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CORRESPONDANCE

LITTERAIRE, PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

PAR

GRIMM, DIDEROT

RAYNAL, MEISTER, Etc.

PARIS. IMPRIMERIE A. QUANTIN ET C' ANCIENNE MAISON J. GLAYE

RUE SAINT-BENOIT

J— Jt/*^

CORRESPONDANCE

LITTERAIRE, PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

GRIMM, DIDEROT

RAYNAL, MEISTER, Etc.

REVUE SUR LES TEXTES ORIGIN AUX

COMPRENANT

outre ce qui a et6 public a diverses epoques LES FRAGMENTS SUPPRIMfiS EN 1813 PAR LA CENSURE

LES PARTIES IN^DITES

CONSKRVEBS A LA BIBLIOTHEQUK DUCALE DE GOTHA KT A l'aRSENAL A PARIS

NOTICES, NOTES. TABLE GENERALS

PAR

MAURICE TOURNEUX

TOME CINQUlilME

^„V

0

PARIS GARNIER FRilRES, LIRRAIRES-EDITEURS

6, RUE DES SAINTS-PERES, 6 1878

CORRESPONDANGE LITTERAIRE

PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

(1753-1793)

CORRESPONDANGE UTTERAIRE

PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE

1762 JANVIER

1"^"^ Janvier 1762.

II y a plus cle vingt ans que M. de Voltaire donna, pour la premiere fois, sur le theatre de la Comedie-Francaise, sa tra- gedie de Zw/zme*. Gette pifece, qui est toute de rinvention du poete, sans aucun fondement historique, n'eut alors qu'un faible succes et fut retiree par I'auteur apres la huiti^me represen- tation. Elle vient de reparaitre sur la sc6ne avec des chan- gements qui Font fait regarder par les comediens comme une piece nouvelle, et ils se sont justifies de I'avoir annoncee comme telle en assurant, dans un compliment adresse au parterre, que I'auteur I'a eniierement refondue. Nous en allons entreprendre une analyse detaillee.

Le but de M. de Voltaire etait de montrer la passion de I'amour dans toute sa force. Voyons comment'il s'y est pris pour executer son plan. Ramire, prince de Valence en Espagne, est, avec sa jeune epouse Atide, captif d'un roi africain nomme

\. Zulime fut jouee pour la premiere fois le 8 juin 1740, et reprise le 29 de- cembrel761; elle eut alors neuf representations. Le Ca6i«ei /listonqwe de M. Louis Paris (1857,1'^'^ partie, p. 163) renferme la correspondance echangce entre Grimm et un avocat chartrain, nomme Letellier, qui possedait le manuscrit original de Zulime, et qui regut de Catherine II une m^daille d'or pour la cession dece ma- nuscrit.

4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Benassar, a qui il a eu le bonheur de sauver la vie. Zulime, fiUe de Benassar, concoit pour Ramire la passion la plus forte, et pour Atide Pamitie la plus tendre. EUe ignore les liens qui attachent Ramire au sort d' Atide ; elle forme le projet de les delivrer et de se sauver avec eux. Ramire ne peut decouvrir a Zulime son union avec Atide sans exposer une epouse cherie et sans s'oter alui-meme tout espoir de liberte. Les compagnons de I'infortune de Ramire et ses confidents, non-seulement con- firment ce prince dans I'idee de garder son secret, mais, pour hater leur delivrance commune, ils persuadent a Zulime que Ramire, aussi vivement touche de sa beaute que de ses bien- faits, ne sera pas sitot arrive en Espagne qu'il mettra a ses pieds la couronne de Valence, en lui oflrant sa main et son trone. Ainsi le projet s'ex^cute. Zulime, apres s'etre fait un parti, s'evade de la residence de son pfere avec Ramire et Atide et tous les autres captifs espagnols. Elle entre k main armee dans Arzenie, ville situee sur les cotes d'Afrique, pour passer de la en Espagne par le premier vent favorable. G'est ici que la pi^ce commence.

On voit Zulime avec Atide et avec Mohadir, ancien olTicier de son pere. Ge vieillard avait ete depute par Benassar pour rappeler Zulime a son devoir, pour lui peindre la douleur mor- telle qu'elle avait causee a son pere par sa fuite, et pour lui dire que tout etait oublie si elle voulait retourner. Zulime est au desespoir d'affliger un pere si indulgent et si tendre; mais elle ne balance pas entre son respect pour lui et sa passion pour Ramire. Gette derniere I'emporte :

Retournez, Mohadir, aux murs de Tr^miz^ne; Consolez les vieux ans de mon pere afflige : Je I'outrage, et je Taime, il est assez veng6.

Gette longue scene sert d'ailleurs a exposer tout le sujet et toutes les circonstances de la fable qui ont precede la piece, et que je viens de rapporter en peu de lignes. Atide y parle peu ; elle cherche seulement a peindre I'entreprise genereuse de Zulime sous les couleurs les plus nobles. Lorsque Mohadir est retire, Zulime laisse voir a Atide tous les remords dont son coeur est dechir^, de porter un d^plaisir mortel dans le sein du

JANVIER 1762. 5

meilleur des peres, mais elle ne salt lui sacrifier sa passion, et Atide lui conjure de presser son depart pour quitter les rivages d'Afrique. Zulime desire de voir Ramire. II lui tarde d'etre consolee par sa tendresse des sacrifices qu'elle lui fait. Le prince parait. On voit dans toute cette scene la passion la plus forte de la part de Zulime, beaucoup d'embarras et de trouble de la part de Ramire. Elle est interrompue par un confident du prince qui annonce I'arrivee prochaine de Benassar et de son armee devant la ville d'Arzenie. A cette nouvelle, on se promet de hater les preparatifs pour le passage en Espagne, et de se defendre vigoureusement contre toute violence qui pourrait s*opposer a I'execution du projet. Zulime sort par un cote. Ramire veut sortir par I'autre; mais il est retenu par Atide. C'est dans cette scene qu'on apprend le secret du lien indisso- luble qui unit Ramire a Atide, et c'est dans cette sc6ne que I'inter^t commence. Ramire est dechire, et par I'idee des dan- gers qui menacent si leur lien est decouvert, et par la cruelle necessite de tromper et de trahir une ame comme celle de Zulime. Atide souffre, et des dangers de son epoux, et de la passion de Zulime pour lui, dont elle est sans cesse le temoin et la confidente. Un bruit qu'on entend fait voler le prince au combat, et I'acte finit.

Ramire reparait au second avec son confident. On apprend que Benassar est en effet arrive avec une armee devant la ville, mais qu il a suspendu I'attaque. Le confident conjure le prince de profiter de ce moment de repit pour se sauver par la fuite, pour laquelle tout est prepare. Ramire est toujours cruellement agite de remords : il ne salt ni tromper Zulime plus longtemps, ni la desabuser. Le confident lui rappelle toute I'importance du secret, et sur ces entrefaites Zulime arrive. Elle annonce a Ra- mire, avec la tendresse la plus passionn^e, que le moment de leur delivrance approche, et qu*on va profiter des instants pen- dant lesquels I'attaque est restee suspendue pour s'embarquer et pour passer en Espagne. Ici elle fait a Ramire la declaration la plus tendre :

Prenons done a temoin ce Dieu de I'univers, Que nous servons tous deux par des cultes divers; Attestons cet auteur de I'amour qui nous lie,

6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Non que votre grande ame a la mienne est unie (Nos coeurs n'ont pas besoin de ces voeux solennels), Mais que demain, seigneur, au pied de vos autels Yos peuples b^niront dans la meme journee Et votre heureux retour et ce grand hym^n^e. Eh quoi, vous soupirez!...

Ramire, en effet, interdit, ne salt que repondre :

Je suis un malheureux destine d^sormais

A d'eternels chagrins plus grands que vos bienfaits.

ZULIME.

Eh, qui peut vous troubler quand vous m'avez su plaire?

Ramire lui protests qu'il est loin d'etre ingrat. ((Ah! je le crois sans peine », lui dit la princesse. II lui objecteles mceurs^ les lois d'Espagne, enfin I'inflexible voix de la religion qui ne soufFrirait jamais unereine mahometane sur le tronede Valence, (c J'entends », lui repond Zulime,

11 faut t'ouvrir mon coeur. Pour ma religion j'ai connu ton horreur; Arrachee a moi-meme, a tes destins livree, Elle me fut d^s lors moins chere et moins sacree. Soit erreur ou raison, soit ou crime ou devoir, Soit du plus tendre amour Tinvincible pouvoir, Puisse le juste ciel excuser mes faiblesses! Du sang en ta faveur j'ai brave les tendresses ; Je te peux immoler par de plus grands efforts Ce culte mal connu de ce sang dont je sors. Puisqu'll t'est odieux, sans doute il le doit etre. Fidele h mon 6poux et soumise ^ mon maitre, J'attendrai tout du temps et d'un si cher lien. Mon cceur servirait-il d'autres dieux que le tien? Je vois couler tes pleurs; tant de soins, tant de flam me, Tant d'abandonnement, ont p6netre ton ume : Adressons Tun et I'autre au Dieu de tes autels Ces pleurs que I'amour verse, et ces v(pux solennels; Qu'Atide y soit pr6sente; elle approche, elle m'aime...

Ces vers, prononces par le bel organe de M"'' Clairon, avec toute la noblesse et toute la passion imaginables, ont fait un

JANVIER 17G2. 7

grand effet, et cette sc^ne est non-seulement la plus belle de cette piece, mais elle peut 6tre comptee au nombre des belles scenes de M. de Voltaire. Atide survient en effet. Elle apprend a Zulime que son pere s'est presente aux portes de la ville sans escorte, et que les gardes n'ont ose lui interdire I'entree.

II va, n'en doutez point, demander notre vie.

Zulime les rassure. Elle perira plut6t que de rien changer a ses projets. Elle les renvoie tous les deux, non sans alarmer Atide, en appelant Ramire le digne epoux de la triste Zulime. lis se retirent, et Zulime reste seule, interdite et troublee, dans I'attente de son pere. Benassar parait. Vous imaginez aisement ce que c'est que cette scene. Des reproches, de la douleur, une tendresse sans bornes de la part du pfere. Un respect, une sou- mission entiere de la part de la fille ; mais nullement disposee a renoncer a sa passion ; inebranlable dans son projet, elle allume a la fm la colere d'un pere trop indulgent. II la maudit, et dans la malediction il lui pr6dit tous les malheurs qui I'at- tendent :

Barbare, que les cieux partagent ma douleur; Que ton indigne amant soit un jour mon vengeur! II le sera sans doute, et j'en regois Taugure ; Tous les enlevements sont suivis du parjure : Puissent la perfidie et la division t^ire le digne fruit d'une telle union! J'esp^re que le ciel, sensible a mon outrage, Accourcira bientot dans les pleurs, dans la rage, Tes jours infortunes que ma bouche a maudits, Et qu'on te trahira comme tu me trahis.

Quoique ces choses-la soient faites a la main, elles ne man- quent jamais d'effet au theatre. Aussi cette malediction en a fait un trfes-grand. Gependant Benassar dit qu'il va courir au port, assisteral'embarquementfatal qu'on medite, et qu'il verra s'il y a quelqu'un d'assez hardi pour lui arracher sa fille. II laisse Zulime dans I'etat le plus violent. Elle finit I'acte en implorant le ciel pour qu'il detourne I'effet de la malediction de son p6re.

CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Dieu, je me livre k toi ; si tu veux que j'expire, Frappe, inais reponds-moi des larmes de Ramire.

Je n'aime point ces pointes 6pigrammatiques a la fin des actes, quoique le parterre ne manque jamais cle les applaudir avec transport. Au reste, je me suis etendu sm- cet acte parce que c*est le plus beau de la pi^ce. Voyons-en la suite.

Au commencement du troisi^me, Zulime reparait accompagnee d'Atide. Elle se reproche pendant un instant cette fatale passion qui donnera la mort a son p^re, et Atide croit cet instant favo- rable pour lui dire qu*il faudrait peut-etre sacrifier une passion qui causerait de si grands malheurs. Quoique ce conseil soit hasarde avec toute la circonspection imaginable, il allume dans le coeur de Zulime de terribles transports. Elle est outrag^e de ce qu'on la croit seulement capable de renoncer a sa passion. Gependant son amiti^ pour Atide, son coeur naturellement g^nereux et compatissant, calment bientot ces emportements. Elle revient seulement sur cet entretien qu'elle a eu avec Ramire au second acte. Elle ne trouve pas que le prince lui ait marque toute la passion qu'elle croit m^riter :

II etait maitre assez de ses voeux amoureux Pour voir en ma presence un obstacle k nos feux! Ma tendresse un moment s'est sentie alarmee. Chere Atide, est-ce ainsi que je dois etre aimeo? Atide, il me trahit s'il ne m'adore pas.

Atide la rassure, et comme Ramire par ait au m^me instant, elle court a lui et lui dit qu'il faut tout immoler pour meriter les bienfaits de Zulime. Mais Ramire leur apprend qu'il ne leur reste qu'un moment pour s'embarquer. Deja Paspectde Benassar a rendu le parti de Zulime timide et incertain. Bientot la fuite leur sera absolument impossible. « Partons, repond Zulime, mais voyons mon pere pour la derniere fois, et qu'il sache que je suis mon devoir en partant votre Spouse. » Gette proposition rejette Ramire dans tons les embarras. « Tu vois, dit-il, que ce serait outrager Benassar; que, si le ciel lui rend son heritage, Valence sera aux pieds de Zulime, etc. » En trait de lumi^re Maire tout a coup cette princesse infortunee : elle volt son

JANVIER 1762. 0

nialheur; elle sent que tant d'amour n*est pas paye de retour ; elle penelre jusqu*au secret de I'amour de Ramire pour Atide. Alors les transports de jalousie succedent a la passion la plus tendre. Elle se reproche sa securite et ses bienfaits, et elle les quitte dans la derni^re agitation. Les deux epoux ne sont pas moins agites qu*elle. Atide dit que c*est a elle a finir tant de maux en brisant les liens qui I'attachent a Ramire. Elle court rejoindre Zulime; Ramire veut la suivre, mais il est arrete par Benassar, qui vient trailer avec lui. II reproche d*abord a Ra- mire sa trahison, et le prince repond avec beaucoup de fierte; mais tons les deux gen^reux, Benassar toujours pere tendre, Ramire toujours epoux fidele, ils se rapprochent bientot. Ramire promet de rendre Zulime a Benassar, pourvu qu'il veuille la recevoir avec son ancienne tendresse, et qu'il s'engage de le faire partir, lui et tous les siens, sans aucun delai. A cette condiiion, il promet de laisser Alide pour otage et pour garant de sa sincerite. Benassar la reiiverra en surete d^s que le traite aura ete execute. Les paroles de ce traite donnees et la foi juree, Benassar court au port pour le remplir de son cote. En meme temps, Atide entre et apprend a son epoux qu'il n'est plus de dangers, que la jalousie de Zulime est absolument dissipee, qu'elle est embarquee, et quelle n'attend que Ramire pour partir. A cette nouvelle Ramire est plus inierdit que jamais. Ce chan- gement inopine va lui donner I'air d'un traitre aux yeux de Benassar. II court desabuser Benassar et Zulime.

II va livrer Atide pour otage de sa foi, et il espere par un aveu simple et vrai assurer le repos de tout le monde.

Au quatri^me acte on voit paraitre Zulime. Son pere, se croyant reellement trahi par Ramire dans le temps qu'il s'etait entierement livre a sa bonne foi, furieux de cette noirceur ap- parente, avait appele ses soldats. Ceux de Zulime n'avaient pu €mpecher les portes d'etre forcees. Zulime elle-mtoe est arra- chee a ceux qui la defendent. Son pere la renvoie sous escorte au palais. Elle se livre a tout son desespoir pendant que Ramire a rallie son parti pour la delivrer. Elle envoie sa confidente pour savoir des nouvelles de ce funeste combat, et en son absence elle plaint dans un long monologue la cruaute de son sort qui la reduit a n'oser rien desirer qui ne soit horrible. La confidente revient. Elle lui apprend que Benassar est vainqueur, que Ramire est

10 ^ CORRESPONDANCE LITTJ^RAIRE.

dans les fers, et qu'il lerminera bientot tous les malheurs par son supplice, qu'on apprete. Le danger de Ramire rallume toute la passion de Zulime. Atide survient ; elle se jette aux pieds de la princesse : elle lui declare qu*elle est sa rivale, mais qu'elle est prete a lui ceder tous ses droits si elle veut sauver les jours- du prince. Zulime dit qu'elle n'a pas besoin d'etre excitee pour voler au secours de ce qu'elle a de plus cher au monde ; et dans ses transports elle court, a quel que prix que ce soit, operer la delivrance de Ramire.

Benassar avec son confident commence le cinquieme acte. II veut se venger de Ramire, qu'il soupconne toujours de la per- fidie la plus noire. II veut punir sa coupable fiUe. Tandis qu'il se plaint, qu'il delib^re, elle parait a la tete d'une troupe armee; mais I'aspect seul de son pere la desarme. Elle tombe a ses ge- noux, et le conjure de respecter Ramire. Benassar est lui-meme redevable de sa vie a ce prince; il est d'ailleurs toujours pere tendre. II fait venir Ramire et Atide. Ramire se defend du soup- con de trahison. II explique a Benassar par quelle combinaison du hasard on avait execute a son insu le contraire de sa parole dans le temps meme qu'il la donnait. Benassar retrouve en Ra- mire cette generosite qu'il lui a toujours reconnue. II en est touche au point de lui offrir sa fille et son trone. Ici le secret du mariage de Ramire se declare. Le prince se disculpe encore des apparences de fausset^ et de perfidie qu'on pourrait lui reprocher. A la decouverte de ce secret, vous jugez de I'etat de Zulime. Atide court a elle. Elle la conjure de ne la point hair. Elle lui a promis de lui sacrifier tous ses droits sur Ramire, et elle veut accomplir sa promesse en se donnant la mort ; mais Zulime lui arrache le poignard. Elle pardonne aux deux epoux une faussete involontaire. Elle presse son pere de les faire partir. Benassar ordonne leur depart pour I'Espagne, et des qu'ils ont quitte la scene, Zulime se perce le coeur et laisse son pere dans le plus grand desespoir. Ce denoument ayant paru languis- sant, on a un pen plus serre les ev^nements a la seconde repre- sentation, et Zulime s'est tuee tout de suite en presence des deux epoux, apr6s avoir arrache le poignard a Atide. Ancienne- ment c'etait Atide qui se tuait, et qui faisait le genereux sacri- fice de sa vie au repos de Zulime. On pent observer a cet egard qu'il faut qu'il y ait un grand vice quelque part, dans la fable

JANVIER 1762. 11

ou dans la conduite d'une piece, quand on la peut denouer de deux ou trois manieres differentes. Mais la tragedie de Zulime merite quelques reflexions particulieres, et ce sera I'objet de mon premier travail.

La poesie et la litterature allemandes vont devenir a la mode a Paris, comme I'etait la litterature anglaise depuis quel- ques annees. Deja on etudie la langue allemande comme une langue savante, et plusieurs amateurs de la litterature y ont fait beaucoup deprogres. Comme on se livre a Paris avec une chaleur extreme a ses gouts, jeprevois que dans trois ou quatreans d'ici personne ne pourra se montrer en bonne compagnie sans savoir I'allemand, et sans avoir lu les poetes de cette langue. Je me hate done par interet pour ma reputation de rapprendre ce que j'en pourrais avoir oublie, afm de ne point paraitre barbare en ignorant la langue a la mode. Cette revolution n'est pas la moins etrange de celles qu'on voit arriver. Si Ton avait parle a Paris, il y a douze ans, d'un poete allemand, on aurait paru bien ridi- cule. Ce temps est bien change. II est vrai que les ^chantillons de poesie allemande qu'on a produits ici etaient bien propres a faire impression. On a du sentir le genie de M. Haller a travers la faible traduction de ses poesies. La Mortd'Abel, poeme epique de M. Gessner, de Zurich, a eu un grand succes. Aujourd'hui son traducteur, M. Hubert, vient de publier une traduction de ses Idylles et Po ernes chmnpetres^ et cet ouvrage a mis le comble a la reputation de M. Gessner. Ces idylles sont autant de chefs- d'oeuvre. II faudrait les nommer toutes pour leur rendre justice. Mais je crois que vous aimerez de preference Daphnis^ Mirtile^ Damon et Philis, la Cruche cassee, Daphnis et Chloe^ le Faiine. . . J'allais, je crois, vous les nommer toutes Tune apres Tautre. II n'y en a aucune qui ne soit faite pour tourner la tete a un homme de gout. Parmi les poemes champetres, celui qui a pour titre les Souhaits est admirable. Je ne connais, en general, rien de si parfait dans son genre que ces idylles. Elles ressemblent toutes a ces fleurs touchantes et belles qu'on craint d'approcher de peur de les faner par I'attouchement de I'extremite du doigt ou par le souffle leger de I'haleine. Quelles beautes d'images ! quelle delicatesse! quelle variete de caractere! quel gout pur, antique et touchant ! quelle mesure en tout ! Comme cet homme- la sait fmir sans appareil, sans luxe, avec une simplicite exquise

12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

et rare! M. Diderot pretend que ses pasteurs devaient porter de tout autres noms que Daphnis et Thyrsis. Gela se peut. Si M. Gessner leur avait cree des noms (et ce n'etait pas une chose aisee), il est certain que I'ouvrage en eut ete encore plus ori- ginal. Mais je defie le critique le plus severe d'y trouver d'ail- leurs quelque chose a reprendre. lis ont 6te choques de la me- tamorphose de Pamelon, et le traducteur passe condam nation li-dessus dans sa preface. II a grand tort, et ces gens-la ne savent ce qu'ils disent. Je les d^fie de fniir cette belle idylle sans cette metamorphose, et puis olet anliquitatem. Geux qui n'ai- ment pas cela, il faut les renvoyer aux bergers de Fontenelle, de La Motte-Houdard et du peintre Boucher. Lorsqu^on lit ces idylles dans I'original, on est etonne du genie de la langue allemande, bien propre assurement k la poesie et a I'eloquence entre des mains habiles. Sa richesse infmie, sa facility de com- poser egale a celle qu'on remarque dans la langue grecque, celle des inversions, aussi grande qu'on la trouve dans I'italien, voila trois grands points pour la poesie. La langue allemande ne pourra peut-etre aspirer a I'harmonie du grec et de I'italien, mais s'il etait reserve a I'Allemagne de voir regner Frederic, apres tant d'exploits dans le sein de la paix, des arts et de la philosophie, son siecle acheverait de donner a la langue de ses peuples le gout, la souplesse et la grace qui lui manquent, et que cependant M. Gessner, au milieu de la Suisse, a bien su lui donner.

Apres tout ce que je viens de dire, il est impossible que je sois content de la traduction, quoiqu'elle ait eu un grand succ^s a Paris. Mais c'est qu'il est impossible de traduire un poete d'une langue dans une autre. Quoique M. Hubert ne me contente pas, je ne crois pas qu'on puisse faire mieux que lui. Son succ^s doit Tencourager a nous donner d'autres traductions, et j'espere qu'il n'y manquera pas. L'idylle de M. Schmidt, qu'il a inseree dans la preface, est un morceau d'une grande beaute et d'un tour de genie particulier. Au reste, cette edition des idylles est fort soi- gnee. M. Watelet I'a enrichie de vignettes. Le libraire a profite du gout du public pour la vendre plus cher, eu egard a la peti- tesse du volume.

M. le due de Ghoiseul ayant entrepris de relever la ma- rine du royaume, toute la nation s'est tournee vers cet objet

JANVIEH 1762. 13

avec transport. Gela prouve ce que nous savions deja, c'est que clans les plus facheuses conjonctures, ce n'est point les hommes qui manquent, mais ordinairement c'est un homme qui manque. Si la France a trouve le sien, elle lui payera son retablissement par rimmdrtalite qui est le prix le plus flatteur pour ceux qui menent une vie de chien pour le service de I'Etat. La circon- stance a fait qu'on a imprime, dans la foule immense d'alma- nachs de toute espece, des Etrennes marilimes qui serviront surtout aux dames pour leur donner une idee de la construc- tion d'un vaisseau et pour leur expliquer les termes de marine les plus usit6s.

Le Rituel des esprits forts ^ ou le Tableau des incredules modernes au lit de la mort\ avec Toraison funebre d'un phi- losophe, et un discours aux incredules, augmente encore d'un discours pr61iminaire et d'une dissertation centre les mat^ria- listes. Ce bel ouvrage est deja a sa seconde edition. L'auteur n'est pas un esprit, mais un esprit plat.

M. Dupuy, de I'Academie royale des inscriptions et belles- lettres, a traduit quelques tragedies de Sophocle que le P. Bru- moy n'avaitdonneesque parextraits dans son Theatre des Grecs; mais on n'a pas ete content du travail de M. Dupuy.

15 Janvier 4762.

La tragedie de Zulime n'a eu qu'un succes tres-mediocre. Le premier acte a paru excessivement froid. C'est un inconve- nient assez commun a ces sujets de pure invention, ou il faut expliquer une foule de petits faits qui ne peuvent int^resser personne, et qui sont pourtant necessaires pour ^tablir le lien de la scene, la condition et la situation des personnages, etc. Malgre les peines que s'est donn^es M. de Voltaire, on ne salt ce que c'est que Benassar, roi africain, ni ce roi de Valence. Le second acte a ete fort applaudi; le troisieme, moins; le qua- trieme, tres-peu. Au cinquieme, I'apparition de Zulime avec le sabre a la main a fait rire, et le denoument a deplu. II a ete hue aux representations suivantes, et la piece en a eu huit ou neuf d' assez faibles. Ce n'est pas la un succes pour M. de Vol-

1. (Par I'abbc Gros do Besplas.) Paris, 1762, in-12. Ce n'^tait pas la seconde, mais la troisieme edition.

\k COIIRESPONDANGE LITTERAIRE.

taire. Mais il est liomme a prendre sa revanche avec son ouvrage de six jours, que tous ceux qui I'ont vu regardent comme une production digne de son beau genie. On a fortement critique le plan, la conduite et les caract^res de la tragedie de Zulime. On a observe qu'excepte le role de Zulime il n'y en avait aucun de supportable. En effet Atide n'inspire ni interet, ni haine ; on ne sait qu'en faire. Ramire a le plus mauvais role du monde, et le pere Benassar ne vaut pas mieux que le pere Argire dans la tragedie de Tancrede, Tous les m^contents qui produisent dans le cours de la piece les revolutions et les catastrophes ne sont ni vraisemblables ni meme comprehensibles , et I'interet en soufTre necessairement. Depuis le commencement de la piece jus- qu'a la fm, ces gens-la n'ont qu'une chose sensee a faire, c'est de s'embarquer et de partir. Rien ne les en empeche ; ils en parlent sans fm et sans cesse, et ne I'executent jamais. Aussi, en y regardant de pr^s, on trouve que, malgre tous les 6v^ne- ments dont la piece est remplie, il ne se passe plus rien qui puisse nous interesser veritablement. On a encore reproche a Zulime de ressembler a plusieurs pieces connues, principale- ment au Bajazet de Racine. Atide est la rivale et la confidente de Zulime. On a trouve cette situation plus touchante dans la tragedie dHAriane^ de Thomas Gorneille, ou Ariane, abus^e, se fie a sa prop re soeur. Enfui la scene ou Ramire offre a Benassar Atide pour otage a paru copiee d'apres une scene toute pareille de la tragedie de Manlius^ qui est restee au theatre. Ainsi le public n'a pu se raccommoder avec Zulime. et il y a grande appa- rence quelle ne reparaitra plus au theatre. II est arrive a tous les grands hommes dans tous les genres de manquer quelque- fois un sujet; mais ces petites disgraces n'otent rien a leur gloire. Quoique Zulime n'ait point reussi, M. de Voltaire n'en reste pas moins auteur de Zaire et de Mahomet, Le hussard de M. de Turpin a fait a ce sujet dans le foyer de la Gomedie ces deux vers :

Du temps qui d6truit tout Voltaire est la victime : Souvenez-vous de lui; mais oubliez Zulime.

C'est dommage que cela ne soit pas vrai ; car tout ce qui nous est venu des Delices depuis quelque temps ne prouve point du

JANVIER 1762. 15

tout que M. de Voltaire se ressente de son age. II parait au contraire rajeunir, et, k tout prendre, cela vaut mieux que I'epi- gramme de M. de Turpin.

Ce qui est vrai, c'est que la tragedie de Zulime est une des plus faibles productions de M. de Voltaire, soit qu'on laconsidere du cote du style, soit qu'on n'en regarde que la machine et la conduite. Nulle vraisemblance, nulle necessite dans les evene- ments. Tons les incidents qui arrivent dans le cours de la piece sont contraires au sens commun. II est vrai que si les person- nages se conduisaient suivant ce qu'il dicte, il n'y aurait plus de piece d^s le second acte. 11 est impossible que dans une pi^ce ainsi construite les discours ne deviennent faibles, mesquins et faux. La sentence remplace le sentiment; mais la vraie force du coloris manque, et I'interet en est an^anti. Rien ne prouve mieux le defaut d'invention que la multiplicite de petits incidents dont une piece est chargee, et nos poetes devraient se convaincre une bonne fois que s'ils ne parviennent pas a nous faire regarder un evenement comme absolument necessaire et force, il est im- possible qu'il produise un effet durable au theatre.

II y avait cependant deux facons de trailer le sujet de Zu- lime d'une maniere interessante , dont I'une au moins eut ete neuve, et serait devenue sublime entre les mains d'un homme de genie. Voyons d'abord la plus ordinaire, car il parait que la grande faute de M. de Voltaire est venue de ce qu'il ne s' est pas clairement enonce a lui-meme le but qu'il se proposait. Si son dessein etait de montrer une fille entre son pere et son amant, ayant pour le premier tons les sentiments de respect et de tendresse, mais etant absolument dominie par sa passion pour I'autre, il etait impossible dans ce plan de rendre Ramire in- sensible a I'amour de Zulime, et de lui donner une passion pour une autre dont son devoir lui faisait d'ailleurs une loi. Cela fait deux situations differentes qui ne sauraient etre traitees a la fois sans que I'efTet de I'une detruise 1' effet de I'autre, comme cela arrive dans la piece de M. de Voltaire, ou Ton ne sait plus a qui s'interesser. Tous les personnages sont vertueux et malheureux. II n'y en a pas un d'odieux ; mais amant, p^re, epouse, ils sont tous plats, et la douleur de Zulime meme ne sait pas solliciter nos larmes. Si done le projet du poete etait de laisser Zulime entre son pere et son amant, il fallait donner a celui-ci le plus

16 CORRESPONDANCE LITTEBAIRE.

beau caractere et la plus forte passion pour sa maitresse sans aucune distraction, et le faire perir a la fin de la piece. De cette maniere, Zulime 6tait punie d'une passion involontaire et trop bien placee, mais qui faisait le malheur du meilleur des peres ; et cette catastrophe pouvait devenir tres-touchante. Ou bien il fallait faire de Ramire un fourbe adroit et profond qui n'aurait inspire et simule la passion que pour se tirer de I'esclavage, et qui a la fin de la pi^ce aurait paye Zulime par la plus noire in- gratitude. De cette maniere , I'infortun^e Zulime eut ete punie bien cruellement de son aveuglement et de ses erreurs, et la ma- lediction de son pere n'eut ete que trop bien remplie. Dans les deux suppositions, le role d'Atide etait absolument a retrancher,

Mais si M. de Voltaire eut voulu traiter une situation tout a fait neuve au theatre, la tragedie de Zulime serait devenue su- blime. 11 fallait pour cela laisser de cot^ le role du pere, et nous montrer Ramire embrase malgre lui par la passion d'une femme qui sacrifie tout jusqu'a son trone, a sa gloire, et a sa piete en- vers son pere, au salut de son amant dans le temps qu'il appar- tient par des liens sacres a une epouse clont la main inconnue et la vertu simple et touchante eussent interesse tous les coeurs. Aucun de ces trois personnages n'eut et6 coupable ; tous les trois eussent 6te interessants , et leur situation etait bien faite pour dechirer tous les coeurs sensibles. D'ailleurs quelle richesse, quelle variete de situation dans ce fond! II m*est encore incom- prehensible que M. de Voltaire ne s'en soit pas apercu. J'etais si convaincu que Ramire n'aurait pu garantir son coeur con t re la passion de Zulime que, lorsque je lui entendis dire au second acte a Atide : « Laissez-moi, je ne suis que trop coupable », je ne doutais pas un instant du plus grand succes de la piece , voyant dans cette situation une foule de scenes pathetiques et terribles.

En effet, ebauchons I'histoire de Ramire, et nous verrons que ce prince a du necessairement tomber et entrainer Zulime et Atide dans le malheur qui aurait fait le sujet de la piece. Ramire est uni dans sa premiere jeunesse a une epouse dont I'innocente etpaisible vertu doitle penetrer de laplus tendre estime. L'epoque de leur union est celle de leur malheur. Entraines tous deux dans une captivite dont le poete aura soin de rendre les circonstances vraisemblables, leurs dangers communs doivent necessairement

JANVIER 1762. 17

resserrer leurs tendres liens et ajouter a rattachement de Ra- mire pour Atide cette force que lui donnent le peril, la pitie, la compassion. Vraisemblablement Ramire aura fait passer Atide pour sa scEur ; chez des barbares, niille incidents peuvent rendre la separation de deux epoux inevitable, tandis que rien n'em- peche qu*une soeur ne reste sous la protection d'un frere. Ce- pendant, une femme d'une ame grande et sublime aura ete tou- chee des vertus de Ramire. Son coeur, fait pour 6prouver les plus grandes passions, se sera bientot enflamme pour un objet si digne d'etre airae , et Zulime, ainiant bientot tout ce qui touche son amant, aura etendu sa tendresse jusque sur Atide, qu'elle croit sa soeur. Or je demande ce que devient Ramire dans cette si- tuation, avec un coeur sensible et magnanime? II se sent aime pour la premiere fois, non de cette amitie tendre et paisible que la timide Atide a consacr6e a son epoux, mais d'une passion qui a embrase le coeur noble et genereux de Zulime, et dont la vio- lence ne connait point de bornes. Comment celui qui en est I'objet se preservera-t-il d'un embrasement qui se communique avec tant de rapidite? Ses vertus memes le tromperont d'abord sur sa passion naissante. La grande ame de Zulime arrachera son admiration. G'est un tribut trop legitime pave aux grandes vertus. Sa reconnaissance etendra ce tribut au dela de toute borne. II doit tout a Zulime , jusqu'a la conservation et a la d^livrance d* Atide ; et puis, quel est le coeur qui ne doive etre sensible au bonheur d'etre aim6 de Zulime ! G'est ainsi que I'amour entrera dans le coeur de Ramire , et qu'il en sera le maitre avant que ce prince malheureux ait pu se douter du danger ^ui le mena- cait. Ainsi , coupable malgre lui envers Atide, a qui son devoir et le plus tendre attachement le lient, eprouvant pour Zulime Tamour avec toutes ses fureurs, un amour irrite par I'impos- sibilite de le satisfaire sans crime, Ramire se trouvera dans la situation la plus terrible et la plus tragique qu'il y ait au theatre. Quelles agitations, quels combats dont les suites sont toujours plus douloureuses que le combat meme ! Quelle foule de scenes dechirantes ! Quelle situation que celle de Zulime, qui, ne sachant point le secret de Ramire et ne pouvant se meprendre au feu dont elle le voit devore pour elle, ne connait rien a ces ter- ribles agitations auxquelles elle le voit en butte a mesure qu'il approche du terme de ses infor tunes ! Quel contraste encore que V. 2

18 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

celui de la simple Atide, qui, dans la security de son innocence et de sa candeur, est Men eloignee de soupconner le malheur dont elle est menacee; qui, sans le savoir, irrite les blessures de son 6poux par ses innocentes caresses ! II p^rira, le malheureux Ramire, au milieu de ses combats, et laissera apres lui les deux femmes les plus interessantes de la terre. Voila une tragedie, voila une situation qui n'a pas encore ete traitee , au moins sur la scene francaise, et qui aurait pu faire de Zuli?ne un chef- d'oeuvre si M. de Voltaire s'en fut empare. Vous vous aperce- vrez, au reste, que cette situation pent etre traitee dans le gout de la tragedie francaise telle qu'elle est aujourd'hui ; mais qu'il serait aise d*en faire un sujet domestique et une tragedie bour- geoise, et que le coloris et les details en deviendraient plus tou- chants a mesure qu'on saurait les rapprocher de I'intimite de nos moeurs.

J'observe en fmissant que, malgr^ les eloges sans mesure que tous n.o& journalistes prodigaent a M''^ Clairon, cette cel^bre actrice a fait beaucoup de tort au succes de Zulime. On pent admirer en elle I'efTort de I'art; mais on n'y trouve jamais la nature, et, pour pen que son jeu s'etablisse, comme ses grands succ6& doiv^nt necessairement inviter ses emules a I'imiter, la veriteetlenaturel serontproscrits, et le theatre francais perdu : a force de vouloir tout faire sentir, tout faire valoir, rien ne fait plus d'effet. Ghaque hemistiche est applaudi ; mais la scene est manqu63, et la pi^ce tombe. Si M"^ Clairon eut mis dans son role la rapidite qu'il exige, son jeu nous eut entraines, et nous n'aurions pas eu le temps de nous apercevoir de la moiti^ des defauts qui se trouvent dans la machine et dans la conduite de Zulime, Mais le moyen de corriger une actrice a qui Ton ne pent refuser dejustes eloges^ dont Forgane, et la figure, et I'art infini, meritent de grands applaudissements, et dont les defauts et les erreui-s meme excitent la stupide et bruyante admiration d'un parterre imbecile? Pour les gens d'un gout vrai et sur, cette celebre actrice est precisement dans le cas de T artiste dont parle Horace :

TEmilium circa ludum faber imus et ungues Exprimet, et moUes imitabitur vsre capillos j Infelix operis summa, quia ponere totum

Nesciet.

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L'Academie francaise vient de publier une nouvelle edi- tion de son dictionnaire. VoiU, du c6t6 de I'utilite, tout ce qu'on peut attendre de cette compagnie. EUe corrige sans cesse son dictionnaire, et le fait reimprimer tons les vingt ans. A chaque edition, MM. les Quarante augmentent le nombre des termes, et accordent des lettres de naturalit^ k quelques nouveaux mots; cette fois-ci, par exemple, ils ont enrichi la langue du mot de tendreU^ comme terme de bonne ch^re; ainsi il sera permis desormais a un gourmand de vanter la tendret6 d'un gigot de mouton. MM. de I'Academie se moquent de nous. Bien leur en prend que nous n'ayons plus Moliere parmi nous; leur tendreie serait surement immortalisee dans sa premiere pi^ce. Ces messieurs oublient qu'une compagnie litteraire n'a d' autre droit que celui d'attester que tels sont Tusage et la signification d'un mot. Le peuple est le maitre de tout le reste, et le droit de creer appartient aux premiers ecrivains de la nation, qui n'ont pas besoin de I'autorit^ d'un dictionnaire pour faire passer les mots qu'ils ont crees.

M. Blin de Sainmore a publie une heroide de la belle Gabrielle d'Estrees a Henri IV, dont j'ai eu I'honneur de^parler. Elle ecrit au moment de sa mort, et on lui a reproche d'etre terriblement bavarde pour une femme qui se meurt. II faut se souvenir de cette circonstance pour entendre la r6ponse sui- vante, que M. de Voltaire a faite a I'auteur qui lui a d6die son ouvrage.

A M. BLIN DE SAINMORE SUR l'h^roide de gabrielle d'estri5es.

Mon amour-propre est vivement flatt6 De votre ecrit; mon gout Test davantage : On n'a jamais, par un plus doux langage, Avec plus d'art, blesse la v6rite.

Pour Gabrielle en son apoplexie, D'autres diront qu'elle parle longtemps; Mais ses discours sont si vrais, si touchants, Elle aime tant qu'on la croirait guerie.

Tout lecteur sage avec plaisir verra Qu'en expirant la belle Gabrielle

20 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Ne pense point que Dieu la damnera Pour trop aimer un amant digne d'elle.

Avoir du goOt pour le roi tres-chretien, C'est oeuvre pie : on n'y peut rien reprendre. Le paradis est fait pour un coeur tendre, Et les damn^s sont ceux qui n'aiment rien.

M. d'Alembert a fait une nouvelle edition de ses Elements de musique suivant les principes de M, Rameau. Get ouvrage, d'une theorie claire et precise, est considerablement augmente. Le philosophe y repousse avec autant de force que de manage- ment les attaques que le musicien a juge a propos de lui faire depuis quelques annees. M. d'Alembert observe que c'est a tort que M; Rameau lui reproche d' avoir adopte autrefois ses prin- cipes, et d'en avoir ensuite combattu plusieurs dans YEncyclo- pMie. Suivant la remarque de M. d'Alembert, M. Rameau a change si souvent d'idees et de principes dans les ouvrages theoriques qu'on peut ires-bien avoir admis plusieurs de ses idees il y a douze ou quinze ans, et en combattre d'autres au- jourd'hui. J'ajouterai, moi : Quand il serait vrai que M. d'Alem- bert en eut adopte autrefois trop legerement, quel mal y aurait-il pour un philosophe de revenir sur ses pas, et, apres un plus mur examen, de r^futer aujourd'hui ce qu'il a cru vrai autrefois? J'ajouterai encore que ce n'est pas tout d'etre diffus et inintelli- gible comme M. Rameau, il faut encore 6tre poli avec les gens a qui nous avons obligation. Or Ton salt que M. Diderot et M. d'Alembert ont ete les redacteurs des premieres idees de M. Rameau, et qu'ils ont travaille efficacement a sa reputation. 11 faut done, quand on est M. Rameau, conserver beaucoup d'egards pour M. Diderot et M. d'Alembert. Mais que voulez- vous? nos faiseurs de feuilles et tons nos polissons de litt^rature disent a ce vieux bonhomme depuis si longtemps qu'il est le premier musicien de I'Europe qu'il faut bien qu'il en devienne insolent. G'est bien plaisant que I'Europe laisse son premier musicien dans sa maison, rue des Bons-Enfants, a Paris, et n'emploie sur les theatres que les Hasse, les Galuppi, les Jo- melli, les Holzbaur, les Piccini, et cent cinquante autres qu'au- cun Freron d'ltalie et d'AUemagne ne s'est jamais avise de decorerdequelque charge de musicen de I'Europe. Voila comme

I

JANVIER 1762. 21,

nous sommes toujours dans les extremes. II y a vingt ans que Rameau n'etait pas bon k jeter aux chiens; aujourd'hui, I'Europe n'a pas son pareil.

Le Manuel des inquisiteurs^ a Vusage des Inquisitions d'Espagne et de Portugal^ ou Abrigi de Vouvrage intituU Di- rectorium inquisitorium, compost vers iS58 par Eymeric, grand inquisiteur dans le royaume d'Aragon; on y a joint une courte histoire de I'etablissement de V Inquisition dans le royaume de Portugal^ tir^e du latin de Luis a Paramo ^ volume in-12, Lis- bonne, 1762. J'ai voulu transcrire ce titre exactement, afm de vous donner une idee precise de ce que vous trouverez dans ce petit livre, dont la lecture vous remplira d'indignation et d'hor- reur. Si les demons de I'enfer etaient venus etablir leur justice sur la terre, ils n'auraient rien invente de plus cruel et de plus affreux que ce Manuel des inquisiteurs. On deteste et Ton me- prise la nature humaine au sortir de^cette lecture. 0 deplorable sort de Thomme, que la faiblesse de ses organes ne pent garan- tir du fleau de la superstition ! et ces barbares osent vanter la beaute de leur morale, tandis que s*il est possible qu'il y ait sur la terre un culte et des dogmes plus absurdes que les leurs il est impossible au moins qu'on ait pousse aussi loin qu'eux la tyrannie, la fausset^, Thypocrisie, la cruaute et le mensonge de toutes sortes d'actions atroces et infames. Lorsqu'on jette les yeux sur ces siecles d'abomination ou le genre humain g6missait sous le joug du sacerdoce, on cesse d'etre etonn6 de la haine impitoyable que les pretres exercent sur les philo- sophes : car, comme disait leur Christ, quel lien pourrair-il y avoir entre les enfants de la lumiere et les enfants des ten^bres? Ce manuel a ete traduit par M. I'abbe Morellet, docteur de Sor- bonne, connu par plusieurs petits ouvrages, et qui s'est rendu cel^bre I'annee derniere par la Vision de Charles Palissot, et par des remarques sur la Pridre universelle de M. Le Franc de Pompignan, qui sont un chef-d'oeuvre de bonne plaisanterie. II faut savoir bon gr6 a M. I'abbe Morellet d'avoir eu le courage de traduire ce recueil d' abominations du latin barbare de ces fourbes cruels. II est utile au genre humain qu'on inspire pour ce systeme atroce une juste horreur a tout etre dont la raison n'est pas totalement degradee. La simple lecture de ce recueil sufTit pour produire cet effet, et le traducteur a bien fait de n'y

22 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ajouter aucune reflexion. II s'est contente de citer partout la page et le paragraphe du Directorium dont il a d^veloppe I'lior- rible doctrine, afin que ceux qui pourraient avoir assez de front pour la defendre aujourd'hui n'aient du moins pas la ressource de faire croire qu'elle ait et6 exageree et envenimee.

Le premier volume des planches de V Encyclopedie se livre actuellement, chez les libraires associes, a ceux qui ont souscrit pour cet ouvrage.

11 faut que les compilateurs barbouillent du papier et tachent de subsister du travail des autres. En voila un qui a compile trois volumes de morceaux tires de nos meilleures pieces de theatre et ranges sous differents titres. Gelui de son ouvrage est Esprit des tragedies et tragi-comedies qui ont paru depuis i6S0 jusqu'en ildi^ par fo^^me de diclionnaire^ . Un autre compilateur a publie un Discours sur la pohie lyrique^ avec les moddes du genre ^ tires de Pindare, d'Anacr^on, de Sapho, de Malherbe, de La Motte, et de Rousseau. Un troisieme^ a publie des Etrennes voluptueuses dans lesquelles il a compile plusieurs pieces fugitives de nos poetes vivants, entre autres de M. de Saint-Lambert. On trouve aussi dans ce recueil les Quatre Parties du jom\ par M. I'abbe (aujourd'hui cardinal) de Bernis. Les gens de gout remarqueront dans ce poete une faci- lity incroyable de combiner des mots agreables et doux sans aucune id6e. Quand on a fmi de lire, on ne sait ce qu'on a lu parce qu'on n*a rien lu. Mais les bonscitoyens regrettent toujours que M. le cardinal de Bernis ait fait autre chose dans sa vie que des vers.

M. d'Acarq a publie la seconde partie de sa Grammaire frangaise raisonnee. Get ouvrage n'est point du tout estim6.

Un de nos ecrivains obscurs et fam61iques a juge la cir- constance favorable pour publier un roman sous le titre (\! Anec- dotes jhuitiques^ ou le Philotanus moderne, en trois petits vo- lumes. Rien de si plat ni de si mauvais que ce roman ^.

1. ( Par D. Roland.) Reimprimc sous le titre de Dictionnaire portatif des tru" gedies, etc. Paris, 1774, 3 vol. in-12.

2. (Par I'abbc J.-B. Gossart.) Paris, 1761, in-12.

3. Chevrier. Les Etrennes voluptueuses ont eu deux editions in-S" en 1761 et en 1798.

4. La premiere edition est dat^e de la Haye, 1740. Ge livre est attribu(i ^ un j^suite defroque, Ic P. Lambert.

JANVIER 1762. 23

On a faitune nouvelle edition de la brochure qui a pour titre : les Sauvages de VEurope, G'est une satire plate et outree de la nation anglaise, a laquelle ses ennemis memes ne dispute- ront jamais un naturel genereux et de grandes qualit^s. On s'honore en rendant justice a ses rivaux independamment des querelles que les interets divers font naitre, et qui engendrent des guerres. Voila un sentiment qui est etranger a I'auteur de cette mauvaise satire. Aussi peut-il se flatter d' avoir fait unc grande impression sur nos laquais tout au plus ; encore ne vou- drais-je pas parier qu'il ait reussi dans toutes les antichambres sans restriction.

Epitre de M. Dorat a M^^^ Clairon jouant le role de Pul- chcrie dans la tragSdie c^'Heraclius de Pierre Corneille. G'est peu de chose.

Les Etrennes d' Agriculture^ tres-utiles aux laboureurs et ci tons ceux qui cultivent ou afferment leurs terres, G'est un petii abrege de cent pages de toutes sortes de principes et de con- naissances concernant I'agriculture. Comme cet objet est d€- vsnu r^tude a la mode depuis quelques annees, il ne faut pas s'etonner de la multitude enorme d'ouvrages de toute espece qui en traitent, ni douter que les auteurs et les libraires ne tirent bon parti de ces livres.

Le RemMe contre V Amour ^ poeme en quatre chants % L'auteur dit aux amants qu'il faut laisser la I'amour, s'occuper, s'arracher a I'oisivete, devenir utile a la patrie, et autres choses aussi neuves que celles-la. Son poeme est pour moi trop long de quatre chants.

J'ai oublie de vous parier du Jugement de Caprice^^ petite comedie en vers qui n'a pas ete jouee. L'auteur, que je ne connais point, a de la facilite et du naturel dans sa diction; mais I'intrigue de sa pi^ce n'a pas le sens commun, et lui-meme il manque absolument de force comique, sans laquelle il est impossible de rien entreprendre dans ce genre.

Je comptais vous parier quelque jour de Richardson, im- mortel auteur de Pamila, de Clarisse Harlowe Qi de Charles Grandisson. Mais un morceau que vous trouverez dans le mois

-I. (Par Cailhava d'Estandoux.) S. 1., 1768, in-8".

2. S. I., 1761. L^ris, qui fait seul mention de cette pi^ce, n'en nomme pas l'auteur.

n CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de Janvier du Journal etranger me dispense d'executer ce pro- jet. Ge morceau, que vous lirez avec grand plaisir, a ete ebauche en vingt-quatre heures par M. Diderot. Richardson vient de finir sa carri^re a Londres.

FJ^VRIER

1" fevrier 1762.

On vient de donner sur le theatre de la Gomedie-Francaise la premiere representation de VEcueil du sage^ ou le Droit du seigneur^ comedie en cinq actes et en vers de dix syllabes^ Le droit du seigneur, suivant Topinion recue, etait, dans les siecles du moyen age, ou la loi feodale etait en honneur, de passer la premiere nuit des noces avec la nouvelle mariee de tous ceux qui lui etaient attaches par le lien du vasselage. C'est ce droit qu'on a pris pour sujet de la comedie dont je vais avoir I'honneur de vous parler.

Les personnages de la piece sont le marquis du Garrage, seigneur picard; le chevalier Gernance, son parent; Dormfene, damedu voisinage; lebaillif; Mathurin, jeune fermier; Dignant^ ancien domestique ; Acanthe, jeune personne elevee chez Dignant, et qu'on croit sa fille ; Rerthe, seconde femme de Dignant ; Golette, jeune paysanne; Champagne, et autres domestiques. Les deux premiers actes se passent sous les arbres du village, et les trois derniers dans le chateau.

G'est Mathurin qui ouvre la scene avec le baillif, lequel reunit en sa personne les dignites de baillif, de magister, de notaire, de tabellion, que sais-je? toutes les grandes places du village. Mathurin, qui va epouser Acanthe, demande d'abord au docte baillif ce que signifie le nom de sa maitresse. Le baillif lui re- pond que le nom d'Acanthe vient du grec, et veut dire une fleur. Ge nom grec deplait assez a Mathurin. II se plaint d'ailleurs que le vieux pere d'Acanthe, Dignant, ne lui accorde sa fiUe qu'avec

1. Le 18 Janvier 17G2.

FEVRIER 1762. 25

peine; que la fille, de son cote, montre peu de gout pour le ma- nage, et que, sans sa belle-m^re Berthe, qui salt en imposer au p^re et a la fille, ce mariage n'auraitpeut-etre jamais ete conclu. Cependant Mathurin est presse, et tres-presse :

Voyez-vous, Tage avance, J'ai dans ma ferme acquis beaucoup d'aisance, J'ai travaiI16 vingt ans pour vivre heureux ; Mais Tetre seul! il vaut mieux I'etre deux.

Le baillif lui observe que ce n'est pas d*Acanthe ni de Di- gnant que viendront les difficultes, mais bien d'une certaine Colette a qui M. Mathurin a fait une promesse de mariage. II lui conseille d'attendre aussi, pour signer, Tarrivee de monseigneur, qui doit se rendre dans son chateau le lendemain. « G'est pour cela que j'epouse aujourd'hui )>, repond Mathurin. Ce vilain droit du seigneur I'epouvante. Le baillif lui dit bien qu'il ne consiste que dans un entretien du seigneur avec sa sujette,

. . . afin de la tourner A son devoir et de Tendoctriner;

Mais Mathurin n'aime pas qu'un jeune homme endoctrine sa femme. II s'etend ensuite en reflexions sur ce droit, et il trouve que ses ai'eux etaient de grands sots de Tavoir accords au seigneur du village :

Pourquoi cela? Sommes-nous pas petris

D'un seul limon, de lait comme eux nourris?

N'avons-nous pas comme eux des bras, des jambes,

Et mieux tournes, et plus forts, plus ingambes,

Une cervelle avec qui nous pensons

Beaucoup mieux qu'eux : car nous les attrapons!

Sommes-nous pas cent centre un? Ca m'etonne

De voir toujours qu'une seule personne

Commande en maitre a tous ses compagnons,

Comme un berger fait tondre ses moutons.

Quand je suis seul, k tout cela je pense

Profondement; je vols notre naissance

Et notre mort, a la ville, au hameau,

Se ressembler comme deux gouttes d'eau.

Pourquoi la vie est-elle diff6rente?

26 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

A cela le baillif repond par un argument ad hominem :

Cest tres-bien dit, Mathurin; mais je gage, Si tes valets te tenaient ce langage, Qu'un nerf de boeuf appliqu6 sur leur dos Refuterait puissarament leurs propos.

Mathurin en convient; cela I'embarrasse. Mais enfin il ne s'arroge aucun droit sur la femme de son valet. A cet egard , le baillif le renvoie au code feodal, et comme cela lui donne occasion de montrer encore son erudition, Mathurin en est fort impa- tiente, et ils se quittent de mauvaise humeur. Dans la sc^ne qui suit, Mathurin seul se propose bien de faire son mariage encore avant Farrivee du seigneur, et de venir a bout de tons ses projets.

Colette arrive ; elle fait des reproches a Mathurin sur son inconstance :

Lache, tu me delaisses.

MATHURIN.

Oui, mon enfant.

COLETTE.

Apres tant de promesses, Tant de bouquets acceptes et rendus! C'en est done fait, je ne te plais done plus?

MATHURIN.

Non, mon enfant.

COLETTE.

Et pourquoi, miserable?

MATHURIN.

Mais je t'aimais, je n'aime plus. Le diable A t'^pouser me poussa vivement; En sens contraire il me pousse k present : II est le maitre.

Colette se propose bien de mettre obstacle aux instigations du diable. Dignant et la jeune Acanthe surviennent. Colette de- clare qu'elle s'oppose au mariage. Acanthe dit peu de chose ;

FEVRIER 1762. 27

mais on voit qu'elle n*est nullement pressee de hater le mo- ment de la conclusion. Pour Dignant, il dit qu'il faut attendre Tarrivee de M. le marquis, et qu'il ne pent marier Acanthe sans le consentement de son ancien maitre. Tout va assez mal pour Mathurinj lorsque M'^^^ Berthe arrive. Mathurin s*adresse a elle. G'est son seul appui. Aussi elle gronde son mari; elle ne veut pas attendre un moment. Elle gronde sa belle-fille, et Ton voit par le portrait qu*elle en fait dans sa colore qu*Acanthe est en tout une fille au-dessus de son etat. Berthe entraine son faible mari chez le baillif pour terminer, et ordonne a Acanthe de I'y suivre, et de ne pas s'y faire attendre. Acanthe reste seule avec Colette. Elle est fort exhortee par cette derni^re de ne point consentir au mariage projete. Toutes les deux se consultent longtemps pour savoir comment faire pour que Colette epouse Mathurin, et qu' Acanthe ne Tepouse pas. Get entretien est fort etendu et essentiel pour Tintelligence de la piece. Acanthe voudrait bien oser compter sur la protection de monseigneur. Elle s'etend avec une secrete complaisance sur ses belles et grandes qualites. Elle apprend a sa compagne qu'il a fait des merveilles au siege de Metz, et que Charles-Quint lui-meme a loue la valeur d'un si genereux ennemi . Colette ne sait pas trpp ce que c'est que Charles-Quint, mais elle s'en soucie fort peu pourvu que monseigneur oblige Mathurin a I'epouser. Dans cette scene il est encore question de Dormene, fiUe de quality fort pauvre qui vit obscurement dans un vieux et miserable chateau du voisinage, avec une vieille personne nommee Laure. Acanthe y va de temps en temps a cause des bontes qu'on lui temoigne. Enfm la conversation tombe sur ce fameux droit du seigneur. Acanthe voudrait bien savoir en quoi il consiste proprement. Co- lette n'est pas plus avancee quelle sur ce point :

Seconde-moi , fais que je vienne k bout D'etre epousee, et je te dirai tout.

G'est avec ces propos qu'Acanthe et Colette terminent le pre- mier acte.

Le second commence par Tinterrogation de Colette devant le baillif, aupr^s de qui elle vient faire opposition au mariage de Mathurin. Cette scene est tr^s-gaie. Colette n'a k produire contra

28 CORRESPONDANCE LITTERAIRE. ^

son infidele ni promesse de mariage ni temoins ; ils ne se sont jamais parl6 que tete a tete. Ses temoins sont ses moutons. lis ont tout vu, mais ils ne disent rien. Le baillif lui declare que faute de preuves sa plainte est inutile. Colette, desolee, s* eerie :

Un Mathurin aura done I'insolence Impunement d'abuser I'innocence!

L'equivoque du terme fait revenir le baillif:

Oh! si de vous il abusa, ce cas

Est autre chose, et vous n*en parliez pas.

Instrumentons.

Sur cela grand proc^s-verbal com me quoi Mathurin, usant de violence, a mechamment attente k I'honneur de Colette. Co- lette dit que cela n'est pas vrai, que son honneur est tr^s-intact.

LE BAILLIF.

Que pr6tendez-vous done?

COLETTE.

tire veng^e.

LE BAILLIF.

Pour se venger, il faut etre outrag^e,

COLETTE.

fierivez done tout ce qu'il vous plaira.

En consequence, le baillif veut faire coucher sur le proems - verbal comme quoi 1' attentat de Mathurin a laisse une trace apparente. Cet expedient ach^ve d'allumer la fureur de Colette. Elle menace le baillif de coups de poing, d'oser lui dire de pa- reilles sottises. * En ce cas-la, lui dit le baillif, vous etes d6- boutee. » Elle prend cela pour une nouvelle injure, etsabrouillerie avec le baillif devient complete. Celui-ci s'en va en mena^ant. Acanthe arrive et Colette crie a son secours, qu*elle est d6bou- tee, etc. Acanthe lui apprend de son cote qu'elle va etre fiancee

FfiVRIER 1762. 29

dans le moment. Grande perplexity des deux parts. Acanthe parle beaucoup a son amie du plaisir qu'elle trouve a lire les romans que le baillif lui prete. Elle s'etend de nouveau avec com- plaisance sur les qualites aimables et brillantes de monseigneur; elle se rappelle toutes les epoques ou elle a eu le bonheur de le voir. Colette en inf^re quelle aime monseigneur. « Celan'est pas possible, repond Acanthe ; on ne saurait avoir de I'amour pour ceux qui sont si fort au-dessus de nous. »

Non, je ne I'aime point; mais il est cause

Que, I'ayant vu, je ne peux k present

En aimer d'autre, et c'est un grand tourment.

On parle aussi du chevalier Gernance. G'est un petit-maitre etourdi et libertin qui a ose former des projets sur Acanthe, au dernier voyage de monseigneur dans la province. Acanthe en fait peu de cas.

Que monseigneur, 6 ciel, est diff^Srent!

Tout I'espoir d' Acanthe et de Colette pour eviter ce fatal ma- nage est dans I'arrivee du seigneur. Eii attendant, Acanthe se propose de se retirer chez Dormene. Elle compte sur I'amitie de cette dame et de la vieille Laure. Pour executer ce projet, Colette lui conseille de venir avec elle se cacher d'abord chez sa mere. Mais ce projet est derange par Tarrivee de Mathurin et de M™^ Berthe, qui sont suivis par Dignant et le baillif. On va pro- ceder aux fiancailles, lorsque Champagne arrive en courrier et annonce I'arrivee de monseigneur. Acanthe fait quelques efforts pour diff^rer son mariage ; elle est animee par Colette. Dignant serait bien de cet avis, mais Mathurin veut toujours fmir avant i'arrivee du marquis. Le droit du seigneur lui fait trop de peur, et comme il est toujours soutenu par W^^ Berthe, et que le bon Dignant n'ose souffler devant sa femme, on rentre pour achever les fiancailles. Champagne, qui reste seul sur la scene, est joint incontinent par le chevalier Gernance, qui arrive de I'armee et pr6c6de le marquis de quelques moments. Dans cette scene, le chevalier, piqu6 de la resistance qu' Acanthe lui fit a son dernier voyage, piqu6 surtout de la voir laproie de ce rustre Mathurin,

30 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

resout de I'enlever par passe-temps, et de la conduire dans cette vieille masure de Dorm^ne; Dormene en sera fachee; elle est. prude et hautaine dans sa pauvrete; mais qu'importe? A cette occasion, Champagne apprend au chevalier que son etourdi de pere eut autrefois une intrigue avec la vieille Laure ; on voit aussi que le chevalier est un vrai sans-souci; qu'il subsiste des bien- faits de son parent, le marquis, qu'il trouve trop serieux pour son age. Champagne lui conseille de laisser la cesfilles du village, et d*adresser ses soupirs a Dormene, qui a de la jeunesse et de la beaute. Mais I'enl^vement d'Acanthe est resolu. C'est, suivant le chevalier, une trop bonne plaisanterie qu'il ne fautpas manquer. II faut bien que le re tour dans le pays soit marque par quelque exploit brillant. D'ailleurs, le marquis ne se pressant pas d'ar- river, il faut aussi que quelqu'un jouisse du droit du seigneur. Cette scene termine le second acte.

C'est le marquis qui ouvre le troisieme avec le chevalier dans une salle du chateau. 11 est enchante de se trouver chez lui. Tout ce qu'il dit lui donne le caract^re d'un sage, d'une belie ame, d'un homme respectable. II est bien aise qu'Acanlhe se marie et soit heureuse. II pr^che le chevalier doucement sur ses galan- teries. II le prie de ne point porter le trouble dans sa terre. II lui rappelle I'exemple de son p^re, qui, par une suite de son liber- tinage , perdit ses biens , languit dans la misfere , fit mourir sa femme de douleur, et mourut lui-meme assassine. Le chevalier a en tout des moeurs et des principes bien opposes a ceux du marquis. lis ont un long entretien sur la sagesse. Le chevalier en raille. Le vrai sage, dit-il, est encore k trouver.

Craignez, surtout, le titre ridicule De philosophe.

LE MARQUIS.

Oh! Tetrangescrupule! Ce noble nom, ce nom tant combattu, Que veut-il dire? Ami de la vertu. Le fat en raille avec etourderie, Le sot le craiiit, le fripon le decrie : L'homme de bien d^daigne les propos Des ^tourdis, des fripons et des sots, Et ce n'est point sur les discours du monde Que le bonheur et la vertu se fonde.

FEVRIER 1762. 31

Ecoiitez-moi ( continue-t-il], je suis las aujourd'hui Des trains de cour oii Ton vit pour autrui.

II songera desormais a vivre pour lui ; il tachera de trouver une compaghe sage et aimable. II avoue qu'il a senti autrefois quelque penchant pour Acanthe ; mais, voyant qu'il ne pourrait jamais faire le bonheur de cette enfant, il avait sacrifie ce pen- chant a I'honneur et a Tetabhssement d' Acanthe. II a done tourne ses vues sur Dorm^ne, et, quoique sans passion, ce parti lui parait en tout point convenable. Le baillif, a la tete des habitants et de la noce, vient haranguer monseigneur. II les recoit avec bonte. II fait son compliment a Acanthe, qui est trop interdite pour oser reclamer contre ce manage. Colette parle si faiblement aussi que le marquis ne peut se douter de I'aversion d' Acanthe pour Mathurin. II va se retirer avec le chevalier pour laisser plus de liberte a tout ce monde. Le baillif le fait souvenir de son droit, au grand mecontentement du pretendu. Le mar- quis lui ordonne de tout arranger suivant I'antique usage, et quitte la scene avec le chevalier, qui lui predit qu'il va etre amoureux comme un fou. Le baillif reste avec la noce. II annonce qu'il fautque chacun s'en aille et qu' Acanthe demeure.

Les soucis de Mathurin augmentent ; Dignant le rassure sur la vertu d' Acanthe. II prend ensuite conge de cette fiUe cherie en termes fort touch ants, et il lui recommande de remettre k monseigneur, lorsqu'il viendra la trouver, un paquet cachete qu'il lui donne. Le mari fiance ne s'en va pas si tranquillement. II veut absolument savoir du baillif en quoi consiste ce droit du seigneur. Gelui-ci dit que le seigneur a droit de rester un quart d'heure avec I'epousee ; qu'il faut que le mari soit loin ; que le seigneur parle a I'epousee, lui fait un present, I'exhorte a la vertu, etc. Mathurin s'en va dans une grande perplexite. La seule consolation qui lui reste, c'est qu' Acanthe est bien innocente, et que sa conversation ne plaira guere. La voili done seule a attendre monseigneur. Le coeur lui bat. Elle craint qu'il ne trouve ses degouts bien deplaces. Son trouble augmente lorsqu'elle entend ouvrir la porte : le marquis entre. Cette scfene est longue. Acanthe lui remet le paquet cachete^ qu'il met dans sa poche comme des papiers d'affaires de Dignant. Ensuite elle lui confie toutes ses peines, et le prie de rompre cet odieux

32 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

hymen et de I'etablir aupres de Dormene avec cette vieille Laure qui lui temoigne tant de bont^. Acanthe trahit a chaque mot sa passion pour monseigneur, et monseigneur n'est pas plus tranquille qu'elle. A la fm du quart d'heure, lorsque Ma- thurin rompt Tentretien, il trouve les deux fauteuils, qu'il avait laiss^s a six pieds de distance, bien pres I'un de I'autre. Mon- seigneur ordonne qu'on ramene Acanthe chez ses parents jusqu'a nouvel ordre. Gela augmente le chagrin de Mathurin, qui, en fmissant I'acte avec le baillif, n'augurevrien de bon de ce d^lai. Au quatrieme acte le marquis est seul. 11 ne veut point etre amoureux. Suivant son principe,

Pour etre sage, on n'a qu'^ le vouloir.

G'est sur ce ton qu'il a toujours preche le chevalier. Quelle humiliation de dementir sa conduite !

II est bien vrai qu'Acanthe est assez belle; J'estime Acanthe, oui, je dois I'estimer; Mais, grace au ciel, je suis tr^s-Ioin d'aimer.

II s'assied. II se forme un plan de vie, d'abord

De ne dt^pendre en ces lieux que de moi ; De n'en sortir que pour servir mon roi,

et puis songer a faire un mariage sense. Dormene lui con- vient en tout point. II se propose done de Taller voir. Ensuite, il trouve mieux de commencer par lui ecrire. Mais Acanthe, sans cesse presente a son esprit, I'emp^che de penser a autre chose. II se leve avec beaucoup d' agitation. Ea vain un domestique tres-press^, qui arrive, cherche a parler a son maitre, le marquis n'ecoute rien, lorsque Dignant, M""® Berthe et Mathurin entrent en tumulte chez lui. lis lui apprennent qu'Acanthe vient d'etre enlevee. lis ne doutent point que ce ne soit par son ordre. Le marquis, indigne de ce soupcon, les chasse; mais surtout il ordonne qu'on coure apres Acanthe, qu'on sonne le tocsin, que tons ses vassaux soient armes, s'il le faut, pour d^Iivrer Acanthe des mains de son ravisseur. Le marquis devine aisement que

FKVRIER 1762. 33

c*est le chevalier qui s'est rendu coupable de ce forfait ; il en est indigne. Tandis qu'on court executer ses ordres, Dignant reste seul avec lui; il suppose que monseigneur a lu le paquet cachete qu'il lui a fait remettre par Acanthe; mais le marquis ayant imagine que c'etaient despapiers d'affaires, n'yavait plus pens6. Dignant le presse d*ouvrir le paquet important qui contient le secret de la naissance d* Acanthe. Le marquis y voit d'abord qu'elle sort d'un sang illustre, et que Laure est sa m^re; mais, dit-il a Dignant,

Pourquoi lui serviez-vous de pere; Indignement pourquoi la marier?

Dignant lui repond qu'il en avait recu Tordre. Au moment ou il va expliquer toute cette enigme, on annonce Dormene, qui entre precipitamment se plaindre au marquis de I'affront que le chevalier vient de lui faire en conduisant sa proie dans sa maison. Mathurin et les domestiques accourent presque en meme temps, et apprennent au marquis qu' Acanthe est retrouvee. Le seigneur ordonne a Dignant de Taller recevoir et d'emp^cher que personne n'en approche. II reste seul avec Dormene, qui acheve la confidence que Dignant a commencee. Acanthe est fille de Laure et du pfere du chevalier; elle est soeur de son ravisseur. Celui-ci parait en ce moment, constern6; le marquis fait retirer Dormene. II parle a son parent avec toute la severite qu'il merite. Gernance lui apprend, par un recit touchant des vertus et de I'elevation d' Acanthe, que le crime resolupar etour- derie et par passe-temps n'a pas ete consomme. Le marquis le renvoie k Dormene, en lui remettant le paquet qui doit lui apprendre en quel affreux abime il a pense tomber. II lui defend d'en parler a Acanthe. Le marquis seul estplusresolu que jamais. Acanthe est d'une naissance illustre et sa parente. Mais le ma- nage de sa m^re, conclu en secret avec le pere du chevalier, a ete casse par le credit des parents des deux maisons. II trouve tout cela dans les papiers que Dignant lui a remis, et dont il a . garde quelques-uns. II acheve de s'eclaircir avec Dormene, qui rentre, sur toutes les circonstances de cette malheureuse his- toire. Le comte son p^re a ete le plus ardent persecuteur de Laure. 11 se propose bien de reparer I'injustice de son pere, V. 3

m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

surtout apr^s s*etre convairicu par les papiers que runion de Laure et de son amant a et6 un lien sans crime. G'est ainsi que finit le quatrieme acte.

Le cinquieme commence par une scene entre Acanthe et Colette. La premiere ignore encore le secret de sa naissance ; mais Colette lui apprend que mo n seigneur a dechir6 son con- trat de mariage, et qu'il a ordonne a Mathurin d'epouser Co- lette, a laquelle il donne une riche dot. Voila d'abord Acanthe delivree de Mathurin. Colette ajoute que surement elle est des- tinee a epouser le chevalier, et cela rend Acanthe fort triste. Le chevalier parait ; il lui montre ses remords ; il lui parle assez obscurement, n'osant lui apprendre le secret de sa naissance, et ne pouvant parler d' autre chose. Dormene survient avec Dignant, et Acanthe apprend tout. Elle se plaint seulement que le marquis n'ait pas daigne lui donner aucune marque de bonte depuis son enlevement et son changement d'etat. II pa- rait enfni, ce marquis. II a repris I'empire de son coeur. II est determine a se separer d' Acanthe, mais il ne fera jamais un autre choix. II vient done tout regler. II propose avec beaucoup de noblesse, la main [de Gernance, a Dormene, en lui faisant une fortune considerable. II etablit Acanthe aupres de sa mere en leur fixant un sort heureux. Quant a lui, il part. Ce parti jette Acanthe dans une profonde melancolie. Le chevalier, qui demele trop bien ce qui se passe dans le coeur du marquis, le presse de ceder enfm au doux penchant qui le sollicite, et le marquis, trop interesse cette fois-ci a suivre le conseil du che- valier, offre son coeur et sa main a Acanthe, qui en est digne.

R^gnez'sur moi. . . courons chez votre mere, Je lui dirai combien vous m'etes chere.

ACANTHE.

Ah! je tombe a vos pieds.

LE CHEVALIER.

Allons, ma soeur, Vous epouser est le droit du seigneur. Je fus bien fou, son coeur fut insensible; Mais on n'est pas toujours incorrigible.

I

F^VRIER 1762. 35

Void une epigramme qui court depuis quelques jours, et qu'on attribue a M. de Voltaire :

La Coste est mort. II vaque dans Toulon Par son tr^pas un emploi d'importance; Le benefice exige residence, Et tout Paris y nomme Jean Freron.

Le voyage que M. le prince de Conti a fait a risle-Adam pendant les derni^res fetes de Noel avec une compagnie bril- lante et choisie, et durant lequel les divertissements se sont succede avec beaucoup de gout et de magnificence, ce voyage a produit plusieurs jolies chansons qu'il faut conserver ici. Une des plus jolies est celle de M. de Pont-de-Veyle, connu a Paris par sa comedie du Complaisant et par celle du Fat puni. Pour entendre I'a-propos de ces couplets, il faut savoir que tons les hommes et toutes les femmes etaient en uniforme gris pendant le voyage, et qu'on changeait seulement les vestes et les garni- tures de rubans, et il faut se rappeler aussi que gris veut dire un homme qui a une pointe de vin. Gette equivoque a fourni le refrain de la chanson que voici :

suR l'air : A la venue de Noel, etc.

Bacchus et le Dieu de Cypris Se plaisent dans ces Jieux ch^ris. Aimons, buvons de ce vin gris : ' On est heureux quand on est gris.

Parmi le vin, les jeux, les ris Un coeur est aisement epris ; Le plus sauvage est bientOt pris : On est heureux quand on est gris.

Le vin 6chauffe les esprits,

II fait que d'une froide Iris

On croit voir les yeux attendris :

On est heureux quand on est gris.

Mais si la belle a des mepris, Si je lui vols des favoris, Je bois, je chante, et je m'en ris : On est heureux quand on est gris.

36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Un philosophe en ses Merits Dit que de tout il est surpris; Mais un buveur a tout compris : On est heureux quand on est gris.

Messieurs, faisons honneur aux gris, Vousen connaissez tout le prix; Et que chacun chante a grands oris : On est heureux quand on est gris.

Chantons tous la gloire des gris. On n'en trouve plus dans Paris. Honneur aux gris ; soyons tous gris : On est heureux quand on est gris.

II parait depuis peu trois poemes de trois poetes conniis, dont il faut dire un mot. Le premier, intitule le Salon, est de M. Piron, auteur de la Metromanie, Voila de quoi il faut se souvenir pour juger le Salon avec un peu d'indulgence; car de bonne foi il est detestable. On ne sait pourquoi il s'appelle le Salon plutot qu'autre chose. Mais ce Salon est compose d'e- tranges vers. Le poete dit qu' autrefois

L'abb6 representait un ecclesiastique.

Je ne sais ce qu'il represente aujourd'hui, mais je sais que voila un vers bien etrange. Tout le poeme vous le paraitra. Yoici comme il commence :

Quel si^cle! ou sommes-nous? quels hommes! quelles femmes! Quels enfantsi quelles moeurs! quels esprits! quelles ames!

Quels vers 1 pourrait-on s* Verier a plus forte raison. Geux du Salon de M. Piron ne sont pas la chose la moins etonnante du siecle. Mais il faut pardonner a un bon vieillard, qui a d'anciens droits sur notre estime, de s'amuser a faire de mauvais vers. Ce que je lui reproche, c'est d 'avoir a son ordinaire attaque M. de Voltaire. II ne faut pas s'exposer a la satire quand on veut I'em- ployer contre les autres. M. Piron reproche au parterre qu'il

Goutait Ro7ne sauvee apres Caiilina,

Se pamait ^ Tancrede et baillait k Cinna.

FfiVRlER 1762. 37

Premiferement, il n'est pas vrai qu*on bailie k Cinna. II arrivera chez tous les peuples qua la longue on sera plus sen- sible aux nouveautes qu'a ses anciennes richesses ; mais quoique Cinna ne soit pas jou^e souvent, et qu'on coure beaucoup a TancrHcj tout le monde sent le prix cle la trag6die de Cinnaj et personne ne range celle de TancrMe au nombre des meil- leures pieces de M. de Voltaire. Seulement, les choses theatrales qui y sont et que le jeu de M"^ Clairon relive encore font grand plaisir a voir, et derobent la faiblesse de la machine et du style. Quant a Rome sauvee, on a certainement grande raison de la preferer a cette mauvaise pi^ce de Gr6biIlon qu'il a intitulee Catilina, et qui neressemble pas plus a Catilina qu*a Cartouche. Mais en voil^ bien assez sur le Salon de notre ami Piron, qui ne laisse pas d'etre un des hommes remarquables de notre siecle, beaucoup plus etonnant a voir qu'a lire. Vous vous rappelez I'epigramme qu'il fit lorsqu'il fut exclu de I'Academie fran- ^aise par une de ces intrigues obscures et viles que les gens m6diocres n'emploient qu'avec trop de succes contre les gens d'un merite superieur; il choisit pour epitaphe :

Ci-git Piron, qui ne fut rien. Pas meme academicien.

II a conserve tout le sel et toute la saillie de I'epigramme a un age assez avance. Sa vue extremement basse et affaiblie ajoute encore k son originalite : en lui derobant les objets exte- rieurs, elle le concentre davantage en lui-meme. Tout homme qui reunit en lui des qualites tres-opposees n'est pas un homme ordinaire. Piron a beaucoup de bonhomie avec beaucoup de mordacite. II a avec lui une niece qui a soin de lui et qui n'est pas sotte. Leur menage et leurs dialogues sont parfois plai- sants. L' autre jour, la ni^ce etant aupres de la chemin^e et I'oncle dans un cabinet voisin, il entend sa niece qui, jouant avec son chat, dit : « Ah ! la vilaine bete ! Ma ni^ce, lui crie Piron, est-ce que vous regardez dans la glace? Non, mon oncle, repond la ni^ce, c'est votre portrait que je regarde. » Je crois qu'on ne pent vivre longtemps avec Piron sans acquerir cette prestesse de repartie, ou sans devenir absolument muet.

Le second morceau, dont je dois dire un mot, est une lettre

38 CORRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.

en vers et en prose de M. Gresset a M. le due de Ghoiseul, sur le memoire historique de la negociation entre la France et I'Angle- terre. G'est une chose bien plate que cette lettre. II est bien singulier que M. Gresset, qui a fait des choses si agreables, soit si absolument tombe depuis quelques annees; nous n'en voyons plus que des capucinades ou des platitudes.

M. Golardeau a un peu mieux chante M. le due de Ghoiseul. Son poeme intitule le Palriotisme est un morceau rempli de chaleur et de noblesse. Ge jeune homme fait en verite des vers tout a fait a la Racine. II y regne un nombre, une harmonie, qu'on ne trouve dans aucun de nos poetes modernes. M. de Vol- taire mis, comme de raison, hors de ligne, je ne vois aucun poete qui puisse se mettre a cote de M. Golardeau. Je n'en vois aucun capable de faire six vers du poeme du Patriotismc. Vous le lirez avee un grand plaisir. L'eloge de M. le due de Ghoiseul est tout a fait noble et beau ; e'est ainsi qu'un ministre, qui a lui-meme beaucoup d' esprit, pent etre flatte de se voir louer en beaux vers bien harmonieux. J'aimerais autant que M. Golar- deau s'en fut tenu au moment present ou il pleut des vaisseaux au roi de tons les coins de son royaume, et qu'il n'eutpas rap- pele celui ou Ton porta la vaisselle d'argent a la Monnaie, parce que ce moment n'etait pas comme celui-ci une epoque de con- fiance et de zele. 11 est vrai que nous y aurions perdu deux beaux vers qui ne vous echapperont pas. Le poete, en poi- gnant I'empressement avee lequel chacun allait porter sa vais- selle, ajoute :

Et le pauvre, sensible a la gloire commune. Pour la premiere fois pleura son infortune.

Un homme de gout lui auraiit sans doute fait sacrifier les deux vers qui suivent :

Malheureux seulement, sous ses toits ruin^s, De ne poss6der pas des biens qu'll eijt donnas.

Ces deux vers affaiblissent la beaute des deux premiers. II ne faut pas toujours tout dire. G'est 1^ le grand secret de M. de Voltaire. II repete souvent ses idees; mais k chaque fois il ne dit que ce qu'il faut.

f£VRIER 1762. 39

Observations tTun AmMcain des iles neutres au sujet de la nigociation de la France el de VAngleterre, C'est un ba- vardage qui ne signifie rien. II manque a nos petits 6crivains politiques les premieres notions de I'histoire et de la science politique. Aussi rien de plus impertinent que toutes ces feuilles qui ont paru depuis le commencement de la guerre, si vous en exceptez ce qui a trait au commerce que nos faiseurs de bro- chures entendent un peu mieux que la politique. Gomme cette derni^re science n'est pas un objet d'etude en France, le public est d'une ignorance tres-grande sur ce point. Geux qui sont employes dans le cabinet et dans les affaires pourraient seuls ecrire la-dessus, mais ils ont autre chose a faire que d'amuser nos oisifs par leurs brochures.

Sur le commerce du Nord^ par M. Depremesnil, brochure de soixante-quatre pages que vous lirez avec plaisir. M. Depre- mesnil nous reproche de laisser faire ce commerce aux Anglais et aux Hollandais avec nos denrees, et il expose les causes qui nous empechent de le faire par nous-memes, et les moyens de nous mettre en concurrence avec nos rivaux sur cet article. Get ecrivain a les vues justes et droites; il nous fait sentir une verite qui est, je crois, hors de doute : c'est que si la France ouvrait les yeux, elle se verrait la maitresse du monde.

On a publie deux supplements a la France litteraire de I'annee J 758. Mais il me semble qu'on reproche aux compila- teurs de ces listes des erreurs et des bevues sans nombre.

15 f^vrier 1762.

VJ^cueil du sage est en deux mots une mauvaise pi^ce de M. de Voltaire; mais en jugeant avec cette franchise il faut ajouter qu*une mauvaise piece de M. de Voltaire vaut encore mieux que les bons ouvrages de nos auteurs m6diocres. On sait que M. de Voltaire n'a jamais trop reussi dans la comedie. Celle- ci est bien au-dessus de sa Prude et de sa Femme qui a raison-, mais elle est fort inferieure a VEnfant prodigue et a Nanine, qui ne sont pas sans defauts. II est aise de voir que le vrai titre de la piece est le Droit du seigneur^ quoique dans le fond ce droit ne produise rien, et ne soit necessaire ni a Tintrigue ni au denoument de la piece. Mais elle peut moins encore

ZjO CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

s'appeler VEcueil du sage^ parce que c'est faire une action tr^s- sage que d'epouser une jeune personne digne par sa naissance, par sa beaute et par ses vertus, de fixer le coeur d'un homme vertueux et sensible. Aussi les sots ont fait de grandes disserta- tions sur le defaut de ce titre, comme si le titre etait une chose bien importante et qui peut rendre une pi^ce bonne ou mau- vaise. Je suis tente de le croire pour une partie de public. Beaucoup de gens sont dans le cas de ce bonhomme a qui Ton demanda un jour au retour de la comedie quelle piece il avait vu jouer. « Ma foi, repondit-il, je n'ai pas regarde TafTiche. » Pour la piece du jour il fallait sans contredit I'appeler plutot le Choix que VEcueil du sage-, mais ce titre n'aurait au reste pas plus qu'un autre influe sur la bonte et sur le succes de cette comedie. On ne salt trop la raison pour laquelle M. de Voltaire a voulu garder I'incognito cette fois-ci. Ce secret ne lui a pas ete bien garde. Depuis six mois qu'il etait question de jouer cette piece, on la lui attribuait toujours sourdement. Apres la premiere representation, personne ne pouvait plus douter de la verite, et ceux qui n'ont pas reconnu la touche de M. de Voltaire dans les bonnes comme dans les mauvaises choses ne peuvent gu^re se vanter de quelque surete de tact et de jugement.

On pourrait remplir plusieurs feuilles de tout le mal qu'il y a a dire de la fable de cette comedie et de la maniere dont elle est developpee et conduite. On voit que I'invention et le genie manquent partout, et qu'on y a supplee par une foule d'inci- dents dont les uns sont absurdes, les autres trop aises a ima- giner pour qu'il soit permis a un poete d'en faire usage. Personne ne concoit rien a ce roman du pere de Gernance, qui fait qu'Acanthe est sa soeur ; mais, quoi qu'il en soit, il est contre toute vraisemblance, comme une femme d'esprit a tr^s-bien et tres-plaisamment observe, qu'Acanthe echappe des mains de son ravisseur sans que son jhonneur ait souffert le moindre outrage : un etourdi comme Gernance aurait commence par violer, ensuite il aurait ecout6 les remon trances de la belle. Le poete, dira-t-on, devait-il lui faire violer sa soeur? Non, mais il devait sentir que cet enlevement etait un tr^s-mauvais expe- dient. D'ailleurs quelle sottise a ce jeune homme de conduire sa proie au chateau de Dormene, et d'insulter, contre le but

f£VRIER 1762. Zil

m^me de sou enlevement, une femrne de conduite pour laquelle il a beaucoup d'estime. Mais ne fallait-il pas que le poete s'ouvrit une porte pour introduire cette Dorm^ne avec son roman de la vieille Laure ? Gela est vrai ; mais c*est qu'il nous faut des pbrtes plus naturellement pratiquees,' surtout quand elles doivent servir a 1' entree de personnages postiches. Gelui de Dormene etait bien propre a faire tomber une piece si, au moment de son apparition, le poete n'avait donnele change au parterre par des moralites, des sentences et des lieux communs. Ce role a encore entrain^ le mariage de Gernance et de Dor- mene, qui n'est pas la chose la moins absurde de la piece. Mais je n'insisterai pas sur une foule d'autres defauts dans la con- duite de cette piece, que vous apercevrez beaucoup mieux que moi. Les personnages parlent et agissent a tout moment tout autrement que les circonstances et leur caract^re ne I'annon- cent. Le chevalier, de retour de son enlevement lorsqu'il paratt devant son parent, est dans la derniere consternation. S'il etait instruit du danger qu'il a couru de violer sa propre soeur, il ne pourrait etre plus confondu qu'il n'est : situation absolument fausse, parce qu'un etourdi comme Gernance ne se persuadera jamais d*avoir commis une faute grave en enlevant une paysanne, et, comme j'ai deja remarque, il est tout k fait ridi- cule de le voir converti par les beaux sermons d'Acanthe. Si quelque chose pent faire une profonde impression sur un jeune homme du caractere du chevalier, c'est d' avoir couru le danger de I'inceste en ne cherchant qu'un amusement; mais, chose sur- prenante! lorsqu'il est instruit de sa veritable situation, il reprend tout aussitot la legerete de son caractere. II parait au cinqui^me acte devant sa soeur, qui ignore encore le secret de sa naissance et qui ne peut supporter la vue de son ravisseur, et il lui promet avec une legerete tout a fait deplacee de ne la jamais quitter, quoiqu'il ne soit rien moins qu'amoureux d'elle. Plus vous examinerez ainsi la comedie du Droit du sei- gneur, plus vous vous persuaderez qu'il faut la regarder comme une de ces productions auxquelles M. de Voltaire se livre dans ses moments perdus, et qu'il nous abandonne ensuite sans les avoir relues. 11 ne faut done pas y mettre plus de severite que I'auteur n'y met de pretention. On peut tout exiger de I'auteur de Mahomet, II faut tout pardonner a I'auteur de VEcueil du

h2 CORRESPONDANCE LITTfiRAlRE.

sage, II est bien simple qu autour d'une tete couronnee de tant de lauriers il se trouve des feuilles ^parses a terre, et qu'on ne se permette pas de marcher dessus sans les avoir regardees. Tout se ressent du peu de soin que M. de Voltaire a accorde a sa piece; tout est croqu6; il n'y a pas une sc^ne de faite. Gelle du troisi^me acte, ou le seigneur exerce son droit autant que la sev6rite et la bienseance du theatre francais le permettent, fait le plus d'effet; mais c'est le merite de I'acteur qui, par la verite de son jeu, est oblige a tout moment de reparer et de pallier la faussete et la longueur du dialogue. M. Grandval a joue le role du marquis avec beaucoup de noblesse et de finesse. Dans la sc6ne dont je parle, il approche son fauteuil de celui d'Acanthe, a mesure que la situation devient int6ressante, avec un comique noble et vrai qui n'appartient qu'a lui. Un jeune acteur nomme Mole a aussi joue le role du chevalier avec beau- coup d'art, et a d^robe au parterre bien des defauts de ses scenes, par la maniere de les rendre. Mais, outre les defauts des roles essentiels a la piece, on a attaque avec raison la plupart des roles subalternes. J'ai deja parle de celui de Dor- mene. Celui de Colette est aussi postiche. Ceux de M. Dignant et son Spouse, M'"® Berthe, sont bien mauvais. En general, cette piece, et ce n'est pas la son plus petit defaut, a deux couleurs. Les deux premiers actes sont gais, comiques et quelquefois bouffons; les trois derniers sont graves, serieux et interessants, au point qu'on n'a pu faire reparaitre aucun des acteurs des premiers actes. Ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la partie comique n'a point du tout reussi, et que la partie lar- moyante a recu les plus grands applaudissements. Le quatri^me acte est sans contredit le plus mauvais de la piece, a cause de tons les details de ce roman de la naissance d'Acanthe qu'il faut expliquer; mais grace aux maximes et aux sentences r^pandues ca et la, et pour lesquelles le parterre conserve un faible 6ton- nant, c'est cet acte qui a fait le succes de la piece; et si le cinquieme n'avaitpas et6 absolument faible et manque, VEcueil du sage aurait eu le plus grand succes du monde.

11 faut remarquer cette revolution ou plutot ce deperisse- ment du gout et des moeurs, qui ne nous permet plus d'etre sensibles a la vraie comedie, qui se paye de sentences et de lieux communs a la place de la nature et de la verity, qui ne

FJ^VRIER 1762. 43

trouve plus de comique que dans des allusions satiriques, et qui met une fausse delicalesse a se choquer de toute expression a laquelle, a force de donner la torture a son esprit, on pent trouve r un sens deshonnete. La police seconde merveilleusement cette fausse delicatesse du public, qui est la marque la plus sure de la corruption des moeurs. Bientot il ne sera plus permis d'etre bon comique que sur les theatres de la foire; et ce qu on pent de plus fort sur cette rigueur d^placee, c'est qu'il n'y a pas peut-etre deux pieces de Moli6re que la police permit de jouer si on les lui presentait aujourd'hui. Yoila comment, par un cercle inevitable, les chefs-d'oeuvre de genie dans les arts polis- sent et perfectionnent d'abord le gout et les moeurs d'une nation que le luxe et la corruption gagnent ensuite, d'ou il resulte bientot ce faux raffmement et cette fausse delicatesse qui ramenent a la decadence du gout et des arts. Si quelques hommes de genie la retardent. encore parmi nous, il est k craindre que leurs efforts mal secondes ne puissent opposer une digue durable au mensonge etau mauvais gout qui nous inondent de toutes parts; et il faudra bien que les Francais eprouvent a leur tour le sort que les Grecs et les Romains n'ont pu eviter.

Le tableau de la noce qui vient au troisieme acte, M. le baillif k la tete, presenter ses hommages a monseigneur, est un tableau charmant et a fait le plus grand plaisir au theatre. Si Ton imprime cette piece, je crains que vous ne soyez pas plus content du style que de la machine. Au reste, la police a fait gater la scene la plus plaisante par les retranchements qu'elle a ordonnes, et, comme il ne sera pas peut-etre permis de reta- blir a I'impression les endroits supprimes, je profiterai de I'oc- casion que j'ai eue de me procurer cette scene tout enti^re pom- la conserver ici*. Elle ne tient pas d'ailleurs au fond de la piece, et Ton pent la regarder comme un fragment entierement deta- che. G'est la scene qui commence le second acte entre le baillif et Colette, ou celle-ci met opposition juridique au mariage de Mathurin et d'Acanthe.

L'0p6ra-Gomique, qui devait ouvrir son theatre le 2 de ce mois k la foire de Saint-Germain, a ete reuni par ordre de

1. Cette sc6ne, que Grimm transcrit ea entier, figure sans aucune variante dans les Editions originales; on la retrouvera tome VI, pages 23 et suivantes des OEuvres completes de Voltaire, Edition Gamier fr6res.

lik CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

la cour a la Gomedie-Italienne. Get arrangement n'a pas ete ap- prouve du public, qui aimait mieux voir ce spectacle sous I'in- spection d'un directeur int^resse a lui plaire que sous Tauto- rit6 de MM. les premiers gentilshommes de la chambre. On craint avec raison que le gout du public ne soit desormais moins consulte, et il serait juste de le laisser au moins maitre de ses amusements. L'exemple des autres theatres justifie cette appre- hension. Si rOpera francais est en droit, de temps immemorial, d'ennuyer les trois quarts de Paris, ce n'est que parce qu'il n*est pas sous la direction d*un homme qui ait d' autres vues que celle de gagner de I'argent. On veut soutenir ce vieil edifice de rOpera malgr6 les injures du temps, malgre le gout du public qui ne pent plus souffrir la monotonie et la platitude de sa musique; et pour reussir dans ce projet, on punit tons ceux qui demandent de vraie musique, et dont le nombre augmente tons les jours. D'un c6t6, I'Op^ra-Gomique est oblige de payer une contribution considerable a I'Op^ra pour avoir la permission de nous plaire ; de Tautre, il n'est point permis de donner un con- cert pour de I'argent. Ge qui prouve que les privileges exclusifs en tons genres sont une belle invention. Si le theatre de la Gomedie-Francaise est tomb6, c'est aussi la faute de la mau- vaise administration. On a prive le public de plusieurs acteurs qui lui etaient agreables, et qu'on a remplac6s par des sujets insupportables. L'Opera-Gomique seul etait bien gouverne, et le public pay ait les soins des directeurs par une affluence et par des applaudissements qui ont alarme tons les autres spectacles. Mais ce n'est pas en detruisant ce qui plait au public, c'est en cherchant a lui plaire aussi par des ellbrts, des talents et du z^le qu'il devrait etre permis de lutter pour meriter son suf- frage. Quoi qu'il en soit, I'Opera-Gomique se trouve incorpore k la Gomedie-Italienne, ou il joue depuis quinze jours avec un concours prodigieux. Les cinq acteurs qu'on a conserves du theatre de la foire sont MM. Audinot, Laruette, Glerval, M'^" Nessel et Deschamps. G'est certainement aujourd'hui, pour la verite, la finesse et I'ensemble du jeu, la meilleure troupe du royaume. M. Audinot, dans les roles de has comique, comme d'ouvrier, d'artisan, etc., est sans contredit le plus grand comedien qu'il y ait en Europe.

La Gomedie-Italienne a donn6 aujourd'hui une petite

FfiVHIER 1762. Zj5

comedie intilulee Annette et Luhin^ melee d'aiiettes et de vau- devilles parodies, c*est-a-dire de tous les accompagnements d'un faux etmauvais gout. G'est un des plus detestables crimes contre le gout et contre le bon sens que de parodier par des pa- roles quelconques un air qui a ete fait originairement sur quatre beaux vers de Metastasio, et il est cruel qu'on puisse faire de ces horreurs a Paris avec succ^s. Ici Annette chante un mauvais cou- plet avec une voix qui fait grincer les dents, sur I'air Prigioniera ahandonata de I'immortel Hasse. Au reste, cette petite comedie est faite d'apr^s le conte de M. Marmontel, qui porte le meme titre et qui est peut-etre le meilleur de son recueil. Vous ne trouverez deja que trop d'esprit dans le conte, qui devrait ^tre un chef-d'oeuvre de naivete et de simplicite ; mais c'est bien pis dans la comedie, ou la pointe epigrammatique vous blesse a chaque instant. Cette piece est d'ailleurs mal faite, tous les dis- cours en sont faux. lis roulent sans cesse sur une comparaison fastidieuse entre la ville et le village, lieux communs qu'on a retournes cent mille fois, et qu* on ne saurait plus entendre sans degout. II n'y a pas trois traits dans cette piece qui meritent d'etre loues, et je ne vous en aurais certainement pas parle si elle n'avait eu le plus grand succ^s. Le mauvais gout du public doit faire trembler. Comment un homme de genie peut-il avoir envie de travailler pour un peuple qui applaudit avec transport de telles impertinences? Lorsqu'on voit le succes du petit opera- comique On ne s'avise jamais de tout^ faisons une comparaison plus exacte, lorsqu'on voit le succes des Idylles de Gessner, on concoit la plus haute idee du gout de la nation, et lorsqu'on voit triompher le genre faux et absurde qui fait le succes di' An- nette et Lubhiy on reste afflige et humili6, et Ton croit que le genie et le gout vont disparaitre parmi nous. Cette petite comedie, qui aura pour notre honte peut-etre cinquante repre- sentations, est de M'"^ Favart et compagnie. M. I'abbe de Voise- non est un des premiers associes de cette compagnie si riche en tournures, epigrammes et pointes. Un des traits les plus ap- plaudis, c'est celui d' Annette qui dit : « Lubin, ce n'est pas un garcon, c'est mon cousin. » Gomme si le terme de garcon n*etait pas un terme de village, et qu'il put etre ignore d'une paysanne ! O spectator eSy servum pecusl

On vient de publier les Carnpagnes de M. le maHchal

Zi6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

due de Coigny en Allemagne, j^endant les annees 1748 et 4744. La premiere de ces campagnes tient trois volumes, la seconde en remplit cinq. Ge recueil, comme celui de M. le mar6chal de Noailles qui a paru I'annee derni^re, contient la Correspondance du general et du ministre, de Tarmee et de la cour. Tous ces papiers ont ete derobes au depot de la guerre et imprimes avec peu de soin.

Gamille Falconet, de I'Academie royale des inscriptions et belles-lettres, docteur regent de la Falcute de medecine de Paris et m^decin consultant du roi, vient de mourir a I'age de quatre-vingt-onze ans. Ce digneet respectable vieillard emporte avec lui les regrets de tous les honnetes gens ; sa perte devrait faire un deuil general pour tous les gens de lettres de ce pays-ci. Ses vertus et ses qualites personnelles etaient encore au-dessus de I'etendue de son savoir et de son erudition. II a passe quatre- vingts ans dans une etude continuelle ; et la plus heureuse me- moire lui donnait droit de se vanter de n'avoir jamais rien oublie de ce qu'il avait appris. G'est un savant de moins dans un pays oil cette esp^ce d'homme devient de jour en jour plus rare. Ge qui est encore plus rare en tout pays, c'est de reunir labonte, la candeur, la sagesse k la chaleur^ a la vivacite, aje ne sais quelle aimable etourderie et petulance qui donnait a ce venerable vieillard un caract^re particulier. Je n'ai jamais vu de jeune homme plus seduisant que ne I'etait notre digne Falconet a I'age de quatre-vingt-onze ans. II inspirait la passion a tous ceux qui Tavaient vu une fois: c'6tait un de ces hommes qu'on ne pouvait plus oublier, II 6tait le pere et le protecteur ne de tous les gens de lettres sans appui. lis n'avaient pas besoin d'au- tres titres pour recevoir des conseils et des secours. Son im- mense biblioth^que etait au service de tout le monde ^ Geux qui lui etaient le moins connus avaient des droits sur ses livres, et en disposaient comme lui, et il n'imaginait pas leur avoir rendu service. Sa methode etait d'6crire ses observations sur des cartes.

1. Elle renferniait 45,000 volumes, dont 11,000 entr^rent a la Bibliotheqiie du roi et dont le surplus fut catalogue et vendu par P. Barrels (2 vol. in-8°). Nous connaissons de C. Falconet deux portraits (5galement remarquables : Tun, dessine par M™* Doublet, i'amie de Bachaumont, et grave par Gaylus ; I'autre, dessin6 par Cochin, d'apres le buste d'Etienne Falconet, et grav6 par P.-E. Moitte, en t6te de Villoge lu par Lebeau b. I'Academie des inscriptions (1762, in-4'').

F^VRIEH 1762. /j7

II en laisse au moins quatre-vingt-dix mille dont la plupart doivent etre Ir^s-curieuses et tres-interessantes, car c'etait un excellent esprit. On ferait un bon livre de ses mots, et un meilleur encore de ses actions. II disait quelquefois qu'il connaissait trois grands maitres avec lesquels on pouvait se passer d'une bibliotheque : or ces trois grands maitres etaient maitre Michel, maitre Fran- cois, maitre Benoit. Pour nous, qui avons eu le bonheur de connaitre maitre Gamille, nous le pleurerons longtemps, et nous plaindrons I'esp^xe humaine de produire si peu d'hommes qui lui ressemblent.

La Petite Maison est un conte qu'on a tire du second volume du Spectateur de M. de Bastide, et qu'on pouvait se dispenser de reimprimer. L'auteur de ce conte n'a point de talent. II parait n' avoir fait sa brochure que pour citer le nom des artistes qui sont le plus employes a la decoration interieure des maisons de Paris. Aussi les deux heros de sa Petite Maisoiiy Melite et Tremicour, sont precisement les personnages qui inte- ressent le moins*.

Un autre barbouilleur de papier tr^s-impertinent a ima- gine de continuer I'histoire de Manon Lescaut, que nous avons vue bien ensevelie en Amerique par son amant le chevalier Des Grieux; car vous connaissez ce petit roman de M. Tabbe Pre- vost qui a beaucoup de reputation, et vous jugerez sans doute a propos de jeter I'ouvrage de son continuateur au feu^.

Lettre sur la tragedie de Zulime et siir V£cueil du sage^, C'est du bavardage en vingt-huit pages.

1. La Petite Maison, qui a paru anonyme et comme un tirage a part du Spectateur (sans titre, in-18, 80 p.), est, en effet, un mediocre roman; mais I'^nu- ra^ration des artistes employes h la decoration des folies des faubourgs merite Tattention des curieux actuels. Quelques-uns de ces noms sont, croyons-nous, bien peu connus : tels sout ceux de Pineau Tornemaniste, de Dandrillon, qui peignait les lambris en y insufflant un parfura « dont les Emanations duraient plusieurs annces » et qui appliquait I'or sur la sculpture sans blanc d'appr6t; de Perrot, le dessinateur d'arabesques ; de Tremblin, le docorateur de I'Opera et des petits appartements do Versailles; de Clerici, u le stucateur milanais », auquel on devait le salon de Saint-Hubert pour le roi et celui de Neuilly pour d'Argenson. L'auteur donne encore des louanges h Boucher, a Pierre, h Hallo , a Huet, k Bachelier, a Falconet, a Vass6, a Gaffieri (pour ses plantes mont^es en bronze), a Cochin, a Gars, h Le Bas, a Germain I'orfEvre, au vernisseur Martin, etc.

2. L'auteur de cette suite est inconnu.

3. Beuchot signale cette brochure, mais n'en dcsigne pas l'auteur. Le titre exact est Lettre de M, de R. d M. de S, R. sur^ etc.

/|8 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

MARS

1" mars 1 702.

J'ai eu rhonneur de vous envoyer des couplets faits au der- nier voyage de M. le prince de Gonti a I'lsle-Adam. En voici d'autres qui meritent aussi d'etre conserves. L'histoire rapporte qu*ils ont ete faits et chantes par M. I'abbe de Boufflers, la nuit de Noel, pendant la messe de minuit. Si vous vous rappelez les vers que cejeune aspirant a I'episcopat fit I'annee dernierepour la fete de sa mfere , vous trouverez les couplets de TIsle-Adam tr^s-decents. lis ont cependant fait beaucoup de bruit par la singularite de voir un jeune homme ecclesiastique faire de ces chansons-la pendant la messe, en presence de la plus brillante compagnie du royaume.

NOEL

suR l'air : Laissez paltre vos Mtes.

Je iifetais mis en t^te De chanter Jesus-Christ ce soir; Dans le fond c'est sa fete, J'aurais fait mon devoir. G'est un enfant Joli, charmant, Et de qui messieurs ses parents Ont toujours ete tres-contents.

Mais quelque effort qu'on fasse Pour bien chanter Notre-Seigneur, *

Notre esprit a la place Met toujours Monseigneur. G'est un bon coeur, Une grandeur, « Une chaleur, une douceur,

De la famille c'est Thonneur.

Du tres-saint sacrifice 11 salt si bien charmer I'ennui Que jamais a I'ofRce Nous ne viendrons qu'ici.

II y avait une femme a Versailles qui se faisait un petit revenu en ramassant les cachets de lettres qu'elle refondait en-

MARS 1762. ^9

suite pour en faire de la cire. Tout le monde s*empressait a lui recueillir des cachets, et M. I'abbe de Boufllers lui envoya les siens avec quatre vers :

Tout c6de au pouvoir de vos charmes, A vos d^sirs chacun souscrit; Moi-meme, je vous rends les arraes De tous les gens qui m'ont 6crit.

Vous voyez de I'originalite dans toutes ces bagatelles, et lorsqu'elle se manifeste k I'age de vingt ans, on pent en concevoir quelque esperance.

En vous parlant en dernier lieu de M. Piron, j'ai oublie de transcrire quatre vers qu'il fit autrefois pour son epitaphe, etqui sont d'une philosophie, d'un tour et d'une correction rares.

II vecut nul. En quoi certe il fit bien : Car, apres tout, bien fou qui se propose, De rien venu, et s'en retournant rien, D'etre en passant ici-bas quelque chose.

En fait d' epitaphe, j'aime celle de Passerat. EUe a ete sans doute faite de bonne foi, mais elle a bien I'air d*un persi- flage. La voici :

Ci-dessous Passerat sommeille. En attendant qu'il se reveille, Et croit qu'il se reveillrea Quand la trompette sonnera.

II nous faudrait une epitaphe pour notre digne Falconet ; mais ce n'est pas une chose aisee de caracteriser en quatre vers un homme d'un merite aussi rare. II a legue ses quatre-vingt- dix mille cartes a M. de Sainte-Palaye, et Ton a dit a ce sujet que les cartes ne vont pas toujours aux joueurs.

M. Ozanne, dessinateur de la marine, vient depublierune Marine militaire^ on Recueil des diffirents vaisseaux qui seroent d. la guerre, suivi des manceuvres qui ont le plus de rapport au combat ainsi qua Vattaque et ci la defense des ports ^, Nous allons

1. Paris, 1762, ia-8°, avec 50 planches.

V. A

50 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

avoir beaucoup d'ouvrages de ce genre. Gelui-ci est dedi6 a M. le due de GhoiseuL II consiste en cinquante planches gravees au has desquelles on trouve une explication de ce que chaque planche represente. On a eu soin de separer les details qui ne peuvent convenir qu*aux gens du metier, d'avec ce qui peut servir a I'instruction de tout le monde. Get ouvrage n'est pas bien fait.

Le poete P. Grou, j6suite, a traduit la Republique de Pla- ton en deux volumes in-12. On dit du bien de cette traduction.

Un autre j6suite appele le P. Paulian, d' Avignon, a fait imprimer un Dictionnaire de physique ^ en trois volumes in-A*^. Jamais un jesuite ne fera un bon ouvrage, ni de physique, ni de philosophie. L*esprit monastique s'opposera toujours a toute vue grande et profonde dans les sciences. Les jesuites de toute I'Eu- rope ne se sont pr6t6s a leurs progres que parce qu'il ne lour a pas ete possible de les empecher. Leur premier voeu serait de bannir la lumi^re et la science de la terre ; le second, d'en usurper les honneurs et la gloire parmiles nations qui en prennent le gout malgre eux. Mais qu'on me montre un seul jesuite qui ait ete veritablement utile aux lettres par ses decouvertes et par son genie : vous n'en trouverez aucun. Geux qui ont du g6nie parmi eux sont obliges de le denaturer ou de le d^rober a I'inquisition de leurs superieurs, ou bien ils se tournent a I'etude de la science absurde appelee en grec theologie, ou bien ils sont per- secutes etmalheureux dans leur cloitre. M. de La Ghalotais, dans son compte rendu au parlement de Bretagne, a judicieusement remarque que les jesuites etaient au moins de deux siecles en arri^re en fait de lumieres et de sciences. lis sont encore a oser prononcer le nom de Newton. L'etude des anciens philosophes se reduit parmi eux a cette absurde scolastique qui a regne pen- dant tant de siecles barbares, et les grands philosophes mo- dernes n*ont jamais ete nommes par un jesuite sans etre attaques ou blames. Groyez-vous que jamais le nom de Montesquieu ait 6te prononce avec eloge devant les ecoliers des jesuites? \oi\k cependant les gens qu'on voudrait nous faire regretter en France pour I'instruction de la jeunesse, tandis qu*un des plus cruels fleaux dont une nation puisse ^tre affligee, c'est sans contredit

1. R^imprim6 ia-8oen 1781 et 1789 avec additions.

MARS 1762. H

de voir I'^ducation de la jeunesse entre les mains demoines avilis par une servitude d'esprit cent fois plus outrageante pour I'hon- neur que celle du corps. Ainsi quand on vous dit que le P. Paulian est j6suite, vous savez quelle est la physique qu'ii peut enseigner dans son dictionnaire.

