^s^fl

U:^r

U dVof OTTAWA 390030025-15597

ç^^^^-» '^

C- ^

GUSTAVE FLAUBERT

CORRESPONDANCE

DEUXIÈME SÉRIE

(1850-1854)

TROISIEME MILLE

PARIS

G. CHARPENTIER ET C'% ÉDITEURS

11, RUE DE GRENELLE, 11

•1889

.CORRESPONDANCE

DEUXIÈME SÉRIE

(1850-1854)

BIBLIOTHEQUE CHARPENTIER

11, RUE DE GRENELLE, 11, PARIS A 3 F R . 50 LE VOLUME

ŒUVRES DE GUSTAVE FLAUBERT

Madame Bovary, mœurs de province. ÉorrioN défini- tive, suivie des Réquisitoires, Plaidoirie et Jugement du Procès INTENTÉ A l'auteur devaut le Tribunal correctionnel de Paris (Audience des 31 janvier et 7 février 1857) 1 vol.

Salammbô. Édition définitive avec documents nou- veaux 1 vol .

La Tentation de saint Antoine. Édition défini- tive 1 vol.

Trois contes (Un cœur simple. La légende de saint Julien l'Hospitalier. Hérodias). {b" mille) 1 vol.

L'Éducation sentimentale. Histoire d'un jeune homme (édition définitive) 1 vol.

Lettres de Gustave Flaubert à George Sand, précé- dées d'uni' étude, par Glv de Mali'assa.nt (i'' uiille)... 1 vol.

Par les Champs et par les Grèves (Voyages en Bretagne), suivi de mélanges inédits {'i'' mille) 1 vol.

Bouvard et Pécuchet (œuvre posthume , nouvelle édi- tion 1 vol.

Correspondance générale (Premier volume).

1170-80. CoRUEiL. Imprimerie CKÉTé.

GUSTAVE FLAUBERT

CORIIESPONDANCE

DEUXIÈME SERIE

(1850-1854)

TROISIEME MILLE

PARIS

G. CHARPENTIER ET iV% ÉDITEURS

il, RUE DE GRENELLE, 11

18 80

PQ

)în

^. 3.

GOPiRESPONDANGE

DE

GUSTAVE FLAUBERT

A Parain,

De la Quarantaine de Rhodes. Dimanche 6 octobre 1850.

Vous avez bien tort, mon vieux solide, de ne pas m'écrire plus souvent, car je vous assure que a^os lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La dernière m'a fait bien rire, et ce que vous me dites de toutes A^os connaissances ne m'a pas médiocrement amusé. Ily au '•ait là-dessus de quoi causer longuement au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée et les pieds dans nos pantoufles. C'est ce que je me promets bien de faire à mon retour. Quelle bosse de soufflet nous nous donnerons 1 11 faudra lui faire ajouter un ressort.

Il paraît que le jeune BouiJhet se livre un peu à l'immoralité en mon absence. Vous le voyez trop souvent. C'est vous qui démoralisez ce jeune homme. Si j'étais sa mère, je lui interdirais A^otre société. 11 n'y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquenta H. 1

2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tion des vieillards débauchés. Néanmoins, continuez, mes bons vieux, à boire le petit verre à ma sanlé quand vous vous trouvez ensemble. Pochardez-vous même en mon honneur. Je vous excuse d'avance. Quant à l'Hôtel-Dieu, ça ne va pas fort, dit-on, avec le nouveau ménage. Il n'y a là- dedans rien qui m'étonne. Quel bonheur ce sera pour moi de voir de mes yeux ce jeune homme établi et père de fa- mille! La maison ne périra donc pas, il y aura un rejeton qui fleurira dans le comptoir. Les laines s'en réjouiront elles registres auront un maître. Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles? La bêtise est quelque chose d'inébranlable, rien ne l'attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résis- tante. A Alexandrie, un certain Thompson, de Sunder- land, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n'y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s'est incorporé au monument et le perpétue avec lui. Que dis-je? Il l'écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N'est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sun- derland. Combien dans la vie n'en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs? Et puis c'est qu'ils nous enfoncent toujours; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection, mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n'est pas comme dans la vie

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3

ordinaire ils finissent par vous rendre ft-roce.

Nous sommes venus ici de Beyrouth sur le bateau à vapeur autrichien avec Hartiin-Bey, ex-premier mi- nistre d'Abbas-Paclia. C'est une de nos anciennes connaissances d'Kgypte que nous avons renouée dimanche dernier, au dîner du Consul général. Il a fui à temps d'Alexandrie; on venait pour l'empoigner de force de la part du Pacha, qui probablement allait lui faire prendre quelque funeste tasse de café. Il s'est réfugié à bord du paquebot français pour Beyrouth, et de Beyrouth il gagne Constantinople, il va aller dénoncer son maître et tâcher de le faire sauter, ce qui est possible. Pendant trois jours passés ensemble à bord, nous avons beaucoup causé, ou plutôt il nous a beaucoup parlé, nous flairant gens de plume, et que par la suite nous pourrions lui être utiles, et puis peut-être aussi parce que nous sommes des particuliers très aimables. Bien n'est plus respecté en Orient que l'homme maniant la plume. Effendi (homme qui sait lire) est un titre d'honneur. Maxime en ce moment rédige sur cette affaire un bout de note pour Paris; c'est une nouvelle politique assez grave. Quant à moi, je deviens paresseux comme un curé. Je ne suis bon qu'à cheval ou en bateau. Tout travail maintenant m'assomme, je deviens là-dessus très oriental; il faut espérer que je changerai au retour. A propos de curé, puisque ce mot m'est venu au bec (de ma plume), j'en ai diablement vu en Syrie et en Palestine. Nous avons vu des capucins, des carmé- lites, etc. Nous avons étudié de près cette fameuse question des Druses et des Maronites dont on a fait tant de bruit en France, et qui est bien une des plus belles blagues du monde.

Nous avions le cœur gros quand nous sommes

4 CORRESPONDANCE DE G. FLA-UBERT.

partis de Beyrouth. Nous avons vécu d'une belle vie de vagabond pendant deux mois.

II faut vous dire que nous ne portons plus de chaussettes dans nos bottes. Nous avons reconnu qiie c'était une économie de blanchissage et que ça nous taisait plus frais aux pieds. La saison pourtant se refroidit. Nous couchons encore à la belle étoile, mais avec des vêtements de drap. Depuis le mois de jan- ■sier dernier, nous n'avons pas reçu une goutte de pliùe, mais nous allons en avoir à Constantinoplé.

Je vous ai bien regretté il y a aujourd'hui quinze jours, c'était à Eiden, au beau miUeu du Liban, k trois heures des cèdres. Nous avons dîné chez le sheik du pays. Pour aller dans la salle nous avons été reçus, nous avons traversé une foule (le mot est httéralj de quarante à cinquante domestiques. Aussi- tôt que nous avons été assis sur les divans, on nous a parfumés avec de l'encens, après quoi on nous a aspergés avec de leau de fleur d'oranger. Un domes- tique suivait, portant une longue serviette à franges pour vous essuyer les mains. Le maitre de la maison, jeune homme de 24 ans environ, portait sur les épaules un manteau brode d'or, et tout autour de la tête un turban de soie rouge à petites étoiles d'or serrées les unes près des autres. Il y avait bien une trentaine de plats à table, pour quatre personnes que nous étions. Afin de faire honneur à tant d honneurs, j'ai mangé de telle sorte que si je n'ai pas eu d'indigestion I& soir, c'est que j'ai un rude estomac. C'est du reste une grande impohtesse à ces gens-là que de refuser. \ Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, dans une cir- constance semblable, Maxime a manqué crever d'in- digestion.

Adieu, mon bon vieu:i père Paraui, ne faites pas

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5

trop de polissonneries avec Buuiiliet. Écrivez-moi souvent, et recevez de ma part la mcilltiiire embras- sade que jamais neveu ait donnée à son oncle, ou ami à son ami. A vous du fond du cœur.

A sa mère.

Coiisl.uitiuople, 14 novemLre 1850

11 y a beaucoup de choses du monde que, dans ta candeur, tu ignores, pauvre vieille. Moi qui deviens un très grand moraliste et qui, d'ailleurs, me suis toujours plongé à corps perdu dans ce genre d'études, j'ai soulevé pas mal de coins de rideau qui cachaient des turpitudes sans nombre. On apprend aux femmes à mentir d'une façon infâme. L'apprentissage dure toute leur vie depuis la première fehmie de chambre qu'on leur donne jusqu'au dernier amant qm leur sur- vient, chacun s'ingère à les rendi'e canailles et après on crie contre elles : le puritanisme, la bégueulerie, la bigolterie, le système du renfermé, de l'étroit, a déna- turé et perd dans sa fleur les plus charmantes créa- tions du bon Dieu. J'ai peur du corset moral, voilà tout. Les premières impressions ne s'effacent pas, tu . le sais. Nous portons en nous notre passé; pendant toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice. Quand je m'analyse, je trouve en moi encore fraîche et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai par les combinaisons de leur rencontre) la place du père Langlois, celle du père Mignot, celle de don Qui- chotte et de mes songeries d'enfant dans le jardin à côté de la fenêtre de ramphilhéàtre. Je me résume :

1.

6 correspondance: de g. Flaubert.

prends quelqu'un pour lui apprendre l'anglais et les premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère et le bon sens (je donne au mot l'acception la plus large) de la personne.

Je te parlais tout à l'heure d'observation morale, je n'aurais jamais soupçonné combien ce côté est abondant en voyage. On s'y frotte à tant d'hommes différents que véritablement on finit par connaître un peu le monde force de parcourir). La terre est couverte de balles splendides. Le voyage a des mines de comique immenses et inexploitées. Je ne sais pourquoi personne jusqu'à présent n'a fait cette re- marque qui me parait bien naturelle. Et puis, c'est qu'on se déboutonne si vite, on vous fait des confi- dences si étranges ! Un homme voyage depuis un an et ne trouve personne à qui parler; il vous rencontre un soir dans un hôtel ou sous une tente ; on parle d'abord poUtique, puis on cause de Paris, puis le bouchon sort tout doucement, le vin s'épanche et en deux heures voilà quon vide le reste jusqu'au fond ou à peu prés. Le lendemain, on se sépare, et l'on ne reverra jamais son ami intime de la veille au soir; il y a même à cela souvent des mélancolies singulières.

Nous avons visité le vieux sérail et les mosquées. Le sérail ne signifie pas grand'chose. Ce sont d'ad- mirables appartements dans le plus beau point de vue du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d'Eu- rope dont on ne veut plus on les repasse aux Turcs qui donnent là-dedans avec la naïveté du barbare. A part la salle du Trône, merveilleuse c'est le mot, tout le reste est de la petite musique.

J'ai vu les derviches hurleurs. J'y étais très préparé

CORRESPONDANCK DE G. FLAUBERT. 7

par tout ce que j'avais déjà vu au Caire, aussi n'en ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y retournerons. Il se passera des choses gentilles, on se passera dans le corps un tas d'instruments de sup- plice que nous avons vus accrochés aux murs. Mais je trouve que l'on ne vante pas assez les tourneurs. Rien n'est plus gracieux que de voir valser tous ces hommes avec leurs grands jupons plissés et leur figure extatique levée au ciel. Ils tournent sans s'arrê- ter pendant une heure environ. Un d'eux nous a affirmé que, s'il ne fallait pas tenir ses bras au-dessus de sa tête, il est capable de tourner pendant six heures de suite. Celui-là nous fait de temps à autre des visites. Nous lui donnons une bouteille d'eau-de-vie qu'il boit très bien en sa qualité de musulman.

A. Louis Bouilhet.

Constantinople, 14 novembre 1850.

Si je pouvais t'écrire tout ce que je réfléchis à pro- pos de mon voyage, c'est-à-dire que si je retrouvais quand je prends la plume les choses qui me passent dans la tête et qui me font dire, à part moi, je lui écrirai ça, tu aurais vraiment peut-être des lettres amusantes. Mais, cela s'en va aussitôt que j'ouvre mon carton. N'importe, au hasard de la fourchette, comme ça ^•iendra.

D'abord de Constantinople, je suis arrivé hier matin, je ne te dirai rien aujourd'hui, à savoir seu- lement que j'ai été frappé de cette idée de Tourier : qu'elle serait plus tard la capitale de la terre. C'est réellement énorme comme Inimanilé. Ce sentiment d'écrasement que tu as éprouvé à ton entrée à Paris,

8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

c'est ici qu'il vous pénètre en coudoyant tant d'hom- mes inconnus depuis le Persan et l'Indien jusqu'à l'Américain et l'Anglais, tant d'individualités séparées dont l'addition formidable aplatit la vôtre. Et puis, c'est immense. On est perdu dans les rues, on ne voit ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des forêts au milieu de la ville. Du haut de la tour de Ga- lata, on voit toutes les maisons et toutes les mosquées côté et parmi le Bosphore et la Corne-d'Or pleins de vaisseaux), les maisons peuvent être comparées aussi à des navires ; ce qui fait une flotte immobile dont les minarets seraient les mâts des vaisseaux de haut bord (phrase un peu entortillée, passons).

J'aurai demain ton nom Loue Bouilhette (pronon- ciation turque) écrit sur papier bleu en lettres d'or. C'est un cadeau que je destine à orner ta chambre. Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul, que je t'ai beaucoup mêlé à mon voyage. En sortant de chez les « malins » (écrivains) nous avions dis- cuté le papier, l'ornementation et le prix de ladite pancarte, nous avons été donner à manger aux pigeons de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de la mosquée, par centaines. C'est une œuvre pie que de leur jeter du grain. Quand on arrive, ils s'abattent sur les dalles de tous les côtés de la mosquée, des cor- niches, des toits, des chapiteaux des colonnes. Le port a aussi ses oiseaux famiUers. Au milieu des na- vires et des calques on voit les cormorans voler ou qui se reposent sur les flots. Sur les toits des maisons il y a des nids de cigognes, abandonnés l'hiver. Dans les cimetières les chèvres et les ânes broutent tran- quillement, et la nuit les femmes turques y donnent des rendez- vous aux soldats.

Le cimetière est une des belles choses de l'Orient.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 9

Il n'a pas ce caractère profondément agaçant que je trouve chez nous ii ce genre d'établissement; point de mur, point de fossé, point de séparation ni de clôture quelconque. Ça se trouve ù, propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu'on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles, elles ne diffèrent que par Tancienneté. Seulement ;l mesure qu'elles vieillissent, elles s'enfouissent et dis- paraissent, comme fait le souvenir qu'on a des morts. Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. A propos de sites c'est h Gonstantinople A'érilablement que l'on peut dire : Un site ! ah ! quel tableau !

en es-tu avec la muse? je m'attendais ici à trouver une lettre de toi et quelque chose en vers y inclus. Que devient la Chine? que lis-tu? Comme j'ai envie de te voir!

Quant à moi, Uttérairement parlant, je ne sais où. j'en suis. Je me sens quelquefois anéanti (le mot est faible), d'autres fois le style « hxnbique » l'état de limbe et de fluide impondérable) passe et cii"cule en moi avec des chaleurs enivrantes. Puis ça retombe. Je médite très peu, je rêvasse occasionnellement. Mon genre d'observation est surtout moral. Je n'aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psycho- logique, huaiain, comique y est abondant. On ren- contre des balles splendides, des existences gorge- pigeon très cliatoyantes à l'œil, fort variées comme loques et broderies, riches de saletés, de décMrures et de galons. Et au fond toujours cette vieille canail- lerie immuable et inébranlable. C'est la base. Ahl comme il vous en passe sous les yeux!

40 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

De temps à autre dans les villes j'ou\Te un journal. Il me semble que nous allons rondement. Nous dan- sons non pas sur un volcan, mais sur la planche dune latrine qui m'a l'air passablement pourrie. L'idée dV'tudier la question me préoccupe. A mon retour j'ai «n\'ie de m'enfoncer dans les socialistes et de faire sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal, de très farce, et d'impartial bien entendu. J'ai le mot sur le bout de ma langue et la couleur au bout des doi?ls. Beaucoup de sujets plus nets comme plan n'ont pas tant d'empressement à venir que celui-là.

A propos de sujets j'en ai trois qui ne sont peut- être que le même et ça m'embête considérablement. Une nuit de Don Juan à laquelle j'ai pensé au laza- ret de Rhodes. L'histoire d'Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le Dieu. C'est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces. 3" Mon roman flamand de la jeune fille qui meurt ^ie^ge et mys- tique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d'un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d'une rinère grande comme l'eau de Robec. Ce qui me turlupine c'est la parenté d'idées entre ces trois plans : Dans le premier, l'amour inassouvissable sous les deux formes de l'amour ter- restre et de l'amour mystique. Dans le second, même histoire, mais on se donne et l'amour terrestre est moins élevé en ce qu'il est plus précis. Dans le troi- sième ils sont réunis dans la môme personne, et l'un mène à l'autre, seulement mon héroïne crève d'exal- tation religieuse après avoir connu l'exaltation des sens. Hélas ! il me semble que lorsqu'on dissèque si bien les enfants h naître on n'est pas assez monté pour les créer. Ma netteté métaphysique me donne des ter- reurs. Il faut pourtant que j'en revienne. J'ai besoin

COIUIESPONDANCL: de U. FLAUUERT. 11

de me donner ma mesure à moi-même. Je veux pour vivre tranquille avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qid me réglera dans l'emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J'éprouve, par rapport à mon état litté- raire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale : « Je sens le besoin de m'élablir. »

A Smyrne, par un temps de pluie qui nous empê- chait de sortir, j'ai pris au cabinet de lecture « Arthur » d'Eugène Sue. Il y a de quoi en vomir, ça n'a pas de nom. Il faut lire ça pour prendre en pitié l'argent, le- succès et le public. La Uttérature a mal à la poitrine. Elle crache, elle bavache, elle a des vésicaloires (ju'elle couvre de taffetas pommadés, et elle s'est tant brossé la tête qu'elle en a perdu tous ses cheveux.. 11 faudrait des Christs de l'Art pour guérir ce lépreux.

En revenir à l'antique, c'est déjà fait, au moyen- âge, c'est déjà fait. Reste le présent. Mais la base tremble, donc appuyer les fondements ? La vitahté et partant la durée est à ce prix pom-tant. Tout cela m'inquiète tellement que j'en suis venu à ne plus aimer qu'on m'en parle ; j'en suis irrité parfois comme un galérien libéré qui entend causer système péni- tentiaire, avec Maxime surtout, qui n'y va pas de main morte et qui n'est pas un gaillard encourageant; ôt j'ai rudement besoin d'être encouragé. D'un autre côté ma vanité n'est pas encore résignée à n'avoir que- des prix d'encouragement.

Je m'en vais rehrc toute l'Ibade. Dans une quinzaine nous ferons un pelit voyage en Troade. Au mois de janvier nous serons en Grèce. Je bisque d'être si

12 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ignorant. Ah ! si je savais le grec au moins et j'y ai perdu tant de temps !

La sérénité m'abandonne I

Celui qni, voyageant, conserve de soi la même estime qu'il avait dans son cabinet en se regardant tous les jours dans sa glace, est un bien grand homme ou un bien robuste imbécile. Je ne sais pourquoi, mais je deviens très humble.

En passant devant Abydos j'ai beaucoup pensé à Byron. C'est son Orient, l'Orient turc, l'Orient du sabre recourbé, du costume albanais et de la fenêtre grillée donnant sur des flots bleus. J'aime mieux l'Orient cuit du Bédouin et du désert, les profondeurs vermeilles de l'Afrique, le crocodile, le chameau, la girafe.

Je regrette de ne pas aller en Perse (l'argent ! l'ar- gent!), je rêve des A^oyages d'Asie, aller en Chine par terre, des impossibilités, les Indes ou la Cahfornie qui m'excite toujours sous le rapport humain. D'autres fois je me prends de tendresses à en pleurer en son- geant à mon cabinet de Croisset, à nos dimanches. Ah ! comme je regretterai mon voyage et comme je le referai et comme je me redirai l'éternel monologue : « Imbécile, tu n'as pas assez joui. »

Pourquoi la mort de Balzac m*a-t-elle Aivement affecté ? Quand meurt un homme que l'on admire on est toujours triste. On espérait le connaître plus tard et s'enfaire aimer. Oui, c'était un homme fort et qui avait crânement compris son temps. Lui qui avait si bien étudié les fennnes, il est mort dès qu'il a été marié et quand la société qu'il savait a commencé son dénoue- ment. Avec Louis-Philippe s'est en allé quoique chose

CORRESPONDANCE DE G. FLAUnEUT. 13

qui ne reviendra pas. 11 faut maintenant d'autres mu- settes.

Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retour- ner en Éj^'vpte et de remonter le Nil et de revoir Ruchouk Ilnnem?... C'est égal, j'ai passé une soirée comme on en passe peu dans la vie. Du reste je l'ai bien sentie. T'ai-je regretté! pauvre vieux!

Il me semble que je ne te dis rien de bien intéres- sant. Je vais me coucber et demain je te parlerai un peu de mon voyage, ça sera plus amusant pour toi que mon éternel moi dont je suis bougrement las.

â. Parain

24 novembre 1850.

En attendant que je reçoive la lettre annoncée par ma mère et dans laquelle vous devez me raconter une anecdote curieuse sur le jeune Bezet, je réponds bien vite, cher oncle, à la vôtre que j'ai reçue par le der- nier courrier.

Que voulez-vous que je vous dise, cher vieux com- pagnon? Quand je serai revenu à Croisset comme nous arrangerons ensemble toutes les babioles que je rapporte. Ëcbignerons-nous la muraille, hein? Quel abus de la vrille !

Ah ! vieux polisson de père Parain, si vous étiez ici vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces de \'ieux carrosses suspendus et dorés à l'extérieur comme des tabatières. Là-dedans, couchées sur des divans comme dans leur maison (la voiture queLjue- fois est close par des rideaux de soie), on peut les contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure un II. 2

14 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

voile transparent à travers lequel on voit le ronge de leurs lèvres peintes et l'arc de leurs sourcils noirs. Dans linterA^alle du voile, entre le front et les joues, paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder, et qui dardent sur vous d'aplomb leurs prunelles fixes. De loin, ce voile que l'on ne distingue pas leur donne une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons saisi d'étonnement et d'admiration. Elles ont l'air de fan- tômes. A travers les voiles qui retombent sur leurs mains brillent leurs bagues de diamants, et songer,, miséricorde, que dans dix ans elles seront en cha- peau et en corset ! qu'elles imiteront leurs maris qui se font habiller à l'européenne, portent des bottes et des redingotes !

Souvent en vous promenant en canot avec moi vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alUez en calque sur le Bosphore je ne sais à quoi vous vous accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au plus de large, pointues comme des aiguilles à l'avant et à l'arrière. On y peut tenir deux dedans. On s'accrou- pit au fond et il faut rester complètement immobile de peur de chaA'irer. Les deux rameurs, en chemise de soie, se servent de rames dont la partie comprise entre le tollet et la poignée a un renflement énorme pour faire contre-poids. Quand on est dans une sem- blable embarcation, que la mer est calme et que les caidjis sont bons, on Aole sur l'eau.

Le port de Constantinople est plein d'oiseaux. Vous savez que les Musulmans ne les tuent jamais. Il y a des bandes de goélands qui nagent entre les navires. Les pigeons perchent sur les cordages des navires et de s'envolent pour aller se poser sur les minarets,

Vous ne sauriez croire, mon vieux, combien nous

COURESPONDANCE UE G. FLAUUEUT. lo

pensons h vous et combien nous vous regrettons, ici particulièrement. Vous seriez capable d'y passer le reste de votre vie. Une fois entré dans les bazars vous n'en sortiriez plus. Toutes les boutiques sont ouvertes, on s'asseoit sur le bord, on prend la pipe du mar- chand et on cause avec lui. On peut y revenir vingt jours de suite sans rien acheter. Quand un marchand n'a pas ce que vous désirez il se lève de dessus son tapis et vous mène chez un voisin. Mais quand il s'agit du prix il faut, règle générale, commencer par ra- battre les deux tiers. On se dispute pendant une heure, il jure par sa tête, par sa barbe, par tous les pro- phètes et enfin vous finissez par avoir votre marchan- dise avec 50, 60 ou 75 p. 100 de rabais. Les Persans particulièrement sont d'infâmes gueux. Avec leur bonnet pointu et leur grand nez ils ont des balles de gredin très amusantes. Stephany, notre drogman, a une rage de Perse et de Persans incroyable ; partout il en rencontre il s'arrête à causer avec eux.

A. sa mère.

Constantinople, 4 décenibre 1850.

Sais-tu que tu finirais, chère vieille, par me donner une vanité démesurée, moi qui assiste à la décrois- sance successive de cette qualité qu'on ne me refuse généralement point. Tu me fais tant de compliments sur mes lettres que je crois que l'amour maternel t'aveugle tout à fait.

Je suis curieux de voir ce que tu auras décidé re- lativement à ton voyage d'Italie et si tu emmèneras la petite. Écris-moi à Athènes. Nous ne savons au juste quand nous partons de Constantinople^ ^ais ce sera

46 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

prolxnl3Îement dïci à une quinzaine. Nous nous rui- nons dans les Ailles, tout notre A-oyage de Rhodes et d'Asie-Mineure nous a moins coûté que douze jours passés à Smyrne nous n'avons pourtant rien acheté. Mais la vie européenne est exorbitante. Deux piastres, Madame! deux piastres! (dix sols!) pour laver un col de chemise, ainsi du reste. D'Athènes nous filerons probablement sur Patras après avoir vu de la Grèce ce que nos moyens nous permettront et ils ne nous permettront pas grand'chose, et à Patras nous nous embarquerons pour Brindisi d'où nous irons par terre jusqu'à Naples. Tel est notre plan. Sinon il faudrait retourner à Malte, y faire cinq jours de quarantaine et quatre de Libre pratique, et de Malte se rembarquer pour Naples, ce qui serait peu amusant, surtout pour Maxime qui redoute la mer. Quant à moi j'y suis crâne. C'est avec l'équitation un talent que j'ai acquis en voyage, car je suis maintenant « aussi bon homme de cheval que de pied » comme M. de Montliic. Autre talent : j'entends très bien l'italien, il y a du moins peu de choses qui m'échappent quand on ne le parle pas trop vite ; pour ce qui est de le parler, je baragouine quelques mots. Mais ce qui me désole, c'est le grec ; leur s. n. d. D. de pronon- ciation est telle, que je reconnais h peine un mot sur mille. Le grec moderne est tellement mêlé de slave, de turc et d'italien que l'ancien s'y noie et ajoutez à cela leurs polissonnes de lettres sifflées et avalées! A Athènes je serai moins ébouriffé, on y parle plus littérairement.

En fait de haute httérature, nous avons rencontré ici M, de Saulcy, membre de l'Institut et directeur du Musée d'artillerie, qui voyage avec Edouard Delessert, le fils de l'ancien préfet de police, et toute une bande

coiuii-:sponi)ani:e ui: g. FLAUiiEur. n

qui les accompagne. Dès le début, grande familiarité, on retranche le monsieur, questions de la plus franche obscénité, plaisanteries, bons mots, esprit français dans toute sa grâce. Nous leur avons conseillé de ne pas aller dans le Ilauran infailliblement ils se se- raient fait casser leurs gueules. Je crois que c'est un service que nous leur avons rendu là. Dès le lende- main nous étions devenus tellement amis que M. de Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ah! mon vieux Flaubert. » M. de Saulcy est celui qui a trouvé le moyen de lire le cunéiforme.

Nous dinons après-demain à l'ambassade chez le général. Ce brave général néglige la tenue diploma- tique, dans l'intimité il donne de grands coups de poing dans le dos de Maxime en l'appelant sacré far- ceur.

Je viens de promener à cheval tout seul avec Stephahy pendant trois heures. Il faisait très froid. Le ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur des landes àtravers champs. J'ai rejoint les eaux douces d'Europe dans l'été les belles dames d'ici viennent marcher sur l'herbe avec leurs bottes de maroquin jaune. Il y avait à la place de promeneurs un trou- peau de moutons qui broutait et les feuilles jaunies des sycomores tombaient au pied des arbres dans le palais d'été du grand sultan. Je suis revenu par Eyerb. Une mosquée est enfermée dans un jardin qui est plein de tombes drapées et enguirlandées de feuillage et de lierres. J'ai traversé l'interminable quartier juif et le Phanar, quartier des descendants des anciens empereurs Grecs. Puis parle grand pont de bois et le petit champ des morts de Pcra je suis rentré à Ihùtel.

Je ne sais que rapporter au père Parain et mon embarras est loi <;nc je nu lui laïqiorle rien. Il choi-

18 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

sira dans mes affaires à moi ce qui lui plaira le mieux. Pour le commun des amis nous avons des pantoufles, des pipes, des chapelets, toutes choses qui font beau- coup d'effet et qui ne coûtent pas cher. Devenons- nous canailles, hein? Les voyages instruisent la jeu- nesse.

A la même.

Constantiaople, 15 décembre 1850.

\ quand ma noce? me demandes-tu à propos du mariage de E..., à quand? à jamais, je l'espère. Autant qu'un homme peut répondre de ce qu'il fera, je réponds ici de la négative. Le contact du monde auquel je me suis énormément frotté depuis quatorze mois me fait de plus en plus rentrer dans ma coquille. Le père Parain, qui prétend que les voyages changent, se trompe; quant à moi, tel je suis parti, tel je revien- drai, seulement avec quelques cheveux de moins sur la tête et beaucoup de paysages de plus dedans. Voilà tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je j^arde les mêmes jusqu'à nouvel ordre ; et puis s'il fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le mot n'eût pas l'air trop présomptueux, je dirais je suis trop vieux pour changer. J'ai passé l'âge, quand on a vécu comme moi d'une YÏe toute intime pleine d'analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s'est tant excité soi-même et calmé tour à tour, et qu'on a employé toute sa jeunesse à se faire manœuvrer l'âme comme un cavalier fait de son cheval, qu'il force à galoper à travers champs, à coups d'éperon, à mar- cher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l'amble, le tout rien que pour s'amuser et en savoir plus; eh bien, veux-je dii-e, si on ne s'est pas

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 19

cassé le cou dès le début il y a de grandes chances pour qu'on ne se le casse pas plus tard. Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j'ai trouvé mon assiette, comme centre de gra\'ité. Je ne présume pas qu'aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage serait pour moi une apostasie qui m'épouvante. La mort d'Alfred n'a pas effacé le souvenir de l'irritation que cela m'a causée. C'a été comme pour les gens dévots la nouvelle d'un grand scandale donné par un évêque. Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l'hygiène, par se mettre dans une position à n'en être pas la dupe. Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. L'artiste selon moi est une monstruosité, quelque chose hors nature, tous les malheurs dont la Pro^i- dence l'accable lui viennent de l'entêlement qu'il a à nier cet axiome ; il en souffre et en fait souffrir. Qu'on interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des poètes et les hommes qui ont aimé des actrices. Or (c'est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j'ai vécu, seul, avec une foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d'ours, étant un ours moi-même, etc. Je me fiche du monde, de l'avenir, du qu'en dira-t-on, d'un étabUsscment quel- conque, et môme de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver. Voilà comme je suis, tel est mon caractère.

Si je sais par exemple à propos de quoi me vient cette tartine de deux pages, que le diable m'emporte, pauvre chère vieille. Non, non, quand je peusc à ta

rSS

Is-

20 COHRESPONDANCE DK G. KLAlBIillT.

bonne mine si triste et si aimunlc, au plaisir que j'ai de vivre avec loi, si pleim' de sérénitt- cl d'un rliarme si sérieux, je sens Lien que je n'en aimerai jamais une autre comme toi, va, tu n'auras jiasde rivale, n'ait- pas peur. Les sens ou la fantaisie d'un moment ne pren- dront pas la place de ce qui reste enfernn} au fond d'un triple sanctuaire. Un ira peut-être sur le seuil da temple, mais on n'entrera pas dedans.

(le brave iC...! Le voilà d»»nc marié, établi fit tou- jours magistrat par-dessus le marché! Quelle balle de bourgeois et de monsieur! C(jmme il vabirn jamais défendie l'ordr»', la famillt- t-l la prup i,^

du reste suivi la marche normale. Lui aus^i. il a été artiste, il portait un coutcau-poiguard et i plans de drames, puis ça été un étudiant i quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une gri- lU du lieu que jo scandalisais par njos discon !

j'allais le voir dans son btide ménage. Il , cancan fi la Chaumière et buvait des biscliops d. mm blanc î\ l'estaminet Voltaire. Puis il a été r leur. le comique du sérieux a commi faire suite au sérieux du comique qui avait prc< i- 11 est «levenu grave, s'est caché pour faire de miiM .v fredaines, s'est acheté définitivemont une monir. t .1 renonct' à l'imagination (textuel); comme lasépar.i :ui; a di\ être pénible! Cesl atroce quand j'y pen^sc! M .111- tenant je suis sûr qu'il toimo là-bas contre les i"- trines sociali-f.-: \\ parle de l'éitifice, de la basf. du timon, de l'hydre de l'anarcliie. .Magistral, il est n ac- tionnaire, marié il sera cocu, et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de «-on métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l'humanité. Href! parlons d'autre chose.

ta tifs .lél Ko

JOll

-l'a .•ta

pa

IIOl

i

1(1

Lai'

rOI

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

21

(, it jeudi en revenant d'Asie, jeudi anniversaire

. naissance, que j'ai trouvé en rentrant tes deux

!S lettres. Çnété une fête. Pendant que Maxime

resté à la maison pour s'occuper des prépara-

i départ (douane, argent, envois de caisse, etc.),

parti dès le matin avec notre ami le comtft

Iski pour la ferme polonaise qui est de l'autre

u Bosphore en Asie. Nous avons fait en notre

ie 15 lieues A'entre à terre, galopant sur la

qui couvrait la campagne déserte. C'était de

3 mouvements de terrain qui ondulaient comme

Lgues monstrueuses dont la blancheur monotone

léchirée de place en place par de petits chênes

?ris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur

Hendue froide. Nous nous sommes égarés. Des

bulgares couverts de peaux de bêtes et qui res-

aient plutôt à des ours qu'à des hommes nous

■mis sur notre route. Quant à un chemin frayé,

le voyions sur la neige que la trace des Uèvres

chacals qui avaient couru pendant la nnit Dans

)ntées et descentes notre guide chantait à tue-

le chanson sur un air aigu que le vent aussitôt

ait de sa bouche et emportait dans la solitude.

ait très froid, le mouvement du cheval cepen-

ous faisait suer. Kosielski me disait : « Oh ! H me

3 que c'est la Pologne. » Et moi je pensais aux

5 voyages par terre de l'Asie centrale, à la Tar-

au Thibet, à tout le vague pays des fourrures

cités à dômes d'étain.

me demanderas peut-être ce que c'est que le

Kosielski : c'est un grand seigneur polonais,

v^ious au môme hôtel, aux trois quarts ruiné par

les guerres de son pays, couvert de blessures

lorions, homme charmant et de bonne compa-

20 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

bonne mine si triste et si aimante, au plaisir que j'ai de vivre avec toi, si pleine de sérénité et d'an charme si sérieux, je sens bien que je n'en aimerai jamais une autre comme toi, va, tu n'auras pas de rivale, n'aie pas peur. Les sens ou la fantaisie d'un moment ne pren- dront pas la place de ce qui reste enfermé au fond d'un triple sanctuaire. On ira peut-être sur le seuil du temple, mais on n'entrera pas dedans.

Ce brave E... ! Le voilà donc marié, établi et tou- jours magistrat par-dessus le marché! Quelle balle de bourgeois et de monsieur! Comme il va bien plus que jamais défendre l'ordre, la famille et la propriété! Il a du reste sui\'i la marche normale. Lui aussi, il a été artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des plans de drames, puis ça été un étudiant folâtre du quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une griselte du lieu que je scandaUsais par mes discours quand j'allais le voir dans son fétide ménage. Il pinçait le cancan à la Chaumière et buvait des bischops de vin blanc à l'estaminet Voltaire. Puis U a été reçu doc- teur. Là le comique du sérieux a commencé pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. Il est devenu grave, s'est caché pour faire de minces fredaines, s'est acheté définitivement une montre et a renoncé àl'imagination (textuel); comme la séparation a être pénible! C'est atroce quand j'y pense! Main- tenant je suis sûr qu'il tonne là-bas contre les doc- trines socialistes; il parle de Y édifice, de la base, du limon, de l'hydre de l'anarchie. Magistrat, il est réac- tionnaire, marié il sera cocu, et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l'humanité. Bref! parlons d'autre chose.

CORHESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 21

C'est jeudi en revenant d'Asie, jeudi anniversaire de ma naissance, que j'ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres. Ç'^i ^t^tî une fête. Pendant que Maxime était resté à la maison pour s'occuper des prépara- tifs du départ (douane, argent, envois de caisse, etc.), j'étais parti dès le matin avec notre ami le comte. Kosielslci pour la ferme polonaise qui est de l'autre côté du Bosphore en Asie. Nous avons fait en notre journée 15 lieues ventre à terre, galopant sur la neige qui couvrait la campagne déserte. C'était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses dont la blancheur monotone était décliirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes et qui res- semblaient plutôt à des ours qu'à des hommes nous ont remis sur notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne A'oyions sur la neige que la trace des lièvres et des chacals qui avaient couru pendant la nuit Dans les montées et descentes notre guide chantait à tue- tête une chanson sur un air aigu que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la sohtude. Il faisait très froid, le mouvement du cheval cepen- dant nous faisait suer. Kosielski me disait : « Oh ! il me semble que c'est la Pologne. » Et moi je pensais aux grands voyages par terre de l'Asie centrale, àlaTar- tarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des. cités à dômes d'étain.

Tu me demanderas peut-être ce que c'est que le comte Kosielski : c'est un grand seigneur polonais, avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compa-

dr

d

Tmtm «s

* <iiables. L'amou, lit tans calembour

-a* iké oombreiiMs cowui*^

: (uuioetit d amertnne - tootes f' '

'tttnê. kjuim<

' »t U MAte t

n .iui penna. ooCretobr -«JwfUUe doat nom nous pn- -^L mûft <p« MN» caisiiâtoM

préMsUit

me».

•HT r

U r^

-1

« te 4t rSéra^olc d Ai

.k» à rVM, ■■§ da OMIBli

•èe»io«nder-

tf^deaas^ «ncMClpaià

iti»

feÇq

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBlT. 23

çauche, Salamine en face. Maxime, g é du mal de mer, râlait dans sa cabine. Le temps tait rude. A l'avant avec mon lorgnon sur le ne/. ;i - de la cage aux poulets, debout et regardant devei moi, je me laissais aller à de « grandes pensées > Sans blague aucune, j'ai été ému, plus qu'à Jiru-;iUi je ne crains pas de le dire ou du moins d'une lac i plus vraie, le parti pris avait moins de paii. i c'était plus près de moi, plus de ma famille. C f-t j ut-être aussi que je m'y attendais moins. Voila l'ernel mono- logue hébété et admiratif que je me disî^ en considé- rant ce petit coin de terre au milieu ^lo hautes mon- tagnes qui le dominent : « C'est égal, ilst sorti de de crânes bougres et de crânes chose-.

Nous allons la semaine prochaine ccimencer nos courses aux Thermopyles, Sparte, .Aqts, Mycènes, Corinthe, etc. Ce ne sera guère qu'un 'vage de tou- riste (oh!!) : il ne nous reste ni temps i argent. Il a

Ifallu parle même motif passer par-des^s la Troade;

■•^onstantinople nous a dévorés. J'aurfc bien voulu i'oir aussi la Thessalie, mais Q faut quier Golconde, '/est fini. J'ai été triste à crever en cant adieu à ^onstantinople. Encore une porte fenée derrière noi. Encore une bouteille d'avalée. J'ërouve depuis i\ semaines des appétits féroces d»- - Mistcment

)arce que mon voyage finit. Je ni' j > re d'avoir

nanqué la Perse. N'y pensons plus : homme n'est amais satisfait de rien, maxime qui. pir n'être pas

^leuve, n'en est pas plus consolante.

^g Gomment un homme sensé comme ti a-t-il pu se néprendre à ce propos sur mon Vdxaf d'Italie? Ne ois-tu pas qu'une fois rentré, je ne ïMuLi.i plus et que l'ici à..., la saison de mes pérégrinatics est close? lumment et avec quoi, animal, irais-je jaiais en Italie

mm

22 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

gaie. Il est chef de l'émigTation polonaise el hongroise uccueilhe par la Sublime Porte sur les terres de l'em- plie. C'est lui qui leur distribue de l'argent et assigne à chacun le lieu ils doivent résider. J'ai vu à cette ferme quelques-uns de ces pauvres diables. L'amour de la patrie mène loin (soit dit sans calembour); Kosielski est encore une des nombreuses connais- sances que nous avons faites en voyage, et des meil- leures ! C'est étonnant du reste comme on s'accroche vite, n'importe, cela a son petit moment d'amertume de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches.

Quand je saurai l'époque de ton départ, je t'enverrai une liste d'objets que tu m'apporteras. Kmmène une femme de chambre si tu le juges nécessaire ou même commode. L'argent est bon, mais l'aise meilleure. Et Vaise en voyage, c'est tout. C'est la santé et la vie bien souvent. J'attribue notre bon état permanent au bon régime que nous avons suivi, à notre sobriété, et pour lâcher le mot au confortable dont nous nous pri- vions quand il était absent, mais que nous saisissions avec la même philosophie quand il se présentait.

Louis Bouilhet.

Athènes, 19 décembre 1850. Au lazaret du Pirée.

J'y suis depuis hier. Nous voilà casernes au lazaret jusqu'à dimanche... Je lis de l'Hérodole et du Thirlwall. La pluie tombe à verse, mais du moins il fait plus chaud qu'à Constantinople, ces jours der- niers la neige couvrait les maisons. J'ai été joyeux tout de bon, hier, en apercevant l'Acropole qui bril- lait en blanc au soleil, sous un ciel chargé de nuages. Nous passions devant Colone, nous avions Égine à

CORRFSPONDANCE DE G. FLAUBERT. 23

gauche, Salamine en face. Maxime, gôné du mal de mer, râlait dans sa cabine. Le temps était rude. A l'avant avec mon lorgnon sur le nez à côté de la cage aux poulets, debout et regardant devant moi, je me laissais aller à de « grandes pensées ». Sans blague aucune, j'ai été ému, plus qu'à Jérusalem je ne crains pas de le dire ou du moins d'une façon plus vraie, le parti pris avait moins de part. Ici c'était plus près de moi, plus de ma famille. C'est peut-être aussi que je m'y attendais moins. Voilà l'éternel mono- logue hébété et admiratif que je me disais en considé- rant ce petit coin de terre au milieu des hautes mon- tagnes qui le dominent : « C'est égal^ U est sorti de de crânes bougres et de crânes choses. »

Nous allons la semaine prochaine commencer nos courses aux Thermopyles, Sparte, Argos, Mycènes, Corinthe, etc. Ce ne sera guère qu'un voyage de tou- riste (oh!!) : U ne nous reste ni temps ni argent. Il a fallu parle même motif passer par-dessus la Troade; Constantinople nous a dévorés. J'aurais bien voulu voir aussi la Thessalie, mais il faut quitter Golconde, c'est fini. J'ai été triste à crever en disant adieu à Constantinople. Encore une porte fermée derrière moi. Encore une bourteille d'avalée. J'éprouve depuis six semaines des appétits féroces de voyage justement parce que mon voyage finit. Je me désespère d'avoir manqué la Perse. N'y pensons plus; l'homme n'est jamais satisfait de rien, maxime qui, pour n'être pas neuve, n'en est pas plus consolante.

Comment un homme sensé comme toi a-t-il pu se méprendre à ce propos sur mon voyage d'Italie? Ne vois-tu pas qu'une fois rentré, je ne sortirai plus et que d'ici à..., la saison de mes pérégrinations est close? Comment et avec quoi, animal, irais-je jamais en Italie

24 CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT,

si je n'y vais pas cette année? Mon A'oyage d'Orient a rudement entamé mon mince capital. Le soleil l'a fait maigrir. Crois-tu que comme toi je ne sente pas bien la fétidité d'un voyage exécuté sans préparations et qui durera peut-être six mois tout au plus? N'im- porte, j'en prendrai ce que je pourrai. Quoiqu'à suivre mon penchant je voudrais rester en Italie le temps d'y travailler sur place et de m'infiltrer goutte à goutte ce que je vais avalera grandes gorgées. C'est comme pour la Grèce, je hausse les épaules de pitié, en son- geant que j'y vais rester quelques semaines et non quelques mois. Espérons, malgré tes prédictions, que le voyage d'Italie ne me poussera pas à l'hyménée. "Vois-tu la famille s'élève dans une tiède atmosphère la jeune personne qui doit être mon épouse ? Madame Gustave Flaubert ! Est-ce que c'est possible? Non, je ne suis pas encore assez canaille.

C'en est donc fini de l' Orient. Adieu , mosquées ; adieu, femmes voilées. Adieu, bons Turcs dans les cafés, qui tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles des pieds avec les doigts de vos mains! Quand rever- rai-je les négresses suivant leur maîtresse au bain? Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le linge pour changer, elles marchent en remuant leurs grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un palmier? quand remonterai-je à dromadaire?-

0 Plumet fils ! qui avez inventé la désinfection de la m...., donnez-moi un acide quelconque pour désem- bêter l'âme humaine.

Nous avons passé cinq semaines à Constantinople; il y faudrait passer six mois. Malgré le mauvais temps, nous nous sommes beaucoup promenés dans les ba-

COKRESPONDANCE I)E G. FLAUBEIlï. 25

zars, dans les rues, en caïque, à, cheval. Nous avons vu le sultan. Nous avons été au théâtre, l'on jouait un hallct: Le triomplie de l Amour. Un dieu Pan y dansait un pas de caractère, engainc dans une culotte de velours à bretelles et les danseuses exécutaient à laharbe des Arméniens, des Grecs et Turcs, un cancan des plus elTrénés. Le public prenait la chose au sérieux et se pâmait d'aise.

Jn jour nous sommes sortis à cheval et nous aA'ons fait le tour des murailles de Constantinople. Les trois enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de lierre. Derrière eux grouille la ville turque avec ses maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En dehors il n'y avait rien qu'un immense cimetière planté de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait dans les arbres, il faisait froid. En suivant toujours l'enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer (de Marmara). En cet endroit il y a des boucheries. Des tripailles d'animaux jonchaient le sol, des chiens fauves rôdaient tout- autour, les oiseaux de proie avec de grands cris voltigeaient dans le ciel, au-dessus des flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient à grand bruit. Le vent levait en l'air la queue et la crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à tra- vers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant au pas quand c'était plus serré, trottant lestement sur les pelouses quand elles se présentaient entre les tombeaux et les arbres.

"Un autre jour, c'était un dimanche, je suis sorti tout seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier (le Dimilri) au hasard, car je me suis perdu. Dans les cafés des hommes accroupis autour des mangals (réchauds) fumaient leur pipe. Dans une rue une sorte de tor- rent coulait de la boue, une négresse, accroupie, de- II. 3

26 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

mandait l'aumûne en turc. Quelques femmes reve- naient des vêpres. Des enfants jouaient sur les portes. Aux fenêtres deux ou trois figures de Grecques qui me regardaient curieusement; je me suis trouvé dans la campagne sur une hauteur ayant Constantinople à mes pieds qui se développait avec une prodigieuse ampleur. Je ne savais plus guère j'étais. Il y avait à côté de moi une caserne turque, plus loin quantité de petites colonnes élevées dans les champs. C'est que les sultans autrefois Amenaient s'exercer à l'arc. Chaque fois qu'ils avaient touché le but, on élevait une colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers la mer, et me suis trouvé devant l'arsenal. Beaucoup de matelots de toutes nations; rues tortueuses et noires, sentant le goudron, et je suis rentré chez moi brisé, étourdi.

Il y a aujourd'hui huit jours, j'ai fait 15 lieues à cheval, en Asie, d'un train d'enfer sur la neige. J'allais à la colonie polonaise. Pauvres diables! En courant sur ces sohtudes blanches se voyaient seulement des traces de bons et de chacals, je pensais aux voyages d'Asie, au Thibet, à la Tartarie, à la muraille de la Chine, aux grands caravansérails en bois, le mar- chand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule vert, avec ses chameaux velus, dont les poils sont raides de givre. La neige assourdissait le bruit des pieds de nos chevaux. Dans les fondrières, leurs sa- bots cassaient la glace. Quand nous les laissions souf- fler un moment, ils mordillonnaient du bout des dents les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt sur notre voie, car nous alUons sans chemin fra^'é. A la porlc de la ferme il y avait un grand chevreuil sus-

CORRESS'ONDANCE DE G. FLAUBERT. 27

pendu et dont la gorge coupée était noire. Nous sommes revenus à la nuit à Scutari. Mon compagnon avec un grand fouet de poste frap[)ait les chiens, dans les villages nous passions. Toute la meute vaga- bonde hurlait effroyablement. Nos chevaux conti- nuaient leur train insensé. La mer était grosse pour passer le Bosphore et si nous ne nous sommes pas noyés en calque, c'est que Dieu ne l'a pas voulu. Du reste c'a été une bonne journée et comme on en passe peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n'ou- blierai ces vieilles montagnes de Bithynie toutes blan- ches, et la lumière qui les éclairait si froide et si immobile qu'elle semblait factice; ni tous ces villages qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos quatre chevaux passant à fond de train sur le pavé comme un éclair. Puis au lieu du pavé, nous sen- tions de nouveau la terre sous nos pieds. Au détour de la route, le comte Kosielski, mon compagnon, diri- geant sa bête comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les cliiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, con- tinuait sa route sans s'arrêter.

J'ai vu les mosquées, le sérail, Sainte- Sophie; au sérail un aain, le nain du sultan jouant avec les eunu- ques blancs à côté de la salle du trône; le nain habillé d'une manière cossue, à l'européenne, sous-pieds, paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux eunuques, les noirs, les seuls que j'eusse \^s jusqu'à présent, ne m'avaient fait aucun effet, mais les blancs! je ne m'y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous tourmente l'esprit, on se sent pris de curiosités dévo- rantes, en même temps qu'un sentiment bourgeois vous les fait haïr. Il y a quelque chose de tellement

28 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

anliiiormal, plastiquement parlant, que votre "\irilite en est choquée. Explique-moi ça. N'importe, ce pro- duit est une des plus drôles de choses qui soient sor- ties de la main humaine. Que n'aurais-je pas donné en Orient pour me faire l'ami d'un eunuque! mais ils sont inabordables. A propos du nain, cher seigneur, il va sans dire qu'il m'a remis en mémoire le gentil Caracoïdès.

L'Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. A Constantinople la plupart des hommes sont habillés à l'européenne, on y joue l'opéra, il y a des cabinets de lecture, des modistes, etc. Dans cent ans d'ici, le harem, envahi graduellement parla fréquentation des dames franques, croulera de lui seul, sous le feuilleton et le vaudeville... Bientôt le voile, déjà de plus en plus mince, s'en ira de la\figure des femmes, et le musul- raanisme avec lui s'envolera tout à fait. Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour; les ulémas se grisent comme des Suisses, on parle de Voltaire! Tout craque ici comme chez nous. Qui \dvra, s'amusera !

La loi sur la correspondance des particuliers par voie électrique m'a étrangement frappé. C'est pour moi le signe le plus clair d'une débâcle imminente. Yoilà que par suite du progrès, comme on dit, tout gouvernement devient impossible. Cela est d'un haut grotesque que de voir ainsi la loi se torturer comme elle peut et se casser lès reins à force de fatigue, à vouloir retenir l'immense nouveau qui déborde de partout. Le temps approche toute nationalité va disparaître. La « patrie » sera alors un archéologisme comme la « tribu ». Le mariage lui-même me semble vigoureusement attaqué par toutes les lois que l'on fait contre l'adulLùre. Unie réduil à la proporliou d'un délit.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 20

Ne rôvcs-lu pas souvent aux ballons? L'homme de l'aveniraura peut-être desjoios immenses. Il voyagera dans les étoiles, avec des pilules d'air dans sa poche. Nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu'il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition. Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe; l'avenir nous tourmente et le passe nous retient. Voilà pourquoi le présent nous échappe.

J'ai ri comme un fol aux « fumiers considérés comme engrais », la balle de Caudron que j'ai revue m'a fait plaisir; les couplets que j'aime le mieux sont ceux de

Caudron suivant les doctrines De son illuslrj ;:ei;,nicur,

et surtout celui-ci qui est infect de lourdeur bourgeoise :

Après six mois de ménage Lise élargit ses jupons.

Quant aux vers sur un bracelet, je n'aime pas le rejet

La femme d"uu agent De change.

Agent de change est un seul mot, et d'ailleurs il y a un peu trop d'intention et de cliic, ça me semble trop espagnol et cavalcadour.

Ce que j'aime le mieux, c'est le second quatrain et ce vers :

Donne ton poignet mince, ô ma jeune maîtresse,

qui est svelte, vigoureux et bien cambré. Mais l'idée

•3.

30 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT.

finale a-l-elle assez de relief? N'aurait-il pas fallu frapper plus fort dans le dernier A^ers?

Envoie-m'en des vers, écris-moi de longues lettres, cher vieux compagnon; parle-moi de la muse d'abord, puis de toi ensuite. Je ne suis plus du tout au courant de tes amours. Aurais-tu le cœur occupé? conte-moi donc tout cela.

Que j'aurai de bonheur à revoir ton incomparable balle, ô pauvre Aieux! Comme nous reprendrons avec plaisir nos bons dimanches! Mais que vais-je faire, une fois rentré? je n'en sais rien, je ne m'en doute pas. J'ai tant pensé à l'avenir que je ne m'en occupe plus. C'est trop fatigant et trop creux. Vois-tu la façon formidable dont je gueulerai Melœnis d'un bout à l'autre! Serai-je rouge à la fin! Je crois n'avoir rien perdu de cette belle voix qui me caractérise. En revanche j'ai bougrement perdu de cheveux. Le voyage m'a culotté la figure. Je n'embelUs pas, tant s'en faut; le jeune homme s'en va. Je ne voudrais pas vieillir davantage.

Je deviens maintenant comme le père Chateau- briand, qui pleurait à tous les enterrements : le moindre fait me plonge dans des rêveries sans fin. Je m'en vais de pensées en pensées, comme une herbe desséchée sur un fleuve, et qui descend le courant de flot en flot.

Non, ne te moque pas de moi de vouloir voir l'Ita- lie. Que les épiciers s'y amusent aussi, tant mieux pour eux. Il y a là-bas de \ic\ix pans de murs, le long desquels je veux aller. J'ai besoin de voir Capri et de regarder couler l'eau du Tibre.

Parle-moi de la Chine longuement et beaucoup. Je suis bien curieux de voir l'enfant. Nous fermerons les rideaux, nous ferons un grand feu, et seuls, les lu-

corkespondance ue g. flauuert. ;ii

mières llambant et les vers ronflant, nous fumerons des narguilés, tandis que l'hippogriffe intérieur nous fera voyager sur ses ailes.

Adieu, cher bon vieux; je t'embrasse. Au printemi s prochain, tu me reverras avec les roses, nous reprer- drons nos clairs de lune.

A sa mère.

Athènes, 26 décembre 1850.

Nous casse-pétons de satisfaction d'être à Athènes. Et d'ahord il nous semble être au printemps, compa- rativement à Constantinople, qui dans l'hiver est une véritable Sibérie. Les vents de la Russie rafraîchis par la mer Noire vous y arrivent de première main. Ici nous retrouvons les myrtes et les oU\iers, qui nous rappellent notre bonne Syrie. Et puis les ruines! les ruines! Quelles ruines! Quels hommes que ces Grecs! quels artistes! Nous lisons, nous prenons des notes!

Quant h moi, je suis dans un état olympien, j'aspire l'antique à plein cerveau. La vue du Parthénon est une des choses qui m'ont le plus profondément péné- tré de ma vie. On a beau dire, Tart n'est pas un men- songe. Que les bourgeois soient heureux, je ne leur envie pas leur lourde félicité.

Nous sommes restés cinq jours au lazaret du Pirée. Sous prétexte de lazaret, on vous y écorche ^df. Nous avons été rincés d'importance sous le rapport de la bourse. Quel infâme brigandage que ces quarantaines! Comme on est complètement en prison, on vous vend tout au poids de l'or, et comme il n'y a jamais rien de prêt, il faut l'aller chercher à la ville, et les com-

J-.A

34

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

toujours à son endroit une place vide au cœur et que rien ne comble; charmante et bonne créature!

On a beau voyager, voir des paysages et des tron- çons de colonnes, cela n'égayé pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d'état somnolent, il vous passe sous les yeux des changements de décors, et à l'oreille des mélodies subites : bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des trou- peaux. Mais on n'est pas gai, on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse; nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime et moi, sans éprouver le besoin d'ouvrir la bouche. Après quoi nous faisons le sheik. A cheval, votre esprit trottine d'un pas égal par tous les sentiers de la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s'arrê- tant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures ; tout cela mûrit et vieillit, sans parler du physique ; car attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j'enlaidis, j'en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d'il y a dix ans. Dans onze mois, j'aurai trente ans, c'est l'âge de raison. Je n'en ai guère pourtant.

L'autre jour nous avons eu à côté de nous à table une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme

des hommes se f une bosse à l'hôtel; avec leurs

uniformes trop grands pour eux, il n'y avait rien d'amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n'était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang- froid de Lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du

4

I

''■m orie 'Oleiif,OB lents df

"^ des troii-

' '"'^'P pour

•■ paresse; '-■ MajjjDe

:j h ijouèe, '•'WVàl, votre

^entiers è

par-dessus les

bi&. j'en m i^oe jùuvencf! irai (reDte ans,

dîisedeneufà lenl et comnif il: avec lenn o'y avait riet Le plus petit pas plus tau' 15 son assiette. avec M sa"?' eliuraientdi

CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. 3j

Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup; ils me prenaient pour un turc (ce qui est à peu près général j partout). Ils ont dit au maître de l'hùlel qu'ils 'Jtaient I bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.

Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s'en est échappé. Ancien philhelléne, il a beaucoup connu Lord Byron, et nous a donné quelques détails inté- ressants sur lui. C'est un homme curieux à connaître et un crâne citoyen.

A. la même.

Fatras, 9 février 185J

Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieille mère, dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi ; nous rentrons dans les conditions du touriste ordinaire. C'est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever. Patras est un exécrable séjour. La gargote nous sommes (les autres qui, dit-on, ne valent pas mieux sont pleines) est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous avons eu bien du mal à avoir de quoi manger, et François, notre drogman, a couché, tout trempé qu"iJ était, sur les marches de l'escalier sans mon paletot il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fati- gués. Il est vrai de dire que je nous crois soUdes. « Je sons capables », comme disait Joseph, de faire

34 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

toujours à son endroit une place vide au cœur et que rien ne comble; charmante et bonne créature!

On a beau voyager, voir des paysages et des tron- çons de colonnes, cela n'égayé pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d'état somnolent, il vous passe sous les yeux des changements de décors, et à l'oreille des mélodies subites : bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des trou- peaux. Mais on n'est pas gai, on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse; nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime et moi, sans éprouver le besoin d'ouvrir la bouche. Après quoi nous faisons le sheik. A cheval, votre esprit trottine d'un pas égal par tous les sentiers de la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s'arrê- tant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures ; tout cela mûrit et vieilUt, ?ans parler du physique ; car attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j'enlaidis, j'en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvence! d'il y a dix ans. Dans onze mois, j'aurai trente ans, c'est l'âge de raison. Je n'en ai guère pourtant.

L'autre jour nous avons eu à côté de nous à table une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme

des hommes se f une bosse à l'hôtel; avec leurs

uniformes trop grands pour eux, il n'y avait rien d'amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n'était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang- froid de Lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 35

Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup; ils me prenaient pour un turc (ce qui esta peu près général partout.). Ils ont dit au maître de l'hôtel qu'ils (Haient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.

Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s'en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup connu Lord Byron, et nous a donné quelques détails inté- ressants sur lui. C'est un homme cuiieax à connaître et un crâne citoyen.

L la même.

Patras, 9 février 1851

Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieille mère, dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi ; nous rentrons dans les conditions du touriste ordinaire. C'est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever. Patras est un exécrable séjour. La gargote nous sommes (les autres qui, dit-on, ne valent pas mieux sont pleines) est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous avons eu bien du mal à avoir de quoi manger, el François, notre drogman, a couché, tout trempé qu'il était, sur les marches de l'escalier sans mon paletot il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fati- gués. Il est vrai de dire que je nous crois solides. « .le sons capables », comme disait Joseph, de faire

34 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

toujours à son endroit une place vide au cœur et que rien ne comble; charmante et bonne créature!

On a beau voyager, voir des paysages et des tron- çons de colonnes, cela n'égayé pas. On vit dans une torpeur parfumée, dans une sorte d'état somnolent, il vous passe sous les yeux des changements de décors, et à l'oreille des mélodies subites : bruits du vent, roulement des torrents, clochettes des trou- peaux. Mais on n'est pas gai, on rêvasse trop pour cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse; nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime et moi, sans éprouver le besoin d'ouvrir la bouche. A-près quoi nous faisons le sheik. A cheval, votre esprit trottine d'un pas égal par tous les sentiers de la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s'arrê- tant aux carrefours et aux embranchements, foulant les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les clôtures ; tout cela mûrit et vieillit, sans parler du physique ; car attends-toi à me retrouver aux trois quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de barbe et de ventre. Décidément j'enlaidis, j'en suis affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d'il y a dix ans. Dans onze mois, j'aurai trente ans, c'est Vtige de raison. Je n'en ai guère pourtant.

L'autre jour nous avons eu à côté de nous à table une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme

des hommes se f une bosse à Thôtel; avec leurs

uniformes trop grands pour eux, il n'y avait rien d'amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n'était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang- froid de Lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 35

Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup; ils me prenaient pour un turc (ce qui est à peu près général partout). Ils ont dit au maître de Thôtel qu'ils étaient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.

Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s'en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup connu Lord Byron, et nous a donné quelques détails inté- ressants sur lui. C'est un homme curieax à connaître et un crâne citoyen.

A. la même.

Patras, 9 février 1851

Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieille mère, dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi ; nous rentrons dans les conditions du touriste ordinaire. C'est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever, Patras est un exécrable séjour. La gargote nous sommes (les autres qui, dit-on, ne valent pas mieux sont pleines) est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous avons eu bien du mal à avoir de quoi manger, et François, notre drogman, a couché, tout trempé qu'il était, sur les marches de l'escalier sans mon paletot il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fati- gués. Il est vrai de dire que je nous crois sohdes. « Je sons capables », comme disait Joseph, de faire

36 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

30 lieues au trot et de recommencer le lendemain.

C'est donc à la fin du mois prochain, pauvre mère tant aimée, que nous nous reverrons. Nous allons compter non plus maintenant par mois, mais par semaines et jours. J'ai peur que tu n'aies froid dans ton voyage. Prends-y bien garde : crois en mon expé- rience et ne te fie nullement à la chaleur des pays chauds. Fais-moi le plaisir, je te le demande en grâce, de te faire faire des ceintures de flanelle ; emporte une chancelière pour tes pieds, tu gèleras dans la diUgence de Paris à Marseille, c'est certain. Munis-toi bien de vêtements chauds, manchon, manteau, etc. Si tu étais raisonnable, tu te ferais cadeau d'une petite pelisse en fourrure. Songe qu'à bord des bateaux à vapeur il n'y a pas de feu. A la fin de mars la saison sera encore fraîche. Crois-moi, bonne vieille mère, je n'exagère rien. Suis mes conseils, la santé en voyage n'est qu'au prix de tous ces soins.

Tout ce que tu me dis sur l'oubli des absents ne m'étonne nullement. Tel est le commun des âmes. La banaUté de la vie est à faire vomir de tristesse quand on la considère de près. Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un peu, il n'y aura tout à l'heure plus rien du tout. Et piiis c'est si ennuyeux de jouer toujours le même rôle, et le public nous en tient si peu de compte; il est si lassant de porter toujours le même sentiment! On a besoin de changement, de distractions. C'est le grand mal. Le cœur, comme l'estomac, veut des nourritures variées. Et d'ailleurs, le commun, le chétif, le bête, le mesquin, n'ont-ils pas des attractions irrésistibles ? Pourquoi tant de maris couchent-ils avec leur cuisinière ? Pourquoi la France a-t-elle voulu

CORllESPOXDANGE DE G. FLAUBEUT. 37

Louis XYIII après Napoléon? Ce qu'il y a de plus triste là-dedans c'est de s'apercevoir un jour de l'écrou- lement d'une ancienne amitié. Grâce à de vieilles sympathies, on avait foi en une communauté senti- mentale qui n'existe plus. On se disait : Quand j'en aurai besoin, elle me viendra en aide. On l'appelle; l'oroille amie n'entend même plus votre langue. D'un lionmie à un autre homme, d'une femme à une autre femme, d'un cœur à un autre cœur, quels abîmes ! La distance d'un continent à l'autre n'est rien à côté.

Est-ce que j'ai besoin que vous vous jetiez à l'eau si j'y tombe ? ou que vous me défendiez contre des assassins ? Je sais nager, et l'on n'assassine plus. Ce n'est pas de sacrifices que le cœur a faim, mais de con- lidences. Je vous demande à aimer comme j'aime, à pleurer comme je pleure et pour les mêmes choses, à sentir comme je sens, voilà tout. Il n'y a rien de plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent des circonstances pour se prouver. Le difficile, c'est de trouver quelqu'un qui ne vous agace pas les nerfs dans toutes les occurrences de la rie.

Ne trouves-tu pas, chère vieille, que je de^dens diablement moraliste en voyage? J'ai beaucoup pra- tiqué l'humanité depuis dix-huit mois ; voyager déve- loppe le mépris qu'on a pour elle. Depuis celui qui vous demande du poison pour expédier son papa, jusqu'à la mère qui vous vend sa fille, on en voit de toutes couleurs. Je n'aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. On se dérange pour voir des ruines et des arbres, mais entre la ruine et l'arbre c'est tout autre chose que l'on rencontre, et de tout cela paysage et canailleries, résulte en vous une pitié tranquille et indifférente. Sérénité rêveuse qui promène son regard sans l'attacher sur rien (parce que tout vous est égal II. 4

38 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et qu'on se sent aimer autant les bêtes que les hommes, et les galets de la mer autant que les maisons des villes). Pleine de couchers de soleil, de bruits de flots et de feuillages et de senteurs, de bois et de troupeaux avec des souvenirs de figures humaines dans toutes les postures et les grimaces du monde, Tâme recueUne sur elle-même sourit silencieusement en sa digestion, comme une bayadère engourdie d'opium.

L'égoisme aussi se développe raide, à force de voir tant de gens qui vous sont aussi étrangers que le bou- quet de lentisques du bord de la route, on ne pense qu'à soi, on ne s'intéresse qu'à soi et Ton donnerait la vie d'un régiment pour s'épargner un rhume. Il y a un proveibe oriental qui dit : « Méfie-toi du Hadji (pèlerin). » Ce proverbe est bon. A force d'être hadji, on de"\dent un gredin, à ce que je crois du moins.

Une des plus joUes choses que j'aie vues en Grèce, ce sont les musiciens ambulants. Souvent vous ren- contrez dans les villages deux hommes qui vont en- semble. Ils sont couverts de grands manteaux de grosse laine blanche. Les cliiens hurlent après eux dune façon formidable et les poursuivent jusqu'à ce qu'ils se soient réfugiés sous le hangar d'une maison. Coiffés d'une sorte de petit turban noir très large, dont les deux bouts leui- pendent sur les oreilles (l'un d'eux repasse sous le menton comme dans les cha- perons du moyen âge), vêtus de guenilles, chaussés de sandales de toile, le plus grand souille dans une vessie et le plus jeune porte au flanc un grand bissac. Après qu'ils ont fait leur collecte, ils s'en vont, et les chiens se remettent à aboyer. J'en ai vu qui étaient noirs de boue et de crasse, et là-dessous des figures charmantes avec des airs de prince ou de galérien.

D'Athènes à Sparte nous avons eu de la pluie, de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 39

Sparte ici des torrents et des riviôres h passer. Nous les passions à cheval, quelquefois le fleuve n'aj'ant plus de gué, notre cheval y nitgeait et nous avions de l'eau jusqu'au haut des cuisses. Quant au bagage, on le déchargeait complètement, nos hommes se met- taient à l'eau et le transbordaient sur leur dos. Le soir - nous couchions dans des écuries avec les ânes et les chevaux, enveloppés de nos pelisses autour dun grand feu dont la fumée vernissait en noir les poutres du plafond. D'autres fois c'était dans une maison chez quelque pappas grec. La pièce commune couchait toute la famille et nous-mêmes était pleine d'outrés de vin, de tas de blé, de fromages secs, d'oignons enfilés à des cordes, etc. Dans un coin une femme berçait un enfant dans un tronc d'arbre creusé; ces sortes d'auges servent à la fois de berceau, de pétrin et de vase à faire la lessive. Juge de la quan- tité de puces qu'il devait y avoir dans de sem])lables gîtes !

Nous avons eu du beau temps à partir de Sparte. La Messénie est une belle chose, mais rien n'égale la route de Mégarc à Corinthe. Le paysage de Sparte est des plus étranges et ne s'efiface pas de la tète une fois qu'on l'a vu. Il n'y a pas une seule route en Grèce, pays bien plus sauvage et mille fois plus inconfortable que toutes les Turquies et toutes les Syries. Mais ce qui vaudrait à lui seul tout le voyage, c'est l'Acropole d'Athènes.

François, notre drogman, est un ancien renégat fait prisonnier par les Turcs dans la guerre d'Indépendance. Chemin faisant il nous comptait de bonnes histoires de guerre et d'évasion. Nous avons été contents de ce garçon. Je pioche maintenant à faire le derviche hurleur. François, à cheval, me donne des leçons.

40 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Maxime en est assommé ; je ne continue pas moins. Un soir littéralement j'en avais la poitrine défoncée et dans la maison nous couchions tout le monde était venu à la porte pour voir ce qu'il y avait. Le sheik continue toujours, c'est une forte création que le temps n'entame pas.

Les kiqaes d'ici sont à côté, ou mieux au milieu d'un poulailler qui occupe une chambre ; on est obligé de se battre avec les dindes pour arriver jusqu'à la lunette. Quelle lunette! Je crois que le maitre de l'hûtel engraisse les volailles avec de la m...., la cuisine semble l'indiquer.

Nous avons été hier pour prendre un bain turc. On nous a dit qu'on ne chauflait les bains qu'après le carnaval. Cela te donne la mesure de Patras. Tout est à l'avenant. Comme douceur orientale le bain turc est une chose que je regretterai. Rien ne délasse et ne nettoie comme ça.

A Louis Bouilhet.

Patras, 10 février 1851.

Merci, bon Aicux solide, des deux pièces grecques. 11 y avait longtemps que je n'avais reçu quelque chose d'aussi crâne de ta seigneurie. Celle du « Vesper » no as a enthousiasmés avec toutes sortes de « th ». Je la trouve irréprochable, si ce n'est peut-être « pâtre nocturne ». La coupe :

Toi tu souris d'espoir derrière les coteaux, Vesper,

est bien heureuse, la seconde strophe surtout. L'idylle est bonne aussi, quoique d'une qualité infé-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 41

rieure comme nature essentielle. J'aime ces vers :

L'atelier des sculpteurs est pleiu de cette histoire Sa gorge humide encor de l'écuiue des eaux Phebé qui hait l'hymen et qu'on croit vierge encore Ses pieds nus eu silence eflleuraieut la bruyère.

Le jeune Endymion qui a surpris le soleil

me paraît très profondément grec. En résumé voilà deux bonnes pièces, la première surtout. Ta pièce au Vesper est peut-être une des choses les plus profon- dément poétiques que tu aies faites. C'est la poésie comme je l'aime, tranquille et brute comme la nature, sans une seule idée forte et chaque vers vous ouvre des horizons à faire rêver tout un jour, comme :

Les grands bœufs sont couchés sur les larges pelouses.

Oui, Aàeux, je ne sais trop t'exprimer ma satis- faction.

Au heu des tartines que tu m'as envoyées à propos des splendides vignettes de tes pages, j'aurais autant aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tu? Que fais-tu? matériellement, s'entend, Quid de Venere? 11 y a longtemps que tu ne m'as conté tes fredaines de jeune homme. Quant à moi, mes cheveux s'en vont. Tu me reverras avec la calotte; j'aurai la cahdtie de l'homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu'il y a de plus bAte en fait de sénilité précoce. J'en suis attristé {sic). Maxime se moque de moi, il peut avoir raison. C'est un sentiment féminin, indigne d'an homme et d'un républicain, je le sais; mais j'éprouve par le premier symptôme d'une décadence qui m'humilie et (pie je sens bien. Je grossis, je denens

4.

42 CORRESPONDANCE DE G. FLAL'DERT.

bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand'mère de Déranger, le temps perdu. es-tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans qui me tombais sur les épaules avec tant d'espérances et d'orgueil !

Même après l'Orient, la Grèce est belle. J'ai profon- dément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a beau dire, et je crois surtout que c'est plus difficile à comprendre.

Nous avons eu généralement mauvais temps depuis Athènes jusqu'ici. Nous passions les rivières à gué; souvent nous avions de l'eau jusqu'au derrière et nos chevaux nageaient sous nous. Le soir nous couchions dans des écuries, autour d'un feu de branches humides, pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. Le jour nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons et de chèvres, et les bergers, qui les gardaient, avaient à la main de grands bâtons recourbés comme des crosses d'évêque ; des chiens au museau noir se ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s'en retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert; la misère, la saleté et l'abandon la recouvrent en en- tier. J'ai passé trois fois par Eleusis. Au bord du golfe de Corinthe, j'ai songé avec mélancolie aux créatures antiques qui ont baigné dans ces (lots bleus leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la forme d'un cirque. C'est bien qu'arrivaient les ga- lères à proue chargées de choses merveilleuses, vases et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils; jusqu'à la forme des montagnes qui est comme sculptée et a des Hgnes arcliitecturales plus que partout ailleurs

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 43

J'ai VU l'antre de Trophonius descendit ce bon Apollonius de Tyane qu'autrefois j'ai chanté.

Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un coup de génie. C'est un paysage à terreurs rehgieuses, vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le fond plein d'oliviers noirs, les montagnes rouges et vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au fond et un horizon de montagnes couvertes de neige.

Nous nous sommes perdus dans les montagnes du Cithéron et avons failU y passer la nuit.

En contemplant le Parnasse nous avons pensé à l'exaspération que sa vue aurait inspirée à un poète romantique de 1832 et quelle gueulade il lui aurait envoyée.

La route de Mégare à Corinthe est incomparable; le sentier taillé à môme la montagne, à peine assez large pour que votre cheval y tienne et à pic sur la mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques. D'en bas vous monte aux narines l'odeur de la mer; elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à peine ; il y a sur elle de place en place de grandes plaques livides comme des morceaux allongés de marbre vert, et derrière le golfe s'en vont à l'infini mille découpures des montagnes oblongues à tour- nures nonchalantes. En passant devant les roches scirronniennes se tenait Scirron, brigand tué par Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine :

Reste impur des brigauds dout j'ai purgé la terre.

Était-ce couenne l'antiquité de tous ces braves gens- ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et intolérablement nu! Il n'v a qu'à voir au

44 CORRESPO^DANCE DE G. FLAUBERT.

Partliénon pourtant les restes de ce qu'on appelle le type du beau. S'il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et de plus « nature », que je sois pendu. Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu'au sabot et saillantes comme des cordes. Quant aux ornements étrangers, peintures, colUers en métal, pierres précieuses, etc., c'était prodigué. Ça pouvait être simple, mais en tous cas c'était riche.

Le Parthénon est couleur de brique. Dans certains endroits ce sont des tons de bitume et d'encre. Le soleil donne dessus presque constamment, quelque temps qu'il fasse, ça casse-brille. Sur la corniche dé- mantelée viennent se poser des oiseaux, faucons, cor- beaux. Le vent souffle entre les colonnes, les chèvres broutent l'herbe entre les morceaux de marbre blanc cassés et qui roulent sous le pied. Çh et là, dans des trous, des tas d'ossements humains, restes de la guerre. De petites ruines turques parmi la grande ruine grecque, et puis au loin et toujours, la mer.

Parmi les morceaux de sculpture que l'on a trouvés dans l'Acropole, j'ai surtout remarqué un petit bas- rehef représentant une lemme qui rattache sa chaus- sure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou, jusqu'au-des- sus du nombril. L'un des seins est voilé, l'autre dé- couvert. Quels tétons! n. d. D. ! quel teton ! il est rond-pomme, plein, abondant, détaché de l'autre et pesant dans la main. 11 y a des maternités fécondes et des douceurs d'amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C'est d'un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C'est si tranquille et si noble ! On dirait qu'il va se gonfler et que les poumons qu'il y a dessous

CORRESPONDANCK DE G. FLAUBERT. 45

vont s'emplir et respirer. Comme il portait bien sa draperie fine à plis serrés, comme on se serait roulé là-dessus en pleurant I Gomme on serait tombé devant à genou.x en croisant les mains! J'ai senti là-devant la beauté de l'expression « Stupet acris », un peu plus j'aurais prié.

A Athènes nous avons fait une visite à Canaris. C'est un gros petit homme trapu, le nez de côté, à cheveux blancs rares, sans crâne. Je lui ai promis de lui envoyer les pièces d'Hugo qui le concernent. Il ne le connaissait pas même de nom! 0 vanité de la gloire !

J'ai relu Eschyle. J'en reviens à ma première im- pression, ce que j'aime le mieux c'est Aynmemnon.

En fait de souvenirs de la Grèce, nous rapportons deux morceaux de marbre de l'Acropole d'Athènes et un du temple d'Apollon Épicureus. J'ai acheté dans un village, sur les bords de l'Alphée, un mouchoir brodé à une paysanne.

L'Eurotas est bordé de lauriers-roses et de peupliers. Le paysan de Sparte est unique et demande quatre pages de description, ce sera pour plus tard. L'Élide est couverte de chênes. Nous l'avons traversée pour venir ici dans notre dernière journée, nous avons fait en ligne droite sur la carte 22 lieues (15 heures de trot).

Nous avons des balles ravagées, culottées et dégue- nillées qui sont hautes comme chic. De chocolat, que j'étais en Syrie, je suis devenu brique. J'ai les sour- cils presque roux comme un vieux matelot. Je ne m'excite pas à me considérer.

Adieu, vieux.

46 CORRESPONDANCE DE G. FLALCERT.

A sa mère.

Naples, 9 mars 1851.

Quoiqu'il n'y ait pas de lettre de toi à la poste (peut- être y en a-t-il : c'est une infâme pétaudière, un chenil de gredins), je m'en vais t'écrire comme s'il y en avait, pauvre vieille chérie. Car une de mes lettres n'a qu'à manquer et voilà une bonne femme, j'imagine, qui se figure que je suis tombé malade. Bientôt, cependant, va cesser notre correspondance, car j'espère que dans un mois tu ne seras pas loin de t'emharquer. Tâche de partir de Marseille par le bateau du 9. Par ce moyen, tu seras à Rome pour la semaine sainte; ça en vaut la peine.

Naples est vraiment un séjour délicieux, quoique jusqu'à présent nous n'ayons guère joui de ses beautés. Tout notre temps est employé au musée des antiques, qui est inépuisable. La nuit dernière je n'ai pas dormi, tant j'avais la tête pleine de bustes d'impératrices et de bas-reliefs -sotifs. Nous allons à 9 heures du matin, nous en sortons à 3 heures. Le soir se passe à mettre au net nos notes ou au théâtre. En nous dépê- chant bien, nous en avons encore pour une quinzaine de jours. Restera ensuite le Vésuve, Pompéi et les en\irons.

Aujourd'hui nous de-vions aller à Capoue, mais nous nous sommes trompés sur l'heure de départ du chemin de fer (quelle autre baraque!); il eût été trop tard, nous n'aurions pu rien voir et nous sommes rentrés tranquillement chez nous. Dans quelques jours nous irons à Pœstum, ce qui est un petit voyage de trois jours.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 47

Mercredi dernier, mercredi des cendres, le musée ^tait fermé. (D'abord tout est fermé à Naples.) C'est fermé à cause du Carême, à cause du dimanche, parce ■que la reine est malade, parce qu'elle n'est pas malade, parce que le prince de Salerne se meurt ; bientôt ce sera parce qu'il est mort (car le bonhomme, dit-on, crève en ce moment). Nous avons été à Baja, nous avons vu le lac Lucrin, l'Averne, les étuves de Néron, etc., et la place des villas tous ces vieux menèrent leur crâne vie. Quels hommes! Nous avons bu du Falerne dans un cabaret, en vue de la mer, sous une treUle desséchée, à côté du temple de Vénus, dans lequel il y avait une barque à sec.

Depuis que nous sommes ici il a fait assez laid (relativement, bien entendu), si ce n'est le jour nous avons été à Baja. Aujourd'hui pourtant il fait beau soleil. Les femmes sortent nu-tête en voiture, avec des fleurs dans les cheveux, et elles ont toutes l'ail- très garces. 11 n'y a pas que l'air. A la Chiaia les marchandes de \'iolettes vous mettent presque de force leurs bouquets à la boutonnière. Il faut les rudoyer pour qu'elles vous laissent tranquille. Du reste, belle abondance de monacaQle et de curés; un carillon de cloches aux quatre cents églises de la ville, et des mendiants à tous les pavés.

Que le voyageur est un être sot! J'étudie tous ceux qui viennent au musée. Sur cinq cents il n'y en a pas un que cela amuse, certainem.ent. Ils y viennent parce que les autres y viennent. Le lorgnon sur l'œil, on fait le tour. des galeries au petit trot, après quoi on ferme le catalogue et tout est dit.

48 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A sa mère.

Rome, 8 avril ]851.

Rien de nouveau à t'apprendra ; nous ne sortons pas des nriusées. Le Vatican et le Capitole nous occupent entièrement, le Vatican surtout, il y a vraiment des petites choses assez coquettes. La quantité de chefs- d'œuvre qu'Q y a à Rome est quelque chose d'effrayant et d'écrasant. On s'y sent plus petit encore que dans le désert. Tout le monde afflue pour la semcdne sainte. Les maisons sont pleines et les derniers venus ont du mal à trouver se caser.

Je vais écrire à BouUhet, dont je n'entends pas plus parler que s'il était mort, ce qui m'ennuie. Pauvre garçon, comme il s'amuserait ici ! Comme il humerait les ruines et la campagne ! Car la campagne de Rome est ce qu'il y a de plus antique à Rome. Quant à la ■\ille elle-même, malgré la quantité de choses antiques, le cachet antique n'y est plus, U a disparu sous la robe du jésuite. Il faut prendre Rome comme un vaste musée et ne pas lui demander autre chose que du XVI" siècle. J'ai vu l'autre jour une vierge de Mu- rillo dont il y a de quoi devenir fou, comme dirait le père Parain, et avant d'arriver à en faire une semblable on attraperait bien des fluxions de poitrine.

Une réflexion m'est venue hier à propos du Jugement dernier de Michel-Ange. Cette réflexion est celle-ci, c'est qu'il n'y a rien de plus \i\ sur la terre qu'un mau- vais artiste, qu'un gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarquer et y planter son drapeau. Faire de l'art pour gagner de l'argent, flatier le public, débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue du bruit ou des monacos, c'est la plus ignoble

CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. 49

des professions, par la même raison que l'artiste me semble le maître homme des hommes. J'aimerais mieux avoir peint la chapelle Sixtinc que gagné bien des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus longtemps et c'était peut-être plus difficile. Et je me suis consolé de ma misère en songeant du moins à ma bonne foi. Tout le monde ne peut pas être pape. Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus, qui a l'esprit borné et qui ne comprend pas les prières qu'il récite est aussi respectable peut-être qu'un cardi- nal, s'il prie avec con^dction, s'il accomplit son œuvre avec ardeur. Il est vrai, le pauvre homme, qu'il n'a pas pour le réconforter dans ses découragements le spectacle de sa pourpre.

A Ernest Chevalier.

Rome, 9 avril 1851.

Je savais, cher Ernest, que tu devais te marier; ma mère me l'avait écrit, mais j'ignorais que la chose fût faite. Sois heureux, c'est tout ce que je te souhaite, et tout ce qu'on peut souhaiter, il me semble bien. Pauvre vieux, nous sommes loin l'un de l'autre, nous qui vécûmes jadis comme des frères siamois. Nos conditions différentes, toi d'homme marié et établi et moi de vagabond rêveur, nous séparent encore plus que les kilomètres qui se déroulent entre nous et nous distancent. Je crois que tu as pris le bon chemin, entre nous soit dit et sans te faire de compliments, et ([ue j'ai pris moi, je ne dis pas le mauvais, mais que le mauvais m'a pris (mes doctrines philosophiques, comme dirait le garçon, ne me permettant pas de re- connaître qu'n y ait eu en celaUberté ethbre arbitre). II. u

50 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Je ne cache pas que j'ai envie de connaître ta femme et d'embrasser tes moutards à naître. Ce que je te charge de faire aux uns et à l'autre, si toutefois, mon €her Monsieur, cela n'a rien qui vous déplaise.

Ah! oui, quand nous hurUons sur ce pauvre billard de l'Hôtel-Dieu, converti en théâtre dont tu étais le décorateur, qui nous eût dit qu'aujourd'hui je serais à Rome, que je sortirais de Saint-Pierre à 4 heures du soir et que je t'écrirais? qui nous eût dit encore que je serais chauve, car tu me reverras la tête à peu près dépouillée? Je ressemble par à Jules César et à une citrouille, car j'ai aussi énormément engraissé en Orient. Tu vas goûter, cher Ernest, tu goûtes déjà des bonheurs qui me seront toujours interdits. Je crois, comme le paria de Bernardin de Saint-Pierre, que le bonheur se trouve avec une bonne femme. Le tout est de la rencontrer, et d'être soi-mên)e un bon homme, condition double et effrayante. Quoi qu'il t'advienne par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là- bas, au bord de l'eau entre la côte et la rivière, une oreille toujours ouverte pour les confidences, une main amie qui ne te faUUrait pas et un dévouement qui pour être vieux n'a pas vieilU. Si Técorce par- fois t'a pu sembler plus râpeuse que par le passé, c'est que j'ai subi des petites scènes dintérieur (je parle de l'âme) qui ont me cristalliser un peu les manières. Il faut faire comme à Ilerculanum, dé- blayer la lave, et tu retrouveras les peintures encore fraîches.

Eh bien oui, j'ai vu l'Orient et je n'en suis pas plus avancé, car j'ai envie d'y retourner. J'ai envie d'aller aux Indes, de me perdre dans les pampas de l'Amé- rique et d'aller au Soudan voir la chasse aux nègres et aux éléphants. De toutes les débauches possibles

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3i

le voyage est la plus grande que je sache, c'est celle- qu'on a inventée quand on a été fatigué des autres. Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l'esprit et à la bourse que ne peut l'être celle du vin ou du jeu. On s'embête parfois, c'est vrai, mais on jouit dé- mesurément aussi. La vue du sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c'est que mon cheval ou Dieu ne l'ont pas positivement voulu. La mer Morte m'a aussi fait plus de plaisir que je ne l'aurais supposé d'après son nom « mer Morte ou lac Asphaltite », que je li- sais sur les cartes depuis longtemps.

Nous n'avons pu aller en Perse, hélas! les mas- sacres d'Alep et le soulèvement de la province de Bagdad nous en ont empêchés. Nous aurions eu l'im- prudence de nous y engager, que nous y serions res- tés; nous avons même traA-ersé la Syrie le fusil au poing. Personne n'a voulu nous conduire sur le mont Thabor et nous avons eu deux ou trois fois des alertes qui auraient pu devenir chaudes. Dieu merci, tout s'est bien passé, quoique tout notre monde ait été malade. Notre domestique français que nous avions emmené a failli crever de la fiè\Te, dans le Liban. Quant à nous deux, nous avons été inébranlables comme des rocs. Pendant huit mois consécutifs nous avons vécu de riz, d'œufs durs, de notre chasse, c'est-à-dire de tourterelles et d'eau claire. En Syrie, même régime, sauf que nous nous refaisions le tempérament dans les villes. Quant à l'Asie Mineure et à Rhodes, c'est plus confortable sous le rapport du bec. En Grèce nous avons souffert un peu du froid. Nous avons été bien rincés par les pluies et par les neiges. Nous nous sommes perdus une nuit dans le Cilhéron, ce qui nous a donné occasion d'engueuler .\pollon et les

52 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

neuf Muses. Nous avons traversé le Péloponnèse dans un rude moment. Souvent pour passer les fleuves nous avions de l'eau jusqu'au nombril et nos che- vaux nageaient sous nous. De Patras nous nous som- mes embarqués pour Brindisi, et de Brindisi nous avons gagné Naples à travers les Calabres. Voilà, cher vieux, ce que nous avons fait. Quant à TÉgypte, nous sommes remontés au delà, de la première cataracte, environ 80 Heues au-dessus du tropique du Cancer, et nous avons fait un détour pour gagner les bords de la mer Rouge, voyage de dix jours dans le désert par 50 degrés de chaleur Réaumur et par temps de Ram- sin autrement dit Simoun, meurtrier en poésie. Nous avons vu partout par-là des choses, Monsieur, que l'on ne verrait pas à Paris, même en payant. 0 le dé- sert! 0 le désert!

A quoique jour quand tu viendras au coin du feu y rôtir la semelle de tes bottes, je pourrai te faire part de mes impressions de voyage, qui pour être moins blagueuses que celles du sieur Dumas ne laisseront pas peut-être de t'amuser tout autant.

A Louis Bouilhet.

Rome, 9 avril 1851.

Je t'ai écrit de Patras une longuissime lettre je te parlais de tes deux pièces du Vesper et du Conjdon, aussi ai-je été fort étonné, dans lepetit motque Maxime a reçu de toi à Naples, de voir que tu me demandais mon avis. Tu as pourtant recevoir cette lettre, je serais fâché qu'elle fût perdue.

De jour en jour à Naples et à Rome depuis que j'y suis, j'attendais et j'attends une lettre de ta seigneurie.

CORRKSPONDAiSCE DE G. FLAL'IJEHÏ. ;i:J

Je n'en ai pas eu depuis Athènes, c'est-à-dire depuis janvier dernier. C'est long-, cher Monsieur. Que de- viens-tu donc? Voilà l'été, pauvre vieux; au mois de juillet prochain, dans deux mois et demi nous re- prendrons nos dimanches, nos gueulades, nos chères et communes inquiétudes. Tu t'étendras sur mon ta- pis de voyage, plein encore de sable et de puces. Tu fumeras dans mes pipes longues et humeras si tu veux le cuir do nui selle.

Je deviens fou do désirs « effrénés » (j'écris le mot et je le souligne). Un livre que j'ai hi à Maples sur le Sahara m'a donné envie d'aller au Soudan avec les Touaregs qui ont toujours la ligure voilée comme des femmes, pour A'oir la chasse aux nègres et aux élé- phants. Je rêve bayadéres, danses frénétiques et tous les tintamarres do la couleur. Rentré à Croisset, il est probable que je vais me fourrer dans l'Inde et dans les grands voyages d'Asie. Je boucherai mes fenêtres et je vivrai aux lumières. J'ai des besoins d'orgies poé- tiques. Ce que j'ai vu m'a rendu exigeant.

Mais parlons de Rome, tu t'y attends, bien sûr. Eh bien, vieux, je suis fâché de l'avouer, ma première impression a été défavorable. J'ai eu, comme un bour- geois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron et je n'ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L'air prêtre emmiasme d'ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouA'ert d'une teinte morne et sémi- nariste. J'avais beau me fouetter et chercher, toujours des éghscs, des égUses et des couvents, de longues rues ni assez peuplées ni assez vides, avec des grands murs unis qui les bordent et le christianisme telle- ment nombreux ol envabissant, que l'antique qui sub- siste au milieu est écrasé, noyé.

L'antique subsiste dans la campagne, inculte, vide,

54 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

maudite comme le désert, avec ses grands morceaux d'aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large enver- gure. Ça c'est vraiment beau et du beau antique rêvé. Quanta Rome elle-même, sous ce rapport, je n'en suis pas encore reA'enu; j'attends pour la reprendre par que cette première impression ait un peu disparu. Ce qu'ils ont fait du Golysée, les misérables ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l'arène douze chapelles! Mais comme tableaux, comme sta- tues, comme seizième siècle, Rome est le plus splen- dide musée qu'il y ait au monde. La quantité de chefs- d'œuvre qu'U y a dans cette Aille, c'est étourdissant! C'est bien la ville des artistes. On peut y passer l'exis- tence dans une atmosphère complètement idéale, en dehors du monde, au-dessus. Je suis épouvanté du Jugement d-rnier de Michel-Ange. C'est du Gœthe, du Dante et du Shakespeare fondus dans un art unique, ça n'a pas de nom et le mot sublime même me parait mesquin, car il me semble qu'il comporte en soi quelque chose d'aigre et de trop simple.

J'ai vu une vierge de Murillo qui me poursuit comme une hallucination perpétuelle. Un enlèvement d'Europe de Véronèse, qui m'excite énormément, et encore deux ou trois autres choses à faire beaucoup causer. Il y a quinze jours que je suis à Rome. Je t'en parlerai plus longuement plus tard. Mais la Grèce m'a rendu difficile sur l'art antique. Le Parlhénon me gâte l'art romain, qui me parait à côté mastoc et triA-ial. Oui c'est beau, la Grèce.

Ah! pauvre vieux, comme je t'ai regrettée Pompéï! Je t'envoie des fleurs que j'y ai cueilhes dans un lupa- nar sur la porte duquel se dressait un phallus. Il y avait dans cette maison plus de fleurs que dans aucune autre. Les semences antiques tombées à terre ont

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 55

peut-être fécondé le sol. Le soleil casse-biillail sur les murs gris.

J'ai vu Pouzzoles, le lac Lucrin, Baja. Ce sont des paradis terrestres; les empereurs avaient bon goût. Je me suis fondu en mélancolies par là.

Commeun touriste, je suis monté au hautdu Vésuve, ce qui m'a même éreinté. Le cratère est curieux. Le soufre a poussé sur ses bords en formidables végéta- tions jaunes et lie de vin. J'ai été à Pœstum. J'ai voulu aller à Caprée et ai failli y rester... dans les flots. Malgré ma qualité de canotier, j'ai bien cru que c'était mon dernier moment. J'avoue avoir été troublé et même avoir eu paoïtr, grand paour. J'étais à deux doigts de ma perte, comme Rome aux pires temps des guerres Puniques.

Naplcs est charmant par la quantité de femmes qu'il y a. Tout un quartier est garni de p qui se tien- nent sur leur porte, c'est antique et vrai Suburre. Lorsqu'on passe dans la rue, elles retroussent leur robe jusqu'aux aisselles et vous montrent leur c. pour avoir deux ou trois sols. Elles vous poursuivent dans cette posture. C'est encore ce que j'ai vu de plus raide comme prostitution et cynisme. Nous deux Maxime au bout de la rue avons laissé tomber notre tête sur notre poitrine et avons soupiré : « Ce pauvre Bouilhet ! ! ! »

C'est à Naples qu'il faut aller pour se retremper de jeunesse, pour aimer la vie. Le soleil même en est amoureux. Tout est gai et facile. Les chevaux por- tent des bouquets de plumes de paon aux oreilles. La Chiaia est une grande promenade de chênes verts au bord de la mer, arbres en berceau et le murmure des flots derrière.

Tu verras Maxime dans un vaq'h. Je lui envie la

56 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

bonne embrassade qu'il te donnera et cette fleur du retour que mon égoïsme aurait voulu t'offrir. Fleur du retour est bien Sainte-Beuve.

Je compte être à Venise vers le commencement de juin et m'en fais une fête. Je m'y donnerai une bosse de peinture vénitienne dont je suis amoureux. C'est définitivement ceUe qui m'est la plus sympathique. On dit que ce sont des matérialistes, soit. En tous cas ce sont des coloristes et de crânes poètes.

Adieu, cher vieux de mon cœur, je t'embrasse.

Au même.

Rome, 4 mai 1851.

Après-demain je pars de Rome, et d'une encore! Je commençais à y bien vivre. On peut s'y faire une atmosphère complètement idéale et A'ivre, à part, dans les tableaux et les marbres. J'en ai dévoré le plus que j'ai pu. Quant à l'antique, on est froissé d'abord de ne pas l'y rencontrer, et il est certain qu'il est con- sidérablement étoufl'é. Comme ils ont gâté Rome ! Je comprends bien la haine que Gibbon s'est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colysée une pro- cession de moines ! Il faudrait du temps pour bien se reconstruire dans la tête la Rome antique, encrassée de l'encens de toutes les éghses. Il y a des quartiers pourtant, sur les bords du Tibre, de vieux coins pleins de fumier, l'on respire un peu. Mais les belles rues! Monsieur! Mais les étrangers! mais la semaine sainte et la via Condolti avec tous ses chapelets, tous ses faux camées tous ses Saint-Pierre en mosaïque! Il y a pour les touristes des magasins pleins de pierres du Forum arrangées en presse-papier pour mettre sur les bureaux.

CORRESPONDANCE DE G. FLAL15ERT, 57

On a fait des porte-plumes avec les marbres des tem- ples. Tout cela agace bougrement les nerfs. Telle est la première impression que m'a produite Rome.

Quant à la Rome du xvi" siècle, elle est flambante. La quantité des chefs-d'œuvre est une chose aussi surprenante que leur qualité. Quels tableaux! quels tableaux! J'ai pris des notes sur quelques-uns. Oui, on y vivrait bien à Rome mais dans quelque rue du Peuple. A force de solitude et de contem- plation, on monterait haut comme mèlancobe his- torique.

J'ai été hier soir à Tibur. J'ai passé devant la place de la villa d'Horace, il y' avait quatorze messieurs et dames, montés sur des ânes.

La campagne est magnifique, déserte et désolée, avec de grands aqueducs. on est bien.

J'en suis fâché, mais Saint-Pierre m'ennuie. Cela me semble un art dénué de but. C'est glacial d'ennui et de pompe. Quelque gigantesque que soit ce monu- ment, il semble petit. Le vrai antique que j'ai vu fait du tort au faux. On a bâti ça pour le cathoUcisme quand il commençait à crever, et rien n'est moins amusant qu'un tombeau neuf. J'aime mieux le grec, j'aime mieux le gothique, j'aime mieux la plus petite mosquée, avec son minaret lancé dans l'air comme un grand cri.

Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en revanche pénétré de respect pour les papes. Quels messieurs! Comme ils se sont arrangé leur maison!

