dénué de sympathies. La persécution môme les ferait naître, ou pousserait les plus réservées à s'exprimer. Et juste à ce moment^ lui en vint une bien chère.

Un jour qu'il était seul dans l'appartement, on sonna; il ouvrit. Une dame qu'il ne connaissait pas lui tendit une lettre, en disant son nom. Dans lobscurité du vestibule, elle croyait s'adresser à un domestique, puis s'aperçut de la méprise. Il voulut la faire entrer.

Non, dit-elle, je ne suis que la messagère.

Elle partit. Mais après son départ, il trouva un petit

CLERAMBALLT '5li)

bouquet de violettes, qu'elle avait déposé sur le coffre, près de la porte. La lettre disait :

« 2^u ne cède malis,

sed contra audentiov ito...

« Vous combattez pour nous. Notre cœur est en vous. Versez-nous votre souffrance. Je vous verse mon espérance, ma forceet mon amour, moi qui ne puis agir, qui ne puis agir que par vous. »

Cette chaleur juvénile et les derniers mots, un peu mystérieux, émurent et intriguèrent Clerambault. 11 évoquait l'image de la visiteuse, sur son seuil. Elle n'était plus très jeune : des traits bien dessinés, des yeux bruns et sérieux qui souriaient dans un visage fatigué. Tavait-il vue déjà? Tandis qu'il la fixait, l'image s'effaça.

Il la retrouva, deux ou trois jours après, à quelques pas de lui^ dans une allée du Luxembourg. Elle passait. 11 traversa fallée, pour la rejoindre. Elle s'arrêta, en le voyant venir. 11 lui demanda, la remerciant, pourquoi ■elle était partie si vite, sans se faire connaître. Et il s'aperçut à ce moment qu'il la connaissait depuis long- temps. Il la rencontrait naguère au Luxembourg, ou dans les rues autour, avec un grand garçon qui devait être son fils. Chaque fois qu'il les croisait, leurs regards le saluaient d'un sourire de respect familier. Et sans qu'il sût leur nom, sans qu'ils eussent jamais échangé une parole, ils faisaient partie, pour lui, de ces ombres

i.KUAMH.Vt I 1

amicales qui escortent notre vir quolidii'ime, et que nous ne remarquons pas toujours quand elles sont là, mais qui nous laissent un vide quand elles ont disparu. C'est pourquoi sa pensée se reporta aussitôt de la femme qui était devant lui au jeune compagnon qui manquait, à ses côtés. Et il dit, dans un élan d'intui- tion imprudente : (car, en ces temps de deuil, qui savait ceux qui étaient encore du nombre des vivants?)

C'est votre fils qui m'a écrit ?

Oui, dit-elle. Il vous aime bien. ISous vous aimons depuis longtemps.

Qu'il vienne !

Une ombre de tristesse enveloppa le vis.!-.- <'• la mère.

Il ne le peut pas.

donc est-il ? Au fiont ?

Ici.

Après un instant de silence, Clerambault demanda :

Il est blessé ?

Voulez-vous le voir ? dit la mère. Clerambault laccompagna. Elle se taisait. Il n'osait

la questionner. Il dit :

Du moins, vous, vous l'avez toujours... Elle comprit et lui tendit la main :

Nous sommes bien proches l'un de l'autre. Il insista :

Mais pourtant, vous l'avez.

J'ai son âme, dit -elle.

Ils étaient arrivés à la maison, une vieille demeure XVII* siècle, dans une de ces rues étroites et antiques.

CLERAMBAULT 32r

entre le Luxembourg et Saint-Sulpice, subsiste encore la fierté recueillie du vieux Paris. La grande porte, même en plein jour, était fermée. M""" Froment, devançant Clerambault, monta le perron de quelques marches, au fond de la cour dallée, et entra dans Tappartement du rez-de-chaussée.

Mon petit Edme, dit- elle en ouvrant la porte de la chambre, une surprise!... Devine!...

21

Clcrambault vit un jciino homme, étendu «lans un lit, et qui le regardait. La blonde lijçure de* vinj;t- cinq ans, que rosissait le soleil da soir, était illuminée par des yeux intelligents, ef paraissait si saine et si reposée qu'on ne pensait pas à la maladie, d'abord, en la voyant.

Vous!... dit-il, vous ici!...

Une joyeuse sui'prise rendit ses traits plus jeunes encore. Mais ni le corps, ni les bras que les draps recouvraient ne firent un mouvement; et Clerambault, s'approchant, remarqua que la tète seule vivait.

Maman, tu m'as trahi... disait Edme Froment.

Vous ne vouliez donc pas me voir? demanda Glerambaiilt, penché sur l'oreiller.

Ce n'est pas tout à fait cela, dit Edme. Je ne tenais pas beaucoup à être vu,

Et pourquoi? dit Clerambault, d'une bonne voix, qu'il tâchait de faire rieuse.

Parce qu'on n'invite pas les gens à venir, quand on n'est plus chez soi.

CLERAMBAULT 323

Et donc êtes-Tous?

Ma foi, je pourrais jurer dans une momie

d'Egypte.

Il indiqua du regard le lit, son corps immobile.

La vie n'y est plus, dit-il.

-^ Tu es le plus vivant de nous tous, protesta une -voix près de lui.

Clerambault remarqua, de l'autre côté du lit, un grand jeune homme, de l'âge d'Edme Froment, qui semblait plein de force et de santé, Edmc Froment sourit et dit à Clerambault :

Mon ami Chastonay a tant de vie qu'il m'en prête.

Ah! si je pouvais te la donner! ditl'atitre.

Les deux amis échangèrent un regard affectueux. Ghastenay continua : ^

Je ne ferais que te rendre une partie de ce que j"ai reçu de toi.

Et s'adressant à Clerambault :

C'est lui qui nous soutient tous. N'est-ce pas, Madame Fanny?

La mère dit tendrement :

Mon grand fils !... C'est bien vrai.

Vous abusez, dit Edme, de ce que je ne peux

plus me défendre (parlant à Clerambault). Vous

le voyez, je suis pris, je ne puis bouger.

Blessé?

Paralysé.

Clerambault n'osa pas demander de détails. —■ Vous ne souffrez pas? dit-il.

ij", « I.ERAMBAILT

Je devrais i)eut-êlre le souhaiter: la douleur est encore uu lien qui nous rattache au rivapje. Mai» j'avoue ([ue je m accommode du lourd silence de ce corps je suis engainc... N'en parlons plus. Du moins, lespritestlibre. Sil n'est pas vrai qu'il a affitat molem », il s'en évade souvent.

- L'autre jour, dit Clerambault. il est venu inr visiter.

Ce n'est pas la ]iremière fois. Souvent, il est. allé à vous.

Je me croyais bien seul

Vous souvenez-VQUS. dit Ediiie. di la paroh^ de Kandolph à Cecil : « La voix d'un homme seul est capable en une heure de mettre en nous plus de i>ie que le fracas de cinq cents clairons sonnant sans trêve ? »

C'est aussi vrai de toi. di* Chastcnay. Froment sembla ne pas l'entendre el reprit :

Vous nous avez éveillés.

ChM'ambault regarda les beaux yeux courageux et calmes du gisant, et dit :

Ces yeux n'en avaient pas besoin.

Ils n'en ont })lus besoin, dit Edme. On voit mieux à distance, quand on s'est éloigné. Mais quand j'étais tout près, je ne distinguais rien:

Dites-moi ce que vous voyez

Il se fait tard, dit Edme, je suis un i)eu fatigué. A'oulez-vous une autre fois?

Je reviendrai demain.

Clerambault sortit, et Chastenay le rejoignit. Il éprou- vait le besoin de confier à un cœui' qui j^ût en sentir la

CLERAMBAULT 3^5

peine et la grandeur la tragédie dont son ami était le héros et la victime. Edme Froment, atteint d'un éclat d'obus à la colonne vertébrale, frappé en j)leine vigueur, était un des jeunes chefs intellectuels de sa génération, beau, ardent, éloquent, débordant de vie et de rêve, amoureux et aimé, noblement ambitieux. Maintenant, un mort vivant. Sa mère, qui avait mis €n lui tout son orgueil et son amour, le voyait con- damné. Leur peine devait être immense; mais chacun la cachait à l'autre; et cette contrainte les défendait. Ils étaient fiers l'un de l'autre. Elle le soignait, le lavait, le faisait manger, comme un petit enfant. Et lui, se faisant calme pour lui donner le calme, la portait à son tour sur les ailes de son esprit.

Ah ! disait Ghastenay, on devrait avoir des remords de vivre et d'être sain, de posséder des bras pour étreindre la vie, des jarrets souples pour marcher et bondir, de boire à pleine poitrine cette fraîcheur d'air bénie. . .

II ouvrait les bras en parlant, levait la tête, respirait largement.

Et le pire, reprit-il, baissant la tête et la voix, comme honteux, le pire, c'est que je n'en ai pas.

Glerarabault ne put s'empêcher de sourire.

Oui, ce n'est pas héroïque, continua Ghastenay. Et pourtant, j'aime Froment, comme nul autre au monde. Je me désole de son sort... Mais c'est plus fort que moi. Quand je pense à machance, parmi tant de sacrifiés, d'être ici en ce moment, ici avec tous mes .sens, j'ai beaucoup de peine à ne pas montrer ma

■^jb Cl.UUAMUAUI.T

joie... Ahl c'est trop boude vivre tout onlicr !... raii vve FroiiïMul !... Vous nu- ti'otivr/, tiMMÙMeinciil égoïste?

Mais non, dit ClcriiuiUaull. \ ous parlr/ selon la saine nature. Si tous étaieut sinc^Tca comme vous, l'humanité ne serait pas la proie du plaisir vicieux «le lu gloire dans la soullVauce. Vous avezd'aill- ' ious les droits do savourer la vie, après avoii- j):i ' par l'épreuve.

(Il montrait la croix de guerre sui' la poitrine du jeune homme).