La Mort de V oph^a-comique ] eUgie pour rire et pour pleurer, par un jeune homme de dix-sept ans *. Ge jeune homme ne fait ni pleurer ni rire. Ge qu'il peut demander de plus rai- sonnable aux dieux c*est le don du silence.

Ge don serait encore tr6s-necessaire a M. Le Suire, qui a adresse une epitre en vers a M. de Voltaire ^

Un autre poete k condamner au silence , c'est M. I'abbe de Beze, chanoine de Sainte-Opportune, qui a fait un poeme en six chants intitule VErreur confondue ^ La Providence qui veille sur I'Eglise de Dieu suscite de temps en temps des athletes comme notre chanoine pour terrasser les impies et les heretiques, qui sont d'autant plus difficiles a ramener au giron qu'ils exigent, outre de bonnes raisons, encore de bons vers quand on ve utleur parler le langage de Dieu.

Dictionnaire domestique portatif" . Gette compilation, donx il ne parait que le premier volume qui contient les lettres A et B, regarde encore I'agriculture et T^conomie rurale dans toutes ses branches. Son objet est le meme que celui du Dictionnaire de Vagronome, qui aparu aussi I'annee derniere, et leurmerite sera a peu pr^s egal; car aucune de ces compilations n'est faite avec soin, et comme le libraire est toujours sur de vendre un dic- tionnaire , il s'en fait a la toise qui sont remplis de faussetes et debevues.

Testament de M, de Voltaire, trouvi parmi ses papiers apressa mort ". Voila le titre d*unefeuille de trente-quatre pages

1. Nougaret. Partout, 1762, in-S**; reimprim^ eu 1797, in-S*.

2. Paris, 1761, in-S".

3. Avignon (Paris), 1762, in-S".

4. (Par Auguste Roux, J. Goulin et La Chesnaye-des-Bois.) Paris, 1762 et 1763, 3 vol. in-g".

5. Qu6rard (n° 1119 de la BihliotMque voltairienne) donne k cette brochure le titre de Codicille et n'en fait pas connaitre Tauteur. Marchand a public en 1770 un Testament politique de M. de Voltaire j dont Grimm rend compte dans sa lettre du 15 Janvier 1771, et qui, selon Barbiefj serait une amplification de la facetie imprim^e en 1762.

52 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dont on n'a pu savoir Tauteur. J'aurais parie qu'elle ferait plus de sensation qu'elle n*en a fait , car il y r^gne une satire fine et exempte de cette noirceur qui afflige. Cela est un peu long sur la fm ; mais il y a partout beaucoup de sel.

Void la suite des ouvrages contre les jesuites : Denon- ciation faite a nos seigneurs du parlement de Normandie^ de la conduite que les jhuites ont tenue de tout temps dans cette pro- vince. Recueil des pieces non imprim^es extraites des registres du parlement de Rouen, pour prouver que les jesuites sont cou- pables du crime de lese-majeste et de toutes sortes d'exces. Le Jhuite malddfenduy par M. I'abbe Platel, brochure de cinquante- sept pages. Get abbe Platel est un capucin jans^niste, retire en Portugal, et qui est cel^bre, sous le nom du P. Norbert, parses differends avec les jesuites. Le Manifeste dignace de Loyola^ autre brochure; les Larmes de saint Ignace^ ou Dialogue entre saint Thomas et saint Ignace^ par un cousin du proph^te Mala- grida. Bu Droit public selon saint Thomas^ ou Examen appro- fondi de la doctrine de saint Thomas sur Vinviolahle fidelity que tous les sujets doivent a leur souverain. Tons ses ecrits sont ou des pieces authentiques, ou un mauvais barbouillage qu'on ne pent lire sans degout.

15 mars 1762.

M. Marin a fait, il y a quelques annees, une Histoire du grand Saladin qui n'a point reussi*. Depuis il a 6te fait censeur de la police pour les pieces qui doivent etre representees sur les theatres de Paris. Get emploi etait autrefois celui de M. de Grebillon, qui n'est point mort, quoi qu'en disent les gazettes etrangeres, mais que sa grande vieillesse empeche souvent de remplir ses fonc- tions. M. Marin est sans doute bon censeur de pieces, mais son merite ne lui a pas appris a en faire. Gelle qu'il a donnee ces jours-ci^, sur le Theatre-Francais, sous le XiivQ&Q Julie, ou le Triomphe de Vamitie, comedie en prose et en trois actes, prouve au contraire qu'il n'a nulle vocation pour la carriere dramatique. On ne peut gu^re rien voir de plus d6pourvu de force comique. de plus plat et de plus mauvais que cette comedie. Aussi a-t-elle

1. Voir tome III, page 478.

2. Le 3 mars li62.

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fait une chute tr6s-rude. Figurez-vous un jeune homme de fa- mille qui epouse, contre la volonte de son pere, une jeune per- sonne de famille aussi, mais pauvre. Le p6re, courrouce, les abandonne, et ils tombent dans la mis^re. Les voila a Paris, dans un hotel garni, abimes de dettes, luttant contre la misere. Ils ont pourtant un ami qui n*a pas beaucoup de moyens, mais qui les sert avec une generosite dont il y a tant d'exemples dans nos pieces de theatre qu'il est 6tonnant que le gout n'en ait pas passe dans le monde. Julie, c'est le nom de I'epouse, est, comme vous le pensez bien, une personne accomplie, un mo- dule de vertu et de douceur. Gependant sur une lettre Equi- voque son mari suppose^ sansTombredevraisemblance, qu'elle a pris de la passion pour celui qui est leur ami commun, et a qui ils ont tant d'obligation, et que celui-ci est devenu eperdu- ment amoureux de Julie. Voila ce mari qui, dans sa fureur ja- louse, veut se couper la gorge avec son ami apr^s avoir traite sa femme avec la derniere durete. Au milieu de ses transports de jalousie, il est arrete pour dettes. L'ami oublie aussitot I'in- jure, et songe a trouver de Targent pour le delivrer. Les choses en sont la lorsque le p6re du jeune homme arrive dans cet hotel garni. II s'est repenti d' avoir abandonnE son fils, et il vient a Paris pour le decouvrir et lui pardonner. L'ami lui emprunte de Targent pour I'infortunE qui vient d'etre mis dans un cachot , et le bon vieillard le donne sans savoir qu'il doit servir a la de- livrance de son fils. Celui-ci est en effet delivre, il est desabuse de ses injustes soupcons sur la vertu de sa femme. Son pere leur pardonne et approuve leur mariage. Mais ce n'est pas tout; au commencement de la pi^ce est arrive dans I'hotel garni un homme qui revient de I'Amerique. Cet homme est gai et bizarre. II prete aussi volontiers de I'argent, et il se trouve aussi a la fm de la piece qu'il est oncle de Julie, ce qui fait que Julie devient tr^s-riche. On ne peut, comme j'ai deja remarque, rien voir de plus mauvais que cette pi^ce. Cela ressemble a tout et est par- tout d'une belle platitude. On voit particulierement que le role de I'oncle a ete fait d'apres celui de Freleport dans VEcossaise; celui de Julie, d'apres Lindane dans la meme pi^xe; le role du pere et du lils, d'apres celui dupere de famille et de Saint-Albin : ce qui prouve qu'en imitant d'excellents modeles on peut faire des choses execrables. M. Mole a joue la scene de jalousie su-

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perieurement. Le public a ete juste, il a applaudi I'acteur et siffl^ la pi^ce. On dit que M. Marin en a encore deux a nous faire voir. 11 faut esperer que la petite lecon qu'il \ient de recevoir Tempechera de les exposer a la decision publique. On pardonne au premier essai, mais on n'aime pas les rechutes.

Un honnete pretre, penetre sans doute de la saintet6 du sacrement de mariage, publia, il y a quelques annees, un ecrit intitule des Avantages dumariage^ et de la NdcessiU oil sont les pretres et les ^veques d^pouser une femme chrMenne^, On dit que ce bon pretre , convaincu de la purete de sa doctrine , en donna I'exemple lui-meme en epousant la chretienne qui lui avait plu. On dit encore qu'il fut enferme pour avoir confirme sa doctrine par son exemple; ce qui n'est pas d'un bon exemple, ear il ne faut pas, dans ce siecle de depopulation, enferme r ceux qui ont le gout de faire des citoyens et de repeupler le monde. Quoi qu'il en soit, M. I'abb^ de Yilliers, pretre etlicencie es lois, n'ayant vraisemblablement point de vocation pour le mariage, vient de publier VApologieducelibat chrHien^ un volume in-i2, et son censeur dit que cet ouvrage est des plus importants et des plus necessaires qu'on puisse publier dans ce temps-ci ou la saintete du celibat est attaquee par un plus grand nombre d'ennemis. Geux qui aiment h. etudier les progres de I'esprit phi- losophique n'oublieront pas de remarquer que la saintete du e61ibat a 6te recommandee et defendue au milieu de Paris, Tan de grace 1762 ; et qu'elle est affichee au coin de toutes les rues, afm que personne n'en puisse pretendre cause d'ignorance. II faut esperer que M. le licenci^ 6s lois ne restera pas en si beau ehemin, et qu'il nous preconisera I'annee prochaine la saintete de la vie monacale.

Alzarac, ou la Necessity d'etre inconstant^. Mauvais petit reman par I'auteur de la Comtesse de Zurlac^ de Zamor et Almanzine, Gomme on peut dire I'auteur de la Henriade pour designer le premier ecrivain du siecle, il est juste aussi de marquer nos mauvais auteurs en rappelant leurs mauvais ouvrages passes, afm de nous preserver de la lecture des nou- veaux.

i. Voir tome IV, page 60.

% (Par M"''= de Puisieux.) Cologne et Paris, 1762, in-12.

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M'"^ Le Prince de Beaumont est une bonne maitresse d*ecole. Son Magasin des Enfants contient une bonne morale, bien plate, sans Elevation et sans ame^ excellente a elever des perroquets, tr6s-peu propre a former des enfants et a en faire des hommes. Gette bonne femme vient de faire un roman moral intitule Civan^ roi de Bungo, histoire japonaise, deux parties ^ C'est de la force de ses autres productions. EUe a dedie son roman a I'archiduc Joseph, et comme Tesprit philosophique n'a jamais approche des limites d'Autriche, je ne doute point que le Roi de Biingo ne paraisse a Yienne un grand ouvrage.

Nous avons depuis peu deux nouvelles feuilles hebdo- madaires. L'une, le Discoureur^ doit etre un ouvrage moral, dans le gout du Spectateur. Ge discoureur est un franc bavard. L'autre, le Citoyen ^, marquant le prix des denrees, les jours de marche, fera tort aux intendants et maitres d'hotel fripons, qui ne pourront plus voler leurs maitres avec tant de con- fiance.

MM. de Buffon et Daubenton nous ont donne sur la fin de I'annee derniere les huitieme et neuvieme volumes de leur Histoire naturelle. Dans les premiers de ces volumes vous trou- verez I'histoire et la description du Cochon d'lnde, du Herisson, de la Musaraigne d'eau^ de la Taupe, de la Chauve-souris, du Loir, de Lerot, du Muscardin, du Surmuloty de la Marmotte, de VOurs, du Castor, du Raton, du Coati, de V Agouti. Le second de ces volumes, outre trois discours sur les animaux de I'ancien continent, sur les animaux du nouveau monde, et sur les animaux communs aux deux continents, contient I'histoire et la description du Lion, des Tigres, de la PantMre, de VOnce et du Leopard, du Jaguar, du Couguar, du Lynx ou Loup-Cervier, du Carocal, de VHyene, de la Civette et du Tibet, de la Genette et du Loup noir, Vous trouverez dans le travail de M. Dau- benton I'exactitude ordinaire de ce sage et habile observateur, et dans les morceaux de M. de Buffon, cette elevation et cette harmonie de style qui lui ont fait une si grande et si juste reputation. Mais ce qu'on voit aussi c'est que la science de la

1. Selon Querard, la premiere edition est de 1754.

2. M. Hatin ne cite point le premier de ces journaux, et le second est designe par ce bibliographe (d'apres un catalogue de vente) comme ayant paru en 1765 sous le titre de Citoyen frangais.

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nature n*est pas assez avancee, et que les observations et les faits manquent partout. 11 parait qu'un aussi excellent esprit que M. de Buffon devrait partir de ce principe, que tout son travail devrait se r^duire a nous dire : Voila ce qu'on sait de tel animal, voici ce qui nous restait a en savoir. Ensuite le philosophe proposerait ses idees comme de simples conjectures, parce qu'elles ne sauraient etre autre chose, et non comme des verites demontrees dont il n'est plus permis de douter. Je concois a merveille la passion des syst^mes dans les esprits mediocres; mais je ne puis la concevoir dans un homme du merite de M. de Buffon, et qui a d'ailleurs de si grandes vues et la tete si philosophique. Ici M. de Buffon etablit d'abord pour principe que la nature est moins energique dans le nouveau continent que dans le notre ; que tons les animaux ainsi que I'homme du nouveau monde sont ou plus petits ou plus faibles que leurs esp^ces ne le sont dans notre ancien continent. Si cette observation est vraie, eile est grande et belle. Mais vous voyez quelle multitude incroyable de faits, et combien de siecles d'experience il faudrait pour accorder a cette observation un certain degre de v6rite. Ensuite M. de Buffon pretend qu'on ne trouve d' animaux communs aux deux continents que les ani- maux septentrionaux, parce qu'eux seuls ont pu passer par le nord, de Tancien dans le nouveau continent, au lieu que les animaux des zones brulantes de TAfrique et de I'Asie, n'ayant jamais pu vivre dans le nord de notre continent, n'ont pu se faire aucun passage pour penetrer dans le nouveau, et M. de Buffon en infere qu'en effet on ne trouve aucun de ces animaux en Amerique. Quel est I'observateur, le naturaliste ou le voya- geur, qui, avec des connaissances si imparfaites que celles que nous pouvons avoir sur tous ces objets, osat avancer une asser- tion si generate? Encore une fois, on ne devrait pas I'attendre d'un aussi bon esprit que M. de Buffon. S'il y avait deux ou trois mille faits pour garants de ce systtoe, il faudrait encore le proposer avec defiance, parce que, pour renverser tout ce bel edifice, il ne faut qu'un fait contraire, et ce fait contraire pent etre connu demain. Alors on se moque de la vanite du philosophe qui nous donnait ses chimferes pour des lois inva- riables de la nature. Qui pent, en effet, etre assez audacieux pour penetrer les lois et les ressorts d'un globe dont nous

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n'^vons quelques notions que depuis cinq ou six mille ans; notions imparfaites, defigur^es par des mensonges, des fables, des absurdites de toute esp^ce ?

Pour prouver que les animaux meridionaux de Tancien con- tinent n'ont pu passer en Amerique, M. de Buffon raisonne ainsi : « Nous ne pouvons supposer de passage de I'ancien au nouveau continent que par le nord. » Or les animaux meridio- naux n*ont jamais assez pu approcher du nord pour tenter ce passage, parce que leur naturel ne comporte pas le froid de ces climats. Done ils n'ont jamais pu passer en Amerique. Ge rai- sonnement parait specieux ; mais, quand on lit un fait atteste par les meilleurs observateurs, savoir qu'en Siberie, qui est un des pays les plus froids du Nord, il se trouve des ossements des plus gros elephants des climats chauds de TAsie, on a droit de demander a M. de Buffon par quel hasard il ne se trouve point d'elephants en Amerique : car, puisque ces animaux ont pu exister en Siberie, rien ne les empechait de passer dans le nouveau continent par le passage que M. de Buffon leur a laisse libre, et de regagner dans ce nouveau continent les climats chauds qui conviennent a leur naturel. Ge n'est pas au moins le froid des pays septentrionaux qui met un obstacle invincible a ce passage, puisque nous trouvons tout auprfes de ce passage dans le pays le plus froid de Tancien continent des vestiges indu- bitables de I'existence des animaux les plus meridionaux dans ce climat dur et rigoureux. Quelle folie, quelle faiblesse, quelle pauvrete malheureusement inseparable de la nature de ce petit animal orgueilleux qu'on appelle homme, d'elever sur deux ou trois faits qu'il pent savoir au bout de plusieurs siecles de recherches, un edifice que le souffle d'un enfant pent renverser, et dont la masse informe, appuyee par desroseaux, fait pitie au vrai philosophe !

La veritable histoire naturelle du monde est encore k faire. La plume de M. de Buffon serait bien propre a cet ouvrage; mais il serait a desirer que sa tete fut aussi sublime que son style. Gette histoire ne consisterait qu'en faits qui (malheureu- sement sont en trop petit nombre, les observations manquant partout), en conjectures, en vues grandes etprofondes. Tous les peuples hauts de i'Asie et de T Europe orientale se van tent de I'antiquite la plus recul^e, et ont une chronologie qui remonte

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a iin temps immemorial. Les peuples de la Grece, de I'Egypte, des pays bas et humides, ne comptent que depuis six mille ans. lis parlent tous d'un deluge. Suivant leur mythologie, I'homme est petri de limon; il est sorti de I'eau. 11 y a grande apparence que dans ces contrees le genre humain a ete aneanti par Teau, il y a environ six mille ans ; que c'est vraisemblablement cette revolution du globe qui a forme la mer Mediterran^e, et que le globe ayant pris cette nouvelle consistance, les terres adjacentes se sont repeuplees; qu'il est reste dans la memoire des hommes des idees confuses de ces terribles revolutions; qu'ils ont bati sur ces notions leurs fables, leurs mythologies, leurs religions et leurs cultes dont nous n'aurons jamais qu'uneclefbien impar- faite. Historiens de la nature, ne faites point de syst^me la- dessus. Presentez ces faits et ces conjectures avec la noblesse et la simplicite qu'ils exigent, et votre tableau frappera par sa grandeur toutes les tetes faites pour penser, et vous serez le philosophe de tous les siecles. Surtout ne vous faites jamais interprtos de la nature, et soyez persuades qu'un enfant qui ne salt que balbutier n'est point fait pour penetrer dans ses mysteres. Les entrevoir, les deviner, etre frappe de leur gran- deur, voila tout ce qui est permis k I'esprit humain. En fouillant dans les entrailles de la terre, nous trouvons en Europe, sur des pierres et des ardoises, les empreintes des plantes qui ne croissent qu'a I'extremite de I'Asie. Expliquez-moi ce fait-la, ou, si vous voulez ^tre bien ridicules, batissez un petit syst^.me Ik-dessus. J'ai dit que les faits manquaient partout. Non-seu- lement les faits generaux ont echappe a I'homme, qui estordinai- rement travaille de superstition et de terreur lorsqu'ils arrivent ; mais les faits particuliers lui sont aussi inconnus. En lisant les deux volumes de M. de Buffon, vous vous apercevrez a tout mo- ment que nous ne savons rien de precis de I'bistoire et des moeurs de la plupart des animaux dont il traite, et, apres avoir lu leur article, on ne les connait pas plus distinctement qu'auparavant : preuve certaine qu'il reste encore une grande quantite de faits a eclaircir qui ne pourront etre surs et constates qu'au bout de plusieurs siecles d'observations et de travaux, et preuve encore plus certaine que la science n'est pas faite pour I'homme, et qu*elle ne lui est utile qu'autant qu'elle adoucit les peines de la vie, qu'elle sert de delassement des grands travaux et des grandes

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affaires, et qu'elle contribue a nous rendre plus humains, plus tolerants, plus justes, plus doux, en un mot, meilleurs que nous ne sommes.

AVRIL

!««• avril 1762.

Zorac est Tusurpateur heureux d'un royaume de I'Arabie, oil il regno seize ans de suite apr^s avoir subjugue et chasse la famille royale. II a unfilsnomme Sihamed, qui serait digne d*un meilleur p6re, et qui ignore le sien. Sihamed sert le tyran comme general, et s'est d6jk distingue dans beaucoup d'occasions par de grandes et belles actions. II a pris une grande passion pour Zarucma, belle esclave qui ignore aussi son etat, mais qui est fille du roi detrone appele Sahed. Sa mere, en mourant, I'avait instruite de sa naissance et du dessein ou 6tait le tyran de lui faire epouser son fils; mais Zorac avait intercepts cette lettre, et I'avait gardee pour en faire usage en temps et lieu. Quant au pere de Zarucma, Sahed, il n'avait pas pSri dans la revolution, mais il s'^tait retire dans un desert d'ou, ayant appris qu'un roi voisin avait entrepris de faire la guerre a Zorac, il s'etait rendu a cette armee, et aurait, dans une bataille, tue son ennemi de sa propre main si Sihamed n'avait pas delivre son p^re, qu'il ne connait pas pour tel ; en sorte que Sahed, au lieu de se ven- ger de Zorac, est fait prisonnier par Sihamed et devient son esclave, sans cependant etre reconnu pour I'ancien souverain du pays.

Yoila les situations d'une fable toute d' invention, et sur laquelle M. Cordier a bati une tragedie qui est son coup d'essai et qui vient d'etre representee sur le theatre de la Gomedie- Francaise*. On dit que I'auteur a fait autrefois le metier de comedien en province. Ensuite il s'est attache a M. le comte Van Eyck, ministre de Bavi^re, en qualite de secretaire subalterne. Mais ce ministre, qui apparemment n'aime pas les poetes, a con-

1. Le 27 mars 1762. Zarucma eut trois representations et ne fut pas imprimee.

60 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

gedie son secretaire d^s qa'il a su qu'il faisait des vers. Voila les revolutions de TEurope; voyons celles de I'Arabie dans la tra- gedie de M. Gordier.

Vous concevez d'abord que, dans une fable si bien ima- ginee, il y a de retofFe de reste, et qu'un bon ouvrier y peut, comme on dit, tailler en plein drap : un tyran a assommer, un fils qui ne connait pas son p6re, une fiUe qui ignore sa nais- sance, deux amants qui, dans cette ignorance, s'aiment avec passion, quoiqu'ils doivent se hair; car enfin Sihamed est fils de Toppresseur du p^re de Zarucma. Gependant ce bonhomme de pfere, Sahed, s'est promene dans son royaume pendant seize ans en habit d'esclave sans avoir ete reconnu de qui que ce soit. G'est bien heureux, car le poete nous a menage cette reconnais- sance pour le jour de sa tragedie. Ge jour est un grand jour pour tons les acteurs de la piece. D'un cote, Zorac veut declarer k Zarucma et a Sihamed leur naissance, et les unir afin d'eta- blir son sang d'une mani^re irreprochable sur le trone usurpe. De I'autre cote, Sahed a gagne le coeur de Sihamed dont il est I'esclave. II lui a mis dans la tete de punir Zorac d' avoir chass6 jadis la famille royale. Sihamed aurait grande envie d'assom- mer le tyran. Zarucma est du complot, et Tentretient dans ce des- sein, n'^tait que Sihamed est accabl6 de bienfaits par Zorac, et qu'il n'a jamais connu ce vieux roi pour lequel il conspire, qu'il n'a par consequent aucune raison de vouloir du mal a ce pauvre tyran, sans compter les secrets pressentiments que nos poetes n*ont garde de manquer, et qui arretent Sihamed quand il veut frapper Zorac. II s'y est engage par un serment terrible; mais, comme il decouvrira a la fm de la piece que Zorac est son p^re, vous jugez bien qu'il n'ira pas le tuer sans sentir ce je ne sais quoi qui a produit tant de belles choses sur notre theatre. Voyons ce que fait notre tyran tandis qu'on jure sa perte, qu'on trame des complots dans son palais, et qu'on le met dans le plus ter- rible danger sans qu'il s'en doute. Un de nos faiseurs de pa- rades a dit des tyrans qu'il n'en avait jamais vu qui ne fut un pen bete; mais le tyran Zorac I'emporte en betise sur tons les tyrans du theatre, et assurement c'est Temporter de loin. D'abord, au commencement de la pi^ce, il ordonne k son confident de rendre la liber te a un ancien prisonnier d'fitat nomme Assan. Get Assan a ete ministre du roi Sahed, et a langui dans les fers de-

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puis la revolution, Zorac trouve a propos de le faire sortir de prison pour se rendre agreable au peuple, et Assan emploie les premiers moments de sa liberte a entrer dans le complot forme par Tesclave Sahed, qu'il a bientot reconnu pour son ancien maitre. Ce n*est pas tout. Zorac veut declarer a Sihamed qu'il est son fils; il veut lui faire epouser Zarucma, qui ignore sa naissance, et pour faire reussir son projet il imagine de remettre liii-meme a Zarucma cette lettre ecrite jadis par sa mere mourante, et interceptee par le tyran , laquelle conlient tous les details de sa naissance, et conjure la fille de Sahed de ne jamais consentir a I'union avec le fils de I'oppresseur de son p^re. En effet Zorac remet cette lettre a Zarucma, et le bonhomme est tout etonne qu'elle ne produise pas TefTet qu'il en attendait. Zarucma lui jure qu'elle se reconnait la fille de Sahed a la haine que la vue de son oppresseur lui inspire. Zorac croit la toucher en lui declarant que Sihamed, qu'elle adore, est son fils, et qu'il les unira ce jour meme pour jamais ; mais Zarucma lui dit que, quoi qu'il puisse en couter a son coeur. elle ne con- sentira jamais k ce funeste hymen. Le tyran ne pouvant rien gagner sur cette fiere princesse, la prie cependant de faire ses reflexions. II lui donne aussi en passant la commission de decla- rer a Sihamed le secret de sa naissance, afin qu'il sache de qui il est fils. Zarucma ne peut jamais prendre sur elle de devoiler ce funeste mystere a son amant. Cependant, comme celui-ci persiste toujours dans le dessein de massacrer Zorac, sa mai- tresse s'y oppose parce qu'elle ne veut pas que Sihamed com- mette un parricide : ce qui fait croire a Sihamed que Zarucma est disposee a donner sa main au fils de Zorac, comme le bruit court depuis quelque temps, en sorte que Sihamed devient jaloux de lui-meme, ne pouvant jamais apprendre qu'il est lui-meme ce fils dont il craint la concurrence; car la parole manque a Zarucma aussi souvent qu'elle veut parler, et Zorac I'ayant chargee de cette commission, ne s'informe plus si son fils est instruit ou non. II va seulement au temple pour preparer la solennite de I'union projetee. En attendant, Zarucma ayant mon- tre a Sahed la lettre de sa ch^re mere, que le tyran lui a remise, la reconnaissance se fait entre le p^ie et la fille, en presence du parterre, qui applaudit suivant I'usage. Sahed apprend aussi que Sihamed est le fils du tyran. On en conclut qu'il ne peut pas

62 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

honnetement le tuer lui-meme, et qu'il faut donner cette com- mission-la k un autre. Pendant tons ces projets, la trag^die chemine. Zorac se fache a la fin. II fait arreter Sahed, se dou- tant bien que c'est lui qui rend Zarucma si indocile. Bientot il reconnait a I'interet que la princesse porte a ce vieillard que c'est la ce roi qu'il a detrone il y a seize ans, et qu'il croyait avoir tue dans ce temps-la. II est fache d' avoir k I'assommer de nouveau. Zarucma crie de son cote. Tout a coup Sihamed parait avec une troupe de conjures pour massacrer le tyran. Mors Zarucma lui arrache le poignard, et lui dit qu'il est son p^re. Zorac est un peu etonne de I'entreprise de son cher fils, avec lequel il n'avait point imagine d'avoir un petit entretien pour lui apprendre son etat. Au milieu de son trouble, Assan, Tan- cien ministre, sorti de prison au commencement de la piece, parait avec le reste des conjures. II declare que le parti du tyran est disperse, que le peuple reconnait son ancien et legitime souverain, et qu'il demande la tete de Zorac. Personne cepen- dant ne veut donner le coup de grace a ce pauvre tyran, et quoique les conjures aient employe toute la piece a jouer sa mort, et que ce fut a qui le tuerait le premier, le pauvre diable est oblige de se poignarder lui-meme, sans quoi la piece n'au- rait point de fin.

Voila une idee vraie et succincte de cette insipide, ennuyeuse et absurde tragedie, qui a pourtant reussi, je ne sais en verite pas pourquoi ni comment. Aussi lirez-vous dans tons nos jour- naux de grands eloges de ce pitoyable ouvrage. J'aime a croire, pour I'honneur du parterre, que c'est la pitie qui a fait r^ussir cette pi^ce, non celle qu'elle inspire, mais celle qu'on a eue pour I'auteur, qui n'a point d'ennemis et a qui Zarucma aurait jou6 un vilain tour en le privant des honneurs du theatre apr^s lui avoir fait perdre sa place chez M. Van Eyck. Je crois que c'est en etudiant chez ce ministre le Journal de Varmee de VEmpire que M. Gordier a appris a bouleverser un l5tat en moins de rien: car on sait avec quelle dexterite cette arm6e travaille a I'execution des arrets du conseil aulique. Les grands hommes comme M. Gordier se forment sur les grands modeles. Raillerie a part, j'ai applaudi de bon coeur la pi6ce de M. Gor- dier quand j'ai vu les applaudissements du parterre. « Gela ne fait de mal a personne, ai-je dit a mes voisins, et cela fait

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surement grand plaisir a I'auteur. » C'est pourtant une grande question de savoir si les applaudissements d6plac6s ne nuisent pas au progr^s des arts, et si les hommes de genie ne sont pas d6gout6s de courir a une carri^re ou les hommes mediocres reussissent quelquefois plus facilement que les hommes d'un merite superieur. Tout est perdu chez un peuple ou tous les rangs sont confondus, et qui, par jalousie ou par envie, ose abaisser ses maitres ou elever aleur niveau des gens sans talents. Le pauvre M. Gordier n'a joui de son triomphe que trois fois; M"'' Glairon 6tant tombee malade, le theatre a et6 ferme depuis, suivant I'usage, et il est k craindre que si Ton reprend la tra- gedie de Zarucma apres les fetes M. Gordiei* n'eprouve plus la meme indulgence de la part du public.

Observons en fmissant, pour I'honneur des comediens fran- cais et particulierement de M'^^ Glairon, a qui en est venu la premiere idee, qu'ils ont propose de jouer pendant la semaine de la Passion tous les jours, et d'employer la recette de toute la semaine au soulagement des incendies de la foire Saint-Ger- main. Ge projet n'a pas ete agree. La Gomedie-Italienne, usant du privilege de I'Opera-Gomique qui lui est reuni, joue pen- dant cette semaine sur son theatre avec un concours prodigieux.

II court depuis quelques jours une chanson ^ a I'occa- sion du succes di Annette et Lubin. Pour bien entendre cette chanson, il faut se souvenir que W^^ Favart pretend etre I'auteur de la pi^ce, que le public croit etre de son mari et de M. I'abbe de Yoisenon; que le role de Lubin est joue par M. Gaillot, acteur extremement agreable au public, et dont le jeu a fait le grand succes de la pi^ce, quoiqu'il n'ait rien moins que Pair d'un paysan innocent et nigaud. Gette chanson est faite sur la chan- son d' Annette : // itait une fille, etc. Elle est remplie d'equivo- ques, genre pour lequel on a toujours eu un faible en France, et elle fait surtout un plaisant effet lorsqu'elle est chantee. La voici ;

CHANSON NOUVELLE A l'eNDROIT d'uNE FEMME

DONT LA PIECE EST CELLE D'UN ABBE.

II etait une femme

Qui pour se faire honneur

1. Elle a ^t6 attribuee k Marmontel, et ne figure pas dans ses ceuvres.

66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Se joignit a son confesseur : Faisons, dit-elle, ensemble Quelque ouvrage d'esprit. Et rabbe le lui fit.

II cherche en son genie De quoi la contenter; II Tavait court pour inventer : Prenant un joli conte Que Marmontel ourdit, Dessus il s'etendit.

On pretend qu'un troisi^me Au travail concourut; C'est Favart qui les secourut. Aux choses de sa fern me C'est bien le droit du jeu Que I'epoux entre un peu.

Fraicheur, naturel, grace, Tendre simplicity, Tout cela fut du conte 6te. On mit des gaudrioles, De Tesprit a foison, Tant qu'il fut assez long.

A juger par les regies La piece ne vaut rien; Mais cependant elle prend bien. Lubin est sur de plaire, On dit qu'Annette aussi En tire un bon parti.

Mais si la vaine gloire Des auteurs s'emparait, Le public tons les nommerait : Monsieur Favart, sa femme, Et brochant sur le tout Avec eux Tabbe Fou!

M. I'abbe Arnaud, qui fait avec M. Suard lelJournal Gran- ger ^ vient d'etre nomm^, par rAcademie royale des inscriptions et belles-lettres, a la place vacante par la mort de M. Falconet.

L*Academie royale des sciences fait une perte sensible dans la personne de M. I'abbe de La Gaille, un des plus savants

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astronomes de 1' Europe , qui est mort depuis peu dans un age peu avanc^, justement et g^neralement regrette.

M. de Saint-Foix vient de nous faire present de toutes ses oeuvres de theatre recueillies en quatre volumes assez con- siderables. On est 6tonn6 d'ignorer jusqu'au litre de la plupart de ses pieces, et de lire a la tete de chacune quelle a eu un grand succ^s. Les auteurs sont bien heureux de se trouver cou- verts de gloire lorsque le public les oublie ou les siffle. De tous les fatras de petites comedies que vous trouverez dans les quatre volumes de M. de Saint-Foix, il n'y a qae V Oracle et les Graces dont il soit reste trace sur le theatre. Je n'ai jamais vu jouer les Graces, ]J Oracle se joue de temps a autre, et suivant que I'ac- trice est jolie ou maussade, il ennuie ou amuse. 11 n'a pas tenu auxecrivains tels que M. de Saint-Foix et a ses modules, LaMotte et Fontenelle, que le gout se soit absolument perdu, et sur nos theatres et dans nos ouvrages. M. de Voltaire et quelques-uns de nos philosophes ont preserve la nation de la contagion du faux bel esprit et de la corruption du style. II n'y a pas long- temps que les bureaux d* esprit, avec une femme pour presidente, decidaient de tout en dernier ressort sur des principes si mes- quins qu'un homme de genie dut etre d^goute de travailler pour de pareils juges. Aujourd'hui le gout de la philosophic a ruine de fond en comble les preventions de nos petits connaisseurs.

Malgre la severite de gout que nous devons aux progr^s de la raison, nous sommes inondes d'une quantite de mauvais vers. II est vrai que personne ne les lit, et que leurs auteurs jouissent de la reputation qu'ils meritent. Parce que M. Colardeau a bien chante M. le due de Choiseul, tous nos mauvais poetes ont voulu celebrer les efror4;s que Ton fait pour retablir la marine de France. Un certain M. G..., dont je ne sais pas ie nom, a fait une ode sur les vaisseaux offerts au roi. M. d'Arnaud a fait un poeme k la nation. G'est un cruel poete que M. d'Arnaud, pour avoir une grande pompe de mots sans I'ombre d'une idee. M. le chevalier de Laures, autre cruel poete, a adresse aux Francais une ode intitulee la Navigation, Tous ces differents poemes, qu'on ne saurait lire sans secher d'ennui, sont eleves par nos dif- ferents journalistes jusqu'aux nues^ parce que chaque petit poete fait sa cour a I'un de ces messieurs. II est vrai que tous ces pom- peux eloges ne leur procurent pas meme un succes 6ph6m6re,

66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

et qu'il n'y a tout au plus que les etrangers qui puissent etre attrapes par la mauvaise foi de nos faiseurs de feuilles.

Un autre genre qui exerce nos poetes depuis quelque temps, c'est i'heroi'de. Gelte manie date depuis le succ^s d'une heroide de M. Colardeau, intitulee Abelard, Un jeune homme, M. de La Harpe, en a fait quelques-unes de passables; toutes les autres ne meritent pas d'etre lues. II en parait deux nouvelles depuis peu. Dans la premiere, Hecube ecrit a Pyrrhus; dans la seconde, c'est Philoct^te qui parle a Poean, son pere. Avec un peu de bon sens, nos jeunes gens sentiraient que rien n'est moins propre que la poesie francaise a faire parler d'antiques personnages, et qu'elle leur donne un air phrasier insupportable a un homme de gout.

Nous avons encore depuis peu, en fait de vers, une romance de la Nouvelle HMoise, C'est le roman de M. Rousseau mis en mauvais couplets; une satire assez froide sur le gout du si^cle; ujie r^ponse de M. de Voltaire aux epitres du diabfe. Le diable ecrivait I'annee derniere de bien mauvaises choses k M. de Vol- taire : celui-ci r6pond cette annee en bien mauvais vers. La rai- son en est simple : c'est que ni I'un ni I'autre n'est I'auteur des epitres qu'on a imprimees sous leur nom.

Ce qu'on peut acheter cette annee pour entretenir le gout de la poesie francaise se reduit a deux volumes assez joliment im- primis sous le titre de Trisor du Parnasse^ ou le Plus Joli des recueils^, Cette compilation contient des pieces fugitives de nos meilleurs poetes, que tout le monde est bien aise d'avoir dans son portefeuille. II y en a de mediocres, mais il y en a aussi qui font grand plaisir, et qu'on relit aussi de temps en temps.

Mes dix-neuf A?is, ouvrage de mon occur '^^ est encore un petit recueil de vers de quelque jeune homme. II y a i la fin une mauvaise parodie de la Belle Penitente, Tout cela n'est regard^ de personne. M. de Sauvigny, qui est connu parmi nos faiseurs de vers, a public un petit volume d'Odes anacrdontiques^.

1. Ce recueil, collig^ par B^renger et Gouret de Villeneuve, a 6te termini en 1770, et les six volumes dont il se compose ont alors re^u un nouveau litre por- tant cette date.

2. (Par Farmian de Rozoy.) A Kusko, chez Naif, libraire, h. la Sinc^rit^, 1762, in-12.

3. 1762, in-12.

AVRIL 1762. 67

On ne peut pas dire que cela soit detestable ; mais tout ce qui n*est que mediocrement bon en ce genre rie merite point d'at- tention. II faut avoir les graces, la facility, cette heureuse ne- gligence de Ghaulieu et de La Fare, ou bien le coloris seduisant de M. de Voltaire, quand on veut se meler de faire des odes ana- creontiques. On a, comme vous voyez, imprime une grande quan- tity de vers cet hiver ; il faut espi^rer que ce sera pour longtemps, et que nos poetes nous permettront de respirer.

Si nous sommes las de po^sie, ce n'est point de celle qui porte le caractere et Tempreinte du genie. Les poesies erses dont on a donne successivement la traduction dans le Journal Hr anger ont eu un grand succes a Paris. Cela est, en effet, beau comme Hom^re. On espere que M. Suard continuera ^ enrichir notre lit- terature de ces precieux monuments, au lieu de les eparpiller dans le Journal elranger. 11 serait a desirer qu'il eut le temps de les publier tons ensemble dans un recueil. En attendant, M™^ la duchesse d'Aiguillon en a traduit un qui a pour titre Car- tho7i, et qui a ete imprime separement*. Quoique ce ne soit pas le meilleur des poemes erses, et que M'"* d'Aiguillon n'ait pas la correction et I'exactitude de M. Suard, sa traduction a pour- tant fait plaisir. Le heros de ce poeme, Garthon, est massacre dans un combat par son propre pere dont il n'est point connu. Vous trouverez cette meme situation dans la Henriade. Elle est manqu^e dans le poeme erse. Dans un autre de ces poemes in- sere dans le Journal etranger du mois de fevrier, et intitule OUhona, vous trouverez la situation de Tancrede et de Clorinde expirants, qui vous fait tant de plaisir dans le Tasse. G'est un amusement de bon gout que de comparer deux pinceaux admi- rables qui ont traite le meme sujet. De ces poesies erses, ce ne sont pourtant pas ces poemes a situations a qui je donnerais la palme. Je leur prefererais ceux qui sont plus simples. Une maitresse s' occupant de son amant, qui est alle combattre, ou bien lui faisant ses adieux parce qu'il part pour la guerre de Fingal ; une tombe elevee aux cendres d'un heros : voila de ces pieces ou Ton ne peut soufTrir un mot qui ne soit sublime, qui ne soit d'un gout grand, exquis et rare. Ge caractere est tr6s- difficile a trou- ver:c'est celui de Raphael, en peinture; celui de Pergol^se et

1. Londres, 1762, in- 12.

68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de Hasse, en musique; et en poesie, celui du poete erse, de Gessner et des anciens Grecs. En consequence de ce gout decide pour la simplicite et de la conviction ou je suis qu'il est plus aise d'imaginer et de traiter une situation qu'une chose simple, je prefere les morceaux erses qui ont paru dans le Journal Hranger de I'annee derniere, aux poemes de Lathmon et Oithona qui ont 6te publics dans les derniers numeros du journal, quoique je sois bien eloigne de les trouver sans beaute.

On a publie en Hollande un Manuel militaire^ ou Cahiers d^tachis sur les differ entes parties de VArt de la guerre. II n'en parait encore que le premier cahier, qui roule sur les convois, A en jugcr par cet essai, ce manuel sera d'une etendue consi- derable ; reste a savoir s'il sera bien fait.

On a fait depuis pen une edition de Y Instruction militaire du roi de Prusse pour ses gencraux et ses troupes. Get ouvrage a ete traduit de I'allemand par M. Faesch, officier saxon. Geux qui connaissent I'original m'ont assure que la traduction n'6tait pas bien faite. Au reste, cette instruction a ete trouvee sur un offi- cier general prussien fait prisonniev. M. Faesch n'a pas connu sans doute la lettre du roi de Prusse dont elle etait accompagn^e, et qui meriterait bien aussi d'etre publiee. Les gens du metier re- gardent Y Instruction militaire com me le meilleur ouvrage que nous ayons sur la guerre. Mais il ne faut pas ^tre du metier pour sentir que c'est I'ouvrage d'un grand general, d'un grand roi. d'un homme de genie. Get homme de genie a fait, il y a quelques annees, une Oraison funtbre de Mathieu Reinkardl^ maitre cor- dormier-y car quandon ad6concerte, pendant neufmoisdel'ann^e, les mesures et les efforts de 1' Europe r^unie, que peut-on faire de mieux en quartier d'hiver, pour se delasser, qu'un panegy- rique de maitre Reinhardt, cordonnier? Les singes ne manquent jamais I'occasion de contrefaire. Je ne sais quel est celui qui a fait imprimer Y Oraison fun^hrede trh-hahile^ tres-eUgant^ trh- merveilleux Christophe Scheling, maitre tailleur de Paris ^ pro- noncie le 18 f^vrier ilGi dans la salle du cHebre Alexandre, limonadier au boulevard. II n'y a ni gaiete, ni folie, ni verve, dans cette plaisanterie ; cela n'est que plat. M. Scheling 6tait le plus fameux tailleur de Paris. Les princes et les seigneurs avaient coutume d'aller k son audience pour obtenir la faveur d'etre habilles par lui. Apres le comte de Saxe, M. Scheling etait un

AVRIL 1762. ' 69

des plus beaux presents que I'Allemagne eut faits a la France.

Mimoire siir U agriculture, et en particulier sur la cul- ture et le di^frichement des champs^ sur la nourriture et Ven- tretien des bestiaux et le gouvernement des pacages ,* sur la nour- riture des poissons et V administration des ^tangs, par M. Le Large, avocat au Parlement. Voila encore un ouvrage sur la science a la mode. II n'en parait que le premier volume in-12. L'auteur se propose de remplir les differents objets de son titre par plusieurs memoires detaches qu'il donnera successivement. Reste a savoir comment il remplira ses engagements.

II parait une brochure de quatre-vingts pages intitulee de V Esprit, par xM. de Y***. A Geneve, 1762*. C'est pour vous faire accroire qu'elle nous vient de M. de Voltaire qu'on a mis la lettre initiale de son nom avec la ville de Geneve. Mais le veritable auteur de cette brochure, que je ne connais pas d'ail- leurs, est trop honnete homme pour ne pas denientir son titre, d6s la seconde ou troisitoe page, et vous faire voir que vous avez alFaire a un grand bavard qui parle de I'esprit comme les aveugles de la couleur.

BihliotMque des petits-maitres, ou Memoire pour servir il Vhistoire du bon ton de V extremement bonne cornpagnie^, Dieu nous preserve de la lecture de ces platitudes-la.

Les Intrigues historiques et galantes du serail, sous le regne de Vempereur Selim, Deux petites parties. G*est un mau- vais roman qui pourrissait dans quelques magasins de librairie, et dont on a imprime le titre avec I'annee courante pour tacher de le vendre^

15 avril 1762.

On pretend que la compilation intitulee le Plus Joli des recueils a ete faite par M. Thomas, qui a remporte plusieurs

1. Querard ne cite pas cette brochure parmi les ouvrages attribu(5s i Voltaire, et nous n'avons pu en rotrouver la trace.

2. M. Ch. Monselet est loin d'etre aussi severe : « De Tesprit, et du meilleur; de li malice k fleur d'eau, de I't^rudition dissimul^e avec grace, du raisonnement, voilk ce qui compose ce livre agreable de tons points. » {Galanteries du xviii^ sii- cle, p. 110.) L'auteur de la Bibliotheque des petits-maUres est Charles Gaudet.

3. La Bibliographie des ouvrages relatifs a Vamour suppose aussi, sans I'affir- mer, que les Intrigues historiques et galantes soni le m6me livre que les Intrigues du serail, histoire turque, par Malebranclie, La Haye, 1739, 2 parties in-12.

70 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

prix tie I'Academie francaise, et qui a depuis peu quitte le col- lege de Beauvais pour s'attacher a M. le due de Choiseul, mi- nistre des affaires etrangeres. 11 est sur que ce recueil est fait avec plus de soln que nos compilateurs ordinaires n'ont cou- tume d'y en mettre. Nous allons continuer I'usage de donner des supplements a ces sortes de recueils, en inserant dans ces feuilles des morceaux qui n'ont jamais ete imprimes. Yoici d'an- ciens vers attribues a M. de Voltaire.

Vous objectez toujours votre age; Pouvant jouir, vous regrettez : Sur vos pas le plaisir volage Veut se fixer; vous le quittez.

Vous ne vous croyez qu'estimable, Et vous ne voulez qu'estimer; Tout le monde vous trouve aimable, Pourquoi refusez-vous d'aimer?

Des premiers feux de notre aurore Au crepuscule de nos jours, 11 est un Intervalle encore Que doivent remplir les amours.

Comme au milieu de ses journ^es Ph6bus rassemble tous ses feux, C'est au midi de nos ann^es Que I'Amour comble tous nos voeux.

Tendre, complaisant et soiide, Plus vrai sans etre moins charmant, II devient d'autant plus timide Qu'il connait mieux le sentiment.

Ce dieu vient de tracer lui-meme Ces vers dictes par la raison. Quand on pent trouver qui nous aime, L'amour est toujours de saison.

L'esprit huniain a, ainsi que le corps, ses Epidemics dont les causes obscures et cachees echappent aux plus clairvoyants.

AVRIL 1762. 71

On peut dire encore qu'il y a un point de maturity dans les esprits comme dans les fruits, et, ce point arriv6, telle erreur, qui s'est soutenue d'elle-meme pendant des si^cles, tombe sans que personne ait secoue I'arbre, et malgre tous les efforts de ceux qui profitent de I'aveuglement des peuples. Ce n'est pas qu'a tout prendre un si^cle vaille mieux qu'un autre. La masse generale est, je crois, toujours la meme : quelques modifications differentes ne sauraient changer le caract^re universel; mais les hommes etant d'une nature instable, et par consequent for- ces de passer de revolutions en revolutions, le temps am^ne tout, et les effets surprenants sont produits par des choses si simples, si inevitables, si n^cessaires, que si nous avions les yeux assez fms pour penetrer leurs ressorts, tout ce qui en re- sulte cesserait de nous paraitre etonnant. line faut pas douter que ce qui arrive aux frferes se disant de la societe de Jesus ne soit un 6venement bien etrange et des plus memorables. Gelui qui aurait dit, le 1" Janvier 1761, que, le l'^'' avril 1762, leurs col- leges seraient fermes k Paris, et leurs novices congedies, aurait certainement passe pour fou. Gette revolution, si elle s'acheve, en am^nerabiend'autres. Onpourraitcalculer, des a present^ I'annee ou iln'y aura plus de moines d'aucune esp^ce en France, malgre la necessite et la saintete du celibat chretien. L'an^antissement d'un corps aussi intolerant, aussipersecutant, aussi remnant que celui des jesuites pourrait amener un siecle de tolerance. La haine de la philosophic s'affaiblirait, et il n'y aurait plus de potence pour les huguenots. Toute cette suite de grands changements aurait eu pour epoque les lettres de change du P. La Yalette. Depuis le Compte rendu au parlement de Bretagne, par M. de La Chalotais, procureur general du roi, ouvrage dont il s'est vendu jusqu'a douze mille exemplaires en moins d'un mois, ce qui a le plus fixe I'attention du public sur cet objet, c'est I'arret du parlement de Provence et le discours de M. Le Blanc de Castillon, avocat general du roi, qui s'y trouve insere. Ce dis- cours a eu un grand succes. En attendant, le Parlement de Paris a fait publier un gros volume in-A** de plus de cinq cents pages d'impression a deux colonnes, sous le titre d'Extraits des asser- tions dangereuses et pernicieuses en tous genres que les soi- disant jHuites ont dans tous les temps et persevh^amment sou- tenues, enseigndeset jmblides dans leurs livresy avec V approbation

72 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de leurs superieurs et giric'raux. Vous trouverez dans ce recueil immense toutes les absurdiles de la philosophic scolastique qui a regne pendant des si^cles, non pas seulement chez les jesuites, mais dans tout le monde chretien. G'est une des grandes obli- gations que le genre humain a a cette belle religion d' avoir plusieurs siecles de suite fixe les meilleurs esprits qui, du temps des Grecs et des Remains, auraient servi leur patrie par leurs talents superieurs dans les affaires, dans les sciences, dans les arts de la paix et de la guerre, de les avoir enti^rement fixes, dis-je, dans cette etude de la science absurde appelee en grec theologie; en sorte que les ressources et les efforts du genie qui, dans des siecles plus heureux, auraient servi a la gloire et au bonheur des nations, ont ete tous employes a des discus- sions pueriles, a des distinctions scolastiques, a des finesses d'une doctrine absurde, subtile, inintelligible, dont le moindre tort est de n'avoir pas le sens commun. Cette absurde philo- sophic a disparu. Je sens qu'elle a pu faire grand tort aux esprits. Mais je ne crois pas qu'elle ait pu influer sur la morale, dont les vrais principes meparaissent ^ternels, invariables, in6- branlables, graves en un mot dans nos coeurs de telle maniere qu'il n'y a point de jesuite ni de jacobin au monde qui puisse les corrompre par ses syllogismes, de meme que nous n'avons pas d'inspire ni d'envoye de Dieu qui puisse les y conserver. Nous ne croirons done point, malgre le respect que nous de- vons a nos seigneurs du Parlement, que les jesuites, en vertu de leurs casuistes du xvi® et du xvii® siecle, aient pu dans le xviii^ professer et inspirer la vilaine doctrine du regicide. De telles horreurs ne s'enseignent que dans des siecles barbares. Le vrai crime cie (a societe de Jesus est cette ambition deme- suree, cette intolerance, cet esprit de persecution, qui font son caractere, au moyen duquel elle n'a cesse d'exciter des troubles depuis qu'elle existe. 11 est vrai que si le Parlement n'eut object^ aux jesuites que leurs torts reels, il n'auiait convaincu per- sonne, eL les freres soi -disant jesuites se seraient moqu6s de lui, au lieu que tout le monde est frappe des assertions pernicieuses, dangereuses, de ces vieux casuistes. Une sainte horreur s'em- pare du peuple, et Ton est persuade que les jesuites passent leur vie a parler a leurs ecoliers de meurtres, d'assassinats et d' abominations. La raison a un si grand empire sur les hommes

AVRIL 1762. 73

que, quand elle veut reussir, il faut qu'elle prenne le manteau du prejuge et de I'erreur.

L'ouvrage de M. de La Ghalotais ayant fait iine si prodi- gieuse impression dans le public, les jesuites ont cru devoir y opposer une repoiise'. Gette reponse est attribuee assez gene- ralement au P. Grififet, jesuite fort connu. D'autres disent qu'elle est de M. Villaret, continuateur de VHistoire de France de I'abbe Velly. Quel que soit I'auteur de cette apologie jesuitique, on peut certifier que son ouvrage est bien plat et bien bete, d'au- tant qu'avec les ra ernes materiaux il eut ete aise de faire une apologie a laquelle il eut ete impossible de repondre. Avec un peu de subtilite, on aurait montre qu'on ne peut rien dire, contre I'institut des jesuites, qui n'attaque I'lfevangile dans quelques- uns de ses principes; en marquant un extreme respect pour le caract^re du magistrat qu'on avait a combattre, on aurait fait sentir que ce n'est pas le syst^me de Loyola, de Lainez, d' Aqua- viva, mais celui de saint Paul que les parlements ont entrepri§ de renverser. Gette esp^ce de defense n'aurait pas convert des philosophes; mais aucun magistrat du royaume catholique n'au- rait pu y repondre avec bienseance. Au lieu de cette adresse si naturelle, lantagoniste de M. de La Ghalotais lui manque d'abord d'egards; il lui oppose ensuite des raisonnements si pitoyables que I'homme le mieux dispose pour la societe de Jesus ne saurait s'en payer. Les bons moyens de defense sont meme presentes dans cette apologie d'une maniere si absurde qu'ils doivent necessairement manquer leur effet. II y aura cependant des gens qui seront etrangement scandalises d'ap- prendre que les principes de M. de La Ghalotais sont ceux du president de Montesquieu et de VEncyclopMie. 11 est certain que les jesuites de robe courte, ainsi que ceux de robe longue, ne sauraient s'accommoder des principes de cette philosophie.

M. I'abbe Raynal a compose par ordre du gouvernement un ouvrage intitule £cole militaire, en trois volumes, dans lequel il a rassemble les principaux traits d'activite, d'intelli- gence, d'humanit6, de presence d'esprit, de fermete, d'heroisme, que I'histoire a consacres pendant les trois derniers siecles. On

1. Apologie generale de rinstitut et de la doctrine des jesuites, 1762, in-S" et in-12. Plusieurs editions. Ce livre aurait ete redige par le P. Cerutti sur les ma- teriaux fournis par les PP. J. de JVIenoux, Grou et Griffet.

Ill CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

y a mele aussi des traits d'ignominie ; car I'histoire doit etre le fleau des mechants comme elle doit conserver le souvenir des grandes vertus et des grands talents, Le ministre a cru un tel ouvrage propre a ranimer I'amour du service et de la disci- pline militaire, qn'on se plaint tant depuis quelques annees de voir disparaitre de plus en plus parnii nous, II faut convenir qu'on lit cette compilation avec un mediocre plaisir. soit que les traits ne soient pas toujours bien choisis, ni bien frappants, soit qu'on ne les ait point presentes avec la force, la chaleur et le sentiment qu'ils exigeaient. On est tout etonne qu'un livre qui devrait toe au moins amusant ne fasse aucun plaisir a lire; et cela me persuade que M. I'abb^ Raynal n'a pas donn^ a ce recueil le soin dont il est capable. II est vrai qu'il faudrait, s'il m'est permis de me servir d'un terme mystique, cette chaleur vivifiante de Plutarque qui gagne et embrase le lecteur malgre lui, ce sentiment profond de la vertu qui penetre tons ceux qui en approchent pour composer un ouvrage comme Vlicole mili- taire de mani^re a faire une forte impression. Et Montesquieu n'aurait pas et6 trop grand pour remplir une telle tache. Quant au but qu'on se propose, de ranimer la discipline militaire, je crois qu'il faut employer pour cela d'autres moyens que celui de compiler des faits historiques, et d'en ordonner la lecture aux jeunes gens qui se destinent au service, et meme dans les chambrees des soldats, comme M. I'abbe Raynal parait le desi- rer. L'exemple et la s6verit6 maintiennent plus surement la discipline que toutes les lectures du monde. Le relachement est infaillible lorsque I'impunite est assuree a ceux qui osent mal faire; tout est perdu lorsque le merite n'est plus un titre exclusif a la recompense, et qu'elle est de preference accordee a la faveur. Yoila beaucoup plus de raisons qu'il n'en faut pour ruiner la discipline, faire disparaitre les talents et le patriotisme. Ceux qui attribuent ces sinistres effets au gout de la philosophie qui s'est repandu dans la nation ne connaissent guere les hommes ni ce qu'on en pent faire. Les Anglais culti- vaient la philosophie dans un temps ou nous etions encore bien jobs et bien ignorants. Elle est aujourd'hui plus generalement r^pandue chez eux que chez nous; et certainement elle ne leur a pas desappris le metier de la gloire. Ryng fut sacrifi^ au commencement de la guerre, innocemment peut-^tre, du moins

AVRIL 1762. 75

pour une faute l^g^re. Voil^ peut-6tre la veritable source de tous les succes des Anglais. Dans le choix, on aime mieux risquer sa vie avec gloire contre les ennemis de la patrie que de mourir avec ignominie sur un echafaud. Mais lorsqu'il est egal de bien ou mal faire, le devoir n'est plus compte pour rien et le patrio- tisme expire avec toutes les vertus dont il est la source. Annibal et Cesar n'avaient point d'£cole milltaire a faire lire aux com- pagnons de leurs travaux et de leur gloire; et j'ai bien peur que ceux qui veulent se former aux grandes actions par de tels moyens ne fournissent de leur vie un trait a M. I'abbe Raynal a inserer dans son repertoire. Au reste cet auteur se propose de donner un quatrieme volume dans lequel on recueillera toutes les traditions qui se sont conservees dans les differents regiments a Thonneur du corps. Les officiers de toutes les nations sont invites k fournir des traits et des anecdotes pour concourir a cette education militaire.

On a fourni un troisieme tome aux OEuvres du Philo- sophe de Sans-Souci, et un quatrieme en forme de supplement. Dans ces deux volumes on trouve quelques pieces de vers, plu- sieurs fragments, diverses lettres, quelques morceaux acade- miques, rien qui ne soit connu de tout le monde depuis longtemps. II suffit de I'avidit^ d'un libraire pour former de ces compilations que le nom de I'auteur fait vendre avec rapidite. On acheterait celle-ci avec plaisir si elle n'etait pas d^figuree par une multitude de fautesgrossi^res. On assure que le Palla- dioiij poeme epico-comique du grand homme qui a ose joindre le litre de philosophe a celui de roi, s'est trouve imprime il y a trois mois a Paris ^ Quoi qu'il en soit, le magistral a pris k cet egard des mesures si justes qu'il n'en a pas paru un seul exem- plaire.

L' Amateur, ou Nouvelles Pieces el Dissertations francaises et etrang^res pour servir au j^rogrh du gout des beaux-arts ^ 11 n'en parait encore que deux parties, dont Tune traite de la musique, et I'autre de la peinture, rapsodies qui n'ont rien d'interessant. J'ai pris depuis longtemps les amateurs en aver- sion, et je doute que celui-ci me reconcilie avec eux. G'est un

1. Cette -edition est restee inconnue k Querard.

2. (Par La Combe de Pr^zel.) Paris, 1762, 2 vol. in-12.

7(5 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

mot d'or que celui de notre celebre Pigalle, quand on lui demanda qui est-ce qui se connaissait en sculpture et en arts : « Tout le monde, repondit-il, excepte les connaisseurs. »

M""'^ de Beaumer, qui fait un Journal des Dames que per- sonne ne lit, se propose de faire VHistoire militaire des regi- ments de France *. Cette histoire aura le m^me objet que VEcole militaire de M. de Raynal. Ainsi nos guerriers n'ont qu*a faire de grandes choses, les pan^gyristes ne leur manque- ront pas.

On a traduit de I'italien la Vie de Philippe Strozzi^, cet illustre commercant de Florence et rival de la maison de Medicis, connu par ses grandes qualites et par sa fin tragique. On ne trouve rien de cette vie qui ne soit su de ceux qui ont etudie cette partie interessante de I'histoire de Florence.

M. Barbeu-Dubourg, medecin de la Faculte de Paris, non content de nous donner reguli^.rement la Gazette d'Epi- daure, vient de publier des Anecdotes de Medecine ^ Gela est aussi leger de medecine que de philosophie malgre 1' affectation de I'une et de I'autre. M. Barbeu-Dubourg est un medecin bel esprit, tout a fait deplaisant pour ceux qui ne se payent pas de phrases ni de lieux communs.

Un certain M. David a publie des Becker ches siir la maniere d'agir de la saign^e *. La fureur d'ecrire s'6tend sur tons les objets; mais jamais les bons livres n'ont ete plus rares qu'aujourd'hui. Celui de M. David ne diminuera pas cette disette.

ipitres sur divers sujets ^ M. Barthe a intitule ainsi le recueil de ses poesies, qu'on pent en toute surete se dispenser de lire. On y trouve entre autres un eloge de M'"^ du Bocage, si absurde et si exagere quelle doit en savoir tres-mauvais gre a I'indiscr^tion du poete.

LArt de sentir et de juger en matiere de goilty deux

1. Cette histoire est, croyons-nous, restee k l'6t.at de projet.

2. (Traduit de Lorenzo Strozzi, par J.-B. Requier.) La Haye et Paris, 17G2, in-1'2.

3. Paris, 17G2, in-12. Barbier, qui consacre a ce livre une note assez longue, dit qu'il est de P.-J. Duaionchaux, alors medecin militaire k Douai.

4. Paris, 1762, in-12.

5. Qu^rard mentionne ce livre sans indiqucr sa date et son lieu de publi- cation.

AVRIL 1762. 77

petits volumes ^ Voila encore un bavard qui s'appelle M. Seran de La Tour, et avec qui vous serez fache d' avoir perdu votre temps.

Le Rive d'un Arislarque ^ est une ennuyeuse satire sur plusieurs mati^res du jour.

On a traduit ici une nouvelle lettre au comte de Bute sur la rupture de I'Angleterre avec I'Espagne ^ Le meme auteur, qui a prouve aux Anglais qu'ils ont tort de faire la guerre aussi heureusement, leur demontre dans cette lettre qu'ils ne retire- ront aucun avantage de leur guerre avec I'Espagne. G'est un pauvre raisonneur et un pauvre politique que I'auteur de ces lettres.

Traitd des pierrcs pricieuses^ et de la mani^re de les employer e?i parure, par M. Pouget, joaillier, volume in-Zio avec des figures. 11 me semble qu'on fait cas de cet ouvrage.

Un jeune homme, M. Anquetil, vient de revenir en France, apres un sejour de plusieurs annees fait dans I'lndoustan ou il a etudie avec une application peu commune la langue et la religion des Parsis ou Gu^bres, ou adorateurs du feu, dont la secte se conserve dans ces contrees, malgre le culte domi- nant du pays. On dit que M. Anquetil nous apporte les livres de Zerdust que nous avons appele Zoroastre, c'est-a-dire les livres sacr^s des Parsis. II a fallu une grande patience et beau- coup de ruses pour les attraper. Notre voyageur se propos*? de les rendre publics, et de nous faire part de ses observations. L'Academie des inscriptions et belles-lettres ne tardera pas a I'associer a ses travaux. Lorsqu'il nous aura dit tout ce qu'il a appris, nous aurons une preuve de plus de I'imperfection et de I'incertitude de nos connaissances. Mais comme M. Anquetil parait modeste et sage, du moins on pourra compter sur ce qu'il dira. Au reste ce jeune savant n'est pas si bien revenu de ses voyages qu'il ne soit tente de les recommencer, et ilest a presumer qu'il sera encourage dans ses projets par le gouverne- ment.

M. Toussaint a fait, il y a douze ou quinze ans, un livre

1. (Par Tabbo Seran de La Tour.) Plusieurs fois r^imprime.

2. Inconnu aux bibliographes.

3. Voir tome IV, page 488. Qucrard^et Barbier ne mentionnent pas cet opus- cule de Genet.

78 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

mediocre intitule les Mceurs, Get ouvrage fut brule dans le temps, et fit beaucoup plus de bruit qu'il n'en devait faire par sa valeur. II a ete oublie depuis. L'auteur, ayant mal fait ses affaires en France, s'est etabli, il y a quelque temps, a Bruxelles ou il ecrit la gazette de cette ville, qui pent se disputer avec le Coiirrier d' Avignon I'honneur d'etre le plus impertinent ou- vrage de ce genre. Apparemment que M. Toussaint a refl6chi que, dans les Etats deSa Majeste Apostolique, il convenait d'etre bon catholique romain, et comme son livre passait pour pr6- cher le deisme a chaque page, il vient de publier un gros volume di Eclaircissements sur les mcBurs ^^ qui contient la palinodie la plus plate et la plus insipide qu'on puisse lire.

MAI

l^*- mai 1762.

L'Universite de Paris, consultee par le Parlement sur la ma- ni^re la plus convenable dont les jesuites pourront etre rem- places dans I'institution de la jeunesse, a cru devoir publier r avis quelle a donne sous le titre de Memoire de VUniversite sur les moyens de pourvoir ii V instruction de la jeunesse et de la perfectionner^-. On dit que ce memoire a ete redige par M. Combalusier, docteur regent de la Faculte de medecine de Paris, connu par quelques ouvrages de sa profession, et em- ploye ci-devant par la Faculte dans le proems qu'elle eut pendant longtemps avec la chirurgie, profession au moins aussi hono- rable et moins chimerique que celle de la medecine.

On s*attendait de la part de la premiere Universite de I'Eu- rope a un memoire lumineux dans une occasion aussi impor- tante, et Ton est tout etonne de n'y trouver, pendant soixante pages de suite, que de vaines protestations de z^le sans aucune

1. S. 1. (Amsterdam), 1762, in-12.

2. Paris, 1762, in-12.

MAI 1762. " 79

vue vraiment utile. Tout se reduit a dire qu'il n'y a que les Universiles qui soient propres k clever la jeunesse ; a cela on pourrait dire : « Monsieur Josse, vous 6tes orfevre » ; qu'on ne doit pas confier I'education k des moines : c'est une verity que le sens commun a apprise depuis longtemps aux tetes les plus bornees ; enfin qu'on doit honorer et bien payer les professeurs : c'est encore une chose fort a sa place. II est seulement facheux qu'a Paris les noms de pedants et de professeurs de I'Universite soient devenus synonymes, ce qui fait qu'aucun homme de lettres d'une certaine facon ne se soucie d'occuper une chaire de rUniversite. C'est a ce prejuge, dont il serait trop long de devoiler les causes, qu'il faut attribuer la decadence de I'Uni- versite de Paris, et le peu de lustre qu'elle a conserve dans le royaume et en Europe. En Allemagne et en Angleterre les hommes les plus ^minents dans une science s'honorent du titre de professeur; en France, M. Clairautou M. d'Alembert dedai- gnerait de prendre une chaire de geometrie, et si quelques gens de nitrite occiipent des chaires au College royal, ce n'est point du tout pour y donner le^on, mais simplement pour en toucher les Emoluments.

11 eut ete digne d'un siMe eclair^ (car c'est I'epithete que nous aimons k donner au notre) de saisir le moment de cette revolution etonnante qui ote aux jesuites I'education de la jeu- nesse en France, pour tracer un plan plus sage, plus raisonne, moins gothique que celui suivant lequel nous disposons des quinze ou dix-huit premieres annees de nos enfants. Tout le monde se plaint de I'insufKisance et des abus de I'education des colleges. Tout ce qu'on en pent dire de moins outre, c'est que les enfants en sortent completement inaptes a tons les etats de la societe, a moins que vous ne comptiez parmi les professions celle d'un faiseur d' arguments, sans doute la moins necessaire et la plus absurde qu'un homme sens6 puisse embrasser. Si Ton comptait le nombre d'excellents esprits que cette philosophie scolastique a gates depuis tant de si^cles, si Ton pensait a I'in- fluence cruelle que cette contagion dogmatique a eue sur le bonheur du genre humain, on cesserait de regarder I'enseigne- ment de cette philosophie argumentante comme une chose in- difTerente et de peu d'importance; on regarderait plutot comme un bienfaiteur du genre humain celui qui pourrait oter aux

80 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

hommes cette fureur d'argumenter dont ils sont possedes depuis tant de si^cles, et qui a fait de I'histoire moderne un tableau si atroce et si ^bsurde. On ne regarderait pas comme un temps perdu celui que Ton passe dans les classes et sur les bancs, on le regarderait comme un temps passe dans un lieu infect d'ou les meilleurs esprits se retirent k peine sans contagion, et ou le grand nombre retrecit ses tetes, et fait provision de sottises et d'emphase et de pedanterie pour le reste de ses jours. Je suis bien eloigae de blamer Tetude des langues anciennes ; je suis meme persuade que I'enfance est le seul temps ou Ton puisse les apprendre avec la moindre peine possible. II y a des operations tres-p6nibles dont le succ^s parait appartenir a I'en- fance. L'enfant le plus borne apprend a lire et a ecrire avec plus de Vitesse et moins de peine qu'il n'en faudrait a I'liomme le plus spirituel dans un age avance. Mais ce qu'on ne saurait dissimuler c'est que les jeunes gens sortent des colleges sans savoir ce latin avec lequel on les a occupes plusieurs annees de suite ; aucun ne comprend les meilleurs auteurs de I'antiquite qu'il a,eus sans cesse entre les mains; nul ne se forme le gout sur ces modMes, et cela est d'autant moins etrange que le pe- dagogue lui-meme n'a ni gout ni sentiment, et explique depuis des annees ce qu'il n'a jamais entendu.

Le m^moire de I'Universite n'indique aucun remade contre ces maux. II s'etend beaucoup sur I'inconv^nient de confier la jeunesse a des moines. Mais qu'importe de qui vos enfants ap- prennent a etre absurdes; que ce soit des jesuites ou des pre- tres seculiers, cela est assez indifferent. II est de fait qu'un ecolier ne sort pas mieux forme des colleges de I'Universite que de celui des jesuites. L'Universite se serait honoree en avouant les imperfections de son education, et en tracant un plan de reformes qu'elle aurait pu soumettre avec la plus respectueuse sensibilite a la haute sagesse de I'auguste senat vulgairement appele Messieurs de la Cour du Parlement. Vous voyez que je ne change rien au style eleve de I'auteur du memoire; mais est-il possible qu'un homme |qui se resout a coudre de ces phrases I'une apr^s I'autre ait une vue sensee? cela est tr^s- difficile.

Dans ce plan d'etudes, il fallait abolir pour jamais cette absurde philosophie qui r^gne dans les ecoles. 11 est Evident

MAI 1762. ai

que des deux sciences qui dans notre institution, absorbent en- ti^rement, les facult^s de la jeunesse, Tune, la metaphysique, devrait etre absolument reservee pour I'age mur. Un homme doit avoir acquis toutes les connaissances possibles avec une inaturite de tete convenable, lorsqu'il s*adonnera a cette science, qui dans une tete faible et sans consistance ne produira que des chimeres; I'autre, la logique, ne devrait etre enseignee aux enfants que d'une maniere pratique, c'est-a-dire en leur ap- prenant, par un exercice continuel et bien raisonn6 des facultes de leur esprit, a perfectionner T instrument dont ils doivent se servir toute leur vie, a en connaitre les defauts, a les corriger, a lui donner peu k peu les qualites dont il est susceptible : toute autre logique didactique n'est propre qu'a faire des en- fants des perroquets et des pedants.

Excepte Tetude de la grammaire et des langues, tons les autres exercices deja jeunesse ne devraient pas se faire dans ces halles fermees qu'on appelle classes, mais dans les lieux publics, dans les promenades, dans les champs, dans les ateliers, etc. Outre les exercices du corps, qui devraient occuper une grande place dans I'instruction publique, I'etude de I'histoire de la na- ture et des arts mecaniques devrait remplir tout le temps qui reste. Cette 6tude interesse et amuse les enfants. Quelque pro- fession qu'ils embrassent par la suite, il n'y en a aucune ou Ton n'ait besoin de connaitre les differentes ressources que la nature a presentees aux hommes, celles qu'ils ont perfection nees par leurs travaux et par les efforts communs de la societe. II est de fait que cette etude a un attrait naturel pour tous les hommes, et qu*on devrait le leur demontrer des la premiere enfance. II est evident aussi qu'il sera beaucoup plus utile a un jeune homme qui sort du college de savoir comment se font les sou- liers qu'il porte que de connaitre tous les arguments in harbara ou in baroco. L'ignorance ou on laisse les jeunes gens a cet egard ne se repare jamais. II n'est plus- temps de courir les boutiques des artisans lorsque vous avez pris un etat, et mille connaissances utiles dont on vous a priv6 dans votre enfance vous reste ront cachees pour toute votre vie.

Ces reflexions, qu'il serait aise d'^tendre, vous donneront I'id^e d'un plan d'education raisonnable et facile a executer. J'ai dit que les exercices du corps en font une partie impor- V. 6

82 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tante, parce qu*il est hors de doute que la vigueur et I'agilite du corps et de ses organes ont une influence considerable sur les facultes de Tame ; il est bien malheureux que les exercices du corps soient presque passes de mode en France. Les Anglais ont aujourd'hui a cet egard autant de superiority sur nous que par le sort des armeg. On reconnait un seigneur anglais a cent pas par I'aisance, la fermete et la grace de ses mouvements, et il ne faut pas croire que cette vigueur du corps n'influe pas sur r^levation et le courage d'une ame genereuse. En France, la race a degenere a proportion qu'on a neglige les exercices du corps. Cette race de beaux et grands liommes qui composaient la cour de Louis XIV a entierement disparu. Dans cette classe de jeunes seigneurs qui ont debute dans la guerre de 17/ii, s'il s'en est trouv6 de beaux et de grands, ils sont en petit nombre, et on pent remarquer qu'aucun de ceux-la n'a 6t6 eleve a Paris ou a la cour. Depuis, la paume et d'autres exercices d'adresse et de force sont completement tomb^s; nos jeunes gens ne s'appliquent aujourd'hui qua mener un cabriolet,- aussi vous n'en voyez pas un seul de tons ceux qui ont debute dans la guerre pr^sente qui ne soit faible et fluet, plus embarrass^ d'endurer sa cuirasse un quart d'heure que d'aller se faire tuer a la tete de son regiment. Lorsque I'^lite d'une nation degenere aussi imperceptiblement, et que la mis^re produit, sur la mul- titude et dans les conditions basses, ce que la mollesse op^re dans les conditions ^levees, il faut cesser de s'etonner que I'histoire de deux generations de ce peuple soit si dissemblable, et que les ames grandes et fortes y deviennent pen a peu aussi rares que les corps vigoureux et robustes.

M. Gombalusier, pour prouver qu'il ne faut pas confier les enfants aux moines, cite I'exemple des Universites protes- tantes en AUemagne, ou les etudes, dit-il, sont beaucoup meil- leures que dans toutes les Universites catholiques du meme empire.

Observons que cette difference ne vient pas seulement de ce qu'il n'y a point de jesuites chez les protestants, mais principa- lement de ce que leur doctrine a quelques absurdites de moins quecelle de I'figlise romaine, qu'elle eloigne d'ailleurs de toutes pratiques supersti tieuses qu'on a si fort multipliees dans les si^cles de barbarie et d'ignorance, et qui ne sauraient manquer d'aviiir

MAI 1762. 83

Thomme et de d^grader toutes les facult^s de son ame. Voila pourquoi la philosophie et la raison ont fait plus de progres dans les pays protestants que dans les pays catholiques.

M. Suard, dans un des derniers volumes du Journal Uranger^ a Foccasion du livre anglais de M. Walpole sur les ecrivains d'une naissance illustre, pretend que la reformation n*a fait nul bien au genre humain, et ne peut reparer les maux cruels qu'elle lui a occasionn^s. Si M. Suard a avanc6 ce para- doxe pour faire sa cour au prince a qui le journal est dedie, il n'y a rien a dire, sinon qu'un philosophene doit jamais faire sa cour aux d6pens de la verite; mais a cela pres son opinion est absolument fausse. D'abord il est inutile de regretter le sang que la reformation a fait couler. L'histoire nous apprend que les liommes n' ont jamais manqu^ de pretextes pour s'entr'6gor- ger. Je ne crois pas qu'il soit beaucoup n^cessaire de transsub- stantiation ni de presence rcelle depuis cinq ou six ans que le sang humain coule a grands flots sans qu'on puisse pr6voir quand la source en tarira. Si la renaissance des lettres s'est faite en Italie, celle de la philosophie s'est faite dans les pays pro- testants, et c'est de celle-la qu'il est question. II ne s'agit pas de savoir si un pays catholique peut produire de grands poetes, de grands peintres, de grands musiciens, des hommes de genie de toute espece. Voltaire, catholique ou calviniste, eut toujours ete le plus bel esprit de son siecle ; mais ce qui importe, c'est que la multitude est plus eclairee, plus sage, plus heureuse dans un pays protestant que dans un pays catholique ; que, depuis le prince jusqu'au paysan, tout recoit une education plus raison- nable dans les pays protestants que dans un pays catholique, et s'en ressent le reste de sa vie. Les hommes de genie peuvent honorer et illustrer une nation ; mais ils sont nuls pour son bon- heur et sa prosperite. C'est lorsque la raison d'un peuple com- mence a se perfectionner que son bonheur approche, et le pre- mier pas vers la felicite , c'est le mepris de la superstition. Je voudrais bien que M. Suard me dise pourquoi I'Angleterre a produit cette foule de grands philosophes, et pourquoi I'ltalie depuis le grand Galilee n'en peut nommer aucun? Est-ce le genie qui manque aux Italiens, le premier, sans contredit, entre tous les peuples de I'Europe, s'il n'avait pas ete avili par le gouvernement des pretres? II y a loin de notre temps a celui de

Sk CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Descartes, et a peine commencons-nous a compter en France quelques philosophes dont les noms seront en recommandation aux siecles a venir; et cependant qui ne voit que c'est a la phi- losophie anglaise que nous devons la lumiere qui s'est repandue chez nous? Blaise Pascal, un des plus grands genies du dernier si^cle, ne dans un pays protestant eiit ete un grand philosophe; ne catholique, il n'a ete qu'un janseniste atrabilaire. D'ailleurs pour savoir si la reformation a fait un grand bien aux liommes, il ne s'agit pas d'examiner si Newton et Leibnitz eussent 6te aussi grands philosophes etant catholiques que nes protestants; ce qu'il est question de constater et ce qui est hors de doute, c'est qu'une servante de Geneve est plus eclairee qu'une grosse et riche marchande de la rue Saint-Denis, et qu'il y a certai- nement moins de prejuges dans le corps des servantes de Ge- neve que parmi MM. des enquetes et requetes du Parlement. Les servantes ne sont pourtant point tutrices de la republique, comme nos parlements pretendent ^tre tuteurs de nos rois. Or certainement il y a plus d' esprit naturel k Paris, sur les bords de la Seine, qu'en Savoie, sur les bords du lac Leman, et si le peuple de Paris est sot, tandis que celui de Geneve a I'esprit cultive, il faut qu'il y ait des causes pour op6rer cette difference. On n'a qua imaginer ce que serait la France protestante, et, quoi qu'en dise M. Suard, ce tableau serait excessivement dif- ferent de ce qu'elle est actuellement. Jean Calvin peut avoir eu Tame atroce; Martin Luther peut n'avoir ete qu'une tete chaude; mais le bien qu'ils ont fait au genre humain est hors de toute atteinte. Ce sont, depuis dix-huit cents ans, les plus grands bienfaiteurs que les hommes aient eus, et si Ton peut se dis- penser de leur savoir gr6 de leurs bienfaits, c'est que les esprits etaient parvenus a un point de maturite qui rend ait cette revo- lution inevitable.

La Comedie-Francaise vient de faire une perte d'autant plus sensible qu'elle est inopinee, et qu'elle sera difficile a r6- parer. M. Grand val a quitte le theatre. II passe pour constant dans le public que ce sont quelques duretes fort deplacees de M. le due de Fronsac qui ont occasionne cette retraite. Quoi qu'il en soit, c'est toujours le public qui en souffre. Get acteur a joue la comedie plus de trente ans avec un applaudissement universel. 11 avait de la chaleur, de la grace, dela finesse, une

MAI 1762. 85

figure noble et agreable. 11 etait mediocre dans la tragedie, mais presque toujours charmant dans la comedie. II a cree plusieurs roles que les singes copieront jusqu'a ce qu'il vienne un acteur digne de remplacer M. Grandval : ce ne sera pas son successeur Bellecour, qui est un des plus mauvais acteurs qu'on puisse voir.

II parait un ouvrage intitule Reflexions sur la corvee des chemins, pour servir de r^ponse ci la critique de VAmi des hommes^. L'auteur anonyme de ces reflexions, qui font un vo- lume in-12 de pr^s de quatre cents pages, se defend contre M. le marquis de Mirabeau qui avait vivement attaque son Essai sur la voirie, M. de Mirabeau, regarde les corvees comme une chose odieuse; notre auteur dit qu'on peut les arranger de fagon qu'elles ne soient ni injustes en elles-memes, ni a charge au peuple, et acette classe precieuse de cultivateurs qui payent toujours pour les autres. Voila le point de dispute entre les deux ecrivains politiques. II est Evident que ce dernier a raison. Tout est pos- sible dans un Etat bien organise et sous une administration bien etendue; ce n'est pas ce que I'Etat exige des sujets, mais c'est la facon dont il 1' exige, qui les ruine. Mais I'opinion de M. de Mirabeau prete plus a la declamation. Nos 6crivains sont bien heureux qu'il y ait tant d'abus dans le monde. S'il y en avait moins, il y aurait aussi bien moins de belles tirades dans leurs ouvrages.

Marie Mancini, ni^ce du cardinal Mazarin^ it Louis XIV, Yoila encore une heroide dont l'auteur s'appelle M'*® Blereau, a moins que ce ne soit un nom suppose. II n'en valait pas la peine pour une chose aussi faible. Au reste, l'auteur a mieux choisi son sujet que nos faiseurs d'heroides n*ont coutume de faire. Je sens qu'on peut faire parler en vers francais Marie Mancini, la tendre La \alliere, et d'autres personnages de ce si^cle a leur amant. Mais Gabrielle d'Estr^es a d^ja dans ma tete un carac- ihvQ dont la poesie francaise n'est pas susceptible. II serait dif- ficile de parler en vers a ce bon, galant et digne Henri IV, d'une maniere a me contenter. Je ne vous parle pas des autres pieces en vers qu'on a jointes a I'heroide de Marie Mancini.

4. (Par Duclos.) R^imprimees pour la premiere fois par Villenave dans I'edi- tion des OEuvres de Duclos qu'il a donn^es en 1820, 3 vol. in-8°.

86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

PARODIE DU MENUET d'eXAUDET PAR M. l'ABb£ DE VOISENON ^,

Quand Choiseul D'un coup d'oeil Consid^re Le plan entier de I'Etat, Et seul comine un senat Agit et delibere ;

Quand je vois Qu'a la fois II arrange Le dedans et le dehors, Je soupQonne en son corps Un ange. Serait-ce un dieu tutelaire ? Dans la paix et dans la guerre, , Ses trait^s Sont dlctes Par Minerve; J'admire en lui les talents Que d'elle il obtint sans Reserve. A I'Amour Tour k tour A la table, Quand il trouve des loisirs, Qu'il se livre aux plaisirs, II est inconcevable. Du travail Au serail Vif, aimable, A tout il est toujours pret : Pour moi, je crois que c'est Un diable.

15 raai 1702.

On vient de donner sur le theatre de la GomMie-Francaise une trag^die intitulee Zelmire, qui a eu un grand succ^s^ Elle est de M. de Belloy, qui a donne, il y a quelques annees, une

1. Les Memoires secrets (15 mai 1762), en reproduisaut ccs couplets, ajoutent que I'abb^ de Lattaignant s'en declare I'auteur et que « Ton inftre de \h avec rai- soii que son dessein a 6te de louer de bonne foi ».

2. Representee pour la premiere fois le 6 mai 17C2.

MAI 1762. 87

CUmence de Titus imitee de celle de Metastasio, et qui tomba. M. de Belloy a lui-mtoe joue la comedie en Hollande, je crois, et en Russie. Si Ton s'en rapporte aux bruits publics, sa vie est un roman des plus singuliers. Celui de Zehnire ne Test pas moins. G'est aujourd'hui la mode de mettre sur la sc^ne des romans qui n'ont aucun fondement historique. Nous devons cette science k M. de Voltaire; mais ses imitateurs n'ont pas su comme lui embellir des sujets d'une mediocre invention.

Voici un petit conte en vers de M. de La Popelini^re, ancien fermier general. Si cet homme, cel^bre a Paris, en avait une cinquantaine comme celui-la dans son portefeuille, il fau- drait I'associer a tout ce que nous avons de mieux dans ce genre :

Absents ont tort : chez une Toulousaine

Maillac etait bien domicilie.

Maillac partit seulement pour quinzaine;

Un autre vint; Maillac fut oublie.

Maillac revint : « Ah ! perfide, inhumaine !

Trahir ainsi Tamour le plus constant!

Mon grand ami, j'ai tons les torts, dit-elle;

Grondez-moi vite, et finissons querelle,

Car, entre nous, I'autre est la qui m'attend. »

On a imprime le compte rendu par M. de La Chalotais au Parlement de Bretagne des constitutions des jesuites. Cette edi- tion est augmenti^e. Le nombre des ouvrages centre la Society grossit toujours. Un ami cach6 des jesuites a fait un Midiateur qui, abandonnant lesdits peres sur beaucoup de points, veut pourtant qu'on les conserve. II a date son ecrit de Ferney pour nous faire accroire qu il vient de Voltaire ; mais le plus sur moyen de nous tromper la-dessus, ce serait d'ecrire et de faire comme lui.

II parait encore un Franc et Veritable Biscoiirs au roi sur le retahlissement qui lui est demande par les jhuites. Idem, les Jesuites d^masque's, ou Annales historiques de la SocietSy et mille autres brochures et feuilles. La Society n'a pas a se louer de la-fecondit6 de nos ecrivailleurs.

M""^ Le Prince de Beaumont qui vit a Londres, dame tr^s- f^conde en productions litteraires, a publie depuis peu une Education complete , ou Abregi de Vhistoire universelle^ mile de

88 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

geographie et de chronologieK Ge livre peut 6tre commode pour les enfants. Quant a la partie morale des ouvrages de M""® Le Prince de Beaumont, je n'en fais nul cas. On ne saurait trop tot precher aux enfants la morale ferme, vigoureuse et elevee de Cic^ron, de Plutarque, de Montesquieu : celle de nos vieilles gouvernantes est bonne pour les perroquets.

Le plus cruel moraliste parmi nos ecrivains d*aujourd'hui (et Dieu sait qu'il y en a beaucoup de cruels!), c'est sans con- tredit M. le marquis de Garaccioli, colonel au service du roi de Pologne, electeur de Saxe. Geux qui sont obliges de lire les livres nouveaux sont fort a plaindre de ce que M. le marquis de Garaccioli n'a pas jug6 a propos d'assister son maitre de son epee dans la guerre presente; nous aurions eu quelques livres de moins de lui, et c'eut 6te une grande douceur. II en vient de faire un sur la gaiete^ qui vous fera mourir de tristesse si vous vous imposez la loi de le lire. Et avec cela, M. le mar- quis de Garaccioli veut que nous soyons toujours joyeux. Les sots disent qu'il y a du bon dans ses livres, mais il y a tant de bon dans tons les mauvais livres qui paraissent que j'en suis exced6. La gaiete de M. le marquis de Garaccioli me rappelle la maniere dont cet ecrivain colonel fut presente I'annee der- niere a I'imp^ratrice reine de Hongrie. M. le baron Van Swieten, premier m^decin de Leurs Majest^s Imperiales, et grand inqui- siteur a Vienne, grand medecin sans doute, mais grand ennemi de la philosophic, grand persecuteur des gens qui pensent, dit a Sa Majeste Apostolique que si quelque chose pouvait dedom- mager notre si^cle du malheur d' avoir produit un monstre comme Voltaire, c't^tait le bonheur d' avoir vu naitre un ecrivain du me- rite de M. le marquis de Garaccioli, colonel au service du roi de Pologne, electeur de Saxe.

J'aime mieux, en fait d'ouvrages, celui de M. Rousselot^ chirurgien, sur le traitement des cors aux pieds%que la-Joms- sance de soi-meme et la GaietS de M. le marquis de Garaccioli. Charlatan pour charlatan, celui qui guerit les cors me parait le plus utile; et si la science n'est qu'un mensonge, vous I'avez

1 La premiere Edition de ce livre, maintes fois reimprime, est de 1753.

2. Paris, 1762, in-12.

3. Nouvelles Observations, ou Methode certaine sur le traitement des cors. La Haye et Paris, 1762, in-12.

MAI 1762. 89

du moins a meilleur march6 de M. Rousselot, sans compter qu'il faut se d^faire de ses cors avant de se livrer a la jouissance et a la gaiete. Tout assure a M. le chirurgien le pas sur M. le colonel.

M. d'Argenville a fait une nouvelle edition fort augmentee de son ouvrage intitule Abrdgd de la vie des plus fameux peintreSj avec leurs portraits graves en taille-douce, les indica- tions de leurs principaux ouvrages, quelques reflexions sur leur caractfere , et la maniere de connaitre les dessins et les tableaux des grands maitres. Quatre volumes in-8°. Ges sortes de compilations sont commodes, quoique nos compilateurs soient gens de peu de merite. Yous remarquerez qu'il n'y a point d'hommes dont on ait recueilli autant de traits de caractere que des peintres. Leur education , les ayant ^loignes pour I'ordi- naire de la societe, leur a conserv6 cette pointe originale et ce* je ne sais quoi de sauvage qui s'allie si bien avec le genie et qui en releve le prix. Si le commerce du monde a I'avantage de donner de I'aisance, de la grace, d'adoucir les moeurs, etc., c'est en emoussant toutes ces pointes si precieuses pour les arts, et Ton pent dire qu'en general 11 est plus nuisible qu'avantageux aux hommes de g^nie.

On vient de publier la Campagne de M. le marh'hal de Villars en Alleyj^agne en Van i703, en deux volumes in-12 ^ C'est encore un recueil forme sur les originaux en depot au bureau de la guerre. Vous y trouverez, comme dans les campagnes des marechaux de Noailles et de Goigny, toute la correspondance de la campagne; et Ton ne saurait douter qu'un seul de ces recueils ne soit plus instructif pour un homme d'esprit que cin- quante traites m^thodiques sur I'art de la guerre, qui ne peu- vent servir tout au plus qu'a apprendre aux sots a bavarder sur un metier qu'ils ne sauront jamais.

Un de ces bayards, dont il y en a tant en tout genre, a adresse a M^'* Clairon une apologie du theatre, oii il se recrie sur I'injustice de Texcommunication qui subsiste en France contre les comediens^.

1. (Par Carlct dc La Rozi^re.) Querard et OEttinger indiquent la date de 1766 comme celle de la publication dc ce livre.

2. C'est la r^impression du livre de Huerne de La Mothe dont Grimm a rendu compte. Voir tome IV, page 303.

90 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

JUIN

1" juin 1762.

Les Zelindiens, par M''« p***^ sont un petit conte insipide que personne n'a regarde ^ Voiis jugez bien que les Zelindiens sont les Parisiens ; qu'on parle beaucoup des Zelindieniies , et que tout cela fait un recueil de petites peintures, de mesquine- ries, de platitudes, qui vous affadissent I'esprit et le coeur, deux substances que les ecrivains de cette espece aiment a accoupler ensemble, comme les theologiens le corps et Tame. Mon esprit et mon coeur ne se sentent pas propres a etre echaufies par I'esprit et le coeur de M''*^ F***.

La maladie a la mode , c'est celle de I'agriculture. Un auteur anonyme a bien publie un Priservatif contre I'agroma- nie^; mais il est lui-meme atteint de la maladie. II dit quelques choses communes sur Tagriculture, et il ne nous indique point du tout les moyens de nous gu^rir de cette fureur d'ecrire sur des sujetsqui ne peuvent etre perfectionnes que par la pratique, et que tout le bavardage du monde ne peut avancer d'un pas,

Un M. Despommiers a publie VArt de s'enrichir promp- tement par V agriculture ^ prouvd par des experiences'^ , U y a apparence que les experiences de I'auteur n'ont pas ete heu- reuses, sans quoi il n'emploierait pas Fart de I'impression a gagner son pain. ••

Quatre cures de Normandie ont fait une Boussole agro- nomique, on Guide des lahoureurs''. Ges honn^tes gens ont ecrit leur guide en latin, et assurement les guides en francais ne sont guere plus instructifs pour les paysans. Un traducteur

\, Les Zelindiens sont-ils bien de M^i*"- Fauque, que Grimm designe ici et h. qui ]y[me Briquet et I'abbe de La Porte les attribuent aussi, ce dernier en ajoutant qu'il n'en dira rien « parce qu'ils ne sont pas assez interessants » ? Nous avons expos6 nos doutes sur r exactitude de cette attribution, tome XVII, page 477 des OEuvres de Diderot, et depuis lors ils ne se sont pas dissipes, car cette brochure ne nous est point encore passt5e sous les yeux.

2. Inconnu aux bibliographes.

3. Paris, 1702, in-r2. Nombrcuscs Editions.

4. Yvetot et Paris, s. d., in-8". Ge livre, presents comme I'ouvrage posthume de M. de Gui***, est de Bellepierre de Neuve-Eglisc.

JUIN 1762. 91

olTicieux a dejk traduit deux cahiers de ce guide de Normandie.

Architecture des jar dins ^ par M. Gallimard fl]s^ Les An- glais reproclient aux jardins fran^ais trop d'ait de symetrie. lis aiment a imiter dans les leurs les efTets de la nature agreste et sauvage; mais il faut convenir qu'il y a de belles parties dans les jardins de France, et, lorsqu'on sait les placer avec le gout etla sobriete qu'exige tout ce qui est simplement art, elles pro- duisent des efTets bien beaux et bien agreables.

Quelque echappe du college a imagine d'ecrire des Consi- derations siir ViHat j)r^sent de la lilterature en Europe^, L'au- teur y parle de toutes les contrees du monde avec une temerity et une ignorance dignes d'un ecolier.

M. Panckoucke a publie en un volume in-8° un Abr^gi chronologique de Vhistoire de Flandres.

Le Balai est un poeme heroi-comique en dix-huit chants, rempli de sottises et de satires ^ II a ete supprime, ce qui, suivant I'usage, le fait rechercher avec beaucoup d'empresse- ment. II est dedie a I'auteur de la Pucelle. On assure qu'il est d'un moine benedictin actuellement a Avignon : vous y trou- verez de bien mauvaises choses ; mais on rencontre des tirades de vers bien faites, et qui rappellent la maniere de M. de Voltaire.

Nous avons depuis huit jours I'ouvrage de Jean- Jacques Rousseau sur VEdiication^ en quatre volumes. Ce livre n'a pas tarde a faire grand bruit. On dit que le Parlement va pour- suivre K^uteur pour la profession de foi qu'il y a inseree.

L'intolerance et la bigoterie ne manqueront pas une si belle occasion de tourmentet- un ecrivain c^lebre, et vraisemblablement M. Rousseau sera oblige de quitter la France. Ce hardi et elo- quent auteur a paradoxes a publie en Hollande un traite du Contrat social qu'on ne trouve point dans ce pays-ci, et qu'on dit cent fois plus hardi encore que I'ouvrage sur V Education, II faut lire celui-ci avec soin avant d'oser en parler.

i. S. 1., in-folio, soixante-six planches. Le texte adinonce n'a pas paru.

2. (Par J.-B.-R. Robinet.) Londres et Paris, 1702, in-12. Grimm semble ignorer que ce livre etait d'un de ses amis. (Voir tome IV, pages 70 et 490), ou bien I'attribution formelle de Barbier serait inexacte.

3. L'cdition originale de ce poeme celebre de Dulaurens a paru, d'apr6s Qu6- rard, en 17GI, in-8°, sous la rubrique de Constantinople (Amsterdam).

92 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

V Arret de la Cour du Parnasse pour les jhuites est un poeme, et VSvaiigile des jhuites une chanson que vous ne lirez certainement ni I'un ni I'autre.

On a imprime les Memoires de M. de La Colonie, mare- chal de camp au service de I'Electeur de Bavifere ^ Yous con- naissez ces memoires qui regardent la guerre du commencement de notre siecle, et qui ne sont pas estimes.

La tragedie de Zclmire se soutient avec le plus brillant succ^s. Elle aura eu au moins quatorze representations dans une saison peu favorable aux spectacles. On a souvent occasion de dire parmi nous : « Oh ! Atheniens, vous etes des enfants ! » Je trouve en effet que la tragedie de Zelmire est la plus belle pi^ce qu'on puisse jouer devant une assemblee d' enfants de dix a douze ans. Un tombeau qui s'ouvre et se ferme a tout moment, des combats, des travestissements, des assassinats qui heureu- sement ne s'achevent pas, des poignards escamotes, excepts le tonnerre et les spectres, tons les attirails de la boutique tra- gique sont mis en oeuvre ; tons les ressorts par lesquels nos vieilles gouvernantes emeuvent et effrayent I'imagination des enfants sont deployes dans cette pi^ce; il n'y a que la vraisem- blance, la raison po6tique et le bon sens qui manquent partout. Une telle piece representee devant une assemblee sensee devrait done 6tre sifflee, surtout lorsque c'est I'ouvrage d'un homme qui n'est plus lui-meme un enfant, et qui ne donne d'ailleurs aucune esperance de talent. Gar, quoique beaucoup de nos pretendus connaisseurs aient assure qu'il y avait du style dans cette tragedie, on ne trouvera, lorsqu'elle seraimprimee, qu'un amas du plus pompeux galimatias a cote du plus plat bavar- dage, un recueil de sermons, de moralites et de maximes dont I'ennui et la longueur vous assomment. Je suis persuade qu'en allegeant la tragedie de Zelmire de six ' cents vers, on ne s'apercevrait point que ses personnages fussent moins bavards ; tant tout ce qu'ils disent est convenable a leur situation et a leurs interets.

Un homme d'esprit a dit du livre de la Nature^ qui a paru I'hiver dernier, que I'auteur aurait du le mettre en vers parce

1. La premiere edition est de 1737; Qu^rard ne mentionne pas celle dont parle Grimm.

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qu'il a toute la faussete d'un poeme philosophique. Vous remar- querez en eilet qu'un paradoxe, qu'un systfeme, explique en vers, choque moins par son defaut de verite. II semble que le mensonge du langage rende celui des choses plus supportable. Si M. de Belloy avait traile sa fable avec le sens commun qu'elle comportait, on pourrait dire qu'il n'en devait pas faire une tragedie, mais un opera. En efTet, vous trouverez dans sa pi^ce toute cette faussete que nous sornmes accoutumes a souf- frir dans les operas et qu'un gout severe bannirait de ce spec- tacle comme de tous les ouvrages de I'art dont la verite reste toujours la partie la plus essentielle. Cette ressemblance de la tragedie de Zelmire avec un opera est d'autant moins surpre- nante qu'elle est imitee en grande partie d'un opera du celebre Metastasio, qui porte le titre d'lssipile. et qui n'est point compte parmi ses meilleures pieces. Mais I'illustrepoete italien, quoique travaillant dans un genre qui exige moins cette verit6 dont je fais un si grand cas, a pourtant plus respecte le bon sens et la raison que M. de Belloy. Vous trouverez dans le milieu de la piece italienne, jusqu'a cette sc^ne entre la confidente indignee et la princesse qui se justifie, par laquelle I'auteur de Zelmire a commence sa tragedie.

On sait que Metastasio a beaucoup emprunte au theatre fran- cais. M. de Voltaire a dit de lui : « S'il nous a voles, il nous a bien embellis. » Je crois que I'opera d'lssipUe est tire d'une tragedie de Thomas Gorneille dont je ne me rappelle pas le nom. Si nos poetes continuent a mettre en francais ce que Metastasio a imite du francais en italien, nous verrons beau jeu. II sera plus court de s'epargner cette cascade, et d'aller tout de suite a la source ou I'illustre poete italien a puise. Ce qui fait le me- rite de celui-ci, c'est son coloris et sa diction dont malheureu- sement ses imitateurs n'approcheront jamais. Quant a la con- duite et a I'economie interieure de ses pieces, j'avoue qu'elle me parait souvent vicieuse et trop eloignee des grands modeles de Sophocle et d'Euripide, et sur ce point je crois bien que I'opera dHhsipile n'est pas infmiment superieur a la tragedie de Zelmire 'j mais tout est mieux pense, mieux raisonne, mieux reflechi dans Issipile, au lieu que Zelmire ne peut faire illusion qu'aux enfants, comme je I'ai deja remarque, tant M. de Belloy est eloigne de la raison et du bon sens.

94 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Le secret de nos imitateurs consiste a outrer et a multiplier toules les circonstances qu'ils trouvent dans la piece qu'ils imi- lent. Par cette operation, ils croient s'etre approprie le sujet; ils s'imaginent betement avoir cree et invente quelque chose, tandis qu'ils n'ont fait que denaturer un sujet, et qua force d'incidents tragiques ils I'ont rendu plat et absurde. M. de Belloy trouve, dans la piece de M&tastasio, Toante, qui, a son retour d'une exp6d;'tion, est oblige de se derober a la fureur des femmes de Lemnos, qui avaient resolu de tuer leurs epoux, leurs freres, leurs peres pour se venger du mepris et de I'oubli ou elles avaient 6te laissees. A cela M. de Belloy dit : « Je n'ai qu'a enfermer mon roi dans un tombeau, je le ferai poursuivre par son propre fils avec tant d'acharnement qu'il ne lui restera que cet asile, et qu'il ne pourra etre nourri que par le lait de sa fdle. )> Yoila le personnage de Polydore. Mais M. de Belloy auralt du penser qu'un roi qui passe plusieurs mois dans un tombeau, de peur que son fils ne I'etrangle, est un pauvre diable qui n'aura jamais que nos mepris. Metastasio a voulu peindre dans le per- sonnage d'Issipile I'amour fdial et ses effets dans un coeur bien ne. Son copiste a cru qu*il n'y avait qu'a multiplier les faits pour produire de plus grandes choses, et par ce moyen il a reussi a tout enerver. Gar, sans faire mention de ce trait histo- rique de la fille de Gimon qu'il a mis en recit, il n'y a qu'un homme sans jugement qui ait pu donner un fils a Zelmire. M. de Belloy a voulu rendre par la la situation de Zelmire plus ter- rible, et ne I'a rendue dans le fait que fausse. Qui peut croire qu'une m^re puisse etre si uniquement occupee de son pere qaelle oublie et neglige totalement son enfant; qu'elle con- sente sans peine a le laisser au milieu de ses plus cruels enne- mis, pourvu qu'elle puisse emmener son pere avec elle? line telle mere, loin de meriter notre compassion, serait blamable et sans interet. Telle est Zelmire. Zelmire, parlagee entre sa piet6 envers son pere et sa tendresse envers son fds, n'aurait eu d' autre ressource que de mourir de douleur et de deses- poir. Sophocle, et meme Metastasio et Voltaire, nous I'auraient montree dans tons les acc^s d'un coeur dechire, d'une t^te alienee, qui succombe au milieu de ses cris de desespoir; mais de tels spectacles ne se voient point chez des faiseurs de marion- nettes comme M. de Belloy.

JUIN 1762. 95

Si vous voulez comparer avec la meme attention V Anterior de M. de Belloy avec Learco de la piece italienne, vous trouverez dans le premier le meme defaut de bon sens qui caract^rise le createur de tous les personnages de Zelmire, Quand on pense combion I'ex^cution d'une mauvaise action et d'un seul crime coute de soins, de peines, de precautions, de macliinations, on rit de la sottise de nos poetes qui font faire des crimes a leurs scelerats avec autant de facilite que vous prenez du tabac. Pour Antenor, c'est, ma foi, le plus mecbant coquin que nous ayons encore vu sur le theatre de la Comedie. 11 machine, il tue, il assassine, il trompe tout le monde, et passe, malgre tout cela, pour I'homme du monde le plus respectable, et vous savez qu'il n'y a rien de si aise a un scelerat que d' avoir la reputation d'un honnete homme. II est vrai que dans le fait cet Antenor fait plus de bruit que de besogne, et qua la fm de la piece il se trouve qu'au milieu de tant de projets atroces il n'a pu tuer qu'Azor, tout aussi mauvais sujet que lui.

En examinant ainsi tous les incidents et tous les ressorts de cette piece, on rencontrerait a chaque pas des preuves de I'im- becillite du poete etde I'assemblee d'enfants qui applaudit qua- torze fois de suite les memes platitudes. Ge coup de theatre du troisitoe acte n'a pas le sens commun. Du moins, dans la piece italienne, Learco donne le poignard k Issipile avec le projet de persuader a Jason que sa maitresse a voulu attenter a sa vie ; Jason est d'ailleurs endormi, et lorsqu'il se reveille Learco a deja disparu, et Issipile est sur le theatre avec le poignard a la main. Gomparez cette disposition avec celle de la pi^ce fran- caise, et vous verrez combien cette derni^re est puerile. Ilus est un des plus grands benets que nous ayons sur notre theatre, et assurement nous en avons de bien conditionnes. II va revant dans les bosquets, lorsqu'il aurait toute autre chose a faire. Son en- nemi le suit pour le tuer, on ne sait trop pourquoi ; sa femme previent le coup; tout cela se passe a son oreille, sans qu'il songe a tourner la tete, et lorsqu'il la tourne a la fm, il croit sans difficulty que c'est sa femme qui a voulu le poignarder. Avec la meme facilite, il croit en arrivant que sa femme s'est souillee du crime le plus atroce; il ne songe pas seulement a s'eclaircir avec elle, quoiqu'il ne puisse ignorer qu'avant son depart Zelmire etait la femme la plus vertueuse du monde. Son

96 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

beau-pere Polydore est un homme de sa force pour la penetra- tion. Lui et sa fille ne se doutent point de la sceleratesse d'An- tenor. Au contraire, ils allaient se livrer entre ses mains des le second acte, si le poete, de peur que cela ne nous causat quelque inquietude, n'eut fait arriver tout de suite ce soldat, Horace, qui les desabuse. Polydore et Zelmire ont dii connaitre An tenor depuis son enfance, et il n*y a rien de si naturel que de croire qu'il n'y avait jamais rien eu d' oblique ni d'obscur dans la con- duite du plus grand fourbe de la terre.

II serait aise de relever encore une centaine de pareilles ab- surdites, mais je m'arrete. Vous voyez qu'avant de se faire poete tragique il faut tacher de n'etre pas bete. Mais ce n'est pas le moment de proposer a M. de Belloy de quitter la carriere du theatre, lorsque Zelmire recoit les applaud! ssements de Phedre et de Zaire. Quelle est done la difference entre M. de Belloy et Racine ou Voltaire? G'est qu'en 1763 Zelmire sera oubliee, et qu'on se souviendia de Zaire et de Phedre encore quelques mois au dela. Je ne dis rien des maximes et des sermons dont cette piece est remplle. Vous y trouverez autant de sens et de profondeur que dans la conduite des personnages.

Me demandera-t-on s'il n'y a rien du tout dans la tragedie de Zelmire qui m'ait plu? Je dirai quelle a le merite d'etre sans amants, et qu'elle ne serait pas fi'oide si le mouvement et la chaleur des personnages avait le sens commun d'ailleurs. J'estime beaueoup I'idee de cette scene ou Zelmire voit le com- bat, et en fait le recit a mesure qu'il se passe. Nos pauvres connaisseurs ont trouve cette scene ridicule; mais si le poete avait su faire le recit avec le feu et I'enthousiasme qu'il exigeait, il aurait fait une chose sublime. G'est done I'ineptie du poete et non I'absurdite de la scene qu'il fallait attaquer. J'aime encore la reflexion d'Antenor lorsqu'on lui dit que le peuple pourra sentir un retour d' am our et de respect pour Polydore. Non, dit Antenor,

II I'a trop offense pour ne le point hair.

Cela a du moins Fair du raisonnement. Quant au reste, j'es- timerai toujours que Zelmire est une des plus belles pieces qu'on puisse donner sur un beau theatre de marionnettes devant tous les enfants qui sortent de nourrice.

JUIN 1762. 97

On vient de donner a la Gomedie-ltalienne le Proch^ ou la Plaideuse, comedie en trois actes par M. Favart, mise en musique par M. Duni^ G'est encore un excellent ouvrage de ce compositeur; mais nous sommes encore si loin de nous con- naitre en musique, et le poeme est si froid et si plat avec tant de pretention qu'il a i'allu retirer la piece apr^s la quatri^me representation. On dit que M. Favart se propose de la corriger pour I'hiver prochain; mais je ne connais rien de pis qu'une farce froide et sans gaiete, et ou la pretention de I'auteur se trahit a chaque instant par de petites tirades. Je suis done bien fache que M. Duni ait perdu une si belle musique avec M. Fa- vart. L'esprit, la finesse, le naturel et la verite que ce compo- siteur met dans ses ouvrages ne seront pas encore de longtemps saisis par le public ; c'est un langage qu'il n'entend pas encore, mais qui insensiblement le degoutera du jargon lourd et bar- bare de ses autres musiciens, sans qu'il sache a quoi cela tient, ou bien ceux qui travailleront pour nos theatres seront obliges de se former sur les excellents modeles que M. Duni leur a fournis. De cette maniere on pourrait esperer de voir a la fin une ecole de musique en France, ou jusqu'a present on ne salt pas encore ce que c'est qu'ecrire la musique, ni ce que c'est que style en musique, quoique, suivant tons nos journalistes, M. Rameau soit le premier musicien de I'Europe.

