BIBLIOTHEQUE CONTEMPORAINE

GEORGE SAND

Œ l V RE S COHPL È T K S

CONTES DU NE GRAX I) MERE

LE

CHÊNE PARLANT

LE CHIEN i: I LA F I. E I K SACRE]

L'ORGUE I) l l I 1 \ N CE QUE 1 S i \ i LES FLEUR!

LE MARTEAU ROUGE

LA FÉE POUSSIÈRE LE GNOME lus HUITRES

LA 1 L i: A l \ ii nos \ i; i \

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

ŒUVRES COMPLÈTES

DE

GEORGE SAND

CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

ŒUVRES COMPLETES DE

GEORGE SAND

FORMAT GRAND IN- 18

Les Amours de l'âge d'or. 1

Andriani 1

André 1

Antonia 1

Autour de la table.... 1

Le Beau Laurence 1

Les Beaux Messieurs de

Bois-Doré 3

Cad io 1

césarine dletrich i

le chateau des désertes. 1 Le Château de Pigtordu. 1

Le Chêne parlant 1

Le Compagnon du tour

de France 2

La Comtesse de Rudols-

tadt 2

La Confession d'une

jeune fill^ S

Constance Verrier 1

Consuelo 3

Correspondance 3

Correspondance entre George Sand et Gus- tave Flaubert

Contes d'une grand mère.

La Coupe

Les Dames vertes

La Daniella

La Dernière Aldini

Le Dernier Amour,

Dernières pages

Les Deux Frères

Le Diable aux champs.,

Elle et Lui

La Famille de German dr :

La Filleule ,

Flamarande

Flavie

Francia

François le Champi. . ..

Histoire DE MA VIE

Un Hiver a Majorque - Spiridioo

L'Homme de neige

11 l ■••>:

Impressions et Souve ki s

Imdia.ha

ISIDORA.. .

JACQUES

Jean de la Roche

Jean Zisxa Gabriel..

vol.

Jeanne

Journal d'un voyageur pendant la guerre....

Laura

Légendes rustiques

Lélia Métella Cora. Lettres d'un Voyageur. Lucrezia-Floriani - Lavi-

NIA

Mademoiselle La Quin-

tinie

Mademoiselle Merquem. Les Maîtres mosaïstes. Les Maîtres sonneurs..

Malgrétout

La Mare au Diable

Le Marquis de Yillemer.

Ma Sœur Jeanne

Mauprat

Le Meunier d'Angibault. Monsieur Sylvestre....

Mont-Revêche

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Nouvelles

Nouvelles lettres d'un

Voyageur

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La Petite Fadette

Le Péché de M. Antoine.

Le Piccinino

Pierre qui roule

Promenades autour d'un

village

Questions d'art et de

littérature

Questions politiques et

sociales

Le Secrétaire intime... Les sept Cordes

Lyre

Simon

Souvenirs de 1848

Tamaris

Tever ino— Leone Léoni . .

Thévtre complet

Thé\tre de Nohant

La Toub de Percemont.

Marianne

L'Uscoque

Valentine

Valvèdre

La Ville noire

1 vol.

1

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EMILE COLIN ET C

IMPRIMERIE DE LAGNY

CONTES D'UNE GRANDMERE

LE

CHÊNE PARLANT

LE CEIEN ET LA FLEUR SACRÉE

L'ORGUE DU TITAN CE QUE DISENT LES FLEURS

LE MARTEAU ROUGE

LA FÉE POUSSIÈBE LE GNOME DES HUITRBS

LA FÉE AUX GROS YEUX

GEORGE SAND

J)

»

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3 Droits de reproduction et de traduction réservée.

On»vers.;fa^^.

C3

note

CONTES

D'UNE GRAND'MÈRE

LE CHÊNE PARLANT

À MADEMOISELLE BLANCHE AMIC

Il y avait autrefois en la forêt de Cernas un gros vieux chêne qui pouvait bien avoir cinq cents ans. La foudre l'avait frappé plusieurs fois, et il avait se faire une tête nouvelle, un peu écrasée, mais épaisse et verdoyante.

Longtemps ce chêne avait eu une mauvaise réputation. Les plus vieilles gens du village voisin disaient encore que, dans leur jeunesse, ce chêne parlait ei menaçait ceux qui voulaient se reposer sous son ombrage. Ils racontaient que deux

1

2 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

voyageurs, y cherchant un abri, avaient été fou- droyés. L'un d'eux était mort sur le coup; l'autre s'était éloigné à temps et n'avait été qu'étu parce qu'il avait été averti par une voix qui lui criait :

Va-t'en vite !

L'histoire était si ancienne qu'on n'y croya t plus guère, et, bien que cet arbre portât encore le nom de chêne parlant, les pâtours s'en appro- chaient sans trop de crainte. Pourtant le mo. vint il fut plus que jamais réputé sorcier après l'aven lure d'Emmi.

Emmi était un pauvre petit gardeurde cochons, orphelin et très-malheureux, non-seulement parce qu'il était mal logé, mal nourri et mal vêtu, mais encore parce. qu'il détestait les bêtes que la mi- sé iv le forçait à soigner. Il en avait peur, et ces animaux, qui sont plus lins qu'ils n'en ont l'air, sentaient bien qu'il n'était pas le maître avec eux. Il s'en allait dès le matin, les conduisant à la glandee, dans la forêt. Le soir, il les ramenait à la terme, et c'était pitié de le voir, couvei méchants haillons, la tête nue, ses cheveux hem-

LE CHÊNE PARLANT 3

ses par le vent, sa pauvre petite figure pâle, maigre, terreuse, l'air triste, effrayé, souffrant, chassant devant lui ce troupeau de bêtes criardes, au regard oblique, à la tête baissée, toujours menaçante. À le voir ainsi courir à leur suite sur les sombres bruyères, dans la vapeur rouge du premier crépus- cule, on eût dit d'un follet des landes chassé par une rafale.

11 eût pourtant été aimable et joli, ce pauvre petit porcher, s'il eût été soigné, propre, heureux comme vous autres, mes chers enfants qui me lisez. Lui ne savait pas lire, il ne savait rien, et c'est tout au plus s'il savait parler assez pour demander le nécessaire, et, comme il était craintif, il ne le demandait pas toujours, c'était tant pis pour lui si on l'oubliait.

Un soir, les pourceaux rentrèrent tout seuls à l'étable, et le porcher ne parut pas à l'heure du souper. On n'y fit attention que quand la soupe aux raves fut mangée, et la fermière envoya un de ses gars pour appeler Emmi. Le gars revint dire qu'Emmi n'était ni à l'étable, ni dans le grsnier, il couchait sur la paflle. On pensa qu'il était

4 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE

allé voir sa tante, qui demeurait aux environs, et on se coucha sans plus songer à lui.

Le lendemain matin, on alla chez la tante, et on s'étonna d'apprendre qu'Emmi n'avait point passé la nuit chez elle. Il n'avait pas reparu au village depuis la veille. On s'enquit de lui aux alen- tours, personne ne l'avait vu. On le chercha en vain dans la forêt. On pensa que les sangliers et les loups l'avaient mangé. Pourtant on ne retrouva ni sa sarclette, sorte de houlette à manche court dont se servent les porchers, ni aucune loque de son pauvre vêtement; on en conclut qu'il avait quitté le pays pour vivre en vagabond, et le fermier dit que ce n'était pas un grand dommage, que l'enfant n'était bon à rien, n'aimant pas ses bêtes et n'ayant pas su s'en faire aimer.

Un nouveau porcher fut loué pour le reste de l'année, mais la disparition d'Emrai effrayait tous les gars du pays; la dernière fois qu'un l'avait vu, il allait du côté du chêne parlant, et c'était ia Gdns doute qu'il lui était arrivé malheur. Le nouveau porcher eut bien soin de n'y jamais

LE CHÊNE PARLANT 5

conduire son troupeau et les autres enfants se gardèrent d'aller jouer de ce côté-là.

Vous me demandez ce qu'Emmi était devenu. Patience, je vais vous le dire.

La dernière fois qu'il était allé à la forêt avec ses bêtes, il avait avisé à quelque distance du gros chêne une touffe de favasses en fleurs. La favasse ou féverole, c'est cette jolie papilionacée à grappes roses que vous connaissez, la gesse tubéreuse; les tubercules sont gros comme une noisette, un peu âpres quoique sucrés. Les enfants pauvres en sont friands; c'est une nourriture qui ne coûte rien et que les pourceaux, qui en sont friands aussi, songent seuls à leur disputer. Quand on parle des anciens anachorètes vivant de racines, on peut être certain que le mets le plus recherché de leur austère cuisine était, dans nos pays du centre, le tubercule de cette gesse.

Emmi savait bien que les favasses ne pouvaient pas encore être bonnes à manger, car on n'était qu'au commencement de l'automne, mais il vou- lait marquer l'endroit pour venir fouiller la terre

6 CONTES D'UNE GRA.ND"MÈRE

quand la tige et la fleur seraient desséchées. II fut suivi par un jeune pore qui se mit à fouiller et qui menaçait de tout détruire, lorsque Emmi, impatienté de voir le ravage inutile de cette bête vorace, lui allongea un coup de sa sarclette sur le groin. Le fer de la sarclette était fraîchement repassé et coupa légèrement le nez du porc, qui jeta un cri d'alarme. Vous savez comm es ani- maux se soutiennent entre eux, et comme certains de leurs appels de détresse les mettent tous en fureur contre l'ennemi commun; d'ailleurs, ils en voulaient depuis longtemps à Emmi, qui ne leur prodiguait jamais ni caresses ni compliments. Ils se rassemblèrent en criant à qui mieux mieux et l'entourèrent pour le dévorer. Le pauvre enfant prit la fuite, ils le poursuivirent ; ces bêtes ont, vous le savez, l'allure effroyablement prompte; il n'eut que le temps d'atteindre le gros chêne, d'en escalader les aspérités et de se réfugier dans les 1 i Le farouche troupeau resta au pied,

hurlant, men:. ayant de fouir pour abattre

l'arbre Naû le chêne parlant avait de formida- bles racines qui se moquaient bien d'un troupeau

LE CHENE PARLANT T

de cochons, Les assaillants ne renoncèrent pour- tant à leur entreprise qu'après le coucher du soleil. Alors, ils se décidèrent à regagner la ferme, et le petit Emrni, certain qu'ils le dévoreraient s'il y allait avec eux, résolut de n'y retourner jamais.

Il savait bien que le chêne passait pour être un arbre enchanté, mais il avait trop à se plaindre des vivants pour craindre beaucoup les esprits. Il n'avait vécu que de misère et de coups ; sa tante était très-dure pour lui : elle l'obligeait à garder les porcs, lui qui en avait toujours eu hor- reur. Il était comme cela, elle lui en faisait un crime, et, quand il venait la voir en la suppliant de le reprendre avec elle, elle le recevait, comme on dit, avec une volée de bois vert. Il la craignait donc beaucoup, et tout son désir eût été de gar- der les moutons dans une autre ferme les gens eussent été moins avares et moins mauvais pour lui.

Dans le premier moment après le départ des pourceaux, il ne sentit que le plaisir d'être débar- rassé de leurs cris farouches et de leurs menaces,

8 CONTES D'UNE GRAND'. MÈRE

et il résolut de passer la nuit il était. 11 avait encore du nain dans son sac de toile bise, car, durant le siège qu'il avait soutenu, il n'avait pas eu envie de manger. Il en mangea la moitié, réservant le reste pour son déjeuner; après cela, à la grâce de Dieu!

Les enfants dorment partout. Pourtant Emmi ne dormait guère. Il était malingre, souvent fié- vreux, et rêvait plutôt qu'il ne se reposait l'es- prit durant son sommeil. 11 s'installa du mieux qu'il put entre deux maîtresses branches garnies de mousse, et il eut grande envie de dormir; mais le vent qui faisait mugir le feuillage et grin- cer les branches l'effraya, et il se mit à songer aux mauvais esprits, tant et si bien qu'il s'ima- gina entendre une voix grêle et fâchée qui lui disait à plusieurs reprises :

Va-t'en, va-t'en d'ici!

D'abord Emmi, tremblant et la gorge serrée, ne songea point à répondre; mais, comme, en même temps que le vent s'apaisait, la voix du chêne s'adoucissait et semblait lui murmurer à L'oreille d'un ton maternel et caressant : a Va-t'en,

LE CHÊNE PARLANT 9

Emmi, va-t'en! » Emmi se sentit le courage de répondre :

Chêne, mon beau chêne, ne me renvoie pas. Si je descends, les loups qui courent la nuit me mangeront.

Va, Emmi, va! reprit la voix encore plus radoucie.

Mon bon chêne parlant, reprit aussi Emmi d'un ton suppliant, ne m'envoie pas avec les loups. Tu m'as sauvé des porcs, tu as été doux pour moi, sois-le encore. Je suis un pauvre en tant malheureux, et je ne puis ni ne voudrais te faire aucun mal : garde-moi cette nuit; si tu l'ordonnes, je m'en irai demain matin.

La voix ne répliqua plus, et la lune argenta faiblement les feuilles. Emmi en conclut qu'il lui était permis de rester, ou bien qu'il avait rêvé les paroles qu'il avait cru entendre. Il s'endormit et, cho<e étrange, il ne rêva plus et ne fit plus qu'un somme jusqu'au jour. Il descendit alors et secoua la rosée qui pénétrait son pauvre vêtement.

Il faut pourtant, se dit-il, que je retourne au village, je dirai à ma tante que mes porcs ont

1.

10 COUTES D'UNE GRAND" MÈRE

voulu me manger, que j'ai été obligé de coucher sur un arbre, et elle me permettra d'aller cher- cher une autre condition.

Il mangea le reste de son pain; mais, au moment de se remettre en route, il voulut remer- cier le chêne qui l'avait protégé le jour et la nuit.

Adieu et merci, mon bon chêne, dit-il en bai- sant l'écorce, je n'aurai plus jamais peur de toi, et je reviendrai te voir pour te remercier encore.

Il traversa la lande, et il se dirigeait vers la chaumière de sa tante, lorsqu'il entendit parler derrière le mur du jardin de la ferme.

Avec tout ça, disait un des gars, notre por- cher n'est pas revenu, on ne l'a pas vu chez sa tante, et il a abandonné son troupeau. C'est un sans-cœur et un paresseux à qui je donnerai une jolie roulée de coups de sabot, pour le punir de me faire men^r ses bêtes aux champs aujour- d'hui à sa place.

Qu'est-ce que ça te fait, de mener les porcs? dit l'autre gars.

C'e.-t une honte à mon âge, reprit le pre- mier : cela convient à un enfant de dix ans ,

LE CHENE PARLANT |f

comme le petit Emmi ; mais , quand on en a douze, on a droit à garder les vaches ou tout au moins les veaux.

Les deux gars furent interrompus par. leur père.

Allons vite, dit-il, à l'ouvrage! Quant à ce porcher de malheur, si les loups l'ont mangé, c'est tant pis pour lui ; mais, si je le retrouve vivant, je l'assomme. Il aura beau aller pleurer chez sa tante, elle est décidée à le faire coucher avec les cochons pour lui apprendre à faire le fier et le dégoûté.

Emmi, épouvanté de cette menace, se le tint pour dit. Il se cacha dans une meule de blé, il passa la journée. Vers le soir, une chèvre qui rentrait à l'étable, et qui s'attardait à lécher je ne sais quelle herbe, lui permit de la traire. Quand il eut rempli et avalé deux ou trois fois le contenu de sa sébile de bois, il se renfonça dans les gerbes jusqu'à la nuit. Quand il fit tout à fait sombre et que tout le monde fut cou- ché, il se glissa jusqu'à son grenier et y prit diverses choses qui lui appartenaient, quelques

12 CONTES DUNE GRASDMEBE

écus gagnés par lui que le fermier lui avait remis la veille et dont sa tante n'avait pas encore eu le temps de le dépouiller, une peau de chèvre et une peau de mouton dont il se servait l'hiver, un couteau neuf, un petit pot de terre, un peu de linge fort déchiré. IJ mit le tout dans son sac, descendit dans la cour, escalada la barrière et s'en alla à petits pas pour ne pas faire de bruit; mais, comme il passait près de l'étable à porcs, ces mau- dites bêtes le sentirent ou l'entendirent et se prirent à crier avec fureur. Alors, Emmi, craignant que les fermiers, réveillés dans leur premier sommeil, ne se missent à ses trousses, prit sa course et ne s'arrêta qu'au pied du chêne parlant.

Me voilà revenu, mon bon ami, lui dit-il. Permets-moi de passer encore une nuit dans tes branches. Dis si tu le veux!

Le chêne ne répondit pas. Le temps était calme, pas une feuille ne bougeait. Emmi pensa que qui ne dit mot consent. Tout chargé qu'il était, il se hissa adroitement jusqu'à la grosse enfourchure il avait passé la nuit précédente, et il y dormit parfaitement bien.

LE CHÊNE PARLANT 13

Le jour venu, il se mit en quête d'un endroit convenable pour cacher son argent et son bagage, car il n'était encore décidé à rien sur les moyens de s'éloigner du pays sans être vu et ramené de force à la ferme. Il grimpa au-dessus de la place il se trouvait. Il découvrit alors dans le tronc principal du gros arbre un trou noir fait par la foudre depuis bien longtemps, car le bois avait formé tout autour un gros bourrelet d'écorce. Au fond de cette cachette, il y avait de la cendre et de menus éclats de bois hachés pa? le tonnerre.

Vraiment, se dit l'enfant, voilà un lit très- doux et très-chaud je dormirai sans risque de tomber en rêvant. Il n'est pas grand, mais il l'est assez pour moi. Voyons pourtant s'il n'est pas habité par quelque méchante bête.

Il fureta tout l'intérieur de ce refuge, et vit qu'il était percé par en haut, ce qui devait ame- ner un peu d'humidité dans les temps de pluie. Il se dit qu'il était bien facile de boucher ce trou avec de la mousse. Une chouette avait fait son nid dans le conduit.

14 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

Je ne te dérangerai pas, pensa Emmi, mais je fermerai la communication. Comme cela, nous serons chacun chez nous.

Quand il eut préparé son nid pour la nuit suivante et installé son bagage en sûreté, il s'as- sit dans son trou, les jambes dehors appuyées sur une branche, et se mit à songer vaguement à la possibilité de vivre dans un arbre ; mais il eût souhaité que cet arbre fût au cœur de la forêt au lieu d'être auprès de la lisière, expose aux regards des bergers et porchers qui y ame- naient leurs troupeaux. Il ne pouvait prévoir que, par suite de sa disparition, l'arbre devien- drait un objet de crainte, et que personne n'en approcherait plus.

La faim commençait à se faire sentir, et, bien qu'il fût très-petit mangeur, il se ressentait bien dr n'avoir rien pris de solide la veille. Irait-il dé! errer les favasses encore vertes qu'il avait remarquées à quelques pas de là? ou irait-il jusqu'aux châtaigniers qui poussaient plus avant dans la forêt?

Comme il se préparait à descendre, il vit que

LE CHESE PARLANT 15

la branche sur laquelle reposaient ses pieds n'appartenait pas à son chêne, G'était celle d'un arbre „isin qui entre-croisait ses belles et for- tes ramures avec celles du chêne parlant. Emmi se hasarda sur cette branche et gagna le chêne voisin qui avait, lui aussi, pour proche voisin un autre arbre facile à atteindre. Emmi, léger comme un écureuil, s'aventura ainsi d'arbre en arbre jusqu'aux châtaigniers il fit une bonne récolte. Les châtaignes étaient encore petites et pas très-mûres ; mais il n'y regardait pas de bien près, et il mit comme qui dirait pied à terre pour les faire cuire dans un endroit bien désert et bien caché les charbonniers avaient fait autrefois une fournée. Le rond marqué par le feu était entouré de jeunes arbres qui avaient repoussé depuis : il y avait beaucoup de menus déchets à demi brûlés. Emmi n'eut pas de peine a en faire un tas et à y mettre le feu au moyen d'un caillou qu'il battit du dos de son couteau, et il iv-cuei lit l'étincelle avec des feuilles sèches, tout en se promettant de faire provision d'ama- dou sur les arbres décrépits, qui ne manquaient

16 CONTES D'UNE GRAND' MERE

pas dans la foret. L'eau d'une rigole lui permit de faire cuire ses châtaignes dans son petit pot de terre, à couvercle percé, destiné à cet usage. C'est un meuble dont en ce pays-là tout pâtour est nanti.

Emmi, qui ne rentrait souvent que le soir à la ferme, à cause de la grande distance il devait mener ses bêtes, était donc habitué à se nourrir lui-même, et il ne fut pas embarrassé de cueillir son dessert de framboises et de mûres sauvages sur les buissons de la petite clairière.

Voilà, pensa-t-il, ma cuisine et ma salle à manger trouvées.

Et il se mit à nettoyer le cours du filet d'eau qu'il avait à sa portée. Avec sa sarclette, il enleva les herbes pourries, creusa un petit réservoir, débarrassa un petit saut que l'eau faisait dans la glaise et l'épura avec du sable et des cailloux. Cet ouvrage l'occupa jusque vers le coucher du soleil. Il ramassa son pot et sa houlette, et, re- montant sur les branches dont il avait éprouvé la solidité, il retrouva son chemin d'écureuil, grimpant et sautant d'arbre en arbre jusqu'à son

LE CHÊNE PARLANT 17

chêne. Il rapportait une épaisse brassée de fougère et de mousse bien sèche dont il fit son lit dans le trou déjà nettoyé. Il entendit bien la chouette sa voisine qui s'inquiétait et grognait au-dessus de sa tête.

Ou elle délogera, pensa-t-il, ou elle s'y ha- bituera. Le bon chêne ne lui appartient pas plus qu'à moi.

Habitué à vivre seul, Emmi ne s'ennuya pas. Être débarrassé de la compagnie des pourceaux fut même pour lui une source de bonheur pen- dant plusieurs jours, Il s'accoutuma à entendre hurler les loups. Il savait qu'ils restaient au cœur de la forêt et n'approchaient guère de la région il se trouvait. Les troupeaux n'y venant plus, les compères ne s'en approchaient plus du tout. Et puis Emmi apprit à connaître leurs habitudes. En pleine forêt, il n'en rencontrait jamais dans les journées claires. Ils n'avaient de hardiesse que dans les temps de brouillard, et encore cette hardiesse n'était-elle pas grande. Ils suivaient quelquefois Emmi à distance, mais il lui suffi- sait de se retourner et d'imiter le bruit d'un

18 COMTES D'UNE GRANDMERE

fusil qu'on arme en frappant son couteau contre le fer de sa sarclettepour les mettre en fui te. Quant aux sangliers, Emmi les entendait quelquefois, il ne les voyait jamais ; ce sont des animaux mystérieux qui n'attaquent jamais les premiers. Quand il vit approcher l'époque de la cueil- lette des châtaignes, il fit sa provision qu'il cacha dans un autre arbre creux à peu de distance de son chêne; mais les rats et les mulots les lui disputèrent si bien, qu'il dut les enterrer dans le sable, elles se conservèrent jusqu'au printemps. D'ailleurs, Emmi avait largement de quoi se nourrir. La lande étant devenue absolu- ment déserte, il put s'aventurer la nuit jusqu'aux endroits cultivés et y déterrer des pommes de terre et des raves ; mais c'était voler et la chose lui répugnait. Il amassa quantité de favasses dans les jachères et fit des lacets pour prendre des alouettes en ramassant deçà et delà des crins labsés aux buissons par les chevaux au pâturage. Les pâtours savent tirer parti de tout et ne laissent rien perdre. Emmi ramassa assez de flocons de laine sur les épines des chMuies

LE CHÊNE PARLANT 19

pour se faire une espèce d'oreiller; plus tarJ, il se fabriqua une quenouille et un fuseau et apprit tout seul à filer. Il se fit des aiguilles à tricoter avec du fil de fer qu'il trouva à une barrière mal raccommodée, qu'on répara encore et qu'il dépouilla de nouveau pour fabriquer des collets à prendre les lapins. Il réussit donc à se faire des bas et à manger de la viande. 11 devint un chas- seur des plus habiles; épiant jour et nuit toutes les habitudes du gibier, initié à tous les mystères de la lande et de la forêt, il tendit ses pièges à coup sûr et se trouva dans l'abondance,

Il eut même du pain à discrétion, grâce à une vieille mendiante idiote, qui, toutes les se- maines, passait au pied du chêne et y déposait sa besace pleine, pour se reposer. Emmi, qui la guettait, descendait de son arbre, la tête cou- verte de sa peau de chèvre, et lui donnait une pièce de gibier en échange d'une partie de son pain. Si elle avait peur de lui, sa peur ne se manifestait que par un rire stupide et une obéis- sance dont elle n'avait du reste point à se re- pentir.

20 CONTES DUNE GRAND'. MERE

Ainsi se passa l'hiver, qui fut très-doux, et l'été suivant, qui fut chaud et orageux. Emmi eut d'abord grand'peur du tonnerre, car la fou- dre frappa plusieurs fois des arbres assez pro- ches du sien ; mais il remarqua que le chêne parlant, ayant été écimé longtemps auparavant et s'étant refait une cime en parasol, n'at plus le fluide, qui s'attaquait à des arbres plus élevés et de forme conique. Il finit par dormir aux roulements et aux éclats du ton» plus de souci que la chouette sa voisine.

Dans cette solitude, Emmi, absorbé par 1. soin incessant d'assurer sa vie et de préserver sa li- berté, n'eut pas le temps de connaître l'ennui. On pouvait le traiter de paresseux, il savait bien, lui, qu'il avait plus de mal à se donner pour vivre seul que s'il fût resté à la ferme. Il acqué- rait aussi plus d'intelligence, de courage et de prévision que dans la vie ordinaire. Pourtant, quand cette vie exceptionnelle fut r<_ , hait et qu'elle exigea moins de temps et de souci, il commença à réfléchir et à sentir sa petite conscience lui adresser certaines questions em-

LE CHÊNE PARLANT 21

barrassantes. Pourrait-il vivre toujours ainsi aux dépens de la forêt sans servir personne et sans contenter aucun de ses semblables? Il s'était pris d'une espèce d'amitié pour la vieille Catiche, l'idiote qui lui cédait son pain en échange de ses lapins et de ses chapelets d'alouettes. Gomme elle n'avait pas de mémoire, ne parlait presque pas et ne racontait par conséquent à personne ses entrevues avec lui, il était arrivé à se mon- trer à eile à visage découvert, et elle ne le crai- gnait plus. Ses rires hébétés laissaient deviner une expression de plaisir quand elle le voyait descendre de son arbre. Emmi s'étonnait lui-même de partager ce plaisir; il ne se disait pas, mais il sentait que la présence d'une créature humaine, si dégradée qu'elle soit, est une sorte de bienfait pour celui qui s'est condamné à vivre seul. Un jour qu'elle lui semblait moins abrutie que de coutume, il essaya de lui parler et de lui de- mander où elle demeurait. Elle cessa tout à coup de rire, et lui dit d'une voix nette et d'un ton sérieux : Veux-tu venir avec moi, ^etit?

32 CONTES D UNE GRAND MÈRE

Où?

Dans ma maison; si tu veux être mon fils, je te rendrai riche et heureux.

Emmi s'étonna beaucoup d'entendre parler distinctement et raisonnablement la vieille Ca- tiche. La curiosité lui donnail quelque envie de la croire, mais un coup de vent agita les brandies au-dessus de sa tête, et il entendit la voix du chêne lui dire :

N'y va pas!

Bonsoir et bon voyage, dit-il à la vieille; mon arbre ne veut pas que je le quitte.

Ton arbre est un sot, reprit-elle, ou plutôt c'est toi qui es une bête de croire à la parole des arbres.

Vous croyez que les arbres ne parlent pas ? Vous vous trompez bien!

Tous les arbres parlent quand le veut se met après eux, mais ils ne savent pas ce qu'ils disent; c'est comme s'ils ne disaient rienr.

Emmi fut taché de cette explication positive d'un fait merveilleux. 11 répondit à Catiche

C'est vous qui radotez, la vieille. Si tuub les

LE CHÊNE PARLANT 23

arbres font comme vous, mon chêne du moins sait ce qu'il veut et ce qu'il dit.

La vieille haussa les épaules, ramassa sa besace et s'éloigna en reprenant son rire d'idiote.

Emmi se demanda si elle jouait un rôle ou si elle avait des moments lucides. Il la laissa partir et la suivit, en se glissant d'arbre en arbre sans qu'elle s'en aperçût. Elle n'allait pas vite et mar- chait le dos courbé, la tête en avant, la bouche entrouverte, l'œil fixé droit devant elle; mais cet air exténué ne l'empêchait pas d'avancer tou- jours sans se presser ni se ralentir, et elle tra- versa ainsi la forêt pendant trois bonnes heures de marche, jusqu'à un pauvre hameau perché sur une colline derrière laquelle d'autres bois s'étendaient à perte de vue. Emmi la vit entrer dans une méchante cahute isolée des autres habitations, qui, pour paraître moins misé- rables, n'en étaient pas moins un assemblage de quelques douzaines de taudis. Il n'osa pas s'aventurer plus loin que les derniers arbres de la forêt et revint sur ses pas, bien convaincu que, si la Catiche avait un chez elle, il était

24 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

plus pauvre et plus laid qje le trou de l'arbre parlant.

Il regagna son logis du grand chêne et n'y arriva que vers le soir, harassé de fatigue, mais content de se retrouver chez lui. Il avait gagné à ce voyage de connaître l'étendue de la forêt et la proximité d'un village; mais ce village paraissait bien plus mal partagé que celui de Cernas, Emmi avait été élevé. C'était tout pays de landes sans trace de culture, et les rares bes- tiaux qu'il avait vus paître autour des maisons n'avaient que la peau sur les os. Au delà, il n'avait aperçu que les sombres horizons des forêts. Ce n'est donc pas de ce côté-là qu'il pouvait son- ger à trouver une condition meilleure que la sienne.