Si tu me demandes ce que j'ai vu de plus beau à Rome, d'abord la chapelle Sixtine de Michel-Ange. C'est un art immense, à la Goethe, avec plus de passion. Il me semble que Michel-Ange est quelque chose d'inouï, comme serait un Homère shakespearien, un

58 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

mélange d'antique et de moyen âge, je ne sais quoi. Il y a encore le torse du Vatican, un torse d'homme- penché en avant, un dos avec tous ses muscles ! Douze bonnes toiles dans différentes galeries et tout le reste...

Je suis amoureux de la vierge de Murillo, de la ga- lerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent et repassent devant moi comme des lanternes dan- santes.

Adieu, \àeux. Si tu peux, envoie-moi le plus de pa- pier écrit possible. Surtout maintenant que je suis seul, ça me fera du bien. Tes lettres en voyage font partie de mon hygiène.

A M™« X...

Croisset, septembre 1851. Lundi soir.

J'aurais déjà répondre à votre longue et douce lettre qui m'a ému, pauvre chère femme ; mais je suis moi-même si lassé, si aplati, si embêté, qu'il faut que je me secoue vertement pour vous dire merci d"avoir lu si vite Melœnis. J'ai embrassé de votre part lau- teur qui a été touché de cette sympathie, vous êtes la première du public qui l'applaudissiez; eh bien^ qu'en dites-vous? n'est-ce pas que c'est crânement tourné, je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui a été faite sous mes yeux, à laquelle j'ai beaucoup contribué moi-même; j'y suis pour trop pour qu'elle me soit étrangère. Pendant trois ans c'a été travaillé au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à vers; je crois qu'on peut dire que ça promet un poète de haute futaie. Nous étions, il y a quelques années, en province, un groupe de jeunes drôles qui vivions

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. aO

dans un étrange monde, je vous assure ; nous tournions entre la folie et le suicide; il y en a qui se sont tués, ■d'autres qui sont morts dans leur lit, un qiù s'est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l'ennui c'était beau! Il n'en reste plus rien que nous deux Bouilhet qui sommes tant changés. Si jamais je sais écrire, je pourrai faire un Uvre sur cette jeunesse inconnue qui poussait à, l'ombre dans la retraite, comme des cham- pignons gonflés d'ennui.

Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère amie, est dans ce passé de ma vie intime, que personne ne connaît; le seul confident qu'elle ait eu est en- terré depuis quatre ans dans un cimetière de village à 4 lieues d'ici. C'est quand je suis sorti de cet état que je suis venu à Paris et que j'ai connu Maxime; j'avais vingt ans, j'étais un homme et tout à fait; il a pu lire le Uvre, mais non la préface, que je me rappelle bien, mais que je ne saurais nettement faire comprendre. Melœnis en résumé est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la soUtude, c'est l'assouvissanced'untas d'appétits qui nous ravageaient le cœur. Vous avez raison de dire que je n'en ai pas. Je me le suis dévoré à moi-même. Aujourd'hui je me suis noyé dans des flots d'amertume, l'arrivée des exemplaires de Melœyiis m'a fait un effet de tristesse; nous avons passé hier toute notre après-midi sombres comme la plaque de la cheminée, ça nous causait une impression de prostration, d'abandon, d'adieu, comprenez- vous? Quand j'ai reçu, au contraire, il y a quatre ans le volume de Maxime, les mains me trem- blaient de joie en coupant les pages.

D'où vient cette glace de maintenant, impression si différente de l'autre? Je vous assure que tout cela ne

60 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

m'excite nullement et que j'ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites.

Je me demande à quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent, c'est synonyme) et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui d'avance me font hausser les épaules de pitié ; il est beau d'être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sau- ter comme des marrons, il doit y avoir de délirants . orgueils à sentir qu'on pèse sur l'humanité de tout le poids de son idée, mais Ufaut pour cela avoir quelque chose à dire. Or, je vous avouerai qu'U me semble que je n'ai rien que n'aient les autres, ou qui n'ait été aussi bien dit, ou qui ne puisse l'être mieux. Dans cette vie que vous me prêchez, j'y perdrais le peu que j'ai, je prendrais les passions de la foule pour lui plaire et je deviendrais à son niveau. Autant rester au coin de son feu à faire de l'art pour soi tout seul comme on joue aux quilles. L'art au bout du compte n'est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles; tout n'est peut-être qu'une immense blague, j'en ai peur, et quand nous serons de l'autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d'apprendre que le mot du rébus était si simple.

J'ai revu la Manche et je l'ai traversée ; la dernière fois que je l'avais vue c'était à Trouville en revenant de Bretagne, il y a quatre ans. Quoique j'aie passé les meilleurs moments de ma jeunesse à humer son odeur et à dormir sur ses galets, je garde tout mon amour à la Méditerranée, j'aime la couleur avant tout et le calme, n'en déplaise aux gens poétiques qui préfèrent la tempête. Nous avons fait à Londres une promenade au cimetière de High-Gate. Quel abus d'architecture égyp- tienne et (Urusquel Comme c'est propre et rangé! ces

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 61

gens-là ont l'air d'être morts en gants blancs. Je dé- teste les jardinets autour des tombeaux avec des pla- tes-bandes ralissées et des fleurs épanouies. Cette anti- thèse m'a toujouis semblé de basse littérature; en fait de cimetières j'aime ceux qui sont dégradés, ravagés, en ruines, pleins de ronces, avec des herbes hautes et quelque vache échappée du clos voisin qui vient brouter là, tranquillement. Avouez que ça vaut mieux qu'un poUceman en uniforme! Est-ce bête l'ordre! c'est-à-dire le désordre, car c'est presque toujours ainsi qu'il se nommt.

A la même.

Croisset, uuit de jeudi, 1 heure.

Oui, je voudrais que vous ne m'aimiez pas et que vous ne m'eussiez jamais connu, et en cela je crois exprimer un regret touchant votre bonheur. Comme je voudrais n'être pas aimé de ma mère, ne pas l'aimer ni elle ni personne au monde; je voudi'ais qu'il n'y eût rien qui partit de mon cœur pour aller aux autres et rien qui partit du cœur des autres pour aller au mien: plus on vit, plus on soufl're. Pour remédier à l'existence, n'a-t-onpas inventé, depuis que le monde existe, des mondes imaginaires et l'opium, et le tabac et les liqueurs fortes et l'éther? Béni celui qui a trouvé le chloroforme! les médecins objectent qu'on en peut mourir; c'est bien de cela qu'il s'agit! c'est que vous n'avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout ce qui s'y rattache ; vous me comprendriez mieux si vous étiez dans ma peau et à la place d'une dureté gratuite, vous verriez une commisération émue, quel- que chose d'attendri et de généreux, il me semble. Vous me croyez méchant ou égoïste pour le moins, ne II. 0

f.2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

songeant qu'à moi, n'aimant que moi. Pas plus que les autres, allez, moins peut-être, s'il était permis de faire son éloge. Vous m'accorderez toutefois le mérite d'être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car j'ai relé^^'-ué toute emphase de mon style.

Chacun ne peut faire que dans sa mesure ; ce n'est pas un liomme vieilli comme moi dans tous les excès de la solitude, nerA'eux à s'évanouir, troublé de pas- sions rentrées, plein de doute du dedans et du dehors, ■ce n'est pas celui-là qu'il fallait aimer. Je vous aime comme je peux, mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu! à qui la faute? au hasard! à cette ^•ieille fatalité ironique, qui accouple toujours les choses pour la plus grande harmonie de l'ensemble et le plus grand désagrément des parties ; on ne se rencontre qu'en se heurtant, et chacun, portant dans ses mains ses entrailles décliirées, accuse l'autre qui ramasse les siennes.

Prends la vie de plus haut, monte sur une tour (quand même la base craquerait, crois-la soUde), alors tu ne verras plus rien que l'éther bleu tout autour de toi. Quand ce ne sera pas du bleu, ce sera du brouillard; qu'importe, si tout y disparaît noyé dans une vapeur calme. 11 faut estimer une femme pour lui écrire des choses pareilles.

Je me tourmente, je me gratte; mon roman a du mal à se mettre en train. J'ai des accès de style et la phrase me démange sans aboutir. Quel lourd aAiron qu'une plume et combien l'idée, quand il la faut creuser avec, est un dur courant! Je m'en désole tel- lement que ça m'amuse beaucoup. J'ai passé aujour- d'hui ainsi une bonne journée, la fenêtre ouverte avec du soleil sur la rivière et la plus grande sérénité du monde; j'ai écrit une page, en ai esquissé trois autres,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 63

j'espère dans une quinzaine être enragé, mais la cou- leur où je trempe est tellement neuve pour moi, que j'en ouvre des yeux ébahis.

Mon rhume touche à sa décadence, ça va bien. Au milieu du mois prochain, j'irai à Paris passer deux ou trois jours. Travaille, pense à moi, pas trop en noir, et si mon image te revient, qu'elle t'amène des sou- venirs gais, il faut rire quand même. Vive la joie!

A la même.

Paris, lerjanvier 1852. Mercredi, 2 heures.

Je n'irai pas vous voir ce soir, je ne sais encore si j'irai chez Du Camp, je lui avais donné rendez-vous hier et j'y ai manqué. A quoi bon porter chez les amis les fosses Domange intérieures dont l'exhalaison vous asphyxie vous-même? Je vais mettre le bouchon des- sus et vous ne sentirez plus rien. Pardon, excusez- moi, j'ai eu le tort de penser tout haut, seul, un ins- tant, deux soirs de suite ; je vous jure par Dieu que vous n'aurez plus à me reprocher de telles incongruités. Je serai gentil, aimable, charmant et faux à faire vomir, mais je serai convenable, je veux devenir un homme tout à fait bien. La tête vous tournait donc quand je vous menais par la main au bord du balcon? J'y vis penché, moi, et sans balustrade, ou du moins à force d'avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu'elle se descelle petit à petit et que je la sens trembler.

Quand je couchais sur la natte du Juif ou du fellah, j'étais dévoré de poux et de puces, mais je ne me plaignais pas à mon hôte de ce qu'il m'avait donné la vermine. N'avez-vous donc pas compris quelle im- mense amitié il fallait que j'eusse pour vous pour me

64 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

permettre de vous dire tout cela, pour me montrer à vous si nu, si déshabillé, si faible, vous qui m'accusez d'orgueil? ce n'était guère en avoir, avouez-le. Fermons ce chapitre et n'en parlons plus. Le son de ces cuivres vous fait saigner les oreilles, j'y mettrai une sourdine, ou vous jouerai de la flûte. Un mot d'expli- cation et ce sera tout! J'aime à user les choses; or tout s'use, je n'ai pas eu un sentiment que je n'aie essayé d'en finir avec lui. Quand je suis quelque part, je tâche d'être ailleurs; quand je vois un terme quel- conque, j'y cours tête baissée; arrivé au terme, je bâille. C'est pour cela que lorsqu'il m'arrive de m'embôter, je m'enfonce encore plus dans l'embêtement; quand quel- que chose me démange je me gratte jusqu'au sang et je suce mes ongles rouges. Se distraire d'une chose c'est vouloir que la chose revienne, il faut que cette chose se distraie de nous, ou au contraire, qu'elle s'é- carte de notre être naturellement.

Je suis un rustre de me plaindre devant vous, mais est-ce que je me plains? Enfin, c'est fini, n,i,m, n'en parlons plus.

Vous avez recevoir une petite lampe hier au soir. Je viendrai demain soit dans la journée ou le soir, mais plus probablement le soir, avec un visage gai, un esprit gai, un costume gai, tout à neuf, comme il convient pour la solennité du jour.

A vous qui m'aimez comme un arbre aime le vent ; à vous pour qui j'ai dans le cœur quelque chose de long et de doux, quelque chose d'ému et de recon- naissant qui ne périra pas ; à toi, pauvre femme que je fais tant pleurer et que je voudrais tant faire sourire, bonne âme qui pansez le lépreux, quoique la lèpre n'ait pas besoin d'être pansée et que le lépreux s'en fâche parfois. Je te souhaite tout ce que je n'ai pas, la

CORHRSPONDANCE DE G. FLAUBERT. 65

sérénité d'esprit, la joie en soi et tout ce qui fait qu'on est content de soi. Je te souhaite l'ébranchage de toutes les épine» de la vie et des allées sablées à marcher, bordées de fl(3ursavec des bruits de ruisseau, des rou- coulements de colombes dans les branches et de grands vols d'aigles dans les nuages. Il ne faut déses- pérer de rien; il y a trois ans, l'an 1840, à minuit, je pensais h la Chine et l'an 1830, à minuit, j'étais sur le Nil, C'était sur la route. C'était un à peu près, c'était autre chose enfin, qui sait? N'espérons pas, mais atten- dons.

Adieu, à demain.

A Parain.

Croisset, janvier 1852.

Eh bien ! vieux père Parain, vous ne venez donc pas ? Savoz-vous que ma cheminée s'embête de ne plus vous avoir à cracher dans ses cendres? N'est-ce pas avant un mois que nous vous reverrons? Dépêchez- vous, mon \deux compagnon, maman s'ennuie beau- coup de ne pas vous avoir. La société de miss Isa- belle n'a pas pour elle remplacé la vôtre, et voilà aussi le moment venu de faire un tas de rangements pour lesquels vous lui serez fort utile; quant à moi, vous savez si votre présence m'est agréable, elle fait pres- que partie de mon existence. Depuis que nous sommes revenus de Paris, il fait ici un temps affreux. La mai- son est pleine d'humidité au rez-de-chaussée. Les murs suent comme un homme qui a trop chaud; on a été obligé de faire du feu partout. Maman s'est dé- cidée à démeubler la maison de Rouen. Ce ne va pas être une petite affaire quand vous serez revenu.

6.

66 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Tout le temps que nous avons été à Paris Liline a été mauvaise comme le diable. J'avais conseillé de la renvoyer à Olympe pour la duire un peu, mais depuis que nous sommes ici, son humeur est redevenue plus sociable.

Vous trouverez chez Achille une nouvelle figure anglaise, je ne la connais pas encore.

Je me suis trouvé, comme vous savez, à Paris, lors du coup d'État. J'ai manqué d'être assommé plusieurs fois, sans préjudice des autres j'ai manqué d'être sabré, fusUlé ou canonné, car il y en avait pour tous les goûts et de toutes les manières; mais aussi j'ai parfaitement vu : c'était le prix de la contre-marque. La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a toujours soin de m'envoyer aux premières représen- tations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci je n'ai pas été volé; c'était coquet.

Le poème du sieur Bouilhet a bien mordu. Le voilà maintenant posé d'aplomb dans la gent de lettres. L'année prochaine il s'en ira à Paris, et me plantera là, ce dont je l'approuve, mais ce qui ne m'égaye pas quand j'y pense.

Je me suis remis à travailler comme un rhinocéros, les beaux temps de Saint-Antoine sont revenus. Fasse le ciel que le résultat me satisfasse davantage !

A M""' X... Croisset, samedi soir, 3 h. 15, janvier 1852.

J'ai passé un commencement de semaine affreux, mais depuis jeudi je vais mieux; j'ai encore six à huit pages pour être arrivé à un point, après quoi je t'irai voir, je pense que ce sera dans une quinzaine. BouUhet,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 67

je crois, viendra avec moi ; s'il ne t'écrit pas plus souvent, c'est qu'il n"a rien à te dire ou qu'il n'a pas le temps. Sais-tu, le pauvre diable, qu'il est occupé huit heures par jour à ses leçons?

J'ai été cinq jours à faire une page la semaine dernière et j'avais tout laissé pour cela, grec, anglais, je ne fai- sais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre, c'est l'élément amusant^ qui y est médiocre. Les faits man- quent, moi je soutiens que les idées sont des faits ; il est plus difficile d'intéresser avec, je le sais, mais alors c'est la faute du style. J'ai ainsi cinquante pages d'affi- lée où il n'y a pas un événement, c'est un tableau con- tinu d'une vie bourgeoise et d'un amour inactif; amour d'autant plus diflicile à peindre qu'il est à la-fois timide et profond, mais hélas ! sans échevellements internes, parce que mon monsieur est d'une nature tempérée. J'ai déjà eu dans la première partie quelque chose d'a- nalogue : mon mari aime sa femme un peu de la même manière que mon amant, ce sont deux médiocrités dans le même milieu et qu'U faut différencier pourtant; si c'est réussi, ce sera, je crois, très fort, car c'est peindre couleur sur couleur et sans tons tranchés; mais j'ai peur que toutes ces subtilités ennuient et que le lec- teur aime autant voir plus de mouvement. Enfin il faut faire comme on a conçu. Si je voulais mettre là- dedans de l'action, j'agirais en vertu d'un système et gâterais tout, il faut chanter dans sa voix, or la mienne ne sera jamais dramatique ni attachante. Je suis convaincu d'ailleurs que tout est affaire de style ou plutôt de tournure d'aspect.

Nouvelle : le jeune Du Camp est officier de la Légion d'honneur! Comme ça doit lui faire plaisir! quand il se compare à moi et considère le chemin qu'il a fait depuis qu'il m'a quitté, il est certain qu'il doit me

68 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

trouver bien loin de lui en arrière et qu'il a fait de la route (extérieure). Tu le verras quelque jour attraper une place et laisser cette bonne littérature. Tout se confond dans sa tête : femmes, croix, art, bottes, tout cela tourbillonne au même niveau et pour^ii que ça le pousse, c'est l'important. Admirable époque (cu- rieux symbolismes, comme dirait le père Michelet) que celle l'on décore les photographes et Ton exile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux qu'il faudrait avoir faits avant d'arriver à cette croix d'officier?). De tous les gens de lettres décorés, il n'y en a qu'un seul de commandeur, c'est M. Scribe 1 Quelle immense ironie que tout cela! et comme les honneurs foisonnent quand l'honneur manque!

Il se pourrait que la lettre que j'ai écrite à miss Collier lors des événements de décembre ne lui fût pas par- venue, car je n'ai pas eu de réponse depuis. Faut-il que je lui dise de me renvoyer l'album si elle n'a pu s'en défaire avantageusement ou en partie?

La semaine prochaine il faut que j'aille à Rouen, je mettrai au chemin de ie.v Saint- \ntnine et un presse- papier qui m'a longtemps ser\'i. Quant à la bague, voici le motif pourquoi je ne te l'ai pas donnée encore, elle me sert de cachet, je me fais monter un scarabée que je porterai à la place. Je t'enverrai donc bientôt cette bague.

Je suis étonné, chère amie, de l'enthousiasme excessif que tu me témoignes pour certaines parties de r/:Vi/ca//o??; elles me semblentbonnes,maispas aune aussi grande distance des autres que tu le dis; en tous cas je n'approuve point ton idée d'enlever du h^Te toute la partie de Jules pour en faire un ensemble; il faut se reporter à la façon dont le li^TC a été conçu. Le caractère de Jules n'est lumineux qu'à cause du

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 69

contraste d'IIonri ; un des deux personnages isolé serait faible. Je n'avais d'abord eu l'idée que de celui d'Henri, la nécessité d'un repoussoir m'a fait concevoir celui de Jules. Les pages qui t'ont frappée (sur l'art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire, je ne les referai pas, mais je crois que je les fe- rais mieux ; c'est ardent, mais ca pourrait être plus synthétique. J'ai fait depuis des progrès en esthétique ou du moins je me suis affermi dans l'assiette que j'ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. Oh mon Dieu ! si j'écrivais le style dont j'ai l'idée, (juel écrivain je serais ! Il y a dans mon roman un chapitre qui me semble bon et dont tu ne me dis rien, c'est celui de leur voyage en Amérique et toute la lassitude d'eux-mêmes suivie pas à pas. Tu as fait la même réflexion que moi à propos du Voyage Italie^ c'est payer cher un triomphe de vanité qui m'a flatté, je l'avoue; j'avais deviné, voilà tout. Pas si rêveur encore que l'on pense, je sais voir et voir comme voient les myopes, jusque dans les pores des choses, parce qu'ils se fourrent le nez dessus. Il y a en moi littérai- rement parlant deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l'idée; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu'il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu'il reproduit. Celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l'homme. L'Éducation s nlimentnle a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (U eût été plus facile de faire de l'humain dans un Hatc et du lyrisme dans un autre). J'ai échoué ; quelques retouches que l'on donne

70 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

à cette œuvre (je les ferai peut-être) elle sera tou- ^ jours défectueuse, il y manque trop de choses et c'est toujours par Y absence qu'un livre est faible. Une qualité n'est jamais un défaut, il n'y a pas d'ex- cès, mais si cette qualité en mange une autre, est-elle toujours une qualité? En résumé, il faudrait pour VÉducalion récrire ou du moins recaler l'ensemble, refaire deux ou trois chapitres, et, ce qui me parait le plus dil'licile de tout, écrire un chapitre qui manque ron montrerait comment fatalement le même tronc a se bifurquer, c'est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats, aussi, mais Tenchaînement de la cause à l'effet ne l'est point. Voilà le vice du livre et comment il ment à son titie.

Je t'ai dit que Y Éducation a.Ysàt été un essai. Saint- Anloine en est un autre. Prenant un sujet j'étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, dé- sordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n'avais qu'à aller. Jamais je ne retrou- verai des éperduments de style comme je m'en suis donné pendant dix-huit grands mois, comme je choisissais avec cœur les perles de mon collier! Je n'y ai oublié qu'une chose, c'est le fil, seconde tentative et pis encore que la première; maintenant j'en suis à ma troisième : il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un hvre sur rien, un li\Te sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, conmie la terre sans être soutenue se tient en l'air, un hvre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins le sujet serait presque invisible, si cela

COIiaESPONDANCt; DE G. rLAUUiaiT. 71

se peut. Les œuvres les plus belles sont celles il y a le moins de matière; plus l'expression se rap[)roche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c'est beau. Je crois que l'avenir de l'art est dans ces voies; je le vois à mesure qu'il grandit s'éthérisant tant qu'il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu'aux lancettes golbicpies, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu'aux jets de Byron, la forme en ■devenant habile s'atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure; elle abandonne l'épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d'orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout, et les gouvernements l'ont suivi depuis les despotismes orientaux jusqu'aux socia- lismes futurs.

C'est pour cela qu'il n'y a ni beaux ni vilains sujets et qu'on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l'art pur, qu'il n'y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses ; il me faudrait tout un livre pour développer ce que je veux dire. J'écrirai sur tout cela dans ma vieillesse quand je n'aurai rien de mieux à barbouiller; en attendant je travaille à mon roman avec cœur. Les beaux temps de Saint-Antoine vont-ils revenir? que le résultat soit autre, Seigneur Dieu! Je vais lentement: en quatre jours j'ai fait cinq pages, mais jusqu'à présent je m'amuse. J'ai retrouvé ici de la sérénité; il fait un temps affreux, la rivière a des allures d'Océan, pas un chat ne passe sous mes fenêtres. Je fais grand feu.

Lanière de Bouilhet et Cany tout entier se sont fâchés contre lui pour avoir écrit un livre immoral. Ça a fait scandale, on le regarde comme un hunwie d'esprit ^

72 CORRESPONDAiNCE DE G. FLAUBERT.

mais perdu, c'est un paria. Si j'avais eu quelques doutes sur la valeur de l'œuvre et de l 'homme, je ne les aurais plus. Cette consécration lui manquait, on n'en peut avoir de plus belle : être renie de sa famille et de son pays ! (C'est très sérieusement que je parle.) Il y a des outragée qui vous vengent de tous les triomphes, des sifflets qui sont plus doux pour l'or- gueil que des bravos. Le voilà donc pour sa biographie future classé grand homme d'après toutes les régies de l'histoire.

A la même.

Croisset, nuit de samedi l*' février 1852.

Mauvaise semaine; le travail n'a pas marché; j'en étais arrivé à un point je ne savais trop que dire. C'étaient toutes nuances et finesses je ne voyais goutte moi-même, et il est fort difUcile de rendre clair par les mots ce qui est obscur encore dans notre pen- sée. J'ai esquissé, gâché, pataugé, tûtonné; je my retrouverai peut-être maintenant. Oh ! quelle pohs- sonne de chose que le style ! tu n'as point, je crois, l'idée du genre de ce bouquin : autant je suis débraillé dans mes autres livres, autant dans celui-ci je tâche d'être boutonné et de suivre une hgne droite géomé- trique : nul lyrisme, pas de réflexions, la personnahté de l'auteur absente. Ce sera triste à lire, il y aura des choses atroces de misère et de fétidité. Bouilhet trouve que je suis dans le ton et espère que ce sera bon. Dieu 1 entende ! Mais ça prend des proportions formidables comme temps; à coup sûr, je n'aurai point fini à l'entrée de 1" hiver prochain.

Ce bon Saint-Antoine t'intéresse donc? sais-tu que

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEUT. 73

tu me grites avec tes éloges. C'est une œuvre man- quée. J'ai été moi-même dans Sahit Antoine le saint Antoine et je l'ai oublié. C'est un personnage à faire (difficulté qui n'est pas mince); s'il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j'ai mis Ui beaucoup, beau- coup de temps et beaucoup d'amour. Mais ce n'a pas été assez mûri. De ce que j'avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dii'e, je me suis imaginé que le scénario était fait et je m'y suis mis ; tout dépend du plan; Saint Antoine en manque, la déduction des idées sévère- ment sui\de n'a point son parallélisme dans l'enchaî- nement des faits. Avec beaucoup d'échafaudages dramatiques, le dramatique manque.

Tu me prédis de l'avenir; oh! combien de fois ne suis-je pas retombé par terre, les ongles saignants, les côtes rompues, la tête bourdonnante, après avoir voulu monter à pic sur cette niuraUle de marbre I Comme j'ai déployé mes petites ailes! mais l'air pas- sait à travers au lieu de me soutenir, et, dégringolant alors, je me voyais dans les fanges du découragement. Une fantaisie indomptable me pousse à recommencer; j'irai jusqu au bout, jusqu'à la dernière goutte de mon cerveau pressé. Qui sait? le hasard a des bonnes for- tunes; avec un sens droit du métier que l'on fait, et une volonté persévérante, on arrive à l'estimable. Il mo semble qu'il y a des choses que je sens seul et que d'autres n'ont pas dites et que je peux dire. Le côté douloureux de l'homme moderne que tu remar- ques est le fruit de ma jeunesse. J'en ai passé une bonne avec ce pauvre Alfred, nous vivions dans une serre idéale oîi la poésie nous chauffait l'embêtement de l'existence au 70'' degré Réaumur. C'était un homme n. 7

74 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

celui ! Jamais je n'ai fait, à travers les espaces, de voyages pareils; nous allions loin sans quitter le coin de notre feu, nous montions haut quoique le plafond de ma chambre fût bas ; il y a des après-midi qui me sont restés dans la tête, des conversations de six heures consécutives, des promenades sur nos côtes et des ennuis à deux, des ennuis, des ennuis! tous souvenirs qui me semblent de couleur vermeille et flamber derrière moi comme des incendies.

Tu me dis que tu commences à comprendre ma vie; il faudrait savoir ses origines. A quelque jour je m'écrirai tout à mon aise; mais dans ce temps-là je n'aurai plus la force nécessaire. Je n'ai par devers moi aucun autre horizon que celui qui m'entoure immédiatement. Je me considère comme ayant qua- rante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant soixante ans. Ma \ie est un rouage monté qui tourne réguhèrement; ce que je fais aujourd'hui, je le ferai demain, je l'ai fait hier, j'ai été le même homme il y a dix ans; il s'est trouvé que mon organisation est un système, le tout sans parti pris de soi-même, par la pente des choses qui fait que l'ours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume, je suis par elle, à cause d'elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. Tu ver- ras à partir de l'hiver prochain un changement appa- rent. Je passerai trois hivers à user quelques escarpins, puis je rentrerai dans ma tanière je crèverai obs- cur ou illustre. Manuscrit ou imprimé, H y a pourtant au fond quelque chose qui me tourmente, c'est la non-connaissance de ma mesure. Cet homme qui se dit si calme est plein de doutes sur lui-même; il vou- drait savoir jusqu'à quel point il peut monter et la puissance exacte de ses muscles. Mais demander cela

CORRESPONDANCE DE G. FLAUnERT. 7o

c'est être bien ambitieux, car la connaissance précise de sa force n'est peut-être autre que le génie.

A la même.

Croisset, samedi soir, minuit et demi. Février 1852.

Tu n'as guère le mot pour rire si de semblables sottises t'importent; moi je ris de tout, même de ce que j'aime le mieux; il n'est pas de choses, faits, sentiments ou gens sur lesquels je n'aie passé naïve- ment ma bouffonnerie, comme un rouleau de fer à lustrer les pièces d'étoffes ; c'est une bonne méthode, on voit ensuite ce qui en reste; il est trois fois enraciné en vous le sentiment que vous y laissez, en plein vent, sans tuteur, ni fil de fer, et débarrassé de toutes ces convenances, si utiles pour faire tenir debout les pourritures. Est-ce que la parodie même siffle jamais? 11 est bon et il peut même être beau de rire de la vie, pourvu qu'on "sive; il faut se placer au-dessus de tout et placer son esprit au-dessus de soi-même, j'entends la liberté de l'idée, dont je déclare impie toute Umite. Sicettelongueglosepédantesquenetesatisfaitpas,jete demande pardon de ma maladresse. N'importe, tu m'as dit, ily a aujourd'hui quinze jours, surle Pont-Royal en allant diner, un mot qui m'a fait bien plaisir, à savoir que tu t'apercevais qu'il n'y avait rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels. Suis cet axiome pas à pas, ligne par ligne, qu'il soit tou- jours inébranlable en ta con\T[ction en disséquant chaque fibre humaine et en cherchant chaque syno- nyme de mot, et tu verras ! tu verras ! comme ton horizon s'agrandira, comme ton instrument ronflera et quelle sérénité t'emplira. Refoulé à l'horizon, ton

t6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

cœur l'éclairera du fond au lieu de t'éblouir sur le premier plan; toi disséminée en tous, tes personnages Aàvront et au lieu d'une éternelle personnalité décla- matoire, qui ne peut même se continuer nettement faute de détails précis qui lui manquent toujours, à cause des travestissements qui la déguisent, on verra dans tes œuvres des foules humaines.

Si tu savais combien de fois j'ai souffert de cela en toi, combien de fois j'ai été blessé de la poétisation de choses que j'aimais mieux à leur état simple ! Pour- quoi prendre l'éternelle figure insipide du poète, qui plus elle sera ressemblante au type plus elle se rap- prochera d'une abstraction, c'est-à-dire de quelque chose d"anti-arti?tique, d'anti-plastique, d'anti-humain, d'antipoétique par conséquent, quelque talent de mots d'ailleurs que l'on y mette; il y aurait un beau livre à faire sur la littérature probante, du moment que vous prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et la fin de l'homme; le milieu, l'art, comme lui dans l'espace, doit rester suspendu dans l'infini, complet en lui-même, indépendant de son producteur; on se prépare par dans la vie et dans l'art de ter- ribles mécomptes ; vouloir se chauffer les pieds au soleU, c'est vouloir tomber par terre, respectons la lyre, elle n'est pas faite pour un homme, mais pour l'homme.

Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu accuses de tant de personnaUté, je veux dire que tu t'apercevras bientôt, situ suis cette voie nouvelle, que tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que tu prendras en pitié l'usage de se chanter soi-même : cela réussit une fois dans un cri, mais quelque lyrisme qu'ait Byronpar exemple, comme Shakespeare l'écrase à côté avec son impersonnahté surhumaine. Est-ce

CoriRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 77

qu'on sait seulement s'il était triste ou gai? L'artiste doit s'arranger de façon à faire croire à la postérité qu'il n'a pas vécu; moins je m'en fais une idée et plus il me semble grand; je ne peux rien me figurer sur la personne d'Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois de dos seulement un vieillard de stature colossale sculptant la nuit aux flambeaux.

Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner jeu, une raillerie aiguë, non, une manière déUée de voir, je veux dire, et une ardeur méridionale de passion vitale, quelque chose de tes épaules dans l'esprit.

Sitôt que tu sauras une solution définitive pour le prix, écris-moi.

J'ai fini ce soir de débarbouiller la première idée de mes rêves de jeune fille; j'en ai pour quinze jours encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j'irai au bal et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je clorai par une grossesse et le tiers de mon hvre à peu près sera fait.

A propos de bal, j'ai fait une débauche mercredi dernier, j'ai été à Rouen au concert entendre Alard le violoniste, et j'en ai vu des balles! c'était la haute société; quelles têtes que celles de mes compatriotes! j'ai retrouvé des visages oubliés depuis douze ans, et que je voyais quand j'allais au spectacle, en rhéto- rique. J'ai reconnu du monde que je n'ai pas salué, lequel a fait de même; c'était très fort de part et d'autre. Le plaisir d'entendre de fort belle musique très bien jouée a été compensé par la vue des gens qui le partageaient avec moi.

78 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset, luudi soir

J'ai une occasion de faire reA^enir d'Angleterre tes autographes. Veux-tu que je dise qu'on me les rap- porte? Je crois que là-bas, tu n'en tireras pas grand' chose ou du moins il faudrait attendre peut-être bien longtemps. Réponds -moi donc là-dessus.

Sais-tu que le sire Sainte-Beuve engage Bouilhet à ne pas ramasser les bouts de cigare d'Alfred de Musset; dans un article il louangeait un tas de médiocrités avec force citations, c'est à peine s'il l'a nommé, et sans en citer un vers; en revanche beaucoup de coups d'encensoir à l'illustre M. Houssaye, à M^ de Girar- din, etc. Ce qu'il en dit est habile au point de vue de la haine, parce qu'il passe dessus, comme sur quelque chose d'insignifiant. Je n'ai jamais eu grande sym- pathie pour ce lymphatique coco (Sainte-Beuve), mais cela me confirme dans mon préjugé; il est pourtant d'ordinaire trop bienveillant pour que la chose vienne entièrement de lui, il y a là-dessous quelque histoire, d'autant qu'il a été publié il y a trois semaines enAÏron un article dans le Mémorial de Rouen, qui est de la même inspiration, c'est-à-dire louange de toute la revue de Paris (sauf Maxime toutefois), à l'exclusion de Bouilhet, toujours écrasé par M. Houssaye qui se trouve dans les environs. Tu connais Sainte-Beuve, tu devrais bien nous savoir le fond de cette histoire- là. Je serais simplement curieux que tu causasses avec lui pendant quelque temps de Melœnis, comme si tu n'avais pas lu son article (il a paru dans le Cons- titutionnel lundi dernier).

Depuis que je suis parti de Paris j'ai eu une fois

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 70

cinq lignes de Du Camp, voiU\ tout ; il a écrit à Bouilhet qu'il était trop occupé pour écrire des lettres. Quand il voudra revenir à moi, il retrouvera sa place et je tuerai le veau gras, et je crois bien que ce jour-là elle lui paraîtra douce, car il s'achemine h de tristes mécomptes... enfin.

J'ai un Ronsard complet, 2 vol. in-folio, que j'ai fini par me procurer. Le dimanche nous en Usons à nous défoncer la poitrine; les extraits des petites éditions courantes en donnent une idée comme toute espèce d'extraits et de traductions, c'est-à-dire que les plus belles choses en sont absentes. ïu ne t'ima- gines pas quel poète c'est que Ronsard. Quel poète ! quel poète ! quelles ailes ! c'est plus grand que Virgile et ça vaut du Goethe, au moins par moments, comme éclats lyriques. Ce matin à midi et demi je lisais tout haut une pièce qui m'a fait presque mal nerveuse- ment, tant elle me faisait plaisir. C'était comme si l'on m'eût chatouillé la plante des pieds; nous sommes bons à voir, nous écumons et nous méprisons tout ce qui ne lit pas Ronsard sur la terre. Pauvre grand homme, si son ombre nous voit, doit-elle être con- tente! cette idée me fait regretter les Champs-Elysées des anciens : c'eût été bien doux d'aller causer avec ces bons vieux que l'on a tant aimés pendant que l'on vivait. Comme les anciens avaient arrangé l'existence d'une façon tolérable ! Donc nous avons encore pour deux ou trois mois de dimanches enthousiasmés. Cet horizon me fait grand bien, et de loin jette un reflet ardent sur mon travail. J'ai assez bien travaillé cette semaine.

l '

feO CORRESPONDANCE DE G- FLAlBEHT.

A la même. Croisset, mercredi, 1 heure de

Laisse donc toutes tes corrections : la chose risquée, quelle le soit.

Je viens de relire pour mon roman plusieurs livro d'enfant; je suis à moitié fou ce soir de tout ce qaia|. , passé aujourd'hui devant mes yeux, depuis de vim keepsakes jusqu'à des récits de naufrages et de nïbm^ liei^. J'ai retrouvé " " .ivaise»-

lorices à sept et ). . . . -> reviai

depuis. Il y a des rochers peints en bien et des ail|i|^ en vert. J'ai . . uiic-» te

hiver canaquf -t*:rr««i

que j'avais eues étant petit; je voudrais je ne nii quoi pour m»- ' , ^ ? on.

cher. 11 y a ui. ^

la mer glaciale avec des ours qui les assaill* nt dai leur rabane ''cette image m'- : ' ' ' it de donÉr aulrtfui» , et des pirati-s chinoi- nt un teafk

à idoles d'or. Mes voya^res, mes souvenirs d'fnfÉi tout .se colore Tun de laulre, se met bout à boil, danse avec de prodipeux flamboiements et monte tt spirale. J'ai lu aujourd'hui deux volumes de Boailj: pauvre humanité ! que de bêtises lui sont passées |V la cervelle depuis qu'elle existe!

Voilà deux jours que je tâche d'entrer dans èi rêves déjeunes filles et que je navigue pour c< U àm les océans laiteux de la littérature à castels, troob»- dours à toques de velours et plumes blanch-fito- moi penser à te parler de cela, tu peux me domB là-dessus des détails précis qui me manquent.

Le sieur de Musset est diablement dans les 'làttÊ

r

'^'n^

CQRftESPONDANCE DE G. FLAC3EHT. «

sa vanité est de san^ bourgeois. Je ne crois mme toi, qiie ce cpi'îl a senti le pins soient les

d'art ; ce qu'il a senti, le pins, ce sont ses propres .s. Musset est pins poète qn'artiste, et maintenant ap pins homme t:pie poète, et mipanvre homme, et n'a jamais séparé la poésie des sensations complète. La mnsi(jae selon lui a été faite pour

nades, lapetntnre ponrle portrait et la poésie i consolation dn cœur. Quand on veut ainsi le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et e sur le solefl.. Cest ce <^ lai est arrivé. Les Le ma^étisme, voilà la poésie. Non. eUe a 5€ pins sereine ; sH suffisait d'avoir les nerfs es pour être poète, je vaudrais mieux (qrie peare et qu'Homère, lequel je me ticure avoir homme peu nerveux. Cette crinfiL5i.ijn est j'en peux dire queLjue chose m<ji ^-^\i ;ii eatendu rs des portes fermées parler à V(-jLx b;iise des i trente pas de moi, moi dont on voyait à

la peau du ventre bondir tous les viscères et fois ai senti dans la période d'une seconde un

de peiksées, dlmages, de combinaisons de •orte qui jetaient à la f<jis dans ma cervelle

tontes les fusées allumées d'un feu d'artifice; c sont d'excellents sujets de conversation et cavent. La poésie n'est point une débOîté de , et ces susceptibLlités nerveuses en sont nnc; icohé de sentir oatre mesure est une faiblesse. spliqiie. ^Pl .vais eu le cerveau plus solide^ je n*aarais point lade de faire mon droit et de m'ennoyer, /en r|i tiré parti, an Ken d'en tirer du mal. Le r^a^rin,

de me rester sur le crâne, a coolé dans mes es et les crispait en convulsions. C'était œie

^g

80

CORRESPONDA?^CE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset, mercredi, 1 heure de nuit.

Laisse donc toutes tes corrections : la chose est risquée, qu'elle le soit.

Je \iens de relire pour mon roman plusieurs livres d'enfant; je suis à moitié fou ce soir de tout ce qui a passé aujourd'hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu'à des récits de naufrages et de flibus- tiers. J'ai retrouvé des Aieilles gra^Tires que j'avais co- loriées à sept et huit ans et que je n'avais pas revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J'ai reéprouvé devant quelques-unes (un hiver canaque dans les glaces entre autres) des terreurs que j'avais eues étant petit; je voudrais je ne sais quoi pour me distraire, j'ai presque peur de me cou- cher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m'empêchait de dormir autrefois), et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d'or. Mes voyages, mes souvenirs d'enfant, tout se colore l'un de l'autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale. J'ai lu aujourd'hui deux volumes de Bouilly : pauvre humanité ! que de bêtises lui sont passées par la cervelle depuis qu'elle existe 1

Voilà deux jours que je tâche d'entrer dans des rêves de jeunes filles et que je navigue pour cela dans les océans laiteux de la hltérature à castels, trouba- dours à toques de velours et plumes blanches; fais- moi penser à te parler de cela, tu peux me donner là-dessus des détails précis qui me manquent.

Le sieur de Musset est diablement dans les idées

Itnef. » ' t.''-'-'

ts;

-iliiia 'ùeoî

ulilOS-

îTaLîpîirenies ^3 et lit; arbres rifJt;-Daes (lin teldesteiïeiirs iTiL^ je ne sais M Je me coa- boflaDdais dans mM dans M de donir [liiient un temple

intselmonteen aesdeBouilly: K)Dt passées par

Ki\Kî dans des : pool cela dans tastels, trouia- >bIaDclies;te- [^ai me doier uniment.

CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT. 81

eçues, sa vanité est de sang bourgeois. Je ne crois as, comme toi, que ce qu'il a senti le plus soient les îuvres d'art ; ce qu'il a senti le plus, ce sont ses propres assions. Mussetest plus poète qu'artiste, etmaintenant eaucoup plus homme que poète, et un pauvre homme.

Musset n'a jamais séparé la poésie des sensations u'elle complète. La musique selon lui a été faite pour îs sérénades, la peinture pour le portrait et la poésie our la consolation du cœur. Quand on veut ainsi lettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et a pisse sur le soleil. C'est ce qui lui est arrivé. Les erfs, le magnétisme, voilà la poésie. Non, elle a ne base plus sereine ; s'il suffisait d'avoir les nerfs Bnsibles pour être poète, je vaudrais mieux que hakespeare et qu'Homère, lequel je me figure avoir un homme peu nerveux. Cette confusion est npie, j'en peux dire quelque chose moi qui ai entendu

travers des portes fermées parler à voix basse des ens à trente pas de moi, moi dont on voyait à •avers la peau du ventre bondir tous les viscères et ui parfois ai senti dans la période d'une seconde un liliion de pensées, d'images, de combinaisons de )ute sorte qui jetaient à la fois dans ma cervelle Dmme toutes les fusées allumées d'un feu d'artifice; lais ce sont d'excellents sujets de conversation et ui émeuvent. La poésie n'est point une débilité de esprit, et ces susceptibihtés nerveuses en sont une ; 3tte faculté de sentir outre mesure est une faiblesse, e m'explique.

Si j'avais eu le cerveau plus solide, je n'aurais point malade de faire mon droit et de m'ennuyer, j'en urais tiré parti, au heu d'en tirer du mal. Le chagrin, Il heu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes lembres et les crispait en convulsions. C'était une

80 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même. Croisset, mercredi, 1 heure de nuit.

Laisse donc toutes tes corrections : la chose est risquée, qu'elle le soit.

Je Aàens de relire pour mon roman plusieurs livres d'enfant; je suis à moitié fou ce soir de tout ce qui a passé aujourd'hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu'à des récits de naufrages et de flibus- tiers. J'ai retrouvé dos vieilles graA'ures que j'avais co- loriées à sept et huit ans et que je n'avais pas revues depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres en vert. J'ai reéprouvé devant quelques-unes (un hiver canaque dans les glaces entre autres) des terreurs que j'avais eues étant petit; je voudrais je ne sais quoi pour me distraire, j'ai presque peur de me cou- cher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m'empêchait de dormir autrefois), et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d'or. Mes voyages, mes souvenirs d'enfant, tout se colore l'un de l'autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale. J'ai lu aujourd'hui deux volumes de Bouilly : pauvre humanité ! que de bêtises lui sont passées par la cervelle depuis qu'elle existe I

Voilà deux jours que je tâche d'entrer dans des rêves de jeunes filles et que je navigue pour cela dans les océans laiteux de la hltérature à castels, trouba- dours à toques de velours et plumes blanches; fais- moi penser à te parler de cela, tu peux me donner là-dessus des détails précis qui me manquent. , Le sieur de Musset est diablement dans les idées

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 81

reçues, sa vanité est de sang bourgeois. Je ne crois pas, comme toi, que ce qu'il a senti le plus soient les œuvres d'art ; ce qu'il a senti le plus, ce sont ses propres passions. Mussetest plus poète qu'artiste, etmaintenant beaucoup plus homme que poète, et un pauvre homme.

Musset n'a jamais séparé la poésie des sensations qu'elle complète. La musique selon lui a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait et la poésie pour la consolation du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et on pisse sur le soleil. C'est ce qui lui est arrivé. Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. Non, elle a une base plus sereine ; s'il suffisait d'avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu'Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie, j'en peux dire quelque chose moi qui ai entendu à travers des portes fermées parler à voix basse des gens à trente pas de moi, moi dont on voyait à travers la peau du ventre bondir tous les viscères et qui parfois ai senti dans la période d'une seconde un million de pensées, d'images, de combinaisons de toute sorte qui jetaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d'un feu d'artifice; mais ce sont d'excellents sujets de conversation et qui émeuvent. La poésie n'est point une débihté de l'esprit, et ces susceptibihtés nerveuses en sont une ; cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse. Je m'explique.

Si j'avais eu le cerveau plus sohde, je n'aurais point été malade de faire mon droit et de m'ennuyer, j'en aurais tiré parti, au heu d'en tirer du mal. Le chagrin, au lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes membres et les crispait en convulsions. C'était une

82 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

déviation. Il se trouve souvent des enfants auxquels la musique fait mal; ils ont de grandes dispositions, retiennent des airs à la première audition, s'exaltent en jouant du piano, le cœur leur bat, ils maigrissent, pâlissent, tombent malades, et leurs pauvres nerfs comme ceux des chiens se tordent de souffrance au son des notes.

Ce ne sont point les Mozarts de l'avenir; la vocation a été déplacée, l'idée a passé dans la chair eUe reste stérile, et la chair périt; il n'en résulte ni génie ni santé. Même chose dans l'art, la passion ne fait pas les vers, et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J'ai toujours péché par là, moi, c'est que je me suis toujours mis dans tout ce que j'ai fait à la place de saint Antoine,, par exemple c'est moi qui y suis, la sensation a été pour moi et non pour le lec- teur. Moins on sent une chose, plus on est apte à r expri- mer comme elle est (comme elle est toujours en elle- même dans sa généraUté et dégagée de tous ses contingents éphémères), mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n'est autre que le génie voir, avoir le modèle devant soi, qui pose. C'est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. Pour les choses qui n'ont pas de mots le regard suffit, les exhalaisons d'âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style ; ailleurs c'est une prostitution de l'art et du sentiment même. C'est cette pudeur-là qui m'a toujours empêché de faire la cour à une femme; en disant les phrases po-é-liquf's qui me venaient alors aux lèvres, j'avais peur qu'elle ne se dise : « Quel charlatan ! » et la crainte d'en être un effectivement m'arrêtait (cela me fait songer à M"" *** qui, pour me montrer comme eUe aimait son mari et l'inquiétude qu'elle avait eue du-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 83

raiit une maladie de cinq à six jours qu'il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois cheveux blancs sur sa tempe et médisait : « J'ai passé tidis nuits sans dormir, trois nuits h le garder). » C (lait en effet formidable de dévouement. Sont de même farine tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, baisent des médailles, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se pâment au théâtre, prennent un air pensif devant l'Océan. Farceurs! farceurs! et triples saltimbanques! qui font le saut du tremplin sur leur propre cœur pour atteindre à quelque chose.

J'ai eu moi aussi mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j'en porte encore comme un galérien la marque dans le cou. Avec ma main brûlée j'ai le droit maintenant d'écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m'as connu quand cette période venait de se clore et arrivé à l'âge d'homme; mais avant, autrefois, j'ai cru à la réahté de la poésie dans la vie, à la beauté plastique des passions, etc. ; j'avais une admiration égale pour tous les tapages, j'en ai été assourdi et je les ai distingués.

A la même.

Croisset, juillet 1852. Nuit de samedi, 1 heure.

J'ai été d'abord deux jours sans rien faire, fort ennuyé, fort désœuvré, très endormi ; puis j'ai remonté mon horloge à tour de bras, et ma vie maintenant a repris le tic-tac de son balancier; j'ai rempoigné cet éternelgrecdontje^•iendraiàboutdansquelquesmois, car je me le suis juré. Et mon roman quisera finiDieu sait quand ! Il n'y a rien d'elTrayant et de consolant

84 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

à la Tois comme une œuvre longue devant soi, on a tant de blocs à remuer et de si bonnes heures à passer I Pour le moment je suis dans les rêves déjeune fille jusqu'au cou. Je suis presque fâché que tu m'aies conseillé de lire les mémoires de M*= Lafarge, car je vais probablement suivre ton avis, et j'ai peur d'être entraîné plus loin que je ne veux. Toute la valeur de mon livre, s'il y en a une, sera d'avoir su marcher droit sur un cheveu, suspendu entre le double abîme du lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une analyse narrative). Quand je pense à ce que cela peut être, j'en ai des éblouissements, mais lorsque je songe ensuite que tant de beauté m'est confiée à moi, j'ai des coliques d'épouvante à fuir me cacher n'importe où. Je travaille comme un mulet depuis quinze longues années. J'ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de maniaque, à l'exclusion de mes autres passions que j'enfermais dans des cages, et que j'allais voir quelque- fois seulement pour me distraire. Oh ! si je fais jamais une belle œuvre, je l'aurai bien gagnée. Plût à Dieu que le mot impie de Buffon fût vrai ! je serais sûr d'être un des premiers.

Tu as fait vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui m'a été au cœur. C'était bien bon (et bien habile ! ) ; c'aura été son premier succès à ce pauvre Bouilhet, il se rappellera cette soirée toute sa vie; ma muse intérieure t'en bénit, et envoie à ton âme son plus tendre baiser. Non, je ne t'oublierai pas, quoi qu'il advienne, et je reviendrai à ton affection à travers toutes les autres ; tu seras un carrefour, un point d'intersection de plusieurs entre-croisements fjf tombe dans le Sainte.-Beuve : sautons). Et d'ailleurs est-ce qu'on oublie quelque chose, est-ce que rien se passe, est-ce qu'on peut se détacher de auoi que ce

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 83

soit ? Les natures les plus légères elles-mêmes, si elles pouvaient réflécliir un moment, seraient étonnéçs de tout ce qu'elles ont conservé de leur passé; il y a des conslruclions souterraines h tout, ce n'est qu'une question de surface et de profondeur. Sondez et vous trouverez. Pourquoi a-t-on cette manie de nier, de conspuer son passé, de songer d'hier et de vouloir toujours que la religion nouvelle efface les anciennes? Quant à moi, je jure devant toi que j'aime, que j'aime encore tout ce que j'ai aimé, et que quand j'en aimerais une autre, je t'aimerai toujours. Le cœur dans ses affections comme Thumanité dans ses idées s'étend sans cesse en cercles plus élargis. De même que je regardais il y a quelques jours mes petits livres d'enfant, dont je me rappelais nettement toutes les images, quand je regarde mes années disparues, j'y retrouve tout, je n'ai rien arraché, rien perdu ; on m'a quitté, je n'ai rien délaissé; successivement j'ai eu des amitiés vivaces qui se sont dénouées les unes après les autres ; ils ne se souviennent plus de moi, je me souviens toujours: c'est la complexionde mon esprit, dont l'écorce est dure. J'ai les nerfs enthou- siastes avec le cœur lent, mais peu à peu la vibra- lion descend et elle reste au fond.

Adieu, je vais me coucher; à demain. 01 Dieu des

songes, fais-moi rêver nui Dulcinée ! As-tu remarqué

(juelquefois le peu d'empire de la volonté sur les

l'ves, comme il est libre l'esprit dans le sommeil et

,. il va?

A. la même.

Croisset, Jiiiuiuche.

J'ai écrit à Pradier pour le concours dès lundi dernier; quant à Senard, je le connais trop peu pour 11. 8

86 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

lui lien recommander, je ne l'ai vu que deux fois et dans des visites payées, pour les affaires de mon beau-frère; je connais ses gendres, mais les ricochets n'iraient pas jusque-là.

Je crois du reste qu'il connaît peu d'académiciens; sa société était celle de l'archevêque de Paris et de Cavaignac, l'année dernière. Quant à Berryer, ils doivent être mal ensemble. Je voudrais ' bien que tu réussisses, j'y attache une idée superstitieuse puisque j'y ai travaillé un peu moi-même; fasse le ciel que je ne t'aie pas porté malheur !

Yoici le résultat de notre délibération relativement à ton article. Ces messieurs de là-bas sont évidemment peu gracieux pour nous, malgré les belles promesses d'articles, etc., rien ou presque rien n'a eu heu. Gautier qui en devait faire un dans la Presse n'en a pas fait et n'en fera pas. Maxime sera seul cet été à la Revue sans influence artistique supérieure ; nous verrons ce qu'il fera alors et s'il est complètement perdu pour nous, ce que je pense à peu près. D'ici Bouilhet ne veut lui donner aucune prise à rien, qu'il ne puisse articuler aucun grief contre lui-même en dedans, qu'il se croie toujours le patron et le fil conducteur de cette électricité qu'il ne conduit pas du tout. Comprends-tu bien ce que nous voulons dire ? Bouilhet ne sait com- ment te remercier et s'excuser de refuser ton se^^'ice, je me suis chargé d'entortiller la chose de précautions oratoires. Quoique je n'aie pas été d'abord de son a^is, je le crois en effet plus prudent et plus fort au fond. Ainsi, attendons jusqu'au bout. Quant à lui, je suis curieux du dénouement et je le présage pitoyable.

Je ne sais si c'est le printemps, mais je suis prodi- gieusement de mauvaise humeur, j'ai les nerfs agacés comme des fils de laiton. Je suis en rage sans savoir

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 87

de quoi. C'est mon roman peut-être qui en est cause. l'a ne va pas, ça ne marche pas; je suis plus lassé ([lie si je roulais des montagnes. J'ai dans des mo- ments envie de pleurer. Il faut une volonté surhu- maine pour écrire, et je ne suis qu'un homme. Il me semble quelquefois que j'ai besoin de dormir pendant six mois de suite. Ah ! de quel œil désespéré je les regarde les sommets de ces montau:ncs mon désir voudrait monter! Sais-tu dans huit jours combien j'aurai fait de pages, depuis mon retour de Paris vingt vingt pages en un mois et en travaillant chaque jour au moins sept heures; et la fin de tout cela? le résultat? Des amertumes, des humihations internes, rien pour se soutenir que la férocité d'une fantaisie indomptable; mais je vieilUs, et la vie est courte.

Ce que tu as remarqué dans la Bretagne est aussi ce que j'aime le mieux. Une des choses dont je fais le plus de cas, c'est mon résumé d'archéologie celtique, et qui en est véritablement une exposition complet'- en môme temps que la critique. La difficulté de ce IIatg consistait dans les transitions et à faire un tout d'une foule de choses disparates : il m'a donné beaucoup de mal, c'est la première chose que j'aie écrite péni- blement (je ne sais cette difficulté de trouver le mot s'arrêtera, je ne suis pas inspiré, tant s'en faut); mais je suis complètement de ton avis, quant aux plaisanteries, vulgarités, etc., elles abondent; le sujet y était pour beaucoup : songe ce que c'est que d'écrire un voyage l'on a pris d'avance le parti de tout racot'ter. Que je t'embrasse à pleins bras, sur les deux joues, sur le cœur, pour quelque chose qui t'a échappé et qui m'a flatté profondément. Tu ne trouves pas la Bretagne une chose assez hors Ugne pour être montrée à Gautier et tu voudrais que la

88 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

premièie impression qu'il eût de moi fût violente. Il vaut mieux s'abstenir, tu me rappelles à l'orgueil. Merci I

A la même.

Croisset, Jeudi, 4 heures du soir.

Je t'écris aA'^ec grand'peine, car j'ai depuis hier un rhumatisme qui ne va qu'en empirant d'heure en heure; ce sont les pluies de la Grèce, les neiges du Parnasse et toute l'eau qui m'a ruisselé sur le corps dans le sacré vallon qui se font ainsi souvenir d'elles. Je souffre énormément et suis pas mal irrité.

Le travail remarche un peu, me voilà à la fin revenu du dérangement que m'a causé mon petit voyage à Paris. Ma vie est si plate qu'un grain de sable la trouble, il faut que je sois dans une immobilité com- plète d'existence pour pouvoir écrire. Je pense mieux couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre bruit se répète en moi avec des échos prolongés qui sont longtemps avant de mourir, et plus je vais, plus cette infirmité se développe; quelque chose de plus en plus s'épaissit en moi qui a peine à couler. Quand mon roman sera fini, je t'apporterai mon manuscrit complet par curiosité, tu verras par quelle mécanique compliquée j'arrive à faire une phrase.

L'histoire de M. *** m'a réjoui profondément (l'in- fortuné n'en sait rien encore, il est à Cany au sein de ses lares, voilà fort longtemps que je ne l'ai vu, je le régalerai de la chose dimanche). Tu me dis que situ étais homme, tu serais indigné de voir une femme te préférer une médiocrité. 0 femme! ô femme poète ! que tu sais peu le cœur des mâles ! à dix-huit ans on a déjà éprouvé en cette matière tant de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 89

renfoncements, que l'on y est devenu insensible. On traite les femmes comme nous traitons le public, avec beaucoup de déférence extérieure et un souverain mépris en dedans. L'amour humilié se fait orgueil libertin. Je crois que le succès auprès des femmes est généralement une marque de médiocrité, et c'est celui-là pourtant que nous envions tous et qui cou- ronne les autres; mais on n'en veut pas convenir, et comme on considère très au-dessous de soi les objets de leur préférence, on arrive à cette conviction qu'elles sont stupides, ce qui n'est pas; nous jugeons à notre point de vue, elles au leur; la beauté n'est pas pour la femme ce qu'elle est pour l'homme ; on ne s'entendra jamais là-dessus, ni sur l'esprit ni sur le sentiment, etc.

Je me suis trouvé une fois avec plusieurs drûles (assez vieux) dans un lieu infâme; tous certes étaient plus laids que moi, et celui à qui ces dames firent meilleure mine était franchement vilain (exphque-moi çà, ô Aristote!), et il n'est pas question ici de dons de l'âme, poésie de langage ou force d'idées, mais du corps, de ce qui est appréciable à l'œil. Interroge n'importe quel ex-bel homme, et demande-lui s'il a jamais trouvé des femmes qui se soient extasiées sur les hgnes de son bras ou les muscles de sa poitrine. Quel abîme que tout cela, et qu'importe le vase, c'est l'ivresse qui est belle (il y a là-dessus un beau vers dans Mélœnis), l'important c'est de l'avoir.

La contemplation de certains bonheurs dégoûte du bonheur: quel orgueil! C'est quand on est jeune surtout que la vue des féUcités vulgaires vous donne la nausée de la vie, on aime mieux crever de faim que de se gorger de pain noir. Il y a bien des vertus qui n'ont pas d'autre origine.

8.

90 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A. la même.

Croisset, août 1852. Samedi soir.

Ah! je suis bien content, ça été un bon réveil, et aujourd'hui que j'ai fini mon ouvrage et qu'il est bonne heure encore, je m'en vais, selon ton désir, bavarder avec toi le plus longtemps possible. Mais d'abord que je commence à t'embrasser fort et sur le cœur, en joie de ton prix. Comme je suis heureux qu'il te soit survenu un événement agréable! Le Phi- losophe s'esquivant au moment l'on va Ure ton nom est un comique de haut goût.

Si je n'ai pas répondu plus tôt à ta lettre dolente et découragée, c'est que j'ai été dans un grand accès de travail. Avant-hier, je me suis couché à 5 heures du matin et hier à 3 heures; depuis lundi dernier j'ai laissé de côté toute autre chose, et j'ai exclusivement toute la semaine pioché ma Bovary, ennuyé de ne pas aA'ancer. Je suis maintenant arrivé à mon bal que je commence lundi; j'espère que ça ira mieux. J'ai fait depuis que tu m'as vu 25 pages nettes (25 pages en six semaines) elles ont été dures à rouler, je les hrai ce soir à Bouilhet. Quant à moi, je les ai tellement travaillées, changées, maniées, que pour le moment je n'y vois que du feu, je crois pourtant qu'elles se tiennent debout. Tu me parles de tes découragements : si tu pouvais voir les miens! Je ne sais pas comment quelquefois les bras ne me tombent pas de fatigue et ma tête ne s'en va pas en bouillie. Je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure, et je n'ai rien pour me soutenir qu'une espèce de rage permanente qui pleure quelquefois d'impuissance, mais qui est continuelle. J'aime mon travail d'un amour frénétique

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 9i

et perverti comme un ascète ; le cilice me gratte le ventre. Quelquefois quand je me trouve -vide, quand l'expression se refuse, quand, après avoir grifTonné de longues pages, je découvre n'avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j'y reste hébété dans un marais intérieur d'ennui.

Je me hais et je m'accuse de cette démence d'orgueil qui me fait palpiter après la chimère. Un quart d'heure après, tout est changé, le cœur me bat de joie. Mer- credi dernier, j'ai été obligé de me lever pour aller chercher mon mouchoir de poche ; les larmes me cou- laient sur la figure. Je m'étais attendri moi-même en écrivant, je jouissais délicieusement, et de l'émo- tion de mon idée, et de la phrase qui la rendait, et de la satisfaction de l'avoir trouvée; du moins je crois qu'U y avait de tout cela dans cette émotion, les nerfs après tout avaient plus de place que le reste ; il y en a dans cet ordre de plus élevées, ce sont celles l'élément sensible n'est pour rien, elles dépassent alors la vertu en beauté morale, tant elles sont indé- pendantes de personnahté, de toute relation humaine. J'ai entrevu quelquefois (dans mes grands jours de soleil), à la lueur d'un enthousiasme qui faisait fris- sonner ma peau du talon à la racine des cheveux, un état de l'àme ainsi supérieur à la vie, pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. Si I tout ce qui nous entoure, au lieu de former de sa na- ture une conjuration permanente pour vous asphyxier j dans les bourbiers, vous entretenait au contraire i dans un régime sain, qui sait alors s'il n'y aurait pas moyen de retrouver pour l'esthétique ce que le stoï- cisme avait inventé pour la morale? L'art grec n'était pas un art, c'était la constitution radicale de tout un peuple, de toute une race, du pays même. Les mon-

92 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tagnes y avaient des lignes tout autres et étaient de marbre .pour les sculpteurs, etc.

Le temps est passé du beau. L'humanité, quitte à y revenir, n'en a que faire pour le quart d'heure. Plus il ira, plus l'art sera scientifique, de même que la science deviendra artistique; tous deux se rejoindront au sommet après s'être séparés à la base. Aucune pensée humaine ne peut prévoir maintenant à quels brillants soleils psycliiques écloront les œuvres de l'avenir. En attendant nous sommes dans un corridor plein d'ombres, nous tâtonnons dans les ténèbres. Xous manquons de levier; la terre nous gUsse sous les pieds, le point d'appui nous fait défaut à tous, littéra- teurs et écrivailleurs que nous sommes. A quoi ça sert-il? A quel besoin répond ce bavardage? De la foule à nous, aucun Uen : tant pis pour la foule, tant pis pour nous surtout. Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d'un indi\àdu me paraît tout aussi légitime que l'oppétit d'un milhon d'hommes et qu'elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses et indépendamment de l'humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d'ivoire, et là, comme une baya- dère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves. J'ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes satisfactions les plus naïves : eh bien! je n'échangerais tout cela pour rien, parce qu'il me semble en ma cons cience que j'accomplis mon devoir, que j'obéis à une fataUté supérieure, que je fais le bien, que je suis dans le juste.

Causons un peu de Graziella; c'est un ouvrage médiocre, quoique la meilleure chose que Lamartine ait faite en prose. Il y a de johs détails, le vieux pêcheur

eORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT 93

couché sur le dos avec les hirondelles qui rasent ses tempes, Graziella attachant son amulette au Ut, tra- vaillant au corail, deux ou trois belles comparaisons delà nature, telles qu'un éclair par intervalles qui res- semble à un clignement d'œil, voilà à peu près tout. Et d'abord pour parler clair, l'abaisse-t-il ou ne l'abaisse- t-U pas? Ce ne sont pas des êtres humains, mais des mannequins. Que c'est beau ces histoires d'amour, où. la chose principale est tellement entourée de mystère, que l'on ne sait à quoi s'en tenir, l'union sexuelle étant reléguée systématiquement dans l'ombre comme boire, manger, etc. Le parti pris m'agace. Voilà un gaillard qui vit continuellement avec une femme qui l'aime et qu'il aime, et jamais un désir. Pas un nuage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre. 0 hypocrite! s'U avait raconté l'histoire vraie, que c'eût été plus beau! Mais la vérité demande des mâles plus velus que M. de Lamartine; il est plus facile en effet de dessiner un ange qu'une femme : les ailes cachent la bosse. Autre chose : c'est dans un déses- poir qu'il visite Pompéi, le Vésuve, ce qui était une manière bien intelhgente de s'instruire par paren- thèse, et pas un mot d'émotion; tandis que nous avons passé en commençant par Saint-Pierre de Rome, œuvre glaciale et déclamatoire, mais quil faut ad- mirer. C'est dans l'ordre, c'est une idée reçue. Rien dans ce Uvre ne vous prend aux entrailles; il aurait eu moyen de faire pleurer avec Cecco, le cousin dédai- gné; mais non, et à la lin aucun arrachement; par exemple l'exaltation intentionnelle de la simplicité (des classes pauvres, etc.) au détriment du brillant des classes aisées, l'ennui des grandes villes.

Mais c'est que Naples n'est pas ennuyeux du tout, il y a de charmantes femelles et pas cher, le sieur

94 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

Lamartine tout le premier en profitait, et celles-là sont aussi poétiques dans la rue de Tolède que sur la Mar- ghellina. Mais non, il faut faire du convenu, du faux. Il faut que les dames vous lisent. 0 mensonge! que tu es bête !

Il y aurait eu moyen de faire un beau livre avec cette histoire en nous montrant ce qui s'est sans doute passé. Un jeune homme à Naples, par hasard, au mi- lieu de ses autres distractions, couchant avec la fille d'un pêcheur et l'envoyant promener ensuite, laquelle ne meurt pas, mais se console, ce qui est plus ordi- naire et plus amer. (La fin de Candide est pour moi la preuve criante d'un génie de premier ordre. La griffe du lion est marquée dans cette conclusion tran- quille, bête comme la A'ie.) Cela eût exigé une indé- pendance de personnalité que Lamartine n'a pas, ce coup d'oeil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul moyen d'arriver à de grands effets d'émotion. A pro- pos d'émotion, un dernier mot : avant la pièce de vers finale il a le soin de nous dire qu'il l'a écrite tout d'une seule haleine et en pleurant. Quel joli procédé poétique ! Oui, je le répèle, il y avait de quoi faire un beau livre pourtant.

Je suis bien de l'avis du Philosophe relativement aux vers de Gautier; ils sont très faibles et l'ignorance des gens de lettres est monstrueuse. Melœnis a paru une œuvre érudite, il n'y a pas un bacheUer qui ne devrait savoir tout cela ! mais est-ce qu'on Ut, est-ce qu'on a le temps? Qu'est-ce que ça leur fait? on pa- tauge à tort et à travers. On n'est loué .que par ses amis, on perd la tète, on s'enfonce dans une obésité de l'esprit que l'on prend pour de la santé! C'était pourtant un homme que ce bon Gautier et fait poui^ être un artiste. Mais le journalisme, le courant

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 95

commun, la misère (non, ne calomnions pas ce lait des forts), le putinage d'esprit plutôt, car c e^t cela, qui l'a abaissé souvent au niveau de ses conli oies. Ah que je serais content si une plume grave comme celle du Philosophe qui est un homme sévère (de style) leur donnait un jour une bonne fessée à tous ces charmants messieurs!

Je reviens à Graziella. Il y a un paragraphe d'une grande page tout en infinitif « se lever maintenant ». L'homme qui adopte de pareilles tournures a l'oreille fausse, ce n'est pas un écrivain. Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrés, et dont le ta- lon sonne. J'en conçois pourtant un, moi, un style, un style qui serait beau, que quelqu'un fera à quel- que jour, dans dix ans ou dans dix siècles et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans l'idée comme un coup de stylet, et notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsqu'on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d'hier, voilà ce qu'il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des Uttéra- tures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose tant s'en faut.

Tu me dis que je t'ai envoyé des réflexions cu- rieuses sur les femmes, et qu'elles sont peu Ubres d'elles (les femmes). Gela est vrai ; on leur apprend tant à mentir, on leur conte tant de mensonges! /^ersonne ne se trouve jamais à même de leur dire la vérité^ et quand on a le malheur d'être sincère, elles s'exas- pèrent contre cette étrangeté ! Ce que je leur reproche surtout, c'est leur besoin de poétisation. Un homme aimera sa lingère et il saura qu'elle est bête qu'il

96 CORRESPONDANCE DE G. FLALBERT.

n'en jouira pas moins ; mais si une femme aime un goujat, c'est un génie méconnu, une âme d'élite, etc., si bien que, par cette disposition naturelle à loucher, elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ni la beauté elle se trouve. Cette infériorité (qui est au point de vue de l'amour en soi une supériorité) est la cause des déceptions dont elles se plaignent tant ! Demander des oranges aux pommiers leur est une maladie commune.

Maximes détachées : Elles ne sont pas franches avec elles-mêmes, elles ne s'avouent pas leurs sens, elles prennent leur cul pour leur cœur, elles croient que la lune est faite pour éclairer leur boudoii-.

Le cynisme, qui est l'ironie du ^ice, leur manque, ou quand elles l'ont, c'est une affectation.

La courtisane est un mythe. Jamais une femme n'a inventé une débauche.

Leur cœur est un piano ou l'homme artiste égoïste se complaît à jouer des airs qui le font briller et toutes les touches parlent. Yis-à-Ais de l'amour en effet, k-s femmes n'ont pas d'arrière-boutique, elles ne gardent rien à part pour eUes comme nous autres, qui, dans toutes nos générosités de sentiment, réservons néan- moins toujours in petlo un petit magot pour notre usage exclusif.

Mes voyages à Paris, qui n'ont plus que toi pour attrait, sont dans ma ^ie comme des oasis je vais boire. En ma pensée ils chatoient dans le lointain baignés d une lumière joyeuse. Si je ne les renou- velle pas plus souvent, c'est par sagesse, et qu'ils me dérangent trop. Mais prends patience, tu m"auras plus tard plus longuement.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 97

A la même.

Croisset, samedi soir, miiiiiit.

Le sonnet sera excellent avec deux ou trois petites corrections.

Quel odorant bien-être !

Son chant me berce et me pénètre, etc.

Du reste l'inspiration est bonne.

Cette rectitude du cûeur dont tu parles n'est que la même justesse d'esprit que je porte, je crois, dans les questions d'art. Je n'adopte pas, quant à moi, toutes ces distinctions de cœur, d'esprit, de forme, de fond, d'âme ou de corps: tout est lié dans l'homme. Il fut un temps tu me regardais comme un égoïste jaloux qui se plaisait dans la rumination perpétuelle de sa propre personnalité. C'est ce que croient ceux qui voient la surface; il en est de même de cet orgueil qui révolte tant les autres et que paient pourtant de si grandes misères. Personne plus que moi n'a au contraire aspiré les autres. J'ai été humer des fumiers inconnus, j'ai eu compassion de bien des choses ne s'attendrissaient pas les gens sensibles. Si la Bo- vary vaut quelque chose, ce livre ne mani^uera pas de cœur. L'ironie pourtant me semble dominer la vie. D'où \1ent que quand je pleurais j'ai été souvent me regarder dans la glace pour me voir. Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous enlève à la personnaUté, loin de vous y retenir. Le comique arrivé à l'extrême, le comique qui ne Aousfait pas rire, le cynisme dans la blague, est pour moi tout ce qui me fait le plus envie comme II. 9

-98 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

écrivain. Les deux éléments sont là. Le malade imagi- naire descend plus loin dans les mondes intérieurs que tous les Agamemnons. Le « n'y aurait-il pas du danger à parler de toutes ces maladies » ? vaut le « Qu il mourût »! Mais que l'on fasse jamais comprendre cela aux pédants! C'est une chose drôle du reste comme je sens bien le comique en tant qu'homme et comme ma plume s'y refuse! J'y converge de plus en plus à mesure que je deviens moins gai, car c'estlà la dernière

des tristesses.

J'ai des idées de théâtre depuis quelque temps et l'esquisse incertaine d'un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard qui m'est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m'y mets dans cinq ou six ans, que se passera-t-il depuis cette minute je t'écris jusqu'à ceUe l'encre se séchera sur la dernière rature? du train dont je vais, je n'aurai fim la Bovary que dans un an. Peu m'importe six mois de plus ou de moins! mais la ^'ie est courte. Ce qui m écrase parfois, c'est quand je pense à tout ce que je voudrais faire avant de crever, qu'U y a déjà qmnze ans que ie travaUle sans relâche dune façon âpre et conti- nue, et que je n'aurai jamais le temps de me donner à moi-même l'idée de ce que je voulais faire.

J'ai lu dernièrement tout Y Enfer de Dante (en fran- çais)- cela a de grandes allures, mais que c'est lom des poètes universels qui n'ont pas chanté eux leur haine de village, de caste ou de famille ! Pas de plan ! Que de répétitions! Un souffle immense par moments, mais Dante est, je crois, comme beaucoup de beUes choses <;onsacrées, Saint-Pierre de Rome, par exemple, qm ne lui ressemble guère, par parenthèse. On n'ose pas dire que ca vous embête. Cette œu\Te a été faite pour un temps'et non pour tous les temps, elle en porte le

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

cachet ; tant pis pour nous qui l'entendons moins ; tant pis pour elle qui ne se fait pas comprendre!

Je viens de lire quatre volumes des Mémoires d'outre, tombe, cela dépasse sa réputation; personne n'a été impartial pour Chateaubriand, tous les partis lui en ont voulu; il y aurait une belle critique à faire sur ses œuvres. Quel homme c'eût été, sans sa poétique! comme elle l'a rétréci; que de mensonges, de peti- tesses! Dans Goethe il ne voit que Werther^ qui n'est qu'une des mansardes de cet immense génie. Chateau- briand est comme Voltaire, ils ont fait (artistiquement) tout ce qu'ils ont pu pour gâter les plus admirables fa- cultés que le bon Dieu leur avait données. Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu'eût été l'homme qui a fait Velléda et René! Napoléon était comme eux : sans Louis XIV, sans ce fantôme de mo- narchie qui l'obsédait, nous n'aurions pas eu le galva- nisme d'une société déjà cadavre. Ce qui fait les figures de l'antiquité si belles, c'est qu'elles étaient originales : tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d'études il faut passer pour se dégager des hvres et qu'il en faut hre ! il faut boire des océans et les repisser.

Puisque tu admires tant la belle périphrase du père de Pongerville, « le tapis qu'à grands frais Babylone a tissé )),jepourrait'apporterun acte d'une tragédie que nous avions commencée il y acinqans,Bouilhetetmoi, sur la découverte de la vaccine, tout est de ce ca- Ubre et mieux. J'avais à cette époque beaucoup étu- dié le théâtre de Voltaire que j'avais analysé scène par scène d'un bout à l'autre. Nous faisions des scéna- rios, nous hsions quelquefois, pour nous faire rire, des tragédies de Marmontel et ça a été une excellente étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas de

100 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

médiocre. Je t'assure que comme style les gens que je déteste le plus m'ont peut-être plus ser\'i que les autres. Que dis-tu de ceci pour dire un bonnet grec :

Pour sa tête si chère

Le commode ornement dont la Grèce est la mère

et pour dire noblement qu'une femme gravée de la petite vérole ressemble à une écumoire :

D'une vierge par lui (le fléau), j'ai vu le doa.v visage Horrible désormais nous présenter l'image De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé, Dont se sort la matrone en son zèle empressé, Lorsqu'aux bords onctueux de l'argile éciimante Frémit le, suc des chairs en sa mousse bouillante.

Voilà de la poésie, ou je ne m'y connais pas, et dans les règles encore.

La lettre de madame Hugo est très gentille. Je te la renvoie, elle m'a causé une impression très pro- fonde et h Bouilhet aussi. Nous connaissons ici un jeune homme qui nourrit pour elle un amour mys- tique depuis l'exposition de son portrait par L. Bou- langer, il y a une douzaine d'années au moins. Se doute-t-elle de cela, cette femme qui ■\àt h Paris, qu'il n'a jamais vue? Chaque chose est un infini, le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l'idée de Dieu. Entre deux cœurs qui battent l'un sur l'autre il y a des abîmes, le néant est entre eux, toute la vie et le reste. L'âme a beau faire, elle ne brise pas sa solitude, elle marche avec elle, on se sent fourmi dans un désert et perdu perdu. A propos de quoi donc tout cela ? Ah! à propos du portrait de madame Hugo ; c'est bien drôle n'est-ce pas? J'ai été une fois chez elle, en 1845, en revenant de Besançon, la marraine d'Hugo

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ICI

m'avait fait voir la chambre il est né. Cette vieille (lame m'avait chargé d'aller porter de ses nouvelles à la famille. Madame m'a reçu médiocrement; le grand Hip- jiolyte Lucas est arrivé, et je me suis retiré au bout de six minutes que j'étais assis.

Bouilhet va se mettre à son drame; au mois d'oc- tobre, il ira habiter Paris. Lui parti, je serai seul; commencera ma vieillesse. Tout ce que je connais de la capitale ne me donne pas envie d'y vivre. Paris m'ennuie, on y bavarde trop pour moi. La tentative de séjour que j'y ferai, les quelques mois que j'y passerai pendant deux ou trois hivers m'en détourne- ront peut-être pour toujours. Je reviendrai dans mon trou, et j'y mourrai, sans sortir, moi qui me serai tant promené en idée. Ah je voudrais bien aller aux Indes et au Japon! Quand la possibiUté m'en viendra, je n'aurai peut-être ni argent ni santé. Physiquement d'ailleurs je me recoquille de plus en plus. La vue de ma bûche qui brûle me fait autant de plaisir que la vue d'un paysage. J'ai toujours vécu sans distrac- tions, il m'en faudrait de grandes. Je suis avec un tas de vices qui n'ont jamais mis le nez à la fenêtre. J'aime le vin, je ne bois pas. Je suis joueur et je n'ai jamais touché une carte. La débauche me plaît et je vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je ne crois à rien. Mais je t'aime, mon pauvre cœur, et je t'embrasse. Vraiment, si je te voyais tous les jours peut-être t'aimerais-je moins; mais non, c'est pour longtemps encore, tu vis dans l'arrière-boutique de mon cœur et tu sors le dimanche.

9.

102 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A. la même.

Croisset, samedi à dimanche, 1 heure matin.

La nuit de dimanche me prend au milieu d'une page qui m'a tenu toute la journée et qui est loin d'être finie. Je la quitte pour t'écrire, et d'ailleurs elle me mènerait peut-être jusqu'à demain soir, car comme je suis souvent plusieurs heures à chercher un mot et que j'en ai encore plusieurs à chercher, il se pourrait que tu passasses encore toute la semaine prochaine si j'attendais la fin. Voilà pourtant plusieurs jours que cela ne va pas trop mal, sauf aujourd'hui j'ai éprouvé beaucoup d'embarras. Si tu savais ce que je retranche et quelle bouillie que mes manuscrits. Voilà bien cent vingt pages de faites ; j'en ai écrit cinq cents au moins. Sais-tu à quoi j'ai passé toute mon après- midi avant-hier? à regarder la campagne par des verres de couleur; j'en avais besoin pour une page de ma Bovary, qui ne serapas, je crois, une des plus mauvaises.

Je vais être dérangé cette semaine par l'arrivée de cousines (inconnues) et assez égrillardes, à ce qu'U paraît, du moins l'une d'elles ; ce sont des parentes de Champagne, dont le père est directeur de je ne sais quelles contributions à Dieppe. Ma mère a été les voir avant-hier et hier, jours je suis resté seul avec l'ins- titutrice. Mais sois sans crainte, ma vertu n'a pas failU et n'a même pas songé à failhr. A. la fin de ce mois. ma nièce, la petite de mon frère, va faire sa première communion. Je suis convié à deux dîners et à un dé- jeuner. Je m'empiffrerai, ça me distraira. Quand on ne se gorge pas dans ces solennités, qu'y faire? te voilà donc au courant de ma vie extérieure. Quant à Tinté-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 103

rieure, rien de neuf. J'ai lu Hodogune et Théodore cette semaine. Quelle immonde chose que les commentaires de Voltaire, est-ce bête ! et c'était pourtant un homme d'esprit. Mais l'esprit' sert à peu de choses dans les arts, à empêcher l'enthousiasme et nier le génie, voilà tout.

Quelle pauvre occupation que la critique, puisqu'un homme de cette trempe-là nous donne un pareil exemple; mais il est si doux de faire le pédagogue, de reprendre les autres, d'apprendre aux gens leur métier! La manie du rabaissement, qui est la lèpre morale de notre époque, a singuhèrement favorisé ce penchant dans la gent écrivante ; la médiocrité s'assouvit à cette petite nourriture quotidienne qui sous des appa- rences sérieuses cache le vide. Il est bien plus facile de discuter que de comprendre et de bavarder d'art, idée du beau, idéal, etc., que défaire le moindre son- net ou la plus petite phrase. J'ai eu en\4e souvent de m'en mêler aussi et de faire d'un seul coup un livre de tout cela; ce sera pour ma vieillesse quand mon encrier sera sec. Quel crâne ouvrage il y aurait à écrire sous ce titre « De l'interprétation de l'antiquité »! Ce serait l'œuvre de toute une %'ie, et puis à quoi bon de la critique? de la musique plutôt : tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes, descen- dons plus avant dans les caves du cœur. Cette manie du rabaissement dont je parle est profondément fran- çaise, pays de l'égahté et de 1" anti-liberté, car on dé- teste la hberté dans notre chère patrie; lidéal de l'État, selon les socialistes, n'est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action indivi- duelle, toute personnahté, toute pensée et qui dirigera tout, fera tout? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits : « Il faut tout régler, tout refaire,

104 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

reconstituer sur d'autres bases, » etc. Il n'est pas de sottise ni de vice qui ne trouve son compte et ses rêves. Je trouve que l'homme maintenant est plus fa- natique que jamais, mais de lui; U ne chante autre chose et dans cette pensée qui saute par- dessus les soleils, dévore l'espace et hèle après l'infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que cette misère même de la vie dont elle tâche sans cesse de se dégager. Ainsi la France depuis 1830 délire d'un réalisme idiot, l'infailUbihté du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l'infaUhbiUté du pape. La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé à l'autorité du nom, au droit divin, à la suprématie de l'esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l'anti- quité, la Loi était simple, les dieux la donnaient, eUe était juste. L'homme esclave se méprisait lui-même autant que son maître. Je défie aucun dramaturge d'avoir l'audace de mettre en scène sur le boulevard un ouvrier voleur. Non : il faut que l'ouvrier soit honnête homme, tandis que le monsieur est toujours un gredin ; de même qu'aux Français la jeune fille est pure, car les mamans y conduisent leurs demoiselles. Je crois donc cet axiome vrai, à savoir, que l'on aime le mensonge, mensonge pendant la journée et songe pendant la nuit. Voilà l'homme.

A la même

Croisset, samedi soir, 1852,

Il faut se méfiée' de ses meilleures affections, teUe est la morale que je tire de ta lettre. Si le discours de Musset qui m'horripile t'a paru charmant et que tu

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 103

trouves également cliarmant ce que j'ni pu faire ou ferai, qu'en conclure?

Mais se réfugier, mon Dieu! trouver un homme? Fierté de soi, conviction de son cœur, admi- ration du beau, tout est donc perdu? La fange univer- selle où l'on nage jusqu'à la bouche emplit donc toutes les poitrines? A l'avenir, et je t'en supplie, ne me parle plus de ce que l'on fait dans le monde, ne m'en- voie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article, journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et de tout ce qui s'y brasse ; ces choses me rendent ma- lade, elles me feraient devenir méchant et me renfor- cent d'autant dans un exclusivisme sombre qui me môneraitàuneétroitessecatonienne;queje me remercie do la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai ciirore trempé dans rien! ma muse (quelque déhan- chée qu'elle puisse être) ne s'est point encore pros- tituée, et j'ai bien en^■ie de la laisser crever "\ierge, à voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire au public etque ce public n'estpasfaitpour moi, je m'enpasserai: « si tu cherches à plaire, te voilà déchu », dit Épictète ; je ne déchoierai pas. Le sieur Musset me paraît avoir peu étudié Épictète, et cependant ce n'est pas l'amour de la vertu qui manque dans son discours. Il nous apprend que M. Dupaty était honnête homme et que c'est bien beau d'être honnête homme; là- dessus satisfaction générale du public. L'éloge des quaUtés morales agréablement entremêlé à celui des quahtés intellectuelles et mises ensemble au même niveau, est une des plus belles bassesses de l'art oratoire. Comme chacun croit posséder les premières, du même coup on s'attribue les secondes! J'ai eu un domestique qui avait l'habitude de prendre du tabac;

106 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

je lui ai souvent entendu dire lorsqu'il prisait (pour s'excuser de son habitude) : « Napoléon prisait » et la tabatière en effet établissait certainement une cer- taine parenté entre eux deux, qui, sans abaisser le grand homme, relevait beaucoup le goujat dans sa propre estime.

Voyons un peu ce fameux discours : le début est des plus mal écrit, il y a une série de que de quoi faire vingt catogans. Je trouve ensuite le r/spect qui va l'empêcher de parler (Musset respectait le sieur Dupaty !), la mort prématurée de son père et une jéré- miade anodine sur les révolutions, lesquelles « inter- rompent pour un moment les relations de société ». Quel malheur! cela me rappelle un peu les filles entre- tenues après 1848, qui étaient désolées : les gens comme il faut s'en allaient de Paris, tout était perdu! Il est vrai que, comme contrepoids, arrive l'éloge indirect de l'abohtion de la torture, la grande ombre de Calas passe, escortée d'un vers corsé :

Un beau trait nous honore encor plus qu'un beau livre.

Idée reçue et généralement admise, quoique l'une soit plus facile à faire que l'autre. J'ai pris bien des petits verres, dans ma jeunesse, avec le sieur Louis Fessard, mon maître de natation, lequel a sauvé quarante à qua- rante-six personnes d'une mort imminente et au péril de ses jours. Or, comme il n'y a pas quarante-six beaux li-\Tes dans le monde, depuis qu'on en fait, voilà un drôle qui à lui tout seul enfonce dans l'estime d'un poète tous les poètes. Continuons :

Éloge des écoliers reconnaissants envers leurs maîtres (flatterie indirecte aux professeurs ci-présents), et de rechef épigramme sur la liberté : utile dulci^ c'est le genre.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 107

Enfin une phrase est fort belle : « Le murmure de l'Océan, qui troublait encore cette tête ardente se confondit dans la musique et un coup d archet lem- norta » Mais c'est l'Océan et la musique qm sont causequelaphraseestbonne;etquelqueindifrérentque

soit le sujet en soi, il faut qu'il existe néanmoms. Or^ lorsque de mauvaise foi on entonne 1 cloge d un homme médiocre, qu'attendre, sinon une médiocrité . la forme sort du fond, comme la chaleur du feu.

\rrive le petit contiteor; le poète appelle ses œuvres des fautes d^enfant, se blâme des torts qu il n a plus et traite l'école romantique de n'avoir pas le sens commun, quoiqu'ilne renie pas ses maîtres II y aurait eu ci debeUes choses à dire sur la place d'Hugo, restée vide. Comment se priver de pareûles joies comment se refuser à soi-même la volupté de scandahser la com- Ba-niC^ Mais les convetiances s'y opposaient, cela au- rail fait de la peine à ce bon gouvernement et ceut et de mauvais goût; mais en revanche, nous avons immédiatement après, l'éloge inattendu de Casmi^ Delavigne, qui savait que V estime vaut mieux que le bruit, et qui en conséquence s'est toujours traîné à la re- morque de l'opinion, faisant les Messm/ennes après 1815 Le Paria dans le temps du hbérahsme, Marino Falieri lors de la vogue de Byron, Les enfants d^ Edouard quand on raffolait de drame moyen âge Dela^àgne était un médiocre monsieur, mais Normand rusé qiii épiait le goût du jour et s'y conformait, con- ciliant tous les partis et n'en satisfaisant aucun un bourgeois s'il en fut, un Louis-Philippe en htteratm. , Musset n'a pour lui que des douceurs.

Louer des vers se trouve celm-ci : ;

« Ea quittant Raphaël je souris à l'Albane. »

108 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et Anacréon à côté d'Homère! L'Albane est le père du rococo en peinture. M, de Voltaire l'aimait beau- coup, Ferney est plein de ses copies. Musset, qui a tant injurié Voltaire dans Rolla^ mais qui devait faille son éloge à l'Académie (car il était académicien), devait bien ce petit hommage à son peintre favori.

Suit l'éloge de l'opéra comique comme gem-e : tout est du même tonneau, sans cesse l'exaltation du gentil, du charmant. Musset a été bien funeste à sa génération en ce sens. Lui aussi, morbleu, a chanté la grisette ! et d'une façon bien plus embêtante encore que Béranger, qui au moins est en cela dans sa veine propre. Cette manie de l'étriqué (comme idées et comme œuvres) détourne des choses sérieuses, mais ça plaît, il n'y a rien à dire, on donne là-dedans pour le quart d'heure. Nous allons revenir à Florian avant deux ans, Houssaye alors florira, c'est un berger.

Maintenant, un peu d'outrages aux grandes choses et aux grands hommes, le travail du poêle : un noblp exercice de C esprit, vraiment! et quoi qu'on en puisse ili encore ! quelle audace! mais comme il y a des idi > - nobles et des idées apparemment qui ne le sont pa-. des routes grandes et sévères et des routes petites ( l plaisantes (d'après la classification des genres biuji entendu, tragédies, comédies, comédie sérieuse, comédie pour rire, etc.), il s'ensuit que Bossud et Fénelon sont au-dessus de Molière (non acaJc- micien) Télémaque vaut mieux que le Malade ima- ginaire; pour les hommes graves, en effet, c'est une farce (tel est l'avis entre autres de M. Chéruel, profes- seur à l'école normale); n'importe, la petite route n'en est pas moins belle et à coup sûr elle doit être honorée; que de bonté! quand elle est suivie par un honnête homme (toujours l'honnête homme), autrement non!

cokrespondangl: di-; c flaubert. iod

Ensuite un peu de patiiolismo, le drapeau de l'Em- pire, de beaux faits dans la garde nationale. Ce vers cité comme bon :

Les doux tributs des champs sur son onde tranquille!

et Tancrôde qui est tin type inimitable de poésie cheva- leresque! enfin pour la conclusion, le bon exemple lies gens qui meurent saintement escortas des sœurs de charité, lesquelles nous avons déjà vues plus haut en compagnie de l'idée chrétienne glorifiée.

Il y en a pour tous les goûts, si ce n'est pour le mien.

Quant à la réponse de Nisard, elle dégrade encore plus le sieur Musset. De Frank, de Rolla, de Berne- rctle, pas un mot, et il était là, lui! il avalait tout cela, U écoutait cette théorie que l'amour de Boi- leau est une qualité sociale. Il s'entendait dire que ses vers n'étaient pas sur leurs pieds et que les mères de famille daignaient l'approuver, une fois les enfants retirés. Avaler toutes ces grossièretés en public avec un habit vert sur le dos, une épée au côté et un tri- corne à la main, cela s'appelle être honoré et voilà pourtant le but de l'ambition des gens de lettres ! On attend ce jour-là pendant des années, ensuite on est posé, consacré. Ah ! c'est que l'on vous voit, il y a des voitures sur la place, et il ne manque pas non plus de belles dames qui vous font des compliments après la cérémonie. Deux heures durant même, le public vous gratifie de cet empressement naïf, qu'U témoigne tour à tour à Tom-Pouce, aux otages, à la planète Le Verrier, aux ascensions de Lepoittevin, aux pre- miers convois du chemin de fer de Versailles (rive droite), et puis on figure le lendemain dans tous les journaux entre la politique et les annonces. Certes, il est beau d'occuper de la place dans les âmes de la II. 10

110 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

foule, mais on y est les trois quarts du temps en si piètre compagnie, qu'U y a de quoi dégoûter la déli- catesse d'un homme bien né.

Avouons que si aucune belle chose n'est restée ignorée, il n'y a pas de turpitude qui n'ait été applaudie, ni de sot qui n'ait passé pour grand homme, ni de grand homme qu'on n'ait comparé à un crétin. La postérité change d'avis quelquefois (mais la tache n'en reste pas moins au front de cette humanité qui a de si nobles instincts) et encore ! est-ce que jamais la France reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine! Il faut donc faire de l'art pour soi, pour soi seul, comme on joue du violon. Musset restera par ses côtés qu'il renie, il a eu de beaux jets, de beaux cris, voilà tout ; mais le Parisien chez lui entrave le poète, le dan- dysme y corrompt l'élégance, ses genoux sont raides de ses sous-pieds, la force lui a manque pour devenir un maitre, il n'a cru ni à lui ni à son art, mais à ses passions. Il a célébré avec emphase le cœur, le sentiment, l'amour avec toutes sortes d'^, au rabais- sement de beautés plus hautes, « le cœur seul est poète », etc. Ces sortes de choses flattent les dames, maximes commodes qui font que tant de gens se croient poètes sans savoir faire un vers. Cette glorifi- cation du médiocre m'indigne, c'est nier tout art, toute beauté, c'est insulter l'aristocratie du bon Dieu,

L'Académie française subsistera encore longtemps, quoiqu'elle soit fort en arrière de tout le reste ; elle puiso sa force dans la rage qu'ont les Français pour les distinctions, chacun espère en être plus tard; je m'excepte. Du jour elle a donné le premier prix Monthyon elle a avoué par que la vie httéraire s'était retirée d'elle. N'ayant donc plus rien à faire et sentant les choses de sa compétence lui échapper, elle s'est

CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT. 111

réfugiée clans lu vertu, comme font les vieilles femmes dans la dévotion.

Puisque je suis en veine de mauvaise humeur (et franchement j'en ai le cœur gros), je l'épuisé : « les jours d'orgueil l'on me recherche, l'on me flatte », dis-tu. Allons donc ! ce sont des jours de faihlesse ceux-là, les jours dont il faut rougir; tes jours d'or- pueil je vais te les dire, les voici, tes jours d'orgueil I quand tu es, chez toi, le soir, dans ta plus vieille rohe, avec la cheminée qui fume, gênée d'argent, etc., et que tu vas te coucher le cœur gros et la tête fatiguée; i|uand, marchant de long en large dans la chambre ou regardant le bois brûler, tu te dis que rien ne te sou- tient, que tu ne comptes sur personne, que tout te dé- laisse et qu'alors sous l'affaissement de la femme, la muse rebondissant, quoique chose cependant se meta chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à la vie, espérance de sa force, flamboiement des œuvres à venir; si cela te vient, voilà tes jours d'orgueil, ne me parle pas d'autres orgueils, laisse-les aux faibles, au sieur Énault qui sera flatté d'entrer à la Revue de Paris, à Du Camp, qui est enchanté d'être reçu chez M™^ Delessert, à tous ceux enfin qui s'honorent assez peu pour que l'on puisse les honorer. Pour avoir du talent il faut être convaincu qu'on en possède, et pour garder sa conscience pure, la mettre au-dessus de celles de tous les autres. Le moyen de vivre avec sé- rénité et au grand air, c'est de se flxer sur une pyramide quelconque, n'importe laquelle, pourvu qu'elle soit élevée et la base sohde. Ah! ce n'est pas toujours amusant et l'on est tout seul, mais on se console en crachant d'en haut.

Encore un mot relativement à ma mère ; nul doute

112 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

qu'elle ne t'ait reçue de son mieux, si vous vous fussiez rencontrées d'une façon ou d'une autre, mais quant à en être flattée (ne prends pas ceci pour une brutalité gratuite), apprends qu'elle n'est flattée de rien, la bonne femme; il est fort difficile de lui plaire, elle a dans sa personne je ne sais quoi d'imperturbable, de glacial et de naïf qui vous démonte, elle se passe de principes encore plus aisément que d'expansions. Toute en constitution vertueuse, elle déclare impu- demment qu'elle ne sait pas ce que c'est que la vertu, et ne lui avoir Jamais fait un sacrifice. Elle me disait ce soir que je m'' aigrissais, je tourne peut-être en effet à la vieille fille ; tant pis, la figure du Misanthrope est une des plus sottes que l'on puisse avoir. Oui, je deviens vieux, je ne suis pas du siècle, je me sens étranger au milieu de mes compatriotes tout autant qu'en Nubie et je commence sérieusement à admirer le prince Président qui ravale sous la semelle de ses bottes cette noble France.

A la même.

Croi.ssot. mercredi, minuit.

Le même jour que j'ai appris la mort do Pradier (dimanche), j'en ai appris deux autres, celle d'un de mes camarades de collège (cousin de mon beau-frère), qui vient de crever à Alger il se promenait, et celle d'unejeunefemme, ancienne amie de masœur, qui dépé- rissait d'une maladie de poitrine causée par des cha- grins d'amour. La dernière fois que j'ai vu l'un, c'est il y a cinq à six mois à Croisset, sur la terrasse de mon jardin il fumait avec moi; la dernière fois que j'ai vu la seconde, c'est il y a une douzaine d'années,

COHnESPONDANCE DE G. ELACCERT. H3

à la campagne, dans le château de son tuteur, nous montions une côte ensemble^ dans un bois, elle avait très chaud et marchait avec peine.

Ce pauvre Pradier, je le regrette ! Aimable et char- mante nature! Qu'il lui a manqué peu de chose à cet homme, pour être un grand homme tout à fait : un peu plus de sérieux dans Tesprit et moins de banalité dans lo caractère ; il n'en restera pas moins comme le pre- mier sculpteur de son temps. Nous étions à Uosny pen- dant qu'il se mourait, il n'en est pas moins mort et nous n'en avons pas moins été heureux. Voilà l'éternelle, la- mentable et sérieuse ironie de l'existence. C'est il y a six ans h cette époque, dans ce mois-ci, que nous nous sommes connus chez lui . Pauvre homme ! j 'en suis resté ahuri toute la journée; je pourrais déjà faire un volume nécrologique respectable de tous les morts que j'ai connus. Qiuind on est jeune, on associe laréaUsation future de ses rêves aux existences qui vous entourent, à mesure que ces existences disparaissent les rêves >"en vont. J'ai bien éprouvé cela pour ma sœur, pour cette femme charmante, dont je ne parle jamais par une pudeur de cœur qui me clôt la bouche. Avec elle j'ai enterré beaucoup d'ambition, presque tout désir mondain de gloire; je l'avais élevée, c'était un esprit solide et fin qui me charmait.