M. Favart, qui salt superieurement parodier la musique par des paroles, nous a bien prouve que ce talent, si contraire au bon sens, ^tait bien different de celui de fournir au musicien des paroles pour etre chantees. II n'y a ni naturel, ni facilite, ni int^ret dans la plupart des airs qu'il a fournis au compositeur. J'ai appris a cette occasion que nos poetes exigeaient de leurs musiciens de faire I'air avant d' avoir fourni les paroles, apres quoi ils parodiaient I'air comme ils pouvaient. G'est ainsi que la plupart des airs ont ete faits dans nos operas-comiques depuis quelques annees. Gela prouve combien nous sommes encore bar- bares. Gela explique aussi I'etrange maniere dont la plupart du temps les paroles sont estropiees dans nos airs. G'est le crime du poete, et non du musicien, qui est oblige de fournir auJiasard une expression tendre ou vive suivant les circonstances, sur

1. Representee pour la premiere fois le 19 mai 1762,

V. 7

98 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.

laquelle le poete arrange une suite de paroles comme il peut : j*aimerais autant faire des scenes avant de savoir le sujet de la pi^ce.

Au reste, si Ton a eu envie de detruire TOpera-Comique en le r^unissant a la Comedie-ltalienne, on a eu prompte satisfac- tion. Get Opera-Go mique si agreable au public, ou sous un direc- teur habile on a vu le vaudeville indecent et licencieux faire place a la bonne comedie, et I'insipide couplet a la vraie musique, cet Opera-Gomique n'existe plus. La retraite de M"^ Nessel et de M. Audinot rend la plupart des pieces, qui ont 6te jouees avec tant de finesse et de verity, actuellement insupportables. Gette troupe charmante qui faisait les d^lices de Paris pendant les deux saisons de la Foire, demembree aujourd'hui, privee de ses deux meilleurs sujets, melee avec de maussades acteurs de la Gomedie-Italienne, est detruite; la salle est d^serte, et ceux qui aiment la musique et la vraie comedie regrettent inutile- ment un spectacle qu'un coup d'autorite a aneanti au milieu de ses plus grands succes,

On nous a traduit depuis peu trois romans anglais. Le premier, intitule la Vie el les Aventures de Joseph Thotnpson, n'a fait aucune sensation. Ge Joseph Thompson vaut tant soit peu mieux que Roderik Bandon, qu*on nous donna I'annee der- ni^re, mais c'est ^tre encore honnetement mauvais. II est d'ail- leurs traduit d'une maniere si barbare qu'il est impossible d'en soutenir la lecture. L' autre roman est celui de 31iss Bididph. On pretend que la traduction est de M. I'abb^ Prevost, et Ton a de la peine a le croire, parce qu'elle est remplie de negligences qu'on ne peutpRrdonner a un ecrivain aussi exerce, aussi facile et aussi correct que M. I'abbe Prevost. II I'a intitule M^moires pour servir d, Vhistoire de la vertu *. Ge titre meme est deja un peu etrange en francais. Ge roman manque d'ailleurs de naturel, et par consequent de verite, c'est-a-dire que I'auteur du roman en manque, car la fable du roman est assez bien ima- ginee; mais I'execution n'y repond nulle part, et le sujet est au-

1. Selon Qucrard, les Memoires pour servir a Vhistoire de la vertu (Cologno [Paris], 1762, 4 vol. in-12) seraient bien de rabb6 Provost; mais il aurait paru la m6me ann6e un roman en 5 vol. in-12, sous la rubrique d'Amsterdam, intitule Miss Sidney Bidulph et traduit de mistr. Sheridan par Robinet, qui serait non Toriginal, mais la suite du roman de Prevost,

JUIN 1762. «9

dessus des forces de raateur. On dit que ce roman est d*une femme. Elle rend dans sa preface un bel ho;nmage k Tauteur de Clarisse et de Grandisson; mais elle prouve que pour bien connaitre le merite de cet 6crivam sublime, on ne salt pas pour cela faire comme lui. G'est le sort des grands ouvrages de pro- duire quantite de mauvaises copies. Richardson en a bien fait faire. Miss Bidulph et la JSouvelle Hcloise ne seront pas les derni^res.

Enfin le troisieme roman est celui dJAmdie^ traduit de I'anglais, de M. Fielding, par M"'^ Riccoboni*; mais il n'en parait encore que la premiere partie. II faut attendre le reste pour savoir quel sort ce roman aura en France : M"® Riccoboni I'a beaucoup change, beaucoup raccourci. Vous savez par ses propres ouvrages combien son style est leger, vif et agreable. II y a dans I'original de M. Fielding des longueurs et des mau- vaises choses, mais il y en a aussi de bien belles.

15 juin 1762.

L'orage qui s'est forme k I'apparition du livre de M. Rous- seau sur I'education n'a pas tarde a eclater. Sur le requisitoire de M. I'avocat general, le Parlement a decrete I'auteur de prise de corps, en condamnant I'ouvrage au feu. Cet arret est du 9 de ce mois, et M. Rousseau s'est sauve dans la nuit du 8 au 9. On pretend qu'il a pris la route de la Suisse.

Cet ecrivain, celebre par son eloquence et sa singularity, vivait a trois lieues de Paris, dans une petite ville appelee autre- fois Montmorency, et aujourd'hui Enghien, parce que c'est la capital e du duche de ce nom, appartenant a la maison de Conde. La valine qui s'etend depuis le coteau de cette petite ville jus- qu'a la riviere de Seine est une des plus agreables contrees des environs de Paris. Elle est fameuse pour les cerises et d'autres fruits; c'est un jardin de I'etendue de plusieurs lieues, rempli d'habitations d^licieuses. A cote de la petite ville de Montmo- rency est un chateau qui appartient, je crois, a M"'^ la duchesse de Choiseul, mais dont la possession a vie a ete achetee par M. le marechal due de Luxembourg. Depuis plus de quatre ans que J. -J. Rousseau s*etait fix^ dans ce pays-1^, il occupait tan tot

\, De Puisieux en publia la m6me annce une traduction en 4 vol. in-12.

100 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

sa petite maison de la ville, tantot un appartement du chateau. II avait quitte tous ses anciens amis, entre lesquels je partageais son intimite avec le philosophe Diderot; ilnous avait remplac6s par des gens du premier rang. Je ne decide pas s'il a perdu ou gagne au change; mais je crois qu'il a 6te aussi heureux a Mont- morency qu'un homme, avec autant de bile et de vanite, pou- vait se promettre de Tetre. Dans la societe de ses amis, il trou- vait de I'amitie et de I'estime; mais la reputation, et plus encore la superiorite de talent qu'il etait lui-meme oblige de reconnaitre a quelques-uns d'entre eux, pouvaient lui rendre leur commerce penible, au lieu qu'a Montmorency, sans aucune rivalit6, il jouissait de I'encens de ce qu'il y a de plus grand et de plus distingue dans le royaume, sans compter une foule de femmes aimables qui s'empressaient autour de lui. Le role de la singu- larite reussit toujours a qui a le courage et la patience de le jouer. J.-J. Rousseau a passe sa vie a decrier les grands; ensuite il a dit qu'il n'avait trouve des vertus et de I'amitie que parmi eux. Ges deux extremes etaient 6galement philosophiques : en m*amusant de ses preventions, je me moquais souvent de lui. 11 avait un vilain chien qu'il avait appele Due, parce que, disait- il, il etait hargneux et petit comme un due. Lorsqu'il fut au chateau de Montmorency, il changea le nom de Due en Turc. Ce deguisement avait quelque chose de lache; il etait plus digne du role que le citoyen genevois avait pris de laisser au chien son nom , comme un monument d'un injuste prejuge de son mattre. II pouvait meme en faire une sorte d'hommage a M. le due de Luxembourg, en lui disant : « G'est vous qui m'avez appris a savoir ce que c'est qu'un due et a rectifier mes id^es sur les gens de la cour. » II est difficile qu'on soit sincerement indiffe- rent sur les grands, lorsqu'on s'en occupe sans cesse. Le vrai phi- losophe, enrespectant leurrang, les oublie. L'estime est due aux qualites personnelles, et, quoi qu'en dise J.-J. Rousseau, il n'est pas incompatible qu'on soit prince et qu'on ait de grandes ver- tus. Je me plaisais a le combattre quelquefois avec ses propres armes. Un jour il nous conta avec un air de triomphe qu'en sortant de I'Opera, le jour de la premiere representation du Devin du village, M. le due des Deux-Ponts I'avait aborde, en lui disant avec beaucoup de politesse : « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment? » et qu'il lui avait

JUIN 1762. 101

repondu : « A la bonne heure, pourvu qu'il soit court. » Tout le monde se tut a ce recit. A la fin je pris la parole, et je lui dis en riant : « Illustre citoyen et consouverain de Geneve, puis- qu'il reside en vous une partie de la souverainet6 de la repu- blique, me permettez-vous de vous representer que, malgre la severite de vos principes, vous ne sauriez trop refuser a un prince souverain les 6gards dus k un porteur d'eau, et que si vous aviez oppose a un mot de bienveillance de oe dernier une reponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez a vous repro- cher une impertinence des plus deplac^es? » Depuis il a dit, au chateau de Montmorency, des philosophes le mal qu'il disait au- trefois des grands; mais je ne sais si ceux-ci d^fendaient les philosophes comme les philosophes les avaient defendus.

M. Rousseau a 6te malheureux a peu pr^s toute sa vie. II avait a se plain dre de son sort, et il s*est plaint des hommes. Cette injustice est assez commune, surtout lorsqu*on joint beau- coup d'orgueil k un caract^re timide. On soufFre de la situation heureuse de son voisin, et Ton ne voit pas que son malheur ne changerait rien k notre infortune. On flatte dans le commerce journalier ceux avec lesquels on vit, et Ton se dedommage de cette gene en disant des injures au genre humain. J'avoue que je n'ai point trop bonne opinion de ceux qui se plaignent sans cesse des hommes : a coup sur ils sont injustes dans leurs pre- tentions. Je ne puis me vanter d'un sort tres-heureux ; il me serait m^me aise de me faire une assez longue liste de mal- heurs, dont quelques-uns influeront vraisemblablement sur le reste de ma vie; mais je ne puis me dissimuler qu'ils sont pres- que tons I'ouvrage du sort, et que la mechancete des hommes n'y a influe en rien. Je conviens avec une secrete joie que je n'ai eprouv^, de la part des hommes, que de la bonte, de I'interet et des bienfaits, et que, si j'ai ete en butte a la malveillance de quelques mechants, j'ai a leur opposer un grand nombre d' hommes gen^reux qui ont pris plaisir a mon bonheur et qui ont mis une partie de leur satisfaction dans I'accomplissement de la mienne. Je suis persuade que tout homme juste et mo- deste sera oblige, quant a lui, de rendre cette justice au genre humain. J' ignore si ceux qui sont constitues dans les premieres dignites, et exposes aux traits de Ten vie et de la jalousie, eprou- vent plus que les autres la mechancete des hommes ; mais les

102 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

hommes ne font pas le mal pour le mal. Eh ! quel profit au- raient-ils k s'acharner au malheur d'un particulier qui n'a rien a dem^ler avec eux?

Un des grands malheurs de M. Rousseau, c'est d'etre par- venu a I'age de quarante ans sans se douter de son talent. Dans son jeune age, il ayait appris pendant quelque temps le metier de graveur. Son p6re, ayant eu le malheur de tuerun homme^ fut oblige da se sauver de Geneve, ou il travaillait en horloge- rie, et abandonna ses enfants. Jean-Jacques fut recueilli par une femme de condition de Savoie, appelee M""^ la baronne de Warens. Elle lui fit abjurer la religion protestante et eut soin de son Education. Gette femme avait la fureur de I'alchimie, qui Fa ruinee; elle vit, je crois, encore dans une grande pauvret^^ Le sort ayant, je ne sais comment, conduit M. Rousseau a Paris, il s'attacha a M. de Montaigu , qui , ayant ete nomme k I'am- bassade de Venise, Ty mena comme son secretaire. M. I'am- bassadeur ne passe pour rien moins qu'un homme d'esprit; il n'en trouva pas a son secretaire, et il s'etonne encore aujour- d'hui, de la meilleure foi du monde, de la reputation que M. Rousseau s'est faite par ses ecrits. Ges deux hommes n'avaient aucune sorte d'analogie pour rester ensemble; ils se separ^rent bientot, fort mecontents Tun de I'autre. M. Rousseau revint k Paris, indigent, inconnu, ignorant ses talents et ses ressources,. cherchant, dans un delaissement effrayant, de quoi ne pas mourir de faim. II ne s'occupait alors que de musique et de vers. II publia une dissertation sur une maniere qu'il avait imaginee de noter la musique avec des chiffres. Gette methode ne prit point, et sa dissertation ne fut lue de personne. 11 composa ensuite les paroles et la musique d'un opera qu'il intitula les Muses galantes, et qui ne put jamais etre ex6cut6. 11 eut, a cette occa- sion, beaucoup de demeles avec Rameau, et il concut un vrai chagrin de n'avoir pu mettre son opera au theatre. Gependant il faisait d'assez mauvais vers, dont plusieurs furent inseres dans le Mercure. II faisait aussi des comedies, dont la plupart n'ont point vu le jour. UAmant de lui-meme^ qu'il a fait jouer et imprimer, prouve qu'il n'avait pas la vocation de Moliere. Dans le meme temps, il s'occupait d'une machine avec laqiielle il comptait apprendre k voler; il s'en tint k des essais qui ne reus- sirent point; mais il ne fut jamais assez desabuse de son projet

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pour souffrir de sang-froid qu'on le traitat de chimerique ^ Ainsi ses amis, avec de la foi, peuvent s'attendre a le voir quelque jour planer dans les airs.

Au milieu de tous ces essais, il s'etajt attache k la femme d'un fermier general, cel^bre autrefois par sa beaut6^ M.Rous- seau fut pendant plusieurs annees son homme de lettres et son secretaire. La gene et la sorte d'humiliation qu'il eprouva dans cet etat ne contribu^rent pas peu a lui aigrir le caractere. Le philosophe Diderot, avec lequel il se lia dans ce temps-la, fut le premier k lui dessiller les yeux sur son vrai talent, et I'Aca- demie de Dijon ayant propose la fameuse question de Tinfluence des lettres sur les moeurs, M. Rousseau la traita dans un Dis- cours qui fut T^poque de sa reputation et du role de singularite qu'il a pris depuis. Jusque-la il avait ete complimenteur, ga- lant et recherche, d'un commerce meme mielleux et fatigant a force de tournures; tout k coup il prit le manteau de cynique, et, n'ayant point de naturel dans le caractere, il se livra a I'autre exc^s. Mais, en lancant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffi- nement et de cet art de faire des compliments recherches, sur- tout dans son commerce avec les femmes. En prenant la livree de philosophe, il quitta aussi M'"* Dupin et se fit copiste de mu- sique, pretendant exercer ce metier comme un simple ouvrier et y trouver sa vie et son pain : car une de ses folies eiait de dire du mal du metier d'auteur, et de n'en pas faire d' autre. Je lui conseillai dans ce temps-la de se faire limonadier, et de tenir une boutique de caf6 sur la place du Palais-Royal. Cette idee nous amusa pendant longtemps ; elle n'etait pas moins extrava- gante que les siennes, et elle avait I'avantage d'etre d'une folie gaie et de lui promettre une fortune honnete. Tout Paris aurait voulu voir le cafe de J. -J. Rousseau, qui serait devenu le rendez- vous de tout ce qu'il y a d'illustre dans les lettres; mais cette folie, ayant un cote utile, fut trop sensee pour 6tre adoptee par le citoyen de Geneve. II alia faire un tour dans sa patrie, d'ou

1. C'est la seule trace de ce pr^tendu projet, qui a Tair d'etre imaging par Grimrn pour ameaer la plaisanterie qui en tcrraine le recit. ( Note de Mussel- Pathay.)

2. M"« Dupin.

104 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

il revint assez mecontent au bout de six semaines. II reabjura, pendant son sejour a Geneve, la religion romaine, ei se refit protestant. A son retour, il passa deux ou trois annees dans la societe de ses amis, aussi heureux qu il pouvait I'etre, faisant des livres et se croyant copiste de musique ; niais lorsqu'il sen- taitson bien-etre, il n'^tait plus en lui de s'y tenir. M'^^ d'Epinay ayant dans la foret de Montmorency une petite maison d^pen- dante de sa terre, il la pers^cuta longtemps pour se la faire preter, disant qu'il ne lui etait plus possible de vivre dans cet horrible Paris, et qu'il ne pouvait desormais avoir d' autre asile contre les hommes que les bois et la solitude. EUe ne convenait a personne moins qua une tete aussi chaude et a un tempera- ment aussi melancolique et aussi imp^rieux que le sien. II y devint absolument sauvage; la solitude echauffa sa t^te davan- tage et roidit son caractere contre lui-meme et contre ses amis. II sortit de sa foret au bout de dix-huit mois, brouille avec tout le genre humain. G'est alors qu'il s'etablit a Montmorency, ou il a vecu jusqu'a present avec une reputation digne de ses talents et de sa singularite. Voila les principales epoques de la vie de cet 6crivain celebre. Sa vie privee et domestique ne serait pas moins curieuse ; mais elle est 6crite dans la memoire de deux ou trois de ses anciens amis, lesquels se sont respectes en ne I'ecrivant nulle part.

On pretend qu'il a passe les derniers jours dans des convul- sions de desespoir et de douleur des suites de son ouvrage. II se croyait a I'abri de toute persecution, etant lie avec des per- sonnes de la premiere distinction. II n'avait pas prevu que le Parlement put lui faire une affaire serieuse. Je le connais assez pour savoir qu'il sera toute sa vie inconsolable de n'etre plus dans un pays dont il se plaisait a exagerer les maux et les abus. On dit qu'il a pris la route de la Suisse. II n'ira point a Geneve * : car une de ses inconsequences etait d'elever sa patrie aux nues, en la detestant secretement, et d' aimer passionnement Paris, en I'accablant d'imprecations et d'injures.

II est 6tonnant qu'aucun de ses nouveaux amis n'ait prevu

1. Rousseau n'alla point h Geneve, parce que le minist^ire francais y etait tout- puissant. Emile y futbruld et I'auteur decr^te do prise de corps le 18 juin, c'est-k- dire neuf jours apr6s I'avoir 6tc k Paris. La retraite, comme on le voit, eiit ct6 peu sure. Voir les Confessions, part. II, liv. xi et xii. (T.)

JOIN 1762. 105

Teffet que ferait la Profession de foi du vicaire Savoyard dans un moment ou tant d'oisifs et de sots n'ont d'existence et d* oc- cupation que celles que leur donne I'esprit de parti. On a tour- mente M. Helvetius pour quelques lignes eparses dans un gros volume. Un mot equivoque causerait aujourd'hui une tracasserie a un philosophe, et M. Rousseau a cru pouvoir impun^ment imprimer une bien autre profession de foi.

Si vous comparez le requisitoire de maitre Omer Joly de Fleury a la Profession de foi du vicaire Savoyard^ vous trouve- rez que ces deux personnages se sont trompes de role. Le pretre est rempli de sens et de force qui sieraient si bien a un avocat general, et le magistral est rempli d'un esprit de capucin qu'on passerait volontiers a un vicaire de Savoie. On a remarque ce- pendant que ce requisitoire etait fait sans animosite, au lieu que celui que le m^me avocat general fit, il y a trois ans contre le livre de VEsprit, voulant envelopper tons les philosophes sous lamemecondamnation,devaitfaire trembler, par son fanatisme, pour les progres de la raison en France et pour la surete de ceux qui osaient la professer. Le requisitoire contre M. Rous- seau n'est qu'une simple et plate capucinade. On lui reproche de ne pas croire a Texistence de la religion chretienne ! On lui prouve qu'elle existe... Tout le monde, excepte moi, a ete revoke de cette belle exclamation : « Que seraient des sujets eleves dans de pareilles maximes, sinon des hommes preoccupes du scepticisme et de la tolerance? » Un magistrat proscrire la tole- rance I Autant vaudrait garder des moines soi-disant jesuites, dont c'est I'esprit et la vocation. Quant a moi,je dis, al'exemple de Jesus-Christ : Seigneur, pardonne a Omer Joly de Fleury, car il ne salt ce qu'il dit. En effet, si on lui expliquait quelle abominable doctrine il a avancee dans ce passage, je ne doute pas qu'il ne rougit de surprise et de honte; et cela prouve que nos magistrats feraient mieux, pour leur gloire, de se faire faire leurs r^quisitoires par quelque philosophe que d'aller repeter en plein Parlement les lecons sifflees par quelque moine cagot ou par quelque janseniste atrabilaire ^

Les vingt pages qui precedent la Profession de foi du Vicaire

1. Les Memoires secrets (-20 aoiit 1762) attribueat h Abraham Chaumeix le requisitoire contre VEmile. (T.)

106 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dans le livre de M. Rousseau sont ecrites avec un art infmi; Tauteur y a d^ploye tout son talent. La premiere partie de la Profession de foi est s6che et aride; ce sont exactement des cahiers de philosophie tels qu'on nous les a dictes a I'ecole, mais a croire que M. Rousseau n'a fait que les transcrire, c'est une plate et pauvre philosophie. II devient interessant lorsqu'il en vient au christianisme et a la revelation; seulement le na- turel et la verite ne se font jamais sentir dans les ouvrages du citoyen de Genfeve. Quelle vraisemblance, par exemple, qu'un homme de sens comme le vicaire de Savoie fasse cette longue profession de foi a un petit ecolier libertin qui ne saurait avoir assez de curiosite et de patience pour I'ecouter, et qui n'est certainement pas en etat de le comprendre I Les anciens ne tombent jamais dans ces incongruites, et voila en grande partie la cause de ce charme qui vous attache secretement a la lec- ture de leurs livres les plus profonds : votre imagination est toujours interessee.

II y a encore dans ce troisi^me volume un beau discours du gouverneur a I'eleveau moment dela puberty. Les ecarts qui sont tout autour de ce morceau sont aussi fort beaux ; mais il faudra vous parler plus au long de ce singulier livre de I'Lducation, et c'est ce que je me propose de faire dans les feuilles suivantes.

On a donne ces jours-ci, a la Gomedie-Francaise, la pre- miere representation des Meprises , ou le Rival par ressem-- blance, comedie en vers et en cinq actes, de M. Palissot ^ On pretend que le sujet et le plan de cette piece sont un effort de I'imagination de M. le comte de Gaylus, qui existe depuis plus de quinze ans dans son portefeuille, et qui a 6te abandonne au talent poetique de M. Palissot, lequel Palissot s'est abandonne k la discretion du public, lequel public en a fait une prompte et severe justice : car, apres avoir ecoute la plus plate et la plus ennuyeuse piece avec une patience sans exemple, il I'a sifflee k la fin, lorsqu'on a voulu I'annoncer pour la seconde fois, avec une unanimity qui n'a pu etre mesinterpret^e par I'auteur. II a retire sa comedie et n'a pas juge a propos de s'exposer k de

1. La premiere et derni^re representation est du Tjuin 1762. Cette pi6ce a cela de particulier que, comme les deux rivaux ne se trouvent jamais en sc6ne en m6me temps, le m6me acteur remplissait les deux rdles en prenant le soin de changer quelque chose h son costume. (T.)

JUIN 1762. 107

nouveaux aflronts. II etait cependant si sur de son succ6s qu'il avait prepare un compliment que Bellecour devait reciter au parterre a la fm de la piece lorsqu'on demanderait I'auteur. On dit qu'il va faire imprimer sa comedie avec des notes qui nous en decouvriront sans doute les beautes*. Toute cette triste farce est fondee sur la ressemblance parfaite de deux hommes qui sont amoureux de la meme personne. G'est la fable des Menechmes ou celle di Amphitryon, M. Palissot, en copiant une idee aussi neuve, n'a eu garde de s'ecarter de la platitude qui appartient de droit aux imitateurs. Ge sujet, manquant de vrai- semblance, aurait pu du moins fournir beaucoup de scenes co- miques a un homme qui aurait eu un pen de talent et de verve : mais ce n'est pas la le fort de notre Aristophane. II n'y a ni fond, ni idee, ni gaiete, ni plaisanterie, ni I'etoffe d'une scene, dans toute sa piece. 11 parait avoir beaucoup compte sur I'idee de faire jouer les deux rivaux par le meme acteur, en le mon- trant alternativement sous deux habits differents; mais ce degui- sement n'a derobe la platitude et la pauvrete de I'auteur k per- sonne. Les portraits satiriques repandus ga et la n'ont point fait d'effet non plus , car le public se lasse des mechancetes bien vite, et rarement il permet a un auteur de se deshonorer deux fois. II parait done que M. Palissot sera oblige de borner se& succes dramatiques h. la comedie des Philosophes, qui lui a fait tant d'honneur il y a deux ans. Le public est bien injuste; il a bailie aux allusions satiriques; il s'est revoke aux eloges de la vertu et de la probite que M. Palissot a voulu glisser par ci par la dans sa belle comedie. Public ingrat ! que voulez-vous done que fasse ce rare genie? Et sera-t-il dit chez la posterite que dans ce siecle de fer Palissot n'a pu faire d'autre metier que celui de vous vendre, avec le libraire David, a profit commun, les gazettes d' Amsterdam et de Bruxelles?

On a public depuis pen une Vie du comte de Tottleben^, C'est un present a faire a vos antichambres.

1. L'auteur fit imprimer sa piece sous le seul titre du Bivalpar ressemblance, et la fit pr(Jceder d'une preface ou il dit que si on I'a siffl^e c'est qu'on ne I'a pas entendue. (T.)

2. Le comte de Tottleben, Saxon, ne en 1710, mort en 1773. La Saxe, la Rus- sie, la Prusse et la Pologne, furent les theatres des exploits de cet aventurier, dont les premieres lectures avaient 6t6 la Vie de Cartouche et la Pratique des Filous, et qui profita beaucoup de cette etude. (T.)

108 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

On vient de faire une superbe edition des contes de La Fontaine, k la tete desquels on lit le precis de la vie de cet illustre poete par M. Diderot ^ Gette edition est ornee d'un grand nombre de tr^s-jolies estampes qui ont encore I'avantage d'etre honnetes quand le poete ne Test guere. G'est ce que j'ai vu de plus joli en fait d'estampes dont on enrichit les livres. Elles sont ordinairement si mal faites qu'un homme de gout les pos- s^de a contre-coeur. La plupart des estampes dont je parle sont de I'invention de M. Eisen, artiste allemand, et ce ne sont pas les plus mauvaises. Cette edition est fort belle; mais I'exem- plaire coutera au moins trois louis.

On a fait a Geneve une Edition de la Pucelle d'Orleans, qui est aussi laide que celle des Contes de La Fontaine est jolie^ Les estampes, qui sont de M. Gravelot, me paraissent detesta- bles, et pour I'invention et pour Texecution. Les libraires ay ant fixe ce poeme a un prix trop haut, le public a eu le temps de connaitre les defauts de cette edition, et elle ne s'est point ven- due. Ge poeme restera to uj ours imparfait, et, du cote du genie, de I'invention et de la verve, tr^s-inferieur a celui de I'Arioste, son modele; mais il sera toujours precieux par mille details charmants. M. de Voltaire y a ajout^ quelques chants nouveaux.

Le Balai est d'un ex-Mathurin flamand appele Laurent. Une lettre de cachet oblige actuellement ce poete de se tenir en Hollande, d'oii il nous a envoye son poeme. On y trouve en verite des morceaux qu'on parierait etre de M. de Voltaire; mais cela est noye dans une bourre qui a bien la rime, mais qui n'a point de raison.

1. Voir sur cette Edition, dite de?, Fet'miers generaux et qui dispute aux Baisers de Dorat et aux Chansons de Laborde le premier rang des chefs-d oeuvre biblio- graphiques du xviii^ si^cle, la troisieme edition du Guide de M. Coheu, revu par M. Ch. Mehl.

2. M. Ch. Mehl dit que ces figures sont attributes k Gravelot, et qu'elles sont toutes decentes.

JUILLET 1762. 109

JUILLET

1«'-juilletl762.

Lorsque rUniversite de Paris donna, il y a quelques mois, son Memoir e sur les moyens de pourvoir a V instruction de la jeunesse, on devait s'attendre a y trouver un plan general et raisonne de I'education publique. Les anciens avaient entre autres grandes vues celle d'adapter I'education a la constitution de leur gouvernement; un Spartiate ne ressemblait guere a un Athenien. Les modernes ont conserve sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, les traces de la barbaric de leur origine. L'institution publique est a pen pres la meme dans toute I'Eu- rope ; les universites, les academies, les colleges, depuis Pe- tersbourg jusqu'a Lisbonne, nous rappellent partout notre ori- gine gothique et les tristes effets de I'esprit monacal qui avait envahi toute I'Europe pendant les siecles d'ignorance. J'ai deja remarqu^ que dans les pays protestants ses traces s'elfacaient insensiblement, et qu'une raison plus epuree se faisait jour a travers le pedantisme de la methode. Cette revolution, bien loin d'etre indifferente au genre humain, influe necessairement sur le bonheur meme des pays catholiques, ou la superstition exer- cerait sa tyrannie avec bien moins de managements s'il n'y avait point de pays protestants au monde. C'est dans ce sens que la liberte du peuple anglais interesse toute I'Europe, que la gloire et les victoires de Frederic importent meme au peuple autrichien, et que le soutien de la cause protestante est neces- saire au bonheur des provinces d'ltalie et d'Espagne. Le grand Julien vainqueur aurait epargne au genre humain des siecles d'horreur et de barbaric; mais, vaincu, il eut tort : accablesous la calomnie des pretres, le peuple ne vit en lui qu'un incredule poursuivi par la vengeance divine, et la superstition etendit son empire sur toute I'Europe. Frederic, aussi grand philosophe que Julien, plus heureux, plus glorieux monarque que lui, vrai- semblablement ne donnera pas ce triomphe aux pretres. Non- seulement il y aura dans le continent de I'Europe un pays ou les philosophes seront a I'abri de leurs persecutions, et oili la

110 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

liberie de penser sera respectee sous un roi philosophe ; mais les effets de ce sage et heureux gouvernement rejailliront sur tous les autres pays : le fanatisme y sera plus en horreur, la philosophie nioins persecut^e, la liberte des opinions plus sa- cree. Le reverend pere confesseur de I'archiduc Joseph ne mon- trera pas a son altesse royale le doigt de Dieu dans la punilion d'un roi incredule. Si le Tres-Haut a done M^^' rarchiduc d'un grain d' esprit el de bon sens, il reflechira un jour sur le grand €t beau spectacle que I'ennemi de sa maison a donne au monde. Quand Frederic ne sera plus, Joseph nepossedera pas peut-etre laSil6sie,mais il auraquelques superstitions et quelques absur- dites de moins dans la tete, qu'il aurait conservees si le sort des armes lui eut rendu cette belle province. Ainsi la perte de la Silesie pour la maison d'Autriche tournera au profit de ses au- tres sujets, et son plus redoutable ennemi aura contribue au bonheur de ses provinces, en detruisant dans la tete de leur souverain le germe de quelques superstitions et de quelques betises que les pretres ne pourront plus faire pousser. C'est ainsi que le genre humain s'achemine insensiblement vers un peu plus de bonheur, et qu'au bout de vingt siecles il arrive k la fm un moment moins barbare. Ge n'est pas que les hommes ne soient plus ou moins livres aux prejuges; la pure raison ne regnera jamais parmi eux. Mais les prejuges horribles de la superstition et du fanatisme ne sont pas sitot detruits que les grands et heureux prejuges de I'amour de la patrie, de I'hon- neur, de I'heroiisme, en prennent la place : alors le meme ge- nereux courage qui, avec un esprit aveugle et degrade, aurait mis sa gloire a trahir, a sacrifier son ami pour la clilference de quelques opinions dans le fond egalement absurdes, ce m^me courage, plus ^claire et mieux dirige, apprend a respecter la verlu dans son ennemi meme, a honorer le merite et a I'imiter partout ou il se trouve, et, en meprisant partout la vanite et rimbecillit^ des opinions humaines, a ne se distinguer parmi ses semblables qu'a force de vertus, d'elevalion, d'actions nobles et genereuses.

Nous voila un peu loin du Memoire de I'Universite de Paris; mais si ce Memoire etait I'ouvrage d'un corps de philosophes, comme c'est celui d'un corps de pedants, ces reflexions ne se- raient pas si eloignees de leurs idees qu'on n'en sentit la liaison

JUILLET 1762. Ill

et la force; elles seraient entries dans les Elements de Tinsli- tution publique dont rUniversite devait tracer le plan et les principes.

M. Rousseau, au contraire, devait tenir une tout autre route. Get ecrivain celebre, voulant publier ses vues et ses idees sur r^ducation particuliere, et se choisissant un eleve qu'il appelle Emile, il ne fallait point qu'il fit un ouvrage didactique rempli de regies, de principes, de maximes; il fallait en faire un ou- vrage purement historique; c'est-a-dire qu'apres avoir bien etabli le caractere de son el^ve, il fallait nous faire I'histoire ou le roman de son Education, sans jamais s'aviser de donner au- cune de ses methodes pour un principe ou une regie a suivre : car, lorsqu'on vient aux applications^ tout n'est vrai qu'a un certain point, et ce qui convient merveilleusement a un tel sujet ferait un tres-mauvais effet sur un tel autre; ainsi il n'y a point de methode a prescrire dans I'education particuliere, qui varie autant qu'il y a d'eleves, et le ton didactique ne peul manquer d'etre deplace dans un pareil ouvrage. En revanche, il n'y a point de replique contre les faits narres historiquenient sans preceptes et sans pedanterie, pourvu que vous ayez assez de genie pour etablir une correspondance parfaite entre le ca- ractere que vous avez donne a votre eleve et la methode que vous avez suivie dans son education, et qu'on voie clairement que votre methode a produit les effets que vous lui attribuez. Yoila du moins comment j'avais concu autrefois I'idee d'un traite sur I'education, dont I'execution eut ete peut-etre au- dessus de mes forces, mais non pas au-dessus de mon courage, si d'autres occupations et d'autres soucis ni'en eussent laisse le loisir. J'avais imagine un couple charmant qui jouit du bonheur de s' aimer et d'etre uni par le plus doux lien , apres avoir €prouv6 de longs obstacles a leurs desirs. Get heureux manage ne dure qu'un instant. L'epoux, en devenant pere, devient aussi le plus malheureux des hommes. II perd une femme qu'il adore, et il ne survivrait point a ce malheur sans le gage qu'elle laisse en mourant a ses soins. Le voila done seul dans le monde avec un fils. La perte de sa femme produit un changement total dans le caractere de cet infortune. II quitte ses places; il se retire a la campagne, et la, lorsque la violence de la premiere douleur a cede a une plus douce melancolie, il se consacre

112 CORRESPONDANGE LITTEUAIRE.

uniquement a 1' education de son fils. L'histoire de ce fils, jus- qu'a I'age de dix-huit ans, c'esl mon Traite d'education, que je me serais bien garde de nommer ainsi et a qui je n'en aurais pas non plus donne la Hvree, en le farcissant de principes et de methodes; c'eiit ete Thistoire du pere et du fils, mais sans jamais donner leur exemple pour modele : au contraire, j'aurais mis tous mes eflbrts a cacher le but de mon ouvrage sous la simpli- cite de la narration historique. M. Rousseau a cru devoir faire un ouvrage mixte, tan tot historique, tantot didactique. J'ose croire que, tel que je I'avais concu, il avait plus I'air d'un ou- vrage de g^nie; surement il n'aurait pas eu cet air de pedan- terie qui depare le livre du citoyen de Geneve. Au reste, cet auteur a pris plaisir a contrarier, dans son traite, plusieurs de mes idees qu'il connaissait sur ce sujet important, mais d'une mani^re a ne m'en point desabuser. La seule id6e capitale qu'il ait conservee des miennes, c'est de ne parler a son el^ve de Dieu et de religion qu'a I'age de la raison : mon jeune homme, a I'age de quinze ans, n' avait pas entendu prononcer le nom de Dieu; il ne I'aurait surement pas appris en vain. J'observe que M. I'avocat general n'aurait pu attaquer un auteur qui rapporle historiquement qu'un tel p^re a eleve son fils de telle maniere. Remarquez aussi qu'on ferait, suivant cette idee, autant de trait^s historiques d'education particuliere qu'il y a de situa- tions domestiques. Ainsi on ferait l'histoire d'un pere et d'une mere d'une nombreuse famille, et cette histoire, approchant davantage de notre situation commune et civile, ferait aussi un traits beaucoup plus instructif que celui que j*avais imagine. 11 n'est pas besoin de dire que la condition et le caractere des personnages doivent etre etablis dans ces traiies avec autant de soin que dans un roman; sans quoi, point de verite et point d'instruction, qui devient inutile et nuUe a mesure qu'elle de- vient vague. Ge ne sont pas les lieux communs qui eclairent : c*est Texemple et l'histoire ; s*il ne fallait que des lieux com- muns et des maximes, nous serions les hommes les plus sages et les plus ^claires qu'il y eut sur la terre, car toute notre vie nous n'entendons que cela, et dans nos sermons, et sur nos theatres, et dans nos colleges, et dans notre institution domes- tique : le gout de precher est devenu une passion universelle, et vous savez combien nous en sommes meilleurs.

JUILLET 1762. 113

Pour dire encore un mot cle mon jeqne homme, je lefaisais mourir a I'age de dix-huit ans, au moment ou le pere devait recueillir les fruits de ses soins; car en toutes choses il est bon de rappeler aux hommes la vanite de leurs esperances. Cela les accoutume a I'infortune, le tableau en est plus vrai, et apprend aux heureux a jouir du bonheur avec sagesse.

L'observation la plus importante et la plus gen^rale k faire sur I'education, c'est qu'elle se ressentira toujours de I'imper- fection inseparable de toute institution humaine. Quelque soin que vous preniez de votre fils, gardez-vous d'imaginer que vous soyez son seul guide. La necessite qui dispose de nous, la com- binaison de cette foule de circonstances exterieures qui se per- petuent et se renouvellent pendant tout le cours de la vie, n'in- flueront-elles pas sur votre eleve, et le sort qui regie ladestinee du pere et de la mere ne decidera-t-il pas de celledes enfants? Ah! nous sommes tous sous la main invisible. Frederic, eleve par un moine sous le dais d'un trone qui ne fut jamais ebranle, n'eut ete peut-etre qu'un homme ordinaire, un roi faineant, dont le nom sans gloire n'aurait eu dans les fastes de marque distinctive que son chilFre ; mais ne sur un trone qui n'est pas assez affermi pour etre al'abri du danger, souverain d'un peuple dont les malheurs deviennent les siens propres, chef d'une armee dont les defaites ebranleraient sa couronne et n'expose- raient pas moins la personne du roi que le bien des sujels, Frederic a appris de son sort, bien mieux que de ses maitres, le grand art de regner, d'etre digne de son rang, de balancer la grandeur des perils par des vertus plus grandes, et de fournir la plus belle vie dont il y ait peut-etre trace dans rhistoire. La Grece, si etroite, si peu etendue, etait une pepiniere de grands hommes, tandis que 1' immense empire des Perses n'avait pas un nom illustre. Tout y languissait dans I'indolence et dans I'abattement, pendant que les grands exemples de toute espece inspiraient a la jeunesse grecque la passion des vertus et de la gloire.

Vous jugez qu'un auteur qui oublierait I'influence que le sort public et le sort domestique ont necessairement sur I'education ne saurait faire qu'un mauvais traite. Vous jugez encore qu'un auteur qui aurait besoin, pour le succes de sa methode, d'un concours constant de circonstances tres-difficiles a rassembler, V 8

I

L

lU CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

et de la vicissitude des choses humaines, encore plus difficiles

a faire durer, aurait perdu son temps et sa peine. Ge n'est pas

assez que M. Rousseau ait oublie Tun et qu'il exige I'autre;

quand il s*6gare, 11 n*est pas homme a rester k moiti^ chemin.

Lorsque, par une combinaison unique et impossible, vous aurez

ote au sort toute influence, que vous aurez rassemble toutes

les circonstances que M. Rousseau exige, que vous aurez regie

le monde entier et toutes les choses humaines suivant le besoin

de votre Emile et le caprice de son gouverneur, vous croyez

peut-etre pouvoir vous flatter du succes de cette education?

Yous vous trompez. S'il arrive un seul de ces hasards qu'aucune

prudence humaine ne pent ni prevoir ni prevenir, si, dans le

cours de dix-huit ou vingt ans de soins assidus^ il echappe au

gouverneur un mouvement, un sourire, un mot indiscret ou

inconsid^re, d^s ce moment tout est manque, tout est perdu;

M. Rousseau a le plus grand plaisir de vous repeter cet arret

a toutes les cinq ou six pages de son livre. S'il faut tant de

choses impossibles pour elever un homme, il est plus court d'y

renoncer. Si I'Emile du citoyen de Geneve etait un dieu dont le

destin dut assurer pour jamais le bonheur du genre humain, et

que son education nous importat au dela de toutes choses, je

defie qu'on y reussit au gre de M. Rousseau, et qu*il ne vous

rep^tat a tout moment son mot favori : Tout est fini, tout est

perdu.

En general, on pent dire que son traite De I' Education est un recueil de choses vraies et fausses, de contradictions, de beautes grandes et sublimes et d' impertinences plates et inu- tiles, de choses touchantes et de choses arides, de systemes extravagants et absurdes et de vues justes, de choses conso- lantes pour I'humanite et de satires et de calomnies centre le genre humain. Le grand defaut de M. Rousseau, c'est de man- quer de nature! et de verite; Tautre, plus grand encore, c'est d'etre toujours de mauvaise foi. Ses raisonnements sont compo- ses d'une foule de verites et d'une foule de faussetes et de mensonges. On ne saurait se promettre de les refuter avec suc- ces, et cependant tout lecteur attentif en sent le defaut et I'inanite. Voila pourquoi M. Rousseau n'a persuade a personne que les lettres etaient la peste du genre humain, que le theatre etait une ecole de corruption, que I'homme etait fait pour la vie

JUILLET 1762. 115

sauvage, et non pour vivre en societe; et voila cependant pour- quoi il a trouve si peu d'adversaires dignes de lui. On admire son talent, mais on est fache qu'il n'en puisse faire un meilleur usage. On pent dire encore que M. Rousseau a toujours raison quand les hommes ont tort, et toujours tort quand les hommes ont raison; car il cherche moins a dire la verite qu'a dire au- trement qu'on ne dit, et a prescrire autrement qu'on ne fait. On est etonn6 de voir a cote d'une idee pleine d'elevation et de charme une platitude qui n'a pas le sens commun.

On pent, je crois, assurer aussi que tout ce qui regarde Teducation dans son livre est faux et de nul usage. Non-seule- ment il se tourmente, surtout pendant le premier age de son iEmile, a lui apprendre des choses que I'enfant le plus abandonne apprend tout seul, non-seulement un precepte detruit I'autre, et Tauteur se contredit a chaque page; mais je d^fie qu'on puisse employer avec succ^s une seule des methodes qu'il pres- crit. 11 dit bien a tout moment : « Mon fimile est tel ; » il lui trouve les plus grandes vues, les sentiments les plus sublimes, ia conduite la plus merveilleuse ; mais on ne voit nulle part comment tant de merveilles resultent de la methode de M. Rous- seau, ni qu'elles soient la consequence necessaire des moyens que le gouverneur Jean-Jacques a employes pour faire de son l5mile un homme unique. Au contraire, la plupart de ses prin- cipes sont peu feconds, peu conformes a la nature humaine, et ses pratiques si pueriles, ses methodes si absurdes, qu'on est ■etonne, comme je I'ai dit, qu'un homme de tant d'esprit et de genie puisse tomber dans des platitudes si extravagantes. Je ne parle point ici de ses principes fondamentaux; ils m^ritent bien la peine qu'on les examine a part et qu'on sache jusqu'a quel point on doit se fier aux assertions hardies du citoyen de Ge- neve; mais qu'on se rappelle toutes ses autres pratiques, il n'y en a pas une qui ne soit fausse et puerile. Et cette peine inu- tile avec laquelle je dirais volontiers qu'il se tourmente autour des sens de son eleve, et cette belle methode par laquelle Emile doit apprendre de lui-meme a lire et a ecrire, et la belle ma- ni6re de lui enseigner la geographic, la geometric, le dessin, la physique, et ces beaux jeux nocturnes, et ce beau jeu de gateaux pour le dresser a la course, et cette belle histoire du Mton brise dans I'eau, et celle du vin frelate, et celle du diner

116 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

somptueux dont Emile tire une si belle morale, et celle de sa faim dans la foret de Montmorency, et tant d'autres que je passe sous silence : si un homme sense peut y trouver une seule vue juste, utile et philosophique, il faut que le genre humain n'ait pas encore eu le sens commun jusqu'a ce jour, et qu'il apprenne de M. Rousseau a produire avec ses facultes des effets tout au- tres que ceux que nous avons crus jusqu'a present conformes k la nature des choses.

Ce qui n'est pas moins etrange, c'est de voir cet 6crivain precher partout I'amour de la verite,et employer toujours I'ar- tifice et le mensonge pour reussir aupres de son ei^ve. Si M. Rousseau croit qu'il soit si ais6 de derober la verite aux enfants et de leur en faire accroire sur le vrai caract^re de ceux dont ils dependent, sur leur vraie situation, sur ce qu'ils peu- vent et sur ce qu'ils ne peuvent point, on peut Tassurer qu*une des observations les plus communes lui a echappe. II ne faut pas avoir vu beaucoup d'enfants pour savoir avec quelle jus- tesse etonnante ils jugent de tout ce qui les interesse, de tons ceux qui ont des rapports directs avec eux, et combien il serait inutile de vouloir leur donner le change la-dessus.

II faut done regarder le livre De V Education, ainsi que les autres ouvrages du citoyen de Geneve, non comme un livre utile aux hommes, non comme I'ouvrage d'un philosophe avec lequel vous aimeriez a passer votre vie, a philosopher et avous instruire, mais comme un recueil immense de choses qui vous fait penser sur toutes sortes de mati^res, dont I'auteur, par un art infmi, par un style rempli de chaleur et de force, vous inte- resse encore, lors meme qu'il s'egare et qu'il est de mauvaise foi, et dont le caract^re sera toujours precieux, tan tot par le talent de I'auteur, tantot par sa singularite. Les deux derniers volumes m'ont paru infmiment superieurs aux deux premiers.

On dit que le Contrat social est de la meme trempe : obscur et embarrasse dans ses principes, souvent futile et plat, souvent hardi, eleve et admirable. On a pris des mesures si justes a la poste que ceux qui I'ont fait venir par cette voie en ont 6te pour leurs frais et leurs peines. A moins d'aller le chercher en HoUande et de le faire entrer dans sa poche, il n'est pas trop possible de I'avoir ici. Dans six mois il sera 6tale dans toutes les boutiques, a c6t6 du livre de V Esprit et de celui de V Education.

JUILLET 1762. 117

Le conseil de Geneve a fait bruler les deux ouvrages par la main du bourreau, et arrete en outre que Tauteur, s'il venait a Geneve, serai t pris et conduit devant le magistrat pour r6- pondre de ses prlncipes. Cette procedure assez deplac6e et assez inconsidefee pourrait bien faire aller M. Rousseau dans sa pa- trie, car 11 ne doit pas manquer de partisans dans une d6mo- cratie; et rentrer dans Geneve malgre le conseil serait bien autrement piquant que d'y aller lorsque personne ne s'y oppose. On se ferait alors chef de parti parmi le peuple, et, par ces combinaisons, M. de Voltaire serait peut-etre inquiet6 j usque dans son asile des Delices. Voila des conjectures. Tout ce qu*on salt, c'est que M. Rousseau est arrive a Yverdon , a dix-huit lieues de sa patrie.

On a donne ces jours-ci, sur le theatre de la Comedie- Francaise, le Caprice ^, comedie en prose et en trois actes par M. Renou, lequel n'a pas et6 heureux jusqu'^ present dans ses essais dramatiques. Dans cette piece, une certaine baronne coquette, et, comme vous allez voir, bien plus mechante et noire que capricieuse, exige de son amant de feindre une pas- sion violente pour une jeune personne pleine de candeur, de vertu et de beaute. Voila le caprice, et s'il faut appeler ainsi ce qui n'a aucun motif ni sens6 ni meme raisonnable, on peut dire que jamais caprice n'a merite son nom comme celui de la baronne, car on ne voit absolument point pourquoi elle forme un projet si insens6 et si dangereux pour elle. Ce qui en arrive montre encore davantage 1' extravagance de cette conduite. L' amant, tres-honnete homme, qui a une peine infmiease preter au caprice de la baronne, s'y soumet et y succombe. Tout en feignant de la passion pour la jeune personne, il en prend une tres-vive et tres-veritable, et cela est trfes-naturel. Sophie ou Angelique, j'ai oublie son nom, a tons les charmes de la jeu- nesse et de I'innocence; la baronne est sur son retour, et d'ail- leurs remplie d' artifices et de maneges. Elle s'apercoit trop tard de la mauvaise tournure que prend son caprice. Alors elle en veut prevenir les effets, a force de noirceur et d'infamies. Elle invente des mensonges, elle detourne des lettres, elle epuise

1 . Le Caprice^ ou VEpreuve dangereuse, fut represents pour la premiere fois le 28 jiiia 1 762.

118 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

toutes les ressources de la plus horrible tracasserie : tout cela ne sert qu'a devoiler son ame noire a son amant, et a reunir pour jamais deux coeurs faits pour s'aimer. La baronne etouffe de rage et de honte, et I'amant donne sa main a la jeune per- sonne, k laquelle il n'a que trop reussi d'inspirer de I'amour pour lui. Gette pi^ce a reussi faiblement. Elle aura quelques representations a I'aide des tragedies dont on aura soin de I'etayer. Elle est bien insipide et d'un bien mauvais genre. G'est du marivaudage froid. 0 divin Moliere, dirait-on que nous ne sommes qu'a cent ans de I'epoque de tes chefs-d'oeuvre immor- tels, et a en juger par les comedies de nos jours ne croirait-on pas etre a deux mille ans de cette epoque !

Qn devait donner a la Gomedie-Francaise ce meme jour la Mort de Socrate, tragedie en trois actes, par M. de Sauvigny, garde du corps du roi de Pologne Stanislas. Ge poete a donne jusqu'^ present des pieces fugitives, des odes anacr^ontiques et aiutres bagatelles qui ne vous feront pas presumer qu'il solt en etat de traiter un sujet de cette importance. Quand M. de Vol- taire y a echoue par le defaut de profondeur et de gravite, on ne peut pas trop esp^rer que M. de Sauvigny y reussisse : car s'il fait des vers avec facilite, il les fait si legers, si d^pourvus d'idees, qu'on pourrait lui imputer la sterile abondance que le philosophe de Sans-Souci trouvait a I'abbe de Bernis* si M. de Sauvigny avait au moins la grace et la tournure du poete devenu cardinal. Or il n'y a aucun sujet ou les idees les plus grandes et les plus profondes soient plus indispensables que dans la Mort de Socraie. Quoi qu'il en soit, celle de M. de Sauvigny etait prete a paraitre, le jour en etait pris et annonce, lorsqu'il vint une defense de la police de la jouer. On pretend qu'elle est remplie d* allusions qu on aurait pu appliquer a M. Ghristophe de Beaumont, archeveque de Paris, a nos seigneurs de la cour du Parlement, a la haine et a I'animosite qu'on a dans ce mo- ment-ci contre la philosophie. Je crois que la circonstance de la proscription de M. Rousseau a beaucoup contribue a la sup- pression de cette piece. On aurait craint que le parterre ne fit des applications continuelles a I'histoire du jour. On pretend que Tauteur a eu la permission de faire imprimer sa piece. S'il

1. Voir la note 2 de la page 112 du tome IV.

JUILLET 1762. 119

en profite, nous serons a portee de juger jusqu a quel point les apprehensions de la police etaient fondees*.

Prosper Jolyot de Crebillon, de I'Acad^mie francaise, vient de mourir a I'age de quatre-vingt-neuf ou dix ans-. Ce poete tragique jouissait d'une haute reputation qu'il devait moins a son merite qu'au hasard d'avoir eu M. de Voltaire pour concur- rent dans la carri^re du theatre. La noire envie et la basse jalousie se plaisaient a elever Crebillon aux depens de son rival, a le vanter comme le seul genie tragique, et a n'accorder a M. de Voltaire que des talents d'agrement. On vantait continuellement les tragedies de Crebillon, et Ton jouait sans cesse celles de Voltaire. Je ne dis pas que M. de Crebillon ait ete sans aucun merite ; raais je dis que, ni pour le genie tragique, ni sous aucun autre point de vue, il ne peut ^tre compare a M. de Voltaire, et que ce jugement sera infailliblement confirm^ par la posterite. La plus belle des pieces de Crebillon, Atree et Thyeste, n'est presque jamais jouee. Son JSlectre a eu un grand succes en son temps. Celle de M. de Voltaire n'en a presque pas eu, et il s'en faut bien qu'elle soit sans defauts ; mais telle qu'elle est, elle degoiitera insensiblement le public de ce pueril et impertinent roman sur lequel VElectre de Crebillon est batie, auquel je defie un homme de gout de se preter. Bhada?niste et Zenohie a sans doute des beautes; mais la fable en est embrouillee de facon que personne n'y peut rien comprendre. Voila les trois pieces de M. de Crebillon qui sont restees au theatre. Si vous en examinez le style et le coloris, c'est bien pis. En general, Crebillon avait du g^nie, si Ton veut; mais il manquait de culture, et Ton n'en dira jamais : Voila un beau genie. II laisse un fils dont vous connaissez la reputation et les ouvrages. La Comedie-Francaise lui a c^Mbre un service solennel dans I'eglise de Saint-Jean de Latran, et a joue le soir Bhadamiste, mais sans beaucoup de monde'. Vous voyez que TEglise ne dedaigne pas T argent des excommunies, et que les pretres ne se font pas de peine de donner quittance de I'argentrecu deceux qu'ils ne veulent pas admettre a la sainte table.

i. Non-seulenient la pi6ce de Sauvigny fut imprim^e, mais la representation en fut permise plus tard. Voir ci-apres lettre du 15 mai 17(33. (T.)

2. Crebillon mourut le 17 juin 1762; il etait ni le 15 f^vrier 1674.

3. Le 6 juillct.

120 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Le Bilan gdneral et raisonne de VAngleterre depuis 1600 jusqu'd la fin de d76i, ou Lettres sur le produit des terres et du commerce de V Angleterre, est un ouvrage estime qui vient de paraitre. L'auteur s'appelle M. de Maisagne. Si ses vues gen6- rales et ses principes sont justes et bien raisonn^s, il rests toujours a savoir a quel point on pent ajouter foi aux faits et aux details particuliers, car nos ecrivains politiques et econo- miques assurent bien des choses et produisent bien des calculs dont je ne voudrais pas etre garant. Combien de fois Ton nous a assure que I'Angleterre allait faire banqueroute, combien de fois nous avons compte qu'elle serait ecrasee sous le poids de la dette nation ale ! Yain fantome dont nous avons la bonte de nous eflrayer pour nos ennemis. Mais si I'alliance de I'Espagne ne nous rend pas plus de services que la dette nationale des Anglais, nous serons encore longtemps en guerre. II est Evident que cette dette, quelque grande qu'elle soit, n'est qu'un moyen de plus pour afifermir la presente constitution de I'Etat. II est vrai aussi, etM. de Maisagne le prouve, que la puissance anglaise ne durera pas toujours; mais tout finit dans ce monde. Les empires les plus florissants et les mieux gouvernes ont leur terme de puissance et de fortune apres lequel ils declinent. Ge qui n'empechera pas que le minist^re de Guillaume Pitt ne soit una assez belle epoque de I'histoire anglaise, et je crains bien que, malgre les demonstrations et les raisonnements victorieux de nos auteurs, nos enfants ne soient deja trop vieux pour voir la fin de la superiority que la puissance anglaise a acquise en Europe.

M. I'eveque du Puy, frere du celebre M. Le Franc de Pompignan, a 6crit au roi en faveur des j6suites une lettre fort plate, que le parlement de Normandie vient de faire bruler par la main du bourreau, en consequence d'un r^quisitoire tres- violent de son procureur general.

Tout le monde a tort est une feuille d'un auteur qui se dit femme, et qui prend en consequence le ton leger et badin. G'est ce qui a paru de mieux en faveur des jesuites. Vous pour- rez, d'apr^s cet echantillon, juger de la force des apologies de cet ordre celebre. II est vrai que si les jesuites ont eu de pauvres defenseurs, les jansenites ont ecrit en revanche de grandes pla- titudes contre leurs ennemis. On pent hardiment faire droit sur

JUILLET 1762. 121

les brochures pour et contre, et les condamner au feu. Yous y jelterez d'abord les Ponrquoi, ou Question surune grande affaire jwur ceux qui nont que trois minutes ay donneri c'est une feuille en faveur des jesuites. Le R^oeil desjesuites est un autre bavar- dage.

Nous sommes en outre inondes de comptes rendus aux differents parlements du royaume par leurs procureurs ge- n^raux, parmi lesquels on ne distingue que le second compte rendu sur I'appel comme d'abus des constitutions des jesuites, par M. de La Ghalotais, procnreur general au parlement de Bretagne. Le second ouvrage de ce magistrat a eu autant de succfes que le premier, et c'est ce qui nousrestera de cette grande et memorable querelle. Les jesuites peuventhardiment regarder M. de La Ghalotais comme leur destructeur en France. Jamais ouvrage polemique n'a porte un coup plus cruel et plus irrepa- rable ^

Je ne sals quel barbouilleur nous a fait present de trois volumes de Vies des femmes illustres de la France^ dans lesquels on trouve entre autres la vie de la Brinvilliers, a laquelle le titre de femme illustre convient singulierement. C'est une mauvaise compilation dont on ne pent soutenir la lecture.

M. Lacombe vient de publier un Ahrege chronologiqiie de Vhistoire du Nord"- y c'est-a-dire de tons les Etats de cette partie du monde. Voila done encore un abrege. Mais YHistoire de la reine Christine vous fera penser qu'il vaut mieux que M. Lacombe abr6ge et compile que de lui voir trailer un sujet historique dans les formes.

15 juillet 1762.

On pent chercher la source de tons les egarements de M. Rousseau dans le caract^re de cet homme ideal et chim^ri- que qu'il s'est cre^, et qu'il a substitue partout a I'homme de la nature, tei qu'il existe depuis cinq ou six mille ans que nous avons quelques notions du genre humain. Faut-il s'etonner que,

1. Le premier et le second Compte rendu furent d'abord imprimis in-4*'. II en parut ensuite plusieurs Editions in-12. On repandit le bruit peu fonde que d'Alem- bert, ami de La Ghalotais, n'^tait pas etranger i la redaction de ces Comptes. (T.)

2. Paris, 1762, 2 vol. in-8\

122 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

n'ayant jamais qu'un modele fictif dans la t^te, il ait toujours manque de naturel et de v6rite dans ce qu'il a ecrit sur la nature de I'homme, sur ses rapports moraux, sur ses droits et sur ses devoirs ? S'il est permis d'avilir un titre auquel on ne peut aspirer, M. Rousseau a raison de calomnier celui de philo- sophe : il sera toujours regarde comme un ecrivain eloquent, jamais comme un philosophe profond.

Le citoyen de Geneve n'est pas le premier qui se soit donne la torture pour etablir cet etat chimerique que les ecrivains du droit naturel et politique ont appele etat de nature ; ils ont tous epuise leur imagination pour en decrire les avantages. L'his- toire de nos premiers parents^ dans le jardin d'Eden, n'est pas plus puerile que celle que de grands philosophes modernes ont forgee de ce pretendu etat de nature. Si nous savions, de science certaine, que le genre humain a vecu pendant des si^cles dans cet etat qui n'a jamais existe, qu'en pourrait-on conclure? que I'etat de societe qui a succede a cet etat primitif est con- traire a la nature humaine? J'aimerais autant qu'on me dit que les poissons avaient ete crees originairement pour vivre dans Pair, sur les arbres, et qu*ils se sont degrades et perdus depuis qu'ils se sontplonges dans les eaux. Je suis bien fache que le doc- teur Swift soit mortsansfaire I'histoire des poissons dans ce gout- la; il nousaurait prouv6 comme quoi toutesles misferes, tousles maux de Tesp^ce piscine, tirentleur origine de son gout deprave pour I'eau, etde cequ'elle a perdu I'heureuse habitude de vivre dans les airs, etc. Ridiculum acri,,,, De bonne foi,un philosophe sense se persuadera-t-il jamais qu'une esp^ce d'etres, quelle qu'elle soit,puisse sortir de son etat naturel, etsubsister pendant des siecles dans un etat entierement oppose a sa nature? S'il etait possible qu'une espece put tenter quelque chose de contraire a sa nature, au premier acte, au premier essai, ellecesserait d'exister. II y a cette difference entre I'air salubre et I'air pestifere, que dans I'un on vit, et dans I'autre on meurt : voila tout. Ainsi on aurait beau decouvrir d'une mani^re certaine que le genre humain a vecu des milliers d'annees dans cet etat de nature que nos docteurs ont si fort embelli ; puisque T^tat de societe, avec lous ses developpements civils et moraux, a succede a ce premier etat, et que les hommes s'y conservent depuis des milliers d'an- nees, il est evident que I'un et I'autre de ces etats sont egale-

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ment conformes a la nature humaine. Tout ce que je puis accor- der a la chimfere de iios ecrivains, c*est que cet etat de nature etait un etat de felicite pure, et que celui de societe en est un rempli de mis^re et d'infortune; mais enfin, puisqu'il a results de I'autre, il etait malheureusement impossible aux hommes de n'y point tomber. Je ne sais point raisonner centre les faits. l5mile, a I'age de vingt-cinq ans, tient de la liberalite de M.Rousseau tons les avantages delaplusbrillantejeunesse; mais enfin rien au monde ne pourra I'empecher d'arriver un jour a I'age de decrepitude, oii il faudra perdre tons ces avantages. Ainsi reprocher au genre humain I'^tat de societe e&t au moins aussi philosophique que de blamer un vieillard de soixante ans d'avoir troque de beaux cheveux chatains centre une chevelure grise.

Vous voyez qu'en raisonnant de la maniere la plus moderee sur les idees de nos docteurs du droit naturel, on en decouvre partout rinsuffisance et Tabsurdite. Que ne serions-nous pas en droit d'en penser, en les approfondissant un peu davantage? Car enfin cet elat de nature, dont ils se sent plu a nous faire des tableaux si magnifiques , nous n'en voyons aucune trace dans I'histoire de I'homme. Non-seulement nous ignorons abso- lument si Thomme a jamais vecu dans cet etat ; mais, en le comparant avec les connaissances que nous avons pu acquerir de la nature humaine, nous sommes en droit d'en inferer que jamais le genre humain n'a pu exister un seul moment de cette maniere chimerique ; nous voyons clairement que I'homme, tel qu'on nous le presente dans I'etat de nature, est tout un autre etre que celui que nous voyons sous nos yeux, et qui ressemble a celui dont I'histoire nous est connue depuis cinq a six mille ans. J'igiiore comment le genre humain a commence; mais je sens qu'un etre faible, craintif et dou6 d'imagination, comme I'homme, a du, d^s le premier instant de son existence, recher- cher la societe de ses semblables, s'effrayer de la solitude et des tenebres, s'inquieter au moindre bruit, n'6couter I'agitation des feuilles par le vent qu'avec tressaillement, qu*avec une se- crete horreur, et supposer partout un pouvoir invisible. Voila done I'origine de la societe et de la religion, prise, non dans I'excellence, mais dans la faiblesse de notre frele nature. Je sens encore que, les passions 6tant inseparables de notre nature, le

124 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.

genre humain a du etre susceptible de grandes vertus et de grands crimes, et, les combinaisons de tout ce qui entre dans notre essence etant infinies, je sens que le propre de notre es- p6ce est d'etre un compose de toutes sortes de temperaments, de qualites et de resultats. Tout ce qui arrive a une esp^ce lui arrive conformement a sa nature, parce qu'elle ne pourrait sub- sister un instant hors de sa nature. Tous ceux qui ont ecrit des choses contraires a ces principes ont peint un homme imagi- naire qui n'a jamais exists, et une condition chim^rique sur laquelle ils ne peuvent rien affirmer, lis n'ont envisage I'homme que par un cote ; ils I'ont doue de telle faculte, et ont oublie telle autre; ils ont oublie surtout que I'homme n'avait pas seu- lement telle ou telle faculte, mais qu'il les avait toutes en meme temps et ensemble : ce qui produit entre elles des relations, des modifications, des combinaisons sans nombre. Nos philo- sophes en ont agi avec I'homme, depuis quelque temps, comme un organiste en use avec son instrument. Ils combinent ses dif- ferents jeux a leur caprice; mais on pent dire que cela fait d'assez mauvais organistes. Ainsi I'abbe de Gondillac,. dans son TraiU des sensaliom, et M. Rousseau, a son exemple, dans le premier volume de I' Education^ otent et rendent alternative- ment les memes sens a un homme pour imaginer des resultats qui n' existent que dans leurs cerveaux creux. Eh ! messieurs, ayez la bonte de considerer que Ihomme n'est pas un orgue, que jamais un jeu ne se fait entendre en lui si absolument seul que les autres n'aient aucune part a I'effet qu'il produit. Ainsi nos docteurs ont tantot repr^sent6 I'homme dans un etat plein d'innocence, mais isole ; tantot dans la societe, mais charg6 de crimes, environne d'horreurs de toute espece. L'un et I'autre de ces tableaux etaient egalement philosophiques ; mais enfm cela a produit les plus belles, les plus 61oquentes sorties contre le genre humain, les plus sublimes lamentations sur ses mal- heurs et sur ses crimes. Immortel doyen de Dublin, sublime Swift, je reviens encore a toi. Un seul de tes traits de plaisan- terie, souvent une seule ligne de tes ecrits a plus de sel, plus de philosophie, plus de profondeur que les gros livres de nos ecrivains didactiques. Reparais au milieu de nous pour repro- cher aux moutons de s'etre mis en troupeaux. Quoique, de m6- moire de mouton, jamais aucun n'ait marche seul dans ce monde,

JUILLET 1762. 125

fais-leur un tableau enchanteur de cet etat de felicite, lorsque chaque mouton broutait dans le bois de son cote. Repr6sente- Jeur, avec la vehemence necessaire, tons les inconvenients, tous les malheurs des troupeaux, parmi lesquels le plus grand, celui qui occupe et afllige le plus les moutons, c'est d'etre soumis a la volonte et au caprice d'un berger despote et de ses chiens, plus arrogants que lui. Peut-etre, apr^s ton sermon, verrons- nous les moutons se debander et reprocher aux hommes, par leur exemple, de profiler si peu des lecons de leurs docteurs.

M. Rousseau, suivant son usage, a pousse toutes ces ideas chimeriques sur Tetat de nature beaucoup plus loin qu*aucun de ses predecesseurs. II soutient clairement qu'il n'y a point de perversite originelle dans le coeur de Thomme, que tous les premiers mouvements de la nature sonttoujours droits. II pour- rait nous dire avec autant de verite qu'il u'y a point d'arbres rabougris au monde , qu'ils croissent tous egalement beaux, droits et eleves, et que ce n'est que depuis que la culture s'en est mel6e qu'on voit des arbres bossus et contrefaits. II pourrait dire encore que la laideur n'est pas dans la nature de I'homme comme la beaute, et que la premiere n'est qu'une suite de I'art de la toilette. Toutes ces propositions sont a peu pres egale- ment philosophiques et vraies.

C'est pourtant sur ces fondements que M. Rousseau a ^tabli son traite De V Education. II ne faut done pas s'^tonner si ses methodes sont si chimeriques, ses moyens si peu conformes a la nature humaine, ses details si remplis de faussetes, ses prin- cipes si peu feconds et si vagues. Quelle foule d'assertions har- dies, gratuites, outr^es et vides de sens ! Elles ont toutes leur source dans cethomme ideal et faux queM. Rousseau s'est form6, et qui n*a jamais existe. II veut que la premiere Education soit purement negative. Quand cela ne serait pas absolument impos- sible, cela n'en serait pas moins faux. L'analogie que M. Rous- seau emploie sans cesse pour s'assurer de I'existence des lois gen^rales de la nature vous prouve qu'il en est une qui ordonne singulierement la premiere culture. Donnez k un arbre dans son premier age une education purement negative, et vous le verrez bientot etouffe sous des branches gourmandes sans nom- bre ; son mal sera meme grand a proportion que sa seve est forte et genereuse. Ailleurs M. Rousseau proscrit toute habi-

126 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tude, bonne ou mauvaise. Suivant son gout pour les antitheses, la seule bonne habitude, c'est de n'en prendre aucune, comme si un animal a habitudes tel que Thomme pouvait sen pre- server a son choix, et qu'il put y avoir un enfant de douze ans, fut-il parvenu a cet age hors de la societe, au milieu des bois, qui n'ea eut contracte une infinite ! Le concours des objets ex- terieurs, le sort qui en resulte, nous forcent bien plus surement que nos maitres a des habitudes inevitables, et le seul soin de ces derniers doit consister a nous faire prendre I'habitucle de la vertu et de la droiture. Dans un autre endroit, M. Rousseau soutient que les actions d'un enfant sont depourvues de toute moralite. S'il a voulu dire qu'un enfant pent faire sans crime une action criminelle, il a exprime d'une mani^re louche une idee commune, et un homme aussi peut etre dans ce cas-la; mais il est impossible de concevoir un etre moral, a quelque age qu'il soit, avec des actions sans moralite : ce que tout le monde concoit, c'est que la moralite des actions d'un enfant est diffe- rente de la moralite des actions d'un homme a I'age de raison. Dans le meme endroit, il condamne I'emulation; il la confond expr^s avec I'envie, avec la basse jalousie, pour pouvoir en dire du mal ; il veut qu'on lui substitue la liberte bien reglee. De- mandez-lui ce qu'il entend par cette liberte bien reglee ; je me trompe fort, ou il n'y attachera jamais un sens raisonnable. « Ne parlez, dit-il, jamais a votre eleve de devoir : la necessite doit etre son seul frein. » Mais faites-moi comprendre, monsieur le gouverneur, comment on peut separer ces deux idees, et comment I'une est plus aisee a concevoir que I'autre. L'idee de la necessite et de ses decrets irrevocables est une des plus phi- losophiques qu'il yait; elle parait etre reserv^e a I'age de la sagesse. La jeunesse imprudente, la passion aveugle,se revoltent a cette idee, se heurtent etourdiment contre la loi inflexible de la necessite, et vous voulez qu'un enfant s'y resigne, un enfant a qui vous refusez tout usage de raison et qui n'a surement pas Texp^rience des choses de la vie! Quelle extravagance!

Gependant c'est sur ces principes et autres semblables que M. Rousseau fonde les methodes de son education, ou plutot il n'y fonde rien, parce que la plupart de ses principes sont ste- riles, embarrasses, et ne produisent rien, en sorte qu'on n'aper- coit aucune veritable liaison entre eux et les methodes qu'il

JUILLET 1762. 127

indique. II ne parait les avoir etablis que pour decrier les sen- timents recus, pour combattre des usages raisonnables. G'est ainsi qu'il nous fait le tableau le plus touchant de I'etat de na- ture, qu'il nous ote dans cet etat jusqu'au germe du vice, afin de pouvoir nous reprocher, dans notre condition actuelle, tous nos maux, tous nos vices, com me notre ouvrage. Par une suite de ce tour d*esprit, il ne veut point qu*on raisonne avec les enfants, et cela parce que le sage Locke le veut, et que c*est en efTet le precepte le plus sense de I'education. Mais comment prouve-t-il qu'il nefaut pas raisonner avec les enfants? c'est en prouvant que vous avez tort de leur inculquer vos propres rai- sonnements. Mais quand Locke veut que vous raisonniez avec vos enfants, apparemment qu'il ne vous conseille pas de substi- tuer vos raisonnements aux leurs ; il veut, au contraire, que vous ecoutiez leurs raisonnements, que vous vous gardiez bien de les corriger par les votres, mais que vous leur appreniez a les rectifier par leurs propres reflexions, que vous saurez bien faire naitre sans pedanterie, si vous n'etes pas sot vous-meme. II n'y a certainement dans tout I'ouvrage de M. Rousseau pas un principe qui vaille celui-la.

Si vous voulez suivre avec la meme exactitude toutes les assertions du citoyen de Geneve, vous y trouverez partout le meme defaut de naturel, de verite et de philosophie, et vous fmirez par vous persuader que cet eloquent ecrivain ne connait ni les attributs de la nature humaine, ni ceux de I'enfance, et que le defaut de mesure qui caracterise tous ses conseils les rend de nul usage, lors meme qu'ils ont une sorte de verite. Ainsi il dit qu'un des meilleurs preceptes de la bonne culture est de tout retarder, tant qu'il est possible. II est vrai que si vous precipitez trop vos soins, le fruit sera un avorton qui n*aura jamais son point de maturite; mais si vous retardez trop, le fruit sera pourri. Le vrai precepte de la bonne culture, c'est de ne rien trop pr^cipiter ni trop retarder. II veut, quoi qu'il arrive, qu' on quitte toute occupation avant que I'elfeve s'ennuie, car, dit-il, u il n'importe jamais autant qu'il apprenne qu'il n'importe qu'il ne fasse rien malgr^ lui ». C'est \kune des con- sequences de ce principe de la liberte dont on cherche en vain a penetrer les effets et les resultats. M. Rousseau ne veut em- ployer ni gene ni contrainte avec son eleve. Je croirais volontiers

128 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

que nos gouvernantes ont tort de dire sans restriction qu'il faut rompre la tete aux enfants, et que c'est une grande affaire de determiner a quel point on doit resister a I'opiniatrete que les enfants ont coutume de montrer : dans ces luttes, souvent Tame se brise, et perd sa fermete et sa force en quittant I'entetement, dont le chapitre est si long dans Teducation populaire. Mais quelle imprudence n'y aurait-il pas d'accoutumer un etre assu- jetti de mille mani^res, depuis I'instant de sa naissance jusqu'a sa mort a tant d'objets qui en disposent continuellement, de I'accoutumer, dis-je, a ne rien faire malgre lui, tandis qu'il doit passer ses jours sous le joug inevitable de la necessite?

Ces contradictions sont familieres a M. Rousseau. II les apercoit quelquefois lui-meme, et alors il s'en tire par une subtilite qui n'est rien moins que solide ; mais il ne se reproche pas meme les plus fortes. II dit dans un endroit que « les phi- losophes n'aiment tant le genre humain que pour se dispenser d'aimer personne », et, dans un autre, que, « pour empecher lapiti6 dedegenereren faiblesse, il faut la generaliseret I'etendre sur tout le genre humain. II faut, ajoute-t-il, par raison, par amour pour nous, avoir pitie de notre espece » ! Et cette pitie, que produira-t-elle? Je defie qui que ce soit de donner a cette pro- position une signification sensee. Qu'importe, apres tout, qu'un auteur soit en contradiction avec lui-meme? G*est souvent un moyen de lui faire rencontrer le vrai une fois. Le pis est, dans un trait6 de morale, d'etre toujours en contradiction avec la verite et la simplicite des mouvements de la nature ; c'est se guinder I'esprit a une foule de paradoxes ; le vrai genie est autre chose. M. Rousseau veut que le travail de son 616ve soit prise par le travail meme, et non parce qu'il est de lui. « Dites (ce sont ses paroles), dites de ce qui est bien fait : Voila qui est bien fait; mais n'ajoutez point : Qui est-ce qui a fait cela? S'il dit lui-meme d*un air fier et content de lui : C'est moi qui I'ai fait, ajoutez froidement : Vous ou un autre, il n'importe ; c'est tou- jours un ouvrage bien fait. » Voila done la proscription de la louange, cet aiguillon si sur pour les ames nobles. Quelle folie! « Quoi, disait I'autre jour une femme de merite, lorsqu'il y a quelque chose de bien fait, et que je decouvre que c'est I'ou- vrage de mon fils, a I'instant mes yeux se remplissent de larmes : suis-je done une m^re denaturee en lui montrant les mouve-

JUILLET 1762. 129

merits de mon ame? » Ah! mfere tendre, laissez d^raisonner les sophistes, et livrez-vous aux douces lois de la nature. Que votre fils sache au plus tot combien il est doux de se concilier, par des actions honn^tes et genereuses, I'estime de ceux qu'il doit aimer et reverer toute sa vie.

Je n'irai pas plus loin. Dans tout ce que j'ai dit sur le traite De V Education^ je ne me suis pas arr^t6 a des extravagances dont tout le monde sent d'abord Tabus et I'egarement; je me suis arr^te k des principes qui en imposent par un cote philo- sophique. Je ne les ai point approfondis; je n'en ai dit qu*un mot; mais ce mot suffit, je crois, pour vous faire m^diter avec fruit sur ces mati^res. Je ne dirai rien, ni de la paraphrase des fables de La Fontaine, ni du dialogue sur la propri6te, ni de I'apprentissage du metier de menuisier, ni des amours d'Emile et de Sophie, ni d'autres morceaux de cette force. Get Smile est un assez sot enfant, et sa maitresse une petite bc^gueule, pie-grieche et insupportable. L'histoire de la femme, ou de So- v^ phie, qui precede ces impertinentes amours, est pourtant rem- plie de grandes beaut^s. G'est que M. Rousseau dit des choses generales, et que dans les details il a eu en vue une histoire veritable, ce qui Fa empeche de se livrer a son imagination, toujours guindee et sans naturel.

En general, tout son livre est partage en methodes et en pein- tures.D'uncote, il enseigne ce qu'il faut faire; derautre,il pre- tend montrer les effets merveilleux de ses preceptes en se livrant a des descriptions tres-pompeuses de tout ce qu'est devenu son Emile. Mais, comme je crois ravoir deja remarque, il est fort aise de dire : « Mon Emile est ceci, cela ));il ne faut qu'un trait de plume pour lui donner les plus grandes, les plus belles qualites. Le tout etait de nous montrer qu'Emile est devenu si merveilleux par les methodes seules de son gouverneur : or voila ce qu'on ne voit nulle part. Au contraire on voit encore ici, comme dans le reste, des contradictions sans fin enti-e les moyens et les effets qu'ils produisent. Get l5milen*a jamais connu I'application, et il est devenu laborieux; il ne sait ce que c*est que la meditation, tant le travail d'esprit est odieux a son gou- verneur, et cependant telle question qui ne pourrait pas nieme eflleurer I'attention d'un autre enfant vatourmenter Emile durant six mois. 11 faut convenir que peu d'ecrivains ont autant abuse V. 9

1^ ' CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de leur esprit et de leurs talents que le citoyen de Geneve. Onvientdedonnerala Comedie-Italienne un opera bouffon, intitule Sancho Panca dans son He. Le poeme est de M. Poin- sinet, et la musique de M. Philidor^ Gette piece a un succes mediocre. Elle est burlesque sans etre gaie. II faut tordre le cou a un poete qui n'a rien su faire du gouvernement de Sancho Panca. M. Poinsinet n*a pas mieux su fournir des situations au musicien. Excepte la scene du poltron qui se bat contre Sancho, qui meurt de peur comme lui, je n'en vols guere qui merite le nom d'une situation; et voila pourquoi la plupart des airs ne font pas un grand effet. M. Philidor a fait grande depense en harmonie et en bruit, fort peu en chant et en idees musicales. II s'est rep6te lui-meme en plusieurs endroits; en d'autres, il a imite des morceaux de On ne savise jamais de tout, et meme 6^* Annette et Luhin. En un mot, ce nouvel ouvrage de M. Phili- dor ne soutiendra pas la reputation du Marechal,

On a remis au meme theatre la Jeitne Grecque, piece de M. Fabbe de Voisenon% qu'on disait a tort ressembler prodi- gieusement a la Fille d'Aristide, de M""® de Graffigny. Ges deux comedies ne se ressemblent qu^en ce qu*elles sont toutes deux tres-mauvaises. Le ramage de M. I'abbe de Voisenon est assez joli dans des pieces fugitives, parce qu'on les juge avec une extreme indulgence quand elles n'ont pas beaucoup de pre- tention; mais un homme de gout ne pent le supporter au theatre.

Un de nos traducteurs a tant par feuille vient de traduire le roman de Fielding intitule A me//^^ Gette traduction est exacte et litterale, au lieu que M"'^ Riccoboni s'en est permis une tres- libre.Elle vient d'en publier la seconde partie. Lorsque tout sera complet, vous pourrez comparer les deux traductions, et juger de leur merite.

On a voulu faire une sorte de reputation a une Hisloire

i. Cette piece fut representee le 8 juillet 17G2. Poinsinet, son auteur, dont Grimm a d6ja, h la fin de sa lettre du I"" aout 17G0, annoac(5 le Petit Philosopher w'est pas Poinsinet de Sivry, auteur de Briseis, mais I'auteur du Cercle, Poinsinet le my stifle. (T.)

2. Cette reprise eut lieu le 5 juillet 17G2; la piece avait ^te representee pour la premiere fois le 16 decembre 1756.

3i C'est la traduction dc Puisieux d6ji signalee.

JUILLET 1762. 131

du Slide d* Alexandre, par M. Linguet, qui s'annonce comme un jeune homme de vingt-cinq ans a qui ses amis promettent des succes. En ce cas je ne suis point de ses amis, car je ne trouve dans son ouvrage que beaucoup de pretention a Tes- prit philosophique, avec un fort mauvais style*.

L'Epitre a M. Gresset, ou on lui reproche sa paresse, est de M. Selis, jeune professeur d' Amiens 2. Gela n*esl pas precise- ment detestable, mais cela ne vaut pas non plus qu'on s*en occupe.

VJSpitre de M. Colardeau a son chat, qu'il appelle Mi- nette, est peu de chose. Cela n'a ni but ni seP.

M. Maton a aussi publie un recueil de mauvais vers, dont le premier morceau est une JSpitre cl im bel esprit de province sur les avantages de Paris'^,

Vous n'oublierez pas de jeter au feu, avec M. Maton, une Ode aux Francais sur la guerre prhente, par un citoyen. Les citoyens sont depuis quelque temps de bien mauvais poetes.

Un autre citoyen prosaique a publie un Examen critique sur la Thiorie de Vimpot^, G*est encore une refutation du livre de M. le marquis de Mirabeau ; mais le citoyen et son ouvrage sont restes inconnus.

M. de Ghevrier, aussi detestable ecrivain que mauvais sujet, a publie a Bruxelles ou a la Haye une rapsodie intitulee le Colporteur^ et remplie de sottises et de satires contre les gens de tout etat et de toute espece. Get execrable ramas est

i. Amsterdam (Paris), 1762, in-12. Le style de cette Histoire est epigramma- tique, et c'est celui que I'auteur eut toujours. Quant i\ I'esprit philosophique, il en detint plus t'ard, comme on le verra, un des plus vifs adversaires. Du reste les succes de Linguet au barreau, les journaux qu'il redigea, sa detention a la Bastille, ont plus servi encore a faire vivre son nom que ses travaux historiques (T.)

2. S^lis, ne en 1737, mort en 1802. II fut compris dans la formation de I'lnsti- tut, et rempUt la place de professeur de poesie latine au College de France, dans la chaire que Delille avait quitt^e pour un temps, et qu'il reprit k la mort de Selis (T.)

3. Le po6te Le Brun lui en a trouvd sans doute, car il a fait I'Anti-Minelte. Colardeau, si Ton en croit les Memoires secrets (4 septembre 1762), ^t cette Epitre a Minette, qui est pleine d'amertume, depite des critiques que lui avaient attir^es ses pr6c6dents ouvrages. (T.)

4. Alexis Maton , ecrivain fort obscur , qu'il ne faut pas confondre avec Maton de La Varenne, qui n'est pas beaucoup plus connu. (T.)

5. Les Finances considerees dans le droit naturel et poUtiqu hommes, ou Examen, etc. (par Buchet). Amsterdam, 1762, in-12.

132 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

vendu assez cher ici, parce qu'il se trouve toujours des oisifs qui aiment a fouiller dans des ordures ^

La Religion a Vassemhlee du clergd de France^ ^ poeme, a eu les honneurs du fagot par ordre de nos seigneurs du Par- lement.

II parait un Appel a la Raison^, Les j^suites disent que c'est un ouvrage victorieux pour eux. II s'en faut bien que j'en pense ainsi. En tout cas, il n'empechera pas que le mois pro- chain Jesus-Christ n'obtienne en France un brevet de capilaine ri forme, comme disent nos mauvais plaisants, parce quilnaura plus de compagnie.

Les jansenistes ont publi6 de leur c6t6 dix principaux chefs d'accusation contre les jesuites; item^ une Histoire par- ticulUre des Jesuites en France'',

AOUT

l"aoutl762.

J'assistais Tautre jour a la conversation d'un sage^ Le sort, qui s'etait plu a le doner des qualites les plus rares et les plus difficiles a reunir, en avait fait un des plus beaux genies dont la France put se vanter dans un si^cle ou elle commence k en 6prouver la disette. La reputation de ce sage etait bien diffe- rente de ce qu'il etait. Une imagination vive et trop inflam- mable, jointe a une ame droite et pure^ ne lui permettait point de connaitre le prix de ces vertus qu'on appelle discretion, circonspection, prudence, et dont les hommes n'ont besoin que parce qu'ils nesont ni justes ni innocents. II aimait la retraite,

1. Sur les Editions de ce pamphlet, voir le travail dejk cit6 de M. Gillet.

2. Par I'abb^ Guidi, 1762, ia-12. C'est une satire licencieuse contre les moeurs des 6v6ques.

3. Appel d la raison des ecrits et libelles publies contre les jesuites (par le P. Balbiani, j6suite provencal), Bruxelles, 1762, ia-12,

4. Par l'abb6 Minard, Sorbon, 1762, ia-12.

5. Diderot.

AOUT 1762. 133

non par misanthropie, mais parce que, 61oigne dans sa jeunesse du commerce du monde, il n'en avait pas contracte Ta^sance ; il n*en 6tait que plus cher a ceux avec qui il aimait a vivre. Sa solitude le privait de la consideration publique dont il aurait joui s'il se fut montre. II etait hai parce qu*il n*etait pas connu. Ses ennemis attribuaient tantot sa vie retiree a un orgueil d6- mesure qui meprisait trop les hommes pour se communiquer ; tantot d'autres ennemis, les plus cruels, les plus implacables de tous, les superstitieux et les hypocrites, calomniaient ses moeurs et sa vie, parce qu'il avait ose, d'une main bardie et sure, d^chirer le bandeau de Terreur et briser le joug du fanatisme. lis suscitaient souvent la clameur publique contre lui. Cependant le sage, ignorant leurs efforts, vivait heureux; et ceux qui avaient le bonbeur de le connaitre, en meprisant les vains cris de la populace, respectaient ses vertus et admiraient son genie; ses amis se plaisaient a lui dire qu'il etait singulierement heu- reux sur deux points : en ce qu'il n'avait rencontre ni un me- chant homme, ni un mauvais livre; car en lisant I'ouvrage le plus miserable, sa tete, egalement feconde sur tous les objets, trouvait sans effort les plus belles, les plus heureuses id^es, qu'il croyait ensuite de la meilleure foi du monde avoir lues dans le livre qu'il avait tenu. 11 dit un jour, en louant beaucoup un manuscrit qu'on lui avait confie, que ce qu'il y avait surtout de beau dans cet ouvrage etait ce qui n'y etait point, mais ce qu'il dirait a I'auteur d'y mettre la premiere fois qu'il le ver- rait; et lorsqu'il rencontrait un inconnu, il assurait toujours que c'etait le plus honnete homme du monde, parce que la can- deur et la droiture de son ame ne lui permettaient pas de sup- poser qu'un fripon puisse avoir le maintien et le langage d'un honnete homme. II etait ne pauvre et sans aucun de ces talents qui font faire fortune; mais la richesse et la pauvrete sont indifferentes lorsqu'on a de la sante et la paix avec soi-meme ; et le sort lui avait accorde le plus grand de tous les biens, une ser^nite d'ame inalterable, avec une grande passion pour les ouvrages de genie et pour le vent du Nord. Au reste, ses amis disaient de lui qu'il etait comme I'l^ternel, devant qui tous les temps sont egaux. Toujours content de lui et des autres, il n'a- vait nulle idee de la duree, et le seul chagrin qu'il causait a ses amis etait de le voir si peu avare d'un temps qu'ils croyaient

134 CORRESPONDANCE LITTfiRAlRE.

precieux pour lui et pour son si^cle, et dont la facilite de son caract^re permettait de disposer a tous ceux a qui il en prenait fantaisie. Indulgent, doux, genereux, delicat, eloquent et su- blime, tel etait le sage retire et calomnie.

On parlait de la proscription de Jean-Jacques Rousseau, qu'il avait tendrement aime, et dont il n'avait pas a se louer. On disait que la premiere animosite avait ete fort grande dans le Parlement ; que plusieurs membres de ce corps avaient dit tout haut qu'il fallait bruler le livre et Tauteur, et que le citoyen de Geneve aurait au moins couru risque d'etre fletri, s'il ne s*6tait mis a I'abri des poursuites en quittant le royaume. « Nul de nous, reprit le sage, ne connait son sort; aucun ne pent se flatter d'echapper toute sa vie aux dangers dont le fanatisme et la superstition environnent tous ceux qui ne plient point sous leur joug redoutable : Socrate a bu la cigue ; Rousseau aurait pu ^tre fletri et conduit aux galeres. On nous preche sans cesse la prudence ;.mais considerez, s'il vous plait, que s'il n'y avait jamais eu que des hommes prudents sur la terre, les ecrits de Platon, de Giceron, de Montesquieu, n'auraient jamais existe ; aucun ouvrage immortel n' aurait honore son auteur et son si^cle. Mais si tout dans la nature suit la pente inevitable de son sort, s'il est vrai qu'il faut que le fanatique per- secute, il faut sans doute aussi quelephilosophe remplisse sa tache au risque des malheurs qu'il pent s'attirer. Quelle pent done etre la consolation du philosophe qui voit sa destinee et ne peutl'eviter? Socrate succombant sous la haine de ses ennemis n'etait point ce Socrate que les siecles suivants ont honore comme le plus sage, le plus vertueux des hommes. Socrate, au moment desamort, etait regarde a Athenes comme on nous regarde a Paris. Ses moeurs etaient attaquees; sa vie,calomniee : c'etait au moins un esprit turbulent et dangereux qui osait parler librement des dieux; c'6tait, dans I'opinion du peuple, un homme pour qui rien n'e- tait sacre, parce qu'il ne tenaitpour sacre que la vertu et la loi. Mes amis, puissions-nous en tout ressembler a Socrate, comme sa reputation ressemblait a la notre au moment de son supplice ! G'est done a la justice des siecles que le sage d' Athenes dut commettre les int^rets de sa memoire et I'apologie de sa vie. La posterite avenge Socrate opprime ; elle aurait enleve la mar- que d'infamie des epaules du citoyen de Geneve, et I'aurait im-

AOUT 1762. 135

primee pour jamais au front de ses jiiges. Ce n'estpas Rousseau qui aurait ete deshonore, c'est le si^cle et le pays qui auraient Tu porter cet inique jugement. »

On park longtemps sur cette mati^re. Un docteur qui etait la et qui aimait a raisonner, apr^s avoir longtemps disserte sur les dangers de la liberte de penser et d'6crire, se rabattit sur la distinction aussi commune que fausse des verites utiles et des verites nuisibles, et fmit par demander au sage s'il ne ra- cheterait pas volontiers au prix de sa vie le maintien de cer- taines verites utiles au genre humain.

(c Je crains bien, repondit le sage, que les hommes ne soient jamais assez senses pour se convaincre que les opinions sur Texistence de Dieu, sur la nature de Tame, sur la liberte de I'homme et sur la necessite, sont absolument indiflferentes pour les choses de cette vie et pour I'ordre et la tranquillite des gouvernements. Pour me persuader que telle opinion est plus necessaire ou meme plus favorable au maintien de Tordre pu- blic que telle autre, il me faudrait non des raisonnements, mais des faits. On pent tout etablir et tout detruire par quel que rai- sonnement; mais rien ne prouve comme les faits. Montrez-moi un peuple parmi lequel I'idee de Dieu et de Timmortalit^ de Tame, celle d'un jugement a venir, et d'autres chimeres qu on croit aujourd'hui essentielles k la soumission des peuples, aient aboli les roues et les potences; montrez-moi un autre peuple dont le gouvernement n*a pu subsister parce que la sanction de ses lois n'etait fondle sur aucune de ces idees, et elles me paraitront desormais necessaires au bonheur du genre humain. Quant a la verite, notre sort est de I'aimer et d'etre toujours en proie a I'erreur, comme nous sommes obliges de tendre a la perfection malgr6 les defauts qui nous entourent et dont nous ne serons jamais delivres. A en juger par I'usage que les hommes font de la verite, je ne sais s'il y en a aucune qui vaille une goutte de mon sang; proposez-moi plutot, docteur, dera- •cheter au prix de ma vie I'abolition de quelque erreur, de quelque pr^jug^ parmi les hommes. Je la sacrifierais peut-etre si je pouvais, par exemple, aneantir pour jamais la notion de Dieu de I'imagination et de la memoire des hommes ; je serais persuade alors d'avoir rendu au genre humain un des plus grands services qu*il put recevoir : car, si vous voulez reilechir.

136 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

vous serez effraye des crimes, des maux et des ravages de toute espece que cette idee a causes sur la terre. »

La force de cette reflexion me frappa. Elle m'a longtemps occupe depuis, et je me suis convaincu que si nous devons a I'imagination tous nos avantages, tout notre bonheur, tout ce qui nous rend sup6rieurs aux autres animaux, c'est a elle aussi que nous pouvons attribuer tous nos malheurs et tous les ega- rements de notre race. Mais, considerant alors que de certaines v^rites n'etaient point faites pour etre accueillies par les doc- teurs, je detournai la conversation, et je dis : « II faut convenir que Rousseau est d'une mauvaise foi bien insigne, car aprfes avoir dit du christianisme plus de mal qu'aucun philosophe ne s'est jamais permis d'en dire en public, il le releve afm de pouvoir calomnier la philosophie a son tour. 11 ose dire que nos gouvernements doivent au christianisme leur plus solide auto- rite et leurs revolutions moins frequentes; que la religion, ecartant le fanatisme, a donne plus de douceur aux moeurs chretiennes, et que ce changement n'est point I'ouvrage des lettres. On ne saurait mentir avec plus d'intrepidite. Gar si les revolutions des Etats sont moins frequentes, il est manifesto que cette stabilite est une suite de la confederation g^nerale qui a lie toutes les puissances de I'Europe entre elles, et que la religion n*y a contribue en rien. L'histoire du christianisme depuis son berceau jusqu au moment ou la culture des lettres en a enerve le fanatisme est le tableau le plus affreux, le plus horrible qu'on trouve parmi les monuments de nos calamites et de notre mis^re; il n'y a point de cruaute, point d'atrocit6 dont elle n'offre des exemples qui font fremir. Que voulez-vous en effet que produise une doctrine d'enthousiasme sur les hommes, dont le plus grand nombre est toujours porte k I'absurdite? et quel frein pourraient-ils connaitre, si une raison plus eclairee ne rendait a la fm leur cruel fanatisme odieux et ridicule? Le fait est que cette religion n'a cesse d'exciter des troubles depuis qu*elle s'est montree parmi les hommes; et s*ils sont aujour- d'hui moins dangereux, peut-on donner une autre cause de ce changement que les progrfes des lettres et de la raison? Je ne sais, toutefois, comment nous osons nous vanter de moeurs plus douces et d'un siecle plus eclair^. Je doute qu'il y ait trace dans Thistoire d'une atrocity plus deplorable que celle qui

AOUT 1762. 137

vient d'arriver a Toulouse. Rousseau sait faire jusqu*a Tapologie du fanatisme ; il le trouve preferable a la philosopliie par plu- sieurs bonnes raisons qu'il indique; et moi, je trouve qu'un tel ecrivain serait digne d'etre I'apologiste des juges de I'infor- tune Galas. »

Le souvenir de cetle horrible aventure de Toulouse nous jeta dans la tristesse et dans le silence. De telles horreurs glacent le sang, et font gemir sur la condition de rhomme. Le sage reprit a la fin la parole et dit : « Je n'ai point lu le TraiU de I'Educationi mais, I'ayant trouve I'autre jour sur une che- minee, j'en ouvris un volume au hasard, et j'y lus ces paroles : a Si la Divinity n'est pas, il n'y a que le mechant qui raisonne ; « le bon n'est qu'un insense. » Je jetai le livre, et je dis : II ne faut pas refuter un auteur qui sent ainsi ; il faut le plaindre. »

Alors je me rappelaiun autre endroit du livre de V Educa- tion ^ et je dis au sage : « Philosophe, tes lois morales sont fort belles, mais montre-m'en, de grace, la sanction. Gesse un mo- ment de battre la campagne, et dis-moi nettement ce que tu mets a la place du Poul-Serrho. )> Le sage sourit : « Dites a Rousseau, me repondit-il, que je ne fonde la vertu et le bon- heur de I'homme sur aucune idee absurde et metaphysique ; que la nature les a fondes, sans nous consulter, dans notre coeur sur la notion eternelle et ineffacable du juste et de I'in- juste ; que je le plains sincerement s'il ne sent point que le sort de I'homme vertueux et malheureux est preferable au sort de I'homme mechant et heureux ; qu'aussi longtemps que le me- chant ne sera pas aussi franchement mechant que le bon est franchemeni bon, qu'aussi longtemps que le premier n'osera se perfectionner comme le second, je croirai la sanction de mes lois morales hors de toute atteinte : car aucun etre ne pent sortir de sa nature, et celle de I'homme veut qu'il aime la vertu et qu'il abhorre le vice; il ne depend pas de lui d'etre autre- ment. Gette loi eternelle et universelle ne previent pas, je le sais, les crimes ; mais qu'on me montre une absurdite metaphy- sique qui les previenne, et je la croirai utile au genre humain. Aussi longtemps qu'un culte absurde ne detruit pas, chez un peuple, jusqu'a la notion du crime, en sorte qu'on ne voie plus que de bonnes actions et aucune mauvaise, je ne pourrai lui accorder aucune superiorite sur les lois pures et simples de la

138 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

nature. II ne s'agit point de savoir si la confession produit chez les catholiques quelques bons effets ; le poison aussi pent pro- duire quelques effets salutaires, mais il reste toujours poison. Chez les peuples les plus aveugles et les plus barbares, il y a aussi des pratiques superstitieuses qui, avec une infinite de maux, produisent quelque bien. Ge que je vois, c'est que la religion ote a Thomme vertueux sa noblesse et son excellence, en rendant sa vertu mercenaire par I'idee d'une recompense chi- m^rique et vile, mais qu'elle n'a point su mettre un frein au crime, puisqu'il se mele parmi les actions des hommes comme il s'y est toujours mele, quels que soient d'ailleurs leurs opi- nions et leurs systemes. Mais si aucune erreur, aucune chimere n'a su prevenir le crime et ses funestes effets, grace a la loi eternelle et invariable de la nature aucune n'a pu non plus effacer 1' amour et le charme de la vertu du coeur des hommes. Quelque pervers qu'ils soient, j'ose croire que s'ils etaient tons reduits a la malheureuse necessite d'opter entre la condition de I'infortune Galas expirant sur la roue, et celle de ses juges, il se trouverait beaucoup d'ames genereuses qui prefereraient la premiere, et que si la lachete ordinaire aux ames vulgaires les empechait de prendre un parti genereux, il ne se trouverait du moins aucun homme assez degrade pour choisir le role des juges sans repugnance et sans remords. Docteurs, sophistes, fanatiques, montrez-moi parmi vos absurdites une sanction qui vaille celle-la. »

II parait une Refutation du nouvel ouvrage de J. -J, Rous- seau sur V Education, C'est une plate capucinade dont on ne pent soutenir la lecture ^

II a paru a Geneve une lettre fort s6ditieuse en faveur de M. Rousseau et contre M. de Voltaire. On craignit d'abord que cette lettre ne troublat la tranquillite de la republique; mais M. Rousseau n'a pas eu le courage ou I'envie de profiler de la fermentation passagere, et le conseil de Geneve a pour- suivi vigoureusement I'auteur de la lettre. Depuis, le conseil

1. La Befutation dun nouvel ouvrage de J. -J. Rousseau, intitule Emile, ou de l'Education, Paris, 1762, in-S", est de dom Deforis, ben^dictin, condamn^ a mort par le tribunal rcvolutionnaire le 15 juin 179i. Ses superieurs I'avaient chargd de diriger I'^dition des OEuvres de Bossuet, dont il a paru 18 volumes de 1772 k 1788 (B.).

AOUT 1762. 139

de Berne a aussi condamne les ouvrages du citoyen de Geneve, et ordonn6 k Tauteur de se retirer du territoire du canton. En vain M. Rousseau a-t-il presente une requete a Berne, il a fallu obeir*, et il s'est retire dans la principaute de Neufchatel. Le voila done sous la protection d'un prince qu'il faisait profession de hair parce qu'il le voyait Tobjet de Tadmiration publique! II y a dans son livre un passage tres-indiscret et tr^s-violent a ce sujet, et ce sera pour Frederic une raison de plus pour res- pecter le malheur de J. -J. Rousseau et pour proteger un ecri- vain illustre, en depit des sots et de ses propres folies.

Yous pouvez lire dans le Mercure du mois dernier la description du service que les Gomediens ont fait celebrer pour M. de Grebillon, avec la Vie de ce poete celebre-. Je dois depuis longtemps un juste tribut d'admiration a Tauteur de ces ar- ticles, qui est charge de la partie des spectacles pour ce jour- nal. M. de La Garde, c'est son nom, pent hardiment se regarder comme Taigle du royaume des betes; les Trublet ne sont que des enfants aupres de lui. Quoique j'aie tous les mois un plaisir exquis et sur a lire les articles de M. de La Garde, et que je lui rende la justice de convenir qu'il n'y a point d'ecrivain en France aussi rejouissant, plus bete et plus impertinent que lui, je ne puis me dissimuler qu'il est indecent qu'un journal qui se fait sous la protection particuli^re du gouvernement soit aban- donne a des ecrivains qui Font rendu meprisable et burlesque. Au reste, le service des Gomediens a eu des suites. M. I'arche- veque de Paris a porte des plain tes centre le cure de Saint- Jean de Latran. Les chevaliers de Malte, a qui cette eglise ap- partient, ont condamne le cure a six mois de s6minaire, et a donner aux pauvres le produit du service. Les Gomediens, de leur cote, se sont adresses aux premiers gentilshommes de la chambre et aux ministres du roi pour avoir raison de cet ou- trage, et il faudra voir si I'autorite de la cour pourra reussir a faire abolir, a la fm, I'absurde et injuste loi de I'excommunica-

1. Nous ne voyons mention de cette lettre et de cette requSte, ni dans les Con- fessions, ni dans la Correspondance de Rousseau, ni nulle part ailleurs. Rousseau n'attendit pas I'ordre pour sortir de la republique. L'assertion de Grimm, inexacte en ceci, nous n bien I'air de I'fitre en tout. (T.)

2. Mercure de juillet 1762, t. II, pp. 441-201. La relation de I'enterrement est de La Garde, la vie est de Grebillon fils. (T.)

liO CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tion portee contre des gens que le roi pensionne pour se donner au diable, et pour debiter toute I'annee une morale plus pure etplus belle que celle de nos tristes bavards en soutane.

Entre autres reproches qu'on fait aux j6suites, on dit qu'ils ne se sont faits editeurs des Memoires du grand Sully que pour retrancher et changer tout ce qu'il y avait dans ce livre de desagreable pour la Soci^te. Un janseniste vient de pu- blier un Supplement aux Memoires de Sully, dans lequel il a eu soin de retablir tons les endroits alteres par les jesuites. Ramasses sous un meme point de vue, leur eflet en est plus sur, et les commentaires qu'on y a joints ne sont pas faits pour le plaisir et la gloire des jesuiles^

15 aout 17G2.

On vient de donner sur le theatre de la Comedie-Francaise les Deux Amis, comedie en prose et en trois actes^. Cette pi^ce avait 6te annoncee, depuis le carnaval dernier, comme une farce tr6s-plaisante et tres-originale. Elle est de M. Dancourt, ancien Arlequin de Berlin, qui a refute, il y a quelques annees, I'ou- vrage de M. Rousseau contre la Comedie ^, par un gros livre a la tete duquel on lit une tr^s-bonne epitre dedicatoire au roi de Prusse. Get Arlequin est venu k Paris debuter a la Comedie- Francaise dans les roles de valet, et sa personne n'ayant pas reussi, il a voulu meriter, commme auteur, les suffrages du public, qu'il n'avait pu obtenir comme acteur. Cet essai drama- tique n'a pas ete plus heureux que celui de son jeu : sa piece a eu le malheur d'etre sifflee depuis la premiere sc^ne jusqu'a la derniere sans interruption.

Si elle etait moins froide et moins plate, on pourrait dire qu'elle est digne d'amuser une assemblee de soldats aux gardes. Cette piece n'aurait jamais du paraitre ailleurs que sur les tre- teaux du rempart, ou deux ou trois coquins jouent ordinaire-

i . L'abb6 de Montempuis, fameux recteur de I'Universit^ de Paris, fit paraitre, en 1747, des Observations sur I'^dition des Memoires de Sully, dirigee par l'abb6 de L'Ecluse ou plutot par les jesuites. Ce recteur, aide de I'abbc Goujet, donna, en 17t)2, une nouvelle Edition tres-augment^e de ces Observations sous le titre de Supplement aux Mem,oires de Sully. (B.)

2. Representee pour I'unique fois le 11 aout.

3. Voir t. IV, p. 75, note 3.

AOUT 1762. 141

ment des sottises pour attirer la populace dans leurs boutiques, dont les jeux ne valent gu^re mieux. Assurement on ne saurait reprocher aux Comediens d'etre trop difficiles dans le choix des pieces qu'on leur presente. Les auteurs cependant se plaignent d'eux sans cesse, quoiqu*on ne puisse citer aucune piece tant soit peu mediocre qu'ils aient rejet^e, et qu'ils en aient recu et joue un grand nombre de tres-mauvaises, ainsi qu'il est prouve par les chutes frequentes que les mauvais auteurs essuient tout le long de I'annee sur ce theatre. Ge qu'on pent reprocher aux Comediens, c*est d' avoir beaucoup compte sur le succes de la farce de M. Dancourt. Elle leur avait paru tres-plaisante k la lecture et aux repetitions, et c'est une chose incomprehensible quand on I'a vue-

II ne faut pas croire qu'il soit si aise de faire une bonne farce. Ce genre est aujourd'hui plus difficile que jamais; il est de ceux qui excluent la mediocrite, et le peu de bonnes farces que nous avons prouve de reste qu'il faut que cette tache soit difficile a remplir. Ainsi, lorsque vous aurez admire longtemps I'auteur du Misanthrope et des Femmes savanteSy vous brulerez aussi un grain d'encens a I'auteur du Mcdecin malgr^ lui et des Fourheries de Scapin. Je ne suis point comme Despreaux, je reconnais a merveille dans cette derniere piece I'auteur du Mi- santhrope, et ce qui prouve que je poarrais bien avoir raison, c'est que Tune et I'autre de ces pieces sont restees sans rivales. Personne n'a approche de la bonne comedie de Moliere, ni de ses farces non plus; c'etait en tout un homme d'un genie inimi- table. La qualite la plus essentielle d'un poete qui veut reussir dans la farce, c'est la verve. II faut qu'on voie clairement que le poete est mene et entraine par sa tete, malgre lui, dans toutes les extravagances qui lui viennent : car si Ton s'aper^oit que c'est lui qui m^ne sa tete et qui court apres les plaisanteries, tout est perdu. Aussi rien n'exige autant de chaleur, d'ivresse et de saillies que la farce. Les Italians sont de grands maitres en ce genre. Us intriguent fortement une piece, apres quoi ils I'abandonnent aux acteurs, qui, pour peu qu'ils aient d'esprit et de talent, remplissent les scenes de saillies qui vous font mourir de rire, quoique le fond en soit souvent mauvais et ab- surde. Nous ne sommes pas si f^conds, en France, en bons far- ceurs ; les tetes originales y sont rares. Nos poetes qui veulent

142 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

faire parler des gens d'une cohdition basse croient qu*ils n'ont qu'a ^tudier leurs phrases, leurs facons de parler, et les copier exactement : s'il ne fallait que cela, il n'y a point de savetier quine fut meilleur faiseur de farces que M. Dancourtet M. Poin- sinet, et ce ne serait pas etre bien merveilleux, comme vous savez. G*est la poesie qui fait tout le merite et du tableau qui exprime une passion sublime et de celui qui imite une passion vulgaire et basse. Si Teniers et Van Ostade n'avaient su que copier avec verite des paysans flamands, ils n'auraient jamais eu aucune sorte de reputation. Le vernis de poesie fait tout le me- rite de leur genre; il fait qu'une scene qui ne vous arr^terait pas un instant sur le Pont-Meuf ou au milieu de la Halle, et qui vous paraitrait meme insipide dans la realite, vous frappe et vous charme dans le tableau d'un peintre qui ne meriterait point ce titre s'il n'etait poete. Qui est-ce qui se soucierait, dans lefait, d'etre temoin des embarras d'un jardinier qui attend son seigneur? Mais M. Sedaine salt rendre ce tableau interessant et piquant, parce qu'il est poete. Gette perruque de maitre Si- mon, c'est la de la poesie toute pure*. Je vous ai parle quel- quefoisde mon decoupeur de Geneve ^ J'ai vu de lui une decou- pure, entre mille autres, appelee la Bassc-Cour, Qu'y a-t-il de plus maussade que de voir une assemblee de poules qui mangent? G'est I'imagination de M, Huber qui charme dans son tableau; c'est que vous voyez dans toute cette volaille un mouvement prodigieux et diversifi^ de toutes sortes de mani^res; c'est que vous voyez un gros cochon qui se fourre au milieu de ces poules fort mal a propos, qu'un petit garcon chasse a grands coups de fouet, et qui fait un saut enorme pour se tirer de presse ; c'est que vous voyez un bon pere de famille assis dans un fau- teuil de paille, et qui regarde avec un contentement infmi tout ce petit peuple se nourrir autour de lui; c'est que vous voyez la fille qui jette les graines de son tablier, detourner la tete pour lorgner un grand garcon qui est appuye sur le fauteuil de son pere et qu'on reconnait aisement pour son amant. Toutes ces circonstances vous arreteraient peu dans la realite; mais le poete les ayant rassemblees, et les faisant passer de son imagi-

1. Voir t. IV, p. 457.

2. Voir t. IV, p. 176.

AOUT 1762. U3

nation dans la voire, le tableau vous charme et vous seduit : c'est cette secrete communication d'id^es delicates et fines qui fait le grand charme des arts, et lorsque le poete n'a besoin pour vous communiquer ses id^es que d'une paire de ciseaux et d'un morceau de velin vous restez confondu d'^tonneraent.