J'y ai passe et j'y retourne, dit Chastenay. Mai- croyez bien <{ueje n'y ai aucun mérite I Car je ne ferais pas, si je pouvais l'aire autrement. Inutile d( nous jeter de la poudre aux yeux. La poudre, aujour d'hui, sert à d'autres usages. On n'arrive pas à sa troi- sième année de guerre, en ayant conservé l'amour du risque ou l'indifl'érence au danger, si tant est qu'on l'eût au commencement. Et je l'avais, je dois l'avouer. Jetai- un bon puceau de l'héroïsme. Mais il y a beau temp- que j'ai perdu ma virginité ! Elle était faite d'ignoranci" autant que de rhétorique. Une fois qu'elles sont tom bées, le non-sens de la guerre, l'idiotie des massacres, la laideur, la duperie de ces alTreux sacrifices crèvent les yeux des plus bornés. Et s'il ne serait pas viril de fuir l'inévitable, on ne fait rien non plus pour chercher ce qu'on peut éviter. Le grand Corneille était un héros de l'arrière. Ceux de l'avant que j'ai connus étaient, presque toujours, des héros malgré eux.

C'est l'héroïsme vrai, dit Clerambault.

CLEUAMBAl LT 32;'

C'est celui de Froment, répondit Cliastenay. Le héros faute de mieux, faute de pouvoir être un homme... Mais ce qui le rend si cher, c'est qu'il est, malgré tout, un homme.

Clerambault vérifia la justesse de celte parole, dans le long entretien qu'il eut, le lendemain, avec Froment. Si la fierté de Froment ne se dénientail pas dans Isi ruine de sa vie, il y avait d'autant plus de mérite (ju'il n'avait jamais professé le cultede l'abnéjçalion. Il avait eu do vastes espoirs, de robustes ambitions, que justi- fiaient ses dons et sa jeunesse heureuse. Pas un jour, il ne s'était fait, comme Chastenay, d'illusions sur la guerre. 11 en avait tout de suite percé à jour la désas- treuse ineptie. Il ne le devait pas seulement à son ferme esprit, mais à l'inspiratrice qui, depuis son en- fance, avait tissé l'âme de son fils du i)lus pur de la sienne.

M""" Froment, que Clerambault trouvait presque tout jours quand il venait voir Edme, se tenait à l'écart, assise près de la fenêtre, travaillant, de temps en temps enveloppant son fils d'un regard tendre. Elle était une de ces femmes qui, sans posséder une intelligence exceptionnelle, ont le génie du cœur. Veuve d'un médecin beaucoup plus âgé qu elle, et dont l'ample

CLERAMBAULT '33«.)

ïntellip^ence avait fécondé la sienne, elle n'avait eu dans sa vie que ces deux profondes affections, bien différentes entre elles : presque filiale pour le mari, presque amoureuse pour le fils.

Le docteur F'roment, homme instruit, d'esprit ori- ginal, qu'il dissimulait sous des formes d'une douce politesse attentive à ne pas blesser les autres en se distinguant d'eux, avait été grand voyageur, pendant une jiartie de sa vie; il avait visité à peu près toute l'Europe, l'Egypte, la Perse et l'Inde; curieux non seulement de science, mais de religion, il s'intéressait particulièrement aux expressions nouvelles de la foi dans le monde : Bàbisme, Christian Science, doctrines théosophiques. En relations avec le mouvement paci- fiste, ami de la baronne de Suttner, qu'il avait connue à Vienne, il voyait venir depuis longtemps la grande catastrophe, à laquelle l'Europe et ceux qu'il aimait étaient promis. Mais homme de courage, habitué à regarderies injustices de la nature, il avait cherché moins à se faire illusion ou à leurrer les siens sur l'avenir, qu'à leur faire l'âme forte pour supporter l'assaut de la vague qui accourait. Bien plus que ses paroles, son exemple avait eu sur sa femme sinon sur le fils encore enfant, à l'époque de sa mort, une vertu sacrée. Atteint du mal lent et cruel qui devait l'enlever, un cancer de l'intestin. il avait, jusqu'au dernier jour, poursuivi tranquillement sa tâche accou- tumée, entourant ses aimés de sa sérénité .

jyjme Froment avait conservé dans son cœur cette noble image, comme un dieu intérieur. La piété pour

Ci.i.iiAMU.Wl 1.1

son compagnon mort tenait en elle la pi. ut: ne i.i rrii- gion chez d'autres. Sans croyance arrêtée sur l'autre vie, elle le priait, chaque jour, surtout aux heures intenses, comme un ami toujours présent, ([ui veille et qui conseille. Par ce sinjfulit'r phénomène de revi- viscence qu'on observe souvent après la mort d'un être cher, l'essence de l'Ame du mari semblait avoir passé en elle. C'est pourquoi son lils avait (grandi dans une atmosphère de pensée aux calmes horizons, bien dillérents des paysages fiévreux, poussait la jeune génération d'avant 1914, inquiète, ardente ,

agressive, irritée par l'attente Quand la guerre

éclata, M""" Froment n'eut pa» besoin de se défendre ni de défendre son fils contre les cntralnemfrnts de la passion nationale : à tous deux elle était étrangère. Ils n'essayèrent pas non plus de résistera l'inévitable. Il y avait si longtemps que le malheur était en marche! Il s agissait de le soutenir sans plier, ^en sauvant ce qui devait être sauvé: la fidélité de l'âme à sa foi. M"" Fro- ment n'estimait pas qu'il fût nécessaire d'être «i au- dessus de la mêlée », pour la dominer; et ce que firent par leurs articles deux ou trois écrivains de France, d'Angleterre, d'Allemagne, pour la réconciliation internationale, elle l'accomplit dans sa sphère limitée, plus simplement, mais plus efficacement. Elle avait conservé ses anciennes relations: et sans paraître gênée dans ces milieux infectés d'esprit de guerre, sans jamais entreprendre de vaines démonstrations contre la guerre, elle était, par sa seule présence, par sa parole tranquille, son lucide regard, son jugement

CLERAMBAILT 33 1

mesuré, par le respect qu'inspirait sa bonté, le meil- leur frein aux exagérations insanes de la haine. Elle répandait aussi dans les foyers susceptibles d'en être touchés les messages des libres Européens, les articles de Clerambault, qui n'en sut jamais rien; et elle eut la satisfaction de voir qu ils atteignaient les cœurs. Sa plus grande joie fut que son fils lui-môme en fut trans- formé.

Edme Froment it avait rien d'un pacifiste tolstoyeu. Au début de la guerre, il la jugeait une bêtise, encore bien plus qu'un crime. Si on l'eût laissé libre, lise fût retiré de l'action, comme Perrotin, dans le haut dilettantisme de l'art et de la pensée. Il n'eût pas essayé de combattre l'opinion, car il le jugeait vain : il ressentait alors pour la folie du monde plus de mépris que de pitié. Sa participation forcée à la guerre l'avait contraint à reconnaître que cette folie était si largement payée par la souffrance qu'il était superflu d'ajouter le mépris à la condamnation. L'homme se.faisait à lui-même son enfer sur la terre : il n'avait pas besoin d'un autre ai*rêt. Et dans le même temps, la parole de Clerambault, qui lui était parvenue pendant une permission à Paris, lui avait révélé qu'il avait mieux à faire qu'à s'ériger en juge de ses com- pagnons de chaîne : en partageant leur charge, tâcher de les délivrer.

Seulement, le jeune disciple allait plus loin que le maître. Clerambault, dont la nature affectueuse, un peu faible, trouvait sa joie dans sa communion avec les autres hommes, et qui soulfrait de s'en séparer,

/J'ia CLEBAMUAl I.T

même dans leurs erreurs, doutait perpétuellement de soi, regardait à droite, à gauche, clierchait tlans les yeux de la foule humaine un assentiment à sa propre pensée, et s'épuisait en ellbrts infructueux pour conci- lier sa loi intérieure avec les aspirations et les luttes sociales de son temps. Froment, le gisant, qui était doué d'une Ame de chef dans un corps asservi, affir- mait, sans un doute, le devoir absolu, pour qui porte la flamme d'un idéal puissant, de le dresser au-dessus des têtes de ses compagnons. Pourquoi chercherait-il à l'ellacer timidement et à la fondre parmi la masse des autres lueurs? Il est faux, le lieu-commun des démocraties, que « Voltaire a moins d'esprit que Tout-

le-monde»! « Democritiis ait : Unus mihi pro

populo est... L'un vaut pour moi les milliers »... La foi de notre temps voit dans le groupe social le faîte de l'évolution humaine. Qui le prouve? Moi, je vois, -disait Froment, ce faite dans l'individualité supé- rieure. Des millions d'hommes ont vécu et sont morts pour que surgisse une fleur suprême de pensée. Car telles sont les manières fastueuses et prodigues de la nature. Elle dépense des peuples, pour créer un Jésus, un Bouddha, un Eschyle, un Vinci, un Newton, un Beethoven. Mais sans ces hommes, que seraient-ils, -ces peuples? Que serait l'humanité?... Nous ne relevons pas l'idéal égoïste du Surhomme. Un homme qui est grand est grand jaour tous les hommes. Son individua- lité exprime des millions d'hommes, et souvent elle les guide. Elle est l'incarnation de leurs forces <secrètes, de leurs plus hauts désirs. Elle les concentre,

CLEUAMBAULT 335'

et déjà elle les réalise. Le seul fait qu'un homme a été Christ, a exalté, soulevé au-dessus de la terre, des siècles d'humanité et a versé en eux des énergies divines. Et bien que dix-neuf siècles se soient écoulés depuis, les millions d'hommes n'ont jamais atteint à la hauteur du modèle, mais ne se lassent pas d'y aspi- rer. — L'idéal individualiste ainsi compris est plus fécond pour la société humaine que lidéal communiste, , qui conduit à la perfection mécanique de la fourmilière. A tout le moins, est-il indisj)ensable à l'autre, comme^ correctif et comme complémentaire.

Ce fier individualisme, que Froment exprimait en, paroles bridantes, affermissait l'esprit toujours un pea chancelant de Clerambault, indécis par bonté, doute de soi, et ell'ort pour comprendre les autres.

Froment lui rendit encore un autre service. Plus- instruit que lui de la pensée mondiale, ayant, par sa famille, des relations parmi les intellectuels de tous les pays, et lisant quatre ou cinq langues étrangères, Froment révéla à Clerambault les autres grands isolés qui, dans chaque nation, combattaient pour les droits de la conscience libre, tout ce travail souter- rain de la jicnsée comprimée, qui s'acharnait à cher- cher la vérité. Spectacle bien consolant : que l'époque de la plus effroyable tyrannie morale qui ait pesé, depuis l'Inquisition, sur l'âme de l'humanité, ait échoué à étoufler dans une élite de chaque peuple l'indomp- table volonté de rester libre et vrail

Certes, ces individualités indépendantes étaient rares, mais leur pouvoir en était d'autant plus grand.