La mort de Pradier me fait éprouver quelque chose d'égoïste assez honteux. Je suis fâché quïl ne m'ait pas connu, moi qui l'admirais beaucoup; j'aurais voulu qu'un homme de sa trempe me distinguât de cette foule je pataugeais autour de lui, mais l'au- rait-il pu d'ailleurs? il avait peu le sens critique, notre ami; sur son art même, je n'ai pu jamais en rien ti- rer, ce qui le rend supérieur à mes yeux, car c'était un homme d'esprit.

10.

114 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset. samedi.

Quoiqu'il soit une heure du matin et que j'aie écrit aujourd'hui pendant douze heures (sauf une pour mon diner), il faut que je te dise combien je suis con- tent de toi, c'est pour moi un bonheur que ta pièce, un bonheur pour moi, comme j'en ai eu un pour toi, lorsque tu as eu ton prix; il ne manque à cette pièce que très peu de chose pour en faire tout bonnement un petit chef-d'œuvre; et il n'y a pas de petits chefs- d'œuvre : rythme, composition, nouveauté, tout y est, c'est bien; je suis curieux de voir demain l'avis du confrère. Voici un vers :

les reines buvaient du lait

dont je fais un cas énorme; il y a plus de vraie poésie que dans toutes les tartines sur Dieu, l'âme, l'humanité qui bourrent ce qu'on appelle les pièces de résistance. Ça ne saute pas à l'œil comme une pensée à grand effet, mais quelle AX'rité bien dite, et que c'est profond du sentiment de la chose. Il faut ainsi que tout sorte du sujet, idées, comparaisons, métaphores, etc. C'est la griffe du lion, sois-en sûre, et comme la signature de la nature elle-même, dans les œuvres. Un volume de pièces comme ceUes-là (une fois ces corrections faites, et qui du reste sont faciles) ne le céderait à quoi que ce fût, voilà mon avis.

Il n'y a qu'aujourd'hui de toute la semaine que j'aie un peu bien travaillé; un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m'est enfin, je crois, arrivé avec sa tournure. Quelle difficulté qu'une nar-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 115

ration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher la même chose.

Du Camp vient de m'envoyer ses photographies, je viens de lui envoyer un mot pour le remercier. Si la Revue de Paris commence à décliner, voilà mes prédictions qui commencent à se vérilier. Il sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot, lui qui devait me prendre à son bord, je lui tendrai peut-être la perche; non, je ne regrette pas d'être resté si tard en arrière. Ma -sie, du moins, n'a jamais bronché depuis le temps j'écrivais, en demandant à ma bonne les lettres qu'il fallait employer pour faire les mots des phrases que j'in- ventais, jusqu'à ce soir l'encre sèche sur les ra- tures de mes pages. J'ai suivi une Ugne droite, inces- samment prolongée et tirée au cordeau à traverp tout. J'ai toujours vu le but se reculer devant moi, d'années en années. De progrès en progrès, que de fois je suis tombé à plat ventre au moment il me semblait le toucher. Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l'entends dans ma tête, et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, l'approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j'en aurai seront à cause de toi, pauvre chère femme, qui m"as tant aimé. Mon cœur n'est pas ingrat, il n'oubliera jamais que ma première couronne c'est toi qui l'as tressée et qui me l'as posée sur le front avec tes meilleurs baisers ; eh bien, il y a des choses plas voisines que j'envie davantage que ce tapage que Ion partage avec tant de monde; sait-on, quelque connu que l'on soit, sa juste valeur? les incertitudes de soi que l'on a dans

116 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

l'obscurité on les porte dans la célébrité. Que de gens, parmi les plus forts, en sont morts rongés, à com- mencer par Virgile qui voulait brûler son œuvre. Sais- tu ce que j'attends? c'est le moment, l'heure, la minute oùj'écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovanj ou autres et que, ramassant de suite toutes les feuilles, j'irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce et que tu m'écouteras, que je te verrai t'attendrir, pal- piter, ouvrir les yeux, je tiendrai ma jouissance de toutes les manières. Tu sais que je dois prendre au commencement de l'autre hiver un logement à Paris. Nous l'inaugurerons, si tu veux, par la lecture de Bovary^ ce sera une fête.

L'Arménien a fait de V effet, que serait-ce si tu avais vu des gens de la Mecque en costume, ou des jeunes gens grecs de la campagne ! Les Arméniens ne sont généralement pas beaux, ils ont un nez d'oiseau de proie et des dents bombées, race de gens d'affaires, drogmans, scribes et poUtiques de tout l'Orient. Je crois que celui en question désire conquérir des femmes illustres, il se doit cela en quaUté d'homme civiUsé; s'il te proposait quelque affaire d'argent, rap- pelle-toi l'avertissement. Je crois à la race plus qu'à l'éducation, on emporte, quoi qu'en ait dit Danton, la patrie à la semelle de ses talons et l'on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts. Quant à moi, je ferais là-dessus personnellement, une démonstration par A + B, il en est de même en litté- rature : je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par cœur avant de savoir hre, Don Qui- chotte, et il y a de plus par-dessus l'écume agitée des mers normandes, la maladie anglaise, le brouillard puant.

I

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. H7

A Maxime Du Camp.

Croisset, 1852. Mon cher ami,

Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vice ri'dhibitoire. Une m'embête pas, n'aie aucune crainte; mon parti est pris là-dessus depuis longtemps.

Je te dirai seulement que tous ces mots : se dépêcher, c'est le moment, il est temps, place prise, se poser, hors la loi, sont pour moi un vocabulaire \'ide de sens; c'est comme si tu parlais h un Algonquin. Comprends pas.

Atriver, à quoi? A la position de MM. Murger, FeuU- let, Monselet, etc., Arsène Houssaye, Taxile Delord, Hippolyte Lucas et soixante-douze autres avec? merci.

Etre connu n'est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D'ailleurs sur ce chapitre môme sait-on jamais à quoi s'en tenir? La célébrité la plus complète ne vous assoupit point et l'on meurt presque toujours dans l'incertitude de son propre nom, à moins d'être un sot. Donc l'illustration ne vous classe pas plus à vos pro- pres yeux que l'obscurité.

Je vise à mieux, à me plaire. Le succès me parait être un résultat et non pas le but. Or j'y marche, vers ce but et depuis longtemps, il me semble, sans bron- cher d'une semelle, ni m'arrêter au bord de la route pour faire la cour aux dames, ou dormir sur l'herbette. Fantôme pour fantôme, après tout, j'aime mieux celui qui a la stature plus haute.

Périssent les États-Unis plutôt qu'un principe ! que je crève comme un chien, plutôt que de hâter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mûre.

J'ai en tête une manière d'écrire et gentillesse de

118 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai avoir cueilli l'abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu'on batte des mains s'il est bon. D'ici je ne veux pas flouer le public. Voilà tout.

Que si, dans ce temps-là, il n'est plus temps et que la soif en soit passée à tout le monde, tant pis. Je me souhaite, sois-en sûr, beaucoup plus de facilité, beaucoup moins de travail et plus de profits. Mais je n'y vois aucun remède.

Il se peut faire qu'il y ait des occasions propices en matières commerciales, des veines d'achat pour telle ou telle denrée, un goût passager des chalands qui fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes. Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces choses se dépêchent donc d'établir leurs usines, je l3 comprends. Mais si votre œu\Te d'art est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, six ans, ou après vous. Qu'importe!

C'est qu'est le souffle de vie, me dis-tu, en parlant de Paris. Je trouve qu'il sent souvent l'odeur des dents gâtées, ton souffle de \'ie. Il s'exhale, pour moi, de ce Parnasse tu me convies, plus de miasmes que de vertiges. Les lauriers qu'on s'y arrache sont un peu couverts de m...., convenons-en.

Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme comme toi renchérir sur la marquise d'Escarbagnas, qui croyait que « hors Paris, il n'y avait pas de salut pour les honnêtes gens ». Ce jugement me paraît être lui-même provincial, c'est-à-dire borné. L'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens.

Certes, il y a une chose que l'on gagne à Paris, c'est le toupet, mais l'on y perd un peu de sa crinière.

Celui qui, élevé à Paris, est devenu néanmoins un

CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. H9

véritable homme fort, celui-là était demi-dieu. Il n grandi les côtes serrées et avec des fardeaux sur la trie, tandis qu'au contraire il faut être dénué d'origina- lité native si la solitude, la concentration, un long tra- vail ne vous créent à la fin quelque chose d'approchant.

Quant à déplorer si amèrement ma vie neutralisante, c'est reprocher à un cordonnier de faire des bottes, à un forgeron de battre son fer, à un artiste de vivre dans son atelier. Comme je travaille de 1 heure de l'après-midi à 1 heure de l'après-minuit ions les jours sauf de 6 à 8 heures, je ne vois guère à quoi employer le temps qui me reste. Si j'habitais en réalité la pro- vince ou la campagne, me Uvrant à l'exercice du domino, ou à la culture des melons, je concevrais le reproche. Mais si je m'abrulis, c'est Lucien, Shakes- [ioare et écrire un roman qui en sont cause.

.Te t'ai dit que j'irais habiter Paris quand mon livre serait fait et que je le publierais si j'en étais content. Ma résolution n'a point changé. Voilà tout ce que je poux dire, mais rien de plus.

Et crois-moi, mon ami, laisse l'eau couler. Que les querelles Littéraires renaissent ou ne renaissent pas, je m'en fous, qu'Augier réussisse, je m'en contrefous et que Vacquerie et Ponsard élargissent si bien leurs i''[iaules qu'ils me prennent toute ma place, je m'en archifous et je n'irai pas les déranger pour qu'ils me la rendent.

Sur ce je t'embrasse.

A M"'^ X...

Croisset, samedi soir, 185?.

Je "vaens d'écrire trois lettres, une à Trouville, à un capitaine pour avoir GO litres de rhum anglais,

120 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

une à Henriette Collier pour qu'elle te ou me renvoie l'album et une au sieur Du Camp. Il y a, je crois, revirement à propos de V Ulysse de Ponsard ; il m'a écrit de but en blanc et il recommence à déplorer amèrement^ c'est le mot, que je ne sois pas à Paris ma place était entre Ponsard et Vacquerie. Il n'y a qu'à Paris qu'on. vit, etc. Je mène une vie neutralisante. Je lui ai répondu strictement et serré sur ce chapitre. Je crois qu'il n'y reviendra plus et qu'il ne montrera ma lettre à personne. Je me suis tenu dans le sujet, mais je l'emplis. Ma lettre a quatre pages, en voici un paragraphe que je copie et qm t'en donnera une idée : « c'est qu'est le souffle de la vie, me dis-tu, « je trouve qu'il sent l'odeur des dents gâtées, ton « -souffle de vie, il s'exhale pour moi de ce Parnasse « tu m'invites, plus de miasmes que de vertiges, « les lauriers qu'on y arrache sont un peu couverts « de m...., convenons-en.

« Et à ce propos je suis fâché de voir un homme « d'esprit renchérir sur la marquise d'Escarbagnas, « laquelle croyait que hors Paris, il n'y avait point de « salut pour les honnêtes gens. Ce jugement me pa- « raît être lui-même provincial, c'est-à-dire borné, « l'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la « blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens, etc. »

Ton long récit de la visite de Musset m'a fait une étrange impression; en somme, c'est un malheureux garçon, on ne vit pas sans religion; ces gens-là n'en ont aucune, pas de boussole, pas de but, on flotte au jour le jqur, tiraillé par toutes les passions et les va- nités de la rue. Je trouve l'origine de cette décadence dans la manie commune qu'il avait de prendre le sen- timent pour la poésie.

Le mélodrame est bon Margot a pleuré,

CORRESPONDANCE DE 0. FI.AIBE RT. 121

0 qui est un tiùs joli vers en soi, mais d'une poétique lominodc; « il suffit de souffrir pour chanter », etc. Voilà les axiomes de cette école, cela vous mène à tout comme morale et à rien comme produit artis- tique. Musset aura été un charmant jeune homme et puis un vieOlard, mais rien de planté, de rassis, de carré, de sérieux dans son talent (comme existence j'entends), c'est qu'hélas! le vice n'est pas plus fécondant que la vertu, il ne faut être ni l'un ni l'autre, ni vicieux, ni vertueux, mais au-dessus de tout cela. Ce que j'ai trouvé de plus sot et que l'ivresse môme n'excuse pas, c'est la fureur à propos de la croix. C'est de la stupidité lyrique en action et puis c'est tellement voulu et si peu senti ; je crois bien qu'il a peu écouté Melœnis, ne vois tu donc pas qu'il a été jaloux de cet étranger (BouUhet) que tu te mettais à lui vanter après l'avoir repoussé (lui, Musset), il a saisi le premier prétexte pour rompre les cliiens.

Voilà enfin la pièce de Pradier ; si tu trouves le moyen de la faire paraître dans les Débats, la Presse, ou le Pa7jt, jamais on ne se doutera que cette publica- tion vient toi. Du Camp sera fort perplexe de savoir comment BouUhet est arrivé à se faire imprimer dans un journal sans sa protection et n'imaginera guère que ce soit l'auteur d'une pièce sur le même sujet; ces façons sont peu dans les us de la gent de lettres, en effet.

Je n'en- persiste pas moins dans mon dire relative- ment à l'Ane d'or, malgré l'avis du philosophe et celui de Musset ; tant pis pour ces messieurs s'ils ne le compren- nent pas et tant mieux pour moi si je me trompe ; mais s'il y a une vérité artistique au monde, c'est que ce livre est un chef-d'œuvre. Il me donne à moi des ver- II. H

122

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tiges et des éblouissements ; la nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont traités à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au rniheu. Ça sent l'encens et l'urine, la bestiahté s'y marie au mysticisme; nous sommes bien loin encore de cela nous autres comme faisandage moral, ce qui me fait croire que la httérature française est encore jeune. Musset aime la gaudriole, eh bien pas moi, elle sent l'esprit (que j'exècre en art); les chefs-d'œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les produc- tions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes; j'aime l'ordure, oui, et quand elle est lyrique comme dans Rabelais qui n'est point du tout un homme à gaudriole ; mais la gaudriole est fran- çaise. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les piUiles, dans une poudre incolore et la lui faire avaler sans qu'il s'en doute. Adieu, à toi.

A Maxime Du Camp.

Mon cher,

Croisset, 1852.

Je suis peiné de te voir si sensible. Loin d'avoir voulu rendre ma lettre blessante^ j'avais tâché qu'elle fût tout le contraire. Je m'y étais, autant que je l'avais pu, renfermé dans les limites du sujets comme on dit en rhétorique.

Mais pourquoi aussi recommences-tu ta rengaine et viens-tu toujours prêcher le régime à un homme qui a la prétention de se croire en bonne santé? Je trouve ton affliction à mon endroit comique, voilà

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT.

123

^i:i'Jell

'ïfdfltootl ■•'..est frai

-• ie; [elle

I

tout. Est-ce que je te blâme, moi, de vivre à Paris, et d'avoir publié, etc. ? Lorsque tu voulais même, dans un temps, venir habitor une maison voisine de la mienne, à la campagne, ai-je applaudi à ce projet, t'ai-je ja- mais conseillé de mener ma vie, et voulu mener ton iiKjévieuse à la lisière, lui disant : « Mon petit ami, il ne faut pas manger de cela, s'habiller de cette ma- nière, venir ici, etc.? » A chacun donc ce qui lui con- \'ient. Toutes les plantes ne veulent pas la même culture. Et, d'ailleurs, toi à Paris, moi ici, nous aurons beau faire, si nous n'avons pas l'étoile, si la vocation nous manque, rien ne viendra, et si, au con- traire, elle existe, à quoi bon se tourmenter du reste?

Tout ce que tu pourras me dire, je me le suis dit, sois-en sûr, blâme ou louange, bien et mal. Tout ce que tu ajouteras là-dessus ne sera donc que la redite d'une foule de monologues que je sais par cœur.

Encore un mot cependant; le renouvellement Utté- raire que tu annonces, je le nie, ne voyant jusqu'à présent ni un homme nouveau, ni un Uvre original, ni une idée qui ne soit usée (on se traîne au cul des maîtres comme par le passé). On rabâche des vieille- ries humanitaires ou esthétiques. Je ne nie pas la bonne volonté, dans la jeunesse actuelle, de créer une école, mais je l'en défie ; heureux si je me trompe, je profiterai delà découverte.

Quant à mon poste d'homme de lettres, je te le cède de grand cœur, et j'abandonne la guérite, empor- tant le fusil sous mon bras. Je dénie l'honneur d'un pareil titre et d'une pareille mission. Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré à la cam- pagne, m'occupant de littérature, et sans rien demander aux autres : ni considération, ni honneur, ni estime même. Ils se passeront donc de mes lumières. Je leur

122 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tiges et des éblouissements ; la nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont traités à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui passe au miUeu. Ça sent l'encens et l'urine, la bestiaUté s'y marie au mysticisme; nous sommes bien loin encore de cela nous autres comme faisandage moral, ce qui me fait croire que la Uttérature française est encore jeune. Musset aime la gaudriole, eh bien pas moi, elle sent l'esprit (que j'exècre en art); les chefs-d'œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les produc- tions mêmes de la nature, comme les grands animaux etles montagnes; j'aime l'ordure, oui, et quand elle est lyrique comme dans Rabelais qui n'est point du tout un homme à gaudriole ; mais la gaudriole est fran- çaise. Pour plaire au goût français il faut cacher presque la poésie, comme on fait pour les pilules, dans une poudre incolore et la lui fah-e aA'aler sans qu'il s'en doute. Adieu, à toi.

A Maxime Du Camp.

Croisset, 1852. lilon cher,

Je suis peiné de te voir si sensible. Loin d'avoir voulu rendre ma lettre blessante, j'avais tâché qu'elle fût tout le contraire. Je m'y étais, autant que je l'avais pu, renfermé dans les limites du sujets comme on dit en rhétorique.

Mais pourquoi aussi recommences-tu ta rengaine et viens-tu toujours prêcher le régime à un homme qui a la prétention de se croire en bonne santé? Je trouve ton affliction à mon endroit comique, voilà

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 123

tout. Est-ce que je te blâme, moi, de vivre à Paris, et d'avoir publié, etc. ? Lorsque tu voulais môme, dans un temps, venir habiter une maison voisine de la mienne, à la campagne, ai-je applaudi à ce projet, t'ai-je ja- mais conseillé de mener ma vie, et voulu mener ton ingénieuse h la lisière, lui disant : « Mon petit ami, il ne faut pas manger de cela, s'habiller de cette ma- nière, venir ici, etc.? » Â chacun donc ce qui lui con- vient. Toutes les plantes ne veulent pas la même culture. Et, d'ailleurs, toi à Paris, moi ici, nous aurons beau faire, si nous n'avons pas l'étoile, si la vocation nous manque, rien ne viendra, et si, au con- traire, elle existe, à quoi bon se tourmenter du reste?

Tout ce que tu pourras me dire, je me le suis dit, sois-en sûr, blâme ou louange, bien et mal. Tout ce que tu ajouteras là-dessus ne sera donc que la redite d'une foule de monologues que je sais par cœur.

Encore un mot cependant; le renouvellement Utté- raire que tu annonces, je le nie, ne voyant jusqu'à présent ni un homme nouveau, ni un livre original, ni une idée qui ne soit usée (on se traîne au cul des maîtres comme par le passé). On rabâche des vieille- ries humanitaires ou esthétiques. Je ne nie pas la bonne volonté, dans la jeunesse actuelle, de créer une école, mais je l'en défie; heureux si je me trompe, je profiterai delà découverte.

Quant à mon poste d'homme de lettres, je te le cède de grand cœur, et j'abandonne la guérite, empor- tant le fusil sous mon bras. Je dénie l'honneur d'un pareil titre et d'une pareille mission. Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré h la cam- pagne, m'occupant de littérature, et sans rien demander aux autres : ni considération, ni honneur, ni estime même. Ils se passeront donc de mes lumières. Je leur

124

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

demande en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pas de leurs chandelles, c'est pourquoi je me tiens à l'écart.

Pour ce qui est de les aider, je ne refuserai jamais un service, quel qu'il soit. Je me jetterais à l'eau pour sauver un bon vers ou une bonne phrase, n'importe de qui, mais je ne crois pas pour cela que rhumanité ait besoin de moi, pas plus que je n'ai besoin d'elle.

Modifie encore cette idée, à savoir que si je suis seul, je 7ie me contente pas de moi-même. C'est quand je le serai, content de moi, que je sortirai de chez moi, je ne suis pas gâté d'encouragements. Si tu pouvais voir au fond de ma cervelle, cette phrase, que tu as écrite, te semblerait une monstruosité.

Si ta conscience t'a ordonné de me donner ces con- seils, tu as bien fait et je te remercie de l'intention. Mais je crois que tu l'étends aux autres, ta conscience, et que ce brave Louis ainsi que ce bon Théo, que tu associes à ton désir de me façonner une petite per- ruque pour cacher ma cahdtie, se f complètement

de ma pratique, ou du moins, n'y pensent guère. « La calvitie de ce pauvre Flaubert, » ils peuvent en être convaincus, mais désolés, j'en doute. Tâche de faire comme eux, prends ton parti sur ma calvitie précoce, sur mon irrémédiable encroûtement, U tient comme la teigne, tes ongles se casseront dessus; garde-les pour des besognes plus légères.

Nous ne suivons plus la même route, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise donc chacun demande! Moi, je ne cherche pas le port, mais la haute mer; si j'y fais naufrage, je te dispense du deuil.

Je suis à toi.

CÛRRESPONDANCE DE G. FLALI3EUT.

123

A M-"» X... Croisset, nuit de samedi, 1 heure du matin.

Tes dernières le I très sont Lien tristes, pauvre chère amie ; tu m'as l'air découragée, ne baisse pas, tu étais si bien il y a quelque temps; j'aime h te savoir calme là-bas pendant que je suis ici, il y a bien des mo- ments où si je pouvais m'envoler vers loi, je le ferais, va, et je m'en reviendrais; espère, espère, tout est là, les voiles ne vont pas sans vent, les cœurs tombent quand le souffle manque. J'ai été bien affaissé toute cette semaine j'ai fait à peu près une page. Gomme CMOD- j'ai envie que cette première partie soit achevée! j'ai presque la conviction que c'est trop long et pourtant je n'y vois rien à retrancher, il y a tant de petites choses importantes à dire. Depuis hier au soir pour- tant et surtout aujourd'hui ça va mieux, le beau temps sans doute en est cause, le soleil m'a délecté et ce soir la lune. Je me sens à l'heure qu'il est frais et rajeuni.

Du Camp m'a répondu une lettre bonhomme et affligée; je lui en ai envoyé une autre du même ton- neau (de vinaigre), je crois qu'il sentira longtemps l'étourdisseipent d'un tel coup de poing et qu'd se le tiendra pour dit; je suis très bon enfant jusqu'à un certain degré, jusqu'à une frontière (celle de ma hberté) qu'on ne passe pas, or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je l'ai recalé dans son coin et à distance. Comme il me disait que l'on sedevait aux autres, qu'il fallait s'aider, etc., que j'avais une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé

net que je me f de tout et de tous j'ajoutais :

« les autres se passeront de mes lumières, je leur

11.

^ h

124 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

demande en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pas de leurs chandelles, c'est pourquoi je me tiens à l'écart.

Pour ce qui est de les aider, je ne refuserai jamais un service, quel qu"il soit. Je me jetterais à l'eau pour sauver un bon vers ou une bonne phrase, n'importe de qui, mais je ne crois pas pour cela que l'humanité ait besoin de moi, pas plus que je n'ai besoin d'elle.

Modifie encore cette idée, à savoir que si je suis seul, je ne me contente pas de moi-même. C'est quand je le serai, content de moi, que je sortirai de chez moi, je ne suis pas gâté d'encouragements. Si tu pouvais voir au fond de ma cervelle, cette phrase, que tu as écrite, te semblerait une monstruosité.

Si ta conscience t'a ordonné de me donner ces con- seils, tu as bien fait et je te remercie de l'intention. Mais je crois que tu l'étends aux autres, ta conscience, et que ce brave Louis ainsi que ce bon Théo, que tu associes à ton désir de me façonner une petite per- ruque pour cacher ma calvitie, se f complètement

de ma pratique, ou du moins, n'y pensent guère. « La calvitie de ce pauvre Flaubert, » ils peuA^ent en être convaincus, mais désolés, j'en doute. Tâche de faire comme eux, prends ton parti sur ma calvitie précoce, sur mon irrémédiable encroûtement, il tient comme la teigne, tes ongles se casseront dessus; garde-les pour des besognes plus légères.

Nous ne suivons plus la même route, nous ne naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous conduise donc chacun demande! Moi, je ne cherche pas le port, mais la haute mer; si j'y fais naufrage, je te dispense du deuil.

Je suis à toi.

CORRESPONDANCE DE G. FLALBEUT. Vlo

A M""" X... Croisset, nuit de samedi, 1 heure du matin.

Tes dernières lettres sont Lien tristes, pauvre chère amie ; tu m"as l'air découragée, ne baisse pas, tu étais si bien il y a quelque temps; j'aime à te savoir calme là-bas pendant que je suis ici, il y a bien des mo- ments où si je pouvais m'envoler vers toi, je le ferais, va, et je m'en reviendrais; espère, espère, tout est là, les voiles ne vont pas sans A'ent, les cœurs tombent quand le souffle manque. J'ai été bien alTaissé toute cette semaine j'ai fait à peu près une page. Gomme j'ai envie que cette première partie soit achevée! j'ai presque la conviction que c'est trop long et pourtant je n'y vois rien à retrancher, il y a tant de petites choses importantes à dire. Depuis hier au soir pour- tant et surtout aujourd'hui ça va mieux, le beau temps sans doute en est cause, le soleil m'a délecté et ce soir la lune. Je me sens à l'heure qu'il est frais et rajeuni.

Du Camp m'a répondu une lettre bonhomme et affligée; je lui en ai envoyé une autre du môme ton- neau (de vinaigre), je crois qu'il sentira longtemps l'étourdisseiïient d'un tel coup de poing et qu'il se le tiendra pour dit; je suis très bon enfant jusqu'à un certain degré, jusqu'à une frontière (celle de ma hberté) qu'on ne passe pas, or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je l'ai recalé dans son coin et à distance. Comme il me disait que l'on se devait aux autres, qu'il fallait s'aider, etc., que j'avais une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé

net que je me f de tout et de tous j'ajoutais :

« les autres se passeront de mes lumières, je leur

11.

126 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

demande en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pas de leurs chandelles » et de même pendant quatre pages. Je suis un Barbare, j'en ai l'apathie muscu- laire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille; mais j'en ai aussi l'élan, l'entêtement, l'irascibinté. Normands tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines, c'est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde.

A la même.

Croisset, lundi soir uiîauit

J'en aurais encore pour 15 grandes journées de travail à revoir toute ma première partie, j'y dé- couvre de monstrueuses négUgences, mais je t'ai pro- mis pour la semaine prochaine de venir, je ne man- querai pas à ma promesse. Ce ne sera pas lundi mais mercredi, je resterai une huitaine. Nous devons aller à Trouville (où ma mère a besoin) vers le 15. Si je ne reviens pas exprès pour ton prix, chose que je ne puis te promettre, je viendrai te faire une petite \isite dans les premiers jours de septembre, quand je ne serai pas encore en train et que le scénario de ma seconde partie sera bien retravaillé. Voilà sept à huit jours que je suis à ces corrections, j'en ai les nerfs fort agacés, je me dépêche et il faudrait faire cela lente- ment; découvrir à toutes les phrases des mots à chan- ger, des consonnances à relever, etc., est un travail aride, long et très humihant au fond. C'est que les bonnes petites mortifications intérieures vous arri- vent ; j'ai lu mes vingt dernières pages hier à Bouilhet qui en a été content, pourtant dimanche prochain je

COliRESPONDANGE DE G. FLAUBERT. 127

lui relis tout. Je ne t'apporterai rien; avec toi j'ai de la coquetterie, et je ne te montrerai pas une ligne avant que j'aie complètement fini, quelqu'envie que j'aie de faire le contraire, mais c'est plus raisonnable, tu n'en jugeras que mieux et n'en auras que plus de plaisir si c'est bon ; encore une longue année !

Les vers du Pays sont parus, un journal de Rouen les a reproduits le lendemain. De tes deux pièces de vers, il n'y a vraiment de bon que le milieu de la P lace- Roy aie ; la fin est bien molle, pourquoi donc ne donnes-tu pas plus de cours à ton talent pillo- resque ? Tu es plus pittoresque et dramatique que sentimentale, retiens cela, ne crois pas que la plume ait les mêmes instincts que le cœur. Ce n'est pas le vers de sentiment que tu réussis, mais le vers violent ou imagé, comme toutes les natures méridionales. Va donc dans cette voie franchement; il y a dans cette pièce de la Place-Royale de char- mantes choses, comme rareté et compréhension plas- tique et qui sont à toi, au moins qui sont neuves. Dans quatorze à seize mois, quand j'aurai un loge- ment à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te traiterai virilement comme tu le mérites. Oui c'est une étrange chose que la plume d'un côté et l'indi- vidu de l'autre. Y a-t-il quelqu'un qui aime mieux l'antiquité que moi, qui l'ait plus rêvée et fait tout ce qu'il a pu pour la connaître et je suis pourtant un des hommes (dans mes livres) les moins antiques qu'il y ait; à me voir d'aspect, on croirait que je dois faire de l'épique, du drame, de la brutalité de faits et je ne me plais au contraire que dans les sujets d'analyse, d'anatomie. Au fond, je suis l'homme des brouillards, et c'est à force de patience et d'étude que je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre

128

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

qui noyait mes muscles. Les livres que j'ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j'ai le moins de moyens. Bovary en ce sens aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai cons- cience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi ; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ; je suis en écrivant ce livre comme un homme qui joue- rait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s'il me tombe sous la main un air de mon goût et que je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être, bon. Je crois, du reste, qu'en cela je suis dans la hgne; ce que vous faites n'est pas pour vous, mais pour les autres; l'art n'a rien à démêler avec l'artiste, tant pis s'il n'aime pas le rouge, le vert ou le jaune, toutes les couleurs sont belles, il s'agit de les peindre. Lis-tu VAne d'or, tâche donc de le Ure avant que je n'arrive, que nous en causions un peu. Je t'apporterai Cyrano, voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore! ce qui n'est pas commun.

Ta lettre de ce matin m'attriste, pau-sTe chère femme, comme je t'aime ! pourquoi t'es-tu blessée d'une phrase qui était au contraire l'expression du plus soUde amour qu'un être humain puisse porter à un autre? ô femme! femme, sois-le donc moins. Hume bien l'air des bois cette semaine, et regarde les feuilles pour elles-mêmes; pour comprendre la nature il faut être calme comme elle.

Ne nous lamentons sur rien, se plaindre de tout ce qui nous afflige ou nous irrite, c'est se plaindre de la constitution même de l'existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons rehgieux; moi, tout ce qui m'arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

d29

■tOiit-.i; ,.

tûon ,]„-':;

iiî(liiDslali»i)J

■',11.1 r-!'

ï*janne,

'■ panïïe chèrtl

. -..ii^lt I paisse porteiil

/reûèelaMliiRJ li&dredeMcil

i(leiaclieiiï,eiij fs^rredepli

plus à mon éternel souci. Je m'y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux, à force d'appeler la Grâce, elle vient, Dieu a pitié des simples et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes. Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble) et je voudrais qu'il fût plus fort. Quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens hon- nêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un lieu plus propre pour y vivre. Si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques comme il y en a eu à tontes les époques sombres. Ne pouvant s'épancher, l'âme se concentrera, le temps n'est pas loin vont revenir les langueurs universelles, les croyances à la fin du monde, l'attente d'un Messie. Mais la base théolo- gique manquant, sera maintenant le point d'appui de cet enthousiasme qui s'ignore? les uns chercheront dans la chair, d'autres dans les vieilles rehgions, d'autres dans l'art et l'humanité, comme la tribu juive dans le désert va adorer toutes sortes d'idoles. Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt, dans vingt-cinq ans le point d'intersection sera superbe aux mains d'un maître, alors la prose surtout (forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable ; des livres comme le Saiyricon et VAne d'or peuvent revenir, et ayant en débordements psy- chiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n'ont pas voulu voir avec leur éternelle prédication matérialiste, ils ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois

128 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

qui noyait mes muscles. Les livres que j'ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j'ai le moins de moyens. Bovary en ce sens aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai cons- cience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ; je suis en écrivant ce livre comme un homme qui joue- rait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s'il me tombe sous la main un air de mon goût et que je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être bon. Je crois, du reste, qu'en cela je suis dans la ligne; ce que vous faites n'est pas pour vous, mais pour les autres; l'art n'a rien à démêler avec l'artiste, tant pis s'il n'aime pas le rouge, le vert ou le jaune, toutes les couleurs sont belles, il s'agit de les peindre. Lis-tu VAne d'or, tâche donc de le lire avant que je n'arrive, que nous en causions un peu. Je t'apporterai Cyrano, voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore! ce qui n'est pas commun.

Ta lettre de ce matin m'attriste, pau"\Te chère femme, comme je t'aime ! pourquoi t'es-tu blessée d'une phrase qui était au contraire l'expression du plus solide amour qu'un être humain puisse porter à un autre ? ô femme ! femme, sois-le donc moins. Hume bien l'air des bois cette semaine, et regarde les feuilles pour elles-mêmes; pour comprendi'e la nature il faut être calme comme elle.

Ne nous lamentons sur rien, se plaindre de tout ce qui nous aflligo ou nous irrite, c'est se plaindre de la constitution même de l'existence. Nous sommes faits pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons rehgieux; moi, tout ce qui m'arrive de fâcheux, en grand ou en petit, fait que je me resserre de plus en

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. d29

plus à mon éternel souci. Je m'y cramponne à deux mains et je ferme les deux yeux, à force d'appeler la Grâce, elle vient, Dieu a pitié des simples et le soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se placent au-dessus des montagnes. Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble) et je voudrais qu'U fût plus fort. Quand aucun encouragement ne vous vient des autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens hon- nêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes quelque part un Heu plus propre pour y -sdvre. Si la société continue comme elle va, nous reverrons, je crois, des mystiques comme il y en a eu à tontes les époques sombres. Ne pouvant s'épancher, l'àme se concentrera, le temps n'est pas loin vont revenir les langueurs universelles, les croyances à la fin du monde, l'attente d'un Messie. Mais la base théolo- gique manquant, sera maintenant le point d'appui de cet enthousiasme qui s'ignore? les uns chercheront dans la chair, d'autres dans les vieilles rehgions, d'autres dans l'art et l'humanité, comme la tribu juive dans le désert va adorer toutes sortes d'idoles. Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt, dans vingt-cinq ans le point d'intersection sera superbe aux mains d'un maître, alors la prose surtout (forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable ; des livres comme le Safyricon et VAne d'or peuvent revenir, et ayant en débordements psy- chiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels.

Voilà ce que tous les socialistes du monde n'ont pas voulu voir avec leur éternelle prédication matérialiste, ils ont nié la douleur, ils ont blasphémé les trois

130 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

quarts de la poésie moderne ; le sang du Christ qui se remue en nous, rien ne l'extirpera, rien ne le tarira, il ne s'agit pas de le dessécher, mais de lui faire des ruisseaux. Si le sentiment de rinsuffisance hu- maine, du néant de la vie venait à périr (ce qui serait la conséquence de leur hypothèse), nous serions plus bêtes que les oiseaux qui au moins perchent sur les arbres. L'âme dort maintenant, ivre de paroles enten- dues, mais elle aura un réveil frénétique elle se livrera à des joies d'affranchi, car elle n'aura plus autour d'elle rien pour la gêner, ni gouvernement, ni religion, pas une formule quelconque ; les républi- cains de toute nuance me paraissent les pédagogues les plus sauvages du monde, eux qui rêvent organisa- tion des législations, une société comme un couvent. Je crois, au contraire, que les règles s'en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion annoncera peut-être la liberté. L'art qui devance toujours a du moins suivi cette marche, quelle est la poétique qui soit debout main- tenant? la plastique même de%-ient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées, insaisissables; tout ce que nous pouvons faire, c'est donc, à force d'habileté, de serrer plus raide ces cordes de la gui- tare tant de fois raclées et d'être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une cliiincre. Avec cela le pittoresque s'en va presque du monde, la poésie ne mourra pas cependant, mais quelle sera ceUe des choses de l'avenir? je ne la vois guère, qui sait? la beauté deviendra peut-être un sentiment inu- tile à l'humanité et l'art sera quelque chose qui tien- dra le milieu entre l'algèbre et la musique.

Puisque je ne peux pas voir demain, j'aurais voulu

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 131

voir hier. Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV avec une grande perruque, des bas bien tirés et la société de M. Descartes! que ne vivais-je du temps de Ronsard, que ne vivais-je du temps du Néron! comme j'aurais causé avec les rhéteurs grecs ! comme [j'aurais voyagé dans les grands chariots sur les voies romaines et couché le soir dans les hôtelleries, avec les prêtres de Cybèle vagabondant! que n'ai-je vécu surtout au temps de Périclès pour souper avec Aspasie couronnée de violettes et chantant des vers entre des murs de marbre blanc ! Ah ! c'est fmi tout cela, ce rêve- ne reviendra plus. J'ai vécu partout par-là, moi, sans doute de quelque existence antérieure. Je suis sûr d'avoir été, sous lempire romain, directeur de quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour en faire des comédiennes et qui étaient tout ensemble professeur, proxénète et artiste; ce sont de belles balles dans les comédies de Plaute que ces gredins- et en les lisant U me revient comme des souvenirs. As-tu éprouvé cela quelquefois, le frisson historique? Adieu, je t'embrasse, tout à toi

A la même.

Croisset, lundi soir, minuit.

Comme tu m'écris, pauvre chère amie, des lettres tristes depuis quelque temps, je ne suis pas de mon côté fort facétieux, l'intérieur et l'extérieur, tout va assez sombrement, la Bovary marche à pas de tortue, j'en suis désespéré par moments ; d'ici à une soixan- taine de pages, c'est-à-dire pendant trois ou quatre mois, j'ai peur que ça continue ainsi. Quelle lourde

132 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

machine à construire qu'un livre, et compliquée sur- tout. Ce que j'écris présentement risque d'être du Paul de Kock si je n'y mets une forme profondément littéraire ; mais comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit ? il le faut pourtant, il le faut. Puis quand je vais être quitte de cette scène d'auberge, je vais tomber dans un amour platonique déjà ressassé par tout le monde, et si j'ôte de la tri\ialité, j'ôterai de l'ampleur. Dans un bouquin comme celui-là, une dé\dation d'une ligne peut complètement ni'écarter du but, me le faire rater tout à fait; au point j'en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infmie, de tout le temps que j'y mets, les réflexions, les dégoûts, la lenteur.

Quels sont ces récits? C'est bien difficile eu vers une narration. Le drame est arrêté, tant mieux-, j'ai connu un temps tu en aurais fait déjà deux actes; réflécMs, réfiéchis avant d'écrire, tout dépend de la conception, cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé de précepte de toutes les œuvres d'art possibles.

Il ne t'a manqué que la patience jusqu'à pré- sent; je ne crois pas que ce soit le génie, la patience mais c'en est le signe quelquefois et ça en tient heu Ce vieux croûton de Boileau vivra autant que qui que ce soit, parce qu'il a su faire ce qu'il a fait Dégage-toi de plus en plus, en écrivant, de ce qui n'est pas de l'art pur. Aie en vue le modèle, toujours et rien autre chose ; tu en sais assez pour pouvoir aller loin, c'est moi qui te le dis, aie foi, aie foi. Je veux (et j'y arriverai) te voir t'enthousiasmer d'une coupe, d'une période, d'un rejet, de la forme en elle- même enfin! abstraction faite du sujet pour le cœur, pour les passions; l'art est une représentation, nous

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 13;>

ue devons penser qu'à représenter; il faut que l'esprit de l'artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu'on n'en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles du Ciel s'y mirent jusqu'au fond. ' Il me semble qu'il y a dix ans que je ne t'ai vue, je voudrais te presser sur moi dans mes défaillances, mais après? non ! non! les jours de fête, je le sais, ont de trop tristes lendemains; la mélancolie elle- même n'est qu'un souvenir qui s'ignore; nous nous retrouverons dans un an mûris et granitisés; ne te plains pas de la solitude, cette plainte est une flatterie envers le monde (si tu reconnais que tu as besoin de lui pour \dvre, c'est te mettre au-dessous de lui). J'ajoute ici, s'il te faut les autres, c'est que tu leur ressembles. Qu'il n'en soit rien. Quant à moi la soli- tude ne me pèse que quand on m"y dérange ou quand mon travail baisse.

A lamême.

Croisset, dimanche soir, 11 heures.

Que ma Bovary m'embête ! je commence à m'y débrouiller pourtant un peu. Je n'ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais mainte- nant, du dialogue trivial! cette scène d'auberge va peut-être me demander trois mois, je n'en sais rien, j'en ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt dessus que de l'escamoter. J'ai à poser à la fois dans la même conversation cinq ou six personnages (qui parlent), plusieurs autres dont on parle, le lieu l'on est, tout le pays, en faisant des descriptions physiques de gens et d'objets et à montrer au milieu de tout cela II. 12

134 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

un monsieur et une dame qui commencent (par une sympathie de goûts) à s'éprendre un peu l'un de l'autre. Si j'avais de la place encore! mais il faut que tout cela soit rapide sans être sec, et développé sans être empâté, tout en me ménageant pour la suite d'autres détails qui seraient plus frappants. Je m'en vais faire tout rapidement et procéder par grandes esquisses d'ensemble successives, à force de revenir dessus cela se serrera peut-être. La phrase en elle- même m'est fort pénible, il me faut faire parler, en style écrit, des gens du dernier commun, et la poli- tesse du langage enlève tant de pittoresque à l'ex- pression !

Tu me parles encore; pauvre chère amie, de gloire, d'avenir, d'acclamations, ce vieux rêve ne me tient plus, parce qu'il m'a trop tenu. Je ne fais point ici de fausse modestie, non, je ne crois à rien. Je doute de tout et qu'importe ? je suis bien résigné à travailler toute ma vie comme un nègre sans l'espoir d'une ré- compense quelconque; c'est un ulcère que je gratte, A^oilà tout ; j'ai plus de livres en tête que je n'aurai le temps d'en écrire d'ici à ma mort, au train que je prends surtout; l'occupation ne me manquera pas (c'est l'important) pourvu que la Providence me laisse toujours du feu et de l'huile ! Au siècle dernier quel- ques gens de lettres révoltés des exactions des comé- diensàleur égard voulurent y porter remède, on pressa Piron d'attacher le grelot : « car enfin vous n'êtes pas riche, mon pauvre Piron », dit Voltaire ; « c'est possi- ble, répondit-il, mais je m'en f... comme si je l'étais. » Belle parole et qu'il faut suivre en bien des choses en ce monde, quand on n'est pas décidé à se faire sauter la cervelle, et puis l'hypothèse même du succès admise, quelle certitude en tire-t-on ? à moins d'être

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 135

un crétin on meurt toujours dans l'incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres. Quand on se compare à ce qui vous entoure, on s'admire, mais quand on lève les yeux plus haut, vers les maîtres, vers l'absolu, vers le rêve, comme on se mdprise! J'ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la ^^e de Carême le cuisinier, je ne sais par quelle transition d'idées j'en étais venu à songer à cet illustre inventeur de sauces et j'ai pris son nom dans la Biographie universelle; c'est magnifique comme existence d'artiste enthousiaste, elle ferait envie à plus d'un poète. Voilà de ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins, « le charbon nous tue, disait-il, mais qu'importe, moins de jours et plus de gloire », et dans un de ses livres il avoue qu'il était gourmand « ...mais je sentais si bien ma voca- tion que je ne me suis pas arrêté à manger », ce arrêté à manger est énorme dans un homme dont c'était l'art.

La publication, les gens de lettres, Paris, tout cela me donne des nausées quand j'y pense ; il se pourrait bien que je ne fasse jamais géniir aucune presse, à quoi bon se donner tant de mal? et le but n'est pas d'ailleurs ; quoi qu'il en soit, si je mets un jour les pieds dans cette fange, ce sera comme je faisais dans les rues du Caire pendant qu'il pleuvait, avec des bottes de cuir de Russie qui me monteront jusqu'au ventre.

C'est sur toi que ma pensée retient quand j'ai fait le cercle de mes songeries; je m'arrête dessus comme un voyageur fatigué sur l'herbe de la prairie qui borde sa route. Quand je m'éveille je pense à toi et ton image dans le jour apparaît de temps à autre entre les phrases que je cherche. 0 mon pauvre

134 lOïESPONDANCE DE G. FI

un monsicii 'lame qui comi

sympathie . ^ s'éprendre

l'autre. Si j ;ais de la place encore! tout cela soi rapide sans ôtre sec, etj »Hre empati'.out en me ménagean( d'autres de 1. 13 qui seraient plus fi vais faire t( ', rapidement et proc^ esquisses d'i semble successives, dessus cela s serrera peut-être. môme m'esl ort pénible, il me style écrit, ^ gens du deriiier tesse du lai ige enlève tant dt; pression !

Tu me [);ii s encore; pauvr»' d'avenir, d'-damations, ce v plus, parce .'il m'a trop teii de fausse m Icstie, non, je ii( de tout et qn iiporlc? je m.;- toute ma vi. jmnie un U' compense i\\ conque; c'esl voilà tout ; j plus de li\ temps d'en l'ire d'ici i\i prends surt<t; l'occup (c'est ri î ' pour

toujour- 1 I de Ij

ques gens di 'lires dit ' ' ! \

Pii U

riche, m \ r^

blo, répuiKJi Belle

^

*c

CORRESPOND»"» » «■ ' _^

compare a ^\^'^ ^^.t^^irtn'^

ces jours derniers oneW^^

Carême le cuisinier. J«»*»»P^^ d-idéesj'enétabvenuàS0Of«rie»^ ^

de sauces et jai pns «>• »^ universelle; c'est mafniiq^; enthousiaste, eUe ferait entvkHil* de ses phrases rcoœiDe on »■•» santé et de travailler meé^ » disait-il, mais quimport*. WÊrn-- gloire », et dans on i* **^^^ était gourmand ..-•"• K ***** tien que je ne me «• •*• * am/é à manger est <•«■» *■• c'était l'art.

La publication, le» ?•> me donne des naaséc» fn bien que je ne !»» ji*» quoi bon se ècÊmer tmà <^ d'aiOem; fM fil <• «^ <»/ * pieds dtts «rtif faiT' *^ ^•'**' ' les mes Ai ùoi» bottes de cor ^ ' ventre.

Cestsrr. ,«Bipii* ^^^

soBfffw,/- ^^^Rssi

laiil a I ue mettrez

^M

136 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

amour triste, reste-moi, je suis si \'ide ! si j'ai beau- coup aimé, j'ai été peu aimé en revanche (quant aux femmes du moins) et tu es la seule qui me l'ait dit-, les autres, un moment, ont pu crier de volupté ou m'aimer en bonnes filles pendant un quart dheure ou une nuit; une nuit! c'est bien long, je ne m'en rappelle guère ; eh bien, je déclare qu'elles ont eu tort, je valais mieux que bien d'autres. Je leur en veux pour elles de n'en avoir pas profité ! Cet amoui phraseur et emporté, la nacre de la joue dont tu parles, et les bouillons de tendresse comme eût dit Corneille, j'avais tout cela, mais je serais devenu fou si quel- qu'un eût ramassé ce pauvre trésor sans étiquette, c'est donc un bonheur, je serais maintenant stupide; le soleil, le vent, la pluie en ont emporté quelque chose, beaucoup en est resté sous terre, le reste t'ap- partient, va, il est tout à toi, bien à loi.

Bouilhet t'enverra prochainement deux pièces pour être mises en musique (si cela se peut, ce dont il doute) ; il est parti se coucher ; je te porterai demain moi-même cette lettre à la poste ; il faut que j'aille à Rouen pour un enterrement, quelle corvée ! ce n'est pas l'enterrement qui m'attriste, mais la vue de tous les bourgeois qui y seront, la contemplation de la plu- part de mes semblables me devient de plus en plus odieuse, nerveusement parlant.

À. la même.

Croisset, samr>fîi soir.

Ce que j"ai lu du pamphlet ne m"a point enthou- siasmé : de grosses injures et beaucoup de placages de style. On n'écrit pas avec son cœur, mais avec sa

COHRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. J37

tête encore une fois, et si bien doué que l'on soit, il faut toujours cette vieille concentration qui donne vigueur à la pensée et relief au mot. Qu'il y aurait €u bien mieux à dire, mais j'attends la totalité pour t'en parler plus longuement. Je trouve que tu es sé- vère pour Gautier! ce n'est pas un homme aussi poète que Musset, mais il en restera plus, parce que ce ne sont pas les poètes qui restent, mais les écri- vains. Je ne connais rien de Musset qui soit d'un art si haut que le Saint- Christophe cV Ii^cipa. Personne n'a fait de plus beaux fragments ! pas une œuvre ! son inspiration est toujours trop personnelle, elle sent le terroir, le Parisien, le gentilhomme, il a àla fois le sous- pied tendu et la poitrine débraillée. Charmant poète, d'accord, mais grand, non; il n'y en a eu qu'un en ce siècle, c'est le père Hugo. Gautier a un monde poé- tique fort restreint, mais il l'exploite admirablement quand il s'en mêle ; Us le Trou du serpent, c'est cela qui est vrai et atrocement triste. Quant à son Don Juan je ne trouve pas qu'il vienne de celui de Najuouna, car chez lui il est tout extérieur (les bagues qui tombent des doigts amaigris, etc.), etchez Musset tout moral. lime semble, en résumé, que Gautier a raclé des cordes plus neuves (moins byroniennes) et quant au vers, il est plus consistant. Les fantaisies qui nous (et moi tout le premier) charment dans Namouna, cela est-il bon en soi? Quand l'époque en sera passée, quelle valeur Intrinsèque restera-t-il à toutes ces idées qui ont paru échevelées et flatté le goût du moment? pour être durable, je crois qu'il faut que la fantaisie soit mons- trueuse comme dans Rabelais. Quand on ne fait pas le Parthénon, il faut accumuler des pyramides. Quel dommage que deux hommes pareils soient tom- bés où ils en sont; mais s'ils sont tombés, c'est qu'ils

12.

138 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

devaient tomber, quand la voile se déchire, c'est qu'elle n'est pas de trame solide; quelqu'admiration que j'aie pour eux deux (Musset m'a excessivement enthousiasmé autrefois, il flattait mes vices d'esprit : lyrisme, vagabondage, crânerie de l'idée, de la tour- nure), ce sont en somme deux hommes du second rang et qui ne font pas peur à les prendre en entier. Ce qui distingue les grands génies c'est la généralisa- tion et la création; ils résument en un type des person- nahtés éparses et apportent à la conscience du genre humain des personnages nouveaux; est-ce qu'on ne croit pas à l'existence de Don Quichotte comme à celle de César ? Shakespeare est quelque chose de formi- dable sous ce rapport: ce n'était pas un homme, mais un continent ; il y avait des grands hommes en lui, des foules entières, des paysages ; ils n'ont pas besoin de faire du style, ceux-là, ils sont forts en dépit de toutes les fautes et à cause d'elles ; mais nous, les petits, nous nevalonsque par l'exécution achevée. Hugo en ce siècle enfoncera tout le monde quoi qu'il soit plein de mau- vaises choses, mais quel souffle ! Quel souffle ! Je ha- sarde ici une proposition que je n'oserais dire nulle part : c'est que les très grands hommes écrivent sou- vent fort mal et tant mieux" pour eux. Ce n'est pas qu'il faut chercher l'art de la forme, mais chez les seconds (Horace, Labruyère), il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux et puis s'en séparer pour toujours. Comme instruction technique on trouve plus de profit à tirer des génies savants et habiles. Adieu, j'ai été dérangé tout le temps de ma lelUe, elle ne doit pas avoir le sens commun.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 139

A la même.

Croisset, nuit de vendredi à samedi, 2 heures.

Je t'écris ce soir, parce que voulant t'envoyer dimanche mon avis sur ta pièce que j'attends avec impatience, cela ferait un retard qui te semblerait trop long. J'avais oublié de te parler de Cuvillier Fleury ; quel crûtin! quelle école que celle des Cuvil- lier, Saint-Marc Girardin, Nisard, les prétendus gens de goût, les prétendus classiques, braves gens qui sont peu braves et étaient destinés par la nature à être des professeurs de si.\ième. Voilà pourtant ce qui nous juge ! Quoi qu'il en soit, Cuvillier t'admire beaucoup, cela perce et c'est un bon article au sens profitable du mot, riwimora/i/el'a choqué, ce monsieur! que dis-tu du reproche d'égoïsme à propos des résidences royales? Quand je te disais que ton titre était mauvais, avais- je tort? Yoilà deux articles favorables, celui de Jour- dan et celui de CuvilUer l'on n'a trouvé guère à faire que des blagues sur ce malencontreux titre pré- tentieux, retire de ces critiques le blâme à l'occasion du titre et U ne reste presque rien ; c'était donner à mordre.

L'histoire de Gagne me touche beaucoup, pauvre homme ! pauvre homme ! quel enseignement que ces fohes-là et quelle terrible chose. J'ai appris ces jours- ci l'internemenl à Saint-Yon (maison de fous de Rouen) d'un jeune homme que j'ai connu au collège; U y a un an j'avais de lui un volume de vers stupides, mais la préface m'avait remué comme bonne foi, enthou- siasme et croyance; j'ai su qu'il \dvait comme moi à la campagne tout seul et piochant tant qu'il pou- vait, les bourgeois le méprisaient beaucoup ; il était (disait-il) en butte à des calomnies, à des outrages,

uo

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

■■.» ij' '

il avait tout le martyre des génies méconnus, il est devenu fou, le voilà délirant, hurlant et avec des dou- ches ; qui me dit que je ne suis pas sur le même che- min? Où est la limite de l'inspiration à la fohe, de la stupidité à l'extase? ne faut-il pas pour être artiste voir tout d'une façon différente de celle des autres hommes? l'art n'est pas un jeu d'esprit, c'est une atmosphère spéciale ; mais qui dit qu'à force de des- cendre toujours plus avant dans les goufTres pour respirer un air plus chaud on ne finit pas par rencon- trer des miasmes funèbres? Ce serait un joU livre à faire que celui qui raconterait l'histoire d'un homme sain (il Test peut-être, lui?) enfermé comme fou et traité par des médecins imbéciles.

T'ai-je dit que j'ai été il y a quelques jours à un enter- rement (celui d'un oncle de ma belle-sœur)? je com- mence à être las du grotesque des funérailles, car c'est encore plus sot que ce n'est triste. J'ai revu beau- coup de balles rouennaises oubliées, c'est fort. J'étais h côté de doux beaux-frères du défunt qui s'entrete- naient de la taille des arbres fruitiers. Comme c'était au cimetière sont mon père et ma sœur, l'idée m'a pris d'aller voir leurs tombes; cette vue m'a un peu ému; il n'y a rien de ce que j'ai aimé, mais seule- ment les restes de deux cadavres que j'ai contemplés pendant quelques heures. Mais eux ils sont en moi, dans mon souvenir ; la vue d'un vêtement qui leur a appartenu me fait plus d'effet que celle de leurs tom- beaux; idée reçue que l'idée de la tombe, il faut être triste là, c'est de règle ; une seule chose m'a ému, c'est de voir dans le petit enclos un tabouret de jartUn (pareil à ceux qui sont ici) et que ma mère sans doute y a fait porter: c'est une communauté entre ce jardin- et l'autre, une extension de sa vie sur cette mort et

tOtOKSl

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBI-RT.

141

*JttiiD5,i;.,.

'kmènieri:,

'rit. c'e^l ij,, forc« de dt^

anjolilinei ^«l'nQhoinïïK.

mi w',?jeconi-

iJtâii-

'est(ort.J't;(ii

flfDT,

îomme une continuité d'existence commune à tra\ers es sépulcres. Les anciens se privaient de toutes ces jaletés de charognes, la poussière humaine mêlée l'aromates et d'encens pommait se tenir enfermée lans les doigts, ou légère conme celle du grand chemin, l'envoler dans les rayons du soleil.

A. la même.

Croisset, nuit de jeudi, 1 heure

La lettre de Victor Hugo (incluse dans la tienne de e matin) ni'afaitun singulier effet, malgré moi tout et vaprès-midi je ne pouvais m'empêcher de reporter Qcs yeux dessus et d'en considérer l'écriture. Je la ;onnaissais pourtant, mais d'où vient qu'elle ne Q'avait jamais causé cette impression? C'est sans loute le sujet et la personne à qui elle était adressée [ui en sont causes. Cela me touchait de plus jjrès, il , en effet être flatté et quelque banales qu'il ait 'habitude de donner ses louanges, ceUes-ci doivent tre sincères. As-tu remarqué comme cette lettre ■crite au courant de la plume est bien taillée de style, :omme c'est carré, coupé? Je n'ai pu m'empêcher dans non contentement naïf de la montrer à ma mère qui 'aaimée.Veux-tuqueje te larenvoie?maisje crois dans es circonstances actuelles qu'il vaut mieux que je la ;arde. Mon vieux culte en a été rafraicM; on aime à 8 voir bien traité par ceux qu'on admire. Comme ils leront oubUés tous les grands hommes du jour quand "f j.;elui-là encore sera jeune et éclatant.

joarettlejaf'lii'M Madame D*** me paraît une femme d'un esprit borné, '''' die et les républicains ses amis; braves petites gens [ui nous ont versés dans la boue et qui se plaignent

ir (■■■"""'" ■■

lie leurs N

UO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

il avait tout le martyre des génies méconnus, il est devenu fou, le voilà déUrant, hurlant et avec des dou- ches ; qui me dit que je ne suis pas sur le même che- min? Où est la limite de l'inspiration à la fohe, de la stupidité à l'extase? ne faut-il pas pour être artiste voir tout d'une façon différente de celle des autres hommes ? l'art n'est pas un jeu d'esprit, c'est une atmosphère spéciale ; mais qui dit qu'à force de des- cendre toujours plus avant dans les gouffres pour respirer un air plus chaud on ne finit pas par rencon- trer des miasmes funèbres? Ce serait un joh hvre à faire que celui qui raconterait l'histoire d'un homme sain (n l'est peut-être, lui?) enfermé comme fou et traité par des médecins imbéciles.

T'ai-je dit que j'ai été il y a quelques jours à un enter- rement (celui d'un oncle de ma belle-sœur) ? je com- mence à être las du grotesque des funérailles, car c'est encore plus sot que ce n'est triste. J'ai revu beau- coup de balles rouennaises oubliées, c'est fort. J'étais à côté de deux beaux-frères du défunt qui s'entrete- naient de la taille des arbres fruitiers. Comme c'était au cimetière sont mon père et ma sœur, l'idée m"a pris d'aller voir leurs tombes ; cette vue m'a un peu ému; il n'y a rien de ce que j'ai aimé, mais seule- ment les restes de deux cadavres que j'ai contemplés pendant quelques heures. Mais eux ils sont en moi, dans mon souvenir ; la vue d'un vêtement qui leur a appartenu me fait plus d'effet que celle de leurs tom- beaux; idée reçue que l'idée de la tombe, il faut être triste là, c'est de règle ; une seule chose m'a ému, c'est de voir dans le petit enclos un tabouret de jardin (pareil à ceux qui sont ici) et que ma mère sans doute y a fait porter; c'est une communauté entre ce jardin- et l'autre, une extension de sa vie sur cette mort et

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 141

comme une continuité d'existence commune à travers les sépulcres. Les anciens se privaient de toutes ces saletés de charognes, la poussière humaine mêlée d'aromates et d'encens pouvait se tenir enfermée dans les doigts, ou légère conme celle du grand chemin, s'envoler dans les rayons du soleil.

A. la même.

Croisset, nuit de jeudi, 1 heure

La lettre de Victor Hugo (incluse dans la tienne de ce matin) nl'afaitun singuher effet, malgré moi tout cet après-midi je ne pouvais m'empêcher de reporter mes yeux dessus et d'en considérer l'écriture. Je la connaissais pourtant, mais d'où \ient qu'elle ne m'avait jamais causé cette impression? C'est sans doute le sujet et la personne à qui elle était adressée qui en sont causes. Cela me touchait de plus près, il a en effet être flatté et quelque banales qu'il ait l'habitude de donner ses louanges, ceUes-ci doivent être sincères. As-tu remarqué comme cette lettre écrite au courant de la plume est bien taillée de style. comme c'est carré, coupé? Je n'ai pu m'empêcher dans mon contentement naïf de la montrer à ma mère qui l'a aimée.Veux-tuqueje te larenvoie?maisje crois dans les circonstances actucUes qu'il vaut mieux que je la garde. Mon ^àeux culte en a été rafraîchi; on cdme à se voir bien traité par ceux qu'on admire. Comme ils seront oubUés tous les grands hommes du jour quand celui-là encore sera jeune et éclatant- Madame D*** me paraît une femme d'un esprit borné, elle et les républicains ses amis ; braves petites gens qui nous ont versés dans la boue et qui se plaignent

142 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

de la route, les voilà maintenant qui gueulent comme des bourgeois contre Proudhon sans en comprendre un seul mot; cette caste du National a toujours- été aussi étroite que celle du faubourg Saint-Germain; ce sont dessecs en Littérature, en politique ils se crampon- nent aussi à un passé perdu. Je ne partage pas da- vantage son admiration pour le sieur Lamartine qu'elle compare à Tacite, le malheureux! lui Tacite! J'ai lu justement ce portrait de Napoléon dont elle parle. La- martine l'y accuse d'aimer la table, d'être gras, etc. Quand est-ce donc que l'on fera de l'histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine d'aucun des personnages, quand est-ce qu'on écrira les faits au point de vue d'une blague su-périeure, c'est-àrdire comme le bon Dieu les voit, d'en haut. C'est une femme curieuse du reste, elle représente bien ce cer- tain milieu du monde, stérile et convenable.

La dame de Saint-Maur me parait dans une bonne passe, elle ht aussi Tacite, elle, quelle rage de sérieux! tu me dis qu'il t'est difficile de létudier. Comme le fac- tice pourtant se constitue d'après des règles, qu'il se moule sur un type, il est plus simple que le naturel, lequel varie suivant les hldi^iduahtés. Je te déclare, quant à moi, que je ne crois pas un mot de toutes ses spiritualités, la fureur contre les mâles pour le moment ^"ient de quelque morsure récente ; c'est tout au fond, et à ce propos permets-moi de t'envoyer l'axiome sui- vant: les femmes se défient trop des hommes en général et pas assez en particulier (pénétre-toi de cette vérité), elles nous jugent tous comme des monstres, mais au milieu des monstres il y a un ange (un cœur d'élite, etc.), nous ne sommes ni monstres ni anges ; si tu voulais je te ferais faire des progrès dans la connaissance de notre sexe (jue je ne soutiens nullement mais que

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 143

j*explique, il en est de cette question-là comme de 3ello de Paris et de la province. Quand on me dit du mal de l'un aux dépens de l'autre j'abonde toujours dans le sens de celui qui parle et j'ajoute, en finissant, que je pense exactement la même chose de l'autre partie en litige.

Je lisles voyages du Président, c'est splendide ; il laut ;et il s'y prend bien) que l'on arrive à n'avoir plus une idée, à ne plus respecter rien; si toute moralité est inutile pour les sociétés de l'avenir qui, étant organisées :omme des mécaniques, n'auront pas besoin d'âme, il prépare la voie (je parle sérieusement, je crois que c'est sa mission). A mesure que l'humanité se perfec- tionne l'homme se dégrade; quand tout ne sera plus qu'une combinaison économique d'intérêts bien contre- bnlancés, à quoi servira la vertu? Quand la nature sera tillement esclave qu'elle aura perdu ses formes ori- ginales, où sera la plastique? etc. En attendant nous allons passer dans un bon état opaque. Ce qui me divertit là-dedans, ce sont les gens de lettres qui croyaient voir revenir Louis XIV, César, etc., une époque l'on s'occuperait d'art, c'est-à-dire de ces messieurs; Fintelligence allait fleurir dans un petit parterre anodin soigneusement ratissé par monsieur le préfet de police. Ah! Dieu merci, ce qui en reste n'a pas la vie dure. Ces bons journaux, on va donc les sup- primer; c'est dommage, ils étaient si indépendants et si libéraux, si désintéressés ! On s'est moqué du droit <iivin et on l'a battu, puis on a exalté le peuple, le suffrage universel, et enfin c'a été l'ordre; il faut qu'on ait la conviction que tout cela est aussi bête, usé, vide que le panache blanc d'Henri IV et le chêne de saint Louis. Mort aux mythes! Quant à ce fameux mot « que ferez-vous ensuite? Que mettrez-vous à la

144 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

place? » il me paraît inepte et immoral, tout ensemble; inepte, car c'est croire que le soleU ne luira plus parce que les chandelles seront éteintes ; immoral, car c'est calmer l'injustice avec le cataplasme de la peur; et dire que tout cela vient de la littérature pourtant, songer que la plus mauvaise partie de 93 vient du latin! La rage du discours de rhétorique et la manie de repro- duire des types antiques (mal compris) ont poussé des natures médiocres à des excès qui l'étaient peu. Main- tenant nous allons retourner aux petits amusements des anciens jésuites, à l'acrostiche, aux poèmes sur le café ou le jeu d'échecs, aux choses ingénieuses, au suicide. Je connais un élève de l'école normale qui m'a dit que l'on avait puni un de ses camarades (qui doit sortir dans six mois professeur de rhétorique) comme coupable d'avoir lu la Nuuvelle-Héio'ise qui est un mauvais livre. Je suis lâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents ans, mais je ne voudi'ais pas naître maintenant et être élevé dans une si fétide époque. Je travaille un peu mieux, à la fin de ce mois j'es- père avoir fait mon auberge; l'action se passe en trois heures. J'aurai été plus de deux mois. Quoi qu'il eu soit, je conmience à m'y reconnaître un peu, mais je perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des pages entières que je supprime ensuite complètement, sans pitié, comme nuisant au mouvement. Pour ce passage-là, en efï'et, il faut en composant que j'en embrasse du même coup d'oeil une quarantaine au moins. Une fois sorti de et dans trois ou quatre mois environ, quand mon action sera bien nouée, ça ira. La troisième partie devra être enlevée et écrite d'un seul trait de plume. J'y pense souvent et c'est là, je crois, que sera tout l'effet du livre. Mais il faut tant se méfier des endroits qui semblent beaux d'avance.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 145

Juand nous nous verrons dans un petit mois fais-moi Denser h te parler de l'Acropole et comment je com- Drends le sujet.

A la même.

Croisset, mardi soir, 1852.

Ce ne sera pas au commencement de la semaine prochaine que nous nous verrons, mais vers la fm ou le commencement de l'autre. Je suis si long à me i-emettre au travail après chaque temps d'arrêt que je veux m'être taillé un peu de besogne pour mon retour •t ne pas perdre ensuite un temps considérable à re- liercher les idées que j'ai maintenant. J'écris d'es- 1 lusse en esquisse, c'est le moyen de ne pas perdre out à fait le fil, dans une machine si compliquée ■ious son apparence simple. J'ai lu à Bouilhet di- [11 anche les vingt-sept pages peu près finies) qui -ont l'ouvrage de deux grands mois; il n'en a point ;;té mécontent et c'est beaucoup, car je craignais que ce ne fût exécrable; je n'y comprenais presque plus rien moi-même et puis la matière était tellement ingrate pour les effets de style! c'est peut-être s'en être bien tiré que de l'avoir rendue passable. Je vais entrer mainte- nant dans des choses plus amusantes à faire. lime faut encore quarante à cinquante pages avant d'être en plein adultère; alors on s'en donnera et elle s'en donnera, ma petite femme.

J'ai fait redemander mes notes sur la Grèce ainsi qu'un excellent itinéraire que j'avais prêtés à Cliéruel (professeur à l'École normale), je t'apporterai cela, ça pourra te servir pour l'Acropole, il y a moyen sur ce sujet de faire de beaux vers.

II. 13

i46 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Quel temps ! Quelle pluie ! Et quel vent ! les feuilles jaunes passent sous mes fenêtres avec furie. Mais, chose étrange, toutes les nuits sont plus calmes; entre moi et le paysage qui m'entoure il y a concordance de tempérament. La sérénité à tous deux nous re\ient aA-ec la nuit. Dès que le jour tombe il me semble que je me réveille. Je suis loin d'être l'homme delà nature qui se lève avec le soleil, s'endort comme les poules, boit l'eau des torrents, etc. Il me faut une "\'ie factice et des milieux en tout extraordinaires. Ce n'est point un vice d'esprit, mais toute ime constitution de l'homme; reste à savoir, après tout, si ce que l'on appelle le factice n'est pas une autre nature. L'anormahté est aussi légitime que la règle. Je viens de finir le PéyHclès de Shakespeare, c'est atrocement difficile et prodi- gieusement gaillard, U y a des scènes de b ces

dames et ces messieurs parlent un langage peu acadé- mique; c'est agréablement bourré de plaisanteries obscènes. Mais quel homme c'était! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits à côté et paraissent légers surtout. Lui U avait les deux éléments, imagination et observation et toujours large! toujours! « Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. » C'est bien le cas de le dire. Il me semble que si je voyais Shakes- peare en personne, je crèverais de peur.

Je vais me mettre, quand je t'aurai vue, à Sophocle que je veux savoir par cœur ; la bibliothèque d'un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu'il faut relire tous les jours. Quant aux autres il est bon de les connaître et puis c'est tout. Mais c'est qu'il y a tant de manières différentes de Ure, et cela demande aussi tant d'esprit que de bien lire ! De suite pendant que j'y pense (car depuis trois jours

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 147

'ai peur de l'oublier), ma petite dissertation gramma- icale cl propos de saisir. Il y a deux verbes : saisi?' ;iirnifie prendre tout d'un coup, empoigner, et se saisir le veut dire s'emparer, se rendre maître. Dans 'exemple que tu me cites « le renard s'en saisit », ça /eut dire le renard s'en empare, en fait son profit, il y i donc avec le pronom, tout ensemble, idée d'accapa- Tment et de ■vitesse (ainsi avec le pronom le verbe comporterait toujours une idée d'utilité ultérieure), nais saisîj' s'emploie tout seul pour dire prendre, exemple : « Saisissez-vous de cette anguille-là, je ne Deux la saisir, elle me glisse des mains. » Je ne me rap- pelle point tes deux vers, chère muse, mais il y a, il Tie semble, quelque chose comme cette tournure : se saisissait des brins de paille... ce qui est lent d'ailleurs 2t impropre, comme tu vois. J'attends la Paijsanne avec impatience, mais ne te presse point, prends tout ton temps. Ce sera bon; tous les perruquiers sont d'accord à dire que plus les chevelures sont peignées plus elles sont luisantes. Il en est de même du style, la correction fait son éclat. J'ai relu hier à cause de toi la Pente de la Rêverie, eh bien, je ne suis pas de ton a^^s. Ça a une grande allure, mais c'est mou, un peu, et peut-être le sujet même échappait-il au vers? Tout ne se peut pas dire, l'art est borné si l'idée ne l'est pas; en fait de métaphysique surtout, la plume ne va pas bien, car la force plastique défaille toujours à rendre ce qui n'est pas très net dans l'esprit.

Je vais lire V Oncle Tom en anglais. J'ai, je l'avoue, un préjugé défavorable à son endroit. Le mérite littéraire seul ne donne pas de ces succès-là. On va loin comme réussite, lorsqu'à un certain talent de mise en scène et à la facilité de parler la langue de tout le monde, on joint l'art de s'adresser aux passions du jour, aux

148 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

questions du moment. Sais-tu ce qui se vend le plus annuellement? Faublas et l'Amour congugal, deux productions ineptes. Si Tacite revenait au monde il ne se vendrait pas autant que M. Thiers. Le public respecte les bustes, mais les adore peu, on a pour eux une admiration de convention et puis c'est tout; le bourgeois (c'est-à-dire l'humanité entière maintenant, y compris le peuple) se conduit envers les classiques comme envers la religion, il sait qu'ils sont, serait fâché qu'ils ne fussent pas, comprend qu'ils ont une certaine utilité très éloignée, mais il n'en use nulle- ment et ça l'embête beaucoup, voilà.

J'ai fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin, je connais Rouge et Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis, mais c'est encore une drôle de caste que celle des gens de goût, ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C'est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d'admiration devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d'être obscurs. Quant àBayle, je n'ai rien compris à l'enthou-i siasme de Balzac pour un semblable écrivain, après avoir lu Rouge et Noir; en fait de lectures, je ne déhs pas Rabelais et Don Quichottele dimanche avec Bouilhet.i

Quels écrasants hvres ! ils grandissent à mesure qu'on les contemple, comme les pyramides, et on finit presque par avoir peur. Ce qu'il y a de prodigieux dans Don Quichotte c'est l'absence d'art et cette per- pétuelle fusion de l'illusion et de la réalité qui en fait un li^^"e si comique et si poétique. Quels nains que tous les autres à côté. Comme on se sent petit, mon Dieu ! comme on se sent petit !

COKRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. \'iO

Je ne travaille pas mal, c'est-à-dire avec assez de cœur, mais c'est diflicile d'exprimer bien ce qu'on n'a jamais senti, il faut de longues préparations et se creuser la cervelle diablement afin de ne pas dt'pas- ser la limite et l'atteindre tout en môme temps. L'enchaînement des sentiments me donne un mal de chien et tout dépend de dans ce roman, car je maintiens qu'on peut tout aussi bien amuser avec des idées qu'avec des faits, mais il faut pour ra qu'elles découlent l'une de l'autre comme de cascade en cas- cade et qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu du frémissement des phrases et du bouillonnement des métaphores. Quand nous nous reverrons j'aurai fait un grand pas, je serai en plein amour, en plein sujet et le sort du bouquin sera décidé, mais je crois que je passe maintenant un défilé dangereux. J'ai aussi parmi les haltes de mon travail ta belle et bonne figure au bout, comme des temps de repos; notre amour parla est une espèce de signet que je place d'avance entre les pages et je rêve d'y être arrivé de toutes façons. Pourquoi ai-je sur ce livre des inquié- tudes comme je n'en ai jamais eu sur d'autres ? est- ce parce qu'il n'est pas dans ma voie naturelle et pour moi au contraire tout en art, en ruses? Ce m'aura toujours été une gymnastique furieuse! et longue. Un jour, quand j'aurai un sujet à moi, un plan .de ines entrailles, tu verras, tu verras! J'ai fini aujourd'hui Perse, je vais de suite le rehre et prendre des notes, tu dois être à l'Ane d'or, maintenant, j'at- tends tes impressions.

Ne t'occupe de rien que de toi, laissons l'Empire marcher, fermons notre porte, montons au plus haut de notre tour d'ivoire, sur la dernière marche, le plus près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n'est-ce

13.

150 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

pas? mais qu'importe ! on voit les étoiles briller clair

et 1 on n entend plus les dindons.

A la même.

Croisset, jeudi, 1 heure d'après midi.

Je vais envoyer au chemin de fer tout à l'heure (en même temps que cette lettre à la poste) un

IT, 'T/rr^"* *'' ^'""' «^^^^«crits de la Paysanne, \e Richard m que je n'ai pas eu le temps de lire et un volume de gravures antiques afin de donner un peu de poids au paquet et qui te sera peut-être utile Sois sans cram;,., le planque Bouilhet t'a envoyé lundi avait été la veille arrêté par nous deux, de même que les corrections que tu trouveras en marge de ton ma- nuscrit sont no. corrections. Quand je dis corrections c est plutôt observations, car nous n'avons rien corrigé mais enfin nous avons bien passé à ce travaU trois bonnes heures dimanche soir et je n'ai rien omis d important. J'en suis sûr. Quant à ce qui t'arrête pour la fin, pourquoi donc t'embarrasses-tu? tu n'as pas besoin de préciser l'époque, peins vaguement la Aie de Jean a 1 armée et le temps qu'H y reste, l'idée des mvahdes est mauvaise d'ailleurs ; si les pontons à ; ^ause de la date te gênent, tu peux le faire prisonnier . en Sibérie et revenant à pied à travers l'Europe au bout de longues années (mais ne t'aAâse pas alors de mepemdre son voyage et surtout pas d'effet de nei-e cela gâterait ta comparaison des vaisseaux dans îes mers de glace qui est plus haut), ne te dépêche pas T'ennent. '"'''''''''' '' ^"^^^^^ a"^ les bonnes te J'ai lu le Livre posthume; est-il pitoyable, liein? U

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. loi

me semble que notre ami Du Camp se coule. On y sent un épuisement radical; il joue de son reste et souine sa dernière note. Ce qui m'a particulièrement fait rire c'est que lui, qui me reproche tant de me mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans cesse de lui, il se complaît jusqu'à son portrait phy- sique ; ce Uvre est odieux de personnaUté et de pré- tentions de toute nature. S'il me demande jamais ce que j'en pense je te promets que je lui dirai ma façon de penser entière et qui ne sera pas douce. Comme il ne m'a pas épargné les a^•is quand je ne le priais nullement de m'en donner ce ne sera que rendu. Il y a dedans une petite phrase à mon intention et faite exprès pour moi : « la soUtude qui porte à ses deux sinistres mamelles l'égoïsme et la vanité ». Je t'assure que ça m'a fait rire; égoïsme soit, mais vanité non. L'orgueil est une bête féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts, la vanité au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavarde en pleine lumière; je ne sais si je m'abuse (et ici ce serait de la vanité), mais il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence da Novembre et un brouillard de moi, qui pèse sur le tout ; ne serait-ce que le désir de la Chine à la fin : « dans un canot allongé, un canot de bois de cèdre dont les avirons minces ont l'air de plumes, sous une voile de bambous tressés, au bruit du tam-tam et des tam- bourins, j'irai dans le pays jaune que l'on appelle la ! Chine », etc. Du Camp ne sera pas le seul sur qui j'aurai laissé mon empreinte, le tort qu'il a eu c'est de la recevoir; je crois qu'il a agi très naturellement en tâchant de se dégager de moi, il suit maintenant sa voie; mais en httérature il se souviendra de moi longtemps.

152 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Je SUIS communiquant et débordant (je l'étais est plus vrai) et, quoique doué d'une grande faculté d'imi- tation, toutes les rides qui me viennent en grima- çant ne m'altèrent pas la ligure. Bouilhet est le seul homme au monde qui nous ait rendu justice là-des- sus, à Maxime et à moi; il a reconnu nos deux natures distinctes et l'abîme qui les séparait. Quant à lui, Bouilhet, il faut que tous deux nous vahons quelque chose, puisque depuis sept ans que nous nous commu- niquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé respectivement notre physionomie individuelle.

Yoilà le sieur Augier employé â la police ! Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intel- Ugente fonction que celle de Ure les h^Tes destinés au colportage! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre ces gaillards-là ! c'est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la littéra- ture qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur I mais on a une place, de l'importance, on dîne chez le ministre, etc., et puis il faut dire le vrai, il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir, la poésie et lahberté; les gens de goût se chargent d'exterminer lune, comme les gens d'ordre de poursuivTe l'autre. Rien ne plaît davantage à certains esprits français, raison- nables, peu aUés, esprits poitrinaires à gilet de fla- nelle, que cette régularité toute extérieure qui indigne si fort les gens d'imagination; le bourgeois se rassure à la vue d'un gendarme et l'homme d'esprit se dé- lecte à celle d'un critique; les chevaux hongres sont applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance d'embêtement pour nous n'est-il pas armé le double entraveur qui a, tout à la fois dans ses attributions, le sabre du gendarme et les ciseaux du critique. Augier

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 153

sans doute croit faire quelque chose de très bien, acte dégoût, rendre des ser\dces.La censure quelle qu'elle soit me paraît une monstruosité, une chose pire que l'homicide; l'attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme, La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain. La malédiction des juifs n'a peut-être pas d'autre signification, ils ont crucifié l'homme- parole, voulu tuer Dieu; les républicains là-dessus m'ont toujours révolté. Pendant dix-lmit ans, sous Louis-PhiUppe, de quelles déclamations vertueuses n'a- t-onpas été étourdi! qui n'a pas jeté les plus lourds sar- casmes à l'école romantique, laquelle ne réclamait en définitive, comme on dirait maintenant, que le libre échange! Ce qu'il y a de comique ce sont les grands mots, « mais que deviendrait la société » et les comparai- sons : « laissez-vous jouer les enfants avec des armes à feu? » Il semble à ces braves gens que la société tienne à deux on trois chevilles pourries et que si on les retire tout va crouler, ils la jugent (et cela d'après les vieilles idées) comme un produit factice de l'homme, comme une œuvre exécutée d'après un plan. De les récriminations, malédictions et pré- cautions. La volonté individuelle de qui que ce soit n'a pas plus d'influence sur l'existence ou la destruc- tion de la civilisation qu'elle n'en a sur la pousse des arbres ou la composition de l'atmosphère; vous apporterez, ô grand homme, un peu de fumier ici, un peu de sang là, mais la force humaine, une fois que vous serez passé, continuera de s'agiter sans vous; elle roulera votre souvenir avec toutes ses autres feuilles mortes ; votre coin de culture disparaîtra sous l'herbe, votre peuple sous d'autres invasions, votre religion sous d'autres philosophies et toujours, tou- jours, hiver, printemps, été, automne, sans que les

1:54 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

fleurs cessent de pousser et la sève de monter.

C'est pourquoi ï Oncle Torn me parait un livre étroit; il est fait à un point de vue moral et religieux, il fallait le faire à un point de vue humain. Je n'ai pas besoin, pour m'altendrir sur un esclave que l'on tor- ture, que cet esclave soit brave homme, bon père, bon époux et chante des hymnes et Use l'Evangile et pardonne à sesbourreaux, ce qui de\ientdu sublime, de l'exception et dès lors une chose spéciale, fausse. Les quaUtés de sentiment, et il y en a de grandes dans ce hvre, eussent été mieux employées si le but eût été moins restreint. Quand il n'y aura plus d'esclaves en Amérique ce roman ne sera pas plus vrai que toutes les anciennes histoires l'on représentait invariablement les mahométans comme des mons- tres ; pas de haine ! pas de haine ! et c'est du reste ce qui fait le succès de ce hvre, il est actuel; la vérité seule, l'éternel, le Beau pur ne passionne pas les masses à ce degré-là. Le parti pris de donner aux noirs le bon côté moral arrive à l'absurde dans le personnage de Georges par exemple, lequel panse son meurtrier tandis qu'il devraitpiétiner dessus, etc., et qui rêve une civiUsation nègre, un empire afri- cain, etc., la mort de la jeune Saint-Claire est celle d'un ange, pourquoi cela? je pleurerais plus si c'était une enfant ordinaire. Le caractère de sa mère est forcé, malgré l'apparente demi-teinte que l'auteur y a mise ; au moment de la mort de sa fille, elle ne doit plus penser à ses migraines. Mais il fallait faire rire le parterre, comme dit Rousseau.

Il y a du reste de jolies choses dans ce li\Te, le caractère de Halley, la scène entre le sénateur et sa femme miss OphéUa, l'intérieur de la maison Legru, une tirade de miss Cussv, tout cela est bien fait;

CORUESPÛNDANCE DE G. FLAUBERT. io5

puisque Tom est un mystique, je lui aurais voulu plus de lyrisme (il eût été peut-être moins vrai comme nature), les expressions des mères avec leurs enfants àunt arcliirépétées, c'est comme le journal du sieur Saint-Claire qui revient à toute minute. Les réflexions Je l'auteur m'ont irrité tout le temps, est-ce qu'on a besoin de faii'e des réflexions sur l'esclavage? Montrez- le, voilà tout. C'est ce qui m'a toujours semblé foit dans le Dernier jour d'un condamné^ pas une réllexion sur la peine de mort (il est vrai que la pré- face échine ce livre, si le livre pouvait être échiné) r regarde dans le Marchand de Venise si l'on déclame contre l'usure ; mais la forme dramatique a cela de bon, elle annule l'auteur. Balzac n'a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, cathoUque, aristocratique. L'auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l'univers, présent partout, et visible nulle part; l'art étant une seconde nature, le créateur de cette nature- doit agir par des procédés analogues; que l'on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impas- sibihté cachée, infmie ; l'effet pour le spectateur doit être une espèce d'ébahissement. Comment tout cela s'est-il fait? doit-on dire, et qu'on se sente écrasé sans savoir pourquoi; l'art grec était dans ce principe-là, et pour y arriver plus vite il choisissait ses personnages dans des conditions sociales exceptionnelles, rois, dieuXj demi-dieux ; on ne vous intéressait pas avec vous-mêmes, le divin était le but.

A Louis Bouilhet.

Croisset, 25 décembre 1852.

Je ne sais si tes deux collaborateurs s'en sont doutés ni si toi-même en as conscience, mais tu as

do6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

fait sur mademoiselle Chéron quatre vers sublimes , de génie ! J'en ai été ébloui. Ce billet n'a d'autre but que de t'en faire part. Ta pièce est d'une fantaisie transcen- dante. Cet amour dans une poitrine maigre comme un oiseau dans une cage ! superbe! superbe!

Quant à tout le reste de ta bonne longue et triste lettre, tu es un couillllon avec toutes sortes d'/ mouillés. Mais j'espère la semaine prochaine replan- ter un bâton dans le corps de ton énergie pour la faire se tenir belle et droite comme une poupée de Nurem- berg.

Sais-tu qu'on "^ient de découvrir à Madagascar un oiseau gigantesque qu'on appelle rKpyorius? Tu ver- ras que ce sera le Dinorius et quil aura les ailes rouges.

Fais-moi le plaisir, aussitôt ton arrivée à Rouen, de me faire parvenir un mot qui me dise le jour je te verrai positivement; car de mardi soir à ven- dredi j'en serai tellement troublé et impatient (jue je nen viv7'ai pas. Tu connais mes manies.

Je vais ce soir diner chez Acliille. Diner de sheik! Champagne ! anniversaire de la naissance de la maî- tresse de la maison ! Fête de famille ! tableau.

A M"'' X...

Croisset, uuit de jeudi, 1 heure.

Depuis samedi j'ai travaillé de grand cœur et d'une façon débordante, lyrique; c'est peut-être une atroce ratatouille, tant pis, ça m'amuse pour le moment dussé-je plus tard tout effacer, comme cela m'est ar- rivé maintes fois. Je suis en train d'écrire une ^isite à une nourrice, on va par un petit sentier et on re%'ient

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 157

;ir un autre, je marche comme tu le vois sur les bri- es du Livre posthume^ mais je crois que le paral- ■le ne m'écrasera pas. Cela sent un peu mieux la impagne, le fumier et les couchettes que la page de ' otre ami. Tous les Parisiens voient la nature d'une iron élégiaque et proprette, sans bouse de vaches t sans orties ; ils l'aiment comme les prisonniers

nu amour niais et enfantin, cela se gagne tout jeune JUS les arbres des Tuileries; je me rappelle à ce pro- os une cousine de mon père qui, venant une fois (la Mlle que je l'aie vue) nous faire -visite à Déville, uuiait, s'extasiait, admirait. « Oh ! mon cousin, me dit- Ile, faites-moi donc le plaisir de me mettre un peu

fumier dans mon mouchoir de poche, j'adore cette (hur-là », mais nous que la campagne a toujours niliétés et qui l'avons toujours vue, comme nous en ou naissons d'une façon plus rassise toutes les sa- luis et les mélancolies!

( : est bien bon ce que tu me dis de l'histoire Roger (• Beauvoir, l'écharpe passant de la voiture, etc. Oh! ■s sujets, comme il y en a !

T'aperçois-tu que je deviens moraUste ? est-ce un igue de vieillesse? mais je tourne certainement à la aute comédie, j'ai quelquefois des prurits atroces l'on gueuler les humains et je le ferai à quelque jour, iaus dix ans d'ici, dans quelque long roman à cadre arge; en attendant une vieille idée m'est revenue, à ■avoir celle de mon dictionnaire des idées reçues sais-tu ce que c'est?), la préface surtout m'excite fort, t lie la manière dont je la conçois (ce serait tout un ivre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j'y ittaquerais tout; ce serait la glorification historique le tout ce qu'on approuA-e; j'y démontrerais que les najorités ont toujours eu raison, les minorités tou- 11. 14

158 CORRESPONDAN( ui: i}. FLAUBEni.

jours tort. J'immolerais J^ grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs ùous les bourreaux, et cela dans un slylo poussé à ou ince, k fusées. Ainsi pour la Littérature, j'établirais ce li serait facile, à savoir que le médiocre étant à la po ée de tous est le seul lér^i. time et qu'U faut donc h nir toute espèce dorigina- nté comme dangereuse, )tte, etc. Cette apologîe de la canaUlerie humaine si toutes ses fa< r-s, iro°nique et hurlante d'un boutai ' ' " , ' tinnc i

preuves (qui prouvLMidf effrayants ( ce serait finir une fois pour t quelles qu'elles soient, démocratique moder Fournier que les gra les et c'est dans ce bu On y trouverait donc ^s sujets possibles (o un homme conve crois que l'ens \/k 11 faudrait q lot

U

se

»t|

IIX

.W^'

qu

CORRESPONDANCE DE G- FLAL'

l€S uns en chaises à porteurs, daiUi t et les plus éloignés montés sur J' s des tigres, sur des aigles », et dire q Français \ivront Boileau passera poi grand poète que cet homme-là. Il faut en France, on la déteste, et de tous n'y a peut-être que Ronsard qui ait » ment un poète comme on l'était dar Time on l'est dans les autres pays, eut-être les formes plastiques nul ites, redites, c'était la part de- [ reste c'est l'extérieur de Vhou , mais qui échappe bien da\an fs de la forme; aussi je crois que de naître, n attend son Homèn'. < Balzac s'il eût su écrire! mai^ il ■ela. Un artiste, après tout, naui lit pas eu cette ampleur. ce qui manque à la société' n "Christ, ni un Washington, ni i . 'ist un Aristophane, ni.u.- 'ic; et puis à quoi h'ni n )UJours raisonner, bava ^ faire de théorie, san-^ i des couleurs, ni de la durée de nos œuv ut un épouvantable ent, j'étais en Ira des moucheror dans un mi 1 grand vent tourdit tout imamère, qi pour me di

RT. lo9

en cabriolets éphants, sur tant que les être un plus guiser la poésie s écrivains il tout simple- l'antiquité et

lies été toutes miers; ce qui le, plus com- ge aux condi- roman ne fait el homme eût lui a manqué t pas tant fait,

lerne ce n'est Socrate, ni un l serait lapidé s inquiéter de er ? Peignons, as inquiéter de > dimension de s.

ent, les arbres

ce soir d'écrire

des herbes au

•u contraire et

H charmé toute

isemble; j'avais

est entrée à dix

adieu, m'a fait

158

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

jours tort. J'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi pour la littérature, j'établirais ce qui serait facile, à savoir que- le médiocre étant à la portée de tous est le seul légi- time et qu'il faut donc honnir toute espèce d'origina- lité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique- et hurlante d'un bout à l'autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile) est dans le but d'en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu'elles soient. Je rentrerais par dans l' idée- démocratique moderne d'égahté, dans le mot de Fournier que les grands hommes deviendront inuti- les et c'est dans ce but, dirais-je, que ce UA're est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique sur tous les sujets possibles tout ce quil faut dire en société pour être U7i homme convenable et aimable.

Je crois que l'ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que dans tout le cours du livre Q n'y eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler de peur de dire naturel- lement une phrase qui s'y trouve. Quelques articles du reste pourraient prêter à des développements splen* dides comme ceux de homme, femme, ami, politique, mœurs, magistrat; on pourrait d'ailleurs en quelques lignes faire des types et montrer non seulement ce qu'il faut dire, mais ce qu'il faut paraître.

J'ai lu ces jours-ci les contes de fées de Perrault, c'est charmant, charmant. Que dis-tu de cette phrase r « la chambre était si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait s'étendre », est-ce énorme d'effet, hein? et ceUe-ci : « il vient des rois de fous les pays;

CORRESPONnANCE DE G. FLAUBERT.

lo9

[c me fois (

ors en lîBei;: lO senlemei et

ées de Peri^', de cette fl: ijfleoe lit

e'oDiteiv

!S uns en chaises à porteurs, d'autres en cabriolets t les plus éloignés uiontés sur des éléphants, sur es tigres, sur des aigles », et dire que tant que les lançais vivront Boileau passera pour être un plus land poète que cet homme-là. WioMidéguiseï' la poésie Il France, on la déteste, et de tous ses écrivains il 'y a peut-être que Ronsard qui ait été tout simple- icnt un poêle comme on l'était dans l'antiquité et omme on l'est dans les autres pays, l'eut-être les formes plastiques ont-elles été toutes écrites, redites, c'était la part des premiers; ce qui lous reste c'est l'extérieur de l'homme, plus com- ilexe, mais qui échappe bien davantage aux condi- ions de la forme; aussi je crois que le roman ne fait |uo de naître, il attend son Homère. Quel homme eût ■lé Balzac s'il eût su écrire! mais il ne lui a manqué [ue cela. Un artiste, après tout, n'aurait pas tant fait, l'aurait pas eu cette ampleur.

Ah! ce qui manque à la société moderne ce n'est 3as un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un 1 Voltaire, c'est un Aristophane, mais il serait lapidé par le public ; et puis à quoi bon nous inquiéter de tout cela, toujours raisonner, bavarder ? Peignons, peignons, sans faire de théorie, sans nous inquiéter de la composition des couleurs, ni de la dimension de nos toiles, ni de la durée de nos œuvres.

Il fait maintenant un épouvantable vent, les arbres et la rivière mugissent, j'étais en train ce soir d'écrire une scène d'été avec des moucherons, des herbes au soleil, etc. Plus je suis dans un milieu contraire et mieux je vois l'autre. Ce grand vent m'a charmé toute la soirée, cela berce et étourdit tout ensemble; j'avais les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a fait

158 CORRESPOXDANXE. DE G. FLAUBERT.

jours tort. J'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi pour la littérature, j'établirais ce qui serait facile, à savoir que le médiocre étant à la portée de tous est le seul légi- time et qu'il faut donc honnir toute espèce d'origina- Uté comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d'un bout à l'autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes- effrayants (ce serait facile) est dans le but d'en finir une fois pour toutes avec les excentricités,, quelles qu'elles soient. Je rentrerais par dans l'idée démocratique moderne d'égahté, dans le mot de Fournier que les grands hommes deviendront inuti- les et c'est dans ce but, dirais-je, que ce Uvre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique sur tous les sujets possibles tout ce quil faut dire en société pour être un homme convenable et aimable.

Je crois que l'ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que dans tout le cours du hvrc il n'y eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on l'aurait lu on n'osât plus parler de peur de dire naturel- lement une phrase qui s'y trouve. Quelques article& du reste pourraient prêter à des développements splen- dides comme ceux de homme, femme, ami, politique, mœurs, magistrat; on pourrait d'ailleurs en quelques lignes faire des types et montrer non seulement ce qu'il faut dire, mais ce qu'il faut paraître.

J'ai lu ces jours-ci les contes de fées de Perrault, c'est charmant, charmant. Que dis-tu de cette phrase r « la chambre était si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait s'étendre », est-ce énorme d'effet, hein? et celle-ci : « il vient des rois de fous les pays ;.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. lo9

les uns en chaises à porteurs, d'autres en cabriolets •}t les plus éloignés montés sur des éléphants, sur les tigres, sur des aigles », et dire que tant que les "rançais ^àvront Boileau passera pour être un plus jrand poète que cet homme-là. Uiaiii déguiser la poésie în France, on la déteste, et de tous ses écrivains U l'y a peut-être que Ronsard qui ait été tout simple- 111 ut un poète comme on l'était dans l'antiquité et niume on l'est dans les autres pays.

Peut-être les formes plastiques ont-elles été toutes décrites, redites, c'était la part des premiers; ce qui nous reste c'est l'extérieur de l'homme, plus com- plexe, mais qui échappe bien davantage aux condi- tions de la forme; aussi je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère. Quel homme eût été Balzac s'il eût su écrire ! mais il ne lui a manqué que cela. Un artiste, après tout, n'aurait pas tant fait, n'aurait pas eu cette ampleur.

Ah! ce qui manque à la société moderne ce n'est pas un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un "Voltaire, c'est un Aristophane, mais U serait lapidé par le pubhc ; et puis à quoi bon nous inquiéter de tout cela, toujours raisonner, bavarder ? Peignons, peignons, sans faire de théorie, sans nous inquiéter de la composition des couleurs, ni de la dimension de nos toiles, ni de la durée de nos œuvres.

Il fait maintenant un épouvantable vent, les arbres et la rivière mugissent, j'étais en train ce soir d'écrire une scène d'été avec des moucherons, des herbes au soleil, etc. Plus je suis dans un miheu contraire et mieux je vois l'autre. Ce grand vent m'a charmé toute la soirée, cela berce et étourdit tout ensemble; j'avais les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a fait

160 . CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

pousser un cri de terreur épouvantable, qui l'a effrayée elle-même ; le cœur m'en a longtemps battu et il m'a fallu un quart d'heure à me remettre. Voilà de mes absorptions, quand je travaille. J'ai senti là, à cette surprise, comme la sensation aiguë d'un coup de poignard qui m'aurait traversé l'âme. Quelle pauvre machine que la nôtre et tout cela parce que le petit bonhomme était à tourner une phrase.

Pioche bien la Paysanne, passes-y encore une se- maine, ne te dépêche pas, revois tout, épluche-toi, ap- prends à te critiquer toi-même, ma chère sauvage.

A Louis Bouilhet.

Cejourd'huy, 28 décembre 1852.

En recepvant, à ce matin, la tant vostre gente épis- tre, i'ay esté marry, vrayment ; car es crèbes pe- régrine ma A'ie songeresse, ces jours dominicaux, par ma soif, sont comme oasis lybiques ie me rafraischys à vostre ombraige et en suis-ie demouré méchamque toute la vesprée, ie vous assure. Oyez pourtant. Par affinité despérits animaulx et secrète coniunction d'humeurs abscondes, ie me suys treuvé estre ceste septmaine hallebrené de mesmefascherie, àla teste aussy, au dedans, voyre; pour ce que toutes sortes grouillantes de papuUes, acmyes, phurunques et carbons (allégories innombrables et métaphores incongrues, ie veux dire) tousiours poussoyent emmy mes phrases contaminant par leur luxuriance intem- pestive, la nice contexture d'ycelles ; ou mieux, comme il advint à Lucius CornéUus Sylla, dictateur romain, des poulx et vermine qui issoyent de son derme à si grand foyson que quant et ([uant qu'il en escharbouyl-

couiŒsi'ûNDA.xcE DE G. FLAi:!;:;i:T. t;;i

luit plus en venoyt et estoyt proprement comme ung pourceau et verrat leperoseux, tousiours engendrant ( .irruption de soy-même et si en mourut finalement.