Un des defauts les plus ordinaires de nos mauvais faiseurs de farces comme M. Dancourt, c*est de tirer leurs plaisanteries des infirmites de la nature humaine. II faut avoir bien peu de gout et une grande pauvrete de tete pour imaginer de nous faire rire aux d^pens d'un goutteux ou d'un homme sufToqu^ d'un asthme! Quelquefois on a ri au theatre d'un homme contrefait; mais ce n'est que lorsque cette circonstance a produit des choses tr6s-plaisantes. C'est done toujours un defaut qui pent etre ra- chete quelquefois; mais lorsque le poete a encore la maladresse d'y joindre I'idee de soufFrance, il devient degoutant et insup- portable. M. Podagrin et M. Toussinet, dont les noms sont dignes du reste, etaient siffles avant d' avoir prononc^ vingt paroles. M. Dancourt n'a pas tenu tout ce que promettait son nom, qui est depuis cinquante ans en possession de faire rire au theatre.

Le 6 de ce mois a ete pour lesjesuites de France le jour de destruction jusqu'a nouvel ordre. Les arrets du Parlement de Paris declarent leurs voeux nuls, la Societe dissoute, et per- turbateur du repos public quiconque oserait en proposer le retablissement. On a fait les deux vers suivants sur cet 6vene- ment :

Veux-tu savoir le sort de la secte perverse ? Un boiteux Tetablit, un bossu la renverse^

Pour entendre ces vers, il faut se souvenir qu'Ignace etait boiteux, et savoir que M. I'abbe Ghauvelin, I'arc-boutant de toute cette memorable affaire, n'est pas I'homme de France le mieuxfait. On disait de lui, I'annee derniere, lorsqu'il fut nomme conseiller de grand' chambre, apres la mort de M. I'abbe d'He- ricourt, qu'il avait grimpe a la grand'chambre, comme on dit des autres qu'ils y montent. On a grave son portrait d' apres le

1. On lit ainsi ces vers dans les Memoires secrets de Bacliaumont (10 aout 1762) ;

Que fragile est ton sort, Soci6t6 perverse ! /

Un boiteux t'a fondle, un bossu te renverse.

\hU CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dessin de M. de Garmontelle, et vous jugez si ce profil a eu de la vogue depuis trois mois. II est represente examinant les Con- stitutions des jesuites, Edition de Prague. Mais si M. I'abbe Ghauvelin a ete Tauteur du projet de chasser les jesuiles du royaume, il a ete bien seconde dans son dessein par d'autres magistrats. Le coup le plus funeste a 6te porte a la Societe par M. de La Chalotais. Jamais ouvrage n'a fait un effet aussi terrible que ses Comptes rendiis au parlement de Bretagne, Les jesuites ont fait rimpossible pour faire line reputation a leur Appel k la raison^ mais sans succes. lis sont bien hardis d' appel er a la raison, qu'ils onttoujours persecutee! lis viennent d'ajouter un second volume a leur Appel \ qui doit repondre au second Compte de M. de La Chalotais : c'est un fatras d'injures et de platitudes. On pent dire qu'ils ont pris un bien mauvais ton et une bien mauvaise tournure. Vous trouverez dans ces Appels tout au plus des materiaux qu'une main habile pouvait mettre en oeuvre avec plus d'art et d'adresse; mais les gens a talents et les bons esprits manquent depuis longtemps dans la Societe. Le Coup d'oeil qu'elle a publie a Avignon sur les arrets du Par- lement de Paris ^ en est une nouvelle preuve. Au reste, la foule des ecrits de toute espece que cette querelle a occasionnes est innombrable. II parait, entre autres, le Discours dun de Mes- sieurs des requetes du Palais sur les jisuites vivant dans le monde en habits s^culiers.

Carle Van Loo est sans contredit le meilleur de nos peintres. Le roi I'a nomme depuis peu a la place de son pre- mier peintre, place distinguee par les honneurs qui y sont atta- ches. EUe vaquait depuis nombre d'annees. Lorsque Van Loo alia remercier Sa Majeste et la famille royale, M. le Dauphin lui dit : V Van Loo, il y a longtemps que vous Fetes », et le bon Van Loo se tourna et fondit en larmes.

Les arts viennent de faire une grande perte dans la personne deBouchardon, le premier de nos sculpteurs, qui vient de mourir a I'agede soixante etquelquesannees, apres une longue maladie ^

1. Le Nouvel Appel a la Raison (Bruxelles, 1762, iu-12), a 6te r6dig^ par le fougueux abb6 de Gaveirac. (B.)

2. Coup d'oeil sur I'arr^t du Parlement de Paris, concernant VInstitut des Je- suiles (par les PP. de Menoux et Griflfet), Avignon, 1761, 2 part. in-S".

3. Bouchardon, n6 ea 1698, mourut le 27 juillet 1762.

AOUT 1762. 1^5

Bouchardon etait du petit nombre des artistes fran^ais que les strangers estiment. Ses dessins 6taient fort recherches. On y trouvela force de Michel-Ange, et le grand goutde I'antique qui ravit tant ceux qui sont sensibles a la vraie beaute. Bouchardon a fait la statue equestre de Louis XV, qui doit 6tre erig6e entre les Tuileries et le Cours. Je suis toujours d'avis que, malgre les critiques qu'on en a faites, ce sera la plus belle statue 6questre que nous ayons en France. La figure du roi est admirable. Bou- chardon a prie, en mourant, la ville de Paris de confier k M. Pigalle le soin d'achever cet ouvrage, et il lui a laisse, pour cet eflet, toutes les etudes et tons les dessins qui y ont rapport. Gette disposition fait honneur a tous les deux. Pigalle est sans doute le premier sculpteur du royaume. On remarque dans ses ouvrages ce bon gout et cette simplicite qui ont disparu sous le ciseau de nos autres sculpteurs pour faire place a une maniere qui sera le tombeau des arts en France.

11 parait un £loge de M, de Crihillon^ qu'on aurait du ap- peler Critique plutot qu'61oge, car on y dit bien du nial du talent de ce poete cel^bre, et, a mon avis^ on en pourrait dire encore le double sans blesser la verite. Tout le monde nomme M. de Voltaire auteur de cet Kloge, et, h dire la verit6, il n'est pas possible de le meconnaitre*. J'aimerais autant qu'il n'eut pas daigne s'occuper d'un rival qui certainement ne pent lui etre compare sous aucun point de vue : je voudrais encore qu'il n'eut point ra*ppel6 cette vilaine querelle des couplets du poete Rousseau, qui n'int^resse plus personne. Mais ces torts sont bien petits quand on les compare a tout ce que la raison et les lettres doivent a M. de Voltaire, et au bien qu'il fait journellement. Si le fanatisme affreux du parlement de Toulouse est expose a I'in- dignation de toute I'Europe, c'est a lui qu'on en est redevable; s'il est jamais puni, comme il le merite, c'est a M. de Voltaire qu'on en aura 1' obligation. II poursuit cette affaire avec un zele qu'on ne pent s'empecher d' admirer. C'est peu d'avoir donne des secours d'argent et de toute esp^ce a I'infortunee famille de Calas; tout ce qui a ete imprime jusqu'a present sur cette horrible aventure est sorti de sa plume. II parait, entre autres, h. Geneve, un Memoire de Donat Calas et de Pierre Galas qui

1. Get iloge est bien de Voltaire, et se trouve dans ses OEuvres. V. 10

U6 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

dechire et qu'on ne peut lire sans fr^mir. II faut esperer qu'a la fin le conseil du roi prendra connaissance d'une procedure qui a deshonore la nation a la face de TEurope. M. de Voltaire est Men decide a ne point cesser ses poursuites. M. d'Argental lui ayant demande sa tragedie d'Olympie pour la Gomedie-Fran- caise, il lui repondit la semaine dernifere : « N'esperez point tirer demoi une tragedie que celle de Toulouse ne soit finie^ » Si la philosophie, pour 6tre honoree, avait besoin des actions de ses enfants, on ne trouverait point de conduite plus touchante ni plus digne d'eloge que celle de M. de Voltaire.

Au reste, je dois une reparation aM. de La Garde, auteur de ces etonnants articles des spectacles, dans le Mercure de France, Ge n'est pas lui qui a fait ce plat Eloge de Grebillon que vous lisez dans le mois de juillet, et qui n'est pas francais en beaucoup d'endroits; M. de La Garde aassez de ses crimes pour qu'on ne lui impute pas ceux des autres. Vous ne serez pas peu surpris d'apprendre que cet Eloge, siffle dans tout Paris, comme il le merite, est de M. de Grebillon fds. II faut convenir qu'il y a peu d'auteurs aussi d^chus de leur reputation litteraire que cet unique rejeton de Fillustre et barbare poete tragique Grebillon. Si M. de Grebillon le fils avait eu la sagesse de ne jamais ecrire que le Sopka, il aurait passe pour un homme bien singulier.

II a paru cette semaine deux ouvrages qui feront un hon- neur immortel a notre siecle. L'un est une apologie de I'into- lerance, intitule Accord de la religion et de VhumaniU sur r intolerance^, L' autre est une apologie des moines sous le titre Question politique oil Von examine si les religieux rentSs sont utiles ou nuisibles a VEtat^. La peur gagne la vermine monacale^ et I'exemple des ci-devant soi-disant jesuites commence a faire trembler tons les tondus.

VAppelli la raison n'est pas reste sans reponse. L'Avo- cat du diable^ ou les Jesuites condamnis malgre VAppel (i la raison, y pourvoit. Toinette Le Vasseur^ chambri^re de Jean- Jacques, a aussi repondu a la femme philosophe qui se dit

1. Cette lettre n'a pas 6t6 comprise dans la Correspondance de Voltaire, car on n'y en trouve pas qui renferme cette phrase. (T.)

2. (Par I'abbe de Malvaux.) Paris, 1762, in-12. Voir la note de Barbier (3« edi- tion).

3. (Par dom Benoit Goujet.) S. 1., 1762, in-12.

AOUT 1762. lZi7

auteur de la mauvaise brochure Tout le monde a tort, Je ne sais pourquoi on a chang6 le nom de la gouvernante de M. Rousseau. Elle s*appelle Therfese Le Vasseur, et Th^r^se vaut bien Toinette. Toutes ces feuilles pour et contre les jesuites sont d^testables.

Les Tahlettes morales et historiques sont un recueil de lieux communs dont Tauteur est vraisemblablement un bon pretre a cheveux et a esprit plats. Mon chef-d'oeuvre est aussi une rapsodie de maximes et de pensees dont la plupart sont fort plates et fort mauvaises.

M. Palissot a fait imprimer sa comedie des MepriseSy qui n'a pas ete jug^e meilleure a la lecture qu'au theatre. On vient de lui adresser a ce sujet une lettre remplie de verites dures et d'invectives. II faut avoir bien du temps a perdre pour dire des injures a Palissot. Brulez cette lettre avec la comedie.

UEpreuve de la jJrobit^ ^ est une comedie en cinq actes, de M. de Bastide, qui n'a pas ete jouee. M. de Bastide est un mauvais poete dramatique et un moraliste bien insipide.

On a traduit de Titalien du docteur Gocchi, de Florence, le Regime de Pythagore^ un volume in-8" de cent trente-huit pages. Le docteur Gocchi etait un excellent 6crivain et un des meilleurs esprits de I'ltalie moderne. Les medecins italiens le regardent avec raison comme leur Boerhaave.

On a publie a Lyon des Idies patriotiques sur la neces- sity de rendre la liberty au commerce^, Les patriotes ne disent pas toujours des choses bien sublimes, mais ils disent des choses sensees. Quelquefois on les ecoute, quelquefois on les meprise, et le monde va toujours.

1. Paris, n62, in-12.

2. (Traduit par de Puisieux.) Paris, Gogu6, 1762, in-8'

3. Lyon, 1762, in-8".

U8 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

SEPTEMBRE

l*^"* septembre 1762.

Je n'ai pas pr^tendu relever tous les endroits attaquables du traite Be VEducalion, Je n'ai jamais compris I'utilite des refutations. Geux qui pensent n'ont pas besoin d'un avertisseur qui leur crie : Messieurs, void un sophisme, voil^ un argu- ment qui cloche, voila qui est vrai, ou voila qui est faux ; quant aux sots, de leur montrer la verity, ou de leur faire sen- tir les defauts d'un raisonnement errone, c'est en verity peine perdue. A mon gre, il n'y a done rien de plus inutile que de refuter un livre, si ce n'est de repliquer aux refutations ; je sens que I'esprit de parti exige tout autre chose. II est essen- tiel, pour le soutien et le credit d'un parti, qu'il y ait meme une mauvaise reponse a une bonne attaque, parce que si Ton vous tourmente, en exagerant les coups que votre ennemi vous a portes, il faut toujours pouvoir dire : On y a repondu ; mais moi, qui ne suis d'aucun parti, je crois que le but de tout ecrivain doit se reduire a communiquer au petit nombre de gens d'esprit ses idees et le precis de ses meditations, et a les confier au jugement de ses pairs, en meme temps qu'il les abandonne a la passion et a I'imbecillite des sots. Heureux celui qui, echap- pant aux traits des derniers, pent n'ecrire que pour quelques personnes egalement eclairees et indulgentes , car I'indulgence est I'enfant de la lumi^re.

En quittant le traite De VEducation, je vais vous en faire remarquer quelques endroits qui ne tiennent point au fond de Touvrage, mais qui sont assez importants pour qu'on y refle- chisse un moment. Quelquefois on n'a besoin que de relever le sentiment de I'auteur pour en faire sentir le faible et le faux; d'autres fois, ses assertions ont un air de verite qui peut trom- per d'abord, mais qui ne soutient pas I'^preuve.

M. Rousseau s'est toujours elev6 fortement dans ses ouvra- ges centre la politesse. Ge n'est point sa faute si nous ne la regar- dons point comme une hypocrisie infame, beaucoup plus perni- cieuse que les vices les plus decides. La politesse consiste a se

SEPTEMBRE 1762. U9

servir d'exagerations, a employer des forpiules que celui k qui Ton parle ne doit point prendre au pied de la lettre. II n'y a point de langue qui n'ait de semblables formules. La politesse romaine etait certainement bien diffdsrente de la politesse fran- Qaise ; cependant la langue latine est remplie de ces formules dont les Romains se servaient famili^rement dans leur com- merce. Les sauvages, ces enfants cheris du citoyen de Geneve, ont une politesse plus outree et moins naturelle que les peuples polices. Yoyez dans leurs traites combien d'exagerations, com- bien de ces formules pleines d'empbase et de faussete ! Qu'en conclure? Rien, sinon que, de quelque nature quesoientla so- ci6t6 et le commerce qui subsiste entre les hommes, ils ne sauraient durer ni meme commencer sans les egards recipro- ques ; et partout ou il y a des 6gards, il y a de la politesse et de I'exageration dans les paroles. Rien ne serait plus absurde que d'exiger d'un etre organise comme Thomme d'attacher un sens precis et invariable a chaque mot qu'il profere. Ainsi Emile, qui dit : « Faites cela, » au lieu de : « Je vous prie, » sera bien un petit garden grossier, mais n'aura aucune vertu de plus qu'un enfant accoutume aux formules d'usage. Rien done de plus frivole que les declamations contre la politesse.

L'esp^rance, et Tillusion qui en resulte, sont le mobile de toutes les actions humaines. II est de I'essence de Thomme de jouir plus du bien qu'il espere que de celui qu'il a obtenu. G'est une belle allegorie que celle qui, laissant ^chapper de la boite de Pandore les passions et tous les maux dont les hommes sont affliges, leur accorde I'esperance pour tout remede. M. Rousseau la proscrit sous le nom de la prevoyance. II nous reproche de regarder toujours au loin, et de negliger le present : c'est encore nous reprocher d'etre organises comme nous som- mes. Comment un etre doue d'imaginalion pourrait-il renoncer k Tesperarice et aux illusions? Get homme rempli de sante et dejoie, quiporte avecluil' image ducontentement etdubonheur, et qui, a la reception d'une lettre, palit et tombe en d^faillance, est I'homme de la nature, contre lequel on pent faire des de- clamations oratoires, mais qui ne seront rien moins que solides et philosophiques. La sante et la joie de cet homme venaient, non de son bonheur actuel, mais de ses esperances. Une lettre les detruit : pourquoi ne voulez-vous pas que I'efFet du mal

150' CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

soit dan& la me me proportion que celui du bien? L'insense est celui qui ne ressent que les inconvenients de son organisation sans en gouter les avantages. Le misanthrope atrabilaire est plus insense que Thomme gai et serein, qui se trouve mal en apprenant une mauvaise nouvelle.

Un auteur pent elre de mauvaise foi avec lui et avec ses lecteurs; il pent se donner souvent le change, et a eux aussi ; .mais il y a des traits de caractere qui echappent malgre qu'on en ait, et qui decelent la verite parce qu'elle se montre tou- jours, quelque soin qu'on prenne pour la d^rober. Je vais indi- quer ici quelques endroits caracteristiques du traite de I'fiduca- tion. M. Rousseau suppose un philosophe relegue dans une He deserte avec des instruments et des livres, sur d'y passer seul le reste de ses jours; je vous demande quelle vie menera ce philosophe lorsqu'il se sera plie a son sort? Vous me repondrez que tout le temps qu'il ne sera pas force d'employer au sou- tien de sa vie, il le consacrera a la contemplation, a la medi- tation, a I'etude. Cela est naturel a penser, et dans I'ordre des choses ; a quoi il faut aj outer qu'il tachera de laisser des mo- numents de ses travaux ^ et de ses pensees pour ceux que le hasard pourra jeter dans son ile apr^s lui. M, Rousseau, au contraire^ dit que ce philosophe ne s'embarrassera plus gu^re du systeme du monde, des lois de Tattraction, du calcul diffe- rentiel; qu'il n'ouvrira peut-etre de sa vie un seul livre, etc. Cela prouve seulement que M. Rousseau n'aurait jamais m6dit6 ni ecrit s'il n'eut pu publier ses ouvrages; mais il n'en est pas moins faux que la vanite et la passion de la celebrite soient les seuls motifs qui portent I'homme k la meditation. II y a eu dans tons les temps d'excellents esprits qui ont passionn^ment aime I'etude sans vouloir ecrire ou publier leurs ouvrages. Le respectable vieillard M. Abauzit, de Geneve, est de ce nombre. M. Rousseau I'a cite quelque part comme le seul philosophe qu'il ait jamais connu, moins pour le louer que pour vous invi- ter a mal penser des autres. Les motifs qui le d^terminent a admettre I'existence d'un Dieu sont de la meme trempe. Si je fais, dit-il, une bonne action sans temoins, je sais qu'elle est en vue. Malheur k celui qui ne pent se determiner au bien que par I'id^e d'un temoin reel ou chim^rique! Je voudrais bien ne point lire dans le traite de 1' Education le passage suivant :

SEPTEMBRE 1702. 151

(( Que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine et dans la misfere, pour m'6pargner un moment de douleur ou de faim. y> M. Rousseau pretend que c'est la le langage interieur de tout incredule qui raisonne, et que quiconque a dit dans son coeur : II n*y a point de Dieu, et parle autrement, n'est qu'un menteur ou un insense. On ne saurait prendre bonne opinion d'un ecrivain a qui ce passage est ^cbappe, ni se dispenser de le plaindre : car il est evident qu'il ne croit pas a la vertu, quoi- qu'il en parle sans cesse. Vous et moi nous ne profanerons jamais ce nom sacre en I'accordant a des actions qui ne sont que I'effet de la crainte du chatiment, et nous ne calomnierons pas le genre humain par des imputations hasardees et atroces. 11 n'y a point d'homme assez pervers au monde qui consentit a la misfere, a la perte, jene dis pas du genre humain, mais d'un seul de ses semblables, pour s'epargner un moment de dou- leur et de faim, et il y a un grand nombre d'ames nobles et elevees qui, s'il etait besoin, feraient au bonheur du genre humain le gen^reux sacrifice de leur vie; non qu'il y ait au monde un homme qui pref^re reellement et sans restriction le bien public k son bien-etre particulier, mais parce que dans ces occasions rares le sacrifice de ce bien-etre est accompagne d'une douceur inexprimable qui 6leve I'homme a la plus sublime des jouissances. Malheur, malheur a celui a qui ces sentiments sont etrangers et qui n'entend pas ce langage.

Ce que je voudrais encore effacer du livre de I'Education, c'est cette Strange apologie des ingrats; M. Rousseau pretend qu'il n'y en a point. On ne pent se defendre de penser qu'un auteur a ses raisons pour excuser ou pallier le plus hideux des vices qui aient degrade la nature humaine. Un jour, Remond de Saint- Mard, connu par quelques ouvrages mediocres, et qui 6tait d'ailleurs fort riche et fort avare, fit une longue et terrible sortie contre le genre humain. Le philosophe Diderot, qui etait present, I'arr^ta au milieu de son discours, et lui dit : « Ou prenez-vous done tout le mal que vous dites des hommes ? En moi, » repondit Remond. Yoila du moins de la franchise.

II y a, comme je I'ai deja remarque, de belles choses dans v I'histoire de la femme ; mais il y en a aussi de bien absurdes. M. Rousseau veut d'abord que son Emile meprise absolument le jugement des autres; des qu'il se soucie qu'on pense de lui.

152 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

tout est perdu. Pour les femmes, c'est tout le contraire; leur honneur depend moins d'elles-m^mes que du jugement des autres. En un mot, I'opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trone parmi les femmes. On pent dire que I'une de ces assertions est precisement aussi vraie que Pautre. II n'est point vrai qu'un homme doive m^priser le jugement public sans aucune restriction, encore moins que Popinion des autres soit le tombeau de sa vertu. II n'est point vrai non plus que la vertu d'une femme depende uniquement de I'opinion. Qu'une femme soit par son sexe obligee a plus de decence et plus de reserve qu'un homme, c'est la une idee vraie, mais Gommune, a laquelle M. Rousseau a voulu donner un tour ori- ginal qui Pa rendue absurde. Gependant, de ce que la conduite de la femme est asservie a Popinion publique, il en infere ensuite que sa croyance est asservie k Pautorite, et qu'elle ne pent avoir d'autre religion que celle de sa m^re et de son mari : supposez que cette religion soit fausse, il suffit de la docilite de la femme^, et M. Rousseau lui promet de la part de Dieu que cette docilite effacera le p6che de Perreur. II aurait bien du nous montrer la sanction de ses folies. L'homme sau- vage est le mignon du citoyen de Geneve. II le comble de tons les biens, et il lui ote tons les maux jusqu'a la notion de la douleur. II nous assure positivement que le mal particulier n'est que dans le sentiment de I'^tre qui soufTre, et que ce chatiment, l'homme ne Pa point recu de la nature : il se Pest donne. Gependant, dans un autre endroit, il pretend que si le phy- sique va trop bien le moral se corrompt, et qu'un homme qui ne connaitrait pas la douleur serait un monstre parmi ses sem- blables. Quelle Strange contradiction ! Gette derni^re assertion parait toutefois 6tre un peu plus vraie et plus philosophique que le reste. G'est la loi generale, c'est le sort commun qui nous rend justes et equitables. Nous sommes tous asservis sous les mtoes lois : le roi souffre et meurt comme le berger : voila la source de la moderation parmi nous. Placez un seul homme immortel au milieu du genre humain, cet homme n'aura plus la mesure de notre justice ni d'aucune de nos vertus. Si la vie de cent mille hommes est necessaire a un moment de son bien- 6tre, comment balancerait-il a les sacrifier! II oterait vingt ou trente ans a chacun de ces cent mille hommes, et qu'est-ce

SEPTEMBRE 1762. 153

que la duree de trente ans aux yeux d'un 6tre immortel? La courte dur6e de la fourmi lui est sans doute aussi pr6cieuse que nous Test le cours de notre vie, et vous savez avec quelle im- portance et quels egards de justice et de moderation nous trai- tons la vie des fourmis.

Gette religion pent vous faire juger de la bonte de cette assertion de I'^cole, que M. Rousseau repete en plus d'un en- droit, que I'fitre suprtoe est necessairement souverainement bon. Nos docteurs disent que celui qui pent tout ne peut vou- loir que ce qui est bien; et M. Rousseau, d'apres' eux, dit que toute mechancete vient de faiblesse, que I'enfant n'est mechant que parce qu'il est faible. « Rendez-le fort, gjoute-t-il, il sera bon ; car celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal. » Je ne vois dans toute la nature rien qu'on puisse alleguer en faveur de cette assertion gratuite ; je ne concois nullement comment la puissance engendrerait plutot la bonte que la mechancete : au contraire, Texcellence d'un etre supreme etant toute mesure commune entre lui et ceux qui dependent de sa justice, il est evident que ce qu'il y aurait de plus precieux pour ceux-ci ne lui paraitrait certainement de nulle importance, par la meme raison qui fait que I'homme n'attachera jamais aucun prix a la vie instantanee d'un insecte. Si vous voulez decider de la bont6 de Vttre supreme par les effets, vous avez tout autant de raison de dire qu'il est aussi souverainement mechant : car du mo- ment que vous assurez qu'il y a du bien dans le monde, vous etes oblige de convenir qu'il y a tout autant de mal ; I'un ne peut done pas plus prouver que I'autre. Le vicaire de Savoie pretend que, quand on lui parle d'une force aveugle repandue dans toute la nature, on ne lui porte point de veritable idee a Tesprit. Gela se peut ; mais en plagant une force intelligente hors de la nature (et qu'est-ce que c'est que d'etre hors de la nature?) en est-il plus avance?

« Quand on veut renvoyer au pays des chimeres, dit M. Rous- seau, on nomme I'institution de Platon. Si Lycurgue n'eut mis la sienne que par ecrit, je la trouverais bien plus chimerique. Platon n' a fait qu'epurer le coeur de I'homme, Lycurgue I'a denature. » Cette observation est juste; mais ajoutez ce qui n'est pas moins vrai et conforme a I'exp^rience de tous les sie- cles, c'est que ce qui denature I'homme a plus de prise sur lui

454 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

que ce qui ne tend qu'^ I'epurer. Le prejuge aveugle et raide a plus de pouvoir sur lui que la simple raison. Tout confirme cette observation, et I'exemple des jesuites lui donne une nou- velle force. Leur institut est dur et rigide; ils lui seraient bien moins devoues si leur vie etait plus douce et leur esclavage moins grand. Platon devait done ecrire son institution et Ly- curgue mettre en pratique la sienne. Au reste, I'education, quelque importante qu'elle soit par son objet, se ressentira tou- jours de 1' imperfection attachee a notre condition. Faudra-t-il pour cela cesser de s'en occuper? non; je I'ai deja dit, notre sort est de tendre toujours a la perfection sans jamais y atteindre. M. Rousseau commence I'education de son 61eve au moment de sa naissance ; pour moi, je I'aurais commencee avant sa nais- sance. Peut-on croire que I'acte le plus auguste, auquel la nature a attache le plus grand [de tous les delices, soit indiffe- rent pour r^tre a qui il donne la vie ? Je suis bien persuade du contraire, et que c'est de cet instant qu'on pent dire qu'un homme est ne sous d'heureux ou sous de sinistres auspices.

L Inutility des jesuites montree aux iveques est une petite brochure de soixante-dix pages. II faudra bien que nos prelats s'en passent, et cette n^cessite les persuadera mieux que I'auteur de la brochure. Le Bicri * est un conte en vers plats et mauvais oil les jesuites sont aussi fourres. Si Ton ne savait point qu'il n'y a que les gens mediocres et plats qui s*a- crochent a un parti pour avoir une sorte d'existence qu'ils ne pour- raient avoir seuls, les champions qui ont paru dans la querelle jesuitique de part et d' autre fourniraient une nouvelle preuve de cette verity ! L'auteur du nouveau volume de VAppel ci la raison humaine est assez b^te pour reprocher a M. de La Gha- lotais d' avoir connu M"^ Lecouvreur et d' avoir meme assiste aux derniers moments de cette cel^bre actrice. II faut convenir au reste que les jesuites sont bien dechus de leur credit et de leur puissance, puisqu'ils sont obliges de plaider leur cause au tri- bunal de la raison, que leur institut et leur conduite ont ega- lement outragee dans tous les temps.

Les Trois Impost eurs J ou les Fausses Conspirations. G'est une feuille contenant deux ou trois histoires tirees des anciens

1. (Par J.-N. Belio.) S. 1. in-12.

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Mercures, qu'on a rappel6es k roccasion du malheureux garde- du-corps qui imagina, I'hiver dernier, pour s'attirer une grace du roi, de se blesser et de supposer une conspiration centre la vie de Sa Majesty, et qui fut pendu en consequence en place de Gr^ve.

Les Sciences sous la croix du Sauveur, sur le Golgotha^ songe^, G'est une ineptie qu*un certain M. Pohle a traduite de rallemand.

UHlstoire cC Elisabeth Canning et de Jean Galas est une nouvelle feuille de M. de Voltaire en faveur de I'infortunee fa- mille de Galas. Plus on developpe cette funeste aventure, plus elle devient horrible. Uauteur la compare a un fait d*un autre genre qui a failli couter la vie a neuf ou dix personnes en Angleterre. Un philosophe prevint ce malheur ; ici, un philo- sophe le r^pare autant qu'il est en son pouvoir. Le coeur se fend en lisant tous les details de cet efFroyable evenement.

Lettres de Bende k Monreset^, Ce sont les lettres d'une femme qui aime et qui n'est point aimee. Ajoutez qu'elle ne merite pas de I'etre, car elle est insipide, guindee, sans na- turel, sans grace. Si ces lettres n'etaient pas si mauvaises, on serait tente de croire qu'elles ont ete confiees a I'impression par une femme qui n'avait que cette voie pour apprendre a son amant sa situation et ses sentiments.

M. Duprede Saint-Maur vient de publier un ouvrage inti- tule Recherches sur la valeur des monnaies et sur le prix des grains avant et aprh leconcilede Franc fort^. II y a de I'erudition et des faits curieux dans cet ouvrage, qui est d'ailleurs mal di- gere et sans ordre. Le merite d'une discussion critique consiste dans la nettete des id6es ; mais les bons esprits en ce genre, comma dans d'autres, sont rares. M. Dupr6 de Saint-Maur pre- tend que nous n'avons aucune idee juste de la valeur des monnaies, des nombres, des poids et des mesures des anciens et meme des peuples plus modernes, et que c'est de la que viennent nos erreurs sans nombre sur la grandeur de leurs armees et sur la vari6t6 extreme que nous croyons remarquer dans le prix de leurs denrees.

1. Strasbourg, 1762, in-12.

2. Inconnues aux bibliographes.

3. Paris, 1762, in-12.

156 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

Le Luxe considM relativement cl la population et a Veconomie^, G'est un bavardage qu'on nous a envoys de Lyon. II y a tvente ans que c'etait la mode en France d'exagerer les avantages du luxe ; aujourd'hui que nous sommes devenus aust^res, nous aimons a le decrier. Nous sommes des bavards, tantot d'une morale severe, tantot d'une morale relachee, et ni les uns ni les autres n'ont avance le bonheur du genre hu- main d'un pouce.

Ode sur la pohie comparie ci la philosophie^ par M. Go- lardeau. Gette ode doit repondre aux injures que M. Rousseau a dites aux poetes ; mais elle manque d'idees, et si M. Golar- deau n'y preiid garde, on finira par croire qu'il n*a que le talent du vers : car son Epitre ci Minette et*cette ode-ci sont deux productions bien ennuyeuses.

15 septembre 1762.

Aprfes la mort d'Achille, Ajax et Ulysse se disput^rent ses armes. Ajax etait regarde comme le plus valeureux des Grecs apres Achille ; tout le monde connait le genie et le caract^re du roi d'lthaque. La dispute de ces deux heros est fameuse dans I'antiquite ; elle devint une affaire d'Etat qui fut plaidee devant les chefs de I'armee grecque. Ulysse I'emporta sur le fils de Telamon, « et I'homme eloquent, dit Ovide, porta les armes du vaillant » ;

Et quid facundia posset Re patuit, fortisque viri tulit arma disertus.

On lit dans les Metamorphoses d'Ovide les plaidoyers des deux concurrents ; c'est un tres-beau morceau de ce poete, si on lui passe sa maniere, qui n'est pas celle d'Hom^re ni de Sophocle. Elle s'approche deja du gout moderne ; I'antith^se y joue et fait ce balancement des hemistiches et des periodes, aussi con- traire, a mon gre, a la purete du gout qu'k la maniere antique des Grecs.

Ge jugement rendit Ajax furieux, et il en perdit la raison. Dans un acc^s de rage il massacra des troupeaux croyant

1. (Par Auffray.) Lyon, 1762, in-S".

SEPTEMBRE 1762. 157

6gorger ses juges. Entre autres animaux il avait eminent dans sa tente un belier qu'il prit dans son egarement pour Ulysse, et sur lequel il exerca sa fureur en le chatiant a grands coups de fouet. Revenu de cet acc^s, il ne put supporter ni I'afTront qu'il avait recu des Grecs, ni la honte de ses 6garements, et il se donna la mort en se precipitant sur la pointe de I'^pee dont Hector lui avait fait present. Voila la simplicite de la fable an- tique. Sophocle a traite ce sujet dans sa tragedie intitulee Ajax porte-fouet. Si ce grand homme avait voulu arranger sa piece a notre manifere, nous y verrions I'assemblee des Grecs et ce fa- meux plaidoyer des deux h^ros qui se disputent les armes d'Achille; on dirait d'ailleurs que de pareilles scenes 6taient plus convenables aux theatres d'Ath^nes, ou la presence et Tac- tion du choeur rendaient ces spectacles vraisemblables. Cepen- dant les anciens ont toujours evite ces sortes de scenes d'appa- reil qui tiennent ^ notre fureur de disserter qu'on a tant de soin de nous inculquer d^s notre enfance, et a je ne sais quoi de boursoufle et de pueril qui depare nos spectacles. Le vrai genie est judicieux et male, et c'est la le caractere antique; celui des enfants est remnant et bavard, et le notre lui res- semble beaucoup. L*unite de Taction est d'ailleurs ce que les anciens respectaient le plus. Dans nos pieces, il arrive ordinai- rement plus d'incidents durant Tespace de quelques heures qu'il n'en arrive dans la realite pendant une longue suite d'an- n6es : on pent dire que nos heros sont, au premier acte, a cent lieues de la catastrophe qui les attend au cinquieme. Cela donne a nos drames un vernis de faux qui en empeche Teffet, aussi au bout d'un quart d'heure Timpression de la tragedie la plus forte est effacee ; chez les Grecs c'etait autre chose. II eut ^te difficile de representer au peuple d'Ath^nes les Folies amou- reusesy ou Crispin rival de son mailre apr^s les Eumenides ou les Suppliantes d'Eschyle.

M. Poinsinet de Sivry^ dont le nom est assez malsonnant apres celui d'Eschyle et de Sophocle, vient d'essayer le sujet d!Ajax sur la scene francaise; sa piece est tombee le 30 du mois dernier. Ce jeune homme avait donne, il y a trois ans, une tra- gedie de Brisiis qui eut alors quelques representations^ ; mais

4. Voir la lettre du 15 juillet 1759, t. IV, p. 124.

158 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

le proems d'Ajax a ete juge plus vite*. Si ce heros pouvait re- vivre, il reprendrait sans doute son fouet pour chatier son poete. L' economic interieure de cette tragedie ressemble a celle de nos pieces modernes ; a cet egard-la, elle n'est pas plus ab- surde que beaucoup d'autres qui ont eu un grand succes, et que je n'en estime pas davantage. Aussi ce n'est pas ce qui I'a faittomber; mais la diction toujours impropre, la versification toujours faible et plate, les pensees toujours triviales, et Tim- puissance de rendre des id^es communes d'une mani^re nette et precise : voila ce qui a porte le coup mortel a M. Poinsinet. Sa chute, du moins, a ete divertissante : la platitude des expres- sions a fait rire le parterre depuis le commencement de la piece jusqu'a la fm. G'est 1^ une des parties sur lesquelles le gout du public de Paris est presque infaillible ; on ne pent gu^re avoir le tact plus, sur que lui pour saisir la pauvrete et le ridicule d'une expression.

Quant au fond, pour faire une tragedie a notre facon, M. Poinsinet n*a pu trouver dans le sujet d'Ajax de Tetoffe pour plus de deux scenes, dont I'une consiste dans le plaidoyer, et I'autre represente les fureurs d'Ajax; il a done fallu exercer le genie createur pour fournir la penible carri^re de cinq actes. Heureusement les noms cel^bres ne manquent point dans I'his- toire de la guerre de Troie ; il ne s'agit plus que de leur ima- giner des aventures, ce qui ne coute gu6re a nos poetes inven- tifs; mais M. Poinsinet n'a pas ete aussi persuade que Sophocle de la n6cessite de I'unit^ d'action; ce qui fait que chaque per- sonnage a, pour ainsi dire, ses vues et ses interets hors du su- jet de la pi^ce, dont il n'est question que fortuitement. Sophocle n'a eu garde de nous representer le plaidoyer des deux heros ; ind6pendamment des autres raisons, il aurait cru commencer sa piece beaucoup trop tot, et lui donner cette multiplicite d'eve- nements si contraires a la verity et, comme je crois^ aux grands elfets. Dans la pi^ce grecque, non-seulement la dispute des armes d'Achille est de beaucoup ant^rieure a Taction du jour, mais Ajax a deja perdu la raison; tons ses egarements sont passes, et c'est le retour k la raison, la douleur et le desespoir

1. Poinsinet appela de la condamnation d'Ajax. Voir ci-apres lettre du !«•• d6- cembrc suivant. (T.)

SEPTEMBRE 1762. 159

qui s'ensuivent, qui font le sujet de la pi^ce. Chez M. Poinsinet, au contraire, la dispute des armes n'a lieu qu'au quatri^me acte, et les fureurs d'Ajax sont r6serv6es k la derniere sc^ne du cinquitoe.

Je n'ai ja:mais vu de tragedie qui fut aussi susceptible d'etre parodiee que celle-ci. M. Poinsinet peut donner cette commis- sion a son cousin, qui est aussi mauvais boufFon qu*il est, lui, mauvais tragique. II a fait plusieurs parades detestables, entre autres Gilles gar con peintrCy et, en dernier lieu, Sancho Panca, Ge cousin est une espece d'imbecile qui a ete pendant quelque temps Tobjet des faceties de M. Palissot et de ses compagnons. On lui persuada, il y a quelques annees, qu'il avait tue un mousquetaire en duel ; en consequence, il se fit couper les che- veux et se cacha pour se derober aux recherches de la justice ; ensuite on lui fit accroire que le roi de Prusse Tavait nomme gouverneur du prince de Prusse et lui avait envoye le cordon de I'Aigle noir ; il le porta en effet quelques jours et abjura la reli- gion catholique entre les mains d'un pretendu ministre protes- tant^ Jusqu'a present, il n'y a point d'apparence que la famille des Poinsinet soit plac6e dans les fastes du Th6atre-Francais a cote de celle des Gorneille.

Une petite brochure intitulee Mes Boutes sur la mort des jhuites a ete briilee par ordre du Parlement^ L'auteur dit ce- pendant que bruler n'est pas repondre. II prend \ivement le parti des jesuites; mais I'animosite a beau enflammer un auteur, elle ne peut tenir lieu d'eloquence et de talent. Le doute le plus sense de I'anonyme est que, malgre ses doutes, les j6suites pourraient bien etre perdus. On assure qu'il existe un autre livre qui a pour titre les Trois Nicessites. Ces trois necessites sont trois complots,dont les deux derniers doivent resulter du succes du premier ^ Le premier est done de detruire les jesuites; le

1. Voir, pour plus de details sur Poinsinet le jeune, ses ouvrages, et, pour les mystifications dont il fut I'objet, la lettre du l*"" octobre 1769 de cette Correspon- dance. (T.)

2. Les Memoires secrets de Bachaumont disent (14 aout 1762) que ce livre, condamne le 13 aout par le Parlement, auquel il 6tait tres-injurieux, etait attribu^ kl'abb^ de Gaveirac, sur le compte de qui nous avons d^j^ vu (p. 144) mettre le Nouvel Appel a la raison. (T.)

3. On disait le livre divis6 en trois chapitres : Necessite de detruire les jesuites en France; n4cessite d'y aneantir la religion chretienne; nicessiti d'emp4cher M, le

160 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

second, de d^truire toute religion; le troisieme, d'exclure du trone I'heritier pr^somptif. Ces trois complots sont formes par le Parlement et par les philosophes, qui vont faire cause com- mune. De telles betises doivent paraitre bien absurdes a cent lieues d'ici. Si le livre des Trois N^cessith existe, il prouve ce que c'est que la rage impuissante; son venin ne produit point d'effet, mais ce n'est pas sa faute. Je ne connais qu'un homme en etat de faire superieurement une apologie des jesuites, s'il avait 6t6 dans sa tournure de prendre le parti de cette race : c'est M. Rousseau. Personne ne salt allier, comme lui, la subti- lite du sophisme avec la chaleur et la force du style, et vous savez qu'il a quelquefois soutenu des causes en apparence moins susceptibles d'apologie que celle des jesuites.

Nous avons un mandement de M. I'archeveque de Paris contre le livre De V Education, ^^d^vW. Rousseau ^ La verity oblige de convenir que ce mandement est beaucoup plus sage et plus decent que le requisitoire par lequel M. Joly deFleury a demande la proscription du meme ouvrage. Du moins, M. I'archeveque de Paris ne reproche pas, comme M. I'avocat general, a M. Rous- seau de douter de I'existence de la religion chretienne, car jamais le citoyen de Geneve n'a voulu nier qu'elle existe. Le prelat ne s'eleve pas contre la tolerance, et le magistrat la pro- scrit : c'est la un assez etrange contraste. Quant au fond, ils ont repondu aux difficultes de M. Rousseau, I'un par des passages de I'Ecriture, I'autre par un decret de prise de corps : Tune et r autre facon de repondre est egalement solide ; mais celle du prdat est plus honnete et plus douce. Au reste, le portrait que M. I'archeveque de Paris a fait de J. -J. Rousseau, au commen-

danphin. « Quoi qu'il en soit, disent les Memoires secrets {19 aout 1762), personne ne dit avoir lu ces horreurs, quoique tout le monde en parle. On presume avec assez de raison que ce livre n'existe que par son titre. C'est un canevas ^pouvan- table qu'un monstre fanatique aura repandu dans le public pour le donner k rem- plir a qui I'osera. » Cependant un arrfet du conseil souverain d'Alsace, cit6 au 1" octobre des m6mes Memoires, ordonnait que tous les exemplaires en fussent bruits; mais, comme on le voit h la date du 8 du m6me mois, rien ne prouvait I'existence des Trois ou Quatre Necessiies, car on ne s'accordait mfime pas sur le titre. (T.)

1. Mandement portant condamnation d'un livre qui a pour titre Emile ou de I'Education, par J.-J. Rousseau, citoyen de Geneve; Paris, 1762, in-4°. Cliacun a lu dans les OEuvres de Rousseau sa r^ponse h M. de Beaumont, archev6que de Pa- ris. (T.)

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cement de son mandement a eu beaucoup de succ6s k Paris, et Ton a voulu parier que ce morceau etait Touvrage d'un homme du monde, et non d'un pr^tre *.

On a imprime une Ode sur le Temps, avec une autre Sur les Devoirs de la sociiU^ par M. Thomas. La premiere a rem- port^. le prix de poesie de TAcademie fran^aise ^ Je n'aime pas ces deux odes; les idees en sent pauvres et communes; ainsi la veritable elevation n'y est point. G'est un catechisme pom- peusement rime. L'Academie a donne un beau sujet d'eloquence pour I'annee prochaine : c'est I'eloge du due de Sully, ministre de Henri IV 3.

Nous venons de perdre une actrice charmante et vive- ment regrett6e, quoiqu'elle n'ait plus 6te au theatre depuis six mois. M"^ Nessel est morte fort jeune. Cette actrice avait fait les d6lices de Paris Tannee derniere, pendant la foire Saint- Laurent. Apres la reunion de I'Op^ra-Gomique a la Gomedie- Italienne, elle avait quitle le theatre pour etre de la troupe de M. le prince de Gonti. Sans etre jolie, elle etait remplie de graces, de verit6, de finesse, de naivete_, sans aucune de ces mauvaises manieres qui gagnent nos theatres, et qui les perdront.

On vient de faire une nouvelle edition des Oraisons fiinthres de Bossuet. L'editeur a mis a la tete de chacun de ces discours un precis historique de la vie de la personne qui en est I'objet. G'est la tout le merite de cette nouvelle edition, qui est d'ailleurs peu correcte.

M. d'Origny, ancien militaire retire du service, a public le fruit de ses amusements et de sa retraite sous le titre : VEgyple ancienne^ ou Memoires historiques et critiques sur les oh jets les plus importants de Vhistoire des Egyptiens *. G'est depuis quelque temps la mode de fouiller beaucoup dans les monuments d'Egypte. Yous savez le parti que M. de Guignes en a voulu tirer. M. le comte de Gaylus, M. I'abbe Barthelemy,

1. Je me rappelle que dans ma jeunesse on attribuait g^neralement ce mande- ment k M. Brocquevielle, lazariste, ancien directeur du s^minaire de Toul et cure de la paroisse Notre-Dame de Versailles, (B.)

2. La seconde avait balance le prix. {Memoires secrets, 25aout 1702.)

3. On battit des mains a cetle anucnce, et un homme d'esprit dit : « Voili r^loge fait. » {Ibidem.)

4. Paris, 1762, 2 vol. in-12.

Y. 11

162 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

et d'autres, en sont trfes-occupes ; le premier a fonde des prix pour cet objet a I'Academie des inscriptions et belles-lettres. II faudra voir si ces messieurs voudront accorder a M. d'Origny une part dans le privilege exclusif qu'ils pretendent avoir sur les affaires d'l5gypte. Pour moi je consens a tout, pourvu que je ne sois pas oblige de garantir la verite des faits et des conjec- tures ni des uns ni des autres. Les Anglais, quand ils veulent porter leurs recherches sur ces sortes d'objets, commencent d'abord par se transporter dans les contrees dont les monu- ments excitent leur curiosite, et apres y avoir passe plusieurs annees et depense beaucoup d'argent, ils nous donnent le re- sultat de leurs observations. Mais en France on apprend toutes ces choses-1^ sans sortir de sa chambre, et il ne faut que debi- ter sa drogue avec assurance pour passer aux yeux des sots pour un bom me etonnant et profond. Gomus, fameux joueur de gobelets, et qui fait en effet des tours incomprehensibles, disait Tautre jour a quelques academiciens qui voulaient savoir ses secrets a titre de confreres : « Je ne nie pas la confraternite. Yous etes, messieurs, charlatans au Louvre, et moi sur le bou- levard. ))

Un autre privilege exclusif pour les affaires d'agriculture est revendique par MM. Duhamel du Monceau, Tillet, et quel- ques autres de I'Academie des sciences. Je ne confonds cepen- dant pas celui-ci avec Tautre; M. Tillet a donne le resultat de plusieurs experiences utiles. Si M. Duhamel etait oblige de rendre compte de tons les larcins qu'il a faits aux Allemands et jusqu'aax Italiens, dont les ouvrages peuTconnus en France ont favorise son gout pour le plagiat, il ne lui resterait que sa pre- tention avec tons les eloges de nos journalistes egalement vils et ignorants. M. Duhamel a donn6, il y a quelque temps, un ample traite sur la culture des terres en six volumes. 11 vient d'en faire un abrege en deux volumes in-12, sous le titre di' Elements d\igriculture. 11 a encore publie avec M. Tillet \ Histoire cCun insecte qui devore les grains de V Angoumois, avec les moyens que Von pent employer pour le ditruire. G'est un volume in-12 de trois cent quatorze pages. Le gouvernement avait employe ces deux academiciens pour mettre ordre a un fleau qui desolait cette province; mais les insectes, d'ordi- nairCj n'ont pas plus de respect pour les academiciens que pour

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les pr^tres. Les uns les exterminent par leur science, lesautres les excommunient par leur pouvoir d'en haut, et comme ces insectes n'ont ordinairemBnt qu'une duree ephem^re, la vraie science des savants et des prStres consiste a n' employer des rem^des et a n'instrumenter que sur le d^clin de I'insecte, parce qu'alors le vulgaire stupide ne manqae pas d'attribuer a leur puissance ou a leurs talents ce qui est une suite necessaire de la nature des choses.

Mhnoires militaires sur les anciens^ ou Idee precise de tout ce que les anciens ont ecrit relativement a VArl militaire, recueillis et mis en ordre par M. Maubert de Gouvest, deux volumes in-S". Suivant le titre, cet ouvrage est imprime a Bruxelles. On ne pent nier a M. Maubert d'etre un assez mau- vais siijet et un homme de beaucoup de talent. Son Histoire politique du dernier siecle est un bel ouvrage. Le talent d'ecrire s'acquiert a Paris, et M. Maubert ne I'a point; mais nous n'avons, je crois, personne en ce pays-ci capable de faire un ouvrage comme cette histoire. Le Testament du cardinal Albe- roni n'est pas non plus a beaucoup pres un livre sans merite. Je ne sais si les Memoir es militaires sont de M. Maubert ; on m'a assure qu'ils etaient d'un xM. de Guichard, colonel d'un bataillon franc au service du roi de Prusse, et qui porte dans les armees de ce monarque le nom de Quintus Julius. De quel- que main que nous vienne cet ouvrage, et sans m'arroger le droit de juger d'une science dont je ne connais les principes que par des livres, je crois pouvoir dire que celui~ci est pro- fond ; il me parait egalement instructif, et pour les gens du metier, et pour teux qui n'en sont pas. Le but de I'auteur est de relever plusieurs erreurs, faux jugements, fausses interpre- tations et fautes du chevalier Folard. Quand on attaque un ecrivain devenu presque classique dans une science, il ne faut pas etre un enfant. L'auteur des Memoires militaires vous seduira souvenl, et vous serez plus d'une fois tente d'etre de son avis. Je ne dirai cependant pas qu'il n'ait abuse quelquefois de sa sagacity, en la poussant trop loin et en voulant penetrer jusqu'aux ressorts les plus caches de ces antiques faits. II est? tres-difficile de connaitre les caract^res particuliers surtout des gen^raux de Carthage, dont nous ne savons I'histoire que per des ecrivains romains ; il est plus difficile encore de connaitre

164 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

leurs liaisons secretes, les partis qu'ils avaient dans leur repu- blique, etc. II est si peu certain, si malaise de savoir I'histoire secrete et anecdotique de son temps, qu'on pent renoncer de bonne foi a connaitre jamais celle des si^cles si recules. Dans ces occasions on ne pent nier a notre auteur de montrer beau- coup de sagacite; mais il ne persuadera pas un esprit sage.

M. Formey, tres-devot secretaire de I'Academie royale de Berlin, vient de nous envoyer V Esprit de Julie, ou Extrait de la Nouvelle HHoise, ouvrage utile, particulierement a la jeunesse ^ Vous ne comptez pas trouver dans cette quintes- sence le rendez-vous que Julie donne au precepteur, ni d'autres passages glissants ; mais bien toutes les belles maximes aux- quelles M. Formey a m6me ajout6 des correctifs quand elles lui ont paru en avoir besoin. Nos compilateurs sont bien heureux qu'il y ait des gens qui f assent des livres, sans quoi ils mour- raient de faim.

OGTOBRE

l""- octobre 1762.

Le Testament politique du marichal due de Belle-Isle parut sur la fm de I'annee derniere. 11 fit d'abord beaucoup de bruit. Ensuite il passa pour constant dans le public que le marechal n'avait nulle part h cet ouvrage, qu'on voulut faire regarder comme le fruit de I'oisivete et de I'ineptie de quelque ecrivain mercenaire. Les uns Tattribuferent a Maubert, d'autres a Ghevrier. Avant d'avoir I'honneur de vous en parler, j*ai voulu que le temps eclaircit la verite du fait. Mais le public n'a pas jug6 ce proems assez important pour s*en occuper plus de quinze jours et pour le juger definitivement. Depuis quelques mois, la publication du codicille a suivi celle du testament, et le tout ensemble est reste a Ghevrier.

Quant a moi, sans avoir aucune notion particuli^re sur cet

1. Berlin, 1763, in-12.

OCTOBRE 1762. 165

ouvrage , je n*ai jamais doute un instant qu*il ne fut reellement du marechal de Belle-Isle. J'avoue que je n'ai presque vu per- sonne de mon sentinent; mais, quoique seul de mon avis, je n'ai pu en changer jusqu'a present, et j'aimerais mieux croire que Ghevrier, le plus detestable de tous les ^crivains du temps, a fait la Henriade tout enti^re que d'imaginer qu'il ait pu faire une page du Testament du marichal de Belle-Isle, Ge n'est pas que je veuille faire aucune comparaison d'un ouvrage au-des- sous du mediocre avec un poeme immortel ; mais je pense que le ton, I'arrangement des idees, une certaine tournure de phrases, enfin tout ce qui resulte d*un genie laborieux, mais etroit et sans lumi^re, qui, n'ayant point recu d'instruction dans sa jeunesse, n'a pu se former que sur les id^es de Versailles et sur le ton de la cour, est une chose si difficile a contrefaire que si Ton pouvait me convaincre que Ghevrier est reellement I'au- teur de ce Testament^ je ne balancerais pas un moment a le regarder comme I'homme du genie le plus profond et le plus etonnant que je connaisse. Ge que je dis la tient a des sensa- tions si fines qu'il n'est pas trop aise de se faire entendre par des paroles ; mais le gout exquis saisit ces nuances comme un fin gourmet distingue les vins de la meme contree jusqu'a vous indiquer les cotes diff^rentes de chaque 6chantillon. Souvent une facon de parler negligee ou appretee, un mot choisi plutot qu'un autre, une particule mise a la place d'une autre, four- nissent une demonstration au vrai critique la ou le vulgaire n'apercoit aucune difference sensible. Sans ce talent, il ne faut pas se meler de rien juger en litterature.

On a releve plusieurs anecdotes notoirement fausses pour prouver que ce testament ne pouvait etre I'ouvrage du marechal de Belle-Isle, mais je ne dis point que le commis infidele qui I'a derobe ou I'^diteur a quiill'a vendu n'ait pu le falsifier en quel- ques endroits ; au contraire, je me ferais presque fort de montrer audoigt les passages ajoutes ou falsifies. Quant aux fautes d'igno- rance qui se trouvent dans le testament, elles sonlppour moi une preuve de plus qu'il vient du marechal. II ne faut pas croire que I'ignorance d'un homme comme M. de Belle-Isle ressemble a celle d'un auteur; elle a un tout autre caractere.

L'auteur le plus inepte ne se serait pas permis de cer- tains raisonnements du marechal sur les aflaires d'Allemagne,

166 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

parce que cet auteur aurait eu quelque teiiiture de Thistoire du XVI® si^cle, au lieu que le marechal, ayant pass6 une partie de sa vie a faire le general et le negociateur dans cette partie de I'Europe, n'en ignorait pas moins parfaitement ce qui s'y etait passe soixante ans auparavant, si vous en exceptez les affaires qui avaient une liaison immediate avec celles de France. Enfin ce qu'on a voulu faire passer pour une demonstration centre I'authenticite de ce testament, ce sont certaines idees qu'on y trouve et qu'on sait etre tres-opposees a celles qn'avait le marechal, comme I'autorite qu'il veut que le roi accorde au Parlement dans telles et telles occasions ; a cet egard on sait, dit-on, quele marechal a lenu une conduite enti^rement opposee a ses principes. Gela est vrai, mais y a-t-il rien de plus ordi- naire que de voir des hommes s'excepter d'une regie a laquelle ils voudraient assujettir tout le monde ? Le marechal pensait que s'il pouvait compter sur les autres ministres comme sur lui, sa loi eut ete peu n^cessaire ; mais ne leur accordant pas le merite qu'il se reconnaissait en secret a lui-meme, il voulait leur mettre un frein dont il etait tres-persuade de pouvoir se dispenser. Voila I'homme et la marche de son orgueil. Si vous en croyez le marechal, il a eu une influence immediate dans toutes les affaires importantes depuis le ministere du cardinal Fleury, et pendant le sien le roi n'a rien fait de bien sans son avis. G'est lui^ par exemple, qui a plac6 M. le due de Ghoiseul dans le ministere ; s'il avait assez vecu pour voir le zele des differents corps de la nation a offrir des vaisseaux au roi, vous auriez vu dans le testament comme quoi cette emulation eut 6t6 son ouvrage. La vanite derobe sans remords une partie du me- rite des autres pour se I'approprier de lameilleure foi du monde; il n'y a que les hommes veritablement superieurs qui soient exempts de cette faiblesse. Ainsi je trouve dans toutes ces con- siderations autant de motifs pour conserver au marechal un ouvrage dont il est trop difficile d'imaginer qu'un auteur de profession* ait pu contrefaire le ton et le caract^re a ce degr6 de perfection.

Le marechal de Belle-Tsle n'etait cependant pas un homme ordinaire. Un genie laborieux et ardent I'avait porte a la fm de sa vie aux premieres places de I'Etat; c'etait une belle carri^re pour un homme qui, en entrant dans le monde, re^ut comme

OCTOBRE 1762. i6l

une grace du roi la permission d'acheter uii drapeau dans les troupes de Sa Majeste. Aussi son grand principe de conduile etait I'opiniatrete ; il avait coutume de dire qu'il n' avail jamais perdu de vue aucun de ses projets, et que c'6tait la un moyen siir de faire reussir dans un temps ce qu'on ne peut eflectuer dans un autre. Je crois ce principe infaillible, pourvu que vous ayez toujours assez d' activity pour suivre votre projet, et que le degout et I'ennui ne s'emparent jamais de vous. Le chevalier de Belle-Isle, qui s'est fait tuer a la malheureuse journee d'Exiles, passait pour un homme d'un genie tres superieur a celui de son fr^re. Le marechal n'etait a mon gre qu'un homme du second ordre, homme d'une grancle application, d'un grand detail, et meme minutieux, mais manquant de ce coup d'oeil superieur qui fait le ministre. Aussi il vous dit de la meilleure foi du monde qu'en voyant un ministre aux spectacles et aux bals, on en peut conclure hardiment qu'il ne remplit pas les devoirs de sa place. G'est qu'il n'aurait pu assister a ces divertissements sans negli- ger reellement les affaires de I'Etat; mais ce qui prouve pour lui ne fait pas loi pour les autres. Le roi de Prusse, a qui M. de Belle-Isle accordera peut-etre d'avoir eu autant d'affaires que lui depuis I'annee 1756, a cependant eu assez de loisir pour faire de temps en temps des vers et pour jouer de la flute. L'homme de genie est toujours au-dessus de sa besogne, quel- que difficile et p^nible qu'elle soit, et celui qui est commande et subjugue par sa place peut sans aucune injustice se ranger au nombre des gens mediocres. La marque caracteristique de ceux-ci c'est d'etre affaires. Le marechal manquait principale- ment de lumiere et d'etendue dans le g^nie. De la cet esprit de reglement et de pedanterie qu'on remarquait dans ses principes avec cet engouement pour toutes sortes de projets. La plus grande partie de son temps etait donnee a des faiseurs de projets qui I'ont fait detester du public par des entreprises injustes de toute espece qu'il favorisait, croyant faire le bien et faisant en effet beaucoup de mal sans le vouloir. Les hommes haissent souvent comme mechant l'homme en place qui ne pfeche que par defaut de lumiere, et la tete etroite est ce qu'il y a de plus a redouter dans un ministre. Sans doute qu'un ministre doit tout ecouter ; mais le ministre habile demele d'un coup d'oeil riiomme d'esprit et de genie, et ne perd pas son temps avec les

168 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

fous. Le ministre mediocre, au contraire, eloigne ordinairement les premiers, et ne reste entour6 que de sots et de fripons. M. de Silhouette parut une trouvaille a M. le marechal de Belle-Isle. G'est ainsi que le marechal s'exprime, et que Ghevrier par parenth^se ne se serait jamais exprime! a Ge grand penseur, ce genie calculateur, dit le marechal, nous trompa tous. » M. de Silhouette pouvait en imposer a un ministre jeune et de peu d'experience, mais il ne devait pas tromper un homme consomme comme M. de Belle-Isle. Si celui-ci n'a pas prevu que M. de Silhouette etait un homme peut-etre bon a consulter, mais peu propre k executer, c'est qu'il a manque du coup d'oeil necessaire a sa place: car le talent du ministre consiste a pr6- voir ce que tout le monde sent et juge lorsque I'evenement est arrive.

L'ignorance d'un ministre s'oppose encore au rang auquel il pourrait pr^tendre parmi les premiers hommes de sa classe. Un ministre pent supplier au defaut d' instruction par une pe- netration d'esprit et une vivacite de genie qui lui fait entendre bien des choses qu'il n'a jamais apprises, mais nous avons deja remarque que ce n'etait pas la le cas du marechal. Voila pour- quoi il s'appesantit si souvent dans son testament sur des lieux communs et sur des idees triviales, qu'il rend d'une maniere tr^s-emphatique parce qu'il ignorait combien tout cela etait commun et su de tout le monde. Rien ne prouve son ignorance et sa tete etroite comme ce qu'il dit sur les protestants de France et sur la religion en general. II pretend qu'en Allemagne et dans le Nord, la multiplicite des cultes est indifferente aux gouver- nements parce que, suivant un vieux dicton, les peuples sont dans ces regions d'un esprit trop pesant pour s'occuper d'une querelle theologique, et que les calvinistes ont en general I'es- prit trop republicain pour 6tre toleres en France. On ne pent rien dire de plus plat, de plus commun et de plus faux que tout ce que le marechal dit la-dessus. II a oublie ou il n'a jamais su tous les maux que les guerres de religion ont causes en Alle- magne. 11 ne s'est jamais convaincu que les hommes de tous les climats se ressemblent dans les points essentiels, qu'on ne peut toucher a leurs prejugesni les tyranniser sur leurs opinions sans les revolter, et qu'en les respectant on est toujours sur de leur soumission. Si Ton n'eut jamais persecute personne pour sa

OCTOBRE 1762. 159

croyance, bien des l5tats n'auraient jamais 6te ebranles, et il y aurait eu un peu plus de bonheur sur la terre.

Ce que- je viens de dire du caract^re du marechal de Belle- Isle vous sera confirme a chaque page par la lecture de son testament. Ce ministre avait les vues droites, beaucoup de de- tail, peu de grandeur et d' elevation dans les idees. Toutes les choses mediocres se faisaient bien dans son departement; rien de grand n'aura immortalise son minist^re. La prevention est une compagne inseparable d'une t^te etroite, et malheureuse- ment les gens mediocres se previennent toujours contre ce qui est bon et salutaire.

Le codicille du marechal est une rapsodie que I'editeur a enrichie de beaucoup d'observations et de notes qui ne valent pas la peine d'etre examinees, Le testament se lit avec cette sorte d'interet que s'attire toujours un ouvrage qui parle des affaires et des personnages de notre temps. On a ajoute au codicille une Vie du marechal qui est bonne pour les anti- chambres, et pour quatrieme volume a toute cette compilation un dictionnaire politique du docteur Volkna, traduit de I'alle- mand. Ce dernier ouvrage est tres-digne de M. de Ghevrier, et s'il y met jamais son nom, personne n'en sera etonne. Ce dic- tionnaire est une mauvaise et plate satire, tres-propre a amuser un Sty rien ou un Garinthien, mais qu'un homme de bon sens ne pent lire sans un degout mortel.

15 octobre 17G2.

Le Parlement, avant d'aller en vacances, a rendu un arret qui defend a tout ci-devant soi-disant jesuite de precher et de confesser dans I'etendue du ressort de la cour, a moins d'avoir prealablement signe la declaration exigee, etc. Get arret a donne lieu a une feuille ou Ton examine si le Parlement a ce droit-la, et s'il n'entreprend pas sur I'autorite des eveques? L'auteur decide pour le Parlement, et si ses raisons ne vous paraissent pas conformes aux principes de I'Eglise romaine, du moins vous ne serez pas fache que I'autorite ecclesiastique la moins fondee et la plus despotique de toutes soit diminuee.

Notre Academie de Saint-Luc, qui n*estpas tout a fait aussi cel^bre que celle de Rome qui porte le m^me titre, a expose

170 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

cette annee ses ouvrages de peinture et de sculpture. Cette Aca- demie est composee de tous les artistes qui n'ont pas assez de talent ni de reputation pour se faire recevoir a I'Academie royale. Suivant ce sage esprit de reglement dont je viens de parler, il faut etre de Tune ou de I'autre, sansquoi un hommen'a pas le droit ici de barbouiller de la toile chez lui, et de la vendre a ceux qui auraient la bonte d'ame de se contenter d'un mauvais tableau. Messieurs de I'Academie de Saint-Luc en ont expose un grand nombre de detestables, parmi lesquels on distingue quelques portraits passables. Ce qu'il y a de meilleur, ce sont quelques portraits en buste de terre cuite ou de platre. II parait en general que la mauvaise maniere a moins gagn6 nos sculp- teurs que nos peintres.

La France agricolc el marchande est un ouvrage en deux volumes fort gros de M. Goyon de La Plombanie. L'auteur a eu soin de le faire brocher en papier couleur de terre pour nous convaincre de sa passion pour samere nourrice. Yous trouverez dans ce gros recueil beaucoup de projets, beaucoup de calculs •dont je ne voudrais pas garantir la solidite, beaucoup d'idees communes qu'on a tournees et retournees de toutes les famous depuis deux ou trois ans. On pourrait mettre en deux ou trois apophthegmes tout ce qu'il y a a dire sur cette mati^re : 1^ IN'ecrivez point de traites ni de methodes pour le cultivateur, messieurs les bavards, parce que, quoiqu'il ne sache souvent ni lire ni ecrire, il sait bien mieux que vous ce qu'il faudrait faire pour tirer parti de son champ, et, s'il ne le fait pas, ce n'est pas faute de savoir, mais de pouvoir. Malgre vos beaux livres, aussi longtemps que la taille et les impositions seront arbitraires -en France, vous pouvez compter qu'elle ne sera jamais bien cul- tivee. Le paysan anglais paye de fortes impositions a I'l^tat; mais il ne depend pas d'un intendant, d'un subdelegue, d'un commis, de I'augmenter d'un denier. Voila la source du malheur et du deperissement de la France. Malgre vos beaux projets, la police ini6rieure du royaume sera toujours en mauvais 6tat, aussi longtemps que les monopoles, les privileges exclusifs, les inventions de I'esprit fiscal et la fureur de tout regler subsiste- ront. Notre auteur insiste, par exemple, sur la necessite de rendre les voitures publiques plus commodes et moins dispendieuses. Le moyen en est bien simple : rendez toute entreprise libre;

OCTOBRE 1762. 171

que chacun soit le maitre d'etablir un carrosse public, s'il croit y Irouver son compte, et le public sera bien servi. Mais en France ii faul toujours un petit reglement; k quoi serviraient sanscela tant d'intendants? On a Fair de craindre qu'il ne se trouve pas de gens disposes k gagner I'argent du public.

De la sanU^ ouvrage utile a tout le monde, en un volume in'12, de plus de liOO pages ^ La plus grande utilite de cet ouvrage tournera sans doute au profit de Tauteur, parce que tout medecin et tout charlatan est sur de vendre sa drogue. Quels que soient les progres de la raison ou de I'ignorance, celte profession resiera toujours une des plus lucratlves. II n'en est pas des m^decins comme des pretres. Gelui qui s'est convaincu de la futilite des secours spirituels n'en ressent plus les besoins, et y revient rarement; au lieu que celui qui meprise le plus I'art du medecin ne laisse pas d'en appeler un quand il est ma- lade. L'epigraphe de TEcole de Palenne, que I'auteur a mise a la tete de son livre, vaut mieux que tout son bavardage. La gaiete, I'exercice et la sobriete, voila les veritables medecins; mais lis n'auront jamais la vogue comme nos docteurs de la Faculte.

On vient de traduire de I'anglais, de M. Home,un ouvrage estime, sous le titre d'Essai sur le blanchiment des toiles, vol. in-12, d'environ A 50 pages. On fait grand cas de M. Home, a cause de la lumiere qu'il a repandue sur plusieurs objets utiles.

La Societe d' agriculture, du commerce et des arts^ eta- blie en Bretagne, a publie son corps d' observations pour les annees 1759 etl760. J'ai deja eu I'honneur de vous observer, a I'occasion de la premiere partie de ce recueil, que c'etait le seul de cette esp^ce que le public ait honore de son estime. La Societe d' agriculture de la generalite de Paris a aussi fait imprimer un recueil contenant ses deliberations au bureau de Paris depuis le 12 mars jusqu'au 10 septembre 1761, et les Memoires publics par son ordre pendant le meme temps. II ne faut pas lire ce recueil si Ton veut conserver une opinion favo- rable des travaux et de I'utilite de cette societe.

Le Manuel du negociant est une autre compilation en trois volumes en forme de diciionnaire. G'est un extrait du grand

1. (Par I'abb^ Jacquin.) Les diverses editions qui suivirent celle-ci portent le nom de I'auteur.

172 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dictionnaire du commerce; il me parait que les negociants en font cas. M. I'abbe Morellet, ne trouvant point son compte a faire des Visions^ s'occupe depuis quelques annees d'un grand dictionnaire du commerce.

M. Baer, aumonier de la chapelle royale de Suede a Paris, vient de publier un Essai historique el critique sur les Allan- tiques, dans lequel on se propose de faire voir la conformite qu*il y a entre I'histoire de ce peuple dont Platon fait mention et celle des Hebreux. Ces sortes de recherches sont susceptibles de conjectures ingenieuses qui peuvent faire honneur au savoir et a la sagacite d'un auteur, pourvu qu'il ne s'avise jamais de nous donner ses conjectures pour des demonstrations, et que son ton ne soit pas plus affirmatif que les faits ne le comportent^

Un auteur dont j'ignore le nom vient de mettre au jour un petit volume de Fables Jiouvelles^. Plusieurs de ces fables sont imitees, d'autres appartiennent a I'auteur en propre. II a peu d'invention, point de genie, et beaucoup de facilite. Je suis d' accord avec M. RoussQau qu'il ne faut pas donner aux enfants les fables de La Fontaine, non pour les raisons qu'il a dites : Panalyse de la fable du Corbeau et diiRenard est une des plates choses qu'on puisse lire; mais parce que le genie de La Fon- taine est si rempli de finesses et de tours originaux qu'il est impossible aux enfants de le comprendre, et encore plus d'en sentir le merite. Les fables d'^sope et de Ph^dre n'ont pas cet inconvenient, leur narration est aussi simple que leur but mo- ral. On n'a qu'a comparer les fables que La Fontaine a imitees des anciens fabulistes, avec les originaux, pour en sentir la difference. La Fontaine est peut-etre de tous les poetes francais le plus difficile, comme il est un des plus s^duisants. II faut pour le bien comprendre une profonde connaissance de la langue et de ses tours, sans compter une infinite d'allusions a nos moeurs et k nos usages, toutes choses inintelligibles et insi- pides pour les enfants.

J'ai deji eu occasion de remarquer qu'un des plus beaux

1. Diderot a examin(5 ce livre; son compte rendu, trop long pour 6tre repro- duit ici, est imprim6 t. IX, p. 225 et suivantes de ses OEuvres completes, (Edition Gamier fr^res.

2. II s'agit sans doute des Fables nouvelles, traduites de rallemand de Lichtwehr (par Conrad-Th6ophile Pfeffel). Strasbourg, 1763, in-8«.

OCTOBRE 1762. 173

ouvrages pour le moment et des plus utiles serait un traite sur rinstruction publique; mais ceux qui seraient en 6tat de le faire, ne pouvant plier sous le joug de la superstition et de I'es- prit de parti, ne se feraient point ecouteret se taisent. M. Tur- ben, qui yient de publier les Iddes d'un citoyen sur V instruction de lajeunesse *, ne vous d^dommagera pas de leur silence. Get auteur emploie une partie de son ouvrage a se disculper de la conformity de ses id6es avec celles de M. Bonnet et de M. Rous- seau. II peut etre tranquille; malgre la ressemblance de ses idees, personne ne le confondra avec les deux celebres citoyens de Geneve. Son projet d'education generale et particuliere n*est qu'une amplification de lieux communs et d'idees trivialesdont il ne se sert le plus souvent que pour faire des declamations oratoires. Dans son extase pour le plus auguste corps du royaume, il assure que I'epoque oii le Parlement a enjoint aux universites de dresser des memoires relatifs a I'instruction de la jeunesse est la plus glorieuse de I'histoire des arts et des sciences, et il ne salt si les Medicis, Leon X, Francois I" et Louis XIV, ont fait plus pour les lettres que les magistrats qui ont ouvert I'avis d'une injonction aussi favorable aiix progres de nos connaisseurs. Assurement s*il ne fallait que des injonc- tions pour produire de grandes choses nous serious des gens bien sublimes. En attendant, I'Universite de Paris a repondu par un mauvais memoire, et M. Turben par une plate brochure a rinjonction de Tauguste corps. Si jamais le Parlement s*avise de nous enjoindre par arret de faire les meilleures tragedies de I'Europe et les plus beaux ouvrages en tons les genres, quelles expressions M. Turben trouvera-t-il pour c6l6brer une epoque aussi brillante que celle d'un tel arr^t?

Benonciations des crimes et des attentats des soi-disant jesuites dans toutes les parties du monde^ ou Abr^gS chronolo- gique des stratag^mes, friponneries^ conjurations^ guerres^ ty- rannies^ rholtes^ persecutions, calomnies, impostures, sacriUges^ meurtres de rois, etc., commis par les Ignaciens depuis leur ^tahlissement jusqu'en i760. Deux volumes in -12. D'apr^s ce litre vous jugerez aisement avec quelle moderation et quelle impartialite les jesuites y sont traites.

1. Paris, 1762, in-8°.

174 CORRESPONDANGE LlTTfiRAIRE.

\] Almanack des gens d' esprit ^ par un homme qui dit qu'il n'est pas un sot, et qui en a menti, est une suite de ce detestable ouvrage qui a pour titre le Colporteur ^ ramas d'in- famies, d'anecdotes, les unes fausses, les autres vraies, toutes dignes d'un auteur comme Ghevrier et peu dignes de trouver des lecteurs^ Gependant la malignity s' amuse de tout, et il s'est trouve des gens qui ont eu le courage de lire ces horreurs. On a vendu a la suite de cet almanach la Vie du pere Norberty ex-capucin^ connu sous le nom de Vahhe PlateL Ghevrier a dedie ce dernier volume a Maubert, qu'il aime peu a ce qu'il parait, et qui n'est pas tout a fait aussi mauvais sujet et bien meilieur ecrivain que lui. Au reste, on disait que Ghevrier etait mort subitement en Hollande au moment qu'on venait I'arreter pour son Colporteur. Mais je ne sais si cette nouvelle est vraie.

Canace li Macaree^ et Ilypermncstre a Lyncee, deux h6- roides nouvelles imit^es d'Ovide. J'ai dit dans une autre occa- sion ce que je pensais de ce genre de poesie, dans lequel nos jeunes gens aiment a s'exercer depuis quelque temps.

VERS DE M. SAURIN.

Ma Th6mire, il est un bouton

Pareil k celui de la rose,

Tendre fleur que dans la saison

Le soleil d'amour rend eclose.

Hymen pretend que c'est son bien,

Mais rarement il en dispose ;

Amour s'en empare, et fait bien; II a sans contredit le droit le plus ancien.

Qu'il en use, mais bouche close ; ;

Le bon Hymen n'y connait rien,

Et prend I'epine pour la rose. Or ce bouton vermeil, pret h s'^panouir, S'ouvre un peu, puis encore, et semble faire entendre Qu'il est temps qu'on le cueille, et que, pour trop attepdre,

On perd le moment d'en jouir. Ma Th6mire, crois-moi, c'est une fleur qui passe : Amour te la demande ; Amour, s'il la regoit,

La recevra comme une grace;

Hymen la prendra cgmme un droit,

1, Voir le 54 de la notice de M, Gillet.

OCTOBRE 1762. 175

II parait depuis pen trois ouvrages dramatiques d*un ca- ract^re bien different; il en faut dire un mot.

M. I'abbe de Loirelle a traduit de I'anglais le Joueiir^ tra- gedie bourgeoises M. Diderot a fait une traduction de cette pi6ce, il y, a trois ans, pour des femmes qui n'entendent pas I'anglais, et il Ta ensuite oubliee dans son portefeuille. La mau- vaise traduction de M. I'abbe de Loirelle la fait aujourd'hui doublement regretter. II y a de grandes beautes dans cette pi^ce, et, avec un peu de talent, il ne serait pas impossible de I'arranger de facon a la faire reussir sur le theatre de Paris. Le caractere de M'"*" Beverley, celui du Joueur, celui de Suzon, celui du vieux domestique Jarvis, sont d'une beaute rare et re~ marquable. Je ne suis done pas etonne que cette pi^ce n'ait fait nulle sensation dans le public, car quoique le style du tra- ducteur soit fort plat, sa traduction n'est pas assez mauvaise pour defigurer tous les traits de I'original. Cela prouve bien que le public a souvent besoin d'etre avert! sur le jugement qu'il doit porter, sans quoi il se tait quelquefois tout aussi mal a propos qu'il s'extasie souvent sans raison.

L' autre drame dont je dois parler, c'est la Mort d'Adan?^ tragedie traduite de I'allemand de M. KlopstockS Ge poete est tr6s-celebre en Allemagne ; son poeme du Messie, que je ne con- nais point, a une grande reputation. La tragedie de la Mort d'Adam a ete traduite en italien, et elle a fait du bruit en Italic; on m'a assure que la traduction francaise a ete faite d'apres la traduction italienne. Je n'aime point cet ouvrage et ne puis gouter les beautes dont on le dit rempli. Je crois le sujet mal choisi, ou du moins Texecution ne repond en aucune maniere au sujet. J'ai deja remarque, al'occasion du poeme de la Mort d'Abel, par M. Gessner, qu'on ne saurait faire un pas dans ces sortes d'ouvrages qui ne soit un trait de genie. M. Gess- ner en trouve quelquefois dans son poeme; M. Klopstock, dans le sien, ne me parait pas avoir eu le meme bonheur. Vous jugez bien que tout doit s'y ressentir du commencement du monde, du silence et de la solitude de la terre, de la nouveaute et de

1. Londres et Paris, 1762, in^l^. La traduction ou plut6t rimitation du drame d'Edvvard Moore par Diderot se trouve tome VII de ses OEuvres completes, edition Gamier fr^res,

2. (Par I'abbe Roman.) Paris, 17Q2, in-12.

176 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

la disette des idees. La langue ou la faculte de paiier n'avait encore recii nulla perfection ; on n'etait pas encore accoutum6 a la communication des pensees, par consequent nulle facilite de ce c6te-la, et il faut que je m'apercoive de tout cela dans un ouvrage ou le poete entreprend de faire parler les premiers hommes. Adam et ses enfants ne doivent pas construire leurs discours comme M. Klopstock et moi, car il a fallu des siecles pour nous apprendre a manier la langue; celle d'Adam n'etait" certainement pas maniable; ses roles composaient moins un dis- cours suivi qu'une suite d'accents passionnes. Que serait-ce si Ton mettait dans sa bouche les metaphores- que nous sommes en usage d'employer? Or voyons comment M. Klopstock fait parler Adam dans un monologue qui passe pour un des plus beaux de sa pi^ce :

(( Galme mortel, enchaine tons mes sens, et conduis-moi au lombeau comme une victime que Ton m^ne a I'autel entouree de guirlandes. 0 froid sepulcre qu'habitent le silence et la mort 1 ... Bientot tu me recevras dans ton sein comme un voyageur fatigue de sa course. »

II n'y a pas dans tout ce discours un mot qui ne soit faux. Le reproche general qu'on pent faire a Tauteur, c'est d'avoir donne a ses personnages toutes les id^es d'un chretien devot; a i'extreme-onction pres, Adam meurt comme un capucin. La seule supposition des id6es metaphysiques et theologiques dont certainement Adam, s'il exista jamais, n'eut aucune connais- sance, aurait donne un tour de genie a cet ouvrage. Si Adam sut ce que c'etait que des sens (ce qui me parait fort douteux), il ne savait surement pas ce que c'etait que les enchainer ; nous ne lisons pas que T usage des chaines fut etabli de son temps, les chaines de fleurs tout aussi peu que les chaines de fer; I'invention des guirlandes n'est pas d'Eve ni de ses filles. Le silence habitait la terre du temps d'Adam ; on n'en pent done pas faire un attribut des tombeaux; il ne s'y est refugie que depuis que nous faisons tant de bruit sur la surface de la terre qu'il n'a pu y tenir. Adam n'avait jamais recu dans sa cabane un voyageur fatigue de sa course ; on ne voyageait pas encore de son temps, et il ne pouvait par consequent faire usage de cette metaphore, ni d'une infinite d'autres dont la lib^ralite de M. Klopstock a juge a propos de I'enrichir. Ce peu d'obser-

OGTODRE 1762. 177

vaiions peuvent sufiire pour preserver le juste de prodiguer mal a propos les honneurs du genie a qui ils ne sont pas dus.

Ces honneurs ne seront pas accordes k M. Marmontel pour sa pastorale d' Annette et Lubin, qu'il vient de faire imprimer. Elle ne vaut exactement pas mieux que celle que M. Favart ^ tir^e de son conte, et dont je ne fais aucun cas, malgr^ le suc- ces prodigieux quelle a eu a Paris. Si I'esprit est deplace quel- que part, c'est certainement dans une piece ou Ton veut mon- trer deux enfants qui en font un troisieme sans savoir ce qu'ils font. Or M. Marmontel, en mettant sur la scene son propre conte, est precisement tombe dans les memes defauts que M. Favart qui sen etait enipare avant lui. ficoutez parler F An- nette de M. Marmontel ; elle attend Lubin :

11 ne vient point encor... Je regarde, j'6coute. Le soleil se trompe sans doute; Cap Lubin ne pent me tromper.

Belle antithese, que I'abbe de Voisenon aurait achetee a prix d' argent pour la mettre dans la bouche de son Lubin! Ah! les maudits bergers que ceux de Marmontel et de Favart ! Ceux de Fontenelle n'y font oeuvre. Ge n'est point ainsi, divin Gessner, que tu fais parler les tiens ! Les muses t'ont appris le Ian- gage de la verite et de la simplicite; la grace, la naivete, la vraie delicatesse, concourent a donner a tes ouvrages un attrait invincible, devant lequel le jeu des epigrammes de nos mar- chands de pointes disparait et s'aneantit. Tu seras toujours entre Theocrite et Virgile, dans tons les cabinets que le gout aura for- mes; mais Marmontel et Favart n'y entreront jamais.

On a recueilli en quatre gros volumes les pieces de theatre et oeuvres diverses de M. Panard. II y a beaucoup de bourre dans ce recueil, mais vous y trouverez aussi des chosesfort agreables. M. Panard est un de nos meilleurs faiseurs de cou- plets. Je ne leur reproche, a lui et a ses confreres, que d'avoir porte la chanson sur la sc^ne, et imaging de dialoguer en cou- plets.

11 parait un petit roman en lettres intitule Lettres de Ji"' de Jiissy^. On y trouve quelques portraits faits avec assezde

i. Inconnu aux bibliographes.

V. 12

178 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

facilite et de naturel; mais d'ailleurs ce roman est froid et manque d'imagination et d'interet.

Le Voyage de Ghapelle et de Bachaumont, si connu et si estime, a fait faire, comme il arrive toujours, une multitude de mauvaises copies, parmi iesquelles vous compterez principalement un Voyage en Perigord et en Lorraine^, qui vient de paraitre. Le cur6 d'Etrepigny, en Champagne, Jean Meslier, est mort il y a environ trente ans. On trouva parmi ses papiers un testament adresse a ses paroissiens, par lequel il leur deman- dait pardon de les avoir trompes toute sa vie. II se reproche amerement de leur avoir preche une religion absurde et con- traire au bon sens, par les raisons qu'il a soin de discuter; n'ayant, dit-il, pu vaincre sa lachete et affronter les dangers auxquels Texposait la profession de la verite, il a cherche du moins a ecarter le dogme, et a n'inculquer a ses paroissiens qu'une morale pure. Ce testament, construit sur ces principes, se trouve depuis longtemps en manuscrit dans le portefeuille des curieux. 11 y a plus d'un an qu'on a imprim6 a Geneve un ex- trait de ce testament, con tenant soixante-trois pages; mais cette brochure est restee fort rare, et ne s'est point vendue. De pieux personnages ont pretendu que nous devious cet extrait a M. de Voltaire 2.

NOVEMBRE

1*' novembre 1762. DU POETE SADI,

PAR M. DIDEROT.

Sadi ecrivait au milieu du xip siecle. II avait cultive le bon esprit que la nature lui avait donn6; il fr^quenta I'ecole de Bagdad; il voyagea en Syrie; il tomba entre les mains des Chretiens, qui le mirent aux fers et I'envoy^rent aux travaux

1. Inconnu aux bibliographes.

2. Beuchot a le premier admis dans son Edition de Voltaire cet extrait, que Vol- taire avait fait imprimer en 1762, k Geneve, sous la date de 1742.

NOVEMBRE 1762. 179

publics. La douceur de son caractere et la beaute de son genie lui acquirent un protecteur qui le racheta, et qui lui donna sa fille. II a compose un poeme intitule le Gulislan, ou le Rosier, En voici I'exorde traduit k ma mani^re :

(( Une nuit, je me rappelai la memoire des jours que j'avais passes, je vis combien j'avais perdu de moments, et j'en fus afflige, et je versai des larmes, et a mesure que mes larmes cou- laient, il me sembla que la durete de mon coeur s'amollissait, et j'ecrivis ces vers qui convenaient a ma condition :

(( A chaque instant une partie de moi-m^me s'envole. H6- las! qu'il m'en est pen reste! Malheureux, tu as cinquante ans et tu dors encore! Eveille-toi, la nature t'a impose une tache; t'en iras-tu sans I'avoir faite? Le bruit du tambour et de la trompette s*est fait entendre, et le soldat negligent n'a pas prepare son bagage. L'aurore est levee, et les yeux du voyageur paresseux ne sent pas ouverts. Veux-tu ressembler a ces insen- ses? Gelui qui etait venu a commence un edifice, et il a pass6; un autre le continuait, lorsqu'il [a passe; un troisitoe s'occu- pait aussi du monument de vanite, lorsqu'il a passe comme les premiers. L'opiniatrete de ces hommes, dans une chose de neant, ne doit-elle pas te faire rougir? Tu ne prendrais pas un homme trompeur pour ton ami, et tu ne vois pas que rien ne trompe comme le monde? Le monde s'en va; la mort entraine indlstinc- tement le mechant et le bon ; mais la recompense attend celui- ci. L'infortune, c'est celui qui va mourir sans se repentir, Repens-toi done; amende-toi; hate-toi de deposer dans ton se- pulcre la provision de ton voyage. Le moment presse; la vie est comme la neige. A la fin du mois d'aout, qu'en est-il reste sur la terre? II est tard, mais tu peux encore, si tu veux, si tu ne permets pas aux charmes de la volupt^ de te lier. Allons, Sadi, secoue-toi. »

Le poete ajoute :

« J'ai pese murement ces choses; j'ai vu que c'etait la verite, et je me suis retire dans un lieu solitaire. J'ai aban- donne la compagnie des hommes ; j'ai efface de mon esprit tous les discours frivoles que j'avais entendus. Je me suis pro- pose de ne rien dire k I'avenir d*inutile, et j'avais forme cette

180 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

resolution en moi-meme^ et je m'y conformais, lorsqu'iin ancien camarade, avec qui j'avais 6te a la Mecque sur un meme cha- meau, fut conduit dans mon ermitage. G'etait un homme d'un caractere serein et d'un esprit plein d'agrement. II chercha a m*engager de conversation. Inutilement; je ne proferaipas une parole. Dans les moments qui suivirent, si j*ouvris la bouche, ce fut pour lui reveler mon dessein de passer ici loin des hommes, tranquille, obscur, ignore, le peu qui me restait de jours a vivre, adorant Dieu dans le silence et ordonnant toutes mes actions a la derni^re ; mais Tami seduisant me peignit avec tant de dou- ceur et de force I'avantage d'ouvrir son coeur a I'homme de bien, lorsqu'on I'avait rencontre, que je me laissai persuader. Je des- cendis avec lui dans mon jardin ; c'etait au printemps ; les roses etaient ecloses ; I'air etait embaume du parfum qu'elles exhalent sur le soir. Le Jour suivant, nous allames nous promener et converser dans un autre jardin. II etait aussi plants de roses et embaume de leur parfum; nous y passames la nuit. Au point du jour, mon ami se mit a cueillir des roses, et il en remplis- sait son sein. Je le regardais, et son amusement m'inspirait des pensees s6rieuses. Je me ^isais : Yoila le monde, voila ses plai- sirs, voila I'homme, voila la vie; et je m6ditais un ouvrage que j'appellerais le Rosier^ et je confiai cette idee a mon ami, et il I'approuva, et je commencai mon ouvrage, qui fut acheve avant que les roses ne fussent fanees dans le sein de mon ami. »

HISTOIRES OU FABLES SARRASINES.

Premiere fable,

Au temps d'Isa, trois hommes voyageaient ensemble ; chemin faisant, lis trouv^rent un tresor; ils etaient bien contents. lis continuferent de marcher ; mais la faim les prit, et I'un dit : « II faudrait avoir a manger, qui est-ce qui en ira chercher? G'est moi, » repondit un second. II part, il achate des mets; mais en les achetant il pensait que, s'il les empoisonnait, ses compa- gnons de voyage en mourraient et que le tresor lui resterait, et il empoisonna les mets. Cependant les deux autres avaient m^- dite, pendant son absence, dele tuer, et de partager entre eux le tresor. II arriva; ils le tuerent; ils mangerent des mets qu'il avait apportes : ils moururent, et le tresor n'appartint a personne.

NOVEMBRE 1762. 181

Deuxikne fable,

L'li jeune homme honnete et tendre aimait une jeune fille sage et belle; c'est ainsi que je I'ai lu. lis voyagferent une fois sur la mer dans un meme vaisseau. Voyage malheureux I Le vaisseau fut porte contre des rochers et brise, et ils allaient p6rir lorsqu*un matelot alia au secours du jeune homme et lui tendit la main. Mais le jeune homme lui criait du milieu des flots : u Laissez-moi, et sauvez mon amie. » Les hommes ont connu ce trait g^nereux et Tout admire.

Longtemps apr^s, le jeune homme mourut, et Ton entendit qu*il disait en expirant : « Femmes, fermez Toreille a I'homme trompeur qui oubliera son amie dans le temps de I'adversite! »

Le jeune homme et son amie vecurent ensemble des jours heureux, aimant tendrement tons les deux, et tendrement aimes.

Apprenez la lecon d' amour de celui qui la sait. C'est lepoete Sadi ; c'est lui qui sait la vie et les moeurs des amants. Les doc- teurs de Bagdad ne savent pas mieux la langue arabique. C'est lui qui dit : « Si vous avez une amie, attachez-y votre ame tout entiere. Si vous avez une amie, quelle soit la seule au monde pour qui vous ayez desyeux. Si Leila et Metshnunus revenaient au monde, je leur apprendrais a aimer. »

Troisieme fable,

Un soir, apr^s souper, nous etions assis autour du feu, mon pfere, mes freres, mes soeurs et moi. Je meditai quelque temps; apres avoir medite, j'ouvris le saint Alcoran, et je lus; mais mes freres et mes soeurs s'endormirent, et il n'y eut que mon pere qui m'ecoutat. Surpris, je lui dis : « Mon p6re, n'est-il pas honteux que mes freres et mes soeurs se soient endormis, et qu'il n'y ait que vous quim'ecoutiez? »Et il me repondit: aMon fils, ch^re partie de moi-meme, eh ! ne vaudrait-il pas mieux que tu dormisses comme eux que d'etre si vain de ce que tu fais ? ))

Quatrihne fable,

Un roi avait condamne un de ses sujets a mort; ce malheu- reux lui demandait grace, mais inutilement ; le roi etait inflexi-

182 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

ble. Quand cet homme condamnevit qu'il fallait perir, son coeur s*irrita, sa langiie s'enfia, et il chargea le monarque d'injures. Le monarque voyait*que cet homme parlait, mais il ne Tenten- dait pas. II demanda a un deses courtisans ce qu'il disait, el ce courtisan lui repondit : « Prince, il dit que celui qui fera mise- ricorde en ce monde I'obtiendra dans I'autre, ou nous serons tons jug6s. » Le monarque, touche de ce discours, accorda la vie aucoupable; mais un autre courtisan ouvrit la bouche, et dit au premier qu'il ne convenait pas a des hommes comme eux de mentir a leur souverain, et au souverain, que ce miserable s'etait exhale contre lui en injures. Le prince prit la parole, et dit a celui-ci: « J'aime mieux son mensonge que ta verite ; son mensonge m'afait faire une action de misericorde ; ta verite m'en eut fait faire une de severite. Son mensonge a sauve la vie ; ta verite eut donne la mort » ; et se tournant ensuite vers Tautre, il ajouta : « Gependant, qu'on ne me mente jamais. »

Extrait du second chapitre de Sadi,

Pendant que j'etais religieux, j'avaisfait une profonde etude de la morale et de moi-meme. Mes reflexions s'etaient assemblies dans mon cerveau, comme les eaux des torrents dans un lac qui va deborder; j 'avals medite sur les imperfections des hommes du monde, et sur les perfections des hommes de mon etat ; je m'enorgueillissais dans mes pensees, et je me sentais un besoin d'epancher au dehors I'estime de moi-meme et le mepris des autres. J'aurais voulu repandre ces sentiments dans le monde entier, et je me rendis a Balbek, qui me parut un theatre digne de moi ; bientot j'osai entrer dans le temple le plus frequente pour y pr^cher le peuple.

' Je traversal le temple avec ce maintien modest e et ce front baisse que nous present la regie ; mais je jetais de temps en temps des regards dedaigneux sur les flots desfideles qui s'ou- vraient a mon passage. Je jouissais du respect que mon habit me semblait leur imposer, et j'etais bien sur de leur en inspirer dans peu pour ma personne. Je montai enfm dans la tribune. Je le- vais au ciel des yeux pleins de confiance, et je me semblais lui demander moins de lumieres que son attention sur les services que j'allais lui rendre. Je rabaissais mes regards sur le peuple.

NOVEMBRE 1762. 183

et je voyais une foule heb^tee dont les yeux ^taient fix^s sur moi. Elle etait sans mouvement et semblait attendre Tame que j'allais lui donner. Je voyais, disperses dans la foule, plusieurs religieux. lis m'ecouteront, disais-je, avec jalousie; ils feront enire eux des critiques de men discours; mais ils en feront des 61oges au peuple; ils en diront du bien sans en penser; peut- 6tre meme, en les llattant, en les interessant k mes succ^s, les ferai-je convenir que je ne suis pas sans eloquence. Je veux, quand je parlerai de leurs moeurs et de leur genie, me livrer a renlhousiasme; je veux mettre alors a leurs pieds les heros, les savants, et la masse enti^re du genre humain.

En ramenant mes regards aupr^s de la tribune, je vis un groupe de sages. Les uns etaient de la cour, les autres de I'Aca- demie. Je sentis a cette vue la rongeur me monter au front ; mon ame etait vivement emue par dilTerents sentiments : il y entrait de la honte et de la crainte, de la colore et de I'humilia- tion. Ah! disais-je en moi-meme, cesgens-1^ vont rire. Je crai- gnais le jugement qu'ils allaient porter de moi ; j'etais indign6 centre des hommes auxquels je ne pourrais en imposer, et, malgre mes efforts, je me sentais accable du mepris que ces sages avaieni pour les gens de mon etat, et de celui qu'ils auraient vraisemblablement pour ma rhetorique.

Je n'avais jusque-la preche que fort peu et, pour m*essayer, dans de petites bourgades. La je pouvais, sans crainte de faire rire, parler avec respect du voyage de la jument Borak au ciel de la lune ; je pouvais, sans offenser personne, faire descendre de quel ciel il me plaisait chacun des versets du Goran ; je pouvais, sans crainte que personne le trouvat mauvais, allonger et elargir a mon gre le pont qui mene en enfer; je pouvais en- tasser des miracles et des figures, de I'enthousiasme et du merveilleux, delirer, crier, et me tenir bien sur de la credulite et de I'admiration publiques; mais a Balbek ce n'etait pas la meme chose. J'avais affaire a des gens qui voulaient de I'ordre, de la raison, de 1' elegance, et encore tout cela devait peu les toucher; le fond des choses devait faire tort a la mani^re dont elles seraient rendues. Dans les bourgades, je pleurals, et on pleurait; je criais, et mes cris repandaient Tepouvante; la mon enthousiasme entrainait, et a Balbek il devait ^tre ridicule. Cette pens6e me faisait fremir ; cependant je me rassurais un peu en.

iSk CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

me disant que ces sages, dont je craignais si fort la censure, n'etaient peut-etre que cinq ou six hommes d'esprit, et que la foule du peuple, qui n*etait que peuple, 6tait innombrable. Je voyais les tetes des sots : elles etaient en grand nombre; et a peine pouvais-je distinguer quelques tetes d' hommes d'esprit : celles-ci me paraissaient comme les fleurs des pavots paraissent parmi les epis d'un champ de froment pret a etre moissonne. Enfin je commencai mon discours, mais non sans inquietude.

J'avais choisi pour sujet les vengeances de Dieu. Je les pei- gnais redoutables, et je les peignais inevitables. Je me souve- nais d'avoir entendu dire a mes maitres : « Mon fils, faites craindre Dieu; le pretre n'est pas honore lorsque le Dieu n'est pas terrible. » Je fis des tableaux effrayants des supplices de Tenfer, et, en faisant faire quelques petites fautes aux justes, j'y precipitais des justes le plus que je pouvais; je n'en sauvais pas un de ceux qui avaient compte sur leurs oeuvres plus que sur nos pri^res. Je voyais les sages jeter des regards de pitie, tantot sur le peuple, tantot sur moi ; le peuple m'^coutait sans emotion. J'etais content des religieux; ils jouaient assez bien la sainte frayeur et I'admiration, mais ils n'inspiraient ni Tune ni I'autre. J'attaquais ensuite les vices qui doivent meriter les sup- plices de Tenfer. Je m'attachai a cette sorte d'amour-propre qui eleve Tame et qui m^ne a I'independance ; je me souvenais que mes maitres m'avaient dit : « Mon fils, inspire;^ I'humilite a vos fr^res, et ils vous glorifieront. » J'attaquai aussi I'atta- chement aux biens de la terre. « Vos maisons, disais-je au peuple, ne sont que des hotelleries; a peine pourrez-vous y sejourner : c'est le tombeau qui est votre demeure eternelle. Donnez vos biens; mais donnez-les a ceux qui en ont besoin, et qui sauront en faire un saint usage. » Je parlais ensuite de la pauvrete et des vertus de ceux qui ont embrasse la vie reli- gieuse. Les sages souriaient, et le peuple baillait. Je m'apercus trop du peu d'empire que j'avais sur mes auditeurs ; je sentis contre eux une violente indignation, et, ne pouvant les emou- voir, j*aurais voulu les extirper. J'eclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumi^res de leur raison; j'attaquai la raison meme; j'en voulais surtout a cette raison eclairee qu'on appelle sagesse. Je peignis les sages comme ennemis de I'Etat, et des citoyens, et du prince, et des

NOVEMBRE 1762. 185

femmes du prince, et des enfants du prince. Ces saintes invec- tives, soutenues d'un ton de voix path6tique et d*un geste vehe- ment, ne firent aiicun effet, et je descendis de la tribune apres quelques pieuses imprecations.

Je fus reconduit chez moi par les religieux. lis m'embras- s^rent, les yeux baign^s de larmes, et I'un d'eux me dit : « Les sages ont eclaire Balbek ; nous avons fait de vains efforts pour arreter les progr^s de la sagesse: elle marche a grands pas; elle se m^le parmi le peuple; elle ose se placer pres du trone. Nous nous trouvons aujourd'hui unerace d'hommes etrangere au reste des hommes; nous leur sommes opposes d'interets, de senti- ments et d' opinions ; les tenebres sont dissipees, et la proie echappe aux oiseaux de la nuit. Nous sommes dans la soci6te comme ces herbages visqueux que le mouvement des mers ar- rache de leur sein et rejette sur le rivage. Ceux d'entre nous qui sont detrompes et ceux qui ont conserve leur erreur sont egalement aplaindre, et nous ne pourrons plus jouir de I'erreur, ni dans nous ni dans les autres. Nous voyons s'eloigner de nous pour jamais ce respect du peuple auquel nous avons sacrifi^ les sentiments aimables de Tamour et de I'amiti^, et les charmes de Fhumanite. Le voile du m^pris nous couvre, et nous voyons briller dans tout son 6clat le merite qui nous meprise. La ja- lousie et les regrets nous devorent; le plaisir n'habite point en nous, et nous ne sentons notre ame que par les passions qui la tourmentent. »

Je fus consterne de ce discours. J'y pensai longtemps et avec fruit; je quittai mon habit de religieux, et je me rendis chez un sage. « Je viens me derober, lui dis-je, a des hommes separes de leurs semblables, qui en sont hais, et qui les haissent ; je viens m'instruire avec vous. 0 Sadi, me r^pon- dit le sage, ton coeur est sensible et bienfaisant; tu sais tout. 'Vis avec nous. »

15 novembre 1762.

On vient de donner, sur le theatre de la Gom^die-Francaise, Mne^ tragedie nouvelle par M. Boitel ^ Si le genie d'un peuple

1. Representee pour la premiere fois le C novembre. Boitel de Wellez (n^ k Amiens) etait dejk auteur d'une tragedie &\intoine et Cleopdtre, qu'il fit repre-

186 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

se peint, comme on n'en saurait douter, dans ses ouvrages dra- matiques, que dira la posterite du notre en voyant cette foule de tragedies ou le bon sens et la vraisemblance sont constam- ment sacrifies, oii la futilite tient lieu de genie, ou le mauvais gout etouffe la simplicity et le naturel, ou le merveilleux et le ridicule sont a la place du sublime? On ne nous reprochera pas du moins d*avoir trop servilement imit6 les excellents modules que les anciens nous ont laiss6s, on ne pent soupconner nos poetes de les avoir etudies.

L'lr^ne dont je vais vous rendre compte n'est ni celle que Mahomet II, dit-on, tut oblige de sacrifier a la fureur de ses janissaires , ni celle d'Athenes, femme de I'empereur Leon IV, de Constantinople, et mere de Gonstantin Porphyrog6- nfete, a qui elle fit arracher les yeux. L'Irene de M. Boitel est femme d'un Gomn^ne, aussi empereur de Constantinople ou de Byzance. Autant qu'il est possible de suivre la faible trace que le poete a laiss^e entre sa fable et I'histoire, cette Irene etait fille d'un Gonstantin Ducas, et femme d' Alexis Comn^ne. Peut- ^tre n'ai-je pas sufTisamment 6tendu mes recherches a cet 6gard ; mais je ne trouve dans I'histoire aucun trait qui ait pu fonder la fable de cette trag6die : aussi n'en fut-il jamais de plus romanesque et de plus extravagante. Un amas de faits incroyables, mal concu, mal dig^re, des incidents sans prepa- ration et sans suite, forment ce drame bizarre. Rien n'y com- pense I'absurdit^ de I'intrigue. Point d'action, point de carac- t^res, point de style; des pens6es et des expressions usees, comme on dit, jusqu'a la corde; des vers faibles et plats. On en a applaudi quelques-uns ; mais ce sont de ces vers de sentiment que Ton trouve partout, et qui, de temps immemorial, sont en possession d'etre applaudis, quelque repetes qu*ils soient. Tous les roles sont mauvais. M"'' Clairon a fait valoir celui d'Irene par son jeu ; mais c'est un des torts que cette celebre actrice a, avec moi, de faire reussir des roles d6testables. L'art qu'elle y met ne saurait que pervertir le gout du public de plus en plus. Le premier acte et le troisi^me ont ete ecoutes et, par inter- valles, applaudis; on ne saurait soutenir les trois autres. La

senter pour la premiere fois le 6 novembre 1741, et retira apr6s la sixieme repre- sentation. (T.)

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pi^ce est k sa troisitoe representation; si elle en obtient encore d'autres, elles n'ajouteront pas k sa reputation. Nos journaliste& ne manqueront pas de dire qu'il se trouve de grandes beautes dans les premiers actes. Ge que j'en ai dit vous mettra a meme dejuger a quel point ils ont raison : rien ne caracterise davan- tage le mauvais gout que de louer ou de soulTrir des choses contraires au sens commun.

M. Boitel Fa blesse a chaque pas qu'il a fait. On aurait de la peine a pardonner a un enfant de seize ans le plan et la con- duite de cette piece. Lorsque M. de Belloy donna la tragedie de Zelmire, je croyais qu'on ne pouvait rien faire de plus digne d'une assemblee d'enfants et de ses applaudissements ; je le crois encore, mais M. Boitel Ta emporte sur M. de Belloy en fait de pu6rilit6s et de platitudes.

La Sorbonne vient de publier la censure du livre De Vil- ducation, par J. -J. Rousseau ^ G'est un pieux ouvrage que les fidMes ne sauraient se dispenser de lire. Elle a aussi public en plusieurs volumes une censure du Yieux et du Nouveau Testa- ment, du P. Berruyer % que nos gros bonnets regardent comme un chef-d'oeuvre. Je les croirai sur leur parole, et quand il ne me restera plus de chefs-d'oeuvre a lire et a etudier, je don- nerai mon temps a ceux de la Sorbonne. Au reste une personne qui s'est donne la peine de collationner son exemplaire d'Emile avec un exemplaire que I'auteur avait donne en present sans carton m'a assure qu'il n'y avait aucune difference entre cet exemplaire et I'edition qui a ete vendue au public, excepte dans le premier volume, page 10, ou on lit apr^s ces paroles : <c Tout patriote est dur aux etrangers ; ils ne sont qu'hommes, ils ne sont rien a ses yeux, » la note suivante : « Aussi les guerres des republiques sont-elles plus cruelles que celles des monarchies; mais si la guerre des rois est moderee, c'est leur paix qui est terrible ; il vaut mieux etre leur ennemi que leur sujet. »

Le libraire d* Avignon (le sieur Fez) a tenu parole. M. de

1. Censure de la FacuUe de theologie de Paris (r^dig^e par I'abb^ Le Grand), Edition latine et fran^aise, Paris, 17G2. La mfime, fran^aise seulement, in-8<* et iii-12.

2. Voir, pour la pol^mique ascetique k laquelle les ouvrages du P. Berruyer avaientd^j^ donne lieu, la note 2 de la page 310 du tome II de cette Correspon- dance.