Au bout de la semaine, la Catiche arriva à l'heure ordinaire. Elle revenait de Cernas, et il lui demanda des nouvelles de sa tante pour voir si cette vieille aurait le pouvoir et la volonté de lui répondre comme la dernière fois. Elle répondit très-nettement :

La grand'Nanette est remariée, et, si tu

LE CHÊNE PARLANT 25

retournes chez elle, elle tâchera de te faire mourir pour se débarrasser de toi.

Parlez-vous raisonnablement? dit Emmi, et me dites-vous la vérité?

Je te dis la vérité. Tu n'as plus qu'à te rendre à ton maître pour vivre avec les cochons, ou à chercher ton pain avec moi, ce qui te vau- drait mieux que tu ne penses. Tu ne pourras pas toujours vivre dans la forêt. Elle est vendue, et sans doute on va abattre les vieux arbres. Ton chêne y passera comme les autres. Crois-moi, petit. On ne peut vivre nulle part sans gagner de l'argent. Viens avec moi, tu m'aideras à en gagner beaucoup, et, quand je mourrai, je te laisserai celui que j'ai.

Emmi était si étonné d'entendre causer et raisonner l'idiote, qu'il regarda son arbre et prêta l'oreille comme s'il lui demandait conseil.

Laisse donc cette vieille bûche tranquille, reprit la Catiche. Ne sois pas si sot et viens avec moi.

Comme l'arbre ne disait mot, Emmi suivit la

vieille, qui, chemin faisant, lui révéla son secret.

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26 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

o Je suis venue au monde loin d'ici, pauvre :omrne toi et orpheline. J'ai été élevée dans la misère il les coups. J'ai gardé aussi les cochons, et, comme toi, j'en avais peur. Gomme toi. je me suis sauvée ; mais, en traversant une rivière sur un vieux pont décrépit, je suis tombée à l'eau d'où on m'a retirée comme morte. Un bon mé- decin chez qui on m'a portée m'a fait revenir à la vie; mais j'étais idiote, sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardée par charité, et. comme il n'était pas riche, le curé de l'en- droit a fait des quêtes pour moi, et les dames m'ont apporté des habits, du vin, des douceurs, tout ce qu'il me fallait. Je commençais à me por- ter mieux, j'étais si bien soignée! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin sucré, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'étais comme un- princesse, elle médecin était content. Il disait :

» La voilà qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour parler. Dans déni ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et ga- gner honnêtement sa vie.

LE CHENE PARLANT 27

» Et toutes les belles dames se disputaient à qui me prendrait chez elle.

» Je ne fus donc pas embarrassée pour trouver une place aussitôt que je fus guérie; mais je n'avais pas le goût du travail, et on ne fut pas content de moi. J'aurais voulu être fille «le chambre, mais je ne savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant être mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre et de paresseuse. Mon vieux médecin était mort. On me chassa de maison en maison, et, après avoir été l'enfant chéri de tout le monde, je dus quitter le pays comme j'y étais venue, en mendiant mon pain; mais j'étais plus misérable qu'auparavant. J'avais pris le goût d'être heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais à peine de quoi manger. On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me disait :

» Va travailler, grande fainéante! c'est une honte à ton âge de courir les chemins quand on peut épierrer les champs à six sous par jour.

28 CONTES D'UNE GRANDMÊRE

» Alors, je fis la boiteuse pour donner à croire que je ne pouvais pas travailler; on trouva que j'étais encore trop forte pour ne rien faire, et je dus me rappeler le temps tout le monde avait pitié de moi, parce que j'étais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans ce temps-là, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencèrent à pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une quarantaine d'années, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne peuvent me donner d'ar- gent me dorment du fromage, des fruits et du pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi, j'élève des poulets que j'envoie au marché et qui me rapportent gros. J'ai une bonne maison dans un village je vais te conduire. Le pays est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous mendiants et infirmes , ou soi-disant tels , et chacun fait sa tournée dans un endroit les autres sont convenus de ne pas aller ce jour-là. Comme ça, chacun fait ses affaires comme il

LE CHÊNE PARLANT 29

veut; mais personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que personne à paraître incapable de gagner ma vie. »

Le fait est, répondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue capable de parler comme vous faites.

Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m' attraper et m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffé en loup-garou , pour avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je te reconnaissais bien et je me disais : « Voilà un pauvre gars qui viendra quelque jour à Our- sines-les-BoiSy et qui sera bien content de man- ger ma soupe. »

En devisant ainsi, Emmi et la Catiche arri- vèrent à Oursines-les-Bois ; c'était le nom de l'en- droit où demeurait la fausse idiote et qu'Emmi avait déjà vu.

Il n'y avait pas une âme dans ce triste hameau. Les animaux paissaient çà et là, sans être gar- dés, sur une lande fertile en chardons, qui était toute la propriété communale des habitants. Une malpropreté révoltante dans les chemins boueux

2.

30 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE

qui servaient de rues, une odeur infecte s'exha- lant de toutes les maisons, du linge déchiré séchant sur des buissons souillés par la volaille, toits de chaume pourri, poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvreté simulée ou volontaire, c'était de quoi soulever de dégoût le cœur d'Emmi, habitué aux verdures rierges et aux bonnes sei le la foret. Il

suivit pourtant la vieille Catiche, qui le lit entrei dans sa hutte de terre battue, plus semblât)]

•table à porcs qu'à une habitation. L'inté- rieur était tout différent: les murs étaient garnis de paillassons, et le lit avait matelas et couver- tures de bonne laine. Une quantité de provisions de toute sorte : blé, lard, légumes et fruits, tonnes de vin et même bouteilles cachetées. Il y avait de tout, et, dans l'arrière-cour, l'épinette était remplie de grasses volailles et de canards gorgés son. Tu vois, dit la Catiche à Ennui . que Je suis autrement riche que ta tante; elle me fait l'au- mône ton :,si je voulais, je por- terais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu

LE CHÊNE PARLANT

voir mes armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te faire manger un souper comme tu n'en as goûté de ta vie.

En effet, tandis qu'Emmi admirait le contenu des armoires, la vieille alluma le feu et tira de sa besace une tête de chèvre, qu'elle fricassa avec des rogatons de toute sorte et elle n'é- pargna ni le sel, ni le beurre rance, ni les légu- mes avariés, produit de la dernière tournée. Elle en lit je ne sais quel plat, qu'Emmi mangea avec plus d'étonnement que de plaisir et qu'elle le força d'arroser d'une demi-bouteille de vin bleu. Il n'avait jamais bu de vin, il ne le trouva pas bon, mais il but quand même, et, pour lui donner l'exemple, la vieille avala une bouteille entière, se grisa et devint tout à fait expansive. Elle se vanta de savoir voler encore mieux que mendier et alla jusqu'à lui montrer sa bourse, qu'elle en- terrait sous une pierre du foyer et qui contenait des pièces d'or à toutes les effigies du siècle. Il y en avait bien pour deux mille francs. Emmi, qui ne savait pas compter, n'apprécia pas autant qu'elle l'eût voulu l'opulence de la mendiante

32 CONTES D'UNE GRAND UÊRE

Quand elle lui eut tout montré :

A présent, lui dit-elle, je pense que tu ne voudras plus me quitter. J'ai besoin d'un gars, et, si tu veux être à mon service, je te ferai mon héritier.

Merci , répondit l'enfant ; je ne veux pas mendier.

Eh bien, soit, tu voleras pour moi. Emmi eut envie de se fâcher, mais la vieille

avait parlé de le conduire le lendemain à Mau- ve rt, se tenait une grande foire, et, comme il avait envie de voir du pays et de connaître les endroits on peut gagner sa vie honnête- ment, il répondit sans montrer de colère :

Je ne saurais pas voler, je n'ai jamais appris.

Tu mens, reprit Catiche, tu voles très-ha- bi]ement à la forêt de Cernas son gibier et ses fruits. Crois-tu donc que ces choses-là n'appar- tiennent à personne? Ne sais-tu pas que celui qui ne travaille pas ne peut vivre qu'aux dépens d'au'vui ? Il y a longtemps que cette forêt est q^asi abandonnée. Le propriétaire était un vieux riche qui ne s'occupait plus de rien et ne la

LE CHÊNE PARLANT 33

faisait pas seulement garder. A présent qu'il est mort, tout ça va changer et tu auras beau te cacher comme un rat dans des trous d'arbres, on te mettra la main sur le collet et on te con- duira en prison.

Eh bien, alors, reprit Emmi, pourquoi voulez-vous m'enseigner à voler pour vous?

Parce que, quand on sait, on n'est jamais pris. Tu réfléchiras, il se fait tard, et il faut nous lever demain avec le jour pour aller à la foire. Je vais t' arranger un lit sur mon coffre, un bon lit avec une couette et une couverture. Pour la première fois de ta vie, tu dormiras comme un prince.

Emmi n'osa résister. Quand la vieille Catiche ne faisait plus l'idiote, elle avait quelque chose d'effrayant dans le regard et dans la voix. Il se coucha et s'étonna d'abord de se trouver si bien ; mais, au bout d'un instant, il s'étonna de se trouver si mal. Ce gros coussin de plumes l'é- touffait, la couverture, le manque d'air libre, la mauvaise odeur de la cuisine et le vin qu'il avait bu, lui donnaient la fièvre. Il se leva tout effaré

34 CONTES D'UNE GRÀND'MÈRE

en disant qu'il voulait dormir dehors, et qu'il mourrait s'il lui fallait passer la nuit enfermé.

La Catiche ronflait, et la porte était barrica- dée. Emmi se résigna à dormir étendu sur la table, regrettant fort son lit de mousse dans le chêne.

Le lendemain, la Catiche lui confia un panier d'oeufs et six poules à vendre, en lui ordonnant de la suivre à distance et de n'avoir pas l'air de la connaître.

Si on savait que je vends, lui dit-elle, on ne me donnerait plus rien.

Elle lui fixa le prix qu'il devait atteindre avant

de livrer sa marchandise, tout en ajoutant qu'elle

ne le perdrait pas de vue, et que, s'il ne lui

rapportait pas fidèlement l'argent, elle saurait

le forcer à le lui rendre.

Si vous vous défiez de moi, répondit Emmi offensé, portez votre marchandise vous-même et

/-moi m'en aller.

N'essaye pas de iuir, dit la vieille, je saurai trouver n'importe où; ne réplique pas et

obéis.

LE CHENE PARLANT 35

Il la suivit à distance comme elle l'exigeait, et vit bientôt le chemin couvert de mendiants plus affreux les uns que les autres. C'étaient les habitants d'Oursines, qui, ce jour-là, allaient tous ensemble se faire guérir à une fontaine miraculeuse. Tous étaient estropiés ou couverts de plaies hideuses. Tous sortaient de la fontaine sains et allègres. Le miracle n'était pas difficile à expliquer, tous leurs maux étant simulés et les reprenant au bout de quelques semaines, pour être guéris le jour de la fête suivante.

Emmi vendit ses œufs et ses poules, en re- porta vite l'argent à la vieille, et, lui tournant le dos, s'en fut à travers la foule, les yeux écar- quillés, admirant tout et s'étonnant de tout. Il vit des saltimbanques faire des tours surprenants, et il s'était même un peu attardé à contempler leurs maillots pailletés et leurs bandeaux dorés, lorsqu'il entendit à côté de lui un singulier dia- logue; C'était la voix de la Catiche qui s'entre- tenait avec la voix rauque du chef des saltim- banques. Ils n'étaient séparés de lui que par la toile de la baraque.

36 CONTES DUNE GRAND'MÈRE

Si vous voulez lui faire boire du vin, disait la Caliche, vous lui persuaderez tout co que vous voudrez. C'est un petit innocent qui ne peut me servir à rien et qui prétend vivre tout seul dans la forêt, il perche depuis un au dans un vieux arbre. Il est aussi leste et aussi adroit qu'un singe, il ne pèse pas plus qu'un chevreau, et vous lui ferez faire les tours les plus difficiles.

Et vous dites qu'il n'est pas intéressé? re- prit le saltimbanque.

Non, il ne se soucie pas de l'argent. Vous le nourrirez, et il n'aura pas l'esprit d'en deman- der davantage.

Mais il voudra se sauver?

Bah! avec des coups, vous lui en ferez passer l'envie.

Allez me le chercher, je veux le voir.

Et vous me donnerez vingt francs?

Oui, s'il me convient.

La (îatich* sortit de la baraque et se trouva lace à face avec Emmi, à qui elle fit signe de la suivre.

Non pas, lui dit-il, j'ai entendu votre mar-

LE CHÊNE ÇARLANT 37

ché. Je ne suis pa^ si innocent que vous croyez. Je ne veux pas aller avec ces gens-là pour être battu.

Tu y viendras , pourtant , répondit la Ca- tiche en lui prenant le poignet avec une main de fer et en l'attirant vers la baraque.

Je ne veux pas, je ne veux pas! cria l'en- fant en se débattant et en s'accrochant de la main restée libre à la blouse d'un homme qui était près de lui et qui regardait le spectacle.

L'homme se retourna, et, s'adressant à la Catiche, lui demanda si ce petit était à elle.

Non, non, s'écria Emmi, elle n'est pas ma mère, elle ne m'est rien, elle veut me vendre un louis d'or à ces comédiens!

Et toi, tu ne veux pas?

Non, je ne veux pas! sauvez-moi de ses griffes. Voyez ! elle me met en sang.

Qu'est-ce qu'il y a de cette femme et de cet enfant? dit le beau gendarme Érarobert, attiré par les cris d'Emmi et les vociférations de Catiche.

Bah! ça n'est riet répondit le paysan

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38 CONTES DTNE GRAN'D'MÈRE

qu'Emmi tenait toujours par sa blouse. C'est une pauvresse qii veut vendre un gars aux sau- teurs de corde; mais on l'empêchera bien, gendarme, on n'a pas besoin de vous.

On a toujours besoin de la gendarmerie, mon ami. Je veux savoir ce quM y cette bistoire-là.

Et, s'adressant à Emmi :

Parle, jeune homme, explique-moi l'affaire A la vue du gendarme, la vieille Catiche

avait lâché Emmi et avait essayé de fuir; mais le majestueux Érambert l'avait saisie par le bras, et vite elle s'était mise à rire et à grimacer en reprenant sa figure d'idiote. Pourtant, au moment Emmi allait répondre, elle lui lança un regard suppliant se peignait un grand effroi. Emmi avait été élevé dans la crainte des gen- darmes, et il s'imagina que, s'il accusait la vieille, Érambert allait lui trancher la tête avec son grand sabre. Il eut pitié d'elle et répondit :

Laissez-la, monsieur, c'est une femme folle et imbécile qui m'a fait peur, mais qui ne vou- lait pas me faire de mal.

LE CHÊNE PARLANT S*

La connaissez-vous? n'est-ce pas la Catiche? une tëmme qui fait semblant de ce qu'elle n'est pas? Dites la vérité.

Un nouveau regard de la mendiante donna à Emnii le courage de mentir pour lui sauver la vie.

Je la connais, dit-il, c'est une innocente.

Je saurai de ce qui en est, répondit le beau gendarme en laissant aller la Catiche. Circulez, vieille femme, mais n'oubliez pas que depuis long- temps j'ai l'œil sur vous.

La Catiche s'enfuit, et le gendarme s'éloigna. Emmi, qui avait eu encore plus peur de lui que de la vieille, tenait toujours la blouse du père Vincent. C'était le nom du paysan qui s'était trouvé pour le protéger, et qui avait une bonne figure douce et gaie.

Ah çà ! petit, dit ce bonhomme à Emmi, tu vas me lâches à la fin? Tu n'as plus rien à craindre ; qu'tst-ce que tu veux de moi ? cher- ches-tu ta vie? veux-tu un sou?

Non, merci, dit Emmi, mais j'ai peur à présent de tout ce monde me voilà seul sanp savoir de quel côté me tourner.

40 CONTES DUNE GRAXD'MÈRE

Et voudrais-tu aller?

/o voudrais retourner dans ma forêt de Cernas sans passer par Oursines-les-Bois.

Tu demeures à Cernas? C'est Dien aisé de t'y mener, puisque de ce pas je m'en vas dans la forêt. Tu n'auras qu'à me suivre; j'entre souper sous la ramée, attends-moi au pied de cette croix, je reviendrai te prendre.

Emmi trouva que la croix du village était encore trop près de la baraque des saltimbanques ; il aima mieux suivre le père Vincent sous la ramée, d'autant plus qu'il avait besoin de se res- taurer avant de se mettre en route.

Si vous n'avez pas honte de moi, lui dit-il, permettez-moi de manger mon pain et mon fro- mage à côté de vous. J'ai de quoi payer ma dé- pense : tenez, voilà ma bourse, vous payerez pour nous deux, car je souhaite payer aussi votre dîner.

Diable ! s'écria en riant le père Vincent, voilà un gars bien honnête et bien généreux; mais j'ai l'estomac creux, et ta bourse n'est guère remplie. Viens, et mets-toi là. Reprends ton argent, petit, j'en ai assez pour nous deux.

LE CHÊNE PARLANT 41

Tout en mangeant ensemble, Vincent fit racon- ter à Emmi toute son histoire. Quand ce fut terminé, il lui dit :

Je vois que tu as bonne tête et bon cœur, puisque tu ne t'es pas laissé tenter par les louis d'or de cette Catiche, et que pourtant tu n'as pas voulu l'envoyer en prison. Oublie-la et ne quitte plus ta forêt, puisque tu y es bien. Il ne tient qu'à toi de ne plus y être tout à fait seul. Tu sauras que j'y vais pour préparer les logements d'une vingtaine d'ouvriers qui se disposent à abat- tre le taillis entre Cernas et la Planchette.

Ah! vous allez abattre la forêt? dit Emmi consterné.

Non ! nous faisons seulement une coupe dans une partie qui ne touche point à ton refuge du chêne parlant, et je sais qu'on ne touchera ni aujourd'hui, ni demain, à la région des vieux arbres. Sois donc tranquille, on ne te dérangera pas ; mais, si tu m'en crois, mon petit, tu vien- dras travailler avec nous. Tu n'es pas assez fort pour manier la serpe et la cognée ; mais, si tu es adroit, tu pourras très-bien préparer les liens

42 CONTES DUNE GRANDMERE

et t'occuper au fagotage, tout en servant les ou- vriers, qui ont toujours besoin d'un gars pour faire leurs commissions et porter leurs repas. C'est moi qui ai l'entreprise de cette coupe. Les ouvriers sont à leurs pièces, c'est-à-dire qu'on les paye en raison du travail qu'ils font. Je te propose de t'en rapporter à moi pour juger de ce qu'il sera raisonnable de te donner, et je te conseille d'accepter. La vieille Catiche a eu laieoo de te dire que, quand on ne veut pas travailler, il faut être voleur ou mendiant, et, comme tu ne veux être ni l'un ni l'autre, prends vite le travail que je t'offre, l'occasion est bonne.

Emmi accepta avec joie. Le père Vincent lui inspirait une confiance absolue. Il se mit à sa disposition, et ils prirent ensemble le chemin de la forêt.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent, et, quoi- que le père Vincent connût bien les chemins, il eût été embarrassé de trouver dans l'obscurité la taille des buttes, si Emmi, qui s'était habitué à voir la nuit comme les chats, ne l'eût conduit

LE CHÊNE PARLANT 43

par le plus court. Ils trouvèrent un abri déjà préparé par les ouvriers, qui y étaient venus dès la veille. Cela consistait en perches placées en pignon avec leurs branchages, et recouvertes de grandes plaques de mousse et de gazon. Emmi fut présenté aux ouvriers et bien accueilli. Il mangea la soupe bien chaude et dormit de tout son cœur.

Le lendemain, il fit son apprentissage : allumer le feu, faire la cuisine, laver les pots, aller cher- cher de l'eau, et le reste du temps aider à la construction de nouvelles cabanes pour les vingt autres bûcherons qu'on attendait. Le père Vincent, qui commandait et surveillait tout, fut émerveillé de l'intelligence, de l'adresse et de la prompti- tude d'Emmi. Ce n'est pas lui qui apprenait à tout faire avec rien ; c'est lui qui l'apprenait aux plus malins, et tous s'écrièrent que ce n'était pas un gars, mais un esprit follet que les bons diables de la forêt avaient mis à leur service Comme, avec tous ses talents et industries, Emmi était obéissant et modeste, il fut pris en amitié, et les plus rudes de ces bûcherons lui

44 CCLN'ÎES D'UNE GRAND'MÊRE

parlèrent avec douceur et lui commandèrent avec discrétion.

Au bout de cinq jours, Emmi demanda au père Vincent s'il était libre d'aller faire son di- manche où bon lui semblerait.

Tu es libre, lui répondit le brave homme; mais, si tu veux m'en croire, tu iras revoir ta tante et les gens de ton village. S'il est vrai que ta tante ne se soucie pas de te reprendre, elle sera contente de te savoir en position de gagner ta vie sans qu'elle s'en mêle, et, si tu penses qu'on te battra à la ferme pour avoir quitté ton troupeau, j'irai avec toi pour apaiser les gens et te protéger. Sois sûr, mon enfant, que le travail est le meilleur des passe-ports et qu'il purifie tout.

Emmi le remercia du bon conseil, et le suivit. Sa tante, qui le croyait mort, eut peur en le voyant; mais, sans lui raconter ses aventures, Emmi lui fit savoir qu'il travaillait avec les bû- cherons r-r ,ja'il ne serait plus jamais à sa charge. Le père Vincent confirma son dire, et déclara qu'il regardait l'enfant comme sien et en faisait

LE CHÊNE PARLANT 45

grande estime. Il parla de même à la ferme, on les obligea de boire et de manger. La grand'Nannette y vint pour embrasser Emmi devant le monde et faire la bonne âme en lui apportant quelques hardes et une demi douzaine de fromages. Bref, Emmi s'en revint avec le vieux bûcheron, réconcilié avec tout le monde, dégagé de tout blâme et de tout reproche.

Quand ils eurent traversé la lande, Emmi dit à Vincent :

Ne m'en voudrez-vous point si je vais passer la nuit dans mon chêne? Je vous promets d'être à la taille des buttes avant soleil levé.

Fais comme tu veux, répondit le bûcheron; c'est donc une idée que tu as comme ça de percher ?

Emmi lui fit comprendre qu'il avait pour ce chêne une amitié fidèle, et l'autre l' écouta en souriant, un peu étonné de son idée, mais porté à le croire et à le comprendre. Il le suivit jus- que-là et voulut voir sa cachette. Il eut de la peine à grimper assez haut pour l'apercevoir. Il était encore agile et fort, mais le passage entre

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46 CONTES D'UNE trllÀNDMÈRE

les branches était trop étroit pour lui. Ernmi seul pouvait se glisser partout.

C'est bien et c'est gentil, dit le bonhomme en redescendant; mais tu ne pourras pas cou- cher là longtemps : l'écorce. en grossissant et en se roulant, finira par boucher l'ouverture, et toi, tu ne seras pas toujours mince comme un fétu. Apres ça, si tu y tiens, on peut élargir la fente avec une serpe ; je te ferai cet ouvrage-là, si tu le souhaites.

Oh non! s'écria Emmi, tailler dans mon chêne, pour le faire mourir î

II ne mourra pas ; un arbre bien taillé dans ses parties malades ne s'en porte que mieux.

Eh bien, nous verrons plus tard, répondit Emmi.

Ils se souhaitèrent la bonne nuit et se sépa- rèrent.

Comme Emmi se trouva heureux de reprendre possession de son gîte! Il lui semblait l'avoir quitté depuis un an. Il pensait à l'affreuse nuit qu'il avait passée chez la Catiche et faisait main- tenant des réflexions très-justes sur la différence

LE CHÊNE PARLANT 47

des goûts et le choix des habitudes. Il pensait à tous ces gueux d'Oursines-les-Bois, qui se croyaient riches parce qu'ils cachaient des louis d'or dans leurs paillasses et qui vivaient dans la honte et l'infection, tandis que lui tout seul, sans mendier, il avait dormi plus d'une année dans un palais de feuillage, au parfum des violettes et des méli- tes, au chant des rossignols et des fauvettes, sans souffrir de rien, sans être humilié par personne, sans disputes, sans maladies, sans rien de faux et de mauvais dans le cœur.

Tous ces gens d'Oursines, à commencer par la Gatiche, se disait-il, ont plus d'argent qu'il ne leur en faudrait pour se bâtir de bonnes pe- tites maisons, cultiver de gentils jardins, élever du bétail sain et propre; mais la paresse les empêche de jouir de ce qu'ils ont, ils se laissent croupir dans l'ignominie. Ils sont comme fiers du dégoût et du mépris qu'ils inspirent, ils se moquent des braves gens qui ont pitié d'eux, ils volent les vrais pauvres, ceux qui souffrent sans se plaindre. Ils se cachent pour compter leur argent et périssent de misère. Quelle folie triste

48 COMES DUNE GRAND'MERE

et honteuse, et comme le père Vincent a raison de dire que le travail est ce qui garde et purifie le plaisir de vivre!

Une heure avant le jour, Emmi, qui s'était commandé à lui-même de ne pas dormir trop serré, s'éveilla et regarda autour de lui. La lune s'était levée tard et n'était pas couchée. Les oiseaux ne disaient rien encore. La chouette fai- sait sa ronde et n'était pas rentrée. Le silence est une belle chose, il est rare dans une forêt, il y a toujours quelque être qui grimpe ou quel- que chose qui tombe. Emmi but ce beau silence comme un rafraîchissement en se rappelant le vacarme étourdissant de la foire, le tam-tam et la grosse caisse des saltimbanques, les disputes des acheteurs et des vendeurs, le grincement des vielles et le mugissement des cornemuses, les cris des animaux ennuyés ou effrayés, les rau- ques chansons des buveurs, tout ce qui l'avait tour à tour étonné, amusé, épouvanté. Quelle différence avec les voix mystérieuses, discrètes ou imposantes de la forêt! Une faible brise s'éleva avec l'aube et fit frissonner mélodieusement la

LE CHÊNE PARLANT 49

cime des arbres. Celle du chêne semblait dire :

Reste tranquille, Emmi; sois tranquille et content, petit Emmi.

« Tous les arbres parlent, » lui avait dit la Ca- tiche.

C'est vrai, pensait-il, ils ont tous leur voix et leur manière de gémir ou de chanter ; mais ils ne savent ce qu'ils disent; à ce que prétend cette sorcière. Elle ment : les arbres se plaignent ou se réjouissent innocemment. Elle ne peut pas les comprendre, elle qui ne pense qu'au mal!

Emmi fut aux coupes à l'heure dite et y tra- vailla tout l'été et tout l'hiver suivant. Tous les samedis soir, il allait coucher dans son chêne. Le dimanche, il faisait une courte visite aux habitants de Cernas et revenait à son gîte jusqu'au lundi matin. Il grandissait et restait mince et léger, mais se tenait très-proprement et avait une jolie petite mine éveillée et aimable qui plaisait à tout le monde. Le père Vincent lui apprenait à lire et à compter. On faisait cas de son esprit, et sa tante, qui n'avait pas d'enfants, eût souhaité le retenir auprès d'elle pour lui faire honneur et

50 CONTES D'UNE GRA>*D'.MÊRE

profit, car il était de bon conseil et paraissait s'entendre à tout.

Mais Emmi n'aimait que les bois. Il en était venu à y voir, à y entendre des choses que n'en- tendaient ni ne voyaient les autres. Dans les longues nuits d'hiver, il aimait surtout la région des pins, la neige amoncelée dessinait, le long des rameaux noirs, de grandes belles formes blanches mollement couchées, qui, parfois balan- cées par la brise, semblaient se mouvoir et s'en- tretenir mystérieusement. Le plus souvent elles paraissaient dormir, et il les regardait avec un respect mêlé de frayeur. Il eût craint de dire un mot, de faire un mouvement qui eût réveillé ces belles fées de la nuit et du silence. Dans la demi- obscurité des nuits claires les étoiles scintil- laient comme des yeux, de diamant en l'absence de la lune, il croyait saisir les formes de ces êtres fantastiques, les plis de leurs robes, les ondulations de leurs chevelures d'argent. Aux approches du dégel, elles changeaient d'aspect et d'attitude, et il les entendait tomber des branches avec un bruit trais et léger, comme si, en touchant

LE CHÊNE PARLANT 51

la nappe neigeuse au soi, elles eussent pris un souple élan pour s'envoler ailleurs.

Quand la glace emprisonnait le petit ruisseau, il la cassait pour boire, mais avec précaution, pour ne pas abîmer l'édifice de cristal que for- mai!: sa petite chute. 11 aimait à regarder le long des chemins de la forêt les girandoles du r et les stalactites irisées par le soleil levant.

Il y avait des soirs l'architecture transpa- rente des arbres privés de feuilles se dessinait lie noire sur le ciel rouge ou sur le fond s ftuagos éclairés par la lune. Et, ï les chaudes rumeurs, quels eon; seaux

sous ie feuillage: 11 faisait aux r>mgeurs

et aux hretean Enaa Is ; : «Js ou des petits dans les nids. Il s ;riqué un arc et des

Bèchtc . s'était rendu très- tuer les

s ' Des ;ou-

r la mou.- eureuils, qui ne viven: - amandes du pin, si adroi- tement extraites par eux de leur cône. Il avait si bien | 5 :.;mbreux habitants

52 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

de son vieux chêne que tous le connaissaient et le laissaient circuler au milieu d'eux. Il s'imagi- nait comprendre le rossignol le remerciant d'a- voir sauvé sa nichée et disant tout exprès pour lui ses plus beaux airs. Il ne permettait pas aux fourmis de s'établir dans son voisinage ; mais il laissait le pivert travailler dans le bois pour en retirer les insectes rongeurs qui le détériorent. Il chassait les chenilles du feuillage. Les hanne- tons voraces ne trouvaient pas grâce devant lui. Tous les dimanches; il faisait à son cher arbre une toilette complète, et en vérité jamais le chêne ne s'était >i bien porté et n'avait étalé une si riche et si fraîche verdure. Emmi ramassait les glands les plus sains et allait les semer sur la lande voi- sine où il soignait leur première enfance en empê- chant la bruyère et la cuscute de les étouffer.