Vr, «LKRAMH.Vl I.T

Leur silhouette se découpait, saisissante. Mir riiorizon vide. Dans la chute des peuph*s an lond du précipice s'écrasent les millions d"àme«, en nu tas inrorm»', leur voix retentissait comme li v, ni verhe humain. Et leur action saffîrmait i»ar la raj^c de ce>ix qui la niaient. Il y a un siècle, Chateaubriand écrivait :

« Lutter désormais est vain. Être est In seule chose qui importe. »

Mais il ne voyait pa> qu «< cLi-c », en notre Icnip-, être soi, être libre, est le j)lus ^rand des combats. L«'s êtres qui soùt eux-mêmes dominent, par le seul fait du nivellement des autres.

Cleraipbault n'était pas le seul à éprouver le bienfait <le l'énerçie de Froment. Presque à chaque visite, il rencontrait au chevet du jeune homme quelque ami qui venait, sans se- l'avouer peut-être, autant pour chercher du réconfort que pour en apporter. Deux ou trois jeunes gens, de l'âge de Froment; les autres, hommes âgés, ayant passé la cinquantaine, Adieux amis de la famille, ou qui connaissaient Froment déjà avant la guerre. L'un d'eux, vieil helléniste, au sourire fin et distrait, avait été son professeur. Il y avait aussi un sculpteur aux cheveux gris, masque huileux et creuse de sillons tragiques ; un gentilhomme campagnard, qui avait le poil ras, le teint rouge, et la tète carrée d'un rude paysan; et un médecin à barbe blanche, figure fatiguée, empreinte de douceur, le regard frappait par l'expression complexe des deux yeux : l'un, qui observait bien, avec une lueur de scepticisme , et l'autre, mélancolique, qui paraissait rêver.

Ces hommes qui se trouvaient quelquefois réunis chez le malade, ne se ressemblaient guère. On eût noté

'i'k't CLEKAMBAll/i

dans le petit groupe toutes les nuances de pensée, du catholique au libertaire, et môme au bolchcviste, (comme prétendait l'ôtre un des jeunes camarades de Froment). On eût retrouvé en eux les empreintes des ancêtres intellectuels les plus variés : de Lucien l'iro- nique, dans le vieil helléniste ; des chroniqueurs^ François de la collection Michaud, chez le comte de Coulanges, qui, le soir, dans son domaine, se délassait de l'clevage et des engrais chimiques, en savourant la langue de drap d'or de Froissart et celle, buissonneuse et juteuse, de ce fripon de Gondi. Le sculpteur ravinait son front à découvrir une métaphysique dans^ Beethoven et Uodin. Et le docteur Verrier, qui avait pour le paradis des religions le sourire désabusé de Thomme de science, transposait dans le royaume d'hypothèses de la biologie, ou dans les équations fulgurantes de la physique et de la chimie modernes, le coin de merveilleux dont il avait besoin. Bien qu'il participât douloureusement aux épreuves du jour, l'ère de guerre s'efl'açait à ses yeux, déjà dans lointain, avec sa gloire gluante, devant les décou- vertes héroïques de la pensée, qu'un nouveau Newton, le libre Allemand Einstein, accomplissait, parmi l'éga- rement humain.

Ainsi, entre ces hommes, tout semblait diflérent : et la forme de l'esprit, et le tempérament. Mais tous étaient d'accord en ceci, qu'ils ne dépendaient d'aucun parti, que tous pensaient par eux-mêmes, et que tous avaient le respect et l'amour de la liberté, de la leur et de celle des autres. Que compte le reste?

CLERAMBALLT

A l'époque nous sommes, tous les cadres anciens, les partis politiques, religieux, ou sociaux, s'ell'ondrent; et c'est un mince progrès de se dire socialiste, ou bien républicain, plutôt que monarchiste, si ces castes s'accommodent de nationalisme d'Etat, ou de foi, ou lie classe. Il n'est plus aujourd'hui que deux sortes d'esprits : ceux qui s'enferment dans des barrières ; et ceux qui sont ouverts à tout ce qui est vivant, ceux qui portent en eux l'humanité entière, jusqu'à leurs ennemis. Ces hommes, si peu nombreux qu'ils soient, forment, sans le savoir, la vraie Internationale, celle qui repose sur le culte de la vérité et de la vie univer- selles. Et trop faibles chacun, (ils le savent), pour embrasser leur immense idéal, leur idéal les embrasse tous. Et tous unis en lui, ils s'acheminent, chacun par un chemin différent, vers le Dieu inconnu.

Ce qui attirait en ce moment ces, libres âmes diverses autour d'Edme Froment, c'est qu'elles percevaient obscurément en lui le point se rencontraient leurs lignes, le carrefour d'où Ion voit tous les chemins de la forêt. Froment n'avait pas toujours été celui qui réunit. Tant qu'il était resté maître de son corps et sain, il suivait, lui aussi, sa route à part des autres. Mais depuis que sa course avait été brisée, il s'était établi après une période d'amère désespérance, dont ^1 ne laissa rien voir aux yeux de ceux qui l'entou- raient — à la croix des chemins. L'impossibilité môme il était d'agir lui permettait d'embrasser l'ensemble de l'action et d'y participer en esprit. Il voyait les courants divers patrie, révolution, lutte d'États ou

CLEllAHUAl LT

de fiasses, science et foi, comme les forces méU>e» dune rivière torrentueuse, avec ses raj)idjes, ses l'emouB, et ses ensableuients : v\lv semble se biisei- parfois, ou revenii* en arrière, ou dormir; mais elle avance U>ujoui*s, irrésistiblement. Kt la réaction même est poussée en avant. Et lui, le jeune crucitié à la croix des chemins, il épousait tous les courants, le fleuve entier.

CleraHibauIt retrouvait en Ini (|U('lques traits de Perrotin. Mais des mondes séparaient Froment de Perrotin. Car si, comme ce dernier, il ne niait rien de ce qui est. et s'il cherchait à tout comjirendre, cétait avec une âme enflammée. Tout élait^ dans son cœur, mouvement et passion ordonnée. Tout, la vie et la mort, tout marchait et montait. Et iui-mOme, immo- bile.

Cependant, l'heure était sombre. On venait dépasser le tournant de l'année 17 à i8. Les nuits d'hiver bru- -meuses étaient lourdes de l'attente de la ruée suprême des armées allemandes. Depuis des mois, elle s'annon- çait par de menaçantes rumeurs; les raids des Gothas sur Paris, déjà, y préludaient. Les hommes de la guerre jusqu'au bout affectaient l'assurance, les jour- naux continuaient de hâbler, et Clemenceau n'avait jamais mieux dormi. Mais la tension des esprits se manifestait à l'âpreté croissante des haines civiles . On détournait sur les suspects de l'intérieur les défai- tistes, les pacifistes, les angoisses publiques. Les procès de trahison réchajiffaient, amusaient, le moral de l'arrière. On voyait se multiplier les mouchards Cornéliens, les dénonciateurs patriotiques, les témoins fanatiques ; et l'aboiement de l'Accusateur public po.ursuivait furieusement durant des jours entiers les misérables bêtes traquées. Aussi, quand se leva, vers la fin du mois de mars, l'oUensive allemande suspendue sur Paris, la haine sacrée entre concitoyens atteignit

3/ÎO CLEIlAMBAl l.T

son zénith; et nul doute que si l'invasion avait fait sa trouée, avant qu'elle eût atteint les portes de la Vilh', le poteau de Vincennes, cet autel de la Patrie vindica- tive et menacée, eût reçu ses victimes, innocentes ou coupables, prévenues ou jugées.

Clerambault fut plusieurs fois apostrophé dans la rue. Il ne s'en émouvait pas. Peut-être ne se rendait- il pas très bien compte du danger. Moreau le trouva, un jour, en train de discuter, au milieu d'un groupe de passants, avec un jeune bourgeois à l'air rageur, (]ui i avait interpelle d'une façon blessante. Tandis qu'il parlait, on entendit à proximité l'explosion d'un obus tle la « grosse Bertha ». Clerambault ne parut pas le remarquer; et tranquillement il continuait d'exposer au colérique sa fa^on de penser. 11 y avait quelque chose de comique dans cette obstination; et le cercle d'auditeurs qui, en bons Français, le sentirent, échangea des quolibets, pas trèspoli.s, mais dépourvus de méchanceté. Moreau prit le bras de Clerambault, pour l'entraîner. Clerambault s'arrôta, regarda les gens qui riaient, saisit à son tour le comique de la situation, et ril avec les auti'es.

Quel vieux fou!... Hein! dit-il à Moreau qui l'entraînait.

Il y en a d'autres. Qu'il prenne garde ! dit Moreau, assez impertinemment.

Mais Clerambault ne voulait pas comprendre.

L'instruction de son procès venait d'entrer dans uni- phase nouvelle. Clerambault était inculpé* d'infraction à la loi du 5 août 1914, « réprimant les indiscrétions en.

CLERAMBAULT 34e

temps de guerre » : on l'accusait de propagande pa- cifiste dans les milieux ouvriers, Thouron, disait-on, répandait les écrits de Glerambault, d'accord avec l'auteur. Rien n'était moins fondé : Glerambault n'avait connaissance d'aucune propagande de ce genre, et il ne l'avait pas autorisée. Thouron en pouvait témoigner. Mais voici que, justement, Thouron n'en témoignait pas. Son attitude était étrange. Au lieu d'établir les faits, il biaisait, il avait l'air de cacher quelque chose; il y mettait même une sorte d'ostentation : il eût voulu éveiller les soupçons qu'il ne s'y fût pas mieux pris. Le malheur était que ces soupçons dérivaient vers Gle- rambault. Gertes, il ne disait rien contre lui, contre quiconque. Il se refusait à rien dire. Mais il laissait en- tendre que s'il voulait parler... Il ne le voulait pas. On le confronta avec Glerambault. Il fut parfait, vraiment chevaleresque. II mit la main sur son cœur; il protesta de son admiration filiale pour le « Maître », pour r « Ami ». Glerambault, impatienté, le pressa de faire le récit exact de tout ce qui s'était passé entre eux r l'autre continuait d'attester son dévouement « indéfec- tible »: il ne dirait rien de plus, il n'ajouterait rien à ses dépositions, il prenait tout sur lui...