188 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Voltaire n'ayant pas voulu donner la somme modique de mille ^cus pour empecher la publication de ses Erreurs, ce livre a paru en deux volumes, sans qu'on sache a quel auteur on est redevable d'un aussi important ouvrage^ Je crains que ni I'au- teur ni le libraire n*en tirent le profit dont M. de Voltaire leur a fait un d^compte si clair ^ La paix est survenue, et elle aura coupe au moins deux branches k ce commerce. II n'y a pas apparence que ni I'armee francaise ni celle de M. le prince Ferdinand prennent le nombre d'exemplaires auxquels elles avaient ete taxees. Rien ne prouve mieux combien les specula- tions de commerce sont liees avec les revolutions politiques. Ea general, ceux qui voudront trafiquer en dogmatique feront bien de se d^pecher : car on pent dire, a la honte de notre si^cle, que c'est une marchandise qui tombe de plus en plus en discre- dit, et qui bientot ne sera plus d*aucun d6bit.

Je n'aime pas trop les Caracteres de La Bruyere ; ce genre d'esprit me parait trop recherche et fatigant. La morale n'est belle que dans ses grands traits. II faut laisser les petits details aux Trublet : ils ont, entre autres inconvenients, celui de Irahir sans cesse la pretention de I'auteur a I'esprit, a I'epi- gramme, a la saillie. Or si La Bruyere, qui etait I'aigle de ces ecrivains, ne me seduit pas, vous jugez aisement que ses imita- teurs ont encore moins de droits sur moi. Je ne sais quel est celui qui nous a donne des caracteres nouveaux sous le titre de Tableau moral du coeur humain. On dit qu'il y a de bonnes choses dans ce livre ; mais quel est aujourd'hui le livre ou il n'y ait pas de bonnes choses? Lorsque les lumi^res sont devenues generales, il n'y a personne qui ne connaisse une grande foule de verites communes, et voila precisement pourquoi nos auteurs mMiocres pourraient se dispenser de les faire reimprimer a tout moment, en les tournant et retournant sans cesse. S'ils s'imaginent que cette manceuvre leur donnera de la reputation, ils se trompent. Pour de I'encens et des eloges dans nos jour- naux et feuilles publiques, a la bonne heure. Ges papiers sont

1. Tout le monde sait aujourd'hui que les Erreurs de Voltaire (Avignon, 1762, 2 vol. in-l2) sont de rex-jcsuitc iNonotte, natif de Besan^on, et mort dans cette ville le 3 septembre 1793, age de quatre-vingt-deux ans. (B.)

2. Voir dans la Gorrcspondance de Voltaire sa iettrc railleuse au libraire Fez, datiie du 17 mai 17G2. (T.)^

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particuli^remenl destines a dechirer le peu de grands ecrivains qui nous restent et la foule des auteurs d6testables, mais sur- tout k proner les gens m^diocres. Cependant la semaine ne se passe point sans que I'auteur, son livre, et son cloge par le journaliste, ne soient oublies. II faut aujourd'hui des vues pro- fondes, des idees neuves, de I'originalite dans le tour, de I'ener- gie, de I'eloquence, de la grace, un colons vrai et sublime, pour faire h un ecrivain une reputation solide, et voila pourquoi des auteurs qui ont ecrit de gros volumes n'ont cependant nulle reputation a Paris, et que d'autres, qui n'ont jamais pu- blic que quelques feuilles, en ont une tres-grande.

M. I'abbe Pluquet, qui a deja combattu I'hydre du fata- lisme par un gros et lourd traits, vient de livrer un combat general a toutes les heresies possibles, en deux gros volumes qui portent pour titre : Memoir es pour servir a Vhisioire des egarements de V esprit humaiii par rapport a la religion chre- tienne, ou Bictionnaire des heresies, des erreurs et des schismes, Vous jugez bien que dans tout ceci, il n'y a que la religion ro- maine qui ait toujours raison, et qui ne se trouve jamais dans I'erreur. C'est une chose bien douce que d'etre infaillible ; je ne sais pourquoi le pape, ayant pris cette qualite au su de tout le monde, ne s'est pas fait immortel par la mtoe occasion : I'un ne coutait pas plus que I'autre. Au reste, si le Dieu des Chre- tiens ne comble pas ses defenseurs de gloire dans ce monde-ci, c'est que le siecle est la lie des si^cles, et que la gloire est vaine et perissable ; mais la divine sagesse ne manque presque jamais de procurer de bons et gros benefices a ceux qui com- battent pour sa cause ; c'est ce que je souhaite de tout mon coeur a M. I'abbe Pluquet.

Le Socrate rustique^ qu'on vient de traduire de I'alle- mand de M. Hirzel est I'histoire de la vie d'un paysan Suisse, philosophe sans le savoir. On lit les details instructifs de la vie champetre de ce bonhomme avec beaucoup de plaisir. Tout ce qui nous rappelle a la simplicite de la vie patriarcale a un at- trait particulier et un caractere de douceur et d' innocence qui est etranger aux autres conditions de la vie humaine.

Parmi nos ecrivains moralistes, il parait aujourd'hui un

1. (Traduit par Frey des Landes.) Zurich et Limoges, 1763, in-S".

I'&O CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

citoyen de Bordeaux dont j'ignore le nom*, et qui vient de publier deux volumes intitules les Usages. 11 serait difficile de ramasser plus d'impertinences et de platitudes dans un plus petit espace. L'auteur parcourt tons les objets, et il n'y en a point qui ne devienne sous sa plume degoutant et fastidieux. Celui-la pent 6tre sur, par exemple, que son livre ne sera lu ici de personne.

Un de nos traducteurs vient de mettre au jour des Pen- nies anglaises sur divers sujels de religion et de morale. G'est une compilation tiree du c61ebre poeme de Young, connu sous le titre de ses Nuits^ et dont x\I. le comte de Bissy a essay e une traduction que vous avez pu voir dans le Journal Stranger. On y a ajoute un extrait du traite de M. Harris sur le bonheur, et quelques historiettes orientales dans le gout de Zadig et de BahouCy mais tres-inferieures a ces petits chefs-d'oeuvre de M. de Voltaire.

Vous ne lirez pas une Ode sur lapaix quand vous saurez qu*elle est de xM. I'abbe Desjardins, un de nos plus mauvais poetes.

DEGEMBRE

1" d^cembre 1762. ARTICLE DE M. DAMILAVILLE.

Si Ton ne pent pas dire beaucoup de bien des grandes pieces qui ont paru sur la sc^ne francaise depuis quelques mois, du moins on ne dira point de mal des petites. On vient de representer avec succ^s, sur le theatre de la Comedie-Fran- ^aise, une petite pi^ce en un acte de M. Bochon de Ghabannes, intitulee Heureusement 2. G'est T extrait d'une des aventures de la marquise de Lisban, du conte moral de M. Marmontel, qui porte le meme titre. G'est, a proprement parler, une esquisse legere d'un acte : cela n'a que le souffle ; c'est un strass qui se

1. Treyssac de Vergy.

2. Representee le 29 novembre. Le prince de Condd, qui revenait de rarm6e,

DEGEMBRE 1762. 191

dissout a la moindre analyse. Le seul merite de ce rien consists dans quelques portraits assez leg^rement traces de nos jeunes agr^ables, de maris encore plus extravagants, qui, sans etre faits pour Tetre, ni pour y pretendre, se croient fort aimes de leurs femmes, et a qui I'amour-propre donne tant de confiance que non-seulement ils oublient les risques que leur honneur pourrait courir, mais qu ils s'y exposent meme en plaisantant^ maris tels, en un mot, que M. de Lisban dans le conte moral de M. Marmontel , car vous remarquerez que M. Rochon de Gha- bannes a mis fort peu du sien dans cette piece.

Le jeu de M"* Dangeville, de Preville et de Mole a fait beau- coup valoir cette petite piece. II faut pourtant convenir qu* elle ne manque point de verite ni de naivete; mais le poete a tout trouv^ dans le conte moral. Ge qui lui appartient plus veritable- ment, c'est la diction ; elle a de la leg^rete et de la facilite, ce qui n'est pas sans merite.

J'ajoute h cet article de M. Damilaville que le conte dent on a tire la petite piece est un des plus jolis de M. Marmontel, et que je prefere a la Bergire des Alpes et beaucoup d'autres qu*on a vantes davantage, et qui n'ont pas autant de naturel et de v6rite que celui dont il est question.

La Gomedie-Italienne a donne depuis peu * un tres-joli op6ra-comique, intituM le Roi et le Fermier^ dont le poeme est de M. Sedaine, et la musique de M. de Monsigny. Ge sont les memes auteurs qui ont fait ensemble On ne s* arise Jamais de tout, M. de Monsigny n'est pas musicien ; ses partitions sont remplies de fautes et de choses de mauvais gout ; mais il a des chants agreables, et puis son poete est charmant. Si M. Sedaine savait ecrire, il ferait revivre la comedie de Moli^re. Ses pieces sont remplies de verite, de naivete et de traits vraiment co-

assistait h. la premiere representation. Dans la scene de collation, Lindor dit h

Marton :

Verse rasade, H6b6, je veux boire a Cypris ;

M^i^ Hus, qui remplissait le role de M'"" Lisban, jeta une oeillade au prince en re- pliquant :

Je vais done boire k Mars,

Et les spectateurs d'applaudire {Memoires secrets, 29 novembre 1762.) 1. Le 22 novembre.

192 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

miques; il dessine ses caract^res avec beaucoup de fermete, el reconomie de ses pieces est pleine de ce jugement qui accom- pagne toujours le vrai genie. Son Roi et le Fermier est imite d'une piece anglaise ^ 11 n'a pas infiniment reussi a la premiere representation; on en a dit meme du mal ; mais les representa- tions suivantes ont fait taire la critique, et actuellement celte pi^ce a leplus grand succes. On a reproche a M. Sedaine d'avoir mis le repas derriere le theatre. Ses critiques ne sont pas aussi judicieux que lui ; je n'ai jamais vu de repas sur la sc^ne qui ne fut froid et ennuyeux. J'aime bien mieux le tableau naif que M. Sedaine a mis a la place. Voila plusieurs jolies pieces que M. Sedaine nous donne. Si jamais un poete italien, ayant de la simplicity et de la facilite, s'avise de les traduire afm de mettre les Galuppi et les Piccini a portee d'en faire de la musique, ces pieces feront le charme et les delices de toute TEurope : car ce qui empeche qu'on ne devienne absolument fou des operas boutrons d'ltalie, c'est que le poeme d'ordinaire n'a pas le sens commun. Ce n'est pas que le dialogue n'en soit facile et vrai, ou qu'il manque de situations tres-plaisantes et vraiment co- miques, mais I'intrigue qui les am^ne est presque toujours de- testable, et, apres I'air le plus sublime qui transporte d'admira- tion pour le musicien, on est livre aux plus plates bouffonneries du poete. Le projet que je propose pent etre execute par des princes qui ont des poetes italiens a leurs cours; ils leur per- mettraient de faire une traduction libre, car ce genre ne com- porte rien de g^ne ni de servile, et le poeme mis dans I'idiome des muses serait ensuite confie au genie des meilleurs musi- ciens d'ltalie et d'Allemagne.

M. Poinsinet de Sivry, auteur de la tragedie ^Ajax^ qui tomba il y a quelques mois 2, s'est fache tout de bon contre le public. 11 vient de lui dire des injures atroces dans une feuille qui a pour titre : le Proces de la multitude'^, et pour 6pigra-

1. Le Roi et le Meunier de Mansfield, conte dramatique de Dodsley, imite lui- m6me du Sage dans sa retraite de dom Juan de Mathos de Fragoso, poete espa- gnol. C0II6 a puis6 k la meine source pour sa Partie de chasse de Henri IV. «Les com^diens assurent que les recettes du Roi et le Fermier ont valu plus de 20,000 fr. h MM. Sedaine et Monsigny, qui, comroe auteurs, avaient le dix-huiti6me de chaque recette, les frais pr(51evcs. » {Anecdotes dramatiques , t. II, pp. 142 et 462.)

2. Voir la lettre du 15 septembre precedent.

3. Appel au petit nombre, ou le Proces de la multitude, 1762.

D^GEMBRE 1762. 193

phe : « Ajax, ayant ete mal juge, entra en fureur, et prit un foiiet pour chatier ses juges. » On a r^pondu au poete courrouce par un Ar?^et du Conseil soiiverain du Parnasse * ; mais la colere de ce pauvre diable sillle est bien plus plaisante que tout ce qu'on fera jamais contre lui.

15 dccembre 1762.

M. de Ghabanon, de TAcademie royale des inscriptions et belles-lettres, s'est fait connaitre par diverses etudes. II est poete et musicien ; il a traduit du grec des odes de Pindare, et d'autres morceaux de la plus grande difficulte. II y a environ un an qu'il acheva sa trag^die d!Epomne^ qui fut lue dans plusieurs maisons, pronee et 61evee jusqu'aux nues; on voyait deja dans M. de Ghabanon le successeur de M. de Voltaire et d'autres grands hommes, dont la disette commence a se faire sen- tir. Dans ces jugements, on avait oublie de prendre la voix du public. Eponine vient de paraitre sur le theatre de la Gomedie- Francaise, et de tomber, comme on dit, tout a plat ^ . Avec elle disparaissent les esperances que, sur la perilleuse parole des connaisseurs, nous etions tentes de fonder sur I'auteur. Je ne dirai rien du sujet de cette tragedie ; c'est un fait historique assez connu. L'epoux d'Eponine, Sabinus, avait dispute I'empire romain a Vespasien ; apr^s sa defaite, il s'etait retire dans des souterrains ou il vivait cache pour se soustraire au ressenti- ment de Tempereur. L*histoire dit qu'fiponine et Sabinus mou- rurent a Rome par ordre de Vespasien ; mais dans la piece, la scene se passe dans les Gaules, aupr^s des souterrains ou Sabinus s'etaii refugie, et dont le poete a fait un tombeau.

Tons ceux qui ont assiste aux lectures faites dans differents cercles, beaux esprits, amateurs, gens de lettres, gens du monde, parlaient de cette piece comme d'un prodige. En effet, •c'est un prodige d'imbecillite et de faibiesse, et nos connaisseurs 5ont des gens bien etonnants. Ge qui frappe principalement dans tout le cours de la pi^ce et dans toutes ses parties, c'est

1. ArrSt rendu par le Conseil souverain du Parnasse^ 1762, in-8*.

2. Representee le 6 dccembre. L'auteur en fit depuis un op6ra jou6 le 4 d6- •cembre 1773 sous le titre de Sabinus. Voir ?^\x mois de f^vrier 1774 de cette Cor- respondance. (T.)

v. 13

194 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

la sterilite du genie ; M. de Chabanon n'y a nulle ressource : il s*embarrasse de son sujet, de ses personnages, de ses situations ; il ne sait rien developper, rien mettre en oeuvre ; il ne salt ni faire naitre des incidents, ni s'en debarrasser; ni former une intrigue, ni la conduire; il ne sait ni commencer ni finir. Les deux premiers actes sont longs et ennuyeux, parce qu'ils sont inutiles et de pur remplissage. Un mauvais plaisant disait, a la fin du second ; « Puisque ces gens-la ne veulent pas com- mencer, je m'en vais. » En effet, ces deux actes sont acheves sans qu'on sache de quoi il va etre question. Les amis du poete ant voulu le sauver par la versification ; je n'en connais pas de plus faible ni de moins tragique : ce sont des vers lyriques, mais si fluets, si familiers, qu'on sait presque toujours le second apres avoir entendu le premier. Pas un vers de force, peu de sentiment, des idees communes, des comparaisons disparates, et, en tout, plus convenables a la pastorale qu'k la tragedie; le premier acte surtout est rempli de madrigaux qu'Emile debite a la louange d'Eponine. Le portrait qu'elle en fait pourraitplaire dans une eglogue ; c'est une vraie moutonnade.

Finissons par une observation generale et plus importante : c'est que ce gout d'entasser evenement sur evenement, de montrer des tombeaux et des poignards, de se tirer d'aflaire par des escamotages, se repand de plus en plus parmi nos auteurs dramatiques, et trahit la sterilite de leur genie et I'im- puissance ou ils sont de faire des scenes et de trouver les dis- cours vrais des passions et des grands interets. Si ce gout con- tinue, notre theatre tragique deviendra incessamment une boutique de marionnettes.

Le vol qu'on a fait, il y a quelques annees, au depot du bureau de la guerre a des elfets bien agreables au public. Nous avons deja eu, par ce rnoyen, les Campagnes des mar^chaux de INoailles, de Coigny, de Villars, de Tallard, et Ton vient de nous donner, en trois volumes, la Campagne de M. le marechal de Marsin en Allemagne, I'an 170A ^ Je suis toujours d'avis qu'un seul volume de ce recueil de lettres est plus instructif

1. La collection des Campagnes des marechaux de France, publiee a Amster- dam (par Dumoulin) depuis 1700 jusqu'en 1772, forme 27 volumes. On y joint pour 28'' volume la campagne de M. de Maillebois en Italic, pendant les anuees 1745 et 1746, r^dig^e par Grosley, et publiee en 1777 h Amsterdam. (B.J

DECEMBRE 1762. 195

que tous les traites didactiques ensemble ; et remarquez, s'il vous plait, qu'il est presque indifferent que le general soit bon ou mauvais : sa correspondance est toujours egalement interes- sante et instructive, et, a cet egard, la correspondance du prince Henri de Prusse avec son fr^re n'a point de superiorite sur celle de M. le due de Cumberland avec le roi d'Angleterre en 1757 ; au lieu que, lorsque I'auteur d'un traite sur la guerre est un homme mediocre, son livre n'est bon qu'a jeter au feu. Un homme de guerre tirera done autant de profit de la correspon- dance de M. de Marsin, de M. de Tallard, que de celle de M. de Turenne ou du comte de Saxe. Cette lecture pent aussi faire naitre quelques observations philosophiques qui serviront a fixer le caractere des principaux acteurs. Yous remarquerez, par exemple, la hauteur avec laquelle le marechal de Villars 6crit au roi, et la bassesse avec laquelle il parle au ministre, et ce trait vous paraitra tres-simple et tres-convenable au carac- tere de ce general. II serait bien a desirer que quelque fripon heureux put derober la correspondance de nos generaux depuis 1757, et en faire present au public.

On a recueilli en un volume les poesies de feu M. Desmahis avec sa petite comedie de V Impertinent ^ qu'on a remise depuis sa mort au theatre, mais saps succ^s. On trouve aussi dans ce recueil les articles Fat et Femme que M. Desmahis a faits pour VEncyclopMie^ et qui n'ont pas contribue k Timmortalite de cet ouvrage. Cepoete a laisse des pieces fugitives tr6s-agreables. Le compilateur en a ajoute d'autres qui ne sont pas de lui\ Tout le monde sait que I'epitre sur le jansenisme est de M. de Saint-Lambert.

M. Tabbe Mignot, neveu de M. de Voltaire, conseiller au grand conseil, vient de publier en un petit volume YHistoire de Vimperatrice Irene ^- . Je ne sais si la tragedie de ce nom, qui vient de tomber a la Gomedie-Frangaise, a contribue a la publi- cation de cet ouvrage. Quoiqu'on lise cette histoire avec le degout qu'inspire une suite de crimes et de forfaits commis sans objet et pour ainsi dire gratuitement, on ne pent nier que I'auteur n*ait du talent et du style.

1. Nous igQorons le nom de cet editeur. La meilleure (Edition de Desmahis est celle que Tresseol en a donnoe en 1778, 2 vol. in-12.

2. Amsterdam (Paris), 1762, in-12.

196 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

II parait une Lettre sur la paix^ qu'on dit ^tre de M. Moreau, auteur de VOhservateur hollandais, une des plus impertinentes feuilles qui se soient vendues depuis soixante ans. Si les predictions pacifiques de M. Moreau ne sont pas meilleures que ses propheties pendant la guerre, on peut lui conseiller hardiment dese taire. Sa Lettre sur la paix n'a pas reussi, quoi- que beaucoup de gens aient assure qu'elle 6tait fort belle. M. Moreau veut faire le philosophe et le citoyen, mais c'est un franc bavard qui dit lourdement et sans onction des choses generales, et qui ramasse et retourne des lieux communs sans toucher et sans rien apprendre. II est etonnant combien nos ecrivains politiques sont ineptes ; on dirait que la politique est une plante qui ne peut pas venir en France.

Le Parlement ayant ote aux jesuites I'institution de la jeunesse, et M. Rousseau ayant publie sur I'education un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit, la manie de cette annee est d'ecrire sur Teducation, et les brochures et feuilles sur cette mati^re sont innombrables. M. Pesselier a publie deux volumes de Lettres sur V Education^ et n'a c6de en cela qu'aux pressantes sollicitations de M. le comte de..., dont la lettre se lit a la tete du recueil. M. le comte et son cher ami M. Pesselier ont bien I'air de n'etre tons les deux qu'un meme personnage fort mediocre. On a dit du bien de la Dissertation sur VMucation jjhysique des enfants, par M. Ballesserd, citoyen de Geneve ^, II a paru quatre Mdmoires sur la nicessite de fonder une ecole pour former des maitres^ seloti le plan d Mucation donne par le Parlement en son arret du S septembre il62 ^ . Le Memoire sur la necessity d'Hablir dans Paris une maison d institution pour former des maitres et quelques colUges pour les basses classes * est un autre projet different du precedent. II y a aussi une Lettre d M, D *** sur le livre d'Emile, que vous ferez bien de ne pas lire^ Et M. Colomb a publie un Plan raisonnS d Education publique pour ce quiregarde la partie des itudes^,

\, Paris, 1763, in-8°. R6imprim6e au tome II des VarieUs morales et philosO' pMques de I'auteur.

2. Gen6ve, 1762, in-S".

3. Ces quatre M^moires sont de I'abb^ Pellicier.

4. (Par Rivard.) S. 1. n. d., in-12.

5. (Attribute au P. Griffet.) Amsterdam et Paris, 1762, in-12. C. Avignon et Paris, 1762, in-12.

JANVIER 1763. 197

On croirait que ce titre annonce un ouvrage volumineux, et pas du tout, c'est une feuille de cinquante petites pages qui finit avant d'avoir commence ! Le plan d'une institution publi- que serait un tr^-s-bel ouvrage a faire, mais qui ne se fera point parce que les philosophes se tairont, ou que la superstition ou la p^danterie rendraient leurs conseils inutiles s'ils voulaient se donner la peine de parler.

1763 JANVIER

1" Janvier 1763. YERS A M. d'aRGENTAL,

PAR FEU M. DE ROCHEMORE.

Si le plaisir est Tame de la vie, Et si I'amour est Tame du plaisir, Pour etre heureux il faut done ressentir Ses feux, ses traits, la vive sympathie Qu*entre deux coeurs Tamour salt d^partir; 11 faut aussi qu'un meme objet allie. Pour nous fixer, tendresse, sentiment, Beaute sans art, raison, heureux genie; Mais ou trouver I'assemblage charmant De tous ces dons? L'injuste tyrannic Du sort cruel le voit d'un oeil jaloux, Et rarement le souffre parmi nous. Heureux I'amant h qui les dieux plus doux Ont accorde la faveur infinie D'un bien si pr^cieux et si digne d'envie! Cher d'Argental, qui le salt mieux que vous?

On a donne aujourd'hui a la Comedie-Italienne la pre- miere representation du Milicien, opera-comique dont le poeme est de M. Anseaume. C'est uiie farce ou il y a quelques traits plaisants, mais dont on a bientot assez. D'ailleurs c'est une re-

198 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

petition des Racoleursy autre op6ra-comique de feu M. Vade qui ne sera jamais mon Vade mecum. La musique du Milicien est de M. Duni. Je ne suis pas content cette fois-ci de notre ami. Ge n'est pas qu'il ne soit toujours vrai dans I'expression ; je ne lui compte pas cela pour un merite, parceque tout homme qui sait ce que c'est que le style en musique ne pent guere tomber dans le faux, et cela n'arrive en France si communement que parce qu'il n'y a ni style ni ecole en musique ; mais notre ami Duni s'est fort neglige dans le Milicien, II est vrai que le poeme ne m^ritait gu^re de grands soins, mais aussi cet ouvrage n'aura pas la reputation des autres ouvrages de Duni. II a cependant r6ussi au theatre. L'air de la guerre a eu un grand succes, et il est beau, quoique a mon sens il manque un peud' ensemble et d' unite de caractere.

LETTRE DE L IMPERATRICE DE RUSSIE A M. D ALEMBERT.

A Moscou, ce 13 novcmbre 1762.

Monsieur d'Alembert, je viens delire lareponse que vous avez Merite au sieur Odar, par laquelle vous refusez de vous trans- planter pour contribuer a I'education de mon fils. Philosophe comme vous etes, je comprends qu'il ne vous couterien de me- priser ce qu'on appelle grandeurs et honneurs dans ce monde ; a vos yeux tout cela est peu de chose, et ais^ment je me range de votre avis. A envisager les choses sur ce pied, je regarderais comme tres-petite la conduite de la reine Christine, qu'on a tant van tee, et souvent blamee a plus juste titre; mais etre ne ou appele pour contribuer au bonheur et meme a ('instruction d'un peuple entier, et y renoncer, me semble, c'est refuser de faire le bien que vous avez a coeur. Votre philosophie est fondee sur I'humanite : permettez-moi de vous dire que de ne point se prater a la servir tandis qu'on le pent, c'est manquer son but, Je vous sais trop honnete homme pour attribuer vos refus a lavanite, je sais que la cause n'en est que I'amour du repos pour cultiver les lettres et I'amitie; mais a quoi tient-il? Venez avec tous vos amis; je vous promets, et a eux aussi, tons les agr^ments et aisances qui peuvent d^pendre de moi, et peut- etre vous trouverez plus de liberte et de repos que chez vous.

JANVIER 1763. 199

Vous ne vous pretez point aux instances du roi de Prusse et k la reconnaissance que vous lui avez ; mais ce prince n*a pas de fils. J'avoue que I'education de ce fils me tient si fort a coeur, et vous m'etes si necessaire, que peut-etre je vous presse trop. Pardonnez mon indiscretion en faveur de la cause, et soyez assure que c'est I'estime qui m'a rendue si interessee.

Sig7i^ : Catherine.

Dans toute cette lettre je n'ai employe que les sentiments que j'ai trouves dans vos ouvrages; vous ne voudriez pas vous contredire.

II parait par cette lettre, qui fait tant d'honneur a la philo- sophic et qui doit faire un grand plaisir k tous ceux qui la cul- tivent, que M. d'Alembert a allegue parmi les motifs de ses premiers refus les obligations qu'il avait au roi de Prusse, son premier bienfaiteur, et que les bontes de ce monarque n'ayant pu le determiner a se fixer a Berlin il ne pouvait faire pour personne ce qu'il n' avait pas fait pour lui. Au reste M. d'Alem- bert persiste dans son refus ; mais il ne lui aura pas ete aise de repondre a la lettre de I'imperatrice. Cette princesse a signale les premiers moments de son avenement au trone de Russie par son gout pour les lettres et pour la philosophic. Voici la lettre qu*elle fit ecrire a M. Diderot, des le 20 aout de I'ann^e der- ni^re.

LETTRE DE M. DE SCHOUVALOFF A M. DIDEROT.

A Saint-Petersbourg, ce 20 aout 1762.

Monsieur, comme votre reputation est aussi etendue que la republique des lettres, I'eloignement ne porte aucun prejudice a I'admiration universelle que vous meritez a si juste titre. L'imperatrice, ma souveraine, protectrice zelee des sciences et des arts, a pens6 depuislongtemps auxmoyens propres a encou- rager le fameux ouvrage auquel vous avez tant de part ; c'est par son ordre, monsieur, que j'ai I'honneur de vous ecrire pour vous offrir tous les secours que vous jugerez necessaires pour en accelerer I'impression. En cas qu'elle trouvat des obstacles

200 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ailleurs, elle pourrait se faire a Riga ou dansquelque autre ville de cet empire. VEncyclopMie trouverait ici un asile assure contre toutes les demarches de I'envie. S'il faut de I'argent pour subvenir aux frais, parlez sans detour, monsieur. J' attends im- patiemment voire reponse pour en faire rapporta ma souveraine. II m'est flatteur d'avoir pu etre I'organe de ses sentiments, et je n'ambitionne rien tant que de pouvoir vous pro aver efficace- ment I'estime et la consideration avec lesquelles j'ai I'honneur d'etre, etc.

Signd : L Scuouvaloff.

«

La lettre de rimperatrice de Russie a M. d'Alembert etait accompagnee d'une offre de lui constituer en France un revenu de 100,000 livres de rente, de lui donner un hotel a Peters- bourg, auquel on attacherait toutes les immunites et tons les droits des ambassadeurs, sans compter une infinite d'autres agrements. On lui a meme fait entendre que s'il craignait de d^plaire au roi de Prusse en donnant la preference a la Russie, rimperatrice se faisait forte d'engager ce monarque a solliciter M. d'Alembert de se rendre aux instances de Sa Majeste Impe- riale. On ne saurait pousser plus loin la passion des philoso- phes. Mais rien n'a pu determiner M. d'Alembert a consacrer six ou huit ans de sa vie k Teducation du grand-due.

15 Janvier 1763.

L'article suivant est de M. Diderot. II pretend I'avoir tire d'un ouvrage anglais. En attendant que je sois a port^e de ve- rifier le fait, je lui soutiens qu'il en a tire les trois quarts de sa t^te, sauf a me decider sur le quatritoe, quand j'aurai examine : c'est done le philosophe qui va prendre la plume.

Je viens de lire la traduction d'un petit ouvrage anglais sur la peinture,. qu'on se propose de faire imp rimer. 11 est rempli de raison, d'esprit, de gout et de connaissances; la finesse et la grace meme n'y manquent point. G'est, pour le tour, I'expres- sion et la mani^re, un ouvrage tout a fait a la francaise. L'au- teur s'appelle M. Webb.Voici les ideesqui m'ont surtout frappe a la lecture.

JANVIER 1763. 201

Ce qui fait qu*en s'appliquant beaiicoup on avance peu dans la connaissance de la peinture, c*est qu'on voit trop de tableaux. IS'en voyez qu'un tres-petit nombre d'excellents, p6n6trez-vous de leur beaute, admirez-les, admirez-les sans cesse, et tachez de vous rendre compte de votre admiration.

Un autre defaut, c'est d'estimer les productions sur le nom des auteurs. Gependant les bons ouvrages d'un artiste mediocre sont assez souvent superieurs aux ouvrages mediocres d'un artiste excellent.

Dans quelque genre que vous travailliez, peintres, que votre composition ait un but; que vos expressions soient vraies, diver-, sifiees, et subordonnees avec sagesse, votre dessin large et cor- rect, vos proportions justes, vos chairs vivantes; que vos lu- mieres aient de Teffet; que vos plans soient distincts; votre couleur comme dans la nature, votre perspective rigoureuse, et le tout simple et noble. La connaissance en peinture suppose I'etude et la connaissance de la nature.

Troisieme dc^faut des pr6tendus connaisseurs : c'est de laisser de cote le jugement de la beaute ou des defauts^ pour se livrer tout entier a ce qui caracterise et distingue un maitre d'un autre, m6rite du brocanteur et non de Thomnie de gout. Et puis, le nombre des artistes a reconnaitre est si petit, et leur caractere tient quelquefois a des choses si techniques, qu*un sot pent sur ce point laisser en arriere I'homme qui a le plus d' esprit.

Regardez un tableau, non pour vous montrer, mais pour devenir un connaisseur. Ayez de la sensibility, de I'esprit et des yeux, et surtout croyez qu'il y a plus de charme et plus de talent a decouvrir une beaute cachee qu'a relever cent defauts.

Vous serez indulgent pour les defauts, et les beautes vous transporteront, si vous pensez combien I'artest difficile, etcom- bien la critique est aisee.

Si une admiration d^placee marque de I'imbecillit^, une cri- tique affectee marque un vice de caractere. Exposez-vous plutot a paraitre un peu bete qua mechant.

La peinture des objets memos fut la premiere ecriture.

Si Ton n'eut pas invente les caract^res alphabetiques, on n'aurait eu pendant des temps infinis que de mauvais tableaux.

On prouve, par les ouvrages d'Homere, que Torigine de la peinture est ant^rieure au siege de Troie.

202 COHRESPONDANCE LITTERAIRE.

Le bouclier d'Achille prouve que les anciens possedaient alors Tart de colorer les metaux.

II y a deux parties importantes dans I'art, I'imitative et rideale. Les hommes excellents dans rimitation sont assez com- muns; rien de plus rare que ceux qui sont sublimes dans ridee.

L'homme instruit connait les principes; I'ignorant sent les efiets.

La multitude juge comme la bonne femme qui regardait deux tableaux du martyre de saint Barthelemy,dont Tun excel- lait par I'execution, et Tautre par I'id^e; elle dit du premier: « Celui-la me fait grand plaisir, » et du second : « Mais celui- ci me fait grande peine, n

La peinture pent avoir un silence bien eloquent.

Alexandre palit a la vue d'un tableau de Palamede trahi par •ses amis. G'est qu'il voyait Aristonique dans Palamede. Porcia se separe de Brutus sans verser une larme; mais un tableau des Adieux d'Hector et d'Andromaque tombe sous ses yeux et brise son courage. Une courtisane d'Athenes est convertie, au milieu d'un banquet, par le spectacle heureux et tranquille d'un philosophe dont le tableau etait place devant elle. Enee, aper- cevant les peintures de ses propres malheurs sur les portes et les murs des temples africains, s' eerie dans Yirgile :

Sunt lacrymsD rerum, et mentem mortalia tangunt.

Les premieres statues furent droites, les yeux en dedans, les pieds joints, les jambes collies, et les bras pendants de chaque cote.

On imita d'abord le repos, ensuite le mouvement. En gene- ral, les objets de repos nous plaisent plus en bronze ou en marbre, et les objets mus, en couleur ou sur la toile. La diver- site de la matlere y fait quelque chose. Un bloc de marbre n'est guere prop re a courir.

L'art est a la nature comme une belle statue a un bel homme.

11 y a entre les couleurs des affinites naturelles qu'il ne faut pas ignorer. Les reflets sont une loi de la nature qui cherche a retablir I'harmonie rompue par le contraste des objets. Trou-

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blez les couleurs de Tarc-en-ciel, et Tarc-en-ciel ne sera plus beau. Ignorez que le bleu de Tair tombant sur le rouge d'un beau visage doit en quelques endroits obscurs y jeter une teinte imperceptible de violet, et vous ne ferez pas des chairs vraies.

Si vous n'avez pas remarque que, lorsque les extremit^s d'un corps touchent a I'ombre, les parties eclairees de ce corps s*avancent vers vous, les contours des objets ne se separeront jamais bien de votre toile.

II y a des couleurs que notre ceil pr^fere, il n'en faut pas douter. II y en a que des idees accessoires et morales embel- lissent : c'est par cette raison que la plus belle couleur qu'il y ait au monde est la rongeur de I'innocence et de la pudeur sur les joues d'une jeune et belle fille.

Lorsque je me rappelle certains tableaux de Rembrandt et d'autres, je demeure convaincu qu'il y a, dans la distribution des lumi^res, autant et plus d'enthousiasme que dans aucune autre partie de I'art.

La peinture ideale a, dans son clair-obscur, quelque chose d'au dela de nature, et par consequent autant d'imitation ri- goureuse que de genie, et autant de genie que d'imitation ri- goureuse.

Les anciens tentaient rarement de grandes compositions; une ou deux figures, mais parfaites. C'est que la peinture mar- chait alors sur les pas de la sculpture.

Moins les anciens employaient de figures dans leurs com- positions, plus il fallaitqu'elleseussent d'effet; anssi excellaient- ils par I'idee. Tant que I'id^e sublime ne se presentait pas, le peintre se promenait, allait voir ses amis et laissait la ses pin- ceaux.

L'un peint les enfants de Med6e, qui s'avancent en tendant leurs petits bras a leur mere, et en souriant au poignard quelle tient leve sur eux. Un autre (c'est Aristide) peint, dans le sac d'une ville, une mere expirante; son petit enfant se traine sur elle, et la m^re, blessee au sein, I'ecarte, de peur qu'au lieu de lait, qu'il cherche, il ne suce son sang. Un troisi^me s'est-il propose de vous faire concevoir la grandeur enorme du cyclope endormi? il vous montre un patre qui s'en est approche douce- men t, et qui mesure I'orteil du cyclope avec la tige d'un epi

20ft CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de ble. Get epi est une mesure commune entre le patre et le cyclope, et c'est la nature qui I'a donnee.

Ge n'est pas I'etendue de la toile ou du bloc qui donne de la grandeur aux objets. L'Hercule de Lysippe n'avait qu'un pied, et on le voyait grand comme I'Hercule Farnese.

La simplicite, la force et la grace sont les qualites propres des ouvrages de I'antiquite ; et la grace etait la quality propre d'Apelles, entre les artistes anciens.

Le Gorrege, quand il excelle, est un peintre digne d*Athenes. Apelles I'aurait appele son fils.

Personne n'osa achever la Venus d'Apelles. 11 n'en avait peint que la tete et la gorge ; mais cette t^te et cette gorge faisaient tomber la palette des mains aux artistes qui approchaient du tableau.

11 est difficile d'allier la grace et la severite. Notre Boucher a de la grace, mais il n'est pas severe.

Les Atheniens avaient defendu I'exercice de la peinture aux gens de rien.

Faire entrer la consideration des beaux-arts dans I'art de gouverner les peuples, c'est leur donner une importance dont il faut que les productions se ressentent.

Une observation commune a tons les siecles illustres, c'est qu'on y a vu les arts d'imitation, s'echaufTant reciproquement, s'avancer ensemble a la perfection. Un poete qui s'est promene sous le dome des Invalides revient dans son cabinet lutter centre I'architecte sans s'en apercevoir. Sans y penser, je mesure mon enjambee, dirait Montaigne, a celle de mon compagnon de voyage.

Les siecles d' Alexandre, d'Auguste, de LeonX, etde Louis XIY, ont produit des chefs-d'oeuvre en tout genre.

11 y avait entre les poetes et les peintres anciens un emprunt et un pret continuel d'idees. Tantot c'etait le peintre ou le sta- tuaire qui executait d'apr^s I'idee du poete; tantot c'etait le poete qui 6crivait d'apres I'ouvrage du peintre ou du statuaire. C'est ce qu'un habile Anglais s'est propose de demontrer dans un ouvrage qui suppose bien des connaissances et bien de Tes- prit. Get ouvrage est intitule Polymetis, On y voit les dessins des plus beaux morceaux antiques, et vis-k-vis les vers des poetes.

Sous le climat brulant de la Grece, les hommes etaient

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presque nus; ils 6taient nus dans les gymnases, nus dans les bains publics. Les peintres allaient en foule dessiner la taille de Phryne et la gorge de Thai's. L'etat de courtisane n'etait point avili; c'etait d'apres une courtisane qu'on faisait la statue d'une deesse. G'etaient la meme gorge, les memes cuisses sur les- quelles on avait porte les mains dans une nuit de plaisir; les memes l^vres, les memes joues qu'on avait baisees, le meme col qu*on avait mordu, les memes fesses qu'on avait vues, qu'on connaissait et qu'on admirait encore dans un temple et sur des autels. La licence des nioeurs d^pouillait a chaque instant les hommes et les femmes; la religion etait pleine de ceremonies voluptueuses; les hommes qui gouvernaient I'fitat etaient ama- teurs enthousiastes des beaux-arts. Une courtisane cel^bre par la beaute de sa taille devenait-elle grosse, toute la ville etait en runieur; c'etait un module rare perdu, et Ton envoyait vite a Cos chercher Hippocrate pour la faire avorter. G'est ainsi qu'une nation devient eclairee et qu'il y a un gout general, des artistes qui font de grandes choses, et des juges qui les sentent.

Nous autres peuples froids et devots, nous sommes toujours enveloppes de draperies ; et le peuple, qui ne voit jamais le nu, ne salt ce que c'est que beaute de nature, finesse de pro- portion.

Praxitele fit deux Venus, I'une drapee, I'autre nue. Cos acheta la premiere, qui n'eut point de reputation; Guide fut cel^bre a jamais par la seconde.

Notre Venus, si nous en avons une, est tout au plus la Venus drapee de Praxitele.

Le Poussin, qui s'y connaissait, disait de Praxitele qu'entre les modernes c'etait un aigle, qu'a c6t6 des anciens ce n'6tait qu'un ane.

C'est qu'il n'est pas indifferent de faire ut fert natura, an de industria. G'est le mot du Dave de Terence, qui s' applique de lui-meme a tons nos artistes.

Nos moeurs se sont affaiblies a force de se policer, et je ne crois pas que nous supportassions, ni dans nos peintres, ni dans nos poetes, certaines idees qui sont vraies, qui sont fortes, et qui ne p^chent ni contre la nature, ni centre le bon gout. Nous detournerions les yeux avec horreur de la page d'un auteur ou de la toile d'un peintre qui nous montrerait le sang des compa-

206 CORRESPONDAISCE LITTERAIRE.

gnons d'Clysse coulant aux deux cotes de la bouche de Poly- phfeme, ruisselant sur sa barbe et sur sa poitrine, et qui nous ferait entendre le bruit de leurs os brises sous ses dents. Nous ne pourrions supporter la vue des veines decouvertes et des arteres saillantes autour du coeur sanglant du Marsyas 6corche par Apollon. Qui de nous ne se recrierait pas a la barbarie, si un de nos poetes introduisaitdans son poeme un guerrier s'adres- sant en ces mots a un autre guerrier qu'il est sur le point de combattre : « Ton p^re et ta m^re ne te fermeront pas les yeux. Dans un instant les corneilles te les arracheront de la tete : il me semble que je les vois se rassembler autour de ton cadavre, en battant leurs ailes de joie... » Gependant les anciens ont dit ces choses; ils ont execute ces tableaux. Faut-il'les accuser de grossi^ret^? Faut-il nous accuser, au contraire, de pusillani- mity? Non nostrum est,,,

On a recueilli, en un volume assez considerable, tout ce qui a paru dans la fameuse affaire des Galas. Outre les Obser- vations et la Suite, qui ont ete imprimees a Toulouse pendant cet affreux proces, et independamment des papiers que nous devons a M. de Voltaire sur cette mati^re, vous trouvez dans ce recueil les Memoires de trois c61ebres avocats : I'un d'Elie de Beaumont, le second de Mariette, le troisieme de Loyseau; tous trois ont fait beaucoup de bruit; le dernier est celui qui a le plus reussi, parce que I'auteur a traite la cause d'une maniere moins savante que populaire. Malgre ce travail de trois habiles jurisconsultes, il ne faut pas croire que le sujet soit epuise; il y a dans cette cause cent moyens secrets qu'ils n'ont pas fait va- loir et qui seraient d'un tr^s-grand poids.

Voyons, par exemple, celui qu'on tirerait de la mort meme de I'infortun^ vieillard supplici^. Si cet homme, dirait I'avocat, a tue son fils de crainte qu'il ne changeat de religion, c'est un fanatique, c'est un des fanatiques les plus violents qu'il soit possible d'imaginer. II croit en Dieu ; il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils; il aime mieux son fils mort qu'apostat. II doit done regarder son crime comme una action heroique, et son fils comme un holocauste qu'il immole a son Dieu. En ce cas, quel doit avoir ete son discours, et quel a ete celui d'autres fanatiques dans une circonstance pareille? Le

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voici : ((Oui; j'ai tue mon fils, et si c'etait a recommencer je le tuerais encore. Oui, j'ai mieux aime plonger ma main dans son sang que de 1' entendre renier son culte. Si c'est un crime, je Tai commis; qu'on me traine au supplice... )> Comparez ce discours avec celui de I'infortune Galas. II proteste de son inno- cence ; il prend Dieu a temoin ; il regarde sa mort comme le chatiment de quelque faute inconnue et secrete; il veut etre jug6 de son Dieu aussi sev^rement qu'il Fa 6te des hommes s'il est coupable du crime dont il est accuse. II appelle la mort don- nee a son fils un crime ; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S'il n'est point innocent, il meat a la face du ciel et de la terre ; il ment au dernier moment ; il se d^voue lui-meme a des peines eternelles. C'est qu'il est athee, me direz- vous, il en a le discours... Mais, s'il est athee, il n'est done plus fanatique ; il n'a done plus tue son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges : s'il est athee, pourquoi, contempteur de tout dieu et de tout culte, aurait-il tu6 son fils? Le pretendu changement de religion aurait-il paru un crime digne de mort a un homme qui meprise toutes les religions? Si, au contraire. Galas est fana- tique, il a pu tuer son fils, mais c'est par le z6le le plus violent qu'un furieux puisse avoir pour sa croyance. II a done rougi, en mourant, d'une action qu'il devait regarder comme glorieuse, comme ordonnee par son Dieu, comme agreable a son Dieu? II en a done perdu le merite? En la desavouant lachement, sa bouche expirante prononcait done I'imposture? Accuse d'une action qu'il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait done comme un crime? II apostasiait done lui-meme; et, supplicie dans ce monde, il appelait encore sur lui le chati- ment du grand juge dans I'autre?... J'^cris cela sans ordre et sans chaleur; mais sous la plume d'un homme habile et maitre de I'art de la parole, ce raisonnement pourrait prendre la cou- leur la plus forte.

Malheureusement ce moyen est de ceux qu'on ne pent faire valoir qu'apres le crime consomme de la part des juges de Tou- louse; il en est un autre que les avocats n'ont touche que lege- rement, et qui devait etre le plus ferme bouclier d'un vieillard accuse d'un crime inoui : c'est la probity de cet homme soutenue pendant tout le cours d'une vie de plus de soixante ans. A quoi sert una vie pass^e avec honneur, si elle ne nous protege pas

208 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

contre les attaques de la mechancete et le soupcon d*un crime? 11 n'y a done plus de distinction, dans les cas incertains, entre rhomme de bien et le scelerat? Rien ne parle done plus en faveur de I'un^ rien ne depose done plus contre Tautre? lis sont done egalement abandonnes au sort? Ou si le meehant accuse est a moitie convaincu et juge par ses actions passees, pourquoi rhomme de bien ne serait-il pas a moitie absous par les siennes? Je ne demande ici, pour celui-ci, que la justice qu*on exerce envers le meehant, et qui est dietee par I'equit^ natureile ; mais tout code criminel d'un peuple qui ne veut pas passer pour cruel et barbare doit avoir pour maxime premiere et incontes- table qu'il vaux mieux, dans Fincertitude , que vingt cou- pables echappent a la rigueur de la loi que d'exposer un seul innocent a en devenir la victime, G*est done la cause de Fhon- neur et de la vertu reconnus qu'il fallait plaider. Lorsqu'on voit un p^re dans la decrepitude de I'age, arrache du sein de sa famille, oil il vivait aime, honors, tranquille, et ou il se promet- tait de mourir en paix, accuse d'un crime qui fait fremir la nature, conduit sur un echafaud par des oui-dire, il n'est per- sonne qui ne doive frissonner d'horreur sur ce que I'avenir obscur pent lui reserver. La vertu n'a plus de poids; I'homme de bien ne voit plus rien en lui qui le protege contre les eve- nements ; I'exemple de Galas lui prouve que sa conduite passes s'adresserait vainement a la protection des lois. Ainsi le malheur de Galas est devenu une cause publique, et ses juges se sont rendus coupables du crime de lese-majeste, en attaquant dans son principe la surete de tons les citoyens.

Voila sans doute le cote par lequel D6mosthene et Giceron auraient principalement d^fendu cette cause malheureusement trop celebre ; voila ce qui devouera les juges de Toulouse a Tex^cration de tons les siecles, et ce qui doit les exposer k la punition la plus rigoureuse, s'il est vrai, comme il parait de- montr6, qu'ils se soient ecartes de la moindre formalite ordon- nee dans les procedures criminelles. Nous sommes des enfants, mais nous sommes des enfants bien cruels; nous jouons avee ce que les hommes ont de plus sacre, la vie et I'honneur. Nous avons vu accuser dans des memoires imprimes un celebre medecin de Paris, appele Bordeu, d'avoir vole, il y a dix ans, une montre et une tabati^re d'or a un homme qu'il accom-

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pagnait aux eaux de Barege, et qui mourut en chemin. Cette accusation a ete faite par un de ses confreres, nomme Bouvart *, et la Faculte de medecine, qui, si le crime avait 6t^ constats, aurait du faire Timpossible pour en derober la connaissance au public, et pour sauver I'honneur d'un de ses membres, n'a, au contraire, rien n^glig^ pour accr^diter les soupcons contre M. Bordeu, et pour le dishonorer publiquement. Au- jourd'hui il parait que ce medecin n'a d' autre tort que de n'avoir pas de la science de ses confreres une id^e Men merveilleuse, et d'avoir une pratique et un parti trop con- siderables dans Paris ; du moins TafFaire de la boite et de la monlre est parfaitement eclaircie a la decharge de Faccuse, mais loin que le d^lateur soit puni avec la plus grande severity, Bor- deu n'est pas seulement absous, et n'ayant plus k se d^fendre sur la tabati^re et sur la montre, il doit done actuellement prouver qu'il n'a pas vole I'argent que le mourant avait dans sa poche. Get amas de bassesses et d'infamies fait fremir. Je ne connais pas Bordeu, je ne I'ai meme jamais vu ; mais je de- mande si un citoyen quelconque, exercant un metier tolere, doit ^tre leg^rement soupQonne d'une action vile et infame, et si le delateur, plus infame que ne serait le voleur, doit en etre quitte pour dire : Je I'avais oui dire, je /suis charme que cela ne soit pas ainsi. II n'y a point d'homme d'honneur qui ne doive trembler, s'il est permis d'accuser qui que ce soit, au bout de dix ans, d'un crime et d'une bassesse sur quelques propos vagues de quelques gens de la lie du peuple. Si la calomnie pent employer impunement de tels moyens, quel est Thomme qui oserait se charger dorenavant du depot d'un mourant ! Ainsi un devoir sacre chez tous les peuples de la terre deviendra chez nous un moyen de perdre un innocent ou de le charger de soupcons odieux; car je demande si deux ou trois personnes, dont le temoignage est essentiel pour Finnocence de Bordeu, etaient decedees dans I'intervalle de dix ann6es, comme cela devait arriver dans le cours ordinaire des choses, comment ce medecin aurait fait pour repondre a ses accusateurs ? Je demande

1. II ne faut pas oublier que cette Correspondance 6tait adress6e h des Stran- gers, auxquels il n'Stait peut-fitre pas inutile de dire, en parlant de ces cel^bres docteurs, un medecin nomme Bordeu, nommi Bouvart, quoique la reputation de ceux-ci fu presque europeenne. (T.)

y. ill

210 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

si, chez un peuple polic6, Bofdeu peut etre absous sans que Bouvart soit envoy6 aux galores? Jusqu'a ce que le premier soit atteint et convaincu des infamies dont on le charge, je pretends que sa cause est celle de tons les honn^tes gens, que I'honn^tete et la pudeur publiques doivent plaider pour tout citoyen atta- que de cette mani^re; mais a la honte de I'esprit national, ou peut-etre de la nature humaine, il faut convenir qu'un homme n'est pas sitot accuse que la plus grande partie du public, sans connaissance de cause, sans aucun interet particulier, se range du cote de ses oppresseurs; et lorsque avec beaucoup de peine 11 est parvenu a se justifier, le public, ennuye de la discussion, n'a plus de chaleur pour s'indigner seulement contre Tinfame qui a voulu perdre un innocent. Vous faites bien, 6 Parisiens! nous aurait dit Demosth^ne, de fortifier toujours le souffle de I'envie, d'encourager le cri de la mechancet^, sans jamais faire justice de la calomnie. De la mani^re dont vous honorez le genie, dont vous protegez le merite, on dirait qu'ils vous sont egalement odieux. Peuple inconsequent et frivole, qui as la pas- sion de la gloire, et qui n*as de la faveur et de Tindulgence que pour la sottise, ta gloire ne saurait manquer d'etre durable puisque tout homme qui ose penser est abandonn^ aux fureurs de I'hypocrisie et du fanatisme, et que la vie et I'honneur de tes citoyens sont au pouvoir d'un vil et infame delateur.

Les brouilleries du parlement de Provence ont fait beaucoup de bruit. Quelques conseillers devoues a la Soci6te des jesuites ont voulu empecher sa destruction, au moins dans cette partie du royaume ; ils ont proteste contre toutes les procedures du Parlement, et ont cru les arreter par un schisme. Ils ont fait imprimer leurs motifs d' opposition, deduits au parlement d'Aix par M. de Goriolis et ses adherents; ils ont fait plus : le presi- dent d'figuilles, frere du marquis d'Argens, chambellan du roi de Prusse, est venu a Versailles presenter au roi deux memoires tr^s-violents contre ses confreres. Le parlement de Provence a fait imprimer de son cote une relation de ce qui s'est passe h. Aix dans Taffaire des jesuites, et les motifs de ses arrets et arretes qui ont ete envoyes au roi. Ges motifs ont ete rediges par M. de Monclar, procureur general du roi au parlement de Provence. Sa Majeste ay ant approuve la conduite de son Parle- ment, toute cette bagarre a fmi par la proscription des jesuites,

JANVIER 1763. 211

dont la Societe a et6 dissoute dans le ressort du parlement d'Aix comme dans le ressort de la plupart des autres parlements. Les memoires du president d'l5guilles ont 6t6 brules dans tous les I ressorts, et ce qui pent arriver de moins facheux k M. le president, c'est de se trouver sans etat sur le pav6 du royaume, trop heureux encore si sa compagnie ne le poursuit pas crimi- nellement. Quand on veut faire de ces levies de boucliers, il faut reussir, sans quoi on n'a plus que Fair d'une mauvaise t6te chaude, et Ton lombe bientot dans le m6pris. M. le presi- dent d'l5guilles ajou^avec le corps des parlements le role que M. le president de Pompignan a essaye avec le corps des gens de lettres. Les deux presidents ont eu k peu pr6s le mtoe succ^s.

VERS DE M. l'aBBE PORQUET

AU ROI DE POLOGNE STANISLAS

EN RENDANT A SA MAJESTK UN PETIT TRAITE MANUSCRIT QU'eLLE A COMPOSE

SUR LE BONHEUR,

ET DONT ELLE VENAIT DE PERMETTRE^A L'aUTEUR LA LECTURE.

Qu'on n'ose plus nous soutenir Que le bonheur n'est rien qu'une belle chimere, Une ombre entre nos bras prete a s'6vanouir ; Je vols r6aliser cet etre imaginaire : Vous savez en parler, vous savez en jouir; Eh, mieux que vous, grand roi, qui pourrait le connaitre? Lorsqu'on fait tant d'heureux on a bien droit de Tetre.

M. L^archer a traduit du grec VHistoire des amours de Choreas et de Callirhoi^, Ge roman est fort merveilleux et peu interessant, et la traduction n'a eu aucun succes a Paris. Le traducteur a mis a la fm beaucoup de notes critiques dont M. rabb6 d'Olivet ne sera pas trop content, car il est assez maltraite.

On a traduit de I'anglais un Voyage en France, en Italie et aux lies de VArchipel, ou Lettres icrites de plusieurs endroits de VEurope et du Levant, en d750, avec des observations de Vauteur sur diverses productions de la nature et de Vart, Quatre

1. Paris, Ganeau, 1763, 2 vol. in-i2.

212 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

volumes. Get ouvrage n*a pas fait de sensation a Paris parce que nous ne sommes pas un peuple voyageur, et que dans cette capital e on a le moins le temps de s'informer de ce qui se passe dans les autres coins du monde.

Collection de diff brents morceaux sur Vhistoire naturelle et civile des pays du Nord, sur Vhistoire naturelle en giniral^ sur d'autres sciences, sur differents arts j traduit de Vallemandy du suidoisy du latin, avec des notes du traducteur, par M. de Keralio, capitaine aide-major de I'Ecole militaire *. L'histoire naturelle est depuis quelques ann^es une des etudes favorites du public, et tons ceux qui s'en occupent sont surs d'un accueil favorable; il faut cependant supposer a un traducteur une con- naissance bien profonde et des choses et des langues pour s'en rapporter a son travail sans defiance.

Lettres historiques et critiques sur les spectacles^ adres- sies d M"^ Clairon, dans lesquelles on prouve que les spectacles sont contraires ii la religion catholique, selon les canons et les sentiments des p^res de VEglise^, G'est une jansenisterie im- prim6e. Avignon est tres-digne de ne jamais sortir des terres papales.

M. Viard a public les Vrais Principes de la lecture, de Vorthographe et de la prononciation francaises, suivis d'un Petit Traits de la ponctuation, des premiers elements de la gram- maire et de la prosodie francaise ^. Nous avons une grande quantite de ces sortes d'ouvrages, et dans ce nombre aucun qui soit devenu classique.

On a imprime une traduction de Salluste par le P. Dot- teville, de I'Oratoire^.LesFrancais n'ontpas excelledans la tra- duction des anciens ; les diflerentes traductions que nous avons sont presque toutes mauvaises, et surtout froides; aucune ne donne I'id^e du caract6re de Tauteur original. Le genie de la langue francaise esttrop oppose au g^nie des langues anciennes. Le gaulois du bon Amyot avait plus de chaleur et de naivete,

1. Paris, 1763, 2 vol. in-12.

2. (Par io P. Joly, capucin.) Avignon (Paris, Cailleau), 1762, in-12.

3. Paris, Panckoucke, 1763, in-12. Nombreuses reimpressions.

4. C'6tait la seconde edition de cette traduction, augmentee de deux plans de bataille et d'un travail bibliographique de Lottin sur Salluste ; la premiere Edition est de 1749.

JANVIER 1763. 21S

et 6tait plus propre aux traductions que la langue polie des F6- nelon et des Racine.

Dans le nombre prodigieux d'almanachs de toute esp^ce que chaque revolution d'annee voit 6clore, il faut compter les Etrenneis aux dames, avec une notice des femmes illustres dans les lettres, et de leurs ouvrages. Ge catalogue commence par la tendre et touchante Heloise et finit par M"'® Favart, que je n'ai jamais vue touchante que dans les roles de Savoyarde a la Gome- die-Italienne. G'est assurement avoir su reunir les deux extrtoes que d' avoir associe Heloi'se et M'"* Favart.

Predictions philosophiques pour rannSe d763, envoy Ses k M"^ de *** par M. F... Ges predictions dissnt que les femmes ne seront plus coquettes, que les petits-maitres ne seront plus absurdes, et d'autres platitudes aussi neuves et aussi impor- tantes. Si Ton pouvait predire que les polissons n*occuperont plus les presses, et que cette prediction put s'accomplir, ce serait une grande benediction pour I'annee 1763.

On a commence un nouveau journal sous le titre de la Renommde litUraire^, Ge sont des feuilles dans le gout de celles de Freron. Les auteurs, que je ne connais pas, paraissent moins lourds, mais d'ailleurs tout aussi estimables que ce grand homme : car M. de Voltaire se trouve deja dechire de la belle mani^re dans ces feuilles. Tous ces insectes qui, a force de se multiplier, s'entre-detruiront bientot les uns les autres, n'ont pour vivre que la ressource d'attaquer les hommes cel^bres de la nation.

M. d'Alembert vient de faire une nouvelle edition de ses MHanges de litterature, d'histoire et de philosophie, II n'y a aucune augmentation considerable dans cette reimpression.

Essai sur rhorlogerie, dans lequel on traits de cet art re- lativement d, Vusage civil, d, Vastronomie et a la navigation, en itablissant des principes confirmis par V experience, par M. Fer- dinand Berthoud, horloger. Deux volumes in-A" avec trente- huit planches. Get ouvrage est estime. Gependant ma preven- tion centre les artistes-auteurs est si grande que si j' avals une

1. Par Le Brun-Pindare. Ce journal, qui, selon M. Hatin, n'a pas eu plus de douze numeros, etait orne d'une vignette dont la Bibliographie de la presse donne le fac-simile et qui repr^sente la Renomm^e embouchant deux trompettes ; traduc- tion exacte de quelques vers biea connus de la Pucelle.

214 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

montre a faire faire, je choisirais I'artiste qui n'ait jamais ecrit sur son art pr^teablement k celui qui aurait fait des livres, tout comme je ne ferais jamais faire mes tableaux par des peintres qui auraient ecrit des travaux sur la peinture.

Sarrasin, acteur de la Gomedie-Fran^aise, retire du theatre depuis quelques annees, est mort a la fm de Tann^e derni^re. G'etait un grand comedien ; aucun de ses confreres n'a jamais approche de la simplicity et de la verite de son jeu. On n'a point d'id^e de la perfection ou pent etre porte Fart du co- medien, quand on n'a pas vu jouer a Sarrasin le role de Lusi- gnan dans Zaire, celui du p^re dans CMe, celui de I'oncle dans la M^tromame, et surtout celui du pere dans VAndrienne. II etait sublime dans cette derni^re pi^ce, dont la premiere sc^ne pent 6tre proposee comme un coup d'essai a tout com6dien qui se croit quelque talent ; et s'il approche de Sarrasin dans quel- ques endroits seulement, il pent s'estimer heureux. Quelle cha- leur, quelle foule de sentiments et de nuances toujours vrais il savait mettre dans son jeu ! Le sublime de ses expressions echappait souvent a la multitude ; mais le petit nombre de gens de gout en etait dans Tadmiration et dans I'ivresse. Gependant le bon Sarrasin s'ignorait lui-m^me, et ne recevait des eloges bien m^rites qu'avec une extreme confusion.

Un poete anonyme, et tr^s-digne de I'etre toujours, a fait graver au commencement de cette annee d'horribles couplets contre le corps des danseuses de I'Opera*; chacune de ces dames y a le sien, et leurs amants n'y sont pas oublies. Ex- cepte deux ou trois de ces couplets, tous les autres sont d^tes- tables et plats ; on ne pent lire sans degout de pareilles vilenies. Un autre poete anonyme a cru devoir venger les dames de r Opera par les vers suivants ;

De Terpsichore cliastes soeurs, Tendres faiseuses de gambades, 0 vous qui par des gargouillades

i. Les Memoires secrets (18 janvier 1763) contiennent le passage suivant: <fir se trouve dans quelques maisons un petit almanach appele Etrennes aux pail' lards. II contient vingt-six couplets sur vingt-six danseuses de I'Opera et leurs entreteneurs, fort m<5chants et fort bien faits dans leur esp6ce. M^^* Lany ouvre le bal. Get almanach est arriv6 de Saint-Denis par la poste h. plusieurs personnes. . On I'attribuei M. Poinsinet le Mystifie et h M. de Pressigny, fils du fameux Mai»

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Savez vous soumettre les coeurs,

Un impudent, ciel, quel outrage!

A, dit-on, censure vos moeurs : ^'^^fe;;

On voit bien qu'il n'a pas mon age,

Ou qu'il ignore vos faveurs.

Armez contre lui la Nature,

Courez, les torches k la main,

Dechainez contre le parjure

Tous les monstres du magasin,

£voquez les dieux et les diables,

lis sont tous vos humbles valets ;

Qu'ils vengent vos talents aimables,

Votre pudeur et vos billets.

Quels reproches peut-on vous faire? Si parfois, sous I'oeil du myst^re, Vous dupez quelque sot Midas, Quelque ministre atrabilaire, Pour vous envoler dans les bras Du jeune et discret mousquetaire, Ce sont vos droits, je les revere ; II n'est pas de plus doux loisirs. Respectables enchanteresses, Votre excuse est dans nos desirs, Et multiplier vos faiblesses C'est multiplier nos plaisirs.

M. de Voltaire va marier M"® Gorneille k un officier de dragons qui demeure pr^s de ses terres. II avait deji mis une rente viag^re de quatorze cents livres sur sa tete ; il lui donne encore une somme de vingt mille livres, sans compter I'argent qu'on tirera de la souscription des OEuvres de Pierre Gorneille. II faut convenir que M. de Voltaire fait une belle fin. Surcharge de lauriers, rassasie de gloire, il consacre ses derni^res annees k la bienfaisance ; il doit toe bien content de lui. « Actuelle- ment, mande-t-il k ses frferes les philosophes de Paris, je ne serai tranquille que je n'aie fait epouser M"^^ Galas a deux con- seillers au parlement de Toulouse. »

sonrouge. » Le 31 Janvier, le m6me recueil annonce que les demoiselles de I'Opera ont port6 plainte. Qudrard indique ce libelle au nom de Poinsin et le jeune, sous le titre Tablettes des paillards (titre donn6 le 9 f^vrier par Bachaumont), 1762, in-24; mais il ne semble pas ravoir vu, et cette brochure ne figure, h notre connaissance, dans aucun catalogue ou repertoire important.

216 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

F^VRIER

1" f^vrier 1763.

Tout le monde connait le roman des Illustres Francaises^. C'est un livre mal ecrit, mais plein d'interet, de naivete et de v6rite : on n*en connait point Tauteur. Nos faiseurs de contes d*aujourd'hui ecrivent en general mieux, mais ne savent point interesser ni attacher comme lui. Le premier de ses contes est I'histoire des amours de Desronais et de M"^ Dupuis, qu'on lit avec plaisir. Le caractere original et soutenu du vieux Dupuis est tr^s-piquant ; sans etre outre un moment, il est dessin6 avec beaucoup de fermete.

M. Coll6, lecteur de monseigneur le due d'Orleans, a ima- ging de mettre ce conte sur la scene. 11 en a fait une comedie en vers libres et en trois actes, qui est restee longtemps dans son portefeuille, et qui vient de paraitre avec beaucoup de succ^s sur le theatre de la Comedie-Fran^aise ^ C'est le debut de cet auteur, qui n*est plus jeune, dans la carri^re dramatique^ ; mais sans avoir jamais occupy ni les theatres ni les presses*, M. Colle a toujours eu de la reputation a Paris. Un grand fonds de gaiete et de bonne humeur, un ton aussi excellent que fm et original, Font toujours fait rechercher par la bonne compa-

1. Les Illustres FrauQaises sont d'ua nomm6 de Challes, Parisien; la premiere edition est de La Haye, 1703, 2 vol. in-12. La meilleure a paru h Amsterdam en 1748, par les soins de Prosper Marchand. (B.) M. Champfleury a consacr(5 a Challes une ^tude interessante ; voir le Realisme, Paris, L6vy, 1857, in-18.

2. Le 17 Janvier.

3. Colle etait n6 en 1709, et avait par consequent cinquante-quatre ans k cette 6poque. Ce n'^tait pas son d^but dans la carri6re dramatique, car il ^tait le four- nisseur ordinaire du theatre du due d'Orl^ans, et plusieurs des parades compos6es par lui pour le prince avaient et6 imprim^es dans leThedtre des boulevards, Paris, 1756, 3 vol. in-12. II avait en outre fait reprcsenter le 1" mars 1753, k I'Opera- Comique, le Jaloux corrige, et la m6me annee, au grand Op^ra, une pastorale de Daphnis et Egle, dont Rameau fit la musique ; mais il n'avait rien donn6 encore sur la sc6ne fran(?aise. (T).

4. II avait plus d'une fois occupy les presses avant 1763; car les pieces cities dans la note preccdente avaient et6 imprim^es dans I'annee de leur representation, et il avait en outre public Alfonse dit I'Impuissant, trag^die burlesque, 1740, ia-8°, et la Verite dans le via, comedie, 1747, in-S". (T.)

FfiVRIER 1763. 21Z

gnie; Thonn^tete de ses moeurs et de son caract^re lui a fait des amis solides. Elle I'a aussi preserve de deux ecueils 6gale- ment dangereux et difficiles a eviter avec cette tournure d' esprit : le premier, de devenir caustique en se livrant enti^rement k la satire ; I'autre, de jouer dans les societes le role de plaisant et de bouffon, role bien avilissant pour un homme d*honneur.

M. Golle a fait un grand nombre de couplets et de chansons qui sont presque tons des chefs-d'oeuvre. Vous en avez vu quelquefois a la suite de ces feuilles ; mais la plupart, non moins excellents et precieux aux gens de gout, ne sauraient vous ^tre presentes a cause de leur excessive liberte. Cette licence, en- fant de la verve et de la folie, ne marque ni un coeur deprave, ni des moeurs corrompues; elle 6prouvera toujours I'indulgence des honn^tes gens, qui savent que la vertu consiste en autre chose que dans le langage emphatique et pedantesque d'une mo- rale alambiquee et austere. Qu'un homme se mette de sang- froid a composer des ouvrages licencieux, je prendrai aussi mauvaise opinion de son coeur que de son esprit; mais que I'ivresse du moment, qu*une saillie involontaire, lui fassent echapper malgre lui un couplet trop libre, je me garderai bien de le condamner ; et lorsque ce couplet est plein de talent, de feu, de gout et d'elegance, il merappellera Anacreon et Horace, et je me souviendrai que les plus beaux esprits de tous les si6cles ont toujours un peu donn6 dans le pech6 de la gaillar- dise. Que, pour ce, ils soient damnes dans I'autre monde, k la bonne heure; mais, dans celui-ci, ils seront toujours bien ai- mables, et je crois que le prefet de I'enfer meme ne pourra jamais les confondre avec cette foule de mechants, de fripons, d'hypocrites, de coeurs durs et feroces, dont son seminaire doit etre garni.

Je ne suis pas si indulgent pour les parodies de M. Colle, «t le p6che centre le bon sens et le bon gout ne trouve pas grace devant moi comme celui de la gaillardise. Ce detestable genre consiste a prendre des airs de chant et de danse, et a ajuster dessus des paroles dont les syllabes et la mesure s'y ar- rangent trfes-exactement, mais dont les phrases et le sens sont presque toujours en contradiction avec les phrases et I'expres- sion de la musique, ou du moins n'y ont aucun rapport, en sorte qu'il ne reste plus ni declamation,* ni intonation veritable.

£^8 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Ces parodies, si contraires au gout et au sens commun, mais dont le mecanisme, dans I'arrangement des paroles, pent quel- quefois etonner, ont fait longtemps la vogue de Tancien Opera- Gomique. Elles ne peuvent reussir que chez un peuple dont Toreille est insensible h la musique, qui n'en connait point le vrai langage, et dont les applaudissements dependent du plus ou moins de notes que le compositeur aura entassecs, et des cris plus ou moins forts qu'un chanteur poussera pour dechirer leur tympan. Geux qui prennent du bruit pour de la musique ne sauront jamais ce que c'est que declamation et expression, et la parodie la plus barbare pourra encore leur plaire. Le seul procede de faire, au rebours du sens commun, des paroles d'apr^s la musique, marque d6ja le comble de la barbarie, et la musique italienne n*a pas recu en France de plus sensible outrage que celui de voir les chefs-d'oeuvre de Saxon et de Bu- ranello parodies par des vers qui n'ont aucun rapport a la de- clamation et a I'expression de la musique. On trouve dans les parodies de M. Golle une facture singuliere, un choix de mots rare et original ; mais c'est, a mes yeux, un crime de plus que de prodiguer beaucoup de talent a un genre d'un gout si bar- bare et si detestable. Le genre des parades ne vaut gu^re mieux, et M. G0II6 a encore a se reprocher d'en avoir fait un grand nombre ; mais du moins la bonne plaisanterie peut-elle s'y montrer quelquefois sans faussete, et la saillie du moment pent engager a faire grace au reste.

Les autres ouvrages de M. CoUe consistent dans plusieurs petites comedies dont les moeurs et le ton sont trop ressem- blants aux notres pour pouvoir etre joules sur les theatres pu- blics. J'en ai vu representer quelques-unes sur le theatre de M. le due d'Orleans, a Bagnolet, dont M. G0II6 dirige depuis longtemps les amusements. La plupart de ces pieces sont rem- plies d'esprit et de gaiete ; celle qui a pour titre la Verity dans le vin m'a paru un chef-d'oeuvre.

Ge poete a encore emprunte du theatre anglais la comedie du Roi et le Meunier, dont M. Sedaine vient de faire un opera- comique charmant ^ M. Golle a imagine de faire de son roi, non pas un prince ideal, mais Henri IV ; en sorte que c'est ce

1. Voir pr^cedemment p. 191.

FfiVRIER 1763. 219

grand et bon prince qui- se trouve egare dans la foret et retire dans la cabane du meunier sans ^tre reconnu de personne. Heu- reuse idee, qui ne pent manquer d'int6resser tous les coeurs sensibles au succ^s de cette piece, pour peu que le poete ait su faire parler et agir le bon Henri! Mais comme cette comedie paraitra peut-^tre sur la sc^ne, ne prevenons pas le jugement du public, et parlous de Dupuis et Besronais,

La pi6ce de M. Golle ne pent etre jugee comme une come- die. Elle n'a proprement ni intrigue ni action ; c*est, si vous voulez, un conte dramatique d'un tissu tr^s-faible, mais rempli de jolis details ; d'ailleurs d'un tr^s-bon ton, et dialogue avec beaucoup de vivacite et de chaleur. Le jeu des acteurs a beau- coup contribue au succ^s ; Mole a joue le role de Desronais avec un applaudissement universel, quoique a mon sens il y ait mis un peu trop de feu. Brizard a beaucoup reussi dans le role du vieux Dupuis.

Je crois qu'on trouvera k Timpression cette pi^ce bien ecrite, si Ton veut faire grace aux chevilles, aux epith^tes et syno- nymes oisifs, que la necessite de rimer et de remplir le vers entraine toujours. En general, si cette pi^ce manque de force comique, de genie, d'invention, on ne pent nier qu'elle ne sup- pose d'ailleju"s beaucoup de talent dans le poete. Le vrai dialo- gue, le bon ton, la finesse, sont devenus, sur notre theatre, des choses si rares qu'il en faut faii'e grand cas quand on a le bonheur de les rencontrer.

Mais apr^s avoir rendu cette justice au talent de M. C0II6, il faut convenir aussi qu'en comparant sa piece au conte dont elle est tiree, celui-ci conserve tous ses avantages; tout y est mieux combine, mieux amene, plus vrai. Dans le fait, le vieux Dupuis n'est pas assez etourdi pour faire Marianne confidente d'une intrigue de galanterie de son amant. II sait qu'il joue le bonheur de sa fille par cette confidence, et comme il est bien eloigne de vouloir brouiller les deux amants, il n'a garde de hasarder un moyen si perilleux pour reculer un mariage qu'il a a coeur de retarder, mais non pas de rompre. Aussi M. Colle a-t-il ^te oblige de rendre Marianne tr6s-peu difficile sur le par- don dont Desronais a besoin ; mais c'est une autre faussete, car, dans le fait, Marianne n'aurait pas traite cette affaire si leg^re- ment. Si Desronais avait pu se livrer a quelque aventure galante.

220 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

void ce qui en serait arrive : le vieux Dupuis en aurait tir6 tout le parti possible dans ses t6te-a-tete avec Desronais, pour le faire bien enrager; aussi souvent que celui-ci eut voulu enta- mer I'affaire du mariage, I'autre n'aurait pas manqu6 de le railler sur son intrigue avec la comtesse ; il I'aurait meme menace de tout d^couvrir a Marianne, mais jamais il n'aurait effectue cette menace.

M. G0II6 avait, dans le roman meme, un moyen bien simple dont il pouvait faire usage. Apr^s la mort du vieux Dupuis, une infid^lite apparente de Marianne occasionne une rupture entre elle et son amant, et le raccommodement ne se fait que par I'en- tremise d'un ami commun. Si notre poete avait employe ce moyen, sa pi6ce aurait pu avoir une sorte d'intrigue, et la d^licatesse de Marianne n'eut pas et6 compromise. Desronais, reellement jaloux, quoique a tort, n'aurait pas derobe long- temps ce sentiment a la sagacite du vieux Dupuis ; excellent moyen que celui-ci n'aurait pas manqu6 de saisir pour diff^rer le mariage. Avec quelle adresse il aurait confirme et augmente les soupcons de Desronais en conservant toujours son ton go- guenard, et en se moquant de lui sans cesse ! Dupuis se serait bien permis d'entretenir des soupcons ridicules et faux que son amoureux aurait con^us en depit du bon sens; mais il n'aurait eu garde d'apprendre a sa fille un tort reel d'un homme qu'il lui destine pour 6poux. Si ce tort ne signifie rien entre hommes, le sage Dupuis sait trop bien qu'il n'en faut pas davantage pour oter a une femme 1 'illusion et le char me d'un lien sacre : car M. Dupuis ne manque pas de d^licatesse; au contraire, c'est pour en avoir trop eu qu'il est devenu mefiant et caus- tique, parce que ce sentiment I'a rendu plus exigeant avec les hommes qu'il ne convient de I'^tre.

M. GoUe est tomb6 dans ce defaut en rendant son Dupuis dissimul^, et c'est a mon gr6 une grande faute qu'il a commise. M. Dupuis, dans lacomedie, cherche ^ cacher les vrais motifs de son refus; celui du roman ne les cache jamais. II parle toujours k ses enfants naturellement et avec la plus grande simplicity ; la franchise est une qualite essentielle de son caract^re, et c'est en quoi il est beaucoup plus vrai et plus piquant. Dans la piece, les vivacites de Desronais le fachent et lui font perdre le sang-froid k tout moment; dans le roman, il n'en sort

. FfiVRIER 1763. 221

jamais. Comme son parti est arr6t6 d'une mani^re irrevocable, la mauvaise humeur de ses enfants le touche precisement aussi peu qae leurs instances et leurs suppliques. Dupuis n'est pas homme ni k se facher, ni k ceder : il c^de* pourtant dans la pi^ce, parce qu'il a bien fallu finir; mais dans le fait et dans le roman, ces enfants ne peuvent etre maries qu'apr^s sa mort. Desronais est aussi dans le conte beaucoup moins jeune et moins emporte que dans la piece ; dans le roman , c'est un homme de trente ans ; dans la pi^ce, il en a a peine dix-huit. Gependant Marianne en a vingt-cinq accomplis. II est bien vrai que M. Golle ne fixe point I'age de Desronais; mais ses moeurs et ses mani^res prou- vent que c'est un enfant qui sort du college. De pareilles fautes sont peu senties, mais n'en sont pas moins reelles, et detrui- sent dans un ouvrage I'harmonie des couleurs. Sans savoir k quoi s'en prendre, on remarque du papillotage dans le tableau, et on est importune. Les anciens ne tombent jamais dans ces sortes de dissonances, et I'homme de g6nie est toujours judi- cieux.

Pour resumer en peu de mots, les personnages du roman sont des hommes d'un caract^re naif et vrai, tels qu*on les rencontre dans le monde, et ceux de la pi^ce ont un peu de cette faussete th^atrale qui a infecte tons nos ouvrages, et qui nous eloigne de plus en plus de la nature. Lorsque la lecture de cette piece vous aura mis a port^e de comparer, je ne doute point que le conte ne conserve aupr^s de vous tons ses avan- tages, et par le choix des moyens, et par la verite des caracteres. Je crois aussi que M. Golle aurait mieux fait de reduire sa pi^ce en un acte. De cette mani^re, elle aurait pu rester au theatre comme un ouvrage fort agr^able.

On a donne, sur ce triste theatre de I'Opera, une tra- gedie nouvelle intitul^e Polyxine, dont les paroles sont de M. Joliveau et la musique de M. Dauvergne^. On a dit beau- coup de mal^ et de la musique, et du poeme. Je ne sais pour- quoi : car cet opera est pour le moins aussi ennuyeux que cin- quante autres de ma connaissance qui ont eu un grand succ^s.

Piron, qui a dit de bonnes choses dans sa vie, assurait,

1. Representee le 11 Janvier. Joliveau 6tait secretaire perp^tuel de 1' Academic de musique.

222 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

I'autre jour qu'un discours de reception a rAcademie fran^aise ne devait pas s'6tendre au dela de trois mots. « Je pretends que le recipiendaire doit dire : Messieurs, grand merely et le directeur lui repondra : // n'y a pas de quoi. Si cet usage s'etait introduit, nous aurions, depuis la fondation de 1' Acade- mic, une centaine de discours ennuyeux de moins.

M. I'abbe de Yoisenon, elu sur la fm de I'annee derniere* pour remplir la place vacante par la mort de M. de Grebillon, a pris seance a T Academic le 22 Janvier dernier, et a prononce son discours avec beaucoup d'applaudissements. Ce discours parait, et ne soutiendra pas a I'impression le succfes passager qu'il a eu ^ TAcademie. Vous le trouverez compose de phrases de toutes sortes de couleurs, decousu, et bien eloign^ de la veritable eloquence. Au milieu de cela, il y a quelques phrases qui sont bien, parce qu'un ecolier en rencontre parfois aussi dans la composition de ses themes. Si la conservation du gout et de la langue eiit dependu d'^crivains tels que M. I'abbe de Voisenon, nous serious tombes depuis longtemps dans la deca- dence que M. de Voltaire et trois ou quatre philosophes ont su reculer par la beaute et la vigueur de leur genie. Si vous lisez le discours du nouvel acad6micien, vous trouverez les deux temples et leur inscription dignes d'un architecte echapp6 du college. Vous remarquerez une quantite de fausses images, de mauvaises expressions, et une affectation de po6sie bien fasti- dieuse aux gens de gout. Vous demanderez ce que c'est qu'tm style dessecld par V exactitude^ et pourquoi la muse de la Tra- gMie fixe des regards de desolation sur Rodogune, Ginna, Phedre, Andromaque et Britannicus. Quoique Gorneille et Ra- cine soient morts, leurs tragedies n'en sont pas moins belles, et ne peuvent s'attirer que des regards de complaisance de la part de Melpomene. Gependant cette muse, dans Texc^s de son abattement, jette son poignard, et j'aimerais assez ce trait-la si I'auteur ne faisait pas ramasser ce poignard par Grebillon.

1. Voisenon fut 61u le 4 ddcembre 1762; ses amis etaient si surs de ce triomphe qu'^ I'instant oii I'Acad^mie etait encore assembl^e il se r^pandit une quantity de portraits de cet abbe avec son nom et cette phrase : elu d VAcademie frangaise le A decembre 1762. On lisait au bas des vers louangeurs. On mit cette ridicule ga- lanterie sur le compte de Favart et de sa femme, tous deu^- fort bien avec Voise- non, mais h des titres differents. (T.)

FfiVRIER 1763. 223

Si quelqu'un a ose, depuis la mort de Corneille et de Racine, toucher au poignard de Melpomene, c'esl certainement I'auteur de Brutus et de Mahomet, etc'est lui qui est rhomme immortel. J*admire quelquefois avec quelle leg^rete on donne ici des titres ; Crebillon et Sophocle sont presque devenus synonymes. Assu- rement si c'est la notre Sophocle les nations etrang^res auraient tort de nous Tenvier. Ge Sophocle francais est ordinairement si peu francais dans ses vers qu'il vous 6corche les oreilles.

On n'a pas manque de celebrer dans ces discours le monu- ment que le roi a ordonne d'eriger a la memoire de M. de Cre- billon. A peine reste-t-il deux pieces de ce poete au theatre, encore ne les joue-t-on pas six fois par an, et je ne voudrais pas parier que Rhadamiste et l^lectre fussent encore dans dix ans d'ici au nombre des tragedies qu'on represente. La poste- rity sera done bien etonnee de la distinction que le gouverne- ment a accord6e a ce poete, exclusivement a tous les genies, et du sifecle passe et du siecle present. Ceux qui connaissent le prix des talents iront visiter la tombe negligee de Montesquieu, dont le genie a honore la France dans toute I'Europe, prefera- blement au mausolee du bonhomme Crebillon, qui sera toujours un homme barbare chez tous ceux qui ont de I'oreille et qui sont sensibles k la purete, a I'harmonie et aux charmes de la veritable poesie.

La reponse de M. le due de Saint-Aignan au discours de M. I'abbe de Voisenon prouve bien ce que pretend Piron, qu'z7 rCy a pas de quoi, M. de Saint-Aignan parle d'abord de I'Aca- d^mie et de sa gloire, et dit ensuite au recipiendiaire : « G'est h. ce que I'inter^t de la votre vous a paru demander qu*il nous est permis de croire, monsieur, que nous devons votre empres- sement a nous rechercher, en meme temps que c'est a ce que vous avez deja fait connaitre de vos talents que vous devez le concours de nos suffrages, w Voila assurement un bel enchaine- ment de phrases francaises k reciter dans TAcademie francaise. II y aurait de quoi mourir de douleur pour la muse de I'^lo- quence, si elle s'avisait d'assister aux receptions. Son abatte- ment serait surement au-dessus de celui de Melpomene.

M. de Saint-Aignan, pour ne pas gater M. I'abbe de Voise- non par ses eloges, ajoute un correctif. « Non, dit-il, que les agrements de vos productions, ni m^me tout ce qu'elles ont eu

22h CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de succfes, eussent suffi pour nous determiner, mais parce que nous nous sommes flattes que desormais les fruits I'emporte- raient sur les fleurs. »

Ge passage nous conduit insensiblement a I'admiration des voies impen^trables de la Providence. II y a quelques annees que M. Piron, auteur d'un chef-d'oeuvre tel que la MHromanie, ayant d'ailleurs les voeux de I'Academie, en fut exclu pour avoir compose dans sa jeunesse une ode trop libre et trop cel^bre*. M. Tabbe de Voisenon,pr^tre,toujours mourant, toujours char- mant, n'a d'autres titres pour etre de I'Academie que quelques pieces du Theatre-Italien, qui ne sont pas aussi charmantes que lui, ei quelques romans qui sont remplis de sottises. Celui qu'il a donn6 en dernier lieu, et qui porte pour titre : Tant mieux pour elle^, est plein d'obscenites et d'ordures; et ce qui a fait exclure I'homme du monde de I'Academie y fait entrer le pretre ! Gela est assez plaisant.

Ce qu'il y a de sur, c'est que M. I'abb^ de Voisenon est un des hommes les plus aimables qu'on puisse rencontrer ; qu'il y a dans I'Academie des gens plus minces que lui du cote du merite, et que je suis fort aise qu'il en soit : ce qui n'empeche pas que Piron et quelques autres n' eussent du y entrer avant lui et plusieurs de ses confreres. Le peu de consistance qu'on a reproch6 a son caract^re et k ses sentiments ajoute infmiment a Tagrement de son esprit. Alternativement libertin et devot,

1. Voir la lettre du l^"* juilletl753, t. II, p. 261.

2. Nous avons eu occasion de dire, note 1, p. 280 du t. IV, que ce petit roman 6tait regard^ par quelques personnes comme I'oeuvre de la jeunesse de M. de Ca- lonne. Nous croyons avec Grimm qu'elles sont dans I'erreur, et que T'ant mieux pour elk estbien de Voisenon. Le passage suivant des Memoir es de son ami Favart ne permet pas m6me d'en douter. « L'auteur, homme respectable par ses mceurs autant que par son etat, fut obliged de faire cette debauche d'esprit dans sa jeu- nesse... II ne s'attendait pas que cette plaisanterie vit jamais le jour. Elle parait, j'en suis la cause innocente; j't5tais possesseur de son raanuscrit. Un coquin de libraire me le vola il y a six ans... II vient de le faire imprimer k Liege... Je suis d'autant plus sensible h. cette infid61it6 que l'auteur m'honore de son amitid et d'une confiance intime. » II ajoute qu'il s'en vendit sous le manteau 4,000 exem- plaires en quinze jours. {Memoir es de Favart, t. P"", pp. 95, 96 et 99.) II n'est pas permis de m^connaitre I'abb^ Voisenon dans cet homme respectable par son etat... qui m'honore de son amitie. Quant aux mceurs de l'auteur, Favart les dit 6gale- ment respectables. Si I'^pith^te ne va pas tr6s-bien h celles de I'abbe, il faut se souvenir que c'est un ami qui ecrit, et qu'il n'avait pas 1^-dessus des donnees aussi certaines que sa femme. (T.)

FfiVRIER 1763. 225

mais toujours aim able, il a pass6 sa vie entre son confesseur, le P. Saint-Jean, jesuite, et M™^ Favart, de la Gomedie-Italienne, et il a fait avec remords beaucoup d'ouvrages remplis de sot- tises. Cette faiblesse et cette vacillation d'organes qui Tem- p^chent d' avoir un avis, et surtout de suivre ses resolutions, lui donnent aussi cette leg^rete d'esprit, cette foule de saillies et d'epigrammes peu recommandable dans les ouvrages, mais tres-seduisante dans la conversation." II a passe sa vie a etre mourant d'un asthme et a se retablir un instant apr^s. G'est un fait qu'un jour, a la campagne, se trouvant a 1' article de la mort, ses domestiques I'abandonnerent pour aller chercher les sacrements a la paroisse. Dans I'intervalle, le mourant se trouve mieux, se leve, prend une redingote et son fusil, et sort piar la porte de derri^re. Ghemin faisant, il rencontre le pretre qui lui porte le viatique, avec la procession ; il se met a ge- noux comme les autres passants, et poursuit son chemin. Le bon Dieu arrive chez lui avec les pretres et ses domestiques; on ne trouve plus le malade, qui, pendant qu'on le cherchait dans toute la maison, tirait des lapins dans la plaine.

Quoique la lettre suivante ait 6te inseree dans les papiers anglais imprimes a Paris, et discontinues depuis plusieurs mois, elle merite d'etre coftservee a la suite de ces feuilles.

LETTRE

DU PRESIDENT DE MONTESQUIEU A M. WARBURTON

SUR SON LIVRE CONTRE LES CEUVHES PHILOSOPHIQUES DE MILORD BOLINGBROKE 1.

Paris, 16 mai 1754.

J'ai recu, monsieur, avec une reconnaissance tres-grande, les deux magnifiques ouvrages que vous avez eu la bonte de m'envoyer, et la lettre que vous m'avez fait I'honneur de m'ecrire sur les OEuvres posthumes de miloi^d Boli?igbroke; et comme cette lettre me parait etre plus a moi que les deux ouvrages qui

1. Co livre etait intitule AperQU de la philosophie de lord Bolinghroke. War- burton, savant pr61at anglais, naquit en 1698 et mourut en 1779. Cette lettre que lui adressa Montesquieu se trouve dans les editions des OEuvres de I'auteur de I'Esprit des lois. (T.)

V. 15

226 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

raccompagnent, auxquels tous ceux qui ont de la raison ont part, il me semble que cette lettre m'a fait un plaisir particulier. J'ai lu quelques ouvrages de milord Bolingbroke; et s'il m'est permis de dire comme j'en ai ete affecte, certainement 11 a beaucoup de chaleur, mais il me semble qu'il I'emploie ordi- nairement contre les choses, et ilne fftudrait Temployer qu'a peindre les choses. Or, monsieur, dans cet ouvrage posthume dont vous me donnez une idee, il me semble qu'il vous prepare une matiere continuelle de triomphe. Gelui qui attaque la reli- gion rev^lee n'attaque que la religion r^velee; mais celui qui attaque la religion naturelle attaque toutes les religions du monde. Si Ton enseigne aux hommes qu'ils n'ont pas ce frein-ci, ils peuvent penser qu'ils en ont un autre; mais il est bien plus pernicieux de leur enseigner qu'ils n'en ont pas du tout. II n' est pas impossible d'attaquer une religion revelee, parce qu'elle existe par des faits pariiculiers, et que les faits par leur nature peuvent etre une matiere de dispute; mais il n'en est pas de meme de la religion naturelle : elle est tiree de la nature de Thomme, dont on ne pent pas disputer, et du sentiment interieur de rhomme, dont on ne pent pas disputer encore. J'ajoute a ceci ; Quel pent etre le motif d'attaquer la religion revelee en Angle- terre? On I'y a tellement purgee de tout pr^juge destructeur qu'elle n'y pent faire de mal, et qu'elle y pent faire, au con- traire, une infinite de biens. Je sais qu'un homme en Espagne ou en Portugal, que Ton va bruler ou qui craint d'etre brule, parce qu'il ne croit pas de certains articles dependant ou non de la religion revelee, a un juste sujet de I'attaquer, parce qu'il peut avoir quelque esp^rance de pourvoir k sa defense naturelle ; mais il n'en est pas de meme en Angleterre, ou tout homme qui attaque la religion rev6lee 1' attaque sans interet, et ou cet homme, quand il reussirait, quand meme il aurait raison dans le fond, ne ferait que detruire une infinite de biens pratiques pour etablir une verite purement speculative. Je suis, etc.

15 fevrier 1763.

Je vais vous rendre compte d'une conversation que j'ai eue ces jours passes avec une femme de beaucoup d'esprit, au sujet d'un roman qui vient de paraitre sousle titre de M^moires

FfiVRlER 1763. 227

de madame la haronne de BUmont^ publics par M"*® la marquise de Saint-Aubin^ Nous n'en avons encore que cinq parties, dans lesquelles le roman de M™^ de Bl^mont n'est gu^re avance parce qu'elle rencontre a tout moment des personnes qui lui content leurs aventures, ce qui I'empeche de nous conter les siennes; mais M'°® de Saint-Aubin, son historiographe, nous promet en- core cinq autres parties dans lesquelles son heroine aura son tour sans doute. Ge roman est aussi intitule le Danger des liai^ sons, et void k peu pr6s ce qu'il en fut dit :

La Marquise. Eh bien, monsieur, il ne faut done pas esperer que vous lisiez les M^moires de M™^ de Bl^mont ?

Moi. En verite, madame, je n'ai pas le courage de lire tou- jours de mauvais livres. Entre mille inconvenients, croirez-vous bien qu'on ne dent pas a la longue contre la corruption du style qui regno dans toutes les productions du jour? N'est-il pas vrai qu'on ne passerait pas impunement toute sa vie en mauvaise compagnie?

La Marquise. Vous voila, vous autres philosophes ; vous etes d'un difficile...

Moi. Puisqu'il faut faire cause commune avec eux, je vous supplie de me dire quel est le bon livre qui ait paru depuis quinze ans, et dont les philosophes n'aient ete les proneurs et les partisans?

La Marquise. Je ne vous reproche pas de decrier les bons hvres, je vous reproche de n'avoir pas assez d'indulgence pour les autres.

Moi. Les autres! c'est-a-dire les mauvais?

La Marquise. II n'y a done point de milieu entre ces deux extremes?

Moi. Pardonnez-moi, il y a encore les livres qui ne sont ni bons ni mauvais; mais s'il existe quelques livres excellents, pourquoi faut-il perdre son temps k lire les mediocres ? La vie vous parait-elle si longue?...

La Marquise. Vous ne voulez pas me croire. Je vous dis que le roman de M""* de Element m'a amusee. Rien de plus int^res-

1. Le Danger des liaisons, ou Memoires de la haronne de Blemont, par M'"* la M..* de S... A...; Geneve, 1763, 3 volumes en 6 parties in-12.

228 CORRESPOINDANCE LITTERAIRE.

sant que I'histoire de cette religieuse qui tient tout un volume.

Moi. Eh bien, madame, je I'ai lue, cette histoire, et, pour parler comme M"® de Saint- Aubin, elle m'a jete dans un absor- bement...

La Marquise. Taisez-vous, monsieur, point de mauvaises plaisanteries.

Moi. Mais si vos femmes vous disaient : « Madame, nous ne pouvons, a nos ages, veiller jusqu'a trois heures du matin pour vous coucher quand il faudrait se lever; nous craindrions pour nos santes... »

La Marquise. Vous etes insupportable.

Moi. Eh bien, ne parlous plus du style. Je voudrais de tout mon cceur m'attendrir sur les malheurs de cette religieuse ; mais en conscience...

La Marquise. Quoi! vous avez le cceur assez mauvais pour entendre, sans fondre en larmes, le recit d'une jeune innocente qui se trouve sans s'en douter sous la tutelle d'une femme per- due, qui est trainee dans une prison affreuse, qui n'en sort que pour etre dans les bras d'un amant qui la rend malheureuse malgre lui?... Ah! je ne vous reconnais pas a cette durete d'ame.

Moi. Plut au ciel que nos auteurs me fissent moins bailler, et pleurer plus souvent! Mais, d'honneur, je ne tiens pas a I'ab- surdite et a la faussete de leurs fictions. Ges pauvres gens sont persuades qu'on n'a qu'a accumuler les situations les plus hor- ribles et les plus extravagantes pour faire un roman int^ressant et pour etre un homme d'une imagination feconde. Votre pro- tege, le chevalier de Mouhy, qui, avant d'etre homme d'Etat dans I'antichambre du marechal de Belle-Isle, a compose quatre- vingt-quatre volumes pour I'amusement de la partie m^ridio- nale de TAllemagne etdes iles sous le vent, vous dira, madame, quand vous voudrez, que Voltaire a quelque superiorite sur lui du cote du style, mais que, du reste, il n'y a pas en France un auteur a imagination comme lui.

La Marquise. Mais s'il n'etait pas si bete, il en aurait beau- coup.

Moi. Vous avez raison; je ne vols que I'esprit et le talent qui manquent k nos auteurs ; avec ces deux petites qualites de plus, je ne doute pas qu'ils ne fissent des choses etonnantes. Croyez-vous, madame, qu'il faille etre un grand Grec pour

f£VRIER 1763. 22^

inventer des situations tr^s-romanesques? L*homme de genie, k cet 6gard, a peu de sup^riorile sur Thomme ordinaire; le g^nie et le talent se montrent dans la maniere dont une situation est traitee. Si une seule situation forte ne suflit pas k votre poete pour produire les plus grands elTets ; s'il lui en faut successive- ment par demi-douzaine, les unes plus terriblesque les autres, j'en conclurai que c'est k coup siir un plat homme qui voudrait me derober la pauvrete de sa t^te sous une foule malheureuse d'incidents epouvantables. Or ces gens-la n*ont jamais trouve le chemin de mon coeur.

Je ne veux pas examiner comment votre religieuse se trouve dans une maison perdue. Elle y est conduite par un enchaine- ment d'evenements qui n'ont pas le sens commun. Ilm'est done d'abord impossible de m'interesser a une situation qui n'a nulle verite ; mais quand je pourrais passer par-dessus ce p6che irre- missible, voyons, je vous supplie, la maniere dont cette situation est traitee, et si elle pent m'affecter un moment? II s'agit vrai- ment bien ici d'epuiser un moyen terrible, de mettre une jeune creature innocente et honnete, sans appui, sans experience, dans un lieu perdu.,, et pourquoi faire? Pour mouiller les yeux de madame la marquise pour un moment... Madame, si son dan- ger ne vous fait pas dresser les cheveux, s'il ne vous fait pas frissonner incessamment, il faut noyer I'auteur et sa religieuse.

La Marquise. Si bien qu'on ne pourrait faire une telle lec- ture sans deranger sa coiffure cinq ou six fois par jour? Et croyez-vous que les patiences de mes femmes de chambre y tiendraient?

Moi. Convenez, du moins, que leurs col^res feraient bien de I'honneur a votre auteur... Au reste, voyez votre injustice; vous vous permettez de parler lejangage de M™** de Blemont, et moi...

La Marquise. Allez votre chemin.

Moi. Je me rappelle que lorsque j'ai trouv6 Clarisse Harlowe dans une situation semblable a celle de votre religieuse, son malheur m'affecta au point que j'en perdis le sommeil. J'en fus pendant longtemps dans une agitation telle que, si Clarisse Harlowe eut ete ma soeur, elle n'aurait pu etre plus forte. Voil^, madame, la difference entre Richardson et M'"« de Saint-Aubin.

La Marquise. Eh bien, oui; 11 vous faut toujours des agita-

230 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tions, des convulsions. Pour moi, j'aime des sensations plus tranquilles.

Moi. II est vrai, quand la situation est forte et terrible, j'exige que I'auteur me p6nfetre de terreur et me fasse eprouver toute la puissance de son genie; mais je ne demande pas qu'on me mette toujours en convulsion ; au contraire, je n'aime pas les poetes qui veulent me faire trembler et frissonner a tout instant. Un auteur judicieux reserve les grands ressorts pour les tableaux les plus path6tiques. G'est alors qu'il faut briser, dechirer ; c'est alors que vous redoutez de prendre le livre et que vous ne pouvez vous en emp^cher. Mais ces occasions sont rares; elles appartiennent toutes a la grande tragedie, telle que I'histoire de Clarisse Harloive,

Le jugement est un attribut du g6nie qui ne I'abandonne jamais; voyez celui de Richardson. Le roman de Pamela est plein d'interet et de charme ; mais I'auteur s'est bien garde d'y employer les ressorts terribles du roman de Clarisse. Pamela vous attendrit souvent, vous fait souvent venir les larmes aux yeux, mais d'une mani^re douce et delicieuse; au contraire, Clarisse les fait couler avec violence, vous suffoque a force de sanglots, vous cause des angoisses et des convulsions mortelles. Les dangers que court I'innocente et naive Pamela vous font aussi eprouver une sorte de terreur; mais cette terreur n'a pas le caract^re tragique et effrayant des malheurs de Clarisse.

La Marquise. Ainsi les Anglais nous ont vaincus par leur genie.

Moi. Oh! que nenni! Dans les lettres, et en fait de genie, nous avons bien encore quelques hommes a leur opposer. Atten- dez seulement qu'ils soient morts, et vous verrez comme nous nous en vanterons.

La Marquise. Chez'nous, il faut done que le m6rite soit en- seveli sous la tombe pour obtenir justice?

Moi. Oui, et ce n'est pas faire la satire de la France; c*est faire I'histoire du genre humain. Quant au roman, madame, je crois que les Anglais nous ont laisses loin derri^re eux. Je vais me dishonorer peut-toe dans votre esprit; mais je fais plus de cas de ce roman ^'A7nMie, qu'on nous a traduit il y a six mois, que du plus grand nombre'de nos romans francais.

La Marquise, Yous parlez du roman de Fielding, que M°" Riccoboni a arrange ?

F^VRIER 1763. 231

Moi. Non pas de la traduction libre et elegante de M"'" Ric- coboni, mais de la mauvaise traduction litt^rale qu*on nous en a donnee sur la fm de I'ete dernier * ; on n'en a rien retranche, et il m'a fort amuse. Personne ne I'a lu, les femmes en ont dit des horreurs; mais je n'ai pu changer d'avis. G'est que les per- sonnages de ce roman ressemblent precis^ment aux hommes, tels que je les rencontre dans les rues, tels que je les vols dans le monde, et voil^ ce qui me fait plaisir. lis n*ont rien de ce vernis faux dont nous enluminons en France tous les person- nages de nos romans et de nos pieces de theatre. M. Booth n'est assurement pas un homme bien merveilleux; mais il faut plus de veritable talent pour rendre la physionomie commune et vraie d'un dadais comme M. Booth que pour peindre des gens comme on n'en a jamais vu. Je fais beaucoup de cas du talent de M""" Riccoboni et de sa mani^re d'6crire; mais elle an gate le roman d'Amelie.

La Marquise. Qu'elle nous donne done quelque chose d'elle, et qui ressemble a Milady Catesby,

Moi. Et surtout, qu'elle ne nous avertisse plus qu'elle trouve le roman d'Amdie mauvais, sans quoi je prendrai une id^e desavantageuse de son gout etde son jugement. Milady Catesby est une jolie chose ; mais il y a vingt morceaux dans AmUie que j'aimerais mieux avoir faits que cinquante Milady Catesby. Lisez, par exemple, la conversation du docteur Harrison avec le /I colonel James, sur le duel, que M""* Riccoboni a parfaitement gatee dans son imitation. Lisez-la dans la mauvaise traduction litterale, et vous verrez la difference qu'il y a entre un homme de g6nie qui sait faire parler les personnages qu'il introduit et un dissertateur emphatique comme I'auteur de la Nouvelle Hdoise^ qui fait un traite dogmatique sur le duel au lieu de nous en tracer les sentiments probables de ses personnages. G'est que Fielding, n'en deplaise a M™*' Riccoboni, a du genie, et Jean-Jacques Rousseau n'est qu'un ecrivain.

La Marquise. Ah! je vous abandonne cette begueule de Julie et son pedant de precepteur ; vous savez que je ne puis les souffrir; mais ne comptez pas m'etourdir avec vos noms an- glais. Votre Grandisson, par exemple, n'est-il pas aussi empha-

\. Voir page 130.

232 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tique que Jean-Jacques, et n'a-t-il pas toute cette forfantene que vous reprochez a nos heros de roman et de theatre?

Moi. Si j'etaistente de vous abandonner Grandisson, je dirais qu'au moins, ici, ce n'est pas Tauteur qui a de I'emphase, mais son personnage : cela fait une grande difference. Richardson, meme dans son roman de Grandisson^ a vingt styles diff^rents ; tons les personnages de la Nouvelle HMoise parlent le langage emphatique de Rousseau. Or I'essentiel, dans ce genre d'ou- vrages, c'est que I'auteur n'y paraisse jamais. Quelque esprit qu'il ait, s'il m' oblige de m'en souvenir, c'est a coup sur en mal. Je vais vous donner, madame, une grande preuve de mon impartialite. Le roman de Grandisson, comme tout ce qu*a fait Richardson, est rempli de traits sublimes; mais je ne suis pas content du personnage de sir Charles Grandisson.

La Marquise. Ah, vous me ravissez!

Moi. Ce n'est pas que je ne trouve un tel caract^re dans la nature; mais je I'aurais voulu d'une teinte un peu plus sombre; 11 ne me parait pas outr^. Grandisson ne me parait pas trop par- fait, comme on a dit ; mais il parle un peu trop, parfois meme 11 disserte; et moi, je I'aurais voulu homme de peu de paroles, taciturne, toujours agissant, ne parlant jamais. De cette ma- nifere, il aurait eu un caract^re plus interessant et plus vrai, et toute cette emphase qui vous cheque aurait disparu. Plus un homme est noble et grand dans ses actions, plus il faut qu'il soit simple dans ses discours et dans ses mani^res.

Et puis, je ne puis soulTrir que tout lui reussisse a son gre. Les petites choses comme les grandes, il n'entreprend rien sans succes; cela est centre I'experience de la vie. Vous savez mieux que moi, madame, combien les bonnes actions produisent peu de bien ; qu'il n'est pas si aise de faire du bien aux hommes, et que leur deraison et leur mechancete d^concertent souvent les meilleurs projets concus en leur faveur.

La Marquise. Mais si Ton r^ussit une fois sur vingt, ne faut-il pas toujours faire le bien ?

Moi. Oh! oui, dut-on ne reussir jamais. Mais quand vous ne r6ussissez qu'une fois sur vingt !... Je ne puis souffrir que Gran- disson reussisse toujours.

La Marquise. Eh bien, je vous trouve beaucoup moins sujet a I'engouement que je ne I'aurais imagine. En v^rite, je croi&

FEVRIER 1763. 233

que je prendrai confiance en vous ; mais, par amiti6 pour moi, tachez de trouver les Memoires de M"® de Blemont un peu bons.

Moi. En conscience, madame, j*y ai trouve une belle chose.

La Marquise. Comment ! vous m'en parlez depuis une heure, et vous ne dites pas... Mais parlez done... Vous 6tes vraiment insupportable.

Moi. Le titre, madame, le titre le Danger des liaisons! Ah ! le beau titre et le beau sujet!

La Marquise. Je m'en doutais... Taisez-vous, monsieur; on ne pent tirer aucun parti de vous... [En riant. ) Oui... Pourquoi pas? Par le temps qui court, on ferait un bon traits sur le dan- ger des liaisons politiques.

Moi. Je ne me mele pas de politique; mais ne pensez-vous pas qu*on en ferait un beau roman ?

La Marquise. Ou bien une belle comedie.

Moi. Vous avez raison. INous donnerons la comedie a faire a Diderot, et le roman a Richardson.

La Marquise. Je n'y trouve que deux petites'difficult^s : c'est que le premier ne travaille pas, et que le second est mort.

Moi. Je n'aipourtant pas de troisieme a vous proposer; mais convenez, madame, que le sujet du Banger des liaisons est beau. Pour peu qu'on ait I'experience des choses de la vie, on sent combien il est profond et fecond. II n'est pas ici seulement question des liaisons avec les mechants et des malheurs qui peuvent en resulter; cette mani^re de traiter ce sujet, il faut I'abandonner aux ecrivains ordinaires. Mais n'avez-vous pas re- marque qu'il y a souvent une fatalite attachee aux liaisons entre les personnes les plus vertueuses, et qu'elles peuvent produire des malheurs aussi imprevus qu'inevitables ? II n'est pas rare, ce me semble, de voir la vertu la plus pure conduire I'inno- cence de precipices en precipices jusqu'a sa perte.

La Marquise. Vous parlez du plus effroyable des malheurs.

Moi. Nous sommes tons sous la main invisible du sort. A-t-on le choix de rien? Y a-t-il d'autre role que celui d'obeir aux impulsions que chacun recoit? Un concours prodigieux de ha- sards et do circonstances, dont aucune n'etait en mon pouvoir, a form6 mes liaisons. Dependait-il de moi de rencontrer ou de ne pas rencontrer telle ou telle personne ; et tout ce qui s'en-

23Zt CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

suit de cette rencontre, n'est-ce pas une consequence necessaire d'un principe qui ne Test pas moins? Qu'on me montre, par exemple, comment le jeune Lavaysse aurait pu 6viter d'eh-e de ce fatal souper de Toulouse qui a commence les malheurs sans exemple de la famille de Galas.

La Marquise. Ah ! ne rappelons point cette deplorable aven- ture ! Vous me faites sentir qu'il faudrait une autre plume que celle de M™^ de Saint-Aubin pour traiter le sujet du danger des liaisons. Gependant, je vous en conjure, n'en dites pas de mal a vos philosophes. lis ne le liront pas, et Touvrage reus- sira.

Moi. Ne dirait-on pas que le sort des nouveaux livres depend du caprice de quelques philosophes? Quant a ce point, madame, je ne crois pas a la necessity. Je sens bien celle qui fait qu'un mauvais auteur fait de mauvais livres ; mais je ne connais au- cune fatalite qui puisse empecher qu'un bon livre ne soit bon. Au reste, je vous donne ma parole qu'en sortant d'ici je ne pen- serai plus a M""^ de Blemont ni a ses aventures, et qu'il ne m'en coutera pas de I'oublier.