Il avait pris les lièvres en amitié et n'en vou- lait plus détruire pour sa nourriture. De son arbiv, il les voyait danser sur le serpolet, se coucher sur le flanc comme des chiens fatigués, et tout à coup, au bruit d'une feuille sèche qui se détache, bondir avec une grâce comique, et

LE CHÊNE PARLANT 53

s'arrêter court, comme pour réfléchir après avoir cédé à la peur. Si, en se promenant par les chaudes journées, il se sentait le besoin de faire une sieste, il grimpait dans le premier arbre venu, et, choisissant son gîte, il entendait les ramiers le bercer de leurs grasseyements mono- tones et caressants; mais il était délicat pour son coucher et ne dormait tout à fait bien que dans son chêne.

Il fallut pourtant quitter cette chère forêt quand la coupe fat terminée et enlevée. Emmi suivit le père Vincent, qui s'en allait à cinq lieues de là, du côté d'Oursines, pour entreprendre une autre coupe dans une autre propriété.

Depuis le jour de la foire, Emmi n'était pas retourné dans ce vilain endroit et n'avait pas aperçu la Catiche. Était-elle morte, était-elle en prison? Personne n'en savait rien. Beaucoup de mendiants disparaissent comme cela sans qu'on puisse dire ce qu'ils sont devenus. Personne ne les cherche ni ne les regrette.

Emmi était très-bon. Il n'avait pas oublié le temps de solitude absolue où, la croyant idiote

54 CONTES DUNE GRAM) MKRK

et misérable, il l'avait vue chaque semaine au pied de son r*hêne lui apportant le pain dont il était privé et lui faisant entendre le son de la voix humaine. Il confia au père Vincent le désir qu'il avait d'avoir de ses nouvelles, et ils s'arrê- tèrent à Oursines pour en demander. C'était jour de fête dans cette cour des miracles. On trinquait et on chantait en choquant les pots. Deux femmes décoiffées, et les cheveux au vent se battaient devant une porte, les enfants barbotaient dans une mare infecte. Sitôt que les deux voyageurs parurent, les enfants s'envolèrent comme une bande de canards sauvages. Leur fuite avertit de proche en proche les habitants. Tout bruit cessa, et les portes se fermèrent. La volaille effarouchée se cacha dans les buissons.

Puisque ces gens ne veulent pas qu'on voie leurs ébats, dit le père Vincent, et puisque tu connais le logis de la Catiche, allons-y tout droit.

Ils y frappèrent plusieurs fois sans qu'on leur répondît. Enfin une voix cassée cria d'entrer, et ils poussèrent la porte. La Catiche, pâle, maigre,

LE CHENE PARLANT 55

effrayante, était assise sur une grande chaise auprès du feu, ses mains desséchées collées sur les genoux. En reconnaissant Emmi, elle eut une expression de joie.

Enfin, dit-elle, te voilà, et je peux mourir tranquille !

Elle leur expliqua qu'elle était paralytique et que ses voisines venaient la lever le matin, la coucher le soir et la faire manger à ses heures.

Je ne manque de rien, ajouta-t-elle, mais j'ai un grand souci. C'est mon pauvre argent qui est là, sous cette pierre je pose mes pieds. Cet argent, je le destine à Emmi, qui est un bon cœur et qui m'a sauvée de la prison au moment je voulais le vendre à de mauvaises gens ; mais, sitôt que je serai morte, mes voisines fouilleront partout et trouveront mon trésor: c'est cela qui m'empêche de dormir et de me faire soigner convenablement. 11 faut prendre cet argent, Emmi, et l'emporter loin d'ici. Si je meurs, garde-le, je te le donner ne te l'avais- je pas promis ? Si je reviens à la santé, tu me le rapporteras ; tu es honnête, je te connais. Il

56 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

sera toujours à toi, mais j'aurai le plaisir de le voir et de le compter jusqu'à ma dernière heure.

Emmi refusa d'abord. C'était de l'argent volé qui lui répugnait; mais le père Vincent offrit à la Catiche de s'en charger pour le lui rendre à sa première réclamation, ou pour le placer au nom d'Emmi, si elle venait à mourir sans le ré- clamer. Le père Vincent était connu dans tout le pays pour un homme juste qui avait honnê- tement amassé du bien, et la Catiche, qui rôdait partout et entendait tout, n'était pas sans savoir qu'on devait se fier à lui. Elle le pria de bien fermer les huisseries de sa cabane, puis de re- culer sa chaise, car elle ne pouvait se mouvoir, et de soulever la pierre du foyer. Il y avait bien plus qu'elle n'avait montré la première fois à Emmi. Il y avait cinq bourses de peau et environ cinq mille francs en or. Elle ne voulut garder que trois cents francs en argent pour payer les soins de ses voisins et se faire enterrer.

Et, comme Emmi regardait ce trésor avec dédain :

Tu sauras plus tard; lui dit la Catiche, que

LE CHÊNE PARLANT 57

ia misère est un méchant mal. Si je n'étais pas née dans ce mal, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait.

Si vous vous en repentez, lui dit le père Vincent, Dieu vous le pardonnera.

Je m'en repens, répondit-elle, depuis que je mis paralytique, parce que je meurs dc.ns l'ennui et la solitude. Mes voisins me déplaisent autant que je leur déplais. Je pense à cette heure que j'aurais mieux fait de vivre autrement.

Emmi lui promit de revenir la voir et suivit le père Vincent dans son. no a veau travail. Il regretta bien un peu sa. forêt de Cernas, mais il avait l'idée du devoir et fit le sien fidèlement. Au bout de huit jours, il retourna vers la Gatiche. Il arriva comme on emportait sa bière sur une petite charrette traînée par un âne. Emmi la suivit jusqu'à la paroisse, qui était distante d'un quart de lieue, et assista à son enterrement. Au retour, il vit que tout chez elle était au pillage et qu'on se battait à qui aurait ses nippes. Il ne se repentit plus d'avoir soustrait à ces mau- vaises gens le trésor de la vieille.

58 CONTES D DUE GRAND "MÊB.E

Quand il fut de retour à la coupe, le porc Vincent lui dit :

Tu es trop jeune pour avoir cet argent-là. Tu n'en saurais pas tirer parti, ou tu te laisserais volec Si tu m'agrées pour tuteur, je le placerai pour le mieux, et je t'en servirai la rente jusqu'à ta majorité.

Faites-en ce qu'il vous plaira, répondit Emmi ; je m'en rapporte à \ous. Pourtant, si c'est de l'argtnt volé, comme la vieille s'en vantait, ne vaudrait-il pas mieux essayer de le rendre?

Le rendre à qui ? C'a été volé sou par sou, puisque cette femme obtenait la charité en trompant le monde et en chipant deçà et delà on ne sait à qui, des choses que nous ne savons pas, et que personne ne songe plus à réclamer. L'argent n'est pas coupable, la honte est pour ceux qui en font mauvais emploi. La Catiche était une champie, elle n'avait pas de famille, elle n'a pas laissé d'héritier; elle te duiine son bien, non pas pour te remercier d'avoir fait quelque chose de mal, mais au con-

LE CHÊNE PARLANT 59

traire parce que tu lui as pardonné celui qu'elle voulait te faire. J'estime donc que c'est pour toi un héritage bien acquis, et qu'en te le donnant cette vieille a fait la seule bonne action de sa vie. Je ne veux pas te cacher qu'avec le revenu que je te servirai, tu as le moyen de ne pas travailler beaucoup ; mais, si tu es, comme je le crois, un vrai bon sujet, tu continueras à tra- vailler de tout ton cœur, comme si tu n'avais rien.

Je ferai comme vous me conseillez, répon- dit Emmi. Je ne demande qu'à rester avec vous et à suivre vos commandements.

Le brave garçon n'eut point à se repentir de la confiance et de l'amitié qu'il sentait pour son maître. Celui-ci le regarda toujours comme son fils et le traita en bon père. Quand Emmi fut en âge d'homme, il épousa une des petites-filles du vieux bûcheron, et, comme il n'avait pas touché à son capital, que les intérêts de chaque année avaient grossi, il se trouva riche pour un paysan de ce temps-là. Sa femme était jolie, courageuse et benne; on faisait grand cas, dans tout le

60 CONTES D'UNE GRAND MERE

pa\s, de ce jeune ménage, et, comme Emmi avait acquis quelque savoir et montrait beaucoup d'intelligence dans sa partie, le propriétaire de la forêt de Cernas le choisit pour son garde général et lui fit bâtir une jolie maison dans le plus bel endroit de la vieille futaie, tout auprès du chêne parlant.

La prédiction du père Vincent s'était facile- ment réalisée. Emmi était devenu trop grand pour occuper son ancien gîte, et le chêne avait refait tant d'écorce, que la logette s'était presque refermée. Quand Emmi, devenu vieux, vit que la fente allait bientôt se fermer tout à fait, il écrivit avec une pointe d'acier, sur une plaque de cuivre, son nom, la date de son séjour dans l'arbre et les principales circonstances de son histoire, avec cette prière à Ja fin : a Feu du ciel et vent de la montagne, épargnez mon ami le vieux chêne. Faites qu'il voie ehcore grandir mes petits-enfants et leurs descendants aussi. Vieux chêne qui m'as parlé, dis-leur aussi quel- quefois une bonne parole pour qu'ils t'aiment toujours comme je t'ai aimé. »

LE CHÊNE PARLANT M

Emmi jeta cette plaque écrite dans le creux il avait longtemps dormi et songé.

La fente s'est refermée tout à fait. Emmi a fini de vivre, et l'arbre vit toujours. Il ne parle plu*, ou, s'il parle, il n'y a plus d'oreilles capables de le comprendre. On n'a plus peur de lui, mais l'histoire d'Emmi s'est répandue, et, grâce au bon souvenir que l'homme a laissé, le chêne est toujours respecté et béni.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE

PREMIÈRE PARTIE

LE CHIEN

A GABRIELLE S AND

Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le nom prêtait souvent à rire : il s'appelait M. Lechien. Il en plaisantait le pre- mier et ne paraissait nullement contrarié quand les enfants l'appelaient Médor ou Azor.

C'était un homme très-bon, très-doux, un peu froid de manières, mais très-estimé pour la droi- ture et l'aménité de son caractère. Rien en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre : aussi nous étonn,î-t-il beaucoup, un jour son chien

64 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

avait fait une sottise au milieu du dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un ton froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale :

Si vous agissez ainsi, monsieur, il se pas- sera du temps avant que vous cessiez d'être chien. Je l'ai été, moi qui vous parle, et il m'est arrivé quelquefois d'être entraîné par la gourmandise, au point de m'emparer d'un mets qui ne m'était pas destiné; mais je n'avais pas comme vous l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, monsieur, que je n'ai jamais cassé l'assiette.

Le chien écouta ce discours avec une attention soumise ; puis il fit entendre un bâillement mé- lancolique, ce qui, au dire de son maître, n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens; après quoi, il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant, et parut plongé dans de pénibles réflexions.

Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à son nom, notre voisin avait voulu montrer sim- plement de l'esprit pour nous divertir; mair son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 65 lorsqu'il nous demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences antérieures.

Aucun! fut la réponse générale.

M. Lechien ayant fait du regard le tour de la table, et, nous voyant tous incrédules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer pour remettre une lettre et qui n'était nullement au courant de la conversation.

Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vous avez été avant d'être homme?

Sylvain était un esprit railleur et sceptique.

Monsieur, répondit-il sans se déconeerters depuis que je suis homme j'ai toujours été co- cher : il est bien probable qu'avant d'être cocher, j'ai été cheval!

Bien répondu ! s'écria-t-on.

Et Sylvain se retira aux applaudissements des joyeux convives.

Cet vxomme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin; il est bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine existence, il ne sera plus cocher, il deviendra maître.

Et il battra ses gens, répondit un de nous,

4.

66 CONTES DUNE GRANDMÈRE

comme, étant cocher, il aura battu ses chevaux.

Je gage tout ce que voudrez, repartit notre ami, que Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais mon chien. Si Syl- vain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais mon chien, je prendrais le ehemin de redevenir chien après ma mort.

On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la développer.

C'est bien simple, reprit-il, et je le dirai en peu de mots. L'esprit, la vie de l'esprit, si vous vou- lez, a ses lois comme la matière organique qu'il revêt a les siennes. On prétend que l'esprit et le corps ont souvent dos tendances opposées; je le nie, du moins je prétends que ces tendances arrivent tou- jours, après un combat quelconque, à se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est pas si pernicieuse que Ton croit. La vie intellectuelle n'est pas si indépendante que Ton dit. L'être est un ; chez lui, les besoins

LE CHIEN ET FLEUR SACRÉE 67

répondent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l'antithèse établie dans la vie de l'individu ; c'est la loi de la vie générale, et cette loi divine, c'est la progression. Les pas en arrière confirment la vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu le besoin d'une transformation hono- rable, et mon chien, mon cheval, tous les ani- maux que l'homme a associés de près à sa vie l'éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté. Voyez le chien ! cela est plus sensible chez lui que chez tous les autres ani- maux. Il cherche sans cesse à s'identifier à moi ; il aime ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait dans mon lit, si je le lui permettais ; il entend ma voix, il la connaît, ' il comprend ma parole. En ce moment, il sait parfaitement que je parle de lui. Vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles.

Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le développement de

68 COUTES D UNE GRANDMÈRE

votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.

Pas tant que vous croyez ! Il sait qu'il en est cause, il se souvient d'avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande du regard si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelli- gence d'un enfant qui ne parle pas encore.

Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de l'imagination.

Ce n'est pas de l'imagination que j'ai, c'est de la mémoire.

Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il prétend se souvenir! Alors qu'il raconte ses exis- tences antérieures, vite! nous écoutons.

Ce serait, répondit M. Lechien, une inter- minable histoire, et des plus confuses, car je n'ai pas la prétention de me souvenir de tout, du commencement du monde jusqu'à aujourd'hui. La mort a cela d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et celle qui lui succède. Elle étend un nuage épais le moi s'évanouit pour se transformer sans que nous ayons con- science de l'opération. Moi qui, par exception, à ce qu'il paraît, ai conservé un peu la mémoire

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 69

du passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre de Tordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi l'échelle de pro- gression régulièrement, sans franchir quelques degrés, ni si j'ai recommencé plusieurs fois les diverses stations de ma métempsycose. Cela, vraiment, je ne le sais pas; mais j'ai dans l'esprit des images vives et soudaines qui me font appa- raître certains milieux traversés par moi à une époque qu'il m'est impossible de déterminer, et alors je retrouve les émotions et les sensations que j'ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple, je me retrace depuis peu une certaine rivière j'ai été poisson. Quel poisson? Je ne sais pas! Une truite peut-être, car je me rappelle mon hor- reur pour les eaux troubles et mon ardeur in- cessante à remonter les courants. Je ressens encore l'impression délicieuse du soleil traçant des filets déliés ou des arabesques de diamants mobiles sur les flots brisés. Il y avait... je ne sais ! les choses alors n'avaient pas de nom pour moi, une cascade charmante la lune se jouait en fusées d'argent. Je passais des

70 CONTES DUNE GRÂND'MÈRK

heures entières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avait sur le rivage des mouches d'or et d'émeraude qui voltigeaient sur les herbes et que je saisissais avec une merveil- leuse adresse, me faisant ^ cette cnasse un jeu folâtre plutôt qu'une satisfaction de voracité. Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m'ef- fleuraient de leur voi. Des plantes admirables semblaient vouloir m'enlacer dans leurs vertes chevelures; mais la passion du mouvement et de la liberté me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager, vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah! c'était une ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps l'autre jour en me baignant dans votre rivière, et à pré- sent je ne l'oublierai plus!

Encore, encore, s'écrièrent les enfants, qui écoutaient de toutes leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon?

Lézard, je ne sais pas, grenouille proba- blement y mais papillon, je m'en souviens à mer- veille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche déli- catement découpée, probablement une sorte de

LE CHIEN ET FLEUR SACRÉE Tl

saxifrage sarmenteuse pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif, toujours soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un vent frais me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont on ne connaît pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige, je flottai soutenue par la brise. J'avais des ailes, j'étais libre et vivant. Les papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête la nature était en veine d'invention et de fécondité.

Très-joli, lui dis-je, mais c'est de la poésie!

Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent les jeunes gens; il nous amuse!

Et, s'adressant à lui :

Pouvez-vous nous dire à quoi vous songiez quand vous étiez une pierre?

Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il ; je ne me rappelle pas mon existence minérale; pourtant, je l'ai subie comme vous tous et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique soit nut à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur une roche sans ressentir à son contact quelque chose de particulier qui m'affirme les antique*

11 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

rapports que j'ai avoir avec elle. Toute chose est un élément de transformation. La plus gros- sière a encore sa vitalité latente dont les sourdes pulsations appellent la lumière et le mouvement : l'homme désire, l'animal et la plante aspirent, le minéral attend. Mais, pour me soustraire aux questions embarrassantes que vous m'adressez, je vais choisir une de mes existences que je me retrace le mieux, et vous dire comment j'ai vécu, c'est-à-dire agi et pensé la dernière fois que j'ai 6lè chien. Ne vous attendez pas à des aven- tures dramatiques, à des sauvetages miraculeux ; chaque animal a son caractère personnel. C'est une étude de caractère que je vais vous commu- niquer.

On apporta les flambeaux, on renvoya les do- mestiques, on fit silence, et rétrange narrateur parla ainsi :

J'étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne me rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très-jeune, ni la cruelle opé- ration qui trancha ma queue et effila mes oreilles. On me trouva beau ainsi mutilé, et de bonne

LE CHIEN ET FLEUR SACRÉE 73

heure j'aimai les compliments. Du plus loin que je me souvienne j'ai compris le sens des mots beau chien, joli chien; j'aimais aussi le mot blanc. Quand les enfants, pour me faire fête, m'appe- laient lapin blanc, j'étais enchanté. J'aimais à prendre des bains ; mais, comme je rencontrais souvent des eaux bourbeuses la chaleur me portait à me plonger, j'en sortais tout terreux, et on m'appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en éprouvai mainte fois m'amena à faire une dis- tinction assez juste des couleurs.

» La première personne qui s'occupa de mon éducation morale fut une vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je fusse ce qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse le talent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'apprenait pas ces choses sans être battu. Je comprenais très-bien ce mot-là, car le domestique me battait quelquefois à l'insu de sa maîtresse. J'appris donc de bonne heure que j'étais protégé, et qu'en me réfugiant auprès d'elle, je n'aurais jamais que des caresses et des encou-

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74 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

ragements. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à tirer à moi et à ronger les bâtons. C'est une rage que j'ai conservée pendant toute ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma mâchoire et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidem- ment la nature avait fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les canards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de dé- penser la force de mon organisme. Enfant comme je l'étais, je faisais grand mal dans le petit jardin de la vieille dame ; j'arrachais les tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait me corriger, ma maîtresse l'en empêchait, et, me prenant à part, elle me parlait très-sérieusement. Elle me répétait à plusieurs reprises, en me tenant la tête et en me regardant bien dans les yeux :

» Ce que vous avez fait est mal; très-mal, on ne peut plus mal !

» Alors, elle plaçait un bâton devant moi et m6 défendait d'y toucher. Quand j'avais obéi, elle disait :

» - C'est bien, très-bien, vous êtes un bon chien.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 75

» Il n'en fallut pas davantage pour l'aire éclore en moi ce trésor inappréciable de la conscience que l'éducation communique au chien quand il est bien doué et qu'on ne Ta pas dégradé par les coups et les injures.

» J'acquis donc ainsi très-jeune le sentiment de la dignité, sans lequel la véritable intelligence ne se révèle ni à l'animal, ni à l'homme. Celui qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se commander à lui-même.

» J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la fleur de la jeunesse et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m'amena à la campagne qu'elle devait désormais habiter avec sa famille. Il y avait un grand parc, et je con- nus les ivresses de la liberté. Dès que je vis le fils de la vieille dame, je compris, à la manière dont ils s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit, que c'était le maître de la maison, et que je devais me mettre à ses ordres. Dès le premier jour, j'emboîtai le pas derrière lui d'un air si raison- nable et si convaincu, qu'il me prit en amitié, me caressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa

76 CONTES D'UNE GRAND'MERE

jeune femme n'aimait pas beaucoup les chiens et se fût volontiers passée de moi; mais j'obtins grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion et ma propreté. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus alléchants ; il m'arriva biin rarement d'y goûter du bout de la langue. Outre que je n'étais pas gourmand et n'aimais pas les friandises, j'avais un grand respect de la pro- priété. On m'avait dit, car on me parlait comme à une personne :

» Voici ton ass:.ette, ton écuelle à eau, ton coussin et ton tapis.

i Je savais que ces choses étaient à moi, et il n'eût pas fait bon me les disputer; mais jamais je ne songeai à empiéter sur le bien des autres. » J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beau- coup. Jamais je ne mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir cou- ché sur le charbon ou m'être roulé sur la terre, j'avais noirci ou jauni ma robe blanche, on pouvait être sûr que je ne m'étais souillé à aucune chose malpropre.

LE CHIEN El LA FLEUR SACRÉE 71

» Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n'aboyai jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace et une injure. J'étais trop intelligent pour ne pas com- prendre que les personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être reçues poliment par moi, et, quant aux démonstrations de ten- dresse et de joie qui signalaient le retour d'un ancien ami, j'y étais fort attentif. Dès lors, je lui témoignais ma sympathie par des caresses. Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais ainsi avec courtoisie jusqu'à ce que mes maî- tres vinssent me remplacer. On me sut toujours gré de cette notion d'hospitalité que personne n'eût songé à m'enseigner et que je trouvai tout seul.

» Quand il y eut des enfants dans la maison, je fus véritablement heureux. A la première nais- sance, on fut un peu inquiet de la curiosité avec laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux et brusque, on craignait que je ne fusse brutal

78 CONTES DUNE GRAND'MERE

ou jaloux. Alors, ma vieille maîtresse prit l'en- fant sur ses genoux en disant :

» Il faut faire la morale à Fadet; ne craignez rien, il comprend ce qu'on lui dit. Voyez, me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce qu'il y a de plus précieux dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet, n'est-ce pas? Vous aimerez ce cher enfant.

» Et, devant moi, elle le baisa et le serra doucement contre son cœur.

t> J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et mes manières à baiser aussi cette chère créature. La grand'mère approcha de moi sa petite main en me disant encore :

» Bien doucement, Fadet, bien doucement!

» Je léchai la petite main et trouvai l'enfant si joli, que je ne pus me défendre d'effleurer sa joue rose avec ma langue, mais ce fut si délica- tement qu'il n'eut pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu plus tard, obtins son premier sourire.

» Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient akrs deux petites tilles. L'aînée me chérissait déjà.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 79

La seconde fit de même, et on me permettait de me rouler avec elle sur les tapis. Les parents crai- gnaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère m'honorait d'une confiance que j'avais à cœur de mériter. Elle me répétait de temps en temps :

» Bien doucement, Fadet, bien doucement!

» Aussi n'eut-on jamais le moindre reproche à m'adresser. Jamais, dans mes plus grandes gaietés, je ne mordillai leurs mains jusqu'à les rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que, dans leur jeune âge, elles abusèrent souvent de ma bonté, jusqu'à me faire souffrir. Je compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me fâchai jamais. Elles imaginèrent un jour de m'atteler à leur petite voiture de jardi- nage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai harnacher et atteler, Dieu sait comme, et je traî- nai raisonnablement la voiture et les poupées aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue qu'il y avait un peu de vanité dans mon fait parce que les domestiques étaient émerveillés de ma docilité.

80 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

» Ce n'est pas un chien, disaîent-ils, c'est un cheval!

» Et toute la journée les petites filles m'appe- lèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta infiniment.

» On me sut d'autant plus de gré de ma raison et de ma douceur avec les enfants que je ne sup- portais ni injures ni menaces de la part des autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon mai ire, je lui prouvai une fois combien j'avais à cœur de conserver ma dignité. J'avais commis une faute contre la propreté par paresse de sortir, et il me menrça de son fouet. Je me révoltai et m'élançai au-devant des coups en montrant les dents. Il était philosophe, il n'insista pas pour me punir, et, comme quelqu'un lui disait qu'il n'eût pas me pardonner cette révolte, qu'un chien rebelle doit être roué de coups, il répondit :

» Non! Je le connais, il est intrépide et entêté au combat, il ne céderait pas; je serais forcé de le tuer, et le plus puni serait moi.

» Il me pardonna donc, et je l'en aimai d'au- tant plus.

LE CHIEN ET FLEUR SACRÉE 81

» J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison bénie. Tous m'aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins d'égards pour moi ; les enfants, devenus grands, m'adoraient et me disaient les choses les plus tendres et les plus flatteuses; mes maîtres avaient réellement de l'estime pour mon caractère et déclaraient que mon affection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise ni aucune passion basse. J'aimais leur société, et, devenu vieux, moins démonstra- tif par conséquent, je leur témoignais mon ami- tié en dormant à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me l'ouvrir. J'étais d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprocha- bles, bien que très -indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne grattai à une porte, jamais je ne fis entendre de gémissements importuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita comme une personne. Chaque soir, mon maître m'enveloppait dans mon tapis ; s'il tardait un peu à y songer, je wie plantais près de lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l'ennuyer de mes obsessions.

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82 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE

» La seule chose que j'aie à me reprocher dans mon existence canine, c'est mon peu de bienveil- lance pour les autres chiens Était-ce pressenti- ment de ma prochaine séparation d'espèce, était- ce crainte de retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me faisait haïr leurs grossièretés et leurs vices? Redoutais-je de redevenir trop chien dans leur sociélé, avais-je l'orgueil du mé- pris pour leur infériorité intellectuelle et morale? Je les ai réellement houspiliés toute ma vie, et on déclara souvent que j'étais terriblement mé- chant avec mes semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je ne lis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux plus gros et aux plus forts avec une audace héroïque. Je revenais harassé, couvert de blessures, et, à peine guéri, je recommençais.

» J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas présentés.

» Quand un ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours sérieux en m'engageant à la politesse et en me rappelant les devoirs de l'hospitalité. On me disait son nom,

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 83

on approchait sa figure de la mienne. On apai- sait mes premiers grognements avec de bonnes paroles qui me rappelaient au respect de moi- même. Alors, c'était fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni même de provocations; mais je dois dire que, sauf Moutonne, la chienne du berger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitié et qui me défendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop inférieurs à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens savants qui avaient été forcés par les châtiments à maîtriser leurs instincts Moi qu'on avait toujours raisonné avec douceur, si j'étais, comme eux, esclave de mes passions à certains égards je n'avais à risquer que moi - même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme, parce qu'il me plaisait d'être ainsi et que j'eusse rougi d'être autrement.

» Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai un grand chagrin. Une maladie épidémique rava- geait le pays, toute la famille partit emmenant les enfants, et, comme on craignait mes larmes,

84 CONTES D'UNE GRANDMÊRB

on ne m'avertit de rien. Un matin, je me trouvai seul avec le domestique, qui prit grand soin de moi, mais qui; préoccupé pour lui-même, ne s'ef- força pas de me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tombai dans le désespoir, cette mai- son déserte par un froid rigoureux était pour moi comme un tombeau. Je n'ai jamais été gros mangeur, mais je perdis complètement l'appétit et je devins si maigre, que l'on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin, après un temps qui me parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour de la famille, et je ne com- pris pas pourquoi elle revenait seule; je crus que son fils et les enfants ne reviendraient jamais, et je n'eus pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du feu dans sa chambre et m'appela en m'invitant à me chauffer; puis elle se mit à écrire pour donner des ordres et j'entendis qu'elle disait en parlant de moi :

» Vous ne l'avez donc pas nourri? Il est d'une maigreur effrayante; allez me chercher du pain et de la soupe.

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» Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin. Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût me dire que les enfants se portaient bien et allaient revenir avec leur père. Elle n'y songea pas, et s'éloigna en se plaignant de ma froideur, qu'elle n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son estime quelque jours après, lorsqu'elle revint avec la famille. Les tendresses que je fis aux enfants sur- tout lui prouvèrent bien que j'avais le cœur fidèle et sensible.

» Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfants se dispu- tèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa sœur en disant qu'elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles connaissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique; elle me mordait cruellement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gracieuse dans ses impétueux ébats ! Elle me forçait à courir et à bondir avec elle. Mais ma grande affection

86 CONTES DUNE GRANDMÊRE

était, en somme, pour la petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sentiment et moralité , comme avait fait sa grand'mère.

» Je n'ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je crois que je m'éteignis dou- cement au milieu des soins et des encourage- ments. On avait certainement compris que je méritais d'être homme, puisqu'on avait toujours dit qu'il ne me manquait que la parole. J'ignore pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme. J'ignore la forme et l'époque de ma renaissance; je crois pourtant que je n'ai pas recommencé l'existence canine, car celle que je viens de vous raconter me paraît dater d'hier. Les costumes, les habitudes, les idées que je vois aujourd'hui ne diffèrent pas essentiellement de ce que j'ai vu et observé étant chien... »

Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés de l'écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelque autre de ses existences.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRE*, 87

C'est assez pour aujourd'hui, nous dit— il ; je tâcherai de ras«embhr mes souvenirs, et peut- être plus tard vous ferai-je le récit d'une autre phase de ma vie antérieure.

DEUXIÈME PARTIE

LA FLEUR SACREE

A AURORE S AND

Quelques jours après que M. Lechien nous eux raconté son histoire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui avait beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses intéressantes et curieuses qu'il avait vues.

Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphants dans le Laos, M. Lechien lui de- manda s'il n'avait jamais tué lui-même un de ces animaux.

Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point pardonné. L'éléphant m'a tou- jours paru si près de l'homme par l'intelligence

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 89

et le raisonnement que j'aurais craint d'inter- rompre la carrière d'une âme en voie de trans- formation.

Au fait, lui dit quelqu'un, vous ave2 long- temps vécu dans l'Inde, vous devez partager les idées de migration des âmes que monsieur nous exposait l'autre jour d'une manière plus ingé- nieuse que scientifique.