Il sortit de grandi, et Glerambault suspect de se laisser abriter par le sacrifice de son leude. La presse n'hésita point : elle l'accusa de lâcheté. Gependant, le& convocations succédaient aux convocations; depuis près de deux mois, Glerambault se rendait aux inter- rogatoires oiseux que le juge lui posait, sans qu'au- cune décision se dessinât encore. 11 eût semblé qu'un

J^J i.Lk.HA.yU.kt Ll

homme accusé sans preuves, maintenu si iuui^ii-iups sous rinjurieux soii)i<;on, eût droit à la sym(>alliic publique. Mais on lui en voulait, au contraire» bien plus qu'auparavant: on lui en voulait de n'être pas encore condamné. D.es racontars absurdes rirculaient dans la presse. On prétendait que les experts avaient découvert, à la forme de certaines lettres, à des coquilles relevées dans une plaquette de Clerambault, qu'elle avait été imprimée par des Allemands. Ces niaiseries trouvaient accès dans la crédulité fabu- leuse d'hommes qui avaient été intelligents (on l'assu- rait), avant la ^erre... il j avait quatre ans de cela, mais il semblait des siècles...

Bref, les bi-aves gens condamnaient un des leur», sans plus ample informé; ce n'était pas la jH'eniière fois, ce ne serait pas la deniièn». L'opinion, bit'ii stylée, sindignait «pie Clerambault continuât de cir- culer en lib«n"tc ; et les journanx de la réaction, qui craignaient que la i»roie ne leur échap|x4t. accusaient la justice, tâchaient de lintimider. réclamaient que le parquet civil fût dessaisi de l'alTaire et qu'elle iût portée devant la juridiction militaire. Très vile, l'exci- tation monta à un de ces paroxysnu's^ qui sont^ à Paris, généralement brefs, mais elfrénés. Car ce peuple st^nsé délire périodiquement. On peut se demander comment des hommes qui. j>our la plupart, ne sont |»oint méchants et seraient naturellement i>oi'tés à la tolé- rance mutuelle, voire à rindifférence. peuvent en arriver à ces explosions de fanatisme colérique, ils abdiquent à la fois leur cœur et leur bML sens. D'autres

CLERAMBAULT 343

diront que ce peuple est femme par ses vertus, ainsi que par ses vices, que la finesse de ses nerfs, que sa sensibilité, qui ont toujours fait le prix de son art et de son goût, le livrent, par accès, à des crises d'hys- térie. Mais je pense que tout peuple n'est homme que par accident, si l'on entend, par homme, animal rai- sonnable, — ce qui est bien flatteur, mais qui ne s'a])puie sur rien. Les hommes n'usent de la raison que de loin en loin. Ils sont tout de suite fourbus par l'eflbrt de penser. On les soulage en voulant pour eux, en voulant ce qui demande le moins d'effbrts. Il n'en faut guère pour haïr une pensée nouvelle. Ne len condamnons point! L'Ami de tous les persé- cutés l'a dit, avec s©a héroïsme indulgent : « Ils ne sauvent ce qu'ils foïit. »

Il se trouva une feuille d'action nationaliste, pofur attiser les instincts malfaisants qui couvent dans ces l>auvres hommes. Elle vivait de l'exploitation du soupçon et de la haine. Elle appelait cela: travailler à la régénération de la France. La France s<^ réduisait, pour elle, à soi et à ses amis. Elle publia contre « Cle- ramboche » une suite d'articles égorgeurs, comme ceux qui avaient si bien réussi contre Jaurès; elle ameutait l'opimon. clamant que des iiiflneaces occultes semployaient à protéger le traître, et que si Ion n V veillait, on le laisserait échapper. Et elle ût appel à la justice poi)ulairc.

Victor Vaucoux liaï»>ail ClcramhuuU.

Il ne h* connuissail point. La hnini' n*a point besoin do connaitiv. Mais s'il Tavait connu, il l'eût haï encore [)lus. Avant de savoir qxw Clerambault existAt. il était son ennemi-né. Il y a des races d'esjH-its ([ui sont, dans chaque pays, plus enn<'raies entre elles que le» races de ])eaux. ou que celles d'uniformes.

De bourgeoisie aisée de l'Ouest de la France, il appartenait à une famille de fonctionnaires de l'Empire et do l'Ordre Moral, retirée d(>puis quarante ans dans la liargne d'une o]»position stérile. Il avait, en Cha- rente, des propriétés, il passait l'été; h; reste du temps, à Paris. Une famiUe raréfiév, phénomène courant dans sa classe. Il retournait contn' elle et contre lui les instincts de gouvernement, dont il ne trouvait pas Temploi dans la vie. Celte compression leur avait donné un caractère tyranniquo. Il despoti- sait ses proches. Sans le savoir. Comme un droit et un devoir qui ne se discutent point. Le mot de tolé- lance n'avait pas de sens pour lui. Il ne pouvait pas

CLERAMBAUI-.T 3/\S

se tromper. Cependant, il avait de l'intelligence, de la vigueur morale. et même un cœur, mais le tout ligote et serré sous un épais aubier, comme un vieux tronc noueux. Ses forces, privées d'expan- sion, s'étaient tassées. Il n'absorbait rien du dehors. Quand il lisait, quand il voyageait, c'était avec des yeux hostiles et le désir de se retrouver chez soi. Rien n'entamait l'écorce; toute sa vie lui venait du pied de l'arbre, de la terre : des Morts.

Il était le type de cette fraction de la race qui, forte mais vieillie, n'a plus assez de vie pour se répandre au dehors, et se ramasse dans un sentiment de défense agressive. Elle observe avec méfiance, avec antipa- thie, les jeunes forces neuves qui débordent autour d'elle, dans son peuple et hors de son peuple, les nations et les classes qui grandissent, tous les efforts passionnés, maladroits, de rénovation sociale et morale. Elle a besoin, comme ce pauvre Barrés et son héros rabougri*, de murailles, de barrières, de fron- tières, d'ennemis.

Dans cet état de siège, Vaucoux vécut et fit vivre les siens. Sa femme, douce, morose, effacée, avait trouvé Tunique moyen d'en sortir: elle était morte. Resté seul

1. « Simon et moi, nous comprîmes alors noire haine des étran- gers, des barbares, et notre égotisme nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille inorale. Le premier scin- de celui qui veut vivre, c'est de s'entourer de hautes murailles: mais dans son jardin fermé il introduit ceux que guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens. » [Un Homme< libre.)

En trois lignes, trois fois cet « homme libre » exprime l'idée d' « enfermer »... fermer »...« s'entourer de murailles »...

3^,(5 CLERAMBAILT

avec son denil, qu'il drftMwlail jalons«*ment, comme i\ (léfcndail tout cf qui était à lui, ponsosseur (iuii fils unique de treize ans, il avait raoïitr la gVkrdi* autour do sa jeunesse et il lui avait appris à la monter avec lui. Étrange! Faire des fth*, pour lutter contr»' l'avenir !... Abandonné à lui-même, le jeune garçon ei\t, d'instinct, trouvé la vie. Mai* daas la ge«>lc dn père, il fut la proie du père. l'nc maison fermée. Peu de rela- tions. l*eude livres. Peu de journaux, l'ne seule feuille, dont les principes |>étrifiés réfiondaieTit an besoin de conservation (an sens cadavérique) de Vaucoux. Sa victime, son fils. ne pooTait Isi écha[>per. Il lui inocula ses maladies- d'esprirt, comme ce» inseetei* qui injectent leurs œufs dans le corp« vivant d'un autre. Et quand la guerre éclata, il le mena au bureau de recrutement et le fit en^ger. Pour un hoinnie de sa sorte, la Patrie était le plus p*ur de l'être, le saint des saints. Il n'avait pa.s besoin^ pour en trrjuver l'ivresse, de l'aspirer dans l'air vibrant des suggestions de la foule : (il ne se mêlait pas à la ibub^.) La Patrie était en Ini. La Patrie, le Passé, le Pasf*é étemeL

Et son fils fut tué, comme cekni de Q»*raœbault, comme ceux de millions de ]>ères, potir la foi de ces Itères, pour l'idéal du passé, ampiel ils ne croyai<'nt pas.

Mais Yaucoux ne connut point les douter de Cleraro- bault. Douter! il ne savait point ce <£ue c'était ipic dou- ter ! SU se le fût permis, il se fût méprisé. Cet boram. dur aimait passionnément son fils, quoiqu'il ne- le lui ei'i f jamais montré. Et il ne concevait pas d'autre façon de le prouver que par une haine passionnée contre fpaii l'avait

CLERAMBAULT 347

tué. Il ne se comptait pas au nombro dos meurtriers.

Les moyens de vengeance lui étaient mesurés. Rhumatisant, ankylosé d'un bras, il voulut s'engager, et ne fut pas accepté. Il fallait pourtant agir. Il nc^le l)ouvait que par la pensée. Seul, dans sa maison ■déserte, avec pour compagnie, sa femme morte, son fils mort, il était,pendant des heures, livré à ses violentes méditations. Gomme une bête en cage, qui secoue ses barreaux, elles tournaient furieusement dans le cercle de la guerre, que barraient les tranchées, attendant pour se ruer et guettant la trouée.

Les articles de Clerambault, signalés parles hurleurs d!e la presse, l'exaspérèrent. Quoi ! on parlait de lui arracher des dents l'os delà haine!... Par le peu qu'il connaissait de Clerambault. déjà, avant la guerre, il ne pouvait le soulfrir. L'écrivain lui était antipa- thique par ses formes d'art nouvelles, et l'homme par son amour de la vie et des hommes, par son idéalisme démocratique, son optimisme un peu benêt, et ses aspirations européennes. Du ])remier coup d^œîl. avec l'instinct du rhumatisant (d'esprit et d'articulations). Vaucoux avait classé Clerambault parmi ceux qui font des courants d'air dans la maison aux portes et fenêtres closes, la Patrie. La Patrie, comme il l'entendait : pour lui, il n'en était pas d'autre. Il n'eut pas besoin des excitations des Journaux pour voir dans fauteur de r Appel aux Vumnts et du Pardon aux Morts, l'agent de l'ennemi, lenneini.