.Vins, vous, tant docte scripteur, qui d'un font ca- balUn espanchez à goulot mirifique vos ondes su- surrantes, de ce souci no vous poinctant, ceste tant robuste pucelle que ha nom Muse, comme bon com- paifrnon et paillard lyrique que estes, tousiours la tabourinez avec angin roide, tousiours la hacquelnitez, la gitonnez, labiscottez, la glossotez, pardevanl, par derrière, en tous accoutremens et langaiges, h la Francoyse, ;i laSinnoyse, a la Latine, à rAloxandrine, à la Saphique, à l'Adonique, à la Dithyrambique, à la Persique, à lÉgyptiacque, en cornette, en camail, sur le coing d'ung tonneau, sur les fleurs d'ung pré, sur les coquilles du rivaige, en plain amphithéâtre en camère privée, briof en toutes postures et occasions.

Je me suys bien délecté ce jourd'huy à vos disti- ques Catulliens. le vouldroys en faire tels, si pou- yois, ie le dys. Comme JuUus Caesar Scahger (ung consommé es lettres anctiques cettuy-là) qui souloyt repéter par enthousiasme, luy plus aimer avoir faict l'ode melpomencenne du bon Flaccus qui' estre roy d'Arragon (ce est une province de Hespaigne, delà les monts Pyrénéans, près Bagnères en Bigorre véroles vont prendre bains pour eux guarryr, allez, si en estes), i'ay donc curiosité véhémente de voir du tout finy votre carmen fossiléen qm estalera la pour- traicture des antiques périodes de la terre et chaos (y devait estre un aage à rire, par la confusion qu'y estoit) et ie cuyde dcsia, par le loppin que i' en con- noys, que sera viande de mardy-gras, régallade de monseigneur, et y fauldra estre moult riche en en- tendement poétique, pour en guster à lourdoys la

14.

162 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

souë ve saveur, comme de Chalibon de Assyrie, de Johan- nisberg de Germanie, de Chiras es mers Indiques, que magnats seuls hument quand ils veulent entregaudyr aux grandes festes et esbattements dépenciers.

Ains n'avez-vous paour, amy, que tousiours couché comme ung veau et roulant la vastitude de ces choses en la sphéréité de vostre entendement, elles ne cata- glyptent une façon de microsme en A^otre personne et ne vous appréhendent vous-même. Ce advient aux femmes engroissées, vous savez, qui appetent man- gier un connil, ie suppose ; à leur fruict qu'elles font, poussent des oreilles de connil sur l'estomach; ou comme enfantelets qui cogitant, dans leurs bers, eux pysser contre un mur, compyssent de vray leurs lin- ceuls; tant le cerveau ha force, ie vous dys, et met tous atosmes en branle ! adonc, vos roignons devien- droyent rochiers et les poils du cul palmiers, et la semence demeurant stagnante es vases spermatiques (comme laictages, l'été, dans les jarres d'argile) se tournerait en crème, et bientôt en beurre, voyre bi- tume plustôt, ou lave volcanique dont on feroyt après des pumices, pour bellement pohr les marbres des palais et sépulchres. Lors, mousse croystrait au fon- dement (lequel tousiours est eschaufîé par vents tié- dis comme es régions équatoriales), fange serait <"*s dents, or en oreilles, nacre es ongles, fucus sur la merde et uystres à l'escalle dans le gozier, yeux ag- grandis et tousiours stillants en place, seraient comme des lunes mortes et perpétuelle exhalaëson poétique, comme l'on voit de l'Etna en Sicile, issoyroit de votre bouche ! Voyageurs lors vdendroient parmilUers spec- ter ce poëte-nature, cet homme-monde et ce rapporte- roit moult argent au portier. le m'esgare, ie croys, et mon devis sent la phréncsie Delphique et transport

CORRESPONDANCE DE G. FLAL'RERT. 163

hyperbolique. Si pourtant ne vay-ie tourner mon style, car vous sais-ie compaignon aymant aulcune phantaisie et phantastiquerie et conciliez de dédain et contemnation (es continents Apolloniques) ces tant coincts jardinets, à ifs taillés et gazons courts, l'on n'a place pour ses coudes ne ombre pour son teste. Ains dilectez contrairement les horrificques fo- rêts caverneuses et spelunqueuses, avec grands chê- nes, larges courants d'aër embalsamés, fleurs cou- lources, ombres flottantes, et tousiours au loing, quelque hurlement mélanchoUque, en le dessous des feuilles, comme d'un loup affamé; et déjà, delà, esbattemens spittacéens sur les hautes branches, et singes à queue recourbe, claquant des badigoinces, et monstrant leur cul.

Or donc, puisque n'avons bronché (estant ferrés à glace, ie suppose) ni courbé notre eschine sous le Unteau d'aulcune boutique, ecchse, confrayrie, servition quelconque, guardons (ce est mon souhait de nouvel an pour tous deux), ceste sempiternelle su- perbe amour de Beaulté, et soyons, de par toute la bande des grands que ie invoque, ainsy tousiours la- bourant, tousiours bary tonnant, tousiours rythmant, tousiours calophonisant et nous cheryssant.

A Dieu, mon bon, adieu mon peton, adieu mon couillon (gausche).

Gustavus Flaubertls,

Bourgeoisophobus.

A M"« X...

Croisset, lundi '> heures, 1852.

Je suis dans ce moment comme tout épouvanté, et si je t'écris c'est peut-être pour ne pas rester seul

164 CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT.

avec moi, comme on allume sa lampe la nuit quand on a peur. Je ne sais si tu vas me comprendre, mais c'est bien drôle. As-tu lu un livre de Balzac qui s'ap- pelle Louis Lambert? Je viens de l'achever il y a cinq minutes, il me foudroie : c'est l'histoire d'un homme qui devient fou à force de penser aux choses intan- gibles; cela s'est cramponné à moi par mille hame- çons. Ce Lambert à peu de choses près est mon pauvre Alfred; j'ai trouvé nos phrases (dans le temps) presque textuelles : les causeries des deux camarades au collège sont celles que ngus avions, ou analogues. Il y a une histoire de manuscrit dérobô par les camarades et avec des réflexions du maître d'études qui m est arrivée, etc., etc. Te rappelles-tu que je t'ai parlé d'un roman métaphysique (en plan), un homme, à force de penser, arrive à avoir des hal- lucinations au bout desquelles le fantôme de son ami lui apparaît pour tirer la conclusion (idéale) des pré- mices (mondains tangibles); eh bien, cette idée est indiquée, et tout ce roman de Louis Lambert en est la préface; à la fin le héros veut se châtrer par une espèce de manie mystique; j'ai eu, au milieu de mes ennuis de Paris, à dix- neuf ans, cette envie (je te montre- rai dans la rue A'iA'ienne une boutique devant laquelle je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une intensité impérieuse), alors que je suis resté deux ans entiers sans voir de femme. L'année dernière, lorsque je vous parlais de l'idée d'entrer dans un couvent, c'était mon vieux levain qui me remontait. Il arrive un moment Ion a besoin de se faille souffrir, de haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage tant eUe vous semble hideuse. Sans l'amour de la forme, j'eusse été peut-être un grand mystique j ajoute à cela mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. IGo

déclivités involontaires d'idées, d'images; l'éli'ment psychique alors saute par-tlcssusmoi, et la conscience disparait avec le sentiment de la vie. Je suis sûr que je sais ce que c'est que mourir, j'ai souvent senti nettement mon âme qui m'(''cliap[>ait, comme on sent le sang" qui coule par l'ouverture d'une saignée. Ce diable de livre m'a fait rêver Alfred toute la nuit; à neuf heures je me suis réveillé et rendormi, alors j'ai rêvé le château de la Roche-Guyon, il se trouvait derrière Croisset, et je m'étonnais de m'en apercevoir pour la première fois. On m'a réveillé en m'apportant ta lettre; est-ce cette lettre cheminant sur la route dans la ])oite du facteur qui m'envoyait de loin l'idée de la Roche-Guyon? tu venais à moi sur elle. Est-ce Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a huit mois j'ai rêvé des hons, et au moment je rêvais, un bateau portant une ménagerie passait sous mes fenêtres). Oh! comme on se sent près de la folie quelquefois, moi surtout! Tu sais mon influence sur les fous et comme ils m'aiment! Je t'assure que j'ai peur maintenant, pourtant en me mettant à ma table pour t'écrire, la vue du papier blanc m'a calmé. De- puis un mois, du reste, je suis dans im singulier état d'exaltation ou plutôt de vibration; à la moindre idée qui va me venir, j'éprouve quelque chose de cet effet singulier que l'on ressent aux ongles en passant auprès d'une harpe.

Quel sacré livre ! il me fait mal, comme je le sens!

Autre rapprochement : ma mère m'a montré (elle l'a découvert hier) dans le Médecin de campagne de Balzac une même scène de ma Bovary : une visite chez une nourrice (je n'avais jamais lu ce livre, pas plus que Louis Lambert). Ce sont mêmes détails, mêmes effets, môme intention, à croire que j'ai copié, si ma

166 CORRESPONDANCE DE G. FLAUUERT.

page n'était infiniment mieux écrite, sans me vanter.

Louis Lambert commence, comme Bovary, par une entrée au collège, et il y a une phrase qui est la même : c'est que sont contés des ennuis de collège surpas- sant ceux du Livre posthume !

Il m'est égal que Hugo m'envoie tes lettres si elles ■^àennent de Londres, mais de Jersey ce serait peut- être trop clair? Je te recommande encore une fois de ne pas envoyer de note écrite, je garde ta lettre pour la montrer à Bouilhet dimanche si tu le permets? A la fin de cette semaine je t'écrirai en te donnant la réponse des variantes que tu me soumets pour la Paysanne : non courage, pauvre chère muse. Je crois que ma Bovary va aller, mais je suis gêné par le sens métaphorique qui décidément me domine trop, je suis dévoré de comparaisons comme on l'est de poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser, mes phrases en grouillent.

A la même.

Croisset, 3 janvier samedi minuit 1853.

Oui, chère muse, je devais t'écrire une longue lettre, mais j'ai été si triste et embêté que je n'en ai pas eu le cœur. Est-ce l'air ambiant qui me pénètre, mais de plus en plus je me sens funèbre; mon roman me donne des sueurs froides ; en cinq mois, depuis la fin d'août, sais-tu combien j'en ai écrit, soixante-cinq pages! dont trente-six depuis Mantes! j'ai relu tout cela avant- hier, et j'ai été effrayé du peu que ça est cl du temps que ça m'a coûté (je ne compte pas le mal). Chaque paragraphe est bon en soi, etU y a des pages, j'en suis sûr, parfaites; mais précisément à cause de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 167

cola, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes tournes, arrêtés, et qui ne dévallent pas les uns sur les autres; il va falloir les déAisser, lâcher les joints comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. Je m'épuise à réa- liser un idéal peut-être absurde en soi, mon sujet peut-être ne comporte pas ce style : oh! heureux temps de Saint-Antoine, êtes-vous? J'écrivais avec mon moi tout entier! c'est sans doute la faute de la place, le fond était si ténu! et puis, le miUeu des œuvres longues est toujours atroce (mon bou- quin aura environ 450 à 480 pages, j'en suis mainte- nant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris, je m'en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire le plan de toute cette fin jusqu'à la chute de ma petite femme, qui sera le terme de la première partie de la deuxième ; je n'en suis pas encore au point je croyais arriver pour l'époque de notre entrevue à Mantes, vois quel amusement! enfin à la grâce de Dieu. Dans huit jours nous serons ensemble, cette idée me dilate la poitrine.

Je ne t'engage pas à inA^ter Villemain, et avec ma vieille psychologie de romancier, voilà mes motifs : tuas besoin de lui pour ton prix; nous sommes jeunes; il est \ieux; qui te dit qu'il ne sera pas embêté du petit prônage de Bouilhet : ces gens sur le déchn sont jaloux, ici pas d'exception, c'est une règle. De plus, comme il te fait la cour et que c'est un homme très fin, il s'apercevra (ou on lui dira, ou il le supposera, ou il finira par le savoir), que la place est prise et par moi, second motif pour l'indisposer. Garde toutes ses bonnes volontés, et sans faire la coquette, laisse toujours du vague, il ne faut pas s'en- dormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier; je

168 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

crois donc que ce serait maladroit de l'inviter à ta soirée, tu penses bien que pour moi personnellement sa connaissance me serait plutôt agréable, mais comme en cette circonstance elle n'est utile à aucun de nous trois, et qu'il pourrait au contraire sortir de avec un peu de mauvais vouloir à ton endroit, il vaut mieux s'abstenir..

C'est comme pour Jourdan, nous n'avons besoin daucunc relation (indirecte) avec Du Camp, il irait clabauder ce qui s'est fait et dit chez toi, je peux l'y revoir le lendemain, ce serait des questions ; non, non, enfin mon troisième refus est relatif à Béranger. Bouilhet ne demande pas mieux que d'y aller avec toi, mais moi qui n'ai aucuii titre, je ne puis vous accompagner; quant à tout le reste, j'adhère à tes plans. Pour en finir des affaires du monde, mon der- nier avis relativement à Bouilhet : ne fais pas lire ses vers devant un public nombreux, il t'en supplie et moi aussi. Dans le commencement c'était bon, mais maintenant qu'il a déjà publié plusieurs fois, ça le restreint. Quand les intimes resteront, à la bonne heure.

Quel imbécile que ce Buloz! quelle brute! quelle brute! tout cela vous donne des envies de crever; je comprends depuis un an cette vieille croyance en la lin du monde que l'on avait au moyen âge lors des époques sombres. On se tourne pour trouver quelque chose de propre, de quelque côté qu'on pose les pieds on marche sur la m...., nous allons encore descendre longtemps dans cette latrine ! on deviendra si bête d'ici à quelques années, que dans Aingt ans, je sup- pose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sem- bleronts élégants et talons rouges.- On vantera la hberté, l'arj; et les manières de cette époque, car ils

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. IGO

réhabiliteront l'immonde h force de le dépasser. Quand on est harassé de soucis, quand on se sent dans la tête la vieillesse de toutes les formes con- nues, quand enfin on se pèse à soi-même, si de mettre la tête à la fenêtre au moins vous rafraî- chissait, mais non, rien du dehors ne vous rassénit. Au contraire, au contraire! mes lectures de Rabelais ^c mêlent à ma bile sociale, et il s'en forme un besoin (Ir ilux auquel je ne donne aucun cours et qui mo j^cne même, puisque ma Bovary est tirée au cordeau, lacée, corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont heureux; on se soulage dans un sonnet, mais les malheureux prosateurs, comme moi, sont obliges de tout rentrer. Pour dire quelque chose d'eux-mêmes, il leur faut des volumes et le cadre, l'occasion ; s'ils ont du goût, ils s'en abstiennent même, car c'est ce qu'il y a de moins fort au monde, parler de soi.

Pourtant, j'ai peur qu'à force d'avoir de ce fameux goût, je n'en arrive à ne plus pouvoir écrire, tous les mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus indulgent pour les autres; j'ai relu, n y a quelques jours, l'entrée d'Eudore à Rome (les Maitys), qui passe pour un des morceaux de la httérature fran- çaise et qui en est un; eh bien, c'est fort pédant à dire, mais j'ai trouvé cinq ou six hbertés que je ne me permettrais pas; est donc le style, en quoi consiste-t-U? Je ne sais plus du tout ce que ça veut dire, mais si, mais si pourtant! je me le sens dans le ventre.

Nous allons encore bien causer dans huit jours.

L'idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie

plus tard, n'est pas un de mes moindres soutiens,

bonne muse. Je rêve ton admiration comme uns»/

II. ib

no CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

volupté, cette pensée est mon petit bagage de route, et je la passe sur mon cerveau en sueur comme une chemise blanche. Toi tu as fait une bonne chose, ta Paysanne va réussir si le Pays en veut (mais ces meS' sieurs aussi doivent être pudiques) ; tu vas avoir de suite plus de lecteurs que tu n'en aurais eu à la Revue.

Enfin, Bouilhet et moi, nous t'arriverons samedi vers six ou sept heures du soir; la Seine est débordée, je ne sais comment j'irai à Rouen, il me faudra prendre le bateau, et les heures ne coïncideront peut-être pas avec le chemin de fer. En tout cas nous irons dîner avec toi, et si d'ici à samedi tu ne recevais aucune lettre, c'est qu'il n'y aurait rien de changé dans mon plan. Peut-être mercredi ou jeudi t'enverrai-je un simple mot pour te dire j'arrive. Adieu donc, à bien- tôt, dans huit jours à cette heure-ci. A toi, à toi.

Tiens -tu absolument à mes notes de voyage? moi je crois que maintenant il vaudrait mieux que tu ne les lises pas. Tout ce qui est étranger au travail en distrait.

A la même.

Croisset, mercredi Diinuit.

Enfin 1 me revoilà à peu près dans mon assiette f j'ai griffonné dix pages d'où il en est résulté deux et demie; j'en ai préparé quelques autres. Ça va aller, j'espère, et toi, pauvre bonne Muse, en es-tu? je te vois piochant ton Acropole avec rage et j'en attends, le premier jet d'ici à peu de jours ; soigne bien les] vers, au point tu en es maintenant tu ne dois pas te permettre un seul vers faible. Je ne sais ce qu'U'i en sera de ma Bovary^ mais il me semble qu'il n'y] aura pas une phrase molle. C'est déjà beaucoup ; le

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 171

'jrnie c'est Dieu qui le cloiino, mais lo talent nous K '^arde ; avec un esprit droit, l'amour de la chose et III IL' patience soutenue on arrive à en avoir. La cor- nction (je l'entends dans le plus haut sens du mot) luit à la pensée ce que l'eau du Styx faisait au corps (I Achille : elle la rend invulnérable et indestructible; l'iiis je pense à cette Acropole et plus il me sembla (|u il y aurait à la fin une engueulade aux Barbares su- perbe ; cela rentrerait dans l'esprit de la pièce et m'en parait môme le complément. Je A-ais tâcher d'être clair. Après tes Panathénées, tableau de la Grèce, vi- vant, animé, et avoir bien marqué que cela n'existe plus, je dirais... et puis les Barbares sont venus (pas de description de l'invasion, mais plutôt l'effet en résultant), ils ont cassé, profité, fait des meules de moulin avec les piédestaux de tes statues... ils ont chauffé leurs pieds nus à ton oli^àer qui brûlait, ô Minerve, et dans des langues barbares accusé tes dieux, ô Homère... il faudrait faire la confusion sou- tenue des deux espèces de Barbares^ et cela très large, à la fois lyrique et satyrique, ça ne sortirait pas du lieu même de l'Acropole; les diverses ruines et cons- tructions modernes te serAdraient de comparaisons et de point de rappel, et ce mouvement t'amènerait naturellement à ton trait final : nous cherchons main- tenant parmi ces débris les vestiges du beau.

Réflécliis à cela, il me semble qu'il y a beaucoup ; cette idée plairait au côté classique de l'Académie et pourrait d'ailleurs être en elle-même une fort belle chose.

La Sylphide, comme ditBabinet, a écrit deux lettres charmantes. Bouilhet a répondu quelques hgnes à la dernière pour lui dire qu'elle le laisse tranquille et qu'il ne veut plus entendre parler d'elle, il m'a l'air

172 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

très calme et décidé, mais un vieux psychologue comme moi pense que ce n'est pas une fin ; ils se reverront d'une façon ou d'une autre et s'aimeront ou je serais fort étonné; elle a être vexée de son dernier billet; y répondra- t-elle? la correspondance se rengagerait alors sur un pied purement littéraire? mais la littérature mène loin et les transitions vous font glisser sans qu'on s'en doute des hauteurs du ciel aux profondeurs du c, problème! pensée! comme dirait le grand Hugo !

J'ai demain à déjeuner un jeune homme que Bouilhet m'a amené dimanche. Je l'avais connu enfant lorsqu'il avait sept à dix ans; son père, magistrat inepte, en faisait un perroquet et le poussait aux bonnes études, mais malgré tous ses soins il n'est point devenu un crétin (ce qui désole le père) et il a pris en goût sérieux la httérature, il est hugo tique, rouge, etc., de désolation de la famille, haine de tous les conci- toyens, mépris du bourgeois; il désirait depuis long- temps faire ma connaissance. Je l'ai reçu carrément et dans tout le déshabillé franc de ma pensée; c'est ce qu'n faut faire aux gens qui Aiennent nous flairer par curiosité. S'ils sont choqués, ils ne reviennent plus, et s'ils vous aiment c'est qu'ils vous connaissent.

Quant à lui il m'a paru être un assez intelhgent garçon, mais sans âpre té, sans cette suite dans les idées qui seule mène à un but; il donne dans les théories, les symbolismes, Micheletteries, Quinette- ries (j'y ai été aussi, je les connais), études comparées des langues, plans gigantesques et charabias un peu ■vides. Mais en somme on peut causer avec lui pendant quelques heures ; or la graine est rare de ceux-là. Il habite Paris, a une vingtaine de mille francs de rente et va s'en aller en Amérique et de aux Indes pour

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 173

son plaisir; il veut aussi écrire une histoire grecque, Adir la Grèce. Yoilà bien des volontés qui inarquent peut-être absence de volonté. Dans quelle époque de dillusion nous sommes ! L'esprit autrefois était un soleil solitaire, tout autour de lui il y avait le ciel vide ; son disque maintenant, comme par un soir (J'hiver, semble avoir pâli et il illumine toute la brume humaine de sa clarté confuse.

Je m'en vais reUre Montaigne en entier, c'est une bonne causerie, le soir avant de s'endormir. Com- ment vas-tu? il me semble qu'il y a six mois que f je t'ai quittée. Comme nous serons à nous à Mantes, I Mais ne pensons pas à cela, travaillons, moi je ne veux ; plus regarder en avant, la longueur de ma Bovary m'é- j pouvante à me décourager; « qu'est-ce que ton devoir? : dit Gœthc; l'cxigeance de chaque jour »; ne sortons pas de là. Adieu, mille baisers sur tes lèvres de Muse.

A la même.

Croisset, nuit de dimanche, 1 heure et demie.

Il est bien tard, je .devrais me coucher, mais c'est demain dimanche, je me reposerai. Je veux te dire tout de suite, chère Muse (combien je t'aime, d'abord), et comme tes deux dernières courtes lettres m'ont fait plaisir, elles ont un souffle qui m'a gonflé, je crois, car je suis dans le même étal lyrique que toi; j'y ai vu que tu étais emportée dans l'art et que tu roulais dans la houle intellectuelle, balloltée à tous les grands vents apoUoniques. C'est bien, c'est bien, nous ne valons quelque chose que parce que Dieu souffle en nous ; c'est ce qui fait même les mé- diocres forts, ce qui rend les peuples si beaux aux

lii.

174 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

jours de fièvre, ce qui embellit les laids, ce qui pu- rifie les infâmes : la foi, Tamour; « si vous aviez la foi vous remueriez les montagnes. » Celui qui a dit cela a changé le monde parce qu'il n'a pas douté.

Garde-moi toujours cette rage-là, tout cède et tout pète à la fin devant les obstinations suivies, j'en reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau; ce gredin-là vivra autant que Molière, autant que la lan- gue française et c'était pourtant un des moins poètes des poètes; qu'a-t-il fait? il a sui^i sa ligne jusqu'au bout et donné à son sentiment, si restreint du beau toute la perfection plastique qu'il comportait.

Ta Paysanne a du mal à paraître. C'est justice, voilà une preuve que c'est beau ; pour les œuvres et pour les hommes médiocres, le hasard est bon enfant, mais ce qui a de la valeur est comme le porc-épic, on s'en écarte; une des preuves qui m'auraient convaincu de la vocation de Bouilhet si j'en eusse douté, c'est qu'à Rouen, dans son pays et il est connu, pas un jour- naUste n'a même cité son nom; on objectera qu'ils ne peuvent le comprendre et j'accepte l'objection qui me donne raison, ou bien c'est qu'ils l'envient et ils font bien alors. De même Tami Gautier fait des ré- clames pour E. Delessert, qu'il connaît à peine, et ne souffle mot de l'ami Bouilhet, est-ce clair? envoie-moi demain à n'importe quel journal ta Paysanne éreintée, fais-y une fm sentimentale, une nature factice, des paysans vertueux, quelques lieux communs sur la moraUté avec un peu de clair de lune parmi les rui- nes à l'usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d'expressions banales, de comparaisons usées, d'idées bêtes et que je sois pendu si on ne l'accepte. Mais patience, la vérité a son tour, elle possède en soi-même une force divine et quoiqu'on l'exècre on la proclame:

CORRESPONDAN'CE DE G. FLAUBERT. 11.»

on a de tout temps crié contre rorifrinalité, elle finit pourtant par entrer dans le domaine commun et bien que l'on déclame contre les supériorités, contre les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins de leurs pensées, de leur pain. Le génie comme un fort cheval traîne à son c. l'humanité sur les routes de l'idée, elle a beau tirer les rênes et par sa ])êtisc lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu'elle peut le mors dans sa bouche, l'autre qui a les jarrets robustes continue toujours au grand galop par les précipices et les vertiges.

J'attends lundi matin VAo'opo/e et comme il faut se dépêcher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen à Bouilhet, nous la lirons, et chez lui je t'écrirai en te renA-oyant le tout.

Pour un autre travail ce procédé de composition ne serait pas bon, il faut écrire plus fioidement; mé- fions-nous de. cette espèce d'échaufTement qu'on appelle l'inspiration et il entre souvent plus d'émotion nerveuse que de force musculaire. Dans ce moment-ci par exemple, je me sens fort en train, mon front brûle, les phrases m'arrivent, voilà deux heures que je voulais t'écrire et que de moment en moment le travail me reprend; au lieu d'une idée j'en ai dix et il faudrait l'exposition la plus simple il me surgit une comparaison, j'irais, je suis sûr, jusqu'à demain midi sans fatigue. Mais je connais ces bals masqués de l'imagination d'où l'on revient avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n'ayant wx. que du faux et débité des sottises; tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry il a pris une carafe d'orgeat et n'a pas manqué son coup ; c'était une comparaison de ce pauvre Pradier et qui m'a toujours frappé, elle est

176 CORRESPONDANCE.de G. FLAUBERT.

d'un haut enseignement pour qui sait la comprendre.

Ma préface du Dictionnaire des idées reçues me tourmente, j'en ai fait le plan par écrit; j'ai passé l'autre jour deux heures de suite à rêver propos de Juvénal que je lisais) un grand roman romain; mon livre xvin" siècle m'est revenu hier, la Bovary marche son petit train et se dessine dans l'avenir, il n'est pas jusqu'à ce malheureux grec qui ne me semble se débrouiller. Je crois que le ramolhssement de cer- velle diagnostiqué par Du Camp n'arrive pas encore. Ah! ah! mais je les casserais stir elle tous ces braves petits compagnons-là comme les commis-voyageurs brisent sur leur front les assiettes d'auberge, par facétie.

Si je cherche un peu d'où vient mon bon état pré- sent, c'est peut-être à deux causes: d'avoir vu l'autre jour ce brave garçon qui enfin parle notre langue, on a plaisir à trouver des compatriotes dans la vie; à la société de M""** Vasse (tu sais, cette dame qui est ici) elle a longtemps habité l'Orient; nous en cau- sons à table, cela me ranime et me fait passer dans la tête de grands coups de vent qui m'emportent. Si fort que l'on ait l'orgueil de se, croire, l'élément extérieur est bon quelquefois, mais c'est si rare de trouver un ht pour ses fatigues. Adieu, toi qui est l'édredon mon cœur se pose et le pupitre conmiode mon esprit s'entr'ouvre.

Quant au Livre posthume, la fin r(3pond au com- mencement, j'ai admiré comme toi la Croix, Porcia, le couvre-pied, etc., il a fourré jusqu'à un rêve qu'il a fait en voyage et que je l'ai vu écrire, il n'en a pas changé trois phrases. Pour lui. ce bon Maxime, je suis mainlcuant incapable à son endroit d'un sen- timent quelconque, la partie de mon cœur il était

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ITT

st tombée sous une gangrène lente, et il n'en reste (lus rien; bons ou mauvais procédés, louanges ou alomnies, tout m'est égal et il n'y a pas dédain, e n'est point une affaire d'orgueil, mais j'éprouve me impossibilité radicale de sentir à cause de lui, )(Mir lui, quoi que ce soit, amitié, haine, estime ou (ilcre, il est parti comme un mort et sans même me li-ser un regret. Dieu l'a voulu! Dieu soit béni. La limceur que j'ai éprouvée dans cette affection (et que e nie rappelle avec charme) atténue sans doute l'hu- iiiliation ou je pourrais être de l'avoir eue; une chose n"a fait sourire dans sa phrase de la large épaule », 1 aurait pu choisir une comparaison plus heureuse ; ■( st sur cette épaule pourtant qu'à la mort de sa ^fand'mère je l'ai porté comme un enfant lorsque 'arrachant de son cadavre il pleurait, criait, appe- ait les anges, parlant de là-haut, etc., je l'ai pris d'un Dras et l'ai enlevé tout d'un bond jusque sur sa ter- rasse. Je me rappelle aussi que je lui ai arrangé un luel à cet homme si brave, etc., etc. Ah! les hom- mes d'action! les actifs! comme ils se fatiguent pour ae rien faire et quelle bête de vanité que celle que l'on tire d'une turbulence stérile. L'action m'a tou- jours dégoûté au suprême degré, elle me semble ap- partenir au côté animal de l'existence (qui n'a senti la fatigue de son corps! combien la chair lui pèse 1), mais quand il l'a fallu ou quand il m'a plu je l'ai menée, l'action, et raide, et vite et bien. Pour sa croix d'honneur, à Du Camp, j'ai fait en une matinée ce qu'à cinq ou six gens d'action qu'ils étaient là, ils n'avaient pu accomplir en six semaines, il en a été de même pour mon frère, quand je lui ai fait avoir sa place; de Paris j'étais, j'ai enfoncé toute l'école de médecine et fait écrire par le roi au préfet pour lui forcer la

178 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

main; les amis qui me considéraient étaient épou- vantés de mon toupet et de mes ressources. Le père Degasc (ancien pair de France, ami de mon père) en était si ébahi qu'il voulait sérieusement me faire entrer dans la diplomatie, prétendant que j'avais de grandes dispositions pour l'intrigue. Ah! quand on sait rouler une métaphore on peut bien pelotter des imbéciles. L'incapacité des grandes pensées aux affaires n'est qu'un excès de capacité. Dans les grands vases une goutte d'eau n'est Tien et elle emplit les petites bouteilles. Mais la durée est qui nous con- sole; que reste-t-il de tous les actifs, Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous? La pensée est comme l'âme, éternelle, et l'action comme le corps, mortelle. J'étais en train de philo- sopher ce soir, mais je n'ai plus une seule feuille de papier à lettres et il est temps d'aller se coucher. AcUeu donc.

A la même.

Croisset, uuit de vendredi, 1 heure.

Pourquoi, chère bonne Muse, ai-je une sorte de pres- sentiment que tu es malade? VAcropole doit t'avoir bien fatiguée, ça ne vaut rien, nipour l'œuvre ni pour l'auteur, de composer ainsi. Si, après nos corrections, nous eussions eu encore trois semaines devant nous, et que tu nous eusses renvoyé le manuscrit recopié comme nous l'avions refait et avec tes observations àtoi, nous te l'aurions renvoyé, tu l'aurais retravaillé, et après une seconde révision de notre part, je t'assure que c'eût été une crâne chose. L'étoffe y était, mais nous n'avons pas eu seulement le temps de nous en- tendre. Ainsi quand je te disais que le Parthénon est

CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 179

|30uleur bitume et terre de Sienne, c'est vrai, mais les 'Propylées, je ne sais pourquoi, sont fort blanches; ainsi l'on pouvait dire :

L'éternelle blancheur des longues Propylées,

Etc., etc.

Tu as oublié de parler de Pandrose ; mais sois sûre que l'Académie, toute pédante qu'elle soit, tient plus ai IX vers en eux-mêmes, qu'à une description technique. Le sujet r Acropole était d'ailleurs tellement vague, que chacun peut le traiter à sa fantaisie. Si tu as fait, comme tu me le dis, les coupures et nos corrections les plus importantes, j'ai bon espoir. Mais agis comme l'an passé, ne néghge pas tes petites recommanda- tions indirectes : après la peau du Uon, un lopin de celle du renard : soyons prudents.

Tajeune Anglaise, sansqueje la connaisse, me cause une grande pitié, à cause de toutes les déceptions qui doivent l'attendre; si elle n'est pas stupide, elle finira par s'énamourer de quelque intrigant, porteur d'une figure pâle et adressant des vers aux étoiles compa rées aux femmes, lequel lui mangera son argent, et la laissera avec ses beaux yeux pour pleurer, et son cœur pour souffrir. Ah! comme on perd de trésors dans la jeunesse ! et dire que le vent seul ramasse et emporte les plus beaux soupirs des âmes ! Mais y a-t-il quelque chose de meilleur que le vent et de plus doux? Moi aussi, j'ai été d'une arcliitecture pareille, j'étais comme les cathédiales du xv* siècle, lancéolé, fulgurant; je buvais du cidre dans ma coupe de ver- meil. J'avais une tête de mort dans ma chambre, sur laquelle j'avais écrit : « Pauvre crâne vide, que veux- tu me dire avec ta grimace? » Entre le monde et moi existait je ne sais quel vitrail, peint en jaune avec

i80 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

des raies de feu et des arabesques d'or, si bien que tout se réflécliissait surmonâme comme sur les dalles d'un sanctuaire, embelli, transfiguré et mélancolique ce- pendant, et rien que de beau n'y marchait, c'étaient des rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux à manteaux de pourpre. Ah ! quels frémissements d'or- gueil! quels hymnes! et quelle douce odeur d'encens qui s'exhalait de mille cassolettes toujours ouvertes l Quand je serai vieux, écrire tout cela me réchauffera. Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long voyage, vont dire adieu à des tombeaux chers. Moi avant de mourir je revisiterai mes rêves.

Eh bien, c'est fort heureux d'avoir une jeunesse pa- reille, et que personne ne vous en sache gré. Ah! à dix- sept ans si j'avais été aimé, quel crétin je ferais maintenant! Le bonheur est comme la vérole, pris trop tôt, il peut gâter complètement la constitution.

La Bovary trainotte toujours, mais enfin avance. J'es- père d'ici quinze jours avoir fait un grand pas. J'en ai beaucoup relu. Le style est inégal et trop méthodique ; on aperçoit trop les écrous qui serrent les planches de la carène; il faudra donner du jeu. Mais comment? Quel chien de métier !

Adieu, mille tendresses, bonne Muse.

A la même.

Croisset, dimanche, 4 heures.

L'impression que te font mes notes de voyage m'a fait faire d'étranges réflexions , chère Muse, sur le cœur des hommes et sur celui des femmes ; décidé- ment ce n'est pas le même, on a beau dire.

De notre côté est la franchise, sinon la délicatesse,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 181

et nous avons tort pourtant, car cette franchise est une dureté. Si j'avais omis d'écrire mes impressions féminines, rien ne t'eût blessée! Les femmes gardent tout dans leur sac, elles; on n'en tire jamais une con- fidence entière; le plus qu'elles font, c'est de laisser deviner, et quand elles nous racontent les choses, c'est avec une telle sauce que la -vdande en disparaît. Mais nous pour deux ou trois méchantes infidéUtés et le cœur même n'était pas, voilà le leur qui gé- mit! Étrange ! étrange ! Moi je me casse la tête à com- prendi'e tout cela; et j'y ai pourtant bien réfléclii dans ma vie; enfin (jfe parle ici àton cerveau, chère et bonne femme), pourquoi ce petit monopole du sentiment? Tu es jalouse du sable j'ai posé mes pieds, sans qu'U m'en soit entré un grain dans la peau, tandis que jepor te au cœur une large entaille que tu y as faite? Tu aurais voulu que ton nom revint plus souvent sous ma plume; mais remarque que je n'ai pas écrit une seule réflexion; je formulais seulement de la façon la plus courte l'indispensable, c'est-à-dire la sensation et non le rêve, ni la pensée. Eh bien, rassure-toi, j'ai pensé souvent à toi, souvent, très souvent. Si, avant de partir, je n'ai pas été te due adieu, c'est que j'avais déjà du sentiment par-dessus les oreilles ! Il m'était resté de toi une grande aigreur, tu m'avais longuement irrité, j'aimais mieux ne pas te revoir, quoique j'en eusse eu maintes fois envie; la chair m'appelait, mais les nerfs me retenaient ; et il sortait de tout cela une sorte de tendresse qui, s'aUmentant par le souvenir, n'avait pas besoin d'épanchement. Je m'étais promis de m'abstenir de toi, tant j'avais éprouvé à ton en- droit de sentiments violents et incompatibles entre eux, La bataille était trop bruyante. J'avais déserté la place, c'est-à-dire j'avais enfermé sous clef tout cela, II. IG

182 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

pour ne plus en entendre parler, et je regardais seu- lement de temps à autre ta chère image, ta belle et bonne figure, par une lucarne de mon cœur restée ou- verte; et puis j'ai toujours détesté les choses solen- nelles. Nos adieux l'eussent été, je suis superstitieux là-dessus. Jamais avant d'aller en duel, si j'y vais, je ne ferai mon testament, tous ces actes sérieux portent malheur. Ils sentent d'ailleurs la draperie. J'ai eu à la fois peur et ennui. Donc quand j'ai eu quitté ma mère, j'ai pris de suite mon rôle de voyageur; tout était quitté, j'étais parti. Alors pendant quatre à cinq jours à Paris, ye me suisf.... une bosse comme un matelot, et quand la France a disparu à mes yeux, derrière les îles d'Hyères, j'étais moins ému et moins pensant que les planches du bateau qui me portait. Yoilà la psychologie de mon départ. Je ne l'excuse pas, je l'ex- plique.

Pour Ruchouk-Hanem, ah! rassure-toi et rectifie en même temps tes idées orientales. Sois convaincue qu'elle n'a rien éprouvédutout au moral, j'enréponds, et au physique même, j'en doute fort. Elle nous a trouvés de fort bons carvadja (seigneurs) parce que nous avons laissé pas mal de piastres, voilà tout. La pièce de Bouilhet est fort belle, mais c'est de la poésie et pas autre chose; la femme orientale est une macMne, et rien déplus, elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est le cercle d'occupations tourne son existence.

J'ai vu des danseuses dont le corps se balançait avec la régularité ou la furie insensible du palmier. Cet œil si plein de profondeurs, et il y a des épais- seurs de teinte comme à la mer, n'exprime rien que le calme, le calme et le vide comme le désert. Les

CORRESPOlNDA^CE DE G. FLAUDEIiT. 183

hommes sont de même. Que d'admirables têtes ! et qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pen- sées du monde! Mais frappe dessus et il n'en sortira pas plus que d'un cruchon sans bière ou d'un sé- I>ulcre vide. A quoi tient donc la majesté de leurs formes, d'où résulte-t-ellc? De l'absence peut-être de toute passion. Ils ont cette beauté des taureaux qui ruminent, des lévriers qui courent, des aigles qui planent; le sentiment delà fatalité qui les remplit. La conviction du néant de l'homme donne ainsi à leurs actions, à leurs poses, à leurs regards un caractère grandiose et résigné. Les vêtements lâches et seprùtant à tous les gestes sont toujours en rapport avec les fonctions de l'individu, avec le ciel parla couleur, etc., et puis le soleil! le soleil! C'est un immense ennui qui dévore tout. Quand je ferai de la poésie orientale (car moi aussi j'en ferai, puisque c'est démode et que tout le monde en fait), c'est ce que je tâcherai de mettre en relief. On a comprisjusqu'à présent l'Orient comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de passionné, de heurté. On n'y a vu que des bayadères et des sabres recourbés. Le fanatisme, la volupté, etc., en un mot, on en reste encore à Byron; moi je l'ai senti différemment. Ce que j'aime au contraire dans l'Orient, c'est cette grandeur qui s'ignore, et cette har- monie de choses disparates. Je me rappelle un bai- gneur qui avait au bras gauche un bracelet d'argent, et à l'autre un vésicatoire. Voilà l'Orient vrai, des gra- dins en haillons galonnés et tout couverts de vermine. Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des ara- besques d'or. Tu me dis que les punaises de Ruchouk- Hanemte la dégradent; c'est là, moi, ce qui m'enchan- tait. Leur odeur nauséabonde se mêlait au parfum de sa peau ruisselante de santal. Je ax'ux qu'il y ait une

184 CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT.

amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu de nos triomphes, et que la désolation même soit dans l'enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa, en entrant je humais à la fois l'odeur des citronniers et celle des cadavres ; le cimetière laissait voir les squelettes à demi pourris, tandis que les arbustes verts balançaient au- dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu pas que cette poésie est complète, et que c'est la grande synthèse? Tous les appétits de Timagination et de la pensée y sont assouvis à la fois ; elje ne laisse rien der- rière elle, mais les gens de goût, les gens à enjolive- ments, à purifications, à illusions, ceux qui font des manuels d'anatomie pour les dames, de la science à la portée de tous, du sentiment coquet et de l'art ai- mable, changent, grattent, enlèvent, et ils se préten- dent classiques, les malheureux! Ah! que je voudrais être savant! que je ferais un beau hvre sous ce titre : De V int€7yrétation de t antiquité! car je suis sûr d'être dans la tradition ; ce que j'y mets de plus, c'est le sen- timent moderne.

Mais encore une fois, les anciens ne connaissaient pas ce prétendu genre noble, il n'y avait pas pour eux de chose que l'on ne puisse dire. Dans Aristophane, on chie sur la scène. Dans YAjax de Sophocle, le sang des animaux égorgés ruisselle autour d'Ajax qui pleure, et quand je songe qu'on a regardé Racine comme hardi pour avoir mis des chiens! il est vrai qu'il les avait relevés \)Ar dévorants!... Donc cherchons à voiries choses comme elles sont, et ne voulons pas avoir plus d'esprit que le bon Dieu. Autrefois on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre, on en tire à peu près de tout maintenant; il en est de même de la poésie, extrayons-la de n'importe quoi, car elle git en tout et partout. Pas un atonie de ma-

CORRESPONDANCE DE G. FLAL'IiEUT. IRd

tîère qui ne contienne la poésie et habituons-nous à considérer le monde comme une œuvre d'art, dont il faut reproduire les procédés dans nos œu\'Tes.

J'en reviens à Rucliouk. C'est nous qui pensons à elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de l'esthétique sur son compte, tandis que ce fameux voyageur si intéressant qui a eu les honneurs de sa couche est complètement parti de son souvenir. comme bien d'autre>. Ah ! cela rend modeste de voyager, on voit quelle petite place on occupe dans le monde. Encore une légère considération sur les femmes avant de causer d'autre chose propos des femmes orientales). La femme est un produit de l'homme. Dieu a créé la femelle, et l'komme a [ail la femme; elle est le résultat de la civilisation, une œuvre factice. Dans les pays toute culture intellectuelle est nulle, elle n'existe pas, car c'est une œuvre d'art, au sens humanitaire; est-ce pour cela que toutes les grandes idées générales se sont symbolisées au féminin? Quelle femme c'était que la courtisane grecque ! mais quel art c'était que l'art grec! Ce devait être une créature élevée pour contribuer aux plaisirs complets d'un Platon ou d'un Phidias. Toi tu n'es pas une femme, et si je t'ai plus et surtout plus profondément aimée (tâche de comprendre ce mot profondément) que toute autre, c'est qu'il m'a semblé que tu étais moins fer^me qu'une autre; toutes nos dissidences ne sont jamais venues que du côté féminin. Rêve là-dessus, tu verras si je me trompe. Je voudrais que nous gardas- sions nos deux corps et n'être qu'un même esprit; comprends-tu que ceci n'est pas de l'amour, mais quelque chose de plus haut, il me semble, puisque ce désir de l'âme est pour elle presque un besoin même de vivre, de se dilater, d'être plus grande. Tout

. 10.

186 CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT.

sentiment est une extension. C'est pour cela que la liberté est la plus noble des passions.

Nous relisons du Ronsard et nous nous enthou- siasmons déplus belle. A quelque jour nous en ferons une édition ; cette idée, qui est de Bouilhet, me sourit fort. Il y a cent belles choses, mille, cent mille dans les poésies complètes de Ronsard, qu'il faut faire con- naître, et puis j'éprouve le besoin de le Ure et reUre dans une édition commode. J'y ferais une préface. Avec celle que j'écrirais pour la Melœnis et le conte cliinois, réunis en un volume, et de plus celle de mon diction- naire des idées reçues, je pourrai à peu près dégoi- ser ce que j'ai sur la conscience d'idées critiques. Cela me fera du bien, et m'empêchera de saisir aucun prétexte pour faire de la polémique. Dans la préface de Ronsard je dirai l'histoire du sentiment poétique en France^ avec l'exposé de ce que Ton entend par dans notre pays, la mesure qu'il lui en faut, la petite monnaie dont il a besoin. On n'a nulle imagination en France si l'on veut faire passer la poésie, il faut être assez habile pour la déguiser. Puis dans la préface du livre de Bouilhet je reprendrais cette idée, ou plutôt je la continuerais et je montrerais comment un poème est œuvre possible, si l'on veut se débarrasser de toute intention d'en faire un. Le tout terminé par quelques considérations sur ce que peut être la littérature de l'avenir.

La Bovary ne va' pas raide, en une semaine deux pages!/! il y a quoi, quelquefois, se casser la gueule de découragement! si l'on peut s'exprimer ainsi. Ah! j'y arriverai, j'y arriverai, mais ce sera dur. Ce que sera le livre, je n'en sais rien; mais je réponds qu'il sera écrit, à moins que je ne sois com- plètement dans l'erreur, ce qui se peut.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 1S7

Ma torture à écrire certaines parties vient du fond (comme toujours); c'est quelquefois si subtil, que j'ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce sont ces idées-là qu'il faut rendre, à cause de cela même, plus nettes; et puis dire à la fois proprement et simplement des choses vulgaires! c'est atroce.

Médite bien le plan de ton drame, tout est dans la conception; si le plan est bon, jeté réponds du reste, car pour les vers, je te rendrai l'existence tellement insupportable, qu'ils seront bons, ou finiront par l'être, et tous encore.

J'ai lu ce matin quelques fragments de la comédie d'Augier. Quel anti-poète que ce garçon-là! A quoi bon employer le vers pour des idées semblables? Quel art factice! et quelle absence de véritable forme que cette prétendue forme extérieure! Ah! c'est que ces gaillards-là s'en tiennent à la vieille comparaison : la forme est un manteau. Mais non; la forme est la chair même de la pensée, comme la pensée est l'âme de la vie : plus les muscles de votre poitrine seront larges, plus vous respirerez à l'aise.

Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi prochain le volume de Leconte de Liste, nous le li- rions dimanche prochain. J'ai de la sympathie pour ce garçon, il y a donc encore des honnêtes gens! des cœurs convaincus! et tout part de là, la conviction. Si la nttérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte; avec de la morahté disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l'ignorance, les prétentions exor- bitantes; la critique serait utile et l'art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation.

Tu me parais, pauvre chère amie, triste, lasse, découragée. OliJ la vie pèse lourd sur ceux qui ont des ailes; plus les ailes sont grandes, plus l'envergure

188 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

est douloureuse. Les serins en cage sautillent, sont joyeux, mais les aigles ont l'air sombre, parce qu'ils brisent leurs plumes contre les barreaux; or nous sommes tous plus ou moins aigles ou serins, perro- quets ou vautours. La dimension d'une âme peut se mesurer à sa souffrance, comme on calcule la pro- fondeur des fleuves à leur courant. Ce sont des mots tout cela, comparaison n'est pas raison, je le sais, mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n'est avec des mots? non, raffermis-toi, songe aux étonnants progrès que tu fais, aux transformations de ton vers qui devient si souvent plein de grand. Tu as écrit cette année une fort beUe chose complète, la Paysanne^ et une autre pleine de beautés, V Acropole. Médite ton drame, j'ai un pressentiment que tu le réussiras, il sera joué et applaudi, tu verras, marche, va, ne regarde ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un ouvrier la tète baissée, le cœur battant et toujours, toujours! Si l'on s'arrête, d'incroyables fatigues et les vertiges et les découragements vous feraient mourir. L'année prochaine nous aurons de bons loisirs en- semble, de bonnes causeries mêlées de bonnes caresses. Moi, plus je sens de difficultés à écrire et plus mon audace grandit (c'est ce qui me préserve du pé- dantisme, je tomberais sans doute); j'ai des plans d'œuvres pour jusqu'au bout de ma vie, et s'ilm'arrive quelquefois dos moments acres qui me font presque crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma faiblesse, il y en a d'autres aussi j'ai peine à me contenir de joie, quelque chose de profond et d'extra- voluptueux déborde de moi à jets précipités, comme une éjaculation de l'âme. Je me sens transporté et tout enivré de ma propre pensée corame s'il m'arri- vait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 189

chauds. Je n'jraijamais bien loin, je sais tout ce qui me manque, mais la tâche que j'entreprends sera ex(Jcutée par un autre; j'aurai mis sur la voie quelqu'un de mieux doué et de plus né. Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose), et écrire la vie ordinaire comme on écrit l'histoire ou l'épopée (sans dénaturer le sujet), est peut-être une absurdité, voilà ce que je me demande quelquefois; mais c'est peut-être aussi une grande tentative et très ori- ginale! Je sens bien en quoi je faillis, (Ah! si j'avais quinze ans!) N'importe, j'aurai toujours valu quelque chose par mon entêtement, et puis, qui sait? peut-être trouverai-je un jour un bon motif, un air complète- ment dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous ; enfin, j'aurai toujours passé ma vie d'une noble manière et souvent délicieuse. Il y a un mot de La Bruyère, auquel je me tiens : « Un bon esprit croit écrire rai- sonnablement »; c'est ce que je demande, écrire raisonnablement et c'est déjà bien de l'ambition. Néanmoins, il y a une chose triste, c'est de voir com- bien les grands hommes arrivent aisément à l'effet en dehors de l'art même ; quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantes, Molière et Hugo? mais quels coups de poing subits? Quelle puissance dans un seul mot! Nous, il faut entasser l'un sur l'autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyra- tnides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d'un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces gens-là, ce serait se perdre; ils sont grands, au contraire, parce qu'ils n'ont pas de pro- :édés. Hugo en a beaucoup, c'est ce qui le diminue, il n'est pas varié, il est constitué plus en hauteur ju'en étendue. Comme je bavarde ce soir! il faut que je m'arrête

190 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

pourtant, et puis j'ai peur de t'assommer, car il me semble que je répète toujours les mêmes choses (moi aussi je ne suis pas A'arié); mais de quoi causer, si ce n'est de notre cher souci?

Tu me parles des chauves-souris d'Egypte, qui, à travers leurs ailes grises laissent voir l'azur du ciel; faisons donc comme je faisais; à travers les hideurs de l'existence, contemplons toujours le grand bleu de la poésie, qui est au-dessus et qui reste en place, tandis que tout change et tout passe.

Tu commences à trouver un peu vide l'Anglaise. Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu'autre chose là-dedans ; je n'aime pas les gens poétiques d'ailleurs, mais les gens poètes, etpuis cet hébreu, ce grec, ces vers en deux langues, c'est beaucoup tout cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion, les petits ruisseaux débordés prennent des airs d'Océan, il ne leur manque qu'une chose pour l'être : la dimension; restons donc rivière et faisons tourner le moulin.

A la même.

Croisset, jeudi, 4 heures et demie.

J'arrive de Rouen j'avais été me faire arracher une dent (qui n'est pas arrachée); mon dentiste m'a engagé à attendre. Je crois néanmoins que d'ici à peu de jours il faudra me décorner d'un de mes dominos. Je vieilhs, voilà les dents qui s'en vont, et les cheveux qui bientôt seront en allés. Enfin! pourvu que la cer- velle reste, c'est le principal. Comme le néant nous envahit! à peine nés, la pourriture commence sur vous, de sorte que toute la vie n'est quun long combat qu'elle nous hvre et toujours de plus en plus triom-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 101

phant de sa part jusqu'à la conclusion, la mort. Là, elle règne exclusive. Je n'ai eu que deux ou trois années j'ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans environ). J'étais splondide, je peux le dire mainte- nant, et assez pour attirer les yeux d'une salle de spec- tacle entière, comme cela m'est arrivé à Rouen à la première représentation de Ruy Blas. Mais depuis, je ino suis furieusement détérioré, il y a des matins |r me fais peur à moi-même, tant j'ai de rides et l'air 1-1'. Ah! c'est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu'il allait venir, mais un tel amourm'eût rendu fou, plus imme, imbécile d'orgueil. Si même je garde en moi un foyer chaud, c'est que j'ai tenu longtemps mes bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n'ai pas ■iiiployé peut servir. Il me reste assez de cœur pour iliiuenter toutes mes œuvres. Non, je ne regrette lirii de ma jeunesse. Je m'ennuyais atrocement! Je irNais le smcide! je me dévorais de toutes espèces de uiilancoUes possibJes; ma maladie de nerfs m'a bien t'ait, elle a reporté tout cela sur l'élément physique et m'a laissé la tète plus froide, et puis, elle m'a fait connaître de curieux phénomènes psychologiques, dont personne n'a l'idée, ou plutôt que personne n'a sentis. Je m'en vengerai à quelque jour, en l'utili- sant dans un livre (ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t'ai parlé); mais comme c'est un sujet qui me fait peur, sanitairement parlant, il faut attendre, et que je sois loin de ces impressions-là pour pouvoir me les donner facticement, idéalement et dès lors sans danger pour moi ni pour l'œu^ie! Voici mon opinion sur ton idée de Revue : Toutes les Revues du monde ont eu l'intention d'être ver- tueuses, aucune ne l'a été; la Revue de Paris elle- même (en projet) avait les idées que tu émets et

192 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

était très décidée à les suivre. On se jure d'être chaste, on Test un jour, deux jours, et puis... et puis... la nature! les considérations secondaires! les amis! les ennemis ! ne faut-il pas faire mousser les uns, échiner les autres, j'admets même que pendant quelque temps Von reste dans le programme, alors le public s'embête, l'abonnement n'arrive pas. Puis on vous donne des conseils en dehors de votre voie ; on les suit par essai et l'on continue par habitude. Enfin, il n'y a rien de pernicieux comme de pouvoir tout dire et d'avoir un déversoir commode : on de\dent fort indulgent pour soi-même, et les amis, afin que vous le soyez pour eux, le sont pour vous, et voilà comme on s'enfonce dans le trou, avec la plus grande naïveté du monde. Une Revue modèle serait une belle œuvre et qui ne deman- derait pas moins que tout le temps d'un homme de génie; directeur d'une re\Tie devrait être la place d'un patriarche; il faudrait qu'il y fût dictateur avec une grande autorité morale^ acquise par des œuvres. Mais la communauté n'est pas possible, parce qu'on tombe de suite dans le gâchis; on bavarde beaucoup, on dépense tout son talent à faire des ricochets sur la rivière avec de la menue monnaie, tandis qu'avec plus d'économie on aurait pu par la suite acheter de belles fermes et de bons châteaux.

Ce que tu me dis, Du Camp le disait; vois ce qu'ils ont fait. Ne nous croyons pas plus fort qu'eux, car ils ont failli, comme nous faillirions, par V entraînement et en vertu de la pente même de la chose. Un journal enfin est une boutique, du moment que c'est une bou- tique, le livre, l'emporte sur les livres^ et la question d'achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes les autres. Je sais bien qu'où ne peut publier nulle pai't à l'heure qu'il est, et que toutes les revues exis-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 193

tantes sont d'infâmes p , qui font les coquettes.

Eh bien ! il faut faire comme tu fais, publier en volume, c'est plus crâne, et être seul. Qu'est-ce qu'on a besoin de s'atteler au même timon que les autres et d'entrer dans une compagnie d'omnibus, quand on peut rester cheval de tilbury? Quant h moi, je serai fort con- tent si cette idée se réalise ; mais quant à faire partie effectivement de quoi que ce soit en ce bas monde, non ! non! et mille fois non! Je ne veux pas plus être membre d'une Revue, d'une société, d'un cercle ou d'une académie, que je ne veux être conseiller mu- nicipal ou officier de la garde nationale; et puis il faudrait juger, être critique ; or je trouve cela ignoble en soi et une besogne qu'il faut laisser faire à ceux qui n'en ont pas d'autre.

Le sieur de Lisle me plaît, d'après ce que tu m'en dis. J'aime les gens tranchants et énergumènes, on ne fait rien de grand sans le fanatisme. Le fanatisme est la religion, et les philosophes du xviii'' siècle, en criant après l'un, renversaient l'autre. Le fanatisme est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait des œuvres et agit. La reUgion est une conception variable, une affaire d'invention humaine, une idée enfin; l'autre un sentiment. Ce qui a changé sur la terre, ce sont les dogmes, les histoires des Yischnou, Ormuzd, Jupiter. Mais ce qui n'a pas changé, ce sont les amulettes, les fontaines sacrées, les ex-voto, etc., les brahmanes, les santons, les ermites, la croyance enfin à quelque chose de supérieur à la vie et le besoin de se mettre sous la protection de cette force. Dans l'art aussi c'est le fanatisme de l'art qui est le sentiment artistique. La poésie n'est qu'une ma- nière de percevoir les objets extérieurs, un organe spécial qui tamise la matière et qui, sans la changer, II. 17

194 CORRESPONDAiNCE DE G. FLAUBERT.

la transfigure. Eh bien, si vous voyez exclusivement le monde avec cette lunette-là, le monde sera teint de sa teinte, et les mots pour exprimer votre senti- ment se trouveront dans un rapport fatal avec les faits qui l'auront causé. Il faut, pour bien faire une chose, qpie cette chose-là rentre dans votre constitution; un botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux, ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les astres que par rapport aux herbes. De cette combi- naison de l'inertie et de l'éducation résulte le tact, le trait, le goût, le jet, enfin l'illumination. Que de fois ai-je entendu dire à mon père qu'il devinait des maladies sans savoir pourquoi ni en vertu de quelles raisons. Ainsi le même sentiment qui lui faisait d'ins- tinct conclure le remède doit nous faire tomber sur le mot. On n'arrive à ce degré-là que quand on est pour le métier d'abord, et ensuite qu'on l'a exercé avec acharnement pendant longtemps.

Xous nous étonnons des bonshommes du siècle de Louis XIV, mais ilsn'étaientpas des hommes d'énorme génie; on n'a aucun de ces ébahissements, en les h- sant, qui vous fassent croire en eux à une nature plus qu'humaine, comme' à la lecture d'Homère, de Rabelais, de Shakespeare surtout, non! mais quelle conscience! comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! Quel tra- vail ! quelles natures ! comme Us se consultaient les uns les autres, comme ils savaient le latin ! comme ils Usaient lentement! Aussi toute leur idée y est, la forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu'à la faire craquer. Or Un y a pas de degrés : ce qui est bon vaut ce qui est bon. Lafontaine vivra tout autant que le Dante, et Boilcau que Bossuet ou même qu'Hugo.

Nous aA^ons eu jadis un pauATe diable pour dômes-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 195

tique, lequel est mainlonant cocher de fiacre (il avait épousé la fille de ce portier dont je t'ai parlé qui a eu le prix Monthyon tandis que sa femme avait été con- damnée aux galères pour vol, et c'était lui qui était le voleur etc.), bref ce malheureux Louis a ou croit avoir le ver soUtairc, il en parle comme d'une per- sonne animée qui lui communique et lui imprime sa volonté, et dans sa bouche il désigne toujours cet être intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à coup et il les attribue au ver solitaire : « il veut cela » et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu man- ger pour trente sols de brioche; une autre fois il lui faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homn^ie a fini par s'abaisser dans sa propre opinion au rang même du ver solitaire, ils sont égaux et se livrent un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle- sœur dernièrement), ce gredin-là m'en veut, c'est un duel, voyez-vous, il méfait marcher, mais je me ven- gerai. 11 faudra qu'un de nous deux reste sur la place. » Eh- bien c'est lui, l'homme qui restera sur la place ou plutôt qui la cédera au ver, car pour le tuer et en finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je ne sais pas si tu sens tout ce qu'il y a de profond dans cette histoire : vois-tu cet homme finissant par croire à l'existence presque humaine, consciencieuse, de ce qui n'est chez lui peut-être qu'une idée, et devenu l'esclave de son Aer soUtaire ? Moi je trouve cela vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles humaines !

J'en reviens à la Revue. Si j'avais beaucoup de temps et d'argent à perdre, je ne demanderais pas mieux que de me mêler d'une revue pendant quelque

196 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

temps, mais voici comme je comprendrais la chose : ce serait d'être surtout hardi et d'une indépendance outrée; je voudrais n'aA^oir pas un ami ni un service à rendre. Je répondrais par l'épée à toutes les atta- ques de ma plume, mon journal serait une guillotine. Je voudrais épouvanter tous les gens de lettres par la vérité même. Mais à quoi bon? il vaut mieux reporter tout cela dans une œuvre longue, et puis s'établir ar- bitre du beau et du laid me semble un rûle odieux. A quoi ça mène-t-il, si ce n'est à poser?

Je lis en ce moment pour ma Bovary un Uvre (qui a eu au commencement de ce siècle assez de répu- tation) par Salgues, ancien rédacteur du Mei'cure. Ce Salgues avait été à Sens le proAÏseur du collège de mon père; celui-ci l'aimait beaucoup et fréquentait à Paris son salon on recevait les grands hommes et les grandes garces d'alors. Je lui avais toujours entendu vanter ce bouquin; ayant besoin de quelques préjugés pour le quart d'heure, je me suis mis à le feuilleter. Mon Dieu, que c'est faible et léger! léger sur- tout! Nous sommes devenus très graves nous autres, et comme ça nous semble bête, l'esprit de ce liAre, qui en est plein (d'esprit)! mais en des sujets sem- blables nous avons maintenant des instincts histori- ques quine s'accommodent pas des plaisanteries, et un fait curieux nous intéresse plus qu'un raisonnement ou une joAdaUté. Cela nous semble fort enfantin que de déclamer contre les sorcières ou la baguette à\\i- natoire. L'absurde ne nous choque pas du tout, nous voulons seulement qu'on l'expose, et quant à le com- battre, pourquoi ne pas combattre son contraire, qui est aussi bète que lui ou tout autant? Il y a ainsi une foule de sujets qui m'embêtent également par n'im- porte quel bout on les prend. Ainsi Voltaire, le ma-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 197

gnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme, etc., qu'on en dise du bien ou du mal, j'en suis même- mont irrité. La conclusion la plupart du temps me semble acte de bêtise. C'est ce qu'ont de beau les sciences naturelles : elles ne A'eulent rien prouver. Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour la pensée! II faut traiter les hommes comme des mas- todontes et des crocodiles ; est-ce qu'on s'emporte à propos de la corne dos uns et de la mâchoire des autres ? Montrez-les, empaillez-les, bocaUsez-les, voilà tout, mais les apprécier, non; et qui êtes-vous donc vous- mêmes, petits crapauds?

Il me semble que je t'ai donné mes notes d'Italie. Je ne tenais pas de journal, j'ai seulement pris des notes sur les musées et quelques monuments ; tu dois avoir tout. Tu dis que Du Camp me croyait mort; d'autres l'auraient pu croire; j'ai des recoquillements si pro- fonds que j'y disparais ; et tout ce qui essaie de m'en faire sortir me fait souffrir; cela me prend surtout de- vant la nature, et alors je ne pense à rien. En allant à la Roche-Guyon j'étais ainsi, et ta voix qui m'inter- pellait à chaque minute et surtout tes attouchements sur l'épaule pour solliciter mon attention me cau- j Baient une douleur réelle. Comme je me suis retenu : pour ne pas t'envoyer promener de la façon la plus brutale I J'ai souvent été dans cet état en voyage.

Adieu, bonne et chère amie; je ne voulais t'écrire qu'un mot et je me suis laissé aller à une longue let- tre. Dans la prochaine je te parlerai du logement, etc. Encore adieu; mille baisers et tendresses.

17.

198 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset, mercredi soir, minuit

Voilà trois jours que je suis à me vautrer sur tous mes meubles et dans toutes les positions possibles pour trouver quoi dire! il y a de cruels moments le fil casse, la bobine semble dévidée. Ce soir pour- tant, je commence à y voir clair, mais que de temps perdu! comme je vais lentement! et qui est-ce qui s'apercevra jamais des profondes combinaisons que m'aura demandées un livre si simple ? Quelle mécaniq ue que le naturel, et comme il faut de ruses pour être vrai! sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l'an com- bien j "ai fait de pages? trente-neuf; et depuis que je t'ai quittée ?viugt-deux. Je voudrais bien avoir enfin terminé ce satané mouvement auquel je suis depuis le mois de septembre avant de me déranger (ce sera la fin de la première partie de ma seconde); il me reste pour cela une quinzaine de pages environ, il me tarde d'être à la conclusion de ce livre qui pourrait bien à la longue amener la mienne. J'ai envie de te voir souvent, d'être avec toi ; je perds souvent du temps à rêver mon loge- ment de Paris, et la lecture que jy ferai de la Bovary, et les soirées que nous passerons; mais c'est une raison pour continuer comme je fais à ne perdre pas une niiuutc et à me hâter avec une ardeur patiente. Ce qui fait que je vais si lentement, c'est que rien dans ce Uvre n'est tiré de moi, jamais ma personnaUlé ne m'aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la suite faire des choses plus fortes (et je l'espère bien), mais il me paraît difficile que j'en compose de plus habiles : tout est de tête; si c'est raté, ça m'aura tou- jours été un bon exercice ; ce qui m'est naturel à moi,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 199

c'est le non naturel pour les autres, l'extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mytholo- gique. Saint Antoine ne m'a pas demandé le quart de la tension d'esprit que la Bovary me cause; c'était un déversoir, je n'ai eu que plaisir à écrire et les dix- huit mois que j'ai passés à en écrire les 500 pages ont été les plus profondément voluptueux de ma vie. Juge donc, il faut que j'entre à toute minutL- dans des peaux qui me sont antipathiques, voilà six mois que je fais de l'amour platonique et en ce moment je m'exalte catholiquement, au son des cloches et j'ai envie d'aller à confesse!

Tu me demandes je logerai; je n'en sais rien, je suis là-dessus fort diflicile, cela dépendra tout à fait de l'occasion, de l'appartement, mais je ne logerai pas plus has que la rue de Rivoh, ni plus haut que le boulevard, je tiens à du soleil, à une belle vue et à un escalier large; je tâcherai de n'être pas loin de toi ni de Rouilhet, qui part définitivement au mois de sep- tembre. Il fera son drame à Paris, je ne peux donc à ce sujette donner aucune réponse nette. Je sais très bien les rues et quartiers dont je ne veux pas, voilà tout.

J'ai lu Leconte; eh bien, j'aime beaucoup ce gars-là, il a un grand souffle, cest un pur. Sa préface aurait demandé cent pages de développement, et je la crois fausse d'intention ; il ne faut pas revenir à l'antiquité, mais prendre ses procédés. Que nous soyons tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut; mais il y a autre chose dans l'art que la rectitude des hgnes et le poU des surfaces. La plastique du style n'est pas si large que l'idée entière, je le sais bien; mais à qui la faute? à la langue ; nous avons trop de choses et pas assez de formes. De vient la torture des cons-

200 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ciencieux. Il faut pourtant tout accepter et tout im- primer, et prendre surtout son point d'appui dans le présent. C'est pour cela que je crois les Fossiles de Bouilhet une chose très forte, il marche dans les voies de la poésie de l'avenir. La httérature prendra de plus en plus les allures de la science, elle sera surtout expulsante, ce qui ne veut pas dire didactique; il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu'elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus.

Il y a une belle engueulade aux artistes modernes dans cette préface, et dans le volume, deux magni- fiques pièces part des taches) : Dies irx et Midi. Il sait ce que c'est qu'un bon vers, mais le bon vers est disséminé, le tissu lâche, la composition des pièces peu serrée; il a plus d'élévation dans l'esprit que de suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philo- sophe, plus poète qu'artiste. Mais c'est un vrai poète et de noble race; ce qui lui manque, c'est d'avoir bien étudié le français, j'entends le connaître à fond, les dimensions de son outil et toutes ses ressources ; il n'a pas assez lu de classiques en sa langue : pas de rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de faire voir, le relief est absent, la couleur môme a une sorte de teinte grise; mais de la grandeur! de la gran- deur! et ce qui vaut mieux que tout, de l'inspiration. Son hymne védique à Siirya est bien belle. Quel âge a-t-ilf

Lamartine se crève, dit-on; je ne le pleure pas (je ne connais rien chez lui qui vaille le Midi de Leconte). Non, je n'ai aucune sympathie pour cet écrivain sans rythme, pour cet h. mme d'État sans initiative. C'est îilui que nous devons tous les embêtements bleuâtres du lyrisme poitrinaù'e, et lui que nous devons re-

CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 201

mercier de l'empire: homme qui va aux nuMliocres et qui les aime. Bouilhet lui avait envoyé Mélœnis en même temps qu'un de ses élèves, à lui Bouilhet, lui avait adressé une pièce de vers détestables, stupide, pleine de fautes de prosodie), mais à la louange *du susdit grand homme, lequel a répondu au moutard une lettre splendide, tandis qu'à Bouilhet pas un mot : tu vois pour ton numéro ce qu'il a fait! et puis, un homme qui compare Fénelon à Homère, qui n'aime \yds les Atrs de Lafontaine est jugé comme littérateur; il ne ivstorapas de Lamartine de quoi faire un demi-volume (If [ùèces détachées : c'est un esprit eunuque.

Dans mon contentement du volume de Leconte, j;iL hésité à lui écrire; cela fait tant de bien de trouver Il II liomme qui aime l'art et pour l'art, mais je me suis dit : A quoi bon? on est toujours dupe de ces bons mouvements-là, et puis je ne partage pas entièrement ses idées théoriques, bien que ce soient les miennes, mais exagérées. C'est comme pour le père Hugo, j'ai hésité à lui écrire, à propos de rien, par besoin; il me semble très beau là-bas, il m'avait mis son adresse au bout de son petit mot, était-ce une manière de dire : écrivez-moi? Tu me feras seulement le plaisir dans ta lettre de lui dire que je suis tout à son ser- vice, etc.; qu'il envoie ses lettres à Londres. Adieu, bonne, chère et bien-aimée Muse.

A la même.

Croisset, mercredi, minuit et demi.

Comme je suis content que ta Paysanne paraisse enfin! Tu verras, ce sera un succès; je l'ai toujours dit, elle en a tous les éléments : c'est une œuvre. Marche donc et lève haut la tête, ù Muse! Vois comme tu as

202 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERTV.

bienfait d'en retrancher tout le lyrisme inutile. Ainsi la tartine déclamatoire contre la guerre : « Pour le soldat vous êtes l'air vital » aurait empêché Perrotin d'être ému, elle eût contrarié sa fibre iroiipière, et il ne faut contrarier aucune fibre humaine, mais en faire naître s'il se peut. Ne blâmons rien, chantons tout, soyons exposants et non discutants. Quant au plom- bait que Villemain trouve original, moi je le trouve trop original, et si original que ce n'est pas français quoi quilen dise; s'il eût été un bonhomme de couleur, au heu d'être un critique, il n'aurait pas d'ailleurs trouvé que du soleil frappant sur du blanc faisait une couleur de plomb, c'est-à-dire quelque chose de plus terne que n'est le blanc lui-même sous le soleil. Cette couleur plombée peut s'appliquer, je suppose, à l'eau du Nil, à de l'eau d'un bleu épais, sombre, et dont une excessive lumière clarifie la teinte ; alors il peut y avoir en dessus comme un glacis de plomb, c'est vrai. Enfin plombait est mauvais, je l'ai dit et je le maintiens jusqu'à la guillotine.

Laisse donc ton vers comme il est ! « Tout cotil- lon, etc. » Qu'est-ce que cela fait que ça ressemble à du Béranger, il est dans la couleur du morceau il se trouve, et tout est : faire rentrer le détail dans l'ensemble. Ta correction « avait la tête en feu » est mauvaise, ce n'était pas la tête qu'il avait en feu, et d'ailleurs comme :

Tout cotillon mettait Gros-Pierre en feu

est bien mieux rythmé! garde-le; c'est drôle comme ton discernement a des berlues quelquefois; de même que :

Il est la soif qu'on puise dans l'ivresse

«

COimESFO.NDANCE DE G. FLAUBERT. "203

€st très plat, quoique tu prétendes que ça fasse une vnage. Comment ne t'aperçois-tu pas que c'est une phrase banale, toute faite : « la soif qu'on puise dans l'ivresse! » la soif qu'on puise, métaphore usée et qui n'en est pas une? on va puisant la soif dans l'ivresse! non non, mille fois non! Sacrée Muse, va, que tu es drôle! garde donc ton vers tout simple, sans préten- tion et d'une grande âpreté lubrique cachée : « il souhaitait d'y revenir sans cesse », je crois seulement que « il souhaitait y revenir sans cesse » serait plus . légant? Au reste, c'est bien peu important.

Non, tu ne me dois pas tous les remerciements que tu me fais; si tu savais user de tes moyens, tu pour- rais faire des choses merveilleuses, tu es une nature vierge, et tes arbres de haute futaie sont encombrés de broussailles. Dans cette Paysanne par exemple, il ny a pas une intention qui soit de moi; mais comment se fait-ilque j'y aie développé beaucoup d'effets nou- veaux? C'est en enlevant tout ce qui empêchait qu'on ne les vit. Moi je les y voyais, ils y étaient. Ce qui fait la force d'une œuvre, c'est la visée comme on dit I vulgairement, c'est-à-dire une longue énergie qui €Ourt d'un bout à l'autre et ne faiblit pas.

C'est ce qu'a voulu dire ViQemain en trouvant que ce n'étaient pas des vers de femme. Ah! fie-toi à moi, va, et je te jure bien qu'il n'y aura pas un hé- mistiche faible dans tout ton drame, et que nous pou- vons pom* le style les ébahir, tous ces màles-là dont la culotte est si légère.

Comment, en supposant seulement que l'on soit avec une vocation médiocre (et si Ton admet avec ■cela ÔM jugement), ne pas penser que l'on doit arriver enfin à force d'étude, de temps, de rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon? Allons donc! ce serait

204 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

trop bête! La littérature (comme nous l'entendons) serait alors une occupation d'idiot; autant caresser une bûche et couver des cailloux. Car lorsqu'on tra- vaille dans nos idées, dans les miennes du moins, on a pour se soutenir 7'ien, oui, rien, c'est-à-dire aucun espoir d'argent, aucun espoir de célébrité, ni même d'immortalité (quoiqu'il faille y croire pour y atteindre, je le sais); mais ces lueurs-là vous rendent trop sombre ensuite, et je m'en abstiens. Non, ce qui me soutient, cest la conviction que je suis dans le vrai, et si je suis dans le vrai, je suis dans le bien, j'accom- plis un devoir, j'exécute la justice. Est-ce que j'ai choisi? est-ce que c'est ma faute? qui me pousse? est-ce que je n'ai pas été puni cruellement d'avoir lutté contre cet entraînement? Il faut donc écrire

comme on sent, être sûr qu'on sent bien, et se f de

tout le reste sur la terre.

Va, Muse, espère, espère; tu n'as pas fait ton œuvre; et sais-tu que je t'aime bien de ce nom de Muse je confonds deux idées? C'est comme dans la phrase d'Hugo (dans sa lettre) : « le soleil me sourit et je souris au soleil ». La poésie me fait songer à toi, toi à la poésie. J'ai passé une bonne partie de la jour- née à rêver de toi et de ta Paysanne, la certitude d'avoir contribué à rendre très bon ce qui l'était à peu près m'a donné de la joie; j'ai pensé beaucoup à ce que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le : tu as en toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d'effets, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du reUef (c'est ce qui ne se donne pas, cela) ; ces deux qualités ont été entravées et le sont encore par deux défauts dont on t'a donné l'un et dont l'autre tient à ton sexe; le pre- mier c'est le philosophisme, la maxime, la boutade po-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 205|

Ktique, sociale, démocratique, etc., toute cette bavure qui ^^ient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même H'est pas exempt; la seconde faiblesse, c'est le vague/ la tendro-manie féminine. Une faut pas, quand on est arrivé à ton degré, que le linge sente le lait. Coupe- moi donc cette verrue montagnarde et rentre, res- serre, comprime les seins de ton cœur, qu'on y voie des muscles et non une glande. Toutes tes œuvres jusqu'à présent, à la manière de Mélusine (femme par en haut et serpent par en bas), n'étaient belles que jusqu'à certaine place, et tout le reste traînait en replis mous. Comme c'est bon, hein, pauvre Muse, de se dire ainsi tout ce qu'on pense! oui, comme c'est bon! car tu es la seule femme à qui un homme puisse écrire de telles choses.

Enfin je commence à y voir un peu clair dans mon sacré dialogue de curé ; mais franchement, il y a des moments j'en ai presque envie de vomir physique- ment, tant le fond est bas. Je veux exprimer la situa- tion suivante : ma petite femme, dans un accès de reh- gion, va à l'éghse, elle trouve à la porte le curé qui, dans un dialogue (sans sujet déterminé), se montre tellement bête, plat, inepte, crasseux, qu'elle s'en retourne dégoûtée et indévote, et mon curé est très brave homme, excellent même, mais il ne songe qu'au physique (aux souffrances des pauvres, manque de pain ou de bois), et ne devine pas les défaillances morales, les vagues aspirations mystiques; il est très chaste et pratique tous ses devoirs. Gela doit avoir six ou sept pages au plus et sans une réflexion ni une analyse (tout en dialogue direct) ; de plus, comme je trouve très canaOle de faire du dialogue en remplaçant les « il dit, il répondit » par des barres, tu juges que les répétitions des mêmes tournures ne II. 18

206 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

sont pas commodes à éviter. Te voilà initiée au supplice que je subis depuis quinze jours. A la fin de la semaine prochaine cependant, j'en serai complète- ment débarrassé, je l'espère; il me restera ensuite une dizaine de pages (deux grands mouvements), et j'aurai fini le premier ensemble de ma seconde partie. L'adultère est mûr, on va s'y livrer.

Comme je suis impatient de savoir le résultat du concours! J'imagine que les articles d'tlippolyte Cas- tille sont payés par les intéressés. Il doit y avoir là- dessous quelque petit commerce canaille. Quelle charmante littérature! Dans le dernier numéro de YAthenœum, il y avait un article de Dufaï contre Émaux et Camées; ces imbéciles-là finiraient presque par vous faire trouver bon ce qu'on trouve mauvais, tant ils blâment le mauvais sottement; mais cet article doit être une réponse indirecte à la note de notre ami. Ah! comme tout cela est intéressant, instructif et moral! Quelle bête d'invention que l'imprimerie au fond! Adieu, chère Muse bien-aimée, à toi.

J'approuve l'idée de Pelletan de publier d'abord sans nom d'auteur. Mais ce titre de Poème de la femme est bien prétentieux pour une chose si franche du collier; ça sent l'école fouriériste, etc. Tâche donc de t'en priver si ça se peut.

A la même.

Croisset, vendredi, 1 heure.

Je t'écris à la hâte, ma lettre partira par une occa- sion que j'ai pour Rouen et tu la recevras demain à ton réveil. C'est étrange! mais hier au soir j'avais

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 207

bon espoir, j'étais dans un bon état; nos communi- cations d'effluves ont été en défaut, ou bien étais-tu peut-être très calme (car ta lettre de ce matin est stoïque, chère sauvage) et m'envoyais-tu ta sérénité? ou est-ce moi qui t'ai envoyé la mienne? Villemain a fait là-dedans une bonne ligure ! Allons, en voilà encore un que j'avais toujours bien jugé; quand il reviendra, c'est de le remercier avec effusion de ce qu'il a fait pour toi ; il n'y a pas de pire vengeance que ces poli- tesses-là, elles sont hautes comme orgueil et fortes comme esprit; s'il veut faire des excuses, donner des explications, c'est de l'arrêter court, du premier mot avant de l'entendre et de lui dire : « Causons d'autre chose », voilà tout. Et ce Musset aussi, qui ne dit rien! Tous! tous! Enfin mes vieilles haines sont donc justes; mais j'aurais voulu que le ciel cette fois ne me don- nât pas si bien raison. Tu vois que je n'avais pas mal deviné quand je te disais qu'on ne te tiendrait pas compte de tant de détails archéologiques et qu'il y en avait trop leur goût). Pas un des académiciens (si ce n'est peut-être Mérimée) n'en savait autant que ton Acropole en dit, et on garde toujours une petite rancune à qui nous instruit, rappelle-toi cela, surtout quand on a la prétention d'instruire les autres. Moi, à ta place, je lèverais le masque (le jour de la distri- bution des prix) et je pubUerais mon Acropole retou- chée puisqu'on n'en a lu que des fragments, ce serait une bonne farce. Mais par exemple je ne laisserais pas un vers qui ne fût bon, et l'année prochaine au mois de janvier je renverrais une autre Acropole (il y a ma- nière de refaire le sujet tout à l'inverse et sans que rien y ressemble); cette fois-ci je m'arrangerais pour avoir le prix en m'y prenant (poHtiquement) mieux, et qui est-ce qui aurait un pied de nez? Ce serait assez

208 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

coquet de souffleter deux fois ces messieurs avec la même idée, une fois devant le public et par le puLlic, et la seconde par eux-mêmes. Tu verrais quelle poli- tesse on aurait pour toi après, et les amabilités, les traits d'esprit de M. le rapporteur! Si tu t'en rappor- tes à moi complètement, je crois que nous y pouvons arriver. Qu'est-ce que ça f... tout cela, il n'y a de défaites que celles que l'on a tout seul devant sa glace, dans sa conscience. J'aurais eu. mardi et mercredi cent mille sifflets aux oreilles que je n'aurais pas été plus abattu. Il ne faut penser qu'aux triomphes que l'on se décerne, être soi-même son public, son critique. Le seul moyen de vivre en paix, c'est de se placer tout d'un bond au-dessus de l'humanité en- tière et de n'avoir avec elle rien de commun, qu'un rapport d'oeil; cela scandaliserait les Pelletan, les La- martine et toute la race stérile et sèche (inactive dans le bien comme dans le mal) des humanitaires, répu- blicains, etc. Tant pis! qu'ils commencent par payer leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seule- ment honnêtes avant de vouloir être vertueux! La fraternité est une des plus belles inventions de l'hypocrisie sociale. On crie contre les jésuites. 0 candeur! nous en sommes tous.

Il a donc fallu en passer par la correction de Ven- fant. Certainement ton vers nouveau n'est pas mau- vais, mais l'autre était bon ! Que penses-tu si au lieu de

Et chaque année il avait un enfant

tu mettais

Et chaque année lui donnait un enfant.

Ça me semble moins plat? et ça relève mieux « il en fit tant » qui suit; mais de quelque façon qu'on s'arrange,

CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT. 209

on ne remplacera pas la première version. Ils étaient si carrés ces deux vers! A ta place je les laisserais en blanc, je mettrais des points seulement. Supprime/ le bon, d'accord, mais ne le corrigez pas; dans la sup- pression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice; les icono- clastes sont pires que les barbares.

« Sous son petit jupon » peut aller h cause des deux ainsi; non! il avait vaut mieux. Ah! mon Dieu, tu ne t'imagines pas la haine, le mal aux nerfs que ca me fait de voir des bêtises semblables î Puisqu'ils avaient trouA''é bon tout d'abord le poème, qu'est-ce que ça signifie ces revirements-là? Eh bien, qu'ils en fassent, eux, de la poésie ! Encore une fois, s'il faut leur obéir, je laisserais deux vers en blanc; en tout cas à une deuxième édition refourre-moi-les.

Le commencement de la semaine a été mauvais mais maintenant ça rêva, pour retomber bientôt sans doute; j'ai toujours ainsi des hauts et des bas, la féti- dité du fond jointe aux difficultés de la forme m'acca- ble quelquefois; mais ce livre, quelque mauvais qu'il puisse être, sera toujours une œuvre d'une rude a^o- lonté, et une fois fini, corrigé, achevé d'un bout à l'autre, je crois qu"il aura une mine hautaine et clas- sique. Ce sont de ces œuvres dont parle Perse, qui veulent que l'on se morde les ongles jusqu'au sang; à défaut d'autre mérite c'en est un que la patience; le mot de Buffon est impie, mais quand le génie man- que, la volonté dans une certaine limite le remplace. Napoléon III n'en est pas moins empereur tout comme son oncle. Après ce trait de modestie (de ma part) je te dis adieu, bon courage, à bientôt; le soleil ne meurt jamais! l'art est immortel comme lui! et il y a des mondes lumineux les âmes des poètes vont habiter

t8.

210 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

après la mort; elles roulent avec les astres dans l'in- fini sans mesure.

A la même.

Croisset, mardi soir, 1 heure après minuit.

Il est bien tard, je suis très las. J'ai la gorge éraillée d'avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma cou- tume exagérée. Qu'on ne dise pas que je ne fais point d'exercice, je me démène tellement dans certains mo- ments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux ou trois lieues faites à pied. Quelle singulière méca- nique que l'homme! Quoique je n'aie rien à te dire, je voudrais bien pourtant t'employer ces quatre pa- ges, pauvre Muse, bonne et belle amie. Ah! si! j'ai quelque chose à te dire, c'est que ma Bovai^y n'avan- çant qu'il pas de tortue, je renonce à remettre à la fin du mouvement qui m'occupe notre entrevue à Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus tard. Je veux seulement écrire encore trois pages au plus, en finir cinq que j'écris depuis l'autre semaine et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientôt un mois; mais quant à attendre que j'en sois à la fin de cette première partie de la deuxième, j'en aurais en travaillant bien pour jusqu'à la fin du mois de mai. C'est trop long! ainsi la lettre que je t'écrirai à la fin de la semaine prochaine te dira positivement le jour de notre rendez-vous. Tâche de te bien porter et de m'apporter ce que tu as fait du plan de ton drame ainsi que le poème de V Acropole tel qu'il a été envoyé il l'Académie. J'ai passé tantôt presque une heure à fouiller partout pour retrouver la lettre de Gagne : peine perdue; mais j'ai retrouvé les « fantômes «/je

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 211

guis sûr de l'avoir (la lettre de Gagne), mais j'ai un tel encombrement de lettres dans mes tiroirs et de pa- perasses dans mes cartons, que c'est le diable quand ilfaut chercher quelque chose que je n'ai point classé. Si tu veux je recommencerai et je suis sûr que je la trouverai. Jamais je ne jette aucun papier, c'est de ma part une manie. L'année prochaine quand Bouilhet ne sera pas là, je consacrerai un dimanche à ce grand rangement qui sera à la fois très triste et très amusant, très pénible et assez sot. A propos des lettres j'en ai reçu une de Du Camp l'occasion d'une chose égarée de voyage, que je lui demandais) des plus aimables, cordiale, dans le ton de l'amitié, il m'annonce que les vers de Bouilhet doivent paraître dans le pro- chain numéro, seuls pour les mieux faire valoir, etc. (?) Comme je ne tiens aucun compte de ses sentiments favorables ou mal veillants, je ne me creuserai pas la tête à chercher d'où vient ce revirement momentané. Ce bon père Bérangerîje crois que la Paysanne le syncopera un peu; voilà de la poésie peuple comme ce bourgeois n'en a guère fait. Il a les pattes sales, Déranger ! et c'est un grand mérite en httérature que d'avoir les mains propres; il y a des gens (comme Musset par exemple) dont c'a été presque le seul mé- rite ou la moitié de ce mérite pour le moins; les poètes sont d'ailleurs jugés par leurs admirateurs, et tout ce ([u'il y a de plus bas en France comme instinct poétique depuis trente ans s'est pâmé à Béranger. Lui et Lamartine m'ont causé bien des colères par tous leurs admirateurs. Je me souviens qu'il y a longtemps, en 1840, à Ajaccio, j'osai soutenir seul devant une quinzaine de personnes que Béranger était un poète commun et de troisième ordre. J'ai paru à toute la société, j'en suis sûr, un petit col-

212 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

légien fort mal élevé. Ah! Les gueux! les gueux I quel horizon!... Cela donnait le cauchemar à mon pauvre Alfred; la postérité du reste ne tarda pas à cruelle- ment délaisser ces gens-là qui ont voulu être utiles et qui ont chanté pour une cause. Elle n'a souci déjà, ni de Chateaubriand avec son Christianisme renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme libertin, ni même bientôt de Lamartine avec son humanitarisme rehgieux. Le vrai n'est jamais dans le préseni; si l'on s'y attache, on y périt. A l'heure qu'il est je crois même qu'un penseur (et qu'est-ce que l'artiste si ce n'est un triple penseur?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune con"sdc- tion sociale. Le doute absolu maintenant me parait être si nettement démontré que vouloir le formuler serait presque une niaiserie. Bouilhet me disait, l'autre jour, qu'il éprouvait le besoin de faire l'apostasie pu- blique, écrite, motivée, de ses deux quaUtés de chré- tien et de Français, et après de f son camp de

l'Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si c'était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout l'immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu'à la gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à vous enthousiasmer, mais même à vous intéresser par le temps qui court? Comme tu as, toi, dépensé du temps, de l'énergie dans toutes ces lectures-là! que d'amour inutile! Je t'ai connue démocrate pure, admi- ratrice de G. Sand et Lamartine; tu ne faisais pas la Paysanne dans ce temps-là! Soyons nous, et rien que nous. « Qu'est-ce que ton devoir? l'exigence de chaque jour » ; cette pensée est de Goethe; faisons notre devoir, qui est de tâcher d'écrire bien, et quelle société de saints' serait celle seulement chacun ferait son devoir?

.CORRESPONDANCE UE G. FLAUBERT. 213

Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit; je ne connais pas de livre plus calme et qui nous dispose à plus de sérénité. Comme cela est sain et piété! ^itu en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite et Heraclite et médite le dernier paragraphe, il faut devenir stoïque quand on vit dans les tristes époques nous sommes.

Pourquoi, l'autre nuit, celle d'hier, ai-je rêvé que j'étais à Thèbes en Egypte avec Babinet? et que nous galopions tous les deux comme deux lapins pour fuir trois énormes lions que Babinet élevait par cu- riosité? Au moment il me disait : « Il n'y a que moi à Paris pour avoir de ces idées-là », les trois grosses bi'tes se sont mises à nous poursuivre. Je vois encore les basques de l'habit du pore Babinet volant au vent dans notre fuite, et la couleur du sable nous niions comme sur des patins.

J'ai une tirade de Homais sur l'éducation des enfants (que j'écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire; mais moi qui la trouve très grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour le bourgeois c'est profondémentraisonnable. Adieu, bonne Muse, à bien- tôt; nous aurons deux trois bons jours, j'en ai besoin; je ne sais combien de millions il faudrait me donner pour recommencer ce sacré roman !

C'est trop long pour un homme que cinq cents pages à écrire comme ça ; et quand on en est à la 240^ et que l'action commence à peine!...

A la raérne.

Croisset, nuit de samedi, 1 heure.

Reçois mes compliments pour la manière dont tu as reçu le sieur Villemain ; tu t'es bien conduite, il

214 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

n'y avait que cela à dire ; sois sûre que tu l'as humilié de toute&façons; c'est ce qu'il fallait faire. Il y a une chose qui m'a semblé très farce dans tout ce qu'il t'a dit, à savoir, l'aveu qu'il travaillait pour la postérité (il est temps qu'il s'y prenne). Ah ! la postérité n'est pas faite pour ceux qui ont été ministres, grands maîtres de l'Université, pairs de France, députés, professeurs, etc., etc., la postérité pour ce pauvre vieux ! est-ce son cours de littérature, son Lascaris, ses portraits? Mai& lis-en donc du Villemain, ses plus belles pages (?) ne dé- passent pas la portée d'un article de journal, et à part une certaine correction grammaticale (et qui n'a rien à démêler avec la vraie correction esthétique), la forme est complètement nulle; quant à de l'érudition, aucune ; mais d'ingénieux aperçus en masses, comme ceux-ci à propos de l'accusation de fratricide portée contre M. J. Chénier : « Non, c'est une calomnie, j'en jure par le cœur de leur mère ; » ou bien en parlant de la Pu- celle : « Le poème qu'il ne faut pas nommer » ; ou encore de Gibbon : « Et il resta muet et ministériel ». Toutes ces belles phrases sont accompagnées, dans les volu- mes où on les trouve, d'autres phrases imprimées en itaUques et ainsi conçues : « longs applaudissements de l'auditoire, \\\e émotion, » etc. J'ai passé ma jeunesse à Ure tous ces drôles, je les connais, j'ai frappé depuis longtemps sur les poitrines en tôle de toutes ces brutes, et je sais à la place du cœur le vide qu'il y a. Tout ce que j'apprends de leurs actions me paraît donc le corollaire de leurs œuvres. A la fin de ma troisième, à quinze ans, j'ai lu son Cours de littérature du moyen âge. J'étais à cet âge en état de l'écrire moi-même, ayant lu les ouvrages de Sismondi et de Fauriel sur les httératures du midi de l'Europe qui sont les deux sources uniques ce bon Villemain ait puisé;

COimESPONDAN'CE DE G. FLAUBERT, 215

les extraits cités dans ces livres sont les mêmes extraits cités dans le sien, etc.! Et voilà les crétins qu'on nous pose toujours devant les yeux comme des gens forts! mais forts en quoi? Il n'y a du reste que dans notre siècle l'on soit arrivé ainsi à se faire des réputations avec des œuvres nulles on absentes; le père de tous ces grands hommes était le père Royer-CoUard qui n'avait jamais écrit que quatre-vingts pages en toute sa vie, la préface des œuvres de Reid. Je crois que Villemain sait bien le latin, si tant est qu'on puisse comprendre toute la portée d'un mot quand on n'a pas le sens poétique, et qu'il sait faire des vers latins, du grec médiocrement, un tout petit peu d'histoire, beaucoup d'anecdotes, avec cela de l'esprit de société et la réputation d'habile homme : voilà son bagage. Quant à être, je ne dis pas des écrivains, mais même des httérateurs, non, non, il leur manque la première condition, le goût ou l'amour, ce qui est tout un. Tu me dis : « Nous finirons par valoir mieux qu'eux comme talent. » Oh! cecim'ébouriffe, car je crois que c'est déjà fait, et je pense que Villemain peut s'atteler pour le reste de ses jours avant d'écrire une seule page de la Bovary, une seule strophe de Melœnis, un seul paragraphe de la Pœjmnne. « Que je ne sois jamais de l'Académie (comme dit Marcillac, l'artiste romantique de Gerfault), si j'arrive au diapa- son de pareils ânes ! C'est bien beau l'idée qui a frappé l'Académie dans le numéro 26 : « le poète sur les rmnes d' Athènes et évoquant le passé, le faisant revi\Te!)) Est- ce Volney et rococo ! Comment un homme peut-U rapporter de semblables bêtises sans en rire le pre- mier? Comment ne pas sentir que c'était la ma- nière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie) de prendre le sujet? Si mon pharmacien avait con-

216 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

couru pour V Acropole il est certain que c'eût ét<5 son plan. Et l'aplomb de ces messieurs-là ! Sont-ils bien contents d'eux, sûrs de leur jugement ! Ce pau- vre de Lisle qui va leur présenter son livre ! Non, tout cela m'indigne trop, je suis gorgé de l'humanité en général et des gens de lettres en particulier, comme si j'avais avalé cent livres de suif.

J'aurais bien voulu être quand le Philosophe a dit : « les Ronsards qui vous conseillent »,pour voir son ton. A qui ça s'adressait-il? à propos de quoi? com- ment ? Les Ronsards qui vous conseillent ! les Homè- resde vos amis! Charmant ! charmant! Et en voilà un aussi qui passe pour un homme de goût, un classique.

J'ai eu aujourd'hui un grand enseignement donné par ma cuisinière; cette fille qui a vingt-cinq ans ne savait pas que Louis-Phihppe n'était plus roi de France, qu'il y avait eu une république, etc.; tout cela ne l'intéresse pas (textuel), et je me regarde comme un homme intelhgent! mais je ne suis qu'un triple imbécile, c'est comme cette femme qu'il faut être.

Hier en allant me faire arracher ma dent j'ai passé sur la place du Vieux-Marché, et en analysant l'émo- tion caponne que j'avais au fond de moi, je me disais que d'autres à la même place en avaient eu de pires et de même nature pourtant ! L'attente d'un événe- ment qui vous fait peur ! cela m'a rappelé que, tout enfant, à six ou sept ans. en revenant de l'école j'avais vu une fois la guillotine qui venait de servir; il y avait du sang frais sur les pavés et on enlevait le panier. J'ai rêvé cette nuit la guillotine ; chose étrange, ma petite nièce a rêvé aussi la guillotine cette nuit. La pensée est donc un fluide, et qui découle des pentes plus hautes sur les plus basses?... Qui est-ce qui a jamais étudié tout cela scientiliquement, posément ?

CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. 217

Il faudrait un grand poète, ayant à son semce une grande science, et tout cela en la possession d'un très honnête homme.

A la même.

Croisset, uuit de mardi, 1 heure.

Oui, chère Muse, nous nous venons lundi prochain comme tu le désires, et nous resterons ensemble jusqu'à samedi (maprochaine t'indiquera les heures de départ), c'est du moins mon intention et mon espoir, à moins que je ne sois malade d'ici là, ou que mes dents ne me reprennent trop fort. Dans l'état présent ma bou- che n'est pas présentable. Il m'a poussé des glandes sous le cou et un peu de fluxion. Je ne peux manger que de la mie de pain, et encore me fait-elle du mal. J'ai eu depuis quatre jours une fièvre continue et hier violente. Voilà plusieurs semaines qu'il me prend de temps à autre aucervelej; (siège des passions, selon Gall) des douleurs à crier, qui m'ont repris dimanche. Mais aussi quel dimanche et quelle société j'ai eus 1 je ne te parle jamais de mes ennuis domestiques, mais j'en suis comblé parfois : mon frère ! ma belle-sœur ! mon beau-frère 1 Ah ! ah ! ah ! La santé de ma mère commence aussi à m'inquiéter profondément et plus que je ne le dis; tout ce qu'il lui faudrait d'effectif est impraticable. Enfin ! je viens d'être assez secoué, et il me résulte de tout cela une torpeur invincible. Hier et aujourd'hui j'ai passé tout l'après-midi à dormir comme un homme ivre. J'avais (nerveusement par- lant) la sensation interne d'un homme qui aurait bu six bouteilles d'eau-de-\de ; j'étais brute et étourcU; mais ce soir (j'ai fait diète toute la journée) la re- "^dgueur m'est revenue, et j'ai écrit presque dune -I. 19

216

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

couru pour VAcropole il est certain que c'eût été son plan. Et l'aplomb de ces messieurs-là ! Sont-ils bien contents d'eux, sûrs de leur jugement ! Ce pau- vre de Liste qui va leur présenter son livre ! Non, tout cela m'indigne trop, je suis gorgé de l'humanité en général et des gens de lettres en particulier, comme si j'avais avalé cent livres de suif.