La science est la science, répondit l'Anglais. Je la respecte infiniment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmativement ou négativement la question des âmes, elle sort de son domaine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits palpables, d'où elle conclut à des lois existantes. Au delà, elle n'a plus de certitude. Le foyer d'émission de ces lois échappe à ses investigations, et je trouve qu'il est également contraire à la vraie doctrine scientifique de vouloir prouver Y existence ou la non-existence d'un principe quelconque. En dehors de sa démonstration spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire ; mais la recherche de ce principe appartient mieux

90 CONTÉS D'UNE GRANDMÈRE

aux hommes de logique, de sentiment et d'i- magination. Les raisonnements et les hypothèses de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'au- tant qu'ils respectent ce que la science a vérifié dans l'ordre des faits; mais la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingénieuse, ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée sur la déduction, la logique et le senti- ment du juste dans l'équilibre et l'ordonnance de l'univers.

Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes bouddhiste?

D'une certaine façon, répondit l'Anglais; mais nous pourrions trouver un sujet de conver- sation plus récréatif pour les enfants qui nous écoutent.

Moi, dit une des petites tilles, cela m'inté- resse et me plaît. Pourriez-vous me dire ce que j'ai avant d'être une petite li11e?

Vous avez été un petit ange, répondit sir William.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 91

Pas de compliments ! reprit l'enfant. Je crois que j'ai été tout bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le temps je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.

Eh bien, reprit sir William, ce regret serait une preuve de souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quelconque et se sent porté à s'identifier à ses impressions comme s'il les avait déjà ressenties pour son propre compte.

Quel est votre animal de prédilection? lui demandai-je.

Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai mis le cheval au premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'éléphant au-dessus de tout.

Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'élé- phant n'est pas très-laid?

Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Nous prenons pour type du quadrupède le cheval ou l? cerf; nous aimons l'harmonie dans la propor- tion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le type humain comme type suprême de

92 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

cette harmonie; mais, quand on quitte les régions tempérées et qu'on se trouve en face d'une na- ture exubérante, le goût change, les yeux s'atta- chent à d'autres lignes, l'esprit se reporte à un ordre de création antérieure plus grandiose, et le côté fruste de cette création ne choque plus nos regards et nos pensées. L'Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas l'idée d'un roi de la création. L'Anglais, rouge et massif, paraît plus impo- sant que chez lui ; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour cadre une cabane de roseaux ou un palais de marbre, sont encore effacés comme de vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que présente la nature environnante. Le sens artiste éprouve le besoin de formes supérieures à celles de l'homme, et il se sent pris de respect pour les êtres capables de se développer fièrement sous cet ardent soleil qui étiole la race humaine. les roches sont formidables, les végétaux effrayants d'aspect, les déserts inaccessible, le pouvoir humain perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux comme la suprême combinai- son harmonique d'un monde prodigieux. Les an-

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 93

ciens habitants de cette terre redoutable l'avaient bien compris. Leur art consistait dans la repro- duction idéalisée des formes monstrueuses. Le buste de l'éléphant était le couronnement prin- cipal de leurs parthénons. Leurs dieux étaient des monstres et des colosses. Leur architecture pesante, surmontée de tours d'une hauteur déme- surée, semblait chercher le beau dans l'absence de ces proportions harmoniques qui ont été l'i- déal des peuples de l'Occident. Ne vous étonnez donc pas de m'entendre dire qu'après avoir trouvé cet art barbare et ces types effrayants, je m'y suis habitué au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts froids et nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt à idéaliser l'éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une forme ou sous une autre. Les reproductions de son type om une variété d'intentions surprenante, car, selon la pensée de l'artiste, il représente la force me- naçante ou la bénigne douceur de la divinité qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais, quoi qu'en aient dit les anciens voyageurs, adoré

94 CONTES D'UNE GRANDMÊRI

personnellement comme un dieu ; mais il a été, il est encore regardé comme un symbole et un palladium. L'éléphant blanc des temples de Siara est toujours considéré comme un animal sacré.

Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écriè- rent tous les enfants. Est-il vraiment blanc? l'a- vez-vous vu?

Je l'ai vu, et, en le contemplant au milieu des fêtes triomphales qu'il semblait présider, il m'est arrivé une chose singulière.

Quoi ? reprirent les enfants.

Une chose que j'hésite à vous dire, non pas que je craigne la raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas vous convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'im- proviser un roman pour rivaliser a^ec l'édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.

Dites toujours, dites toujours! Nous ne cri- tiquerons pas, nous écouterons bien sagement.

Eh bien, mes enfants, reprit l'Anglais, voici ce qui est arrivé. En contemplant la majesté de l'éléphant sacré marchant d'un pas mesuré au son des instruments et marquant le rhjthme avec

LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE 95

sa trompe, tandis que les Indiens, qui semblaient être bien réellement les esclaves de ce monar- que, balançaient au-dessus de sa tête des parasols rouge et or, j'ai fait un effort d'esprit pour sai- sir sa pensée dans son œil tranquille, et tout à coup il m'a semblé qu'une série d'existences pas- sées, insaisissables à la mémoire de l'homme, venait de rentrer dans la mienne.

Gomment! vous croyez...?

Je crois que certains animaux nous semblent pensifs et absorbés parce qu'ils se souviennent. serait l'erreur de la Providence? L'homme oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le souvenir lui soit bon. Il termine la série des ani- maux contemplatifs, il pense réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie de la loi du progrès, l'esclave de la loi du travail. 11 faut qu'il rompe avec les images du passé pour se porter tout entier vers la conception de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de re- garder en arrière et de perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles comparaisons.

96 CONTES D UNE GRAND MÈRE

Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos souvenirs; il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie vous avez éprouré le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.

J'y consens, répondit sir ^Yilliam, car j'a- voue que votre exemple et vos affirmations m'é- branlent et m'impressionnent beaucoup. Si c'est un simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la cérémonie que présidait l'éléphant sacré, il a été si précis et si frappant, que je n'en ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi aussi, j'avais été éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant sacré par conséquent, et je revoyais mon existence entière à partir de ma première enfance dans les jungles et les forêts de la presqu'île de Malacca.

« C'est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se reportent mes premiers souve- nirs, à une époque qui doit remonter aux temps les plus florissants de l'établissement du boud- dhisme, longtemps avant la domination euro- péenne. Je vivais dans ce désert étrange, dans cette Chersonèse d'or des anciens, une presqu'île de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne

LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE 97

de trente lieues. Ce n'est, à vrai dire, qu'une chaîne de montagnes projetée sur la mer et cou- ronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas très- hautes. La principale, le mont Ophir, n'égale pas le puy de Dôme; mais, par leur situation isolée entre deux mers, elles sont imposantes. Les ver- sants sont paifois inaccessibles à l'homme. Les habitants des côtes, Malais et autres, y font pour- tant aujourd'hui une guerre archarnée aux ani- maux sauvages, et vous avez à bas prix l'ivoire et les autres produits si facilement exportés de ces régions redoutables. Pourtant, l'homme n'y est pas encore partout le maître et il ne l'était pas du tout au temps dont je vous parle. Je gran- dissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayonnement d'un ciel ardent et pur, rafraîchi par l'élévation du sol et la brise de mer. Qu'elle était belle, cette mer de la Malaisie a vue ses milliers d'îles vertes comme l'émeraude e. d*écueiis blancs comme l'albâtre, sur le bleu som- bre des flots ! Quel horizon s'ouvrait à nos regards quand, du haut de nos sanctuaires de rochers, nous embrassions de tous côtés l'horizon sans

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98 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

limites! Dans la saison des pluies, nous savourions, à l'abri des arbres géants, la chaude humidité du feuillage. C'était la saison douce le recueil- lement de la nature nous remplissait d'une sereine quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abat- tues par l'été torride, semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des gardénias en tleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des mangliers, des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et fru- gal appétit. Nous méprisions les carnassiers per- fides; nous ne permettions pas aux tigres d'ap- procher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx, ies singes re2herchaient notre protection. Des oiseaux admirables venaient se poser ï-ur nous par bandes pour nous aider à notre toilette. Le noc- ariamy l'oiseau géant, peut-être disparu aujour- d'hui, s'approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 99

» Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes nombreuses des éléphants vulgaires, plus petits et d'un pelage différent du nôtre. Étions-nous d'une race différente? Je ne l'ai jamais su. L'éléphant blanc est si rare, qu'on le regarde comme une anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation hindoue cesse de vivre, on lui rend les mêmes honneurs funéraires qu'aux rois, et souvent de longues années s'écoulent avant qu'on lui trouve un successeur.

» Notre haute taille effrayait-elle les autres élé- phants? Nous étions de ceux qu'on appelle soli- taires et qui ne font partie d'aucun troupeau sous les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous disputait aucune place, et nous nous transpor- tions d'une région à l'autre, changeant de climat sur cette arête de montagnes, selon notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle peuplée de serpents monstrueux, hérissée de cactus et d'autres plantes

100 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

épineuses vivent des insectes irritants. En cherchant la canne à sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous nous arrêtions quelquefois pour jeter un coup d'œil sur les pa- létuviers des rivages; mais ma mère, défiante, semblait deviner que nos robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la région des aréquiers et des cocotiers, ces grandes vigies plantées au-dessus des jungles comme pour balancer librement dans un air plus pur leurs éventails majestueux et leurs palmes de cinq mètres de longueur.

» Ma noble mère me chérissait, me menait par- tout avec elle et ne vivait que pour moi. Elle m'enseignait à adorer le soleil et à m'agenouiller chaque matin à son apparition glorieuse, en rele- vant ma trompe blanche et satinée, comme pour saluer le père et le roi de la terre; en ces mo- ments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon fin pelage, et ma mère me regardait avec admi- ration. Nous n'avions que de hautes pensées, et notre cœur se dilatait dans la tendresse et l'in- nocence. Jours heureux, trop tôt envolés! Un

LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE mi

matin, la soif nous força de descendre le lit d'un des torrents qui , du haut de la montagne, vont en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer; c'était vers la fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet de l'Ophir ne distillait plus une seule goutte dans sa coupe de mousse. Il nous fallut gagner le pied de la jungle le torrent avait formé une suite de petits lacs, pâles diamants semés dans la verdure glauque des nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des cris étranges, et des êtres incon- nus pour moi, des hommes et des chevaux se précipitent sur nous. Ces hommes bronzés qui ressemblaient à des singes ne me firent point peur, les animaux qu'ils montaient n'approchaient de nous qu'avec effroi. D'ailleurs, nous n'étions pas en danger de mort. Nos robes blanches in- spiraient le respect, même à ces Malais farouches et cruels; sans doute ils voulaient nous capturer, mais ils n'osaient se servir de leurs armes. Ma mère les repoussa d'abord fièrement et sans co- lère, elle savait qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors, ils jugèrent qu'en raison de mon jeune

102 CONTES D'UNE GRAND'MÈRK

âge, ils pourraient facilement s'emparer de moi et ils essayèrent de jeter des lassos autour de mes jamDes -, ma mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense désespérée. Les chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir, lui lan- cèrent une grêle de javelots qui s'enfoncèrent dans ses vastes flancs, et je vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de sang.

» Je voulais la défendre et la venger, elle m'en empêcha, me tint de force derrière elle, et, pré- sentant le flanc comme un rempart pour me couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour faire croire que sa vie était à l'é- preuve de ces flèches mortelles, elle resta là, criblée de traits, jusqu'à ce que, le cœur trans- percé cessant de battre, elle s'affaissât comme une montagne. La terre résonna sous son poids. Les assassins s'élancèrent pour me garrotter, et je ne fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma mère, ne comprenant rien à la mort, je la caressais en garnissant, en la sup- pliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait plus, mais des îlots de larmes coulaient

LE CHIEN ET LA. FLEUR SACRÉE 103

encore de ses yeux éteints. On me jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes quatre jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d'élan. Je ne voulais plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je sentais ma mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner d'elle, je me couchai. On m'emmena je ne sais comment et je ne sais où. Je crois qu'on attela tous les chevaux pour me traîner sur le sable en pente du rivage jusqu'à une sorte de fosse on me laissa seul.

d Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon sang. J'étais déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec mes pieds de devant et me frayer un sentier, comme ma mère m'avait enseigné à le faire dans les versants rapides. Je fus longtemps sans m'en aviser. Sans connaître la mort, je haïssais l'exis- tence et ne songeais pas à la conserver. Enfin, je cédai à l'instinct et je jetai des cris farouches. On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de l'eau. Je vis des têtes inquiètes se pencher sur

IOÏ CONTES D'UNE GRANDMERE

les bords chi silo j'étais enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire; mais, dès que j'eus repris des forces, j'entrai en lureur et je remplis la terre et le ciel des éclats retentis- sants de ma voix. Alors, on s'éloigna, me lais- sant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus en liberté; mais j'étais dans un parc formé de tiges de bambous monstrueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées que je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide et savant travail de l'homme. On m'apportait mes aliments et on me parlait avec douceur. Je n'écoutais rien, je voulais fondre sur mes adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les murailles de ma prison sans pouvoir les ébran- ler; mais, quand j'étais seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon dés- espoir, et , le sommeil domptant mes forces , je dormais sur les herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.

» Enfin, un jour, un petit homme noir, vêtu seu-

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 105

lement d'un sarong ou caleçon blanc, entra seul et résolument dans ma prison en portant une auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux. Il me la présenta à genoux en me di- sant d'une voix douce des paroles je distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et cares- sante. Je le laissai me supplier jusqu'au moment où, vaincu par ses prières, je mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets rafraî- chissant, il m'éventait avec une feuille de palmier et me chantait quelque chose de triste que j'é- coutais avec étonnement. 11 revint un peu plus tard et me joua sur une petite flûte de roseau je ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre la pitié que je lui inspirais. Je le laissai baiset mon front et mes oreilles. Peu à peu, je lui permis de me laver, de me débarrasser des épines qui me gênaient et de s'asseoir entre mes jambes. Enfin, au bout d'un temps que je ne puis préciser, je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais aussi. Dès lors, je fus dompté le passé s'effaça de ma mémoire, et je consentis à le suivre sur le rivage sans songer à m'échapper.

106 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

» Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des soins si tendres, qu'il rem- plaçait ma mère et que je ne pensai plus jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu qui s'était emparée de moi devait se par- tager le prix qui serait offert par les plus riches radjahs de l'Inde dès qu'ils seraient informés de mon existence. On avait donc fait un arrange- ment pour tirer de moi le meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des députés dans toutes les cours des deux péninsules pour me vendre au plus offrant, et, en attendant leur retour, j'étais confié à ce jeune homme, nommé Aor, qui était réputé le plus habile de tous dans l'art d'apprivoiser et de soigner les êtres de mon es- pèce. Il n'était pas chasseur, il n'avait pas aidé au meurtre de ma mère. Je pouvais l'aimer sans remords.

» Bientôt je compris la parole humaine, qu'à toute heure il me faisait entendre. Je ne me ren- dais pas compte des mots, mais l'inflexion de chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clai- rement que si j'eusse appris sa langue. Plus tard,

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 107 je compris de même cette musique de la parole humaine en quelque langue qu'elle arrivât à mon oreille. Quand c'était de la musique chantée par la voix ou les instruments, je comprenais encore mieux.

» J'arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté de m' em- mener pour me vendre après l'avoir tué. Nous habitions alors la province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des monts Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions cachés tout le jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et des crocodiles, dont je savais le pré- server en enterrant nonchalamment dans le sable leur tête, qui se brisait sous mon pied. Après le bain, nous errions dans les hautes forêts, je choisissais les branches dont j'étais friand et je cueillais pour Aor des fruits que je lui passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma pro- vision de verdure pourlaiournée. J'aimais surtout

108 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

les écorces fraîches et j'avais une adresse mer- veilleuse pour les détacher de la tige jusqu'au plus petit brin ; mais il me fallait du temps pour dépouiller ainsi le bois, et je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journée, en prévision des heures je n'j dormais pas, heures assez courtes, je dois le dire: l'éléphant livré à lui-même est noctambule de préférence.

» Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne me représentais pac l'ave- nir. Je commençai à réfléchir sur moi-même un jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc de bambous une troupe d'éléphants sauvages qu'ils avaient chassés aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer à se réfugier dans ce piège. On y avait amené d'avance des éléphants apprivoi- sés qui devaient aider les chasseurs à dompter les captifs, et qui les aidèrent en effet avec une intelligence extraordinaire à lier les quatre jambes l'une après l'autre; mais quelques mâles sau- vages, les solitaires surtout, étaient si furieux, qu'on crut devoir m'adjoindre aux chasseurs

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 109

pour en venir à bout. On força mon cher Aor à me monter, et il essaya d'obéir, bien qu'avec une vive répugnance. Je sentis alors le senti- ment du juste se révéler à moi, et j'eus horreur de ce que l'on prétendait me faire faire. Ces éléphants sauvages étaient sinon mes égaux, du moins mes semblables ; les éléphants soumis qui aidaient à consommer l'esclavage de leurs frères me parurent tout à fait inférieurs à eux et à moi. Saisi de mépris et d'indignation, je m'at- taquai à eux seuls et me portai à la défense des prisonniers si énergiquement, que l'on dut re- noncer à m'avilir. On me fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'éloges et de caresses. » Vous voyez bien, disait-il à ses compa- gnons, que celui-ci est un ange et un saint, amais éléphant blanc n'a été employé aux tra- vaux grossiers ni aux actes de violence. Il n'est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages. Les rois eux-mêmes ne se per- mettent pas de s'asseoir sur lui, et vous voulez qu'il s'abaisse à vous aider au domptage? Non,

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110 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

vous ne comprenez pas sa grandeur et vous ou- tragez son rang ! Ce que vous avez tenté de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits.

» Et, comme on remontrait à mon ami qu'il avait lui-même travaillé à me dompter :

» Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec mes douces paroles et le son de ma flûte. S'il me permet de le monter, c'est qu'il a reconnu en moi son serviteur fidèle, son mahout dévoué. Sachez bien que le jour l'on nous séparerait, Fun de nous mourrait ; et souhaitez que ce soit moi, car du salut de la Fleur sacrée dépendent la richesse et la gloire de votre tribu.

» La Fleur sacrée était le nom qu'il m'avait donné et que nul ne songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient profon- dément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût avili, et je devins d'autant plus fier et plus in- dépendant. Je résolus (et je ne tins parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d'accord nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec un profond respect. On lui avait offert de me donner peur société les

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 111

éléphants les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument de les admettre auprès de ma personne, et, seul avec Aor, je ne m'ennuyai jamais.

» J'avais environ quinze ans, et ma taille dépas- sait déjà de beaucoup celle des éléphants adultes de l'Inde, lorsque nos députés revinrent annon- çant que, le radjah des Birmans ayant fait les plus belles offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On ne s'était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, parce qu'ils eussent pu me revendiquer comme étant sur leurs terres et ne vouloir rien payer pour ni'ac- quérir. Je fus donc adjugé au roi de Pagham et conduit de nuit très-mystérieusement le long des côtes de Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où, après avoir traversé les monts Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouaddy.

» 11 m'en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts; je n'y eusse jamais consenti, si Aor ne m'eût dit sur sa flûte que la gloire et le bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route, je ne voulus pas le quitter un seul instant.

112 CONTES DUNE GRÀND'MÊRE

Je lui permettais à peine de descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me préserver d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes. J'étais jaloux, et ne voulais pas qu'il reçût d'autre nourriture que celle que je lui pré- sentais; je choisissais pour lui les meilleurs fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais moi-même de l'eau la plus pure. Je l'éventais avec de larges feuilles; en traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter les arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et le déchirer. Je faisais enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphants bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d'une manière banale, mais pour mon seul ami. » Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation du souverain vint au- devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial qui m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des présents aux chasseurs malais qui m'avaient accompagné et qu'on les congédiait. Allait-on me séparer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et je menaçai les hauts personnages

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qui approchaient de moi avec respect. Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur dit que, séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors, un des ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une tente, ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux une lettre du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille de palmier dorée. Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je la pris de ses mains et la passai à mor mahout pour qu'il me la traduisît. Il n'avait pas le droit, lui qui appartenait à une caste inférieure, de toucher à cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au seigneur ministre de Sa Majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer ma déférence et mon amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre, sur laquelle on déplia une ombrelle d'or, et il lut : « Très-puissant, très-aimé et très-vénéré élé- » phant, du nom de Fleur sacrée, daignez venir » résider dans la capitale de mon empire, un » palais digne de vous est déjà préparé. Par la pré- » sente lettre royale, moi, le roi des Birmans, je » vous alloue un fief qui vous appartiendra en

114 CONTES D'UNE GRAND'MERE

» propre, un ministre pour vous obéir, une maison » de deux cents personnes, une suite de cinquante » éléphants, autant de chevaux et de bœufs que » nécessitera votre service, six ombrelles d'or, un » corps de musique, et tous les honneurs qui sont » dus à l'éléphant sacré, joie et gloire des peuples. »

» On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible et indifférent, on dut demander à mon mahout si j'acceptais les offres du souve- rain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de ne jamais me séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses collègues, jura ce que j'exigeais. Alors, je montrai une grande joie en caressant la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du ministre, qui se déclara très-heureux de m'avoir satisfait.

» Quoique très -fatigué d'un long voyage, je témoignai que je voulais me mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire connais- sance avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce fut une marche triomphale tout le 'ong du fleuve que nous remontions. Ce fleuve Iraouaddy était d'une beauté sans égale. Il coulait,

LE CH1ES ET LA FLEUR SACRÉE 115

tantôt nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d'une végétation toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers le nord, et l'air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon pays. Tout était différent. Ce n'était plus le silence et la majesté du désert. C'était un monde de luxe et de fêtes ; partout sur le fleuve des barques à la poupe élevée en îorme de croissant, garnies de banderoles de soie lamée d'or, suivies de barques de pêcheurs ornées de feuillage et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches sortaient de leurs habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur mon passage et m'offrir des parfums. Des bandes de musiciens et de prêtres accourus de toutes les pagodes mêlaient leurs chants aux sons de l'or- chestre qui me précédait.

» Nous avancions à très-petites journées dans la crainte de me fatiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arrêtait pour mon bain. Le fleuve n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable le plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sûr de mon point de départ,

116 CONTES D UNE GRAND MÈRE

je m'élançais dans le courant, si rapide et si pro- fond qu'il pût être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits dif- ficiles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortège et la foule pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admiration par des cris, des prosternations et des invocations de bras tendus vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d' Aor, délibéraient entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'ex- poser ainsi ma vie précieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de la flûte sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme le cou d'un paon gigantesque témoignaient de notre sécurité. Quand nous revenions lentement et paisiblement au rivage, tous accouraient vers moi avec des génuflexions ou des cris de triomphe, et mon orchestre déchirait les airs de ses fanfares éclatantes. Cet orchestre ne me plut pas le pre- mier jour. Il se composait de trompettes au son aigu, de trompes énormes, de gongs effroyables,

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 117

de castagnettes de bambou et de tambours portés par des éléphants de service. Ces tambours étaient formés d'une cage ronde richement travaillée au centre de laquelle un homme accroupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux baguettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage, semblable extérieurement, était munie de timbales de divers métaux, et le musicien, également assis au centre et porté par un éléphant, en tirait de puissants accords. Ce grand bruit d'instruments terribles choqua d'a- bord mon oreille délicate. Je m'y habituai pour- tant, et je pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma gloire aux quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la musique de salon, la douce harpe birmane, gracieuse imita- tion des jonques de l'Iraouaddy, le caïman, har- monica aux touches d'acier, dont les sons ont une pureté angélique, et par -dessus tout la suave mélodie que me faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.

» L'n jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du fleuve, nous fûmes entou-

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118 CONTES DUNE GRAXD'MERE

rés d'une foule innombrable de gros poissons dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l'eau comme pour nous implo- rer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils mani- festèrent une grand joie et nous accomp gnèrent jusqu'au rivage, et, comme la foule se récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le pré- sentai au premier minière, qui le baisa et or- donna que sa dorure fût vite rehaussée d'une nouvelle couche; après quoi, on le remit dans l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les poissons sacrés de l'Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à redouter de l'homme.

» Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues d'étendue le Long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée de palais, de temples, de pagodes, de villas et da jardins me causa un tel étonnement, que je m'arrêtai comme pour demander à mon mahout si ce n'é- tait pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE

moi. et, posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans cesse :

» Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et- les jungles, te voici dans un monde d'or et de pierreries !

» C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d'or et d'argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui remplis- saient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l'ancien culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes, les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des coupoles immenses en forme de clo- ches, des chapelles surmontées d'un œuf mons- trueux, blanc comme la neige, enchâssé dans une base dorée, des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses ; des pyramides formées d'autres toits laqués d'or vert; bleu, rouge, étages en dimi- nuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche

120 CONTES DUNE GRAND'MÈRE

d'or immense terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices éle- vés sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches avec des terrasse- ments d'une blancheur éclatante qui semblaient taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'étaient des revêtements de collines entières fai- tes d'un ciment de corail blanc et de nacre piles. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières, à tous les angles des toits, des monstres fantasti- ques en bois de santal, tout bossues d'or et d'é- mail, semblaient s'élancer dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous, tout à jour et d'un travail exquis. C'était un en- tassement de richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces magnificences inouïes ne sont plus; alors, c'était un rêve d'or, une fable des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine. » Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par

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le roi et toute la cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fît entrer dans un édifice l'on procéda à ma toilette de cérémonie, que le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses élé- phants; mais comme j'éclipsai ce luxueux subal- terne quand je parus dans mon costume d'appa- rat ! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d'or et de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté de mes iormes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres précieuses, ornement con- sacré qui conjure l'influence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierre- ries et une plaque d'or se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés

1_: CONTES D'UNE GRAND MÈRE

dans mes défenses, dont la blancheur et le bril- lant attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes épau- les, enfin un coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d'ar- gent, des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était lavé et parfumé. Ses furmes étaient plus fines et mieu^ modelées que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée de rubis, je fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut lui pré- senter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les montures de mon espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour être à même d'en descendre à volonté. Je repoussai cet em- blème de servitude, je me couchai et j'étendis ma tête de manière que mon ami pût s'y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me re-

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levai si fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté et assuré la prospérité de son empire.

» Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums, l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui s'ouvrait sur la rue principale débou- chaient des cortèges nouveaux composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m'appor- taient de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L'air chargé de parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une tempête au milieu d'un épanouissement de délices. Tjutes les maisons étaient pavoisées de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beau- coup étaient reliées par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et pa-

124 CONTES D'UiNK GRAXD'MÈRE

voisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour, des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d'oranger.

» On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'a- nimaux, et, en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enla cées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'honneur que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer les combat- tants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris de désespoir s'élevèrent de toutes parts On craignait que les adversaires ne fondissen sur moi ; mais à peine me virent-il près d'eux que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils s'enfuirent éperdus et humilies. Aor, qui m'avait lestement rejoint, déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ail- leurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues,

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j'avais absolument besoin de repos. Le peuple fut très-ému de ma conduite, et les sages du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Boud- dha condamnait les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprimé sa volonté, et on renonça pour plusieurs années a ces cruels divertissements.

» On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant. J'étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la salle qui devait me servir de chambre à cou- cher, où je restai seul avec Aor, après avoir té- moigné que j'avais assez de musique et ne voulais d'autre société que celle de mon ami.

» Cette salle de repos était une coupole impo- sante, soutenue par une double colonnade de mar- bre rose. Des étoffes du plus grand prix fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le par- quet de mosaïque. Mon lit était un amas odorant

136 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

de bois de santal réduit en fine poussière. Mon ange était une vasque d'argent massif quatre personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râte- lier était une étagère de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le pendjab des palais de l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.

» A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits singes, des écureuils, des cigognes, des pb/nicoptères, des colombes, des cerfs et des biches de cette jolie espèa qui n'a pas plus d'une coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société enjouée; mais je préférais k fraîcheur et la propreté immaculée de mon

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appartement à toutes ces visites, et je fis connaître quo la société des hommes convenait mieux à la gravité de mon caractère.

» Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices avec mon cher Aor ; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la poussière. J'étais comblé de présents, et mon palais était un des plus riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir et converser avec iloî, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la hau- teur de leurs plus beaux préceptes, et préten- daient lire dans ma pensée à travers mon large front toujours empreint d'une sérénité sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles la figure colossale de Gautama, ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants, édifiés

128 CONTES DUNE GRAND'MÈRE

de ma piété. Je savais même présenter des offrandes à l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue sur le même pied que la sienne.

» Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain s'engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il [fut vaincu et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et m lui permit pas de m'emmener. 11 me garda comme un signe de sa puissance et un gage de son alliance avec le Bouddha ; mais il n'avait pour moi ni amitié ni vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et s'en plai- gnit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions ensemble, ils péné- trèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d'un poignard. Éveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui prirent la fuite. 31 on pauvre Aor était évanoui, son sarong était taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je

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me souvins du médecin qui était toujours de service dans la pièce voisine, j'allai l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné et revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de lui, je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le supplier de guérir.

» On ne rechercha pas les assassins; on pré- tendit que j'avais blessé Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait hâter le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.

» Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon bonheur dépendait du caprice d'un prince qui

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ne savait ou ne voulait pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la forme, je reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.

» J'avais le pressentiment d'un nouveau mal- heur, et dans cette surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de retrou- ver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée en me couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma vaste mer étince- lante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieu- sement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.

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» Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la fatigue, je dormis profondé- ment durant quelques heures. A mon réveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang. Mon odorat me fit savoii qu'Aor n'était point et qu'il n'y était pas venu récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des palissades. Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élan- çai dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré je vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D'un bond, je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis délica- tement, je l'aidai à se placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.

» A cette époque, la partie de l'Inde nous nous trouvions offrait le contraste heurté des

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civilisations luxueuses à deux pas des déserts inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les soli- tudes sauvages des monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords d'un fleuve plus direct et plus rapide que Hraouaddy, nous étions déjà à trente lieues de la ville bir- mane. Aor me dit :

allons-nous? Ah! je le vois dans tes re- gards, tu veux retourner dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne à Pagham, personne n'osera te menacer.

» Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la pa- tience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.