Et sa fièvre de vengeance, qui se rongeait, se jeta snr cet aliment.

Ah! Dieu! qu'il est commode de haïr san» com- prendre ceux qui ne pensent pas comme vous!

Clerambault n'avait plus cette ressoui'ce. Il coiii[»r* - nait ceux qui le détestaient. Il les comprenait parl'ai- tement. Ces braves gens soufTrtient, juscju'à la fureur, de l'injustice de l'ennemi. Sans doute, parce qu'elle les atteignait. Mais aussi, loyalement, parce qu'elle était l'Injustice, l'Injustice avec un grand I : car. comme ils étaient myopes, elle leur paraissait énorme et unique, elle bouchait le champ d«! leur vision. Combien est limitée, chez un homme ordinaire, la capacité de sentir et déjuger! Submergé dans l'espace, il s<' raccroche aux premiers débris flottants; de même qu'il réduit îï quelques couleurs le ruisseau de la lumière aux nuances inûnies, le bien et le mal qui coulent dans les veines de l'univers ne lui sont perceptibles que s'il les embouteille dans quelques exemples choisis auprès de lui. Tout le bien, tout le mal du monde, tient dès lors dans le flacon. Il projette là-dessus toute sa puis- sance d'amour et de répulsion. Pour des milliers

CLERAMBAULT 349

dexccUentcs gens, la condamnation de Dreyfus, ou le torpillage du Lusitania, reste le Crime du siècle. Et les excellentes gens ne voient pas que le crime pave la route de la société, et qu'ils marchent dessus, sans qu'ils s'en doutent : car ils bénéficient d'injus- tices inconnues, et ils ne font rien pour les empê- cher. De toutes ces injustices, quelles sont les plus afïreuses, de celles qui retentissent, en longs et pro- fonds échos dans" la conscience du monde, ou de celles que connaît seule la victime étouiï'ée?... Mais nos excellentes gens nont pas les bras assez larges j)Our embrasser toutes les misères. Qui trop embrasse, mai étreint. Ils n'en embrassent qu'une, mais ils l'étreignent bien. Et quand ils ont fait choix dun crime pour le haïr, il absorbe toute la force de haine qui est dans leurs viscères; le chien ronge son os : garde -toi d'y toucher !

Glerambault y avait touché. S'il était mordu, il ne pouvait ])as se plaindre. Il ne se plaignait pas. Les hommes ont raison de combattre l'injustice qu'ils voient. Et ce n'est pas leur faute s'ils ne voient que .son gros orteil. Gulliver à Brobdignac. Chacun fait ce; qu'il peuti.

Ils mordaient.

Cotait le Vendredi-Saint. La grande inaive de l'iji- vasion montait à l'assaut de Tlle-de-Frajice. Lt^ joui* de deuil saeré n'avait pas sus|»cndu le nianHaere. La gueriv lai4(U<' ne connaît jdus la Trêve de Dieu. Chiist venait d'ctiv bombardé, dans uikî de ses églises. La nouvelle de l'explosion meurtrière de Sainl-Gervaii». à la tombée du jour, se répandait, avec la nuit, dans Paris sans lumièr<*. <pii '.'«'nvi'l(>i>ii:ii< «î<- «Icnil de fureui' et de peur.

Les amis attristés étaient réunis clie/. 1 lonient. Sans s'être doiuié le mot. chacun était venu, i>arce qu'il sa. A ait trouver les autres. Ils voyalt'iit de toas côtés la violence, dans le présent, dans l'avenir, chez l'ennemi, chez les leurs, dans le camj) de la réaction comme de la révolution. Ils fondaient leur angoisse et leurs doutes en une même pensée. Et le sculpteur disait :

Nos saintes convictions, notre foi dans la paix, dans la fraternité humaine, reposent en vain sur la raison et l'amour. N'y a-t-il donc aucun espoir qu'elles conquièrent les hommes? Nous sommes trop faibles!...

CLERAMBAULT 35l

Et Cliîrambault, sans y penser, récita les paroles d'Isaïe, qui lui montaient à la mémoire :

« Les ténèbres couvrent la terre. L'ombre enveloppe les peuples ...»

Il s'était arrêté. Mais, de son lit à peine éclaipé, Fro- ment invisible continua :

« Lève-toi, car sur la cime des monts

La Lumière vient... ï)

Elle rient, ré2>éta dans l'ombre la voix de M™* Froment, assise au pied du lit à côté de Cleram- bault. Glerambault lui saisit la main. Ce fut comme un frisson d'eau qui passa par la chambre.

->- Pourquoi dites-vous cela? demanda le comte de Coulanges.

Parce que je le vois.

Je le vois aussi, dit Glerambault, Le docteur Verrier lui demanda :

Qui?

Mais avant que la réponse eût été prononcée, tous savaient déjà le mot qui allait être dit :

Celui qui porte la Lumière... Le Dieu qui vaincra.

Attendre un Dieu! fit le vieil helléniste. Vous ci-oyez au miracle ?

Le miracle, c'est nous. N'est-ce jias un miracle que, dans ce monde de perpétuelle violence, nous gardions la foi j)erpétuelle en l'amour et l'union des hommes?

Coulanges dit àprement :

On attend le Christ pendant des siècles. Quand il vient, on l'ignore et on le crucifie. Ensuite, il est ou-

■;;,j «:i.F.u VMit vi i.r

blié. Miiil'imr uiu- poigiuc ili> |.aii\ n-> <i;u.'U\ (lui sont bons «'t bornés. Cctlf poij,Mur grossit. PiMulanl un»' \'u' ♦1 lioninii' la foi est dans sa llcur. Après, on la ilrnatun-. o\lo est trahie pav l«^ succès, les di.sciplcs arobitirux. ! Église. Et il y en a jmur des siècles... Adveniat re- g-num tuum... est-il. le règn«« de Dieu?

En nous, dit Cleranibault. La chainr dt- nos i'^)rcuves et de nos espéranees forme le Christ élcmcl. Nous devrions {^Ire heureux, «mj pensant au privilège que nous avons reçu d'abriter dans notre coin commr lenfant dans la crèche, le Dieu nouveau.

Et qui nous est le gage, de sa venue? demanda le Miédecin.

Notre existence, dit Clerambault.

Nos souflrances. dit froment.

Notre foi méconnue, dit le sculpteur.

Le seul fait (jue nous sommes, reprit Cleram- bault. — ce paradoxe jeté à la face de la Nature. t[ui le .7iie. Cent fois la flamme se rallume et s'éteint, avant de rester allumée. Cha(jue Christ, chaciue Dieu s'est essayé à Tavance i)ar une série de précurseurs. Ils sont partout, perdus, isolés dans l'espace, isolés dans les siècles. Mais ces solitaires, qui ne se connaissent pas, voient tous à l'horizon le môme point lumineux. Le re- gard du Sauveur. Il vient.

Froment dit :

Il est venu.

Quand ils se séparèrent, avec une émotion do mutuelle tendresse, et presque sans paroles, afin de ne

CLERAMBAULT 353

point rompre le charme religieux qui les tenait, chacun se retrouva seul, dans la nuit de la rue, conservant le souvenir d'un éblouissement, qu'il ne pouvait plus comprendre. Le rideau était retombé; mais ils n'ou- blièrent plus qu'ils l'avaient vu se levier.

23

Quel([uos jours après, CIcrambault.(iui s'«Hail rendu à la convocation du juge instructeur, rentra à sa maison, tout maculé de bouc. Son chapeau, qu'il tenait à la main, était une loque; il avait les ch<;veux trempés par la jjluie. En le voyant, .la domestique poussa une exclamation. Il lui fit signe de se taire, et se dirigea vers sa chaml)re. Rosine était absente. P't les deux époux, restés seuls dans l'appartement vide, ne se voyaient plus qu'aux repas, ils se parlaient le moins possible. Mais au cri «le la domestiqde, M"* Clerambault pressentit un malheur nouvj;au; et les explications de la servante confirmant ses craintes, elle entra dans la chambre de Cleraïubunlt cl ^ Cx- clatna, à son tour :

Ah, mon Dieu! Qu'est ce qu< lu as fait, encore?

Clerambault, honteux, souriait timidemcnl, s'vxcii- sait :

J'ai glissé.

11 tâchait de dissimuler les traces du délit.

CLERAMBAULT 355

Tu as glissé?... Tourne-toi!... Comme tu t'es arrangé!... Mon Dieu! on ne Y)eut donc j)lus avoir un instant de tranquillité avec toi!... Tu ne regardes pas à tes pieds .. Tu as de la boue jusqu'aux yeux. .. Et là, là, sur la joue...

Oui, je crois que je me suis heurté...

Ah! qu'on est malheureux!... Tu « crois» que tu t'es heurté... Tu as glissé?... tu es tombé?...

Elle le regarda en face :

Ce n'est pas vrai !

Je t'assure...

Ce n'est pas vrai... Dis-moi la vérité... On t'tf frappé?...

Il ne répondit pas.

Ils tont frappé!... Ah! les sauvages!... Mon pauvre homme ! Ils t'ont frappé!... Toi, si bon, toi qui dans toute ta vie n'as fait de mal à personne... Ah! -c'est trop de méchanceté!...

Elle l'embrassa en sanglotant.

Ma bonne femme! disait-il, très ému. Ça n'en vaut pas la peine. Et puis^ je te salis, il ne faut pas me toucher...

Cela ne fait rien, disait-elle. J'en ai trop sur le cœur. Pardon !

Pardon de quoi !... Qu'est-ce que tu dis donc là?

Moi aussi, j'ai été mauvaise pour toi. Je ne t'ai pas compris... (je ne te comprendrai jamais)... mais je sais bien que, quoi que tu fasses, tu ne veux rien que le bien. Et j'aui^ais te défendre, et je ne l'ai pas fait. Je t'en voulais, de ta sottise, (c'est moi qui

3.>t; CLKHA.MHALI.r

suis une sotte), je t'en voulais de nous mrttre mal avec tous... Mais, maintenant... non, c'est trop injuste !... Des hommes qui ne seraient pas dignes de dénouer les lacets de tes chaussures .. lis t'ont frappe!. . Laissp moi. qtic j'cmbras»;»' ta prni^>" f^-ni-.^ abimce!