J'aurais bien voulu être quand le Philosophe a dit : « les Ronsards qui a'ous conseillent »,pour voir son ton. A qui ça s'adressait-il? à propos de quoi? com- ment ? Les Ronsards qui vous conseillent ! les Homè- resde vos amis! Charmant ! charmant! Et en voilà un aussi qui passe pour un homme de goût, un classique.

J'ai eu aujourd'hui un grand enseignement donné par ma cuisinière; cette fille qui a vingt-cinq ans ne savait pas que Louis-Phihppe n'était plus roi de France, qu'il y avait eu unerépubUque, etc. ; tout cela ne l'intéresse pas (textuel), et je me regarde comme un homme intelhgent! mais je ne suis qu'un triple imbécile, c'est comme cette femme qu'il faut être.

Hier en allant me faire arracher ma dent j'ai passé sur la place du Vieux-Marché, et en analysant l'émo- tion caponne que j'avais au fond de moi, je me disais que d'autres à la même place en avaient eu de pires et de même nature pourtant ! L'attente d'un événe- ment qui vous fait peur ! cela m'a rappelé que, tout enfant, à six ou sept ans, en revenant de l'école j'avais vu une fois la guillotine qui Aenait de servir; il y avait du sang frais sur les pavés et on enlevait le panier. J'ai rêvé cette nuit la guillotine ; chose étrange, ma petite nièce a rêvé aussi la guillotine cette nuit. La pensée est donc un fluide, et qui découle des pentes plus hautes sur les plus basses?... Qui est-ce qui a jamais étudié tout cela scientifiquement, posément?

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

2t7

,■''11 faudrait un grand poète, ayant à son service une Igrande science, et tout cela en la possession d'un très honnête homme.

Philosi

•Ut

tiiToilâ

h?di COI

I

A la même.

Croisset, nuit de mardi, 1 heure.

•Ooiest-cef

Oui, chère Muse, nous nous verrons lundi prucliain comme tu le dt5sires, et nous resterons ensemble] usqu'à samedi (maprochaine t'indiquera les heures de départ), c'est du moins mon intention et mon espoir, à moins que je ne sois malade d'ici là, ou que mes dents ne 1110 reprennent trop fort. Dans l'état présent ma bou- che n'est pas présentable. Il m'a poussé des glandes sous le cou et un peu de fluxion. Je ne peux manger que de la mie de pain, et encore me fait-elle du mal. J'ai eu depuis quatre jours une lièvre continue et hier violente. Voilà plusieurs semaines qu'il me prend de temps à autre au cervelet, (siège des passions, selon Gall) des douleurs à crier, qui m'ont repris dimanche. Mais aussi quel dimanche et quelle société j'ai eus ! je ne te parle jamais de mes ennuis domestiques, mais j'en suis comblé parfois : mon frère ! ma belle-sœur! ]i pirtjl mon beau-frère ! Ah ! ah ! ah ! La santé de ma mère » commence aussi à m'inquiéter profondément et plus ;p,tiiir que je ne le dis; tout ce qu'il lui faudrait d'effectil' est ej'avélî impraticable. Enfin! je viens d'être assez secoué, et il ir il me résulte de tout cela une torpeur invincible. Hier .iii[i et aujourd'hui j'ai passé tout l'après-midi à dormir

»| comme un homme ivre. J'avais (nerveusement par- ' lant) la sensation interne d'un homme qui aurait bu ,. six bouteilles d'eau-de-^ie ; j'étais brute et étourdi; mais ce soir (j'ai fait diète toute la journée) la re- I vigueur m'est revenue, et j'ai écrit presque dune II. 19

218 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

seule haleine toute une page de psychologie fort serrée, oùil y aura, je crois, peu à reprendre. N'importe, je voudrais bien que ces défaillances et ces enthou- siasmes me quittassent un peu, et demeurer dans un miUeu plus olympien, le seul bon pour faire du beau.

Pour te dire mon aiis sur la lettre de Béranger, il faudrait que je connusse le bonhomme, mais il a été remué seulement d'une façon quil n'approuve pas. Ce qjii étonne dans ce conte c'est la couleur unie à l'émotion. Il t'a du reste donné un bon a\ds en te disant de prendre garde que les autres récits ne res- semblent à celui-là. Garde-toi aussi de ce mètre de cinq pieds, qui est le plus laid de tous. Nous cau- serons de tout cela en détail la semaine prochaine, je l'espère.

Comme c'est faible, outre que c'est fort canaille, les articles de Castille I Ne trouver rien de pis à dire sur Thiers que de l'appeler nam parvenu! etc., et dans la rage de tout dénigrer, attaquer jusqu'à Danton parce que Thiers l'a justifié 1 Quelle enfilade de turpitudes morales et intellectuelles! Mais tout cela est payé ou implore de l'être. Le scrupule du Philosophe sur l'épi- i graphe de Goethe dévoile l'homme. Ah ! comme il y en ;i,qui voilent le sein de Dorine, et qui veulent cocufier Orgonl Adieu. As-tu remarqué le nouveau prospectus de la Re^'ue, « la phalange décidée à vaincre »? Non, non! je n'essaierai jamais de pubUer dans aucune revue. Il me semble que par le temps qui court, faire | partie de niniporte quoi, entrer dans un corps quelcon- que, dans n'importe quelle confrérie ou boutique et ! môme prendre un titre quel qu'il soit, c'est se désho- norer, c'est s'aviUr.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 219

A la même.

Croissct, mardi, 11 heures.

J'ai reçu ce matin ta bonne lettre, triste et douce, pauvre chère amie. Je vais faire comme toi, te ra- conter tout mon départ. Quand j'ai vu ton dos dispa- raître, j'ai été me mettre sur le pont afin de revoir le tiain passer; je n'ai vu que cela, tu étais là-dedans, j'ai suivi de l'œil le convoi tant que j'ai pu et j'ai tendu l'oreille. Du côté de Rouen le ciel était rouge avec de grandes barres pourpres inégales. J'ai allumé un autre cigare, je me suis promené de long en large par bêtise, et môme j'ai été boire un verre de kirsch dans un cabaret, et puis le train de Paris est arrivé. A Ilouen j'ai trouvé Bouilhet, mais ma voiture par un malen- tendu n'y était pas; nous l'avons attendue, puis au clair de lune, nous avons traversé à pied le pont et le port, été chez deux loueurs de voiture afin d'avoir un fiacre. Au second (dont le logis est dans une ancienne t'Lilise) la femme s'est réveillée en bonnet de coton intérieur de nuit, mâchoires qui bâUlent, chandelle (ini brûle, brel elles tombant sur les hanches, etc.); il a fallu atteler la voiture, enfin nous sommes arrivés à Croisset à 1 heure du matin et nous nous sommes touchés à 2, après que j'ai eu rangé ma taljle. Le dimanche a été triste, les Achille ne sont pas venus, Dieu merci! L'après-midi nous avons été voir un em- barcadère en bois, que l'on fait à quelque distance d'ici pour les bateaux à vapeur; le soir nous avons lu du Jocehjn et la Courtisane amoureuse de Lafontaine. Hier matin Bouilhet est parti à une heure. J'ai dormi une bonne parlie de l'après-midi, et le soir je me suis remis à mon travail avec grand ennui. J'ai recom- mencé aujourd'hui mon train ordinaire, leçons à ma

220 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

nièce, Sophocle, Juvénaletla. Bovary, dont je suis arrivé , je crois, à terminer trois pages qui étaient sur le chantier dès huit jours avant mon absence. J'ai assez bien traA^aUlé ce soir, ou du moins avec du plaisir. Yoilà, et les mêmes jours vont suivre.

Anecdote : tu sais ou ne sais pas que Rej-er avait écrit à BouOhet, pour lui demander la permission de mettre en musique sa pièce à Rachel, « Je ne suis pas le Christ », permission qui fut accordée. Samedi, Bouilhet a reçu cela qui a pour titre Rédemp- tinn (invention de l'éditeur ou du compositeur, les- quels du reste ont écrit tous les deux une lettre fort polie à Bouilhet); mais devine son ébahissement en voyant au plus haut de la feuille, au-dessus de la vignette, au-dessous du titre cette dédicace : « A M. Maxime Du Camp. » Est-ce fort? C'est si fort que ça n'a même aucun sens ; puisque la pièce d'un bout à l'autre est adressée à quelqu'un et qu'elle portait, ori- ginairement, une dédicace qui en était tout le titre (celui de Rédemption la dénature même). Moi cela me semble démesuré (même en omettant le sans-gêne du procédé). Cet homme qui pour se pousser par tous les moyens possibles, pour se voir étalé à ime \itre de marchand, va se fourrer, de lui-même, entre des notes et des vers auxquels il n'a rien contribué, s'in- tercaler ainsi dans l'œuvre d'un autre et mettre son nom à la place d'une lettre laquelle lettre représen- tait un souvenir, un cri de Tàme 1 accaparer une chose si personnelle et si intime ! pour se faire mousser! cela m"a d'abord fait beaucoup rire. Après quoi j'ai compris l'odieux de la chose. Cet ami dont je te par- lais, que j'ai rencontré en chemin de fer, m'a dit que les articles de Castille faisaient le plus mauvais effet» Quant à celui de VAthenxuîu, j'ai compris que le père

CORRESPONDAiN'CE DE G. FLA[:nEHT. 221

Vivien de Saint-Martin avait eu le dessus, car il a ré- pondu aux témoins de Du Camp que c'était une discus- sion littéraire et qu'il ne donnerait aucune excuse. Du Camp lui a écrit qu'il le méprisait, à quoi l'autre a n pondu qu'iH'engageaitu à modérer ses expressions et à ne pas entrer sur le terrain de la calomnie », ou qu'il aurait recours aux tribunaux, et tout cela est rapporté [lar un dévoué. Grand mépris de l'ami pour Turgan et Cormenin; la bande se détraque, à ce qu'il parait. Gor- menin, au Moniteur, travaille sous « un conseil de ré- daction » dont font partie Sainte-Beuve, Rolle, etc. « C'est une place de commis que celle du rédacteur, et une place de commissionnaire que colle du directeur. » Voilà comme on est arrangé par les amis. A tout cela je ne répondais mot. Maxime a loué une maison de campagne à Chaville près Versailles pour y passer l'été, il va écrire le Nil : encore des voyages! quel triste genre! 11 n'a pas écrit un vers à' Abdallah ni une ligne du Cœur saignant^ annoncés depuis plusieurs mois.

As-tu le troisième volume de V Archéologie de Mill- ier? il m'est impossible de le retrouver. J'ai oublié de te remettre (je l'avais dans mon carton) les Fantômes; les veux-tu? Mais j'aimerais mieux te les redonner en faisant de vive voix des observations.

Comme c'est mauvais yoce/yn.' Relis-en; la quantité d'hémistiches tout laits, de vers à périphrases vides est incroyable. Quand il a à peindre les choses vul- gaires de la A'ie, il est au-dessous du commun. C'est une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur; ces phrases-là n'ont ni muscles ni sang, et quel singu- Uer aperçu de l'existence humaine! Quelles lunettes embrouillées! Mais comme nous nous sommes délec- tés ensuite dans Lafontaine! c'est à apprendre par cœur d'un bout à l'autre. Jm courtisane amoureuse^

19.

222 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

quels vers! quels vers! que de tournure et de style! Il n'}" a pas dans tout Lamartine un seul trait humain, sensible au sens ordinaire du mot, comme celui de Constance baisant les pieds de son amant; voilà du cœur au moins! et de la poésie! car toutes les subti- lités sont à l'usage de ceux qui n'ont ni de l'un ni de l'autre. Relis ce conte et appesantis-toi sur chaque mot, sur chaque phrase. Quelle admirable narration et quel enchaînement! Songer pourtant que les contes de Lafontaine passent pour un mauvais hvre! un livre cuchnïi ! Ah ! les tyrannies ont cela de bon qu'elles réahsent au moins bien des vengeances impuissantes. .Je suis si harassé par la bêtise de la multitude que je trouve justes tous les coups qui tombent sur elle. L'œuvre de la critique moderne est de remettre l'art sur son piédestal. On ne vulgarise pas le beau, on le dégfade, voilà tout. Qu'a-t-on fait de l'antiquité en voulant la rendre accessible aux enfants? Quelque chose de profondément stupide! Mais il est si com- mode pour tous de se servir d'expwgata, de traductions , d'atténuations, il est si doux pour les nains de con- templer les géants raccourcis ! Ce qu'il y a de meil- leur dans l'art échappera toujours aux natures mé- diocres, c'est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain. Pourquoi dénaturer la vérité au profit de la bassesse? Adieu, toi qui tressailles aux belles choses et que j'aime tant pour les enthousiasmes que tu as et pour tout le reste aussi.

A la même.

Croisset, uuit de samedi, 1 heure.

Sais-tu que tu m'as écrit deux lettres charmantes, superbes et avec qui j'ai eu (comme le père Babinet

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 223

avec sa femme délicieuse) « le plus grand plaisir » ? Je vais les reprendre et t'en parler (c'est une habitude que nous devrions avoir plus souvent). J'aime bien ta mine chez M^ Didier, défendant la bonne cause contre les Lamartiniens, et toute la manière dont tu me parles de cette grande œuvre. Le portrait du sénateur Beauvau; ton chic raide chez le Chevreau : tout cela est crânement troussé. Quel immense mot que celui d'Houssaye : « Auriez-vous le stylo de M. do Lamartine! » Ah! oui, ce sont de pauvres gens, un pauvre monde ! et petit et faible. Leur réputa- tion ne dure même pas tout le temps qu'ils vivent; ;e sont des célébrités qui ne dépassent point la lon- gueur d'un loyer, elles sont à terme ; on est reconnu ^rand homme pendant cinq ans, dix ans, quinze ans c'est déjà beaucoup); puis tout sombre, homme et ivres, avec le souvenir même de tant de tapage inu- ;ile. Mais ce qu'il y a de dur, c'est l'aplomb de ces braves :^ens-là, leur sécurité dans la bêtise ! Ils vont bruissant i la manière des grosses caisses dont ils se servent ; a sonorité Adent de leur viduité. La surface est une 5eau d'âne et le fond néant ! tout cela tendu par beau- ;oup de ficelles. Voilà un calembour ! Tu me parles les tristesses de ce bon de Lisle qui n'a personne autour le lui ! Moi j'ai été en cela protégé du ciel, j'ai tou- ours eu de bonnes oreilles pour m'entendre et même l'excellentes bouches pour me conseiller. Comment erai-je l'hiver prochain quand mon Bouilhet ne sera )lus là? je crois du reste qu'il sera comme moi un peu lésarçonné un moment. Nous nous sommes fait l'un à 'autre dans nos tra^^aux respectifs une espèce d'iudi- ateur de chemin de fer, qui le bras tendu avertit que a route est bonne et qu'on peut suivre. J'aime beaucoup de Lisle pour son volume, pour son

224 CORRESPONDANCE DE G. Ff.AL'BERT.

talent et aussi pour sa préface, pour ses a

Car c'est par que nous valons quelque cho

tion; une âme se mesure h la dimension (J^

commeronjuf^ed'avancedescathédralesàlal iK-urde

leurs clochers, et c'est pour cela que je hai-

bourgeoise, l'art domestique, quoique j'en I

c'est bien la dernière fuis, au fond cela ni-

Ce livre, tout en calcul et en ruses de styl»

de mon san^r. Je ne le porte point en mes ei.

sens que c'est chose voulue, factice. Ce sei

un tour de force qu'admireront certaines l

petit nombre); d'autres y trouveront quelqn

détail et d'observation. Mais de l'air ! d

grandes tournures, les lar^res et pleines |

déroulant comme des fleuves, la multiplii .

taphores.les grands éclats du style, U>^'

enfin n'y sera pas; seulement j'en so: .

préparé à écrire ensuite quelque bonne ch-

birn (Ii'siicjixd'étredans une ([

lire j^i Houillu'l tout ce commeii i

partie (ce qui fera 120 pages, l'œuvre de

J'ai pf'uitjuil n'y ait pas grande proportioi

le corps même du roman, pour l'action, \>

sion agissante, il ne me restera guère qui

pages ; tandis (jne les préliminain-

double. J'ai suivi, passant sur 1

naturel. On porto \ingt ans une passion son

qui n'agit qu'un seul jour et meu:*

tion d'esthétique n'est pas la ph\

vie est-ce l'idéaliser? Tant pis si le m<

bronze! c'est déjà quelque chose : tâchon^ <i - h

de bronze.

Oui, c'est bien étrange ces deux coïncidence v. double lecture de Lamartine, et moi lisant la )•

lORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 225

sane ovu reuse, tandis que M. Briard te contait les bniscnieis de pieds de Juliette.

Tu m(iis des choses bien tendres, chère Muse; eh bien, îcois en échange toutes celles plus tendres encore q tu pourras imaginer. Ton amour à la fin me pénètre ( mme une pluie tiède, et je m'en sens imbibé jusqu'au ond de tout mon cœur. N'as-tu pas tout ce qu'iltaut our que je t'aime? corps, esprit, tendresse? Tu es si pie d'àme et forte de tête, très peu poéti- que et e rèmement poète; il n'y a rien en toi que de bon. et t ;s tout entière comme ta poitrine, blanche et d"ip II jucher. Celles que j'ai eues, va, ne te valaient p;i-, ' j doute que celles que j'ai désirées te valus- sent. Je iche quelquefois de m'imaginer ton visage quand ti >eras vieille, et il me semble que je t'aimerai encore t it autant, plus peut-être. Je suis, dans mes actions i corps et de l'esprit, comme les dromadaires que l'oi i grand mal h faire également marcher et s'nrrète^ la continuité du repos et du mouvement est ! va. Au fond, rien de moins diapré que ma ; I Que j'ai peur de devenir bête! Tu m'estimes

, f , que tu dois te tromper et linir par t'éblouir. a ] i de gens qui aient été chantés comme moi. Mu , si je t'avouais toutes mes faiblesses, si je te disai tout le temps que je perds à rêve?' mon petit apparte ont de l'année prochaine ! comme je nous y vois! > s il ne faut jamais penser au bonheur, cela attire 1< liable, car c'est lui qui a invent»' cette idée-là pour fa 3 enrager le genre humain. La conception du pnradi? st au fond plus infernale que celle de l'enfer. Lli\|i0 èse d'une félicité parfaite est plus désespé- rante q ! celle d'un tourment sans relâche, puisque nous s( imes destinés à n'y jamais atteindre; heureu- semenl u'on ne peut guère se l'imaginer, c'est ce

tril,

Il y

Ah!

224 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

talent et aussi pour sa préface, pour ses aspirations. Car c'est par que nous valons quelque chose, V aspira- tion; une âme se mesure à la dimension de son désir commel'on juge d'avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers, et c'est pour cela que je hais la poésie bourgeoise, l'art domestique, quoique j'en fasse ; mais c'est bien la dernière fois, au fond cela me dégoûte. Ce Uvre,tout en calcul et en ruses de style, n'est p; de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, j sens que c'est chose voulue, factice. Ce sera peut-être un tour de force qu'admireront certaines gens (et en petit nombre); d'autres y trouveront quelque vérité de détail et d'observation. Mais de l'air ! de l'air ! les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des mé- taphores, les grands éclats du style, tout ce que j'aime enfin n'y sera pas; seulement j'en sortirai peut-être préparé à écrire ensuite quelque bonne chose. Je suis bien désireuxd'êtredans une quinzaine de jours, afmde Ure à Bouilhettout ce commencement de ma deuxième partie (ce qui fera 120 pages, l'œuvre de dix mois). J'ai peur qu'il n'y ait pas grande proportion, car pour le corps môme du roman, pour l'action, pour la pas- sion agissante, il ne me restera guère que 120 à 140 pages ; tandis que les préhminaires en auront plus du double. J'ai svàxi, passant sur l'ordre vrai, l'ordre naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante qui n'agit qu'un seul jour et meurt; mais la propor- tion d'esthétique n'est pas la physiologie. Mouler la vie est-ce l'idéaUser? Tant pis si le moule est de bronze! c'est déjà quelque chose : tâchons qu'il soit de bronze.

Oui, c'est bien étrange ces deux coïncidences, notre double lecture de Lamartine, et moi Usant la Courti-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 22:>

sane amoureuse, tandis que M. Briard te contait les baisemcnts de pieds de Juliette.

Tu me dis des choses bien tendres, chère Muse; eh bien, recois en échange toutes celles plus tendres encore que tu pourras imaginer. Ton amour à la fin me pénètre comme une pluie tiède, et je m'en sens imbibé jusqu'au fond de tout mon cœur. N'as-tu pas tout ce qu'ilfaut pour que je t'aime"? corps, esprit, tendresse? Tu es simple d'âme et forte de tête, très peu poéti- ([ue et extrêmement porte; il n'y a rien en toi que de I M m, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et douce au toucher. Celles que j'ai eues, va, ne te valaient plis, et je doute que celles que j'ai désirées te valus- Miit. Je lâche quelquefois de m'imaginer ton visage iiuand tu seras vieille, et il me semble que je t'aimerai encore tout autant, plus peut-être. Je suis, dans mes actions du corps et de l'esprit, comme les dromadaires que l'on a grand mal à faire également marcher et s'arrêter : la continuité du repos et du mouvement est rc qui me va. Au fond, rien de moins diapré que ma personne. Que j'ai peur de devenir bête! Tu m'estimes tellement, que tu dois te tromper et finir par t'éblouir. Il y a peu de gens qui aient été chantés comme moi. Ahl Muse, si je t'avouais toutes mes faiblesses, si je te disais tout le temps que je perds à rêver mon petit appartement de l'année prochaine! comme je nous y vois! Mais il ne faut jamais penser au bonheur, cela attire le diable, car c'est lui qui a inventé cette idée-là l>!)ur faire enrager le genre humain. La conception du paradis est au fond plus infernale que celle de l'enfer. L'hypothèse d'une féhcité parfaite est plus désespé- rante que celle d'un tourment sans relâche, puisque nous sommes destinés à n'y jamais atteindre; heureu- sement qu'on ne peut guère se l'imaginer, c'est ce

226 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

qui console. L'impossibilité l'on est de goûter au nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu! Quel dommage qu'il soit si tard! je n'ai guère envie de dormir, et j'avais encore bien des choses à te dire, à te parler de ton drame, etc. Mardi ne parle pas de Du Camp à Gautier; laisse-le venir, si tu veux t'en faire un ami. Je crois que le BouUhet est un sujet, qui l'amuse peu. Est-ce se reconnaître médiocre que d'envier quelqu'un! Mille tendresses.

Sais-tu que le père Hugo se dessine comme un très bon homme; cette longue tendresse pour Juliette m'atti-ndrit : j'aime les passions longues qui traver- sent patiemment et en droite Ugne tous les courants de la vie comme de bons nageurs, sans déAder!

A la même.

Croisset, nuit de jeudi, 1 heure.

Je ferais mieux de continuer à travailler et de l'écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire; mais comme demain il peut revenir cela me remettrait trop loin ; au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois fort bien aimer les miennes, et puis il faut se méfier de ces grands échauffements; si l'on a alors la vue longue, on l'a souvent trouble; le bon de ces états-là, c'est qu'ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tête toutes sortes de florai- sons printaniéres qui ne durent pas plus que les hlas, qu'une nuit flétrit, mais qui sentent si bon! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t'éblouissait?

Oui. Cela a bien marché aujourd'hui, je me suis

CORRESPONDAiNCE DE G. FLALUEHT. 227

à peu près débarrassé «lun dialogue arcliiconpé, fort difficile, j'ai écrit aux deux tiers une phrase poi'tique et esquissé trois mouvements de mon pharmacien qui me faisaient h la fois beaucoup rire et grand dégoût, tant ce sera fétide d'idée et de tournure; j'en ai pour jusqu'à la fin du mois de juin, de cette première partie^ j'ai relu presque tout ; le commencement sera à récrire ou du moins à corriger fortement; c'estlàche et plein de répétitions, je cherchais la vianière qui plus loin est trouvée; ça ne m'a pas semblé long et il y a de bonnes choses, mais par-ci par-là certains cliics pittoresques inutiles, manie de peindre quand même qui coupe le mouvement et quelquefois la description elle-même et qui donne ainsi parfois un caractère étroit à la: phrase; il ne faut pas être gentil; il me semble du reste que les parties les plus nouvellement faites sont les meilleures, c'est peut-être une illusion, mais ce n'en est peut-être pas une puisqu'à mesure que j'avance j'ai plus de mal. Si j'ai plus de mal c'est que j'y A'ois plus loin? On peut juger des poids d'un fardeau aux gouttes de sueur qu'il vous cause. Et ton drame? res- serre bien ton plan, que chaque scène avance, pas de traits inutiles, mets de la poésie dans V action, motifie bien chaque entrée et chaque sortie et que les vers soient roî(/e5;pourquoiai-je bonne opinion de ce di'ame? pourquoi ai -je le pressentiment qu'il sera reçu, ap- plaudi; que ce sera un succès? Envoie-moi un plan bien détaillé, je suis curieux de le voir, mais comme nous nous disputerons probablement!

Quelles charmantes manières que celles de l'ami Gautier! quel savoir-\'ivre ! je doute fort que les deux premières représentations de mardi fussent vraies ; n'y a-t-n pas là-dessous quelque blague? On ne se soucie peut-être pas beaucoup du rapprochement; j'ai reçu

228 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

aujourd'hui de Du Camp une plaisanterie (l'annonce dans le journal de la mort d'un brave homme in- connu sur lequel nous avons fait des charges, en voyage, un entrefilet qu'il m'envoie dans une enve- loppe de <Jeuil et avec cachet noir); voilà déjà deux ou trois amabilités en peu de temps ; qu'est-ce qae tout cela veut dire? rien du tout, légèreté, vanité, inconsis- tance d'idées, d'amour ou de haine, et en quoi que ce soit impuissance à suivre la ligne droite. A propos de l'ami Théo il me revient en tète cette phrase de Can- dide (c'est Martin qui parle de Paris) : « Je connus la canaille écrivante, la canaille cabalante et la ca- naille convulsionnaire, on dit quïl y a des gens fort polis dans cette A'ille-là. Je le veux croire. » Gela me fait songer aux tables tournantes (les convulsion- naircs). Avoue que c'est fort, les tables tournantes. 0 lumière! 0 progrès! 0 humanité! et on se moque du moyen âge, de l'antiquité, de Marie Alacoque et de la Pythonisse! Quelle éternelle horloge de bêtises que le cours des âges ! les sauvages qui croient dis- siper les écUpses de soleil en tapant sur des chau- drons valent bien les Parisiens qui pensent faire tourner des tables en appuyant leur petit doigt sur le petit doigt de leur voisin. C'est une chose curieuse comme l'humanité, à mesure qu'elle se fait autolàtre, devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant son enthousiasme compensent parleur quantité le peu d'inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se prosternait jadis. 0 sociaUstes! c'est votre ulcère, l'idéal vous manque et cette matière môme que vous poursuivez vous échappe deâ mains comme une onde; l'adoration de riiumanité pour elle-même et par elle- même (ce qui conduit à la doctrine de l'utile dans l'art, aux théories de salut public et de raison d'État,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 229

h toutes les injustices et à tous les rétrécissements, à l'immokition du droit, au nivellement du beau), ce culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le calembour), et il n'y a sorte de sottises que ne fasse et que ne charme cette époque si sage; « ah! moi, je ne donne pas dans le creux, dit-elle, pauvres gens que ceux qui ont cru h l'apothéose ou au paradis, on est plus;90i«7</"niaiiileiiant, on, etc., » et quelle longueur de carotte pourtant avale ce bon bourgeois de siècle! quel nigaud ! quel jobard! car la canaillerie n'empêche pas le crctinisme; j'ai déjà, assisté pour ma part au choléra qui dévorait les gigots que l'on envoyait dans les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer, à Gaspard Hauser, au Chou colossal, orgueil de la Chine, aux escargots sympathiques, à la sublime devise « hberté, égalité, fraternité », inscrite au fronton des hôpitaux, des prisons et des mairies, à la peur

i des Rouges, au grand parti de l'ordre. Maintenant

j nous avons « le principe d'autorité qu'il faut rétablir » ;

j j'oubliais « les travailleurs », le savon Ponce, les ra-

i soirs Foubert, etc., etc. Mettons dans le même sac tous les littérateurs qui n'ont rien écrit (qui ont des réputations sohdes, sérieuses) et que le public admire

I d'autant plus, c'est-à-dire la moitié au moins de l'école doctrinaire, h savoir ces hommes qui ont réellement gouverné la France pendant vingt ans. Si l'on veut

j prendre la mesure de ce que vaut l'estime publique et quelle belle chose c'est que d'« être montré au doigt », comme dit le poète latin, il faut sortir à Paris, dans les rues, le jour du Mardi-Gras. Shakespeare, Gœlhe, Michel- Ange n'ont jamais eu quatre cent mille specta- teurs à la fois comme ce bœuf; ce qui le rapproche du reste du génie, c'est qu'on le met ensuite en morceaux.

jEhbien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé! IT. 20

230 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

sans que j'aie, Dieu merci, jamais souffertdes hommes et que la vie pour moi n"ait pas manqué de coussins je me calais dans les coins, en oubliant les autres; je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable, c'est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m'emporte si je ne me sens pas aussi sympa- thique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux ; je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères que les feuilles des bois ne sont pareilles, elles se tourmentent ensemble, voilà tout; ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Uni- vers ? la lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète inconnue distante d'un milliard de lieues du ventre le fœtus de mon père s'est formé, et si les atomes sont infinis et qu'ils passent ainsi dans les formes comme un fleuve per- pétuel roulant entre ses rives, les pensées, qui donc les retient, qui les he ? A force de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entre humains ne sont pas plus in- tenses, d'où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècles, etc. Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens, oui; mais les molécules de mon corps Aivant ne tournent guère, et enfin ce n'est pas parce qu'un imbécile a deux pieds comme moi au heu d'en avoir quatre comme un âne, que je me crois obhgé de l'aimer ou tout au moins de dire que je l'aime et qu'il m'intéresse. Il fut un temps le patriotisme s'étendait à la cité, puis le sentiment peu à peu s'est élargi avec le territoire, maintenant l'idée de Patrie est Dieu merci à peu près morte et on en est au socialisme, à rhumanitarisme (si l'on peut s'exprimer ainsi), je crois que plus tard on reconnaîtra que l'amour de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 231

rhumanité est quelque chose d'aussi piètre que l'amour de Dieu, on aimera le juste en soi pour soi, le beau pour le beau; le comble de la civilisation sera de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment ce qui s'ap- pelle. Les sacrifices seront inutiles, mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes! je dis de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel '^basé sur le joli mot vox populi, vox Dei) est que l'idée du peuple est aussi usée que celle du roi; que l'on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monar- qiio et qu'on les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue; elles en sont raides.

Je regarde cet article de Villemain comme un hom- mage involontaire de la bêtise au génie, j'eusse douté dr la Paysanne que je suis maintenant convaincu de snii excellence, car il n'a pu lui rien reprocher, les A ris qu'il cite comme mauvais sont des meilleurs et Ir blâme d'immorahté, d'irréligion couronne le tout! r est splendide, ma mère a lu ces deux articles et en a l'té indignée ou plutôt scandalisée; elle admire ce stiiïcisme des poètes à se laisser déchirer et la force qu'il faut pour supporter tout cela; du reste ces arti- cles ne sont pas convaincus^ on y sent un parti pris, un dessous de cartes qui vous échappe. Plus une œuvre est bonne, plus elle attire la critique; c'est comme les puces qui se précipitent sur le linge blanc.

Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections qui ne veulent pas venir; toute la journée de lundi et do mardi a été prise par la recherche de deux hgnes! Je reUs du Montesquieu, je viens de repasser tout Candide, rien ne m'effraye. Pourquoi, à mesure qu'il me semble me rapprocher

\

232

CORItESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

des maîtres, l'art d'écrire en soi-même me paraît-il plus impraticable et suis-je de plus en plus dégoûté de tout ce que je produis? Oh! le mot de Gœthe : « J'eusse peut-être été un grand poète, si la langue ne se fût montrée si indomptable! » et c'était Gœthe! .Bouilhet m'a lu tout ce que tu lui dis de ton ami, eh bien, cela m'a attristé; à part cette séparation au che- min de fer que je sens et comprends, je n'admets pas- le reste de l'histoire ni du bonhomme. Ces deux ans passés dans l'absorption complète d'un amour heweux me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance " ne sont pas larges; si c'était le chagrin encore, bien.' Mais la joie? non! non! c'est long deux ans passés sans le besoin de sortir d'ici, sans faire une phrase, sans se tourner vers la Muse. A quoi donc employer ses heures quand les lêvies sont oisives? A aimer? à aimer? Ces ivresses me surpassent et il y a une ca- pacité de bonheur et de paresse, quelque chose de satisfait qui me dégoûte. Ah ! poète, vous vous con- solez dans la httérature, les chastes sœurs viennent après madame et votre lyrisme n'est qu'un échauffe- ment d'amour détourné. Mais il en est puni, ce brave garçon, la vie lui manque un peu dans ses vers, son cœur ne dépasse pas son gilet de flanelle et, restant tout entier dans sa poitrine, il n'échauffe point son* style. Et puis se plaindre! crier à la trahison, ne pas comprendre (et quand on est poète) cette suprême poésie du néant-vivant^ de l'habit qui s'use, ou du sen- timent qui fuit, tout cela est bien simple pourtant. Je ne déclame pas contre ce bon garçon, mais je dis qu'il me semble un peu ordinaire dans ses pas- sions. Le vrai poète pour moi est un prêtre. Dès qu'il passe la soutane il doit quitter sa famille.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

233

^!t.S

>■î':^ Tienni

i^ vers, s

Pour tenir la plume d'un bras vaillant il faut faire coninio les amazones, se brûler tout un cùtt' du cœur.

Il y a encore une chose qui m'a semblé légèrement bourgeoise dans ce même individu : « Je n'ai jamais pu voir une lille. »

Je déclare que cette théorie-là me suffoque. Il y a de ces choses qui me font juger les hommes à pre- mière vue : 1* l'admiration de Béranger; la haine des parfums; l'amour des grosses t'-toires; la barbe portée en collier; l'antipathie du b C'est peut- être un goût pervers, mais j'aime la prostitution et pour elle-même indépendamment de ce qu'il y a dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées sous la pluie sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent Tâme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. n se trouve en cette idée de la prostitution un point d'intersection si complexe! Luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonne- mont d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient, ( î on apprend tant de choses! Et on est si triste! ill on rêve si bien damour ! 0 faiseurs d'élégies, ce n'est pas sur des ruines qu'il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femmes gaies.

Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s'est

j jamais réveillé dans un Ut sans nom, qui n'a pas vu

1 dormir sur son oreiller une tête qu'il ne verra plus, et

qui, sortant de au soleil levant, n'a pas passé les

ponts avec l'envie de se jeter à l'eau, tant la vie lui

remontait en rois du fond du cœur à la tête. Et quand

ce ne serait que le costume impudent, la tentation

, de la chimère, l'inconnu, le caractère maudit, la vieille

|A poésie de la corruption et de la vénalité. Dans les pre-

20.

\

232 CORRESPONDANCE DE G. FLALDERT.

des maîtres, l'art d'écrire en soi-même me parait-U- plus impraticable et suis-je de plus en plus dégoûté de tout ce que je produis? Oh! le mot de Godhe : « J'eusse peut-être été un grand poète, si la langue ne se fût montrée si indomptable! » et c'était Gœthe! Bouilhet m'a lu tout ce que tu lui dis de ton ami, eh bien, cela m'a attristé; à part cette séparation au che- min de fer que je sens et comprends, je n'admets pas le reste de l'histoire ni du bonhomme. Ces deux ans passés dans l'absorption complète d'un amour heureux me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance ne sont pas larges; si c'était le chagrin encore, bien. Mais la joie? non! non! c'est long deux ans passés sans le besoin de sortir d'ici, sans faire une phrase, sans se tourner vers la Muse. A quoi donc employer ses heures quand les lèvres sont oisives? A aimer? à aimer? Ces ivresses me surpassent et il y a une ca- pacité de bonheur et de paresse, quelque chose de satisfait qui me dégoûte. Ah! poète, vous vous con- solez dans la littérature, les chastes sœurs viennent après madame et votre lyrisme n'est qu'un échaufîe- mcnt d'amour détourné. Mais il en est puni, ce brave garçon, la vie lui manque un peu dans ses vers, son cœur ne dépasse pas son gilet de flanelle et, restant tout entier dans sa poitrine, il n'échauffe point son style. Et puis se plaindre! crier à la trahison, ne pas comprendre (et quand on est poète) cette suprême poésie du néant-vivant, de l'habit qui s'use, ou du sen- timent qui fuit, tout cela est bien simple pourtant. Je ne déclame pas contre ce bon garçon, mais je dis quil me semble un peu ordinaire dans ses pas- sions. Le vrai poète pour moi est un prêtre. Dès qu'il passe la soutane il doit quitter sa famille.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUREliT. 233

. 'Pour tenir la plume d'un bras vaillant il fautlaire comme les amazones, se brûler tout un côté du cœur.

Il y a encore une chose qui m'a semblé lég-èrement bourgeoise dans ce même individu : « Je n'ai jamais pu voir une lille. »

Je déclare que cette théorie-là me suffoque. Il y a de ces choses qui me font juger les hommes ù pre- mière vue : 1* l'admiration de Béranger ; la haine des parfums; l'amour des grosses étoffes; 4" la barbe portée en collier; l'antipathie du b C'est peut- être un goût pervers, mais j'aime la prostitution et pour elle-même indépendamment de ce qu'il y a dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du gaz une de ces femmes décolletées sous la pluie sans un battement de cœur, de même que les robes des moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent l'âme en je ne sais quels coins ascétiques et profonds. Il se trouve en cette idée de la prostitution un point d'intersection si complexe! Luxure, amertume, néant des rapports humains, frénésie du muscle et sonne- nient d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient, et on apprend tant de choses I Et on est si triste! i!;i on rêve si bien d'amour ! 0 faiseurs d'élégies, ce n'est pas sur des ruines qu'il faut aller appuyer votre coude, mais sur le sein de ces femnjes gaies.

Oui, il manque quelque chose à celui qui ne s'est jamais réveillé dans un ht sans nom, qui n'a pas vu dormir sur son oreiller une tête qu'il ne verra plus, et qui, sortant de au soleil levant, n'a pas passé les ponts avec l'envie de se jeter à l'eau, tant la vie lui remontait en rois du fond du cœur à la tête. Et quand ce ne serait que le costume impudent, la tentation de la chimère, l'inconnu, le caractère niaiidit, la vieille poésie de la corruption et de la vénalité. Dans les pre-

20.

234 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

mières années que j'étais à Paris, l'été, parles grands soirs de chaleur, j'allais m'asseoir devant Tortoni et en regardant se coucher le soleil, je regardais les filles passer. Je me dévorais, là, de poésie biblique. Je pen- sais à Isaïe, à la fornication des hauts lieux et je re- montais la rue de Laharpe, en me répétant cette fin de verset : « et son gosier est plus doux que de l'huile ». Diable m'emporte si j'ai jamais été plus chaste. Je ne fais qu'un reproche à la prostitution, c'est que c'est un mythe, la femme entretenue a envahi la débauche commelejournaHstela poésie, nous nous noyons dans les demi-teintes. La courtisane n'existe pas plus que le saint, il y a des soupeuses et des lorettes, ce qui même est encore plus fétide que la grisette.

Il m'arrive dans mon intérieur une chose triste et qui me chagrine, le pure Parain tombe en enfance et par moments déraisonne complètement, ce brave homme dont un entrain un peu fou et juvénile faisait tout le charme est maintenant un vieillard ; son bon naturel perce, il pleure en parlant de nous, de moi surtout, et dans ses rabâchages c'est notre fortune, mes succès futurs, le moyen de me faire ma part et mon éloge qui reviennent sans cesse. Cela me navre. U croit que je vais publier dans six semaines et dix- huit volumes d'un seul coup ! etc.

Je t'embrasse. Allons, ranime-toi, tu m'as l'air bien sombre depuis quelque temps ; établis carrément le plan de ton drame et envoie-le-moi.

A la même.

Croisset, 6 juin 1853, nuit de lundi, minuit et demi.

Je porterai moi-même, demain matin, cette lettre à la postée, il faut que j'aille à Rouen pour un enterre

j CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 235

ment, celuidemadamePouchet, la femme d'im médecin , morte avant-hier dans la rue, elle est tombée de cheval près de son mari, frappée d'apoplexie; qnoique je ne sois guère sensible aux malheurs d'autrui, je le suis à celui-là. Ce Pouchet est un brave garçon, qui I ne fait aucune clientèle et s'occupe exclusivement de i zoologie il est très savant; sa femme, Anglaise fort johc et d'excellentes façons, l'aidait beaucoup dans ses travaux, elle dessinait pour lui, corrigeait ses épreuves, etc., ils avaient fait des voyages ensemble, c'était un compagnon; le pauvre homme est complète- ment sourd et peu gai naturellement, il aimait beau- coup cette femme ; l'abandon qu'il va avoir, comme le décliirement qu'il a eu, sera atroce. Bouilhet, qui de- meure en face d'eux, a vu son cadavre ramené en fiacre et le fils qui descendait la mère, un mouchoir sur la figure; au même moment elle entrait ainsi chez elle les pieds devant, un commissionnaire apportait une botte de fleurs qu'elle avait commandée le matin. 0 Shakespeare!

Il y a de l'égoïsme dans le fond de toutes nos com- misérations et ce que je sens pour ce pau^Te homme qui portait à mon père une vraie vénération de disciple vient d'un retour que je fais sur moi, je pense à ce que j'éprouverais si tu mourais, pauvre Muse, sije ne t'avais plus ; non, nous ne sommes pas bons, mais cette faculté de s'assimiler à toutes les misères et de se supposer les ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire ainsi le centre de l'humanité, tâcher enfin d'être son cœur général toutes les veines éparses se réunissent, ce serait à la fois l'effort du plus grand homme et du meilleur homme? Je n'en sais rien; comme il faut du reste profiler de tout, je suis sûr que ce sera demain d'un dramatique très sombre et que ce pauvre savant

236 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDEIîT.

sera lamentable. Je trouverai peut-être des chose- pour ma Bov a?' y ; cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui semblerait odieuse si on en faisait la confi- dence, qu'a-t-elle donc de mauvais? J'esf)ère faire cou- leur des larmes aux autres avec ces larmes d'un seul, passées ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d'un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera et il faut que mon bonhomme (c'est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces petites gentillesses-là du reste ne sont pas besogne neuve pour moi et j'ai delà méthode en ces études. Je me suis moi-même franchement disséqué au \\[ en des moments peu drôles. Je garde dans des tiroirs des frag- ments de style cachetés à triple cachet et qui contiennent de si atroces procès-verbaux que j'ai peur de les rou- vrir, ce qui est fort sot du reste, car je les sais par cœur.

Mais parlons nous. Donc encore un échec, pauvre amie, cela m'a assez vexé, mais moins que pour l'/lcro- ;?o/e, je l'avoue; car j'avais moins d'espoir; la première lecture n'est pas si loin qu'ils ne s'en soient rappelés et ayant refusé une première fois ils se devaient (toujours en vertu du respect qu'on se doit à soi-même de refuser une seconde fois ; patience, tu auras ton jour et après ton drame, tu feras ce que tu voudras. Mais encore une fois, fais ton drame jouable et tu sais ce que j'entends par là. J'aurais bien voulu être à Paris le soir de cet insuccès pour t'embrasser tendrement et prendre dans mes mains ta belle et bonne tête dont je sais appré- cier, moi, les lignes et les casiers.

Tu me parles de lire je ne sais quel numéro de la Bévue des deux mondes\ « je n'ai pas le temps de me tenir au courant » (phrase de mon brave professeur d'histoire Chéruel) : deux heures aux langues, huit au style, et le soir, dans mon lit, une heure encore à lire

COHHESPONDANCl:; DE (J. FLALlil'UT. ioT

m classique quelconque, je trouve que c'est raison- iiiltle. Ah I que je voudrais avoir le temps de lire ! [lie je voudrais faire un peu d'histoire que je dévore i bien et un peu de philosophie qui m'amuse tant! ii;iis la lecture est un gouffre ; on n'en sort pas, je IcN iens ignorant comme un pot. Qu'importe ! il faut ai 1er la guitare et c'est dur, c'est long; c'est une hose,toi, dont il faut que tu prennes l'habitude que de iif tous les jours (comme un bréviaire) quelque chose de H i!i : cela s'infiltre à la longue, moi je me suis bourré à iii rance de Labruyère, de Voltaire (les contes) et de ! :ilaigne. Ce qui a amené Bouilhet à son vers de Mclœ- ^iii c'est le latin, sois-en sûre; personne n'est original lu sens strict du mot, le talent comme la vie se trans- net par infusion et il faut vivre dans un milieu noble, (rendre Vespril de sociélr des maîtres ; il n'y a pas de ûal à étudier à fond un génie complètement différent le celui qu'on a, parce qu'on ne peut le copier, jabruyère, qui est très sec, a mieux valu pour moi que Jossuet dont les emportements m'allaient mieux; tu .s le vers souvent philosophique ou "vide, coloré à )Ut rance et un peu empêtré ;hs, rehs, dissèque, creuse ^afontaine qui n'a aucune de ces qualités ni de ces léfauts, je n'ai pardieu pas peur que tu fasses des ables.

Oh ! comme il me tarde que nous ayons ensemble le bons loisirs. Quelles lectures nous ferons 1 quelles M'<ses d'art? ne me dis plus que je mets à notre sé- )arationun entêtement sauvage, un parti pris acharné; •rois-tu que je m'amuserais à nous faire souffrir si je l'en sentais pas le besoin, la nécessité? il faut que non Uvre se fasse et bien ou que j'en crève ; après je )rendrai un genre de vie autre, mais ce n'est pas au nilieu d'une œuvre si longue qu'on peut se déranger;

I'*T

fj «I I D-*"

•.Mit s y J*^*»

lUfvSC . pif 9 U ^4SB °

* . * t »

Ufè-

•4 U U.. «f ^t^*'

CORRESPON\NCE DE G. FLAUBERT. 239

laquignons, l'i-c ne de l'idée fléchit au milieu, ce ait que la tr-te orte au vent. Il donne aussi, je

(■, un peu troplans Vidée forte, dans la grande je; pour un Im'I ne qui aime les Grecs, je le trouve lumain au -i -s^ ychologique.Voilàpour le moral; t au plastique, us assez de relief. Mais en somme ime beaucoup, a m'a l'air d'une haute nature. e pense pa-- au -ste que nous nous liions beau- ensemble, j'enmds Bouilhet et moi, il nous trou- trop cawr/'fi's. ost-à-dire pas assez en quête de

et nou- 1 l' m i comme mon jeune homme l'est pas reventi ous voir ; je l'avais du reste reçu hement, d'une façon déboutonnée et entière, le ne pas le ti uper.

y a une chose ue j'aime beaucoup dans M. Le- 3, c'est son im férence du succès, cela est fort ouve en sa fa^ ar plus que bien des triomphes, viens de relire mndeur et Décadence des Romains ontesquieu ; jol mgage! joU langage, il y a par-ci à des phia-f- ' i sont tendues comme des biceps ilète et iji:i Uf irofondeur de critique! Mais je te encore une »is que jusqu'à nous, jusqu'aux modernes, on 'avait pas l'idée de l'harmonie enue du si\ I , -; qui, les que enchevêtrés les uns

les autre- n cnnent incessamment dans ces ds écrivains-] ' Ils ne faisaient nulle attention assonances, If r style très souvent manque de vement et «eu qui ont du mouvement (comme aire) sont -> > mme du bois. Voilà mon opinion, je vais, moin.' e trouve les autres, et moi aussi,

dieu, il f à sept.

i heures passées il faut que je me

238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

je n'écrirai jamais bien à Paris, je le sais, mais j'y peux préparer mon travail et c'est ce que je ferai les mois d'hiver que j'j' passerai; il me fautpour écrire ïimpos- sibilité (même quand je le voudrais) d'être dérangé.

Cet Enault qui va en Orient ! c'est à dégoûter de ITJrient. Quand je pense qu'un pareil monsieur va pisser sur le sable du désert 1 et à coup sûr lui aussi publier un voyage d'Orient! eh bien, moi aussi, j'en ferai de l'Orient (dans dix-huit mois;, mais sans turban, pipes ni odalisques, de l'Orient antique et il faudra que celui de tous ces barbouilleurs-là soit comme une gravure à côté d'une peinture. Voilà en efTet le conte égyptien qui me trotte dans la tête. J'ai peur seulement qu'une fois dans les notes je ne m'arrête plus et que la chose ne s'enfle, j'en aurai encore pour des années! eh bien, après, qu'est-ce que ça fait si ça m'amuse et que ce soit bon plus tard ? Au fond c'est fort bête de publier.

Bouilhet m'a apporté hier le volume de La Caus- sade; une réflexion esthétique m'est surgie de ce volume : combien peu l'élément extérieur sert! ct-^ vers-là ont été faits sous l'équateur et l'on n'y sent pas plus de chaleur ni de lumière que dans un brouil- lard d'Ecosse. C'est en Hollande seulement et à Ve- nise, patrie des brumes, qu'il y a eu de grands coloris- tes : Il faut que l'âme se replie.

Voilà ce qui fait de l'observation artistique une chose bien différente de l'observation scientifique, elle doit surtout être instinctive et procéder par l'imagi- nation, d'abord.

La pièce de Leconte à M' C... est la redite et moins bonne de Dies irx; ce que j'en aime c'est le commen- cement et la fin, le milieu est noyé, ses plans géné- ralement sont trop pusellcs, comme on dirait en terme

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 239

de maquignons, l'échiné de l'idée fléchit au milieu, ce Hiii fait que la tête porte au vent. Il donne aussi, je trouve, un peu trop dans Vidée forte, dans la grande pensée ; pour un homme qui aime les Grecs, je le trouve [iiu humain au sons psychologique. Voilà pour le moral; quant au plastique, pas assez de relief. Mais en somme je l'aime beaucoup, ça m'a l'air d'une haute nature. Je ne pense pas du reste que nous nous liions beau- coup ensemble, j'entends Bouilhet et moi, il nous trou- \ cia ti'op canailles, c'est-à-dire pas assez en quête de ridée et nous lâchera comme mon jeune homme qui n'est pas revenu nous voir ; je l'avais du reste reçu franchement, d'une façon déboutonnée et entière, afin de ne pas le tromper.

Il y a une chose que j'aime beaucoup dans M. Le- conte, c'est son indifl'érence du succès, cela est fort et prouve en sa faveur plus que bien des triomphes.

Je viens de reUre Grandeur et Décadence des Romains ilr Montesquieu ; joU langage ! joh langage, il y a par-ci [lar-là des phrases qui sont tendues comme des biceps dalhlète et quelle profondeur de critique ! Mais je K pète encore une fois que jusqu'à nous, jusqu'aux très modernes, on n'avait pas l'idée de l'harmonie soutenue du style, les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là? Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. Voilà mon opinion, plus je vais, moins je trouve les autres, et moi aussi, bons.

Adieu, il est deux heures passées il faut que je me lève à sept.

240 CORRESPONMNCE DE G. FLAUBERT.

A Louis Bouilhet.

Croisset, 23 juin 1853. My dear,

Je me suis surembêté ces jours-ci d'une façon tru- culente. Il m'était impossible tout -l'après-midi de secouer une torpeur de mastodonte qui m'accablait.

J'ai fait ou à peu près mon trio d'imbéciles... Il m'est impossible de l'écrire court. Il me ronge n'oublie pas de m'apporter les renseignements suir vants :

Si c'est... nous en donnerons de ferrugineux, si au contraire nous avons affaire à... on pourrait <;n essayer d'oléagineux.

2" Comment appelle-t-on médicalement le cauche- mar? Il me faut un bon nom grec à toute force.

Ma phrase de la chasse : car si la chasse par malheur eût été vive, il eût à cause de... perdu les deux pieds infailliblement.

Je viens de passer une heure à me chantonner les Fossiles^ le Printemps et le Combat. Tu peux te réjouir en sécurité, c'est bon ! Si tu savais, moi, dans quelles bassesses je suis.

No news from Ihe nmse, comme dirait Don Dick.

J'ai lu avant-hier l'Oiseau bleu. Comme c'est joU! quel dommage qu'on ne puisse pas empoigner tout cela. Ce serait plus amusant à écrire que des discours de pharmacien. Les fétidités bourgeoises je patauge m'assombrissent. A force de peindre les cheminaux j'en de\iens un moi-même.

J'àpre difficultés de style, mauvais temps. Tout ça, ainsi que ce que nous avons dit l'autre jour, m'embête.

Adieu, cher vieux bon, à dimanche.

CORRKSPONDANCK DE G. FLAUBERT. 241

A Madame X.

' Croisset, nuit de samedi, 1 heure.

Qu'arrive-t-il donc, bonne Muse, pas une stuilo lettre de toi, cette semaine ! Se sont-elles égarées ? Es-tu malade? Je ne sais que penser; ces douleurs au cœur dont tu te plains de temps à autre m'inquiètent. J'ai reçu ce matin un volume de la Revue /iritannique

: et un numéro de journal, des affiches de Londres

. avec l'adresse mise par toi. Je m'attendais à une lei- tre, rien je serai bien dupe demain si la journée se passe ainsi, et il me tarde que la nuit soit passée et d'être à dix heures.

Nous avons jeudi dit adieu au père Parain, son gendre est venu le chercher; le jour du départ il était plus mal que les autres et tout à fait perdu ; la nuit, il s'était relevé à deux heures, aA'ait ouvert les portes, s'était promené sur le quai, etc. Pauvre bonhomme,

c'est peut-être la dernière fois que je l'ai vu. Il m'ai- mait d'une façon canine et exclusive. Si j'ai jamais quelques succès je le regretterai bien. Un article de

-journal l'aurait suffoqué et les applaudissements mêmes d'un salon fait crever de joie.

La semaine a été assez funèbre : ce départ, l'enter-

, rement de M^ Pouchet et pas de lettre de toi.

Malgré cela j'ai travaillé passablement, je viens de sortir d'une compaj'aison soutenue quia d'étendue près de deux pages. C'est un morceau, comme on dit ou du moins je le crois, mais peut-être est-ce trop pompeux pour la couleur générale du livre, et me faudra-t-il plus tard le retrancher ; mais physiquement parlant, ■pour ma santé j'avais besoin de me retremper dans

•de bonnes phrases poétiques. L'envie d'une forte II. 21

242 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

nourriture se faisait sentir après toutes ces finasseries de dialogues, style haché, etc., et autres maUces françaises dont je ne fais pas, quant à moi, un très grand cas, qui me sont fort difficiles à écrire et qui tiennent une grande place dans ce livre. Ma compa- raison est une ficelle, et me sert de transition et par rentre dans le plan.

J'ai reçu hier une lettre de Paris, elle m'est adressée par un médecin français qui m'a reçu dans la haute Egypte à Siout ; il vient à Paris passer sa thèse et me demande d'un ton très cérémonieux ma protection, c'est-à-dire des recommandations. Je crois que ce brave homme qui nous a traités là-bas cordialement a eu le nez cassé chez Maxime ; il se plaint à moi de n'avoir pas trouvé son adresse et m'écrit la bonne adresse, voilàbien làle gentleman, force protestations ! et à l'heure du ser\ice, serviteur. Je me rappellerai toujours qu"il avait promis de but en blanc à Joseph de lui acheter un fond de gargote en Toscane.

Ces deux articles que tu m'envoies sont le commen- cement; fais ton drame, n'aie pas peur, courage, tu verras.

Quant à moi il n'y a qu'une seule chose qui m'ef- fraye, c'est malenteur, je crèverai que- je n'aurai pas balbutié la moitié de ma pensée.

Adieu, je t'embrasse, écris-moi donc, tout à toi; encore mille tendresses.

A la même.

Croisset, nuit de mardi, 1 heure.

Me sentant ce matin en grande humeur de style, j'ai, après ma leçon de géographie à ma nièce, empoi-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 243

<:n6 ma Bovary et j'ai esquissé trois pages dans mon a[)rès-mitli, que je viens de récrire ce soir. Le mouve- ment en est furieux et plein, j'y découvrirai sans doute mille répétitions de mots qu'il faudra ôtcr, à riieure qu'il est j'en vois peu. Quel miracle ce serait pour moi d'écrire maintenant seulement deux pages dans une journée, moi qui en fais à peine trois par semaine! lors du Saint Antoine c'est pourtant comme cela que j'allais, mais je ne me contente plus de ce vin. Je le veux à la fois plus épais et plus coulant; n'importe, je crois que cette semaine m'avancera et que dans quinze jours à peu près je pourrai Ure à Bouilhet tout ce commencement (cent vingt pages), s'il marche bien ce sera un grand encouragement et j'aurai passé sinon le plus difficile, du moins le plus ennuyeux. Mais que de retards ! je n'en suis pas encore au point je croyais pour notre dernière entrevue à Mantes. Quels sots et violents tracas tu as eus cette semaine

passée, pauvre chèie amie! sur de pareilles m

qui viennent se déposer à nos pieds, le mieux qu'il y a à faire c'est de passer de suite l'éponge et de n'y plus songer, mais si tu tiens le moins du monde à ce que le sieur Lacroix ou la grande Sainte-Beuve reçoivent quelque chose sur la figure ou autre part ta n'as qu'à me le dire, c'est une commission dont je m'acquitterais aA'ec empressement à mon prochain voyage à Paris par manière de passe-temps, entre deux courses ; mais ne pouvais-tu du premier mot mettre Lacroix à la porte? A quoi bon discuter, ré- pliquer, se passionner? tout cela est bien facile à dire de sang-froid, n'est-ce pas? c'est, que c'est toujours ce maudit élément passionnel qui nous cause tous nos ennuis. Quel grand mot que celui de Laroche- foucauld : « l'honnête homme est celui qui ne s'étonne

244 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

de riei;i »; oui, il faut se brider le cœur, le tenir en laisse comme un boule-dogue enragé et ensuite le lâcher tout d'un bond dans le style au moment op- portun. Cours, mon vieux, cours, aboie fort et prends au ventre ; ce que ces drûles-là ont de supérieur sur nous c'est la patience. Ainsi dans cette histoire, La- croix par sa ténacité de couardise va lasser de Lisle, celui-là finira par s'embêter de tout cela et quittera la partie et « le Jeune irrité » (tout Sainte-Beuve est dans ce mot) n'aura eu en définitive ni épée dans la bedaine, ni coups de pied au c. et il recommencera en sourdine ses macMnations, comme dirait Homais.

Tu t'étonnes d'être en butte à tant de calomnies, d'at- taques, d'indifférence, de mauvais vouloir ; /jIus tu seras bien, plus tu en auras, c'est la récompense du bon et du beau : on peut calculer la valeur d'un homme d'après le nombre de ses ennemis et l'importance d'une œu'STe au mal qu'on en dit. Les critiques sont comme les puces qui vont toujours sauter sur le Hnge blanc et adorent les dentelles. Ce blâme envoyé par Sainte- Beuve à la Paysanne me confirmerait plus dans l'excellence de la Paysanne que les éloges du grand Hugo; on donne des éloges à tout le monde, mais du Ijlàme, non. Qu'est-ce qui a jamais fait la parodie tin médiocre?

A propos de Hugo je ne crois pas qu'il soit temps de lui écrire, tu as mis à lui répondre un mois, notre pa- quet est parti U n'y a pas quinze jours, U faut au moins encore attendre autant. Pourvu qu'on ne l'ait pas saisi? toutes les précautions ont été prises pour- tant, ma mère a écrit l'adresse elle-même.

Qu'est-ce que A^eut donc dire cette phrase dans ta let- tre de ce matin en parlant de de Lisle : « je crois que je m'étais trompée sur mon impression d"hier » ? Les mots

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 245

(1rs bourgeois de Chartres à PréauU sont bons. T'ai- jo dit celui d'un curé de Trouville, auprès de qui je dînais un jour? comme je refusais du chanipagne (j'avais déjà bu et mangé à tomber sous la table, mais mon curé entonnait toujours), il se tourna vers moi et avec un œil ! quel œil! un œil il y avait de l'envie, de l'admiration et du dédain tout ensemble, il mp dit en levant les épaules: « Allons donc! vous autres jeunes gens de Paris qui dans vos soupers fins sablez le Champagne f quand vous venez ensuite en province vous faites les petites bouches » et comme il y avait de sous-entendu entre les mots « soupers fins » cl celui de « sablez » ceux-ci « avec des actrices » ! Quels lioiizons! et dire que je l'excitais, ce brave homme. A ce propos je vais me permettre une petite citation. « Allons donc! fit le pharmacien en levant les épaules, les parties fines chez le traiteur! les bals masqués! le Champagne! tout cela va rouler, je A'Ous assure.

Moi, je ne crois pas qu'il se dérange, objecta Bovary.

Ni moi non plus, répliqua A'ivement M. Honiais, quoiqu'il luifaudra pourtant suivre les autres, au risque de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le quartier latin, avec des actrices! du reste, les étudiants sont fort bien vus à Paris. Pour peu qu'ils aient quelque talent d'agré- ment, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la suite, les occasions quelquefois de faire de très beaux mariages. » En deux pages j'ai réuni, je crois, toutes les bêtises que l'on dit en province sur Paris, la vie d'étudiant, les actrices, les filous qui vous abordent dans les jardins publics et la cuisine du restaurant

21.

246 CORRESPONDANCE DE G. FLâL'BL: UT.

« toujours plus malsaine que la cuisine bourgeoise ». Cette raideur dont m'accuse Préault m'étonne, il parait du reste que quand j'ai un habit noir je ne suis plus le même ; il est certain que je porte alors un dé- guisement, la physionomie et les manières doivent s'en ressentir, l'extérieur fait tant sur l'intérieur; c'est le casque qui moule la tête, tous les troupiers ont en eux la raideur imbécile de l'alignement. Bouilhet prétend que j'ai dans le monde l'air d'un officier habillé en bourgeois; est-ce pour cela que l'illustre Turgan m'avait surnommé « le major »? il soutenait aussi que j'avais l'air militaire, on ne peut pas -me faire de compliment qui me soit moins agréable. Si Préault me connaissait, probablement qu'au contraire il me trouverait l'air trop débraillé comme ce bon capitaine, mais que Ferrât a être beau avec sa « bonne furie méridionale », je le vois de gasconnant, c'est énorme ; tu parles de grotesque, j'en ai été accablé à l'enterrement de M^ Pouchet; dé- cidément le bon Dieu est romantique, il mêle conti- nuellement les deux genres. Pendant que je regar- dais ce pauvre Pouchet qui se tordait, debout comme un roseau au vent, sais-tu ce que j'avais à côté de moi? un monsieur qui m'interrogeait sur mon voyage : « y a-t-il des musées en Egypte? Quel est létal des bibliothèques publiques » (textuelj, et comme je démo- lissais ses illusions il éidHàé'S,Q\.é. « Est-il possible! Quel malheureux pays! comment la civilisation! » etc.. L'enterrement étant protestant le prêtre a parlé en français sur le bord du trou, mon monsieur aimait mieux ça... « et puis, le catholicisme est dénué de ces fleurs de rhétorique ». 0 humains, ô mortels, et dire qu'on est toujours dupé, qu'on a beau se croire inventif, que la réaUté tous écrase toujours. J'allais

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 247

à cette cérémonie avec l'intention de m y gulnder l'esprit à faire des finesses, à tacher de découvrir de petits graviers, et ce sont des blocs qui me sont tombés sur la tête! le grotesque m'assourdissait les oreilles, et le pathétique se convulsionnait devant mes yeux. D'où je tire (ou retire plutôt) cette conclu- sion : Une faut jamais craindre d'être exagéré, tous les très grands l'ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakes- peare, Molière; il s'agit défaire prendre un lavement il un homme (dans Pourceaugnac), on n'apporte pas une seringue, non, on empliL le théâtre de seringues et d'apothicaires, cela est tout bonnement le génie dans son vrai centre, qui est l'énorme. Mais pour que l'exagération ne paraisse pas il faut qu'elle soit par- tout continue, proportionnée, harmonique à elle- iiK'me ; si vos bonshommes ont cent pieds il faut que il s montagnes en aient vingt mille, et qu'est-ce donc que l'idéal si ce n'est ce grossissement-là?

A(Ueu, travaille bien, vois seulement les amis, monte dans la tour d'ivoire et advienne que pourra.

A la même.

Croissct, Inndi minuit.

Tu as donc encore eu des ennuis cette semaine, pauvre chère Muse, encore! « Mais laisserons-nous donc toujours notre manteau se décliirer par les rats! les punaises s'insinuent à la longue dans les points du cœur, prends garde, il en retient le gotit et les pe- tites misères rapetissent. Laisse les Enault et au- tres ! qu'est-ce que ça te fait son salut? f...-moi toutes ces canailles-là à la porte quand ils se pré- sentent ; ils ne méritent de toi pas même un bat-

248

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEI5T.

tenient de cœur de colère, car pas un seul brin . de leur barbe ne vaut un seul de tes cheveux, sois- t en sûre, et les contractions de leur vengeance fai- sant saillie en petits articles, en petites calomnies, , etc., n'auront jamais la consistance et la persistance ^ de ta musculature poétique. La tour d'ivoire la tour d'ivoire ' et le nez vers les étoiles ! Cela m'est , bien facile à dire, n'est-ce pas? Aussi dans toutes ces i <luestions-là,j*oseà peine parler, on peut me répondre: | Ah! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros | bonhomme, et n'avez besoin de personne; je le sais, \ et j'admire ceux qui valent autant que moi et mieux | que moi et qui soulFrent et sur qui on piétine, il y a | des jours l'idée de tout ce mal qui <*aUaque aux ^ bons m'exaspère. La haine que je vois partout, portée à la poésie, à l'art pur, cette négation com- plexe du vrai me donne des envies de soicidt. On voudrait crever puisipi'on ne peut faire crei|||^ les autres et tout suicide est peut-être un assassâ|j| rentré.

Je crois que les souffrances de l'artiste moderne sont à celles de l'artiste des autres temps ce que l'in- dustrie est à la mécanique manuelle. Elles se com- pli(iuent maintenant de vapeurs condensées, dv fer, de rouages. Patience, quand le sociaUsnie sera étaUi on arrivera en ce genre au sublime. Dans le règne de l'égalilé, et il approche, on écorthera vif tout ce qui ne sera pas couvert de verrues. Qu'est-ce que ça f... à la masse, l'art, la poésie, le style? elle n'a pas besoin de tout ça; f;dles-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les inlèrèls matériels du moment ; il y a conjuration permanente contre loriginal, voih'i ce qu'il faut se fourrer dans la cervelle Plus vous aurez de couleiur.

*#

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 249

iief, plus vous heurterez. D'où \'ientle prodigieux 3DJ des romans de Dumas? c'est qiiil ne faut pour •e aucune initiation, l'action en est amusante, distrait donc pendant qu'on les lit, puis le li\Te , comme aucune impression ne vous reste et |)ut cela a passé comme de l'eau claire, on re- à ses affaires. Charmant! la même critique est able à l'opéra- comique (genre français) et à la lire de genre comme l'entend M. Briard et aux mses revues de la semaine de M. Eugène Guinot. un gaillard qui a six mille francs d'appointements 1 pour parler au bout de la semaine de tout ce a lu dans le courant de la semaine. De temps fips, je m'en repasse la fantaisie, je lui ai décou- ce matin en parlant de la Suisse des phrases ;lles à peu de chose près de mon monsieur et dame parlant de la Suisse (dans Bovarij). 0 bêtise ine, te connais-je donc? il y a en effet si longtemps te contemple ! et note que ces mêmes gens qui t « poésie des lacs », etc., détestent fort toute poésie, toute espèce de nature, toute espèce de ce n'est leur pot de chambre qu'ils prennent un océan. J'ai été assez dérangé ces jours-ci : i par la construction d'un mur, sur lequel il a que je donne mon avis, jeudi du \'in qu'il a fallu "aille acheter, vendredi par une "visite que j'ai : et un dîner que j'ai pris, et aujourd'hui enfin !re-vin qu'il a fallu classer. Bouilhet m'a accom- é jeudi dans les courses \inicoles, j'ai été spleri- let j'avais une bonne balle chez le marchand de dans son comptoir, derrière les grilles, dégus- les crus dans la petite tasse d'argent, roulant joues et tournant les yeux; vendredi j'ai diné à R !n chez Baudry avec le père Sonard son beau-

248 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBEllT.

tement de cœur de colère, car pas un seul brin de leur barbe ne vaut un seul de tes cheveux, sois- en sûre, et les contractions de leur vengeance fai- sant saillie en petits articles, en petites calomnies, etc., n'auront jamais la consistance et la persistance de ta musculature poe'tique. La tour d'ivoire la tour d'ivoire ' et le nez vers les étoiles ! Cela m'est bien facile à dire, n'est-ce pas? Aussi dans toutes c< questions-là, j'ose à peine parler, on peut me répondre : Ah! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros bonhomme, et n'avez besoin de personne ; je le sais, et j'admire ceux qui valent autant que moi et mieux que moi et qui souffrent et sur qui on piétine, il y a des jours l'idée de tout ce mal qui s'attaque aux bons m'exaspère. La haine que je vois partout, portée à la poésie, à l'art pur, cette négation com- plexe du vrai me donne des enWes de suicide. On voudrait crever puisqu'on ne peut faire crcA-er les autres et tout suicide est peut-être un assassinat rentré.

Je crois que les souffrances de l'artiste moderne sont à celles de l'artiste des autres temps ce que l'in- dustrie est à la mécanique manuelle. Elles se com- pliquent maintenant de vapeurs condensées, de fer, de rouages. Patience, quand le socialisme sera établi on arrivera en ce genre au sublime. Dans le règne de l'égahté, et il approche, on écorchera xii tout ce qui ne sera pas couvert de verrues. Qu'est-ce que ça f... à la masse, l'art, la poésie, le style? elle n'a pas besoin de tout ça ; faites-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les intérêts matériels du moment ; il y a conjuration permanente contre l'original, A^oilà ce qu'il faut se fourrer dans la cervelle Plus vous aurez de couleur,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUIiERT. 249

relief, plus vous heurterez. D'où vientle prodigieux

icL'ès des romans de Dumas? c'est qu'il ne faut pour

s lire aucune initiation, l'action en est amusante.

Il se distrait donc pendant qu'on les lit, puis le livre

imé, comme aucune impression ne vous reste et

iic tout cela a passé comme de l'eau claire, 0)i re-

iirne h ses affaires. Charmant! la même critique est

iplicable à l'opéra- comique (genre français) et à la

iuture de genre comme l'entend M. Briard et aux

■licieuses revues de la semaine deM. Eugène Guinot.

oihï un gaillard qui a six mille francs d'appointements

\v an pour parler au bout de la semaine de tout ce

l'on a lu dans le courant de la semaine. De temps

i temps, je m'en repasse la fantaisie, je lui ai décou-

ert ce matin en parlant de la Suisse des phrases

'xtuelles à peu de chose près de mon monsieur et

p madame parlant de la Suisse (dans Bovan/).0 bêtise

umaine, te connais-je donc? Uy a en effet si longtemps

ne je te contemple! et note que ces mêmes gens qui

ix'ut « poésie des lacs », etc., détestent fort toute

ette poésie, toute espèce de nature, toute espèce de

ic si ce n'est leur pot de chambre qu'Us prennent

our un océan. J'ai été assez dérangé ces jours-ci :

aardi par la construction d'un mur, sur lequel il a

alla que je donne mon avis, jeudi du vin qu'il a fallu

110 j'aille acheter, vendredi par une "\dsite que j'ai

iiiie et un dîner que j'ai pris, et aujourd'hui enfin

Il lere-vin qu'il afallu classer. Bouilhet m'a accom-

lagné jeudi dans les courses vinicoles, j'ai été splen-

liile et j'avais une bonne balle chez le marchand de

ins, dans son comptoir, derrière les grilles, dègus-

aiit les crus dans la petite tasse d'argent, roulant

lu's joues et tournant les yeux; vendredi j'ai diné à

iouen chez Baudry avec le père Scnard son beau-

230 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

I père, c'est Baudry qui a traduit un morceau indien dans

i le dernier numéro de la Revue de Paris; il m'a dit que tous les articles y étaient payés à raison de 100 francs

'. la feuille. 11 y a de plus un prix supérieur pour les grands hommes ; on a fait le calcul, et donné à Baudry 40 francs. Rougissant de les empocher (ou d'emporter si peu), il a pris un abonnement, voilà, mais comme Bouilhet est un ami, on ne le paie pas et Melœnls lui a coûté 230 francs. C'est juste, Melœnis est bon, il faut toujours prendre dans les choses de ce monde la Mé- rité et la morale à rebours. Tu verras que Enault it Du Camp vont finir par se lier. J'ai beaucoup ri dans un temps de la conjuration d'Holbachique, dont Jcan-

Jacques se plaint tant dans ses Confessions ; le tort qu'U avait, je crois, c'était de voir un parti pris ; non, la multitude ou le monde n'a jamais de parti pris ; ça agit comme un organisme en vertu de lois naturelles; comme Rousseau devait bien heurter tout ce xviii* siècle de beaux messieurs, de beaux esprits, de belles dames et de belles manières! Quel ours lâché en plein salon, chaque mouvement qu'il faisait lui faisait tom- ber un meuble sur la tête, il dérangeait, or tout ce qui dérange est meurtri par les angles des choses qu'il déplace.

Je Us maintenant les contes d'enfant de M'd'Aulnoy dans une vieOle édition dont j'ai colorié les images à l'âge de six ou sept ans, les dragons sont roses et les arbres bleus, il y a une image tout est peint en rouge, même la mer ça m'amuse beaucoup, ces con- tes. Tu sais que c'est un de mes vieux rêves que d'écrire un roman de chevalerie, je crois cela faisable même après l'Arioste, en introduisant un élément de terreur et de poésie large qui lui manque, mais qu'est- ce que je n'ai pas envie d'écrire? Quelle est la luxure

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2ol

ie plume qui ne m'excite ! Adieu, bon courage; à la Inde juillet, je t'irai voir, d'ici travaille bien, mille ions baisers surtout à l'âme.

A la même.

Croisset, nuit de samedi.

Enfin je viens de finir ma première partie (de la leconde), j'en suis au point que je m'étais fixé pour lotre dernière entrevue à Mantes, tu vois quels re- ards! Je passerai la semaine encore à relire tout cela it à le recopier, et de demain en huit, je le gueulerai au leur Bouilhet. Si ça marche, ce sera une grande inquié- ude de moins et une bonne chose, j'en réponds, car e fonds était bien tenu; mais je pense pourtant que ;e livre aura un grand défaut, à savoir : le défaut de )roportion matérielle, j'ai déjà deux cent soixante )ages et qui ne contiennent que des préparations l'action, des expositions plus ou moins déguisées de laractère (il est vrai qu'elles sont graduées), de )aysages, de lieux. Ma conclusion qui sera le récit de a mort de ma petite femme, son enterrement et les ristesses du mari qui suivent aura soixante pages au noins. Restent donc pour le corps même de l'action •eut vingt ou cent soixante pages tout au plus. N'est- ^e pas une grande défectuosité? Ce qui me rassure médiocrement cependant), c'est que ce livre est une )iographie plutôt qu'une péripétie développée. Le irame y a peu de part, si cet élément dramatique 3st bien noyé dans le ton général du li\Te, peut-être ae s'apercevra-t-on pas de ce manque d'harmonie 3ntre les différentes phases quant à leur développe- ment, et puis il me semble que la xie en elle-même

250

(y»r<f<rif.r.«

p«' r^ c'est h ,

h- «Il rnier numéro de la

toijK IfH arti"

la fr-uillf.. iJ

friands homme»; on >lOfrarifs. U- ^'i I'««i , il a HouiJhr-t OHtunami, .

t<Miji)iirh

rilô r'I la morale fi r.

ï>n Camp vont fii

Mil temps (!«• la ,,, •Janpins se plaint tajil.i

avait, jo crois, r'. f miillitiKlr on le ji, a^'il ««tniiiH'un orguiii- commo Itoiisseaii ' sii^clc do beaux in daiiU'H cl ilv lu'llr s lu n salon, chaqni' moiivmi l)or un mnihlf ^nr |a |, iieurtri

connr;

le plume q„; ,,,. tuaxni^ inde juillet, jefim voj/ ions baisers surtout à IV.

.AUBERT.

253

~'>n exécution ces

xiomes, à savoir:

it subjective, qu'il

^ sujets d'art, et

; en conséquence

assi bien que quoi

lever, il est comme

tuyau qui descend

couches profondes,

aorbes géantes ce

Il ne voyait pas.

-1 réveil? Ta corres-

:ette semaine, chère

>t le travail qui t'a

lura le père Babinet,

rOdéon! Je vois de

pharmacien, écou

. une bonne charge, >mme accusé d'avoir cousue dans un sac mme avait plusieurs . elle (c'était une ou- et des lettres d'un "honneur, légitimiste éral, du conseil «de is les conseils, bien e la société de Saint- i Saint-Régis, de la toutes les blagues société de l'endroit, ns qui honorent un les heureux de pos- ant d'un coup qu'on 22

i

2o2

CORRESPONDANCE DE G. FLALBERT.

est un peu ra. Nos passions sont comme les volcans elles grondent toujours, mais l'éruption n'est qu'in termittente. .

Malheureusement, l'esprit français a une telle ragct d'amusement, il lui faut si bien des choses voyantes l-v Il se fait si peu à ce qui est pour moi la poésie même. à savoir l'exposition, soit qu'on la fasse pittoresque- ment par le tableau, ou moralement par l'analysf psychologique, qu"il se pourrait fort bien que je sois dans la blouse ou que j'aie l'air d'y être. Ce n'est pas d'aujourdliui que je souffre d'écrire en ce langage et d'y penser I Au fond, je suis Allemand! c'est ù force d'étude que je me suis décrassé de toutes mes brumes septentrionales. Je voudrais faire des livres il tt'y fc. eût qu'à écrire des phrases (si l'on peut dire cela),», comme pour "sivre il n'y a qu'à respirer de l'air; ce qui m'embête, ce sont les malices de plan, les combi- naisons d'effet, tous les calculs du dessous et qui sont de l'art pourtant, car l'effet du style en dépend ft exclusivement. Et toi, bonne muse, chère collègue eu tout (collègue ^•ient de colligere, lier ensemble), as-tu bien travaillé cette semaine? Je suis curieux de voir ce second récit. Je n'ai qu'à te faire deux recomman- dations : observe de sui^Te les métaphores; pas ' de détails en dehors du sujet, la ligne droite. Parbleu, nous ferons bien des arabesques quand nous voudrons, et mieux que personne. Il faut montrer aux classiques qu'on est plus classique qu'eux, et faire pâhr les ro- mantiques de rage en dépassant leurs intentions. Je crois la chose faisable, car c'est tout un. Quand un vers est bon, il perd son école. Un bon vers de Boi- leau est un bon vers d'Hugo. La perfection a partout le même caractère, qui est la précision, la justesse.

Si le livre que j'écris avec tant de mal arrive à bien,

CORRESPONDANCE DE G. KLAUDERT.

2o3

'îpirer de Fjf QKcaneiixèfl)

Ht droite. Pai nousToi itrerauié i (aire pâli

j'aurai établi par le fait seul de son exécution ces deux vérités, qui sont' pour moi des axiomes, à savoir: d'abord que la poésie est purement subjective, qu'il n'y a pas en littérature de beaux sujets d'art, et quTvetot donc vaut Constantinople ; en conséquence l'on peut écrire n'importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L'artiste doit tout élever, il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes, il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu'on ne voyait pas.

Aurai-je une lettre de toi à mon réveil? Ta corres- pondance n'a pas été nombreuse cette semaine, chère amie? mais je suppose que c'est le travail qui t'a retenue. Quelle admirable figure aura le père Babinet, membre du comité de lecture à l'Odéon! Je vois de son faciès, comme dirait mon pharmacien, écou tant les pièces qu'on lit.

Il se passe en ce moment, ici, une bonne charge. On juge aux assises un brave homme accusé d'avoir tué sa femme, de l'avoir ensuite cousue dans un sac et jetée à l'eau. Cette pauvre femme avait plusieurs amants, et l'on a découvert chez elle (c'était une ou- vrière de bas étage) le portrait et des lettres d'un monsieur, chevalier delà Légion d'honneur, légitimiste ralhé, membre du conseil général, du conseil .de fabrique, du conseU, etc.. de tous les conseils, bien vu dans les sacristies, membre de la société de Saint- Vincent de Paul, de la société de Saint-Régis, de la société des crèches, membre de toutes les blagues possibles; haut placé dans la belle société de l'endroit, une tète, un buste, un de ces gens qui honorent un pays et dont on dit : « nous sommes heureux de pos- séder monsieur un tel », et voilà tout d'un coup qu'on II. 22

232 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

est un peu ça. Nos passions sont comme les volcans elles grondent toujours, mais l'éruption n'est qu'in termittente.

Malheureusement, l'esprit français a une telle rapi d'amusement, il lui faut si bien des choses voyante Il se fait si peu à ce qui est pour moi la poésie mêm» à savoir Y exposition, soit qu'on la fasse pittoresque ment par le tableau, ou moralement par l'analy psychologique, qu'il se pourrait fort bien que je Sn dans la blouse ou que j'aie l'air d'y être. Ce n'est \y. d'aujourd'hui que je souffre d'écrire en ce langage d'y penser! Au fond, je suis Allemand! c'est à foi' d'étude que je me suis décrassé de toutes mes bruni' septentrionales. Je voudrais faire des Hvres il n'\ eût qu'à écrire des phrases (si l'on peut dire cela comme pour Aivre il n'y a qu'à respirer de l'air; qui m'embête, ce sont les malices de plan, les combi naisons d'effet, tous les calculs du dessous et qui son' de l'art pourtant, car l'effet du style en dépend exclusivement. Et toi, bonne muse, chère collègue en tout (collègue -^dent de col/igere, lier ensemble), as-tu bien travaillé cette semaine? Je suis curieux de voir- ce second récit. Je n'ai qu'à te faire deux recomman- dations : observe de suivre les métaphores; pas '■ de détails en dehors du sujet, la Ugne droite. Parbleu, \ nous ferons bien des arabesques quand nous voudrons, i et mieux que personne. Il faut montrer aux classiques \ qu'on est plus classique qu'eux, et faire pâhr les ro- ' mantiques de rage en dépassant leurs intentions. Je crois la chose faisable, car c'est tout un. Quand un vers est bon, il perd son école. Un bon vers de Boi- leau est un bon vers d'Hugo. La perfection a partout le môme caractère, qui est la précision, la justesse.

Si le hvre que j'écris avec tant de mal arrive à bien,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2o3

j'aurai établi par le fait seul de son exécution ces deux vérités, qui sont' pour moi des axiomes, à savoir: d'abord que la poésie est purement subjective, qu'il n'y a pas en littérature de beaux sujets d'art, et qu'Yvetot donc vaut Constantinople ; en conséquence l'on peut écrire n'importe quoi aussi bien que quoi que ce soit. L'artiste doit tout élever, il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes, il aspire et fait jailhr au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu'on ne voyait pas.

Aurai-je une lettre de toi à mon réveil? Ta corres- pondance n'a pas été nombreuse cette semaine, chère amie? mais je suppose que c'est le travail qui t'a retenue. Quelle admirable figure aura le père Babinet, membre du comité de lecture à l'Odéon! Je vois de son faciès, comme dirait mon pharmacien, écou tant les pièces qu'on Ut.

Il se passe en ce moment, ici, une bonne charge. On juge aux assises un brave homme accusé d'avoir tué sa femme, de l'avoir ensuite cousue dans un sac et jetée à l'eau. Cette pauvre femme avait plusieurs amants, et l'on a découvert chez elle (c'était une ou- vrière de bas étage) le portrait et des lettres dun monsieur, chevalier delà Légion d'honneur, légitimiste ralhé, membre du conseil général, du conseil.de fabrique, du conseil, etc.. de tous les conseils, bien vu dans les sacristies, membre de la société de Saint- Vincent de Paul, de la société de Saint-Régis, de la société des crèches, membre de toutes les blagues possibles; haut placé dans la belle société de l'endroit, une tète, un buste, un de ces gens qui honorent un pays et dont on dit : « nous sommes heureux de pos- séder monsieur un tel », et voilà tout d'un coup qu'on II. 22

254 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

découvre que ce gaillard entretenait des relations (c'est le mot) avec une gaillarde de la plus sale es- pèce, oui, madame! Ah ! mon Dieu! moi je me gausse •comme un gredin quand je vois tous ces braves gens- avoir des renfoncements; les humiliations qui- reçoivent ces bons messieurs qui cherchent partout des honneurs (et quels honneurs) me semblent être le juste châtiment de leur défaut d'orgueil. C'est s'avi- Ur que de vouloir toujours ainsi briller, c'est s'abais- ser que de monter sur des bornes, rentre dans la crotte, canaille! Tu seras à ton niveau. Il n'y a pas dans mon fait d'envie démocratique, cependant j'aime tout ce qui n'est pas le commun, même l'ignoble, quand il est sincère. Mais ce qui ment, ce qui pose, ce qui est à la fois condamnation de la passion et la grimace de la vertu me révolte par tous les bouts. ."Je me sens maintenant pour mes semblables une haine sereine, ou une pitié tellement inactive que c'est tout comme. J'ai fait depuis deux ans de grands progrès, l'état poUtique des choses a confirmé mes vieilles théories à pi-iori sur le bipède sans plumes, que j'es- time être tout ensemble un dinde et un vautour. Adieu, chère colombe. /

A la même.

Croisset, mardi, 1 heure de nuit.

Je suis accablé, la cervelle me danse dans le crâne. Je "viens depuis hier six heures du soir jusqu'à main- tenant de recopier soixante-dix-sept pages de suite qui n'en font plus que cinquante-trois, c'est abrutis- sant. J'ai mon rameau de vertèbres au cou, comme remarquait M. Enault, brisé d'avoir la tète penchte

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2jj

longtemps. Que de répétitions de mots je viens de surprendre, que de tout, de mais, de cai\ de cependant; voilà ce que la prose a de diabolique, c'est qu'elle uest jamais finie. J'ai pourtant de bonnes pages, et je crois ({ue l'ensomljle roule, mais je doute que je sois prêt pour dimanche à lire tout cola à Bouilhet. Ainsi, depuis la fui de février, j'ai écrit cinquante-trois pages! Oucl charmant métier, quelle crème fouettée à battre qui vaut des marbres à rouler.

Je suis bien fatigué, j'ai pourtant bien des choses à te dire. J'ai écrit quatre bgnes tout à Theure à Du Camp, iKiu pour toi, c'eût été une raison qu'il y mît plus de malveillance, je connais l'homme. Voici pourquoi je lui ai écrit: j'ai reçu aujourd'hui la dernière Uvraison (11' ses pliotographies, jamais je ne lui en avais parlé, !(■ billet que je lui envoie est pour le remercier. C'est tout, je ne lui dis pas plus. Si vendredi dans l'article des philosophes il y a ton nom accompagné d'injures ou d'allusions, je ferai ce que tu voudras, mais quant à moi, je me propose de rompre net et dans une belle lettre motivée. Mais enfin, ne nous tourmentons pas, puisque la chose n'aura sans doute pas lieu. C'est l'avis de Bouilhet, mon billet d'aujourd'hui est en pré- \ision de l'hypothèse contraire, afin d'être en bons termes quand la rupture viendrait et de pouvoir lui dire : voilà ce que tu me fais encore pour me déso- bliger, bonsoir et jamais au revoir. Comprends-tu?

Quant à l'article Enault, il me semble, bonne muse, que tu te l'es exagéré. C'est bête et folâtre, voilà tout, les petites ftininotteries comme « femme sensible », « plus jeune », etc., qui t'ont indignée \dennentde M""" ***, laquelle est jalouse de toi sous tous les rapports, de cela j'en parie ma tête. C'est notre opinion à tous deux, Bouilhet et moi, cela suc dans ses petits billets

2d6 correspondance DE G. FLAUBERT.

mensuels sans qu'il y ait jamais rien d'articulé. Bouilhet en est prof ondément indigné et se propose de ne pas même lui faire savoir quand est-ce qu'il sera à Paris, et puis, qu'est-ce que ça nous f..., l'opinion du sieur Enault écrite ou dite? C'est comme le mot de Du Camp à Ferrât, A^eux-tu qu'au milieu du tour- billon où il ^dt, avec l'infatuation de sa personne, la croix d'officier, les réceptions chez M. de Persigny, etc., il puisse garder assez de netteté pour sentir une chose neuve, originale, nouvelle? Il y a d'ailleurs en cela calcul, peut-être c'est un parti pris. Nous ne blanchi- rons jamais les nègres, nous n'empêcherons jamais les médiocres d'être médiocres. Je t'assure bien que lorsqu'il m'a dit « que j'avais une maladie de la moelle épinière, un ramolhssement du cerveau », cela m'a fait beaucoup rire. Sais-tu ce que j'ai vu aujour- d'hui dans ses photographies? La seule qui ne soit pas publiée est une représentant notre hôtel au Caire, le jardin devant nos fenêtres, et au milieu duquel j'étais en Nubien, c'est une petite malice de sa part. Il voudrait que je n'existasse pas,_;> lui pèse et toi aussi, tout le monde. L'ouvrage est dédié à Cormenin, avec une dédicace-épigraphe latine, et le texte a une épigraphe tirée d'Homère : toujours du grec. Ce bon Maxime ne sait pas une décUnaison, n'importe. Il s'est fait traduire de l'allemand l'ouvrage de Leip- sius, et il le pille impudemment (dans ce texte que j'ai parcouru) sans le citer une fois. J'ai su cela par son ami que j'ai rencontré en chemin de fer; tu sais, je dis il le pille, car il y a toutes sortes d'inscriptions qu'il n'a nullement prises, qui ne sont pas non plus dans les livres dont nous nous sommes serAis en voyage, et qu'il rapporte comme ayant été prises par lui; il en est de même de tout le reste, etc. Quant à la

I CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT. 2!)?

Paysanne, l'éloge que Bouilliet lui en a écrit (en même temps que pour de Lisle, lettre qui n'a pas eu de ré- ponse) est la cause, sois sûre, du mot à Ferrât. Au reste, tout cela est bien peu important. Nous en avons encore été dimanche fort bètes tout l'après-midi, ces histoires démoralisent un peu le sieur Bouilhet, en quoi je le trouve faible et moi aussi qui en tiens. Mais franchement, ça devient stupide de permettre que des gaillards comme ça vous troublent. En fait d'injures, de sottises, de bêtises, etc., je trouve qu'il ne faut se fâcher que lorsqu'on vous le dit en /'lire. Faites-moi des grimaces dans le dos tant que vous voudrez, mon cul vous contemple.

Je t'aime tant quand je te vois calme et que je te sais travaillant bien, je t'aime plus encore peut-être quand je te sais souffrante, et puis, tu m'écris des le lires superbes de verve. Mais, pauvre chère âme, ménage-toi, tâche de modérer ta furie méridionale, comme tu dis en parlant de Ferrât.

Les conseils de do Lisle relativement à V Acropole sont bons. Rends à Villemain le manuscrit comme tu l'as envoyéà Jersey (je n'en reçois pas de lettre, cela me semble drôle, ma mère écrira un de ces jours à M'= Far- mer, si je ne reçois rien), tu peux même faire quelques corrections si tu en trouves, mais moi il me semble que c'est bon, sauf les Barbares que je persiste à trouver la partie la plus faible et de beaucoup, puis tâche de faire paraître dans la Presse, nous trouverons un plan, sois-en sûre. Bouilhet sera cet hiver, il t'aidera. Son dernier fossile, troisième pièce, « Le Printemps » est superbe, il y a à la fin un bec- quetage d'oiseaux près de nids gigantesques qui est gigantesque lui-même. Mais il devient trop triste, mon pauvre Bouilhet, il faut se raidir et

22.

2f)8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

em riiumanité qui nous em ! Oh! je me

vengerai! je me vengerai! dans quinze ans d'ici, j'en- treprendrai un grand roman moderne j'en passerai . en revue! Je crois que GilBlas peut être refait, Balzac a été plus loin, mais le défaut de style sera que son œuvre restera plutôt curieuse que belle, et plutôt forte qu'éclatante. Ce sont des projets dont on ne peut pas parler, ceux-là, tous mes livres ne sont que la prépa- ration de deux, que je ferai si Dieu me prête vie. Celui-là et le conte oriental.

Vois-tu le voyage qu"Enault publiera à son retour d'Italie! C'est un polisson et un drôle que de faire un article aussi cavalier que celui-là sur quelqu'un chez qui l'on a dîné sans le lui avoir rendu. Quant à l'article, il est tout simplement bête, celui qu'il avait fait sur Bouilhet n'était pas plus fort. Il souligne sein, fjite- nille! l'exclamation « huit enfants! ô poésie! » peint l'école, probablement qu'il y a un certain nombre d'enfants qui est convenable en littérature? Non, si Ton s'arrête à tout cela, et je le dis sérieusement, il y a danger de devenir idiot.

Mon pure répétait toujours qu'il n'aurait jamais voulu être médecin d'un hôpital de fous, parce que >i l'on travaille sérieusement la folie, on finit bien par la gagner. Il en est de même de tout cela, à force de nous inquiéter des imbéciles, il y a danger de le de- venir soi-même. Mon Dieu, que j'ai mal à la tête! U faut que je me couche! j'ai le pouce creusé par ma plume et le cou tordu.

Je trouve l'observation de Musset sur Hamlet celle d'un i)rofond bourgeois, et voici en quoi: il reproche cette inconséquence, Hamlet sceptique lorsqu'il a vu par ses yeux l'âme de son père. Mais d'abord, ce n'est pas l'àme qu'il a vue, c'est un fantôme, une

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 259

ombre, ime chnsn, une ombre matérielle vivante, et qui n'a aucun lien dans les idées populaires et poé- tiques avec ridé(> abstraite de ràine. C'est nous, méta- physiciens et modernes, qui parlons ce langage, et puis Hamlet ne diaitc pas du tout au sens philosophique, il rêve. Je crois que cette observation de Musset n'est pas de lui, mais de Mallefille, dans la préface de son Don Jiian^ c'est superficiel selon moi. Un paysan de nos jours peut parfaitement voir un fantôme et re- venir au grand jour, le lendemain, réfléchir à froid sur la vie et la mort, mais non sur la chair et l'âme. Hamlet ne réflécliit pas sur des subtilités d'école, mais sur des pensers humains. C'est au contraire ce perpétuel état de fluctuation d'Hamlel, ce vague il se tient, ce manque de décision dans la volonté et de solution dans la pensée qui en fait tout le sultlime. Mais le< f/ciis d'esprit \eu\vï\l des caractères tout d'une pièce et conséguenls (comme il y en a seulement dans les livres). Il n'y a pas au contraire un bout de l'âme humaine qui ne se retrouve dans cette conception. Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la litté- rature ancienne, et Hamlet de toute la moderne.

Si je n'étais si las, je t'exprimerais ma pensée plus au long, c'est si facile de bavarder sur le beau, mais pour dire en style propre « fermez la porte » ou « il avait envie de dormir », il faut plus de génie que pour faire tous les cours de bttérature du monde.

La critique est au dernier échelon de la bttérature, comme forme presque toujours et comme valeur mo- rale, incontestablement elle passe après le bout rimé et l'acrostiche, lesquels demandent au moins un travail d'invention quelconque.

Allons, adion.

260 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset, samedi minuit.

Enfin! une lettre du Grand Crocodile! mais j'ai mille choses à te dire et je vais les énumérer de suite pour me les rappeler : lui le suprême alUgalor, qui est là-bas dans ses ondes amères, puis la Revue de Paris il n'y arien, Dieu merci, cet article de Castille,le jeune Maxime, Pelletan,ma Bovary et enfin toi, chère amie, que je réserve pour la fin comme étant le meil- leur sujet à s étendre, passe-moi le calembour.

Je commençais à être inquiet de cet envoi qui n'ar- rivait pas, mais je l'ai reçu intact et avec le bon timbre; y était inclus à mon adresse un billet charmant et point poseur avec son portrait de prolil. Je crois que le fils a une rage de portraits et que c'est un moyen de les placer; n'ayant pas de modèles, il fait son père à satiété ; n'importe, c'est bien gracieux pour moi et je le garde précieusement; comme cela m'aurait rendu fou, jadis! J'ai lu ta lettre, je vois qu'U ne rêve qu'à ça, c'est un tort, il devrait faire autre chose, cette haine des satires personnelles passe comme les personnes; pour durer il faut s'attaquer au durable, tu feras bien de m'envoyer la réponse de suite, j'ai une occasion prochaine et sûre avant la fin de la se- maine.

J'ai ouvert ce matin, je l'avoue, la Revue de Paris d'abord et j'ai feuilleté a\idoment cet article de Cas- tille. Ce qu'il dit du Philosophe est même modéré en comparaison de la manière dont il a traité les autres, mais quel imbécile, quel médiocre et envieux coco, toujours les faibles préférés aux forts; à propos de Thiersil lui reprochait d'aimer mieux Danton que

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, 261

Robespierre, à propos de Carrel il grandit Girardin et reproche au premier d'avoir fait travailler les ouvriers du National k des heures indues. Aujourd'hui c'est Chateaubriand insulté et Lamennais vanté. .AI. Auguste Comte (auteur de La philosophie positive, lequel est un ouvrage profondément farce, il faut seulement lire pour s'en convaincre, l'introduction qui en est le résumé ; il y a, pour quelqu'un qui A^oudrait faire des charges au théâtre dans le goût aristophanesque, sur les théories sociales, des caUfornies de rires), pour Auguste Comte, dis-je, il est tout miel et tout sucre, tandis que le Philosophe est malmené, de son ana- lyse de Locke pas un mot ni de ses travaux sur la philosophie ancienne, rien, etc., tout est du même tonneau, un coup de patio en passant à Joufîroy parce que Jouffroy est mal vu du Constiiutionnel pour avoir été bien vu de Mignet lequel l'est mal du gouverne- ment. C'est charmant, cette série de ricochets! et enfin, comme couronnement de l'c^uvre de Proudhon, un très grand écrivain et plus fort que Voltaire. Oh ! que le père Bahinet a raison de souhaiter la fin du monde; comme il est bien ce billet du bon père Bahi- net avec tout son débraillé, ses phrases rajoutées aux angles, ce gros mot triste suivi de trois points d'excla mation. Ce petit bout d'écrit mal écrit, mais plein de fond et de caractère, m'a charmé.