LE CHIEN ET FLEUR SACRÉE 133

» Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la soli- tude, l'austère parfum des forêts, la saine cha- leur des rochers, nous guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la tâche que je lui imposais. Enlever un élé- phant sacté, c'était, en cas d'insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. 11 me disait ses craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était faite et dont il jouait mieux que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire, en me couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et dont je m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma péné- tration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en lit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblable aux éléphants vulgaires. Je lai indi- quai que cela ne suffisait pas et qu'il fallait,

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134 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE

pour me rendre méconnaissable, scier mes dé- fenses. 11 ne s'y résigna pas. J'étais à ma sirène dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il Jugea que j'étais suffisam- ment déguisé, et nous nous remîmes en route.

» Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance excep- tionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux animaux assez complètement pour les amener à s'identifier à eux, ils n'au- raient pas trouvé en eux des esclaves parfois U a et dangereux, souvent surmenés et in- suffisants. Ils auraient eu d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.

» A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des bandits que je -us

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 135

mettre en fuite et dont je ne craignais ni les lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure en écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été diffi- cile à suivre. Outre que nous nous rappelions très-bien l'un et l'autre ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique de l'Indo- Chine est très-simple. Les longues arêtes de montagnes, séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque droite. Nous fîmes très- rarement fausse route, et nos erreurs furent rapi- dement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j'étais toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.

» Nous n'approchâmes de nos anciennes demeu- res qu'avec circonspection. Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l'ancien roi des Birmans, avait quitté

136 CONTES DUNE GRAND'MÈRE

ses villages de roseaux, et nos forêts, dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse, avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi sur la terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue intimité avait détruit entre nous l'obstacle apporté par la nature à notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si expressive, qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il n'avait même plus besoin de me par- ier. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant commune, je me reportais avec lui dans les sou- venirs du passé, ou je me plongeais dans la béate extase du présent.

d Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance. Aor était devenu boud-

LE CHIEIN ET FLEUR SACRÉE 137

dhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la maladie.

» Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses cheveux blanchir et ses forces décroître. 11 me fit comprendre les effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai sa vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin, Un moment vint il ne put pour- voir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je construisais ses abris. 11 perdit la Valeur du sang, et, pour se réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir. J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'her- bages, enlaça ses bras autour de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta immobile, et son corps se raidit.

» Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commandé, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longévité

138 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

de ma race me condamnait à lui survivre beau- coup. Je ne pris pas la résolution de mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me mouvoir. Je restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva inerte et in liftèrent. Le soleil revint encore une fois et me trouva mort.

» L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-être. J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition l'empire birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagbam fut abandonnée par le conseil des prê- tres de Gautama. Le Bouddha était irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour suivre les maîtres du pays loin de la cité maudit.'. Pagham avait été le séjour et L'orgueil de quarante-cinq rois consécu-

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 139

tifs, je l'avais condamnée en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose amas de ruines.

Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fille qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous été des bêtes avant d'être des personnes; je voudrais savoir ce que nous serons plus tard, car enlm tout ce que l'on raconte aux enfants doit avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.

Ma sœur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après avoir été chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme hon- nête et vertueux doit avoir aussi la sienne en ce monde.

Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine n'est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas besoin d'entrer dans cet

140 CONTES DUNE GRÂND'MÊRK

ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière progressent de compagnie. Ce qu'il y a de cer- tain pour moi, c'est que tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui- même. Il y est merveilleusement aidé par l'éten- due de son intelligence et par l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore très- incomplet de la nature et qu'une race plus par- faite doit lui succéder par voie ininterrompue de son propre développement.

Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d'or?

Parfaitement, répondit sir 'William. Les robes d'or sont des emblèmes de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les ailes , nous saurons les trouver : la science nous les donnera pour traverser les airs; comme 2lle nous a donné les nageoires pour traverser les mers.

Oh ! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à l'heure.

LE CHIEN ET LA FLEUR SACRÉE 141

Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit sir William, l'animalité fera le sien et progressera en même temps que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple fantaisie poétique que ces dieux de l'an- tiquité portés ou traînés par des lions, des dau- phins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures associées à l'homme divi- nisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races entières s'abstenir de manger la chair des ani- maux, un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaî-

142 CONTES D'UNE GRAND'MÈRR

tront. Alors fleurira !a grande association univer- selle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'éléphant sera l'ami cb l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos messa- ges. Que tout devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes d nature, au lieu de s'entre- dévorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et féconier la matière inorganique... Mais j'ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffît que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du mer- veilleux, vous ne risquez pas d'aller trop loin, car l'avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les aspira- tions du nos âmes timides et incomplètes.

L'ORGUE DU TITAN

Un soir , l'improvisation musicale du vieux et illustre maître Angelin nous passionnait comme de coutume, lorsqu'une corde de piano vint à se briser avec une vibration insignifiante pour nous , mais qui produisit sur les nerfs surexcités de l'artiste l'effet d'un coup de foudre. Il recula brusquement sa chaise, frotta ses mains, comme si, chose impossible, la corde les eût cinglées, et laissa échapper ces étranges paroles :

Diable de titan, va !

Sa modestie bien connue ne nous permettait pas de penser qu'il se comparât à un titan. Son émotion nous parut extraordinaire. Il nous dit que ce serait trop long à expliquer.

144 CONTES D'UNE GRAND MÈKE

Ceci ra'arrive quelquefois, nous dit-il, quand je joue le motif sur lequel je viens d'improviser. Un bruit imprévu me trouble et il me semble que mes mains s'allongent. C'est une sensation douloureuse et qui me reporte à un moment tra- gique et pourtant heureux dans mon existence.

Pressé de s'expliquer , il céda et nous raconta ce qui suit :

* * *

Vous savez que je suis de l'Auvergne, dans une très-pauvre condition et que je n'ai pas connu mes parents. Je fus élevé par la cha- rité publique et recueilli par M. Jansiré, que l'or appelait par abréviation maître Jean, professeur de musique et organiste de la cathédrale de Clermont. J'étais son élève en qualité d'enfant de chœur. En outre, il prétendait m'ensei^ner le solfège et le clavecin.

C'était un homme terriblement bizarre que maître Jean, un véritable type de musicien clas- sique, avec toutes les excentricités que l'on nous attribue, que quelques-uns de nous aliectent

L'ORGUE DU TITAN 145

encore, et qui, chez lui, étaient parfaitement naïves, par conséquent redoutables,

Il n'était pas sans talent, bien que ce talent fût très au-dessous de l'importance qu'il lui attri- buait. Il était bon musicien, avait des leçonj en ville et m'en donnait à moi-même à ses moments perdus, car j'étais plutôt son domestique que son élève et je faisais mugir les soufflets de l'orgue plus souvent que je n'en essayais les touches.

Ce délaissement ne m'empêchait pas d'aimer la musique et d'en rêver sans cesse; à tous autres égards, j'étais un véritable idiot, comme vous allez voir.

Nous allions quelquefois à la campagne, soit pour rendre visite à des amis du maître, soit pour réparer les épinettes et clavecins de sa clientèle; car, en ce temps-là, je vous parle du commencement du siècle, il y avait fort peu de pianos dans nos provinces, et le professeur organiste ne dédaignait pas les petits profits du luthier et de l'accordeur.

Un jour, maître Jean me dit :

146 CONTES Dl'NE GRAND*. MÈRE

Petit, vous vous lèverez demain avec le jour. Vous ferez manger l'avoine à Bibi, vous lui mettrez la selle et le portemanteau et vous viendrez avec moi. Emportez vos souliers neufs et votre habit vert billard. Nous allons passer deux jours de vacances chez mon frère le curé de Chanturgue.

Bibi était un petit cheval maigre, mais vigou- reux, qui avait l'habitude de porter maître Jean avec moi en croupe.

Le curé de Chanturgue était un bon vivant et un excellent homme que j'avais vu quelquefois chez son frère. Quant à Chanturgue, c'était une paroisse éparpillée dans les montagnes et dont je n'avais non plus d'idée que si l'on m'eût parlé de quelque tribu perdue dans les déserts du nou- veau monde.

11 fallait être ponctuel avec maître Jean. A trois heures du matin, j'étais debout; à quatre, nous étions sur la route des montagnes; à midi, nous prenions quelque repos et nous déjeunions dans une petite maison d'auberge bien noire et bit n froide, située à la limite d'un désert de

L'ORGUE DU TITAN 147

bruyères et de laves ; à trois heures, nous repar- tions à travers ce désert.

La route était si ennuyeuse, que je m'endor- mis à phisieurs reprises. J'avais étudié très con- sciencieusement la manière de dormir en croupe sans que le maître s'en aperçût. Bibi ne portait pas seulement l'homme et l'enfant, il avait encore à l'arrière- train, presque sur la queue, un porte- manteau étroit, assez élevé, une sorte de petite caisse en cuir ballottaient pêle-mêle les outils de maître Jean et ses nippes de rechange. C'est sur ce portemanteau que je me calais, de ma- nière qu'il ne sentît pas sur son dos l'alourdisse- meat de ma personne et sur son épaule le balan- cement de ma tête. Il avait beau consulter le profil que nos ombres dessinaient sur les endroits aplanis du chemin ou sur les talus de rochers; j'avais étudié cela aussi, et j'avais, une fois pour toutes, adopté une pose en raccourci, dont il ne pouvait saisir nettement l'intention. Quel- quefois pourtant, il soupçonnait quelque chose et m'allongeait sur les jambes un coup de sa cravache à pomme d'argent, en disant :

148 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE

Attention, petit! on ne dort pas dans la montagne!

Comme nous traversions un pays plat et que les précipices étaient encore loin, je crois que ce jour-là il dormit pour son compte. Je m'é- veillai dans un lieu qui me parut sinistre. C'était encore un sol plat couvert de bruyères et de buissons de sorbiers nains. De sombres collines tapissées de petits sapins s'élevaient sur ma droite et fuyaient derrière moi ; à mes pieds, un petit lac, rond comme un verre de lunette, c'est vous dire que c'était un ancien cratère, reflétait un ciel bas et nuageux. L'eau, d'un gris bleuâtre, à pâles reflets métalliques, ressemblait à du plomb en fusion. Les berges unies de cet étang circu- laire cachaient pourtant l'horizon, d'où l'on pou- vait conclure que nous étions sur un plan très- élevé; mais je ne m'en rendis point compte et j'eus une sorte d'étonnement craintif en voyant les nuages ramper si près de nos têtes, que, selon moi, le ciel menaçait de nous écraser.

Maître Jean ne fit nulle attention à ma mélan- colie.

L'ORGUE DD TITAN 149

Laisse brouter Bibi, me dit-il en mettant pied à terre ; il a besoin de souffler. Je ne suis pas sûr d'avoir suivi le bon chemin, je vais voir.

Il s'éloigna et disparut dans les buissons ; Bibi se mit à brouter les fines herbes et les jolis œil- lets sauvages qui foisonnaient avec mille autres fleurs dans ce pâturage inculte. Moi, j'essayai de me réchauffer en battant la semelle. Bien que nous fussions en plein été, l'air était glacé. Il me sembla que les recherches du maître du- raient un siècle. Ce lieu désert devait servir de refuge à des bandes de loups, et, malgré sa maigreur, Bibi eût fort bien pu les tenter. J'étais en ce temps-là plus maigre encore que lui; je ne me sentis pourtant pas rassuré pour moi-mê- me. Je trouvais le pays affreux et ce que le maître appelait une partie de plaisir s'annonçait pour moi comme une expédition grosse de dan- gers. Était-ce un pressentiment?

Enfin il reparut, disant que c'était le bon chemin et nous repartîmes au petit trot de Bibi, qui ne paraissait nullement démoralisé d'entrer dans la montagne.

150 CONTES D UNE GRÀND'MÈRE

Aujourd'hui, de belles routes sillonnent ces sites sauvages, en partie cultivés déjà; nais, à l'époque je les vis pour la première fois, les voies étroites, inclinées ou relevées dans tous les sens, allant au plus court n'importe au prix de quels efforts, n'étaient point faciles à suivre. Elles n'étaient empierrées que par les écroule- ments fortuits des montagnes, et, quand elles tra- versaient ces plaines disposées en terrasses, il arrivait que l'herbe recouvrait fréquemment les traces des petites roues de chariot et des pieds non ferrés des chevaux qui les traînaient.

Quand nous eûmes descendu jusqu'aux rives déchirées d'un torrent d'hiver, à sec pendant l'été, nous remontâmes rapidement, et, en tour- nant le massif exposé au nord, nous nous retrou- vâmes vers le midi dans un air pur et brillant. Le soleil sur son déclin enveloppait le pa\ d'une splendeur extraordinaire et ce paysage était les plus belles choses que j'ai vues de ma vie. Le chemin tournant, tout bordé d'un buis- son épais d'épilobes roses, dominait un plan ra- viné au flanc duquel surgissaient deux puissantes

L'ORGUE DU TITAN 151

roches de basalte d'aspect monumental, portant à leur cime des aspérités volcaniques qu'on eût pu prendre pour des ruines de forteresses.

J'avais déjà vu les combinaisons prismatiques du basalte dans mes promenades autour de Germon t, mais jamais avec cette régularité et dans cette proportion. Ce que l'une de ces roches avait d'ailleurs de particulier, c'est que les prismes étaient contournés en spirale et sem- blaient être l'ouvrage à la fois grandiose et coquet d'une race d'hommes gigantesques.

Ces deux roches paraissaient, d'où nous étions, fort voisines l'une de l'autre; mais en réalité elles étaient séparées par un ravin à pic au fond duquel coulait une rivière. Telles qu'elles se présentaient, elles servaient de repoussoir aune gracieuse perspective de montagnes marbrées de prairies vertes comme l'émeraude, et coupées de ressauts charmants formés de lignes rocheuses et de forêts. Dans tous les endroits adoucis, on saisissait au loin les chalets et les troupeaux de vaches, brillantes comme de fauves étincelles au reflet du couchant. Puis, au bout de cette per-

152 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

spective, par-dessus l'abîme des vallées profondes noyées dans la lumière, l'horizon se relevait en dentelures bleues, et les monts Dômes profilaient dans le ciel leurs pyramides tronquées, leurs ballons arrondis ou leurs masses isolées , droites comme des tours.

La chaîne de montagnes nous entrions avait des formes bien différentes, plus sauvages et pourtant plus suaves. Les bois de hêtres jetés en pente rapide, avec leurs mille cascatelles au frais murmure, les ravins à pic tout tapissés de plantes grimpantes, les grottes le suinte- ment des sources entretenait le revêtement épais des mousses veloutées, les gorges étroites brus- quement fermées à la vue par leurs coudes mul- tipliés, tout cela était bien plus alpestre et plus mystérieux que les lignes froides et nues des volcans de date plus récente.

Depuis ce jour, j'ai revu l'entrée solennelle que les deux roches basaltiques placées à la limite du désert font à la chaîne du mom Dore, et j'ai pu me rendre compte du vague éblouissement que j'en reçus quand je les vis pour la première

L'ORGUE DU TITAN 153

fois. Personne ne m'avait encore appris en quoi consiste le be?.u dans la nature. Je le sentis pour ainsi dire physiquement, et, comme j'avais mis pied à terre pour faciliter la montée au petit cheval, je re rtai immobile, oubliant de suivre le cavalier.

Eh bien , eh bien , me cria maître Jean, que faites-vous là-bas, imbécile?

Je me hâtai de le rejoindre et de lui demander le nom de l'endroit si drôle, nous étions.

Apprenez, drôle vous-même, répondit-il, que cet endroit est un des plus extraordinaires et des plus effrayants que vous verrez jamais. Il n'a pas de nom que je sache, mais les deux pointes que vous voyez là, c'est la roche Sana- doire et la roche Tuilière. Allons, remontez , et faites attention à vous.

Nous avions tourné les roches et devant nous s'ouvrait l'abîme vertiginieux qui les sépare. De cela, je ne fus point effrayé. J'avais fravi assez souvent les pyramides escarpées des monts Dômes pour ne pas connaître l'éblouissement de l'espace. Maître Jean, qui n'était pas dans la montagne

9.

154 CONTES D'UNE GBAND'MÈRE

et qui n'était venu en Auvergne qu'à l'âge d'hom- me, était moins aguerri que moi.

Je commençai, ce jour-là, à faire quelques réflexions sur les puissants accidents de la nature au milieu desquels j'avais grandi sans m'en éton- ner, et, au bout d'un instant de silence, me re- tournant vers la roche Sanadoire, je demandai à mon maître qu'est-ce qui avait fait ces choses-là.

C'est Dieu qui a fait toutes choses, répondit- il, vous le savez bien.

Je sais; mais pourquoi a-t-il fait des endroits qu'on dirait tout cassés, comme s'il avait voulu les défaire après les avoir faits?

La question était fort embarrassante pour maître Jean, qui n'avait aucune notion des lois naturelles de la géologie et qui, comme la plu- part des gens de ce temps-là, mettait encore en doute l'origine volcanique de l'Auvergne. Cepen- dant, il ne lui convenait pas d'avouer son igno- rance, car il avait la prétention d'être instruit et beau parleur. Il tourna donc b difficulté en se jetant dans la mythologie et me répondit emphatiquement :

L'ORGUE DU TITAN 155

Ce que vous voyez là, c'est l'effort que firent les titans pour escalader le ciel.

Les titans! qu'est-ce que c'est que cela? m'écriai-je voyant qu'il était en humeur de déclamer.

C'était, répondit-il, des géants effroyables qui prétendaient détrôner Jupiter et qui entassè- rent roches sur roches, monts sur monts, pour arriver jusqu'à lui ; mais il les foudroya, et ces montagnes brisées, ces autres éventrées, ces abî- mes, tout cela, c'est l'effet de la grande bataille.

Est-ce qu'ils sont tous morts? demandai-je.

Qui ça? les titans?

Oui ; est-ce qu'il y en a encore ?

Maître Jean ne put s'empêcher de rire de ma simplicité, et, voulant s'en amuser, il répondit :

Certainement, il en est resté quelques-uns.

Bien méchants?

Terribles!

Est-ce que nous en verrons dans ces mon- tagnes-ci?

Eh! eh! cela se pourrait bien.

Est-ce qu'ils pourraient nous faire du mal?

156 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

Peut-être ! mais, si tu en rencontres, tu te dépêcheras d'ôter ton chapeau et de saluer bien bas.

Qu'à cela ne tienne! répondis-je gaiement. Maître Jean crut que j'avais compris son ironie

et songea à autre chose. Quant à moi, je n'étais point rassuré, et, comme la nuit commençait à se faire, je jetais des regards méfiants sur toute roche ou surtout gros arbre d'apparence suspecte, jusqu'à ce que, me trouvant tout près, je pusse m'assurer qu'il n'y avait pas forme humaine. Si vous me demandiez est située la paroisse de Chanturgue, je serais bien empêché de vous le dire. Je n'y suis jamais retourné depuis et je l'ai en vain cherchée sur les cartes et dans les itinéraires. Comme j'étais impatient d'arriver, la peur me gagnant de plus en plus, il me sembla que c'était fort loin de la roche Sanadoire. En réalité, c'était fort près, car il ne faisait pas nuit noire quand nous y arrivâmes. Nous avions fait beaucoup de détours en côtoyant les méandres du torrent. Selon toute probabilité, nous avions passé derrière les montagnes que j'avais vues de

L ORGUE DU TITAN 157

la roehe Sanadoire et nous étions de nouveau à l'exposition du midi, puisqu'à plusieurs centaines de mètres au-dessous de nous croissaient quel- ques maigres vignes.

Je me rappelle très-bien l'église et le presby- tère avec les trois maisons qui composaient le village. C'était au sommet d'une colline adoucie que des montagnes plus hautes abritaient du vent. Le chemin raboteux était très-large et sui- vait avec une sage lenteur les mouvements de la colline. Il était bien battu, car la paroisse, com- posée d'habitations éparses et lointaines, comp- tait environ trois cents habitants que l'on voyait arriver tous les dimanches, en famille, sur leurs chars à quatre roues, étroits et longs comme des pirogues et traînés par des vaches. Excepté ce jour-là, on pouvait se croire dans le désert; les maisons qui eussent pu être en vue se trou- vaient cachées sous l'épaisseur des arbres au fond des ravins, et celles des bergers, situées en haut, étaient abritées dans les plis des grosses roches. Malgré son isolement et la sobriété de son ordinaire, le curé de Chanturgue était gros, gras

158 CONTES D UNE GRAND MÈRE

et fleuri comme les plus beaux chanoines d'une cathédrale. Il avait le caractère aimable et gai. Il n'avait pas été trop tourmenté par la Révo- lution. Ses paroissiens l'aimaient parce qu'il était humain, tolérant, et prêchait en langage du pays.

Il chérissait son frère Jean, et, Don pour tout le monde, il me reçut et me traita comme si j'eusse été son neveu. Le souper fut agréai/ le lendemain s'écoula gaiement. Le pays, ouvert d'un côté sur les vallées, n'était point triste ; de l'autre, il était enfoui et sombre, mais les bois de hêtres et de sapins pleins de fleurs et de fruits sauvages, coupés par des prairies humi'des d'une fraîcheur - 5, n'avaient rien qui me rappelât

ite terrible de la roche Sana loire ; les fan- tômes de titans qui m'avaient gâté le souvenir de ce bel endroit s'effacèrent de mon esprit.

On me laissa courir je voulus, et je fis con- naissance avec les bûcherons et les btrgers, qui me chantèrent beaucoup de chansons. Le curé, qui voulait fêter son frère et qui l'attendait, s'était approvisionné de son mieux, mais lui et moi fai-

L'ORGUE DU TITAN 159

sions .seuls honneur au festin. Maître Jean avait un médiocre appétit, comme les gens qui boivent sec. Le curé lui servit à discrétion le vin du cru, noir comme de l'encre, âpre au goût, mais vierge de tout alliage malfaisant, et, selon lui, incapable de faire mal à l'estomac.

Le jour suivant, je péchai des truites avec le sacristain dans un petit réservoir que formait la rencontre de deux torrents et je m'amusai énor- mément à écouler une mélodie naturelle que l'eau avait trouvée en se glissant dans une pierre creuse. Je la fis remarquer au sacristain, mais il ne l'en- tendit pas et crut que je rêvais.

Enfin, le troisième jour, on se disposa à la sépa- ration. Maître Jean voulait partir de bonne heure, disant que la route était longue, et l'on se mit à déjeuner avec le projet de manger vite et de boire peu.

Mais le curé prolongeait Je service, ne pouvant se résoudre à nous laisser partir sans être bien lestés.

Qui vous presse tant? disait-il. Pourvu que vous soyez sortis en plein jour de la montagne,

160 CONTES DUNE GRANDMÈRE

à partir le la descente de la roche Sanadoire vous rentrez en pays plat et plus vous approchez de Clermont, meilleure est la route. Avec cela, la lune est au plein et il n'y a pas un nuage au ciel. Voyons, voyons, frère Jean, encore un verre de ce vin, de ce bon petit vin de Chante-orgue!

Pourquoi Chante- orgue? dit maître Jean.

Eh! ne vois-tu pas que Chanturgue vient de Chante-orgue? C'est clair comme le jour et je n'ai pas été long à en découvrir l'étymologie.

Il y a donc des orgues dans vos vignes ? demandai-je avec ma stupidité accoutumée.

Certainement, répondit le bon curé. Il y en a plus d'un quart de lieue de long.

Avec des tuyaux ?

Avec des tuyaux tout droits comme à ton orgue de la cathédrale.

Et qu'est-ce qui en joue?

Oh! les vignerons avec leurs pioches.

Qu'est-ce donc qui les a faites, ces orgues?

Les titans! dit maître Jean en reprenant son ton railleur et doctoral.

En effet, c'est bien dit, reprit le curé, émer-

L'ORGUE DU TITAN 161

veillé du génie de son frère. On peut dire que c'est l'œuvre des titans ï

J'ignorais que l'on donnât le nom de jeux d'orgues aux cristallisations du basalte quand elles offrent de la régularité. Je n'avais jamais ouï parler des célèbres orgues basaltiques d'Espaly en Velay, ni de plusieurs autres très-connues au- jourd'hui et dont personne ne s'étonne plus. Je pris au pied de la lettre l'explication de M. le curé et je me félicitai de n'être point descendu à la vigne, car toutes mes terreurs me reprenaient.

Le déjeuner se prolongea indéfiniment et devint un dîner, presque un souper. Maîlre Jean était enchanté de l'étymologie de Chanturgue et ne se lassait pas de répéter :

Chante-orgue! Joli vin, joli nom! On l'a fait pour moi qui touche l'orgue, et agréablement, je m'enflatte! Chante, petit vin, chante dans mon verre ! chante aussi dans ma tête ! Je te sens gros de fugues et de motets qui couleront de mes doigts comme tu coules de la bouteille ! A ta santé, frère ! Vivent les grandes orgues de Chanturgue! vive mon petit orgue de la cathédrale; qui, tout de

162 CONTES D'USE GRA>TD"MÈRE

même, est aussi puissant sous ma main qu'il le serait sous celle d'un titan! Bah! je suis un titan aussi, moi ! Le génie grandit l'homme et chaque fois qu<' j'entonne le Gloria in excelsis, j'escalade le ciel!

Le bon curé prenait sérieusement son frère pour un grand homme et il ne le grondait pas de ses accès de vanité délirante. Lui-même fêtait le vin de Chante-orgue avec l'attendrissement d'un frère qui reçoit les adieux prolongés de son frère bien-aimé ; si bien que le soleil commençait à baisser quand on m'ordonna d'aller habiller Bibi Je ne répondrais pas que j'en fusse bien capable. L'hospitalité avait rempli bien souvent mon verre et la politesse m'avait fait un devoir de ne pas le laisser plein. Heureusement le sacristain m'aida, et, après de longs et tendres embrassements, toi deux frères baignés de larmes se quittèrent au bas de la colline. Je montai en trébuchant sur l'échiné de Bibi.

Est-ce que, par hasard, monsieur serait ivre? dit maître Jean en caressant mes oreilles de sa terrible cravache.

L'ORGUE DU TITAN 163

Mais il ne me frappa point. 11 avait le bras singulièremen. mou et les jambes très-lourdes, car on eut beaucoup de peine à équilibrer ses étriers, dont l'un se trouvait alternativement plus long que l'autre.

Je ne sais point ce qui se passa jusqu'à la nuit. Je crois bien que je ronflais tout haut sans que le maître s'en aperçût. Bibi était si raisonnable que j'étais sans inquiétude. il vait passé une fois, il s'en souvenait toujours.

Je m'éveillai en le sentant s'arrêter brusque- ment et il me sembla que mon ivresse était tout à fait dissipée, car je me rendis fort vite compte de la situation. Maître Jean n'avait pas dormi, ou bien il s'était malheureusement réveillé à temps pour contrarier l'instinct de sa monture. Il l'avait engagée dans un faux chemin. Le docile Bibi avait obéi sans résistance; mais voilà qu'il sentait le terrain manquer devant lui et qu'il se rejetait en arrière pour ne pas se précipiter avec nous dans l'a! îme.

Je fus vite sur mes pieds, et je vis au-dessus de nous, à droite, la roche Sanadoire toute bleue

164 CONTES D'UNE GKAND'MERE

au reflet de la lune, avec son jeu d'orgues con- tourné et sa couronne dentelée. Sa sœur jumelle, la roche Tuilière, était à gauche, de l'autre côté du ravin, l'abîme entre deux; et nous, au lieu de suivre le chemin d'en haut, nous avions pris le sentier à mi-côte.

Descendez, descendez ! criai-je au professeur de musique. Vous ne pouvez point passer ! c'est un sentier pour les chèvres.

Allons donc, poltron, répondit-il d'une voix forte, Bibi n'est-il point une chèvre?

Non, non, maître, c'est un cheval; ne rêvez pas! Il ne peut pas et il ne veut pas!

Et, d'un violent effort, je retirai Bibi du dan- ger, mais non sans l'abattre un peu sur ses jarrets, ce qui força le maître à descendre plus vite qu'il n'eût vouru.

Ceci le mit dans une grande colère, bien qu'il n'eût aucun mal, et, sans tenir compte de l'en- droit dangereux nous nous trouvions, il cher- cha sa cravache pour m'administrer une de ces corrections qui n'étaient pas toujours anodines. J'avais tout mon sang-froid. Je ramassai la cra-

L'ORGUE DU TITAN 165

vache avant lui, et, sans respect pour la pomme d'argent, je la jetai dans le ravin.

Heureusement pour moi, maître Jean ne s'en aperçut pas. Ses idées se succédèrent trop rapi- dement.

Ah! Bibi ne veut pas! disait-il, et Bibi ne peut pas ! Bibi n'est pas une chèvre ! Eh bien , moi, je suis une gazelle!

Et, en parlant ainsi, il se prit à courir devant lui, se dirigeant vers le précipice

Malgré l'aversion qu'il m'inspirait dans ses accès de colère, je fus épouvanté et m'élançai sur ses traces. Mais, au bout d'un instant, je me tran- quillisai. Il n'y avait point de gazelle. Rien ne ressemblait moins à ce gracieux quadrupède que le professeur à ailes de pigeon dont la queue, ficelée d'un ruban noir, sautait d'une épaule à l'autre avec une rapidité convulsive lorsqu'il était ému. Son habit gris à longues basques, ses cu- lottes de nankin et ses bottes molles le faisaient plutôt ressembler à un oiseau de nuit

Je le vis bientôt s'agiter au-dessus de moi; il avait quitté le sentier à pic, il lui restait assez

166 CONTES D'UNE GRAN'D'MÈRE

de raison pour ne pas songer à descendre ; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et, bien que le talus lut rapide, il n'était pas dan- gereux.

Je pris Bibi par la bride et l'aidai à virer de bord, ce qui n'était pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la route ; je comp- tais y retrouver maître Jean, qui avait pris cette direction .

Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidèle Bibi sur sa bonne foi, je redescendis à pied, en droite ligne, jusqu'à la roche Sanadoire. La lune éclai- rait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus donc pas longtemps sans découvrir maître Jean assis sur un débris, les jambes pendantes et reprenant haleine.

Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon pauvre cheval?