La Marquise. Vous etes un monstre.

Un valet de chambre {qui entre). M™^ de Saint-Aubin assure madame la marquise de son respect. Elle lui envoie encore vingt Danger des liaisons, Elle esp^re que madame la marquise voudra bien les lui vendre comme les autres.

Moi {en riant). Que ne le disiez-vous plutot, madame?

La Marquise {d son valet de chambre, en riant), Etourdi, qui vous prie de faire vos commissions tout haut?

Moi. Madame, je vous reconnais, et je reprends ma parole. Si nos philosophes ne veulent pas lire le Danger des liaisons, lis I'ach^teront du moins; je vous en reponds,et lis n'en diront point de mal. Je retiens dix de ces exemplaires; j'en enver- rai dans le nord de I'Allemagne, car je ne trafique point au midi.

La Marquise. Eh bien, je vous pardonne tous vos torts, et je vous trouve le coeur excellent. Ne vaut-il pas mieux que nous ayons chacun un ecu de moins, et que M'"^ de Saint-Aubin tire quelque argent de son ouvrage ?

Moi. Sans doute, madame, et si vous vouliez m'aider a vendre un Discours sur la satire, vous feriez deux bonnes actions au

FfiVRIER 1763. 235

lieu d'une; car j'ai aussi mes Saint- Aubin. Les miens ont tra- duit ce Discours de I'italien d'un M. Romolini ^ Je pourrais vous dire ce qu'on dit de tous les mauvais livres, qu'il y a de bonnes choses; mais, entre nous, cela est fort ennuyeux k lire. Ce qui n'empeche pas que je ne veuille en vendre beaucoup au profit de mes Saint-Aubin.

La Marquise. Envoyez, envoyez; nous en dirons du bien.

En consequence de I'entretien precedent, on pent acheter si Ton veut etre charitable, et jeter au feu si Ton veut etre juste, une foule de nouveaux romans qui paraissent depuis quelque temps, et dont voici la liste :

Les Siiccis d'un fat, en deux parties.

Les Promenades et Rendez-vous du pare de Versailles ^ en deux parties.

(La marquise, qui n'en a point d'exemplaires a vendre au profit des auteurs, dit que ces deux romans sont d'une b^tise achevee.)

Les Hommes volants^ ou les Aveniures de Pierre Wilkins^ traduites de I'anglais, avec des figures, en trois volumes. Je ne sais si ce roman est effectivement traduit; c'est une bien mau- vaise copie du Gulliver de I'inimitable Swift.

Les Apres-soupers de la campagne, ou Recueil d'histoires courtes, amusantes et inter essantes^ en deux parties. G*est la suite d'une rapsodie dont le commencement a paru en 1760. L'auteur pretend que le public regut alors son ouvrage avec indulgence. Si le parfait oubli peut s'appeler ainsi, I'auteur a raison d'etre reconnaissant.

Joignez a ce fagot les Soirees du Palais-Royal, ou Veillies dune jolie femme^.

1, Discours sur la satire, traduit de I'italien de Romolini (par Girard) , Am- sterdam et Paris, 1763, iu-12. (Barbier, Diet, des Anonymes.)

2. Les Succes d'un fat (Paris, 1762, 2 part, in-12) sont de M"" de K6ralio, nee Abeille; les Promenades et Rendez-vous du pare de Versailles (Paris, 1762, 2 part, in-12), de Huerne de La Mothe ; les Apres-soupers de la campagne, par de Bruix et de L6ris (Paris, 1759-1764, 4 vol. in-12); et c'est M. de Puisieux qui a pris assez inutilement la peine de traduire de I'anglais les Hommes volants (Lon- dreS; Paris, 1763, 3 vol. in-12). Desboulmiers, ancien officier de cavalerie, est auteur des Soirees du Palais-Royal, ou les Veillees d'une jolie femme enplusieurs lettres^ avec la conversation des chaises^ Paris, 1762, in-12. (T.)

236 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Louis Racine, fils du grand Racine, vient de mourir dans un age assez avance. II etait de TAcademie des inscriptions et belles-lettres ; il avait compose un poeme sur la Religion et un autre sur la Grace, ce qui le fit appeler Racine-la-Grdce. G'etait un esprit 6troit et chagrin; janseniste outre, il ne se permettait point de frequenter les theatres, ni de voir representer les tra- gedies de son p^re. Athalie meme n' etait point exceptee de la r^gle, parce qu'elle etait r6citee par des bouches profanes. M. de Voltaire disait de lui : « M. Racine a beau faire, son p^re sera toujours un grand homme\ »

Nous avons encore perdu un autre ecrivain cel^bre. M. de Marivaux^ de TAcademie francaise, est mort ces jours passes, ^g6 de plus de soixante-seize ans^. Get auteur a fait quelques tragedies detestables, un grand nombre de comedies, la plupart pour le Th^atre-Italien, et quelques romans qui ont eu du suc- c^s et qu'il n'a pas acheves. Sa Marianne et son Paysan par- venu sont tr^s-connus. II avait un genre a lui, trfes-aise a recon- naitre, tr^s-minutieux, qui ne manque pas d'esprit ni parfois de v^rite, mais qui est d'un gout bien mauvais et souvent faux, M. de Voltaire disait de lui qu'il passait sa vie a peser des riens dans des balances de toiles d'araignee ; aussi le marivaudage a passe en proverbe en France. Marivaux avait de la reputation en Angleterre, et s'il est vrai que ses romans ont steles mod^es des romans de Richardson et de Fielding, on pent dire que, pour la premiere fois, un mauvais original a fait faire des copies ad- mirables. II a eu parmi nous la destinee d'une jolie femme, et qui n'est que cela, c'est-a-dire un printemps fort brillant, un automne et un hiver des plus durs et des plus tristes. Le souffle vigoureux de la philosophie a renverse depuis une quinzaine d'annees toutes ces reputations ^tayees sur des roseaux. Mari- vaux etait honnete homme, mais d'un caract^re ombrageux et d'un commerce difficile : il entendait finesse a tout; les mots les plus innocents le blessaient, et il supposait volontiers qu'on

1. Louis Racine etait ne en 1692. On lit dans les Memoires secrets, k la date du 31 Janvier 1763 : « M. Racine, dernier du nom, fils du grand Racine, est mort d'une fievre maligne. II ne faisait plus ricn comme homme de lettres; il etait abruti par le vin et la devotion. » ( T.)

2. Marivaux, n6 en 1688, mourut le 12 f(5vrier 1763, un peu moins age par con- sequent que ne le dit Grimm. 11 fut remplac^ a rAcadcniic par I'abb^ de Radon- villiers, regu le 26 mars. (T.)

f£VRIER 1763. 237

cherchait k le mortifier : ce qui Ta rendu malheureux, et son caractere 6pineux et insupportable.

La comedie de Dupuis et Desronais, qui se soutient avec le plus brillant succes au theatre, vient d'etre imprimee ^ On a 6te etonne de trouver a la lecture une pi^ce fort mal ^crite, et des scenes denuees d'interet, d'idees et de style. Et moi aussi, j'en ai ete etonn6, et j'ai su bon gre a Brizard et k Mole de m'avoir si bien donn6 le change par le jeu, II est constant que cette piece ne pent se lire, etque I'auteur, pour I'interet de sa reputation, aurait du la garder dans son portefeuille, et se contenter du succes tr^s-soutenu qu'elle a au theatre.

II faut dire un mot d'une decouverte utile, d*une com- position qu on nomme spalme, et sur laquelle ont vient de pu- blier une brochure intitulee Exposition des propriety du spalme^. II est constant par des essais reit^res qu'on pent I'employer de trois mani^res : comme courroi, pour la conservation des bati- ments de mer, preservatif eprouve centre la pourriture et la piqure des vers; comme enduit^ il sert a conserver les bois de charpente et les corps en g6n6ral ; comme mastic, il sert a la jonction des marbres, des pierres et des m6taux. Si Ton pent compter sur les differents t^moignages qui sont rapport^s, cette decouverte est importante et des plus utiles.

II parait une seconde et une troisi^me partie de la RS- futation d£mile^ ou la Divinite de la religion chrHienne vengie des sophismes de Jean-Jacques Rousseau ^. II faut convenir que la divinite de la religion chretienne a de sots vengeurs.

La Pitrissie * est un poeme comique d'un M. de Bullionde, jeune officier dans les carabiniers, qui a eu par

1. Paris, Duchesne, 1763, in-8°. Le succes de cette pi6ce fut tel qu'on la tra- duisit en allemand et eu russe. (T.)

2. Exposition des proprietes du spalme (par J. Maille), Paris, 1763, in-8».

3. La mani6re dont Grimm a r^dig^ ces ligues pourrait donner lieu k une erreur. Get ouvrage u'est point une seconde ni une troisieme partie de la Refutation d'i!mile. C'est une seconde partie, divisee elle-m6me en deux. Voici son litre exact : la Divinite de la religion chretienne vengee des sophismes de J.-J. Rousseau, seconde partie de la Refutation d'Emile. Paris, 1763, in-12, deux parties, dont la premiere est de M. Andre, biblioth^caire de M. d'Aguesseau, et la seconde de D. D6fo- ris. (T.)

4. La Pitrissee, ou le Voyage de sire Pierre en Dunois, badinage en vers, oil Ton trouve entre autres la conclusion de Julie, ou la Nouvelle Helo'ise, la Haye et Paris, 1763, in-12. (T.)

238 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

devers lui une action agreable a la bataille de Grevelt. II obtint alors la croix de Saint-Louis, n'ayant pas encore de duvet au menton. Gette distinction aurait bien du I'engager a donner, quoique malade, toute son application a son me- tier, et a nous epargner ses productions po^tiques, qui sont pitoyables.

M. de La Popeliniere, ancien fermier general, est aussi mort sur la fm de I'annee derni^re. G'etait un homme cel^bre h Paris, sa maison etait le receptacle de tous les etats. Gens de la cour, gens du monde, gens de lettres, artistes, Strangers, acteurs, actrices, filles de joie, tout y etait rassemble. On appelait la maison une menagerie, et le maitre le sultan. Ge sultan etait sujet k I'ennui; mais c'etait d'ailleurs un homme d'esprit. II a fait beaucoup de bien dans sa vie, et il lui en faut savoir gr6 sans examiner si c'est le faste ou la bienfai- sance qui I'y a porte. II a fait beaucoup de comedies qu'on jouait chez lui, mais qui n'ont jamais ete imprimees. II faisait joliment les vers. On connait de lui plusieurs chansons tres- agreables. II se perd en ce genre tous les ans de tr^s-jolies choses dans Paris, et c'est dommage ^

1. Le Riche de La Popeliniere, n6 en 1692, mourut le 5 dccembre 1762. Finan- cier bel esprit, il etait le M6c6ue d'une foule d'^crivains, et Bret voulut le mettre en sc^ne k ce titre (voir le mois de juillet 1772 de cette Correspondance). II 6tait devenu c61ebre par son faste, par son mariage, et par I'intrigue de sa premiere femme avec le due depuis marechal de Richelieu. Entourc d'auteurs, il ne resista pas au d^sir de le devenir lui-meme. II publia un roman ( voir tome IV, p. 368), composa plusieurs pieces de th<5atre, qu'il faisait reprdsenter chez lui, et bon nombre d'assez jolies chansons. On ne manqua pas de dire que ces produc- tions n'etaient pas le fruit de sa veinej mais la dette de reconnaissance de quel- ques-uns de ses proteges. Devenu veuf, il s'etait remarie en 1760, et sa femme accoucha d'un fils'un mois apres sa mort. On voulut faire soupgonner la paternite legitime, et I'^pigramme suivante fut lancee dans le public :

Ci-git qui pour rimer paya toujours fort bien ; C'est la coutume : L'ouvrage seul qui ne lui coMa rien,

C'est son posthume. (T.)

MARS 1763. 239

MARS

l^*" mars 1763.

Les gazettes vous parleront de la mani^re dont la statue equestre de Louis XV vient d'etre placee sur son pi^destal dans la nouvelle place que la ville de Paris a fait faire a I'honneur de ce monarque entre le Gours et le jardin des Tuileries. Cette ceremonie me rappelle I'illustre artiste sur le modele duquel cette statue equestre a ete fondue. Je ne me suis point encore permis de Taller voir en place; j'attendrai pour cela qu'eMe soit absolument decouverte. Malgre les critiques que plusieurs pretendus connaisseurs ont hasardees avant de I'avoir vue, je croirai toujours, sur I'idee qui m'est restee du modele, que cette statue sera jugee la plus belle qu'on ait encore vue en France, comme Bouchardon 6tait lui-meme le plus estime d'entre nos artistes. M. le comte de Gaylus a public une Vie de cet illustre statuaireS decede a Paris le 27 juillet 1762; mais je crois que vous aimerez mieux lire Particle suivant que M. Diderot vient de m'adresser.

II me semble que le jugement qu'on poite de la sculpture est beaucoup plus severe que celui qu'on porte de la peinture. Un tableau est precieux si, manquant par le dessin, il excelle dans la couleur; si, prive de force de colon's ou de correction de dessin, il attache par 1' expression ou par la beaute de la composition. On ne pardonne rien au statuaire. Son morceau pfeche-t-il par I'endroit le plus leger, ce n'est plus rien; un coup de ciseau donne mal a propos reduit le plus grand ouvrage au sort d'une production mediocre, et cela sans ressource; le peintre, au contraire, revient sur son travail, et le corrige tant qu'il lui plait.

Mais une condition sans laquelle on ne daigne pas s'arreter devant une statue, c'est la purete des proportions et du dessin : nulle indulgence de ce cote. On parlait un jour devant Falconet,

1. Vie d'Edme Bouchardon, Paris, 1762, in-l2.

240 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ie sculpteur, de la difficulte des deux arts : « La sculpture, dit-il, etait autrefois plus difficile que la peinture ; aujourd'hui cela a change. » Gependant aujourd'hui il y a un tr^s-grand nombre d'excellents tableaux, et Ton a bientot compte toutes les excellentes statues ; il est vrai qu'il y a plus de peintres que de statuaires, et que le peintre a couvert sa toile de figures avant que le statuaire ait degrossi son bloc de marbre.

Une autre chose sur laquelle, mon ami, vous serez surement de mon avis, c'est que le manier6, toujours insipide. Test beaucoup plus en marbre ou en bronze qu'en couleur. 0 la chose ridicule qu'une statue manieree! Le statuaire est-il done condamne a une imitation de la nature plus rigoureuse encore que le peintre? Ajoutez a cela qu'il ne nous expose gu^re qu*une ou deux figures d' une seule couleur et sans yeux, sur lesquelles toute r attention et toute la critique des notres se ramassent. Nous tournons autour de son ouvrage, et nous en cherchons Tendroit faible.

La matiere qu'il emploie semble, par sa solidity et par sa dur^e, exclure les idees fines et delicates ; il faut que la pens6e soit simple, noble, forte et grande. Je regarde un tableau ; il faut que je m'entretienne avec une statue. La Vinus de Lemnos fut le seul ouvrage auquel Phidias osa mettre son nom.

Toute nature n'est pas imitable par la sculpture. Si le centre de gravity s'ecartait un peu trop de la base, la pesanteur des parties sup6rieures ferait romp re le morceau ; sans la massue qui appuie Vllercule Farnese^ I'ex^cution en aurait ete impos- sible ;, mais pour une fois ou le support est un accessoire heureux, combien d'autres fois n*est-il pas ridicule ! Voyez ces 6normes trophees qu'on a places sous les chevaux de la terrasse des Tuileries : quelle contradiction entre ces animaux ailes qui s'en vont a toutes jambes, et ces supports immobiles qui restent !

Voila done le statuaire prive d'une infinite de positions qui sont dans la nature. Le Lutteur antique, remarquable par sa perfection, Test encore aux yeux des connaisseurs par sa hardiesse. Quand on le revolt, on est toujours surpris de le retrouver debout. Gependant, que serait-ce qu'un Lutteur avec un appui ?

La sculpture de ronde bosse me parait autant au-dessus de

MARS 1763. 241

la peinture que la peinture Test a la sculpture en bas-relief.

Yoila, mon ami, quelques-unes des idees dont le panegy- riste de Bouchardon aurait pu empater son sec et maigre dis- cours. Ge discours est pourtant la production du coryphee de ceux que nous appelons amateurs; d'un de ces hommes qui se font ouvrir d'autorite les ateliers, qui commandent imperieuse- ment a I'artiste, et sans I'approbation desquels point de salut. Qu'est-ce done qu'un amateur, si les autres n'en savent pas plus que le comte de Gaylus? Y aurait-il, comme ils le pre- tendent, un tact donne par la nature et perfectionne par I'expe- rience, qui leur fait prononcer d'un ton aussi sur que despo- tique : Cela est bien, voila qui est mal, sans qu'ils soient en etat de rendre compte de leurs jugements? II me semble que cette critique-la n'est pas la votre. J'ai toujours vu qu'un peu de contradiction de ma part et de reflexion de la votre ame- naient laraison de votre elogeou de votre blame. Je persisterai done a croire que celui qui n'a que ce pretendu tact aveugle n'est pas mon homme.

Edme Bouchardon naquit au mois de novembre 1698, a Chaumont-en-Bassigny, a quelques lieues de I'endroit ou se rompit votre chaise lorsque vous allates, en 1759, embrasser mon pere pour vous et pour moi. Vous voyez que cet artiste est presque mon compatriote.

Le pere de Bouchardon, architecte et sculpteur mediocre, n*epargna rien pour faire un habile homme de son fils. Les premiers regards de cet enfant tomb^rent sur le Laocoon, sur la Venus de Medicis et sur le Gladiateur : car ces figures sont dans les ateliers des ignorants et des savants, comme Hom6re et Virgile dans la biblioth^que de Voltaire et de Freron.

Les beaux modeles sont rares partout, mais surtout parmi nous, oil les pieds sont ecrases par la chaussure, les cuisses coupees au-dessus des genoux par les jarreti^res, le haut des hanches etrangle par des corps de baleine, et les epaules blessees par des liens etroits qui les embrassent. Le p^re de Bourchardon chercha pour son fils, a prix d'argent, les plus parfaits modeles qu'il put trouver. Ce fils vit la nature de bonne heure, et il eut les yeux attaches sur elle tant qu'il vecut.

Pline dit d'Apelles qu'il ne passait aucun jour sans des- V. 4C

2h2 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

siner, nulla dies sine linea , I'histoire de la sculpture en dira autant de Bouchardon. Personne aussi ne devint aussi maitre de son crayon. II pouvait d*un seul trait ininterrompu suivre une figure de la t^te aux pieds, et meme de I'extremite du pied au sommet de la tete, dans une position quelconque don- nee, sans pecher contre la correction du dessin et la verite des contours et des proportions.

Ne fit- on que des 6pingles, il faut etre enthousiaste de son metier pour y exceller. Bouchardon le fut, il pouvait dire aussi :

Est Deus in nobis, agitante calescimus illo *.

II vint a Paris; il entra chez le cadet de Goustou. Le maitre fut surpris de la puret6 du dessin de son 61eve ; mais il ne fut pas dans le cas de dire de lui, comme I'artiste grec du sien : Nil salit Arcadico juveni ^ II ressemblait tout a fait de carac- tere a I'animal surprenant qui lui a servi de module pour sa statue de Louis IV ; doux dans le repos, fier, noble, plein de feu et de vie dans Taction. II s'applique ; il dispute le prix de I'Academie; il I'emporte, et il est envoys a Rome.

Quand on a du g6nie, c'est la qu'on le sent. II s'eveille au milieu des ruines. Je crois que de grandes mines doivent plus frapper que ne feraient des monuments entiers et conserves. Les ruines sont loin des villes ; elles menacent, et la main du temps a seme parmi la mousse qui les couvre une foule de grandes idees et de sentiments melancoliques et doux. J'admire I'edifice entier ; la ruine me fait frissonner ; mon coeur est emu, mon imagination a plus de jeu. C'est comme la statue que la main defaillante de I'artiste a laiss^e imparfaite ; que n'y vois-je pas? Je reviens sur les peuples qui ont produit ces merveilles et qui ne sont plus, et in lenocinio commendationis dolor est manuSy cum id ageret^ extinctce.

La belle tache que le panegyriste de Bouchardon avait k remplir, s'il avait 6te moins borne ! Gombien de pierres a re- muer, s'il avait eu I'outil avec lequel on remue quelque chose ! A Rome, le jeune Bouchardon dessine tous les restes pr^cieux

1. Ovide, Pastes^ liv. VI.

2. Juvenal, sat. 7.

MARS 1763. 243

de Tantiquite ; quand il les a dessin6s cent fois, il recommence. Comme les jemies artistes copient longtemps d'apr^s Tantique, ne pensez-vous pas que Tinstitution des jeunes litterateurs devrait etre la meme, et qu'avant de tenter quelque chose de nous, nous devrions nous occuper aussi a traduire d'apres les poetes et les orateurs anciens? Notre gout, fixe par des beautes sev^res que nous nous serious pour ainsi dire appropriees, ne pourrait plus rien souffrir de mediocre et de mesquin.

Bouchardon demeura dix ans en Italie : il se fit distinguer de cette nation jalouse, au point qu'entre un grand nombre d'artistes etrangers et du pays on le pr6f6ra pour 1' execution du tombeau de Clement XL Sans des circontances particuli^res, I'apotheose de ce pontife, qui a cause tantde maux a la France, eut ete faite par un Francais.

De retour en France, Bouchardon fut charge d*un grand nombre d'ouvrages qui respirent tons le gout de la nature et de I'antiquite, c'est-a-dire la simplicite^ la force, la grace et la verite.

Les ouvrages de sculpture demandent beaucoup de temps ; les sculpteurs sont proprement les artistes du souverain; c'est ,du minist^re que leur sort depend. Cette reflexion me rappelle I'infortune du Puget. II avait execute ce Milon de Versailles, que vous connaissez, et qui, place a cote des chefs-d'oeuvre de I'antiquite, n'en est pas depare. Mecontent du prix modique qu'on avait accorde a son ouvrage, il allait le briser d'un coup de marteau si on ne I'eiit arrete. Le grand roi, qui le sut, dit : <( Qu'on lui donne ce qu'il demande, mais qu'on ne I'emploie plus; cet ouvrier est trop cher pour moi. » Apres ce mot^ qui eut ose faire travailler le Puget? Personne; et voila le premier artiste de la France condamne a mourir de faim.

Ce ne fut pas ainsi que la ville de Paris en usa avec Bouchardon, apr^s qu'il eut execute sa belle fontaine de la rue de Crenelle. Je dis belle pour les figures; du reste, je latrouve au-dessous du mediocre. Point de belle fontaine ou la distri- bution de I'eau ne forme pas la decoration principale. A votre avis, qu'est-ce qui pent remplacer la chute d'une grande nappe de cristal ? La ville r6compensa Tartiste d'une pension viag^re accord^e de la maniere la plus noble et la plus flatteuse. La deliberation des 6chevins, qu'on a mise a la suite de I'filoge du

2kh CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

comte de Caylus, est vraiment un morceau a lire : c'est ainsi qu'on faitfaire aux grands hommes de grandes choses.

Bouchardon est mort le 27 juillet 1762, combl6 de gloire et accable de regrets de n'avoir pu achever son monument de la place de Louis XV. C'est notre ami Pigalle qu'il a nomme pour succ^der a son travail. Pigalle 6tait son collegue, son ami, son rival et son admirateur. Je lui ai entendu dire qu'il n'etait jamais entr6 dans Tatelier de Bouchardon sans etre decourage pour des semaines entieres. Ge Pigalle, pourtant, a fait un cer- tain Mercure que vous connaissez, et qui n'est pas I'ouvrage d'un homme facile a decourager. II executera les quatre figures qui doivent entourer le piedestal de la statue du roi, et qui re- presenteront quatre Vertus principales. Bouchardon lui a laisse pour cela toutes les etudes qu'il a faites sur ce sujet pendant les dernieres annees de sa vie. Rien n'est plus satisfaisant que de voir deux grands artistes s'honorer d'une estime mutuelle.

(Le reste pour 1' ordinaire prochain.)

Le couplet suivant court dans Paris depuis quelque temps; mais la pointe de I'epigramme est pillee*. On a fait cette plai- santerie sur la compagnie de Jesus, reformee d^s le mois d'aout dernier.

COUPLET SUR l'air : Jeannette, V Amour lui-m^me.

Capitaines qu'on reforme, Et qui partout publiez Que c'est injustice 6norme Qu'on vous ait ainsi rayes, C'est en vain que chacun crie ; Un coup plus inattendu

Nous petrifie : J6sus lui-meme a perdu

Sa compagnie.

Le citoyen de Bordeaux qui a publie, il y a quelques mois, une bigarrure intitulee les Usages, vient d'adresser une Lettre a M, le marquis de LM, on ne sait pas a quel propos. L'auteur

1. Voir prccMemment page 132. ;

MARS 1763. 245

y prouve, par un plat bavardage de vingt-quatre pages, que les grandes places comme les petites sont ordinairement confiees a des sots, a Texclusion des gens de m6rite. Si cela est, notre ci- toyen ne doit pas se trouver sur le pave.

LHistoire d'Angleterre, par David Hume, a une grande reputation en Europe. Ce cel^bre philosophe a commence par Yllistoire de la maison de Stuart; remontant ensuite, il a public YHistoire des princes de la jnaison de Tudor ^ et finit par un troisi^me ouvrage qui prend Thistoire d'Angleterre depuis I'ex- pedition de Jules Cesar jusqu'a I'epoque des Tudor. Gestrois ou- vrages ferment un corps complet de I'histoire d'Angleterre, dans lequel on admire egalementla sagesse,la simplicite, la profon- deur de Thistorien.M. Hume prouve bien par son exemple que le soin d'ecrire Thistoire appartient de droit aux philosophes, exempts de prejuges et de passion. 11 juge tous les partis, toutes les factions , toutes les querelles qui ont dechire les hommes , avec une impartialite presque sans exemple ; et comme on pour- rait nommer toutes les affaires de parti Sottisesdes deux parts ^, le philosophe anglais traite ordinairement les deux partis ega- lement bien ou egalement mal. VHistoire de la maison de Stuart a ete traduite, il y a deux ans, par M. I'abbe Prevost. On a re- proch6 a cette traduction le defaut de soin et une extreme ne- gligence. Aujourd'hui M'"® Belot vient de publier la traduction de VHistoire de la maison de Tudor sur le trone d'Angleterre^ en deux volumes in-/i^M""^ Belot est la veuve d'un avocat qui la laissa, a sa mort, sans autre ressource qu'une rente de 60 livres par an. Pour vivre de rien elle se mit au lait, vendit sa rente, et employa les 1,200 livres qu'elle en tiraa apprendre I'anglais, dans la vue de se procurer une ressource par les traductions. Elle a trouve depuis des amis et des secours ; le roi vient de lui accorder une pension. Nous avons de M'"^ Belot quelques vo- lumes de Mdanges traduits de I'anglais. Je crois volontiers que personne ne m6rite plus d'interet que M™* Belot, et je vou- drais de tout mon coeur pouvoir dire un bien infmi de ses tra- vaux litteraires ; mais Tinflexible loi de la v6rite, respectee dans ces feuilles sans restriction, m'oblige de convenir que la tra-

i. Allusion k un morceau donn6 par Voltaire sous ce titre, et dont on a fait un article du Dictionnaire philosophique. (T.)

246 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

duction des Tudor ne prend point dans le public, et qu'on lui reproche d^ja un style lourd, froid et lache, depuis le peu de jours qu'elle parait. II est meme k craindre que les sujets de reproche n'augmentent a mesure qu'on aura le temps d'approfon- dir, car il faut convenir que cette entreprise parait en tout sens au-dessus des forces d*une femme. Elle suppose tant de connais- sances preliminaires , que celle de la langue d'ou Ton se pro- pose de traduire devient la moins importante. A combien de fautes on s'exposerait, par exemple, si Ton n'etait pas profondement in- struit de I'histoire d'Angleterre, en commengant la traduction de M. Hume ! Une femme, dont I'esprit n'est pas etranger a Tap- plication , pent bien apprendre la philosophie , la morale , et acqu^rir la grande science du ccEur humain ; mais le traducteur de Hume, avant de commencer son travail, doit s'etre familia- rise avec tous les developpements de Thomme civilise. l\ doit connaitre profondement le genie des affaires et les ressorts ca- ches de la politique de chaque si^cle. Cette ^tude, qui demande une tete froide et qui veut etre aidee par une experience con- sommee, parait la plus opposee au genie francais, et nous avons en France si peu d'hommes de cette trempe qu'il n'est pas pos- sible de supposer tant de talents et de connaissances dans une femme avant qu'elle ait fait ses preuves.

On vient de traduire de T anglais le roman de M, Fielding, qui a pour titre : Histoire de Jonathan Wild le Grand ^, Vous ne compterez pas ce roman au nombre des meilleurs ouvrages de ce cel^bre 6crivain. Jonathan Wild 6tait le Cartouche de Londres, ou il a fait beaucoup de bruit par ses filouteries, et oii il a fmi sa vie glorieusement par la corde. M. Fielding a imagine d'ecrire son histoire d'un style pompeux qui ennoblit toutes les actions de ce coquin; cette tournure est commune et aisee, et il faut peu de talent pour y reussir. Les comparaisons d'un voleur avec Alexandre ou Cesar sont si usees et si fastidieuses, les allusions satiriques aux ministres et aux gens en place sont si fatigantes, le spectacle continuel de crimes et de bassesses si degoutant, qu'un ouvrage fait dans cet esprit ne peut avoir un succ6s du- rable. D'ailleurs le but en est faux : car,quoi que vous fassiez,

1. Cette traduction (Paris, 1763, 2 vol. iii-12) est de Charles Picquet, censeur royal. (B.)

-MARS 1763. 2/j7

Alexandre et Cesar seront toujours des h^ros, Wild et Cartouche toujours des voleurs. L'histoire de M'"^ Francoeur, qui se trouve a la fin du second volume , est d'autant plus ennuyeuse et in- sipide que tout le merveilleux dont elle est brodee se trouve la sans qu'on sache pourquoi.

On a imprime des Eclair cissements historiques a V occasion d'un Ubelle calomnieux sur VEssai de VHistoii^e g^nirale^, C'est une reponse de M. de Voltaire a I'auteur de ses Erreurs. M. de Voltaire est bien bon de repondre h. tous ces ennemis obscurs qui Tattaquent : on le lui pardonne cependant plutot qu'a un autre, parce que tout ce qu'il ecrit est toujours instructif, amusant, et agreable a lire. Au reste cette brochure n'est pas encore publique, parce que I'auteur y cherche a prouver que la primitive Eglise ne connaissait pas la messe, et il fait d'autres recherches pareilles qui ne sauraient plaire a beaucoup de gens.

15 mars 1763. FIN DE l'aRTICLE DE DiDEROT SUR BOUCHARDON.

Je n*entrerai point dans I'examen des diff^rentes productions de Bouchardon, parce que je ne les connais pas, et que le comte de Caylus, qui les a toutes vues, n'en dit rien qui vaille. Un mot seulement sur son Amour qui se fait un arc de la massue d'Her- cule, II me semble qu'il faut bien du temps a un enfant pour mettre en arc Tenorme solive qui armait la main d'Hercule. Cette idee cheque mon imagination. Je n'aime pas 1' Amour si longtemps k ce travail manuel , et puis je suis un peu de I'avis de notre ingenieur, M. Le Remain , sur ces longues ailes avec lesquelles on ne saurait voler, quand elles auraient encore dix pieds d'en- vergure.

Je crois qu*un ancien, au lieu de s'occuper de cette idee in- genieuse, aurait cherch6 a me montrer le tyran du ciel et de la terre tranquille, aimable et terrible. Ces anciens, quand une fois

1. L' Eclair cissement historique d Voccasion d'un Ubelle calomnieux contre VEssai sur les Mceurs fut d'abord public sous le nom de M. Damilaville; ce nom 6tait emprunte par Voltaire. Mais des Additions h. cet Eclair cissement, publi^es pea apres pour completer la r6ponse a Nonotte, sont effectivement de cet ami de Vol* taire. L'un et I'autre Merits se trouvent dans les Melanges historiques de Vol- taire. (T.)

248 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

on les a bien connus, deviennent de redoutables juges des mo- dernes. Quoi qu'il m'en puisse arriver et aux autres, je vous con- seille, mon ami, d' eloigner un peu toutes ces Vierges de Rapliael &t du Guide qui vous entourent dans votre cabinet. Que j'aimerais a y voir d'un cote VHercule Farnese entre la V^nus de Medicis et VApollon Pylhien-^ d'un autre, le Torse entre le Gladiateur et VAntinous ; ici le Faune qui a trouv6 un enfant , et qui le re- garde; vis-a-vis, le Laocoon tout seul, ce Laocoon^ dont Pline a dit avec juste raison : Opus omnibus el picturm et statuarice artis prceferendum, Yoila les apotres du bon gout chez toutes les nations; voila les maitres des Girardon, des Goysevox, des Coustou, des Puget, des Bouchardon; voila ceux qui font tomber le ciseau des mains a ceux qui se destinent a Tart et qui sentent; voila la compagnie qui vous convient. Ah ! si j'^tais riche !

Un homme aussi laborieux que Bouchardon a du laisser un grand nombre de dessins precieux, si j'en juge par quelques- uns que j'ai vus. Yous souvenez-vous de cet Ulysse qui evoque I'ombre de Tiresias? Si vous vous en souvenez, dites-moi ou I'ar- tiste a pris Fidee de ces figures aeriennes qui sont attirees par I'odeur du sacrifice? EUes sont elevees au-dessus de la terre; elles accourent ; elles se pressent. EUes ont une t6te, des pieds, des mains, un corps comme nous ; mais elles sont d'un autre ordre que nous. Si elles ne sont pas dans la nature (et elles n'y sont pas),ou sont-elles done? Pourquoi nous plaisent-elles? Pourquol ne suis-je point cheque de les voir en I'air, quoique rien ne les y soutienne ? Ou est la ligne que la poesia ne saurait franchir, sous peine de tomber dans I'enorme et le chim^rique, ou plutot qu'est-ce que cette lisiere au dela de la nature, sur laquelle Le Sueur, le Poussin, Raphael, et les anciens, occupent difierents points; Le Sueur, le bord de la lisiere qui touche a la nature, d'ou les anciens se sont permis le plus grand ecart possible? Plus de verite d'un c6t6 , et moins de genie ; plus de genie de I'autre cote, et moins de verite. Lequel des deux vaut le mieux? C'est entre ces deux lignes de nature et de po6sie extreme que Raphael a trouve la tete de Tange de son tableau d'Heliodore; un de nos premiers statnaires*, les Nymphes de la fontaine des

4. Jean Goujon. En 1788, cette fontaine ayant et6 augment^e, il fallut pour garnir les faces nouvelles quelques autres bas reliefs. Le sculpteur Pajou fut charg6

MARS 1763. 2^9

Innocents; et Bouchardon, les Genies de son dessin de VOmbre de Tirisias ^voqu^e,

Certainement, il y a un demon qui travaille au dedans de ces gens-la et qui leur fait produire de belles choses sans qu'ils sachent comment ni pourquoi. G'est a I'eloge du philosophe a leur apprendr^e ce qu'ils valent. G'est lui qui leur dira : Lorsque vous avez fait monter la fumee de ce bucher toute droite, et que vous avez jete en arriere la chevelure de ces Genies, comme si elle etait emport^e par un vent violent, savez-vous ce que vous avez fait? G'est que vous leur avez donne effectivement toute la Vitesse du vent. lis sont immobiles sur votre toile; I'air tranquille n'agit point sur eux ; ils agissent done, eux, si vio- lemment sur I'air tranquille que je concois qu en un clin d'oeil ils se porteraient, s'ils le voulaient, aux extremites de la terre. Vous ne pensiez a cela que confusement, monsieur Bouchardon. Sans vous en apercevoir vous vous conformiez aux lois con- stantes de la nature et aux observations de la physique ; votre genie faisait le reste : le philosophe vous le fait remarquer, et vous ne pouvez vous empecher de vous complaire k sa reflexion.

Et voila aussi la tache du philosophe; car pour les parties et le mecanisme de Tart, il faut etre artiste pour en apprecier le merite. Je crois aussi qu'il est plus difficile a un homme du monde de bien juger d'une statue que d'un tableau. Qui de nous connait assez la nature pour oser accuser un muscle de de n'etre pas execute juste?

J'allai I'autre jour voir Cochin. Je trouvai sur sa cheminee cette brochure du comte de Gaylus. Je I'ouvris. Je lus le titre : Eloge de Bouchardon^, Un malin avait ajoute au crayon : ou Van de (aire un petit homme d'un grand. iNe vous avisez pas de mettre ce titre a la tete de ces lignes chetives.

MA REPONSE A M. DIDEROT.

Je vous remercie de vos lignes chetives, Je vous ai vu sou- vent faire d'un sot un homme d'esprit, en lui pretant le votre;

de la tache difficile d'en completer le nombre necessaire en iraitant Jean Goujon. II surpassa peut-6tre son module pour la correction, mais ne put en atteindre la grace. (T.) *

1. Le titre est Vie, et non pas Eloge de Bouchardon. (T.)

250 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

mais je doute que vous fassiez jamais un petit homme d'un grand. Bouchardon n'aurait pas ete fache, je crois, d'apprendre de vous ce qu'il a fait en faisant les Ombres de son tableau de Tiresias. Je suis bien convaincu qu'il n'en savait rien, et que les hommes de g^nie travaillent d'inspiration, sans savoir pr6- cisement ce qu'ils font. Une impulsion divine, mais aveugle, les conduit et les pousse. Le genie est un bonheur, et souvent le bonheur de I'instant. Je vous citerais a vous-meme cent en- droits de vos ecrits que vous avez trouves une fois, mais que vous ne pourriez vous promettre de trouver encore, s'ils ne I'etaient pas. Richardson est k tout moment dans ce cas-la, et les anciens', il y a dans la musique de Pergolese et de Hasse une foule de ces id6es sublimes et rares, dont I'analogie vague el secrete avec la passion et ses accents, quelquefois avec des phenomenes de la nature, vous est a peine connue; vous ne sauriez vous rendre compte pourquoi tel son, tel accent inat- tendu reveille en vous tel sentiment ou telle image, et cepen- dant cet effet n*est pas moins necessaire que celui qui resulte de la cause la moins cachee. Les grands musiciens sont aussi sur cette lisiere entre la nature et la poesie qui exagere ; Hasse et Pergolese sont entre Raphael et les anciens. *

Si cela n'6tait pas ainsi, Tabbe Le Blanc vaudrait autant que vous, et rien n'empecherait I'archidiacre Trublet de faire mieux que Yoltaire. Aucun de vous n*a peut-etre autant pens6 que lui ; le malheur est qu'il ne lui vient rien. Vous savez son aven- ture avec le Pauvre Diable^ c'est I'histoire de sa vie :

Trois mois entiers ensemble nous pensames, Lumes beaucoup, et rien n'imaginames.

Ce qui m'a toujours surpris dans les sculpteurs, c'est de leur voir conserver de la chaleur avec un travail de manoeuvre long, froid et penible. Lorsqu'une idee vous presse, vous avez bien tot pris la plume, et le papier en devient depositaire. Le musicien fait comme vous, et le peintre, avec quelques coups de pinceau, a bientot transmis a la toile I'image de ses pen- sees ; cette liberte et cette hardiesse avec lesquelles le pinceau permet qu'on le manie sont meme tout a fait conformes au caract^re et k la marche du g6nie. L' experience nous apprend

MARS 1763. 251

que le poete et le peintre se fatiguent assez vite sur leur ou- vrage, au point de n'en plus sentir les beautes, qu'ils risque- raient meme de gater s'ils s'opiniatraient a y toucher : com- ment le statuaire fait-il done pour conserver le feu de ses pensees, tandis qu'il lui faut des mois entiers, comme vous dites, pour degrossir seulement son bloc de marbre? Cela m'a toujours paru incomprehensible, et m'a convaincu de I'existence de ce demon dont vous parlez, qui s'agite au dedans des sta- tuaires avec une fureur sourde et longue, et avec plus d'opinia- trete que dans les peintres, les musiciens et les poetes. Voila sans doute la raison pour laquelle vous accordez k la sculpture de ronde bosse le rang sur la peinture. II semble en effet que le statuaire soit oblige de reunir plus de qualites qu'aucun autre artiste, et ce qu'il y a de plus difficile, c'est qu'il lui faut des qualites opposees dont Tune parait devoir exclure Tautre.

La duree de son ouvrage doit aussi entrer pour beaucoup dans la mesure de Testime qui lui est accordee. Le statuaire est I'ouvrier de la posterite ; les monuments de son genie sub- sistent et semblent braver I'effort des siecles. II y a quelque chose de grand dans cette idee, qui el6ve necessairement Tame de I'artiste, et qui doit influer sur le caract^re de ses produc- tions. A cela pr^s, je ne vois pas sur quel fondement on pour- rait assigner un rang a un art sur un autre. Gelui qui anime la toile a autant de droit a mon hommage que celui qui fait parler le marbre. II faut a tous les deux une vocation si marquee que Bouchardon, avec tout son genie, n'aurait peut-etre pas fait un tableau que vous eussiez voulu mettre dans votre cabinet, de meme qu'un peintre d'uij talent superieur ne ferait pas une statue mediocre. Et mon d6coupeur de Geneve % croyez-vous que je veuille le mettre au-dessous de ces gens-la? Quand je vois qu'avec une paire de ciseaux et un morceau de velin il salt creer des tableaux ou le dessin, I'idee, la composition, le ca- ractfere des figures, les differents plans et groupes etonnent ^galement, je reste ebahi. Les plus grands artistes ont eu leurs pareils : celui-ci est le seul de sa classe, et le sera peut-etre toujours. Yous souvenez-vous de ce Voltaire, qu'Henri IV m6ne au temple de la Gloire, eleve sur une montagne d'ou Ton voit

1. Huber,

252 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

de Tautre cote les Fr^ron et les autres chenilles du Parnasse degringoler? Le merite du hems et de son chantre en robe an- tique, la tete ceinte d'une couronne de lauriers, est ce qu'il y a de moins remarquable dans cette d^coupure; mais vous sou- vient-il de cet air, a la fois pen^tre, humble et empress^ du poete ? II court comme un diable pour gagner le sommet de la montagne, et il a cependant I'air de se laisser entrainer malgre lui par le roi qui le tient par la main. On voit qu'il dit au roi : Domine^ non sum dignuSy et qu'il pense : « Ah ! tu ne saurais me mener trop vite. » Voila d'abord une idee tr6s-fme et trfes-ori- ginale; mais la rendre par un morceau de velin decoupe avec des ciseaux, sans crayon, sans couleur, sans relief, c'est un prodige qu'il faut avoir vu pour le croire. Mon ami, je ne par- donnerai de ma vie a I'abbe Galiani de m* avoir vole cette d6cou- pure, et encore moins de I'avoir perdue ensuite. Trois de ses antiques ne me dedommageraient point de ce morceau, d'autant qu'il est de ceux que le bonheur d'un instant fait produire, mais que I'artiste ne saurait se promettre de rep^ter avec succ^s. Et cette decoupure d'un auto-da- fd, oil Ton voit sous un superbe dais le grand inquisiteur, k qui un joli page presente une tasse de glace pendant qu'on brule les heretiques! Eh bien! vous connaissez cent tableaux de notre decoupeur a ce prix-la. 11 est vrai qu'un morceau de velin dechiquet6 est bien loin de la duree du marbre ; mais Bouchardon et Huber sont de la meme famille.

Je trouvai I'autre jour Vernet dans une maison. On parlait de la statue de Louis XV; il se plaignait de ce qu'on voulait la juger avant de I'avoir vue, et en effet on ne pourra en parler avec quelque justesse que lorsqu'elle sera d^couverte. « Tout le monde, dit Vernet, veut qu'elle soit trop petite ; quant k moi, si j'avais un reproche a lui faire, ce serait d'etre trop grande. La proportion colossale, continua I'artiste, me deplait, et je voudrais que le statuaire ne fit jamais plus grand que nature. » II s'6tendait beaucoup sur cette idee ; il nous dit que le vaisseau de la fameuse eglise de Saint-Pierre de Rome, veri tablemen t immense, paraissait petit au premier coup d'oeil, et qu'on avait la sottise de regarder cet effet comme une beaute resultant de la justesse des proportions; tandis qu'il venait, dans le fait, de ces figures colossales qui etaient placees dans les arcades,

r

MARS 1763. 253

et dont la proportion ecrasait Tedifice parce qu'elle exigeait une elevation du double plus haute. Sur ce qu'oii lui objecta que le statuaire, se bornaiitala grandeur naturelle, ne pourrait jamais offrir aux yeux une masse sufTisante pour les arreter, surtout lorsque son monument n'a d'autre fond que Thorizon m^me, Vernet dit que I'artiste n'avait qu'a multiplier le nombre de ses figures, et faire de grandes compositions. On ne dira pas de cet expedient : olet antiquitatem. Que pensez-vous de cette idee? Malgre mon respect pour cet habile artiste, elle m*a paru bien extravagante.

Les tragedies de cet hiver ne prosperent point. Celle de Theagdne et Chariclee^ qu'on vient de donner sur le theatre de la Gomedie-Francaise, est tombee comme £poni?ie^ et Irene L'auteur est un jeune homme qui s'appelle M. Dorat. La tra- gedie de Zulicay par laquelle il debuta dans la carri^re drama- tique, il y a quelques annees, ne promettait^^pas des succ^s fort brill ants *.

Les vers suivants ont ete adresses a M"* Delon, Genevoise fort aimable qui se trouve a Paris depuis quelque temps. Elle chante I'italien, et surtout le boufibn, avec beaucoup de gout, d'esprit et d'agrement.

Parmi tant de beaut^s dont les faibles accents Ont le credule espoir de plaire et de sMuire,

Que Tamour-propre et le delire Conduisent en tons lieux pour vanter leurs talents,

Quelle voix douce, enchanteresse,

Peint le plaisir et le bonheur,

Et, m'arrachant ^ la tristesse, Pour la premiere fois salt parler k mon coeur?

L'art ne fut jamais son modele,

G'est Nature qui la conduit;

C'est le bon gout qui I'embellit, Et c'est la verite qui s'exprime par elle.

1. Eponine, de Chabanon, voir prec^demment, page 193.

2. Irene, de Boitel. Voir p. 185.

3. Zulica avail 6te representee pour la premiere fois le 7 Janvier 1760, et quoi- qu'il s'ea fallut que son succ^s eut ^t^ brillant, elle atait du moins 6t6 moins mal- heureuse que ne le fut Theagene et Chariclee, qu'un jour, le 2 mars, vit naitre et mourir. Du reste Tauteur prit gaiement son parti, et fit, k I'occasion de cet 6chec, une epitre assez gracieuse. (T.)

25/i CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Dbs lors, quand votre voix se plait k nous charmer, Quand vos talents daignent paraitre, Est-ce exister que ne pas vous connaitre? Est-ce sentir que ne pas vous aimer?

AYRIL

1" avril 1763.

On a donne sur le theatre de la Com^die-Francaise, peu de jours avant la cloture, une comedie nouvelle en vers et en un acte, intitulee V Anglais ci Bordeaux^ avec des divertissements au sujet de la paix ^. Tout ce qui se fait sur nos theatres de relatif aux evenements publics a d'ordinaire un caract6re pue- ril et mesquin ; I'auteur de V Anglais ci Bordeaux^ M. Favart, n*a pas cru pouvoir ou devoir s'ecarter de la route ordinaire.

En lisant V Anglais ci Bordeaux^ vous ne serez pas peu etonne de son prodigieux succes. Ge succes a 6te meme an- nonce dans la Gazelle de France^ distinction qui n'a jamais ete accord^e a aucun des chefs-d'oeuvre du Theatre-Francais, et ^ laquelle on pretend que la cour a mis le comble en gratifiant Fauteur d'une pension. Vous demanderez comment un ouvrage si ' absurde, si oppose au bon sens et a toutes les bienseances, a pu meriter tant de faveur ; mais rien ne se fait sans raison. S'il n'y a pas I'ombre du sens commun dans V Anglais k Bordeaux^ M. Favart est en revanche une des colonnes de k communaute des maitres brodeurs k Paris. Ge fonds absurde est brode et surcharge de tant de clinquant, d'epigrammes, de tournures, de pointes, que I'imb^cile parterre n'avait pas assez de mains pour applaudir. Le moyen de ne pas se pamer quand un poete vous dit (c que le plaisir est un printemps qui fait naitre des roses sur les epines de la vie? » Gela est si naturellement dit, si piquant et si neuf ! Et Summers, qui,

1. Cette comedie fut representee pour la premiere fois le 14 mars, pour la paix conclue apr6s la guerre de Sept-Ans,

AVRIL 1763. 255

lorsqu'il apprend cette pretendue belle action de I'argent prete, dil au Fran^ais : « Je devrais vous hair, parce que vous m'avez vole une bonne action ! » Ah ! Ton ne tient pas contre des traits de ce sublime ; et un favardage si continuel et si exquis doit necessairement tourner la tete a une assemblee d'enfants. "Vraisemblablement il ne tournera jamais la mienne, et je sens augmenter tons les jours le dugout invincible que j'ai pour ce genre fastidieux et faux.

Ainsi, vu le gout du parterre, V Anglais ci Bordeaux aurait toujours reussi ; mais le jeu de Preville et de M"^ Dangeville a porte son succes aux nues. Le premier a joue le role de Summers, et comme c'est un role de charge, qui consiste principalement h, prononcer le frangais avec I'accent anglais, il a enchante le parterre. M"^ Dangeville 6tait charg^e du role de I'aimable Francaise, et comme cette charmante actrice est depuis long- temps en possession de faire applaudir meme ce quelle n'a pas dit encore, il ne lui a pas ete difTicile de faire reussir un person- nage d'ailleurs si peu interessant et si absurde. Une circonstance particuli^re, ajoutant a la passion du public pour cette actrice, a tourne au profit de la pi6ce : c'est que M'^"' Dangeville quitte le theatre, et dans cette comedie nous devious jouir de ses ta- lents pour la derniere fois.f Jamais actrice n'a et6 regrett^e a plus juste titre, et sa perte est d'autant plus facheuse qu'il n'y a nulle apparence qu'elle puisse etre reparee. C'est ainsi que le veritable theatre de la nation, perdant ses meilleurs sujets sans les remplacer, eprouve insensiblement les effets d'une de- cadence generale. M"' Dangeville, a I'age de pres de cinquante ans, n'avait pas I'air, sur le theatre, d'en avoir trente ; la fmesse et les graces de sa figure etaient relev^es par les graces, la finesse et la vivacite de son jeu. II y a plus de trente ans qu'elle joue la comedie M niais elle aurait pu rester au theatre encore dix ans, et faire les delices de Paris. Comme rien dans I'univers n'est sans dedommagement, sa retraite entraine celle de son fr^re, qui etait charge de I'emploi des roles de farce, qu'on nomme les roles de caract^re, et qui etait un des plus detes- tables acteurs qu'on put voir.

1. M'^e Dangeville etait n^e le 26 d^cembre 1714. Elle parut sur la scene d6s le 17 avril 1722, dans un role d'enfant; son d^but important est du 28 Jan- vier 1730. Cette actrice mourut au mois de germinal, an IV, 1796. (T.)

256 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Pour revenir a V Anglais a Bordeaux^ si Ton veut consi- derer cette pifece comme un ouvrage national, I'auteur, au lieu d'applaudissements et de recompenses, meriterait une censure et une reprimande severe de la part des deux nations. Les eloges qu'il fait de la nation francaise, et ceux qu'il fait de la nation anglaise, outre le caractere indelebile de platitude qui leur est commun, ont presque toujours un cote desobligeant pour la nation qui en est I'objet; c'est que, pour distinguer les grands traits qui constituent le caractere d'une nation, il faut une tete bien grande et bien profonde, et cette tete nese trouve ni sur les epaules de M. Favart, ni sur celles de feu M. de Boissy, auteur du Francais ci Londres, qui vaut pr^cisement VAnglah (I Bordeaux quant a la par tie nationale, mais qui lui est supe- rieur du cote de I'intrigue et de laconduite theatrale. Si j'avais la police des spectacles, je ne manquerais pas de renvoyer le Francais ii Londres et V Anglais ci Bordeaux aux theatres de la Foire; ils feraient la les delices de tons les garcons perruquiers, et c'est leur vraie vocation ; mais le theatre de Moliere ne doit pas etre profane par des faiseurs de platitudes, qui se barbouil- lent d'esprit tant qu'ils peuvent afm de derober leur betise sous I'ecume des epigrammes.

M. Favart a sans doute du talent. La facilite des tournures en est un; on peut saisir alors des id^es communes et les pre- senter d'une mani^re agreable ; mais quand on n'a que ce talent, il ne faut pas vouloir faire des pieces de theatre ; il faut s'en tenir aux couplets et aux madrigaux, et c'est aussi un merite que d'en faire de tr^s-jolis, comme M. Favart en a fait un grand nombre : tout consiste a connaitre les bornes de son talent et a ne les jamais franchir.

La premiere representation de V Anglais a Bordeaux fut precedee d'une representation de la tragedie de Brutus. J'avais presque oublie cet ouvrage. C'est sans doute un des plus beaux de M. de Voltaire. Quoique mediocrement jou6, il me fit une impression des plus fortes. II n'a point ce ton antique qu'au- cun de nos auteurs, except6 M. Diderot, n'a connu; mais, a cela pr6s, c'est un ouvrage si beau, d'une si grande elevation, d'une marche si sage et si majestueuse, d'une diction si pure et si enchanteresse, qu'il inspire la plus forte admiration pour le g^nie du poete. Cela est aussi grand que Gorneille quand il

AVRIL 1763. 257

Test veritablement, et aussi beau que Racine. Si la nation avail decerne un monument k la gloire du poete apr^s la premiere representation de Brutus^ la nation, en honorant le genie, se serait immortalisee , car voilk des ouvrages dont les auteurs meritent des statues. Comme j'etais sorti du spectacle plein des beautes de Brutus^ j'avais charge un de nos amis, qui devait 6crire k M, de Voltaire le lendemain, de lui dire de ma part qu*il en avait menti, en disant a Tabbe de Voisenon qu'on n'avait plus fait de tragedie depuis Racine. Yoici la reponse qu'il m'a fait faire; vous mettrez aux compliments qui meregardent la valeur qu'ils meritent*. M. de Voltaire nous appelle ses fr^res ; mais je trouve qu'il est mauvais fr^re ; il a usurps sur ses cadets tout Theritage des talents, et il ne leur reste pas de quoi glaner aprfes lui.

La requete del'infortun^e famille de Galas a et^ examinee et admise au conseil d'etat du roi dans le courant du mois der- nier; en consequence il a ete ordonn^ au parlement de Tou- louse d'envoyer la procedure de cet affreux jugement. Cette affaire sera actuellement tres-longue a discuter. A la fm de la revision on reformera peut-etre I'arret du parlement, et on re- tablira la m^moire de la malheureuse victime de son fanatisme; mais punira-t-on des juges qui ont viole les formes sacrees de leur minist^re, qui ont attaque la surety publique, en devouant aux supplices un innocent malgre la sauvegarde deslois?Ce crime, le plus atroce qu'on puisse commettre contre la societe, aura-t-il ete commis impun^ment? G'est ce que personne n'osera predire? Quoi qu'il en arrive, la gloire en restera toujours a M. de Voltaire. II a ose prendre la defense de I'humanite et de la cause de cliaque citoyen ; il a rendu toute I'Europe attentive k cette deplorable aventure, et si les juges de Galas ne vont

i. Void la r6ponse que Voltaire adressa aux sieges de Grimm dans une lettre a leur ami Damilaville, du 23 mars 1763 : « Men cher fr^re, I'illustre fr^re qui daigne tant aimer Brutus me parait avoir suppI66 par sa brillante imagination k ce qui manque k cette pi6ce. Je ne peux en conscience lui en savoir mauvais gr6. Un tel suffrage et le votre sont d'une grande consolation. Je me souviens que, dans la nouveaut6 de cette pi6ce, feu Bernard de Fontenelle et compagnie prierent rami Thieriot de m'avertir s^rieusement de ne plus faire de tragedies. lis lui dirent que je ne reussirais jamais k ce m^tier-lk. J'en crus quelque chose, et cependant le demon du theatre I'cmporta. Parlez-en a frere Thieriot, il vous confirmera cette anecdote, car il a la m^moire bonne. »

Y. 17

258 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

pas aux galeres avec le capitoul David* a leur t^te, ils n'en se- ront pas moins I'execration du genre humain.

Un etranger alia voir, il n'y a pas longtemps, M.de Yoltaire, qui lui dit ; « Monsieur, vous voyez le rebut des rois et le pro- tecteur des rou^s. »

On a recueilli dans un volume de quatre cents pages r Esprit J les SailUcs et Singularitis du P. Casiel^, jesuite. Yous avez entendu parler du clavecin de couleurs pour les yeux, et des autres extravagances de ce jesuite. G'6tait un fou dont les imaginations plaisaient parfois ; du moins ses morceaux, disperses dans le Mercure et dans d' autres journaux, amusaient un mo- ment ; mais lorsqu'on se met a les lire de suite, dans le recueil dont nous parlous, on est bientot exced6 d'un jargon aussi fati- gant qu'insipide.

M. de Ghevrier, mort ou vivant, nous affuble depuis quelque temps de ses infames rapsodies. Non-seulement on a reimprime ou reproduit les M^moires d'une honnSte femme, justement oublies ; mais il vient de paraitre encore une autre brochure de ce detestable ecrivain, intitulee les Amusements des dames de B***, histoire honnete et presque Mifiante^. 11 faut Jeter bien vite au feu ce plat et absurde persiflage.

M. I'abbe de Radonvilliers, sous-precepteur des enfants de France, fut nomme hier par I'Academie francaise pour rem- plir la place vacante par la mort de M. de Marivaux.

On vient de faire une nouvelle edition des ouvrages de Nivelle de La Ghauss6e, en cinq volumes in-12. Gette edition est augmentee de toutes les pieces dramatiques de I'auteur, qui n'avaient pas r^ussi, et qui par cette raison n'avaient pas ete imprimees.

Le Compte rendu des constitutions des Jdsuites^ par M. de Monclar * n'a pas fait ici la sensation qu'il devait faire, parce

1. C'est cet execrable magistrat qui fit arrfiter Galas et sa famille, et dirigea centre eux une procedure, dans laquelle furent entendus une foule de t^moins qui se presentaient plutot comme les echos d'accusations non pr6cis6es que comme des accusateurs directs. Apr^s le jugement de rehabilitation des Galas, ce David devint fou et fut enferme comme tel. Voir vers la fin du mois de novembre 1765 de cette Correspondance. (T.)

2. (Par I'abbe Joseph de La Porte.) Amsterdam et Paris, 1763, in-12.

3. Rouen, 1762, 2 vol. in-12. B... d^signe Bruxelles.

4. Querard ne mentionne pas ce compte rendu.

AVRIL 17 63. 259

que celui de M. de La Ghalotais en avait fait une trop forte pour ne pas epuiser totalement 1' attention du public sur cet objet. Cependantl'ouvrage de M. de Monclar, fait sur un plan different, merite d'etre conserve k cot^ de celui de M., de La Ghalotais; il y a meme. apparence que ce seront les deux seuls ouvrages qui resteront de cette fameuse querelle. Le plaidoyer de M. de Monclar dans la meme affaire des j6suites, qui vient d^etre im- prim6 aussi S n'est pas autant estime que son compte rendu.

15 avril 1763.

Depuis la chute des j^suites etle livre inutile de Jean-Jacques Rousseau, intitul6 £mile, on n'a cesse d'ecrire sur I'education, et il nous manque encore un ouvrage passable. Celui qui porte pour titre : De i'education puhlique^ a ete attribue pendant un moment k M. Diderot ; il se pent que le philosophe ait vu ce manuscrit et qu'il y ait mis quelques phrases ^ ; mais il faut bien peu se connaitre en style et en idees pour imaginer que ce livre vienne de lui. A quelques vues pr^s (et il arrive aux gens les plus mediocres d'en avoir de bonnes) c'est un amas de details minutieux et d' efforts laborieux pour indiquer les livres qu'il faut etudier de classe en classe, avec le code d'une police pue- rile pour I'interieur des colleges et pour le maintien de la dis- cipline. Nulle vue veritablement grande, nulmoyen de nous tirer de la barbaric dans laquelle toute I'Europe est k peu pr^s restee sur ce point.

II est vrai qu'un livre sur I'education publique serait 1' ou- vrage non-seulement d'un philosophe, mais d'un homme d'Etat. II faudrait d'abord rechercher les raisons pourquoi parmi les peuples anciens I'education a et6 perfectionnee avec tant de suo- c^s, adaptee avec tant de soin au genie de chaque gouvernement, et pourquoi les peuples modernes qui se sont le plus illustres

1. S. 1., 1763, in-12.

2. II r^sulte de ce demi-aveu de I'ami de Diderot que celui-ci n'est pas enti^re- ment Stranger Ji cet ouvrage (Amsterdam, 1763, in-12), dont I'auteur du Diction- naire des anonymes a dit, dans sa premiere Edition, qu'une moiti6 paraissait ecrite par un philosophe, et I'autre par un janseniste. Du reste, dans la seconde edition de son Dictionnaire, Barbier dit qu'il a des raisons de croire que le principal auteur est le professeur Crevier. (T.)

260 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dans les arts, dans les sciences, dans tons les genres de travaux glorieux, ont tant neglig^ cette partie si importante ou ont si peu reussi a la rendre meilleure ? Rien ne prouve mieux la supe- riorite des peuples anciens sur les modernes.

Ce n'est pas que j'imagine que Thomme puisse d^g^nerer et dechoir de sa nature k mesure que son esp^ce vieillit ; ce sont des reveries qu'il faut abandonner k Jean-Jacques Rousseau, qui les 6tablira avecbeaucoup de sophismes etbeaucoup d'6loquence pour Tamusement des oisifs qui ne sont pas accoutumes a penser. Je crois au contraire que la meme masse de vertu , de g^nie , de grandeur existe toujours dans le genre humain. Les grandes re- volutions, le concours de hasards, de ressorts politiques, de tant de causes qui agissent et se combinent sans cesse, peuvent en- gourdir cette masse pour des siecles ou bien rechauffer et faire eclore tous ces efforts de genie et de courage qui immortalisent un peuple et transmettent sa gloire a la post^rite. La naissance d'un tel homme dans un tel instant a done souvent decide de la destinee du genre humain pour des siecles, avec la difference que les heros, I'objet de I'admiration publique, ont souvent vecu inutilement pour le bonheur des hommes, tandis que ceux qui ont travaille a leur malheur ont presque toujours reussi dans leurs entrep rises.

Si nous voulons borner nos recherches k I'objet qui nous occupe, et examiner pourquoi les nations modernes ont tant degen^rede la grandeur qui caracterise les peuples anciens, nous ne pourrons nous dissimuler que cette decadence g6nerale date de r^tablissement du chrislianisme en Europe. Je n'attribue point a cette doctrine les longues et epaisses t^nfebres qui ont convert les nations de cette partie du monde pendant les siecles du moyen age; je sais que I'irruption des barbares a du entrainer apres elle des d^sordres longtemps irreparables ; maisj 'examine pourquoi depuis trois siecles d'efforts et de travaux, I'ltalie, la France, I'Angleterre, TAUemagne, le Nord, ayant produit cette foule de grands hommes dans tous les genres, les nations mo- dernes n'ont cependant rien acquis de cette grandeur, de cette elevation d'idees et de courage que nous remarquons chez les peuples anciens; j'examine pourquoi I'absurdite, la sottise et la p6danterie, ont conserve leurs usurpations au milieu des peuples les plus 6claires, et opposent encore aujourd'hui une barriere

AVRIL1763. 261

insurmontable aux progrfes de la raison et de la felicite publiques.

II faiit convenir que Tesprit de Tl^vangile n'a jamais pu s'allier avec les principes d*un bon gouvernement. Celte doc- trine, nee dans le sein du judai'sme, n'a pu prosperer que dans le cerveau d'une foule d'enthousiastes qu'on pent tolerer dans un ^tat parce qu'il faut tout tolerer, excepte la rebellion et les crimes, mais qui ne contribueront jamais a son bonheur et a sa gloire. Les vertus qu'elle enseigne ne sont pas bonnes pour cette vie-ci ; I'humilite, la foi, I'esperance, la mortification du vieil homme, ne sont pas propres a en former de grands; la charity meme, tant recommand^e dans TEvangile et dont ses defenseurs font son plus ferme bouclier, ne peut tenir lieu de justice, d'humanite, de generosite, de bienfaisance et d'autres vertus dont on lit tant d'exemples touchants dans les annales des peuples eclair^s et polices. D'ailleurs, cet esprit de charite chretienne ne se borne point au soulagement des besoins de cette vie que la bienfaisance naturelle a I'homme lui a toujours appris a alleger par ses secours,- il s'etend jusqu'aux biens de I'autre vie, et a fait egorger charitablementdes milliers d'hommes de peur qu'ils ne se damnassent. Ge qu'il y a de sur, c'est qu'un bon Chretien doitmeconnaitre son pere et sa mere, et qu'un homme qui a ces vertus sublimes fait ordinairement un fort mauvais citoyen.

Cette religion, repandue dans Tempire romain pendant les premiers si^cles apres la perte de la liberte, faisant des progr^s obscurs, n'influa point sur le genie des peuples ; mais lorsque le sacerdoce eut perdu I'esprit apostolique, lorsque Tambition des pretres eut fait de cette doctrine Tinstrument de leur grandeur et de leur domination, toutchangea de face en Europe. 11 fallut adapter des preceptes donnes k quelques enthousiastes aux principes des gouvernements, et faire accorder des lois, observees jadis par quelques gens de la lie du peuple, avec un nouveau code dont le resultat devait etre le pouvoir despotique de rfiglise. Ainsi la doctrine chretienne ne ressembla bientot plus a rfivangile; cette religion, a qui son maitre avait donne pour base I'humilite, la souffrance, la pauvrete, le pardon des injures, toutes les qualites enfm dont la necessite fait des vertus aux gens du peuple, devint bientot la plus orgueilleuse, la plus entreprenante, la plus implacable, la plus intolerante de

262 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

toutes, et comme toutes les ressources de la ruse et de la fraude furent employees pour etendre la domination des pretres, toutes les subtilites de I'esprit humain furent aussi mises en ceuvre pour sauver la disparity de ces principes et de cette conduite.

II en resulta bientot cette degradation g^nerale des esprits dont nous n'avons pu nous relever encore. Constantin, a qui les pretres out ose donner le titre de Grand, faisant de ce culte la religion dominante de I'Etat, prit sans doute un parti que sa politique lui conseilla, et que ses crimes avaient rendu neces- saire. Ne pouvant se flatter de rendre ses usurpations agreables en Italie, et de gagner la confiance des Romains, qui conser- vaient toujours une esp^ce de fan tome de leur ancienne gran- deur, il s'attacha au parti chretien et acheva sans doute de se rendre haissable par cette demarche. Elle en entraina bientot une autre, la plus funeste de toutes : I'etablissement de la resi- dence imperiale a Byzance ; Constantin, en fixant son sejour au milieu de ses partisans, abandonna i'ltalie et I'Occident a la tyrannie des papes et a I'irruption des barbares : car il est plus que vraisemblable que sans cette translation ces deux fleaux n'auraient jamais afllige I'Europe.

Ainsi Constantin, par une suite de sa politique cruelle et devenue n6cessaire, consacra le malheur de cette par tie du monde pour des milliers de si^cles. Je sais que de grandes revolutions ne sont pas I'ouvrage d'un seul homme ; qu'elles se preparent de loin, et qu'il faut des si^cles pour les porter h ce point de maturity qui les fait eclore. II fallait sans doute au temps de Constantin un nouveau culte au monde; celui que Mahomet etablit bientot apr^s avec tant de succ6s dans une autre partie du monde prouve assez cette n6cessite. L'inquie- tude des esprits etait devenue gen^rale; elleressemblait parfaite- ment k celle qui commence a se manifester parmi nous ; qui a produit la reformation au xvi* si^cle, et qui presage aujour- d'hui la chute du christianisme. II arrive des epoques ou I'ennui fait plus que les efforts les plus opiniatres. Enfm, au sifecle de Constantin, le paganisme etait a son point de matu- rite, et rien ne put empecher sa chute ; mais il faut gemir de le voir remplace par deux cultes si contraires aux progr^s de I'esprit humain.

AVRIL 1763. 263

II y a apparence que le grand Julien, si indignement calom- nie par les pretres, previt toutes les suites malheureuses de cette revolution, mais il opposa inutilement son genie k un torrent qu'il etait trop tard d'arreter. Le gout de I'absurdite avait dej^ gagne les esprits, la fureur des disputes scolastiques poss^dait dej^ toutes les t^tes ; ce talent qui donnait a un sot la facilite de jouer le role d'un homme superieur devait etre precieux pour la multitude. II parait, il est vrai, que les esprits en Italie ont plus longtemps resiste a cette contagion generale ; M. de Voltaire a remarque quelque part que, parmi plus de quatre-vingts her^siarques qui partageaient alors I'figlise de Jesus-Christ, il n'y en eut pas un seul Remain ; le genie de Rome faisait encore sentir les derniers restes d*une impulsion mourante; mais bientot apr^s Tabsurdite des esprits devint generale, et les Grecs, ayant perdu depuis longtemps la trempe de leur genie qui les caracterisa du temps de leur liberte et de leur gloire, asservis depuis des si^cles, habiles dans Tart de manier le sophisme et dans toutes les subtilites de I'ecole si convenables a des esclaves, inondferent toute I'Europe de leurs fureurs dogmatiques.

Cette revolution produisit ce syst^me d' education, uniforme dans tous les pays ou le christianisme a penetre ; systeme qui a tenu les peuples abrutis pendant une longue suite de si^cles ; qui, malgre la renaissance des lettres, subsiste dans toute sa force dans tous les pays ou la superstition s'est maintenue, et dont les principes se sont conserves m6me dans les contrees ou la raison a fait le plus de progr^s. Qu'on envisage ce systeme et tous ses precedes sans prevention, on verra qu'il n'est propre qu'a former un peuple de moines. Qu'est-ce qu'un bon moine ? C'est uii faineant qui s'est engage a etre inutile au monde, qui salt bien sa controverse, et qui observe la loi de la chastete, car depuis que les hommes ont ete assez absurdes pour regarder comme une perfection I'abstinence de Facte de la propagation auquel la nature a attache un attrait si invincible, il a et6 plus criminel a leurs yeux de manquer a cette sanction ridicule et contraire aux vues de la nature que de negliger les devoirs les plus sacres. Qu'est-ce qu'on appelle de m^me un ecolier qui donne de grandes esp6rances? C'est un enfant qui sait bien ar- gumenter, et qui ne court point apr^s les filles. Une fille bien

264 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

elevee est celle qui salt bien dire son catechisme et qui ne pa- rait point sensible aux impressions de I'amour et de la volupte. De la cet usage, aussi insense que general, de derober aux en- fants avec le plus grand soin la connaissance de la difference des sexes; usage meurtrier et destructeur qui, irritant notre curiosite au moment ou le sang circule dans nos veines avec le plus d' effervescence, est devenu la source de la debauche et de la perte de la jeunesse.

Les bornes de ce travail ne permettent point qu'on suive les produits de ce funeste syst^me; mais qu*on examine notre insti- tution publique dans tons ses details, et Ton trouvera partout les traces de cet esprit monacal. Nul germe de grandeur, nuUe idee de patriotisme et de veritable gloire ne fut jamais incul- quee h la jeunesse dans nos colleges, et ce qui doit faire verser des larmes ameres, c'est que les hommes dont le sort est de disposer de la destinee des nations ne sont pas autrement ele- ves que ceux qui doivent un jour r^gir un monast^re; un res- pect aveugle pour la religion est tout ce qu'il importe a ses ministres que le souverain conserve de son education ; s'ils peuvent y ajouter beaucoup de stupidite, ce sera tant mieux, parce qu'ils seront surs que jamais la raison ne pourra se mon- trer sous un tel prince. On reflechit avec horreur et avec amer- tume sur la mani^re dont la plupart des princes de la commu- nion romaine sont elev6s, et Ton voit la raison pourquoi les heros et les grands hommes de toute esp^ce nous sont venus du Nord depuis deux si^cles.

II y aurait un ouvrage bien grand et bien profond a faire sur I'influence du syst^me religieux d'un peuple, sur son g6nie, ses moeurs, ses arts, sa police, etc. Je vois Giceron devant les juges de Verr^s apostropher la deesse Venus, et exciter une commotion generale dans son auditoire ; je pense qu'aucun de nos avocats, quelque habile, quelque eloquent qu'il fut, n*ose- rait jamais interpeller la Yierge Marie dans un plaidoyer, sans s'exposer a I'instant a la huee de I'assemblee, dont la plus grande partie ne se couche pas cependant sans lui avoir dit un Ave, II faut done qu'il y ait quelque chose de noble et de poetique dans Tune de ces fictions, et que Tautre en soit abso- lument d6pourvue. Je vois les Raphael, les Guide, les Carrache, les Dominiquin, consacrer leur sublime pinceau a des tableaux

AVRIL 1763. 265

de devotion. Ce saint fitienne ecrase de pierres^ ce saint Laurent sur le gril, ont sans doute uncaract^re que j'admire; pour faire de tels tableaux, il faut sans doute un genie divin et sublime. Mais quels sentiments peuvent-ils m'inspirer? Des sentiments de degout ou de fanatisme. Je vois le comble de I'egarement et de la degradation des hommes dont les uns deviennent les bourreaux acharnes des autres pour une chose inintelligible et absurde, et ce spectacle continuel m'accoutume au mepris de la nature humaine, ou a la veneration de la plus triste de nos folies. Mais lorsqu'un peintre de genie m'aura montr6 ce gene- reux Romain qui se brula devantPorsennale poignetavec lequel il I'avait manque, j'eprouve une foule de sentiments grands et eleves qui, repetes souvent, influent n^cessairement sur mon courage, tandis que les autres degradent insensiblement en moi tout principe de generosite et de noblesse. II en est de meme du ciseau de Michel-Ange employe aux statues des Scipion, des Ciceron, des Trajan, des Marc-Aurele ou bien a conserver I'image d'un saint Jerome, d'un saint Francois, d'un saint Roch, d'un saint Antoine. Une mythologie remplie de charme et de po^sie donnera a un peuple des images riantes, des spectacles pleins de gout et de noblesse ; une mythologie qui imprime a I'heroisme un caractere de divinite entretiendra dans un peuple la grandeur des id^es, I'elevation de I'esprit et du courage ; une mythologie basse et ignoble qui mettra notre orgueil a souffrir, pour I'amour de Dieu et pour notre salut, I'avilissement, I'igno- minie, la servitude, aura a la longue les plus sinistres influences sur I'esprit des peuples, et voila pourquoi il y a une si grande difference entre un Romain qui sort d'enfance, comme ils di- saient, et un jeune chr^tien francais ou allemand qui sort du college.

Au defaut d'un syst^me religieux sense et capable d'elever les esprits, il nous reste les grands exemples dont I'empire est si puissant sur les ames genereuses, et s'etend jusque sur la multitude lorsque I'exemple est domestique. En portant nos re- gards sur cette guerre d'^ternelle memoire que Frederic vient de terminer par une paix si glorieuse, nous verrons que ce n'est pas seulement a la sup6riorite de ses talents que ce h6ros du si^cle doit le soutien de sa cause contre les efforts de I'Europe reunie, c'est surtout a cet enthousiasme que la grandeur de

266 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

genie et de courage inspire et qu'elle a porte jusque dans le coeur du dernier de ses sujets. Un paysan de Pomeranie, sac- cage par les Cosaques, se trouvait sous les mines de sa cabane incendiee plus content, plus heureux que ce paysan d'Autriche qui ne vit jamais d'ennemi dans son foyer ; le spectacle de son roi, toujours au-dessus de sa fortune, se sacrifiant a I'Etat, re- parant ses malheurs a force de genie etde talent, attentif meme au milieu des plus grands travaux a soulager la misfere de ceux qui avaient souffert pour la patrie, le rendait, lui aussi, insen- sible a ses pertes, et son sort plus a envier que celui de ces in- fortun^s laboureurs qui, a I'abri du fer ennemi, ont sans cesse a lutter contre la rigueur et les vexations des preposes a la levee des impots.

C'est un grand et beau spectacle pour I'humanite que de voir ce heros auquel Plutarque n'aurait su trouver un pendant dans toute Thistoire connue, reunissant toutes les sortes de ta- lent et de gloire, reunir encore tous les voeux secrets de son si^cle, avoir presque autant de partisans a Vienne qua Berlin, mettre dans ses interets jusqu'a la populace de Wurzbourg et de Mayence, faire regarder ses malheurs comme des calamites publiques, et ses succfes comme des sujets de triomphe et de rejouissance pour toute I'Europe. Quel est en effet le coeur ge- nereux, dans quelque coin de la terre qu'il respire, qui n'ait ete trouble et vivement agite par six ans de vicissitudes de cette guerre opiniatre, et qui ne se soit enorgueilli de la maniere dont le heros vient de la terminer?

II faut actuellement qu'il en consacre la m^moire, et qu'il rende croyable a la posterite cette suite de prodiges, en publiant I'histoire de ses campagnes. Ce serait un ouvrage immortel, quand meme on n'y trouverait que le simple recit de I'enchai- nement des operations militaires ; mais il ne tiendra qu'au phi- losophe couronne d'en faire le plus beau et le plus grand livre de I'humanite, Les false urs de poemes ^piques et de romans imaginent des personnages, et apr^s leur avoir affecte un ca- ract^re, ils nous donnent tous les details non-seulement de leurs actions, mais de leurs discours et de leurs pensees ; plus ils approchent en cela de la vraisemblance, plus nous admirons leur genie. Je voudrais que Frederic les imitat en substituant la verity a la fiction; je voudrais que ses commentaires histo-

AVRIL 1763. 267

riques ne continssent pas seulement le r^cit de ses actions, mais une suite fidMe de Thistoire de ses pensees dans les differentes situations ou il s'est trouve. Ge livre, con^u et execute dans cet esprit, deviendrait le manuel des heros de tous les si^cles, et si jamais monseigneur Tarchiduc Joseph pouvait obtenir de son confesseur la permission de le lire, il apprendrait la raison pourquoi I'ep^e de- Leopold Daun,b6nie par un pr^tre a triple tiare, n*a pu triompher d'un heros qui, malgr^ ses miracles, ne trouvera pas de place parmi ceux du'calendrier de saint Gre- goire.

II paratt une Lettre cl Vaiiteur des Memoir es sur la n^ces- siU de fonder une icole pour former des maitres * . Les auteurs qui ne peuvent reussir a occuper le public de leurs productions se font ordinairement ecrire des lettres pour reveiller son attention; mais le public, insensible, ne prend aucune part au bavardage de I'auteur et de ses amis.

On vient de publier une nouvelle traduction des Heroides d'Ovide. Gette traduction en prose forme un petit volume in-A, d'une jolie impression ornee de vignettes qui repr^sentent le sujet de chaque heroide. On m'a assure qu'elle 6tait de M. Watelet, auteur du poeme de la Peinture ; mais cette asser- tion merite confirmation 2.

Le Langage de la raison ^ est une nouvelle production d'un des plus feconds et des plus ennuyeux ecrivains du siecle, M. de Garaccioli, colonel au service du roi de Pologne et de Saxe.

M. Gazotte, qui a 6te, avec lesfrferes Lioncy, la partie oppo- see des jesuites dans le fameux proc6s dont les suites ont ete si memorables *, vient de publier un poeme en prose, intitule

1. Voir page 196. L'abbe Pellicier, auteur de ce Memoire, est ^galement I'au- teur de cette lettre et d'une autre publi(5e h une date que nous ignore ns, dans les- quelles il discute ses propres opinions.

2. Les vignettes de cette traduction (Paris, Durand, 1763, in-8o)'sont de Zoc- chi et de Gregori ; le nom du traducteur nous est inconnu.

3. Avignon (Paris), 1763, in-12.

4. Gazette quittant la Martinique, oii il avait fonde des ^tablissements, pour rentrer en France, vendit toutes ses possessions au P. Lavalette, qui lui en paya le prix (50,000 ecus) en lettres de change sur la compagnie de Jesus. Le P. Lavalette ayant eu peu de succ6s dans la suite de ces affaires, les superieurs de la compa- gnie trouv6rent assez commode de laisser protester les lettres de change. Gazotte leur intenta un proems, qui fut comme le signal de tous ceux qui vinrent fondre

268 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Olivier, Le comte de Tours a une fille unique qui devient amoureuse de son page Olivier. Lorsque le comte est sur le point de se croiser pour la Terre Sainte, il decouvre que sa fille est grosse. II Tenferme dans une tour, et il jure qu'il fera perir Olivier, qui s'est derob^ a son ressentiment par la fuite. Dans le cours de la croisade, le petit page rend les services les plus essentiels au comte de Tours ; il le preserve de mille dangers ; il lui sauve plus d'une fois la vie. A chaque evene- ment, le comte est plein de reconnaissance; mais lorsqu'il apprend a qui il la doit, sa colore se rallume, et Olivier est chass^, trop heureux encore d'en 6tre quitte a si bon marche. A la fm, pourtant, il fait tant de belles choses que le comte est force de lui accorder son estime et sa fille. Ge poeme est une imitation de I'Arioste ; mais M. Gazotte ne lui ressemble que par le decousu qui regne dans son Olivier comme dans V Orlando furioso, L'auteur de Y Olivier, ainsi que son module, se laisse aller a toutes les extravagances qui lui passent par la tete; mais les extravagances de M. Gazotte sont bien diff^rentes de celles de I'Arioste. Ge n'est pas tout que d'etre fou, il faut encore que vos folies aient un caract^re de genie et de verve qui m'amuse et m'entraine. Telles sont les folies de l'auteur de Candide et celles de I'Arioste, qui ont encore par-dessus les autres le charme de la plus d^licieuse poesie. Le poeme de V Olivier a cependant eu a Paris une sorte de succ^s.

En revanche nous avons eu cet hiver une quantite de petits poemes que personne n'a regardes et dont voici la liste :

Une Ode sur la paix et des Invocations ci la paix. Nous sommes bien heureux que cette circonstance n'ait produit jusqu'a present que deux feuilles.

Ariane ci TMs^e est une heroide de M. Gazon Dourxigne, et Nisus h Clarice^ une heroide en prose traduite de I'anglais.

Le Philosophe des Alpes est une ode qui a concouru pour le prix de I'Academie francaise.

Les Amusements poetiques d'un philosophe ferment un recueil de plusieurs pieces qui ont concouru pour des prix

sur la Soci6t6. Deux n^gociants de Marseille, Gouflfre et Lioncy, cr^anciers des Reverends P^res pour 1,500,000 francs, s'adress6rent egalement aux tribunaux pour le payement de cette somme. Voir pour plus de details le chapitre lxvui de VHis- toire du Parlement de Voltaire. (T.)

I

AVRIL 1763. 269

acad^miques, et dont quelques-unes ont ^te couronn^es dans les academies de province, mais j'ignore le nom de I'auteur.

Dans les Lamentations des JSsuites sur leur chute, on a observe I'ordre des lemons de Jeremie.

Outre la PHrissie, que nous devons k la maladie d'un jeune el6ve de Mars, nous avoris encore cinq petits poemes qui lui sont egaux en merite, et que le public n*a pas honores d'un regard. En voici les titres : la Louisiade, ou le Voyage de la Terre Sainte, poeme heroique par M. Moline, avocat au Par- lement *. Ce poeme est dedie au roi. Sur le titre on croirait avoir une lecture de plusieurs volumes a faire ; mais il n*a fallu k M. Moline que trente-quatre pages d'impression pour etre sublime.

La Scamnomanie, ou le Banc, poeme heroi-comique ^ G'est une plate imitation du Lutrin de Despreaux, en vers durs et barbares.

Caquet'BonbeCy la poule cl ma tante ' ^ poeme badin de M. de Junqui^res, qu'il faut jeter au feu bien vite avec le Calecon des coquettes du jour'' et Action, ou VOrigine du cocuage^. En voila bien assez pour quelque temps.

De tout cela il ne faut lire que VAnti-Uranie^ ou le Deisme compari au christianismey ipitres d, M, de Voltaire, par L. P. B. C, que j'expliquerais par le P. Berthier, capucin, s'il etait vrai que fr^re Berthier, apres la destruction de la Societe, se fut fait capucin comme le bruit en avait couru. Mais fr^re Berthier est a Versailles, present a 1' instruction de M. le due de Berry, a la grande consolation de tons les Fran^ais de la race future. Peut-^tre, malgre la sublimite de ses occu- pations, est-il capucin in petto par un effet de Thumilite chretienne. L'edifiante Anti-Uranie est un ouvrage absolu- ment digne de lui, et il n'y a cependant qu'un capucin qui puisse Tavoir fait.

1. Paris, 4763, in-8°.

2. (Par Le Roy, ex-jdsuite. ) Amsterdam, 1763, in-12.

3. Les bibliographes ne mentionnent, nous ne savons pourquoi,que ladeuxi^me Edition de ce poeme badin plusieurs fois reimprime ; elle est orn^e d'un frontis- pice de Gravelot, grave par Baquoy.

4. La Haye, 1763, in-8°.

5. S. 1. n. d., in-S", 16 pages. Voir ^ ce titre la Bibliographie des ouvrages rela- tifs d Vamour,

270 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

On a imprime en Hollande une lettre de /.-/. Rousseau CL Christophe de Beaumont^ archeveque de Pan's, sur son mandement au sujet d'Emile, Nous mourons d'envie de voir cette lettre; mais jusqu'a present on a pris toutes les precau- tions possibles pour quelle n'entre point dans Paris. L'auteur fait, dans cette lettre, I'apologie de son livre et I'histoire de sa vie. On dit que c'est un ouvrage plein de charme et de seduc- tion, et qu'il y a un tr^s-beau morceau sur la tolerance et les protestants de France. M. Tarchev^que y est traite avecbeaucoup d'egards ; M. Omer Joly de Fleury, avocat general du roi, y est un peu moins manage, en quoi J. -J. Rousseau a grande raison : car le mandement de I'archeveque etait bien plus sens6 et conforme aux principes d'un pr^lat que I'imbecile requisi- toire aux principes d'un magistrat.

EPIGRAMME PAR M. SAURIN.

Une Iris d'0p6ra, se disant presque neuve, Avec un sous-fermier venait de passer bail. Le prix pay6 d'avance, on en vient k I'epreuve : « Oh ! oh ! dit-il, trouvant un amour au bercail , La belle, march6 nul; je vous ai pris pour veuve, Non pour m^re; rendez. » La belle s'en defend. Carton survient alors; on la choisit pour juge : « Eh! dit-elle, monsieur, voil^ bien du grabuge : Quand la toile est lev6e, on ne rend point I'argent^ »

On lisait ce dernier vers comme avertissement au public, k I'entree de la salle de I'Op^ra ; mais cette salle n'existe plus. Le feu y prit le 6 de ce mois, a onze heures du matin, par la negligence des ouvriers qui y travaillaient, et en peu de temps elle fut reduite en cendres, et le Palais-Royal, dont elle faisait partie, fut fortement endommage ; heureusement personne n'y a p6ri. Gependant Tardeur du feu ayant fait p6ter et 6crouler la voute du grand escalier, cet accident pouvait ^eraser quan- tite de monde ; par le plus grand et le plus singulier hasard, personne ne se trouva sur I'escalier ni dans les vestibules. II

1. Cette ^pigramme ne se trouye pas comprise dans les OEuvres de Saurin, 1783, 2 vol. in-80. (T.)

AVRIL 17 63. 271

n'y a point de mauvaise plaisanterie que I'incendie de TOpera n'ait fait faire. Comme on manquait d'eau dans le commen- cement, on disait que c'etait tout simple ; que personne n*avait pu prevoir que le feu prendrait dans une glacifere, Le roi a conserve a M. le due d'Orleans I'agrement d' avoir cette glacifere dans son palais. On construira au meme endroit une plus belle et plus grande salle, et, en attendant, I'Opera jouera dans la salle des Machines^ au palais des Tuileries. II faudra deux ou trois mois pour mettre cette derni^re salle en etat de recevoir rOp6ra, et autant d'annees pour construire la salle neuve *. Ce coup pourrait bien ^tre le coup de grace pour un spectacle qui n'a jamais pu se relever de celui que lui porta la musique italienne, il y a dix ans, et qui, depuis deux ou trois ans, s'acheminait sensiblement vers sa fin. L'avis de I'abbe Galiani etait de mettre I'Opera francais a la barri^re de Sevres, vis-a-vis le spectacle du Combat du Taureau, « parce que, dit-il, les grands bruits doivent 6tre hors de la ville » .

Le theatre de la Gomedie-Francaise a perdu encore une actrice par la retraite de M}^^ Gaussin. La beaute et le son de voix enchanteur de cette actrice ont ete c^lebres par tons nos poetes. C'etait en effet une actrice charmante, surtout dans le haut comique ; mais depuis plusieurs annees elle n'avait plus sa vivacite, et sa taille, devenue tres-considerable, n'allait plus du tout a une jeune fille de quinze ans qu'elle representait sans cesse au theatre. Quand on joue la com^die trente ans de suite, il arrive un moment ou Ton se blase ^ ; alors on joue ses roles de routine, sans les sentir, et, dans ce cas, on tombe ou dans la monotonie ou dans la charge : c'est ce qui etait arriv6 a Grandval et a M'^^ Gaussin. Grandval chargeait un peu dans les derniers temps, et Ton reprochait a M'^* Gaussin beaucoup de chant et de monotonie. II n'y a que W^^ Dangeville qui se

1. La salle provisoire des Tuileries ne fut disposee que le 24 Janvier 1764; les acteurs de I'Opera y d^buterent par Castor et Pollux. La salle du Palais-Royal ne fut reconstruite et ouverte au public que le 2 Janvier 1770, on y repr^senta ZO' roastre. Cette salle devint de nouveau la proie des flammes le 8 juin 1781. (T.)

2. Nee en 1711, M^^^ Gaussin, apres avoir jou6 sur des thtiatres particuliers et en province, debuta au Th^atre-FranQais le 28 avril 1731. Elle joua pour la der- niere fois le 19 mars 1763, et mourut le 7 juin 1767. Voltaire a immortalise son nom par les vers qu'il lui a adresses h I'occasion d'Alzire et surtout de Zaire, tragedies dont elle crea les deux principaux rOles. (T.;

272 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

soit preservee de ces deux ecueils; il est vrai que depuis plusieurs annees elle jouait tres-rarement, et que M^^^ Gaussin et Grandval jouaient trois ou quatre fois par semaine. Ces trois noms seront toujours c^l^bres dans les fastes du Theatre- Francais, et vraisemblablement nous les regretterons longtemps avant de les remplacer.

Le Bucheron, ou les Trois Souhaits^ opera-comique, dont les paroles sont de M. Guichard, et la musique de M. Philidor, a eu un grand succfes a la Gom^die-Italienne ^ Le poeme est froid et sans comique, la musique fort harmonieuse, fort bruyante, mais sans genie. D'ailleurs, ceux qui connaissent les richesses de la musique italienne pretendent, non sans raison, que M. Philidor est un des plus intr^pides detrousseurs qui se soient montres depuis longtemps.

M"^ Belot vient de traduire de Tanglais un roman en deux volumes, intitule Ophilie. L'histoire des Tudors aura eu en France beaucoup plus de succ6s que celle d'Oph^lie, parce que la force du sujet et de I'auteur original entraine, et fait passer sur la faiblesse de la traduction. Plusieurs Anglais m'ont assure qaOphelie n'a nulle reputation en Angleterre ; ils en igno- raient eux-memes I'existence. G'est tout comme a Paris, ou il s'imprime nombre de romans qui ne laissent pas d'avoir quelque reputation dans les pays etrangers, et que personne ne connait ici. M™« Belot devait done faire un meilleur choix. Le roman d' O/^MzV manque de naturel et de verity ; aussi rien de plus fastidieux et de plus insipide que cette lecture. Le sujet en 6tait pourtant charmant. Une jeune personne elev6e dans un desert, parvenue k Tage de I'adolescence sans avoir aucune idee des mceurs et des usages de la societe et du monde dans lequel elle se trouve transplantee par un enlevement, voila assurement de quoi excercer un pinceau habile. Mais Ophelie est une petite sotte qui s'etonne des choses du monde les plus naturelles, et qui a cependant en m^me temps sur toutes les situations de la vie les sentiments du monde les plus raffines et les plus alambiques. On assure dans la preface que ce roman est de Tau- teur de la vie de David Simple^ et Ton n'a point de peine a le croire, car ce David Simple est aussi peu naturel qaOphilie.

1. La premiere representation est du 28 f^vrier 1763.

AVRIL 1763. 273f*

On pretend que cet auteur est miss Sara Fielding, soeur du cel^bre ecrivain de ce nom, dont elle n*a assurement pas les talents. Ce qui me deplait encore souverainement dans ses ma- ni^res, c'est qu'elle n*am^ne les situations et les evenements dans ses romans que pour faire une foule de portraits de per- sonnages oisifs et qui ne tiennent au sujet par aucun cot^. Quand on a la rage des portraits, il faut faire des Essais decou- sus comme. I'abbe Trublet, et non pas des romans.

Epitre aux architectes qui sont h Paris et ailleurs. C'est un rabachage, en trente-cinq pages, de quelques idees que I'au- teur a prises a I'abb^ Laugier, qui a fait un Essai sur V archi- tecture il y a plusieurs annees, et d'autres idees que Ton entend rep6ter tons les jours. Ce n'^tait pas la peine, pour 6tre aussi plat, de prendre le style des proph^tes.

Apelle et Campaspe^ comedie h6roique en deux actes, avecdes vers en musique % vient de tomber a la Com6die-Ita- lienne. La musique etait detestable, et le poeme, de M. Poin- sinet, c'est tout dire. Les deux cousins Poinsinet sont en pos- session de choir sur les deux theatres; mais, malheureusement pour leurs confreres, leur privilege n'est pas exclusif.

On a publie en huit volumes grand in-8° le theatre de M. Favart, qui contient le recueil de ses comedies, parodies et op6ras-comiques. Comme cet auteur n'est pas au bout desa car- ri6re, le nombre des volumes sera augments a mesure qu'il tra- vaillera. Au reste, cette edition est enrichie du portrait de I'auteur, de celui de sa femme, actrice de la Comedie-Italienne, et de plusieurs estampes assez jolies.

M. Maupin propose dans une brochure une nouvelle me- thode de cultiver la vigne dans tout le royaume, qui consiste principalement a mettre plus de distance entre les ceps et leurs rangees ^ On ne pent rien assurer sur la bonte d'une methode qui n'est pas soutenue d'une longue experience.

M. Pomier vient de publier un Traile sur la culture des muriers blancs, la mani^re d'^lever les vers ci soie, et Vusage qu*on doit faire des cocons^. Je ne crois pasbeaucoup a I'utilite de ces livres, que I'experience d^mentit le plus souvent.

\, Representee le 21 avril 1763.

2. Nouvelle Culture de la vigne. Paris, 1763, in-12.

3. Orleans, 1763, m-8°.

V. 18

27^1 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Biscoiirs sur le droit des gens et sur VHat politique de V Europe^. G'est du bavardage de quelque ecolier de rhetx)- rique.

U Anglais ^ la Foire ^ est un divertissement en un acte au sujet de lapaix, joue a la Foire Saint-Germain. G'est la un theatre digne des Anglais et des Francais que nos poetes mettent sur la scene, et il n'est pas juste que la Gom^die-Fran^aise s'empare du bien des bateleurs.

Henri ette de Marconne, ou Mimoires du chevalier de Prhac, est un nouveau roman^. On ne pent guere rien lire de plus bete. II en parait un autre sous le titre de Confidences a une amie, ou Aventures galantes d'un militaire icrites par lui- m^me'', II faut plaindre ceux qui sont obliges d'ecouter de telles confidences.

Melanges int^ressants et curieux^ ou Ahriged'histoire na- turelle^ morale^ civile et politique de UAsie, I'Afrique, V Ame- rique, et des terres polaires. Deux volumes in-12 ^ Ge recueil est en effet instructif et curieux.

On pent dire la m^me chose du Journal historique du voyage fait au cap de Bonne-Espirance, par feu M. I'abbe de La Gaille, de I'Academie royale des sciences. Volume in-12.

Campagne de M, le mar^chal de Tallard en Allemagne, Van i704, en deux volumes. II faut ajouter ces deux volumes aux autres recueils precieux qu'on a publies en ce genre.

Les j6suites ont fait faire en Lorraine, ou la protection du roi de Pologne les soutient encore, une apologie de leur institute dont il n'y a encore que la premiere partie d'imprim^e; k la place de la ville de Nancy, ils ont mis sur le titre ia ville de Soleure en Suisse ^ Gette apologie se trouve difTicilement. Ge n'est pas que les parlements aient mis aucun obstacle a la dis- tribution de cet ouvrage, comme les j^suites voudraient le faire croire; mais la Societe ne le confie qu'a ses vrais amis. Par ce

1. (Par G.-F. Le Trosne.) Amsterdam et Paris, 1763, in-12.

2. Nous n'avons pu retrouver la date de representation.

3. (Par J.-A.-R. Perrin.) Amsterdam et Paris, 1763, in-12.

4. Geneve, 1763, 2 vol. in-12. L'auteur nous est inconnu.

5. (Par Rousselet de Surgy.) Ce recueil a eu deux Editions, la plus complete, sous la rubrique d'Yverdon, forme 12 volumes.

6. Voir page 73.

AVRIL 1763. 275

moyen, elle conserve un air d'oppression avec lequel elle vou- drait bien exciter notre pitie, en meme temps qu'elle exempte son apologie du danger de soutenir le grand jour. On a choisi pour la composition de cet ouvrage un jeune j^suite, Piemontais de naissance, appele le P. Cerutti, dont les ouvrages ont ete couronnes, il y a quelques annees, par TAcademie des jeux flo- raux de Toulouse.

II faut etre absolument possede de I'espritde parti, pour ou contre la Societe, pour soutenir la lecture de cette apologie ; je n*ai jamais rien vu d'aussi fastidieux. Le bel esprit monacal y r^gne dans toute sa force. L'auteur dit que « le pressoir de la m^chancete salt tirer le venin des propositions les plus inno- centes, que le prisme de la calomnie colore ensuite de toutes sortes de couleurs fausses » .Tout est ecrit dans ce gout-la.

M. I'abbe de Radonvilliers a pris ces jours-ci seance a I'Academie francaise, et prononc^ le discours d' usage. Ge dis- cours est un recueil d'eloges tr^s-plat et tres-insipide. En sa qualite de sous-precepteur des Enfants de France, le nouvel academicien a loue tout ce qui en a jamais approche, et les morts n'ont pas ete plus menages que les vivants. Gelui qui se trouve le moins lou6 est ce pauvre Marivaux, qui, en sa qualite de predecesseur, avait cependant le droit le plus incontestable a Tencens du recipiendaire. M. le cardinal de Luynes a r^pondu au discours de M. de Radonvilliers. Ce prelat confirme tous les eloges, et ajoute encore celui du nouvel academicien. 11 nous apprend que ce qui fait Tessence de I'Academie, c'est Tamour de nos rois et de la patrie ; et cela nous donne la clef des re- ceptions que nous avons vu faire depuis quelques annees. Nous croyions betement que le nitrite litteraire entrait pour quelque chose dans le choix que I'Academie faisait de ses sujets, et de- puis longtemps nous n'en voyions pas choisir un seul dont le merite fut connu du public. C'est que tous ces abbes et autres que I'Academie a pris dans ces derniers temps aiment le roi et la patrie a la folic, et il n'y a que cela qui fasse un bon acade- micien. Cette immortalite, continue M. le cardinal de Luynes, a laquelle notre devise nous devoue, n'est pas la notre ; c'est celle de nos monarques et de nos princes, etc. Voila qui est bien modeste ; mais nous, qui savons ce que nous devons a I'Aca- demie, nous reverons en elle quarante victimes ambulantes,

276 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

d6vou6es a I'immortalite. Je suis convaincu que I'abbe Trublet n'en jetterait pas sa part aux chiens.

La Gomedie-Italienne a attire a Paris M. Goldoni, auteur dramatique celebre en Italie, et pour I'engager a travailler pour son theatre elle lui a fix6 une pension de 6,000 livres par an. C'est de Targent perdu, parce que le nombre de ceux qui poss^dent la langue italienne n'est pas assez considerable pour donner k ce spectacle une vogue et un concours suffisants. La troupe qui joue les pieces italiennes a et6 trfes-bien recrutee depuis quelques annees. Nous avons un tr^s-bon amoureux et un Pantalon superieur ; ce dernier est un des meilleurs come- diens qu'on puisse voir ; mais le parterre ne pent etre sensible au m6rite desacteurs qui parlent une langue qu'il n*entendpas. Arlequin et Scapin ont ete obliges de parler francais pour sou- tenir la comedie italienne en France, et je suis persuade que les meilleurs acteurs en ce genre perdent bien vite de leur ta- lent en jouant hors de leur patrie. M. Goldoni a debute a Paris par une pifece intitulee en francais r Amour paternel % et qu'il fallait lYdidmre le Pire engou^ de ses fdles, Gette piece ne sera pas regardee comme la meilleure de cepoete. Elle est remplie de bas- sesses et de compliments fades pour le public de Paris, et c'est d'ailleurs un melange monstrueux de pathetique et de boufibn- inerie. On ne pent disputer a M. Goldoni beaucoup de talent ; mais je crois qu'il a fait trop ou trop peu pour le theatre de son pays. En se donnant la peine d'ecrire des pieces regulieres, il fallait en bannir les masques : on ne s'accoutume pas a voir a tout .moment une sc^ne de bouffonnerie succeder a une scene de co- medie veritable. Quant a la comedie des masques, il faut la laisser pour ce quelle est; il faut qu'ellereste un canevas dont les scenes ne soient point ecrites, mais abandonnees au genie et a la verve des acteurs. G'est la chaleur avec laqaelle ils im- provisent qui rend ce genre amusant; si vous les obligez a reciter par coeur, vous lui oterez bien vile son principal agrement. C'est une economie bien plaisante et bien originale que celle de la comedie italienne; ce peuple a mis un tour de genie jusque dans ses extravagances.

ISous avons vu sur le m^me theatre tomber successivement

1. Representee le 4 feyrier 1763.

MAI 1763. 277

deux op^ras-comiques : la Bagarre^^ piece de ce detestable Poinsinet, qui nous accable de ses betises k tout moment; c'est dommage que M. Van Malder, habile musicien du prince Charles de Lorraine, ait perdu son temps et sa musique avec un telpoete; un mauvais acteur de ce theatre, appele Desbrosses, a fait la musique du Bon Seigneur, qui est egalement tombe ^ Le Gui de chene^ou la F^le des druides^, dont le poeme est de M. de Junqui^res, et la musique de Laruette, autre acteur de la Comedie-Italienne, a eu beaucoup de succ^s. G'est bien, et pour la musique et pour les paroles, la plus plate et la plus ia- sipide chose qu'on ait vue depuis longtemps.

MAI

1" mai 1763.

On vient de donner sur le theatre de la Gomedie-Frangaise une comedie nouvelle en vers et en cinq actes, intitulee le Bienfait rendu, ou le JSegociant, Une comedie en cinq actes 1 c'est une grande affaire. Depuis le sublime Moliere, nous n'ea connaissons qu'une, la Mdtromanie^ qui ait merite les honneurs- du theatre. L'auteur du Negociant a voulu garder Yincogmto^r sa pi^ce a ete presentee aux Gomediens par Preville, qui leur a declare en meme temps qu'il en a encore cinq autres de la meme plume, que le public aura la satisfaction de voir succes-

1. Representee le 10 fevrier.

2. Le 18 fevrier. Les paroles sont de Desboulmiers.

3. Represent^ le 18 Janvier.

4. Cette piece fut representee le 18 avril 1703. Grimm, dans sa lettre du l^''juin suivant, dit qu'on I'attribue a M. de Dampierre, et les Memoires secrets (l'^'" mai 1763) affirment positivement qu'elle est son ouvrage. De La Salle de Dampierre 6tait, d'apres cette derniere autorite, interess^ dans les vivres, et directeur de la regie des cartes. Nous avons deja vu (t. III, p. 334, note 5) mettre sur son compte la tragedie du Tremblement de terre de Lisbonne. Le Bienfait rendu, imprime d'abord a Paris, 1763, in-12, a ete compris ensuite dans le Theatre d'un Amateur, Paris, 1787, 2 vol. in-18; recueil que Barbier regarde, par ce motif sans doute» comnie etant eutierement de Dampierre. ( T.)

278 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

sivement s'il recoit favorablement la premiere. Quelle mine abondante et riche qu'il ne tiendra qu'a nous d'exploiter, sans reconnaissance meme, si I'auteur s'obstine a vouloir rester cache !

Cette coni6die serait infailliblement tomb^e sans le jeu de Preville, qui etait charge du role d'Orgon. 11 I'a joue avec un jeu si prodigleux qu'il a entrain^ le parterre malgrelui. Gepen- dant, s'il est possible de donner un caract^re a un role aussi mal fait, on ne pent dire que Pr6ville I'ait jou6 dans son veri- table esprit, et il s'est moins montre, dans cette pi^ce, grand comedien qu'habile bateleur. M. Orgon, tel qu'il nous I'a repre- sents, est un bomme grossier, rustre et insupportable. 11 est vrai que si I'acteur eut cherche a en faire un negociant honnete homme, franc, droit et brusque, la piece n'aurait pas ete ache- v6e ; mais, pour avoir obtenu quelques representations, elle n'en sera pas moins oubliee, et elle est bien dument tombee dans Tesprit de tous les gens de gout.

Tout est de la derni^re grossiferete dans cette comedie. Depuis le commencennent jusqu'a la fm c'est un tissu d'injures contre les gens de qualite, et de la plus ridicule recrimination de leur part; et cela s'appelle, chez les sots, peindre les condi- tions et les caract^res ! 0 divin Moli^re, ce n'est pas ainsi que tu peignais ! Sans doute que les gens de la cour ont leurs hauteurs; sans doute que I'orgueil des gens d'une condition moins elevee cherche a s'en venger, et que la richesse dans Paris insulte a I'orgueil du sang et de la naissance ; mais ce n'est pas un torrent d'injures r6ciproques. C'est au contraire par leurs egards que les grands offensent ; c'est avec des poli- tesses qu'ils savent blesser; c'est par une modestie alTectee que la bourgeoisie cherche a 6viter la familiarite et la hauteur des grands ; c'est en se traitant de rien qu'elle les accable de tout le poids des avantages que donne la richesse dans un pays oil Tamusement est le premier des soins, et oil toutes les distinc- tions disparaissent devant ces attraits. Ces petites mortifications secretes, qu'on se fait eprouver de part et d'autre, sont aussi loin des injures grossi^res dont la pi^ce du jour est remplie que le genie de I'auteur anonyme Test du g^nie de Moli^re.

II n'y a dans cette piece ni intrigue, ni fond, ni caract^res. Tout ce qu'on pent lui accorder, c'est un peu de facilite dans le

MAI 1763. 279

style; la pifece parait facilement versifiee, mais cela ne suffit pas pour faire une comedie. La sienne est ennuyeuse etfroide; il ne manque a I'auteur que le g^nie et le sens commun pour ^tre supportable. Je ne sais pourquoi il a intitule sa pi6ce le N^gocianL L'auteur pretend que M, Orgon est n6gociant a Bordeaux; il en a menti. M. Orgon est maltre ma^on, ou niaitre brasseur, ou maitre boucher de quelque ville en Basse- Bretagne ; mais la comedie du Nigociant reste toujours a faire.

Un eveque ou chapelain de I'eglise anglicane avait pre- che au sacre du roi d'Angleterre d'aujourd'hui ^ II avait choisi, parmi les heros de I'Ancien Testament, le roi et prophete David comme un module a proposer a tons les rois, et particuli^- rement au jeune monarque qui commencait son r^gne. G'6tait Tobjet des trois points de son sermon^ dont la conclusion fut que tout souverain devait ambitionner de porter le titre de David, que Dieu appela Vhomme selon son cceur. Un profane ayant 6tudie, pour son edification particuliere, la vie de ce roi selon le coeur de Dieu, y trouva des faits fort extraordinaires. Pour en former le tableau, il les rapprocha les uns des autres dans un livre adresse au chapelain, a qui il fit sentir qu'une imitation trop fidele du fils de Jesse pourrait etre tres- reprehen- sible dans le fils de George. Son livre a fait beaucoup de bruit en Angleterre ^ Un profane du royaume de France en a pris occasion de faire une tragedie qui porte ce titre : Said et David, ou V Homme selon le ca^ur de Dieu^. Cette tragedie n*a pas 6t6 imprimee ; on ne pent I'avoir qu'en manuscrit, et elle est excessivement rare. On pretend que ce singulier ouvrage vient des Delices; mais cette opinion ne pent etre admise que pour les fiddles disposes a le lire avec fruit et edification. Ceux qui n'y chercheront que le scandale doivent en ignorer la source.