C'était bon de se retrouver, après s'éln- pridus! Quand elle eut bien pleuré au cou de Clerambault, elU; laida à se rhabiller; elle lui baigna la joue avec de l'arnica; elle emporta ses vêtements pour les brosser. A table, elle le couvait de ses yeux fidèles et inquiets. Et lui s'e(ror»;ait de la distraire de ses craintes, en causant de vieilles choses familières. D'être tous deux seuls, ce soir, et sans enfants, les reportait aux anciennes années, aux premiers temps du mariage. Cette commémoration secrète avait une douceur mélancolique et apaisée, comme VAng-ehis du soir répand dans l'ombre qui vient un dernier rayonne- ment, attiédi, de V Angélus de midi.

Vers dix heures, on sonna. C'était Julien Moreau, avec son camarade Gillot. Ils avaient lu les journaux du soir qui racontaient l'incident, à leur manière. Les uns j)arlaient d'une correction exemplaire infligée par le mépris public, et ils rendaient hommage à l'indi- gnation « spontanée » de la foule. Les autres, les journaux graves, voulaient bien déplorer, en principe, la justice populaire qui s'exerce sur la voie publique ; mais ils en rejetaient la responsabilité sur la faiblesse du pouvoir, qui hésitait à faire la lumière tout entière. Il n'était pas impossible que leur blâme du gouvef-

CLERAMBAULT 357

nement fût inspiré par le gouvernement : les politiciens avisés savent, à roccasion, se faire forcer la main, pour accomplir ce qu'ils veulent, mais dont ils ne sont pas liers. L'arrestation de Glerambault semblait donc imminente. Moreau et son ami se montraient inquiets. Glerambault leur fit signe de se taire, en présence de sa femme ; et après avoir causé quelque temps de l'événement du jour, sur un ton de plaisanterie, il les emmena dans son cabinet. Il leur demanda ce qui les troublait. Ils lui montrèrent un article haineux de la feuille nationaliste, qui depuis des semaines s'acharnait contre Glerambault. Mise en goût par la manifesta- tion du soir, elle convoquait ses amis, pour la renou- veler le lendemain. Moreau et Gillot prévoyaient des scènes de violence, quand Glerambault se ren- drait au Palais ; et ils venaient l'engager à ne pas sortir de chez lui. Connaissant son caractère timide, ils pensaient n'avoir pas besoin d'insister. Mais pas plus que le jour Moreau l'avait trouvé discutant au milieu d'un attroupement, Glerambault n'avait l'air d'en- tendre .

Ne pas sortir? Pourquoi donc? Je ne suis pas souffrant.

Ge serait plus prudent.

Gela me fera du bien, au contraire.

On ne sait pas ce qui peut arriver.

On ne le sait jamais. Il est assez temps, lorsque c'est arrivé.

Enfin, pour parler franc, il y a du danger. Depuis trop longtemps, on les excite. Vous êtes haï.

i.'KS

KK.VMHAI I.t

Votre nom suini ;i laire sorlii* les veux tic la lélo à quelqncs-uns de ces inihéciles, qui ne vous ronnnissent que par leurs joumanx. Et ceux qui les mènent cherchent un éclat. Par la maladrcsM' mt^ine de vos ennemis, votre parole a eu plus de ivtentissement qu'ils ne pensaient. Ils craignent que ces idées ne se propaiçent, et ils veulent faire ud exemple, qui elFraie ceux qui vous suivent.

Eh bien, mais, dit Clerambault. si vraiment il en est qui me suivent (ce que je ne savais pas) ce n'est pas le moment de me dérober; et puis({u'on vent faire de moi un exemple, je ne peux pas refuser.

Il semblait si bonhomme qu'ils se demandèrent s'il avait compris.

Je vous dis que vous risqnez gros, insisU Gillot.

Eh, mon ami. répliqua Clerambault. aujourd'hui, tout le monde risque.

Il faut au moins que ce soit utile. Pounjuoi faire leur jeu et aller s.» jeter dans la gueule du lou[) ?

Eh bien, je crois au contraire que cela peut nous être .très bon, dit Clerambault, et que, quoi qu'il arrive, c'est le loup qui sera volé. Je vais vous expli- ^"^^ I^s répandent nos idées. La violence con- sacre la cause qu'elle persécute. Ils veulent eflraver. Ils effraieront.... les leurs, les hésitants, les timon-s Laissons-les être injustes. Ce serîa à leurs dépens.

Il paraissait oublier que ce serait aussi aux .siens. Ils virent qu'il était décidé; et, leur respect crois- sant avec leur inquiétude, ils déclarèrent :

CLKRAMBAULï 359

En ce cas, nous viendrons avec nos amis, pour vous accompagner.

Non, non... Quelle idée! Vous voulez me ren- dre ridicule Et d'abord, je suis sûr qu'il ne se pas- sera rien du tout.

Leurs insistances furent inutiles.

Vous ne m'empêcherez toujours pas de venir, moi, dit Moreau. Je suis aussi entêté que vous. Vous n'y couperez pas. .Plutôt que de vous manquer, je passerai la nuit, assis sur le banc en face de votre porte.

Allez vous coucher dans votre lit, mon cher ami, dit Glerambault, et dormez tranquillement. Vous viendrez demain, puisque vous le voulez. Mais vous perdrez votre temps. Il n'arrivera rien. Embrassez- moi, tout de même.

Ils l'embrassèrent affectueusement.

Voyez-vous, dit Gillot sur le pas de la porte, on a charge de vous. On est un peu votre fils.

C'est vrai, dit Glerambault, avec un bon sourire. Il pensait à son fils. Et, refermant la porte, il fut

quelques minutes avant de s'apercevoir qu'il rêvait debout, la lampe à la main, immobile, dans l'anti- chambre où il venait de reconduire ses jeunes amis. Il était près de minuit, et Glerambault était las. Cependant, au lieu de rentrer dans la chainbre conjugale, il retourna machinalement dans son cabinet. L'appartement, la maison, la rue, étaient endormis. Il s'assit et retomba dans son immobilité. Il regardait devant lui, vaguement, sans la voir, le reflet de la

,'3»HJ « l.l-.HAMJiAi 1 1

lumière sur le ca(U\' vitré d'uiu- i^ravurr <le Keiii- brandt. la Résurrection de Lazare, clouée à l'un des montants de sa bibliothèque... Il souriait à une chère ligure. Elle venait d'entrer sans bruit. Elle était 1î\.

Cette fois, tu es content? pensait-il. C'est bien ce que tu voulais?

Et Ma:[ime disait :

Oui.

Il ajoutait avec malice :

Ce n'a pas été sans peine que j«- ( ai formé, papa.

Oui, disait Clerambault, nous avions }>ien des choses à apprendre de nos fils.

Ils se regardaient en silence, r f iN '^o ^uui inml.

Clerambault se coucha. Sa femme était endormie. Aucun souci ne lui avait fait perdre la paix de ces sommeils profonds, certaines âmes s'engouffrent comme dans une tombe. Celle de Clerambault était moins pressée d'y entrer. Etendu sur le dos, il resta, les yeux ouverts, immobile, toute la nuit.

Pâles lueurs de la rue, douces demi-ténèbres. De tranquilles étoiles battaient, dans le ciel sombre. Une d'elles glissait et décrivit un cercle : un avion qui veillait sur la ville endormie. Les yeux de Clerambault le suivaient dans son vol et planaient avec lui. Son oreille attentive percevait maintenant le ronflement lointain de la planète humaine. Une musique des sphères, que n'avaient point prévue les sages d'Ionie...

Il était heureux. Son corps et son esprit lui sem- blaient allégés ; ses membres, détendus ainsi que ses

pensées, se laissaient porter, flottaient Les images

de la journée fiévreuse et fatiguée le rencontrèrent au

passage, mais ne l'arrêtèrent point Un vieil homme

bousculé par une bande de jeunes bourgeois Trop

302 CLERAMUALLT

de gestes, troj) de bruit ! Mais ils sont déjà loin.

Telles, des fiiçures qu'on voit un instant grimacer aux portières dun train en marche. Le train a fui. La

vision s'enfonce dans le tunnel qui gronde Et sur

le ciel nocturne, l'étoile mystérieuse continue de jçlisser. Autour, les espaces taciturnes, la .sombre transparence et la fraîcheur glacée de l'air sur l'Ame nue. Infini de la vie dans une goutte de vie. dans l'étincelle d'un cteur qui est près de s'éteindre, mais qui s'est affranchi et sait qu'il rentrera bientôt dans h grand foyer.

Et, comme le bon intendant d'un bien qui lui a été confié, Clerambault dressait le bilan de sa journée. 11 revoyait ses essais, ses efforts, ses élans, ses erreurs. Qu'il restait peu de sa vie! Presque tout ce qu'il avait construit, il l'avait ensuite détruit, de ses mains; il avait nié, du même cœur qur'il avait affirmé ; il n'avait pas cessé d'errer dans la forêt des doutes et des contradictions, meurtri, saignant, n'ayant pour s'orienter que les étoiles entrevues, qui ])araissaient et disparaissaient entre les branches. Quel sens avait cette longue course tumultueuse, qui se brisait dans la nuit? Un seul. Il avait été libre

Libre Qu'était-ce donc que c.ette Liberté, qui

l'inondait de son impérieuse ivresse^— Liberté dont il se sentait le maître et la proie, ccue nécessité d'être libre ? Il n'en était pas dupe ; il savait bien que, pas j)lus que les autres, il n'était libre de l'enchaînement éternel ; mais la consigne qu'il avait reçue était diffé- rente des autres, car tous n'ont pas la même. Le mot

CLERAMBAULT 363

de Liberté n'exprime qu undes ordres haut et clair de Tinvisiblc Souveraine qui régit les mondes, la Nécessité. C'est elle qui suscite la révolte des Précur- seurs et qui les met aux prisés avec le lourd passé, que traînent les aveugles multitudes. Car elle est le champ de bataille de l'éternel Présent, luttent éternelle- ment le Passé et l'Avenir. Et sur ce champ sp brisent sans cesse les lois anciennes, afin de faire place aux lois nouvelles, qui seront brisées à leur tour.