Il est là, maître, il vous attend, répon- dis-je.

Quoi ! tu Tas sauvé? Fort bien, mor

Mais comment as-tu fait pour te sauver toi-même? Quelle effroyable chute, hein ?

L'ORGUE DU TITA.X 167

Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute !

Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas aperçu ! Ce que c'est que le vin! le vin!... 0 vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Ap- porte, petit! Viens çà, doux sacristain! Frère, à ta santé! A la santé des titans! A la santé du diable !

J'étais un bon croyant. Les paroles du maître me firent frémir.

Ne dites pas cela, maître, m'écriai -je. Reve- nez à vous, voyez vous êtes !

je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis, d'où jaillissaient les éclairs du délire; je suis? dis-tu que je suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson!

Vous êtes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe de tous les côtés. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est cou- verte. N'y restons pas, maître. C'est un vilain endroit.

168 CONTES D'UNE GRAND'MERE

Roche Sanadoire ! reprit le maître en cher- chant à soulever sur son front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche Sonatoire, oui, c'est ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le plus beau jeu d'orgues de la création. Tes tuyaux contournés doivent rendre des sons étranges, et la main d'un titan peut seule te faire chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si un autre géant me dispute le droit de faire ici de la mu- sique, qu'il se montre!... Ah! ah! oui-dal Ma cravache, petit? est ma cravache?

Quoi donc, maître? lui répondis-je épou- vanté, qu'en voulez- vous faire? est-ce que vous voyez?...

Oui, je vois, je le vois, le brigand! le monstre! ne le vois-tu pas aussi?

Non, donc?

Eh parbleu! là-haut, assis sur la dernier? pointe de la fameuse roche Sonatoire, comme tu dis!

Je ne disais rien et ne voyais rien qu'une grosse pierre jaunâtre rongée par une mousse desséchée

L'ORGUE DU TITAN 169

Mais l'hallucination est contagieuse et celle du professeur me gagna d'autant mieux que j'avais ptur de voir ce qu'il voyait.

Oui, oui, lui dis-je, au bout d'un instant d'angoisse inexprimable, je le vois, il ne bouge pas, il dort ! Allons-nous-en ! Attendez ! Non, non, ne bougeons pas et taisons-nous, je le vois à pré- sent qui remue!

Mais je veux qu'il me voie! je veux surtout qu'il m'entende! s'écria le professeur en se levant avec enthousiasme. Il a beau être là, perché sur son orgue, je prétends lui enseigner la musique, à ce barbare! Oui, attends, brute! Je vais te régaler d'un Introït de ma façon. A moi, petit! es- tu? Vite au soufflet! Dépêche!

Le soufflet? Quel soufflet? Je ne vois pas...

Tu ne vois rien ! là, là, te dis-je!

Et il me montrait une grosse tige d'arbrisseau qui sortait de la roche un peu au-dessous des tuyaux, c'est-à-dire des prismes du basalte. On sait que ces colonnettes de pierre sont souvent fendues et comme craquelées de distance en dis- tance, et qu'elles se détachent avec une grande

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170 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

facilité si elles reposent sur une base friable qui vienne à leur manquer.

Les flancs de la roche Sanadoire étaient revêtus de gazon et de plantes qu'il n'était pas prudent d'ébranler. Mais ce danger réel ne me préoc- cupait nullement, j'étais tout entier au péril imaginaire d'éveiller et d'irriter le titan. Je refusai net d'obéir. Le maître s'emporta, et, me prenant au collet avec une force vraiment sur- humaine, il me plaça devant une pierre natu- rellement taillée en tablette qu'il lui plaisait d'appeler le clavier de l'orgue.

Joue mon Introït, me cria-t-il aux oreilles, joue-le, tu le sais! Moi, je vais souffler, puisque tu n'en as pas le courage!

Et il s'élança, gravit la base herbue de la roche et se hissa jusqu'à l'arbrisseau qu'il se mit à ba- lancer de haut en bas comme si c'eût été le manche d'un soufflet, *m me criant:

Allons, commence, et ne nous trompons pas! Allegro, mille tonnerres! allegro risoluto! Et toi, orfme, chante! chante, orgue l chante uryuel...

L'ORGUE DU TITAN 171

Jusque-là, pensant, par moments, qu'il avait le vin gai et se moquait de moi, j'avais eu quel- que espoir de l'emmener. Mais, le voyant souffler son orgue imaginaire avec une ardente convic- tion, je perdis tout à fait l'esprit, j'entrai dans son rêve que le vin de Chanturgue largement fêté rendait peut-être essentiellement musical. La peur fit place à je ne sais quelle imprudente curiosité comme on l'a dans les songes, j'étendis mes mains sur le prétendu clavier et je remuai les doigts.

Mais alors quelque chose de vraiment extraor- dinaire se passa en moi. Je vis mes mains grossir, grandir et prendre des proportions colossales. Cette transformation rapide ne se fit pas sans me causer une souffrance telle que je ne l'ou- blierai de ma vie. Et, à mesure que mes mains devenaient celles d'un titan, le chant de l'orgue que je croyais entendre acquérait une puissance effroyable. Maître Jean croyait l'entendre aussi, car il me criait :

Ce n'est pas Y Introït! Qu'est-ce que c'est? Je ne sais pas ce que c'est, mais ce doit être de moi, c'est sublime!

172 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

Ce n'est pas de vous, lui répondis-je, car nos voix devenues titanesques couvraient les ton- nerres de l'instrument fantastisque; non, ce n'est pas de vous, c'est de moi.

Et je continuais à développer le motif étrange, sublime ou stupide, qui surgissait dans mon cer- veau. Maître Jean soufflait toujours avec fureur et je jouais toujours avec transport; l'orgue rugis- sait, le titan ne bougeait pas ; j'étais ivre d'or- gueil et de joie, je me croyais à l'orgue de la cathédrale de Clermont, charmant une foule en- thousiaste, lorsqu'un bruit sec et strident comme celui d'une vitre brisée m'arrêta net. Un fracas épouvantable et qui n'avait plus rien de musical, se produisit au-dessus de moi, il me sembla que la roche Sanadoire oscillait sur sa base. Le clavier reculait et le sol se dérobait sous mes pieds. Je tombai à la renverse et je roulai au milieu d'une pluie de pierres. Les basaltes s'écroulaient, maître Jean, lancé avec l'arbuste qu'il avait déra- ciné, disparaissait sous les débris : nous étions foudroyés.

Ne me demandez pas ce que je pensai et ce

L'ORGUE DU TITAN 173

que je fis pendant les deux ou trois heures qui suivirent: j'étais fort blessé à la tête et mon sang m'aveuglait. Il me semblait avoir les jambes écra- sées et les reins brisés. Pourtant, je n'avais rien de grave, puisque, après m'être traîné sur les mains et les genoux, je me trouvai insensiblement debout et marchant devant moi. Je n'avais qu'une idée dont j'aie gardé souvenir, chercher maître Jean; mais je ne pouvais l'appeler, et, s'il m'eût ré- pondu, je n'eusse pu l'entendre. J'étais sourd et muet dans ce moment-là.

Ce fut lui qui me retrouva et m'emmena. Je ne recouvrai mes esprits qu'auprès de ce petit lac Servières nous nous étions arrêtés trois jours auparavant. J'étais étendu sur le sable du rivage. Maître Jean lavait mes blessures et les siennes, car il était fort maltraité aussi. Bibi brou- tait aussi philosophiquement que de coutume, sans s'éloigner de nous.

Le froid avait dissipé les dernières influences du fatal vin de Chanturgue.

Eh bien, mon pauvre petit, me dit le pro- fesseur en étanchant mon front avec son mouchoir

10.

♦74 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

trempé dans l'eau glacée du lac, commences-tu à te ravoir? peux-tu parler à présent?

Je me sens bien, répondis-je. Et vous, maître tous n'étiez donc pas mort?

Apparemment ; j'ai du mal aussi, mais ce Be sera rien. Nous l'avons échappé belle!

En essayant de rassembler mes souvenirs con- fus, je me mis à chanter.

Que diable chantes-tu là? dit maître Jean surpris. Tu as une singulière manière d'être malade, toi! Tout à l'heure, tu ne pouvais ni parler ni entendre, et à présent monsieur siffle comme un merle ! Qu'est-ce que c'est que cette musique-là ?

Je ne sais pas, maître.

Si fait; c'est une chose que tu sais, puis- que tu la chantais quand la roche s'e>t ruée sur nous.

Je chantais dans ce moment-là ? Mais non, je jouais l'orgue, le grand orgue du titan !

Allons, bon ! te voilà fou, à présent? As-tu pu prendre au sérieux la plaisanterie que je t'ai faite?

La mémoire me revenait très-nette.

L'ORGUE DU TITAN 175

C'est vous qui ne vous souvenez pas, lui dis- je ; vous ne plaisantiez pas du tout. Vous souf- fliez l'orgue comme un beau diable!

Maître Jean avait été si réellement ivre, qu'il ne se rappelait et ne se rappela jamais rien de l'aventure. Il n'avait été dégrisé que par l'écrou- lement d'un pan de la roche Sanadoire, le danger que nous avions couru et les blessures que nous avions reçues. Il n'avait conscience que du motif, inconnu à lui, que j'avais chanté et de la manière étonnante dont ce motif avait été redit cinq fois par les échos merveilleux mais bien connus de la roche Sanadoire. Il voulut se persuader que c'était la vibration de ma voix qui avait provo- qué l'écroulement; à quoi je lui répondis que c'était la rage obstinée avec laquelle il avait secoué et déraciné l'arbuste qu'il avait pris pour un manche de soufflet. Il soutint que j'avais rêvé, mais il ne put jamais expliquer comment, au lieu de chevaucher tranquillement sur la route, nous étions descendus à mi-côte du ravin pour nous amuser à folâtrer autour de la roche Sanadoire.

Quand nous eûmes bandé nos plaies et bu assez

176 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

d'eau pour bien enterrer le vin de Chanturgue, nous reprîmes notre route; mais nous étions si las et si affaiblis, que nous dûmes nous arrêter à la petite auberge au bout du désert. Le len- demain, nous étions si courbatus, qu'il nous fallut garder le lit. Le soir, nous vîmes arriver le bon curé de Chanturgue fort effrayé ; on avait trouvé le chapeau de maître Jean et des traces de sang sur les débris fraîchement tombés de la roche Sanadoire. A ma grande satisfaction, le torrent avait emporté la cravache.

Le digne homme nous soigna fort bien. Il vou- lait nous ramener chez lui, mais l'organiste ne pouvait manquer à la grand'messe du dimanche et nous revînmes à Clermont le jour suivant.

Il avait la tête encore affaiblie ou troublée quand il se retrouva devant un orgue plus inof- fensif que celui de la Sanadoire. La mémoire lui manqua deux ou trois fois et il dut improviser, ce qu'il faisait de son propre aveu très-médio- crement, bien qu'il se piquât de composer des chefs-d'œuvre à tête reposée.

A l'élévation, il se sentit pris de faiblesse et

L'ORGUE DU TITAN 177

me fît signe de m'asseoir à sa place. Je n'avais jamais joué que devant lui et je n'avais aucune idée de ce que je pourrais devenir en musique. Maître Jean n'avait jamais terminé une leçon sans décréter que j'étais un âne. Un moment je fus presque aussi ému que je l'avais été devant l'or- gue du titan. Mais l'enfance a ses accès de con- fiance spontanée; je pris courage, je jouai le motif qui avait frappé le maître au moment de la cas- tastrophe et qui, depuis ce moment-là, n'était pas sorti de ma tête.

Ce fut un succès qui décida de toute ma vie, vous allez voir comment.

Après la messe, M. le grand vicaire, qui était un mélomane très-érudit en musique sacrée, fit mander maître Jean dans la salle du chapitre.

Vous avez du talent, lui dit-il, mais il ne faut point manquer de discernement. Je vous ai déjà blâmé d'improviser ou de composer des motifs qui ont du mérite, mais que vous placez hors de saison, tendres ou sautillants quand ils doivent être sévères, menaçants et comme irrités quand ils doivent être humbles et suppliants.

«8 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

Ainsi, aujourd'hui, à l'élévation, vous nous avez fait entendre un véritable chant de guerre. C'était fort beau, je dois l'avouer, mais c'était un sabbat et non un Adoremus.

J'étais derrière maître Jean pendant que le grand vicaire lui parlait, et le cœur me battait bien fort. L'organiste s'excusa naturellement en disant qu'il s'était trouvé indisposé, et qu'un enfant de chœur, son élève, avait tenu l'orgue à l'élévation.

Est-ce vous, mon petit ami? dit le vicaire en voyant ma figure émue.

C'est lui, répondit maître Jean, c'est ce petit âne!

Ce petit âne a fort bien joué, reprit le grand Ticaire en riant. Mais pourriez-vous me dire, mon enfant, quel est ce motif qui m'a frappé? J'ai bien vu que c'était quelque chose de remar- quable, mais je ne saurais dire cela existe.

Cela n'existe que dans ma tête. is-je avec assurance. Cela m'est venu, dans la mon- tagne.

T'en est-il venu a'autr

L'ORGUE DU TITAN 179

Non, c'est la première fois que quelque chose m'est venu.

Pourtant...

Ne faites pas attention, reprit l'organiste* il ne sait ce qu'il dit, c'est une réminiscence!

C'est possible, mais de qui?

De moi probablement; on jette tant d'idées au hasard quand on compose! le premier venu ramasse les bribes!

Vous auriez ne pas laisser perdre cette bribe-là, reprit le grand vicaire avec malice ; elle vaut une grosse pièce.

Il se retourna vers moi en ajoutant

Viens chez moi demain après ma messe basse, je veux t'examiner.

Je fus exact. 11 avait eu le temps de faire sec recherches. Nulle part il n'avait trouvé mon motif. Il avait chez lui un beau piano et me fit improviser. D'abord je fus troublé et il ne me vint que du gâchis ; puis, peu à peu, mes idéee s'éclair cirent et le prélat fut si content de moi, qu'il manda maître Jean et me recommanda è, lui comme son protégé tout spécial. C'était lui

180 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

dire que mes leçons lui seraient bien payées. Le professeur me retira donc de la cuisine et de l'écurie, me traita avec plus de douceur et, en peu d'années, m'enseigna tout ce qu'il savait. Mon protecteur vit bien alors que je pouvais aller plus loin et que le petit âne était plus laborieux et mieux doué que son maître. Il m'en- voya à Paris, je fus, très-jeune encore, en état de donner des leçons et de puer dans les con- certs. Mais ce n'est pas l'histoire de ma vie entière que je vous ai promise; ce serait trop long, et vous savez maintenant ce que vous vouliez savoir* comment une grande frayeur, à la suite d'un accès d'ivresse, développa en moi une faculté refoulée par la rudesse et le dédain du maître qui eût la développer. Je n'en bénis pas moins son souvenir. Sans sa vanité et son ivro- gnerie, qui exposèrent ma raison et ma vie à la roche Sanadoire, ce qui couvait en moi n'en fût peut-être jamais sorti. Cette folle aventure qui m'a fait éclore, m'a pourtant laissé une suscep- tibilité nerveuse qui est une souffrance. Parfois, en improvisant, j'imagine entendre l'écroulement

LORGUE DU TITAN 181

du roc sur ma tête et sentir mes mains grossir comme celles du Moïse de Michel-Ange. Cela ne dure qu'un instant, mais cela ne s'est point guéri entièrement, et vous voyez que l'âge ne m'en a pas débarrassé.

*

* *

Mais, dit le docteur au maestro quand il eut terminé son récit, à quoi attribuez-vous cette dilatation fictive de vos mains, cette souffrance qui vous saisit à la roche Sanadoire avant son trop réel écroulement?

Je ne peux l'attribuer, répondit le maestro, qu'à des orties ou à des ronces qui poussaient sur le prétendu clavier. Vous voyez, mes amis, que tout est symbolique dans mon histoire. La révélation de mon avenir fut complète : des illu- sions, du bruit... et des épines!

il

CE QUE DISENT LES FLEURS

Quand j'étais enfant, ma chère Aurore, j'étais très-tourmentée de ne pouvoir saisir ce que les fleurs se disaient entre elles. Mon professeur de botanique m'assurait qu'elles ne disaient rien ; soit qu'il fût sourd, soit qu'il ne voulût pas me dire la vérité, il jurait qu'elles ne disaient rien du tout.

Je savais bien le contraire. Je les entendais babiller confusément, surtout à la rosée du soir; mais elles parlaient trop bas pour que je pusse distinguer leurs paroles; et puis elles étaient méfiantes, et, quand je passais près des plates- bandes du jardin ou sur le sentier du pré, elle* s'avertissaient par une espèce de psitt, qui cou-

1&4 CONTES DUNE GRAXDMÊRE

rait de l'une à l'autre. C'était comme si Fon eût dit sur toute la ligne : a Attention, taisons-nous! voilà l'entant curieux qui nous écoute. »

Je m'y obstinai. Je m'exerçai à marcher si doucement, sans frôler le plus petit brin d'herbe, qu'elles ne m'entendirent plus et que je pus m'avancer tout près, tout près; alors-, en me baissant sous l'ombre des arbres pour qu'elles ne vissent pas la mienne, je saisis enfin des paroles articulées.

Il fallait beaucoup d'attention : c'était de si petites voix, si douces, si fines, que la moindre brise les emportait et que le bourdonnement des sphinx et des noctuelles les couvrait absolument.

Je ne s>is pas quelle langue elles parlaient. Ce n'était ni le français, ni le latin qu'on m'appre- nait alors ; mais il se trouva que je comprenais fort bien. Il me sembla même que je compre- nais mieux ce langage que tout ce que j'avais entendu jusqu'alors.

Un soir, je réussis à me coucher sur le sable et à ne plus rien perdre de ce qui se disait auprès de moi dans un coin bien abrité du par-

CE QUE DISENT LES FLEURS 185

terre. Comme tout le monde parlait dans tout le jardin, il ne fallait pas s'amuser à vouloir sur- prendre plus d'un secret en une fois. Je me tms donc bien tranquille, et voici ce que j'entendis dans les coquelicots :

Mesdames et messieurs , il est temps d'en finir avec cette platitude. Toutes les plantes sont également nobles; notre famille ne le cède à aucune autre, et, accepte qui voudra la royauté de la rose, je déclare que j'en ai assez et que je ne reconnais à personne le droit de se dire mieux et plus titré que moi.

A quoi les marguerites répondirent toutes ensemble que l'orateur coquelicot avait raison. Une d'elles, qui était plus grande que les autres et fort belle, demanda la parole et dit :

Je n'ai jamais compris les grands airs que prend la famille des roses. En quoi, je vous le demande, une rose est-elle plus jolie et mieux faite que moi? La nature et l'art se sont entendus pour multiplier le nombre de nos pétales et l'éclat de nos couleurs. Nous sommes même beaucoup plus riches, car la plus bolle

186 COMES DUNE GRAND'MÈRE

rose n'a guère plus de deux cents pt taies et nous en avons jusqu'à cinq cents. Quant aux couleurs, nous avons le violet et presque le bleu pur que la rose ne trouvera jamais.

Moi, dit un grand pied d'alouette vivace, moi le prince Delphinium, j'ai l'azur des cieux dans ma corolle, et mes nombreux parents ont toutes les nuances du rose. La prétendue reine des fleurs a donc beaucoup à nous envier, et, quant à son parfum si vanté..

Ne parlez pas de cela, reprit vivement le coquelicot. Les hâbleries du parfum me portent sur les nerfs. Qu'est-ce, je vous prie, que le parfum? Une convention établie par les jardiniers et les papillons. Moi, je trouve que la rose sent mauvais et que c'est moi qui embaume.

Nous ne sentons rien, dit la marguerite, et je crois que par nous faisons preuve de tenue et de bon goût. Les odeurs sont des indiscrétions ou des vanteries. Une plante qui s te ne s'annonce point par des émanations. Sa beauté doit lui suffire.

Je ne suis pas de votre avis, s'écria uu

CE QUE DISENT LES FLEURS 187

gros pavot qui sentait très-fort. Les odeurs an- noncent l'esprit et la santé.

Les rires couvrirent la voix du gros pavot. Les œillets s'en tenaient les côtes et les résédas se pâmaient. Mais, au lieu de se fâcher, il se remit à critiquer la forme et la couleur de la rose qui ne pouvait répondre ; tous les rosiers venaient d'être taillés et les pousses remontantes n'avaient encore que de petits boutons bien serrés dans leurs langes verts. Une pensée fort richement vêtue critiqua amèrement les fleurs doubles, et, comme celles-ci étaient en majorité dans le parterre, on commença à se fâcher. Mais il y avait tant de jalousie contre la rose, qu'on se réconcilia pour la railler et la dénigrer. La pensée eut même du succès quand elle compara la rose à un gros chou pommé, donnant la pré- férence à celui-ci à cause de sa taille et de son utilité. Les sottises que j'entendais m'exaspérèrent et, tout à coup, parlant leur langue :

Taisez -vous, m'écriai -je en donnant un coup de pied à ces sottes fleurs. Vous ne dites rien qui vaille. Moi qui m'imaginais entendre

188 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

ici des merveilles de poésie, quelle déception vous me causez avec vos rivalités, vos vanités et votre basse envie î

Il se fit un profond silence et je sortis du par- terre.

Voyons donc, me disais-je, si les plantes rustiques ont plus de bon sens que ces péronnelles cultivées, qui, en recevant de nous une beauté d'emprunt, semblent avoir pris nos préjugés et nos travers.

Je me glissai dans l'ombre de la haie touffue, me dirigeant vers la prairie ; je voulais savuir si les spirées qu'on appelle reine des prés avaient aussi de l'orgueil et de l'envie. Mais je m'arrêtai auprès d'un grand églantier dont toutes les fleurs parlaient ensemble.

Tâchons de savoir, pensai-je, si la rose sau- vage dénigre la rose à cent feuilles et méprise la rose pompon.

Il faut vous dire que, dans mon enfance, on n'avait pas créé toutes ces variétés de roses que les jardiniers savants ont réussi à produire depuis, par la greffe et les semis. La nature n'en était

CE QUE DISENT LES FLEURS 189

pas plus pauvre pour cela. Nos buissons étaient remplis de variétés nombreuses de roses à l'état rustique : la canina, ainsi nommée parce qu'on la croyait un remède contre la morsure des chiens enragés ; la rose canelle, la musquée, la rubigi- nosa ou rouillée, qui est une des plus jolies ; la rose pimprenelle, la tomentosa ou cotonneuse, la rose alpine, etc., etc. Puis, dans les jardins, nous avions des espèces charmantes à peu près perdues aujourd'hui, une panachée rouge et blanc qui n'était pas très-fournie en pétales, mais qui mon- trait sa couronne d'étamines d'un beau jaune vif et qui avait le parfum de la bergamotte. Elle était rustique au possible, ne craignant ni les étés secs ni les hivers rudes; la rose pompon, grand et petit modèle, qui est devenue excessivement rare ; la petite rose de mai, la plus précoce et peut-être la plus parfumée de toutes, qu'on de- manderait en vain aujourd'hui dans le commerce, la rose de Damas ou de Provins que nous savions utiliser et qu'on est obligé, à présent, de deman- der au midi de la France ; enfin, la rose à cent feuilles ou, pour mieux dire, à cent pétales, dont

II.

190 COUTES D'UNE GRAND'MÈRE

la patrie est inconnue et que l'on attribue géné- ralement à la culture.

C'est cette rose centifolia qui était alors, pour noi comme pour tout le monde, l'idéal de la rose, et je n'étais pas persuadée, comme L'était mon précepteur, quelle fût un monstre à la science des jardiniers. Je lisais dans mes p que la rose était de toute antiquité le type de la beauté et du parfum. A coup sûr, ils ne connais- ttt pas nos roses thé qui ne sentent plus la rose, el toutes ces variétés charmantes qui, de nos jours, ont diversifié à l'infini, mais en l'al- térant essentiellement, le vrai type de la rose. On m'enseignait alors la botanique. Je n'y mor- dais qu'à ma façon. J'avais l'odorat fin et je vou- lais que le parfum fût un des caractères essen- tiels de la plante; mon professeur, qui prenait du tabac, ne m'accordait pas ce critérium de classification. 11 ne sentait plus que le tabac, et, quand il flairait une autre plante, il lui commu- niquait des propriétés sternutatoires tout à fait avilissantes. J'écoutai donc de toutes mes oreilles ce que disaient les églantiers au-dessus de ma

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tête, car, dès les premiers mots que je pus saisir, je vis qu'ils parlaient des origines de la rose.

Reste ici, doux zéphyr, disaient-ils, nous sommes fleuris. Les belles roses du parterre dor- ment encore dans leurs boutons verts. Vois, nous sommes fraîches et riantes, et, si tu nous berces un peu, nous allons répandre des parfums aussi suaves que ceux de notre illustre reine.

J'entendis alors le zéphyr qui disait :

Taisez- vous, vous n'êtes que des enfants du Nord. Je veux bien causer un instant avec vous, mais n'ayez pas l'orgueil de vous égaler à la reine des fleurs.

Cher zéphyr, nous la respectons et nous l'adorons, répondirent les fleurs de l'églantier ; nous savons comme les autres fleurs du jardin en sont jalouses. Elles prétendent qu'elle n'est rien de plus que nous, qu'elle est fille de l'églan- tier et ne doit sa beauté qu'à la greffe et à la culture. Nous sommes des ignorantes et ne savons pas répondre. Dis-nous, toi qui es plus ancien que nous sur la terre, si tu connais la véritable origine de la rose.

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Je vous la dirai, car c'est ma propre histoire; écoutez-la, et ne l'oubliez jamais.

Et le zéphyr raconta ceci :

Au temps les êtres et les choses de l'univers parlaient encore la langue des dieux, j'étais le fils aîné du roi des orages. Mes ailes noires touchaient les deux extrémités des plus vastes horizons, ma chevelure immense s'em- mêlait aux nuages. Mon aspect était épouvan- table et sublime, j'avais le pouvoir de rassem- bler les nuées du couchant et de les étendre comme un voile impénétrable entre la terre et le soleil.

» Longtemps je régnai avec mon père et mes frères sur la planète inféconde. Notre mission était de détruire et de bouleverser. Mes frères et moi, déchaînés sur tous les points de ce misérable petit monde, nous semblions ne devoir jamais permettre à la vie de paraître sur cette scorie informe que nous appelons aujourd'hui la terre des vivants. J'étais le plus robuste et ie plus fu- rieux de tous. Quand le roi mon père était las, il s'étendait sur le sommet des nuées et se repo-

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sait sur moi du soin de continuer l'œuvre de l'implacable destruction. Mais, au sein de cette terre, inerte encore, s'agitait un esprit, une divi- nité puissante, l'esprit de la vie, qui voulait être, et qui, brisant les montagnes, comblant les mers, entassant les poussières, se mit un jour à surgir de toutes parts. Nos efforts redoublèrent et ne servirent qu'à hâter l'éclosion d'une foule d'êtres qui nous échappaient par leur petitesse ou nous résistaient par leur faiblesse même ; d'humbles plantes flexibles, de minces coquillages flottants prenaient place sur la croûte encore tiède de l'écorce terrestre, dans les limons, dans les eaux, dans les détritus de tout genre. Nous roulions en vain les flots furieux sur ces créations ébau- chées. La vie naissait et apparaissait sans cesse sous des formes nouvelles, comme si le génie patient et inventif de la création eût résolu d'adapter les organes et les besoins de tous les êtres au milieu tourmenté que nous leur faisions.

» Nous commencions à nous lasser de cette résistance passive en apparence, irréductible en

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réalité. Nous détruisions des races entières d'êtres vivants, d'autres apparaissaient organisés pour nous subir sans mourir. Nous étions épuisés de rage. Nous nous retirâmes sur le sommet des nuées pour délibérer et demander à notre père des forces nouvelles.

» Pendant qu'il nous donnait de nouveaux ordres, la terre un instant délivrée de nos fureurs se couvrit de plantes innombrables des myriades d'animaux ingénieusement confor- més dans leurs différents types, cherchèrent leur abri et leur nourriture dans d'immenses forêts ou sur les flancs de puissantes montagnes, ainsi que dans les eaux épurées de lacs immenses.

» Allez, nous dit mon père, le roi des orages, voici la terre qui s'est parée comme une fiancée pour épouser le soleil. Mettez- vous entre eux. Entassez les nuées énormes, mugissez, et que v.>tre souffle renverse les forêts, aplanisse les monts et déchaîne les mers. Allez, et ne revenez pas, tant qu'il y aura encore un être vivant, une plante debout sur cette arène maudite la vie prétend s'établir en dépit de nous

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d Nous nous dispersâmes comme une semence de mort sur les deux hémisphères, et moi, fen- dant comme un aigle fe rideau des nuages, je m'abattis sur les antiques contrées de l'extrême Orient, de profondes dépressions du haut plateau asiatique s'abaissant vers la mer sous un ciel de feu, font éclore, au sein d'une humidité énergique, les plantes gigantesques et les ani- maux redoutables. J'étais reposé des fatigues su- bies, je me sentais doué d'une force incommen- surable, j'étais fier d'apporter le désordre et la mort à tous ces faibles qui semblaient me braver. D'un coup d'aile, je rasais toute une contrée; d'un souffle, j'abattais toute une forêt, et je sentais en moi une joie aveugle, enivrée, la joie d'être plus fort que toutes les forces de la nature.

» Tout à coup un parfum passa en moi comme par une aspiration inconnue à mes organes, et, surpris d'une sensation si nouvelle, je m'arrêtai pour m'en rendre compte. Je vis alors pour la première fois un être qui était apparu sur la terre en mon absence, un être frais, délicat, im- perceptible, la rose !

196 COHTKS D'UNE GRAND 'MÈRE

» Je fondis sur elle pour l'écraser. Elle plia, se coucha sur l'herbe et me dit :

» Prends pitié! je suis si belle et si douce! respire-moi, tu m'épargneras.

j> Je la respirai et une ivresse soudaine abattit ma fureur. Je me couchai sur l'herbe et je m'en- dormis auprès d'elle.

» Quand je m'éveillai, la rose s'était relevée et se balançait mollement, bercée par mon ha- leine apaisée.