On a imprim6 a Francfort la tragedie d'Olympie, que

1. George III.

2. The History of the Man after God's own heart, 1761, Freeman, in-12. L'au- teur anglais se nommait Huet ; Voltaire, dans son avertissement, pretend qu'il etait neveu du savant 6v6que d'Avranches. Son ouvrage fut traduit en 1768 : David, ou VRistoire de V Homme selon le cceur de Dieu (par le baron d'Holbach), Londres (Amsterdam), 1768, in-12. (Voir la lettre du 15 Janvier 1769.) (T.)

3. La tragedie de Voltaire ne fut pas publi(^,e sous ce titre, mais sous celui de Saul, tragedie tiree de VEcriture sainte, par M. de Voltaire; la premiere edition est de Geneve, 1763, in-8°. (T.)

280 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

M. de Voltaire appelle son ouvrage de six jours. L' edition s*est faite sous la direction de M. Golini, qui a ete autrefois secre- taire de I'auteur, et qui est aujourd'hui attache k I'Electeur palatin *. G'est peut-etre le sort inevitable des ouvrages de six jours, d'etre mal combines et faibles ^ Gette faiblesse est le principal defaut de la tragedie d'Olympie, qui m'a paru lan- guissante partout, et faiblement ecrite ; cela ne demande que de la chaleur pour etre pathetique et touchant. On en ferait un bel opera italien. Je doute que le role de Gassandre reussisse au theatre. II n'est ni vertueux, ni criminel, mais surtout il n'est point interessant. Le remords est moins un retour a la vertu que la marque du deperissement de la machine : ainsi il n'est pas vraisemblable dans un jeune homme, a moins qu'il ne soit d'un caractere a la fois faible et cruel ; mais alors il faut que ce caractere soit donne par Thistoire, ou, si c'est le poete qui le place sur la scene, il faut qu'il le developpe et qu'il le montre dans toute sa force. Gassandre, dans le fait, n'est qu'une conscience timoree, un penitent qui ne merite ni la passion d'Olympie, ni I'interet des spectateurs. II est certain aussi que le caractere de la piete des Grecs ne ressemblait en aucune mani^re a la pi6te chretienne; et si les mysteres du temple d'J^phese rappellent les pratiques de nos couvents, ce sera la faute du poete, qui n'aura su faire parler a ses person- nages le langage antique. Malgre ces defauts, et surtout ce souffle de vie qui manque a Olympie, jc suis persuade qu'elle

1. Colini, secretaire de Voltaire, ne k Florence en 1727, mort en 1806, a laisse un ouvrage intitule Mon Sejour aupres de Voltaire, Paris, Leopold Collin, 1807, 10-8", oil il fait profession de beaucoup d'attachement k la memoire do ce grand homme. Mais, en 1821, furent publi^es des Lettres inedites de Voltaire, de iW"'« De- niset de Colini, adressees a M. Dupont, Paris, Mongie, in-8'' et in-12, oii on a la douleur de le voir montrer une honteuse duplicite, car il cherche k y desservir de tous ses moyens celui pour lequel, d'un autre c6te, il feint tant d'admiration et de respect. ( T.)

2. H Gette tragedie parut imprim^e en 1763; elle fut jouee h Ferney et sur le theatre de I'Electeur palatin. M. de Voltaire, alors ag6 de soixante-neuf ans, la composa en six jours. Oest I'ouvrage de six jours, ecrivait-il k un philosophe illustre, dont il voulait savoir I'opinion sur cette piece. L'auteur n'aurait pas du se reposer le septieme, lui repondit son ami. Aussi s'est-il repenti de son ouvrage, rcpliqua M. de Voltaire ; et quelque temps apr6s il renvoya la pi6ce avee beaucoup de corrections. » ( Avertissement du Voltaire, 6dit. de Kehl.) Olympie fut jou^e pour la premiere fois au Theatre-Frangais le 17 mars 1764. Voir ci-apr6s la lettre du 1" avril 1764. (T.)

MAI 1763. 281

reussira beaucoup sur notre theatre, parce qu'elle est remplie de tableaux et de spectacle ; que M'^'' Clairon y sera fort belle, et qu'apr^s tout M. de Voltaire, faible et languissant, vaut encore mieux que nos autres poetes dans toute leur vigueur. On trouve, k la suite, de la pi6ce, des remarques de Tauteur, et entre autres une critique du caract^re du grand-pr^tre dans la tra- gedie d'Athalie, qu'il pourrait bien avoir d^robee a Tauteur de la trageclie de Saul : elle ressemble tout k fait, comma disent les peinlres, a son frfere.

II ne faut pas confondre avec I'auteur de la tragedie de Saul un avocat qui vient de faire imprimer une tragedie de Judith et une autre de David * . Gela n'est pas assez bete pour etre plaisant, cela n'est que plat. La tragedie de David et Bethsah^e, dont le cur6 de Montchauvet en Normandie nous fit present il y a dix ans, etait bien autrement plaisante. On ne soupQonnera point notre avocat de malin vouloir ; cependant sa tragedie de David pourrait servir comme piece justificative a la tragedie de Saul. Elle commence par le recit du viol de Thamar, que cette innocente colombe fait elle-meme a son frere Absalon, qui, dans un premier mouvement d'indignation, couche avec toutes les femmes de son p6re. Uhomme selon le ccBur de Dieu y fait assez ing^nument son portrait, qui n'est pas flatte :

Ton bras, 6 Dieu puissant! s'appesantit sup moi; J'ai seme le scandale et m6pris6 ta loi : Des rois j'ai profane I'auguste caractfere; Je confesse mon crime. Assassin, adultere, Faux et perfide ami, par les plus noirs forfaits J'ai reconnu tes dons et paye tes bienfaits^.

Au demeurant le plus joli garcon du monde^

1. Judith et David, tragedies, par M. L. (Lacoste, avocat), Amsterdam et Paris, 1763, in-12.

2. David, acte II, sc6ne ir.

3. Cette reflexion de Grimm n'est qu'une reminiscence du passage de I'epitre de Marot h Frangois P*", oii ce poete annonce au roi qu'il a ^t6 vole par son valet:

Gourmand, ivrogne, et assure menteur, Pipeur, larroa, jureur, blasphemaleur, Sentant la hart de cent pas a la ronde, Au demeurant le meilleur fils du monde. (T.)

282 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

II faut remarquer les revolutions favorables aux arts, comme celles qui contribuent a leur corruption et a leur perte. La bizarrerie dans les ornements, dans les decorations, dans les dessins et les formes de bijoux, etait arrivee k son comble en France ; 11 fallait en changer a chaque instant, parce que ce qui n'est point raisonne ne pent plaire que par sa nouveaute. Depuis quelques annees on a recherche les ornements et les formes antiques ; le gout y a gagne consid^rablement^ et la mode en est devenue si g^nerale que tout se fait aujourd'hui a la grecque. La decoration exterieure et interieure des bati- ments, les meubles, les etoffes, les bijoux de toute espece, tout est a Paris a la grecque. Ce gout a passe de I'architecture dans les boutiques de nos marchandes de modes; nos dames sont coifT^es k la grecque; nos petits-maitres se croiraient deshono- res de porter une boite qui ne fut pas k la grecque. Get exc^s est ridicule, sans doute; mais qu'importe ? Si Tabus ne pent s*6viter, il vaut mieux qu'on abuse d'une bonne chose que d'une mauvaise. Quand le gout grec deviendrait la manie de nos perruquiers et de nos cuisiniers (car enfm il faudra bien que d*aussi grands Grecs que nous soient poudres et nourris a la grecque), il n'en sera pas moins vrai que les bijoux qu'on fait aujourd'hui a Paris sont de tr^s-bon gout, que les formes en sont belles, nobles et agreables, au lieu qu'elles 6taient toutes arbitraires, bizarres et absurdes, il y a dix ou douze ans.

M. de Garmontelle, lecteur de M. le due de Ghartres S qui dessine avec beaucoup d'esprit et de gout, a voulu se moquer un peu de la fureur du gout grec en publiant un projet d'habille- ment d'homme et de femme, dont les pieces sont imitees d'apres les ornements que I'architecture grecque emploie le plus com- mun^ment dans la decoration des edifices. Ges deux petites estampes auraient pu fournir I'id^e d'une mascarade pour les bals du carnaval. C'est une tres-bonne plaisanterie qui a et6 co- piee tout de suite par des singes qui ne savent que contrefaire ; lis ont publie une suite d'habillements a la grecque, sans esprit etd'un gout detestable. M. de Garmontelle sefait depuis plusieurs annees un recueil de portraits dessines au crayon et laves en couleurs de d6trempe. II a le talent de saisirsinguli^rementl'air,

1. L'auteur des Proverbes dramatiques, ne en 1717, mort en 1800.

MAI 1763. 283

le maintien, I'esprit de la figure plus que la ressemblance des traits. II m*arrive tous les jours de reconnaitre dans le monde des gens que je n'ai jamais vus que dans ses recueils. Ces por- traits de figures, toutes en pied, se font en deux heures de temps avec une facilite surprenante. II est ainsi parvenu a avoir le portrait de toutes les femmes de Paris, de leur aveu. Ses recueils, qu'il augmente tous les jours, donnent aussi une id^e de la variete des conditions ; des hommes et des femmes de tout etat, de tout age s'y trouvent pele-mele, depuis M. le Dau- phin jusqu'au frotteurde Saint-Cloud. Plusieurs de ces portraits ont ete graves.

On a imprim6 les OEuvres diverses de M. Tabb^ de La Marre, qui a fait le poeme de I'opera de Zaide et celui de Titon et VAurore, ainsi que quelques pieces fugitives ^ Tout cela ne valait pas trop la peine d'etre recueilli, mais il faut compiler ; et pour grossir son recueil on ne se fait aucun scrupule d'y fourrer des morceaux qui n'ont jamais appartenu a I'auteur dont on pretend publier les ouvrages. L'abbe de La Marre 6tait un assez mauvais sujet. Dans la guerre de 17lii, il suivit I'arm^e en Boheme, ou il finit sa vie ^ Dans un acc6s de fi^vre chaude, il sejeta a Prague par les fenetres d'un second 6tage; il y a des versions qui disent qu'il fut jet6 par un homme de mauvaise humeur. II expira en disant : u Je ne croyais pas les seconds si hauts en ce pays-ci. »

Le metier des compilateurs est de vivre aux d6pens des auteurs celebres. Un de ces messieurs vient de publier un gros volume intitule les PensSes de J,- J. Rousseau^ citoyen de Ge- neve K Dans cette rap§odie, on a range sous differents titres, comme Dieu, Religion, Vertu, Honneur, Amour ^ Etude, etc., des morceaux tires de divers ecrits de M. Rousseau. G'est un

1. Les OEuores diverses de La Marre, Paris, 1763, in-12, reaferment bien ces deux operas, repr^sentes, le premier le 3 septembre 1739, et le second le 9 Jan- vier 1753 ; mais on n'y trouve pas Momus amoureux, du m6me auteur, imprime a la suite de Zaide dans les editions s^par6es de cette piece. (T.)

2. En 1746. II 6tait n6 vers 1708. Voir la note de la page 23 du tome XIX des OEuvres de Diderot.

3. Les Pensees de J.-J. Rousseau furent recueillies par Prault, libraire, avec une preface de l'abbe de La Porte; Amsterdam (Paris), 1763, in-12. Un autre recueil du m6me genre a 6t6 public k Avignon, en 2 vol. in-12. On ignore le nom du nouveau compilateur. (B.)

284 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

contraste assez plaisant de voir les livres de cet ecrivain ce- lebre proscrits avec beaucoup de s^v^rite, et cependant Tex- trait de ses pensees vendu publiquement. Apparemment que le compilateur, en bon catholique, aura eu soin d'en oter auparavant le venin dont M. I'archeveque de Paris et le reve- rend pere capucin qui a fait le requisitoire de M. Joly de Fleury^ nous ont avertis que les ecrits de J. -J. Rousseau etaient infectes. J'espere que celui-ci fera passer k nos prelats le gout des mandements. Nous n'avons dans Paris que trois ou quatre exemplaires de sa lettre cl Christophe de Beaumont^ archeveque de Paris ; on arrete a la poste tons les exemplaires qui viennent aux particuliers par cette voie, et Ton assure qu'on a meme arrete celui que Tauteur a adresse k M. I'archeveque. Cela n'est pas juste ; il ne faut pas empecher un homme de lire les reponses qu'on fait a ses lettres. La curiosite du public, irritee de cette mani^re, n'en est que plus grande. On s'arrache le peu d'exemplaires qui sont dans Paris, et je ne doute point que dans peu nous n'ayons cette lettre aussi facilement que le Contrat social, qu'on a pris tant de soin, Tannee derni^re, d'empecher de paraitre, et qu'on pent avoir aujourd'hui tant qu'on veut pour son petit ecu. Je n'ai pas ete assez heureux enore pour tenir dans mes mains ce nouvel ouvrage de J. -J. Rousseau, qui a cent trente-quatre pages d'impression; maisj'en ai entendu lire quelques morceaux qui m'ont paru excellents. G'est son vrai genre de ferrailler avec ceux qui attaquent ses Merits ; il est toujours interessant et piquant dans ses reponsea. Au reste, je ne sais ou Ton a pris que I'archeveque etait traite avec beaucoup d'^gards. Dans les endroits que je connais, on ne dira pas que J. -J. Rousseau se soit fait violence pour me- nager un peu son adversaire, encore moins les pretres, dont il parle avec une liberte et une verite incroyables.

15 mai 1763.

La Mort de Socrate, tragedie en vers et en trois actes, par M. de Sauvigny, vient d'etre jouee sur le theatre de la

i. On a vu, page 105, note, que le requisitoire etait attribu6 & Abraham Ghau- meix. (T.)

MAI 1763. 285

Comedie-Frangaise *. G'est la meme piece qui devait etre repre- sentee Tannee derniere au moment du decret de prise de corps contre J. -J. Rousseau, et que la police fit defendre, de peur que le parterre ne fit des applications publiques k I'histoire du jour. Aujourd'hui que les memes raisons ne subsistent plus, on a permis a I'auteur de se faire jouer, apr^s avoir s6verement examine sa pi^ce afin de n'y rien laisser subsister qui fut susceptible d'application au merite des philosophes de la na- tion et au sort qu'ils eprouvent.

M. de Sauvigny sert, je crois, dans les gardes du corps du roi de Pologne, due de Lorraine. Quelques pieces fugitives Tout fait connaitre comme poete. Un Voyage de Mesdames de France a Plombi^res =*, en vers et en prose, insere dans le Mercure, n'a pas prevenu le public en faveur de ses talents, et Ton n*en attendait que d'impuissants efforts, surtout dans un sujet qui, comme celui de Socrate, exige, outre une connaissance pro- fonde de la philosophic ancienne, une sublimite de coloris et d'idees continuelles. Le premier et le dernier acte ont recu beaucoupd'applaudissements; le second aet^jugegeneralement faible; la pi^ce, quoique en plain succes, est peu suivie. Ce sujet a quelque chose de si beau et de si auguste qu'il n'y a point d'ame sensible qui ne s'interesse au succes de la piece, quel que soit le talent de I'auteur. M. de Sauvigny est partout au-dessous de son sujet; mais 11 est naturellement simple, et par consequent touchant partout on il n'est pas plat, et surtout lorsqu'il ne fait que traduire les mots de Socrate. J'ai remarqu^ quelques vers qui me paraissent tres-beaux, et qui sont k mes yeux les veritables vers tragiques, bien preferables k ces por- traits et a ces maximes enchasses dans des vers artistement tourn^s, dont la tragedie moderne a tant abuse. Je donnerais volontiers ce magnifique portrait de la philosophic , tant applaudi au premier acte, pour ce vers si simple, mais si beau par la situation :

Eh quoi! voudriez-vous me voir mourir coupable!

1. Grimm a d^ji fait quelques reflexions ^4'occasion de I'annonce de cette pi6ce, dans sa lettre du !«'• juillet precedent. Elle fut representee le 9 mai. On remarqua que reioqnent Platon etait au nombre des personnaijes muets. (T.)

2. Voyage de Mesdames de France (M™« Adelaide et M'"^ Victoire) en Lor-

286 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

ou bien pour celui-ci :

Apprenez-leur surtout k mepriser la vie.

Mais j'ai remarque avec beaucoup de chagrin que ces beautes, si simples et si touchantes, qui auraient fait un si grand efTet a Ath^nes, echappent a notre parterre, et qu'il n'a donne des applaudissements que pour des choses que les Grecs auraient dedaignees. On a laisse passer tons les mots de Socrate, et Ton a applaudi toutes les tirades de Griton.

Cette piece touche et fait pleurer sans qu'on puisse faire cas du talent de I'auteur. Tout ce qui est de lui est faible et mauvais; il ne cesse de I'etre que lorsqu'il traduit ou imite. II a sans doute lu les Dialogues de Platon. Vous voyez qu'il a, en plusieurs endroits , profite de la belle et sublime esquisse que M. Diderot a tracee de ce sujet-ci en deux pages, dans son Traiti de la Poisie dramatique , mais il n'a pas assez tire parti, ni des recits du philosophe grec, ni des indications du philo- sophe francais : et, comme je I'ai deja dit, tout ce qui lui appartient est faible et commun. Tel est le caract^re de ce Melitus, si feroce et si lache, dont nous avons tant de modules dans nos pieces modernes, et dont les remords font si peu d'ef- fet. Le recit que Griton vient faire, au troisi^me acte, de sa fm horrible, est meme tout a fait deplace ; outre qu'il est de mau- vais gout, il a encore 1' inconvenient de distraire de 1' inter et principal. Tout le troisi^me acte se passe entre Socrate, sa femme et ses enfants, et il y a des choses touchantes ; mais ce n'est pas \k traiter le sujet de Socrate, c'est peindre un pere de famille injustement condamne. G'est au milieu de ses disciples qu'il fallait placer Socrate des le commencement de Facte; c'est a eux que les discours sur I'innocence de la vie, sur la saintet^ des lois, sur I'immortalite de I'ame, doivent s'adresser. Griton n'est la, au troisi^me acte, que pour faire le recit de la mort de Melitus. Quel pauvre role !

Si M. de Sauvigny s'^tait senti quelque talent, il en aurait fait usage au second acte pour le plaidoyer de Socrate ; c'^tait

raine, 1761, in-12. Plaquette tr6s-rare, ornee d'une vignette gravee par M"** de Pompadour.

MAI 1763. 287

1^ le moment de la chaleur et de I'eloquence, c*etait \k qu*il fallait montrer le philosophe dans toute sa sublimite, inspire, agite par son demon, d^veloppant aux yeux de I'areopage tons les principes de sa divine philosophic. Mais pour faire parler un tel homme il faut etre inspire soi-meme; il faut des con- naissances si profondes, un coloris si sublime, un esprit si 61eve au-dessus de lui-meme, qu'il ne faut pas s'etonner que M. de Sauvigny soit reste si fort au-dessous de son sujet. II doit ^tre content des applaudissements que le public a donnes a son ouvrage; mais I'esquisse que le philosophe Diderot a tracee de la mort de Socrate reste toujours a remplir.

On pretend que M. de Sauvigny a ete oblige par la police de retrancher de sa piece tout ce qui regardait Aristophane, de peur que le parterre n'en fit des applications a la com^die des Philosophes, publiquement jouee sur le theatre de la nation, sous I'autorite de cette m^me police ordinairement si s6v^re sur les biens^ances^ Yoililes effets d'une mauvaise conscience; mais c'est pousser bien loin les precautions. On se souvient aujourd'hui a peine de ce scandale, et pour le rendre dange- reux k la philosophie il fallait que I'auteur de la comedie des Philosophes eut autantde genie que de mechancete. M. Palissot voudrait bien passer pour I'Aristophane du si^cle. II compare aussi fort modestement sa farce k la comedie des Femmes savantes, et si Moli^re eut tort de mettre Cotin et Menage sur la scene, son singe a sans doute cru qu'il est toujours bon de ressembler a un grand homme par quelque cote. II est vrai que la pi6ce du grand homme est jouee encore tons les jours etfait les delices du public, et que la pi^ce du plat homme ne reparaitra jamais au theatre ; et \oi\k un cote un peu facheux du parallfele entre le grand homme et le plat homme. Ce plat homme vient de recueillir en trois volumes tons ses ouvrages. II en parle dans ses avant-propos avec une modestie peu commune. Malheureu- sement, tout ce qu'il presente dans ce recueil est tombe. II voudrait bien occuper le public; il rechauffe a cette occasion la plupart des infamies qu'il a debitees dans le temps de la

1. Palissot, dans ses Memoires de la litterature, pretend que Sauvigny ne com- posa la trag^die de la Mort de Socrate que pour lui prodiguer des injures sous le nom d'Aristophane. (T.)

288 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

comedie des Philosophes ; mais la curiosite du public est usee; ces mecbancetes n'ont plus pour lui I'attrait de la nouveaute, et il ne voit plus que les platitudes. Son libraire dit assez plaisamment : « M. Palissot n'est pas bien sur d'etre bien aise d' avoir fait la comedie des Philosophes, »

M. de Voltaire vient de publier le second volume de THistoire du czar Pierre le Grand ^ Gette derniere partie d'un r^gne aussi memorable parait moins indigne que la premiere de I'historien illustre dont elle porte le nom ; mais j'ose dire qu'elle ne s'el^ve pas encore a la dignite qui parait necessaire a I'histoire d'un legislateur, d'un fondateur, d'un reformateur d'empire. On lit I'ouvrage de M. de Voltaire avec plaisir ; mais c'est precisement ce que je lui reproche : I'Histoire de Pierre le Grand doit produire d'autres eflets, et laisser d'autres impres- sions que celles d'une lecture agreable. Ce qu'il y a de facheux, c*est qu'apres un aussi grand maitre il ne se trouvera personne d' assez hardi pour trailer ce sujet. II faudra done qu'il reste toujours imparfait ? Voila ce que jepense de la mani^re ; quant au fond, on nepeut que d^plorer qu'un ecrivain, si grand par ses talents, soit quelquefois si esclave de mille petites conside- rations au-dessus desquelles son g^nie devrait I'elever. Cela lui donne souvent, dans des occasions importantes, une mani^re de presenter les objets si versatile qu'elle parait moins propre k la dignite de I'histoire qu'a I'eloquence insidieuse d'un rh6teur. On ne peut pas precisement reprocher a M. de Voltaire d' avoir deguise la conduite de Pierre envers son fils sous des couleurs fausses ; mais lorsqu'on a lu ce qu'il a^crit sur le proems et sur la fm tragique du czarowitz on reste dans une incertitude qui ne permet pas d'asseoir un jugement solide. Cependant M. de Voltaire a certainement un sentiment la-dessus, et I'historien doit etre assez honnete homme pour ne jamais cacher son sen- timent sur les choses qu'il se permet de Iraiter. C'est cette veracity qui rend I'histoire interessante, et si quelquefois des considerations particulieres exigent des managements, I'honn^te homme se tait tout a fait, et ne touche point a des choses sur lesquelles il ne lui serait pas permis d'etre vrai sans restriction.

1. Le premier volume avait paru en 1760. Voir dans cette derniere ann^e les lettres des l**" et 15 novembre, od Grimm en rend compte. (T.)

MAI 1763. 289

La satire, Tenvie de noircir, d'imaginer des forfaits, souvent par simple gout pour le merveillleux, me paraissent aussi odieuses dans un historien qu'a M. de Voltaire; mais les reticences, les managements, les considerations particulieres, otent a I'histoire sa liberte. et sa noblesse, et rendent I'historien meprisable. Quand on a lu ces deux volumes de M. de Voltaire, on sait les faits du regne de Pierre le Grand ; mais on ne connait Men, ni le caract^re de cet homme extraordinaire, ni celui de I'imperatrice Catherine, sa femme, ni celui d'aucun des person- nages qui ont et6 les instruments de si grandes revoluiions. Ge n'est pas ainsi que je veux que le grand Frederic ecrive I'histoire d'un regne immortel dans les fastes du monde. Au reste, un siecle qui a vu nattre Charles XII, Pierre et Frederic, n'est pas un siecle sterile en grands princes ; mais une conside- ration digne de votre attention, c'est que Charles XII, avec des qualites plus brillantes que solides, heros plus touchant que grand roi, aurait change la face de I'Europe s'il n'avait ren- contre dans son chemin un homme aussi rare, aussi extra- ordinaire que Pierre; et Frederic, sublime dans toutes ses entreprises, grand dans toutes les parties, heros, roi, legis- lateur, guerrier, philosophe, I'homme, en un mot, le plus extraordinaire qui ait jamais paru dans I'histoire, ayant dans son parti, par une singularite non moins remarquable, tous les grands capitaines du siecle, et n'ayaot jamais eu en tete, ni dans le cabinet, ni dans les operations militaires, aucun homme dont le talent puisse etre compare au moindre de ses talents, n'aura cependant produit aucune revolution sensible en Europe si vous exceptez celle qui est une suite necessaire de I'influence de sagloire et du credit de sa maison, tant les conjonctures dis- posent de tout; et laconquete de I'Asie n'a pas peut-etre coute a Alexandre la moitie des elForts de geuie qu'il a fallu a Frederic pour soutenir, entre les rives de I'Oder et de I'Elbe, le choc si opiuiatre et si repete de toutes les forces de I'Europe.

Nous avons aussi depuis quelques jours la nouvelle edition de VEssai sur I'llistoire yeneraley par M. de Voltaire, en huit volumes grand in-S"". On reste justement surpris quand on pense a rimmensit6 des travaux de cet homme immortel. II a pousse cet Essai jusqu'a la (in de I'annee 1762. Ainsi vous y tiouvez, outre la guerre de 1741, un precis de la guerre qui vient de V. 19

290 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

finir, I'histoire des tristes querelles du clerge et desparlements de France, I'assassinat du roi, la proscription des jesuites, la suppression de VEncyclopedie, tous les objets, en un mot, si interessants pour nouS; et qui le seront si peu dans I'histoire du monde; mais tout cela n'est que croque, et avec trop de negli- gence. Tels qu'ils sont, ces differents chapitres feront grand bruit. Le Parlement n'y etant pas infiniment bien traite, on n'a os6 publier Touvrage k Paris sans consulter M. I'abbe de Chauvelin, et quelques autres colonnes de ce corps devenu si redoutable depuis quinze ans. Ces messieurs ont exige des suppressions et des changements considerables, en sorte que les exemplaires qu'on vend dans Paris se trouvent tous cartonnes. II faut done acheter ce livre tel qu'il a ete public a Geneve et dans les pays Strangers. En faveur de ceux qui possedent I'ancienne edition I'auteur a fait imprimer un volume de supplement ou Ton trouve tout ce qu'il y a de nouveau dans celle-ci *. Ces variantes consistant souvent dans le changement de quelques mots, ce volume de supplement, aux nouveaux chapitres pres, ne pent avoir que I'air d'une rapsodie, mais qu*on parcourt avec un singulier plaisir.

J'ai enfm eu occasion de lire rapidement la lettre de Jean-Jacques Rousseau ci Chrisloplie de Beaumont^ archev^que de Paris ^ qui se propose d'y repondre *. II y a en effet dans cet 6crlt des choses d'une grande eloquence, des raisonnements d'une grande force, et, ce qu'il y a de plus singulier, une leg^- rete de plaisanterie qui n'appartient pas au citoyen de Geneve, car il a toujours ete lourd quand il a voulu plaisanter. La con- versation de I'archeveque avec le janseniste de la rue Saint- Jacques est faite dans un si bon gout de plaisanterie qu'on la croiraitdeM. deYoltaire. Ce qui n'est pas moins singulier, mais plus conforme au caract^re de I'auteur, c'est qu'il declare a la face du ciel et de la terre qu'il est chretien au fond de I'ame, dans un 6crit ou il expose les plus terribles difTicult^s contre le christianisme et contre toute revelation, et ou il fait tenir un

i. Ce volume est intitule Additions a VEssai sur VHistoire generale, etc., pour servir de Supplement a Vedition de 1756. La nouvelle edition de I'Duvrage entier que Grimm annonce ici est de 17(il-03. (T.)

2. Nous ne savons si le prelat eut, comme I'annonce Grimm, le projetde r^pli- qeuer; toujours st-il qu'il ne le flt pas, et fit bien. (T.)

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synode entre tous les peuples partag^s par leurs sentiments de religion, et dont le r^sultat est que tout culte est egalement bon ou egalement indifferent. Au reste, cet ecrit ressemble aux autres ouvrages de M. Rousseau, c'est-a-dire qu'il passe sou- vent le but. Tout le morceau, par exemple, sur la tolerance, est absurde; Ton est fache de voir, dans une mati^re si inte- ressante, tant de talent inutilement prodigue au soutien de quelques sophismes. Les docteurs ont imagine une distinction entre la tolerance civile et la tolerance ecclesiastique ; ils disent que cette derni^re est reprehensible dans un chretien et dans un ministre de I'figlise, et c'est la la tournure par laquelle ils voudraient autoriser tant d'affreuses persecutions. Le vrai phi- losophe combat toutes ces vaines subtilit6s de I'ecole, qui n'ont jamais servi que de pretexte et de justification au crime; mais M. Rousseau proteste de nouveau dans cet ecrit qu il ne veut pas etre philosophe, et il n'y a rien qui n'y paraisse : car, suivant son usage, il ne cherche pas a dire ici la verite, mais simplement le contraire de ce qu'on dit. Ainsi, comme les docteurs n'ont ose assurer que I'intolerance civile 6tait permise, et qu'ils se sont retranches sur I'intolerance ecclesiastique, M. Rousseau pretend que la premiere seule est juste, et que la seconde est odieuse. C'est ecrire pour avoir le plaisir de contre- dire ; mais c'est surtout preter des amies bien cruelles au fana- tisme : car, en consequence de son sophisme, I'auteur dit expressement que les premiers protestants de France furent l^gitimement persecutes, et que I'oppression qu'ils essuyerent ne cessa d'etre juste que lorsque, par des conventions solen- nelles, leur culte fut recu dans I'liltat. Quel tissu d'absurdites abominables I comment une convention pourrait-elle donner un droit qu*on n'a pas naturellement, puisqu'elle-meme ne pent etre legitime qu'autant quelle n'est point contraire au droit naturel? Suivant son principe, M. Rousseau sera done oblige de convenir que son Dieu a ete legitimement crucifix a Jerusalem? Mais il importe trop au bonheur du genre humain que ces affreux principes, soutenus ici par le gout du paradoxe, et enseignes dans les ecoles par la tyrannic ecclesiastique, soient enfm d^truits de fond en comble, et qu'il soit universellement etabli qu'aucun homme ne pent etre le maitre de la conscience d'un autre homme; que la croyance d'un citoyen ne pent inte-

292 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

resser le gouvernement en aucune maniere, et que tout citoyen qui remplit les devoirs de la societe a droit a la protection des lois, sans qu'il puisse etre legitimement inqui^te sur son culte et sur ses opinions particulieres. Voila le langage de I'humanite et de la justice; quiconque parle autrement merite seul d'etre persecute.

11 y a dans cet ecrit, comm,e dans les autres ouvrages de M. Rousseau, des mots de caractere qui me font autant plaisir que les traits de Moli^re avec lesquels il peint ses peisonnages. L'auteur dit que tons ses ecrits ont toujours eu pour but le bonheur des hommes; mais il craint si fort que nous n'en pro- fitions, ou que nous ne nous flattions de pouvoir etre heureux, qu'il ajoute tout de suite ; « Je n'ai pas assure que cela fut absolument possible dans I'etat ou sont les choses. » Oh! il ne voudrait pas avoir un si grand reproche a se faire. II dit encore, dans un autre endroit, qu'il connait un peu les hommes, parce qu'il n'a pas toujours eu le bonheur de vivre seul. Au reste, il y a dans cet ouvrage beaucoup de choses outr6es et quelques- unes de mauvais gout. Le public trouve aussi que M. Rousseau parle beaucoup trop de lui ; cela est pourtant plus pardonnable dans une apologie que dans d'autres ouvrages ou l'auteur ne doit jamais paraitre. Ce qu'on pent reprocher a M. Rousseau, c'est de n'etre pas heureux; on voit que ses malheurs lui ont aigri le caractere, et prennent sur sa tranquillite, II a repondu a I'archeveque; il repondra sans doute au beau requisitoire de maitre Omer Joly de Fleury; il vient d'ecrire au conseil de Ge- neve pour etre raye du tableau des citoyens *. On ne voit pas trop le but de cette folie solennelle ; mais elle prouve I'inquie- tude et I'agitalion de son esprit. On pretend qu'il suivra en Ecosse milord MarechaP, qui doit y aller reprenrire possession de ses biens, et Rousseau s'ecrie a ce sujet : « Enlin j'aurai le bonheur de vivre avec des hommes dont je n'entendrai pas la langue! » Mais c'est avoir attendu trop longtemps pour etre heureux.

M. Villaret vient de publier en cinq volumes les Amhas- sades de MM, de JSoailles en Angleterre^ sous le r^gne du roi

1. Sa lettre dtait adress^e h M. Favre, premier syndic de la r«^publique de Geneve. Elle se trouve dans sa Corresijondance a la date du 12 mai 1703. (T.)

2. Ce projet ue re^ut pas d'ex^cutioa.

MAI 1763. 203

de France Henri 11, redig^es par feu M. I'abb^ de Vertot*. C*est un livre de cabinet dont la lecture est peu amusante ; mais I'extrait qu'on a mis a la tete, et qui est reellement de I'abb^ de Vertot, est un excellent morceau. G'est une histoire raisonnee des r^gnes d'Edouard et de Marie, rois d'Angleterre; le fil en est bien saisi et bien presente, et si vous voiilez vous donner la peine de comparer cet ouvrage posthume de I'abbe de Vertot avec ce que Rapin-Tlioyras et David Hume ont ecrit sur le meme sujet, vous le trouverez, je crois, tres-superieur pour le ton et pour I'interet au travail de ces deux celebres historiens. M. Yillaret, editeur de cet ouvrage, est le continuateur de Y Histoire de France, par I'abbe Velly, et c'est le premier, et peut-etre le seul continuateur qui ait ete sup^rieur a son pr6de- cesseur.

Je n'aime pas excessivement les Contes moraux de M. Marmontel. II faut pour ce genre beaucoup de gout, de finesse, de delicatesse, de legeret^; M. Marmontel a beaucoup d'esprit, et n'a rien de tout cela. J'aimerais mieux avoir fait la Reine de Golconde que tous ses contes ensemble, quoique le premier ne porte pas le titre de conte moral. Cependant, comme les contes deM. Marmontel ont eu du succ^s, il n'a pas manque d'imitateurs. M. de Bastide vientde publier quatre volumes de contes qui, pour la plupart, ont deja paru dans le Merciire et ailleurs. C'est un ecrivain si sec et si maigre que M. de Bastide qu'on le croit toujours menace de consomption en le lisant. M"' Uncy, nom vrai ou faux, a aussi publie quatre volumes de Contes moraux dans le gout de ceux de M. Marmontel; mais ce recueil n'est qu'une compilation de contes imprimes depuis longtemps. II yen a de Dufresny et de plusieurs autres, le conte de la Reine de Golconde s'y trouve aussi, tel qu'il a 6t6 inser6 dans le Mercure, c'est-a-dire avec les changements les plus ridicules et les plus absurdes qu'on ait jamais imagines. M. Mar- montel vient de publier une Poetique francaise, en trois vo- lumes, et cet ouvrage meritera sans doute que nous nous en occupions plus serieusement.

Je m'etais toujours propose de vous parler des Entre-

\, Leyde^Svol. in-12. Grimm est ici en contradiction avec la France litteraire de 1769, qui iodique comme editeur de ces Ambassades le benedictin Ant.-Joseph Pernety. (T.)

2% CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tiens de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique^ traduits du grec, de Nicocl^s, avec des remarques, un volume in-12; mais I'abondance des matiferes entraine, et cet ouvrage n*a d'ailleurs eu aucun succ^s a Paris. II a paru il y a quelques mois. L'auteur feint dans la preface de I'avoir traduit d'un manuscrit grec qu'il pretend avoir d^couvert dans un couvent d'ltalie. J'aime assez cette tournure; mais alorsil faut soutenir son msnsonge jusqu'au bout, et savoir faire parler Phocion d'une manifere digne de lui. Ge n'est pas la peine d'evoquer I'ombre d*un grand personnage de I'antiquite pour lui faire dire des choses communes, et voila pourquoi les Entretiens de Phocion ont si peu reussi. Cet ouvrage est de M. I'abbe de Mably, qui a donne au commencement de la derni^re guerre des Principes de n^gociations qui firent beaucoup de bruit, parce que le traite de Versailles, qu'on venait de conclure avec la cour de Vienne, y 6tait sin cerement fronds.

Les Institutions politiqiies de M. le baron de Bielfeld ont eu une sorte de succes en France. Si Ton n'y a point trouve de genie, on a cru que des Veritas et des connaissances utiles y 6taient recueillies et presentees d'une maniere avantageuse. La reputation de l'auteur a fait rechercher ses Leltres [ami- litres, qui viennent de paraitre en deux volumes; mais cet ou- vrage n*a pas eu le meme succes. Voici le jugement qu'en a porte un homme d' esprit :

« Ce que M. de Bielfeld dit sur la France est faux; sur I'Angleterre, trivial ; sur I'Allemagne, presque ridicule. On s' attend a trouver des anecdotes ou quelques faits interessants, et Ton ne voit que des relations de fetes a peine supportables dans le temps meme des evenements qui les ont occasionnees. Ses lettres galantes sont maussades; ses plaisanteries, d'un gout detestable; ses moralites, lorsqu'il s'avise de s'y livrer, ou pe- dantesques ou communes. En general, l'auteur ecrit assez bien pour un homme qui parle une langue etrang6re; mais il ne faut pas se faire imprimer quand on n'ecrit pas mieux. Ce qui peut passer en conversation ne se supporte pas avec la m^me indul- gence dans un ouvrage. »

Emilie, ou le Triomphe des arts^, comedie en prose et

1. (Par Gloudet.) S. 1., 1763, in-12.

MAI 1763. 295

en cinq actes, qui n*a pas ete jouee, par un auteur dont j'ignore le nom, est un insigne amphigouri qu'il faut jeter au feu.

On vient de publier le second volume des planches de VEncydopedie. Ge volume , a cause de sa grosseur, est partag^ en deux parties dont chacune de la grandeur d'un volume or- dinaire. Ces deux parties contiennent une quantity de planches prodigieuses sur les arts et metiers suivants :

Balancier. Bas au metier, et metier a has. Batteur d'or.

Blanc de baleine. Blanchissage des toiles. Blason. Boisselier. Bonnetier de la foule. Boucher. Bouchonnier.

Boulanger. Bourrelier. Boursier. Boutonnier. Boyaudier. Brasserie. Brodeur. Fonderie en caractferes.

Cardier. Cartier. Cartonnier. Ceinturier. Chainetier.

Chamoiseur et megissier. Chandelier. Chapelier. Char- pente. Charron. Chasse. Chaudronnier. Ghimie. Chirurgie. Choregraphie. Cires (blanchissage des). Girier.

Giseleur damasquineur. Cloutier grossier. Gloutier d'epingles. Goffretier. Gonfiseur. Gorderie. Gordon- nier et bottler. Gorroyeur. Goutelier. Decoupeur et gau- freur d'etoffes. Dentelle et facon au point. Dessin. Dia- mantaire. Distillateur d'eau-de-vie. Doreur sur metaux,

Doreur sur cuir. Doreur sur bois. Draperie.

II est impossible que, dans un detail si prodigieux, il n'y ait des choses imparfaites; il est meme a croire que si Ton con- sultait chaque artiste ou chaque homme de metier sur les planches qui regardent le sien, il y trouverait toujours quelque chose a d^sirer; mais cette immense collection n'en sera pas moins pour cela un monument precieux a la post^rite, de Teffort de I'esprit humain. Eile sera justement etonnee de ce qu'a su faire un petit nombre dephilosophes, non-seulement sans aucune recompense, sans aucun encouragement de la part du gouvernement, mais au milieu et en depit des requisitoires et de la persecution la plus decidee.

Jetez au feu bien vite cinq petits volumes de la Voix de la nature^ ou les Aventures de M""' la 7narquise de ***, par M™« de R. R. S auteur de la Paysanne philosophe,

Un autre roman nouveau a pour titre : Le Nouvel Abelardy

1. Marie-Anne de Koumier, dame Robert.

296 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

oil Lettres d'un singe au docteur Abadolfs, traduites de Talle- mand, en deux petites parties ^ Je ne crois pas que cet ouvage existe en allemand. On y suppose un singe qui a la faculte de raisonner et d'^crire, sans avoir la faculte de parler. Son maitre, le docteur Abadolfs, a un oncle en France dont depend sa for- tune ; il a aussi une fille unique qu'il envoie k cet oncle. Le singe, dont elle ne connait pas les talents, Taccompagne dans ses voyages, et en rend compte a son maitre. Ges deux petits volumes sont remplis de details romanesques. Bonne lecture pour ceux qui ne savent que faire de leur temps, et qui aiment k lire sans sentir et sans penser.

Les Contradictions^ ouvrage traduitdel'anglais, avecdes notes ^ G'est une rapsodie miserable de moralites, faisant envi- ron cent pages. On y a pris cette tournure si neuve de faire voyager un sauvage et de le faire raisonner sur les moeurs de I'Europe. Je ne crois pas ce bavardage plus traduit de I'anglais que le roman precedent, de I'allemand. Ge qu'il y a de sur, c'est que personne a Paris ne lit ni ne connait toutes ces platitudes.

JUIN

l^"^ juin 1763.

Un des inconvenients d'un siecle raisonneur, c'est d'etre ex- pose a une grande abondance de mauvais livres qui ont pour but I'utilit^ publique. Lorsque la manie d'ecrire gagne un peuple libre, I'esprit de parti faitordinairement ^clore un grand nombre d'ouvrages absurdes qui rentrent tout aussi vite dans le neant; mais enfm la liberie donne aux ecrits les plus mediocres une trempe qu'on cheixherait en vain dans les livres ordinaires d'un peuple oisif et babillard. Ainsi les ecrits politiques des Anglais peuvent revolter par I'emportement, par la partialite, par la cha-

1. (Par Thorel de Campigneulles.)

2. La Haye, 1763, ia-12. Cet outrage de Rabelleau avait d'abord paru en 1760 sous le titre le Cosmopolite, ou les Contradictions.

JUIN 1763. ' 297

leur avec laquelle uii parti attaque I'autre ; mais, parmi nous , d^s que quelques excellents esprits, aussi connus que peu nombreux, se taisent, tout ce qu'on ecrit sur les mati^res du gouvernement, de legislation, d'adininistration et de felicity publiques, porte un caract6re.de futility et de puerilite qui fait piti6. Cependant un oisif a-t-il donne quelques projets aussi platement concus qu*im- possibles a executer. aussitot la foule des sots s'ecrie : Ah ! Texcellent citoyen! et les journalistes, proneurs gages des ecri- vains mediocres, ne manquent point de transmettre a I'immor- talite un nom devenu si cher a la patrie. Yoila comment, depuis quinze ans, le citoyen Ghamousset a toujours et6 prone comma un homme d'Jitat, sans avoir jamais fait a I'Etat d'autre bien, avec tons ses r^ves, que celui de I'etablissement de la petite poste dans Paris; voila comment le citoyen Marin* occupe nos journa- listes depuis plusieurs mois, par le projet d'uneassembl6ed'avo- cats qui examineraient et suivraient gratuitement les proems des pauvres. Je ne sais cependant si la nation anglaise a accorde un monument , dans I'eglise de Westminster, a I'inventeur de la Penny-Post, que nous n'avons fait que copier, et s'il ne vaut pas mieux oter aux pauvres les moyens et I'envie de plaider que de favoriser I'extension de I'esprit de chicane qu'on remarque dans beaucoup de provinces remplies de fripons et de praticiens. Ce que je sais, c'est que je n'accorderai jamais le titre de ci- toyen qu'a celui qui remplit avec zele les devoirs de son etat en vue du bien public, et que je troquerais volontiers tons ces ci- toyens du pave de Paris pour un bon et honnete laboureur du Perche ou de la Brie.

Nous avons eu cet hiver un ouvrage intitule VEconome poli- tique S dont I'auteur ne manquera pas d'etre inscrit dans le ca-

1. Marini dit Marin (ne en 1721, mort en 1809), auquel ses fonctions de cen- seur, la maniere dont il les remplissait, et les traits dont Beaumarchais I'accabla b. I'occasion du proces Goezman, ont donn6 plus de celebrity que le projet dont Grimm parle ici. Le titre de I'ecrit oii il I'avait consign^ etait : Leltre de M. Marin, censeur royal, etc., a M^^ de la P*** de ***, sur un projet interessant pour Vhuma- nite, in-12, sans date ni millesime. On y r^pondit par un Projet d'etablissement d'un Bureau de consultation d'avocats pour les pauvres, ou Lettre d'un citoyen d M. Marin, censeur royal, en reponse a celle par lui ecrite a M"^« de la P**' de***, surun projet interessant pour Vhumanite, 17G3, in-12. (T.)

2. L'Econome politique, projet pour enrichir et perfectionner I'espece humaine, Paris, 1703, in-12; reimprime sous le titre de I'Ami des Pauvres, ou Projet, etc., Londres, 1767, in-12.

298 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

talogue des citoyens par nos faiseurs de joiirnaux et de feuilles, et il peut avoir merite ce titre, dans le sens que j'y attache, longtemps avant d' avoir ete auteur ; car, de ma connaissance, M. Faignet\ c'est son nom, a ete maitre de pension et marchand de cochons, a Paris. Si ces deux metiers vous paraissent exiger des qualites diverses, M. Faignet a prouve que les hommes su- perieurs savent reunir les talents les plus opposes. Empatant ainsi I'esprit de ses eleves des sues les plus salutaires de la re- ligion et des belles-lettres , il savait encore rendre gras a lard ses autres 6l6ves qui ne jouissent de la consideration publique qu'^ proportion de leur embonpoint, et qui quittaient sa pen- sion avec une reputation au-dessus de leur age. Si on les a presque tons vus perir en sortant de ses mains par une mort vio- lente, c'est une preuve de plus de I'excellence de la methode de M. Faignet; car vous savez qu'un sort ennemi empeche les ^tres d'une trempe superieure de parvenir a la maturite, et qu'Achille fut le maitre d'opter entre le role d'un homme mediocre et la necessite de mourir avant Page. Ge qu'il y a de sur, c'est que M. Faignet, quoique excellent marchand de cochons, est encore un citoyen a bonnes vu^s. II a fait, pour VEncyclopMie, VsLYtide Dimanche y et quelques autres qui ont ete remarqu6s parmi les bons. On dit qu'il est un peu socinien et usurier ; mais ces deux qualites peuvent tres-bien s'accorder avec les de- voirs d'un maitre de pension et d'un marchand de cochons, car feu Dumarsais , une des meilleures tetes de notre si^cle , etait athee, et s'il ne savait pas, comme M. Faignet, bien engraisser les cochons, personne ne peut lui disputer d' avoir ete excellent maitre de pension; et quant a Pusure, tons les gens senses savent que les lois romaines et canoniques radotent sur cette ma- tifere, etne sauraient s'accorder avec les principes d'un fitat com- mercant. Aprfes tout , Pargent est une marchandise comme les

1. Faignet, ne a Montcontour en Bretagne, en 1703, mort vers 1780. Ce citoyen modeste et laborieux fut un des premiers propagateurs de la science de I'^conomie politique; mais ses ouvrages, manquant de m6thode, sont depuis longtemps oubli(5s. Les premiers editeurs dc Grimm I'avaient nomm6 Faiguet. Le Dictionnaire histo- rique public chez Gosselin a reproduit cette orthographe, qu'avaient peut-6tre adoptde d6']k d'autres biographies. Mais la Biographie universelle le nomme Fai- gnet, et c'est aussi la mani6re dont son nom est ecrit dans un ouvrage qui doit faire autorite en cette question, les Notices chronologiques de la Bretagne, par Miorccc de Kerdanet, Brest, 1818, in-8°. (T.)

JUIN 1763. 299

autres denr6es et productions de la nature et de Tindustrie, et les lois sur I'usure , qui 6taient une suite de la pauvret6 et de la grossi^rete du peuple juif, de meme que du peuple romain, dans le temps que Tusure excitait de si grandes querelles, ne peuvent etre observ6es par un peuple commercant et industrieux. C'est, je crois , ce que M. Faignet prouverait volontiers dans V Encyclopedic, a Tarticle Usurc, s'il ne craignait la mauvaise humeur de quelques docteurs de Sorbonne, qui, en combattant ses principes avec les tristes armes du droit canon, pourraient encore, par charite chretienne, tarir les sources de son com- merce en rendant sa pension et son n^goce suspects au public ^ Mais, pour parler plus s^rieusement, et pour revenir k VEco- nomc politique de M. Faignet, sa principale vue, dans cet ou- vrage, et d'empecher cette foule innombrable de domestiques, dont la capitale est peuplee, de mourir de faim dans un age od les infirmites ne leur permettent plus de gagner leur vie par leurs services. Pour cet eflet, il veut qu'on leur retienne tous les ans une petite portion de leurs gages, qu'on mettra a fonds perdu, du produit duquel ils jouiront au bout d'un certain temps en rente viagere pour etre garantis de la misere. Voilci a peu pres ce qui appartient a I'auteur, et ce qui pent meriter d'etre exa- mine, car il a d'ailleurs bien des reves auxquels il ne vaut pas la peine de s'arreter, et ce qu'il dit sur I'abus des maitrises et sur quelques autres objets n'est qu'une repetition de ce que d' autres ecrivains bien plus habiles ont dit avant lui. II attaque, au reste, le luxe avec beaucoup de chaleur ; il veut qu'il soit decrie en chaire, et que la police fasse faire contre lui des chan- sons qu'on puisse chanter dans les rues. Quant au premier ar- ticle, M. Faignet a satisfaction depuis longtemps ; il n'y a pas un de nos predicateurs qui n'ait, dans son recueil, un sermon sur le mauvais riche, ou I'affaire du luxe est traitee a fond ; il ne s'agit plus que de calculer, la quantite de paroisses et de ser- mons contre le luxe donnee, combien chaque sermon fait retran- cher tous les ans d'equipages et de repas somptueux, de gens de livree inutiles, et d' autres objets de faste. Ce calcul bien connu, on pourrait pr^voir ce qu'il en couterait au luxe en retranche-

1. Faignet a donn^, entre autres ouvrages, la UgitimiU de Vusure riduite d Vinter4t legal, 1770, in-i2.

300 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ment, pour chaqae couplet de chanson que la police ferait brail- ler dans les rues. M. Faignet veul aussi que les femmes soient chargees parmi nous de la reformation des moeurs. « 11 n'est point douteux, dit-il, que la principale ambition de nos jeunes gens est de plaire aux femmes ; or, des que ce sexe aimable montrera de I'aversion pour les choses frivoles, d^s que la regularite des moeurs et le goiit des choses solides seront un moyen sur de lui faire la cour, toute notre jeunesse deviendra raisonnable et sen- s^e. » Ge raisonnement est sans replique. II ne s'agit plus que de trouver le secret d'inspirer aux femmes du mepris pour les frivolites qui ont fait jusqu'a present I'existence et le charme des trois quarts d'entre elles, et M. Faignet nous developpera sans doute ce secret dans une nouvelle brochure, dans laquelle il pourraprouver que, lorsque I'education deshommes seratournee sur des objets s6rieux et solides, les femmes perdront la moitie de leur frivolite; ce qui sera egalement vrai. Voila le caract^re de nos toits politiques. Ce sont des themes amplifies que je ne croirais pas propres a exercer avantageusementl'esprit d'un en- fant; jugez comme ils me paraissent dignes de la meditation des hommes faits. II serait bien plus naturel , pour operer dans les moeurs cette revolution que tout le monde desire, d'enjoindre aux ecrivains de ne point traiter des matieres serieuses d'une mani^re si puerile : car I'influence des Merits publics sur les moeurs est bien plus immediate, et il est peut-etre moins facheux pour un peuple de n'avoir que des livres frivoles que de posseder un recueil d'ecrits futiles sur des objets importants et graves. De tous les projets que nous avons vu tristement proposer, depuis quinze ans que la manie du bien public tientnos ecrivains, nous n'en avons vu aucun , je ne dis pas execute, mais seule- ment tente ; et si Ton en a essay^, c'etaient des jeux d'enfants a faire piti6. On a vu 6riger par tout le royaume des societes d' agriculture ; mais si de tous leurs travaux il resulte jamais le moindre avantage reel, je serai bien trompe dans mes conjec- tures. Vous lirez a la suite de cet article une lettre de M. le mar- quis de Mirabeau, qui est peut-etre ce que cet auteur a ecrit de plus sense ^ ; malheureusement il est plus aise de donner des lettres patentes pour Tassemblee de quelques bavards oisifs que

1. Cette lettre, dat^e du 6 octobre 1761, a para dans les journaux du temps.

JUIN 1763. 301 ^

de remedier aux effets funestes d'un impot arbitraire et meur- trier, ce qui serait le seul moyen efTicace de retablir 1' agricul- ture dans le royaume, et de rendre I'l^tat florissant a perpetuite.

II en est de me me de la reformation des moeurs. Quel est le genie assez profond, assez puissant pour oser entreprendre de contrarier les effets necessaires de tant de causes qui con- courent a former le caractere des moeurs d'un si^cle, et pour opposer une digue sudisante a la pente qui en determine le cours? S'il en existe un parmi nous, qu'il se montre, mais qu'il soit roi; car il ne faut pas moins que la puissance souveraine et I'influence que Texemple et la volonte d'un monarque pro- duisent naturellement, je ne dis pas seulement pour changer le caractere de nos moeurs, mais pour reformer le moindre de nos abus. Si cette remarque est juste, que pourrait-on attendre de bon de nos faiseurs de projets? Le moindre reproche qu'on ait a leur faire, c'est que leur execution suppose precisement ces moeurs au retablissement desquelles ils doivent contribuer; car cette maison d'association de M. de Ghamousset pour les cas de maladie, cette rente viagere de M. Faignet a fonder pour la vieillesse de tous les domestiques, peut-on esperer de les etablir parmi un peuple dont les moeurs sont relachees? Aucunement. Malgre toute I'activite et toute I'opiniatrete que les auteurs ont mises en usage pour realiser leurs chimeres, on n'a jamais ele tent6 d'en faire le moindre essai, parce que toutes ces idees sont trop contraires a la tournure des esprits pour trouver d'autres partisans que des bavards dont le suffrage n'avance pas I'execution d'un pas. Or si notre facon de penser etait differente, si nous avions reellement a coeur la conserva- tion des moeurs dans la vigueur qui leur est necessaire pour tourner au profit du bien public, nous n'aurions pas besoin de tous ces petits projets, parce qu'un des premiers effets des moeurs publiques serait la diminutioi) de cette foule de citoyens qui, n'ayant ni feu ni lieu, ne savent que devenir au premier acces de fi^vre, et auquel M. de Ghamousset menage un asile pour une retribution modique, et que, parmi un peuple qui a des moeurs, il ne se trouve gu^re ni valets inutiles, ni domestiques abandon nes.

Le lien des families, I'amour filial, la tendresse paternelle, Tattachement domestique, le respect qu'on porte au chef et au

302 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

p6re de famille, I'amour, la bonte, la justice de celui-ci envers tout ce qui est soumis a son autorite, les droits de la parente respectes, I'interet commun de la famille animant tous ceux qui la composent ; voila ce qui forme les moeurs publiques d'une nation. Lorsque ces liens se relachent, de quelque mani^re ou par quelque cause que cela arrive, il n'y a plus rien de bon h, en attendre, et tous les projets de reformation sent des niaise- ries qui peuvent amuser des enfants, mais qui ne sauraient donner le change a un homme sense. Examinez la constitution de tous les peuples qui se sont rendus recommandables paries moeurs, et qui en ont tire leur gloire et leur prosperity, vous y trouverez toujours les liens des families respectes comme sa- cres, et dans le relachement de ces liens vous trouverez la source et I'epoque des desordres et des malheurs publics. En effet, comment pourriez-vous aimer sinc^rement le bien public si vous ne mettez pas votre grande satisfaction dans le bien- 6tre de ceux qui vous appartiennent et vous entourent? Com- ment auriez-vous une patrie si vous n'avez pas de famille ; si, au milieu des votres, vous n'avez aucun avantage d'aniitie, de confiance, de tendresse, sur cet stranger qui a quitte les siens et qui s'est etabli a cote de vous? De meme qu'une famille ne pent etre florissante qu'autant que chaque membre dont elle est compos^e concourt de son propre mouvement, d'affection et de coeur, au bien-etre commun, de m^me I'Etat n'est qu'une grande famille qui ne se soutient et ne prospere qu'a propor- tion du bonheur et de la prosperite des families particuli^res dont il est forme. Tout est perdu lorsque le chef de la famille ne ressent plus cette tendre sollicitude que procure sans re- lache I'avantage de la famille ; lorsque le fils ne voit plus en son p6re qu'un homme dont I'autorite I'importune, et dont les droits lui otent les moyens de jouir des siens ; lorsque le do- mestique ne sent que les inconvenients de la servitude, et s'en dedommage par la fraude et par la friponnerie ; lorsque I'epoux consacre ses soins et sa tendresse a une femme etrangere dont les interets ne sont pas ceux de ses enfants; lorsque I'epouse abandonnee se venge des mepris et de la froideur de son marl dans les bras d'un autre. Mors il n'y a plus de vertu publique, quoiqu'il y ait des hommes vertueux, c'est-i-dire que la vertu des particuliers est perdue pour I'J^tat, et que les ames les

JUIN 1763. 303

plus honnfites partagent I'irr^gularite des moeurs, dont les de- sordres ne sont plus un tort particulier, mais le malheur du si^cle. Mors le z6le et I'amour du travail se perdent dans le peuple ; chacun vit au jour la journee : car pour qui se donner tant de spins et de peines, lorsque vous n'avez point de famille ou que votre coeur n'est point sollicite par son bien-6tre? Mors le lien conjugal devient incommode et redoutable, et comme rien ne pent dedommager de ses douceurs, il faut tromper la nature et remplir son coeur de vains d^sirs, et sa vie de plaisirs frivoles qui ne sauraient remplacer les affections mutuelles. Alors chacun vit pour soi ; la correspon dance et la confiance de I'amitie, les liens mutuels, les soins reciproques, disparaissent; lacupidite, Tenvie dejouir, le mepris de son 6tat, se montrent dans toutes les conditions, et le desir de s'enrichir par quelque moyen que ce soit devient le caractere dominant de la nation.

Lorsque I'Etat en est a cette ^poque, il n'y a plus d'autre distinction que celle des riches et des pauvres; I'inegalite des fortunes s'accroit, le luxe devient excessif, et la misere extreme. Alors le riche ne jouit plus du bonheur de faire du bien : I'impossibilite meme de soulager tant de malheureux doit le rendre a la longue moins sensible a la misere commune, dont il a sans cesse le spectacle sous les yeux ; le pauvre n'est plus honnete, parce que son indigence est le fruit de sa dissipation ou de son oisivete ; I'Etat se remplit d'insolents, d'hommes durs et insensibles, ou bien bas et rampants, fripons, faineants, qui font de leur misere meme une ressource centre la faim.

J'ai eu occasion de vous faire remarquer les tristes effets du christianisme sur I'inslitution publique; daignez considerer maintenant quelles ont ete les suites de cette charite chretienne tant vant^e par les theologiens, tant respectee meme des. adver- saires les plus determines de cette croyance. Bien loin de prendre la place de la bienfaisance qui est naturelle a I'homme, et dont il y a dans tons les siecles, parmi tons les peuples paiens, de si grands et de si beaux exemples, elle en a pervert! le but, et attaque la police des Etats dans son principe, en sorte que les peuples aujourd'hui les plus eclaires de I'Europe ne sont pas encore revenus de ses abus. Je ne pretends point parler du scandale qui subsiste dans les Etats catholiques, ou cet esprit de charite, combine avec la crainte de I'enfer, a mis

30/i CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

la meilleure partie des biens entre les mains de I'Eglise, avec toutes les immunites, exemptions, droits et prerogatives, que I'avidite ambitieuse des pretres et I'aveuglement des peuples ont pu imaginer pour en rendre la possession sacree et inatta- quable; je ne parle point de I'impudence avec laquelle le luxe des prelats et des benefices de I'Eglise romaine insulte a la cre- dulite et a la naivete du peuple, en appelant leurs immenses richesses la portion et le bien des pauvres, mais je parle de tant de fondations pieuses, de tant d'6tablissements religieux qui sont encore regardes avec une sorie de veneration dans des pays ou le voile de la superstition est tombe depuis deux si^cles. Combien on prodigue encore tous les jours d'eloges aux fonda- teurs des hopitaux et autres etablissements de cette esp^ce, avec quel zele on cherche a augmenter et a conserver cet esprit de charite a qui nous les devons ! Disons hardiment que ceux qui vantent de bonne foi ces fondations ont plus de droiture dans le coeur que de lumi^re dans I'esprit, et que je prefere celui qui aura mis entre les mains de I'indigent un instrument propre a remuer la terre, a celui qui aura fonde un lit dans une niaison publique pour le coucher lorsqu'il sera infirme ou malade. Ge que je sais, c'est que si j'avais la police d'un l5tat k conserver, tous les hopitaux seraient demolis, au risque de laisser mourir dans les rues ceux qui n'auraient su se menager un asile pour leur vieillesse. Je ne connais de fondation utile en ce genre que celle des maisons des Orphelins et Enfants trouves, et les hopitaux des Invalides; encore renverrais-je ces derniers chez eux pour jouir en liberte, au milieu de leurs proches, des secours qu'ils ont merites {)ar leurs travaux et leurs blessures, et pour conserver et repandre en tous lieux le gout du service militaire. Pour les autres hopitaux, en absorbant une partie considerable des foods publics, ils ne servent qu'a entretenir dans le peuple le gout de la dissipation et de la fai- neantise, I'aversion pour le maiiage et pour les soins domes- tiques. Le proverbe : « L'hopital est-il pour les chiens » ? qui est sans ces^e dans la bouche du peuple, ne prouve que Irop ce que j'avance, et si Ton pouvait avoir une histoira exacie de ceux qui vont expirer dans ces asiles de I'indigence, qui olfrent encore plus le spectacle affreux de la barbarie et de la mis^re huinaine que celui des secours charitables, on aurait peut-etre

JUIN 1763. 305

de la peine a trouver, dans ce grand nombre de malheureux, un seul honnete homme tombe dans I'abandon sans sa faute. Mais pourquoi le peuple chercherait-il a se manager un asile pour la caducite du dernier age s'il en existe de tout assure, quelque rpiserable qu'il puisse ^tre, et comment conserverait-on le gout du mariage si Ton pent se passer dans I'age infirme du secours des siens, seul dedommagement qu'un p^re de famille puisse recueillir de ses travaux et de ses peines ?

C'est cette source de secours domestiques, et celle de toutes les vertus publiques et privees qui en derivent, que T esprit de la charite chretienne a taries parmi nous. II en est resulte ce gout de la mendicite, fleau inconnu des peuples anciens, mais commun a tous les Etats de la religion chretienne; non-seule- ment les institutions publiques comprises sous le nom de fon- dations pieuses ont ete contraires au but d'une bonne police, mais la vertu des particuliers, leur bienfaisance travestie en charite est devenue une source de malheurs et de desordres. Car combien d'abondantes aumones dont I'usage et remploi ont ete pendant mille ans de suite directement contraires au public, et, si Ton commence a mieux raisonner sur ces impor- tants objets, voyez cependant combien de secours injustement prodigues par les aumones a I'entretien et a I'encouragement de la faineantise et de la mendicite contre un seul emploi sense encourageant par des secours et des bienfaits les ma- nages, la multiplication du travail et des families? Tant il est vrai que la superstition corrompt les vertus les plus pures, et en fait souvent le principe de la calamite publique.

On dit que la comedie du Bienfait rendu, ou le Nego- ^lant^ est d'un M. Dampierre, inconnu jusqu'a present dans la republique des lettres^ L'impression de cet ouvrage a justifie le jugement que les gens de gout en ont porte au theatre, et ce que Preville a fait reussir par la vivacite de son jeu a paru froid et insipide a la lecture.

Le Hasard du coin du feu^ dialogue moral, est une nou- velle production de M. de Crebillon le fils. C'est toujours le m6me but, le meme jargon; et, pour etre juste, la derni^re partie de ce dialogue vaut peut-etre mieux que les Matines de

i. Voir prec6demment page 277,

V. ' 20

306 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

CyMre et cet Ahl quel conte! qui sont les derniers ouvrages de I'auteur; mais le public a condamne ce Hasard du coin du feu impitoyablement. II est vrai que le commencement de ce dialogue est d'un obscur et d'un fatigant insupportables , et que la repetition eternelle de ce jargon m^taphysique de sot- tises et de libertinage revolte. Si M. de Crebillon n'avait jamais fait que le Sopha, on aurait dit : Quel dommage que cet auteur n'ait pas continue k ecrire! II a continue, mais pour se perdre de reputation. D'ailleurs, ce fils de Crebillon est aujourd'hui un jeune homme d'au dela de cinquante ans. On pardonne au feu du premier age un ouvrage trop libre, mais on ne pent s'empe- cher de mepriser un homme qui a pass6 sa vie a ecrire des ouvrages licencieux, a outrager les moeurs, et a fournir de I'aliment a la depravation et a la corruption de la jeunesse.

On a imprime en Hollande un autre ouvrage peu decent, intitule VArctin^. II contient I'histoire, moitie vraie ou moitie fausse, de ce moine defmque appele Laurent, qui publia Tann^e derni^re le poeme du Baled, Et sa prose et ses vers sont detestables. On ne pent cependant s'empecher de convenir qu*il n*aurait pas manque de talent s'il avait pu le cultiver dans le commerce de la bonne compagnie. Sa maniere d'ecrire rappelle quelquefois celle de M. de Voltaire; mais un moment apr^s il se replonge dans les ordures. Tout le monde a remar- que, dans ce tas d'impertinences degoutantes de son poeme, le portrait de I'abbe de Bernis, et quelques autres morceaux dignes d'une meilleure plume.

On a publie un troisieme et un quatrieme volume du Trdsor du Parnasse, ou le Plus Jolt des recueils, Vous vous souviendrez qu'on a recueilli dans cette compilation les pieces fugitives de presque tons nos poetes. Les deux premiers volumes etaient meme faits avec plus de soin que les compilateurs n'en emploient ordinairement ; mais le mal est qu'on veut toujours entasser et grossir. Ainsi dans ces deux nouveaux volumes on trouve, a la place des Voltaire, des Saint- Lambert, des Ber- nard, des Desmahis, les noms de MM. Baculard d'Arnaud, Sa- batier, Feutry, Barthe, Blin de Sainmore, et autres grands hommes de la nation. On y mettra sans doute, dans un des vo-

1. Rome, aux dtJpens de la compagnie de I'Index, 1763, in-12.

JUIN 1763. 307

lumes suivants, une Epitre ci Damis sur les talents, par M'"'' Guibert*, ainsi que les Vers sur la statue Mg^e it Sa Majesti, par M. Germain de Grain*, Ges deux morceaux sont imprimes depuis quelques jours, et Dieu sait combien il nous en pleuvra le mois prochain, pendant les fetes qu'on don- nera pour la publication de la paix et' pour la' dedicace de la statue equestre du roi.

On adonne aujourd'hui, surle theatre de laGomedie-Fran-

caise, la premiere representation de la Manie des arts, ou la

MatMe a la mode, comedie en prose et en un acte^ par M. Ro-

chon de Ghabannes^ G'est le meme qui a fait la petite pi^ce

intitulee Heureusement, La Manie des arts est de ces pieces

sans noeud et sans intrigue qu'on appelle pieces a tiroir. Le

principal personnage est un homme de condition qui a, non le

gout, mais la pretention des arts. II est poete^ peintre, musi-

cien ; il excelle dans tons les genres sans en avoir nul principe,

comme M. Guillaume, qui invente ses couleurs avec son teintu-

rier^. II est entoure d' artistes mediocres qui le flattent basse-

ment; il les traite avec cette politesse hautaine qu'on remarque

assez souvent aux personnes de son etat, et dont ses complai-

sants se vengent en le dechirant de mille manieres lorsqu'il n'y

est pas. Tout cela est mele de beaucoup de bouffonneries, car

le valet de chambre du marquis pretend aussi etre connaisseur,

et meme poete. Ainsi, pendant que son maitre travaille d'un

cote a une tragedie, lui, il se met de Tautre a composer des

vers pour sa maitresse. Les singeries de Preville dans ce role

ont diverti le parterre, et c'est tout ce qu'il y a de vraiment plai-

sant, car, dans le fond, tout cela est d'un gout detestable et

n'a ni genie ni verve. Le Gascon, poete, mifsicien et danseur,

qui se presente a la fm de la piece pour etre secretaire de

M. le marquis, est tout aussi mauvais et plat bouffon. On ne

pent nier que I'auteur n'ait choisi un ridicule du jour et fort a

1. Grimm fait peu I'^loge du Recueil de poesies de cette dame a la fin de sa lettre du l*"^ mai 1764.

2. Cette piece de vers a et6 reimprim^e dans le Mercure de juillet 1763.

3. Les Memoires secrets (27 mai 1763) disent que la piece etait d'abord inti- tulee le Protecteur, mais qu'on forca I'auteur de changer ce titre, de peur de bles- ser I'amour-propre de quelques seigneurs. (T.)

4. L'Avocat Patelin, acte I", sc^ne vi.

308 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

la mode : car, non-seuleraent il y a parmi nous une classe de personnes qui voudraient s'arroger exclusivement le droit de juger et de prot^ger les arts, mais beaucoup de nos jeunes gens ont aujourd'hui la fatuite des arts et de la philosophic, comma lis avaient, il y a vingt ans, celle des petites-maisons et des bonnes fortunes ; mais excepte quelques traits satiriques assez heureux, on ne trouve rien dans cette petite pi^ce qui dedom- mage de sa mauvaise contexture. L'auteur manque de talent, et n'a pas meme dans Tesprit assez de legerete, de finesse et de piquant pour trailer ces ridicules avec le gout et la delica- tesse necessaires, et pour m^riter le succ^s qu'il n'a obtenu que par un melange de bouffonneries dans le fond tres-maus- sades.

Aux ecrits sur I'education, que chaque semaine voit eclore depuis un certain temps, il faut ajouter deux Discours sur I'education, dans lesquels on expose tout le vicieux de I'in- stitution scolastique et le moyen d'y remedier, par M. Vaniere, auteur d'un Cours de lathnte , qu'il dit etre tr^s-fameux a Paris*. Ces deux discours ne sont qu'une declamation vide d'idees contre les vices de I'education ordinaire, qui ne frap- pent pas moins aujourd'hui les gens bornes que les hommes 6claires. M. Vaniere, pour nous faire connaitre son merite, a fait imprimer a la fin des discours tous les compliments qu'il en a recus de ceux a qui il en avait fait present. Peut-elre cette fermentation generale, qui porte les esprits les plus communs a s'occuper de cet objet important, produira-t-elle quel que revolution favorable a une meilleure education. Dans le grand nombre de tous ces ouvrages mediocres, nous venous du moins de voir paraitre un» petit livret excellent, intitule Essai d' edu- cation nationale, ou Plan d' etudes pour la jeunesse, par mes- sire Louis-Ren6 de Caradeuc de La Ghalotais, procureur general du roi au parlement de Bretagne. Get illustre magistral a depose son Plan ditudes au grelTe de son parlement, et I'a ensuite rendu public pour I'utilite commune. II serai t difficile de pre-

1. Ce Vaniere, qui mourut en 1768, etait neveu de l'auteur du Prcedium rus- ticum; des deux Discours dont Grimm parle ici, I'un 6tait Sur I'education, et I'autre Sur I'art et la necessite d'apprendre aisement la langue latine. Son Cours de latinite forme 2 vol, ia-8°. Le premier de ces deux discours avait dej^ 6t^ public en 1760, in-8°, (T.)

JUIN 1763. 309

senter en cent cinquante pages plus de vues sages, profondes, utiles et vraiment dignes d'un magistrat, d*un philosophe et d'un homme d'Etat. La posterite, qui placera M. de La Ghalotais au premier rang de la magistrature de France, remarquera avec etonnement qu'il a et6 le seul magistrat du royaume qui ait su tracer un plan d'education, tandis que le premier parlement de France s'est adresse aux pedants de I'universite pour avoir un plan d'etudes, et que ses avocats generaux n'ont eu de talent que pour faire des requisitoires contre la philosophie et la tole- rance, ou a I'eloge de la vie monastique. Aussi il s*en faut bien que cet Essai dCMucation nationale ait eu le succ^s du Compte rendu de Vinstitut des jesuites, et il n'en faut pas moins que le credit et I'autorite que M. de La Ghalotais s'est acquis par ce dernier ouvrage pour lui pardonner d' avoir fait cet autre, digne de I'immortalite. En effet, que penser d'un magistrat qui ose regarder M. de Voltaire comme le premier homme de la nation; qui dit que les articles de M. Diderot sur les arts, qu'on lit dans VEncyclopHie, sont des chefs-d'oeuvre; qui cite sans cesse les noms de Dumarsais, de d'Alembert, de Gondillac, tousphiloso- phes qui, n*ayant jamais ete ni molinistes, ni jans6nistes, et n'ayant jamais profess^ que la raison, doivent etre egalement en horreur a tous les partis? Je ne sais quel usage fera le gou- vernement de ce Plan deludes et des lumieres de son illustre auteur; mais cet ouvrage prouvera du moins a la posterite que la France n'a pas manque d'excellentes tetes dans un siecle ou Ton a fait si peu d'excellentes choses. En le comparant avec les autres ecrits qui ont paru sur cet objet, on verra aussi la difference qu'il y a entre un homme d'Etat qui pense et des pedants qui bavardent, et Ton remarquera cet exces de modestie avec laquelle M. de La Ghalotais compare son ouvrage a celui qui a paru sur I'education publique au commencement de cette annee* et dont I'auteur n'est pas digne delui d(51ier les souliers. Malgre la conformite d'idees ou M. de La Ghalotais se trouve avec cet auteur, il y a loin d'un philosophe qui propose un plan raisonn6 a un regent de college qui arrange pedantesque- ment la distribution des classes. Ma modestie n'est pas aussi

1. Grimm veut sans doute parler de Touvrage de Grevier dont il a rendu compte au commencement de sa lettre du 15 avril precedent. (T.)

310 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

grande que celle de M. de La Chalotais, et je remarque avec un secret orgueil d' avoir eu le bonheur de rencontrer quelques- unes des principales vues de cet illustre magistral dans ce que j'ai 6crit sur cette matiere depuis un an, et que vous avez daigne honorer de vos regards,

On vient de publier, en un gros volume, VEsprit de La Mothe le Vayer^, Un critique moderne a dit : a Quand on a peu d'esprit, on donne celui des autres. » L'editeur de VEsprit de La Molhe le Vayer se moque de cette observation, et la confirme cependant par son exemple. II n'amis du sien dans ce gros livre qu'une introduction preliminaire sur quelques particularites de la vie de La Mothe le Vayer, et cette introduction est bien mal faite. Au reste, sa compilation, quoique faite avec peu de soin, se parcourt avec plaisir. La Mothe le Vayer etait un philosophe de bon sens et de bonne compagnie, qui avait bien etudie les anciens. 11 etait fort lie avec le cardinal de Richelieu. Apres la mort de ce ministre, il a et6 precepteur de Monsieur, fr^re de Louis XIV, et il a eu meme quelque part a 1' education de ce monarque, qu*il aurait vraisemblablement dirigee tout entiere si le cardinal eut vecu.

Un de nos graveurs les plus estimes est Balechou. Le de- rangement de sa conduite I'a oblige de se retirer a Avignon ; mais on pent ^tre mauvaise tete et habile artiste ; cela va meme assez ordinairement et volontiers ensemble. Tout le monde con- nait la Tempete de Balechou, gravee d'aprfes un tableau de Vernet. Cette estampe generalement estimee est d'une chert6 ridicule. Le graveur vient de lui donner un pendant, d'apr^s un autre tableau de Vernet qu'il a nomme les Baigneuses i mais il s'en faut bien que cette estampe soit autant estimee que celle de la Tempete^ dont tons les gens de gout ont enrichi leur ca- binet ou leur portefeuille.

15 juin 1763.

On a donne avant-hier, sur le theatre de la Comedie-Fran- caise, la premiere representation de Manco Capac, premier inca

1. VEsprit de La Mothe le Vayer, par M. de M. C. D. S. P. D. L. (de Montli- not, chanoine de Saint-Pierre de Lille) ; 1763, in-12. Alletz en a public un autre en 4782. (B.)

JUIN 1763. 311

du PeroU; trag^die nouvelle. L'auteur s'appelle" M. Le Blanc ; il est, je crois, Provencals G'est son debut dans la carri^re drama- tique; mais on dit qu'il a encore dans son portefeuille deux pieces pretes a etre jouees. Depuis quelque temps, nos poetes prennent. le parti de promettre au public une grande fecondit6, pour le rendre favorable a leurs premiers essais; mais cette recondite n'est desirable qu autant qu'elle est accompagn^e de talent. II serait inutile de relever tous les defauts de ce drame difforme. On ne peut reprocher a M. Le Blanc de s'etre epargne ; il a surement beaucoup sue pour nous faire suer a notre tour. Le moindre de ses defauts est la disette d'id^es ; il y en a deux ou trois autour desquelles il tourne toujours et qu'il repete jus- qu'a la nausee. On voit que c'est la lecture des ecrits de J. -J. Rousseau qui a donne a Tauteur lidee et le sujet de sa piece. On ne saurait nier que ses sauvages, dans la longueur des mauvaises tirades, ne disent quelquefois de beaux vers; mais leurs actions dementent leurs discours a chaque instant. Huascar, qui se vante si liberalement a la fm de la pi6ce, est un fort vilain homme dans tout le cours du drame. Qu'un sau- vage entreprenne de tuer son ennemi en trattre, a la bonne heure ! cette action est sans doute plus conforme au sentiment naturel que celle d'armer son ennemi avant d'en tirer vengeance ; mais vouloir faire assassiner le pere par le fils qui s'ignore, dever le fils dans ce dessein^ voila une action horrible chez toutes les nations sauvages et civilisees. Ce fils joue pendant toute la piece un trfes-vilain role. II est I'espion de son parti, il est le trattre de son chef, a qui il doit tout; il passe plusieurs fois du camp des sauvages dans la ville pour faire ses rapports, et si son imbecile de pere lui conserve la vie malgre les cris du peuple, en consequence de ces avertissements secrets de la na- ture si faux et si absurdes, lui, de son cote, n'est 6mu que par I'interet de sa passion; mais son role est encore plus plat qu'il n'est vilain.

En general, il n*y a pas un role qui ne soit mauvais. On n'a ose defendre que celui de Huascar : dire quelques beaux vers ne s'appelle pas jouer un beau role. Celui du grand-pretre est

1. Le Blanc, ex-oratoricn, ^tait n^ a Marseille en 1730. II mourut membre de I'Institut le 2 juillet 1700. (T.)

312 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

bien ridicule ; les pretres fripons m'ennuient a la mort ; il y en a dans toutes nos pieces nouvelles ; on voit bien que nos au- teurs sont de mauvais peintres, car ce ne sont pas les modules qui manquent. M. Le Blanc a voulu faire du sien un fourbe aussi profond que mechant ; mais quand on est aussi scelerat que Tamsy, il faut etre plus madie que M. Le Blanc. Quant au role de Manco, c'est le comblede rimbecillite. INotrepoete a cm peindre un bon roi en nous montrant un bonhomme bien doux, bien debonnaire, se pretant a tout et ne se fachant de rien; mais la bonte d'un roi est autre chose que celle d'un bourgeois, et si la douceur des moeurs, qui rend un roi aimable a ses courtisans, s'etendait jusqu'aux devoirs de la royaute, elle en ferait un monarque imbecile. Le particulier pent s'applaudir de son d^sinteressement, de sa complaisance, de sa douceur^ de sa facilite; toutes ces qualites, si aimables dans la societe, ces- seraient d'etre des vertus dans un roi, dont la bonte ne pent exister sans la fermele et sans la justice. S'il pardonne, ce n'est point par un sentiment de compassion qui fait I'^loge d'un coeur sensible, mais qui serait faiblesse dans un monarque; c*est qu'il juge la rigueur ou nuisible ou inutile. S'il punit, ce n'est pas qu'un naturel cruel et feroce le sollicite a la severity; c'est qu'il la juge indispensable au maintien des lois, de I'ordre, de la discipline, et que I'impunite menacerait la constitution de rfitat et ses appuis dont la conservation est le plus sacre de ses devoirs. Or si le caract^re debonnaire d'un monarque alFermi ne pent manquer d'oter a I'Etat sa vigueur et sa force, jugez de ses effets dans un prince qui voudrait fonder un empire. Le pauvre Manco, dans le fait, n'est pas capable de gouverner un village, et M. Le Blanc nous le donne pour un fondateur d' em- pire : ou c'est se moquer des gens, ou c'est etre bien imbecile. Mais, comme je I'ai deja observe, nous ne sommes pas en usage de chicaner nos poetes de cette mani^re, et je trouve I'indul- gence du public a cet egard tout aussi louable que la douceur d'un bonhomme de roi comme Manco. J'ose croire que ce ca- ractere de puerilite, qui depare tons nos ouvrages dramatiques depuis quelques annees, n'existerait point si Ton avait fait jus- tice du premier de cette espece. Cette indulgence finira par corrompre le gout, et c'est une chose assez avancee ; car il ne faut pas croire qu'on puisse applaudir longtemps impunement

I

JUIN 1763. 313

des pieces absiirdes et contraires au bon sens. Celle de M. Le Blanc doit son succ^s a un vers' ; mais si ce vers Ta preserv^e d*iine chute qui paraissait inevitable, je ne serais pas 6tonne qu'elle s'en relevat aux representations suivantes, moyennant la suppression de quelques centaines de vers ennuyeux et inutiles. Ce succes passager ressemblera a tant d'autres, et, s'il peut consoler le poete, il ne contribuera pas a conserver au gout du public sa purete et sa justesse.

Le 8 de ce mois, le Parlement de Paris, sur le requisitoire de maitre Omer Joly de Fleury, avocat general du roi, a donne un arret qui defend provisoirement de se faire inoculer dans les villes et faubourgs du ressort, jusqu'a ce que les facultes de medecine et de theologie aient prononce sur le fait de I'ino- culation, ce qui leur est enjoint par le meme arret. Depuis I'exemple de courage et de sagesse que M. le due d'Orl^ans avait donne en faisant inoculer ses enfants , cette pratique salutaire avait fait en France des progres sensibles au milieu des argu- mentations des sots et des gens de mauvaise foi; dans ces der- niers temps surtout, depuis environ dix-huit mois, elle parais- sait presque 6tablie sans contradiction, et cette annee seule nous avons vu plus de cent personnes de distinction inoculees par les soins de M. Gatti, m^decin italien, que le roi a pris a son service. II faut que Tesprit de parti se mele de toutes nos affaires, et s'oppose a tout bien. Les succes multiplies de I'ino- culation ont desespere un grand nombre de medecins de la Faculte de Paris, qui s'etaient declares centre elle. Apres s'etre inutilement dechaines centre Tronchin et centre Gatti, ils se flatterent longtemps qu*il arriverait quelque malheur d'6clat

1. Quel est ce vers qui seul sut soutenir la pi6ce? On le devinerait difficile- ment aujourd'hui en relisant cette tragedie*. II est certain toutefois quece n'est pas celui que I'auteur fut force de supprimer d6s la seconde representation, mais que le ridicule a fait survivre :

Crois-tu de ce forfait Manco Capac capable?

Manco Capax) eut pen de representations h Paris; il fut jou6 une fois a la cour; mais I'impression en fut d^fendue. Repris le 28 Janvier 1782, il obtint encore peu de succes, mais fut imprim6 la m6me ann6e. On verra rendre compte de la reprise au mois de Janvier 1782 de cette Correspondance. (T.)

* Selon Bachaumont (13 juia 1763) ce vers serait celui-ci :

Voil4 rhomme civil, et voili le sauvage. ' ~

314 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

qui put ruiner I'inoculation de fond en comble : cette attente fut vaine. Plus les experiences se multipliaient, et plus cette pra- tique s'accreditait en France; il fallut done changer de mesures. En consequence on affecta de repandre dans le public une partie de ces beaux raisonnements que vous lisez dans le requi- sitoire de Tavocat general, et Ton soutint surtout que, depuis la pratique de I'inoculation, Tepid^mie de la petite v^role se manifestait dans Paris avec un caractere de malignite et de continuite qu'elle n'avait point eu auparavant. Je tiens du m^- decin qui est charge par la Faculty de tenir registre des epide- mies de Paris que cette assertion est absolument destitute de fondement, et que s'il y a quelque difference a remarquer a cet egard, on doit dire que la petite v6role a plutot diminu6 qu'augmente dans ces dernieres annees. Voilk cependant la principale raison qui a reveille cette haute sagesse, reconnue de tout le monde, qui preside, au dire de M. Joly de Fleury, k toutes les demarches du Parlement, celles de son avocat general y comprises. II est vrai que cette fois-ci le public s'est un peu moqu6 de la haute sagesse de cet auguste corps, et que celle qui a dicte le sublime requisitoire a et6 cruellement bafouee.

II faut convenir que le recueil des requisitoires de maitre Omer Joly de Fleury fera un jour un strange monumentpourla France et pour le xviii^ siecle, et je doute que le recueil de tous les d^crels de la sainte Inquisition puisse lutter avec avan- tage contre les monuments de la haute sagesse de cet avocat general. Vous connaissez ce bel arret qu'il a fait rendre, il y a quelques annees, contre le livre de l* Esprit et de V Encydopedie, II eut le bonheur, dans ce beau morceau, de denoncer les prin- cipes enseignes depuis plus de cent ans par Grotius, par Puf- fendorf, par tous les docteurs du droit public, dans toutes les ecoles de TEurope. Dans le meme morceau, il denonca comme scandaleuse et coupable une proposition que I'auteur de Tarticle attaque avait tiree mot pour mot des Remontrances du Parle- ment. Peu de temps auparavant, il avait fait porter un arret de mort contre tout auteur qui ecrirait directement ou indirec- tement contre la religion et le gouvernement; et comme on ne saurait ecrire une page de philosophic sans pouvoir etre taxe par son ennemi d'etre indirectement dans le cas de I'arret, M. de Fleury peut se vanter d' avoir compromis la vie et la su-

JUIN 1763. 315

ret6 de tout homme qui pense, autant qu'il a d^pendu de lui. L*ann6e dernifere, il a attaque et prosQrit les principes de la tolerance, dans le beau r^quisitoire centre jSmile, dans lequel il dit, entre autres, que J. -J. Rousseau nie Texistence de la re- ligion cliretienne. Au commencement de Tann^e presente, sollicit6 par les b^nedictins, il a fait un requisitoire en faveur de la vie monastique, dans lequel il a demontre I'utilite et la necessite des moines dans un fitat bien police. 11 restait k ce grand magistrat a etouffer I'hydre de I'inoculation, tandis que ce polisson de La Chalotais s'occupe de I'education publique et d'autres babioles, et que cet autre polisson de Monclar, procu- reur g^n6ral au parlement de Provence, travaille a faire etablir a Aix un hopital pour I'inoculation ; mais heureusement la voila proscrite pour toujours par notre illustre avocat general, avec une bonne foi et une force de raisonnement peu ^communes. Quoique parmi plus de cinq cents inocules, il ne soit pas arrive un seul malheur, il n'a garde de dire que ceux qui se sont servis de cette methode s'en soient bien trouv^s. Yous remar- querez aussi que son requisitoire tendait a la faire defendre purement et simplement, jusqu'a ce que les facultes de mede- cine et de theologie eussent prononce. Or si cet avis avait passe ces deux corps n'auraient jamais donne leur avis, Tinoculation se serait trouvee abolie par le fait, et le but de la sotte et in- digne cabale rempli; mais le Parlement ayant restreint la de- fense aux villes et faubourgs, et n'empechant point qu'on se fasse inoculer k la campagne, il faudra bien que la Faculte de medecine parle, et nous verrons si elle osera se deshonorer a la face de I'Europe, et proscrire une methode dont I'utilite n*est plus nulle part un probl^me. Ne croirait-on pas etre au x* si^cle, en voyant un corps de magistrature s'adresser aux docteurs de la science absurde pour savoir ce qu'il faut penser d'une pra- tique de medecine? Si le Parlement s'etait borne a faire un reglement de police a regard de I'inoculation, tout le monde lui aurait applaudi. II n'y a personne qui n*ait blame la leg^- rete avec laquelle quelques inocules se sont montres pendant I'operation dans les promenades et autres assemblees publiques ; on doit plus de respect au public et k ses craintes, bien ou mal fondles; mais la loi qui defend Tinoculation est precis^ment aussi absurde que celle qui I'ordonnerait d'autorite : c*est un

316 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

attentat centre la liberty domestique des citoyens, et un abus de legislation qui revolterait, s'il ne la rendait encore plus ridi- cule qu'odieuse.

Voila comment I'esprit de parti eteint toutes les lumiferes qui sent dans une nation, ou les empeche du moins de tourner a I'avantage de la f61icite publique. Le mal se fait tout seul, et le fanatisme, quelque ridicule, quelque bafoue qu'il soit, a tou- jours assez de credit pour arreter les progr^s du bien. 11 a ete question dans le Parlement d*abolir I'usage barbare d'ensevelir les morts au milieu des vivants, et de transporter les cimeti^res hors de la ville. Tout le monde a applaudi au requisitoire que M. Le Pelletier de Saint-Fargeau a fait a cette occasion ; maitre OmerJolydeFleuryn'a garde de requerir sur de tels objets. Ge- pendant les m^decins ont donnela-dessusleur avis en secret, et ils pretendent avoir observe que dans les temps de contagion Tepidemie fait moins de ravages dans les rues voisines des ci- meti^res que dans d'autres lieux, « ce qui ferait croire, disent- ils, que les cimetieres, bien loin d'etre nuisibles a la salubrite des villes, leur sont au contraire avantageux » . En consequence les choses resteront sur I'ancien pied, et les victimes de la medecine immolees dans un quartier ne seront pas comptees dans I'autre. De telles procedures indignent et affligent. Ge qui peut consoler, c'est que cet arret du Parlement, bien loin d* ar- reter en France les progres de I'inoculation, les hatera; car tel est Teffet de toute loi injuste, arbitraire et mal concue.

II passe pour constant que c'est le medecin Bouvart qui a fabrique le requisitoire de M. Joly de Fleury. L'homme qui a fait le role infame de delateur dans 1' affaire de son confrere, le -medecin BordeuS est bien digne de jouer celui d'imposteur pour d^truire une pratique salutaire.

Voici ce que M. de Voltaire mande sur cette aventure : « Quelqu'un ayant dit que Textinction des jesuites rendrait la France heureuse, quelqu'un ayant repondu que pour completer son bonheur il fallait se d^faire des jans6nistes , quelqu'un se mit a dire ce qui suit :

Les renards et les loups f urent longtemps en guerre ; Les moutons respiraient. Des bergers diligents

1. Voir pr6c6demment, page 209.

JUIN 1763. 317

Ont chass6, par arrSt, les renards de nos champs; Les loups vont d^soler la terre : Nos bergers semblent, eutre nous, Un peu d'accord avec les loups.

(( VouS noterez qu'Omer a garde M'"^ de Lauraguais pendant sa petite verole, quoiqu'il ne la gardat pas par etat, et qu'il a fait des vers dignes de sa prose en faveur de I'inoculation. Je les aurai, ces beaux vers, et nous rirons, mes freres. )>

Le Journal Stranger, depuis qu'il 6tait entre les mains de M. I'abbe Arnaud et de M. Suard, avait merite I'attention du public ; mais ces deux auteurs ayant ete charges par le gouver- nement de faire la Gazette de France^ le Journal Hranger en est reste la , et Ton doit encore trois ou quatre volumes aux souscripteurs de I'annee derni^re. Pour suppleer a ce journal, les auteurs de la Gazette de France proposent une Gazette litte- raire de VEurope^ qui doit commencer avec le mois prochain sous la protection immediate du ministre et secretaire d'Etat des affaires etrangeres. Yous lirez dans le Prospectus publie quels sont le but, I'arrangement et les conditions de cette entreprise, ainsi que le prix de la souscription. Si les intentions du minis- t^re a cet 6gard meritent des eloges, il faut dire aussi que le caractere de reserve, de circonspection et de d6cence qui est n^cessaire a tout ouvrage qui parait sous ses auspices, nuira infailliblement a la liberte, qui seule pent interesser dans un ou- vrage de cette nature. Gombien de questions importantes sur lesquelles il ne sera pas permis aux auteurs d' avoir un avis! Gombien d'excellents ouvrages qu'ils n'oseront meme nommer, encore moins approfondir avec la bonne foi qui convient aux philosophes! Si V Esprit des Ids paraissait de nos jours, et qu'il fut I'ouvrage d'un homme de lettres sans nom et sans pro- tection, je ne sais quel serait le sort de cet homme-la; mais je sais qu'aucun de nos journalistes avoues n'oserait lui rendre la justice qui lui est due, et que celui qui s'en aviserait cour- rait risque de perdre son privilege. Ge qu'il y a encore de plus facheux, c'est ce tas d' eloges que tous les journalistes sans exception sont obliges de donner tout le long de I'annee aux ouvrages mediocres. Rien ne blesse autant les droits du genie que de voir prodiguer a la mediocrite les eloges qui ne sont dus qu'a lui. Tout ceci prouve qu'on ne pent faire un bon jour-

318 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

nal que dans un pays ou la liberte de la presse est parfaitement etablie; et, bien loin qu'il eut besoin d'une protection particu- liere du gouvernement, il faudrait que tout, jusqu'aux noms des journalistes, fut ignore du public, sans quoi le chapitre des egards et la crainte des tracasseries disposeront, dans mille cir- constances, de leur franchise et de leur impartialite. M. Tabb^ Arnaud et M. Suard nous annoncent beaucoup de circonspection dans leurs jugements, et ils ne nianqueront pas a leur parole. Mais les gens circonspects sont bien sujets a 6tre ennuyeux, et si I'envie de nuire, la mauvaise foi, la satire injuste et grossiere peuvent deshonorer un journaliste, il faut convenir que la cir- conspection, la reserve, les Egards, le rendent bien insipide. INV aurait-il pas un milieu entre ces deux extremes ?

Nous sommes, depuis quelque temps, incommodes de beaucoup de petits poemes. M. de Junquieres a donne Thiver dernier Caquet Bon-beCy la poule ci ma tante^ poeme badin, dans lequel il n'y a pas le mot pour rire. Ce poeme vient d'toe r^imprime, et augmente d'un chant. Gela prouve qu'il y a des quartiers dans Paris ou ces platitudes r6ussissent. Un autre poete anonyme a fait le Rat iconoclaste^ ou le Jhuite croqu^^ poeme heroi-comique en six chants ^ Des religieuses, en faisant leur crfeche le jour de Noel, y placent la statue en sucre de leur directeur. Ge directeur 6tait jesuite. La nuit, un rat vient croquer la statue. Voila le sujet d'un poeme qui n'a d'ailleurs ni sel ni coloris. Un troisieme poeme, aussi froid et aussi insi- pide, est d'un M. de Pezay, capitaine de dragons; il a pour titre Zelis au bain, en quatre chants. II est joliment imprime, et orne de tr^s-jolies vignettes et estampes dans le gout de Boucher, qui n'est pas le mien ; mais une belle impression, efn- bellie par le burin de M. Eisen, ne fait pas un beau poeme ^ II est vrai aussi que le poete n'a que vingt-deux ans.

1. (Par Guyton de Morveau. ) Dijon, 1763, in-12.

2. Dans sa lettre du 45 du mois suivant, Grimm revient sur ce debut de Pezay, et le traite un peu moins d^favorablement. Du reste, Pezay refondit cet ouvrage, et en fit un poeme nouveau imprim6 sous le titre de la JSouvelle Zelis au bain, dans le tome IV du Recueil des Heroides en 10 vol. in-12. On trouvera, au com- mencement du mois de d^cembre 1777 de cette Correspondance, une sorte de notice assez curieuse sur ce poete. (T.) La premiere (Edition, bien que renfermant deux vignettes de moins que la seconde, est plus recherchee a cause de la nettetc du tirage.

JUIN 1763. 319

On a traduit de I'italien une comedie du celebre Goldoni, intitulee le Valet ci deux 7nailres, Cette pi^ce est un chef- d'cBuvre d'intrigue, et fort amusante au theatre ; mais elle doit bien perdre a la lecture, et surtout .dans une traduction.

M. Puget de Saint-Pierre vient de publier et de dedier h M. le due de Berry une Histoire des Bruses, peuple du Libaiiy for mi par une colonie francaise, contenant leur origine^ leur agrandissementj Vliistoire de Vdmir Facardin, leur Hat actuel et la nature de leur commerce. Volume in-12, d'environ trois cent cinquante pages. On pent apprendre dans les Memoires de d'Harvieux tout ce qu'il importe de savoir sur les Druses, et il y a apparence que M. Puget de Saint-Pierre n'a fait que le metier de compilateur.

On a donne a la Comedie-Italienne un opera-comique intitule les Deux Cousines ^ Le poeme est de je ne sais qui, et la musique d'un mauvais acteur de ce theatre appele Des- brosses. On ne pent rien voir de plus plat, et pour les paroles et pour la musique ; cependant cela reussit. En verite nos oreilles et notre gout musical sont bien absurdes.

Un homme et une femme qui s'aiment, on ne sait pour- quoi, qui sont eloignes Tun de Tautre, on ne sait comment, qui d^sesperent d'etre jamais unis sans qu*on en puisse soup- conner la raison, dont Tun se marie a la fin, malgre lui, a une autre femme afin que lui et sa maitresse puissent mourir de chagrin ; ces deux amants s'ecrivent des lettres ou il n'y a ni incidents, ni sentiment bien rendu, ni interet, ni style. Et ces lettres d'un ton platement bourgeois et raisonnable paraissent sous ce titre : V Amour eprouve par la mort^ ou Lettres mo- dernes de deux amants de vieille roche ^.

M. de Saint-Foix a fait r^imprimer ses Essai's historiques sur Paris, Dans cette nouvelle edition, cet ouvrage interessant et agreable se trouve augmente d'un quatri^me volume.

1. Represents le 21 mai 1763. Les paroles sont d'un comddiea de province nomme La Ribardiere. La piece eut dix representations.

2. (ParM'n« Thiroux d'Arconville.) Paris, 1763, in-12.

# 320 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

JUILLET

l^"* juillet 1763.

TJne feuille intitulee Richesse de V£tat \ et repandue dans le public la veille du lit de justice que le roi a tenu pour les nouveaux arrangements de finances, a occupe tous les esprits depuis un mois. L'auteur de cette feuille est M. Roussel, con- seiller au Pariement. Son projet consiste dans Tetablissement d'une capitation , seul et unique impot substitue a tous les autres. Sur seize millions d'habitants dont M. Roussel suppose la France peuplee, il en choisit deux millions qu'il suppose ^tre en etat de supporter un impot quelconque; partageant ensuite ces deux millions en vingt classes differentes, il n'exige de la premiere et de la pluspauvre qu*une taxe annuelle de trois livres, et, augmentant ainsi la taxe de classe en classe, il arrive a la vingtieme et derniere^ dont il fixe la capitation a sept cent trente livres. Cette somme serait le plus fort impot auquel un sujet de roi pourrait 6tre tax6, et cependant cette seule impo- sition donnerait un produit de plus de six cent quatre-vingt-dix- huit millions par an. Rien n'est plus specieux au premier coup d'oeil ; aussi rien ne peut etre compare a I'engouement des pre- miers jours pour le projet de M. Roussel. Le peuple se voyait, moyennant trois livres, debarrasse de tout impot, et les gens riches se delivraient de toute charge moyennant trente louis : c'etait le retour du siecle d'or. Cependant les reflexions sont venues, et les gens senses ont parle. Ilsont doute d'abord qu'on trouvat en France deux millions d'habitants en etat de suppor- ter un impot, et ce doute merite d'etre approfondi ; ils ont nie ensuite que parmi ces deux millions il y en eut un qui fut en 6tat de payer depuis quatre cent cinquante-six livres jusqu'a sept cent trente ; car c'est la la taxe la plus faible et la plus forte des dix derni^res classes de M. Roussel, et par consequent d'un million d'hommes. Sans entrer dans des details dont les faiseurs de brochures me dispenseront du reste, il est evident

1. 1763, in-4<* d'une feuille, reimprim^ peu apr^s in-8°; par Roussel de La Tour. Son ecrit bien court donna lieu k des ouvrages sans nombre. (T.)

JUILLET 1763. 321

qu'il faut qu'il y ait quelque grand paralogisme dans le projet de M. Roussel. Je connais un village, k trois lieues de Paris, compose de deux cents feux, dans un pays de vignobles, et par consequent pauvre ; ce village paye au roi tons les ans quinze mille livres de taille et de capitation ; les vingti^mes, les aides, le controle, et tout le grimoire des autres impositions, montent a une autre somme de quinze mille livres. Voila done le roi qui tire d'un seul chetif village trente mille livres par an. II y a beaucoup de princes en Allemagne qui tirent a peine cette somme de tout un bailliage. Or, de ces trente mille livres, je consens d*en oter la moitie, et veux bien qu'il n'en entre pas un denier dans les coffres du roi, et qu'elle soit entierement absorbee par les profits des fermiers et des autres sangsues du peuple ; reste la somme de quinze mille livres de taille. On connait la cascade et les frais de cette perception, et il n'y a point de concussion sur cette somme; le collecteur du village la ramasse et la porte au receveur particulier, qui la fait passer au receveur general de la province, qui la verse dans le tresor royal. Ces trois employes ont chacun leurs droits au prorata de la somme, et je veux bien porter le total de ces droits a cinq mille livres : c'est exorbitant ; maisj'ai donne quinze mille livres a la depredation^ je veux encore en sacrifier cinq mille aux pro- fits des'receveurs. Voila toujours la somme effective de dix mille livres que le roi recoit de son village de deux cents feux, a trois lieues de Paris. Voyons maintenant ce que M. Roussel pourrait tirer du meme village. II n'y a pas la un habitant qui puisse etre regarde comme riche. Quand ils ont pay6 leurs im* pots, s'il leur reste, a force de travail et de fatigues, de quoi vivre durement et miserablement d'un bout de I'annee al'autre, ils s'estiment heureux, et il n'y a plus d'exemple qu'un p6re laisse a son fils son heritage en meilleur etat qu'il ne Ta recu lui-meme. Ainsi I'humanite de M. Roussel ne lui permettrait pas de choisir d'autres contribuables, dans ce village, que les deux cents chefs de famille ; encore moins voudrait-il les taxer a plus de trois livres par tete, ce qui donnerait au roi six cents livres par an d'un village dont il en tire actuellement dix mille ; mais supposons M. Roussel inhumain, injuste, barbare : qu'il double cette taxe, et qu'il la mette a six livres par tete, son village lui produira douze cents livres par an ; qu'il poussQ V. 21

322 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

cette durete au delk de toute borne, qu'il exige un louis par t^te, ce qui mettrait les habitants de ce pauvre village tout d'un coup entre la cinquieme et la sixieme classe des contribuables de M. Roussel, 11 aura, par cette rigueur, la somme de quatre millehuit cents livres d'un village qui en paye dix mille au roi. Or tous les impots ensemble, suivant le bilan que M. de Sil- houette, pour lors controleur general, donna au roi en 1759, ne faisaient qu'un revenu de deux cent quatre-vingt-huit mil- lions ; on a impose, depuis cette epoque, le troisieme vingtieme et le doublement de capitation, et ces deux objets peuvent faire une somme de cinquante millions par an. Ainsi le roi, en sur- chargeant ses peuples d'un fardeau enorme, de Taveu de tout le monde, ne peut cependant en tirer trois cent quarante mil- lions. N'est-il pas bien etrange que M. Roussel, en supprimant tous les impots et ne laissant subsister qu'une legere capitation, donne au roi, d'un seul coup de plume, plus du double de cette somme? Et n'est-il pas manifeste que ce n'est que par un in- signe paralogisme que notre ecrivain politique peut faire le roi si riche en demandant si peu a ses peuples?

G'est qu'il parait, au premier coup d'oeil, que M. Roussel se restreint a un bien petit nombre de contribuables, en ne choi- sissant que deux millions sur tous les habitants de la France ; mais, en y reflechissant un peu, on trouvera ce nombre beau coup trop grand; et si Ton ordonnait k notre auteur de chercher les deux millions dont il a besoin, il se verrait bien tot loin de son compte. De quelque maniere que vous vous y preniez pour asseoir vos impots, ils ne tomberont jamais que sur une classe d'hommes peu nombreuse, qui est celle des possesseurs des terres. II est evident que la possession des terres est la seule richesse veritable, et que le gouvernement ne peut rien tirer de celui qui n'a rien ; ainsi Ton a beau imposer le fermier, le manouvrier, I'artisan, le commercant, le cultivateur, lous ces gens-la n'ont que leur Industrie et leur travail, et si le roi leur demande beaucoup, il faut qu'ils retrouvent, sur le prix des denrees ou de leurs ouvrages, outre leur subsistance et leurs benefices, tout le montant des impots qu'ils sont obliges de payer. Et sur qui tombera ce fardeau, si ce n'est sur le pro- prietaire de la richesse reelle? Quand M. Roussel trouverait les deux millions de tetes sur lesquelles il pourrait repartir sa

JUILLET 1763. 323

capitation, il est clair que le fardeau effrayant de pr6s de sept cents millions qu'elle doit produire n'en tomberait pas moins sur le tr^s-petit nombre des propri6taires, et que I'Etat, en ecrasant les possesseurs de la richesse r6elle, ne ferait que hater sa propre Tuine. Gette reflexion si simple ne s'est presentee k personne dans le premier moment d'enthousiasme pour le projet de la richesse de I'fitat. Nous sommes bien enfants, et il est aise de nous en imposer par quelque appat qu'on peut toujours comp- ter de nous faire saisir avec avidity. Je ne crois pas qu*il y ait un pays au monde ou Ton puisse se promettre de parler avec plus de succ^s de choses qu'on n'a jamais apprises, et sur lesquelles on n*a jamais reflechi; il est vrai que I'engouement n*est pas moins passager que prompt, et que celui qui Ta excite mal k propos retombe ordinairement dans Toubli avant d'avoir eu le temps de jouir de sa gloire. Ge qu'il y a de sur, c*est que si mes- sieurs les tuteurs de nos rois, dont M. Roussel, moyennant cin- quante mille livres qu'il a payees de sa charge, a I'honneur de partager les soins, n'ont pas d'autres ressources a indiquer a leurs pupilles, lis feront bien de s'en tenir a leurs Remon- trances : car il est bien plus aise de dire que tout va de mal en pis, que de montrer des remedes efficaces pour la guerison de la maladie.

Le seul cote specieux qu'il y ait dans le projet de la Bi" chesse de VStaty c'est d'offrir un moyen de jeter une partie du fardeau des impots sur le corps des rentiers, qu'on accuse commun^ment de ne contribuer en rien aux besoins de I'Etat. Depuis que le credit a donn6 aux fitats de TEurope la facilite de s'endetter par des emprunts, il s'est eleve une guerre entre les proprietaires des terres et les creanciers de I'Etat, qui n'a jamais pu s'eteindre. Les premiers crient toujours que c'est eux qui portent tout le fardeau, tandis que les rentiers font, sans- danger et sans peine, des profits immenses pour avoir pret6 un argent dont ils ne savaient que faire. Je crains bien que; cette guerre n'ait un objet purement imaginaire, et que ce proprietaire, qui crie, ne soit un homme qui l^ve son bras droit pour frapper son bras gauche : car, dans un pays bien administre, quel sera le creancier de r;^tat, si ce n'est le proprietaire de la richesse reelle, ou quel sera I'homme riche ou a portefeuille qui ne cherchera a assurer sa fortune par

Z2U CORRESPONDANCE LITTJERAIRE.

racquisition de quelque terre? Or la possession des terres a ses bornes, et lorsque toutes les terres sont achetees, il faut bien qu'on songe a Temploi des fonds qui restent. On ne pent conseiller a un homme qui s'est enrichi par Tamelioration de ses terres d'en acheter d'autres avec les nouveaux fonds qu'il a acquis, parce qu'il n'y en aura pas k vendre. Je sais qu'en France le seigneur d'un village trouvera aisement le moyen ; d'acheter les trois quarts des biens-fonds de sa terre; mais cela m^me est un des plus grands fl^aux qui puissent affliger un fitat, et ne pent venir que de ce que la condition de paysan est en France la plus malheureuse de toutes, et c'est la le plus efFrayant de nos maux : car partout ou I'etat de paysan est, je ne dis pas heureux, mais ou il n'est pas reduit a la derni^re misere, n*ayez pas peur que I'honnete laboureur soit tente de vendre le champ de ses peres, quelque argent qu'on puisse lui en offrir. L' experience de toute TEurope viendra k I'appui de ce que j'avance, et I'homme ne sort de sa condition que lors- qu'a force d'injustices et de vexations elle lui a 6te rendue insupportable. Ainsi, dans un Etat bien regie, il n'y aura jamais d'autres creanciers publics que les proprietaires des richesses r^elles qui auront prete leur superflu, et lorsque les proprie- taires crieront contre les rentiers, ils se feront la guerre a eux- memes sous deux denominations diff^rentes.