L'introduction aux photographies a 23 à 26 pages in- foho dont il n'y en a pas trois de Du Camp. Tout est extrait de Champolhon Figeac (volume de V Univers piV/oresçwe) et de Leipsius, mais cité entre guillemets, ré- paration. Cela sent un peu trop la commande, le livre bâclé. C'est Gidde sans doute qui aura exigé un texte, il lui en aura fourré un tel quel. Voilà comme ce malheu- reux garçon se respecte; en revanche, il craint de se

262 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

compromettre en entrant dans un café à minuit; tn sais l'anecdote qui m'est à ce sujet arrivée avec lui et Turgan, autre grand homme ; n'importe, je suis con- tent que ton nom et même aucune allusion n'aient paru. Ce dernier numéro est d'un faible complet, il y a un poème du marquis Dubelloy que je n'ai pu ache- A^er et pourtant je suis un intrépide lecteur. Quand on a avalé du saint Augustin autant que moi et analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire et qu'on n'en est pas crevé, on a la constitution robuste à l'endroit des lectures embêtantes.

Comme l'article de Pelletan est bête! J'en ai été, ceci n'est pas une façon de parler, plus indigtié que de celui d'Enault ; que nos ennemis disent du mal de nous, c'est leur métier, mais que les amis en disent du bien sottement, c'est pis; il avait à faire un article sur un poème et c'est de cela d'abord qu'il s'inquiète le moins; il se prélasse à faire des phrases, prend toute la place pour lui, copie deux passages, bavache un éloge et signe. 0 critiques ! éternelle médiocrité qui vit sur le génie pour le dénicher ou pour l'exploiter, race de hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l'art ! si l'empereur demain supprimait l'imprimerie je ferais un voyage à Paris sur les genoux et j'irais lui baiser le c... en signe de reconnaissance, tant je suis las de la typographie et de l'abus qu'on en fait; échinez-vous donc à faire un paysage, mettez « cette hirondelle qui vient battre de son vol le front de Jeanneton, etc., » tout cela traduit et vanté par un ami s'appellera « la Parque implacable », la Parque pour dire la mort! et c'est un gaillard du progrès qui s'exprime ainsi, un citoyen qui dénigre l'antiquité ! Comme c'est peu senti cet article, pas un mot de Vart, de la forme en soi, des procédés d'effet, quelle sacrée canaille! j'écume I

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 263

Idus ces gens forts (voilà encore un mot: homme loit !), ces farceurs à idées donnent bien leur mesure lnisqu"ils se trouvent en face de quelque chose de -;iin,de robuste, de net, d'humain, ils battent la cam- pagne et ne trouvent rien à dire. Ah ! ce sont bien les hommes de la poésie de Lamartine en hltcrature et du gouvernement provisoire en pohtique : phra- seurs, pohtiques, poseurs, orateurs de clair de lune, aussi incapables de saisir l'action par les cornes que le sentiment par la plastique. Ce ne sont ni des ma- th( maliciens, ni des poètes, ni des observateurs, ni (Il s faiseurs, ni même des exposeurs, des analyseurs; Iriir activité cérébrale sans but ni direction fixe se [Il ute, avec un égal tempérament, sur l'économie poli- tique, les belles-lettres, l'agriculture, la loi sur les bois- sons, l'industrie hnière, la philosophie, la Chine, F Al- ticiie, etc., et tout cela au même niveau d'intérêt. « C'est de l'art aussi », disent-ils, et tout est art, mais à force de voir tant d'art je demande sont les Beaux-Arts? Et voilà les gaillards qui nous jugent! ce n'est rien d'être sifflé, mais je trouve être applaudi plus amer.

Continue, bonne, chère et grande Muse, sans t'in- qui}ter des Enault ni des Pelletan ; si cet article fait du bien à la vente, tant mieux, mais n'y a-t-il donc pas un coin sur la terre l'on aime le vrai pour le vrai, le beau pour le beau, l'enthousiasme s'accepte sans honte et pour le seul plaisir de jouir comme d'une volupté l'idée vous convie.

Tu verras, si Jourdan tient sa promesse, que la rengaine de la femme s'y trouvera, c'est matière à Siiint-Simonisme, d'abord j'en veux à Pelletan, pour ce ti'à'c si prétentieux; c'est passer à tes vers une robe de pédagogue, cela sent l'école, la doctrine, le parti,

264

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et ce qu'il y a précisément de fort dans la Paysanne^ c'est que c'est l'histoire du « caporal et de sa payse », rappelle-toi cela. Je ne sais si j'aurais eu le toupet de mettre un pareil titre (plus ambitieux selon moi que l'autre), mais c'était le vrai; tu as condensé et réalisé, sous une forme arhtocratique, une histoire commune et dont le fond est à tout le monde ; et c'es là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature Le lieu commun n'est manié que par les imbécile» ou par les très grands ; les natures médiocres Tévi- tent, elles recherchent l'ingénieux, l'accidenté. Sais tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui- là, réunis en volume ça fera un bouquin ? Quel exem- plaire doré sur tranche je me promets ! Il me tarde» bien de voir ta Servante » ; tu me dis que tu dois aller à la Salpêtrière pour cela, prends garde que cette visite niiiflue trop, ce n'est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite pour écrire immédia- tement après; on se préoccupe trop des détails, delà couleur et pas assez de son esprit.

Lis Troile et Cvpsside. J'ai pris l'article sur Skakes- peare dans la Biographie universelle quoique je susse parfaitement que je n'y trouverais rien de neuf, attente qui n'a pas été trompée. L'article est de Villemain, il faut lire ça pour s'édifier sur la hauteur de vues litté- raires du monsieur, quoiqu'il admire Skakesp(jare,Tam& c'est le déplorable, ces admirations-là ! Il lui préfère Sophocle et les consacrés. Sais-tu comment il parle de Ronsard? « La diction grotesque de Ronsard », allez donc! « 0 triste, » comme dit Babinet. « Triste! excepté la belle poésie, » oui, mais pourquoi ces gaillards-là s'en mêlent-ils ? que c'est beau, Troile et Cresside !

Sais-tu que tu m'as écrit jeudi une lettre brûlante? 0 cher volcan, que jo t'aime et comme je pense à toi,

^ni-.

\

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

26c

■àku

vii; si tu savais combien de fois je te regarde travail- lant sur ta petite table, dans ton cabinet et avec quelle impatience j'aspire à l'époque nous serons réunis ! A cause de toi Paris, connu à dix-huit ans, me semble un lieu enviable. Comme mon jeune homme de mon roman, «je me meuble dans ma tête mon appartement », je n'y rêve pas comme lui une guitare accrochée au mur, mais à sa manière et d'une façon plus nette j'y entrevois une figure riante qui se penche sur mon épaule ; patience, pauvre chérie, ce n'est plus main- tenant qu'une question de mois et non d'années, c'est i?nn.i encore un hiver à passer, deux ou trois rendez- vous à Mantes, quelquespages à écrire. Comme je vais être seul cette année quand tu m'auras pris mon pauvre Bouilhet, tu peux penser comme j'aurai envie d'aller vous rejoindre !

Je ne t'entretiens jamais des affaires domestiques, mais c'est bien bête en effet ; c'est bon du reste sous le rapport du grotesque. 1" Ma mère vient de découvrir que son jardinier la vole comme dans un bois, nous seuls n'avons pas de légumes dans le village, parce que le A'illage yH un peu à nos dépens ; on vend les fleurs à Rouen, on en embarque des bouquets par la vapeur. Vois-tu la balle du jardinier « faisant son beurre » chez le bourgeois et le bourgeois pas content. L'institutrice était d'un caractère si rogne, fantasque et brutal, elle malmenait tellement lenlant qu'on la remercie, elle s'en va. Nous avons découvert par hasard que mon frère cet hiver avait donné une soirée à des têtes sans nous en parler, pour ne pas nous inviter (ils viennent ici tous les dimanches); est-ce bon, ça? tu peux juger par de l'empressement qui nous entoure ma mère et moi. Mais ces braves gens (peu braves gens) qui sont la banaUté même ne compren- II. 23

264 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et ce qu'il y a précisément de fort dans la Paysanne, \ c'est que c'est Thistoire du « caporal et de sa payse «, rappelle-toi cela. Je ne sais si j'aurais eu le toupet de mettre un pareil titre (plus ambitieux selon moi que l'autre), mais c'était le vrai; tu as condensé et réalisé, sous une forme arUtocratique^ une histoii' commune et dont le fond est à tout le monde ; et c'cai, , là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature. Le lieu commun n'est manié que par les imbéciles ou par les très grands ; les natures médiocres l'évi- tent, elles recherchent l'ingénieux, l'accidenté. Sais- tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui- là, réunis en volume ça fera un bouquin ? Quel exem- plaire doré sur tranche je me promets ! Il me tarde bien de voir ta Servante » ; tu me dis que tu dois aller à la Salpêtrière pour cela, prends garde que cette visite n'influe trop, ce n'est pas une bonne méthode que de voir ainsi tout de suite pour écrire immédia- tement après; on se préoccupe trop des détails, delà couleur et pas assez de son esprit.

Lis Troile et Crpsside. J'ai pris l'article sur Skakes- peare dans la Biographie universelle quoique je susse parfaitement que je n'y trouverais rien de neuf, attente qui n'a pas été trompée. L'article est de Villemain,!! faut lire ça pour s'édifier sur la hauteur de vues litté- raires du monsieur, quoiqu il admire Shakespeare, m^is c'est le déplorable, ces admirations-là ! Il lui préfère Sophocle et les consacrés. Sais-tu comment il parle de Ronsard? « La diction grotesque de Ronsard », allez donc! « 0 triste, » comme dit Babinet. « Triste! excepté la belle poésie, » oui, mais pourquoi ces gaillards-là s'en mêlent-ils? que c'est beau, Troile et Cresside!

Sais-tu que tu m'as écrit jeudi une lettre brûlante .' 0 cher volcan, que je t'aime et comme je pense à toi,

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 203

v;i; si tu savais combien de fois je te regarde travail- lant sur ta petite table, dans ton cabinet et avec quelle iiii[)atience j'aspire à l'époque nous serons réunis ! A cause de toi Paris, connu à dix-huit ans, me semble ini lieu enviable. Comme mon jeune homme de mon Il iinan, «je me meuble dans ma tête mon appartement », je n'y rêve pas comme lui une guitare accrochée au mur, mais à sa manière et d'une façon plus nette j'y entrevois une figure riante qui se penche sur mou épaule ; patience, pauvre chérie, ce n'est plus main- tenant qu'une question de mois et non d'années, c'est encore un hiver à passer, deux ou trois rendez-vous à Mantes, quelques pages à écrire. Comme je vais être seul cette année quand tu m'auras pris mon pauvre Bouilhet, tu peux penser comme j'aurai envie d'aller vous rejoindre !

Je ne t'entretiens jamais des affaires domestiques, mais c'est bien bête en effet ; c'est bon du reste sous le rapport du grotesque. Ma mère vient de découvrir que son jardinier la vole comme dans un bois, nous seuls n'avons pas de légumes dans le Alliage, parce que le village vit un peu à nos dépens; on vend les fleurs à Rouen, on en embarque des bouquets par la vapeur. Vois-tu la balle du jardinier « faisant son beurre » chez le bourgeois et le bourgeois pas conlent. L'institutrice était d'un caractère si rogne, fantasque et brutal, elle malmenait tellement l'enfant qu'on la remercie, elle s'en va. Nous avons découvert par hasard que mon frère cet hiver avait donné une soii'ée à des (êles sans nous en parler, pour ne pas nous inviter (ils viennent ici tous les dimanches); est-ce bon, ça? tu peux juger par de l'empressement qui nous entoure ma mère et moi. Mais ces braves gens (peu braves gens) qui sont la banaUté môme ne compren- II. 23

266 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

nent guère et n'aiment guère conséquemment les non- ordinaires. N'importe comment, jouis-je de peu de considération dans mon pays et dans ma famille 1 ça rentre au reste dans toutes les biographies voulues, dans la règle.

A la même.

Croisset, 7 juillet 1853. Nuit jeudi, 1 heure.

Hier 6 et aujourd'hui 7 juillet 1853 seront célèbres comme embêtement dans les fastes de mon existence. Deux jours d'Azvédo ! Deux après-midi! Deux dîners ! quel lézard ! et ce qu'il y a de bon, c'est que ce cher garçon m'adore ; il m'a embrassé ce soir en partant 1 Hier à onze heures il arrive et je l'ai fait partir à sept heures par le bateau ; ne sachant à quoi employer le temps, je lui ai proposé une promenade dans le bois : il faisait un temps splendide, la vue de la forêt me cal- mait la sienne, et en somme je ne me suis pas troji ennuyé ; mais c'est quand on est en tête à tête et qu'on le regarde ! Aujourd'hui à quatre heures il est revenu avec Bouilhet qu'il ne quitte pas et qui en est malade. Quelle chose étrange! car au fond le pauvre garçon n'est pas sot, il a même quelquefois de l'esprit à tra- vers ses grosses blagues et il possède une quaUté fori rare, à savoir l'enthousiasme (quahté qui tient du restr plus au sang, à sa race espagnole qu'à son esprit en soi-même), mais il est si commun, si répulsif, nerveu- sement parlant, que vous eût-il rendu tous les services du monde on ne peut l'aimer; en quoi gît donc l'agré- ment ? qu'est-ce que c'est que cette buée mauvaise et subtile qui s'exhale d'un individu et fait quïl vous dé- plaît alors même qu'il ne vous déplaît pas ? Quelle est

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 267

la raison de ça? Je me creuse h la clierclicr, et puis quel costume, (piols hal)its ! un noir râpé partout, des souliers-l)()ltes, des bas gris, une clieniise de couleur disparaissant sous les dessins compliqués, un collier de barbe ! or c'est fort, le coUuir est tout un monde; rappelle-toi ce grand mot- que je trouve à l'instant même ! Ah! mon Dieu ! mon Dieu ! n'avons-nous pas assez de crasses morales sans les crasses physiques? comme ça fait aimer la beauté ces êtres-là. Ah ! oui, c'est beau une belle figure, une belle étoffe et un beau marbre, c'est beau l'éclat de l'or et les moires du satin, un rameau vert qui se balance au vent, un gros bœuf ruminant dans l'berbo, un oiseau qui vole... Il n'y a que l'homme de laid, comme tout cela est triste! ça m'en tourne sur la cerveUe, et dire que si j'étais aveugle je l'aimerais peut-être beaucoup. Je crois que ces répulsions sont des avertissements de la Providence, c'est un instinct conservateur qui nous avertit de se mettre en garde et je me tue à chercher en quoi Azvédo pourra me nuire.

Aujourd'hui il a fait une journée indienne, un temps lourd, et mon hôte ajoutait 25 degrés à Fatmosphcre, mais l'art est une si bonne chose, cela vous remet si bien d'aplomb, le travail, que ce soir je suis tout ras- séni, calmé, purgé. Je ne sais si Bouilhet t'a écrit? il a te dire qu'il était content de ce que je lui avais lu, et moi aussi franchement ; comme difficulté vaincue, ça me paraît fort, mais c'est tout, le sujet par lui-même (jusqu'à présent du moins) exclut ces grands éclats de style qui me ravissent chez les autres, et auxquels je me crois propre, le bon de la Bovary c'est que ça aura été une rude gymnastique, j'aurai fait du réel écrit, ce qui est rare, mais je prendrai ma revanche; que je trouve un sujet dans ma soif et j'irai loin.

268 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Qu'est-ce donc que les contes d'enfant dont tu yjarles? ' Est-ce que tu vas écrire des contes de fées? Voilà encore une de mes ambitions! écrire un conte de fées.

Je suis fâché que la Salpêtrière ne soit pas plus vieille en couleur. Les philanthropes éteignent tout, quelles canailles ! les bagnes, les prisons et les hôpi- taux, tout cela est bête maintenant comme un sémi- naire. La première fois que j'ai vu des fous, c'était ici à l'hospice général avec ce pauvre père Parain. Dans les cellules, assises et attachées par le milieu du corps, nues jusqu'à la ceinture et toutes échevelées, une douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la ligure avec les ongles. J'avais peut-être à cette époque six à sept ans ; ce sont de bonnes impressions à avoir jeune, elles vieillissent; quels étranges souvenirs j'ai en ce genre! l'amphithéâtre de l'Hôtel Dieu donnait sur notre jardin, que de fois avec ma sœur n'avons- nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés : le soleil donnait dessus, les mêmes mouches qui volti- geaient sur nous et sur les fleurs allaient s'abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j'ai pensé <i tout cela, en la veillant pendant deux nuits cette pau- vre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui.

Je n'approuve pas de Lisle de n'avoir pas voulu entrer et ne m'en étonne, l'homme qui n'a jamais et'

au b doit avoir peur de l'hôpital; ce sont poésies

de même ordre. L'élément romantique lui manque à ce bonde Lisle, H doit goûter médiocrement Shakes- peare ! U ne voit pas la dens'ilé morale qu'il y a dans certaines laideurs ; aussi la vie lui défaille et même, quoi qu'U ait delà couleur, le relief; le relief vient d'une

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2G9

A ne profonde, d'une pénétration de l'objet, car il faut (pit' la réalité extérieure entre en nous à nous en l;iiio presque crier pour la bien reproduire; quand on a son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours ] lie 11 et donc le vrai est-il plus clairement visible ([iio dans ces belles expositions de la misère humaine ? (Ih's ont quelque chose de si cru que cela donne â l'esprit des appétits de cannibale. Il se précipite des- sus pour les dévorer et se les assimiler.

Comme j'ai bâti des drames féroces à la Morgue, j'avais la rage d'aller autrefois, etc. Je crois du reste qu'à cet endroit j'ai une faculté de perception particulière, en fait de malsain, je m'y connais. Tu sais quelle influence j'ai sur les fous et les singulières aventures qui me sont arrivées. Je serais curieux de voir si j'ai gardé ma puissance.

Ah ! tu ne deviendras pas folle ! tu as la tête d'aplomb, toi. La folie et la luxure sont deux choses que j'ai tellement sondées, j'ai si bien navigué par ma volonté que je ne serai jamais (je l'espère) ni un aliéné ni un de Sade. Mais il m'en a cui par exemple. Ma maladie de nerfs a été l'écume de ces petites facé- ties intellectuelles. Chaque attaque était comme une sorte d'hémorrhagie de l'innervation, c'était des per- tes séminales de la faculté pittoresque du cerveau, cent mille images sautant à la fois, en feux d'artifices. Il y avait un arrachement de l'âme d'avec le corps atroce (j'ai la conviction d'être mort plusieurs fois), mais ce qui constitue la personnahté, l'être-raison al- lait jusqu'au bout, sans cela la souffrance eût été nulle, car j'aurais été purement passif et j'avais toujours conscience même quand je ne pouvais plus parler ; alors l'âme était repliée tout entière sur elle-même comme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes.

23.

270 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Personne n'a étudié tout cela et les meilleurs sont des imbéciles d'une espèce, comme les philosophes le sont d'une autre. Les matérialistes et les spiritua- listes empêchent également de connaître la matière et l'esprit parce qu'ils scindent l'un de l'autre. Les uns font de Ihomme un ange et les autres un porc. Mais avant d'étudier bien l'homme, n'y a-t-il pas à étudier ses produits ? à connaître les effets pour remonter à la cause? Qui est-ce qui a jusqu'à présent fait l'histoire dunaturaUsme? A-t-on classé les instincts de l'huma- nité et su comment sous telle latitude ils se sont développés et doivent se développer? Qui est-ce qui a étabh scientifiquement comment pour tel besoin de l'esprit telle forme doit apparaître? et suivi cette forme partout dans les divers règnes humains. Qui est- ce qui a généraUsé les reUgions ? Geoffroy Saint-Hi- laire a dit: le crâne est une vertèbre aplatie. Qui est- ce qui a prouvé par exemple que la reUgion est une philosophie devenue art et que la cervelle qui bat dedans, à savoir la superstition, le sentiment rehgieux en soi, est de même matière partout malgré ses diffé- rences extérieures, correspond aux mômes besoins, répond aux mômes fibres, meurt par les mêmes acci- dents, etc. ? Si bien qu'un Guvierde la pensée n'aurait qu'à retrouver plus tard un vers ou une paire de bottes pour recov.ôtituer toute une société, et que les lois en étant données on pourrait prédire à jour fixe, àheure fixe comme on fait pour les planètes, le retour des mêmes apparitions et l'on dirait : nous aurons dans cent ans un Shakespeare, dans vingt-cinq ans telle architecture; pourquoi les peuples qui n'ont pas de soleil ont-ils des littératures mal faites ? Pourquoi y a-t-U et y a-t-il toujours eu des harems en Orient, etc.?

On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, on

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 271

a été plus ou moins ingénieux, mais la base a tou- jours manqué. La première pierre est à trouver, la critique des œuvres de la pensée a toujours été faite ;i un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l'his- toire faite à un point de vue politique, moral, reli- gieux ; tandis qu"il faudrait se placer au-dessus de tout ( lia, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies, ilcshaines, puis l'imaûfination s'en est mêlée, la phrase, l'iiraour des descriptions et enfin la rage de vouloir jnouver, l'orgueil de vouloir mesurer l'infini et d'en (liiuneruno solution. Si les sciences morales avaient, (I mmie les mathématiques, deux ou trois lois primor- diales à leur tUsposition, elles pourraient marcher de 1:1 vaut, mais elles tâtonnent dans les ténèbres, heur- tant à des contingents et veulent les ériger en prin- I i[tes. Ce mot, l'àmc, a fait dire presque autant de 1)1 lises qu'il y a d'âmes! Quelle découverte ce serait par exemple qu'un axiome comme celui-ci : tel peu- [ili' étant donné, la vertu est à la force comme trois t'r^t à quatre, donc tant que a'ous en serez vous n'irez pas là; autre loi mathématique à découvrir: ciimbien faut-il connaître d'imbéciles au monde pour vous donner envie de se casser la gueule ? etc.

Il est bien tard, je déraisonne passablement, le jour va bientôtparaître, il est temps d'aller se coucher.

Si tu veux nous nous verrons de lundi prochain en quinze. Quels bons jours nous passerons, bonne chère Muse !

A la même.

Croisset, mardi, 1 heure.

Toujours sauvage! toujours féroce! toujours in» domptable et passionnée, quelle étrange muse tu fais,

272 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et comme tu es injuste dans tes molivements ! Je mets cela sur le compte du lyrisme, mais je t'assure que ça a un côté bien étroit et même heurtant quelquefois, chère bonne Muse. Parce que cet imbécile d'Azvédo m'a embêté deux jours, tu m'envoies une espèce de diatribe vague contre lui, contre moi, contre tout. Mais je t'assure que je suis bien innocent de tout cela, et d'abord je ne l'ai pas du tout invité, c'est lui, de son chef, qui est revenu le second jour; à moins de le prendre par les épaules, il n'était pas possible de le mettre à la porte. Il est revenu avec Bouilhet, et' celui-ci n'a pas mieux demandé que de venir pour avoir un soulagement. Quant à lui, Bouilhet, après ce qu'Azvédo avait fait (ou disait avoir fait) pour la publi- cation de Mélœnis, il ne pouvait non plus l'envoyer promener brutalement. Enfin le soir même j'exhale mon embêtement en dix hgnes pour n'en plus parler, n'y plus penser, puis je te parlais d'autre chose, d'un tas de choses meilleures et plus hautes (dont tu ne dis pas même un mot), et toi, tu m'envoies pour réponse une espèce de fulmination en quatre pages, comme si yadorais le monsieur, que je le choyasse, etc., et t'abandonnasse pour lui : tu conviendras que c'est drôle, bonne Muse, et voilà deux fois que ça se re- nouvelle! que tu es enfant!

Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c'est de clore ce chapitre irrévocablement, et à l'ave- nir de n'en parler ni l'un ni l'autre, je le souhaite du moins. Du reste, sois tranquille, je suis peu disposé à poursuivre cette connaissance, je la laisserai tomber dans l'eau. Mais quant à faille des grossièretés gratuites à ce malheureux homme, uniquement parce qu'il est laid et qu'il manque de bonnes façons, non, ce serait d'une goujaterie imbécile. Seulement, on peut faire

CORRESPONDANCE DE G. FLAUHERT. 273

dos retraites honorables, et c'est ce que je ferai. Gela (lit : concluons la paix par un baiser, et songeons plu- tùt que dans quinze jours nous serons ensemble. J'attends demain matin une leltrc de toi, j'ai hésité à remettre la mienne à demain soir pour y répondre, car, remarques-tu, chère Muse, que nous ne nous n jjondons guère ; mais j'ai pensé qull y avait long- temps que je ne t'avais écrit, et que tu ne serais pas lâchée d'avoir la mienne un jour plus tôt. Je te juge il "après moi, cela me fait de bons réveils quand je ri'iois tes lettres.

Tu auras appris par les journaux sans doute la soi- L née grêle qui est tombée sur Rouen et alentours sa- medi dernier: désastre général, récoltes manquées, tdus les carreaux des bourgeois cassés, il y en a ici piiur une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l'occasion (on se les arrache les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 p. 100, ô humanité! C'était très drôle comme ça t(imbait, et ce quïl y a eu de lamentations et de gueu- lades était fort aussi : c'a été une symphonie de jéré- miades pendant deux jours à rendre sec comme un caillou le cœur le plus sensible, on a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). Il y a eu des scènes d'un L rotes que démesuré, et l'autorité mêlée là-dedans! -M. le préfet, etc.

Je suis peu sensible à ces infortunes collectives, personne ne plaint mes misères, que celles des autres s'arrangent : je rends à l'humanité ce qu'elle me

donne, indifférence. Va te faii'e f , troupeau, je ne

suis pas de la bergerie! que chacun d'ailleurs se con- tente d'être honnête^ j'entends de faire son devoir et de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées ;

274 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

l'idéal d'une société serait celle tout individu fonc- tionnerait dans sa mesure, or moi je fonctionne dans la mienne; je suis quitte. Quant à toutes ces belles blagues de dévouement, sacrifice, abnégation frater- nelle et autres, abstractions stériles et dont la géné- ralité humaine peut tirer parti, je les laisse aux char- latans, aux phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées comme le sieur Pelletan.

Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai contem- plé mes espahers détruits, toutes mes fleuj's hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l'homme que cinq minutes de la nature ont suffi pour bousculer, j'admirais le vrai ordre se rétabUs- sant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés. Heurs qui poussent elles ne veulent pas, légumes d'autres pays, ont eu dans cetti rebifîade atmosphérique une sorte de revanche, il y ;i un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus drôle que des cloches à melon? aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles! Ah! ah! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu'on exploite si impitoyablement, qu'on enlaidit avec tant d'aplomb, que Ton méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utihtaires elle s'abandonne quand la tentation lui en prend. Cela est bon, on croit un peu trop généralement que le soleil n'a d'autre but ici-bas que de faire pousser les choux ; il faut replacer de temps en temps le bon Dieu sur son piédestal, aussi se charge-t-il de nous le rappeler en nous envoyant par-ci par-là quelque peste, choléra, bouleversement inattendu et autres manifestations de la règle, à savoir le mal, contingent qui n'est peut- être pas le bien nécessaire, mais qui est l'être enfin;

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 271;

( liose que les hommes voués au néant comprennent [Mai.

Toute ma semaine passée a été mauvaise (ça va mieux), je me suis loiJu dans un ennui et un (l('f;oût corsé, cela m'ariive régulièrement quand j'ai fini quelque chose et qu'il faut continuer. La vulgarité de mon sujet me donne parfois des nausées, et la diffi- culté de bien écrire tant de choses si communes mépouvante. Je suis maintenant achoppé à une scène des plus simples : une saignée et un évanouissement, ct'Ia est fort diflicile, et ce qu'il y a de désolant, c'est de penser que môme réussi dans la perfection cela ne [.eut être que passable, et ne sera jamais beau à cMUsc du fond môme. Je fais un ouvrage de clown, mais qu'est-ce qu'un lourde force prouve après tout? n importe : « aide-toi, le ciel t'aidera ». Pourtant la ciiarrettc quelquefois est bien lourde à désem- Lourber.

Adieu, chère bonne Muse.

A. la même.

Croisset, vendredi soir, 1 heure.

Tandis que je te reprochais ta lettre, bonne chère muse, tu te la reprochais à toi-même. Tu ne saurais croire combien cela m'a attendri, non à cause du fait lui-même, j'étais sûr que considérant la chose à froid, tu ne tarderais pas à la regarder du même œil que moi, mais à cause de la simultanéité d'impression, nous pensons à l'unisson, remarques-tu? Si nos corps Sont loin, nos âmes se touchent, la mienne est sou- ■\ent avec la tienne, va, il n'y a que dans les vieilles alloctions que cette pénétration arrive. On entre

276 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ainsi l'un dans l'autre à force de se presser l'un contre I l'autre. As-tu observé que le physique même s'en - ressent? les vieux époux finissent par se ressembler. Tous les gens de la même profession n'ont-ils pas le même air? On nous prend souvent Bouilhet et moi pour deux frères, je suis sûr qu'il y a dix ans cela eût été impossible. L'esprit est comme une argile intérieure, il repousse du dedans la forme et la façonne selon lui. Si tu t'es levée quelquefois pendant que tu écri- vais dans les bons moments de verve, quand l'iil' «^ t'emplissait et que tu te sois regardée dans la gkn n'as-tu pas été tout à coup ébahie de ta beauté? li avait comme une auréole autour de ta tête, et i yeux agrandis lançaient des flammes. C'était l'âme qui sortait; l'électricité est ce qui se rapproche le plus de la pensée, elle demeure comme elle jusqu'à pi r- sent une forme assez fantastique; les étincelles ({ui se dégagent de la chevelure lors des grands froids dans la nuit ont peut-être un rapport plus étroit que celui d'un pur symbole avec la vieille fable des nimbes, des auréoles, des transfigurations. en étais-je donc? à l'influence d'une habitude intellectuelle? Rapportons cela au métier! quel artiste donc on serait si l'on n'avait jamais lu que du beau, vu que du beau, aimé que du beau. Si quelque ange gardien de la pu- reté de notre plume avait écarté de nous, dès l'abord, toutes les mauvaises connaissances, qu'on n'ait jamais fréquenté d'imbéciles ni lu de journaux. Les Grecs avaient de tout cela, ils étaient comme plastiqués dans des conditions que rien ne redonnera, mais vouloir se chausser de leurs bottes est démence. Ce ne sont pas des chlamydes qu'il faut au nord, mais des pelisses de fourrures. La forme antique est insuffisante à nos besoins et notre vie n'est pas faite pour chanter ces

CORRESPONDANCE DE G. Ff.AUOERT. 277

airs simples. Soyons aussi artistes qu'eux si nous le iniuvons, mais autrement qu'eux. La conscience du lire humain s'est changée depuis Homère. Le ventre Sancho Pança fait craquer la ceinture de Vénus. \u heu de nous acharner à reproduire de vieux chics, il faut s'évertuer à en inventer de nouveaux. Je crois que de Lisle est peu dans ces idées, il n'a pas l'instinct de la vie moderne, le cœur lui manque; je ne veux [•as dire par la sensibihté individuelle ou même humanitaire, non, mais le cœur, au sens presque médical du mot. Son encre est pâle, c'est une muse ({ui n'a pas assez pris l'air. Les chevaux et les styles de race ont du sang plein les veines, et on le voit battre sous la peau et courir depuis l'oreLlle jusqu'aux sabots. La vie! la vie! c'est pour cela que j'aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie, elle est toute nue et en Uberté; toute la force d'une œuvre gît dans ce mystère, et c'est cette quahté primordiale, ce motus anwii coniinuus (vibra- tion, mouvement continuel de l'esprit, définition de l'éloquence par Cicéron) qui donne la concision, le relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité. Une faut pas grande maUce pour faire de la critique! on peut juger de la bonté d'un hvre à la vigueur des coups de poing qu'il vous a donnés et à la longueur de temps qu'on est ensuite à en revenir. Aussi comme les grands maîtres sont excessifs, ils vont jusqu'à la dernière Umite de l'idée ; les bonshommes de Michel- Ange ont des câbles plutôt que des muscles, dans les bacchanales de Rubens on pisse par terre, voir tout Shakespeare, etc., etc., et le dernier des gens de la famille, le vieux père Hugo, quelle belle chose que Notre-Dame ! Yen ai relu dernièrement trois cha- pitres, celui des Truands entre autres, c'est cela qui II. 24

278 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,

est fort. Je crois que le plus grand caractère du génie est avant tout la force, donc ce que je déteste le plus dans les arts, ce qui me crispe, c'est Vingénieux, l'es- prit. Quelle différence dans le mauvais goût qui, lui, est une bonne qualité dévoyée, car pour ce qui s'appelle du mauvais goût, il faut avoir de la poésie dans la 'Cervelle. Mais l'esprit au contraire est incompatible avec la vraie poésie ; qui a eu plus d'esprit que Vol- taire et qui a été moins poète ? Or dans ce charmant pays de France, le public n'admet la poésie que dé- guisée ; si on la lui donne toute crue, il rechigne ; il faut donc le traiter comme les chevaux d'Abbas Pacha, auxquels, pour les rendre vigoureux, on sert des boulettes de viande enveloppées de farine. Ça c'est de l'art ! Sachez faire l'enveloppe aux livres, n'ayez pas peur, offrez de cette farine-là aux fortes gueules, elles sauteront dessus à vingt pas au loin, reconnaissant l'odeur.

J'ai écrit une lettre monumentale au grand croco- dile, je ne cache pas qu'elle m'a donné du mal (mais je la crois montée, trop montée peut-être), si bien que je la sais maintenant par cœur. Si je me la rap- pelle, je te la dirai, le paquet part demain. J'ai été fort en train cette semaine, j'ai écrit huit pages'quo je crois toutes à peu près faites. Ce soir je viens d"t - quisscr toute ma grande scène des comices agricole^, elle sera énorme, ça aura bien trente pages, il faiit que dans le récit de cette fête rustico-municipale parmi ces détails (où tous les personnages secondaii du livre paraissent, parlent et agissent), se poi suive, et au premier plan, le dialogue continu d'un monsieur chauffant une dame. J'ai de plus au mille" le discours solennel d"un conseiller de préfecture, à la fm (tout terminé), un article de journal fait par

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 279

mon pharmacien, qui rond compte delà fôte en bon style philositphiquo, po{''ti(jno et progressif; tu vois (jiK} ce n'est pas nue petite besogne. Je suis sûr de DKL couleur et de bien des effets, mais pour que tout cila ne soit pas trop long, c'est le diable! et cepen- J;iiit ce sont de ces choses qui doivent être abon- dantes et pleines. Une fois ce point-là franchi, j'ar- riverai vite à ma scène d'amour dans les bois par un temps d'automne (avec leurs chevaux à côté qui brou- tent les feuilles), et alors je crois que j'y verrai clair, el (pie j'aurai passé (^harybde, du moins, si Scylla me n ste. Quand je serairevenude Paris, j'irai à Trou ville; ma mère veut y aller et je la suis, au fond je n'en suis pas fâché: voir un peu d'eau salée me fera bien. Voilà deux ans que je n'ai pris l'air et vu la campagne (si ce n'est avec toi, lors de notre promenade à Réteil). Je m'étendrai avec plaisir sur le sable comme jadis. Depuis sept ans je n'ai été dans ce pays, j'en ai des souvenirs profonds : quelles mélancolies et quelles rêveries, et quels verres de rhum ! Je n'emporterai paslaj5ouary,mais j'y penserai, je ruminerai ces deux longs passages, dont je te parle, sans écrire. Je ne perdrai pas mon temps, je monterai à cheval sur la plage, j'en ai si souvent envie. J'ai comme cela un tas de petits goûts dont je me prive; mais il faut se priver de tout quand on veut faire quelque chose. Ah! quels vices j'aurais si je n'écrivais. La pipe et la plume sont les deux sauve-gardes de ma morahté, vertu qui se résout en fumée parles deux tubes. Allons, adieu, encore au miUcu de la semaine prochaine une lettre, puis à la fin un petit billet et ensuite...

280 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Trouville, mardi soir, 9 heures.

Je suis arrivé ici hier au soir à 7 heures 1/2 très fatigué des diligences et carrioles qui m'y ont amené; pour prendre le paquebot, il eût fallu partir de Rouen dans la nuit à 3 heures.

Quel volume je pourrais écrire ce soir si l'ex- pression était aussi rapide que la pensée ; depuis trente- six heures je navigue dans les plus vieux souvenirs de ma vie, et j'en éprouve une lassitude presque phy- sique. Quand je suis arrivé hier le soleil se couchait sur la mer, il était comme un grand disque de confi- ture de groseille; voici six ans qu'à la même époque de l'année j'y suis arrivé à 2 heures du matin à pied, avec Maxime, sac au dos, en revenant de Bretagne; que de choses depuis ! mais l'entrée qui domine toutes les autres est celle que je fis en 1843; c'était à la fin de ma première année de droit, je venais de Paris, seul, j'avais quitté la dihgence à Pont-l'Évèque h trois lieues d'ici et j'arrivai à pied par un beau clair de lune vers 3 heures du matin; je me rappelle encore la veste de toile et le bâton blanc que je portais, et quelle dilatation j'ai eue en aspirant de loin l'odeur salée de la mer ; il n'y a que cela que je retrouve, l'odeur, tout le reste est changé. Paris a envahi ce pau\Te pays plein maintenant de chalets dans le goût de ceux d'Enghien; tout est plein de culottes de peau, de hvrées, de beaux messieurs, de belles dames. Cette plage, je me promenais jadis sans cale- çon, est maintenant décorée de sergents de ville, il

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 281

;i des lignes de démarcation pour les deux sexes.

Nature au front serein, comme vous oubliez, Et comme vous brisez dans vos métamorphoses Les fils mystérieux nos cœurs sont liés !

Il faut que la vie de l'homme soit bien longue

I puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela 1 le temps de changer entre deux états de l'àme ! J'ai vu à notre ancienne maison, celle que nous avons habitée pendant quatre ans, des rochey^s factices. Le rire m'a empêché les pleurs ; c'est devenu la propriété d'un agent de change de Paris, et tout le monde s'accorde à trouver cela très beau.

Je crois que je deviens fort en philosophie, car ce spectacle m'eût navré il y a quelque temps. Peut- être est-ce parce que je ne me suis pas encore trouvé suffisamment seul, ou bien parce que ton impression est encore trop forte? Je suis plein de toi, le souvenir de ta personne, un flambeau à la main et m'embras- sant dans le corridor, m'a poursuivi hier toute la journée à travers mes autres souvenirs qui s'envo- laient de tous les buissons de la route, au balance- ment de la diligence. Qu'as-tu fait toute la journée pendant que je regardais les blés qu'on sciait, et la poussière et les arbres verts? comment s'est passée la journée du dimanche ? Je voudrais t'écrire une bonne et longue lettre, mais j'ai fort en^ie de dormir quoiqu'il ne soit pas 10 heures. J'ai apporté ici quel- ques Uvres que je lirai pour mes scénarios de la Bovanj auxquels je travaillerai médiocrement. Je vais manger, fumer, bailler au soleil, dormir surtout. J'ai parfois de grands besoins de sommeil pendant plu- sieurs jours, et j'aime mieux une jachère complète qu'un demi-labour.

24.

282 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Adieu, pauvre chère Muse, je pense beaucoup à toi.

A la même.

Trouville, dimanche 1 heure.

La pluie tombe, les voiles des barques sous mes fenêtres sont noires, des paysannes en parapluie pas- sent, des marins crient, je m'ennuie ! 11 me semble qu'il y a dix ans que je t'ai quittée; mon existence, comme un marais dormant, est si tranquille que le moindre événement y tombant y cause des cercles innombrables à la surface; aussi que le fond est longtemps avant de reprendre sa sérénité ! Les souve- nirs que je rencontre ici à 'chaque pas sont comm*^ des cailloux qui débordent par une pente douce vers un grand gouffre d'amertume que je porte en moi. La vase est remuée, toutes sortes de mélancolies, comme des crapauds interrompus dans leur som- meil, passent la tète hors de l'eau et forment une étrange musique; ah! comme je suis vieux, comme je suis vieux, pauvre chère amie.

Je retrouve ici les bonnes gens que j'ai connus il y a dix ans, ils portent les mêmes habits, les mêmes mines; les femmes seulement sont engraissées et les hommes un peu blanchis; cela me stupéfait, l'immo- bilité de tous ces êtres ! d'autre parton a bâti des mai- sons, élargi le quai, fait des rues, etc. Je Aàens de rentrer par une plnie battante et un ciel gris, au son de la cloche qui sonnait les vêpres ; nous avions été à Deauville (une ferme de ma mère); comme les paysans m'embêtent (et que je suis peu fait pour être pro- priétaire)! au bout de trois minutes la société de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 283

ces sauvages m'assomme. Je sens un ennui idiot m'envahir comme une marée. La chappe de plomb qiio le Dante promet aux hypocrites n'est rien en comparaison de la lourdeur (pii me pèse alors sur If crâne; mon frère, sa femme et sa fille sont venus jiasser le dimanche avec nous! Ils ramassent main- tenant des coquilles et s'amusent beaucoup; moi .lussi je m'amuse beaucoup à l'heure des repas, car je mange énormément de matclottc. Je dors uîie douzaine d'heures par nuit et dans le jour je fume passablement. Le peu de travail que je fais est de préparer le programme du cours d'histoire que je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset. Quant h la Bovary, impossible même d'y songer; il faut que je sois chez moi pour écrire, ma Uberté d'es- prit tient à mille circonstances accessoires, fort mi- sérables, mais fort importantes. Je suis bien content de te savoir en train pour la Servante; qu'il me tarde de voir cela!

J'ai passé hier une grande heure à regarder se bai- gner les dames. Quel tableau! quel hideux tableau! Jadis on se baignait ici sans distinction de sexes, mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des fils pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque) ! Donc hier, delà place j'étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j'ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu'à ce point toute notion d'élégance ; rien n'est plus pitoyable que ces sacs les femmes se fourrent le corps, que ces serre-têtes en toile cirée! Quelles mines! quelles dé- marches! Et les pieds! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine,

284 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

longs comme des navettes ou larges comme des bat- toirs et au milieu de tout cela des moutards à hu- meurs froides, pleurant, criant; plus loin des grand' mamans tricotant et des « mosieurs » à lunettes d'or, lisant le journal et de temps à autre, entre deux li- gnes, savourant l'immensité avec un air d'approbation. Gela m'a donné envie tout le soir de m'enfuir de l'Eu- rope et d'aller ^ivre aux îles Sandwich ou dans les fo- rêts du Brésil ; du moins les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des indi\ddua- lités aussi fétides.

Avant-hier, dans la forêt de Touques, à un char- mant endroit près d'une fontaine, j'ai trouvé des bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés, on avait été en partie/ J'ai écrit cela dans Novembre il y a onze ans ! c'était alors purement imaginé et l'autre jour c'a été éprouvé. Tout ce qu'on invente est vrai, sois-en sûre, la poésie est une chose aussi précise que la géométrie; l'induction vaut la déduction, et puis, arrivé à un certain endroit, on ne se trompe plus quant atout ce qui est de l'âme; ma pauvre Bo- varif sans doute souffre et pleure dans vingt -Nillages de France à la fois, à cette heure même.

J'ai vu une chose qui ma ému, l'autre jour, et je n'étais pour rien; nous avions été à une lieue d'ici aux ruines du château de Lassey (ce château a été bâti en six semaines pour M"^ Dubarry qui avait eu l'idée de venir prendre des bains de mer dans ce pays), il n'en reste plus qu'un escalier, un grand esca- lier Louis XV, quelques fenêtres sans vitres, un mur, et du A-ent, du vent! c'est sur un plateau en vue de la mer, à côté est une masure de paj'san, nous y som- mes entrés pour faire boire du lait à Lihne qui avait soif. Le jardinet avait de belles passe-roses

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 285

qui montaient jusqu'au toit, des haricots, un chaudron plein d'eau sale, dans les environs un cochon gro- irnait (comme dans Jeanneton) et plus loin, au delà de l;i clôture, des poulains en liberté broutaient et hennis- saient avec leurs grandes crinières flottantes qui remuaient au vent de la mer. Sur les murs intérieurs de la chaumière une image de l'Empereur et une autre de Badinguet! J'allais sans doute faire quelque plaisanterie quand dans un coin près de la cheminée et h demi paralytique se tenait assis un vieillard maigre, avec une barbe de quinze jours ; au-dessus de son fauteuil, accrochées au mur il y avait deux épau- lettes d'or! Le pau^TC vieux était si infirme qu'il avait du mal à prendre sa prise, personne ne faisait atten- tion h lui, il était ruminant, geignant, mangeant à même une jatte pleine de fèves; le soleil donnait sur les cercles de fer qui entourent les seaux et lui faisait cligner des yeux, le chat lapait du lait dans une ter- rine à terre ; et puis c'était tout, au loin le bruit vague de la mer. J'ai songé que dans ce demi-sommeil perpétuel de la vieillesse (qui précède l'autre et qui est comme la transition de la vie au néant), le bon- homme sans doute revoyait les neiges de la Russie ouïes sables de l'Egypte; quelles visions flottaient devant ces yeux hébétés? et quel habit! quelle veste rapiécée et propre ! La femme qui nous servait (sa fUle, je crois) était une commère de cinquante ans, court-vêtue avec des mollets comme les balustres de la place Louis XV et coiffée d'un bonnet de coton; elle allait, venait avec ses bas bleus et son gros jupon et Badinguet, splendide au miheu de tout cela^ cabré sur un cheval jaune, tricorne à la main, saluant une cohorte d'invahdes dont toutes les jambes de bois étaient bien ahgnées. La dernière fois que j'étais venu

286 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

au château de Lassey c'était avec Alfred, je me res- souvenais encore de la conversation que nous avions eue et des vers que nous disions, des projets que nous faisions...

Comme ça se f... de nous, la nature ! et quelle- balle impassible ont les arbres, l'herbe, les flots ! La cloche du paquebot du Ha^Te sonne avec tant d'achar- nement que je m'interromps; quel boucan l'industrie cause dans le monde! comme la machine est une chose tapageuse! à propos de l'industrie as-tu réfléclii quelquefois à la quantité de professions bêtes qu'elle engendre et à la masse de stupidité qui à la longue doit en provenir? Ce serait une effrayante statistique à faire ! qu'attendre d'une population comme celle de Manchester qui passe sa ^de à faire des épingles? et la confection d'une épingle exige cinq à six spécia- lités différentes! le travail se subdivisant il se fait donc à côté des machines quantité d'hommcs-ma- chines; quelle fonction que celle de jjlaceur à un chemin de fer! de metteur en bande dans une im- primerie! etc., etc., oui, l'humanité tourne au bête. Leconte a raison, il nous a formulé cela d'une façon que je n'oublierai jamais; les rêveurs du moyen âge étaient d'autres hommes que les actifs des temps mo- dernes.

L'humanité nous hait, nous ne la sentons pas et nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous donc en Part comme les mystiques s'aiment en Dieu et que tout pâlisse devant cet amour. Que toutes le- autres chandelles de la \ie (qui toutes puent} dispa- raissent devant ce grand soleil. Aux époques tout lien commun est brisé et la société n'est qu'un vaste banditisme (mot gouvernemental) plus ou moins bien organisé, quand les intérêts de la chair et de l'es-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 287

piit, comme des loups, se retirent les uns dos autres et hurlent à l'écart, il faut donc comme tout le monde se faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre dans sa tanière. Moi! de jour en jour je sens s'opérer dans mon cœur un écartement de mes semblables qui va «'élargissant etj'en suis content, car ma faculté de com- préhension à l'endroit de ce qui m'est sympathique va grandissant et à cause de cet écartement même. Je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif; au bout de trois paroles que je lui ai entendu dire je l'aimais d'une allection toute fraternelle. Amants du beau, nous sommes tous des bannis et quelle, joie quand on rencontre un compatriote sur cette terre d'exil! voilà une phrase qui sent un peu Lamartine, chère Madame, mais, vous savez, ce que je sens le mieux est ce que je dis le plus mal (que de que!); dis-lui donc, à l'ami Leconte, que je l'aime beaucoup, que j'ai déjà pensé à lui mille fois ; j'attends son grand poème celtique avec impatience. La synqjathie d'hommes comme lui est bonne à se rappeler dans les jours de découragement; si la mienne lui a causé le même bien-être je suis content.

Je n'ai pas encore écrit à Bouilhet depuis tantôt huit jours que je suis ici, et n'en ai pas reçu de nou- velles. J'ai peur, pauvre chère amie, de te blesser, (mais notre système est beau de ne nous rien cacher) eh bien! ne m'envoie pas ton portrait photographié; je déteste les photographies à proportion que j'aime les originaux, jamais je ne trouve cela vrai. C'est la photographie d'après ta gravure? j'ai la gravure qui est dans ma chambre à coucher. C'est une chose bien faite, bien dessinée, bien gravée et qui me suffit. Ce procédé mécanique appliqué à toi surtout m'irri- terait plus qu'il ne me ferait plaisir. Comprends-tu?

288 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Les lectures que je fais le soir des détails de mœurs sur les divers peuples de la terre (dans un des livres que j'ai achetés à Paris) m'occasionnent de singulières en\àes, j'ai envie de voir les Lapons, l'Inde, l'Aus- tralie. Ah c'est beau, la terre, et mourir sans en avoir vu la moitié! sans avoir été traîné par des rennes, porté par des éléphants, balancé en palanquin. Je remettrai tout dans mon conte oriental. je placerai mes amours, comme dans la préface du dictionnaire, mes haines.

Sais-tu que je n'ai jamais fait un si long séjour à Paris et que jamais je ne m'y suis tant plu; il y a aujourd'hui quinze jours à cette heure je revenais de Chaville et j'arrivais chez toi. Comme c'est loin déjà! Il y a quelque chose derrière nous qui tire vers le loin- tain les objets disparus, avec la rapidité d'un torrent qui passe; la difficulté que j'ai à me recueillir mainte- nant vient sans doute de ces deux dérangements suc- cessifs. Le mouvement est arrêté. Loin de ma table je suis stupide. L'encre ('st mon élément naturel, beau liquide du reste que ce hquide sombre! et dan- gereux! comme on s'y noie! comme il attire!

Allons, adieu, chère bonne Muse, bon courage, tra- vaille bion! tu me parais en dispositions crânes, mille compliments à « la servante », mille baisers à la mai- tresse. A toi tout.

A la même.

Trouville, mardi soir, 9 heures.

Je t'assure que ta correction est fort difflcile. Voilà, une demi-heure que j'y rôve sans pouvoir trouver de solution inmiédiate, ton récit qui se passe en ii"20

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 289

;st une date précise^ ton Lippi est un personnage istorique^ je ne sais ni l'époque de la mort et de la laissance du Giolto, ni l'année le Triom-phe de a mort d'Orcagna a été peint, ni aucune date de la ie d'Orcagna. Comment veux-tu que je t'arrange tout ;ela? seul, ici, sans un dictionnaire biographique nême le plus élémentaire, ni aucun livre enfin qui misse me mettre sur la voie? Il fut un temps je savais tout cela par cœur, mais depuis dix ans que je l'aifait d'histoire, comment veux-tu que je m'y prenne? 1 m'est donc impossible d'arranger cela de suite :omme tu le désires, pauvre chère amie ; envoie-moi les notes précises, les renseignements ne te man- quent pas à Paris, de Lisle peut t'en donner ou toi- même en prendre dans la Biographie universelle ou dans Vasari, ce qui serait mieux, tu trouveras des renseigne- ments suffisants, envoie-les-moi et poste pour poste, c'est-à-dire en un jour, j'arrangerai la chose.

Je crois que Giotto -savait au xiv® siècle, que le Campa Santo est à peu près du même temps, mais je ne sais ce que Giotto a fait au Campo Santo, que j'ai du reste mal vu ; j'y ai passé deux heures, il fau- drait deux semaines, et je n'ai considéré que la grande fresque d'Orcagna; je ne veux pas corriger tes Lé- V'Ues par d'autres bévues plus considérables et c'est ce que je ferais infailliblement, flottant dans l'incer- titude où je suis.

D'autre part : l'admiration de ton brigand pour Michel-Ange était possible. Michel-Ange était, de son temps, reconnu pour un grand homme; il frappait les puissants, sa réputation avait pu parvenir jusqu'à Buonavita, et de là, je comprends sa curiosité et son admiration ensuite pour l'homme qui avait eu le pou- voir de l'épouvanter, mais en substituant à Michel-Ange II. 23

290 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT-

Giotto OU Orcagna, tout change; ici nous sommes au moyen âge, les peintres étaient de purs ouvriers, sans popularité ni retentissement, l'artiste disparaissait dans l'art. Du bruit pouvait se faire autour de l'œu-^Te, mais autour du nom (et à ce point) je ne le crois pas.

Et puis si je fais la description du Triomphe de la mort ce sera une description artistique, et fausse con- séquemment dans la bouche de ton personnage ; si elle est nàive, si elle n'exprime que Tétonnement de la chose, je veux dire Feffet brutal produit par le dramatique du sujet, quel rapport cela aura-t-il à la vocation de peintre ? L'effet que cette fresque a produire sur un homme comme Buonavita et dans son temps, c'est de le faire aller à confesse ou entrer dans un couvent ; en sortant de nous ne pouvons pas faire de cet homme un amant du pittoresque, ce serait sot.

Envoie-moi donc le nom et les dates d'un grand peintre contemporain de Lippi et l'indication de ses œuvres ou de son œuvre la plus capitale, ce quivau-l drait mieux, et je tâcherai de te ravauder ce passage. Quant au Triomphe de la mort je la crois une idée malencontreuse. Rien n'est moins esthétique en soi et Y admiration pour l'artiste qui a fait cela ne doit venir qu'à un esprit dégagé de toute tradition rehgieuse et habitué à comparer des formes, ab- straction faite du but elles poussent, ou veulent pousser.

Réfléchis à tout cela. Si tu trouves un autre joint dis-le et renvoie les pages imprimées ci-incluses.

Voilà deux jours entiers passés avec mon frère et sa femme ; Ha eu l'idée d'aller voir à une demi-lieue d'ici une fort belle habitation en vente; l'idée de l'acheter l'a pris, l'enthousiasme les a saisis, puis le désen-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 291

lioiisiasme, puis le réenthousiasme et les considé- alions et les objections. De peur de se laisser gagner [ est parti ce matin en manquant le rendez-vous

uiiué au vendeur. C'est moi qui y ai été à sa place. e me suis couché h une heure et levé avant quatre ; ne de verres de rhum j'ai bus depuis hier! et quelle tude que celle des bourgeois! Ah! voilà un fossile [ue je commence à bien connaître! Quel demi-carac- t'i'o'. Quelles demi- volontés ! Quelles demi-passions! ;oinme tout est flottant, incertain, faible dans les ■.ervelles! 0 hommes d'action, hommes sensés, que je 'ous trouve mal habiles, endormis, bornés !

J'ai eu ce matin donc une conférence de près de [uatre heures avec un « môsieu », restant debout, con- emplant les blés, parlant baux, engrais et améliora- ion possible des terres. Vois-tu ma tête! Après quoi 'ai écrit à Achille en quatre pages un modèle de lettre l'affaire, un petit mot pour toi et j'ai un peu dormi ;et après-midi. Mais je suis encore fatigué à cause le l'ennui et du froid que j'ai eu. Je grelottais dans es guérêts et mon cigare tremblait au bout de mes lents. J'aurais bien voulu ce soir t'écrire cette correc- ion, cela m'aurait remis, mais je n'y vois que du feu m vérité.

A Louis Bouilhet

Trouville, 23 août 18.53.

Quelle sacrée pluie! comme ça tombe! Tout se fond m eau! Je vois passer sous mes fenêtres des bonnets le coton abrités par des parapluies rouges, les bar- jues vont partir à la mer. J'entends les chaînes des incres qu'on lève avec des imprécations générales à l'adresse du mauvais temps. S'il dure encore trois ou

292

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

quatre jours, ce qui me paraît probable, nous plionE bagages et revenons.

Admire encore ici une de ces politesses de la Pro-viJ.L3,?^ dence et qui y feraient croire : chez quisuis-je logé^ chez un pharmacien! mais de qui est-il l'élève ? de Dupré! il fait comme lui beaucoup d'eau de Seltz. « Je suis le seul à Trou\dlle qui fasse de l'eau de Sellz! » En effet dès huit heures du matin je suig souvent réveillé par le bruit des bouchons qui par- tent inopinément. Pif! paf ! La cuisine est en môme temps le laboratoire ; un alambic monstrueux y courbe parmi les casseroles

L'effrayante longueur de son cuivre qui fume.

et souvent on ne peut mettre le pot au feu à cause des préparations pharmaceutiques. Pour aller dans la cour U faut passer par-dessus des paniers pleins de bouteilles. Là, crache une pompe qui vous mouille les jambes. Les deux garçons rincent des bocaux; ui perroquet répète du matin au soir : as-tu déjeuné, Jacko ? et enfin un môme de dix ans environ, le fils de la maison, l'espoir de la pharmacie, s'exerce à des tours de force en soulevant des poids avec ses dents.

Ce voyage de Trouville m'a fait repasser mon cours d'histoire intime. J'ai beaucoup rêvassé sur ce théâ- tre de mes passions. Je prends congé d'elles et pour toujours, je l'espère; me voilà à moitié de la vie, il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je m cache pas cependant qu'elles me sont, depuis trois s maines, revenues à flots. J'ai eu deux ou trois bo après-midi en plein soleil, tout seul sur le sable, e' je retrouvais tristement autre chose que des co- quilles brisées! J'en ai fmi avec tout cela. Dieu merci.

'^,. ^__.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

293

■• pleins j |i ^'jDs mouille " tocaui; >•' iJ-îo déjeii îw enriroD, ■TDade. s'eieral !rt poids avec :

.'llfOIl!

1^ d'elles et poij

A ne.

Ho^e m des i

ICultivons notre jardin et ne levons plus la tête pour lentendre crier les corneilles.

Comme il me tarde d'avoir fini la Bovary, Anuhis let mes trois préfaces pour entrer dans une période nouvelle, pour me livrer au « beau pur ». L'oisiveté je ^ds depuis quelque temps me donne un désir cuisant de transformer par l'art tout ce qui est « de imoi », tout ce que j'ai senti. Je n'éprouve nullement le besoin d'écrire mes mémoires ; ma personnalité même me répugne et les objets immédiats me sem- blent hideux ou bêtes. Je me reporte sur l'idée. J'ar- range les barques en tartanes, je déshabille les mate- |lots qui passent pour en faire des sauvages marchant tout nus sur des plages vermeilles, je pense à l'Inde, à la Chine, à mon conte oriental (dont il me vient des fragments), j'éprouve le besoin d'épopées gigantes- ques.

Mais la x\q est si courte! Je n'écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l'on se sent et qui vous étoufîe, il faudra mourir avec elle et sans l'avoir fait déborder!

J'ai revu hier à deux heures d'ici un village j'avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. Rien n'était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux bar- ques; les femmes au lavoir étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre et battaient leur linge sale dans la même eau bleue, il pleuvait un peu, comme l'autre fois. Il semble, à certains moments, que l'univers s'est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. Et est-ce insolent la nature ! quel polisson de visage impudent ! On se torture l'esprit à vouloir comprendre l'abîme qui nous sépare d'elle, mais quelque chose de plus farce encore, c'est l'abîme qui nous sépare de nous-mêmes.

25.

292 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

quatre jours, ce qui me paraît probable, nous plio bagages et revenons.

Admire encore ici une de ces politesses de la Provi- dence et qui y feraient croire : chez qui suis-je logé? chez un pharmacien! mais de qui est-il l'élève? de Dupré! il fait comme lui beaucoup d'eau de Seltz. « Je suis le seul à Trouville qui fasse de l'eau de Seltz! » En effet dès huit heures du matin je suis souvent réveillé par le bruit des bouchons qui par- tent inopinément. Pif! paf ! La cuisine est en même temps le laboratoire ; un alambic monstrueux y courbe I parmi les casseroles

L'effrayante longueur de son cuivre qui fume.

et souvent on ne peut mettre le pot au feu à cause des préparations pharmaceutiques. Pour aller dans la cour il faut passer par-dessus des paniers pleins de bouteilles. Là, crache une pompe qui vous mouille les jambes. Les deux garçons rincent des bocaux; un perroquet répète du matin au soir : as-tu déjeuné, Jacko ? et enfin un môme de dix ans environ, le fils de la maison, l'espoir de la pharmacie, s'exerce à des tours de force en soulevant des poids avec ses dents.

Ce voyage de Trouville m'a fait repasser mon cours d'histoire intime. J'ai beaucoup rêvassé sur ce théâ- tre de mes passions. Je prends congé d'elles et pour toujours, je l'espère; me voilà à moitié de la vie, il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je ne cache pas cependant qu'elles me sont, depuis trois se- maines, revenues à flots. J'ai eu deux ou trois bons après-midi en plein soleil, tout seul sur le sable, et je retrouvais tristement autre chose que des co- quilles brisées! J'en ai fini avec tout cela. Dieu merci.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 293

Cultivons notre jardin et ne levons plus la tête pour lentendre crier les corneilles.

Comme il me tarde d'avoir fini la Bovary, Anuhis et mes trois préfaces pour entrer dans une période nouvelle, pour me livrer au « beau pur ». L'oisiveté je vis depuis quelque temps me donne un désir cuisant de transformer par l'art tout ce qui est « de moi », tout ce que j'ai senti. Je n'éprouve nullement le besoin d'écrire mes mémoires ; ma personnalité même me répugne et les objets immédiats me sem- blent hideux ou bêtes. Je me reporte sur l'idée. J'ar- range les barques en tartanes, je déshabille les mate- lots qui passent pour en faire des sauvages marchant tout nus sur des plages vermeilles, je pense à l'Inde, à la Chine, à mon conte oriental (dont il me vient des fragments), j'éprouve le besoin d'épopées gigantes- ques.

Mais la \ie est si courte! Je n'écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l'on se sent et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l'avoir fait déborder!

J'ai revu hier à deux heures d'ici un village où. j'avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. llien n'était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux bar- ques; les femmes au lavoir étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre et battaient leur linge sale dans la même eau bleue, il pleuvait un peu, comme l'autre fois. 11 semble, à certains moments, que l'univers s'est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. EL est-ce insolent la nature ! quel polisson de visage impudent ! On se torture l'esprit à vouloir comprendre l'abîme qui nous sépare d'elle, mais quelque chose de plus farce encore, c'est l'abîme qui nous sépare de nous-mêmes.

25.

}

294 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. '

Quand je songe qu'ici, à cette place, en regardant ce i mur blanc à rechampis verts, j'avais des battements de cœur, et qu'alors j'étais plein de « Pohésie », je ] m'ébahis, je m'y perds, j'en ai le vertige comme si je ! découvrais tout à coup un mur à pic, de deux mille ' pieds, au-dessous de moi.

Ce petit travail que je fais, je vais le compléter cet hiver, quand tu ne seras plus là, pauvre vieux, le di- manche, en rangeant, brûlant, classant toutes mes paperasses. Avec la ^oyary finie, c'est l'âge de raison qui commence. Et puis à quoi bon s'encombrer de tant de souvenirs, le passé nous mange trop, nous ne sommes jamais au présent qui seul est important dans la vie. Comme je philosophise! J'aurais bien besoin que tu fusses ! lime coûte d'écrire; les mots me manquent, je voudrais être étendu sur ma peau d'ours, près de toi, et devisant « mélancoliquement » ensemble.

Sais-tu que dans le dernier numéro de la revue notre ami Leconte était assez mal traité? Ce sont dé- finitivement de plates canailles; « la phalange » est un chenil. Tous ces animaux-là sont encore beaucoup plus bêtes que féroces. Toi qui aimes le mot «piètre », c'est tout cela qui l'est.

Écris-moi une démesurée lettre, le plus tôt que tu pourras et embrasse-toi de ma part, adieu.

A M°"^ X. Trou ville, dimanche, 11 heures.

i

J'expédierai demain un petit paquet contenant tes contes et deux écrans chinois que j'ai trouvés ici dans une boutique. Je souhaite qu'ils te fassent plaisir

à

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 295

bonne chère Muse. Tu t'es étrangement méprise sur ce que je disais relativement à Lecontc; pourquoi \ l'ux-tu que dans toutes ces matières je ne sois pas lïauc? Je ne peux pourtant (et avec toi surtout, au risque des déductions forcées et allusions lointaines que tu en tires) déguiser ma pensée. J'exprime en ces choses ce qui me semble à moi la Règle. J'avais Jit que Leconte me paraissait avoir besoin de Vêle- ment gai dans sa vie, je n'avais pas entendu qu'il Lui fallait une grisette; me prends-tu pour un parti- san des amours légères, comme J.-P. de Béranger? la chasteté absolue me semble comme à toi préfé- rable (moralement) à la débauche, mais la débauche pourtant (si elle n'était un mensonge) serait une :hose belle et il est bon, sinon de la pratiquer, du moins de la rêver? qu'on s'en lasse vite, d'accord !

Oui, je soutiens (et ceci pour moi doit être un dogme pratique dans la vie d'artiste) qu'il faut faire dans son 3xistence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. Les satisfactions du corps et de la tête n'ont rien de commun; s'ils se rencontrent mêlés prenez-les et gardez-les, mais ne les cherchez pas réunis, car ce serait factice et cette idée de bonheur du reste est la cause presque exclusive de toutes les infor- tunes humaines ; réservons la moelle de notre cœur pour la doser en tartines, le jus intime des passions pour le mettre en bouteilles, faisons de tout notre Qous-même un résidu sublime pour nourrir les posté- rités. Sait-on ce qui se perd chaque jour par les écou- lements du sentiment?

On s'étonne des mystiques, mais le secret est là, leur amour, à la manière des torrents, n'avait qu'un seul lit, étroit, profond, en pente, et c'est pour cela juil, emportait t-out.

296 .„. l'O.NUANCE DE G. FLAUBERT.

Si VOUS \(-v*7. h la fois chercher le Bonheur et le Beau, vou- téz ni à l'un ni à l'autre, car le

second ii':ii ' 1 -nrriJice; l'art.

Dieu dc^Ji, , ; -causles. Allô,

toi, naK«*Iie-ii, roule-toi dans la cendre, avilis la ma- tière, r- ' ■- -— - îr-tf-he ton cœur, tn seul, t. -<'ût infernal ;.

pagnera tom-on voyage, rien de ce qui fait la joie des

autres ;

sera »1

la foule a^

grandira,

d'or t'en c.

seras

esprit

Nech.

h la M

sati-'"

m

L

di>....

un Vf!

f;ii

Cli...^

des br-ii l;n

petite

v;n--

!'•"

I mais !•

\\V

les sen

ri la tienne, ce qui est piqûre pour eux

iour toi et lu rouleras perdu dans

lueur à l'horizon. Mais elle

... unune un soleil, les rayons

Il ligure, ils passeront en toi. tu

ms. tu te sentiras léger ol tut

... ,.ie saignée la chair pèsera uiuiui.

lie que la tranquillité, ne demandons

lil et non des trônes, que de la

; livreuse. La l*a>sion s'arrange

l»atience que demande le métier.

' ':iiii*:': en

. , , _ -il- :,.h*.', c'est

Ne. un manque au devoir. Mais od est

'tH

._ : - > a

d'air comme un prisonuier, des défail

>.

. ..ilS

) possible de la caigaison pour que le

, 'urs-ri les fantômes de Troa^illel icoup t'crit depuis que je suisà Trou-

«•■

ne l'es donc pas aperçue qu ici juste-

CORRESPONDANCE DE G. FLA'-ERT.

297

'^«C.

'-T^-

'iiM

ment j'avais recours à toi au miliei de la solitude intime qui m'enwonne? Tous mes ^avenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, cornu les coquilles de la plage. Chaque lame de la mer ue je regarde tomber éveille en moi des retentis:^e ents lointains. J'entends gronder les jours passés ets tresser comme des flots toute l'interminable série dt passions dis- parues. Je me rappelle les spasmes le j'avais, des tristesses, des convoitises qui sillla it par rafales comme devant les cordages et de larg< envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme i troupeau de mouettes sauvages dans une nuée oigeuse, et sur qui veux-tu que je me repose si ce n-t sur toi? ma pensée fatiguée de toute cette pousï re se couche ainsi sur ton souvenir plus mollemit que sur un banc de gazon. L'autre jour en pleii soleil et tout seul j'ai fait six lieues à pied au bord la mer, cela m'a demandé tout l'après-midi ; je su revenu ivre, tant j'avais humé d'odeurs et pris denand air, j'ai arraché des varechs et ramassé des cinilles, je me suis couché à plat dos sur le sable et ir l'herbe, j'ai croisé les mains sur mes yeux et j i regardé les nuages. Je me suis ennuyé, j'ai fun. j'ai regardé les coqueUcots, je me suis endorm Cinq minutes sur la dune, une petite pluie qui to Ijait m'a ré- veillé; quelquefois j'entendais un lant d'oiseau coupant par intermittence le bruit dda mer; quel- quefois un ruisselet filtrant à traversa falaise mê- lait son clapotement doux au grand )attement des flots. Je suis rentré comme le soleil cachant dorait les vitres du village, il était marée isse, le mar- teau des charpentiers résonnait sur 1 carcasse des barques à sec, on sentait le goudron anc Todeur de& huîtres.

296 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Si VOUS voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n'atteindrez ni à l'un ni à l'autre, car le second n'arrive que par le sacrifice; l'art, comme le Dieu des Juifs, se repaît d'holocaustes. Allons! déchire- toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la ma- tière, crache sur ton corps, arrache ton cœur, tu seras seul, tes pieds saigneront, un dégoût infernal accom- pagnera tout ton voyage, rien de ce qui fait la joie des autres ne causera la tienne, ce qui est piqûre pour eux sera décliirure pour toi et tu rouleras perdu dans la foule avec cette petite lueur à l'horizon. Mais elle grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons d'or t'en couvriront la figure, ils passeront en toi, tu seras éclairé du dedans, tu te sentiras léger et tout esprit et après chaque saignée la chair pèsera moins. Ne cherchons donc que la tranquilhté, ne demandons à la vie qu'un fauteuil et non des trônes, que de la satisfaction et non de l'ivresse. La Passion s'arrange mal de cette longue patience que demande le métier. L'art est assez vaste pour occuper tout un homme; en distraire quelque chose est presque un crime, c'est un vol fait à l'idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle et le cœur, comme un rameau chargé de pluie, tremble aux secousses du sol ; on a des besoins d'air comme un prisonnier, des défail- lances infinies vous saisissent, on se sent mourir. La sagesse consiste à jeter par-dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison pour que le vaisseau flotte à l'aise.

Tu as accusé ces jours-ci les fantômes de Trouville! mais je t'ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trou- ville et le plus long retard dont j'aie été coupable a été de 6 jours (ordinairement je ne t'écris que toutes les semaines), tu ne t'es donc pas aperçue qu'ici juste-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 297

ment j'avais recours h toi au milieu de la solitude intime qui m'en\ironne'? Tous mes souvenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, comme les coquilles de la plage. Cliaque lame de la mer que je regarde tomber éveille en moi des retentissements lointains. J'entends gronder les jours passés et se presser comme des flots toute Tinterminable série des passions dis- parues. Je me rappelle les spasmes que j'avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales fiiinme devant les cordages et de larges envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse, et sur qui veux-tu que je me repose si ce n'est sur toi? ma pensée fatiguée de toute cette poussière se couche ainsi sur ton souvenir plus mollement que sur un banc de gazon. L'autre jour en plein soleil et tout seul j'ai fait six lieues à pied au bord de la mer, cela m'a demandé tout l'après-midi ; je suis revenu ivre^ tant j'avais humé d'odeurs et pris de grand air, j'ai arraché des varechs et ramassé des coquilles, je me suis couché à plat dos sur le sable et sur l'herbe, j'ai croisé les mains sur mes yeux et j'ai regardé les nuages. Je me suis ennuyé, j'ai fumé, j'ai regardé les coquehcots, je me suis endormi cinq minutes sur la dune, une petite pluie qui tombait m'a ré- veillé; quelquefois j'entendais un chant d'oiseau coupant par intermittence le bruit de la mer; quel- quefois un ruisselet filtrant à travers la falaise mê- lait son clapotement doux au grand battement des flots. Je suis rentré comme le soled. couchant dorait les "vitres du village, il était marée basse, le mar- teau des charpentiers résonnait sur la carcasse des barques à sec, on sentait le goudron avec l'odeur des huitres.

298 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Observations de moraie ec d'esthétique. Un brave homme d'ici qui a été maire pendant qua- rante ans me disait que dans cet espace de temps il n'avait vu que deux condamnations pour vol sur la population qui est de plus de trois mille habitants. Gela me semble lumineux, les matelots sont-ils d'une autre pâte que les ouvriers, quelle est la raison de cela? Je crois qu'il faut l'attribuer au contact du grand; un homme qui a toujours sous les yeux autant d'étendue que l'œU humain en peut parcourir, doit retirer de cette fréquentation une sérénité dédaigneuse (voir le gaspillage des marins de tout grade, insouci de la vie et de l'argent), je crois que c'est dans ce sens- qu'il faut chercher la moralité de l'art. Comme la nature il sera donc moralisant par son élévation "var- tuelle et utile par le subUme. La vue d'un champ de blé est quelque chose qui réjouit plus le philantrope que celle de l'Océan; car il est convenu que l'Agricul- ture pousse aux bonnes mœurs. Mais quel piètre homme qu'un charretier près d'un matelot! L'idéal est comme le soleil, il pompe à lui toutes les crasses de la Terre.

On n'est quelque chose qu'en vertu seulement de l'élément l'on respire ; tu me sais gré des conseils que je t'ai donnés depuis deux ans, parce que tu as fait depuis deux ans de grands progrès. Mais mes conseils ne valent pas quatre sous ; tu as acquis seulement la Religion et comme tu gra^4tes là-dedans, tu es montée. Je crois que si l'on regardait toujours les cieux on finirait par avoir des ailes.

A propos d'ailes, que de dindons sont ici-bas ! din- dons qui passent pour des aigles et qui font la roue comme des paons.

J'ai renoué connaissance (en le rencontrant sur le

CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. 29^

quai) avec M. Cordier, gentleman de ces contrées, ancien sous-préfet de Pont-l'Evèque sous Louis- Philippe, député réac, ex-membre de la parlotte d'Orsay, ex-auditeur au conseil d'État, jeune homme tout h fait bien, docteur en droit, belle fortune (fils d'un ancien marchand de bœufs), fréquentant à Paris la haute société, ami de M. Guizot et jouant, dit-on, fort joliment du violon. Je l'avais connu autrefois, ici et à Paris chez Toirac (lu peux juger l'esprit). Il s'est fait bâtir un chalet charmant et qui fait rumeur dans le pays; l'extérieur est vraiment d"un homme de goût, mais c'est tellement cossu à l'intérieur que c'en est atroce, il a imaginé de décorer son salon de marines peintes à fresque (des marines en vue de la mer), tout est peinturluré, doré, candélabre, c'est pompeux et mastoc, la grosse patte du bouvier fait craquer le gant blanc du monsieur bien. Il est là, enrageant de n'être pas préfet, s'embêtant fort, prétendant qu'il s'amuse et aspirant à Ihéritière comme le nez du père Aubry à la tombe, et des mots : « j'ai renoncé aux vanités, je méprise le monde, je ne m'occupe plus que d'art. » S'occuper d'art! c'est avoir des -s-itraux de couleur dans son escalier avec des meubles en chêne façon Louis XIII. Dans sa chambre à coucher j'ai \ai des volumes de Fourrier : « Il est bon (disait-ilj de lire tout, il faut tout admettre, ne fût-ce que pour réfuter ces garçons-là.I aussi vous avez pu voir à la Chambre comme je m'en acquittais A la Chambre il s'est beaucoup occupé de la question de la viande et a fait même à ses propres frais et en compagnie d'autres fortes têtes (ou fortes gueules) un voyage en Allemagne afin d'étudier le bœuf. Quand il a été habillé (il allait diner en \dlle) nous sommes sortis ensemble. Comme je demandais du feu pour allumer un cigare il m'a fait entrer dans la

300 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

<imsine. « J'ai soif, va me chercher un verre de cidre, » a-t-il commandé à une façon de petit vacher qui était là; l'enfant est monté dans la belle salle à manger et en a rapporté deux verres et une carafe de cristal : « Sacré nom de Dieu, f... imbécile, je t'ai dit dans un verre de cuisine. » Il était exaspéré ! et me montrant lui- même les deux verres (qui valaient bien de trois à quatre francs pièce) : « Ce serait fâcheux de les casser, voyez le fdet! j'ai commandé des verres artistiques. Je tiens à ce que tout chez moi ait un cachet ■particulier. »

Il devait aller après son dmer faire des A'isites, danser au salon des Bains, jouer le whist chez M™^ Pas- quier et pendant dix minutes il n'avait cessé de me parler de la sohtude !

Voilà la race commune des gens qui sont à la tête de la société. Dans quel gâchis nous pataugeons ! quel niveau! quelle anarcliie! La médiocrité se couvre d'intelhgence, il y a des recettes pour tout, des mobi- liers voulus et qui disent: « mon maître aime les arts. Ici on a l'âme sensible. Vous êtes chez un homme grave ! » Et quels discours ! quel langage ! quel commun ! aller vivre, miséricorde! Saint Polycarpe aA-ait cou- tume de répéter en se bouchant les oreilles et s'en- fuyant du lieu il était : « Dans quel siècle, mon Dieu! m'avez-vous fait naître! » Je deviens comme saint Po- lycarpe.

La bêtise de tout ce qui m'entoure s'ajoute à la tris- tesse de ce que je rêve. Peu de gaieté en somme : j'ai besoin d'être rentré chez moi et de reprendre la Bovary furieusement, je n'y peux songer, tout travail ici m'est impossible.

Je relis beaucoup de Rabelais, je fume considérable- ment. Quel homme que ce Rabelais ! Chaque jour on y découvre du neuf. Prends donc, toi, pauvre Muse, l'ha-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 301

Litudcdc lire tous les jours un classique. Tu ne lis pas assez ; si je te prêche cela sans cesse, chère amie, c'est que je crois cette hygiène salutaire.

Nous nous en allons d'ici de mercredi prochain (après-demain) en huit; nous irons un jour à Pont- l'Evèque, un au Havre et nous serons rentrés à Croisset samedi qui doit être le 3 septembre ; envoie-moi l'adresse exacte de ce bon Babinet pour qu^e je le cadotte de son caneton dès que je serai rentré. Comme il rehausse dans mon estime depuis que je sais que son désordre vient de ses désordres ! c'est un tempé- rament herculéen! une riche nature, mi-sage [sapiens, le sage, de sapere, goûter, le sage est Thonmie qui goûte), et Babinet goûte ce qui est beau et bon.

Allons, adieu, pauvre chère Muse, pioche bien ta Servante. Mille tendres baisers sur les yeux, à toi.

A la même.

^' Trouville, vendredi soir, 11 heures.

Ceci est probablement ma dernière lettre de Trou- ville, nous serons dans huit jours au Havre et le sa- medi à Croisset, au milieu de la semaine prochaine je t'enverrai un petit mot. Le samedi soir à Croisset, si Bouilhet n'y est pas, je t'écrirai ; tâche que j'aie une lettre de toi en rentrant pour le samedi ou le dimanche matin plutôt, cela me fera un bon retour. Quelle bosse de travail je vais me donner une fois rentré. Cette va- ,cance ne m'aura pas été inutile, elle m'a rafraîchi. Depuis deux ans je n'avais guère pris l'air, j'en avais besoin et puis je me suis un peu retrempé dans la contemplation des flots, de Iherbe et du feuillage. Écrivains que nous sommes et toujours courbés sur II. 26

302 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

l'art, nous n'avons guère avec la nature que des com- munications Imaginatives, il faut quelquefois regarder la lune ouïe soleil en face. La sève des arbres vous entre au cœur parles longs regards stupides que l'on tient sur eux. Comme les moutons qui broutent du thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savou- reuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pé- nétrer notre esprit s'il s'est bien roulé sur elle. Yoilà seulement huit jours que je commence à être tran- quille et à savourer avec simplicité les spectacles que je vois. Au commencement j'étais ahuri, puis j'ai été triste, je m'ennuyais ; à peine si je m'y fais qu'il faut partir; je marche beaucoup, je m'éreinte avec délices, moi qui ne puis souffrir la pluie j'ai été tantôt trempé jusqu'aux os sans presque m'en apercevoir, et quand je m'en irai d'ici je serai chagrin, c'est toujours la môme histoire ! Oui, je commence à être débarrassé de moi et de mes souvenirs. Les joncs qui le soir fouettent mes souliers en passant sur la dune m'amusent plus que mes songeries (je suis aussi loin de la Dovai'y que si je n'en avais écrit de ma vie une hgne).

Je me suis ici beaucoup résumé et voilà la conclu- sion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c'est- à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l'intime, au relatif. Le A-ieux projet que j'avais d'écrire plus tard mes mémoires m'a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. Les attachements de la jeu- nesse (si beaux que puisse les faire la perspective du souvenir et entre^us même d'avance sous les feux de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que tout cela soit mort et que rien n'en ressuscite, à quoi bon? Un homme n'est pas plus qu'une puce, nos joies comme nos douleurs doivent s'absorber dans notre œuvre, on ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 303

d'eau de la roséo que le soleil y a fait monter! Éva- porez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et formez dans les cieux de gigantesques voûtes toutes pénétrées de soleil.

Je suis dévoré maintenant par un besoin de méta- morphoses. Je voudrais écrire tout ce que je vois, non tel qu'il est, mais transfiguré. La narration exacte du fait réel le plus magnifique me serait impossible. Il me faudrait le broder encore.

Les choses que j'ai le mieux senties s'offrent à moi transposées dans d'autres pays et éprouvées par d'autres personnes. Je change ainsi les maisons, les costumes, le ciel, etc. Ah! qu'il me tarde d'être débar- rassé de la Bovary^ A'Anubis et de mes trois Pré- faces (c'est-à-dire des trois seules fois qui n'en feront qu'une j'écrirai de la critique), que j'ai hâte donc d'avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu dans un sujet vaste et propre. J'ai des prurits d'épopée, je voudrais de grandes histoires à pic et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouf- fées, j'en ai dés odeurs vagues qui m'arrivent et qui me mettent l'âme en dilatation.

Ne rien écrire et rêver de belles choses (comme je fais maintenant) est une charmante chose, mais comme on paie cher plus tard toutes ces voluptueuses ambi- tions-là! Quels renfoncements! ]Q devrais être sage (mais rien ne me corrigera); la, Bovari/, qui aura été pour moi un exercice excellent, me sera peut-être fu- neste ensuite comme réaction^ car j'en aurai pris (ceci est faible et imbécile) un dégoût extrême des sujets à miUeu commun. C'est pour cela que j'ai tant de mal à l'écrire, ce hvre, il me faut de grands efforts pour m'imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand

304 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

j'écris quelque chose de mes entrailles ça va vite. Ce- penJant voilà le péril, lorsqu'on écrit quelque chose de soi, la phrase peut être bonne parjefs et les esprits lyriques arrivent à l'effet facilement et en suivant leur pente naturelle ; mais V ensemble manque, les répé- titions abondent, les redites, les lieux communs, les locutions banales. Quand on écrit au contraire une chose imaginée, comme tout doit alors découler de la conception et que la moindre "^drgule dépend du plan général, l'attention se bifurque, il faut à la fois ne pas perdre l'horizon de vue et regarder à ses pieds. Le détaU est atroce, surtout lorsqu'on aimele détail comme moi. Les perles composent le collier, mais c'est le fil qui fait le collier, or enfiler les perles sans en perdre une seule et toujours tenir son fil de l'autre main, voilfi la mahce. On s'extasie devant la correspondance de Vol- taire, mais il n'a jamais été capable que de cela, le pauvre homme ! c'est-à-dire d'exposer son opiriion per- sonnelle et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le sei- gneur Pococurante Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose, elles étaient la condensation de soixante volumes écrits et d'un demi-siècle d'efforts. Mais j'aurais bien défié Voltaire de faire la description seulement d'un de ces tableaux de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble à moi le plus haut dans l'art (et le plus difficile) ce n'est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni devons mettre en rut ou en fureur, mais d'agir à la façon de la nature, c'est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère, elles sont sereines d'aspect etincom-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3:);i

pn-hensibles; quant au procédé elles sont immo- biles comme des falaises, houleuses comme l'Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comm3 le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe m'apparaissent impilo\jables, cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices, il y a du noir en bas, du ver- tige, et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l'ensemble ! c'est l'idéal de la lumière, le sourire du soleil, et c'est calme ! c'est calme ! et c'est fort, ça a des fanons comme le bœuf de Leconte.

Quelle pauvre création par exemple que Figaro à côté de Sancho 1 comme on se le figure sur son âne, mangeant des oignons crus et talonnant le roussin, tout en causant avec son maître. Comme on voit ces routes d'Espagne qui ne sont nulle part décrices. Mais Figaro est-il? à la Comédie-Française, lUléralure de comédie.

Or je crois qu'il faut détester celle-là, moi je la hais maintenant; j'aime les œuvres qui sentent la sueur, celles l'on voit les muscles à travers le hnge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de porter des bottes, lesquelles bottes sont des moules à usage de podagre, on y cache des ongles tors avec toutes sortes de dilTormités. Entre les pieds du Capi- taine ou ceux de Tillemain et les pieds des pêcheurs de Naplcs il y a toute la différence des deux littératures. L'une n'a plus de sang dans les veines, les oignons semblent y remplacer les os, elle est le résultat de l'âge, de l'éreintement, de l'abâtardissement, elle se cache sous une certaine forme cirée et convenue, rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme pleine de ficelles et d'empois; c'est monotone, incommode, eni-

20.

3b6 CORRESPONDAÎS'CE DE G. FLAUBERT.

bêtant, on ne peut avec elle ni monter sur les hau- teurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser les difficultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l'entrée de la science il faut prendre des sabots?), elle est bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les chemins battus et sur le parquet des salons elle exécute de petits craquements fort coquets qui irri- tent les gens nerveux ; ils auront beau la vernir, les goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau tannée. Mais l'autre I l'autre celle du bon Dieu, elle est bistrée d'eau de mer et elle a les ongles blancs comme l'ivoire, elle est dure à force de marcher sur les ro- chers, elle est belle à force de marcher sur le sable. Par l'habitude en effet de s'y enfoncer mollement le galbe du pied peu à peu s'est développé selon son tyipe^ il a A^écu selon sa forme, grandi dans son milieu le plus propice. Aussi comme ça s'appuie sur la terre, comme ça écarte les doigts, comme ça court, comme c'est beau!

Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de France! j'y ferais tout un cours sur cet^■ grande question des Bottes comparées aux httératun Oui, la Balle est un inonde, dirais-je, etc. Quels joli- rapprochements ne pouvait-on pas faire sur le Co- Ihurne, la Sandale !

Quel beau mot que Sandale/ et comme il est im- pressionnant, n'est-ce pas? Celles qui ont des bouts retroussés en pointe comme des croissants de lune et qui sont couvertes de paillettes étincelantes, tout écrasées d'ornements magnifiques, ressemblent à des poèmes indiens. Elles A-iennent du Gange, avec elles on marche dans des pagodes, sur des planchers d'aloès noircis par la fumée des cassolettes et sentant le musc, elles traînent dans les harems sur des tapis à

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 307

arabesques (k'-sordonnées, cela fait penser à des hymnes sans fin, à des amours repus... La Marcoub du fellah, ronde comme un pied de chameau, jaune comme l'or, à grosses coutures et serrant les che- villes, chaussure de patriarche et de pâtre, la pous- sière lui va bien, la Bible. Toute la Chine n'est-elle [)oint dans un soulier de Chinoise garni de damas rose et portant des chats brodés sur son empeigne?

Dans l'entrelacement des bandelettes aux pieds de l'Apollon du Belvédère, le génie plastique des Grecs a étalé toutes ses grâces. Quelles combinaisons de l'or- nement et du nu ! quelle harmonie du fond et de la forme, comme le pied est bien fait pour la chaussure ou la chaussure pour le pied !

N'y a-t-il pas un rapport évident entre les deux poèmes du moyen âge (monorimes souvent) et les souliers de fer tout d'une pièce que les gens d'armes portaient alors, éperons de six pouces de longueur à mollettes formidables, périodes embarrassantes et hérissées.

Les souliers de Gargantua étaient faits avec « quatre cent six aulnes de velours bleu, deschiquetez mignon- nement par lignes parallèles jointes en cyUndres uniformes ». Je vois l'architecture de la renais- sance. Les bottes Louis XIII évasées et pleines de ru- bans et de pompons comme un pot rempli de fleurs me rappellent l'hôtel de Rambouillet, Scudéry, Marini. Mais il y a tout à cûté une longue rapière espagnole à poignée romaine (Corneille).

Du temps de Louis XIV la httérature avait des bas bien tirés, ils étaient de couleur brune. On voyait le mollet, les souliers étaient carrés du bout (Labruyère, Boileau) et il y avait aussi quelques fortes bottes à l'écuyère, royalistes chaussures dont la coupe était

308 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

grandiose (Bossuet, Molière). Puis on arrange en pointe le bout du pied, littérature de la Régence (Gil Dlas), on économise le cuir et la forme (encore un calembour !) est une telle exagération à' antinaturalisme qu'on en arrive presque à la Chine (sauf la fantaisie du moins) ; c'est mièvre, léger, contourné, le talon est si haut que l'aplomb manque, plus de base et d'autre part on rembourre le mollet, un plissage philosophique flasque (Rajmal, Marmontel, etc.) ; l'académique chasse le poé- tique, règne des boucles, (pontificat de monseigneur de la Harpe), et nous sommes livrés à l'anarchie des gnaffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et les souliers à la poulaine. J'entends dans les lourdes phrases de MM. Pitre-Chevalier et Emile Souvestre, Bretons, l'assommant bruit des galoches celtiques. Béranger a usé jusqu'au lacet la bottine de la griselte et Eugène Sue montre outre mesure les ignobles bottes éculées du chourineur, l'un sent le graillon et l'autre légout, il y a des taches de suif sur les phrases de l'un, des traînées de m... tout le long du style de l'autre. On a été chercher du neuf à l'étranger, mais ce neuf est vieux (nous travaillons en vieux), échec des rebottes à la Russe et des littératures laponnes, A'a- 1 laques, norvégiennes (Ampère, Marmier et autres ' curiosités de la Revue des Deux Mondes). Sainte-Beuv.- ramasse les défroques les plus nulles, ravaude ces guenilles, déflaigne le connu et ajoutant du fil et de la colle, continue son petit commerce (renaissance des Talons Rouges, genre Pompadour et Arsène Hous- saye, etc.). Ilfaut doncjetertoutes ces ordures àl'eau, en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus et sur- tout arrêter ma digression de cordonnier, d'où diable ^àent-elle ? d'un horrifique verre de rhum que j'ai bu ce soir, sans doulo. Bonsoir. ^

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. HOO

A la même.

Truuvillo, samedi soir, minuit.

J'ai été bien heureux que ma dernière lettre t'ait fait ant de plaisir! Tu as enfin compris et approuvé même •,e qui d'abord t'avait blessée. La nature, va, s'est rompée en faisant de toi une femme, lu es du côté des nâles. Il faut te souvenir de cela toujours, quand juelque chose te heurte et voir en toi si l'élément 'éminin ne l'emporte pas. Poésie oblige, elle oblige à lous regarder toujours comme sur un trône et à ne amais songer que nous sommes de la foule et nous yr trouvons compris. ï 'indignerais-tu si l'on disait du liai des Français, des chrétiens, des provinciaux? Laisse donc ton sexe comme ta patrie, tareUgion et ta province, on doit être âme le plus possible et c'est par ce détachement que l'immense sympathie des choses et des êtres nous arrivera plus abondante. La France a été constituée du jour que les provinces sont mortes et le sentiment humanitaire commence à naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps quelque chose de plus large et de plus haut le remplacera, et l'homme aimera le néant même, tant il se sentira participant.

« J'ai dit aux vers du tombeau : vous êtes mes pères, etc.

C'était beau le bénissement des ânes et des vaches au moyen âge, mais ce qui était humiUté de^dendra intel- hgence. La science en cela marche en avant, pourquoi la poésie n'irait-elle pas plus vite encore? Il faut la porter toujours au delà de nous-mêmes et quand je traite les femmes de haut, tu protestes en ton cœur

310 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

contre cette insolence, il te semble que c'est injuste; à coup sûr si je t'y comptais I Allons donc!

Adieu, bon courage! travaille bien! j'ai épuisa toute ma provision de papier à lettres. De Pont-L*E- vêque sans doute je t'écrirai un petit mot jeudi.

A la même.

Croisset, vendredi soir, 2 septembre, 9 heures.

Nous voilà revenus un jour plus tôt. Comme H n'y avait point de vapeur du Havre pour Rouen le 3 nous avons cette nuit couché à Honfleur. Dès 6 heures il a fallu se lever et à midi et demi nous étions ren- trés.

Ce n'est pas sans un certain plaisir que je me retrouve à ma table, quoique j'aie été fort triste à Trou\ille la veille de mon départ, il me semblait (et à raison, je crois) que j'y avais été médiocre, que je n'avais pas assez reniflé, aspiré, regardé. La mer ce jour-là était plus belle encore, toute bleue et le ciel aussi, enfin!

J'ai rangé mes affaires avec cette acti\dté de sau- vage qui me distingue ; tout pendant mon absence avait été brossé, ciré, verni (jusqu'à mes pieds de momie que mon domestique a jugé convenable de badigeonner avec de la gomme), et j'avoue que j'ai retrouvé mon tapis, mon grand fauteuil et mon divan avec charme ; ma lampe brûle, mes plumes sont là. Ainsi recommence une autre suite de jours pareils aux autres jours, ainsi vont recommencer les mêmes mélancolies et les mêmes enthousiasmes isolés.

Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on la secoue

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 311

)lus elle sonne creux. Puisqu'après s'être remué, il aut se reposer, puisque notre activité n'est qu'une é[iétition continuelle, quelque diversifiée qu'elle ait 'air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de 't'troitesse de notre âme que lorsque notre corps se t[iand. On se dit : « Il y a dix ans j'étais là, », et on ■si et on pense les mêmes choses et tout l'intervalle si oublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle, comme m immense précipice le néant tournoie, quelque jhose d'indéfini vous sépare de votre propre personne 't vous rive au non-être. Ce qui prouve peut-être que nu vieillit, c'est que le temps, à mesure qu'il y en .1 ik'rrière nous, nous semble moins long. Autrefois an voyage de six heures en bateau à A^apeur me pa- raissait démesuré, j'y avais des ennuis abondants. Aujourd'hui ça a passé en un clin d'œil, j'ai des sou- venirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient, tout accoudé sur ces bastingages de cuivre et regar- dant l'eau. Celui qui domine tous les autres est un voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred (j'avais seize ans), nous avions envie de crever, à la lettre, alors ne sachant que faire et par ce besoin de sottises, qui vous prend dans tous les états de démoralisation radicale, nous bûmes de l'eau-de-Ade, du rhum, du kirsch et du potage (c'était du riz au gras). Il y avait sur ce bateau toutes sortes de beaux messieurs et de belles dames de Paris. Je vois encore un voile vert que le vent arracha d'un chapeau de paille et qui vint s'embarrasser dans mes jambes; un monsieur en pan- talon blanc le ramassa. . . Elle était à Trouville , la femme d'Alfred, avec son nouveau mari, je ne l'ai pas voie.

Dès lundi je me livre à une Bovary furibonde. Il faut que ça marche et bien ce sera. Et toi, bonne Muse, en est la Servante^ tu as bien raison d'y être

312 CORRESPONDANDE DE G. FLAUBERT.

longtemps. Parle-moi de ta santé? tes vomissements t'ont-ils repris? et permets-moi à ce propos un petit conseil que je te supplie de suivre. Je crois ton habi- tude, de ne boire que de l'eau, détestable ; mon frère m'a soutenu, il y a quelque temps, que dans notice pays c'était une cause souvent de cancers à l'estomac, cela peut être exagéré ; mais tout ce que je sais, c'est que mon père, qui était un maître homme dans son métier, préconisait fort la purée septembrale, comme disait Rabelais. Sois sûre que dans un climat l'on absorbe tant d'humidité, s'en fourrer toujours dans l'estomac sans rien qui la corrige est une mauvaise chose ; essaie pendant un mois de boire de l'eau rougie ou si tv. trouves ce mélange trop mauvais, bois à la fin de ti repas un verre de Adn pur.

J'ai lu avant-hier, dans mon lit, presque tout un volume de VHistoire de la Restauration de Lamartine, quel misérable langage ! Il n'a pas compris la beauté de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les mirmidons qui l'écrasent; rien d'ému, rien d'élevé, rien de pittoresque ; Alexandre Dumas eût été sublime à côté ; Chateaubriand plus injuste ou plutôt plus injurieux est bien au-dessus.

Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle dans la tête ; « l'Afrique apporte toujours quelque chose de nouA'eau? ». Je la trouve pleine d'autruches, de girafes, d'hippopotames, de nègres et depoudi'e d'or.

.\dicu, mille bonnes tendresses.

A la même.

Croisset, mercredi soir, aniiiuit

J'ai repris la Bovary, voilà depuis lundi cinq pages d'à peu près faites, à peu près est le mot, il faut -

CORRESPO.NDANCE DE G. FLAUBERT. 3i:'.

remettre; comme c'est diflicile! j'ai bien peur que mes comices ne soient trop longs, c'est un dur endroit. J'y ai tous mes personnages de mon livre en action et en dialogue, les uns mêlés aux autres et par là- des- sus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je réussis ce sera bien symplionique.

Bouilhet a fini de ses Fossiles la partie descriptive, son mastodonte ruminant au clair de lune dans une prairie est énorme de poésie, ce sera peut-être de toutes ses pièces celle qui fera le plus d'c/fel à la généralité ! II ne lui reste plus que la partie philoso- phique, la dernière. Au milieu du mois prochain, il ira à Paris se choisir un logement pour s'y installer au commencement de novembre, que ne suis-je h sa place !