O Liberté, tu f)ortes toujours des chaînes, mais ce ne sont plus celles, trop étroites, du passé ; chacun de tes mouvements élargit ta- prison. Qui sait? Qui

sait? Plus tard! A force d'écarter les murs de

la prison

En attendant, ceux que tu veux sauver s'acharnent à te perdre. Tu es l'Ennemie publique. Tu es L' Un contre tous (Ainsi l'ont-ils nommé, le faible, l'incertain, le médiocre Clerambault ; mais ce n'est pas à lui qu'il songe en ce moment; c'est àCelui qui fut toujours, de- puis qu'il y a des hommes. Celui qui n'a cessé de com- battre leurs folies pour les en délivrer, L'Un contre

qui ils sont tous) Combien de fois, dans les siècles,

l'ont-ils rejeté, écrasé! Mais au sein de l'angoisse, une joie surnaturelle l'envahit et l'emplit. Il est le grain sacré, le grain d'or de la Liberté. Dans le noir Destin du monde (de quel épi, tombée ?) roule, depuis le chaos, la semence de lumière . Au fond du cœur sau- vage de l'homme, la frêle s'incrusta. Le long du flot des âges, elle subit l'assaut des lois élémentaires, qui ploient et broient la vie. Mais inlassablement, le grain

364 CLKHAMUAtl/r

d'or a grandi. L'homme, de toutes les h<Mes. la hrle la plus désarmée, marcha contre la Xalurc et lui livra combat. Et chacun de ses pas fut payé de son san<; Dans ce duel gigantesque, il a eu à poursuivre, non seulement hors de lui, mais en lui, la Nature, puiscjuil y participe. C'est la i)lus dure bataille, celle qu< l'homme, divisé, livre contre lui-môme. Q«ii vaincra Dun côté, la Nature sur .son chariot d airain, qn emporte les mondes, les peuples, dans Tablme. D'

l'autre, le Verbe libre. Esclaves, riez de lui! « Hidi

cule! » disent-ils, ces dévots de la Force. « Un ro([ut't qui jappe sous les roues d'un rapide! » Oui. si l'homme n'était qu'un morceau de matière, qui saigne et crie en vain, sous le marteau-pilon de la Fatalité! M ais l'Esprit est en lui, l'éclair qui sait frapjïcr Achille droit au talon et Goliath au front. Ou'il arrache un écrou, et le rapide culbute, et sa course est brisée I... Tourbillons jilanétaires, obscures masses humaines, roulez à travers les siècles, sillonnées des éclairs de l'Esprit libérateur : Bouddha, Jésus, les Sages, et les

Briseurs de chaînes L'éclair vient, je le sens qui

crépite dans mes os, comme sous le fer des chevaux le feu dans le silex. L'air tremble, les grandes onde^ courent... Le frisson précurseur Les nuées étouf- fantes de la haine se resserrent, elfes se choquent

O feu! tu vas jaillir! Vous qui êtes seuls contre

tous, de quoi gémissez-vous? Vous avez échappé au joug qui vous écrasait. Comme en un cauchemar l'on est englouti, on se débat, on s'arrache aux eaux •noires du rêve, on surnage, on replonge, on sufïoque

CLEUAMBAULT 3G5

Et voici que, dun coup de reins désespéré, on se

rejette hors du flot, et on retombe Sauvé! sur

les cailloux de la rive... Ils me meurtrissent. Tant mieux! Je m'éveille à l'air libre...

Maintenant, monde menaçant, je suis libre de tes fers, tu ne j)eux plus m'y remettre. Et vous qui me combattez, ma volonté détestée, ma volonté est en vous. Vous voulez, comme moi, être libres. Vous souf- frez de ne point l'être. Et c'est votre soufl'rance qui vous fait mes ennemis. Mais quand vous me tueriez, la lueur qui est en moi et que vous avez vue, il ne dépend plus de vous de ne plus l'avoir vue, ni, l'ayant vue une fois, de renoncer à l'avoir. Frappez donc ! En lut- tant contre moi, vous luttez contre vous : d'avance, vous êtes vaincus. Et moi, en me défendant, c'est vous que je défends. iSUn contre tous est Y Un pour tous. Et il sera bientôt ïUn avec tous...

Je ne resterai pas seul. Je ne l'ai jamais été. Avons, frères du monde ! Si loin que vous soyez, répandus sur la terre comme une volée de grain, vous êtes tous ici, à mes côtés : je le sais. Car jamais la pensée de l'homme solitaire n'est, comme lui, isolée. L'idée qui èurgit en l'un germe déjà en d'autres; et quand un malheureux, méconnu, outragé, la sent lever dans son cœur, qu'il ait joie! C'est que la terre se réveille... La première étincelle qui brille en une âme seule est la pointe du rayon qui va percer la nuit. Viens donc, lu- mière ! Brûle la nuit qui m'entoure et celle qui me remplit ! . . . « Clerambault » !

Elle était revenue, la fraîche lumière du jour. Aussi jeune, aussi neuve. Les souillures des honiinos ne l'ef- fleurent pas. Le soleilles boit, comme une brume.

M™" Clerambault s'éveilla, et elle vit son mari, les yeux ouverts. Elle crut qu'il venait de s'éveiller aussi :

Tu as eu un bon sommeil, dit-elle. Tu n'as ])as bougé, de la nuit.

Il ne la démentit pas, mais sourit aux longs voyagea qu'il avait faits. L'Esprit, l'oiseau fougueux. 'jni vol«' à travers la nuit... Il reprit pied. Il se lev

A la même heure, un autre se levait, qui n avait pas dormi plus que lui, cette nuit, qui avait, c(jminc lui, évoqué son fils mort, et qui pensait à lui à lui, Cle- rambault, qu'il ne connaissait pas avec la fixité de la haine.

Une lettre de Rosine arriva, parle prcmit-r courrier. Elle confiait à son père le secret que Clerambault avait deviné depuis longtemps. Daniel s'était déclaré. Ils se marieraient, à son prochain retour du front. Elle de-

CLERAMBAULT 867

mandait, pour la forme, le consentement des parents. Elle savait si bien qu'ils voulaient ce qu'elle voulait! Sa lettre rayonnait un bonheur dont rien ne venait troubler la certitude triomphante. L'énigme funèbre du monde déchiré avait maintenant un sens ! Ce jeune ^mour absorbant ne trou'Vffait pas que la souffrance uni- verselle fût un prix trop élevé pour la fleur qu'il cueil- lait sur ce rosier sanglant. Elle gardait pourtant son cœur compatissant. Elle n'oubliait point les autres et leur peine, son père et ses soucis; mais elle les entou- rait de ses bras heureux; elle avait l'air de leur dire, avec une naïve et tendre outrecuidance :

« Chers amis, ne vous tourmentez donc plus tou- jours de vos idées! Vous n'êtes pas raisonnables. 11 ne faut pas être tristes. Vous voyez bien que le bonheur vient... »

Clerambault. attendri, riait enlisant la lettre...

Sans doute, le bonheur vient! Mais* tout le monde n'a pas le temps de l'attendre... Salue-le de ma part, petite Rose, et ne le laisse plus partir...

Vers onze heures, le comte de Coulanges j)assa prendre de ses nouvelles. 11 avait trouvé Moreau et Gillot, qui montaient la garde, à la porte. Ainsi qu'ils l'avaient promis, ils venaient escorter Clerambault; mais, comme ils étaient arrivés une heure plus tôt qu'il n'était nécessaire, ils n'osaient se présenter, Cle- rambault les fit appeler et les plaisanta de leur excès de zèle. Ils convinrent qu'ils se méfiaient de lui; ils craignaient qu'il ne déguerpît de la maison, sans les at-

308 CLEUAMHALLT

tendre. Et Clerambault avoua qu'il y avait songé.

Les nouvelles du front étaient bonnes. Depuis peu, l'oflensive allemande paraissait arrêtée, et «lélrange^ symptômes de llécUissement se faisaient sentir ; des bruits, qui semblaient fondés, laissaient supposer dans cette masse formidable un U'avail secret de désorga- nisation. Elle avait, disait-on, atteint la limite de ses forces, et elle l'avait dépassée. L'atLlète était fourbu. On parlait de contagion de l'esprit révolutionnaire, rapportée de Russie par les troupes allemandes du front oriental.

Avec la mobilité coutumière de l'esprit français, les pessimistes d'hier criaient la victoire prochaine Mo- reau et Gillot escomptaient lapaisement des passions et, dans un bref délai, le retour au bon sens, In r con- ciliation des peuj)les, le triomphe des idées de Cleram- bault. Clerambault les engagea à ne pas se faire trop d'illusions. Et il s'amusa à leur décrire ce qui se passe- rait, quand la paix serait signée : (car il fallait bien qu'elle le fût, un jour !).

Il me semble, dit-il, que je vois, en planant sur la ville, comme le Diable boiteux, la nuit, la pre- mière nuit qui suivra l'armistice. Je vois, dans les maisons dont les volets sont clos aux. cris de joie de la rue, les innombrables cœurs en deuil ; tendus pendant des années dans la dure pensée d'une victoire qui donne à leur misère un sens, un faux semblant de sens, maintenant, ils vont pouvoir se détendre, ou se briser, dormir, mourir enfin ! Les politiciens son- geront à la façon la plus preste et la i)lus lucrative

CLERAMIÎAULT 36()

d'exploiter la partie gagnée, ou dopérer un rétablisse- ment sur le trapèze, s'ils ont mal calculé. Les profes- sionnels de la guerre chercheront ù faire durer le plaisir, ou, s'il ne leur est pas permis, à le renouveler, le plus tôt qu'il sera possible. Les pacifistes d'avant- guerre se vetrouveront au poste, tous sortis de leurs trous ,' ils s'étaleront en démonstrations émouvantes . Les vieux maîtres, qui ont battu le tambour à l'arrière pendant cinq ans, reparaîtront, la palme d'olivier à la main, souriants, la bouche en cœur, parlant d'amour. Les combattants qui juraient, dans la tranchée, de ne jamais oublier, seront prêts à accepter toutes les expli- cations, les congratulations et les poignées de main qu'on voudra leur donner. Il est bien trop pénible de ne pasoiblier! Cinq ans de fatigues écrasantes disposent aux . omplaisances, par lassitude, par ennui, par désir d'en finir. Les flonflons de la victoire étoufferont les cris de douleur des vaincus , Le plus grand nombre ne penseront qu'à reprendre les vieilles habitudes somno- lentes d'avant-guerre. On dansera sur les tombes, et puis, on dormira. La guerre ne sera plus qu'une van- terie de veillée. Et qui sait? Ils réussiront peut-être si 'oien à ne plus se souvenir, qu'ils aideront les maîtres de la danse (la Camarde) à la recommencer. Pas tout de suite, mais plus tard, quand on aura bien dormi... Ainsi, ce sera la paix partout en attendant que ce soit partout la guerre nouvelle. Paix et guerre, mes amis, au sens on les entend, ne sont que deux éti- quettes j)our un même flacon. Gomme disait le roi Bomba de ses vaillants soldats, « habillez-les en rouge.