» Sois mon ami, me dit-elle. Ne me quitte plus. Quand tes ailes terribles sont pliées, je t'aime et te trouve beau. Sans doute tu es le roi de la forêt. Ton souffle adouci est un chant dé- licieux. Reste avec moi, ou prends-moi avec toi, afin que j'aille voir de plus près le soleil et les nuages.

» Je mis la rose dans mon sein et je m'envo- lai avec elle. Mais bientôt il me sembla qu'elle se flétrissait; alanguie, elle ne pouvait plus me parler ; son panum, cependant, continuait à me charmer, et moi, craignant de l'anéantir, je vo- lais doucement, je caressais la cime des arbres,

CE QUE DISENT LES FLEURS 197

j'évitais le moindre choc. Je remontai ainsi avec précaution jusqu'au palais de nuées sombres m'attendait mon père.

» Que veux-tu ? me dit-il, et pourquoi as-tu laissé debout cette forêt que je vois encore sur les rivages de l'Inde? Retourne l'exterminer au plus vite.

» Oui, répondis-je en lui montrant la rose, mais laisse-moi te confier ce trésor que je veux sauver.

» Sauver! s'écria-t-il en rugissant de colère; tu veux sauver quelque chose?

» Et, d'un souffle, il arracha de ma main la rose, qui disparut dans l'espace en semant ses pétales flétries.

» Je m'élançai pour ressaisir au moins un ves- tige; mais le roi, irrité et implacable, me saisit à mon tour, me coucha, la poitrine sur son genou, et, avec violence , m'arracha mes ailes, dont le3 plumes allèrent dans l'espace rejoindre les feuilles dispersées de la rose.

» Misérable enfant, me dit-iî, tu as connu la pitié, tu n'es plus mon fils. Va -t'en rejoindre

198 CONTES D'UNE GRAND'MERE

sur la terre le funeste esprit de la vie qui me brave, nous verrons s'il fera de toi quelque chose, à présent que, grâce à moi, tu n'es plus rien.

« Et, me lançant dans les abîmes du vide, il m'oublia à jamais.

9 Je roulai jusqu'à la clairière et me trouvai anéanti à côté de la rose, plus riante et plus embaumée que jamais.

» Quel est ce prodige? Je te croyais morte et je te pleurais. As-tu le don de renaître après la mort?

» Oui, répondit-elle, comme toutes les créatures que l'esprit de vie féconde. Vois boutons qui m'environnent. Ce soir, j'aurai perdu mon éclat et je travaillerai à mon renou- vellement, tandis que mes sœurs te charmeront de leur beauté et te verseront les parfums de ]eur journée de fête. Reste avec nous ; n'es-tu pas notre compagnon et notre ami ?

» J'étais si humilié de ma déchéance, que j'ar- rosais de mes larmes cette terre à laquelle je me sentais à jamais rivé, [/esprit de la vie sentit

CE QUE DISENT LES FLEURS 199

mes pleurs et s'en émut. Il m'apparut sous la forme d'un ange radieux et me dit :

» Tu as connu la pitié, tu as eu pitié de la rose, je veux avoir "pitié de toi. Ton père est puissant, mais je le suis plus que lui, car il peut détruire et, moi, je peux créer.

» En parlant ainsi, l'être brillant me toucha et mon corps devint celui d'un bel enfant avec un visage semblable au coloris de la rose. Des ailes de papillon sortirent de mes épaules et je me mis à voltiger avec délices.

» Reste avec les fleurs, sous le frais abri des forêts, me dit la fée. A présent, ces dômes de verdure te cacheront et te protégeront. Plus tard, quand j'aurai vaincu la rage des éléments, tu pourras parcourir la terre, tu seras béni par les hommes et chanté par les poètes. Quant à toi, rose charmante qui, la première as su désarmer la fureur par la beauté, sois le signe de la future réconciliation des forces aujourd'hui ennemies de la nature. Tu seras aussi l'enseigne- ment des races futures, car ces races civilisées voudront faire servir toutes choses à leurs besoins.

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Mes dons les plus précieux, la grâce, la douceur et la beauté risqueront de leur sembler d'une moin- dre valeur que la richesse et la force. Apprends- leur, aimable rose, que la plus grande et la plus légitime puissance est celle qui charme et réconcilie. Je te donne ici un titre que les siè- cles futurs n'oseront pas t'ôter. Je te proclame reine des fleurs; les royautés que j'institue sont divines et n'ont qu'un moyen d'action, le charme.

» Depuis ce jour, j'ai vécu en paix avec le ciel, chéri des hommes, des animaux et des plantes; ma libre et divine origine me laisse le choix de résider il me plaît, mais je suis trop l'ami de la terre et le serviteur de la vie à laquelle mon souffle bienfaisant contribue, pour quitter cette terre chérie mon premier et éternel amour me retient. Oui, mes chères petites, je suis le fidèle amant de la rose et par conséquent votre frère et votre ami. »

En ce cas, s'écrièrent toutes les petites roses de l'églantier, donne-nous le bal et réjouis- sons-nous en chantant les louanges de madame la reine, la rose à cent feuilles de l'Orient.

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Le zéphyr agita ses jolies ailes et ce fut au- dessus de ma tête une danse effrénée, accom- pagnée de frôlements de branches et de claque- ment de feuilles en guise de timbales et de castagnettes : il arriva bien à quelques petites folles de déchirer leur robe de bal et de semer leurs pétales dans mes cheveux; mais elles n'y firent pas attention et dansèrent de plus belle en chantant :

Vive la belle rose dont la douceur a vaincu le fils des orages! vive le bon zéphyr qui est resté l'ami des fleurs!

Quand je racontai à mon précepteur ce que j'avais entendu, il déclara que j'étais malade et qu'il fallait m'administrer un purgatif. Mais ma grand'mère m'en préserva en lui disant :

Je vous plains si vous n'avez jamais entendu ce que disent les roses. Quant à moi, je regrette le temp" je l'entendais. C'est une faculté de l'enfance. Prenez garde de confondre les facultés avec les maladies!

LE MARTEAU ROUGE

J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter mainte- nant l'histoire d'un caillou. Mais je vous trom- perais si je vous disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons attri- buer la parole qu'aux êtres. Une fleur est un être pourvu d'organes et qui participe largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le considérer comme un être ; mais les fragments

204 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu'une phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n'est un être humain. C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline, il était cornaline lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de bœuf qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veiné de pai lies ambrées, et transparent comme un cristal. Vitri- fication splendide, produite par l'action des feux plutoniens sur l'écorce siliceuse de la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tran- quille et silencieux depuis des siècles dont je ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les chérissez aussi.

LE MARTEAU ROUGE 205

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez considérable sur les sommets de montagnes, Je ruisseau avait ensablé de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contem- plant le désastre, elle se fit ce raisonnement :

La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette région, comme elle m'a chas- sée déjà des régions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches entraînées par les glaces, ces moraines stériles la fleur ne s'épanouit plus, l'oiseau ne chante plus, le froid et la mort régnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants herbages et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi. Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu'elles arrivent à mes lacs et à mes étangs, elles

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se taisent, et. sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à parler de ce qu'elles savent des hautes régions d'où elles descendent et ou il m'est interdit de pénétrer?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda au- tour d'elle et accorda enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là méprisé comme une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de l'eau courante, debout sur le sable il s'enfonça par son propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa d'abord brutalement pour le chasser de son chemin ; puis il le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'i réussi à se creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte.

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Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit en quatre. C'est si puis- sant un doigt de fée! L'eau, rencontrant quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bon- dissant de tous côtés en ruisselets entrecoupés, 11 se mit à babiller comme un fou , jetant ses paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé, impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son lan- gage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait résolu d'envahir son domaine et de la chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses pkntes chéries dans sa robe t issue de rayons de soleil, et s'éloi- gna, oubliant au milieu ds l'eau les pauvres dé- bris du gros caillou, qui restèrent jusqu'à ce

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que les eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j'essaye de vous dire l'histoire n'était plus représenté un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les autres, l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance, soit qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau; luisant et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux vivaient d'étranges personnages.

C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut- être n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé les ciseaux, ce dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux

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grossiers devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les premiers âges de l'occu- pation celtique. Un des enfants de l'armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et, croyant que c'était un des nom- breux éclats ou morceaux de rebut jetés çà et autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la transparence de cet échan- tillon, le lui ôta des mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne con- naissait dans le pays environnant aucune roche d'où ce fragment pût provenir. L'armurier recom- manda à son monde de bien surveiller les cail- loux que charriait le ruisseau ; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils n'en trouvèrent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un objet des plus rares et des plus précieux.

A quelques jours de là, un homme bleu des- cendit de la colline et somma l'armurier de lu*

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liYrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier le contemplait avec admiration et respect.

11 avait commandé une hache de silex, la plus lourd plus tranchante qui eût été jamais

fabriquée depuis l'âge du renne, et cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux d'ours, selon qu'il avait été convenu. L'homme bleu ayant payé, allait se retirer, lors- que l'armurier lui montra son caillou de corna- line en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête. L'homme bleu, émer- veillé de la beauté de la matière, demanda un casse-tête qui serait en même temps un cou- teau propre à dépecer les animaux après les avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on put même doaner le poli

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jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée de meules; et, pour porter au comble la satis- faction de l'homme bleu, un des fils de l'armu- rier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim sur un des côtés de la lame. Un autre, apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités par des cordes de fibres végétales très-finement tressées et d'une solidité a toute épreuve.

L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand chef de clan, enrichi à la chasse et souvent vic- torieux à la guerre.

Vous savez ce qu'est une mardelle : vous ave2 vu ces grands trous béants au milieu de nos champ, saujourd'hui cultivés, jadis couverts d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'à un niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de poteries et des pierres disposées en fi. yer.

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On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur l'eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre ot dont vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, l'eau est rare, on creusr.it le plus profondément possible, et, autant que possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait au besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces profonds réspr- voirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les toits inaperçus ne s'élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou l'invasion des hordes ennemies.

Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle (on dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites et moins profondes, plusieurs familles s'étaient établies pour obéir à ses ordres en bénéficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer

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chez ses clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait reçue en présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je l'ignore ; mais la hache rose fut regardée comme un talisman d'une invincible puissance, et, lors- que l'ennemi se présenta pour envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec une confiance exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force. L'ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus. Une gloire nouvelle cou- ronna les anciennes gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de Marteau-Rouge, que sa tribu et ses descendants portèrent après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vain- queur dans toutes ses guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir été victime d'aucun des hasards de sa vie belli- queuse. On l'enterra sous une énorme butte de

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terre et de sable suivant la coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héri- tiers de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect aux morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une courte période de gloire et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef, revinrent en nombre et dévasterait les pays de chasse, enlevèrent les troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge Ier à violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pou- vait avouer à personne cette profanation, il ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'étant plus secouée par un bras énergique et vaillant, le nouveau

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possesseur était plus superstitieux que brave, elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dis- persée, dut aller chercher en d'autres lieux des établissements nouveaux. Ses raardelles conquises furent occupées par le vainqueur, et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux marteau enterré entre deux pierres fût exhumé. Qa l'oublia si bien, que, le jour une vieille femme, en pour- suivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, p rsonne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L'usage de ces outils s'était perdu. On avait appris à fondre et à façon- ner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas d'histoire, ils ne se souvenaient pas des ser- vices que le silex leur avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour râper les racines qu'elle met- tait dans sa soupe. Elle le trouva commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé de son beau manche à cordelettes. Il était encore coupant. ËUe en fit son couteau de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir et l'ébrêchèrent outrageusement.

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Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord de la margelle tarie et à demi comblée. On construisait de nouvelles habi- tations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passé. Le glorieux marteau rouge redevint simple cail- lou et reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan chasseur qui poursuivait un lièvre réfu- gié dans la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, il l'ou- blia dans un coin. A l'époque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve ; après quoi, il le jeta dans son jardin, les choux, ces fiers occupants d'une terre longtemps abandonnée à eh i- même, le couvrirent de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice de /homme.

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Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et, comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial, ce jar- dinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant :

Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans mes planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son œil d'antiquaire et fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus beaux spé- cimens de l'antique industrie de nos pères, et, malgré les outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de l'homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge devint un sujet de grande discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les spé- cimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de transi- tion, peut-être avait -il été apporté par des

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émigrants; à coup sûr. dirent les géologues, il n'a pas été fabriqué dans le pays, car il n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les eaux sont des conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne songèrent pas à se demander si l'histoire des faits indus- triels n'étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux doué que les autres. La figure tracée sur la lame présen- tait encore quelques linéaments qui furent soi- gneusement examinés. On y voyait bien encore l'intention de représenter un animal. Mais était- ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou an mammouth ?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça sur un coussinet de velours. C'était la plus curieuse pièce de la collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva pendant une dizaine d'années.

LE MARTEAU ROUGE 219

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et madame la comtesse trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup d'argent qu'il eût mieux employé à lui acheter des den- telles et à renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles, pressée qu'elle était d'en débarrasser les chambres de son châ- teau. Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles d'or qu'elle pou- vait utiliser pour sa parure, et, comme le mar- teau rouge était tiré d'une cornaline particu- lièrement belle, elle le confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgée de six ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui vrai- ment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux que moi que la soupe aux pou- se compose de choses très-variées : des fleurs,

220 CONTES D CNE GRAND'MÈRE

de: graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu ima- ginaire. La petite nièce manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à l'aide d'un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui don- nèrent très -bonne mine à la soupe et que la poupée eût trouver succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c'est- à-dire s'il eût pu penser, quelles réflexions n'eût- il pas faites sur son étrange destinée? Avoir été montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme à l'œuvre mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets du génie des cimes glacées ; avoir été, plus tard, le palladium d'une tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu ; être descendu à l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage ; avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire, jusqu'à se pavaner sur un socle de velours auv yeux des

LE MARTEAU ROUGE 221

amateurs émerveillés : et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux d'une poupée!

Le marteau rouge n'était pourtant pas abso- lument anéanti. Il en était resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une petite fille soi- gneuse qui la conserve précieusement sans se douter qu'elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel n'était lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître, elles devien- nent poussière; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et l'homme

22r CONTES DUNE GRAND MÈRE

détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce qui est défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien : c'est la nature.

LA FÉE POUSSIÈRE

Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit au'elle flottait au Heu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée. Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte de voile pâle que le

224 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

moindre vent faisait voltiger autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abimât beaucoup me* fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pou- voir tirer une parole qui eût le sens com- mun. Elle voulait toucher à tout, disant qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et, quand je l'avais laissée s'appro- cher de moi, on m'envoyait laver et changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

C'était un vilain nom que je redoutais beau- coup. Elle était si malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée Poussière.

Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle voulait m'embrasser.

Tu es une sotte de me craindre, répondit- elle alors d'un ton railleur : tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais

FÉE POUSSIÈRE 225

tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps à te le démontrer.

Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la première A)is. Expliquez- moi vos paroles^

Je ne puis te parler ici, répondit-elle. Jen ai trop long à te dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye avec mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me sembla la voir se dissou- dre et s'élever en grande traînée d'or, rougi par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pen- sais à elle en commençant à sommeiller.

J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Com- ment me serait-il possible de l'appeler en dor- mant ?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne suis même pas sûre de n'avoir

13.

226 CONTES D'UNE GR1NDMÈRE

pas crié tout haut par trois fois : « Fée Poussière ! fée Poussière! fée Poussière! i

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette merveil- leuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beauté m'attendait dans de magni- fiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant :

Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière?

Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi.

Je ne me moque point, reprit-elle; maïs, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un anneau de fleurs, et se jouaient des pois-

LA FÉE POUSSIÈRE 227

sons de toutes les nuances de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des sala- mandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argenté, poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plu- sieurs rangs une colonnade de porphyre à cha- piteaux d'albâtre. L'entablement, fait des miné- raux les plus précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chèvrefeuilles mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placées sous les ar- cades. Au milieu du bassin jaillissait en raille fusées de diamants et de perles un jet d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

228 CONTES DUNE GRANL UÈRE

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ou- vrait sur de riants parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au delà de la colonnade de porphyre, une colon- nade de verdure et de fleurs.

La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopen- dres et le velours des mousses fraîches diamantée? de gouttes d'eau.

Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière ; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés dans l'humidité et dans l'élec- trické des nues, et rabattus sur la terre; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de na substance féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en avoir fait des granits,

FÉE POUSSIÈRE 2Î9

des porphyres, des marbres, des métaux et des roches de toute sorte.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière, passe en- core ; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits et d'autres minéraux, qu'en se se- couant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un dé- menti, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi ! mais j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait. En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible tout était feu et flamme On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'é- tait cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouis- santes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait en cet endroit; les vapeurs qui s'exha-

230 CONTES DUNE GRAND'.MÈRE

laient de la fournaise le rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des éclats de tonnerre remplis- saient cette caverne de nuages noirs je me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations incompréhensibles.

N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-ta pas la chimie?

Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre en un pareil endroit.

Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien commode d'habiter la sur- face de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoisés; de se bai- gner dans les eaux tranquilles, de manger des

LA FÉE POUSSIÈRE 231

fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps de t'avi- ser du commencement des choses et de la puis sance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions effroyables, les acres fumées noires, les métaux en fusion, les laves au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous- sol s'élaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette caparaee qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la ma- tière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps

232 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE

gazeux qui a lui dans l'espace comme une né- buleuse et qui plus tard a brilM comme un so- leil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux grands secrets de la création et il se pas- sera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus ponr toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée se mit à écraser sous ses doigts ; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux.

Quel plat faites- vous donc là? lui deman- dai-je.

LA FÉE POUSSIÈRE 233

Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle ; je fais du granit, c'est- à-dire qu'avec de la poussièie je fais la plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés des mêmes élé- ments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschis- tes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui pro- vient de mes poussières, je ferai plus tard d'au- tres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'em- prisonne mes fourneaux en leur ménageant tou- tefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il me faut un peu de temps pour cet ouvrage.

Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla :

334 CONTES D'UNE GRAND'.MÈRE

Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre d3 siècles!

Combien donc, madame la fée?

Tu demanderas cela à tes professeurs, ré- pondit-elle en ricanant; reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, je la vis manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je l'interrogeais sur l'origine des métaux :

Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phé- nomènes par l'eau et par le feu. Mais peuvent- ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées solides, que les nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que les vents supérieurs ont rabat- tues sur ia surface terrestre en pluies torren- tielles? C'est 14 l'origine des premiers depuis. Tu vas assister à leurs merveilleuses transfor- mations.

LA FÉE POUSSIÈRE 235

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des bancs de pierre cal- caire, de quoi bâtir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la cuisson, elle me dit :

Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux plus étranges encore, qui étaient encore à moitié plantes; puis des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant :

Voilà ce que dame Poussière sait pro- duire quand elle se dépose au fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai : le calcaire et tous ses com- posés, mêlés à la silice et à l'argile, avaient formé

236 CONTES D'UNE GRAND'MÈRK

à leur surface une fine poussière brune et grasse poussaient des plantes chevelues fort singu- lières.

Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l'en- graisser de leurs dépouilles. Il n'y a pas encore ici d'hommes pour les craindre.

Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise! Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille.

La FEE POUSSIÈRE 2:7

L'engrais est quelque chose, si 3e n'est pas tout, répondit la fée. Les conditions que celui- ci va créer seront proprices à des êtres différents qui succéderont à ceux-ci,

Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiies mons- trueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres...

Mon indignation divertit beaucoup la fée Pous- sière.

La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce à moi de Rapprendre qu'il n'y a point de production possible sans destruc-

238 CONTES D'UNE GRAND MERE

tion permanente, et veux-tu renverser Tordre de la nature?

Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fut bieu, dès le premier jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde nous serions des anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et toujours belle.

La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l'œuvre du roi des génies serait terminée et ce rui, qui est l'activité incessante et suprême, fini- rait avec son œuvre. Le monde tu vis et tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision du passé se dissipera, ce monde de l'homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satis- fait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de pur esprit, cette pauvre planète

LA FÉE POUSSIÈRE 239

encore enfant, est destinée à se transformer indé- finiment. L'avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui posséderont la science, la raison et la bonté; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un jour, le règne de l'esprit sur la terTP, que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens. * A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre que vos savants ont nommé Tichtliyosaure.

Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

240 CONTES D'UNE GRAND'.MÈRE

Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création, la nature n'a qu'un but : faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleu- sement appropriés à ses besoins. C'est un joli commencement : n'en es-tu pas frappée? Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges d'adaptation au milieu ils devront se manifester.

Et comme ceux-ci, ils ne songeront pour- tant qu'à se nourrir?

A quoi veux-tu qu'ils songent ? La terre n'éprouve pas le besoin d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours s^ms que les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La

LA FÉE POUSSIÈRE 241

fée de ta petite planète connaît la grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire un être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à proût ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regar- dai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de plus en plus agréables ou impo- sants par la forme. A mesure que le sol s'em- bellissait de productions plus ressemblantes à celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux- mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je

14

242 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

les vis construire des demeures à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour Jeur localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue jeune, belle et parée.

Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau mon le, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela ! Ces parois de porphyre et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable tin cuit par la main des hommes en imitation du travail

LA FÉE POUSSIÈRE 243

de la nature. Ces porcelaines et ces faïences, c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sou- rient au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi.

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un champ il poussait du blé. Elle se baissa et ramassa une pierre il y avait un coquillage incrusté.

244 CONTES D'UNE GRANDMÈRE

Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent? Du phos- phate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultivé, en disant :

Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé

LA FÉE POUSSIÈRE 245

et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussière. Je fus émerveillée ; il y avait de tout : de l'air, de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois; et beaucoup de cadavres microscopiques ; mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuags d'or dans le rayon rose du soleil levant.

LE GNOME DES HUITRES

Un original de nos amis, grand amateur d'huî- tres, eut la fantaisie, l'an dernier, d'aller dégus- ter sur place les produits des bancs les plus renommés, afin de les comparer et d'être édifié une fois pour toutes sur leurs différents mérites. 11 alla donc à Cancale, à Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint per- suadé que Paris est le port de mer l'on trouve les meilleurs produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu'il est fantaisiste, et que, qu^nd il raconte, son imagination lui fait dépasser le vraisemblable. L'autre soir, il était en tram de nous narrer son voyage, lorsque l'homme au

248 CONTES D'UNE GRÀN'D'MÊRE

sable a passé. Vous avez résisté le mieux pos- sible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne l'eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle que je 1 ai entendue. C'est notre ami qui parle :

Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustacés et de co- quillages que lorsqu'on en demande à Paris. Ces* que tout s'engouffre, et vous vous sou- venez que, sur les rives de la Manchp, nous n'en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an dernier, expéri- menter la chose par moi-même. Je restai vingt- quatre heures à Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huîtres médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, les huîtres étaient

LE GNOME DES HUITRES 249

passables et le vin blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d'un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla être le seul qui attachât de l'importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je.

Non, répondit-il; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété à toutes celles que je connais déjà.

Ah! vraiment? vous êtes amateur?

Oui, monsieur; comme vous, sans doute?

Moi? je voyage exclusivement pour les huîtres.

Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.

Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons. Garçon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.

Voilà, monsieur! dit le garçon en posant

250 CONTES D UNE GRANDMÈRE

sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne.

Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton bourru le petit homme.

Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garçon en me regardant.

On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées. N'importe, pourvu qu'il y en ait à discrétion...

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier, du moment il comprit que je payais. Le gar- çon rentra.

Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres très-grasses. Mais monsieur n'a qu'à commander ce qu'il en veut pour demain.

Allez au diable ! j'ai cru tomber ici sur une mine inépuisable...

Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Ap- portez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur.

LE GNOME DES HUIThES 251

Les soles étaient excellentes, le vin était sans re- proche. Mais le dépit de n'avoir point d'huîtres m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et mangeai sans discernement, causant tou- jours avec mon petit vieux, qui semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration manquée.

Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car il avait réellement l'aspect d'un gnome, me parai:- sait un peu ému aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me révéler tous les secrets de la nature concer- nant les huîtres.

Je le suivis sans savoir j'allais. La viva- cité de l'air achevait de m'éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave ou de chambre sombre, étaient entassés des monceaux de coquillages.

Voioi ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre pas au premier

252 CONTES DUNE GRAND'MÈRE

venu; mais, puisque vous êtes un véritable amateur,... tenez, voici la première des huîtres! ostrea matercula de l'étage permien.

Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître et en la portant à mes lèvres.

Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arrêtant: y songez-vous?

Pardon ! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela.

Mais, monsieur, c'est un échantillon pré- cieux. On ne le trouve qu'en Russie, dans les calcaires cuivreux.

Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arrêter! Mon déjeuner ne me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.

Pourtant, monsieur, dit le gnome en repre- nant son huître, elle est bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie! Au temps elle apparut dans les mers, il n'exis- tait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.

Alors, que faisait- elle dans le inonde?

LE GNOME DES HUITRES 253

Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas encore pour les manger?

Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série plus récente.

Procédons avec ordre, reprit-il ; voici ostrea marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper.

Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de chair.

Les animaux de son temps ne la dédai- gnaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du lias inférieur?

Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel goût a-t-elle?

Je n'en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je n'ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous- variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variété à! ostrea arcuata. Tenez! mangez-la, si le cœur vous en dit!

15

254 CONTES DUNE GRÀND'MERE

Oh ! oh ! à la benne heure ! Celle-ci est belle, et, dans nies meilleurs jours d'appétit, je pense qu'une douzaine me suffirait.

Aussi nous l'appelons gigantea. En voulez- vous de plus petites? Voici un< prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que Yar- cuata dans son âge tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve à foison dans le sinémurien.

Merci ! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures a table pour m'en rassasier.

Eh bien, voici Yostrea cymbium, du lias moyen.

C'est trop gros, ce doit être coriace.

Aimez-vous mieux marshii cristagalli, du bajocien?

Efle est jolie; mais le moyen d'ouvrir tou- tes ces dentelures en crête de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable !

Monsieur n'est pas content de mes échan- tillons? Voici pourtant la gregaria, dont la telure est merveilleuse, et que vous auriez pu

LE GNOME DES HUITRES 255

trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l'oolithe. N'accorderez- vous pas pourtant un regard à ostrea virgula, du kimmeridge clay?

Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez, passez !

Eh bien, monsieur, nous yoici dans les terrains créncés. Voici ostrea couloni, des grès verts, une belle huître, celle-là, j'espère! Voici aquila (du gault) encore plus grosse; flabellata frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez- vous bien la douzaine? J'en passe, et des meil- leures; mais voici la merveille, c'est Y ostrea pes-leo?iis de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien?

Il me tendait un mollusque énorme, tout den- telé, tout plissé, et revêtu d'un test d'aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je; que ceci soit une huître!

Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!

Huître vous-même! m'écriai-je furieux.

256 CONTES DUNE GRANDMÈRE

J'avais reçu de sa petite patte maigre le mol- lusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédantesque du gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître pied de lion ; je me contentai de lui lancer dans la figure une poi- gnée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria- t-il d'une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non ! vous n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, osîrea œdulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez le mérite

LE GNOME DES HUITRES 257

que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites columbœ de la craie blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sen- tir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arra- chai son arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée d'huîtres s'il ne me lâchait.

Vi

a y

256 COUTES D'UNE GRANDMÈRE

J'avais reçu de sa petite patte maigre le mol- lusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédanti sque du gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tète. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître pied de lion ; je me contentai de lui lancer dans la figure une poi- gnée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria- t-il d'une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, oslrta œdulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez le mérite

LE GNOME DES HUITRES 257

que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brise? indignement mes charmantes petites columbœ de la craie blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens ! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sen- tir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arra- chai son arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée d'huîtres s'il ne me lâchait.

258 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d'une force surhumaine; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me con- naissant plus, je ramassai la redoutable ostrea pes-leonis pour la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de l'espèce d'antre qu'il appelait son musée, et je me trouvai sur le bord de \t mer, face à face avec le garçon de l'hôtel j'avais déjeuné.

Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner. On m'en a promis douze douzaines.

Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais! Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la matercuîa des terres cuivreuses jusqu'à Yœdulis des temps modernes !

Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis, d'un ton de sérénité philosophique :

Je vois ce q , dit-il. Le ^autcrne était un peu fort; ce soir, on servira du chablis à monsieur.

LE GNOME DES HUITRES 259

Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gra- cieusement;

Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie, d'un fou, et c'est cela qui a porté à la tête de monsieur.

En compagnie d'un fou? Oui, certes, répon- disse ; comment appelez-vous ce gnome?

Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le désigne dans le pays. Le gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des huîtres. Ce n'est pas un méchant homme, mais c'est un maniaque qui, en fait d'huîtres, ne se soucie que de l'écaillé. On le tient pour sorcier: mof,je le crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses manières?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel ma ridicule aventure, et je m'éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin de regagner l'appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara de moi, et je dus m'étendre sur le sable en un coin abrité. Quand j'ouvris

260 CONTES D'UNE GRAND'MÉRE

les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n'était que temps d'aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d'embarcation couverts d'anatifes gâtés et in- fects, chapelets de petites moules, cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne m'avait jamais inspiré, lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui, d'a- près son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J'avais l'esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir les jambes. Un coup vigoureusement appli- qué sur l'échiné lui fit jeter un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis entrer dans une énorme coquille qui bâillait a ^es pieds. Je voulus m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue, tandis qu'une lan- gue froide se promenait sur mon visage. J'allais lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus

LE GNOME DES HUITRES 261

mon bon chien Tom, que j'avais enfermé dans ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à s'é- chapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et jt m'en allai dîner à l'hôtel, l'on me servit d'ex- cellentes huîtres à discrétion. J'avoue que je les mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque coquille et gambader sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain , comme je m'apprêtais à dé- jeuner, je vis tout à coup le gnome en personne s'asseoir à mes côtés.

Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles. J'avais encore à vous en montrer quelques-uns des terrains crétacés, entre autres Yostrea spinosa, qui est fort curieuse. L'étage de la craie blanche est fort riche en espèces différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires, nous aurions trouvé la bellovacina et la longi- rostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines Yœdulis et la perlière.

15.

262 CONTES DUNE GRAND MÈRE

Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérei qu'aujourd'hui, du moins, vous me manger en paix Yœdulis cancalis, sans m'assas- siner avec vos fossiles tesl

Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étudt géologique de l'huître. Elle caractérise admira- blement les étages géologiques ; elle est, comme l'a dit un savant, la médaille comme morative des

qui n'ont point d'histoire : elle marque, par ses transformations successives, le lent el continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme arcuata et carinaîa. D'autres ont vécu attachées aux roches, comme gregnria et deltoiclca. En général, l'huître, par sa ten- dance à l'agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous conseille, en vérité, de prêcher l'union des partis, à l'état de bancs d'huîtres !

Ne parlons pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La science ne s'égare pas

LE &NOMB DES HUITRES 263

sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des ter- rains modernes, qu'on pourrait appeler le corner- vator-bank.

Si l'on peut rire avec vous, à la bonne heure! repris-je. Vous me paraissez mieux dis- posé qu'hier.

Hier ! Aurais-je manqué à la politesse et à l'hospitalité? J'en serais désolé! Vous m'aviez lait boire beaucoup de sauterne et je suis habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément...

Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner?

Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme je le suis, eût- il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre apparence ?

Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m'avez même terrassé un instant!

Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt...? ii était fort, le sauterne ! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos discordes en déjeunant ensemble de bonne ami-

264 CONTES D'UNE GRAXD'MÈRE

tié. Je suis venu ici pour vous prier d'accepter le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir un vrai festin je m'observai sagement à l'endroit des vins et il ne fut plus question d'huîtres que pour les déguster. Je repartais à midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte : il s'appelait tout bonnement M. Gaume.

LA FÉE AUX GROS YEUX

Elsie avait une gouvernante irlandaise fort sin- gulière. C'était la meilleure personne qui fût au monde, mais quelques animaux lui étaient anti- pathiques à ce point qu'elle entrait dans de véritables fureurs contre eux. Si une chauve- souris pénétrait le soir dans l'appartement, elle faisait des cris ridicules et s'indignait contre les personnes qui ne couraient pas sus à la pauvre bête. Comme beaucoup de gens éprouvent de la répugnance pour les chauves-souris , on n'eût pas fait grande attention à la sienne, si elle ne se fût étendue à de charmants oiseaux, les fau- vettes, les rouges-gorges, les hirondelles et autres

266 CONTES D'UNE GRAXD MÈRE

insectivores, sans en excepter les rossignols, qu'elle traitait de cruelles bêtes. Elle s'appelait miss Barbara ***, mais on lui avait donné le surnom de fée aux gros yeux; fée, parce qu'elle était très-savante et très-mystérieuse ; aux gros yeux, parce qu'elle avait d'énormes yeux clairs saillants et bombés, que la malicieuse 1 comparait à des bouchons de carafe.

Elsie ne détestait pourtant pas sa gouvernante, qui était pour elle l'indulgence et la patience mêmes : seulement, elle s'amusait de ses bizar- reries et surtout de sa prétention à voir mieux que les autres, bien qu'elle eût pu gagner le grand prix de myopie au concours de la con- scription. Elle ne se doutait pas de la présence des objets, à moins qu'elle ne les touchât avec son nez, qui par malheur était des plus courts.

Ln jour qu'elle avait donné du front dans une porte à demi ouverte, la mère d'EIsie lui avait dit :

Vraiment, à quelque jour, vous vous ferez grand mal! Je vous a$s!iiv, ma chère Barbara, que vous devriez porter des lunettes.

LA F£E AUX GROS YEUX 267

Barbara lui avait répondu avec vivacité :

Des lunettes, moi? Jamais! je craindrais de me gâter la vue !

Et, comme on essayait de lui faire comprendre que sa vue ne pouvait pas devenir plus mauvaise, elle avait répliqué, sur un ton de conviction triomphante, qu'elle ne changerait avec qui que ce soit les trésors de sa vision. Elle voyait les plus petits objets comme les autres avec les loupes les plus fortes; ses yeux étaient deux lentilles de microscope qui lui révélaient à chaque instant des merveilles inappréciables aux autres. Le fait est qu'elle comptait Jes fils de la plus fine batiste et les mailles des tissus les plus déliés, Elsie, qui avait ce qu'on appelle de bons yeux, ne voyait absolument rien.

Longtemps on l'avait surnommée miss Frog (grenouille), et puis on l'appela miss Maybug (hanneton), parce qu'elle se cognait partout; enfin, le nom de fée aux gros yeux prévalut, p-ïrce qu'elle était trop instruite et trop intelli- gente pour être comparée à une bete, et aussi parce que tout le monde, en voyant les décou-

268 CONTES D'UNE GRAND'MÊRE

pures et les broderies merveilleuses qu'elle savait faire, disait :

C'est une véritable fée!

Barbara ne semblait pas indifférente à ce compliment, et elle avait coutume de répondre :

Qui sait? Peut-être! peut-être!

Un jour, Elsie lui demanda si elle disait sérieu- sement une pareille chose, et miss Barbara répéta d'un air malin :

Peut-être, ma chère enfant, peut-être!

Il n'en fallut pas davantage pour exciter la curiosité d'Elsie; elle ne croyait plus aux tées, car elle était déjà grandelette, elle avait bien douze ans. Mais elle regrettait fort de n'y plus croire, et il n'eût pas fallu la prier beaucoup pour qu'elle y crût encore.

Le fait est que miss Barbara avait d'étranges habitudes. Elle ne mangeait presque rien et ne dormait presque pas. On n'était même pas bien certain qu'elle dormît, car on n'avait jamais vu son lit défait. Elle disait qu'elle le refaisait elle- même chaque jour, de grand matin, en s'éveil- lant, parce qu'elle ne pouvait dormir que dans

LA FEE AUX GROS YEUX B89

un lit dressé à sa guise. Le soir, aussitôt qu'Elsie quittait le salon en compagnie de sa bonne qui couchait auprès d'elle, miss Barbara se retirait avec empressement dans le pavillon qu'elle avait choisi et demandé pour logement, et on assurait qu on y voyait de la lumière jusqu'au jour. On préten- dait même que, la nuit, elle se promenait avec une petite lanterne en parlant tout haut avec des êtres invisibles.

La bonne d'Elsie en disait tant, qu'un beau soir, Elsie éprouva un irrésistible désir de savoir ce qui se passait chez sa gouvernante et de sur- prendre les mystères du pavillon.

Mais comment oser aller la nuit dans un pareil endroit? Il fallait faire au moins deux, cents pas à travers un massif de lilas que cou- vrait un grand cèdre, suivre sous ce double ombrage une allée étroite, sinueuse et toute noire!

Jamais, pensa Elsie, je n'aurai ce courage-là.

Les sots propos des bonnes l'avaient rendue peureuse. Aussi ne s'y hasarda-t-elte pas Mais elle se risqua pourtant le lendemain à questionner Barbara sur l'emploi de ses longues veillées.

27Ô CONTES D'UNE GRANDMÈRE

Je m'occupe, répondit tranquillement la fée aux gros y^jux. Ma journée entière vous est con- sacrée; le soir m'appartient. Je l'emploie à tra- vailler pour mon compte.

Vous ne savez donc pas tout, que vous étudiez toujours?

Plus on étudie, mieux on voit qu'on n sait rien encore.

Mais qu'est-ce que vous étudiez donc tant? Le latin c: le grec ?

Je sais le grec et le latin. C'est autre chose qui m'occupe.

Quoi donc? Vous ne voulez pas le dire?

Je regarde ce que moi seule je peux voir.

Vous voyez quoi ?

Permettez-moi de ne pas vous le dire; vous voudriez le voir aussi, et vous ne pourriez pas ou vous le verriez mal, ce qui serait un chagrin pour vous.

C'est donc bien beau, ce que \

Plus beau que tout ce que vous avez vu et verrez jamais de beau dans vos rêves.

LA FÉE AUX GROS YEUX 27i

Ma chère miss Barbara, faites-le-moi voir, je vous en supplie!

Non, mon enfant, jamais! Cela ne dépend pas de moi.

Eh bien, je le verrai ! s'écria Elsie dépitée J'irai la nuit chez vous, et tous ne me mettrez pas dehors.

Je ne crains pas votre visite. Vous n'ose- riez jamais venir!

Il faut donc du courage pour assister à vos sabbats ?

Il faut de la patience et vous en manquez absolument.

Elsie prit de l'humeur et parla d'autre chose. Puis elle revint à la charge et tourmenta si bien la fée, que celle-ci promit de la conduire le soir à son pavillon, mais 'en l'avertissant qu'elle ne verrait rien ou ne comprendrait rien à ce qu'elle verrait.

Voir! voir quelque chose de nouveau, d'in- connu, quelle soif, quelle émotion pour une petite fille curieuse ! Elsie n'eut pas d'appétit à dîner, elle bondissait involontairement sur sa chaise,

272 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

elle comptait les heures, les minutes. Enfin, après les occupations de la soirée, elle obtint de sa mère la permission de se rendre au pavillon avec sa gouvernante.

A peine étaient-elles dans le jardin qu'elles firent une rencontre dont miss Barbara parut fort émue. C'était pourtant un homme d'appa- rence très-inoffensive que M. Bat, le précepteur des frères d'Elsie. Il n'était pas beau : maigre, très-brun, les oreilles et le nez pointus, et tou- jours vêtu de noir de la tête aux pieds, avec des habits à longues basques, très-pointues aussi. Il était timide, craintif même; hors de ses leçons, il disparaissait comme s'il eût éprouvé le besoin de se cacher. Il ne parlait jamais à table, et le soir, en attendant l'heure de présider au coucher de ses élèves, il se promenait en rond sur la terrasse du jardin, ce qui ne faisait de mal à personne, mais paraissait être l'indice d'une tête sans réflexion livrée à une oisiveté stupide. Miss Barbara ifen jugeait pas ainsi. Elle mît M. Bat en horreur, d'abord à cause de son nom qui signifie chauve-souris en anglais. Elle prétendait

FEE AUX GROS YEUX 273

que, quand on a le malheur de porter un pareil nom , il faut s'expatrier afin de pouvoir s'en attribuer un autre en pays étranger. Et puis elle avait toute sorte de préventions contre lui, elle lui en voulait d'être de bon appétit, elle le croyait vorace et cruel. Elle assurait que ses bizarres promenades en rond dénotaient les plus funestes inclinations et cachaient les plus sinis- tres desseins.

Aussi, lorsqu'elle le vit sur la terrasse, elle frissonna. Elsie sentit trembler son bras auquel le sien s'était accroché. Qu'y avait-il de surpre- nant à ce que M. Bat, qui aimait le grand air, fût dehors jusqu'au moment de la retraite de ses élèves, qui se couchaient plus tard qu'Elsie, la plus jeune des trois? Miss Barbara n'en fut pas moins scandalisée, et, en passant près de lui, elle ne put se retenir de lui dire d'un ton sec :

Est-ce que vous comptez rester toute la

uit?

M. Bat fît un mouvement pour s'enfuir ; mais, craignant d'être impoli, il s'efforça pour répon- dre et répondit sous forme de question :

274 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

Est-ce que ma pré.-.ence gêne quelqu'un, et désire-t-on que je rentre?

Je n'ai pas d'ordres à vous donner, reprit Bar- bara avec aigreur, mais il m'est permis de c que vous seriez mieux au parloir avec la famille.

Je suis mal au parloir, répondit mod ment le précepteur, mes pauvres yeux y souf- frent cruellement de la chaleur et de la vive clarté des lampes.

Ah! vos yeux crai£..ient la lumière? J'en yàie! Il vous faut tout au plus le crépus- cule? Vous voudriez pouvoir voler en rond toute la nuit?

Naturellement! répondit le précepteur en a'effûiçant de rire pour paraître aimable : ne suis-je pas une bat?

Il n'y a pas de quoi se vanter ! s'écria Barbara en frémissant de colère.

Et elle entraîna Elsie interdite, dans l'on, épaisse de la petite allée.

Ses yeux, ses pauvres yeux 1 îepétait Bar- bara en haussant convulsivement les

aûs que je te plaigne, animal féroce!

LA FÉE AUX GROS YEUX 275

Vous êtes bien dure pour ce pauvre homme, dit Elsie. Il a vraiment la vue sensible au point de ne plus voir du tout aux lumières.

Sans doute, sans doute! Mais comme il prend sa revanche dans l'obscurité! C'est un nyctalope et, qui plus est, un presbyte.

Elsie ne comprit pas ces épithètes, qu'elle crut déshonorantes et dont elle n'osa pas demai l'explication. Elle était encore dans l'ombre de l'allée qui ne lui plaisait nullement et voyait enfin s'ouvrir devant elle le sombre berceau au fond duquel apparaissait le pavillon blanchi par un clair regard de la lune à son lever, lorsqu'elle recula en forçant miss Barbara à reculer aussi.

Qu'y a-t-il? dit la dame aux gros yeux, qui ne voyait rien du tout.

Il y a... il n'y a rien, répondit Elsie embar- rassée. Je voyais un homme noir devant nous, et, à présent, je distingue M. Bat qui passe devant la porte du pavillon. C'est lui qui se promène dans votre parterre.

Ah! s'écria miss Barbara indignée, je devais m'y attendre. Il me poursuit, il m'épie,

276 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

il prétend dévaster mon ciel! Mais ne craignez rienj chère Elsie, je vais le traiter comme il le mérite. Elle s'élança en avant.

Ah çà! monsieur, dit-elle en s' adressant à un gros arbre sur lequel la lune projetait l'om- bre des objets, quand cessera la persécution dont vous m'obsédez?

Elle allait faire un beau discours, lorsque Elsie l'interrompit en l'entraînant vers la porte du pavillon et en lui disant :

Chère miss Barbara, vous vous trompez, vous croyez parler à M. Bat et vous parlez à votre ombre. M. Bat est déjà loin, je ne le vois plus et je ne pense pas qu'il ait eu l'idée de nous suivre.

Je pense le contraire, moi, répondit la gouvernante. Comment vous expliquez-vous qu'il soit arrivé ici avant nous, puisque nous l'avions laissé derrière et ne l'avons ni vu ni entendu passer à nos côtés?

Il aura marché à travers les plates-bandes, reprit Elsie; c'est le plus court chemin et c'est

LA FÉE AUX GROS YEÛI 277

i*5iui que je prends souvent quand le jardinier ne me regarde pas.

Non, non ! dit miss Barbara avec angoisse, il a pris par-dessus les arbres. Tenez, vous qui voyez loin, regardez au-dessus de votre tête ! Je parie qu'il rôde devant mes fenêtres !

Elsie regarda et ne vit rien que le ciel, mais, au bout d'un instant, elle vit l'ombre mouvante d'une énorme chauve-souris passer et repasser sur les murs du pavillon. Elle n'en voulut rien dire à miss Barbara, dont les manies l'impatien- taient en retardant la satisfaction de sa curiosité. Elle la pressa d'entrer chez elle en lui disant qu'il n'y avait ni chauve-souris ni précepteur pour les épier.

D'ailleurs, ajouta-t-elle, en entrant dans le petit parloir du rez-de-chaussée, si vous êtes inquiète, nous pourrons fort bien fermer la fenêtre et les rideaux.

Voilà qui est impossible! répondit Barbara. Je donne un bal et c'est par la fenêtre que mes invités do /vent se présenter chez moi.

Un bal! s'écria Elsie stupéfaite, un bal dans

16

278 CONTES D'UNE GRAND' MÈRE

ce petit appartement? des invités qui doivent entrer par la fenêtre ? Vous vous moquez de moi, miss Barbara.

Je dis un bal, un grand bal, répondit Bar- bara en allumant une 'ampe qu'elle posa sur le bord de la fenêtre; des toilettes magnifiques, un luxe inouï!

Si cela est, dit Elsie ébranlée par l'assu- rance de sa gouvernante, je ne puis rester ici dans le pauvre costume je suis. Vous eussiez m'avertir, j'aurais mis ma robe rose et mon collier de perles.

Oh! ma chère, répondit Barbara en pla- çant une corbeille de fleurs à côté de la lampe, vous auriez beau vous couvrir d'or et de pier- reries, vous ne feriez pas le moindre effet à côté de mes invités.

Elsie un peu mortifiée garda le silence et at- tendit. Miss Barbara mit de l'eau et du miel dans une soucoupe en disant :

Je prépare les rafraîchissements Puis, tout à coup, elle s'écria :

En voici un! c'est la princesse nepticula

LA FÉE AUX GROS ÏEUX 279

marginicollella avec sa tunique de velours noir traversée d'une large bande d'or. Sa robe est en dentelle noire avec une lorgue frange. Pré- sentons-lui une feuille d'orme, c'est le palais de ses ancêtres elle a vu le jour. Attendez! Donnez-moi cette feuille de pommier pour sa cousine germaine, la belle malella, dont la vobe noire a des lames d'argent et dont la jupe frangée est d'un blanc nacré. Donnez-moi du genêt en fleurs, pour réjouir les yeux de ma chère cemiostoma spartifoliella, qui approche avec sa toilette blanche à ornements noir et or. Voici des roses pour vous, marquise nepticula cent if o- liella. Regardez, chère Elsieî admirez cette tu- nique grenat bordée d'argent. Et ces deux illus- tres lavernides : linneella, qui porte sur sa robe une écharpe orange brodée d'or, tandis que schranckella a l'écharpe orange lamée d'argent. Quel goût, quelle harmonie dans ces couleurs voyantes adoucies par le velouté des étoffes, la transparence des franges soyeuses et l'heureuse répartition des quantités ! L'adélide panzerdla est toute en drap d'or bordé de noir, sa jupe

280 CONTES D'UNE GRAND MÈRE

est lilas à frange d'or. Enfin, la pyrale rosella, que voici et qui est une des plus simples, a la robe de dessus d'un rose vif teintée de blanc sur les bords. Quel heureux effet produit sa robe de dessous d'un brun clair ! Elle n'a qu'un défaut, c'est d'être un peu grande ; mais voici venir une troupe de véritables mignonnes exquises. Ce sont des tinéines vêtues de brun et semées de diamants, d'autres blanches avec des perles sur de la gaze. Dispmictella a dix gouttes d'or sur sa robe d'argent. Voici de très-grands personnages d'une taille relativement imposante : c'est la fa- mille des adélides avec leurs antennes vingt fois plus longues que leur corps, et leur vêtement d'or vert à reflets rouges ou violets qui rappellent la parure des plus beaux colibris. Et, à présent, voyez! voyez la foule qui se presse! il en viendra encore, et toujours ! et vous, vous ne saurez la- quelle de ces reines du soir admirer le plus pour la splendeur de son costume et le goût exquis de sa toilette. Les moindres détails du corsage, des antennes et des pattes sont d'une délicatesse inouïe et je ne pense pas que vous ayez jamais

LA FÉE AUX GROS YEUX 281

vu nulle part de créatures aussi parfaites. A pré- sent, remarquez la grâce de leurs mouvements, la folle et charmante précipitation de leur vol, la souplesse de leurs antennes qui est un lan- gage, la gentillesse de leurs attitudes. N'est-ce pas, Elsie, que c'est une fête inénarrable, et que toutes les autres créatures sont laides, monstrueuses et méchantes en comparaison de celles-ci?

Je dirai tout ce que vous voudrez pour vous faire plaisir, répondit Elsie désappointée, mais la vérité est que je ne vois rien ou presque rien de ce que vous me décrivez avec tant d'enthou- siasme. J'aperçois bien autour de ces fleurs et de cette lampe, des vols de petits papillons mi- croscopiques, mais je distingue à peine des points brillants et des points noirs, et je crains que vous ne puisiez dans votre imagination les splen- deurs dont il vous plaît de les revêtir.

Elle ne voit pas ! elle ne distingue pas ! s'écria douloureusement la fée aux gros yeux. Pauvre petite! j'en étais sûre! Je vous l'avais bien dit, que votre infirmité vous prkerait des

16.

282 CONTES D'UNE GRAN'DMERE

joies que je savoure! Heureusement, j'ai su com- patir à la débilité de vos organes ; voici un in- strument dont je ne me sers jamais, moi, et que j'ai emprunté pour vous à vos parents. Prenez et regardez.

Elle offrait à Elsie une forte loupe, dont, faute d'habitude, Elsie eut quelque peine à se servir. Enfin, elle réussit, après une certaine fatigue, à distinguer la réelle et surprenante beauté d'un de ces petits êtres; elle en fixa un autre et vit que miss Barbara ne Pavait pas trompée: l'or, la pourpre, l'améthyste, le grenat, l'orange, les perles et les roses se condensaient en ornements symétriques sur les manteaux et les robes de ces imperceptibles personnages. Elsie demandait naï- vement pourquoi tant de richesse et de beauté étaient prodiguées à des êtres qui vivent tout au plus quelques jours et qui volent la nuit, à peine saisissables au regard de l'homme.

Ah ! voilà ! répondit en riant la fée aux gros yeux Toujours la même question! Ma pauvre Elsie, les grandes personnes la font aui>si, c'est- à-dire qu'elles n'ont, pas plus que les enfants,

FÉE AUX GROS YEUX 283

l'idée saine des lois de l'univers. Elles croient que tout a été créé pour l'homme et que ce qu'il ne voit pas ou ne comprend pas, ne devrait pas exister. Mais moi, la fée aux gros yeux, comme on m'appelle, je sais que ce qui est simplement beau est aussi important que ce que l'homme utilise, et je me réjouis quand je contemple des choses ou des êtres merveilleux dont personne ne songe à tirer parti Mes chers petits papillons sont répandus par milliers de milliards sur la terre, ils vivent modestement en famille sur une petite feuille, et personne n'a encore eu l'idée de les tourmenter.

Fort bien, dit Elsie, mais les oiseaux, les fauvettes, les rossignols s'en nourrissent, sans compter les chauves-souris!

Les chauves-souris! Ah! vous m'y faites songer ! La lumière qui attire mes pauvres petits amis et qui me permet de les contempler, attire aussi ces horribles bêtes qui rôdent des nuits en- tières, la gueule ouverte, avalant tout ce qu'elles rencontrent. Allons, le bal est fini, éteignons cette lampe. Je vais allumer ma lanterne, car

284 CONTES D'UNE GRAND'MERE

la lune est couchée, et je vais vous reconduire au château.

Comme elles descendaient les marches du pe- tit perron du pavillon :

Je vous l'avais bien dit, Elsie, ajouta miss Barbara, vous avez été déçue dans votre attente, vous n'avez vu qu'imparfaitement mes petites fées de la nuit et leur danse fantastique autour de mes fleurs. Avec une loupe, on ne voit qu'un objet à la fois, et, quand cet objet est un être vivant, on ne le voit qu'au repos. Moi, je vois tout mon cher petit monde à la fois, ie ne perds rien de ses allures et de ses fantaisies. Je vous en ai montré fort peu aujourd'hui. La soirée était trop fraîche et le vent ne donnait pas du bon côté. C'est dans les nuits d'orage que j'en vois des milliers se réfugier chez moi, ou que je les surprends dans leurs abris de feuil- lage et de fleurs. Je vous en ai nommé quel- ques-uns, mais il y en a une multitude d'autres qui, selon la saison, éclosent à une courte exis- tence d'ivresse, de parure et de fêtes. On ne les connaît pas tous, bien que certaines person-

LA FEE AUX GROS YEUX 285

nés savantes et patientes les étudien* jvec soin et que l'on ait publié de gros livres ils sont admirablement représentés avec un fort grossis- sement pour les yeux faibles ; mais ces livres ne suffisent pas, et chaque personne bien douée et bien intentionnée peut grossir le catalogue acquis à la science par des découvertes et des observa- tions nouvelles. Pour ma part, j'en ai trouvé un grand nombre qui n'ont encore ni leurs noms ni leurs portraits publiés, et je m'ingénie à réparer à leur profit l'ingratitude ou le dédain de la science. Il est vrai qu'ils sont si petits, si petits; que peu de personnes daigneront les observer.

Est-ce qu'il y en a de plus petits que ceux que vous m'avez montrés? dit Elsie, qui voyant miss Barbara arrêtée sur le perron, s'était appuyée sur la rampe.

Elsie avait veillé plus tard que de coutume, elle n'avait pas eu toute la surprise et tout le plaisir qu'elle se promettait et le sommeil com- mençait à la gagner.

Il y a de* êtres infiniment petits, dont on

286 CONTES D'UNE GRANDMERE

ne devrait pas parler sans respect, répliqua miss Barbara, qui ne faisait pas attention à la fatigue de son élève. 11 y en a qui échappent au regard de l'homme et aux plus forts grossissements des instruments. Du moins je le présume et je le crois, moi qui en vois plus que la plupart des gens n'en peuvent voir. Qui peut dire à quelles dimensions, apparentes pour nous, s'arrête la vie Jui nous prouve que les puces n'ont pas des puces, lesquelles nourrissent à leur tour des puces qui en nourrissent d'autres, et ainsi jusqu'à l'infini? Quant aux papillons, puisque les plus petits que nous puissions apercevoir sont in: ntestablement plus beaux que les gros, il n'y a pas de raison pour qu'il n'en existe pas une foule d'autres encore plus beaux et plus p ils dont les savants ne soupçonneront jamais l'existence.

Miss h dbara en était de sa démonstration, sans *e douter qu'Elsie, qui s'était laissée glisser sur les marches du perron, dormait i& tout son cœur, lorsqu'un choc inattendu enleva brusque- ment la petite lanterne des mains de la gouver-

FËE AUX GROS YEUX 287

nante et H tomber cet objet sur les genoux d'Elsie réveillée en sursaut.

Une chauve-souris! une chauve-souris! s'écria Barbara éperdue en cherchant à ramasser la lanterne éteinte et brisée.

Elsie s'était vivement levée sans savoir elle était.

Là! là! criait Barbara, sur votre jupe, rhorrible bête est tombée aussi, je l'ai vue tom- ber, elle est sur vous!

Elsie n'avait pas peur des chauves-souris, mais elle savait que, si un choc léger les étourdit, elles ont de bonnes petites dents pour mordre, quand on veut les prendre, et, avisant un point noir sur sa robe, elle le saisit dans son mou- choir en disant :

Je la tiens, tranquillisez-vous, miss Barbara, je la tiens bien !

Tuez-la, étouffez-la, Elsie I Serrez bien fort, étouffez ce mauvais génie, cet affreux pré- cepteur qui me persécute!

Elsie ne comprenait plus rien à la folie de sa gouvernante; elle n'aiuiait pas à tuer et trouvait

28- CONTES D'UNE GRANDMÈRK

les chauves-souris fort utiles, vu qu'elles détrui- sent une multitude de cousins et d'insectes nui- sibles. Elle secoua son mouchoir instinctivement pour faire échapper le pauvre animal; mais quelle fut sa surprise, quelle fut sa frayeur en voyant M. Bat s'échapper du mouchoir et s'élan- cer sur miss Barbara, comme s'il eût voulu la dévorer !

Elsie s'enfuit à travers les plates-bandes, en proie à une terreur invincible. Mais, au bout de quelques instants, elle fut prise de remords, se retourna et revint sur ses pas pour porter secours à son infortunée gouvernante. Miss Bar- bara avait disparu et la chauve-souris volait en rond autour du pavillon.

Mon Dieu! s'écria Elsie désespérée, cette bête cruelle a avalé ma pauvre fée! Ah! si j'avais su, je ne lui aurais pas sauvé la vie!

La chauve-souris disparut et M. Bat se trouva devant Elsie.

Ma chère enfant, lui dit-il, c'est bien et c'est raisonnable de sauver la vie à de pauvres persécutés. Ne vous repentez pas d'une bonne

LA FÉE AUX GROS YEUX 289

action, miss Barbara n'a eu aucun mal. En l'entendant crier, j'étais accouru, vous croyant l'une et l'autre menacées de quelque danger sérieux. Votre gouvernante s'est réfugiée et barricadée chez elle en m' accablant d'injures que je ne mérite pas. Puisqu'elle vous abandonne à ce qu'elle regarde comme un grand péril, vou- lez-vous me permettre de vous reconduire à votre bonne, et n'aurez-vous point peur de moi?

Vraiment, je n'ai jamais eu peur de vous, monsieur Bat, répondit Elsie, vous n'êtes point méchant, mais vous êtes fort singulier.

Singulier, moi? Qui peut vous faire penser que j'aie une singularité quelconque?

Mais... je vous ai tenu dans mon mouchoir tout à l'heure, monsieur Bat, et permettez-moi de vous dire que vous vous exposiez beaucoup, car, si j'avais écouté miss Barbara, c'était fait de vous !

Chère miss Elsie, repondit le précepteur en riant, je comprends maintenant ce. qui s'est pas- sé et je vous bénis de m'avoir soustrait à la haine de cette pauvre fée, qui n'est pas méchante non

17

290 CONTES D'UNE GRAND'MÈRE

plus, mais qui est bien plus singulière que moP. Quand Elsie eut bien dormi, elle trouva fort invraisemblable que M. Bat eût le pouvoir de devenir homme ou bête à volonté. A déjeuner, elle remarqua qu'il avalait avec délices des tranches de bœuf saignant, tandis que miss Barbara ne prenait que du thé. Elle en conclut que le pré- cepteur n'était pas homme à se régaler de micros, et que la gouvernante suivait un régime propre à entretenir ses vapeurs.

FIN

TABLE

LE CHÊNE PARLANT -. e , , . 1

le chien et la fleur sacrée 63

l'orgue du titan 143

ce que disent les pleurs 183

le marteau rouge 203

la fée toussière , 223

le gnome des huitres 4 . 247

LA FÉE kC\X GROS TKUX 265

EMILE COLIN ET C,e IMPRIMERIE DE LAGNY 13675-3-06-

ICUVRES i.mMII.; DE

GEORGE SAND

FORMAT OH AND IN-LS

LUS A JOURS RE ,. .

1 vol.

Jeanne

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Journal d

Ah DR K

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Lvs Beaux Messieurs de

Lettres n'un Voyageur.

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