Décidément l'article de Verdun (que je crois de Jourdan, c'est une idée que j'ai) sur Leconte est plus bête qu'hostile ; j'ai fort ri de la comparaison que l'on fait avec les beaux morceaux de la Chute d'un ange, quelle pohtesse d'ours! Quant aux Poëmes Indiens et à la pièce de Bies irœ pas un mot. Il y a aussi une bonne naïveté, pourquoi appeler le sper- cliius, sperkhios ? cela me semble une vraie janoterie. Que devient-il, le bon Leconte, est-il avancé dans son poème celtique ?

Je rehs maintenant du Boileau ou plutôt tout Boileau et avec mon coup de crayon aux marges. Gela me semble vraiment fort, on ne se lasse point de ce qui est bien écrit, le style c'est la vie ! c'est le sang môme de la pensée! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement Umpide et bien encaissée, c'est pourquoi cette onde ne se tarit pas ; rien ne se perd de ce qu'il veut dire ; mais que d'art il a fallu pour faire cela et avec si peu! Je m'en II. 27

31 i CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

vais ainsi, d'ici deux ou trois ans, relire attenti- vement tous les classiques français et les annoter, travail qui me ser\dra pour mes préfaces (mon ou- vrage de critique littéraire, tu sais); j'y veux prouver rinsuffisance des écoles, quelles qu'elles soient, et bien déclarer que nous n'avons pas la prétention, nous autres, d'en faire une et qu'il n'en faut pas faire; nous sommes au contraire dans la tradition; cela me semble, à moi, strictement exact, cela me rassure et m'encou- rage. Ce que j'admire dans Boileau c'est ce que j'ad- mire dans Hugo, et l'un a été bon, l'autre est excellent. Il n'y a quun beau, c'est le même partout, mais il a des aspects différents, il est plus ou moins coloré par les reflets qui le dominent. Voltaire et Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire A'oir pour- quoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique, on n avait point de base. La connaissance qui leur manque à tous, c'est Vanalomie du sti/le; savoir comment une phrase se membre et par elle s'attache ; on étudie sur des mannequins, sur des traductions, d'après des pro- fesseurs, des imbéciles incapables de tenir l'instru- ment de la science qu'Us enseignent, une plume je veux dire, et la \\e manque! l'amour! l'amour, ce qm ne se donne pas, le secret du bon Dieu, l'âme, sans quoi rien ne se comprend.

Quand j'aurai fini cela (après la Bovary et YAnubis toutefois), j'entrerai sans doute dans une phase nou- velle et il me tarde d"y être; moi qui écris si lente- ment, je me ronge de plans. Je veux faire deux ou trois longs bouquins épiques, des romans dans un milieu grandiose l'action soit forcément féconde et les détails riches d'eux-mêmes, luxueux et Ira-

CORRESPONDANCE DE 0. FLAUBERT. ^^\'^

iriques tout à la fois, des livres à grandes murailles peintes du haut en bas.

Il y avait dans la Revue de France (fragment de Mi- chelet sur Danton) un jugement sur Robespierre qui m'a plu; il le signale comme étant de sa personne, un gouvernement, et c'est pour cela que tous les cjouver- nementomanes républicains l'ont aimé. La médiocrité chérit la règle, moi je la hais; je me sens contre elle et contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie, niveau, troupeau, une exécration qui m'emplit l'àme, et c'est par ce côté-là peut-être que je comprends le martyre.

Adieu, belle ex-démocrate.

A la même.

Croisset, 12 septembre 1853, lundi soir, minuit et demi.

La tête me tourne d'embêtement, de décourage- ment, de fatigue 1 J'ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase. Je n'ai pas aujourd'hui écrit une ligne, ou plutôt j'en ai bien griflonné cent! Quel atroce travail! quel ennui. Oh! l'art! l'art! Qu'est-ce donc que cette chimère enragée qui nous mord le cœur et pourquoi? Cela est fou de se donner tant de mal! Ah! la Bovary, il m'en souviendra! J'éprouve maintenant comme si j'avais des lames de canif dans les ongles, et j'ai envie de grincer des dents; est-ce bête! Voilà donc mène ce doux passe-temps de la httérature, cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c'est à des situations communes et un dialogue trivial; bien écrire le médiocre et faire qu'il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vrai-

31 1

CORRESPOMNCE DE G. FLAUBERT.

vais ainsi, d'ici trois ans, relire attenti-

vement tous les . ~ français et les annoter

travail qui me scrx a pour mes préfaces (mon ou-

vrage de critique rinsuflisance des > déclarer que nou>^ autres, d'en f ' soiiiines au (<■ à moi, strictement raf-'O. Ce que j'adr mire dans lliiuo

: j y veux prouver

. Iles soient, et bien

1 vons pas la prétention, nous

i lil n'en faut pas faire; nous

/'/ /ra^/z/ion ; cela rne semble,

■^ '.t. cela me rassure et m'encou-

î - Buileau c'est ce que j'ad-

un a été bon, l'autre est

excellent. Il n'y a 7' n beau, c'est le même partout, mais il a des asj " '- i! -t pin? .,11 moins

coloré par les i' .. ,. ht. \ulUiire et

Chateaubriand, par <empie, ont été médiocres par les mt^mes causer ' ' tâcherai de faire voir pour- quoi la criti(|iif est rest«'«- si en retard de la critique hislorii|iii -t scicntili<{uc, on n'avait point

de hase. La conii c'est Vanatomie d' se membre et par ou inanneipiins, sur <)• fesseurs, des iml>. . 1 ment de la s veux dire, et i

qui leur manque à tous,

V oir comment une phras€

!ie: on étudie sur des

.' ..«'US, d'après des pro-

inca|iables de tenir linslru

t, une plume j*

ji.» . . ...... .if : l'amour, ce qu

ne se donne pas, le cret du bon Dieu, l'ùme, san (luoj rien ne se r

(Juand j'aurai I:

ij'rrs la Bovary et \'\i

toutefois), j'entrer.ii is doute dans une phî vcllo et il me t r t:e; moi qui écris nu'ut, je me ron,- luaus. Je veux faii tr^tis longs bouquins >iques. des roms milieu ^m et k'S d-

•4 lui U «

CORRESPONDANCE DE i,.

giques tout à la fois, des livres . peintes du haut en bas.

Il y avait dans la Revue de Frii, chelet sur Danton) un jugemoi; m'a plu; il le signale comme ('\\\x\ gouvernement, et c'est pour ciI;, , nementomanes républicains l'oul ; chérit la règle, moi je la hais ; je m contre toute restriction, corpoi iiic niveau, troupeau, une exécralinn et c'est par ce côté-là peut-être q martyre.

Adieu, belle ex-démocrate.

.AUBERT. 31 :;

grandes murailles

(fragment de Mi- r Robespierre qui e sa personne, un 0 tous les gouver- né. La médiocrité sens contre elle et caste, hiérarchie, lim'empUt ràmc, je comprends le

A la même. '

Croisset, 12 septembre 1853, luu.Ji -i

La tête me tourne d'embê terne ment, de fatigue! J'ai passé quatre h faire une phrase. Je n'ai pas auj< ligne, ou plutôt j'en ai bien gritlonn travail! quel ennui. Oh! l'art! lai que cette chimère enragée qui nou: pourquoi? Cela est fou de se doi la bovarij, il m'en souviendra! f ^, comme si j'avais des lames de > m et j'ai envie de grincer des dents ç_où mène ce doux passe-t rème fouettée. Ce à qu^

îluations communes,

e le médiocre

aspect, sa co

minuit et demi,

, de décourage- tres sans pouvoir rd'hui écrit une ont! Quel atroce Qu'est-ce donc mord le cœur et antde j||l! Ah! uve D^^-nant

ji.

316 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ment diabolique, et je vois se défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins ; ça s'achète cher, le style ! Je recommence ce que j'ai fait l'autre jour; deux ou trois effets ont été jugés hier par Bouilhet ratés et avec raison, il faut que je redémolisse presque toutes mes . phrases.

Je sais ce que les dérangements me coûtent, mon impuissance maintenant me \'ient de Trouville. Quinze jours avant de m'absenter ça me trouble, il faut à toute force que je me réchauffe et que ça marche ! ou que j'en crève. Je suis humihé, si humiUé par devers moi de la rétivité de ma plume, il faut la gouverner comme les mauvais chevaux qui refusent, on les serre de toute sa force à les étouffer et ils cèdent.

Nous avons reçu vendredi la nouvelle que le père Parain était mort. Ma mère devait partir pour Nogent, mais elle a été reprise un peu à la poitrine, elle s'est mis des sangsues aujourd'hui; j'ai toujours un fond d'inquiétude de ce côté. Cette mort, je m'y attendais, elle me fera plus de peine plus tard, je me connais; il faut que les choses s'incrustent en moi; elle a seule- ment ajouté à la prodigieuse irritabihté que j'ai main- tenant et que je ferais bien de calmer du reste, car elle me déborde quelquefois, c'est cette rosse de Bovary qui en est cause. Ce sujetbourgeois me dégoûte. En voilà encore un de parti! Ce pauvre père Parain, je le vois maintenant dans son suaire comme si j'avais le cercueil, il pourrit, sur matable, devant mes yeux. L'idée des asticots qui lui mangent les joues ne me quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éter- nels, en le quittant la dernière fois. Quand je sui- arrivé de Nogent chez toi, j'avais été seul tout le temp-

CORRESPONDANCE DE G. FLAL'DERT. 317

dans le wagon par un Deau soleil. Je revoyais en ]i;issant les Alliages que nous traversions autrefois en rhaisede poste, aux vacances, tous en famille avec les autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes etles I liaisons blanches, la longue route poudreuse, les ormes ébranchcs sur le bord...

Adieu, il est tard. Je n'ai pas de feu, j'ai froid. Mille l)aisers, à toi.

A la même.

Croisset, vendredi, minuit.

Il m'est impossible de retrouver la citation de Mon- taigne sur Pic de laMirandole (ceci prouve que je ne connais pas assez mon Montaigne), il me faudrait pour cela le relire et non le feuilleter.

Sapho s'est jetée à l'eau du haut du promontoire de Leucade et de la mer Egée ou autrement dit Archi- pel. Leucade est une petite lie entre celle de Lesbos et la terre d'Asie Mineure (au bord du golfe de Smyrne). Leucade se trouve maintenant dans un golfe qu'on appelle golfe d'Adramite (j'ignore le nom antique). Pour ce qui est de Sapho il y en a deux, la poétesse et la courtisane. La première était de Mitylène en Lesbos, vivait dans le vu" siècle avant Jésus-Christ, a poussé la débauche à un grand degré de perfection et fut exilée de Mitylène. La seconde, née dans la même île, mais à Eresos, parait être celle qui aima Phaon; cette opinion (moderne du reste, car ordinairement on confond les deux) s'appuie sur un passage de l'his- torien Nymphis : « Sapho d'Eresos aima passionnément Phaon. » On remarque aussi qu'Hérodote qui a écrit tout au long l'histoire de Sapho de Mitylène ne parle ni de cet amour, ni de ce suicide. f'

~ 27.

318 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Enfin me revoilà en train! ça marche! la machine retourne! ne blâme pas mes roidissemenls, bonne chère Muse, j'ai l'expérience qu'ils servent, rien ne s'obtient qu'avec effort, tout a son sacrifice. La perle est une maladie de l'huître et le style peut-être l'écou- lement d'une douleur plus profonde. N'est-il pas de la vie d'artiste, ou plutôt d'une œuvre d'art à accom- plir comme d'une grande montagne à escalader? Dur voyage et qui demande une volonté acharnée ! D'abord on aperçoit d'en bas une haute cime; dans les cieux elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur! et elle vous sollicite cependant à cause de cela mêine. On part, mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l'horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements, il fait froid! et l'éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu'au dernier lambeau de votre vêtement; la terre est perdue pour toujours et le but sans doute ne s'atteindra pas. C'est l'heure l'on compte ses fatigues, l'on regarde avec épouvante les gerçures de sa peau. L'on n'a rien qu'une indomp- table envie de monter plus haut, d'en finir, de mourir. Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel arrive et dévoile à votre éblouissementdes perfections innombrables, infinies, merveilleuses! A vingt mille pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise olympienne emplit nos poumons géants et l'on se considère comme un colosse ayant le monde entier pour piédestal. Puis le brouillard retombe . et l'on continue à tâtons! à tâtons s'écorchant les ongles aux rochers et pleurant de la solitude. N'importe! mourons dans la neige, dans la blanche douleur de notre désir, au murmure des torrents de l'Esprit et la figure tournée vers le soleil.

CORRESPONDAN'CE DE G. FLALUEHT. 3I'J

J'ai travaillé ce soir avec émotion , mes bonnes sueurs sont revenues et j'ai regueulé, comme par le passé.

Oui, c'est beau Candide! fort beau! Quelle justesse! Y a-t-il moyen d'être plus large, tout en restant aussi net? Peut-être non. Le merveilleux effet de ce livre tient sans doute à la nature des idées qu'il exprime; c'est aussi bien que cela qu'il faut écrire, mais pas comme cela.

Pourquoi perds-tu ton temps h. relire Graziella quand on a tant de choses à relire? Voilà une distrac- tion sans excuse par exemple ! Il n'y a rien à prendre, à de pareilles œuvres. Il faut s'en tenir aux sources et Lamartine est un robinet. Ce qu'il y a de fort dans Manon Lescaut c'est le souffle sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables quoiqu'ils soient des fripons. C'est un grand cri du cœur, ce Uvre, la com- position en est fort habile; quel ton d'excellente com- pagnie ! mais moi j'aime mieux les choses plus épicées, plus en relief et je vois que tous les Livres de premier ordre le sont à outrance; ils sont criants de A'érité, arcliidéveloppés et plus abondants de détails intrin- sèques; à ce sujet Manon Lescaut est peut-être le pre- mier des livres secondaires. Je crois maintenant à ton avis de ce matin que l'on peut intéresser avec tous les sujets; quant à faire du beau avec eux, je le pense aussi, théoriquement du moins, mais j'en suis moins sûr. La Mort de Virginie est fort belle, mais que d'autres morts aussi émouvantes (parce que celle de Virginie est exceptionnelle), ce qu'U y a d'admiral/le c'est sa lettre à Paul écrite de Paris, elle m'a toujours arraché le cœur quand je l'ai lue; que l'on pleure moins à la mort de ma mère Bovary qu'à celle de Virginie j'en suis sur d'avance, mais l'on pleurera plus

320

CORRESPONDANCE DE G. FLALBERT.

sur le mari de riine que sur l'amant de l'autre et ce dont je ne doute pas, c'est du cadavre. Il faudra qu'il vous poursuive. La première qualité de l'art et son but est V illusion ; l'émotion, laquelle s'obtii souvent par certains sacrifices de détails poétiqu est une tout autre chose et d'un ordre inférieur. J'ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas ([uatre sous et Gœthe ne m'a jamais mouillé l'œil, si ce n'est d'admiration.

Tu mo parais là-bas à ta campagne en bon train. Je ne comprends pas que tu ne puisses travailler aussi bien k Paris, car enfin tu as tout ton temps à toi. J'ai envoyé les canetons à Babinet et n'en al point reçu de reproches. Dans le numéro d'aujour- d'hui les vers de Bouilhet y sont et seuls! ces gens- Iksont comme les Anes, ils baissent les oreilles quand on It's étrille, .\dieu, j'ai envie de dormir, fasse Morphée que je te rôve!

A la même.

Cruisset, mercredi, 1 heure du matin.

Non ! tout mon bonheur n'est pas dans mon travail et je ne idane jias sur les ailes de l'inspiration. MoÉ travail au contraire fait mon chagrin. La lillérature est un vésicatoire qui me démange, je me gratte par- jusqu'au sang. Cette volonté qui m'emplit n'emr pèche pas les découragements ni les lassitudes, Ahl tu crois que je vis en brahmane dans une absori)tioil suprême, et humant, les yeux clos, le parfum de mai songes. Que ne le puis-je! Plus que loi j'ai envie dt sortir de là, de cette œuvre, j'entends. Voilà deux ans que j'y suis! C'est long deux :iiiv' f..iii..in-« aver les

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

321

êmes personnages, et à patauger dans un milieu issi fétide. Ce qui m'assomme, ce n'est ni le mot ni composition, mais mon objectif, je n'y ai rien qui it excitant. Quand j'aborde une situation, elle me {goûte d'avance par sa vulgarité, je ne fais autre lose que de doser de la m.... A la fin de la semaine •ochaine, j'espère être au milieu de mes comices. Ce ira ou ignoble ou fort beau; l'envergure surtout me ait, mais ce n'est point facile à décroclier. Voilà ois fois que Bouilhet me fait refaire un paragraphe îquel n'est point encore venu), il s'agit de décrire îffet d'un homme qui allume des lampions. Il faut •:>Tr, f jjj^Mde ça fasse rire, et jusqu'à présent c'est très froid. Tu vois, bonne chère Muse, que nous ne nous lénageons guère, et quand nous te traitons si dure- tent pour les corrections, c'est que nous te traitons )mme nous-mêmes.

Il a partir hier pour Cany, Bouilhet, je ne sais

. je le verrai dimanche; dans une quinzaine, il part

Paris pour s'aller chercher un logement, puis il

îviendra pendant huit jours, et puis adieu. Gela

l'attriste grandement. Voilà huit ans que j'ail'habi-

ide de l'avoir tous les dimanches; ce commerce si

itime va se trouver rompu, la seule oreille humaine

qui parler ne sera plus là, encore quelque chose de

arti, de jeté en arrière, de dévoré sans retour.

Quand donc ferai-je comme lui? quand donc me

écrocherai-je de mon rocher? Mais j'entends mes

lûmes qui me disent comme les oiseaux voyageurs

René : « Homme, la saison de ta migration n'est

oint encore venue. »

Ah! je pense à toi souvent, \a., plus souvent que je

lî|iele voudrais, cela m';miolhl, m'attriste, me relarde.

De Lislc tient-il à ce que je fasse une insigne niallion-

320 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

sur le mari de Tune que sur l'amant de l'autre et ce dont je ne doute pas, c'est du cadavre. Il faudra qu'il vous poursuive. La première qualité de l'art et son but est V illusion ; rémotion, laquelle s'obtient souvent par certains sacrifices de détails poétiques est une tout autre chose et d'un ordre inférieur. .J'ai pleuré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Gœtho ne m'a jamais mouillé l'œil, si ce n'est d'admiration.

Tu me parais là-bas à ta campagne en bon train. Je ne comprends pas que tu ne puisses travailler aussi bien à Paris, car enfin tu as tout ton temps à toi. J'ai envoyé les canetons à Babinet et n'en ai point reçu de reproches. Dans le numéro d'aujour- d'hui les vers de Bouilhet y sont et seuls! ces gens- sont comme les ânes, ils baissent les oreilles quand on les étrille. Adieu, j'ai envie de dormir, fasse Morphée que je te rêve!

A la même.

Croisset, mercredi, 1 heure du matin.

Non! tout mon bonheur n'est pas dans mon travail,' et je ne plane pas sur les ailes de l'inspiration. Mon travail au contraire fait mon chagrin. La hitérature est un vésicatoire qui me démange, je me gratte par- jusqu'au sang. Cette volonté qui m'emplit n'em- pêche pas les découragements ni les lassitudes. Ah! tu crois que je vis en brahmane dans une absorption suprême, et humant, les yeux clos, le parfum de mes songes. Que ne le puis-jc! Plus que toi j'ai envie de sortir de là, de cette œuvre, j'entends. Voilà deux ans que j'y suis! C'est long deux ans! toujours avec les

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321

mômes personnages, et h patauger dans nn milieu aussi fétide. Ce qui m'assomme, ce n'est ni le mot ni la composition, mais mon objectif, je n'y ai rien qui soit excitant. Quand j'aborde une situation, elle me dégoûte d'avance par sa vulgarité, je ne fais autre chose que de doser de la m.... A la fin de la semaine prochaine, j'espère être au milieu de mes comices. Ce sera ou ignoble ou fort beau; l'envergure surtout me plaît, mais ce n'est point facile à décrocher. Voilà trois fois que Bouilhet me fait refaire un paragraphe (lequel n'est point encore venu), il s'agit de décrire l'effet d'un homme qui allume des lampions. Il faut que ça fasse rire, et jusqu'à présent c'est très froid.

Tu vois, bonne chère Muse, que nous ne nous ménageons guère, et quand nous te traitons si dure- ment pour les corrections, c'est que nous te traitons comme nous-mêmes.

Il a partir hier pour Cany, Bouilhet, je ne sais si je le verrai dimanche; dans une quinzaine, il part à Paris pour s'aller chercher un logement, puis il reviendra pendant huit jours, et puis adieu. Cela m'attriste grandement. Voilà huit ans que j'ai l'habi- tude de l'avoir tous les dimanches; ce commerce si intime va se trouver rompu, la seule oreUle humaine à qui parler ne sera plus là, encore quelque chose de parti, de jeté en arrière, de dévoré sans retour.

Quand donc ferai-je comme lui? quand donc me décrocherai-je de mon rocher? Mais j'entends mes plumes qui me disent comme les oiseaux voyageurs à René : « Homme, la saison de ta migration n'est point encore venue. »

Ah! je pense à toi souvent, va, plus souvent que je ne le A'oudrais, cela m'amollit, m'attriste, me relarde.

De Lisle tient- il à ce que je fasse une intrigue mallion-

322 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

nêteté à V Athenxum? J'y suis tout disposé : je peu leur écrire que je les supplie de ne plus m'envoye leur journal. Qu'il tienne bon contre le gars Planche il faut être Cannibale.

Dans le dernier numéro de la Revue, il y a un cont de Pichat qui m'a fait rire pour plus de cinquant francs, comme dirait Rabelais. Lis-moi çaunpeul di reste ça sert beaucoup, le mauvais, quand il arrive être de ce tonneau-là. La lecture de ce conte m'a fai enlever dans la Dovanj une expression commune doD je n'avais pas eu conscience et que j'ai remarquée

Je ne suis pas sans inquiétude sur le grand croco dilc. Notre paquet a-t-il été perdu? Il me semble qui était dans le caractère de l'bomme de répondre d suite à ma lettre. Tu ferais bien de lui en écrire un (que j'enverrais seule) tu lui dirais que tu ne sai que penser de ce retard. Qu'en dis-tu?

Je viens de relire tout Buileau, en somme c'es raide. Ah! quand je serai à Paris, près de toi, quel bons petits cours de littérature nous ferons!

Les atîaires d'Orient m'inquiètent. Quelle bell charge s'il y allait avoir la guerre et que tout l'Orien fanatisé se révoltât. Qui sait? Il ne faut qu'ui homme comme Abd-el-Kader, lâché à point, qii amènerait à Constantinople tous les Bédouhis d'Asie Vois -lu les Russes bousculés, et cet emjùre crevaii d'un coup de lance comme un ballon ironflé. < Europe! quel émétique je te souhaite.

Je n'en peux plus de fatigue, adieu, un de ces jour je me mettrai à férrire de meilleure heure et causera plus longuement.

1

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

323

»»k*

Ne

4i

A la même.

Croisset, mercredi, minuit et demi.

HiBklk

I

Voici enfin un envoi du grand crocodile (je garde le lettre à M"® d'A... que je t'enverrai la première fois, " paquet serait trop gros), tu verras un discours dont i le double et qui me parait peu raide. L'attention l'il a eue de t'envoyer ce journal me semble très •licate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu'il exige correspondance, et qu'il quaUlie mes lettres des plus spirituelles et des plus nobles du monde ». J'ai ivie maintenant de lui écrire tout ce que je pense, blesserai-je? mais je ne peux pourtant lui laisser cire que je suis républicain, que j'admire le îuple, etc. : il y a une mesure à prendre entre la ■ossièreté et la franchise que je trouve difficile, l'en dis-tu? Par un hasard singulier, on m'a apporté ant-hier un pamphlet en vers contre lui, stupide, domniant, baveux; il est dun citoyen d'ici, ancien recteur de théâtre, drûle qui a épousé pour sa for- me une femme sortant des Madelonneltes et qui, 3uf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant jmment vivre; cela est payé bien sûr, mais n'aura aère de succès, car c'est illisible. Ce bon Leconte rêve les Indes, aller là-bas et y lourir, oui, c'est un beau rêve, mais c'est un rêve; ar on est si pitoyablement organisé qu'on en vou- lait revenir, on crèverait de langueur, on regrette- ait la nature, la mine des maisons et les indifférents aême. Il faut se renfermer et continuer tète baissée lans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne change l'ici à quelques années, il se formera entre les Intel - igences libérales un compagnonnage plus étroit que

322 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

nêteté à VAthenieum? J'y suis tout disposé : je peux leur écrire que je les supplie de ne plus m'envoyer leur journal. Qu'il tienne bon contre le gars Planche, il faut être Cannibale.

Dans le dernier numéro de la Revue, il y a un conte de Pichat qui ma fait rire pour plus de cinquante francs, comme dirait Rabelais. Lis-moi çaunpeul du reste ça sert beaucoup, le mauvais, quand il arrive à être de ce tonneau-là. La lecture de ce conte m'a fait enlever dans la Bovar;/ une expression commune dont je n'avais pas eu conscience et que j'ai remarquée là.

Je ne suis pas sans inquiétude sur le grand croco- dile. Notre paquet a-t-il été perdu? Il me semble qu'il était dans le caractère de l'homme de répondre de suite à ma lettre. Tu ferais bien de lui en écrire une (que j'enverrais seule) tu lui dirais que tu ne sais que penser de ce retard. Ou'en dis-tu?

Je viens de rehre tout Boileau, en somme c'est raide. .\h! quand je serai à Paris, près de loi, quels bons petits cours de Uttérature nous ferons!

Les affaires d'Orient m'inquiètent. Quelle belle charge s'il y allait avoir la guerre et que tout l'Orient fanatisé se révoltât. Qui sait? Il ne faut qu'un homme comme Abd-el-Kader, lâché à point, qui amènerait à Constantinople tous les Bédouins d'Asie? Vois -tu les Russes bousculés, et cet empire crevant d'un coup de lance comme un ballon gonflé. 0 Europe! quel èmétique je te souhaite.

Je n'en peux plus de fatigue, adieu, un de ces jours je me mettrai à fécrire de meilleure heure et causerai plus longuement.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 323

A la même.

Croisset, mercredi, minuit et demi.

Voici enfin un envoi du grand crocodile (je garde une lettre à M""^ d'A... que je t'enverrai la première fois, le paquet serait trop gros), tu verras un discours dont j'ai le double et qui me parait peu raide. L'attention qu'il a eue de t'envoyer ce journal me semble très délicate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu'il exige la correspondance, et qu'il qualifie mes lettres des « plus spirituelles et des plus nobles du monde ». J'ai envie maintenant de lui écrire tout ce que je pense, le blesserai -je? mais je ne peux pourtant lui laisser croire que je suis républicain, que j'admire le peuple, etc. : il y a une mesure à prendre entre la grossièreté et la francMse que je trouve diflicile, qu'en dis-tu? Par un hasard singulier, on m'a apporté avant-hier un pamphlet en vers contre lui, stupide, calomniant, baveux; il est d'un citoyen d'ici, ancien directeur de théâtre, drôle qui a épousé pour sa for- tune une femme sortant des Madelonnettes et qui, veuf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant comment vivre; cela est payé bien sûr, mais n'aura guère de succès, car c'est illisible.

Ce bon Leconte rêve les Indes, aller là-bas et y mourir, oui, c'est un beau rêve, mais c'est un rêve; car on est si pitoyablement organisé qu'on en vou- drait revenir, on crèverait de langueur, on regrette- rait la nature, la mine des maisons et les indifférents même. Il faut se renfermer et continuer tète baissée dans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne change d'ici à quelques années, il se formera entre les intel- ligences libérales un compagnonnage plus étroit que

324 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

celui de toutes les sociétés clandestines; à l'écart de la foule un mysticisme nouveau grandira, les hautes idées poussent à l'ombre et au bord des précipices comme les sapins.

Mais une vérité me semb].e sortir de tout cela; c'est qu'on n'a nul besoin de vulgaire, de l'élément nom-, breux des majorités, de l'approbation, de la consé-| cration; 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus inen qu'une tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous en-j foncés au même niveau dans une médiocrité com- mune. L'égalité sociale a passé dans l'esprit, on fait des livres pour tout le monde, de l'art pour tout lei monde, de la science pour tout le monde, comme onj construit des chemins de fer et des chauffoirs pubUcs. i L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui en veux de ce que je fais partie d'elle

J'ai bien travaillé aujourd'hui; dans une huitaine je serai au miUeu de mes comices que je commence' maintenant j'ai un fouilhs de bêtes et de gens beuglant et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera bon je crois.

Sais-tu que ce pauvre père Parain en mourant m pensait qu'à moi, qu'à Bouilhet, qu'à la liltératurt enfin, il croyait qu'on hsait des vers de lui (Bouilhet) Comme je le regretterai cet excellent cœur qui chérissait si aveuglément si jamais j'ai un succès ! que j plaisir j'aurais eu à voir sa mine au drame de BouUhe j ou au tien ! quel est le sens de tout cela, le but de tou , ce grotesque et de tout cet horrible? j

Voilà l'hiver qui vient, les feuilles jaunissent, beau > coup tombent déjà, j'ai du feu maintenant et je ira vaille à ma lampe, les rideaux fermés comme ei décembre. Pourquoi les premiers jours d'aulomnemc

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 325

|ilaisent-ils plus que les premiers du printemps? je n'en suis plus cependant aux poésies pâles de chutes (ic feuilles et de brumes sous la lune! Mais cette cou- leur dorée m'enchante, tout a je ne sais quel parfum triste qui enivre, je pense à do grandes chasses féo- dales, à des vies de château; sous de larges cheminées, on entend bramer les cerfs au Lord dos lacs, et le bois pétiller.

Quand reviens-tu à Paris? Adieu, bomie chère Amie, mille baisers à toi.

A la même.

Croisset, luudi soir, miuuit.

Ci-inclus une lettre du Crocodile pour sa Dulcinée.

Pourquoi donc n'as-tu pas été franche avec moi, bonne chùre amie? En ces matières du reste j'ai tou- jours l'air d'un plat bourgeois et d'une canaille, je suis tranquillement à me chauffer les pieds à un grand feu dans une robe de soie, et ce qu'on peut appeler la rigueur) en un château, tandis que tant de braves gens qui me valent et plus sont à tirer le diable par la queue avec leurs pauvres mains d'anges! J'ai enfin de quoi ne pas m'inquiéter de mon diner, chose immense et que j'appréciais peu jadis, alors que plein de fantaisies luxueuses j'en voulais jouir dans la \ie, mais je leur ai toutes donné congé; je fuis ces idées comme malsaines; elles sont au fond petites et partent du plus bas d6 l'imagination, il faut se faire des harems dans la tête, des palais avec du style, et draper son âme dans la pourpre des grandes périodes. Ah! si j'étais riche, quelles rentes je ferais à toi, à, Bouilhet, à Leconte et à ce bon père Babinet! II. 28

326 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Ce serait beau une vie piétée et fort aérée dans une grande demeure pleine de marbres et de tableaux, avec des paons sur des pelouses, des cygnes dans des bassins, une serre chaude et un suprême cuisinier, à cinq ou six, ou trois ou quatre même, quelle bénédiction ! Elle est charmante, la lettre du père Babinet, j'en raffole, j'adore ce bonhomme, c'est fouillis, touffu, nourri, il y a plus de naïveté, d'esprit et de lecture que dans vingt journaux en dix ans, et je ne parle pas du cœur qui y palpite ;' chaque ligne. Vienrhd-t-il me voir? j'en suis anxieux, j'aurais grand plaisir à le recevoir. Quant à Lecontc, je n'ai rien à lui dire, si ce n'est que je l'aime beau- coup, il le sait; tout ce que je pourrais lui écrire, ilL pense. Je partage son indignation contre ce misérabl< Planche, je garde à ce drôle une vieille rancune qui date de 1837 à propos d'un article contre Hugo ; il y a des choses qui vous blessent si profondément au plus pur de l'âme que la cicatrice est éternelle, et il est certain que je verrais le gars Planche crever sous mes yeux avec une certaine satisfaction. Qu'il ne le ménage pas, c'est un homme qui passera partout et qu'il faut l'aire passer partout. La générosité à rencontre des grcdins est presque une indélicatesse à rencontre du liien. Dans le refus de son article à YAilvn^un, et dans la malveillance de la Ri^vue à son endroit il y a du Du Camp. Mais il faut ajouter encore deux autres élé- ments : influence bigotte, système de moraUté impérialiste et amie de l'ordre, haine de la poésie. Le plus grand de Ta bande, n'est-ce pas Girardin? le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une fortune des plus restreintes et une considération nulle. En fait d'habileté je préfère donc les cotonniers de ma belle patrie.

, CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321

I J'en ai connu un, ce n'était pas un cotonnier, mais j un indigoteur. Voilà un homme, celui-là, U avait trouvé moyen dans l'espace de vingt ans d'acquérir deux cent mille livres de rente (en terre) en mouillant ses indigos, lesquels il descendait dans sa cave nuitam- ment et lui-viêmef mais quelle canaUlel quelle modes- tie! quel bon père de famille ! quelle mise de caissierl la probité se hérissait jusque sur les poils de sa redin- gote ; il ne cherche pas à briller, celui-là, à éblouir les sots ! mais à les flouer, ce qui est bien plus magis- tral! Oh Jésus, Jésus, redescends donc pourchasser les vendeurs du temple ! et que les lanières dont tu les sangleras soient faites de boyaux de tigre, qu'on les ait trempées dans le vitriol, dans de l'arsenic! qu'elles les brûlent comme des fers rouges! qu'elles les hachent comme des sabres et qu'elles les écrasent comme ferait le poids de toutes les cathédi-ales accu- mulées sur ces infâmes !

Enchanté du fiasco du citoyen Méry! encore un ha- bile, celui-là, un maUn, un homme d'esprit, un gail- lard qui ne se fiche pas mal de ça; quand un fait de sa plume un alambic à ordures pour gagner de l'argent et qu'on ne gagne pas même d'argent, on n'est qu'un idiot doublé d'un misérable.

Je ne pardonne point aux hommes d'action de ne pas réussir puisque le succès est la seule mesure de leur mérite. Napoléon a été trom/ié à Waterloo. Sophisme, mon vieux, je ne suis pas du métier, je n'y connais goutte, U fallait vaincre; or j'admire le vain- queur quel qu'il soit.

Le père Hugo avait perdu l'adresse de Londres, c'est pour cela qu'il a été longtemps à me répondre, dit-il, sa lettre était impudemment de Jersey, par bonheur il n'est arrivé aucun mal. Je suis curieux du volume,

326 CORREShi^SCE DE G. FLAUBERT.

Ce serait beau uih ie piétée et fort aérée dans une

C^'

grande dein- avec des paui. bassins, une serc ii cinq ou six. bénédiction! El. Babinet, j'en rail fouillii». touffu, Il d'esprit et d»- If dix ans, et je w

' - '■; - '- des

haude et un suprême cuisinier, ..l'ii- rii-*iuf', (nn'lle .11 1" ' î. I •■ «lu père !, J'adore bonhomme, c'est •ri, U y a plus de naïveté, e que dans vingt journaux en ■le pas du cœur qui y palpite à ' ■* j'en suis anxieui,

Quant à Leconte, •, si ce n'est que je l'aime ■—:•<; lui «'crire.

bien H

la niah< iii.iiK Camp. Mais il ' monts : 1* inll injpértal- •' '

Le pi le voilà m. fortune de^ Kn fait d'b, ma belle patiie.

is

Ht

ti.U

CORRESPONDANCE DE u. ..ALBERT. 321

J'en ai connu un, ce n'était pat un cotonnier, mais un indigo teur. Voilà un homme, c«ui-là, il avait trouvé inoyen''dans l'espace de vingt is d'acquérir deux cent mille livres de rente (en ter3) en mouillant ses indigos, lesquels û descendait dis sa cave nuitam- ment et lui-rnê>»e! mais quelle ca lille! quelle modes- tie! quel bon père de famille ! qu le mise de caissier! la probité se hérissait jusque sur s poils de sa redin- gote; il ne cherche pas à brille celui-là, à éblouir les sots ! mais à les flouer, ce <ini st bien plus magis- tral! Oh Jésus, Jésus, redescenc donc pourchasser les vendeurs du temple! et que s lanières dont tu

les sangleras les ait trei qu-

les ha comi mulé€ Enc bile. (

( lUX de tigre, qu'on

ans de l'arsenic!

s s rouges! qu'elles

el'u'elles les écrasent

■s s cathédrales accu-

> 1 y ! encore un ha- (■ d'esprit, un gail- [iKuid on fait de sa ^-^agner de l'argent iMit, on n'est qu'un

ho nies d'action de ne

(î! la seule mesure de

ti ro, Il/lé à Waterloo.

uisas du métier, je n'y

/eor j admire le vai

i^se de Londres, c'est

e répondre, dit-il,

irsey, par bonheur il

urieux du volunn ,

328 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

mais comment l'aurai-je? J'essayerai de lui répondre une bonne lettre, tant pis si le fondle choque, la forme sera convenable. Je ne peux pas mentir pour lui «Hre agréable et je ne lui cacherai pas que je me souhaite ses illusions, mais ne les partage point; je dis illu- sions et non convictions; non, p. n. de D... non, je ne peux admirer le peuple et j'ai pour lui fort peu d'entrailles parce quïl en est, lui, totalement dé- pourvu. Il y a un cœur dam l humanité, il n'y en a point daii& le /)Puple, car le peuple comme la patrie est une chose morte. bat-il donc maintenant, le cœur de toutes les forces nobles de l'être humain ? A Constan- tinople, dans la poitrine dun derviche chevelu qtd hurle contre les Moscovites. C'est que s'est réfugiée à cette heure la seule jjrotestadon morale qui soit encore.

Pauvre flamme de la liberté et de l'enthousiasme, tu brûles Ik-bas entre des œufs d'aiitruche et sous les coupoles de porcelaine, dans une lampe rausuliiiaue au fond dune mosquée. Ahl ces bons Turcs, ces neux de Baratoum ! comme je les aime, quels souhaits je fais pour eux! j'y pense sans cesse, que ne puis-je re- prenilre mon tarbouch, et courir partout Stamboul en criant Allah! Allah! Emsik el baroud (au nom de Dieu ! au nom de Dieu prenez vos armes), je sens à ces pensées comme une brise du désert qui marrive- rait sur la figure. SU se soulevait, tout l'Urienll si les Bédouins du Hauran allaient venir et toute la Perse I et l'Arabie l'inconnue, il ne faut qu'un homme, non, un prophète! un homme idée, .\bd-el-Kader qu'on lâcherait, mais il a fait son temps.

Il parait que l'on redoute pour cet hiver une misère soignée, est-il possible! des gens si forts, après avoir tant soigné les intérêts matériels et api'ès avoir tant

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 32»

donné d'ouvrage! tant fait travailler le peuple, il se trouve que le peuple n'a pas un sou, charmant ! as-tu vu dans la Presse la joie de Blanqui à propos de l'en- trée de la viande étrangère. Il était malade, mais il n'a pas pu retenir son émotion à cette nouvelle; il s'est tellement senti déborder d'enthousiasme qu'il a pris la plume pour communiquer au public son bonheur et au risque même de compromellre sa santé/ Sainte Thérèse n'était pas plus contente d'avoir vu le Christ que ce gars-là n'est content de voir venir les bœufs ' d'Amérique en France ! 0 Aristophane et Molière, quels galopins vous fûtes!

C'est parce que je suis au bout de mon papier et qu'il est une heure et demie passée que je te quitte, car je suis fort en train de causer.

Adieu donc, toutes sortes de tendresses.

A la même.

Croisset, vendredi, minuit.

As-tu encore ta dent? fais-toi donc enlever cela, tout de suite. Rien n'est pis au monde que la douleur physique et c'est bien plus d'elle que de la mort, que je suis homme, comme dit Montaigne, « à me met- tre sous la peau d'un veau pour l'éviter ». Elle a cela de mauvais, la douleur, qu'elle nous fait trop sentir la vie; elle nous donne à nous-môme comme la preuve d'une malédiction qui pèse sur nous, elle humili'; et cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent que par l'orgueil.

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs sont-ils heureux? mais de combien de choses ne sont-ils pas privés ? A mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est-à-diro

28.

330 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

la faculté de souffrir; souffrir et penser seraient-ils donc même chose? Le génie après tout n'est peut- être qu'un raflinement de la douleur, c'est-à-dire une méditation de l'objectif à travers notre âme? la tris- tesse de Molière venait de toute la bêtise humaine qu'il sentait comprise en lui, il souffrait des Diafoi- rus et des Tartuffes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l'âme d'un Véronèse, je suppose, ne s'imbibait pas de couleurs comme un morceau d'étoffe plongé dans la cuve bouillante d'un teintuiier? tout lui apparaissait avec des grossisse- ments de ton qui devaient lui tirer l'œil. Michel Ange disait que les marbres frémissaient à son approche; ce qu il y a de sûr c'est qu'il frémissait, lui, à l'ap- proche des marbres. Les montagnes pour cet homme avaient donc une âme, elles étaient de nature corres- pondante, c'était comme la sympathie de deux éléments analogues ; mais cela devait établir, je ne sais ni comment, des espèces de traînées volcaniques d'un ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique humaine.

Me voilà à peu près au milieu de mes comices (j'ai fait quinze pages ce mois, mais non finies), est- ce bon ou mauvais je n'en sais rien; quelle difficulté que le dialogue quand on veut surtout qu'il ait du caractère ; peindre par le dialogue et qu'il n'en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal, cela est monstrueux et je ne sache per- sonne qui l'ait fait dans un livre. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l'épopée.

Ce soir j'ai encore recommencé sur un nouveau plan ma maudite [tage des lampions que jai déjà écrite quatre fois, il y a de quoi se casser la tête con-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 331

tre le mur ! il s'agit (en une page) de peindre les gra- (l;i lions d'enthousiasme d'une multitude ù propos d'un liniihomme qui sur la façade d'une mairie place suc- cessivement plusieurs lampions; il faut qu'on voie la foule gueuler d'étonnement et de joie et ce/a sans charge ni réflexions de l'auteur. Tu t'étonnes quel- quefois de mes lettres, me dis-tu; tu trouver qu'elles sont bien écrites, belle malice; là, j'écris ce que je pense, mais penser pour d'autres et les faire parler (onime ils eussent pensé, quelle différence! Dans ce luoment-ci par exemple je viens de montrer dans un dialogue un particulier qui doit être à la fois bon en- fant, comnmn, un peu canaille et prétentieux! et à travers tout cela il faut qu'on voie qu'il /;0Msse^a//0i«;e. Au reste toutes les diflicultés que l'on éprouve en écrivant viennent du manque d'ardre. C'est une con"\dc- liuu que j'ai maintenant, si vous vous acharnez à une tournure ou à une expression qui n'arrive pas cest que vous navez pas Vidée. L'image ou le sentiment bien net dans la tête amène le mot sur le papier, l'un coule del'autre. « Ce que l'on conçoitbien, etc. » Je le relis ce vieux père Boileau ou plutôt je l'ai relu en entier (je suis à présent à ses œuvres en prose), c'était un mai tre homme et un grand écrivain surtout, bien plus qu'un poète, mais comme on l'a rendu bête! quels piètres expUcateurs il a eus! La race des profes- seurs de collèges, pédants d'encre pâle, a vécu sur lui et l'a aminci, déchiqueté comme une nuée de han- netons fait à un arbre; il n'était déjà pas si touffu! n'importe, il était solide de racine et bien planté, droit, campé.

La critique littéraire me semble une chose toute Qeuve à faire ; ceux qui s'en sont mêlés n'étaient pas du métier, Us pouvaient peut-être connaître l'anato-

332 •'' "*'* ''•■*'■' ' ' "^

. ^> uLHT.

inio d'une phrase, mai-

;i'l. lient C'fiiitte à la

pli ysiologie du glyle.

Kt la Servu:

.: <jin.' ce ne soit

in>\) long? Au .

le trop long que

tr<»p court, main le défi

c les poètes est la lon-

f^iicur comrtn'

'inmun,

ro qui tait qi

■- et les

seconds dùfroûtants. I

Kugëne Sue... Le

\ '

-.;-■; l'ab^'iice

di - . i .

- ' l Li:ie autre

de prose, tu verras laqu

lus pleine. La prose,

art iii:

' '-es sans

qu'on

.'irespa-

raissent; aini»i la conij

[*lus inaperçae dans

une 1

' : t;il

y a b'

- en

prose; doil-il y ei

J'i.i

.l!v.-5naL

y»>*'l

. ■..;.ii:Je

commen>

!• un peu, ce qui

II'

: - r.domenl

,' lii ,iper-

çois viit

. t avec moult dé-

,

': ïîo l,»^ronte;

1 1

_ , - l.i i>eut

1 tiMtio «'•trt! curietu

'.i> avoir le (in mot

de 11. comme tu ti

Rituilhet

b- travailler à Paris

_iir: tu as pour-

,1^ bien ce pau^Te

î «e nif lier comme

,,is à huit et dU

^ que Letonte les

crois qu'il fallait

il

4

^^m^

CORRESPONDANCE E G. FLAUBERT.

333

être avec une d. m enragée de force, un

tempérament céréLi jiu. Il aura bien mérité la

gloire aussi celui-là ! mais a ne va au ciel que par le martyre, on y monte avec ne couronne d'épines, le cœur percé, les mains en g ig et la figure radieuse. Adieu, mille baisers sur tienne.

A la 6me.

Je ne t'en écrirai ] amie, tant je suis ni. de me coucher que n r soirée des maux d'estomac si j'en étais capable; je c tion. J'ai aussi fort mal à trop de nuits que je me nous sommes revenus de ment mis au lit avant 3 oùjem'épuise.maisjc ( Ah! quels découragem. ni de Sisyphe à rouler que 1 ça n'est jamais fini. Cetti' s ce soir (malgré mes df)iih grand pas. J'ai arrêté I- mices (c'est du dialogue ù t des mots de la foule et di aurai-je faits? Comme celî en être débarrassé pour t'a et je te désire beaucoup.

Je ne t'avais pas dit (cela n'aurait pas eu .] i devant aller à Paris, j.

roisset, vendredi, minuit.

in, ce soir, bonne chère on aise, j'ai plus besoin î encore. J'ai eu toute la t de ventre à m'évanouir is que c'est une indiges- tête, je suis brisé. Voilà ouche tard! Depuis que ouville, je me suis rare- !ieures ; c'est une bêtise is tant avoir fini ce roman ! quelquefois, quel rocher style et la prose surtout ! naine pourtant et surtout '•s physiques) j'ai fait un iii du milieu de mes co- IX, coupé par un discours, )aysage) ; mais quand les n'ennuie, que je voudrais T voir! j'en ai tant besoin

es vacances, chère amie , mais cet hiver, ma mère itère la promesse de mon

332 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

mie d'une phrase, mais ils n'entendaient goutte à la physiologie du style.

Et la Servante? pourquoi ai-je peur que ce ne soit trop long? Au reste il vaut mieux être trop long que trop court, mais le défaut général des poètes est la h li- gueur comme le défaut des prosateurs est le commun, ce qui tait que les premiers sont ennuyeux et les seconds dégoûtants. Lamartine, Eugène Sue... vers par lui-même est si commode à déguiser l'absence d'idées! Analyse une belle tirade de vers et une autre de prose, tu verras laquelle est la plus pleine. La prose, art immatériel, a besoin d'être bourrée de choses sans qu'on les aperçoive, mais en vers les moindres i)a- raissenl; ainsi la comparaison la plus inaperçue dans une phrase de prose peut fournir tout un sonnet : il y a beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans ii prose ; doit-il y en avoir eu poésie?

J'ai dans ce moment une forte rage de JuvénaL Quel style ! quel style I et quel langage que le latin! Je commence aussi à entendre Si)j)hocle un peu, ce (pii me flatte. (Juant à Juvénal, ça va assez rondemi ut sauf un conlre-sens par ci par et dont je m'ap çois vite. Je voudrais bien savoir et avec moult tails pourquoi Saulcy a refusé l'article de Leçon quels sont les motifs qu'on lui a allégués? cela peut nous être curieux à connailre, tâche d'avoir le fin n de l'histoire.

Tâche de te mieux porter et de travailler à Paris comme tu travaillais à la campagne ; tu as pour- tant tout ton temps à toi. Je plains bien ce pauvre Leconte de sa leçon. Pour avoir fait ce métier comme Bouilhet la fait pendant quatre ans à huit et di.\ heures par jour (et il avait de plus que Leconte les maitres de pensions sur le dos, je crois qu'il fallait

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 333

être avec une constitution enragée de force, un tempérament cérébral titanique. Il aura bien mérité la gloire aussi celui-là ! mais on ne va au ciel que par le martyre, on y monte avec une couronne d'épines, le cœur percé, les mains en sang et la figure radieuse. Adieu, mille baisers sur la tienne.

A la même.

Croisset, vendredi, minuit.

Je ne t'en écrirai pas long, ce soir, bonne chère amie, tant je suis mal à mon aise, j'ai plus besoin de me coucher que d'écrire encore. J'ai eu toute la soirée des maux d'estomac et de ventre à m'évanouir si j'en étais capable; je crois que c'est une indiges- tion. J'ai aussi fort mal à la tête, je suis brisé. Voilà trop de nuits que je me couche tard! Depuis que nous sommes revenus de Trouville, je me suis rare- mont mis au ht avant 3 heures; c'est une bêtise j e m'épuise, mais j e voudrais tant avoir fini ce roman ! Ah ! quels découragements quelquefois, quel rocher de Sisyphe à rouler que le style et la prose surtout! ça n est jamais fini. Cette semaine pourtant et surtout ce soir (malgré mes douleurs physiques) j'ai fait un grand pas. J'ai arrêté le plan du milieu de mes co- mices (c'est du dialogue à deux, coupé par un discours, des mots de la foule et du paysage); mais quand les aurai-je faits? Comme cela m'ennuie, que je voudrais en être débarrassé pour t'aller voir 1 j'en ai tant besoin et je te désire beaucoup.

Je ne t'avais pas dit ces vacances, chère amie (cela n'aurait pas eu de sens), mais cet hiver, ma mère devant aller à Paris, je te réitère la promesse de mon

334

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

engagement, je ferai tout won possible pour que vous vous voyiez, pour que vous vous connaissiez. Après cela, vous vous arrangerez comme vous l'entendrez. Je me casse la tête à comprendre l'importance que tu y mets, mais enfin cest convenv^ n'en parlons plus. Comme Leconte a eu raison de montrer les dents à Planche ! Ces canailles-là ! c'est toujours la même chose.

Oi^rnez vilain, il vous poindra; Poignpz vilain, il vous oindra,

Avance-t-il dans son poème celtique, ce bon Leconte ?3|

Vous allez être là-bas cet hiver un trio superbe." Moi, ma sohtude commence et ma "sie va se dessiner comme je la passerai peut-être pendant trente ou quarante ans encore. J'aurai beau avoir un logement à Paris, je n'y vivrai jamais que quelques mois de l'année, mon plus grand temps se passera ici;... enfin Dieu est grand!... Oui, je ^-ieilUs et cela me vieilht beaucoup ce départ de Bouilhet, quoique je ne Je re- tienne guère, quoique je le pousse à partir.

Comme mes cheveux tombent! Un perruquier qui me les coupait lundi dernier en a été effrayé, comme le capitaine de la laideur de Yillemain. Ce qui m'at- triste, c'est que je deviens triste et bêtement, d'une façon sombre et rentrée. Oh I la Bovary, quelle meule usante c'est pour moi !

L'ami Maxime a commencé à publier son Voyage en Egypte, -'Le Nil pour faire pendant au Rhin; c'est curieux de nullité; je ne parle pas du style, qui est archiplat et cent fois pire encore que dans le Livre posthume; mais comme fond, il n'y a rien! les détails qu'il a le mieux au s et les plus caractéristiiiues dans la nature il les a oubliés. Toi qui as lu mes notes, tu seras

krli!U

^^■^

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 335

if^ppée de cela. Quelle déyiingolade rapide! Je te i^^uiniuunde surtout son i)assage des pyramides où' le, par parunthèsc, uu éloge de M. de Persigny. s-tu répondu au Crocodile ï vas- tu lui répondi"e2 t-il que je lui écrive? .dieu; à toi.

A la même.

Croisset, mercredi, minuit.

J'ai la tête en feu comme il me souvient de l'avoir feue après de longs jours passés à cheval; c'est que j'ai aujourdiiui rudement chevauché ma pluiae. J'écris depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et une heure tantôt pour diner). Mes comices m'emhê- taient tellement que j'ai lâché là, jusqu'à ce qu'ils soient finis. Grec et Latin ; je ne fais plus que ça à partir d'aujourd'hui; ça dure trop! il y a de quoi en crever, et puis je veux t'aller voir.

Bouilhet prétend que ce sera la plus belle scène du livre. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elle sera neuve et que l'intention en est bonne. Si jamais les effets d'une symphonie ont été reportés dans un hvre, ce sera là. Il faut que ça hurlepar l'ensemble, qu'on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs damour et des phrases d'administrateurs; il y a du soleil surtout cela et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. Mais les passages les plus difficiles de Saint Antoine étaient jeux d'enfant en comparaison. J'arrive au dramatique rien que par l'entrelacement du dialo- gue et les oppositions du caractère. Je suis maintenant en plein. Avant huit jours j'aurai passé le nœud d'où tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour em-

334 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ergapjement, je ferai tout mon possible pour que vous vous voyiez, pour que vous vous connaissiez. Après cela, vous vous arrangerez comme vous l'entendrez. Je me casse la tête à comprendre l'importance que tu y mets, mais enfin cest convenu^ n'en parlons plus. Comme Leconte a eu raison de montrer les dents à Planche ! Ces canailles-là ! c'est toujours la même chose.

Oipnez vilaio, il vous poindra; Peignez vilain, il vous oindra,

Avance-t-il dans son poème celtique, ce bon Leconte? Vous allez être là-bas cet hiver un trio superbe. Moi, ma solitude commence et ma \\e va se dessiner comme je la passerai peut-être pendant trente ou quarante ans encore. J'aurai beau avoir un logement à Paris, je n'y vivrai jamais que quelques mois de l'année, mon plus grand temps se passera ici;... enfin Dieu est grand!... Oui, je vieilhs et cela me vieilUt beaucoup ce départ de Bouilhet, quoique je ne Je re- tienne guère, quoique je le pousse à partir.

Comme mes cheveux tombent! Un perruquier qui me les coupait kmdi dernier en a été effrayé, comme le capitaine de la laideur de Villemain. Ce qui m'at- triste, c'est que je deviens triste et bêtement, d'une façon sombre et rentrée. Oh ! la Bovary, quelle meule usante c'est pour moi !

L'ami Maxime a commencé à publier son Voyage en Egypte. *'Le A'iV pour faire pendant au Rhin; c'est curieux de nullité; je ne parle pas du style, qui est archiplal et cent fois pire encore que dans le Livre posthume; mais comme fond, il n'y a rien! les détails qu'il a le mieux vus et les plus caractéristi(iues dans la nature il les a oubliés. Toi qui as lu mes notes, tu seras

CORHESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 335

frappée de cela. Quelle dégringolade rapide! Je te rci ommande surtout son passage des pyramides où* brille, par pareiithùse, un éloge de iM. de Persigny.

As-tu répondu au Crocodile Y vas- tu lui répondre? faut-il que je lui écrive?

Adieu; à toi.

A. la même.

Croissct, mercredi, minuit.

J'ai la tête en feu comme il me souvient de l'avoir eue après de longs jours passés à cheval; c'est que j'ai aujourdliui rudement chevauché ma plume. J'écris depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et une heure tantôt pour dîner). Mes comices membê- taient tellement que j'ai lâché là, jusqu'à ce qu'ils soient finis, Grec et Latin; je ne fais plus que ça à partir d'aujourd'hui; ça dure trop! il y a de quoi en crever, et puis je veux t'aller voir.

Bouilhet prétend que ce sera la plus belle scène du livre. Ce dont je suis sûr, c'est qu'elle sera neuve et que l'intention en est bonne. Si jamais les effets d'une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurlepar l'ensemble, qu'on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d amour et des phrases d'administrateurs; il y a du soleil surtout cela et des coups de vent qui font remuer les grands bonnets. Mais les passages les plus difliciles de Saint Antoine étaient jeux d'enfant en comparaison. J'arrive au dramatique rien que par l'entrelacement du dialo- gue et les oppositions du caractère. Je suis maintenant eu plein. Avant huit jours j'aurai passé le nœud d'où, tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour em-

336 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

brasser d'un seul coup d'oeil cette situation complexe. J'écris dix pages à la fois, sautant d'une phrase h l'autre.

Je suis presque sûr que Gautier ne t'a pas vue dans la rue lorsqu'il ne t'a pas saluée; il est fort myope comme moi, à qui pareilles choses sont coutumières. C'eût été une insolence gratuite, qui n'est pas du reste dans ses allures, c'est un gros bonhomme fort paci- fique et très p Quant à épouser les animosités

de l'ami, j'en doute fort, à la manière dont il m'en a parlé le premier. La dédicace, malgré ton opinion, ne prouve rien du tout, pose et repose. Le pauvre gar- çon se raccroche à tout, accole son nom à tout, quelle descente que ce Nil ! Si quelque chose pouvait me raffermir dans mes théories littéraires ce serait bien lui. Plus le temps s'éloigne Du Camp suivait mes avis et plus U dégringole, car il y a de Galaor au Xil une décadence effrayante, et en passant par le Livre posthume qui est leur intermédiaire, le voilà mainte- nant au plus bas et de la force du jeune Delessert, ça ue vaut pas mieux. La proposition de Jacotot m'a étrangement révolté, et tu as eu bien raison. Toi aller faire des politesses à un galopin pareil! oh ! non, non, non.

Quelle étrange créature tu fais, chère amie, pour m'envoyer encore des diatribes, comme dirait mon pharmacien. Tu me demandes une chose, je te dis oui, je te la repromets, et tu grondes encore! Eh bien, puisque tu ne me caches rien (ce dont je t'approuve), moi je ne te cache pas que cette idée me paraît un tic chez toi : tu veux établir entre des affections de na- ture différente une liaison dont je ne vois pas le sens et encore moins l'utilité. Je ne comprends pas du tout comment les politesses que tu me fais ù Paris enga-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 337

jicnt ma mère en rien. Ainsi j'ai été pendant trois ans -chez Sclilesinp:er elle n'a jamais mis les pieds. De même que voilà huit ans que Bouilliet vient coucher, diner et déjeuner tous les dimanches ici sans que nous ayons eu une fois révélation de sa mère, qui vient à Rouen à peu près tous les mois ; et je t'assure bien que la mienne n'en est nullement choquée. Enfin, il sera fait selon ton désir. Je te promets, je te le jure, que je lui exposerai tes raisons et que je la prierai de faire que vous vous voyiez. Quant au reste, avec la meil- leure volonté du monde je n'y peux rien; peut-être vous conviendrez-vous beaucoup, peut-être vous déplairez- vous énormément. La bonne femme est peu Hante, et elle a cessé de voir, non seulement toutes ses ancien- nes connaissances, mais ses amies mômes. Je ne lui en connais plus qu'une, et celle-là n'habite pas le pays.

Je viens de finir la correspondance de Boileau, il était moins étroit dans l'intimité qu'en Apollon. J'ai vu làbien des confidences qui corrigent ses jugements. TéUmaque est assez durement jugé, etc., et il avoue •que Malherbe n'était pas un poète. Mais n'as-tu pas remarqué combien ça a peu de valeur les correspon- ilances des bonshonmies de cette époque-là? on était terre à terre en somme. Le lyrisme en France est uue faculté toute nouvelle; je crois que l'éducation des jésuites a fait un mal considérable aux lettres. Ils ont enlevé de l'art la nature. Depuis la fin du xvi^ siècle jusqu'à Hugo, tous les livres, quelque beaux qu'ils soient, sentent la poussière du collège. Je m'en vais relire ainsi tout mon fi-ançi.is et préparer de longue main mon histoire du sentiment poétique en France. Il faut faire de la critique comme on fait de l'histoire naturelle, avec absence cVidée morale, il ne 11. 29

338 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

s'agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais bien d'exposer en quoi elle consiste, comment elle se rattache à une autre ei par quoi elle "vit (l'esthétique attend son Geoffroy Saint-Hilaire, ce grand homme qui a montré la légitimité des monstres). Quand on aura pendant quelque temps traité l'âme humaine avec l'impartiaUtéque l'on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un pas immense; c'est le seul moyen à l'humanité de se mettre un peu au-dessus d'elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement dans le miroir de ses œuvres, elle sera comme Dieu, elle se jugera d'en haut. Eh bien, je crois cela faisable ; c'est peut-être, comme pour les mathématiques, rien qu'une méthode à trouver. EUe sera applicable avant tout à l'art et à la religion, ces deux grandes manifestations de l'idée; que l'on com- mence ainsi je suppose : la première idée de Dieu étant donnée (la plus faible possible), le premier sen- timent poétique naissant (le plus menu qu'il soit), trouver d'abord sa manifestation, et on la trouvera ai- sément chez l'enfant sauvage, etc.; voilà donc un premier point; vous établissez déjà des rapports; puis, que l'on continue, et en tenant compte de tous les contingents relatifs, climat, langue, etc. ; donc de degré en degré on peut s'élever ainsi jusqu'à l'art de l'avenir, et à l'hypothèse du Beau, à la conception claire de sa réaUté, à ce type idéal tout notre effort doit tendre ; mais ce n'est pas moi qui me chargerai delà besogne, j'ai d'autres plumes à tailler. Adieu.

CORRESPONDANCE UE G, FLAUiiERT. 339

A la même.

Croisset, 1 heure, nuit de lundi.

J'ai fait ce matin mes adieux à Bouilhet; le voilà parti pour moi; U reviendra samedi, je le reverrai peut-être encore deux autres fois; mais c'est fini, les vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, main- tenant, seul, seul. Je suis navré d'ennui et humilié d'impuissance ; le fond de mes comices est h refaire, c'est-à-dire tout mon dialogue d'amour dont je ne suis qu'à la moitié; les idées me manquent, j'ai beau me creuser la tète, le cœur et les sens, il n'en jaillit rien. J'ai passé aujourd'hui toute.la journée et jusqu'à maintenant à me vautrer à toutes les places de mon cabinet, sans pouvoir non seulement écrire une ligne, mais trouver une pensée, un mouvement! Vide, vide complet.

Ce livre, au point j'en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l'emploierais) que j'en suis parfois malade p/iysujit' nient. Voilà trois semaines que j'ai souvent des douleurs à défaillir; d'autres fois ce sont des oppressions ou bien des envies de vomir à table. Je crois qu'aujourd'hui je me serais pendu avec déhces, si l'orgueil ne m'en empê- chait; il est vrai que je suis tenté parfois de f tout

et la Dovary d'abord. Quelle sacrée mauvaise idée j'ai eue de prendre un sujet pareil! Ah! je les aurai connus les n/fi^es de l'art!

Je me donne encore quinze jours pour en finir; au bout de ce temps-là si rien de bon n'est venu, je lâche le roman indéfiniment et jusqu'à ce que je res- sente le besoin d'écrire. Je t'irais bien voir tout de suite, mais je suis tellement irrité, irritant, maussade, que

340 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ce serait un triste cadeau à te faire que ma visite S. n. d. D. comme je rage!

Je veux toujours écrire au Crocodile; mais franche-] ment je n'en ai ni l'énergie ni l'esprit.

Tu A'as avoir un beau jeudi, toi; je vous envie. Quelle bosse de Servante et de Fossiles!

J'ai relu avant-hier soir /Jan d'Islande : c'est bien farce! mais il y a un grand souffle là- dedans et c'est curieux (dïntention de Notre-Dame).

Adieu; je ne sais que te dire, sinon que je t'em- brasse. Tâche de m'envoyer de l'inspiration, c'est une denrée dont j'ai grand besoin pour le quart d'heure. Pensez à moi jeudi; ma pensée sera avec vous toute la soirée. Quelle pluie!

Le temps n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. Encore adieu; mille baisers tendres; à toi.

Â. la même.

Croisset, dimanche, 5 heures.

Bouilhet m'est revenu fort assombri ; il paraît que vous n'avez pas été gais là-bas, ce qu'il m'a dit de toi me navre, pauvre chère amie. Qu'as-tu donc? allons, relève-toi, tu as fait une fort belle chose, à ce qu'il parait. De l'orgueil! de l'orgueil! et toujours. il n'y a que ça de bon. Tu me verras avec Bouilliet quand il va aller te rejoindre. Que ne puis-je y rester! mais je sens, je suis sûr, que ce serait une insigne folie, et quand même cette conviction ne serait qu'une idée, comme on dit, ne suffit-il pas que j'aie cette idée pour qu'elle m'empêche et me trouble?

Bouilhet est pénétré de ta So-vnnte, il en trouve le

I

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3il

plan très émouvant, la conduite bonne et le vers con- tinuellement ferme; il m'a dit de très belles choses de cette œuvre ! la représentation au spectacle, la ser- vante servant l's actrices! etc., il paraît que tout cela est raide et a une haute tournure. En somme Bouilhet a une grande opinion de ta Servante. Qu'il me tarde de la voir! Le plaisir que cette nouvelle m'a causé est contrarié par l'idée que tu souffres. Qu'a donc ta santé depuis quelque temps? Tu te ronges, tu t'agites; ménage tes pauvres nerfs, soigne-toi mieux. Ce conseil bourgeois est plus facile à donner qu'à sui- vre; une chose cependant doit nous faire l'accepter: remarque que plus tu as brisé en toi l'élément sen- sible, plus l'intellectuel a grandi, à mesure que la passion a tenu moins de place dans ta vie, l'art s'est développé. Compare dans ton souvenir ce que tu faisais il y a quelques années au milieu des orages et co que tu as écrit depuis deux an^, et tu remercieras pi'ut-être toutes ces larmes versées qui te parais- saient si stériles. Dans cinquante ou soixante pages finirai fait un pas, et l'époque de mon séjour à Paris se rapprochera. Un peu de patience, pauvre Muse, encore quelques mois. Croyez-vous donc qu'il ne m'en coûte rien et que je vais m'amuser tout seul? Ovide chez les Scythes n'était pas plus abandonné que je vais l'être.

Comment se fait-il que j'aie fait tant de bonne be- sogne cette semaine? Bouilhet a été très content de mes comices (je n'ai plus qu'un point qui m'embarrasse); il trouve maintenant que c'est ardent, que ça marche franchement. Je me suis raidi et fouetté jusqu'au sang pour que mon héroïne soupire d'amour; j'ai presque pleuré de rage. Enfin encore un défilé de passé ou à peu près.

Allons, à bienir)t maintenant; prends courage, et si

29.

342 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

ta vie est mauvaise, si le soleil est pâle, est-ce que l'idéal n'est pas bon et l'art resplendissant? C'est là, c'est qu'il faut aller, comme dit la Mignon de Goethe. Mille baisers; tout à toi.

A la même.

Croisset, manJi soir, minuit.

Bouilhet ne m'a parlé que de toi toute la journée de dimanche ou du moins presque toute la journée. Il n'était pas gai ce pauvre garçon! eh bien, il oubliait ses chagrins pour ne penser qu'aux tiens. Dans quel diable d'état vous êtes-vous donc mis? Voilà de jolies dispositions à vous voir souvent 1 Ah ! aime-le ce pauvre Bouilhet, car W. t'aime d'une façon touchante et qui m'a touché, navré. J'ai passé un dimanche rude, et hier aussi, il faut n'ièmc que je sois bien attaché à ce grcdin-là, pour ne pas lui garder rancune (au fond du cœur) de tout ce (piil m'a prêché; cela m'a au con- traire émerveillé. 11 m'a ouvert à lui des horizons de sentiment qu'à coup sûr je ne lui connaissais pas : est-ce lui qui change ou moi? Il me semble pourtant que j'ai encore du feu au cœur. L'analyse que je fais continuellement sur moi me rend peut-être injuste à mon égard.

Et puis on ne pardonne pas assez à mes nerfs. Cela m'a ravagé la sensibihté pour le reste de mes jours. Elle s'émousse à tout bout de champ, s'use sur les moindres niaiseries, et pour ne pas crever, je la roule aussi sur elle-même et me contracte en boule comme le hé.isson qui montre toutes ses pointes. Je te fais souffrir, pauvre chère amie; mais penses-tu que ce soit par parti pris, par plaisir, et que je ne souffre

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 343

pas de savoir que je te rais souffrir? Ce ne sont pas des larmes qui me viennent à cette idée, mais des cris de rage plutôt! de rage contre moi-même, contre mon travail, contre ma lenteur, contre la destinée qui veut que cela soit. Destinée, c'est un grand mot; non, contre l'arrangement des choses et si je les dirige mainte- nant, je sens que tout croule; si je savais que le cha- grin te submergeât (et tu en as beaucoup depuis quelque temps, je le devine au ton de tes lettres; 1 encre porte une odeur pour qui a du nez, il y a tant (le pensées entre une hgne et l'autre ! et ce que l'on sent le mieux reste flottant sur le blanc du papier); si j'apprenais enfin, ou que tu me dises que tu n'y tiens plus de tristesse, je quitterais tout, et j'irais niinstaller à Paris, comme si la Bovary était finie, et sans plus penser à la Bovary que si elle n'existait pas. Je la reprendrais plus tard, car de déménager ma pensée avec ma personne c'est une tâche au-dessus de mes forces. Comme elle n'est jamais avec moi-même eL nullement à ma disposition, que je ne fais pas du tout ce que je veux, mais ce qu'elle veut, un pli de rideau mis de travers, une mouche qui vole, le bruit d'une charrette, bonsoir, la voilà partie! J'ai peu la laculté de Napoléon 1". Je ne travaillerais pas au bruit (lu canon, celui de mon bois qui pète suffit à me donner quelquefois des soubresauts d'elTroi. Je sais bien que tout cela est d'un enfant gâté et d'un piètre homme, en somme; mais enfin quand les poires sont gâtées on ne les rend pas vertes. 0 jeunesse ! jeunesse! que je te regrette! Mais t'ai-je jamais connue? Je me suis élevé tout seul, un peu par la méthode Baucher, parle système de l'équitation à l'écurie et de la pile en place, cela m'a peut-être cassé les reins de bonne heure? Ce n'est pas moi qui dis tout cela, ce sont les autres.

344 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Vous êtes heureux, vous autres, les poètes, vous avez un déversoir dans a^os A^ers. Quand quelque chose vous gêne, vous crachez un sonnet et ça sou- lage le cœur; mais nous autres pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et à moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui nous retombent sur l'âme, à toutes les glaires mo- rales qui nous prennent à la gorge!

Il y a quoique chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis lyrique, et je n'écris pas de vers. Je voudrais combler ceux que j'aime et je les fais pleurer. Voilà un homme, ce Bouilhet. Quelle nature complète ! Si j'étais capable d'être jaloux de quelqu'un, je le serais de lui; avec la vie abrutissante qu'il a menée et l^s bouillons qu'il a bus, je serais certai- nement un imbécile maintenant ou bien au bagne, ou pendu par mes propres mains. Les souffrances du dehors l'ont rendu meilleur, cela est le fait des bois de haute futaie, ils grandissent dans le vent et pous- sent à travers le silex et le granit, tandis que les espaliers, avec tout leur fumier et leurs paillassons, crèvent alignés sur un mur et en plein soleil. Enfin aime-le bien, voilà tout ce que je peux t'en dire et ne doute jamais de lui.

Sais-tu de quoi j'ai causé hier toute la soirée avec ma mère? de toi. Je lui ai dit beaucoup de choses qu'elle ne savait pas ou du moins qu'elle devinait à demi ; elle t'apprécie, et je suis sur que cet hiver elle te verra avec plaisir. Cette question est donc vidée.

La Dov'iry remarche. Bouilhet a été coirtent diman- che, mais il était dans un tel état d'esprit, et si dis- posé au tendre (pas à mon endroit cependant) qu'il l'a peut-être jugée trop bien. J'attends une seconde lecture

CORUESPONDANCE DE G. FLALDERT. 3i5

pniir être convaincu que je suis dans le bon chemin. .1' ne dois pas en être loin cependant, les comices me (li'inanderont bien encore six belles semaines (un bon mois après mon retour de Paris); mais je n'ai plus j.^uère que des difficultés d'exécution, puis il faudra récrire le tout, car c'est un peu lâché comme style. Plusieurs passages auront besoin d'être écrits, et d'autres désécrits ; ainsi j'aurai été depuis le mois de juillet jusqu'à la fin de novembre à écrire une sci'ne! et si elle m'amusait encore! mais ce livre, quelque bien réussi qu'il puisse être, ne me plaira jamais; maintenant que je le comprends bien dans son ensemble, il me dégoûte. Tant pis, c'aura été une bonne école. J'aurai appris à faire du portrait. J'en écrirai d'autres! Le plaisir de la critique a bien aussi son charme, et si un défaut que l'on découvre dans son œuvre vous fait concevoir une beauté supé- rieure, cette conception seule n'est-elle pas en soi- même une volupté, presque une promesse? Adieu, à bientôt.

A la même. Croisset, vendredi soir, minuit et demi.

J'ai passé une triste semaine, non pour le travail, mais par rapport à toi, à cause de toi, de ton idée. Je te dirai plus bas les réflexions personnelles qui en sont sorties. Tu crois que je ne t'aime pas, pauvre chère amie, et tu te dis que tu es dans ma vie une affection secondaire. Je n'ai pourtant guère d'affection humaine au-dessus de celle-là, et quant à des affec- tions de femme, je te jure bien que tu es la première, la seule, et j'al'lirme plus : je n'en ai pas eu de

346 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

pareille, ni de si longue, et de si douce, et de si pro- fonde surtout. Quant à cette question de mon instal- lation immédiate à Paris, il faut la remettre ou plutôt la résoudre tout de suite : cela m'est impossible main- tenant (et je ne compte pas l'argent que je n'ai pas et qu'il faut avoir). Je me connais bien, ce serait un hiver de perdu et peut-être tout le livre. Bouilhet en parle à son aise, lui qui heureusement a l'habitude d'écrire partout, qui depuis douze ans travaille continuelle- ment dérangé, mais moi c'est toute une vie nouvelle à prendre. Je suis comme une jatte de lait, pour que la crème se forme, il faut la laisser immobile. Ce-, pendant je te le répète : si tu veux que je ^ienne, maintenant, tout de suite, pendant un mois, deux mois, quatre mois, coûte que coûte, j'irai; tant pis! Sinon, voici mes plans et ce que je ferai : d'ici à la fin de la Bovarij je t'irai voir plus souvent, huit jours tous les deux mois sans manquer d'une semaine, sauf cette fois tu ne me reverras qu'à la fin de janvier; ainsi nous nous verrons ensuite au mois d'avril, de juin, de septembre, et dans un an je serai bien près de la fin. J'ai causé de tout cela avec ma mère ; ne l'accuse pas (même en ton cœur), car elle est plutôt de ton bord. J'ai pris avec elle mes arrangements d'argent et elle va faire cette année ses dispositions pour mes meubles, mon linge, etc. J'ai déjà avisé un domestique que j'emmènerai à Paris; tu vois donc que c'est une résolution inébranlable, et à moins que je ne sois crevé d'ici à trois cents pages environ, tu me verras installé dans la capitale. Je ne déménagerai rien de mon cabinet parce que ce sera toujours que j'écrirai le mieux, et qu'en définitive je passerai le plus de temps, à cause de ma mère qui se fait vieille; mais rassure- toi, je serai piété là-bas et bien.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 347

Sais-tu m'a mené la mélancolie de tout cela et

quelle oiivie elle m'a donnée? celle de f h tout

jamais la littérature, de ne plus rien faire du tout et d'aller Advre avec toi. Je me disais : l'art vaut-il tant de tracas, d'ennui pour moi, de larmes pour elle? A quoi bon tant de refoulements douloureux pour aboutir en définitive au médiocre? car je t'avouerai que je ne suis pas gai, j'ai de tristes doutes par moments et sur l'homme et sur l'œuvre, sur celle-ci comme sur les autres. J'ai relu Novembre, mercredi, par curiosité. J'étais bien le môme particulier il y a onze ans qu'au- jourd'hui ih. peu de chose près du moins, ainsi j'en

excepte une grande considération pour les p ,

que je n'ai plus que théorique et qui jadis était pratique); cela m'a paru tout nouveau, tant je l'a- vais oublié, mais ce n'est pas bon, il y a des mons- truosités de mauvais goût, et en somme l'ensemble n'est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de le récrire, il faudrait tout refaire, par ci par une bonne phrase, une bonne comparaison, mais pas de tissu de stijle. Conclusion : IS'ovembre suivra le che- min de V Education sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ah! quel nez fin j'ai eu dans ma jeunesse de ne pas le pubUer! comme j'en rougirais maintenant!

Je suis en train d'écrire une lettre monumentale au Crocodile. Dépêche-toi de m'envoyer la tienne, car voilà plusieurs jours que ma mère a écrit la sienne à M* Farmer et me persécute pour que je lui donne la mienne afin de la faire partir.

Je relis du Montaigne; c'est singulier comme je suis plein de ce bonhomme-là ! est-ce une coïncidence ou bien est-ce parce que je m'en suis bourré toute ane année à dix-huit ans je ne lisais que lui, mais

%m CORHr>PO?(l) CK DE G. fLACHBT.

ju MiiU é)>ahi son (II! mot*

iiif'iiies iiiaiiies. li y ■> lui, inai^ ' ' ' lioiK «'l A tui.

'.'liée ■•-- iuèmes

... j..,^3 .olon-

nuit te I

a

dimanche, 10 heuTM. ir« j'ai reçue de toi, ce

il Hst

.:■•> 'ie

.?; Nou*

.' venoDi

- .itt. etc.

leaûtfut

1%

CORRESPONDANCi; D G. FLALBERT. 349

autres. Soyons des miron-; ossissants de la vérité externe.

Non, n'incite pas de Li-' tu veux; soyons seuls 1<? va encore t'indigner, je c duHelder. Bouilhet a Lafontaine; j'ai d'aillei:

nr jeudi; le vendredi si

r lier jour. Quoique cela

'i luierai à descendre rue

mal à l'hôtel du Bon

écu dans ce quartier!

et puis, au lieu de m'épartrr des courses, cela m'en causerait plus; j'expédierai ornme de coutume les miennes le matin, puis .]• \' ulrai chez toi pour tout le reste du jour (sauf un o\ leux peut-être je n'y dînerai pas); je t'assure enfi [ue cela me dérangerait beaucoup de descendre ^i n du centre (expression provinciale). Bouilhet a -tL ontent de mes comices, refaits, raccourciset d' ' ' i l'ut arrêtés. Moi ça me parait un peu sanglé, lop cassé et rude, je

n'ai plus que cinq à sept j res pour que toute cette scène soit finie. Quand jf t ([uittée la dernière fois je croyais être bien avatnf. notre prochaine entre- vue! Quel mécompte 1 j't l'crit seulement vingt pages en deux mois, mais les en représentent bien cent!

Je te promets bien ^i i ivenir, c'est-à-dire cette année, je ne serai jamais ai )ngtemps sans venir.

«..«*«

A la i^me.

Croisset, uuit de mardi.

Sais-tu que tu m'ébloui par ta facilité ? En di.\ jours tu vas avoir écril -ix ontes! Je n'y comprends rien (bons ou mauvais, jf es admire). Moi, je suis comme les vieux aqnt'du.s il y a tant de détritus aux bords de ma pensée [u e circule lentement et ne II. 30

338 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

je suis ébahi souvent de trouver l'analyse très déliée de mes moindres sentiments! Nous avons mêmes goûts, mêmes opinions, même manière de vivre mêmes manies. Il y a des gens que j'admire plus qm lui, mais il n'y en a pas que j'évoquerais plus volon- tiers et avec qui je causerais mieux. A toi.

A la même.

Croisset, dimanche, 10 heures.

Quelle gentille et bonne lettre j'ai reçue de toi, ce matin, pauvre chère Musc! Quoique tu m'y dises de te répondre longuement, je ne le ferai pas, parce que Bouilhet est I^ ; je profite même de ce moment il est à faire ses adieux à ma mère pour t'envoyer ce mot. C'est son dernier dimanche, j'ai le cœur tout gros de tristesse. Quelle pitoyable chose que nous! Nous avons relu cet après-midi du Meiœnis; nous venons de parler de Du Camp, de Paris, de la poUtique, etc. Mnie douceurs et mille amertumes me reviennent ensemble, et maintenant, seul en face avec ta pen- sée, l'idée du chagrin continuel que je te causo se mêle à ces autres faiblesses. C'est comme si m^u âme avait envie de vomir ses anciennes digestions. L'idée de tes mémoires écrits plus tard dans nu- solitudes à nous deux m'a attendri. Moi aussi j'ai eu souvent ce projet vague. Mais il faut réserver cela pour la vieillesse, quand l'imagination est tarie. Rap- pelons-nous toujours que l'impersonnalité est le signe de la force; absorbons l'objectif et qu'il circule en nous, qu'il se reproduise au dehors sans qu'on puisse rien comprendre à cette chimie niei veilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu'à sentir celui des

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 319

autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe.

Non, n'invite pas de Lisle pour jeudi; le vendredi si tu veux; soyons seuls le premier jour. Quoique cela va encore t'indigner, je continuerai à descendre rue du Helder. Bouilhet a été assez mal h l'hôtel du Bon Lafontaine; j'ai d'ailleurs assez vécu dans ce quartier! et puis, au lieu de m'épargner des courses, cela m'en causerait plus; j'expédierai comme de coutume les miennes le matin, puis je viendrai chez toi pour tout le reste du jour (sauf un ou deux peut-être je n'y dînerai pas); je t'assure enfin que cela me dérangerait beaucoup de descendre si loin du centre (expression provinciale). Bouilhet a été content de mes comices, refaits, raccourcis et définitivement arrêtés. Moi ça me paraît un peu sanglé, un peu trop cassé et rude, je n'ai plus que cin({ à sept pages pour que toute cette scène soit finie. Quand je t'ai quittée la dernière fois je croyais être bien avancé à notre prochaine entre- vue! Quel mécompte! j'ai écrit seulement vingt pages en deux mois, mais elles en représentent bien cent!

Je te promets bien qu'à l'avenir, c'est-à-dire cette année, je ne serai jamais si longtemps sans venir.

A la même.

Croisset, nuit de mardi.

Sais-tu que tu m'éblouis par ta facilité ? En dix jours tu vas avoir écrit six contes! Je n'y comprends rien (bons ou mauvais, je les admire). Moi, je suis comme les vieux aqueducs : H y a tant de détritus aux bords de ma pensée qu'elle circule lentement et ne II. 30

350 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tombe que goutte à goutte du bout de ma plume. Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, re- prends vite ta Servant'^! soigne la fin, il faut que la folie de Mariette soit hideuse. La hideur dans les «i sujets bourgeois doit remplacer le U-agique qui leur f| est incompatible. Quant aux corrections, avant d'en faire une seule, remédite l'ensemble et tâche surtout d améliorer, non par des coupures, mais par une créa- tion nouvelle. Toute correction doit être faite avec sens ; il faut bien ruminer son objectif avant de son- ger à la forme, car elle n'arrive bonne que si l'illu- ! sion du sujet nous obsùde. Serre tout ce qui est de j Mariette et ne crains pas de développer (en action, ! bien entendu) tout ce qui est de la servante. Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l'anecdote. Pense le plus possible à toutes les servantes.

Et maintenant causons de nous. Tu es triste, et moi aussi. Depuis mardi matin jusqu'à jeudi soir, c'était à en crever. J'ai senti (comme ce jour dans la baie de Naples j'allais me noyer, et ma peur me faisant peur cessa de suite) que mon sentiment me submergeait. J'avais une fureur sans cause; mais j'ai lâché dessus des robinets d'eau glacée, et me revoilà debout. L'absence de Bouilhet m'est dure; joins-y les idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, le monologue que je me tiens au coin de mon feu et je nie dis : « Elle m'accuse, elle pleure! » et les phrases à faire, le mot qu'on cherche!... Quelle saleté que la vie ! quel maigre potage couvert de cheveux!

Ne nous plaignons pas; nous sommes des pri-\ilé- gi js ! Nous avons dans la cervelle des éclairages au gaz! et il y a tant de gens qui grelottent dans une mansarde sans chandelle!

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3ol

Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie! Non, ne pleure pas, évoque la compagnie des œuvres à faire; appelle des figures éternelles. Au-dessus de la vie, au-dessus du bonheur, il y a quelque chose de bleu, d'incandescent au grand ciel immuable et subtil dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à animer des mondes. La splendeur du génie n'est que le reflet pâle du verbe caché, mais si ces manifesta- tions nous sont à nous autres impossibles à cause de la faiblesse de nos natures, l'amour, l'amour, l'aspi- ration nous y renvoie, elle nous pousse vers lui, nous y confond, nous y mêle. On peut y vivre; des peuples entiers n'en sont pas sortis, et il y a des siècles qui ont ainsi passé dans- l'humanité comme des comètes dans l'espace tout échevelés et sublimes. Tu te plains de ce que nous ne sommes pas dans les conditions or- dinaires, mais c'est le mal de vouloir s'étendre sur la vie, comme faisait Elisée sur le cadavre du petit enfant; on a beau se ratatiner, on est trop grand, et la putréfaction ne palpite pas sous nous. L'immense désir ne soulève même pas la patte d'une mouche et nos meilleures voluptés nous font pleurer comme nos pires deuils. Si j'étais cet égoïste dont on parle, je tiendrais d'autres discours. Avec quel soin, au con- traire, dans l'intérêt de ma vanité ou de mes plaisirs, ne déclamerais-je pas sur les doux trésors de ce bas monde! Les hommes, en effet, veulent toujours se faire aimer, même quand ils n'aiment point, et moi, si j'ai souhaité quelquefois que tu m'aimasses moins, c'était dans les moments je t'aimais le plus, quand je te voyais souffrir à cause de moi. Dans ces mo- ments-là j'aurais voulu être crevé. Tu n'as qu'à de- mander à Bouilhet si lundi soir, alors que tu me jugeais si irrité contre toi, demande-lui, dis-je, si

352 CORRESPO^'DA^•CE DE G. FLAUBERT.

ce n'était pas plutôt contre moi-même que toute cette irritation se tournait.

Comment se fait-il que depuis huit jours j'aie bien travaillé, quand il me semble que je ne pense pas du tout à mon travail? J'ai écrit cinq pages. .T'aurai dé- finitivement fini les comices à la fin de la semaine prochaine. Si tout continuait à marcher comme cela, j'aurais fini cet été; mais sans doute que je m'abuse; pourtant il me semble que c'est bon. Peut-être est- ce l'envie que j'ai d'avoir fini et de nous rejoindre enfin d'une manière plus continue, qui me chauffe en dessous sans que je m'en doute.

A la même. *

Groisset, nuit de mercre li, 1 heure.

Voilà sept jours que je vis d'une drôle de manière et charmante. C'est d'une régularité si continue qu'il m'est impossible de m'en rien rappeler, si ce n'est l'impression. Je me couche fort tard et me lève de même. Le jour tombe de bonne heure, j'existe à la lueur des flambeaux ou plutôt de ma lampe. Je n'entends ni un pas, ni une voix humaine, je ne sais ce que font les domestiques, ils me servent comme des ombres ; je dîneavec mon chien; je fume beaucoup, me chauffe raide et travaille fort : c'est superbe ! Quoique ma mère ne me dérange guère d'habitude, je sens pourtant une différence et je peux du matin au soir et sans aucun incident, si léger qu'il soit, suivre la même idée et retourner la même phrase. Pourquoi ai-je cet allégement dans la solitude ? pourquoi étais-je si gai et si bien portant (physiquement) dès que j'entrais dans le désert? pour(pioi tout enfant m'en-

, CORUESrU.NUANCE DE G. FLALUEllT. 3:13

fermais-je seul pendant des heures dans un apparte- ment? La civilisation n'a point usé chez moi la bosse du sauvage, et malgré le sang de mes ancêtres (que j'ignore complètement et qui sans douio étaient de fort honnêtes gens), je crois qu'il y a en moi du Tar- tare et du Scythe, du Bédouin, du Peau-Rouge, Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a du moine. J'ai toujours beaucoup admiré ces bons gaillards, qui vivaient soli- tairement, soit dans l'ivrognerie ou dans le mysticisme; cela était un joli soufflet donné à la race humaine, à la vie sociale, à l'utile, au bien-être commun. Mais maintenant! l'individualité est un crime, le xvui* siè- cle a nié Vdme, et le travail du xix" sera peut-être de tuer Yhonnnn; tant mieux do crever avant la fin ! car je crois qu'ils réussiront; quand je pense que presque tous les gens de ma connaissance s'étonnent de la manière dont je vis, laquelle me semble à moi la plus naturelle et la plus normale. Cela me fait faire des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce, car c'est une corruption que de ne pas se suffire à soi-même. L'âme doit être complète en soi ; il n'y a pas besoin de gravir les montagnes ou de descendre au fleuve pour puiser de l'eau ; dans un espace grand comme la main, enfoncez la sonde et frappez dessus, il jailUra dos fontaines. Le puits artésien est un sym- bole, et les Chinois, qui l'ont connu de tout temps, sont un grand peuple.

Si tu étais dans ces principes-là, chère Muse, tu pleurerais moins et tu ne serais pas maintenant à cor- riger la Servante. Mais non, tu t'acharnes à la vie, tu veux faire résonner ce sot tambour qui vous crève sous le poing à tout moment et dont la musique n'est belle qu'en sourdine, quand on lâche les cordes au lieu de les tendre. Tu aimes Texistence, toi, tu es

30

3o4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. -

une païenne et une méridionale, tu respectes les pas- sions et tu aspires au bonheur. Ah ! cela était bon quand on portait la pourpre au dos, quand on vivait sous un ciel bleu et quand, dans une atmosphère se- reine, les idées jeunes écloses chantaient sous des for- mes neuves comme sous un feuillage d avril des moi- neaux joyeux. Mais moi je la déteste la vie; je suis un catholique, j'ai au cœur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes ; mes tendresses d'es- prit sont pour les inactifs, pour les rêveurs, je suis em- bêté de m'habiller, de me déshabiller, de manger, etc. Si je n'avais peur du haschisch, je m'en bourrerais au Ueu de pain, et si j'ai encore trente ans à vivre, je les passerais couché sur le dos, inerte et à l'état de bûche. J'avais cru que tu me tiendrais compagnie dans mon âme et qu'il y aurait autour de nous un grand cercle qui nous séparerait des autres; mais non, il te faut à toi les choses normales et voulues; je ne suis pas comme un amant doit être. En effet peu de gens me trouvent comme un jeune homme doit être. 11 te faut des preuves, des faits. Tu m'aimes énormément, beaucoup, plus qu'on ne m'a jamais aimé et qu'on ne m'aimera ; mais tu m'aimes comme une autre m'aimerait, avec la même préoccupation (les plans secondaires et les mêmes misères inces- santes.

Tu t'irrites pour un logement, pour un départ, pour une connaissance, et si tu crois que came fâche, non, non ; mais cela me chagrine et me désole pour toi. Comprends-le donc, tu me fais l'effet d'un enfant qui prend toujours les couteaux de sa poupée pour se hacher les doigts et qui se plaint des couii aux. L'en- fant a raison, car ses pauvres doigts saignent, mais est-ce la faute des couteaux? ne faut-il plus qu'il y ait

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 355

de fer au monde? il faut alors prendre des soldats de plomb, c'est plus facile à tordre.

Ah ! chère et vieille amie, car voilà huit ans que nous nous connaissons, tu m'accuses ! Mais t'ai-je jamais menti? sont les serments que j'ai violés et les phrases que j'ai dites que je ne redise point? Qu'y a-t-il de changé en moi si ce n'est toi ? ne sais-tu pas que je ne suis plus un adolescent et que je l'ai regretté pour toi et pour moi? Comment veux-tu qu'un homme abruti d'art comme je le suis, conti- nuellement affamé d'un idéal qu'il n'atteint jamais, dont la sensibihté est plus aiguisée qu'une lame de rasoir et qui passe sa vie à battre le briquet dessus pour en faire jaUhr des étincelles, etc., etc ; comment veux-tu que celui-là aime avec un cœur de vingt ans et qu'il ait cette ingéniosité des passions qui en est la fleur? ïu me parles de tes derniers beaux jours; il y a longtemps que les miens sont partis, et je ne les re- grette pas; tout cela était fini à dix-huit ans; mais des gens comme nous devraient prendre un autre langage pour parler d'eux-mêmes; nous ne devons avoir ni beaux ni vilains jours. HéracUte s'est crevé les yeux pour mieux voir ce soleil dont je parle. Allons, adieu; écoute Bouilhet, c'est un maître homme et qui non seu- lement sait faire des vers, mais qui a du jugement, comme disent les bourgeois, chose qui manque géné- ralement aux bourgeois et aux poètes.

Adieu encore; mille baisers au cœur; à toi.

A. la même.

Croisset, dimanche soir, 1 heure.

D'abord je ne te sais nul gré de faire de beaux vers : tu les ponds comme une poule les œufs, sans en avoir

356 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

conscience (c'est dans la nature, c'est le bon Dieu qui t'a fait comme ça). Rappelle-toi encore une fois que les perles ne font pas le collier, c'est le fil, et c'est parce que j'avais admiré dansla/*a?/san>îeun fil transcendant, que j'ai été choqué de ne plus l'apercevoir si net dans * la Servante. Tu avais été, dans la Paysanne, shakes- pearienne, impersonnelle. Ici tu t'es un peu ressentie de l'homme que tu voulais peindre : le lyrisme, la fantaisie, l'indiA'iduaUté, le parti pris, les passions de l'auteur s'entortillent autour de ton sujet, ce/a est plus jeune, et, s'il y a une supériorité de forme incontes- table, des morceaux superbes, l'ensemble ne vaudra jamais l'autre parce que la Paysanne a été imaginée, que c'est un sujet de toi, et en imaginant on reproduit la généralité, tandis qu'en s'attachant à un fait vrai, il ne sort de notre œuvre que quelque chose de contin- gent, de relatif, de restreint. Tu m'objectes n'avoir pas voulu faire de didactique. Qui te parle de didactique? S'il fallait refaire la Servante! maintenant il est trop tard, et au reste peu importe ; une fois le titre mis de côté, il reste une fort belle œuvre et émouvante ; mais éloigne tout ce qui n'est pas nécessaire à l'idée même de ton sujet. Aussi pourquoi le grand artiste à la fm qui vient parler à ^Mariette? à quoi bon ce personnage com ploiement inutile? Soigne les dialogues et évite surtout de dire vulgairement les choses vulgaires. // faut que tous les vers soient des vers.

La continuité constitue le style comme la constance fait la vertu. Pour remonter les courants, pour être bon nageur, il faut que do l'occiput jusqu'au talon le corps soit couché sur la même hgne, on se ramasse comme un crapaud et l'on se déploie sur toute la surface en mesure, de tous les membres, tête basse et serrant les dents : l'idée doit faire de même à tra-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. So?

vers les mots et ne point clapoter en tapant de droite et de gauche, ce qui n'avance à rien et fatigue.

Dis-moi donc et n'oublie pas, si je n'ai point commis une grande sottise en décachetant le dernier paquet (lu Crocodile et en envoyant directement la lettre à M. B... C'était pour t'épargner un port de lettre consi- dérable, voilà tout. Réponds-tu au Crocodile? Encore 1111 mot sur tes lettres, nous causerons de nous en- suite. C'est à propos delà comédie que l'on va insérer dans le Pai/s: tu t'étonnes de la pudibonderie de Cohen, eh bien ! il est de l'opinion générale. Sois sûre que ce qu'il dit, d'autres le pensent et ne le disent pas.

Voilà nous en sommes. Tu as vu le scandale de Sainte-Beuve qui trouvait que tu manquais de déUca- tisse : ce sont de ces choses dont il faut profiter ou plutôt qu'U faut exploiter au profit même de son duvre. Soyons donc contenus, chastes, sans rien nous interdire comme intention, mais surveillons-nous sur 1rs mots.

Quant à publier, je ne suis pas de ton avis. Cela sert. Que savons-nous s'il n'y a pas à cette heure dans quelque coin des Pyrénées ou de la basse Bretagne un pau\Te être qui nous comprenne ? on publie pour les amis inconnus. L'imprimerie n'a que cela de beau, c'est un déversoir plus large, un instrument de sym- pathie qui va frapper à distance. Quant à publier maintenant, je n'en sais rien. Lancer à la fois la Ser- vante et la /{e/igiei'se serait peut-être plus imposant comme masse et contraste. Non! je n'ai pas pour tout un détachement sépulcral, car rien que d'apprendre tes petites réussites de librairie m'a fait plaisir. Je suis bien peu détaché de toi, va! pauvre Muse ! moi qui voudrais te voir riche, heureuse, reconnue, fêtée, enviée! Mais je veux par dessus tout te voir grande.

358 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Ce qui fait te méprendre, c'est que j'en veux à ceci : Vaspiratioa au bonheur par les faits, par l'action. Je hais cette béatitude terrestre, cela me semble une manie médiocre et dangereuse. Vivent Tamour, l'ar- gent, le vin, la famille, la joie et le sentiment! Prenons de tout cela le plus que nous pourrons, mais n'y croyons point. Soyons persuadés que le bonheur est un mythe iuA^enté par le diable pour nous déses- pérer. Ce sont les peuples persuadés d'un Paradis qui ont des imaginations tristes. Dans l'antiquité l'on n'espérait (et encore !) que des Champs Élysées fort plats, la vie était aimable. Je ne te blâme que de cela, toi, pauvre chère Muse, de demander des oranges aux pommiers. .\ toi.

A la même.

Croisset, nuit de vendredi, 2 heures.