'iyo < :i.KRAii«jiii.r

habillrz-les ea vert, ils fouiront le camp loiiUir ai<^mr ! Vous dites paix, veusditt's jfiMrre : il n'y a ni puix ni i^uerrr. il y a siTviiadc uiiiv<M'scllr. ai^avcuimls de iuiaititix<lcs l'Dtt'ahiées, comme on Ihix et un rHIux. VX il en sera «nisi, tmt que «le Ibric» âmes mv n'élè- veront pas au-4essQ»4<> 1 oréaa hnaiain et n'oseront pas la lutte, qui fiantft insensoe. contre la i'iilAlitf* <fui l'cmnc CCS loui-dcs massoi.

Lutter contiM* la Nat«w ? «ht (-oul.uit;'-. \ oti- vcmlrz forcer so lois ?

V Il n'y a pas. dit C^tfmMiÉMinlt, une hpuIc loi immuable L<^ lois, cotiiroe les Mn^s. virent, ckan- i^ent et m«nin'nt. Et le devoir de l'esytrit. bien \om dr les accepter, comme dtsaienA Im «toïcicns, est de les modifier, de les recou|»e«r à sa mesure. Les lois sont la forme de lame. Si l'âme grandit. <[u'eilt^ grandissent aTec elle! II nestde jmste loi -qae celle <[«i est jnste à ma taille... Ai-je tort d<* vowAmr qne ie iioulier Hoit fait pour le i>ied. et non le pied )M«ir le aoalieT ?

Je ne dis pas <iae tobk ayex tort, reprit le comte. Vouloir forcer la nalnre, noas le faisons en .édeTage. Même la fornàe et l'instinet des bélcs peuvemt être modrfiés. Pouwfuoi pas la bête humaine?... Non. je ne vouf> blâme point. Je sostiens au contraire que le but et le devoir de tout homm<^ digne d«' ce nom est justement, comme vous dites, de forcer la nature humaine. Cesl la source du vrai progrès. MCroe tenter lïmi)ossible a nne valeur concrète. Mais cela ne veut point dire que ce<pie nous tentons, nous le vèma- tîirons.

CLERA.MBAUI-T 3;i

Nous ne le réussircms pas, pour nous et pour les nôtres. C'est possible. C'est probable. Notre malheureuse nation, peut-être notre Occident, est sur une pente funeste; j'ai peur qu'il ne s'achemine très Tite à son déclin, par le fait de ses vices et de vertus qui iie sont pas beaucoup moins meurtrières, de son orgueil et de ses haines, de ses jalouses rancunes de içraud village, de l'échevcau sans fin de ses revanches, de son aveuglement obstiné, de sa fidélité accablante au passé, de sa conception surannée de l'honneur et du devoir, qui conduit à sacrifier l'avenir aux tom- beau:^. Je crains bien que le suprême avertissement de cette guerre n'ait rien appris à son héroïsme tumul- tueux et paresseux... En d'autres temps, j'aurais été accablé par cette pensée. Maintenant, je me sens détaché, comme de mon propre corps, de ce qui doit mourir; je n'ai plus avec lui d'autre lien que la pitié. Mais mon esprit est frère de ce qui, sur quelque point du globe, reçoit le feu nouveau. Connaissez-vous les belles paroles du Voyant de Saint- Jean-d' Acre ?

(( Le Soleil de Vérité est comme Vastre des cieiix^ qui a des orients nombreux. Un jour, il se lève au signe du Cancer, un autre au signe de la Balance. Mais le soleil est un soleil unique. Une fois, le Soleil de Vérité lança ses feux du zodiaque d'Abraham, puis il se coucha au signe de Moïse et embrasa Lliorizon; ensuite, il se leva au signe du Christ, brû- lant et resplendissant. Ceux qui étaient attachés à Abraham, le jour la lumière brilla sur le Sinaï, ceux-là devinrent aveugles. Mais mes yeux seront

<:i.KU.\Mii.vri.T

toujours. à quel// lie /toi ni qu'il se lève, attachés an soleil levant. AU^me si le soleil se lei'ai' n V Occi- dent, il serait toujours le soleil. »

(y«'^l (lu rsinrii jiiijoiir.i lui! '|u> iidu-- \iciil la lumière, dit Morcau, en riaiil.

Bien que la convocation ne fût que pour une heure, et que midi vînt à peine de sonner, Gle- rambault était pressé de sortir; il craignait d'être en retard.

Il n'eut. pas loin à aller. Ses amis n'eurent pas à le défendre contre la meute qui l'attendait aux abords du Palais, fort clairsemée d'ailleurs : car les nouvelles du jour la distrayaient de celles de la veille. A peine quelques lâches mâtins, plus bruyants qu'inquiétants, eussent tâché, tout au j)lus, de donner un couj) de dent, ])rudèmment, par derrière.

Ils étaient arrives au coin de la rue de Vaugirard et de la rue d'Assas. Clerambault, s'apercevant d'un oubli, quitta un moment ses amis, i)our remonter prendre des papiers dans son appartement. Ils res- tèi'ent, à l'attendre. Ils le virent traverser la chaussée. Sur le trottoir d'en face, près d'une station de voitures, un homme de son âge, un bourgeois aux cheveux gris, pas très grand, un ])eu lourd, l'aborda. Ce fut si bref qu'ils n'eurent même pas le temps de crier. Un

«'•change de mots. u!> l>r;is i|u: . t. ml nu coup qui claque. Ils le \;i.iii chancelr m, ut - Tiop

tard.

Ils rétendirent sur un banc. Vne foule. îtlus curieuse qu'émue, (on en a\^ait tm tant lu!)

se pressait, resfardait :

Qui est-ce?

Un Défaitist

Ça va bien.alur.^^. salauds nous oui laiL assez <le mal!

Il y a de plus grand mal que de souhaiter que la i^uerre finisse.

Il ny a qu'un raoyt'n qa'ellc Hnisse, c'est de la faire jusqu'au bo>it. (^ sont les paciAstes qui |»ri» longent la guerre.

Tn TKMix dire an'ils l'ont causée. Sans eux, il n 1 I,c Boche comptait sur

; UX...

Va Clerambauîl, dans une demi-con.science, pensait ieille femme, qui traînait son fagot au bûcher de jeau Huss... iSancta simplicitasf »

Vaacoux n'avait pas lui. 11 s'était laissé prendre des mains le reyolrer.' On lui teaait les bras. Il n-stait immobile et regardait sa victime, qui le regardait. Tous deux pensaient à leurs fils.

Moreau raena^ait Vaticoux. InapasHible, raidi dans sa foi haineuse, Vaucoiix dit :

J'ai tué l'ennemi.

Gi Ilot, penché sur Clerambault, 1 \ii laiblement sourire, en regardant Vaucoux :

CLERAMBAULT

3-5

Mon pauvre ami! pensait-il. C'est en toi qu'est Tennemi...

Il reforma les yeux... J.es siècles passèrent..

Il n'y a plus d'ennemis...

Glerambault goûtait l'a paix des mondes à venir.

Gomme il avait déjà peiilu cunuai.s>auce, ses amis le portèrent dans la maison de Froment, qui était à quelques pas. Mais avant qu'ils entrassent, sa vie l'abandonna.

Ils l'avaient déposé sur no lit, dans la chambre à côté de celle gisait, entouré de ses compagnons, le jeune paralytique. La porte restait ouverte. L'ombre de l'ami mort leur semblait auprès deux.

Amèrement, Moreau s'indignait de l'absurdité du meurtre qui, au lieu de fraj)per ou l'un des grands l'orbans de la réaction triomphante, ou l'un des chefs reconnus des minorités révolutionnaires, atteignait un homme inofTensif, indépendant, fratcincl :. tous, et presque trop porté ù tout comprendre.

Mais Edme Froment dit :

La haine ne se trompe pas. Un .*., ....Uncl la

S"^^^^ Non, elle a bien visé. Souvent, l'ennemi

voit plus clair que l'ami. N'essayons point de nous

faire illusion ! Le plus dangereux adversaire de la

. société et de l'ordre établis, de ce monde de violences,

CLEUAMUAULT 3'JJ

de mensonges et de basses complaisances, c'est, ce fut toujours Thomme de paix absolue et de libre conscience. Jésus n'a pas été mis en croix par hasard. Il devait être, il serait encore supplicié. L'homme de l'Évangile est le révolutionnaire, de tous le plus radi- cal. Il est la source inaccessible, d'où jaillissent entre les brèches de la terre dure, les Révolutions. Il est le principe éternel de la non-soumission de l'Esprit à César, quel qu'il soit, à l'injuste Force. Ainsi se légi- time la haine des valets de l'État, des peuples domes- tiqués, contre le Christ-aux-outrages qui les regarde et se tait, et contre ses disciples, nous, les éternels réfractaires, les Conscientious Objectors aux tyrannies d'en haut comme à celles d'en bas, à celles de demain comme à celles d'aujourd'hui, nous, les Annoncia- teurs de Celui plus grand que nous, qui portera au monde la parole qui sauve, le Maître mis au tombeau, qui « sera en agonie jusqu'à la fin du monde » et toujours renaîtra, l'Esprit libre, le Seigneur Dieu.

Sierre, 1916 Paris, 1920.

o o o o Saint-Denis o o o J. DARDAILLON. IMPRIMEUR

o o 47, iBouleoard de Cbaleaudun °

2635 05C/,

Rolland, Romain Clerambault

PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

^^■M