Il fautt'aimer pour t'écrirece soir, car je suis épuisé^ j'ai un casque de fer sur le crâne; depuis 2 heures de l'après-midi (sauf vingt-cinq minutes à peu près pour diner) j'écris de la Bovary, je suis à leur prome- nade à cheval, en plein, au milieu; on sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j'aie passée dans l'illusion complètement et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, à 6 heures, aumomentoùj'écrivaislemotattaquedenerfs, j'étais si emporté, je gueulais si fort et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur moi-même d'en avoir une, je me suis levé de ma table et j'ai ouvert la fenêtre pour me calmer; la tête me tournait; j'ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête, une sorte de lassitude

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3j0

pleine d'énervements, et puisque je suis tians Vamour, il est bien juste que je ne m'endorme pas sans t'en- v^oyer leur caresse, un baiser et toutes les pensées qui me restent. Cela sera-t-il bon? je n'en sais rien (je me bâte un peu pour montrer h Bouilhct un ensemble pand il va venir) ; ce qu'il y a de sûr, c'est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela con- tinue ! car je suis fatigué de mes lenteurs ; mais je edoute le réveil, les désillusions, les pages recopiées ! ^'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui par exem- ple homme et femme tout ensemble, amant et maî- tresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par une après-midi d'automne sous des feuilles jaunes et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'on se disait et le soleil rouge qui faisait s'cntrefermer leurs paupières noyées d'amour. Est-ce orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d'une sa- tisfaction de soi-même exagérée? ou bien un vague et noble sentiment de reUgion? Mais quand je rumine après les avoir senties cesjouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au bon Dieu si je savais qu'il pût m'entendre. Qu'U soit donc béni pour ne pas m'avoir fait naître marchand de coton, vaudevilUste, homme d'esprit, etc.! Chantons Apollon comme aux premiers jours, aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos gui- tares et nos cymbales, et tournons comme des der- viches dans l'éternel brouhaha des formes et des idées :

Qu'importe à mou orgueil qu'au vain peuple m'accuse... Ceci doit être un vers de M. de Voltaire, quel-

360 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

que part, je ne sais où, mais voilà ce qu'il faut ^e dire. Oh oui ! va, pauA^re Muse, tu as bien raison : -^i j'étais riche, tous ces gens-là baiseraient tes souliei >, pas même tes souliers, mais la trace, l'ombre! Tel f ^t le courant des choses. Pour faire delà hltérature étant femme, il faut avoir été passée dans l'eau du Styx.

Bouilhet ne m'a écrit dans ces derniers temps que des lettres fort courtes et ne me parle pas de sa dnl-^ cinée. Celte femme est rouée, elle connaît le monde,' elle pourra ouvrir à Bouilhet des horizons nouveaux... piètres horizons il est vrai! mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du cor]i'i social depuis la cave jusqu'au grenier, même ne jias oublier les latrines et surtout ne pas oublier les latri- nes ! Il s'y élabore une chimie meilleure, il s'y fait des décompositions fécondantes. Qui sait à quels sms d'excréments nous devons le parfum des roses el la saveur des melons? A-t-on compté tout ce qu'il faul > !<; bassesses contemplées pour constituer une grandt-ur d'âme? tout ce qu'il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supphcis pour écrire une bonne page? Nous sommes cela mms autres, des vidangeurs et des jardiniers, nous tirons des putréfactions de riiumanité des délectations pour elle-même, nous faisons pousser des bannettes de fleurs sur des misères étalées. Le fait se distille dans la forme et monte en haut comme un pur encens de l'Esprit vers lÉternel, l'immuable, l'absolu, l'idéal.

J'ai bien vu le père *** passer dans la rue avec sa redingote et son cliion. Pauvre bonhomme:, comme il se doute peu! As-tu songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à cette quan- tité d'hommes qui ont des maîtresses, à tous ces mé- nages? Que de mensonges, de larmes et d'angoisses !

COHUHSI'O.NU.VNCl:; DE (J. FLALBlillT. 3G1

C'est de tout cela que ressort le grotesque et le tra- gique ; aussi, l'un et l'autre ne sont que le même masque qui recouvre le même uéant et la fantaisie rit au milieu comme une rangée de dents blanches au- dessous d'un bavolet noir.

Adieu, chère bonne Muse ; de t'écrire m'a passé mon mal au front que je mets sous tes lèvres et vais me coucher.

Encore adieu.

A la même. Croisset, mercredi, 11 heures du soir

Sois sans inquiétude, pauvre amio, ma santé est meilleure que jamais. Rien de ce qui vient de moi ne me fait mal. C'est l'élément extérieur qui me blesse, m'agite et m'use. Je pourrais travailler dix ans de suite dans la plus austère soUtude sans avoir un mal de tête ; tandis qu'une porte qui grince, la mine d'un bourgeois, une proposition saugrenue, etc., me font battre le cœur, me révolutionnent. Je suis comme ces lacs des Alpes qui s'agitent aux brises des vallées ce qui souffle d'en bas à ras du sol), mais les grands vents des sommets passent par dessus sans rider leur surface et ne servent au contraire qu'à chasser la brume ; et puis ce qui plaît fait-il jamais du mal? la vocation suivie patiemment et naïvement devient une fonction presque physique, une manière d'exister qui embrasse tout l'individu. Les dangers de l'excès sont impossibles pour les natures exagérées.

J'ai reçu la nouvelle de la chute de M" Augier et Sandeau. Que ces deux gaillards-là aient un rapla- tissement congru, charmant! Je suis toujours content de voir les gens d'argent enfoncés.

II. 31

362 COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

Ah! gens d'esprit, qui vous moquez de l'art par amour des petits sous, gagnez-en donc de l'argent! Quand je songe que quantité de gens de lettres main- tenant jouent à la Bourse! Si cela n'est pas à faire vomir! quoique la Seine, à cette heure, soit froide, j'y prendrais de suite un bain pour avoir le plaisir de les voir crever de faim dans le ruisseau tous ces misérables-là. Rien ne m'indigne plus, dans la vie réelle, que la confusion des genres. Comme tous ces poètes-là eussent été de bons épiciers il 3' a cent ans, quand il était impossible de gagner de l'argent avec sa plume! quand ce n'était pas un métier (la co- lère qui m'étoufl'e m'empêche de pouvoir écrire lit- téral). La mine de Badiiiguet, indigné de la pièce ou plutôt de l'accueil fait à la pièce! Hinaurme! splen- dide I ce brave Badinguet ! qui désire des chefs-d'œuvre en cinq actes encore, et pour relever les Français ! Comme si ce n'était pas assez d'avoir relevé l'ordre, la reUgion, la famille, la propriété, etc., sans vouloir re- lever les Français! Quelle nécessité, mais quelle rage de restauration! Laisse donc crever ce qui a envde de mourir. Un peu de ruines (c'est une des conditions du paysage historique et social). Ce pauvre Augier, qui dine si bien, qui a tant d'esprit et qui me déclarait, à moi, n'avoir jamais fourré le nez dans ce bouquin- (en parlant de la Bible)!

As-tu jamais remarqué comme tout ce qui esipou- voir est ^tupide? En fait d'art, ces excellents gouver- nements (rois ou républicains) s'imaginent qu'il n'y a qu'à commander la besogne, et qu'on va leur fournir ; ils instituent des prix, des encouragements, des aca- démies, et ils n'oublient qu'une seule chose, une toute petite chose sans laquelle rien ne vit, l'atmosphère. Il y a deux espèces de littératures, celle que j'appellerais

CORRESPONDANCE DE G; FLAUBERT. 303

la nationale (et la meilleure), puis la lettrée, l'indi- viduelle. Pour la réalisation de la première, il faut dans la masse un fonds d'idées communes, une soli- darité (qui n'existe pas), un lien; et pour l'entière ex- pansion de l'autre, il faut la liberté^ mais quoi dire? et sur quoi parler maintenant? Gela ira en empirant, je le souhaite et je l'espère. J'aime mieux le néant que le mal et la poussière, que la pourriture ; et puis l'on se relèvera! l'aurore reviendra! nous n'y serons plusl-quimporte ?

Je ne t'ai point parlé du Tigre de de Lisle, j'ai oublié l'autre jour. Eh bien, j'aime mieux le Bœuf, et de beaucoup; voici mes raisons. Je trouve la pièce iné- gale et faite comme en deux parties; toute la seconde, à partir de Lui, baigné par la flamme, est superbe. Mais il y a bien des choses dans ce qui précède, que je n'aime pas ; d'abord la position de la bête, qui s'en- dort le ventre en l'air, ne me semble pas naturelle, jamais un quadrupède ne s'endort le ventre en l'air.

La langue rude et rose va pendant.

Rude, et va pendant est exagéré de tournure. Ce vers :

Toute rumeur s'éteint autour de son repos

est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce qui suit; ces deux mots rumeur et rcj.os qui sont pres- que métaphysiques, qui sont non imagés, me sem- blent d'un efTet mou et lâche. Ainsi intercalé dans une description très précise, je vois bien qu'il a voulu mettre un vers de transition très calme et simple: eh bien, alors, s'éteint est chargé, car c'est une méta- phore par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le tigre de vue avec la panthère, les pythons, la cantha- ride (ou bien alors il n'y en a pas assez, le plan secon-

364

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

daire n'étant pas assez long se mêle un peu au prin- cipal et l'encombre). Musculeux, à pythons, ne me semble pas heureux; sur les serpents, voit-on .sai//«' les muscles? le l'oi ra?/é, voilà un accotement de mots disparates, le roi (métaphore) rayé (technique), si c'est roi qui est l'idée principale, il faut une épithète déri- vant de l'idée de roi. Si c'est rayé, au contraire, sur qui doive se porter l'attention, il faut un substantif en rapport avec i^ayé, et il faut appeler le tigre d'un nom qui, dans la nature, ait des raies; or un roi n'est pas rayé. A partir de là, la pièce me parait fort belle,

Mais l'onibre en nappe noire à l'horizon descend est bien ample, bien calme.

Le vent passe au sommet des bambous, il s'envole Et. ,

Superbe. Je n'aime pas à cette place, dans un milieu si raide, les nocturnes gazelles, pour dire qui viennent pendant la nuit. C'est une expression latine ; n'im- porte, c'est trop poétique à côté d'un vers aussi vrai que celui-ci :

Le frisson de la faiiyi fait palpiter son flanc.

Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes. .

Je te prie de ne point lui faire part de mes im- pressions; ce garçon est assez malheureux sans que mes critiques s'y joignent.

Enault doit être splendide, depuis qu'il est revenu d'Orient mous allons avoir encore un voyage d'Orient! impressions de Jérusalem! Ah! mon Dieu, descrip- tions de pipes et de turbans; on va nous apprendre encore ce que c'est qu'un bain, etc.

Ce que tu nu» dis de la lecture des Fossiles h Piclial et

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

365

à Maxime ne m'a nullement surpris. Bouilhet ne m'en a pas parlé, il ne m'écrit que de simples billets; ils sont tous, ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant, qu'il leur est impossible de se recueillir pour écouter d'abord; puis, quand môme ils eussent écouté, c'est une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour tout le monde. L'observation de Du Camp : « Quel malheur que les bêtes ne soient pas nommées! » prouve qu'il a perdu toute notion de style, la « supé- riorité de l'idée sur la description » est de même ar- chi-rare. On en est arrivé maintenant à une telle fai- blesse de goût, par suite du régime débiUtant que nous suivons, que la moindre boisson vous stupéfie et vous étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature française n'a pris l'air, elle a fermé sa fenêtre à la na- ture. Aussi le vent des quelques horizons oppresse- t-il d'étoufTornents les gens d' esprit! Il m'a été dit, il y a cinq ou six ans, un mol profond par un Polonais, à propos delà Russie : « Son esprit nous envahit déjà »; il entendait par l'absolutisme, l'espionnage, l'hy- pocrisie rehgieuse , enfin , l'antiUbérahsme sous toutes ses formes. Or, nous en sommes en Utté- rature aussi. Rien que du vernis, et puis le barbare en dessous, barbarie en gants blancs! pattes de co- saques aux ongles décrassés ; pommade à la rose, qui sent la chandelle. Oh ! nous sommes bas ! et il est triste de faire de la liltérature au xix'' siècle! On n'a ni base ni écho, on se trouve plus seul qu'un Bédouin dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les sources cachées sous le sable, il a l'immensité tout autour de lui, et les aigles volant au-dessus.

Mais nous! nous sonmies comme un homme qui tomberait dans le chemin de Montfaucon, sans bottes fortes, on est dévoré par les rats. C'est pour cela qu'il

31.

364 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

daire n'étant pas assez long se mêle un peu au prin- cipal et l'encombre). Musculeax^ à pythons, ne me semble pas heureux; sur les serpents, A^oit-on .sai//tr •les muscles? le J^oi rayé, voilà un accotement de mots disparates, le roi (métaphore) ra^'é (technique), si c'est roi qui est l'idée principale, il faut une épithète dc7'i- vant du l'idée de roi. Si c'est rayé, au contraire, sur qui doive se porter l'attention, il faut un substantif en rapport avec rmjé, et il faut appeler le tigre d'un nom qui, dans la stature, ait des raies; or un roi n'est pas rayé. A partir de là, la pièce me parait fort belle,

Mais l'ombre en uappe noire à l'horizon descend est bien ample, bien calme.

Le veut passe au sommet des bambous, il s'envole Et.

Superbe. Je n'aime pas à cette place, dans un milieu si raide, les nocturnes gazelles, pour dire qui viennent pendant la nuit. C'est une expression latine ; n'im- porte, c'est trop poétique à côté d'un vers aussi vrai que celui-ci :

Le frisson de la faim fait palpiter son flanc.

Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes. .

Je te prie de ne point lui faire part de mes im- pressions; ce garçon est assez malheureux sans que mes critiques s'y joignent.

Enault doit être splendide, depuis quil est revenu d'Orient; nous allons avoir encore un voyage d'Orient! impressions de Jérusalem! Ah! mon Dieu, descrip- tions de pipes et de turbans; on va nous apprendre encore ce que c'est qu'un bain, etc.

Ce que tu nie dis de la lecture des Fossiles h Pichal et

CORRESPONDANCE DE G. FLAUUERT. 365

à Maxime ne m'a nullement surpris. Bouilhet ne m'en a pas parlé, il ne m'écrit que de simples Ijillets; ils sont tous, ces braves gens-là, dans un milieu tellement bruyant, qu'illeur est impossible de se recueillir pour écouter d'abord; puis, quand même ils eussent écouté, c'est une de ces œuvres originales qui ne sont pas faites pour tout le monde. L'observation de Du Camp : « Quel malheur que les bêtes ne soient pas nommées! » prouve qu'il a perdu toute notion de style, la « supé- riorité de l'idée sur la description » est de même ar- chi-rare. On en est arrivé maintenant à une telle fai- blesse de goût, par suite du régime débilitant que nous suivons, que la moindre boisson vous stupéfie et vous étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature française n'a pris l'air, elle a fermé sa fenêtre à la na- ture. Aussi le vent des quelques horizons oppresse- t-il d'étoufTernents les gens iC esprit! Il m'a été dit, il y a cinq ou six ans, un mot profond par un Polonais, à propos de la Russie : « Son esprit nous envahit déjà »; il entendait par l'absolutisme, l'espionnage, l'hy- pocrisie rehgieuse , enfin , l'antiUbérahsme sous toutes ses formes. Or, nous en sommes en htté- rature aussi. Rien que du vernis, et puis le barbare en dessous, barbarie en gants blancs ! pattes de co- saques aux ongles décrassés ; pommade à la rose, qui sent la chandelle. Oh ! nous sommes bas ! et il est triste de faire de la Ultérature au xix" siècle! On n'a ni base ni écho, on se trouve plus seul quïm Bédouin dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les sources cachées sous le sable, il a l'immensité tout autour de lui, et les aigles volant au-dessus.

Mais nous! nous sommes comme un homme qui tomberait dans le chemin de Montfaucon, sans boites fortes, on est dévoré par les rais. C'est pour cela qu'il

31.

366 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

faut avoir des bottes fortes! et à talons hauts, à clous pointus et à semelles de fer, pour pouvoir rien qu'en marchant écrase7\

C'est au mois de février, tu sais, enfin à mon pro- chain voyage, que je te ferai mon cadeau de jour de l'an. Je t'envoie mille baisers. Adieu, chère amie, à toi.

A la même.

Croisset, nuit de lundi, 1 heure.

J'espère bien, dans une quinzaine, que je te verrai, bonne chère amie ! Quant à te dire le jour de mon arrivée précis, je n'en sais rien.

J'en reAdens à mon idée, sur Leconte de Lisle : ce qui manque à son talent comme à son caractère, c'est le côté moderne. La couhur en mouvement. Avec son idéal de passions nobles, il ne s'aperçoit pas qu'il se dessèche pratiquement, qu'il se stérihse littéraire- ment. L'idéal n'est fécond, que lorsqu'on y fait tout rentrer. C'est un travail d'amour et non d'exclusion. "Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante ; on a de plus en plus diminué des livres la nature, la franchise, le caprice, la personnaUté, et même l'érudition comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque, et dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque anéanti la gaillardise et l'aménité, les grandes ma- nières, et les genres de vie Ubrcs, lesquels sont les féconds. On s'est guindé vers la décence ! Pour cacher des écrouelles, on a haussé sa cravate. L'idéal ja- cobin et l'idéal Marmontellien peuvent se donner la main. Notre délicieuse époque est encore en:ombrée par cette double poussière. Robespierre et M. de la

CORRESPONDANCE DE. G. FLAUBERT. 307

Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je crois qu'il y a quelque chose au-dessus de tout cela, à savoir : l'acceptation ironique de l'existence et sa refonte plastique et complète par l'art. Quant à nous, vivre ne nous regarde pas, ce qu'il faut chercher, c'est ne pas souffrir.

J'ai passé deux exécrables journées, samedi et hier. Il m'a été impossible d'écrire une hgne ; ce que j'ai juré, gâché de papier et trépiyué de rage, est impos- sible à savoir. J'avais à faire un passage psychologico- nerveux des plus déliés, et je me perdais continuelle- ment dans les métaphores, au lieu de préciser les faits. Ce Uvre, qui n'est quen style, a pour danger continuel le style même, la phrase me grise et je perds de vue l'idée. L'univers entier me sifflerait aux oreilles, que je ne serais pas plus abimé de honte que je ne le suis quelquefois. Qui n'a senti de ces impuissances, il semble que votre cervelle se dissout comme un paquet de linge pouiri? et puis le vent resouffle, la voile s'enfle. Ce soir, en une heure, j'ai écrit tout une demi-page. Je l'aurais peut-être achevée, si je n'eusse entendu sonner l'heure et pensé à toi.

Quant à ton journal, je n'ai nullement défendu à Bouilhet d'y collaborer. Mais je crois seulement que lui, inconnu, débutant, ayant sa réputation aménager, son nom à faire valoir et mousser, il aurait tort de donner maintenant des vers à un petit journal; cela ne lui rapporterait ni honneur ni profit, et je ne vois pas en quoi cela te rendrait service, puisque vous avez le droit de prendre de droite et de gauche ce qui vous plait. Pour ce qui est de moi, tu comprends que je n'écrirai pas plus dans celui-là que dans un autre; à quoi bon? et en quoi cela m'avancerait-il? S'il faut (quand je serai à Paris) t'expédier des articles pour

366 (.uHHi ONDANCE

faut avoir dos b <• pointus et à seii mardiant ért

C'est au chain vo Tan.

11. de la

369

■t hier ma- a fin de la ■sent eu le é employé ut de ma ^0, j'en

i nt tonl

i i.^ mV.

.se' ,

un 1

' ni pi' lut je ait servi- ' aisque droite et >; fuclie de moi, tu ccnprenc celui-là que < is un cela m'av;iiicei t-il? SI ) t'expédier des rlicles

368 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

t'obliger, de grand cœur, mais quant à signer, non. Voilà vingt ans que je garde mon pucelage. Le public l'aura tout entier et d'un seul coup, ou pas; d'ici là, je le soigne. Je suis bien décidé d'abord à n'écrire par la suite dans aucun journal, fût-ce même la Revue des Deux-Mondes, si on me le proposait; je A^eux ne faire partie de rien, n'être membre d'aucune acadé- mie, d'aucune corporation ni association quelconque. Je hais le troupeau, la règle et le niveau. Bédouin tant qu'il vous plaira, citoyen jamais. J'aurai même grand soin, dût-il m'en coûter cher, de mettre à la première page de mes livres, que la reproduction est permise, afin qu'on voie que je ne suis pas de la Société des gens de lettres, car j'en renie le titre d'avance, et je prendrais vis-à-vis de mon concierge, plutôt celui de négociant ou de chasublier. Ah ! ah ! je n'aurai pas tourné dans ma cage pendant un quart de siècle et avec plus d'aspiration à la liberté que les tigres du Jardin des plantes, pour m'atteler ensuite à un om- nibus et trottiner d'un pas tranquille sur le macadam commun ; non, non. Je crèverai dans mon coin comme un ours galeux, ou bien l'on se dérangera pour voir l'ours. Il y a une chose toute nouvelle et charmante à faire dans ton journal, une chose qui peut être presque une création hltéraire, et à quoi tu ne penses pas, c'est l'article mode. Je t'expliquerai ce que je veux dire, dans ma prochaine.

A la même.

Croissct, lundi soir, 1 heure.

J'attends demain une lettre de toi, qui me dise que tu as reçu le volumineux paquet du Crocodile, qui a t'arriver hier malin

CORRESPONDANCE DE G. FL.VUliKIlT. 3G9

J'ai vil Bouilhet, vendredi soir, samedi et hier ma- tin; il reviendra mercredi pour jusqu'à la fin de la semaine; nous n'avons guère jusqu'à présent eu le temps de causer de nous; tout a presque été employé aux Fos:iilcs et à la Bovary. Il a été content de ma promenade à cheval. Mais avant le dit passage, j'en ai un de transition qui contient huit Ugnes qui m'a demandé trois jours, il n'y a pas un mot de trop et qu'il faut pourtant raturer encore parce que c'est trop lent ; c'est un dialogue direct qu'il faut remettre à l'indirect, et je n'ai pas la place nécessaire de dire, ce qu'il faut dii-e; tout cela doit être rapide et lointain comme plan, tant il faut que ce soit perdu et non visible dans le Uvre ! Après quoi j'ai encore trois ou quatre autres corrections infiniment minimes, mais qui me demanderont Lien toute l'autre semaine! Quelle lenteur! quelle lenteur! N'importe, j'avance. J'ai fait un grand pas^ et je sens en moi un allégement intérieur qui me rend tout gaillard, quoique ce soir j'aie Uttéralement sué de peine.

Quant aux Fossiles, je trouve cela fort beau et continue à soutenir qu'il fallait s'y prendre de cette façon. Tout le monde, après les Fossiles, eut fait une grande tartine l;^rique sur l'homme, mais l'homme a changé, et pour le prendre complètement, il faut suivre son histoire, le monsieur en liabit noir étant aussi naturel que le sauvage tatoué ; il faut donc pré- senter les deux états et tout ce qu'il y a d'intermé- diaire entre eux. Je crois que cette méthode était la plus forte, la plus difficile surtout; on eût pu sauter par-dessus l'homme complètement, mais cela eût été une ficelle, une pose, un moyen très commode de faire de l'effet et par une négation !

J'ai lu les Abeilles que tu m'as envoyées; c'est

370

CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT.

i;iulo, d'idées surtout, et je trouve les mouches de Monlfaucon splendides. Quant à lExpiation, quoi (lonuuage que ce soit bùclé! tout le Waterloo est stu- pide; mais la Iletraite de Russie etSainle-Hél(''ne(àpart des taches nombreuses) m'ont plu extrêmement ; on eût pu faire de cela quelque chose d'aussi beau que le Feu du ciel; n'importe, ce bonhomme est un grand homme.

Je suis maintenant dans dos lectures bien diverses: d'abord, je nio gaudys avec iV-Irus Borel qui est hc- naur.me ; je trouve mes vieilles frénésies de jeu- nesse! Cela valait mieux que la monnaie courante d'à présent. Un était monté à un tel ton, que Ion rencontrait quelquefois un bon mot, une bonne im- pression. Il y aurait, du reste, sur ce malheureux Uvre, une belle leçon à faire. Comme le sociahsmo perçoit déjà, comme la préoccupation de la morale rend toute œuvre d'imagination fausse et embêtante! etc. Je tourne beaucoup à la critique; le roman que j'écris m'aiguise cotte faculté, car c'est une œuvre surtout de critique ou plutôt d'anatomie. Le lecteur ne s'apercevra pas, je l'espère, de tout le travail psy- chologique caché sous la forme, mais il en ressentira leiTet, et d'une autre part je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux. J'ai passé, jeudi soir, deux belles heures, la tète dans mes mains, songeant aux enceintes bariolées d'Ecbatane. On n'a rien écrit sur tout cola. Que de choses Hottenf encore dans los limbes de la pensée huuKdue! Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes.

A propos des hommes, permets-moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites ai- mables anecdotes. Promior fait : on a exposé à la

i ZLn

COIIRESPONDAN'CE DE G. FLAUnEHT.

371

morgue, à Rouen, un homme qui s'est noyé avec ses deux enlauls attachés à la ceinture. La misère ici est atroce, des bandes de pauvres commencent à courir la campagne; cette nuit, on a tué à Saint- Georges, à, une lieue d"ici, un gcndarm(^• les bons paysans commencent à trembler dans leur peau ; s'ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer, cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et toutes les férocités l'emplissent; mais passons. Deuxième fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bour- geois et une bourgeoise, puis violé la servante sur place et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mUle gens de la campagne. Comme les auberges n'étaient pas suflisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige, l'af- fluence ctait telle que le pain a manqué. 0 suflrage universel! sophistes! ô charlatans! déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! Mo- ralisez, faites des lois, des plans! refourrez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les ca- nines du tigre, et qu'il ne pourrait plus manger que de la bouiUie, il lui restera toujours son cœur de car- nassier! et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu'est-ce que tout cela nous fait ? Faisons notre devoir nous autres; que la Providence fasse le sien.

Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t'arra- eher de larmes : tant mieux, car rien n'en mérite, si ce n'est des larmes de rire, ■.( pour ce que rire est le propre de l'homme. »

370 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

raide, d'idées surtout, et je trouve les mouches de Monlfaucon splendides. Quant à rExpiation, quel dommage que ce soit bâclé ! tout le Waterloo est stu- pide ; mais la Retraite de Russie et Sainte-Hélène part des taches nombreuses) m'ont plu extrêmement; on eût pu faire de cela quelque chose d'aussi beau que le Feu du ciel; n'importe, ce bonhomme est un grand homme.

Je suis maintenant dans des lectures bien diverses : d'abord, je me gaudys avec Pétrus Borel qui est hé- naur.me ; je trouve mes vieilles frénésies de jeu- nesse! Gela valait mieux que la monnaie couranti' d'à présent. On était monté à un tel ton, que l'on rencontrait quelquefois un bon mot, une bonne im- pression. Il y aurait, du reste, sur ce malheureux- livre, une belle leçon à faire. Comme le sociaUsnn' perçoit déjà, comme la préoccupation de la morale rend toute œuvre d'imagination fausse et embêtante ! etc. Je tourne beaucoup à la critique; le roman que j'écris m'aiguise cette faculté, car c'est une œuvre surtout de critique ou plutôt d'anatomie. Le lecteur ne s'apercevra pas, je l'espère, de tout le travail psy- chologique caché sous la forme, mais il en ressentira l'effet, et d'une autre part je suis entraîné à écrire de grandes choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du ^àeil Orient fabuleux. J'ai passé, jeudi soir, deux belles heures, la tète dans mes mains, songeant aux enceintes bariolées d'Ecbatane. On n'a rien écrit sur tout cela. Que de choses Hottent encore dans les limbes de la pensée humaine! Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes.

A propos des hommes, permets-moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites ai- mables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la

COURESrONUAN'CE DE G. FLAUBERT. 371

morgue, à Rouen, un honinie qui s'est noyé' avec M's deux enlïiuts attachés à la ceinture. La misère ici rst atroce, des bandes de pauvres commencent à < ourir la campagne; cette nuit, on a tué à Saint- (H'orges, à une lieue d'ici, un gendarme: les bons (>aysans commencent à trembler dans leur peau ; s'ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer, cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et toutes les férocités l'emplissent; mais passons. Deuxième fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bour- geois et une bourgeoise, puis violé la servante sur place et bu toute la cave. Or, pour voir guilloliner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n'étaient pas suflisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige, l'af- tluence citait telle que le pain a manqué. 0 suflVage universel ! sophistes ! ô charlatans ! déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrés ! Mo- ralisez, faites des lois, des plans! refourrez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les ca- nines du tigre, et qu'il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de car- nassier! et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu'est-ce que tout cela nous fait ? Faisons notre devoir nous autres; que la Providence fasse le sien.

Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t'arra- eher de larmes : tant mieux, car rien n'en mérite, si ce n'est des larmes de rire, '( pour ce que rire est le propre de l'homme. »

370 CORBESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

laitlp. dlées surtout, et je trouve les mouches de Mni ridide?. Quant à lExpialion, quoi

don ,. -■ soit bâclé I tout le Waterloo est stu-

pide; ni:4la Retraite de Russie etSain(c-Hél<^De(àpart des ta< îs I mont plu extrêmement;

on eût u f-i juelque chose d'aussi beau

que le ku du ciel; n'importe, ce bonhomme est un gr:i-

J< tiant dans des lectures bien diverses:

d'abord, e me gaudys avec Pétrus Borel qui est hé- î !i!i > vieilles fréut'-Hies dt \ qui* la monnaie cou d'à prt^Kit. On était monté à un tel ton, que l'on rein<tiit it q ' ' iîj un bon mot, une bonne im- pro-^iiM II X du reste, sur ce malheureux

livre, \\\ belle leçon à faire. Comme le socialisme pei Tiime la pré<Hrupati<»n de b morale

rei> ' d ima^'iiiatiitii fausse et embêtante!

etc. Je urne beaucoup à la critique; le roman qi JV. -■ cette farulté. car c'est une opum

sui iie ou plutôt d'anatomie. Le lectei

ne '*^. je l'espère, de tout le travail

ch' "15 la forme, mais il en ress

Tel' ' part je suis entraîné à

de «s somptueu>e>, des batailles,

si< - '• -ns du vieil Orient fabuleux.)

pa- A belles heures, la It^te

mains. lux enceintes bariolées d'

Ou na . .. . V ..l >ur tout cela. Que de chosesj encore ili>< \o<. limbes de la pensée humai^ sont p;i t> qui m mais

A pr. ^ -., -^ hommes, , - .... ;>-moi suite, li' eur que je ne les oublie, niables lecdotes. Pn^mier fait :

V

^ OORRESPONOANOE DE G. flA

m^ mordue, à Rouon. un l.on.rn. [ ..

ses deux enfants allacho-=» a U . .. est atroce, des bandes de p. -

-Tul*^ courir la campagne; cett^. n..

' Georges, à une lieue -i :..:- .-

paysans commencent a '.-^mui-- sont un peu secou-:-.. -^'^^ ■'' ■■ cette caste ne me:.:^ iiuyix. - toutes les férodtés I'œd- Deuxième failt «* •?• hommes sont fo»*»-

■■^1». ProTins, un j««a* !»»*■«■•#■

* ^ ■• . geois d une k«nr

^N»«ki;.^ç j^ et ttiVlTi

■âèMiLCt^ cet exenMm^i&-

••• » ■»«iy|J les afflfi"ïp^c*^ ' ••"-'^''^

. itfuttaii^ pasâéla . *•■ tlueiiiic iîi>'

coal

372 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

A la même.

Croisset, vendredi soir, 1 heure.

Tu ne me parles pas, dans ton petitmot de ce matin, de la résolution que tu as prise, relativement à la Servante. J'attendais pourtant ta réponse avec anxiété, voici pourquoi : c'est que, quoi qu'ayant bien réflécM, avant de t'écrire une aussi dure lettre, j'ai encore réfléchi après, et j'ai presque balancé à te l'envoyer. Je me demandais : « Me suis-jetrom.pé ? cela se peut! » Non, non, pourtant. Je crois que mes notes et ma lettre ont été dictées parle bon sens le plus grossier qui ait jamais arrangé des mots, et au risque de te blesser (il y avait de quoi), j'ai cru faire mon devait de toutes façons, en te déclarant .ces choses. Si ton, avis est autre que le mien, nous n'avons pas besoin d'y revenir, nous ne nous convaincrons pas. Dans U cas contraire, je ne pourrai que t'admirer du sacrifice; mais je voudrais que tu comprisses bien mes raisons. Elles sont bonnes, je crois; en tous cas, s'il te resta quelque doute, d'une manière ou d'une autre, ne t'en rapporte ni à toi, ni à moi, ni à Bouilhet. Consulti Leconte, Babinet, Antony Deschamps, etc., et expose- leur mes motifs.

Tu me pries, dans le billet de ce matin, de répondre à ta lettre de vendredi dernier. Je viens de la relirej elle est là, tout ouverte, sur ma table. Commeni veux-tu que j'y réponde? tu dois me connaître auss bien que moi-même, et tu me parles de choses qui nous avons traitées cent fois, et qui n'en sont plus avancées pour cela. Tu me reproches, comm< bizarres, jusqu'au - mots de tendresse que je t'envoie

CURUESPOiNUANCK UE G. FLALBE[{T. Tii

dans mes lettres (il me semble pourtant que je ne lais pas grand abus de sentimentalités). Je m'en pri- verai donc encore davantage, puisque « cela te serre la gorge. » Revenons, recommençons. Je vais être catégorique, explicite...

Eh bien, oui! c'est cela. Tu l'as deviné! c'est parce que fai la persuasion que, si elle te voyait, elle serait très froide avec toi, et peu convenable, comme tu dis, que je ne veux pas que vous vous voyiez. D'ailleurs je n'aime pas cette confusion, cette alliance de deux affections, d'une source différente (quant à elle, tu peux t'imaginer la femme, d'après ce trait : elle n'irait pas, smis invitaliun, chez son fils aînéj; et puis, d'ailleurs, à quel titre irait-elle chez toi? Quand je t'avais dit qu'elle y viendrait, j'avais surmonté, pour te plaire, un grand obstacle et parlementé pendant plusieurs jours ; tu n'en as pas tenu compte, et tu es venue, sans propos, réentamer une chose irritante, une chose qui m'est antipathique, qui mavait de- mandé de la peine, c'est toi, la première, qui as rompu; tant pis; et puis, je t'en supplie encore une fois, ne te mêle pas de cela. Quand le temps et l'opportunilé se présenteront, je saurai ce que j'aurai à faire. Je trouve ta persistance, dans cette ques- tion, étrange. Me demander toujours à connaître ma mère, à te présenter chez elle, à ce qu'elle vienne chez toi, me parait aussi drôle que si celle-ci vou- lait, à son tour, que je n'allasse pas chez toi, que je cessasse de te fréquenter, parce que, parce que, etc. Autre question, à savoir, la financière : Je ne boude pas du tout. Je ne talc pas. Je ne cache nullement mes gros sous (quand j'en ai), et il est peu de gens aussi maigrement rentes que moi, qui aient l'air si riche- Tu semblés me considérer comme II. 32

374 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

un ladre parce que je n offre pas, quawl on ne me demande pas. Mais quand est-ce que j'ai refusé? (On ne sait pas, quelquefois, tous les embêtements que j'ai subis pour obliger les autres.) Je n"ai pas ces élans de générosité qu'on aurait soi-même, dis-tu; eh bien, moi, je dis que ce n'est pas vrai, et que j'en suis capable. Mais je m'illusionne étrangement, sans doute.

Quant à la fin de la Bovary, je me suis déjà fixé tant d'époques, et trompé tant de fois, que je renonce non seulement à en parler, mais à y penser. A la grâce de Dieu ! je n'y comprends plus rien ! cela se finira quand cela voudra; aussi je puis mourir dessus dennui et d'impatience, ce qui m'arriverait peut-être, sans la rage qui me soutient. D'ici là, j'irai te voir tous les deux mois, comme je te l'ai promis.

Enfin, pauvre chère amie, veux-tu que je t'ouvre le fond de ma pensée, ou plutôt que j'ouvre le fond de ton cœur? Je crois que ton amour chancelle. Les mécontentements, les souffrances que je te donne n'ont point d'autre cause, car tel je suis, tel j'ai été toujours! Mais maintenant, tu niaperçois mieux, et tu me juges raisonnablement, peut-être. Je n'en sais rien; cepf^ndant quand on aime complètement, on aime ce que l'on aime tel qu'il est, avec ses défauts et ses monstruosités, on adore jusqu'à la gale, on chérit la bosse, et l'on aspire avec délices l'haleine qui nous empoisonne. 11 en est de môme au moral; or je suis difforme, infâme, égoïste, etc. Sais-tu qu'on finira par me rendre insupportable d'orgueil, à toujours me blâmer comme on le fait? Je crois qu'il n'y a pas un mortel sur la terre qui soit moms ap/irauvt^ que moi, mais je ne changerai pas. Je ne me reformerai pas. J'ai déjà tant gratté, corrigé, amélioré ou

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 375

bâillonné de choses en moi que j'en suis las. Tout a un terme, et je me trouve assez grand garçon main- tenant pour me considérer comme éduqué. Il faut songer à autre chose. J'étais avec tous les vices ; j'en ai supprimé radicalement plusieurs, et je n'ai donné aux autres qu'une pâture légère. Les mar- tyres que j'ai subis dans ce manège psychologique, Dieu seul le sait, mais actuellement j'y renonce. C'est lo chemin de la mort, et je veux Ai vre encore pendant trois ou quatre livres; ainsi je suis cristallisé, immo- bile. — Tu m'appelles granit; mes sentiments sont de granit, et si j'ai le cœur dur, il est solide au moins, et n'enfonce sous rien; les abandons et les injustices n'allèrent pas ce qui est gravé dessus, tout y reste, et ta pensée, quoi que tu fasses et que je fasse, ne s'en efTacera pas.

Adieu, un long baiser sur ton front que j'aime!

A la même.

Croisset, dimanche soir.

J'espère bien qu'au milieu de la semaine prochaine, bonne chère amie, nous nous verrons enfin!!! J'ai bon pressentiment de ce voyage ; je serai logé plus près de toi; j'aurai peu de courses, et d'ailleurs, afin de n'être pas tiraillé par les heures, je prendrai deux ou trois jours pleins, afin d'être le reste du temps plus complètement à toi et à Bouilhet. Je crois que je vais définitivement envoyer promener à un autre voyage l'excursion à Nogent. Cela me demanderait deux jours pleins, et c'est de l'argent dépensé sans profit ni plaisir! Sais-tu combien j'ai fait de pages cette se- maine ? une, et encore, je ne vois pas qu'elle soit

376 COIUU'SPONDANCE DE G. FLAUBERT.

bonne I il fallait un passage rapide, léger. Or j'étais dans des dispositions de lourdeur et de développement! Quoi mal j'ai! C'est donc quelque chose de bien atro- cement déUcieux que d'écrire, pour qu'on reste à s'acharner ainsi, en des tortures pareilles, et qu'on n'en A^euille pas d'autres. Il y a là-dessous un mystère qui m'échappe! la vocation est peut-être comme l'amour du pays natal (que j'ai peu, du reste), un certain lien fatal des hommes aux choses. Le Sibérien dans ses neiges, et le Hottenlot dans sa hutte, vivent contents, sans rêver soleil ni palais. Quelque chose de plus fort qu'eux les attache à leur misère, et nous nous débattons dans les formes. Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l'existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l'harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde! Et puis j'ai été écrasé pendant deux jours, par une scène de Shakespeare (la 1" de l'acte III du /loi Lear). Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais tous les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette scène, tout le monde, à bout de misère et dans un paroxysme de l'être, perd la tête et déraisonne; il y a trois fohes différentes qui hurlent à la fois, tandis que le bouffon fait des plaisanteries, que la pluie tombe et le tonnerre brille. Un jeune soigneur que l'on a vu riche et beau au commencement dit ceci : « Ah! j'ai connu les femmes, etc., j'ai été ruiné par elles, méfiez-vous du bruit léger de leur robe et du craquement de leurs souhers de satin, etc. » Ah! Poésie françoyse, quelle eau claire tu fais en com- paraison! Quand je pense qu'on s'en tient encore aux bustes ! à Racine ! à Corneille ! et autres gens d'esprit embêtants à crever : cela me fait rugir! je voudrais (encore une citation du vieux) les broyer dans un

CORRESPONDANCE DE G. FLAUUERT. 377

pilon, pour peindre ensuite avec ces résidus les mu- railles des latrines. Oui, cela m"a bouleversé, je ne faisais que penser à cetU- scène dans la forêt, l'on entend les loups hurler, et le vieux Lear pleure sous la pluie, et s'arrache la barbe dans le vent. C'est quand on contemple ces sommets-là, qu on se sent petit, « nés pour la médiocrité, nous sommes écrasés par les esprits sublimes. » Mais causons d'autre chose que de Shakespeare; parlons de ton journal. Eh bien, je crois que partout, et à propos de tout, on peut faire de l'art. Qui s'est jusqu'à présent mêlé des articles modes ? Les couturières et les tailleurs n'en- tendent rien au costume, de même que les tapissiers rien à Tameublement, les cuisiniers peu de chose à la cuisine. La raison est la même qui fait que les peintres de portraits font de mauvais portraits (les bons sont peints par des penseurs, par des créateurs, les seuls qui sachent reproduire). L'étroite spécialité dans laquelle ils vivent leur enlève le se^is même de cette spéciaUté, et ils confondent toujours l'accessoire et le principal, le galon avec la coupe. Un grand tailleur serait un artiste comme au xvi° siècle les orlèvres étaient artistes ; mais la médiocrité s'infdlre partout, les pierres mêmes deviennent bêtes, et les grandes routes sont stupides. Dussions-nous y périr (et nous y périrons, n'importe), il faut par tous les moyens possibles faire barre au flot de m.... qui nous en- vabit. Élançons-nous dans l'idéal, puisque nous n'avons pas le moyen de loger dans le marbre et dans la pourpre, d'avoir des divans en plumes de cohbris, des tapis en peaux de cygne, des fauteuils d'ébêne, des par(|ùets d'écaillé, des candélabres d'or massif, ou bien des lampes creusées dans l'emeraude; gueu- lons donc contre les gants de bourre de soie, contre

32.

n

378 œRRi;

les fauteuils «i norniques, c<m luxe, coiit' ' loppù le combien de bi parfaitemint iiiainlenaitt d et de petite lit' pruple en relii iiiai-dK*, dauli' Qui est-ce qu (cela coft' ' ceurs et •! La crinoliiir siècle de p suul les I Mais. < bour^'i'oi- geois, rai geoi^ic (juello piij ... lanaitle. d'ài^ cliic'

tUIlK

voila «r (|ii«

f.

existe pour le I

d-. '

dr

savait autrefu

tout' - Ml.

Daiil. il ;.

Un ordre uuu\t

•ONDANCE DE G. FLAUBERT.

bnrpaii. mntre les caléfacteurs éco- - «^lofTes, contre le faux - !■ il. L'industrialisme a déve- - proportions piu'antesques! qui. il y a un siècle, eussent ~ beaux-arts, et à qui il faut latueltrs, de petite musique alure ! Kl (piclles belles notions un quant aux formes humaines! Le bon art. a rondu le vrai luxe fabuleux. r une bonne montre . ...<..; âumnies tous des far- pose, pose et bla^tie partout. . notre >^ 'un

■'• iii,.ii,w ^ . ,._: , ce

.«-. d. dcclaïuer ntiilrele

Il i-st raème plus bour-

I des omnibus la bour-

- ] '. -Mf laban-

. . - . - a". 1 il ille à la

. t et môme d*habit : voir le

' lescos-

, i <hasse);

yacreptfrai* tout cela, et une

V " - .Noir :

1 . . ''*'"

I du plus (rraod nombre, je tâcherais

Mil n y M 'K'nt

a pas d'.i .Un

ui faisait la mode, et elles a\-aient

inte-

, ice.

en sortira peut-être, ce sont encore

CORRESPONDANCE DE G. FI \! RT.

379

,A^

n

des points que je développerais. Cette narchie est le résultat de la tendance hislori(pif dniotre époque. Ainsi nous aA'ons eu le Gothique, le onipadour, la Renaissance, le tout en moins de tniitc ms, et quelque chose de tout cela subsisfe : comment duc tirer parti de tout cela, pour la beauté? En étu<liai quelle forme, quelle couleur convient à telle pu -tue, dans telle circonstance donnée ; il y a un rai-j/o] de tons et de lignes, qu'il faut saisir. Les gramlesocquettes s'y entendent, et pas plus que les vrai- cudys. elles ne s'habillent d'après le journal de mode: Eh bien, c'est de cet art-là qu'un journal de modes, pur être vrai et neuf, doit parler. N'ya-t-il pas des toi ttes décentes, n'y en a-t-il pas de libidineuses couie délégiaques etd'émoustillantes? De quoi ceteffet-làkpend-il ?d'un rapport excut (jui vous échaj)pe ful' les traits et l'expression du visage et l'accoutiriait. Autre con- sidération, le rapport du costunif a 1 uo ai, et de cette idée d'utilité, souvent même k- bi;;ii ;.xoniple: ma- jesté des costumes sacerdotaux. LiJ.nl se dému- sulmanise par la redingote. Ils ne [h i.iit plus faire leurs ablutions, les malheureux, a\fi lus parements boutonnés ! de même que lintrodurtio du sous-pied leur fera abandonner tôt ou tard rusa| du divan. Quant au sous-pied, il est chassé' de jaucc mainte- nant, par suite de l'extension des alïies commer- ciales. — Remarquer que ce sont les^oursiers, qui ont les premiers porté la guêtre et le âiilier; le sous- pied les gênait, pour monter en cuinat les marches de la Bourse, etc., etc. Enfin y a-t- rien de plus stupide que ce bulletin de modes, di^aj les costumes que l'on a port' s la semaine derniere^iliii qu'on les porte la semaine qui va suivre, etilunant une règle pour tout le monde. Chacun, pour ^tj bien habillé,

I

378 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

les fauteuils de bureau, contre les caléfacteurs éco- nomiques, contre les fausses étoffes, contre le faux •luxe, contre le faux orgueil. L'industrialisme a déve- loppé le laid dans des proportions gigantesques ! combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans beaux-arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littérature ! Et quelles belles notions un peuple en retire, quant aux formes humaines ! Le bon marché, d'autre part, a rendu le vrai luxe fabuleux. Qui est-ce qui consent à acheter une bonne montre (cela coûte 1 200 francs)? nous sommes tous des far- ceurs et des charlatans ; pose, pose et blague partout. La crinoline a dévoré les fesses, notre siècle est un

siècle de p , et ce quil y a de moins prostitué, ce

sont les prostituées.

Mais, comme il ne s'agit pas de déclamer contre le bourgeois (lequel bourgeois nest même plus bour- geois, car depuis l'invention des omnibus la bour- geoisie est morte; oui, elle s'est assise là, sur la ban- quette populaire et elle y reste, toute pareille à la canaille, d'àme, d'aspect et même d'habit : voir le chic des grosses étoffes, la création du paletot, les cos- tumes de canotiers, les blouses bleues pour la chasse); voilà ce que je ferais : ]' accepterais tout cela, et une fois parti de ce point de vue démocratique, à savoir : que tout est à tous et que la plus grande confusion existe pour le bien du plus grand nombre, je tâcherais d'établir a posifrioj'i, qu'il n'y a pas par conséquent démodes, puisqu'il n'y a pas d'autorité, de règle. On savait autrefois qui faisait la mode, et elles avaient toutes un sens (je reviendrai là-dessus) ; mais mainte- nant, il y a anarchie, et chacun est livré à son caprice. Un ordre nouveau en sortira peut-être, ce sont encore

CORRESPONDANCE DE G. FLAURERT. 379

des points (jue j(! (li'vclopporais. Cette anarchie est le résultat de la tendance historique de notre époque. Ainsi nous avons eu le Gothique, le Pompadour, la lienaissance, le tout en moins de trente ans, et qwlquc ( hose (le tout cela subsiste : comment donc tirer parti de tout cela, pour la beauté? En étudiant quelle forme, quelle couleur convient à telle personne, dans telle circonstance donnée; il y a un rai>port de tons et de lignes, qu'il faut saisir. Les grandes coquettes s'y entendent, et luis plus que les vrais dandys, elles ne s'habillent d'après le journal de modes. Eh bien, c'est de cet art-là qu'un journal de modes, pour être vrai et neuf, doit pailer. N'y a-t-il pas des toilettes décentes, n'y en a-t-il pas de libidineuses comme d'élégiaques etd'émoustillantes? De quoi cetefTet-Ià dépend-il ?d'un rapport exwt qui vous échappe entre les traits et l'expression du visage et l'accoutrement. Autre con- sidération, le rapport du costume à Taction, et de cette idée d"utiUté, souvent même le beau; exemple: ma- jesté des costumes sacerdotaux. L'Orient se dému- sulmanise par la redingote. Ils ne peuvent plus faire leurs ablutions, les malheureux, avec leuis parements boutonnés ! de même que l'introduction du sous-pied leur fera abandonner tôt ou tard Tusagc du divan. Quant au sous-pied, il est chassé de France mainte- nant, par suite de l'extension des alïaires commer- ciales. — Remarquer que ce sont les boursiers, qui ont les premiers porté la guêtre et le soulier; le sous- pied les gênait, pour monter en courant les marches de la Bourse, etc., etc. Enfin y a-t-il rien de plus stupide que ce bulletin de modes, disant les costumes que ion a partis la semaine dernière, afm qu'on les porte la semaine qui va suivre, et donnant une règle pour tout le monde. Chacun, pour être bien habillé,

iiJ***

^

f

CORRESPONDANCE DE G. FLVIL.T. 381

Mitres avec le varech et il y a^ a. tout autour 6à\le à manger, un espalier de jatiins en fleurs battaient des bengalis.

. les tours d'ivoire, montons-y doc par le rêve, ae les clous de nos bottes nous -tiennent ici-

. ai jamais vu dans ma vie rien e luxueux, si l en Orient; on trouve des ;je£ couvcits de ( de haillons, et qui ont au brajJes bracelets oilà des gens pour qui le beau eaidus utile que ils se couvrent avec des lambeait et non avec Te; ils ont plus besoin de fumer oo de manger.

'(lominance de l'idée, quoi (J'on en dise.

\ adieu, il est bien tard, je t"oii>iasse; à toi.

A la même.

y

CroiïSit, jauvier ISôi, Utiuche soir.

I (tendais ce matin à avoir de to lue lettre qui

lait l'importante visite du pli >sophc et j'ai

itsappointé. Mais je réfléchis ae le samedi

lur de rédaction et que tu n\ pas eu sans

•mps de m'écrire. A propo- è ton journal,

que j'ai lu ce matin, à num )voil, dans le

-: /touen? ton article de dim^rhe dernier.

»rte la dite feuille pliée de teljfaf^on, que la

chose qui frappe ma vue tsti- nom de ce

uard ». Je jette les yeux >uie reste et je

la chose. Tout y est, depuis^"" Récamier

Heurs d'eau, froides au touclr comme les

; est-ce singuUer? et coiiibfi les braves

du Journal de Rouen [ùllailde droite et

se doutent pt-u ipiils m'avoient mes

380 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

doit s'habiller quant à lui! C'est toujours la même question, celle des Poétiques : chaque œuvre à faire a . sa poétique en soi, quil faut trouver.

Je démolirais donc cette idée d'une mode générale. Je m'acharnerais aux chapeaux tuyaux de poêle, aux robes de chambre à palmes, aux bonnets grecs à fleurs. J'effraierais le bourgeois et la bourgeoise. Il faut faire passer la mode des corsets, lesquels sont une chose hideuse, d'une lubricité révoltante et d'une incommodité excessive.

J'ai souflert beaucoup de ces riens, dont un homme ne doit pas parler. Ainsi il y a des ameublements, des costumes, des couleurs dhabits, des profils de chaises, des bordures de rideaux, qui me font mal. Je n'ai jamais vu, dans un théâtre, les coiffures des femmes dites en toilette sans avoir envie de vomir, à cause de toute la colle de poisson qui plaque leur&bandeaux , etc. , et la vue des acteurs, qui ont quand même des gants Jouvin, suffit à me faire détester l'Opéra! Quels im- béciles! et l'expression de la main, que devient-eUe avec un gant ? Imaginez-vous une statue gantée! tout doit parler dans les formes, et il faut qu'on voie tou- jours le plus possible d'âme. Comme voilà parlé de cliiffon, n'est-ce pas ?

Ah ! c'est que j"ai passé bien des heures de ma vie, au coin de mon feu, à me meubler des palais, et à rêver des livrées, pour quand j'aurais un milhon de rentes ! je me suis a^u aux pieds des cothurnes, sur lesquels il y avait des étoiles de diamant! j'ai entendu hennir, sous des perrons imaginaires, des attelages qui feraient crever l'Angleterre de jalousie. Quels festins ! quel service de table ! comme c'était ser\-i et bon! Les fruits des pays de toute la terre débordaient dans des corbeilles faites de leurs feuilles! on servait

COKRESPONDANCE G. FLAUHERT. 381

les huîtres avec le varech et il y avait, tout autour de la salle h manger, un espalier de jasmins en Heurs s'éballaient des bengalis.

Oh ! les tours d'ivoire, niontons-y donc par le rôve, puisque les clous de nos boites nous retiennent ici- bas.

Je n'ai jamais m dans ma ^de rien de luxueux, si ce n'est en Orient; on trouve des gens couvcits de poux et de haillons, et qui ont au bras des bracelets d'or. Voilà des gens pour qui le beau est plus utile que le bon, ils se couvrent avec des lambeaux et non avec de l'étoffe; ils ont plus besoin de fumer que de manger. Belle prédominance de l'idée, quoi qu'on en dise.

Allons, adieu, il est bien tard, je t'embrasse; à toi.

A la même.

Croisset, janvier I8ô4, dimanche soir.

Je m'attendais ce matin à avoir de toi une lettre qui me conterait l'importante visite du philosophe et j'ai été fort désappointé. Mais je réfléchis que le samedi est ton jour de rédaction et que tu n'as pas eu sans doute le temps de m'écrire. A propos de ton journal, sais-tu ce que j'ai lu ce matin, à mon réveil, dans le Journal île liouen ? ton article de dimanche dernier. On m'apporte la dite feuille pliée de telle façon, que la première chose qui frappe ma vue est le nom de ce « bon Léonard ». Je jette les yeux sur le reste et je reconnais la chose. Tout y est, depuis M"" Récamier jusqu'aux fleurs d'eau, froides au toucher comme les nénuphars; est-ce singuher? et combien les braves rédacteurs du Journal de Rouen pillant de droite et de gauche se doutent peu (|u"ils m'envoient mes

382 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

phrases. Cela m'a fait repasser devant moi tout di- manche dernier. Je me sentais encore écrivant au coin de ton feu gêné par mon pantalon, par mon rhume et mon habit, en devisant avec cette estimable L..., qui a décidément une boule de "sàeille garce fort exci- tante.

En chemin de fer, je me suis trouvé avec trois gail- lards qui allaient à la campagne, pêcher, boire et s'a- muser. J'ai envié ces drôles, car je sens un grand besoin d'amusement. Me voilà devenu assez ^ieux pour envier la gaité des autres. Harassé de styles et de combinaisons échouées, il me faudrait par moment des distractions violentes, mais celles qui me seraient bonnes sont trop chères et trop loin. C'est surtout dans les moments je saigne par l'orgueil que je sens grouiller en moi comme une compagnie de crapauds, un tas de convoitises vivaces.

Je viens de passer deux mois atroces et dont je gar- derai longtemps le souvenir. Avant-hier soir et hier toute l'après-midi je n'ai fait que dormir. Aujourd'hui, j'ai repris la besogne, il me semble que ça va marcher. J'aurai fait demain une page. Il faut que je change de manière d'écrire si je veux continuer à vivre et de fa- çon de style si je veux rendre ce livre possible. Au mois de mai j'espère avoir fait un grand pas et de juillet en août, je me mettrai sans doute à chercher un logement (grave affaire), afin que tout soit prêt au mois d'octobre, il faudra bien trois mois pour meubler trois pièces, puisqu'on en a mis deux à m'en meubler ici une seule.

Je tiens beaucoup à ces futiUtés indignes ffnn homme; futilités soit, mais commodités et qui adoucissent l'a- mertume de la vie, comme dit monsieur de Voltaire : nous ne vivons que par l'extérieur des choses ; il le

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 383

faut donc soifi:ner. Je déclare quant à moi que le phy- sique l'emporte sur le moral. Il n'y a pas de désillu- sions qui fasse soufîrir comme une dent gâtée, ni de propos inepte qui m'agace autant qu'une porle grin- çante et c'est pour cela que la phrase de la meilleure intention rate son effet, dès qu'il s'y trouve une asson- nance ou un pli grammatical. Adieu, je t'embrasse.

A la même.

Croiïset, nuit de samedi, 1 heure.

Je crois que me voilà renfourché sur mon dada; fera-t-il encore des faux pas h me casser le nez? a-t-il des reins plus solides? est-ce pour longtemps? Dieu le veuille! mais il me semble que je suis remis. J'ai fait cette semaine trois pages, et qui à défaut d'autre mérite ont au moins de la rapidité ; il faut que ça marche, que ça coure, que ça subjugue, ou que j'en crève, et je n'en crèverai pas. Mon rhume m'a peut- être pv}-gé le cerveau, car je me sens plus léger, et plus rajeuni, j'ai pourtant tantôt perdu une partie de mon après-midi, ayant reçu la visite d'un oncle de LiUne, qui m'a tenu trois heures; il m'a, du reste, dit deux beaux mots de bourgeois que je n'oublierai pas et que je n'eusse pas trouvés; ainsi béni soil-il ! Premier mot, à propos de poisson : « Le poisson est exorbitamment cher, on ne peut pas en ap- proche)-. » Approcher du poisson! énorme!!! Deuxième mot, à propos de la Suisse, que ce monsieur a vue. C'était à l'occasion dune masse de glace se détachant d'un glacier: « C'était magnifique et notre guide nous disait que nous étions bien heureux de nous trouver

384 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

là, et qu'un Anglais aurait payé 100 [raves pour voir ça. » L'éternel Anglais paj^ant, encore plus énorme ! Qui te fait penser que je me souciais peu de savoir l'issue de la visite du philosophe? parce que je n'avais pas pu venir mercredi soir, harassé que j'étais de courses et d'affaires? Ah! sais-tu que moi je ne t'ai jamais dit le quart des choses que tu m'écris, moi qui suis si dur, à ce que tu prétends et qui n'ai pas « l'ombre d'une apparence de tendresse pour toi », cela te navre profondément et moi aussi et plus que ^ je ne dis et ne dirai jamais. Mais quand on écrit de \ pareilles choses, de deux choses l'une : ou on les i pense ou on ne les pense pas ; si on ne les pense ^ pas, c'est atroce, et si l'on ne fait qu'exprimer Ulté- ralement sa conviction, ne vaudrait-il pas mieux fermer sa porte aux gens tout net ? Tu te plains tant de ma personnalité maladive (0 Du Camp, grand . homme! et combien nous t'avons tous calomnié Ij et de mon manque de dévouement que je finis par trou- ver cela d'un grotesque amer; mon égoïsme re- double à force de me l'étaler sans cesse sous les yeux. Qu'est-ce que cela veut dire égoïsme? Je voudrais bien savoir si tu ne l'es pas non plus toi (égoïste) et d'une beUe manière encore! Au moins mou égoïsme à moi n'est même pas intelligent, de sort. que je suis non seulement un monstre, mais un imbé- cile ! Charmants propos d'amour! Si, depuis un an, le cercle de notre affection, comme tu l'observes, se ré- trécit, à qui la faute ? Je n'ai changé envers toi ni de conduite ni de langage. Jamais (repasse dans, ta mé- moire mes autres A^oyages) je ne suis plus resté chez toi qu'à ces deux derniers; autrefois, quand j'étais à Paris, j'allais encore diner chez les autres de temp.^ en temps; mais au mois do novembre et il y a quinze

CORRESPONDANCE DE G. FLAUDEIIT. 38»

jours, j'ai tout refusé pour être plus complètement ensemble, et dans toutes les courses que j'ai faites, il n'y en a pas eu une seule pour mon plaisir, etc.

Je crois que nous vieillissons, rancissons, nous aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres ! Moi, quand je me sonde, voici ce que j'éprouve pour toi : un grand attrait physique d'abord, puis un atta- chement d'esprit, une affection virile et rassise, une estime émue. Je mots l'amour au-dessus de la vio possible et je n'en parle jamais à mon usage. Tu as l)afoué devant moi le dernier soir et bafoué comme une bourgeoise mon pauvre rêve de quinze ans en l'accusant encore une fois de n'ê/re pat inlelligent ! Ah! j'en suis sûr, va! n'as-tu donc jamais rien com- pris à tout ce que j'écris? n'as-tu pas vu que toute l'ironie dont j'assaille le sentiment dans mes œuATes n'était qu'un cri de vaincu, à moins que ce ne soit un chant de victoire? Tu demandes de l'amour, tu te- plains de ce que je ne t'envoie pas de fleurs? Prends donc quelque bon garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et à idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle. L'extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n'avais chargé Bouilhet de rien du tout : c'est une suppo- sition de ta part, il ne t'a dit au reste que la vérité, puisque tu la demandes. Je n'aime pas à ce que nos sentiments soient connus du public et qu'on me jette ainsi à la tète, dans les visites, mes passions en ma- nière de conversation. J'.ii été jusqu'à plus de vingt ans oîi je rougissais comme une carotte quand on me disait : « N'ccrivez-vous pas? » tu peux juger parla de ma pudeur vis-à-vis des autres sentiments. Je sens 11. :iî

386 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

que je t'aimerais d'une façon plus ardente si personne ne savait que je t'aimasse. Yoilà comme je suis fait, et j'ai assez de besogne sur le chantier sans prendre celle de ma réformation sentimentale ; toi aussi tu com/.rendras, en vieillissant, que les bois les plus durs sont ceux qui pourrissent le moins vite. Il y a une chose que tu seras forcée de me garder à travers tout : à savoir, ton estime; or, j'y tiens beaucoup. Mais n'est- ce pas toi qui aimes moins? Examine ton cœur et ré- ponds toi à toi-même; quant à me le dire à moi, non, ces choses-là ne se disent pas parce qu'U. faut toujours avoir du sentiment et du fort et du criard ! Mais le mien, qui est minime, imperceptible et muet, reste toujours le même aussi ! Ton sauvage de l'Avey- ron t'embrasse.

A la même.

Croissot, mardi soir.

Celle-ci ne compte pas; c'est pour savoir seulement comment tu vas. Bouilhet, au reste, m'a donné de tes nouvelles, il m'a dit que tu étais très soutirante, mais que tu n'avais rien de sérieux. J'ai été depuis vendredi dans un état alïreux d'ennui et d'affaissement, résultat d'un passage dont je ne pouvais venir à bout; il est. Dieu merci, passé depuis ce soir. Le livre m'éreinte, j'y use le reste de ma jeunesse; tant pis, il faut quil se fasse. La vocation, grotesque ou sublime, doit se suivre. Tu parles de ma quiétude; on n'a jamais parlé de rien de plus fantastique : moi de la quiétude ! Hélas ! non! personne n'est plus troublé, tourmenté, agité, ravagé. Je ne passe pas deux jours de suite dans le même état, je me ronge de projets, de cliimères, sans

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 387

compter la grande et incessante chimère de l'art qui bombe son dos et montre ses dents d'une façon de plus en plus formidable et impossible. D'ailleurs, ces premiers beaux jours me navrent, je suis malade de la maladie de l'Espagne; il me prend des mélancolies sanguines et physiques de m'en aller, botté et éperonné, par de bonnes vieilles routes toutes pleines de soleiï et de senteurs marines. Quand est-ce que j'entendrai mon cheval marcher sur des blocs de marbre blanc comme autrefois? Quand reverrai-je de grandes éloUes? Quand est-ce que je monterai sur des éléphants après avoir monté sur des chameaux?

L'inaction musculaire je vis me pousse à des besoins d'action furibonde. Il en est toujours ainsi. La privation radicale d'une chose en crée l'excès^ et il n'y a de soleil pour les gens comme nous que dans l'excès.

Ce ne sont pas les NapoUtains qui entendent la cou- leur, mais les Hollandais et les Yénitiens : comme ils étaient toujours dans le brouillard, ils ont aimé le soleil.

As-tu un Plutarque? Lis la vie d'Aristomène; c'est ce que je Us maintenant; c'est bien beau.

Adieu, écris-moi pour me donner des nouvelles de ta santé et du concours.

A la même.

Croisset, vendredi soir, minuit.

Je viens de recopier au net tout ce que j'ai fait de- puis le jour de l'an, ou pour mieux dire depuis le milieu de février jusqu'à mon retour de Paris; j'ai tout brûlé, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize pages en sept semaines. Enfin elles sont faites, je crois.

388 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

et aussi parfaites qu'U m'est possible. Je n'ai plus que deux ou trois répétitions du môme mot à enlever et deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quel- que chose de fini; c'était un dur passage, il fallait amener insensiblement le lecteur de la psychologie à l'action sans qu'U s'en aperçoive. Je vais entrer main- tenant dans la partie dramatique et mouvementée; encore deux ou trois grands mouvements et j'aperce- vrai la fin. Au mois de juillet ou d'août j'espère enta- mer le dénouement. Que de mal j'aurai eu, mon Dieu! que de mal! que d'éreintements et de décourage- ments ! j'ai hier passé toute ma soirée à me livrera une cliirurgie furieuse; j'étudie la théorie des pieds bots. J'ai dévoré en trois heures tout un volume de cette intéressante littérature et pris dos notes, il y avait de bien belles phrases : « Le sein de la mère est un sanctuaire impénétrable et mystérieux où, » etc. Belle étude du reste! Que ne suis-je jeune! comme je tra- vaillerais! Il faudrait tout connaître pour écrire; tous tant que nous sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons! La moelle nous manque généralement! les livres d'où ont dé- coulé les hltératures entières, comme Homère, Rabe- lais, sont des encyclopédies de leur époque; ils sa- vaient tout ces bonnes gens-là, et nous nous ne savons rien. Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux précepte : il recommande au potHe de s'instruire dans les arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser les iwlaphores ; c'est ce qui vous fait, en effet, une langue riche, variée ; il faut que les phrases s'agitent dans un Uvre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressem- blance.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 389

J'ai reçu la lettre tu me disais que de Vigny t'avait lue (et assez mal) à l'Académie. Ainsi rassure- toi, elle n'a pas été perdue; ça m'a l'air d'un excellent homme, ce bon de Vigny, c'est du reste une des rares honnêtes plumes de l'époque : grand éloge ! Je lui suis reconnaissant de l'enthousiasme que j'ai eu autrefois en lisant Chatterton. Dans Stelio et dans Cinq-Mars il y a aussi de johes pages; enfin c'est un talent plai- sant et distingué, et puis il était de la bonne époque, il avait la foi ! il traduisait du Shakespeare, engueu- lait le bourgeois, faisait de l'kistoriqve; on a eu beau se moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour long- temps encore tout ce qui les suivra, et tous finissent par être académiciens, ô ironie ! Le dédain pour la Poésie que l'on a en ce heu m'a remis en tête aujour- d'hui que voilà de ces choses qu'U faut expliquer, et ce sera moi qui les expliquerai. Le besoin se fait sentir de deux livres moraux, un sur la littérature et un autre sur la sociabiUté. J'ai des prurits de m'y mettre. Je te réponds bien que si quelque chose peut casser les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respire- ront; je veux donner un peu d'air à la conscience humaine qui en manque ; je sens que c"est le mo- ment; un tas d'idées critiques m'encombrent. Il faut que je m'en débarrasse quelque part et sous la forme la plus artiste possible, pour me mettre en- suite commodément et longuement à deux ou trois grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans le ventre.

Adieu, pauvre chère Muse; rétablis-toi donc! je t'embrasse. Ton MONSTRE,

Je reUs de l'histoire grecque pour le cours que je fais à ma nièce. Hier, le combat des Thermopyles

33.

390 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

dans H<*rodoU» m'a transporta comme à d. qui prouve la candeur de mon Arae quoi qui ^

i^

A la méoM.

OoàM«(. ooit de MiM^. I aerv

La tMo me.tniime et la frorfre me ) rh«*rrlnS l'^ de crut lit

rnfln de se finir. Kllc «>«t bonne, j'en r< ça n'.i * ■■ '''

jour» A comp«»r ^

(Il ' - ' ■'-

Imprimée, qu

ri. -

il

>iripil«'. Cc»t une iru^Te, /■

a t ' ' '-'

l<* au fond; et pu

-•'H ' ' ' ' - - aux •'émeuvent ou

11. '■■

da

ce tonl comme

N:^-

qu II •.. mille qu'on ft connut el tuiqurhon » à d«*i> .iini« m<>r1«. U ui c!"! iiupt»M>iblr de retrouver cette i

CORRESPONDANCE DE G. FLALBERT.

39i

,^ jouinal ù il y avait, je crois, un discours de so-

, ciali?i ', iiie est perdue probablement ? mon do-

mestiqu i^un nouveau) dit quil ne sait pas s'il ne l'a

là*^ pas jet€ par hasard dans le seau aux eaux sales et

de la a : lieux. 0 démocratie, serais-tu allée?

•tait probablement tombé de mon Ut sur le

,i laui'a chassé avec les ordmes. Curieux

jviiiuoli ae, mais ça m'embête.

L autj au moins, qui nous volait comme dans une ioiei it iondy, ne ma jamais fait de ces bêtises; tant il e vrai qu'on n'est bien servi que par des ca- .' brave garçon s'est déjà fait chasser de bourgeois un peu plus regardants ^c'est le ni'- 1 lous, à ce qu'il parait, et l'un d'eux a trouvé uuibre quantité de mouchoirs de batiste à ible concitoyen, comme dit le père Hugo, et douze pj es de ganls neufs dérobés furtivement et avec -e fait belle patte, car je les avais pris sur tais mon serviteur avait une maîtresse. J'ai su tir. .1 quil payait sa toilette. 0 les jeunesses! e morahté à citer aux enfants. Pourquoi la duu méfait quelconque excile-t-eile tou- jours m gaieté ?

A la même.

Croisset, nuit de jeudi.

Oni t as raison, bonne Muse, cessons donc nos

embrassons-nous, passons l'éponge sur

,'1. .\imons-nous chacun à notre manière, selon

n ire. Tâchons de ne pas nous faiie soulïrir

r>^i iproq iment. Une alTection quelconque est tou-

^ ~ irdeau qu'on porte à deux. Que celui qui est

se hausse pour que tout le pgids ne ku

390 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

dans Hérodote m'a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme quoi qu'on en dise.

A la même.

Croisset, nuit de samedi, 1 heure.

La tôte me. tourne et la gorge me brftle d'avoir cherché, brtché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé (le cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. Elle est bonne, j'en réponds, mais ça n'a pas été sans mal!

Ce braA^e Bouilhet vient de passer quinze tristes jours à corriger son homme futur ; mais enfin c'est fini et bien fini ; j'ai été enchanté de ce qu'il m'a envoyé avant-hier; il me tarde, comme à lui, de voir la chose imprimée, quoique l'impression pour moi ne change rien ordinairement. Ainsi la lecture de Melxnis dans la Revue ne m'a pas fait changer d'opinion sur une seule virgule. C'est une œuvre, les Fossiles, mais combien y a-t-il de gens, en France, capables de la comprendre ? triste ! triste ! Eh non, pourtant, car c'est Ik ce qui nous console au fond; et puis qui sait, chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s'émeuvent ou s'éniouveront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l'humanité. Tous ceux qui \dvronl de vos pensées, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer. Aussi quelle reconnaissance j'ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu'il semble qu'on a connus et auxquels on rêve comme à des amis morts.

Il m'est impossible de retrouver cette bande de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 391

journal il y avait, je crois, un discours de so- cialiste, eUe est perdue probablement? mon do- mestique (un nouveau) dit qu'il ne sait pas s'il ne l'a pas jetée par Uasard dans le seau aux eaux sales et de aux lieux, 0 démocratie, serais-tu allée? ce papier était probablement tombé de mon lit sur le tapis, et il l'aura chassé avec les ordures. Curieux symbolisme, mais ça m'embête.

L'autre au moins, qui nous volait comme dans une forêt de Bondy, ne m'a jamais fait de ces bêtises; tant il est vrai qu'on n'est bien servi que par des ca- nailles. Ce brave garçon s'est déjà lait chasser de chez trois bourgeois un peu plus regardants (c'est le mot) que nous, à ce qu'il parait, et l'un d'eux a trouvé dans sa cliambre quantité de mouchoirs de batiste à ton honorable concitoyen, comme dit le père Hugo, et douze paires de gants neufs dérobés furtivement et avec quoi j'eusse l'ait belle patte, car je les avais pris sur mesure, mais mon serviteur avait une maitresse. J'ai su depuis quH payait sa toilette. 0 les jeunesses ! exemple de morahté à citer aux enfants. Pourquoi la découverte d'un méfait quelconque excile-t-eile tou- jours ma gaieté?

A la même.

Croisset, nuit de jeudi.

Oui, tu as raison, bonne Muse, cessons donc nos querelles, embrassons-nous, passons l'éponge sur tout cela. x\imons-nous chacun à notre manière, selon notre nature. Tâchons de ne pas nous faire souffrir réciproquement. Une affection quelconque est tou- jours un fardeau qu'on porte à deux. Que celui qui est plus petit se hausse pour que tout le poids ne lui

392 COIlIiESPONDANCE DE G. FLAUBEHT.

tombe pas sur le ner; que celui qui est plus ;.

baisse pour ne pas écraser son compagnon.

«lis plus rien que cela! Tu

quant à toi, c'est tout ai»pi'

reçu co maliu tes trois catalogues; il y a

celui (le l'errolin quelque chose d*. '

été enlevé. Qii clail-c«'? Je ferai .

simullanément afln qu'ils ne se ressemblent j

est celui quil faut ' ' "^ '

voilà t<jul loii but 1.-

aussi quand est-ce qu il faut que ces ■>

fail> au plus tût et au plus t ' ' '

raUlogue do b Librairie

suivent les titres des oum

ce Jacullolqui a r '

de Puni a une lièi

ruMS ! Tout cela est a vonur. !«•

I. ! V à une V ' •'

1 tera le pi

i. III . , iii-r connue sauil l-

num 1' ' -'

el de .

faisait lo sauit homme lorsquoD tenait u

qurl.|i; : '■ ' *''•

1^1 , .; dfpuif» qua»Mn Wf^

juslir autant de paK'es que j'en > - . " ont. je - •■ ■■ m -s. Je i

mais quel sujet! quoi sujet! \oil« hi*

r ' ....../-.. . >

!•

A propos de crocodile, point de i.

alIit:alor. î' -

la mine t.

I *■-.■ ^ A

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 393

p.oui 11!;, effet différent de causes pareilles, à savoir rl'a- iviMiir, tendre amour, etc., comme dit Pangloss. Si de 11] mait la vie (ou pouvait la prendre) par le même Jioni c 3 l'autre, il aurait ce teint frais et cet aimable xprcf ui t'ébahit; mais je lui crois l'esprit empêtré i, .ra 36. n est gêné par des superfluités sentimen- ,1 - ] nnes ou mauvaises, inutiles à son métier. Je l'ai y\ s'indigner contre des œu\Tes h cause des mœur ie Tauteur ; il '3n est encore à rêver l'amour, Il vi-r , etc., ou tout au moins la vengeance. Une cho^e i manque : le sens romique. Je défie ce garçon de ra< "aire rire, et c'est quelque chose le rire, le 1 I lii t la compréhension mêlés, c'est en somme la ' iil(,' manière de voir la vie, « le propre de , ' comme dit Rabelais; car les cliiens, les -; es chats et généralement toutes les bêtes à ]! iii] urent.Jesnis de l'avis de Montaigne, mon père nonrî er. Il me semble que nous ne pouvons jamais ■tr.' a 'Z méprisés selon notre mérite. J'aime à voir Ihum lité et tout ce qu'elle respecte, ravalé, bafoué, honni sifflé ; c'est par h\ que j'ai quelque tendresse fMinr ; ascétiques. La torpeur moderne Aient du res- \)fri i mité que l'iiomme a pour lui-même ; quand je dis re ect... non, culte, fétichisme. Le rêve du socia- lisme l'est-ce pas de pouvoir faire asseoir Ihuma- iiii' )nstrueuse d'obésité, dans une niche toute peint le jaune comme les gares de chemin de fer, et aii'll soit à se dandiner sur son siège, ivre, 1-^^ite es yeux clos, digérant son déjeuner, attendant le din et faisant sous elle. .\h ! je ne crèverai pas sans lui ,i"\ r craché à la figure de toute la force de mon îrn>ie Je remercie Badinguet. Béni soit-il!il m'a 1 niiei au mépris de la nature et à la haine du popu- laire; est une sauvegarde contre la bassesse par ce

392 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

tombe pas sur le nez ; que celui qui est plus grand se baisse pour ne pas écraser son compagnon. Je ne te dis plus rien que cela! Tu m apprécieras plus lard' quant à toi, c'est tout apprécié, aussi je te garde. J"ai reçu ce matin tes trois catalogues ; il y avait sur celui de Perrotin quelque chose d'écrit par toi qui a été enlevé. Qu'était-ce? Je ferai ces trois articles simultanément afin qu'ils ne se ressemblent pas. Quel est celui quil faut le plus faire ynouss r? (0 critique, voilà tout ton but maintenant : faire mousser.) Dis-moi aussi quand est-ce qu'il faut que ces articles soient faits au plus tût et au plus tard. As-tu admiré dans le catalogue de la Librairie nouvelle les réclames qui suivent les titres des ouvrages? C'est énorme! est- ce Jacottot.qui a rédigé ces belles choses? La lievue de Paris a une fière page. Quelle phalange! Quels hi- rons ! Tout cela est à vomir. La httérature maintenant ressemble à une vaste entreprise d'inodores. C'est à qui empestera le plus le public ! Je suis toujoui^ tenté dem'écrier comme saint Poly carpe : « Ab! mou Dieu! mon Dieu, dans quel siècle m'avez-vous fait naître? » et de m'eufuir en me bouchant les oreilles ainsi que faisait le saint homme lorsqu'on tenait devant lui quelque proposition malséante.

La besogne remarclie;j'ai fait depuis quatorze jours juste autant de pages que j'en avais fait en six semaines; elles sont, je crois, meilleures ou du moins plus rapides. Je recommence à m'amuser, mais quel sujet! quel sujet! Voilà bien la dernière fois de ma vie que je me frotte aux bourgeois; plutôt peindre des crocodiles, l'alTaire est plus aisée!

A propos de crocotUle, point de nouvelles du grand alligator. Pourquoi? Je n'en sais rien. Tu me parles de la mine triste de de Lisle et de la mine triomphante de

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 393

Bouilhet, effet différent de causes pareilles, à savoir: l'a- mour, le tendre amour, etc., commedit Pangloss.Side Lisle prenait la vie (ou pouvait la prendre) par le mftme bout que l'autre, il aurait ce teint frais et cet aimable aspect qui t'ébahit; mais je lui crois l'esprit empêtré de graisse. Il est gôné par des superduités sentimen- tales bonnes ou mauvaises, inutiles à son métier. Je l'ai vu s'indigner contre des œuvres h cause des mœurs de l'auteur; il en est encore à rêver l'amour, la vertu, etc., ou tout au moins la vengeance. Une chose lui manque : le sens coniique. Je défie ce garçon de me faire rire, et c'est quelque chose le rire, le dédain et la compréhension mêlés, c'est en somme la plus haute manière de voir la xie, « le propre de l'homme, » comme dit Rabelais; car les cliiens, les loups, les chats et généralement toutes les bêtes à poils pleurent. Je suis de ^a^^s de Montaigne, mon père nourricier. Il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. J'aime à voir l'humanité et tout ce qu'elle respecte, ravalé, bafoué, honni, sifflé ; c'est par que j'ai quelque tendresse pour les ascétiques. La torpeur moderne vient du res- pect ilUmité que l'homme a pour lui-même ; quand je dis respect... non, culte, fétichisme. Le rêve du socia- lisme, n'est-ce pas de pouvoir faire asseoir l'huma- nité monstrueuse d'obésité, dans une niche toute peinte de jaune comme les gares de chemin de fer, et qu'elle soit à se dandiner sur son siège, ivre, béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant le dîner et faisant sous elle. Ah! je ne crèverai pas sans lui avoir craché à la figure de toute la force de mon gosier. Je remercie Badinguet. Béni soit-il! il m'a ramené au mépris de la nature et à la haine du popu- laire; c'est une sauvegarde contre la bassesse par ce

;J94 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

temps de canaillerie qui court. Qui sait! ce sera peut- être ce que j'écrirai de plus net et de plus tranchant et peut-être la seule protestation morale de mon époque. Quelle parenthèse!

A. la même.

Croisset, nuit de samedi, 1 heure.

Je viens de rêvasser pendant une heure à ton arti- cle de la Librairie nouvelle ou plutôt sur la Librairie nouvelle. Je crois qu'il y a moyen d'en faire un, tel quel; je te bâclerai ça ces jours-ci pendant que BouUhet sera là; il te l'apportera ou je te l'apporte- rai peu de jours après, le principal et la seule chose difficile c'est d'avoir un plan quelconque et que ces bêtes de lignes ne se bornent pas à être une sèche nomenclature ; je suis toujours empêtré dans les pieds bots. Mon cher frère m'a manqué cette semaine deux rendez-vous, et s'il ne vient pas demain, je serai encore forcé d'aller à Rouen. N'importe, cela avance. J'ai eu beaucoup de mal ces jours-ci relativement à un discours religieux; ce que j'ai écrit est d'une piété rare: ce que c'est que la différence d'époque! Si j'eusse vécu cent ans plus tôt, quelle déclamation j'aurais mise làl Au lieu que je n'ai écrit qu'une expo- sition pure et presque littérale de ce qui a être. Nous sommes avant tout dans un siècle historique ; aussi faut-U. raconter tout bonnement, mais raconter dans l'àme. On ne dira jamais de moi ce qu'on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie nou- velle : « Tous ses travaux concourent à un but élevé » (l'aspiration d'un meilleur avenir) ; non, il ne faut chanter que pour chanter. Pourquoi l'Océan remue-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 395

t-il? Qwp] est le but de la nature? eh bien! je crois le but de rhumnnité exactement le môme, cela esi parce que cela f$f et a^ous n'y ferez rien, braves gens ; nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher! On n'était pas plus libre et plus intolliircnt du temps de Pi'riclês que du temps de Napoléon III. as-tu vu que je prends « le sens de certains sentiments que je n'éprouve pas? » Et d'abord je te ferai observer que je les éprouve, j'ai le cœur humnin et si je ne veux pas d'enfant à moi, c'est que je sens que je l'aurais trop paternel. J'aime ma petite nièce comme si elle était ma fille, et je m'en occupe assez activement pour prouver que ce ne sont point des phrases. Mais que je sois écorché \\î plutôt ([ue à" exploiter cela en style. Je ne veux pas considérer l'art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre, une simple causerie, une confidence; non! non! la Poésie ne doit pas être l'écume du cœur, cela n'est ni sérieux ni bien; ton enfant mérite mieux que d'être montré en vers ."Jo '/s sa couverture, que d'être appelé ange, etc. Tout cela est de la littérature de roman plus ou moins bien écrite, mais qui pèche par la môme base faible. Quand on a fait la Paysanne et quelques pièces de ton recueil, on ne peut plus se permettre ces fan- taisies-là même pour rire. La personualité sentimentale sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un peu niaise une bonne partie de la littérature contem- poraine. Que de sentiment, que de sentiment, que de tendresses, que de larmes! U n'y aura jamais eu de si braves gens. Il faut avoir avant tout du sang dans les phrases et non de la lymphe, et quand je dis du sang, c'est du cœur;Tl faut que cela batte, que cela palpite que cela émeuve. Il faut faire s'aimer les

396 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.

arbres et tressaillir les granits; on peut mettre un immense amour dans l'histoire d'un brin d'herbe; la fable des deux pigeons m'a toujours plus ému que tout Lamartine et ce nest pas le sujet; mais si La- fontaine avait dépensé d'abord sa faculté aimante dans l'exposition de ses sentiments personnels, lui en serait-il resté suffisamment pour peindre l'amitié de deux oiseaux? Prenons garde de dépenser en petite monnaie nos pièces d'or.

Ton reproche est d'autant plus singulier que je fais un livre uniquement consacré à la peinture de ces sentiments que tu m'accuses de ne pas com- prendre, et j'ai lu ta pièce devers trois jours après avoir achevé un petit tableau je représentais une mère caressant son enfant ; mais je ne démords pas de l'idée qui me les a dictés. Il me semble que le prix s'an- nonce bien; j'ai bon espoir.

Je n'ai eu aucune nouvelle de Bouilhet depuis qu'il est parti, je l'attends mardi ou mercredi. Peux- tu m'envoyer cette pièce de Leconte, ces cliiens au clair de lune. J'ai grande envie de la connaître.

Puisque tu es décidée à publier la Servante de suite, je n'en dis plus rien; mais j'attendrais. Quelle rage vous avez tous là-bas à Paris de vous faire con- naître, de vous hâter d'appeler les locataires avant que le toit ne soit achevé d'être bâti! sont les gens qui suivent le précepte d'Horace qu'il faut tenir pendant neuf ans son œuvre secrète avant de se décider à la montrer. On n'est en rien assez magistral par le temps qui court.

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 397

A. la même

Croissct, avril 1854, mcrcrodi soir, minuit.

Metsim peu la tête dans tes mains, ne pense pas h toi, mais à moi, tel que je suis, ayant trente-trois ans. bientôt, usé par quinze à dix-huit ans de travail acharné, plus plein d'expérience que toutes les académies mo- rales du monde quant à tout ce qui touche les pas- sions, qXc.^ goudronné enfin à l' encontre des sentiments pour y avoir beaucoup navigué, et demande-toi s'il est possible qu'un tel être ait ce qui s'appelle de V Humour ; et puis qu'est-ce que ça veut dire, je m'y perds. Si je ne t'aimais pas, pourquoi t'écrirais-je d'abord, et pourquoi te verrais-je? Qui donc m'y force? quel est l'attrait qui me pousse et me ramène vers toi, ou plutôt qui m'y laisse ? Ce n'est pas l'habitude, car nous ne nous voyons pas assez souvent pour que le plaisir de la veille excite à celui du lendemain. Pourquoi, quand je suis à Paris, est-ce que je passe tout mon temps chez toi? si bien que j'ai cessé à cause de cela de voir bien du monde ? Je pour- rais trouver d'autres maisons qui me recevraient, et d'autres femmes. D'où vient que je te préfère à elles ? Ne sens-tu pas qu'il y a dans la vie quelque chose de plus éleA''é que le bonheur, que l'amour et que la reHgion, parce qu'il prend sa source dans un ordre plus impersonnel? quelque chose qui chante îi travers tout, soit qu'on se bouche les oreilles ou qu'on se délecte à l'entendre? à qui les contingents ne font rien et qui est de la nature des anges, lesquels ne mangent pas : je veux dire l'idée. C'est par qu'on s'aime quand on vit par là. J'ai toujours essayé de faire de toi un liermaphrodite sublime. Il y a en toi IL 34

30« CMHiil -)NOANCE DE G. FLa

arbres et

iiainonse i . . ...

fable des deux i^eons m'a toujours plu tout 1 ' ns le tujet ;

fontaii jrd sa facul

daoii l'expositi"!! ) ses sentiments personn

«n ■• ,. 1'

d. r

inonnaie nos {i 'S d'oi

Ton ri'i ^

fuis un Ii\ ces sentiment^ >3 to m'accuses de ne pas

I'" a< !

rurcssantson <-ii: it; maisjen'dômords pasd

qi;

Je n'ai eu

qu'il «-•

mble que le prix s^ •uvelle de Bouilhet depi

envie de la connaitre.

' "^ :nlf Ai

Uuellt l'an» de vous faire con-l

ace qu il faut tei

--arjj

m%

Ji6 ir la^

imm As^

C0RRESP0Xl>i5'3 Iti

Croissct, aTril tt**

Mets un peu la tête dans \f^ " toi, mais à moi. tel que je sr. bientôt, usé par quinze à dix-l plus plein d'expérience que t raies du monde quant à tor/ sions, etc., gourlronné enfin à 1 pour y avoir beaucoup navi.: possible qu'un tel être ait ce et puis qu'est-ce que ça vent ne t'aimais pas, pourquoi l- pourquoi te verrais-je? Qui don l'attrait qui me pousse et me plutôt qui m'y laisse ? Ce n'e- nous ne nous voyons pas as- le plaisir de la veille exri* Pourquoi, quand je suis àl... . tout mon temps cbez toi? si à cause de cela de voir bien rais trouver d'autres maisons et d'autres femmes. D'où viei elles ? Ne scns-tu pas qu'il y : chose de plus élevé que le boi que la relij,'ion, parce qu'il pr» ordre plus impersonnel? <[■ trave^^ut, soit (pTon se li' se^^^^^A'entendru? ù qui de la natn veux dii( par \h.

'^M

I

V

i

398 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.

deux principes plus nets l'un de l'autre et plus op- posés que le sont Ormuz et Arimane dans la cosmo- gonie persane. Repasse ta vie, tes aventures inté- rieures et les événements externes. Relis même tes œuvres, et tu t'apercevras que tu as en toi un ennemi, un je ne sais quoi qui, en dépit des plus excellentes qualités, du meilleur sentiment et de la plus parfaite conception, t'a rendue ou fait paraître le contraire juste de ce qu'il fallait.

Le bon Dieu t'avait destinée à égaler si ce n'est à surpasser ce qu'il y a de plus fort maintenant. Personne n'est 7ié comme toi, et il t'arrive avec la meilleure bonne foi du monde de pondre quelquefois des vers détestables. Même histoire dans l'ordre sen- timental. Tu ne vois pas, et tu as des injustices sur lesquelles on se tait, mais qui font mal.

Ce ne sont pas des reproches tout cela, pauvre chère Muse, non, et si tu pleures, que mes lèvres essuient tes larmes. Je voudrais qu'elles te balayent le cœur pour en chasser toutes les vieilles poussières.

J'ai voulu t'aimer et je t'aime d'une façon qui n'est pas celle des amants ; nous eussions mis tout sexe, toute décence, toute jalousie, toute politesse à nos pieds, bien en bas pour nous faire un socle et, montés sur cette base, nous eussions ensemble plané au dessus de nous-mêmes. Les grandes passions, je ne dis pas les turbulentes, mais les hautes, les larges sont celles à qui rien ne /leut nuire et dans lesquelles plusieurs autres peuvent se mouvoir. Aucun accident ne peut déranger une harmonie qui comprend en soi tous les cas particuliers ; dans un tel amour d'autres amours même auraient pu venir : il eût été tout le cœur !

Voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements d'hommes si féconds, ce qui fait qu'ils sont si poé-

CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 399

tiques en même temps, et que les anciens avaient rangé l'amitié presque à la hauteur d'une vertu. Avec le culte de la Vierge, l'adoration des larmes est arrivée dans le monde. Voilà dix -huit siècles que l'humanité poifirsuit un idéal rococo; mais l'homme s'insurge encore une fois, et il quitte les genoux amoureux qui l' ont bercé dans sa tristesse; une réaction terrible se fait dans la conscience moderne contre ce qu'on appelle l'Amour. Cela a commencé par des rugissements d'ironie (Byron, etc.), et le siècle tout entier regarde à la loupe et dissèque sur sa table la petite fleur du sentiment qui sentait si bon... jadis !

Il faut, je ne dis pas avoir les idées de son temps, mais les comprendre. Eh bien, je maintiens qu'on ne peut rien passablement qu'en se refusant le plus pos- sible à l'élément qui se trouve être le plus faible. La civiUsation nous sommes est un triomphe opéré sur tous les instincts dits primordiaux. "^i vous voulez vous Uvrerà la colère, à la vengeance, à la cruauté, au plaisir effréné ou à l'amour lunatique, le désert est là-bas et les plumes du sauvage un peu plus loin : allez-y ! voilà pourquoi je regarde un homme qui n'a pas cent jnille hvres de rente et qui se marie, comme un miséra/jle, comme un gredin à bâtonner. Le fils du HottêntôT n'a rîën à demander à son père que son père ne lui puisse donner. Mais ici chaque fils de portier peut vouloir un palais, et il a raison ! c'est le mariage qui a tort et la misère! ou plutôt la ^àe elle- même ; donc il ne fallait pas vivre, et c'est ce qu'il fallait démontrer, comme on dit en géométrie. Adieu ^ je t'embrasse.

)

TABLE

1850

A Paiain 1

A sa mère 5

A Louis Bouilhet 7

A Parain 13

A sa mère 15

A la même 18

A Louis Bouilhet 22

A sa mère 31

1851

A sa mère 33

A la même 35

A Louis Bouilhet 40

A sa mère 4g

A la même 48

A Enicst Chevalier 49

A Louis Bouilhet 52

Au même 5G

A madame X 58

A la même. Gl

1852

A madame X G3

A Parain G3

A madame X GG

A la même 72

A la même 75

A la même , 78

A la même 80

A la même 83

A la même 85

A la même 88

A la même 00

A la même 97

TABLE

1850

A Paiain I

A sa mère 5

A Louis Bouilhet 7

A Parain 13

A sa mère 15

A la même 18

A Louis Bouilhet 32

A sa mère 31

1851

A sa mère 33

A la même 35

A Louis Bouilhet 40

A sa mère .

*9

A la même 48

A Eruest Chevalier 49

A Louis Bouilhet 52

Au même 56

A madame X 58

A la même. 01

1852

A madame X 03

A Parain 03

A madame X 00

A la même 7?.

A la même 75

A la même 78

A la même 80

A la même 83

A la même 85

A la même 88

A la même 00

A la même 07

402 TABLE.

A madame X in2

A la même lOi

A la même 1 1^)

A la même lU

A Maxime Da Camp 117

À madame X 1 1 0

A Maxime Du Camp 122

A madame X i2>

A la même 126

A la même 1 3 1

A la même l :!:>

A la même i;;G

A la même 1 3;)

A la même 141

A la même 1

A la même lôO

A Louis Bou'Ihet l.'>5

A madame X lôG

A Louis Bouilhet loo

A madame X 1 Ou

1853

A madame X 106

A la même 170

A la même 173

A la même 178

A la même 1 80

A la même |90

A la même 198

A la même 201

A la même ^OG

A la même 210

A la même 213

A la même 217

A la même 219

A la même 222

A la même 226

A la même 234

A Louis Buuilhct 2i0

A madame X 241

A la même. . . -. 242

A la même 24"

A la m("i>v> 251

A la mi' uic 2ô4

A la même 200

1"

i A.

III

lu

M IN

;:« u ild

301

%

m m !i;

519 Mi

î«

îlî 3il 2i«

TAOI.E. 403

A madame X ÎOC

A la môme 271

A la même '275

A la même 280

A la même 282

A la même 288

A Louis Bouilhet 291

A madame X .^ 294

A la même ;501

A la môme ;{09

A la même 3lO

A la même :512

A la même 315

A la même :m

A la même ;520

A la même ;52.'î

A la même .•!25

A la même 329

A la même. 333

A la même 335

A la même 339

A la même 340

A la même 342

A la même 345

A la même 348

A la même 349

A la même 352

A la même 355

A la même 358

A la môme 361

A la môme 3GG

A la même 3G8

A la même 372

A la môme 375

1854

A la même 381

A la même 383

A la même 386

A la même 387

A la même 391)

A la môme 391

A la même 394

A la même 397

4470-89. CoRBEiL. Imprimerie Cbéié.

Vf-TS!/-

i-i'-^^JU-^j" r

ir

402 TADLE.

A madame X 102

A la même lOi

A la même 112

A la même 1 14

A Maxime Ua Camp 117

A madame X 119

A Maxime Du Camp 122

A madame X \'2:>

A la même 126

A la même i:]!

A la même 1 ;î:5

A la même i:!G

A la même 13'.)

A la même 1 î I

A la même 1

A la même 150

A Louis Boulhet 155

A madame X J56

A Louis Bouiihet KiO

A madame X 103

1853

A madame X 1C6

A la même 170

A la môme 173

A la même 178

A la même liO

A l.i même 190

A la même 198

A la môme 201

A la môme 20G

A la môme 210

A la même 213

A la môme 217

A la môme 219

A la même 222

A la môme 22G

A la môme 234

A Louis Bouiihet 240

A madame X 24 1

A la môme...-. 242

A la même 217

A la inôiM > 251

A la me UK- 2.")4

A la même 2U0

TAI]I.E.

'm

madame X 1GV>

a même 271

a même 27')

a môme 280

a môme 282

a même 288

Louis Bouilhct 291

madame X .^ 29 i

a même ;]0]

a môme ;{09

a même 310

a même :îl2

a même. 31 .">

a même 317

a même :520

a môme 323

a même 325

a même 329

a même. 335

a même 335

a même 339

a même 340

a même 342

a même 345

a môme 348

a môme 349

a môme 352

a même .355

a môme 358

a môme 361

a môme .36G

a môme 368

a môme 372

a môme 375

1854

A la môme 381

A la môme 383

A la môme 386

A la môme .387

A la môme 390

A la môme ,391

A la même 394

A la même 397

i470-89. CoRBEiL. Iinpi'imerie Cbété.

BIBLIOTHEQUE CHARPENTIER

11, EUE DE GRENELLE, 11, PARIS A 3 FR. 50 LE VOLUME

MÊMES ET C0RRESP01ANCË8

ALEXANDRE (CH.)

Sonvenirs sur Lamartine ; . 1 vol*

BANVILLE (TH. DE)

Mes Souvenirs 1 vol.

BASHKIRTSEFF (MARIE)

Journal. . 2 vol

BERGERAT (EMILE)

Théophile Gautier 1 vol.

DELACROIX

Lettres â vol.

FLAUBERT (G.) Lettres de Gustave Flaubert à George Sand 1 vol.

CONCOURT (J. DE)

Lettres 1 vol.

CONCOURT (ED. ET J. DE)

Journal (tome I") 1 vol.

LANFREY (PIERRE)

Correspondance i vol.

MONTLUC (L. DE)

Correspondance de Juarez et de Montluc 1 vol.

MUSSET (P. DE) Biographie d'Alfred de Musset i vol.

REGNAULT (H.) Correspondance 1 ^ol-

SCHANNE (A.) Souvenirs de Schaunard i vol.

VITROLLES (BARON DE)

Mémoires et Relations politiques 3 vo!.

Correspondance entre le baron de VitroUes et Lamennais. 1 '•^•

16835. Imprimerie cuiiies, A, rue Mignon, 2, Paris. ,

i

L> <

a 39 0 0

5597b

CE PQ

.A2 1896 002

CGC FLAIERT, Gl CORRESPONCA

ACC# 1222 69

La Bibliothèque

Université d'Ottawa

Echéance

The Library

University of Ottawa

Dote due

Dl'

^i97r

iy|#*R^^

CE PQ 2247

.A2 1896 V002

CCO FLAUBERT, Gt CORRESPONCAN

ACC# 1222269

%

0

60INCH

6

8

■■■ ■HHB

■'■ m

jiHB

: V

3

C\J

2

0

1 m «

=

3 = 3

m

O

^

z=

^-^

=

O -— o -

*. = o --

ai = o -—

=

zzz

-

^5

=■

o

=r

=

=

o

00 = o -

CD ^=

-o =

o ^

=

00

=

O)

-

:=

-

-

=

00

^

-

^

^z

o

-rv3

o

C71

=

=

h-

=1

=

o

o —ri

-en

o

"~

:=

O)

^

1

O 1

1 1 1 M 1 'l

»,1

•' 'y:-:'^^^i<^,