11 ne faut pas m'objecter que le corps de nos rentiers est compose d'une mani^re bien differente, et qu'il n'est point du tout forme par des proprietaires de terres qui pretent les profits , d'une culture amelioree. Je ne nie pas le fait; mais je ne vols d' autre remede a ce mal que de reformer cette multitude incroyable d'abus par lesquels tant de gens font, aux depens du peuple, des fortunes si immenses, si subites et si scanda- leuses, qu'ils placent ensuite sur le roi avec tant de profits et d'avantage. Ainsi lorsque I'Etat ouvre des emprunts qui lui sont onereux et qui procurent des profits demesures a ses creanciers, il chercherait en vain a remedier a ce mal en char- geant les rentiers d'un impot dont je crois la perception impos- sible. Le caractfere de la fortune des gens a papier est d'etre fugitive et obscure autant que pr^caire; quelque moyen qu'on imagine pour les imposer, ils en trouveront un plus efficace pour eluder I'impot; I'incertitude meme de cette sorte de for-

JUILLET 1763. '325

tune emp^chera toujours qu on ne les assujettisse k quelque charge r6glee. Quelque immenses que soient parfois ces for- tunes en France, je defie qu'on m'en montre une qui ait passe d*une generation a Tautre, a moins que le possesseur ne I'ait fix^e, pour ainsi dire, dans sa famille, en achetant des biens- fonds et en rentrant ainsi dans la classe des proprietaires des terres. Aussi n'y a-t-il rien de plus commun que de voir The- ritier de rhomme le plus riche en papier manquer de pain, et n'avoir pas de quoi etablir son fils.

Ces vicissitudes perpetuelles s'opposeront toujours a toute imposition solide sur la fortune des rentiers, a moins qu'on ne veuille etablir une guerre sourde et intestine entre le roi et les sujets, qui consisterait, de la part du roi et de ses ministres, dans toutes sortes de ruses et de vexations pour decouvrir le veritable ^tat des fortunes particulieres ; et, de la part des sujets, dans toutes sortes de fraudes et de friponneries pour soustraire cette connaissance aux recherches du gouvernement. On pent, k la verite, exiger une contribution passag^re, et taxer un cer- tain nombre de gens riches sur les simples apparences de leur fortune; mais ce ne serait pas la le procede d'un roi envers ses sujets : ce serait la conduite d'un sultan avec ses esclaves. En Europe, cette maniere ne pent avoir lieu que dans les contribu- tions qu'on exige d'un pays ennemi, ou les droits de la guerre et la bonne politique autorisent egalement d'attaquer la fortune des riches et de menagerie peuple. Un autre moyen encore, et beaucoup plus praticable, serait d'attacher la charge au papier meme, en sorte qu'elle tombat sur celui qui le poss^de; mais ce ne serait pas la mettre un impot sur les rentiers : ce serait leur faire une espece de banqueroute, et leur annoncer qu'ils perdront tant pour cent sur le capital de leur creance. Get ex- pedient n'est pas du ressort d'une theorie de I'impot.

La tragedie de Manco a ete jouee devant le roi, sur le theatre de Ghoisy, et I'auteur a eu I'honneur de presenter a cette occasion les vers suivants a Sa Majesty :

J'ai peint un roi juste et clement, Digne d'une gloire immortelle : Pouvais-je le peindre autrement , J'avais men maitre pour module.

326 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

VERS D EUGENIE A SON AMANT.

Je sens le prix de ces deux mots de prose, De ce diner refus6 pour le mien; Tu vois, d'un rien Tamour fait quelque chose, Et quelque chose k I'amour fait grand bien.

^inauguration de la place de Louis XV et les ftes de la paix nous ont procure la vue de la statue equestre du roi, qui a ete d^couverte le 20 du mois dernier. Ce monument est, sans contredit, le plus beau de ce genre qu'il y ait en France. J*en avals jug6 ainsi, il y a plusieurs annees, en voyant le modele, et j*ai 6te confirm^ dans cette idee, non-seulement par I'execu- tion meme, mais encore par Topinion de tons les gens de gout et de tous les artistes eclaires. Ce n'est pas qu'on ne I'en- tende critiquer de tous les cotes; il faut bien qu'il ait pass6 par ces epreuves avant d'etre consacre a I'admiralion de la poste- rite. Ce sentiment ne tardera pas a devenir general parce que, quand les sots ont tout dit, on revient toujours a la decision des vrais juges. Cochin se trouvait Tautre jour a une assembl^e d' artistes, ou chacun relevait plusieurs defauts dans ce monu- ment, et fmissait ensuite par dire que c'etait pourtant une grande et belle chose; lorsque tout le monde eut parle, il prit la parole et dit : « 11 faut que ce Bouchardon ait et6 un homme bien extraordinaire pour avoir pu faire, avec tous ces defauts, une si grande et si belle chose. »

Bouchardon avait choisi, pour faire son cheval, un cheval d'Espagne de M. le baron de Thiers. II aimait mieux avoir a ses ordres le cheval de son ami que d'etre lui-meme aux ordres d'un ecuyer d'un roi en choisissant dans les ecuries de Sa Ma- jeste un cheval dont il n'aurait jamais dispose a sa fantaisie. Celui de M. de Thiers etait tr^s-beau, de I'aveu de tous les con- naisseurs ; son seul defaut etait de n'^tre plus de la premiere jeunesse ; mais il etait docile : il avait pris pour I'artiste une af- fection et une amitie tout a fait singuliferes, on eut dit qu'il etait dans le secret, et qu'il savait qu'il devait partager les hon- neurs de I'immortalite avec le genie de i'artiste. Bouchardon etait souvent des heures enti^res couche sous son ventre, pour

JUILLET 1763. 327

dessiner et faire ses 6tudes, et ranimal restait cepen dan t immo- bile dans I'attitude qu'il lui avait fait prendre. Aussi pouvons- nous nous vanter d' avoir k la fm un cheval de bronze, non de ces etres fantastiques, se cabrant, grincant les dents, ayant les narines retirees en arriere et les crins dresses, et une contrac- tion de muscles qui fait peine a voir; mais un animal d'une noblesse, d*une grace, d'une douceur, en un mot, de ce carac- tere ravissant de la beaute exquise et rare. II ne sera plus pos- sible desormais de regarder ce cheval de la Renomm^e et cet autre cheval monte par Mercure, qui se trouvent aux deux cotes du pont tournant des Tuileries, et par consequent tout vis-a-vis de la statue de Louis XV.

Le caract^re general de ce monument est la simplicity, la noblesse, la douceur et la grace; son aspect ravit, et Ton ne pent s'en arracher. Allez de la place nouvelle a la place Ven- dome, qui n'en est pas eloign^e, vous trouverez a ce Louis XIV, qui est la, un air lourd et plat que vous ne lui aviez pas re-' marqu6 auparavant. Aussi, quoique les ecuyers du roi aient condamne le cheval de Bouchardon avant de I'avoir vu, il a 6te generalement admire ; mais on a critique la figure du roi. On a dit qu'elle n'etait pas bien k cheval ; tan tot on a attaqu6 les cuisses, tantot les jambes; tantot le bras du roi etait trop elev6; tantot la t^te du cheval couvrait trop la poitrine du monarque. Je crois avoir remarque que la plupart de ces defauts, qui ont au premier coup d'oeil quelque realite, disparaissent successi- vement k mesure qu'on change de place, et que lorsqu'on a fait le tour du monument il n'en reste plus de vestige. Geux qui ont dit que la tete du roi n'etait pas infiniment ressem- blante ont eu un peu plus de raison, du moins du cote gauche de la figure, car le profil du cote droit est parfaitement bien. On a encore reproche a Bouchardon d'avoir habille le roi a la romaine ; il faut reprocher a I'habit francais d'etre ginguet et ridicule, et de mettre les artistes dans la necessity ou de mentir a la posterite, ou de faire une chose absurde. Quant a moi, j'aime mieux le mensonge, et je trouve plus de m6rite k avoir jet6 ce manteau romain avec tant de grace et de legerete sur Tepaule gauche du roi, que dans tous les beaux et profonds raisonnements qu'on pent faire sur cet article. On a encore fait un crime a Bouchardon de ce que son cheval a le pied gauche

328 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Iev6, au lieu du pied droit ; on a dit qu'il partait du pied gauche ; mais c'est qu'il marche, et qu'il ne part point, et Cochin a r6- pondu bien finement a ces critiques : « Messieurs, si vous etiez arrives un moment plus tot, vous I'auriez trouve sur son pied gauche et le pied droit leve. »

Toutes ces censures disparaitront, comme la poussiere que le vent agite autour du chef-d'oeuvre qui les provoque; mais ce grand et superbe monument restera et apprendra a la posterite, ainsi qu'un petit nombre de monuments d'un autre genre, que, dans un siecle si peu fecond en grandes choses, il y a encore eu quelques hommes d'un grand genie en France. Ge qui m'a fait une peine sensible en contemplant ce chef-d'oeuvre, c'est de penser que le sort n'ait point permis a I'illustre artiste de jouir de sa gloire, et qu'en prolongeant sa vie d'une annee il aurait eu la satisfaction de voir les fetes par lesquelles son monument a ete consacre a 1' admiration des siecles a venir. Gette idee afflige ; il y a des ouvragesdont le caractere inspire de la passion et de I'interet pour leurs auteurs^ et ceux de Bouchardon sont bien de ce nombre. II fallait que cet homme eut une grande deli- catesse, une grande purete, une grande elevation dans I'ame, pour donner a ses ouvrages cette grace et cette sagesse antiques, cette noble simplicite, et ce je ne sais quoi de doux qui les dis- tingue.

Le pi^destal m'a paru d'une forme tr^s-agreable et tr6s-el6- gante. II y a aux quatre angles quatre figures de femmes en cariatides, qui representent quatre Vertus principales. Trois de ces figures sont encore de Bouchardon ; la quatri^me est de Pigalle. Je ne les ai pas encore assez bien vues pour oser en dire mon sentiment ; mais I'idee de faire porter un homme k cheval par quatre femmes m'a paru absurde ^ Je vois qu'on a toujours

1. Un m^content, et la guerre de Sept-Ans en avait rendu le nombre bien grand en France, fit ainsi allusion a cette disposition du monument :

Grotesque monument, infAme pi^destal ! Les vertus sont a pied, le vice est a cheval .

Un autre se permit aussi de faire courir les vers suivants :

Il est ici comme a Versailles :

II est sans coeur et sans entrailles.

Enfin plusieurs arrestations eurent lieu pour d6couvrir I'auteur d'un placard appose sur la nouvelle statue ainsi con?u : Slatua statuce. (T.)

JUILLET 1763. 32^

eu beaucoup de peine k orner convenablement les piedestaux des statues 6questres. Si Ton ne veut se con tenter d'ornements que I'architecture peut fournir, je ne puis, de mon c6t6, sup- porter cette confusion de Tallegorie et de I'histoire, ni permettre qu on place autour d'un 6tre historique des etres all^goriques ; j'aimerais mieux n*y voir aucune figure accessoire que d'en souffrir de cette esp^ce. Mais pourquoi ne placerait-on pas autour d'un monarque les grands hommes qui ont illustre son r6gne? Y a-t-il quelque allegorie qui puisse lui ^tre plus glo- rieuse ? J*d6ve quelquefois dans ma tete une statue equestre ; je la place sur un tertre peu symetris6 ; elle est entouree de Henri, de Ferdinand de Brunswick, de Schwerin, de Keith, de Winterfeld. Je defie tons les poetes de la terre de trouver une allegorie qui vaille cette realite-la. Quelle foule de h6ros je vois encore aspirer a une place sur ce tertre, et quelle idee vous reste de celui qui a commande a de tels hommes ! Mais nous retrecissons le genie de I'artiste par mille petites considerations miserables. Cependant si Louis XIV avait connu la veritable grandeur, il aurait mieux aime avoir a cote de lui Gond6 et Tu- renne dans ce monument de la place des Victoires que de laisser enchainerases pieds despeuples dontil lui etait reserve d'eprou- ver le juste ressentiment ; il se serait epargne des plaisanteries bien am^res, et il n'aurait pas fait un monument d'orgueil d*un monument de gloire. J'ose, de meme, croire que Bouchardon eut autant aime mettre autour de Louis XV, a la place de ces figures emblematiques, et Maurice de Saxe, et Charles de Montesquieu, et Francois de Voltaire, et quelques hommes de genie que la mort n'a pas encore mis en droit d'exiger de leurs compa- triotes la justice qui leur est due, et qui, en attendant, ne portent d'autres marques d'un merite eminent que celles de la persecution; car ce sont la les hommes dont la post^rite par- lera en se rappelant le regne de Louis XV. Mais I'honneur d'etre aupr^s de son roi ne peut etre decerne que par le mo- marque ou par la nation, et si Ton s'en etait rapporte a la deci- sion de nos pferes consents \ qui se disent les tuteurs de I'un et les representants de I'autre, toutes les chambres asseniblees, ils n'auraient vraisemblablement trouve de grands hommes

1. Les membres da Parlement.

830 GORRESPPNDANCE LITTERAIRE.

dignes d'entourer Louis XV que M.Tabb^de Chauvelin, M. Lam- bert *, et autres de ces messieurs qui out consomm6 le grand ceuvre de la proscription des ci-devant soi-disant jesuites, aux- quels maitre Omer Joly de Fleury aurait ajoute quelques bene- dictins de la congregation de Saint-Maur, etl'immortel Abraham Chaumeix, qui a preserve la France des mortelles atteintes de la philosophie.

Observons, en finissant, combien I'homme de g^nie honore son roi en lui imprimant, pour ainsi dire, le caract^re de la grandeur de ses idees, tandis que I'homme mediocre le de- grade par I'hommage d'une basse et vile flatterie. On ne pent regarder la statue equestre de Louis XV sans concevoir I'idee d'un heros, d*un grand monarque ; voila I'homme de Bouchar- don. Amedee Van Loo, peintre de notre Academic, fait un ta- bleau qui represente les Vertus cardinales, lesquelles, regar- d6es a travers un verre, forment le portrait de Louis XV, en sorte que la Magnanimite devient le nez, la Prudence Toreille gauche du monarque, etc. Voila I'ouvrage d'un esclave qui croit honorer son maitre; et cependant ce tableau, qu'aucun homme de gout ne voudrait souffrir dans son cabinet, qui degrade 6galement et le monarque et T artiste, a ete plus pron6 par nos journalistes que ne le sera jamais le monument de I'immortel Bouchardon.

Jean-Pierre de Bougainville, Fun des quarante de 1' Aca- demic francaise, et ancien secretaire perpetuel de 1' Academic des inscriptions et belles-lettres, vient de mourir dans un age peu avance ^. II avait traduit en francais le poeme latin du cardinal de Polignac, intitule V Anti-Lucrice , et c'etait la son titre pour les places academiques ^ L*original et la traduction sont egalement tombes dans I'oubli. M. de Bougainville avait eu de tout temps une sante miserable qui ne lui promettait pas une longue carrifere. Sa physionomie ne prevenait pas en sa

1. Conseillers du Parlement.

2. II etait n6 le l*"" decembre 1722, et mourut le 22 juin 1763, ag6 par conse- quent de quarante et un ans. ( T.)

3. II en avait d'autres. Couronne pour un Memoire par I'Academie des inscrip- tions, il fut peu apr^s 6lu par cette compagnie. II publia quelques autres ouvrages dont on trouvera la liste dans la Biographic universelle, devint secretaire perpdtuel de I'Academie des inscriptions, et entra ensuite en cette quality, selon I'usage, k I'Academie francaise. ( T.)

JUILLET 1763. 331

faveur ; elle portait le caractfere de Tenvie et de la fausset^. II avait longtemps fait le d^vot pour se faire recevoir des Acade- mies, et sa reputation personnelle n'etait pas bonne ; on lui croyait toute la faussete el toute la souplesse d'un intrigant; mais les hommes se jugent avec tant de legerete et de caprice qu'on n'est autoris6 k croire le mal que lorsqu'on en voit des preuves indubitables. M. de Bougainville laisse un fr^re qui a fait un bon ouvrage de geom^trie, et qui a 6t6 le compagnon des travaux et de la fortune du marquis de Montcalm au Canada*.

On a repris, a la Comedie-Francaise, la petite pi^ce de r Anglais ci Bordeaux, avec un concours de monde prodigieux ^ M"^ Dangeville, quoique retiree du theatre depuis trois mois, a reparu dans celte pi^ce, et y jouera aussi longtemps que le public le desirera. Le ballet de I'Opera, vacant depuis I'incen- die de sa boutique, a execute les danses a la suite de cette pi^ce. Ainsi tout concourt a cel6brer sur ce theatre, avec 6clat, le retablissement de la paix.

On cherche a r6parer les pertes que la Comedie-Francaise a faites depuis peu. Un acteur de Lyon, nomm6 Auger, a 6te recu pour les roles de valet ^ M"'' Doligny, agee de quinze ans, et qui a debute ^ avec un applaudissement universel, doit pren- dre les roles de M"* Gaussin. M"« Luzy, dont le talent n'est pas si sur, a debute dans les roles de soubrette ^

15 juillet 1763.

M. de Voltaire dit que Tauteur de la Richesse de VEtat ^ est comme Gribouille, qui se cache sous I'eau de peur de se mouil-

1. Louis- Antoine de Bougainville, fr^re de racadeniicien, n6 en 1729, avait dej^ public son Traite du calcul integral, Paris, 4754-56, 2 vol. 'm-i°. Officier distin- gue, savant d'un rare merite, Louis de Bougainville fut fait par Napoleon comte de I'empire et s^nateur. II mourut le 31 aoiit 1811, dans sa quatre-vingt-neuvi^me ann6e. (T.)

2. Voir la lettre du l*"" avril precedent.

3. II avait d^butd le 14 avri! 1763.

4. Le 3 mai 1763.

5. Le 26 du m6me mois.

6. La premiere lettre ou il parle de cet ouvrage qu'ti vient de lire, d'aprSs ce qu'il dit, est une lettre du 10 auguste 1763.

352 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

ler a la pluie. Son projet d'enrichir le roi, en supprimant tous les impots, a excite une guerre tout a fait deplaisante. 11 parait tous les jours une feuille pour ou contre ce projet, et ce qui me choque le plus, c'est que toutes ces feuilles sont ecrites d'une maniere si ignoble, si basse et si barbare, que le style seul suffit pour donner une juste idee du merite de nos ecrivains politiques. Tachons d'oublier tout ce bavardage insipide dont on nous etourdit les oreilles depuis un mois, et essayons de reduire toute cette importante et triste matiere des impots a quelques reflexions gen^rales.

C'est sans doute un grand inconvenient que tant de gens desoeuvr^s et faineants se melent d'ecrire k tort et a travers, et de nous donner leurs reves sur des choses dont ils ne con- naissent pas les premiers elements. L'honnete et estimable avo- cat Moreau, connupar la puret6 de ses moeurs et par son grand z^le pour la religion % et dont la plume mercenaire a desho- nor6 la France pendant longtemps par la feuille de t Ohservateur hollandais , qui a fait un si bel effet en Europe, et dont les propheties ont ete si bien accomplies ; cet illustre 6crivain, qui passe pour un aigle au Marais et dans le quartier de la finance, a le premier attaque le syst^me de M. Roussel, par des Boutes modestes^^ ou il insiste principalement sur le danger de cette li- berte avec laquelle tout le monde imprime ses reveries sur le bien public. Je n'ai point la fatuite de vouloir me rencontrer avec ce grand homme sur aucun principe, au contraire. II ne redoute ce danger que pour les gens en place, qu'il trouve beaucoup trop doux de laisser examiner leurs operations par des ecrivains sans vocation, et je conviens que les imbeciles et les sots ont tout a craindre de la liberte de la presse ; mais I'homme

1. Moreau, d'abord avocat et conseiller i la cour des comptes de Provence, puis historiographe de France, auteur du Nouveau Memoire pour servir a Vhistoire des Cacouacs (voir pr^cedemment t. Ill, p. 458), et d'un grand nombre d'autres ou- vrages oi les philosophes 6taient calomni^s. On vit avec peine le Dauphin, p§re de Louis XVI, confier h. un semblable 6crivain le soin de composer pour Tiastruc- tion de ses enfants des LeQons de morale, de droit public et de politique, etc. (Ver- sailles et Paris, 1773). II etait difficile de profiter k I'ecole d'un homme dont les id^es 6taient aussi peu elev^es et les pr^jug^s aussi 6troits. Moreau mourut le 29juin 1803. (T.)

2. Doutes modestes sur la richesse de VEtat, ou lettre ecrite a I'auteur de ce systdme par un de ses confreres, in-4" de 8 pages, date du 13 juin 1763.

JUILLET 1763. 338t

d'fitat qui aura la conscience de ses talents 'et de ses forces la favorisera toujours; et, faisant des criailleries des frondeurs le cas qu'elles meritent, il cherchera la recompense de ses travaux dans rhommage libre de quelques sages, qui devient tot ou tard I'arret du public et de la posterite. Je n'aime pas les frondeurs ; leur chaleur indiscrete ne pent s'allier qu'avec un esprit borne qui m'ennuie ; mais j'ignore en quoi ils peuvent etre dangereux a I'autorite dans un siecle ou la soumission est generalement et parfaitement 6tablie, et ou il n'y a jamais eu d'autres factions que pour ou contre les billets de confession et la musique fran- ^aise. Ge que je sais, c'est que les bavards n*ont jamais fait de revolution, etqu'il nous manque aujourd'huljusqu'a I'energie des ames qu'ilfaut pourenproduire; cequeje sais encore, c'est que tons les grands hommes, meme dans les temps les plus ora- geux, ont toujours meprise les frondeurs, et que tons les hommes en place, a tete etroite, meme dans les temps les plus paisibles, les ont toujours persecutes, jficoutez Moreau, Le Franc de Pompignan, et d'autres grands hommes de cette esp^ce, ils vous feront regarder tout homme qui pense comme criminel de lese-majeste. Henri IV, bien loin d'attenter contre la liberte generate de penser, qui appartient a tout homme par le droit naturel, et qui fait le bonheur ainsi que la gloire d'un peuple, negligeait jusqu aux avis de complots au milieu des fureurs de la Ligue, et disait qu'il lui serait moins cruel de mourir que de vivre d'une vie inquiete et craintive. Ge prince d'eternelle me- moire, ayant entendu les propos d'un batelier qui, ne le con- naissant pas, se plaignait vivement des impots, menageait peu le roi et encore moins sa maitresse, ce prince ne sut d'autre chatiment pour le frondeur que de le mander au Louvre, de lui faire r^peter tons ses propos en presence de la belle Gabrielle, et de le renvoyer, en lui disant que I'impot dont il s'etait plaint etait aboli. 11 y a loin de Henri IV a Favocat Moreau et aux grands hommes de notre siecle. Sans croire, comme eux, aux dangers de tant d'ecrits dont ils savent extraire le venin jus- qu'a la derniere goutte, je ne me rejouis pas plus qu'eux de cette multitude d'ecrivains, sans vocation et sans talent, qui se montrent sur la scene des que quelque question s'attire I'atten- tion du public. La manifere dont ils traitent le sujet montre d'abord combien le nombre des bons esprits est petit, et combien

334 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

lous les autres sont absurdes, et cette reflexion est trfes-affli- geante. Le grand nombre de ces ecrivains de toute esp^ceprouve aussi une 6norme quantity de gens desoeuvres et oisifs, et c'est un grand fleau dans un Etat, qui suppose une corruption fort avancee et des longtemps preparee. Enfin, d'une assemblee de beaucoup de m6decins on peut inferer I'etat facheux du malade, et le moment ou tout le monde se mele de dire son avis est ordinairement celui de I'agonie.

Le plus grand vice du projet de M. Roussel, et celui cepen- dant qu'on a le moins attaque, c'est qu'il est fonde sur une imposition arbitraire. Dans toutes les taxes reglees, ce vice est mortel ; il est seul la source de tons les maux dont on se plaint en France. Le fardeau des impots n'est pas moins pesant en Angleterre qu'en France ; les deux couronnes ont des dettes enormes auxquelles il faut faire face. D'ou vient done que tout prosp^re en Angleterre, tandis que tout est ici en souffrance? C'est que les Anglais ne connaissent pas la taille arbitraire, c'est que je ne crois pas qu'il y ait un pays en Europe ou il soit loisible a un officier du souverain d'imposer un particulier a sa fantaisie en faisant la repartition generale, et d'ordonner tons les ans une diminution ou une augmentation de taxe selon son bon plaisir, et plus encore selon celui des subalternes, qui decident ainsi du sort des peuples selon leurs faveurs et leurs haines, et souvent selon le taux de leur cupidite. La seule inquietude que cette variation porte dans les esprits ne peut avoir que les suites les plus funestes. Que serait-ce done si un pauvre paysan ne pouvait se faire faire un habit sans que M. le subdelegue n'en inferat que cet homme est plus riche cette annee qu'il n'etait, et qu'il est en etat de supporter une taille plus forte? Gomme cette mani^re deproceder serait proprement un chatiment inflige a I'industrie, il en resulterait un d^coura- gement general, et de ce decouragement la depopulation et la faineantise. Voila le but ou nous tendons ; si nous n'y sommes pas arrives, messieurs les medecins, vous ferez tant que vous voudrez les plus beaux syst^mes du monde ; si vous ne reussissez pas a faire disparaitre ce symptome, je vous avertis que votre malade perira. Quand le projet de M. Roussel n'aurait d'autre inconvenient que celui d'une imposition qui ne peut jamais ^tre qu' arbitraire, il faudrait le rejeter bien vite. L'^tablisse-

JUILLET 1763. 335

ment de la capitation r6volta tous les esprits ; cette taxe fut longtemps odieuse au peuple, parce qu'elle est arbitraire. On s'y est accoutume, me dira-t-on, et j'en conviens; I'esclave se fait meme k la chaine qui le lie, mais n'attendez pas d'un esclave Tattachement et les services d'un homme libre. La seule imposition solide, juste et raisonnable, est celle des terres; et, quoi qu'en disent nos grands hommes du Parlement, I'etablis- sement d*un cadastre general que le roi a ordonne dans son dernier lit de justice, pour asseoir ensuite une taille reelle et in- variable sur chaque province, voila le seul et veritable remede au mal. II est seulement a craindre que tant d'immunites, tant de privileges particuliers, ne s'opposent encore ici au bien gene- ral, et que Texecution de ce cadastre ne reste une chimera sans realite. II ne parait pas que le corps du clerge, ni les autres privil6gies, soient fort effrayes d'un projet qu'ils ont tant combattu il y a dix ans, lorqu'on leur a demande la decla- ration de leurs biens.

Apres la taxe des terres, I'impot sur les consommations est le plus Equitable, lorsqu'il est reparti avec quelque intelligence, parce qu'il est encore vrai que celui qui consomme le plus est celui qui est le mieux en etat de contribuer aux besoins du gouvernement. La droite raison veut que les denrees de premiere necessite soient respectees, et qu'on charge de pre- ference les objets de luxe. La forme de la perception decide encore infmiment des bons ou mauvais effets de cet impot. On a vu les mouvements que la seule mani^re de percevoir un leger impot sur le cidre et le poire vient d'exciter en Angleterre. Ge peuple a raison. G'est un attentat contre la liberte domes- tique, qui doit etre sacree chez toutes les nations, que d'en- voyer des commis fouiller dans les maisons [des particuliers: I'asile du dernier des citoyens doit etre aussi respecte a cet egard que le palais du prince. Cette inquisition attaque d'ail- leurs les moeurs dans leur source. Le peuple, qui gemit sous la tyrannic des commis ambulants, devient bas et fripon ; son Industrie se borne a perfectionner et a multiplier les moyens de fraude et de chicane ; la franchise se change en astuce ; tout sentiment honnete s' efface : et si vous ne regardez cette degra- dation comme le plus grand des maux, faites-vous commandant de chiourme ; mais pour I'inter^t public et pour celui de votre

336 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

propre gloire, ne vous melez jamais de goaverner un peuple. J*ai dit que Tavocat Moreau a ete le premier a ecrire contre la Richesse de VStat des Doutes modestes, Dans cette feuille, il n'a fait que repeter ce que les gens senses ont dit sur le projet de M. Roussel. Tout ce qui lui appartient person - nellement est aussi odieux que ses autres productions. II est juste que tout ecrivain dont la plume est vendue soit bas. Je pardonne encore a Moreau d'etre lourdement et froidement sa- tirique, et je me console aisement qu'un ecrivain a gages ait peu de talent ; mais est-il done indispensable qu'il attaque son adversaire d'une maniere infame ? II pretend d'abord dans I'aver- tissement qu'il y a une societe de gens de bien qui s'occupent de la reforme de I'fitat, et qui se flattent de venir a bout de rindocilite des ministres. Tout homme quise permettra de dire son sentiment sur quelque partie de I'administration publique sera agrege par Moreau k ce corps de frondeurs et defere aux ministres comme leur ennemi personnel. II suppose ensuite que I'auteur de la Richesse de VEtat s'est cache a la campagne, pour se derober au ressentiment du ministere d' avoir publie son plan, et c'est une tournure adroite pour faire sentir au minis- tre des finances qu'il aurait du sevir contre I'auteur de ce projet. II est vrai que de si nobles amies ne peuvent etre em- ployees avec succfes que contre des philosophes qui n'ont ni ca- bale, ni protection pour eux, et que les Doutes modestes ont excite une indignation generale d6s qu'on a su que I'auteur de la Richesse de VEtat etait conseiller au Parlement. Moreau lui- meme a senti la fausse d-marche qu'il avait faite, et il s'est hat6 de publier une autre feuille qui a pour titre : Entendons- nous^ ou le Radotage d'un vieux notaire sur la Richesse de V^tat^, C'est d'un ton si noble que nos ecrivains politiques dis- cutent les mati^res de leur ressort, et cela s'appelle, au Marais, avoir de I'imagination et le talent des tournures. Quoi qu'il en soit, le vieux notaire traite i'auteur de la Richesse de VEtat avec beaucoup d'egards et de menagements. Son but est d'ail- leurs de justifier toutes les operations du dernier lit de justice. II entre a ce sujet dans tons les details, et affecte de parler des ministres avec beaucoup de liberte afin de gagner la confiance

. 4. 4763, in-S".

JUILLET 1763. 337

du public, et de n' avoir pas I'air d'un ecrivain a gages; mais ceux qui le payent devraient bien avoir regret k leur argent : car si les feuilles de cet estimable avocat leur font jamais le moindre profit, j'y serai bien trompe,. H en veutbeaucoup dans son Radotage a I'immunite des rentiers ; j'ai dit la-dessus ce que je pense. II est tr^s-facheux que le roi soit oblige de faire des emprunts si on^reux, et principalement a rente viagere, parce que I'i^tat est ecrase et que la facilite de placer a fonds perdu relache tons les liens de la societe ; mais sous un gouver- nement heureux et sage, I'Jitat ne sera jamais dans le cas d'em- prunter a des conditions trop avantageuses aux creanciers, et si malheureusement il s'y est trouve, il n'a d'autre moyen de se liberer que le temps et la plus austere economie; tous les autres produisent des convulsions dont il se ressent le premier. II est juste que le rentier jouisse d'un revenu plus clair et moins embarrasse que le proprietaire des terres, parce que le risque et rincertitude de la fortune du premier doivent etre contre- balances par I'avantage passager du moment.

Aux Boutes modestes un partisan de M. Roussel (car je ne puis croire que ce soit M. Roussel lui-meme) a oppose des Obser- vations certaines^ dans lesquelles il qualifie I'avocat Moreau de quidam, de farceur, de parodiste, d'emissaire, de partisan, de calculateur normand, d'Harpagon anonyme, etc., et fmit par I'envoyer avec ses Doutes aux petites-maisons ; mais ce n'est pas la ou il faudrait envoyer M. Moreau.

M. Roussel a fait lui-meme une ^\x\\q dMJi Richesses de Xtltat. C'est un bavardage qui ne dit rien du tout. En autre auteur, dans un 6crit intitule Resolutions des doutes modestes, pro- pose un autre projet suivant lequel on partagerait les seize millions d'hommes qu'il y a en France en cinq classes. lis payeraient tous une taxe, modique comme vous pouvez penser, et elle produirait au dela de quatre cent onze millions. Ghaque classe aurait des privileges, comme de porter la sole, la dorure, les armes, etc. 0 les tristes reveurs que tous ces gens de bien !... Une autre feuille, intitulee VOrage du 20 juin, traite encore assez mal Tauteur des Doutes modestes, C'est aussi un ecrit bien insipide. Le jour de I'inauguration de la statue du roi il survint, entre neuf et dix heures du soir, un orage 6pouvan- table qui mit fm aux illuminations de la place, aux concerts et 22

338 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

a la danse, et qui causa beaucoup de desordre. Voila ce qui a donne lieu au titre de cette feuille. Enfin M. B***, qui se dit maitre chirurgien de Paris et de Londres, nous a fait part de ses Reveries sur les Doutes modestes. Une autre feuille por- tant pour titre : Bessou?xe aciuelle^ propose une loterie de six cent mille billets, dont chaque billet serait de cent louis, ce qui produirait quatorze cent quarante millions. De cette somme effrayante, I'auteur detache deux cent quatre millions pour composer les lots de sa loterie dont le gros est de vingt millions; c'est une assez jolie petite somme pour risquer cent louis. II est vrai 'aussi qu'il y a plus de cent cinquante-trois perdants contre un gagnant; mais I'auteur ne croit pas que ce soit un obstacle a voir sa loterie remplie. Auquel cas il est en etat de donner au roi, du soir au lendemain, un petit magot de douze cent trente-six millions pour les besoins actuels de rifitat : il s'en faut bien que M. le controleur general trouve des ressources de cette abondance.

Ce beau plan a 6te corrige par un autre bavard, qui a fait des Reflexions sur la ressource actuelle, Gelui-la n'exige des seize millions de Francais qu'un don gratuit, depuis vingt sous jusqu'a huit louis, qui serait le plus fort. Gela ne donnerait au roi que sept cent soixante-quatre millions; mais il croit que c*est assez joli. II en oterait m^me quelques millions pour eii former une loterie de reconnaissance, dont les billets seraient distribu^s entre les seize millions de contribuants. Le gros lot ne serait que d'un million, mais comme on pourrait le gagner en payant une taxe de vingt sous, I'auteur esp^re que les inte- resses voudront bien se contenter de cette bagatelle. On reste abasourdi sous cette foule d'ecrits absurdes. De tons cesbavards, il n'y en a pas un qui ait le sens commun. La feuille qui a pour titre Reflexions sur I'icrit intitule Richesse de VStat est le seul ecrit un peu sense qui ait paru dans cette triste et fasti- dieuse querelle.

Le Consolateur^ pour servir de reponse a la Theorie de Vlmpot et autres Merits sur V iconomie politique^ ^ a paru avant toutes ces feuilles qui occupent le public depuis un mois : on I'attribue a M. le baron de Saint-Supplix; c'est I'ouvrage d'un

\. Par M. L. B. de S. S., Bruxelles et Paris, 1763, in-I2.

JUILLET 1763. 339

homme instruit et sage qui salt douter. L'horreur qu'il a des frondeurs lui fait excuser quelquefois des choses tr^s-repr6- hensibles, qu'il aurait surement condamnees lui-m6me s'il avait ecrit sans dessein de refuter. Quoi qu'il en dise, il me permet- tra dene pas regarder les frondeurs comme dangereux; c'est de tous les hommes ce que je craindrais le moins si j'etais ministre. Le frondeur dit : Tout est perdu; le flatteur dit : Tout est au mieux. lis ont tort tous les deux ; mais s'il y en a un de punissable, c'est surement le dernier. Le Consolateur tient le milieu ; mais parfois il aime un peu trop son metier. II fmit son livre par un morceau de consolation de M. de Voltaire, qui se trouve a la tete de la tragedie de Tancrede, et qui n'a pas infiniment honore ce grand homme. Dans ce passage, la meilleure preuve que M. de Voltaire apporte de I'etat floris- sant de la France c'est que la ville de Lyon a un bel hopital et un beau theatre. J'aimerais autant un pays florissant qui put se passer de beaux hopitaux, et quant aux salles de spec- tacle, il est certain qu'en sortant de 1' Opera de Dresde, on ne devinerait point que les billets de la steuer^ perdent cinquante ou soixante pour cent sur la place. Pour revenir au Consolateur , vous n'y trouverez point de vues grandes et gen^rales, mais des id^es pratiques sur les finances, le commerce et 1' agricul- ture, dont je crois qu'on pent tirer parti. II doit trouver credit aupr6s des administrateurs des Etats parce qu'il ne cherche ni k les dominer, ni a les avilir. Quoique I'^tat present de la France soit sp^cialement I'objet de ses reflexions, ses principes sont applicables a tous les temps et k tous les pays.

Apres I'essaim des gens de bien qui s'occupent de Tad- ministration publique, ce qu'il y a de plus incommode c'est I'essaim des poetes qui nous importunent depuis quelque temps de leurs productions plus qu'a I'ordinaire. M. Vignier, apr^s avoir fait k Pondichery un commerce lucratif pendant dix ou douze ans, est revenu en France avec la rage de faire de mauvais vers, et, qui pis est, de les faire imprimer. L'auteur se vante d'etre

Des hommes le moins fou peut-^tre, 1. Les bons du tr^sor duroyaume de Saxe.

3^0 CORRESPOiNDANCE LITTERAIRE.

et ses poesies le prouvent^ Horace, au contraire, se disait fou a lier, et voila precisement la mesure de la distance entre Flaccus et \ignier. Le premier morceau de celui-ci est adresse Au roi trh'Chretien et trh-philosophe sur le retahlissement de la paix,

Jetez au feu, avec M.Yignier, une £pitre d M. le due de***-, la Paix, poeme au roi, par M. Pag^s de Yixouses fils ; le Monde pacific, poeme d'un poete qui a le malheur de ressembler a Homere et a Milton, c'est-a-dire d'etre aveugle ^; enfm un Poeme aux Anglais^ d, V occasion de la paix universelle, par M. Peyraud de Beaussol.

De toutes les productions poetiques de cette ann^e, ZHis au bain, par M. Masson de Pezay, est la seule qui merite quel- que attention. Ge poeme est froid, insipide et sans invention ; c'est un gazouillage de zephyrs, d'oiseaux, de fleurs, de ruis- seaux, et d'autres mots reputes lyriques; mais, au milieu de ces pauvretes, on trouve pourtant une tournure de vers assez elegante, un bon ton, et quelques tirades qui ne manquentpas de charme. Je ne sais si M. Masson de Pezay aura jamais de genie ; mais la culture pent lui donner assez d'idees pour faire des choses agreables : il ne faut pas desesperer d'un poete de vingt ans qui debute ainsi. II faut aussi savoir gre a un poete de cet age de la decence qui regno dans tout son poeme, dont le sujet, voluptueux par lui-meme, pouvait devenir tres-inde- cent dans ses details sous la plume d'un capitaine de dragons. Cette reserve suppose des moeurs honnetes.

La Gom^die-Italienne a aussi voulu celebrer le retablis- sement de la paix. Elle vient de donner un ambigu de scenes detachees, de chant et de danse, sous le titre de Fetes de la Paix ^. Ce petit monstre est encore de I'invention de M. Favart, et c'est Philidor qui en a fait la musique. La pi6ce a ete cruel- lement sifflee a la premiere representation; on en a supprim6 les deux tiers, et on la joue depuis, mais sans succ^s. C'est un melange d'^pigrammes, de betises, de petites tournures et de

i. Essai de Poesies diverses, par M. V***; Geneve, 1763, in-S". La France lit- teraire de 1769 le nomme Vign^e.

2. L'auteur du Monde pacifie, brochure in-4°, se nommait Lefevre de Beau- vray. (B.)

3. Represents pour la premiere fois le 4 juillet 1763.

JUILLET 1763. 341

flatteries punissables. L'auteur a reffronterie d'introduire des

paysans qui demandent s'il y a eu guerre, et qui disent que la

tranquillite et Taisance qui ont r^gne dans leurs foyers les ont

emp^ches de s*en apercevoir. C'est faire une impudente et

cruelle satire des Remontrances de tous les parlements, et des

propres paroles du roi qui dit, dans toutes ses declarations,

qu'il connait le poids qui accable ses peuples et qu il en coute

a son coeur de ne pouvoir les soulager aussi promptement qu'il

voudrait; ou plutot c'est insulter a la mis^re publique. II est

dans Tordre des choses que les peuples se ressentent du cours

d'une guerre longue et malheureuse, et il en faut prendre son

texte pour leur precher un redoublement de courage et d'atta-

chement pour le roi et la patrie ; mais leur faire dire dans un

spectacle public qu'ils n'ont pas souffert^ c'est se jouer bien

insolemment du respect qu'on doit au public. L'auteur a ete

puni de sa bassesse par les huees du parterre. L'abbe de Voi-

senon , voyant la mauvaise reception qu'on faisait a la piece,

dit en sortant : « Au moins, on ne dira pas cette fois-ci que

c'est moi qui I'ai faite : car c'est la premiere fois que je la vois. »

11 y a dans la musique des choses agreables, mais il y en a

aussi de bien barbares. L'air ou un vieux grenadier invalide

veut donner a des paysans une idee de la guerre, et ou il la

compare k un orage qui desole les campagnes, fait un fracas

epouvantable, et a recu de grands applaudissements ; c'est cer-

tainement le chef-d'oeuvre d'une harmonie barbare, un recueil

d'accents et d'accords baroques sans liaison et sans gout, et

orsqu'on en pourra examiner la partition on sera confirme

dans ce jugement ; mais, devant une assemblee qui n'a point

d'oreilles, on pent toujours compter sur un grand succes en

faisant grand bruit.

II y a des ouvrages de genie qui ont eu une haute repu- tation, et qui sont peu lus; il y a des livres mediocres dont on fait peu de cas, et qui ont beaucoup de vogue. La Sagesse de Gharron a eu plus d'editions que les Essais de Montaigne. On vientde faire une Analyse raisonn^e de la Sagesse de Charron^; c'est du moins le titre de deux petits volumes, mais dans le fait

1. (Par le marquis de Luchet.) Amsterdam, 17G3, 2 part, petit in-12; reim- prim^e en 1789, Londres, 2 vol. in-i8.

342 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ce n' est point une analyse raisonnee, mais un extrait et une simple compilation des pensees de Gharron sous differents chapitres.

M. Tabbe Prevost vient de traduire de I'anglais Almo- ran et Hamet^ anecdote orientale puhlUe pour V instruction d'un jeune monarque ^ On dit que cet ouvrage a de la repu- tation en Angleterre. Tant pis pour ceux qui en font cas ; c'est une des plus absurdes rapsodies qu'on puisse voir, et je plains le jeune monarque qui n'a eu que de telles instructions. C'est I'histoire qui est le grand livre des princes, qu'ils doivent lire jour et nuit. Almoran est un fou, Hamet un benet, leur gouver- neur un pedant, et Tauteur un imbecile. Quant au traducteur, on n'a a lui reprocher que le choix de son travail et la negli- gence avec laquelle il s'en est acquitte. Sa traduction fourmille de fautes grossi^res. II dit que le p^re entra dans Vappartement avec sa fdle dans sa main] il dit en plusieurs endroits : il en sortit furieusement , au lieu de furieux. Tout est traduit avec cette purete de style.

M. le comte de Lauraguais a fait un Mkmoire sur Vino- culation, a I'occasion de Tarret du Parlement^ II a lu ce Me- moire k I'Academie des sciences, qui ne lui a permis de Tim- primer qu'a condition qu'il supprimerait toutes les personnalites qu'il y avait contre M. Joly de Fleury. Ge Memoire a done paru, et sa publication a occasionne une correspondance qui a fini par une lettre de cachet ^

LETTRE ECRITE A M. LE COMTE DE SAINT-FLOR ENTIN ,

PAR M. LE COMTE DE LAURAGUAIS,

En le priant de remettre au roi le M6moire qu'il lui envoyait sur I'inoculation, et qu'il avait lu h I'Academie des sciences le 2 juillet 1763*.

« J'ai cru devoir, monsieur le comte, vous engager a donner au roi un Memoire que j'ai fait sur Tinoculation. Vous avez pro-

1. (Traduit de I'anglais de J. Hawkesworth.) Paris, 1763, in-12.

2. 1763, in-12.

3. Lorsque I'exempt charge de la lettre de cachet la pr(5senta au comte de Lau- raguais, celui-ci demanda oii 6tait alors le roi, auquel il voulait sans doute aller exposer son affaire. L'exempt lui r^pondit qu'il 6tait alle k Saint-Hubert chasser trois cerfs qu'il avait manqucs la veille. Eh ! que ne les faisait-il arrSter par lettres de cachet? r^pliqua Lauraguais. {Journal de Colle, t. II, p. 317.)

4. Les Memoires secrets de Bachaumont disent le 6 juillet; c'est chose peu

JUILLET 1763. 3^3

teg6 tant de voyages entrepris par les academiciens du roi pour determiner la figure de la terre qu'il m*a paru, j'ose le dire, impossible que vous ne prissiez pas un inter^t bien plus vif k ce qui interesse Texistence de ses habitants, et le roi particu- lierement, celle de ses sujets.

« Par quelle fatalite notre nation a-t-elle toujours com- battu des verites dont les autres jouissent deja? C'est une chose bien extraordinaire et bien douloureuse k contempler que le moment ou la perfection des beaux-arts el^ve un monument au roi, que celui ou les magistrats sont assez eclaires pour rejeter les refus des sacrements, soit en meme temps celui ou les ma- gistrats. consultent les ignorants docteurs sur la probabilite physique de I'inoculation, changee par I'experience dans le moyen de conserver les creatures de Dieu, apres leur avoir impose silence en theologie.

(( Le requisitoire de M. de Fleury estdigne de la barbarie du si^cle de Louis le Jeune ; mais comme Louis XIV crea I'Aca- demie pour conserver au moins les lumieres acquises, et que ses membres doivent lutter centre les erreurs nouvelles, j'ai cru devoir faire le Memoire que je vous supplie de presenter au roi, et n'ai pas cru que les tracasseries qu'il me fera, les cris qu'il excitera, les ridicules dont on voudra me couvrir, dussent m'arreter. Je connais tous les Quinze-Yingts du monde, mais parce que leur routine leur a fait connaitre des sentiers, je ne crois pas que ce soit un bonheur d'avoir les yeux au bout d'un baton, et j'aime mieux contempler le jour de la place ou je reste immobile que de marcher dans une nuit eter- nelle.

« Enfm, monsieur, quoique je ne sois point medecin et que j'aie ecrit sur I'inoculation ; quoique je ne demande point de pension et que je desirasse que mes confreres touchassent celles qu'ils ont meritees; malgre que mon Memoire soit fort en- nuyeux, si vous protegez I'inoculation contre les prejuges et les fripons, vous serez certainement I'homme qui meritera da- vantage les sentiments avec lesquels j'ai I'honneur d'etre tres- parfaitement, etc. »

importante. Mais nous avons cru qu'il 6tait bon de retablir d'apr^s ces Memoires le texte de ces lettres, tronquees dans la premiere Edition de Grimm. (T.)

?>hk CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

LETTRE DE M. LE COMTE DE LAURAGUAIS A M. LE COMTE DE BISSY,

EN LUI ENVOYANT LA LBTTRE rRECEDENTE.

({ Voila, monsieur le comte, la copie de la lettre que vous m'avez demand6e, et quejecrois moins indigne du sujetqu'elle traite depuis que vous I'avez applaudie. Vous me demandez aussi mon Memoire : il faudra bien qu'il paraisse, car j'avoue qu'il peut me justifier de beaucoup d'imputations qu'on re- pand sourdement. Je voudrais bien qu'il fit moins de bruit et plus d*effet.

« Je suis rest6 dans le silence tant que les choses sont res- ides dans lecercleou la force del'opinion les meut; mais M. Omer de Fleury m'a force de parler. A I'Academie on a trouve, c'est- a-dire M. Duhamel du Monceau et M. Le Camus ont trouve mauvais que j'appelasse le Fleury au requisitoire Omer de Fleury; mais ils ont ete assez contents des raisons qui m*ont force de I'appeler ainsi. J'ai cit6 I'histoire des quatre fils Aymon ; Tusage ou nous etions de ne point appeler notre secretaire sim- plement M. de Fouchy, ou Grandjean, mais Grandjean de Fouchy, comme il signe lui-meme; qu'enfm messieurs de Fleury etaient trois frferes ; qu'en leur supposant a tous trois autant d'esprit et de talent, il valait mieux les distinguer par leurs noms dis- tinctifs que de leur donner des sobriquets, ainsi que le monde avait consacre ceux de Choiseul le Merle et de Mailly la BSte, D'ailleurs, je leur ai dit qu'ayant ecrit comme une Soeur du Pot, s'ils me cherchaient querelle il faudrait qu'ils me citassent devant les Fr^res de la Gharite ; ils ont paru satisfaits, et cela me donnel'esp^rance de nepas choquer Messieurs. Cependant, malgre la conviction ou je suis que je demon trerai avec la der- ni^re evidence que le requisitoire est digne de toute censure, je viens d'avoir une idee qui me desole ; et si vous pensez comme moi, je suis au desespoir. N'imaginez-vous pas que M. Omer de Fleury, ainsi que le Parlement, ont dit : « II faut bien essayer a quoi la faculte de theologie peut etre bonne : nous la faisons d^ik taiie en theologie; voyons si on peut Te- couter en physique ; et, si elle radote sur I'inoculation ainsi

JUILLET 1763. 345

que sur les sacrements, nous lui defendrons d*ouvrir k jamais la bouche que pour la consecration, ce qui ne tire point a con- sequence. )) S'ils ont pense cela, je me pendrais d'en avoir suspendu I'effet par nos raisonnements. Bonjour, monsieur le comte. ))

LETTRE DE M. LE COMTE DE LAURAGUAIS A M. LE COMTE DE NOAILLES.

8 juillet 1763.

« J'eus le bonheur, comme vous savez, monsieur, de vous rencontrer hier : vous alliez monter dans votre carrosse. Je crus etre cache dans la foule des pauvres qui I'entouraient; mais vos yeux me distinguferent, parce que votre main aime a soulager leur misere. Yous me reconnutes apres trois ans ; vous vites la joie se repandre sur mon visage; vous la fites passer dans mon coeur en m'embrassant. Vous joignites a vos bontes pour moi des reproches obligeants, et si vous vous moquates de moi en me disant que vous saviez que je ne venais point chez vous parce que j'etais bien sur que vous viendriez chez moi si je voulais, je n'ai pu m*en facher. Je restai dans la confusion. Elle eut ete bien plus grande si j'avais devine que je pusse etre aujourd'hui dans le cas de recourir a vous.

« Voila mon histoire, et vous I'apprendrez a peu pr6s par les copies des lettres que j'ai I'honneur de vous envoyer. Lisez d'abord celle a M. le comte de Saint-Florentin, ensuite celle a M. deBissy ; enfm, la seconde que j'ai ecrite encore a M. de Saint- Florentin ^ Vous verrez les motifs et les raisons qui m'ont deter- mine a la demarche que j'ai faite. Souffrez, puisque j'eus I'hon- neur de vous voir hier, et que le pecheur toucha I'habit du juste, qu'il vous parle morale. Nos fautes excitent votre charite chre- tienne, et dans le monde pervers les fureurs humaines. A peine ma lettre au comte de Bissy a-t-elle ete 6crite qu'on m'en parla; enfm, j'appris hier qu'on criait au blaspheme ; je craignis d'avoir offense quelqu'un, puisque je voyais qu'on parlait de venger Dieu. Je relus ma lettre; j'y cherchai au moins quelques indis-

1. Cette dernidre manque dans les Memoires secrets^ comme ici. (T.)

3Zi6 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

cretions. Faites-moi done decouvrir mes fautes, monsieur le comte, car je n'y ai rien trouv6 de blamable.

« Vouloir que mon Memoire fit du bien, au lieu d' eclat, vous parait surement honn^te. G'est ce sentiment qui vous fai- sait derober k Tarmee tous les moments que vous ne deviez pas a son exemple, pour donner au roi les plus secrets avis du plus sage et du plus fiddle de ses sujets.

« Mes raisons pour appeler le Fleury au requisitoire Omer de Fleury sont excellentes. Me punirait-on pour n*avoir pas dit la meilleure de toutes : c*est que c'est son nom ? Le monde est done bien juste puisqu'il est si s6v6re ? Dire k 1* Academic qu'on eerit comme une garde-malade ne pent offenser que les medeeins qui raisonneraient comme elle. J'ai dit que je d6mon- trerais que le requisitoire est digne de toute censure, et je I'ai dejk fait ; mais tandis qu'on me menacait deM. Omer de Fleury, je me suis senti indigne contre lui. 11 m'attaquerait, lui, quand je devrais demander sa t^te au Parlement, c'est~k-dire aux chambres assemblies, pour avoir engag6 la grand'ehambre a la proscription de nos races futures, pendant qu'il faut que toutes les chambres soient assemblies pour juger un simple gentil- honime? J*ai dit : Je ne les crains point ; mais, je vous demande : Que faut-il faire?

« Enfm, quant aux vues que je ne fais que prater evidem- ment k M. Omer de Fleury et a la grand'ehambre, c'est que j'avoue qu'il m'a paru toujours tr^s-desirable que les ministres des autels s'y consacrassent paisiblement. Me punirait-on parce que je suppose qu'un bon pretre pourra dire la messe sans que cela tire a consequence ? Se reserve-t-on encore le droit de me persecuter en chasuble? Quoi qu'il en soit, je ne sais comment on a tourn6 tout cela ; mais on m'a dit que la reine criait contre moi. Je me jette a vos pieds, et je benis vos gran- deurs, parce que j 'admire I'usage que vous en faites. Parlez a M""^ la comtesse de Noailles ; daignez me parler, et je vous entendrai comme ^filie; car hier j'ai senti qu'ainsi que lui vos baisers feraient revivre un mort. Vous ^tes fait pour tous les miracles. »

II parait un traite d'education intitule Principes gM- raux pour servir d, VMucation des enfants, parti culidrement de

»

JUILLET 1763. 3^7

la noblesse francaise \ en trois volumes in-8°. G'est encore un livre inutile. Vous y trouverez, ind^pendamment de quelques absurdit^s, beaucoup de choses sensees, mais quel est le livre oil il n'y en a point? L'homme le plus mediocre, charge d'une education, trouvera bien tout seul et sans peine ce qu'il y a de raisonnable dans ces principes d' education. Quant aux visions de I'auteur, il ne faut pas non plus etre un aigle pour en sentir I'absurdite. Ainsi elles ne seront gufere dangereuses. II y a une jolie estampe h la tete de chaque volume.

Les M^moires du chevalier deBerville^^ en deux parties, sont un tissu d'aventures romanesques et d'autres communes, sans imagination et sans sentiment. G'est une des productions les plus plates et les plus insipides qu'on ait vues depuis long- temps.

Les jansenistes ont fait faire une tragedie de Malagrida, en trois actes et en vers^. Elle est d6diee au comte d'Ociras, premier ministre de Portugal, qui y joue lui-meme un role considerable. G'est une des plus mauvaises choses qu'on ait vues depuis longtemps.

La Nouvelle Fausse Suivante, comedie en deux actes et en vers, par M. Beliard*. Gette fausse suivante est un amant qui se travestit en soubrette, et s'etablit ainsi aupr^s de sa maitresse. Le p^re de cette jeune personne devient amoureux de la pretendue chambriere, ce qui amene le denoument et le consentement de ce vieux fou au mariage des deux amants. Cette pi^ce manque de vraisemblance et n'a jamais pu toe jou6e. Je ne sais si un homme de genie aurait fait quelque chose de cette idee, mais je sais que M. Beliard en fait une chose bien insipide. Avec beaucoup de verve et de folic dans la t^te, on en aurait fait une bonne farce ou un bon interm^de de musique.

Au d6faut d'un rival de Moli^re sur le Th^atre-Fran^ais, nous avons des auteurs qui travaillent avec succ^s pour le

i. (Par I'abb^ P. Poncelet.) Les trois jolies estampes dont parle Grimm et qui representent un potier, un jardinier et un montreur d'ours, sont dessinces par Gravelot et gravces par Baquoy.

2. Memoires du chevalier de Berville, ou les Deux Amis retires du monde (par Lech). Paris, 1704, 2 vol. in-12.

3. ( Par I'abbe Pierre de Longchamps.) Lisbonne, de I'imprimerie de I'lnquisi- tion, 1763, in-12.

4. Paris, 1763, ia-12.

3Z|8 CORRESPONDANGE LITT]£rAIRE.

theatre des boulevards. M. Delautel a fait jouer sur ce theatre le Depart interrompu, ou les Amours nocturnes^ com^die en deux actes, qui vient d'etre imprimee.

VERS

A MADAME DE MEAOX, LE JOUR DE SA FETE, PAR M. ROSSIGNOL.

De quelque ambition toute Jeanne est eprise. L'une, sans poss6der ce qu'il faut pour cela, Voulut, nous dit riiistoire, etre chef de T^glise;

Dans une plus haute entreprise

Une autre encor se signala :

On la vit sous une cuirasse

D'un grenadier montrant I'audace,

Rosser partout les fiers Anglais; Et ce qu'on met au rang des plus cel^bres faits

Qui manifestent son courage :

Au milieu d'un camp de Fran^ais

Elle garda son pucelage. Les Jeannes du vieux temps ont un fort grand renom,

J'en conviens et leur rends hommage ; Mais j'aime cent fois mieux la Jeanne de notre age.

Sans avoir eu I'ambition De porter la tiare ou de rester pucelle, Elle a voulu jouir d'une gloire plus belle :

Paisiblement et sans orgueil,

Par les graces dont elle abonde,

Elle veut plaire a tout le monde,

Et c'est Touvrage d'un coup d'oeil.

AOUT

ler aout 1763.

On a donne aujourd'hui, sur le theatre de la Gom6die-Fran- caise, la premiere et derniere representation de la Prhomption a la mode, comedie en vers et en cinq actes. G'est le coup

AOUT 1763. 349

d'essai d*un jeune ecrivain, qui est venu exprfes de Toulouse pour se faire sillier. Ce jeune poete a trouv6 le secret d'associer deux defauts qui paraissent incompatibles. Son sujet est trivial, et il manque de vraisemblance ; sa pi^ce ressemble a tout, excepte a la v6rite. II a copie depuis la M^tromanie de Piron jusqu'au Suffisant de Vade; c'est assurement reunir les deux extremes, et remplir un intervalle immense. Gependant, quoique le sujet de sa piece soit commun et mauvais, il ne lui a manque que le genie de Moliere pour en faire une farce remplie de chaleur et de verve. Vous imaginez aisement toutes les scenes et toutes les situations comiques que Moliere aurait tiroes d'un fat qui, comptant en jouer un autre, se joue lui-meme. Avec un peu de talent, cette situation si rebattue reussit toujours au theatre; mais malheureusement le sublime Moliere a fait le voyage du paradis sans jeter son manteau k personne. Tout est faible et commun dans cette pi^ce. II n'y a pas jusqu'au nom de I'amant de Rosalie qui ne soit maussade; il n'y a qu'un amoureux de Toulouse qui puisse s'appeler Forlandre. D'ail- leurs, aucune invention, aucune ressource, aucun talent, meme dans les details; la seule chose qu'on puisse lui accorder, c'est une versification facile. Le ton de M. de Gailhava n'est point bon : mais ce n'est pas ce qui m'effarouche, et s'il y a d'ailleurs quelque esperance k concevoir on peut se flatter de voir le mauvais ton corrige par le sejour de la capitale. Le parterre n'a pas manque d'indulgence. Plusieurs tirades des premiers actes, quoique fort deplacees, ont 6te fortement applaudies, entre autres celle ou I'auteur parle des cabales du parterre et de tout ce qu'un pauvre poete a a essuyer a la premiere repre- sentation d'une piece. M. de Gailhava pretend que depuis que la garde postee dans le parterre I'empeche d'etre bruyant, les eternuments ont succ^de aux sifflets, et que, pour faire tomber une pi^ce, les cabaleurs s'enrhutnent tout expres la veille de la premiere representation. Gette tirade a fort diverti le parterre qui aime qu'on se moque de lui. II faut qu'il ait souffle un mauvais vent la veille de I'enterrement de M. de Gailhava; car je n'ai jamais vu un rhume plus g6n6ral et plus obstine.

On a donne sur le theatre de la Comedie-Italienne, avec beaucoup de succes, les Deux chasseurs et la LaitUre, fables

350 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

dialoguees en un acte, mel6es d'airs en musique ^ Cette petite pi^ce est de M. Anseaume, et la musique de M. Duni, ci-devant maitre de chapelle de I'infant don Philippe, et qui est venu en France avec le projet de faire de la musique sur des paroles francaises. Ce poeme est rempli de naturel et de verite, et me plait beaucoup. II est difficile de sentir a la lecture le plaisir qu'il fait a la representation. Les pieces de M. Sedaine sont dans le meme cas : on les lit avec un mediocre plaisir, et, quand on ne les a point vu jouer, on a de la peine a concevoir le prodi- gieux succ^s qu'elles ont eu au theatre. M. Anseaume a com- bine deux fables : celle du Pot au lait, dont la petite paysanne, par une gradation infaillible, compte tirer des poulets, des agneaux, des ch^vres, des veaux, des vaches, des troupeaux, des richesses immenses; dans I'exc^s de sa joie d'une fortune si bien assuree , elle casse son pot, et voila son lait et ses esperances perdus. La fable des Deux Chasseurs a le meme but: ils ontvendu lapeau d'un ours qu'ils n'ontpas tue encore; ils fondent sur cet argent les plus belles chaumieres en Espagne, car, pour des chateaux, ils n'en ont que faire ; mais ils ont fait leur compte sans consulter I'ours, qui y doit contribuer de sa peau, et dont ils sont houspilles de facon qu'ils sont trop heureux de lui derober la leur. Ces deux chasseurs et la petite laitifere, en se moquant de leurs malheurs reciproques, finissent par ce trait de morale :

Un fol espoir trompe toujours, Et ne vendez la peau de Tours Qu'apres Tavoir couche par terre.

La musique de cette piece est charmante d'un bout k I'autre ; la partition en sera incessamment grav^e, et on la promet pour la fm du mois. Vous y distinguerez surtout le morceau : Je suis percS jusqu'aux os; le duo : Quand je trouve d rScart^ I'air : Voi'ci tout mon projet-^ celui de Jeune fille ii cet age; et enfm Fair : Helas! fai r^pandu mon lait', mais en jugeant cette musique, il faut toujours se souvenir combien la langue fran- caise est in grate et peu musicale, et combien il est impossible qu'une musique faite sur un idiome qui ne se prete a rien ap-

1. Representees le 21 juillet.

AOUT 1763. 351

proche jamais de la musique italienne. Le poete aurait dit en italien, avec grace et avec gentillesse :

Adieu mes vaches et mes veauxl

Voyez comme cela est raide et maussade en fran^ais, et plaignez un pauvre musicien r6duit a chanter dans une telle langue.

Cher pot au lait! cher pot au laiti

est dur et lourd, et cependant c'est sur ce vers qu'il faut faire tomber I'expression la plus delicate et Teffet de tout le mor- ceau.

Au reste, le style de M. Duni commence un peu a vieillir; mais c'est un defaut qu'on ne sent pas en France, parce qu'on est encore a savoir ce que c'est quer style en musique. Cette pi^ce est en plein succ^s; mais elle aurait tourne la tete a tout Paris si nous avions une actrice pour jouer le role de la petite laiti^re avec la naivete et la gentillesse qu'il demande. Geux qui savent ce que c'est que de jouer la comedie ont tous les jours lieu de regretter la perte de M"^ Nessel, enlev6e au theatre I'annee derniere, a la fleur, de son age. On ne pent pousser plus loin la science des nuances, la delicatesse et la verite que cette charmante actrice savait mettre dans son jeu. M"® Yillette Laruette, qui a pris sa place, est d'une gaucherie et d'une maussaderie insupportables ; mais parce qu'elle a des poumons pour bien crier, elle recoit les applaudissements de la multi- tude.

C'est cette multitude qui aurait voulu que M. Anseaume changeat son denoument et y ajoutat la fable du Tresor. Dans la piece,. I'un des chasseurs, harasse et n'en pouvant plus de fatigue, se couche sur le toit d'une vieille masure. Pendant son sommeil, la petite laitiere casse son pot, et I'autre chasseur revient froisse, deguenille, dans un 6tat epouvantable, trop heureux encore d'etre echappe a la gueule de I'ours. Dans son desespoir, n'ayant plus pour tout bien qu'un morceau de sa bandouliere, il prend le parti de s'en servir pour se pendre a cette masure, dont il ne sait pas que son camarade s'est fait un

352 CORRESPOiNDANCE LITTJERAIRE.

lit. La violence avec laquelle il enfonce le clou fait tomber la masure en mines, et avec elle le chasseur qui est dessus. L'un est ereinte de sa chute, I'autre en a le bras froisse ; tous les deux concluent enfin avec la laitiere qu'il faut prendre son mal en patience, etnepas vendre la peau de Tours avant de I'avoir tue, ni compter ses poules et ses ch^vres avant qu'elles ne soient venues au monde. Pourquoi, disent nos juges, n'avoir pas ren- voye ces pauvres gens contents, en ajoutant la fable du Tresor aux deux autres? Guillot, voulant se pendre, I'aurait trouv6 sous les mines de la masure qui s'ecroule ; il Taurait partage avec son camarade, et, devenu riche au moment meme ou il etait tout a fait desespere, il eut encore epouse la petite laitiere. II est constant qu'il n'en aurait rien coute au poete pour enrichir ses trois acteurs; mais je sais bon gre a M. Anseaume de n'avoir eu aucune de ces idees. J'avoue que sa piece, arrangee de cette maniere, aurait plus ressemble a une pi^ce de theatre, c'est-a- dire a un modMe faux qui lui-meme ne ressemble a rien; mais telle qu'elle est, elle ressemble bien mieux a la verit6 et au cours des ev^nements, et M. Anseaume a montre bien plus de jugement et de gout que ses critiques. G'est dans ces^ petites mis^res qu'on voit combien le gout du public se d^ grade, avec quelle imbecillite ,il compare tout a des modeles^ de convention et de caprice, sans consulter la verite et la nature. Rien de plus commun que de voir les hommes se bercer de vaines esperances, et^ pour profit, n'en jamais retirer que> soucis et tourments ; on n'en a jamais vu un seul trouver un tresor au bout. M. Anseaume a fait Thistoire de la vie, et ses critiques lui en demandent le roman, parce que nous sommes en usage de renvoyer nos acteurs contents, contre la verite, et de les marier a la tin des pieces. Ce n'est pas seulement les co- pistes, c'est les juges aussi qu'Horace pouvait appeler servum pecus,

Nous sommes oppresses par trois grandes calamit^s. La premiere, c'est la folic epidemique qui s'est emparee de Paris depuis deux mois que M. Roussel a public sa Richesse de VEtat, Tout ce que cette feuille a occasionn^ de feuilles et de disputes est incroyable. II faut en completer la liste, quoique tout ce qui a paru sur cet objet soit aussitot oublie qu'imprime.

M. le chevalier de F..._, auteur d'un Systeme composition

AOUT 1763. 353

et de liquidation dc dettes de V£tat, veut qu'il n'y ait d'impo- sition que sur le pain et sur la viande, et qu'on paye les dettes de rfitat avec du papier, sorte de monnaie qui aura le meme cours que Targent, qui iie portera par consequent point d'int6- r^t, et dontchaque province du royaume sera obligee de retirer, dans un espace donne, une partie au prorata de ses facult^s. De cette maniere, I'fitat se trouvera decharge des engagements qui r^crasent, et les peuples des sommes immenses qu'on leve sur eux pour en payer les interets et les arrerages.

Yoici le titre des autres brochures sur cette mati^re :

La Balance ^gale, ou la Juste Imposition des droits du roi ; ouvrage digne d'un grand ministre et d'un controleur citoyen.

Bien de C^tat, feuille de vingt quatre pages.

La Patrie vengee^ ou la Juste Balance, conclusions des riches- ses de VEtat, feuille de seize pages.

Reformation du projet de la Richesse de r^tat, feuille de huit pages in-8° remplie de calculs.

Plan de i'^ formation intituU Richesse de IE tat r^formiCy feuille de huit pages in-A° pareillement remplie de calculs.

M. Roussel a public lui-m6me un d^veloppement du plan intitule Richesse de VJSiat, Beaucoup de bavardage. Peu d'idees. Point de solidity.

Un de ses partisans, qui signe le marquis de ***, a fait une r^ponse a I'auteur des Reflexions sur la Richesse de VEtat, et comme il demande dans cette reponse une reponse h sa r6- ponse, I'auteur des Reflexions attaquees a fait cette reponse sous le titre de Reponse demandde par M, le marquis de ***, C'est le seul homme qui ait ecrit sensement dans cette insipide querelle. C'est dommage qu'il n'ait pas toute la clart6 qu'il faut dans des ecrits de ce genre.

Enfm une autre feuille a pour titre ; Tout est dit. Si cela est, et que nos bavards tiennent parole, il n'y a qu'a s'en rejouir.

La seconde de nos calamit^s est la fecondit6 de nos poetes. Quoiqu'on acuse notre si^cle d'etre prosaique, et que, dans le fait, le public soit plus difficile sur les vers qu'il ne Fa jamais ete, il s'en est imprime depuis quelque temps une quantite prodigieuse. Passons les Stances sur le sort des jhuites, Ge n'est qu'une feuille d'un versificateur janseniste,qui porte sur le titre son arret de reprobation. Mais je ne sais quel est le teme- V. 23

35/i CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

raire quia entrepris cle chanter Clovis ^ Son poeme, pretendu h6roi-comique, forme trois volumes epais de vers barbares, qui sont precedes d'un discours de plus de cent pages sur la poesie lyrique, etd'un examen des poemes de ce genre. La prose de cet auteur n'est pas moins detestable que ses vers. Enfm, un libraire, sans doute, vient de nous faire present des Quatre Saisons, ou les Georgiques francaises, poeme par M. le cardinal de Bernis. Si ce sont lanos Georgiques, les critiques des temps avenir auront un beau parall^le a faire entre Virgile et notre poete a bas rouges. Quelle profusion de vers ! quel enorme amas de mots sans id^es ! Jamais sterility n'a et6 plus abondante, ou, si vous voulez, abon- dance plus sterile. Les Quatre Parties du jour^ chantees par le meme auteur, sont en verite un chef-d'oeuvre en comparaisonde ces Quatre Saisons, Jed^fie leplus intrepide lecteur d'en lire plus d'unepage a la fois. Ainsi ily a, dans ce petit livret, poursoixante- onze jours de lecture, et cependant on pent Tavoir pour douze sous; c'est donne pour rien. Sans doute que Son Eminence, ayant consid6re que sa prose nous coutait assez cher, veut, par un mouvement de conscience, nous dedommager sur ses vers. Je ne crois pas que M. de Saint-Lambert, qui prepare depuis longtemps un poeme sur les quatre saisons, soit decourage par celui de son rival.

La troisi^me de nos calamites consiste dans la quantite de mauvais romans qui paraissent journellement. II est vrai que ce fleau va se repandre dans nos provinces, dans nos colonies, dans la partie meridionale de I'Allemagne, et n'est gu^re redou- table pour la capitale. La perte du Canada doit produire un contre-coup bien funeste au genie des ecrivains de ce genre. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ignore a Paris jusqu'au nom de ces messieurs, si vous en exceptez celui du chevalier de Mouhy, qui se repose depuis quelque temps sur ses lauriers.

UEnfant trouvS n'est pas ce roman charmant de Fielding que tout le monde connait. Ce sont des Memoir es de Menne- riV/^ % bourgeoisement Merits, un tissu d'aventures mal forme et embarrasse dans ses liaisons, sans attrait et sans int^ret selon

1. Clovis, poeme h^roi-comique, avec des remarques historiques et critiques par Le Jeune); la Haye (Paris), 1763, 3 vol. in-12.

2. L' Enfant trouve, ou M4moires de Menneville (par Contant d'Orville), Paris, 7763, 2 vol, in-B".

AOUT 1763. 355

moi, quoique quelques personnes moins difficiles apparemment aient voulu y en trouver.

VEnfantement de Jupiter^ ou la Fille sans mire^ est I'his- toire d'une malheureuse nee dans la crapule, dans la bassesse at dans la debauche, qui cherche sans cesse a appliquer a ses aventures les maximes de la prude Julie et du sage fimile de Jean-Jacques Rousseau.

Voilcl mes malheurs^ anecdotes de M"^ de Bouquevilley en deux parties. G*est k coup sur un roman oublie dans quelque boutique, a qui un libraire a imaging de mettre un nouveau frontispice pour en vendre quelques exemplaires. Tas de plati- tudes et d'impertinences.

Enfin les Lettres d'Henriette et d'£milie sont traduites de I'anglais par M™" G. D. D. S. G. ^ non moins inconnue que ses confreres. Depuis que les femmes de Paris cultivent la langue anglaise, nous avons I'avantage de lire leurs premiers essais qui ne sont rien moins qu'interessants pour le public, et qui ne peuvent servir tout au plus qu'a corrompre la langue francaise. Toutes ces belles productions fourmillent de fautes et d'expres- sions vicieuses. M"*^ G. D. D. S. G. dit : Une personne de sa facon de penser, J'esperai que sa sani6 se retahlirait ; ma vue avail paru y mettre du mieux etc, Heureusement I'original n'invite pas a s'amuser de cette mauvaise traduction. G'est une de ces mauvaise^ copies que les romans de I'immortel Richardson ont fait faire, dans laquelle il n'y a ni chaleur, ni interet.

LETTRE ECRITE PAR M. LE COMTE DE LAURAGUAIS

A M. LE COMTE DE SAINT-FLORENTIN,

A LA RECEPTION DE SA LETTRE DE CACHET.

Le 15 juillet 4763.

c( Je viens, monsieur, de recevoir les ordres du roi. Je les ai recus avec tout le respect que tout sujet doit a son maitre, mais aussi avec tout le courage qui me rend peut-etre digne d'etre le sujet du meilleur des rois. Vous pouvez juger, monsieur,

i. (Par Huerne de La Mothe.) Amsterdam, 1763, 2 parties in-12. R^imprimS en 1775 sous le titre d'Histoire nouvelle de Margot des pelotons. 2, (M"'* G.-D. de Saint-Germain.) Londres, 1763, in-12.

356 CORRESPONDAISCE LITTERAIRE.

dans ce moment, de mon existence tout enti^re. Groyez que je n'ai pas risqu6 le repos de ma vie pour faire rire les sots, crier les caillettes, scandaliser les honnetes gens du monde, et de- sesperer les prStres. J'esperais conserver a la France pr^s de 50,000 hommes qui meurent tons les ans de la petite verole; j'esperais empecher leur proscription probable, en faisant fr6- mir le Parlement du requisitoire qui pr6parait cette affreuse proscription. Songez done, monsieur, et je vous le dis avec at- tendrissement, qu'il meurt a Paris tons les ans 20,000 hommes ; que cette ville est a peu pr^s la vingtifeme partie du royaume ; que les morts se montent a ZiOO,000 hommes; que sur huit morts 11 y en a au moins un qui meurt de la petite-v^role ; qu'il y en a done 50,000 qui sont enleves par cette maladie, et que I'a- vantage de I'inoculation etant de trois cents centre un, elle con- serverait A9,83/i personnes a I'Etat.

(( Je n'ai pas commis le crime, monsieur, de me croire cri- minel pour avoir employ^ tons les moyens qui pouvaient rendre ce requisitoire odieux et meprisable. Je ne redoutais pas meme d'etre cite au Parlement. S'il m'avait condamne, en me plai- gnantde I'abusdes lois, j'eusse adore leur justice. Je n'ai que la douleur de lui etre d^robe ; c'est le seul sentiment qui mele quelque amertume a I'obdssance que je dois au roi. J'ai ras- sure le pauvre homme que vous m'avez envoye. II me croyait apparemment coupable. D'ailleurs, comme il avait peut-^tre ses affaires et moi les miennes, et qu'enfm je n'aime pas les compli- ments, pour le tranquilliser je lui ai dit que j'allais vous ecrire, et lui ai donne ma parole que nous partirions cette nuit en- semble ^ »

L'Academie des inscriptions et belles-lettres vient d'as- socier M. Anquetil a ses travaux. Ce jeune savant a pass6 plu- sieurs annees dans I'lnde, avec les adorateurs du feu, pour s'instruire dans leurs mceurs et dans leur langue, dans la reli- gion et la doctrine de Zoroastre. 11 pretend en avoir rapporte les livres sacres. Si cela est, une traduction fiddle de ces livres jetterait sans doute beaucoup de lumi^re sur les livres de Moi'se et sur Fobjet des recherches de M. Boulanger ^ Beaucoup de

1. Le comte de Lauraguais fut conduit k la citadelle de Metz.

2. Voir la lettre du 15 du m6me mois.

AOUT 1763. 357

candeur et de modestie doivent prevenir en faveur de M. An- quetil ; il decide peu, et il parait ignorer les avantages que lui donne le proverbe a beau mentir qui vient de loin,

En vain M. Le Franc de Pompignan cherche-t-il a op- poser une digue chretienne aiix entreprises de M. Boulanger et de ses semblables; le si6cle ingrat et corrompu ne recompense qu'avec une extreme indifference les services des d^fenseurs de la foi. Ge grand homme vient de faire faire une superbe edition in-4^ de ses Poisies sacrees, Psaumes et Cantiques judaiques^ mais plus que jamais

Sacr^s lis sont, car personae n'y touche *.

Depuis trois mois que cette edition est affichee au coin de toutes les rues, qu elle est annoncee dans les journaux avec I'emphase convenable, il ne s'en est pas vendu douze exem- plaires, tandis qu'on payerait au poids de Tor cette affreuse tragedie de Saiil et David, qu'un forban de libraire vient d'im- primer a ses risques et profits, avec le nom de M. de Voltaire tout de son long sur le frontispice. II est vrai que M. de Pom- pignan vend ses cantiques un peu cher, et ce n*est pas en ce siecle-ci qu'il faut mettre un haut prix aux ouvrages de religion. II fait bravement la guerre aux impies dans un discours preli- minaire; il observe, en parlant de saint Gregoire de Nazianze, que ce n'etaitpas seulement un grand saint, mais aussi un grand poete. « On lit avec plaisir, ajoute-t-il, que ce grand homme, desesperant de remedier aux maux de son si^cle, se retira a la campagne, ou il se promenait dans son jardin et faisait des vers. )) Yoil^, se dit M. de Pompignan dans ses moments de consolation, voila ce que la posterite dira aussi de moi, et saint Gregoire de Nazianze n*est dans le fond que mon type.

LETTRE DE M. PIGALLE A M. DE VOLTAIRE.

Paris, le 23 juillet 1763.

(( Les marques de bonte et d'estime, monsieur, dont vous avez bien voulu m'honorer, m'autorisent a vous demander une grace,

1. Voltaire, le Pauvre Diablq,[

358 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

que je regarde comme la plus grande que je puisse recevoir : ce serait de vous charger de composer rinscription du piedestal de la figure du roi, qui doit etre posee, dans peu^ au milieu de la place Royale que fait construire la ville de Reims.

« Lorsque je fus choisi pour Texecution de ce monument, j'avais encore I'id^e frapp6e d'une pensee que j'ai lue autrefois dans vos ouvrages, mais que je n'ai pu retrouver depuis, quoique je I'aie cherch^e en dernier lieu. Vous y blamez I'usage, dans lequel on a et6 jusqu'a present, de mettre autour des monu- ments de ce genre des esclaves enchain^s, comme si on ne pou- vait louer les grands que par les maux dont ils ont accabl6 rhumanite. fichauffe par cette pensee, et quelque satisfaction que je trouvasse du cote de mon art a traiter des figures nues, j'ai pris une route differente dans mon nouvel ouvrage. En voici le sujet. J'ai pose la figure de Louis XV debout, sur un piedestal rond ; je Tai v^tu k la romaine, couronne de lauriers. II etend la main pour prendre le peuple sous sa protection. Aux deux cotes du piedestal sont deux figures emblematiques, dont Tune exprime la douceur du gouvernement, et I'autre la f61icite des peuples. La douceur du gouvernement est representee par une femme, tenant d'une main un gouvernail, et conduisant de I'autre, par la crini^re, un lion en liberte, pour exprimer que le Francais, malgre sa force, se soumet volontiers a un gouver- nement doux. La felicite des peuples est rendue par un citoyen heureux, jouissant d'un parfait repos, au milieu de Tabondance, designee par la corne qui verse des fruits, des fleurs, des pedes, et autres richesses. L'olivier croit aupr^s de lui; il est assis sur des ballots de marchandises ; il a sa bourse ouverte pour mar- quer sa securite, et pour suppleer au symbole de I'age d'or : on voit a Tun de ses cotes un enfant qui se joue avec un loup. J'avais d'abord mis le loup et I'agneau qui dorment ensemble ; mais messieurs du corps de ville, a cause du proverbe quatre- vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent^ ont voulu absolument que je supprimasse I'agneau. Au bas du monument sont les armes du roi, et derri^re sont celles de la ville de Reims.

« Voil^, monsieur, tout ce que j'ai pu imaginer et executer. A regard de 1' inscription, il me serait impossible de la com- poser, ne sachant 6crire qu'avec I'eb^uchoir. On a decide que

r

AOUT 1763. 3o9

cette inscription serait mise en fran^ais, soit eii vers, soit en prose ; ce qui dependra enti^rement de celui qui la donnera. La table qui doit la contenir est sur la principale face. Elle porte six pieds quatre pouces et demi en longueur, et trois pieds trois pouces de haut en largeur ; ce qui donne peu de place, attendu qu'il faut que les lettres soient assez grosses pour pouvoir etre lues de huit a dix pas de distance, a laquelle sera pos6e la grille a hauteur d'appui qui environnera le monument. Pour vous donner du tout une id6e plus exacte, vous trouverez ci- joint une petite esquisse , que M. Cochin a gravee , en atten- dant que la grande planche qu'il fait pour la ville de Reims paraisse.

({ Le roi et les deux figures emblematiques sont fondus et presque entierement repares ; le tout serait meme actuellement fmi sans une maladie considerable que j'ai eue I'annee der- niere, et sans le temps que je suis oblige d'employer pour ter- miner le piedestal de la figure equestre que M. Bouchardon n'a pu achever avant sa mort, et dont la ville de Paris m*a charge sur sa requisition testamentaire. J'ose done vous supplier de m'accorder la grace que je vous demande. Cette inscription fera tout le prix du monument. Je ne puis trop vous exprimer com- bien je vous en serai redevable. Je joindrai cette obligation a beaucoup d'autres que je vous ai deja, et ne cesserai d'etre avec la plus haute estime et la plus respectueuse reconnais- sance, etc. ))

REPONSE DE M. DE VOLTAIRE^

(( II y a longtemps, monsieur, que j'ai admire vos chefs- d'oeuvre, qui decorent un palais du roi de Prusse, et qui devraient embellir la France. La statue dont vous ornez la ville de Reims me parait digne de vous ; mais je peux vous assurer qu'il vous est beaucoup plus aise de faire un beau monument qu'a moi de faire une inscription. La langue francaise n'entend rien au style lapidaire. Je voudrais dire a la fois quelque chose de flatteur pour le roi et pour la ville de Reims ; je voudrais que cette inscription ne conttnt que deux vers; je voudrais que

1. Imprimee dans la Correspondence a la date du 10 auguste 1763.

360 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

ces deux vers plussent au roi et aux Ghampenois ; je desespere d'en venir a bout. Voyez si vous serez content de ceux-ci :

Peuple fidele et juste, et digne d'un tel maitre, L'un par Tautre ch6ri, vous meritez de Tetre.

« II meparait que,du moins,ni le roi ni les Remois ne doivent se facher. Si vous trouvez quelque meilleure inscription, em- ployez-la. Je ne suis jaloux de rien; mais je disputerai a tout le monde le plaisir de sentir tout ce que vous valez. J'ai I'hon- neur d'etre, avec tons les sentiments que vous meritez, etc. »

Je ne sais si les Ghampenois seront contents de cette inscrip- tion; mais, a coup sur, les philosophes ne le seront point. lis diront que le mot juste est oisif, ou plutot impropre, parce qu'il tient la place du mot gen^reiix; que le second vers estun amphigouri qu'on n'entend pas, ou que, quand on I'entend, on n'y trouve point de sens qui vaille. 11 faut plus de gravite et d'importance pour une inscription en bronze ; il faut convenir aussi que la langue francaise y est bien peu propre. On a mis en patois, au bas de la statue de Louis XIV, erigee a Pau en Beam : Cest le petit-fils de notre Henri. Voila une belle in- scription. Un moyen sur d' avoir de belles inscriptions serait de n'accorder des statues qu'aux grands talents et aux vertus sublimes; mais les hommes abusent de tout, et, sous leurs mains, le marbre et le bronze apprennent a mentir a la pos- terite avec autant d'intr6pidite que leur bouche ment a leur siecle.

M. de Voltaire vient de donner un nouveau volume de ses OEuvres de I'edition de Geneve, la seule qu'il reconnaisse^ Ge volume contient TancrMe^ Zulime^ Olympic, et la comedie du Droit du seigneur, qui a ete jou6e h Paris, sous le titre de VEcueil du sage\ mais toutes ces pieces ne passeront pas pour les meilleures de cet illustre poete.

1. Ce volume Id-S" porte au titre : Ouvrages dramatiques avec les pidces rela- tives a chacun, tome cinquihne, 1763; et au faux titre: Collection complete des OEuvres de M. de Voltaire, tome dixieme, seconde partie. (T.)

AOUT 1763. 361

15 aoM 1763. LETTRE A SOPHIE

OU REPROCHES ADRESSES A UNE JEUNE PHILOSOPHE *.

D'oii vous vient^ Sophie, cette passion de la philosophie, inconnue aux personnes de votre sexe et de votre age? Comment, au milieu d'une jeunesse avide de plaisirs, lorsque vos com- pagnes ne s'occupent que du soin de plaire, pouvez-vous ou ignorer ou negliger vos avantages pour vous livrer a la medi- tation et k I'etude? S'il est vrai, comme Tronchin le dit, que la nature, en vous formant, s*est plu de loger Tame de I'aigle dans une maison de gaze, songez du moins que le premier de vos devoirs est de conserver ce singulier ouvrage.

Vous demandez le principe de tant de contradictions que vous remarquez dans I'homme, et qui ont ete de tout temps r^tonnement et I'objet des recherches de la philosophie? Get etre si faible dans ses organes, si hardi dans ses pens6es, auda- cieux k la fois et craintif, fier et timide, mesure en un clin d'ceil I'espace et le temps, et ne sait calmer I'emotion de son sang. Un instant est accorde a son existence, et il en dispose pour s'eriger en arbitre de I'aveugle et inflexible loi de la necessite, deja pr^te a I'entrainer. Par une meditation opiniatre, il enerve une organisation delicate et frele et attaque sa vie j usque dans les sources, lorsque tout le presse d'en jouir. L'illusion est le principe de ses plus douces jouissances, I'erreur et lemensonge I'environnent de toutes parts, et il travaille sans relache a les dissiper. La verite ne lui montre que doutes et incertitude, et 11 brule de la connaitre; et la vanite de I'avoir ose envisager semble le consoler du r^sultat de ses recherches, de la fatale connaissance de son n6ant.

Sophie, I'imagination est la source de tant de grandeur et de tant de misere. Cette qualite si sublime et si funeste que I'homme a recue en partage derange a tout instant I'accord et I'harmonie de son organisation. Plus elle est vive et forte, plus

1. W^^ Volland, qui etait sans doute k cette epoque au chateau d'lsle-sur-Marne Les lettres que Diderot dut lui 6crire en 1753 ne nous sont pas f onnues.

362 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

des organes delicats, souples, faciles a ebranler, nous livrent au pouvoir des objets exterieurs, et nous rendent le jouet de toutes les impressions etrang^res. G'est elle, Sophie, qui nous a rendus menteurs et poetes, qui nous a appris a exag6rer toutes les idees, et a changer toutes les formes. Elle a cree cette foule d'etres invisibles et chim^riques avec lesquels elle nous a eta- bli des relations ; aux maux physiques et necessaires elle a donne des causes surnaturelles et fabuleuses; et lorsque le devoir de I'homme se reduit a ^tre heureux, juste et bienfaisant, elle lui a forme un code bizarre de devoirs imaginaires et factices qui ont perverti le but de son existence, d6grad6 sa nature, et en ont fait pour toute la terre un etre religieux, cruel et absurde.

Les 6garements de I'homme ont done le m^me principe qui a imm.ortalise son genie par tant de chefs-d'cEuvre. Un etre doue d'imagination a du partout substituer la chim^re a la realite, h la simplicity des faits, la fable et le mensonge des systemes. La d61icatesse des organes, sanslaquelle I'imagination n'a ni jeu ni force, nous a rendus faibles, inconsequents, craintifs et inquiets, et au lieu de chercher a penetrer les causes v6ritables et phy- siques de tant de diverses impressions si secretes et si involon- taires, notre gout pour la fiction leur a substitue en tout lieu des causes morales et imaginaires. Gonsiderez, Sophie, ces im- menses edifices que I'erreur a de tout temps el eves a cote de I'immuable verite, et vous trouverez peut-etre que le genie de Thomme dans ses ^garements n'est pas moins fecond, moins va- rie, que la nature dans ses ouvrages, et qu'il lui a fallu plus d' effort pour imaginer tant d'absurdites et tant de chimeres qu'il ne lui en aurait fallu pour expliquer et pour connaitre la loi uniforme et eternelle de I'univers.

Vous qui aimez a remonter k I'origine des choses, et vous servir d'une imagination brillante et vive pour deviner les dif- ferentes formes et modifications par lesquelles le genre humain doit avoir pass6 jusqu'au moment ou nous commencons a con- naitre son histoire, voyez chez tous les peuples les antiques ves- tiges d'une religion tantot simple et grossiere, et semblable a la naivete rustique des mcBurs primitives, tant6t raffin^e et inin- telligible, et par \k meme d'autant mieux r6veree, mais toujours fondee surle mensonge et sur I'invincible penchant de I'homme h chercher des causes surnaturelles h. des effets physiques. G'est

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ainsi que les fables de Texistence de& 6tres invisibles, de Tim- materialite et de rimmortalite des ames, con^ues par les peuples les plus spirituels et orn^es d'une mythologie feconde en poesie et en images, se communiquferent aux nations les plus gros- si^res : car les peuples qui n'ont pas assez d'imagination pour inventer en ont toujours assez pour se plaire aux mensonges qu'on leur presente ; et si la simple et droite raison pent plaire a quelques sages, les opinions absurdes et extravagantes doivent exercer un empire general et absolu sur des ^tres qui ne con- naissent de besoin plus pressant, de plaisir plus exquis que celui d'etre ^muspar des causes inconnues et secretes, d'etre agites par des images.

G'est une grande et belle vue philosophique que celle qui attribue aux revolutions physiques de notre globe les premieres idees religieuses des peuples anciens. Les premiers regards que nous jetons sur I'histoire de la nature nous d^montrent et I'an- tiquite de la terre et les bouleversements qu'elle doit avoir eprouves. L'homme, en proie k de grandes calamites physiques, en a du chercher la cause dans quelque puissance inconnue ; il a du se cr6er des dieux, et se faire I'objet de leur amour ou de leur haine. Les animaux echappes au danger en perdent bientot le souvenir, qui ne se retrace dans leur memoire que lorsqu'un nouveau danger les environne et les presse ; mais Timagination de l'homme, frappee paries perils qui menacentson existence, effrayee par les grands ph6nom6nes de la nature, a du bientot creer le syst^me des chatiments et des recompenses, et la fable d'un dieu vengeur qui s'irrite des fautes de la faiblesse humaine. Aussi,malgre les attributsde bonte, de justice, de bienfaisance, dont nous nous plaisons d'embellir Tidee de la Divinite, vous trouverez, Sophie, que dans le fait et dans sa conduite le Dieu des nations est un etre capricieux, cruel, bizarre, vindicatif et f^roce : chez tons les peuples il cherche a entrainer dans le crime, afm d'avoir le plaisir barbare de punir et d'exercer ses vengeances. Tel est le dieu des Juifs, que les Chretiens, malgre toutes leurs subtilites metaphysiques, n'ont jamais pu rendre v6ritablement juste et bienfaisant envers le genre humain; tel est chez presque toutes les nations I'aveugle et implacable Des- tin, qui decide, par une fatalite inevitable, du bonheur et de la vertu des raortels. On a eu raison de dire que, sans la crainte

364 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

d'une puissance vengeresse et malfaisante, jamais I'ideede Dieu ne serai t entree dans la tete des hommes.

Je trouvai I'autre jour par hasard les Epitres morales et phi- losophiques d'un poeie anglais dont j'ignore le nom ^ J'ouvris sans dessein ce recueil qui ne fait que de paraitre ; j'y trouvai une vignette qui me parut sublime. On voit un sculpteur en bois occupe a achever la figure d'une grue placee sur son etabli. Pendant qu'il s'applique a lui degager les pieds, qui n'ont pas tout k fait pris leur forme, sa femme est deji prosternee devant la grue, et apprend a son enfant a Tadorer. G'est le mot de Lucr^ce mis en tableau :

Quod finxere timent.

Sophie, tel est le g^nie de I'homme : il n'a pas sitot invents des fantomes, qu'il s'en fait peur a lui-meme.

Je donne a votre messager les Recherches sur Vorigine du despotisme oriental que vous me demandez. Vous y trouverez quelques-unes de ces idees developpees. G'est I'ouvrage d'un philosophe hardi et un peu sauvage. II ne cherche point a vous accoutumer peu a peu k la verite, mais il vous arrache le ban- deau de I'erreur sans management. Si vous pardonnez cette har- diesse, vous d^sirerez du moins a votre guide ce charme qui seduit et subjugue I'esprit, qui embellit la verite la plus severe. Une diction pure et facile, un coloris aimable et doux, rendent la philosophic touchante et nous inspirent de la confiance et de la passion pour ses organes. Les Grecs nous ont appris a aimer la grace unie a la force ; que ceux qui veulent nous eclairer et nous instruire imitent la maniere de nos maitres.

Vous qui meprisez les systemes et les assertions temeraires dans tous les genres, vous reprocherezpeut-etre au philosophe que vous allez lire d'etablir ses opinions avec trop d'empire et de vous donner pour demontre ce qui n'est que vraisemblable. Yous aimez, Sophie, que celui a qui vous voulez devoir votre instruction n'accorde a ses idees un plus grand degre d' Evi- dence que vous ne leur pouvez en accorder vous-meme ; vous voulez qu'il vous associe a ses travaux et a ses recherches,

1. II nous a 6t6 impossible de retrouver le livre dont parle Grimai.

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qu'il ne vous dise pas tout, si bien qu'il ne vous reste rien a Denser, rien k deviner. II faut au peuple des verites communes et claires; etre bienfaisant et juste ne pent avoir qu'un sens dans toutes les langues, et la morale ne doit pas ^tre une science de Tecole ; mais le philosophe qui traite de I'origine des choses, qui remonte aux causes premieres, qui cherche a pen^trer le genie de la nature et de I'homme, ne doit ecrire que pour les esprits accoutumes a la meditation. Plus les ques- tions qu'il examine sont enveloppees de doutes et de tenebres, moins il doit se livrer a I'engouement de ses idees : moins il leur attachera d'importance, plus vous serez disposee a leur en trouver. Une vue grande et sublime, une idee profonde et lu- mineuse, negligemment jetees, vous frapperont bien plus su- rement qu'une verite laborieusement demontr^e par un ecrivain dogmatique.

Bannissons, Sophie, bannissons k jamais de nos recherches cette triste et sterile methode dont le moindre tort est d' avoir enseigne aux esprits ordinaires d'usurper le langage et les droits des hommes de genie. La marche de la verity, semblable a celle de I'^clair qui part du firmament, est rapide et partout lumineuse. Vous n'avez qu'un instant pour Tapercevoir, mais cet instant suffit aux esprits tels que le votre : les autres res- semblent a ces enfants qu'un charlatan amuse en contrefaisant les meteores de I'air ; ils en sont plus contents a proportion qu'ils en reviennent les yeux 6blouis. Laissons faire les charla- tans, mais ne perdons pas notre temps avec eux.

Le philosophe vous salue et vous regrette. II m'a afHige ces jours passes, car il savait le jour du mois et de la semaine ; mais il pretend que c'est votre absence qui en est cause. Sophie, s'il apprend jamais a dater ses lettres, c'est fait de son bonheur et de son g6nie. Revenez, et qu'il ne vous doive point cette funeste science. Nous comptons les moments en attendant celui qui doit vous ramener dans le sein de I'amitie et de la philosophie. Nous marchons les soirs sur cette terrasse pr^s des rives tranquilles de la Seine, mais nos entretiens sont moins animus, et les cris d'une joie indiscrete ne troublent plus le silence de la nuit. Au reste, nous disputons toujours sur le pouvoir de la verite. II voit toujours la verite et la vertu comme deux grandes statues elev^es sur la surface de la terra et

366 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

immobiles au milieu des ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi, ces grandes statues, mais leur piedestal me parait seme d'erreurs et de pr^juges, et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les yeux ne peuvent s'elever au-dessus da piedestal; ou, s'il se trouve parmi eux quelques etres privilegies qui, avec les yeux p6ii6- trants de I'aigle, percent les nuages dont ces grandes figures sont couvertes, ils sont bientot I'objet de la haine et de la persecution de cette petite populace hargneuse, remplie de presomption et de sottise. Qu'importe que ces deux sta- tues soient eternelles et immobiles, s'il n'existe personne pour les contempler, ou si le sort de celui qui les apercoit ne dif- f^re point du sort de I'aveugle qui marche dans les tenebres? Le philosophe m' assure qu'il vient un moment ou le nuage s'entr'ouvre, et qu'alors les hommes prosternes reconnaissent la verite et rendent hommage k la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au moment ou le fils de Dieu descendra dans la nuee. Nous vous supplions que celui de votre retour soit moins eloigne.

Les Recherches sur Vorigine du despotisme oriental^ dont il est question dans 1' article precedent, ont et6 imprimees a Geneve, il y a environ un an ; mais peu d*exemplaires ont p6- netre en France : c'est un ouvrage posthume de M. Boulanger, inspecteur des ponts et chaussees. Son metier I'ayant mis h port6e d' examiner souvent les dilT^rentes couches de la terre, il se livra a I'etude de I'histoire de la nature ; et comme les premiers pas qu'il fit dans cette science lui demontraient la ne- cessity de remonter a la plus haute antiquite, il se livra avec plus d'ardeur encore a I'etude des langues anciennes, et surtout de la langue h^braique ; il y fit en peu de temps de grands pro- gres, comme ses Recherches sur le despotisme le prouvent. II est mort, il y a quatre ans, dans la force de I'age, n'ayant pas, je crois, plus de trente-six ans. C'est, comme on a remarque, un philosophe un peu sauvage ; mais 11 6tonne quelquefois par la hardiesse de ses vues, qu'il a le defaut de rep^ter trop sou- vent. Son livre, plus court de la grande moitie, et ses idees, pro- posees d'un ton moins dogmatiqae, feraient beaucoup plus d'effet. On lit k la tete de ces Recherches une lettre adressee a M. Helvetius, dans le temps de la grande rumeur excitee par le

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livre de VEsprit, Ce morceau est mieux ecrit que Touvrage meme de M. Boulanger. Get auteur a encore laiss6 quelques autres ma- nuscrits qui se trouvent dans le cabinet de quelques curieux ; mais la mort I'a empeche de donner un peu de perfection a au- cun de ses ouvrages.

II existe un livre intitule le Christianisme dhoile^ ou Examen des jjrincipes et des effets de la religion chrkienne^j par feu M. Boulanger, volume in-8°. On voit d'abord qu'on lui a donne ce titre pour en faire le pendant de VAniiquite ddvoi- Ue; mais il ne faut pas beaucoup seconnaitre en manifere pour sentir que ces deux ouvrages ne sont pas sortis de la meme plume. On pent assurer avec la meme certitude que celui dont nous parlous ne vient point de la fabrique de Ferney, parce que j'aimerais mieux croire que le patriarche eut pris la lune avec ses dents: cela serait moins impossible que de quitter sa ma- niSre et son allure si completement qu'il n'en restat aucune trace quelconque. Par la meme raison, je ne crois ce livre d'au- cun de nos philsophes connus, parce que je n'y trouve la ma- niere d'aucun de ceux qui ont ecrit. D'ou vient-il done? Ma foi, je serais fache de le savoir, et je crois que Tauteur aura sagement fait de ne mettre personne dans son secret. G'est le livre le plus hardi et le plus terrible qui ait jamais paru dans aucun lieu du monde. La preface consiste dans une Lettre ou I'auteur examine si la religion est r6ellement necessaire ou seu- lement utile au maintien ou a la police des empires, et s'il con- vient de la respecter sous ce point de vue. Comme il etablit la negative, il entreprend en consequence de prouver, par son ouvrage, Tabsurdite et I'incoherence du dogme chretien et de la mythologie qui en resulte, et I'influence de cette absurdite sur les tetes et sur les ames. Dans la seconde partie, il examine la morale chretienne, et il pretend prouver que dans ses prin- cipes g^neraux elle n'a aucun avantage sur toutes les morales du monde, parce que la justice et la bont6 sont recommand^es dans tons les catechismes de I'univers, et que chez aucun peu- ple, quelque barbare qu'il fut, on n'a jamais enseigne qu'il fallut 6tre injuste et m^chant. Quant a ce que la morale chr6-

1. Voir la curieuse note de Barbier, au mot Christianisme, sur ce livre celdbre de d'Holbach.

368 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tienne a de particulier, Tauteur pretend demontrer qu'elle ne peut convenir qu'a][_des enthousiastes peu^propres aux devoirs de la societe, pour lesquels les hommes sont dans ce monde. II entreprend de prouver, dans la troisifeme partie, que la religion chretienne a eu les effets politiques les plus sinistres et les plus funestes, et que le genre humain lui doit tons les malheurs dont il a 6te accable depuis quinze a dix-huit siecles, sans qu'on en puisse encore prevoir la fin. Ge livre est 6crit avec plus de vehemence que de veritable eloquence ; il entraine. Son style est cliatie et correct, quoique un peu dur et sec ; son ton est grave et soutenu. On n'y apprend rien de nouveau, et cepen- dant il attache et interesse. Malgre son incroyable tem6rite, on ne peut refuser a I'auteur la quality d'homme de bien forte- ment epris du bonheur de sa race et de la prosperite des so- ci^tes; mais je pense que ses bonnes intentions seraient une sauvegarde bien faible contre les mandements et les r6quisi- toires.

M. de Bastide vient de donner sur le theatre de la Go- medie-Italienne les Deux Talents, piece en deux actes dont M. le chevalier d'Herbain a fait les airs ^ G'est une dispute entre un poete et un musicien; sujet neuf, comme vousvoyez. Le poete Bastide et le musicien d'Herbain n*ont rien a se disputer entre eux; ils sont exactement aussi insipides, aussi plats, aussi en- nuyeux I'un que I'autre.

Nous avons perdu depuis peu deux poetes. M. Pesselier a fait anciennement des Fables et des Dialogues des morts, Sur la fm de sa vie il avait quitte la poesie pour etre ce qu'on ap- pelle un interesse dans les affaires du roi ; et en cette qualite il a fait quelques ouvrages en faveur des traitants contre la TMo- rie de Vimpot par M. le marquis de Mirabeau et contre d'autres antagonistes de la ferme generale. M. de Bullionde etait un jeune homme qui, servant dans les carabiniers a I'affaire de Crevelt, se distingua par une action qui lui fit obtenir la croix de Saint-Louis a I'age de dix-sept ans. II vient de mourir de la poitrine apres avoir fait imprimer cet hiver un tr^s-mauvais poeme intitule la Petrissee,

II parait un Conseil de la raison en faveur de Vinocula-

1. Representee le 10 aoiit 1763.

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tion^, C'est du temps perdu que de conseiller la sottise, et monsieur le conseiller est un bavard.

M. Gatti, m^decin consultant du roi, a aussi public une lettre * ou il rend compte de ses inoculations et de la petite verole survenue aux enfants de M""* de Roncherolles apr^s avoir ete inocules inutilement. On a reproche k ce medecin un peu de leg^rete dans sa conduite, et il me semble que sa lettre ne d6- truit point ce reproche. Gette feuille ne manquera pas de lui attirer beaucoup d'injures de la part de ses ennemis, qui ne sont pas en petit nombre. Mieux valait se taire.

Un jeunehomme, M. Le Roy, a fait en vers une Requite au roi par la dame veuve Calas^, Gela est faible et froid, et en conscience il ne faut pas trailer un tel sujet quand on n'est pas sur de d^chirer tons les coeurs.

11 parait un Biscours prononcd dans V Academic de Nancy * par M. I'abbe Goyer, le jour de sa reception. Je con- cois qu'un homme de genie peut faire un mauvais discours de reception; je concois qu'un homme mediocre en peut faire un tr^s-beau. Je sens que celui de M. I'abbe Goyer ne Test pas ; je sens que M. Tabbe Goyer est un homme d' esprit ; mais sa maniere ne me plait point. Ses Bagatelles morales, sa Noblesse commercante, son Histoire du roi Jean Sobieski : tout eel a n'a pas manque d'un certain succ^s, mais tout cela n'est pas d'un penseur, et M. I'abbe Goyer n'est pas mon homme.

Un autre acad^micien anonyme de Nancy, recu le meme jour, a fait imprimer son discours sous le titre de Vlnterel d'un ouvrage ^. On peut remarquer combien la langue francaise se corrompt a proportion que les academies se multiplient. Ce titre inintelligible veut dire que I'auteur traite dans son dis- cours de ce qui rend un ouvrage interessant. On peut assurer que I'auteur n'a pasconnu I'interet d'un discours de reception. Le sien est tout aussi peu frangais dans ses details que dans son

1. Inconnu aux bibliographes.

2. Lettre dM. Roux sur IHnoculation de la petite verole^ 1763, in-12.

3. Qu^rard indique plusieurs poesies de Le Roy, de Paris; mais il ne fait pas connaitre la date de publication de celle-ci.

4. 1703, in-4°.

5. (Par C^rutti.) Paris, 1763, in-8° et in-12. R^imprimd dans I'Ecolede littera- lure de I'abb^ de La Porte, deuxi^me edition, tome 1", page 430.

Y. . 24

370 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

litre. Vous lui demanderez sans doute ce que c'est qu'un sujet qui va ci la terreur^ un sujet qui va il la lihertij un sujet qui va (I la justice ? Bientot les Sarmates parleront mieux francais que nos academiciens.

M. Le Verrier de La Conterie, grand faiseur de mau- vaises phrases platement poetiques, vient de publier en deux volumes une £cole de la chasse aux chiens courants^ precMie dune Bibliothdque historique et critique des thireuticographes^ c'est-k-dire des auteurs qui ont ecrit sur la chasse ^ Rien ne prouve mieux I'inutilit^ des livres que cette liste immense d'ou- vrages dont on connait a peine deux ou trois par leurs titres, et qui traitent cependant d'un amusement aussi universel que celui de la chasse.

On vient de graver un tableau qu'on a trouve dans un college des jesuites en Auvergne, et dont un president des en- quetes a rendu gravement compte aux chambres assemblees ^ Ce tableau represente le vaisseau du monde ou de la religion, rempli de figures et d'inscriptions dont le sens allegorique est que saint Ignace seul est capable et digne d'en tenir le gouver- nail. C'est certainement un monument du mauvais gout des moines, comme on en trouverait dans tous les cloitres; mais il faut etre bien absurde pour en tirer une preuve de la mauvaise doctrine des jesuites. Cependant la decouverte de ce tableau n'a gu^re fait moins de bruit I'hiver dernier que si Ton avait trouve les preuves d'une conspiration. Ma foi,

Et juges et plaideurs, il faudrait tout siflQer.

1. Rouen, Nicolas et Richard Lallemant, 1763, 2 parties en un volume ia-8**. La partie bibliographique avait 6t6 r^digee par lis libraires.

2. 11 en existe d'innombrables reproductions de tout format.

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SEPTEMBRE

1" septembre 1763.

« Et moi aussi je veux, par des chants immortels, consacrer mon nom dans la niemoire des hommes. Livre aux divins trans- ports dela po^sie, je veux chanter les h6ros, et partager avec eux les honneursderimmortalite. » Ainsi s*ecriaun jeunepoete, plein de cette confiance, I'ecueil des hommes ordinaires, mais quin'en est pas moins I'appui et la compagnedu genie. « Arrete, jeune audacieux, lui dit le critique d'un ton empes6 et severe; avant d'entreprendre un ouvrage au-dessus de tes forces, as-tu songe a I'invention et a la disposition de ton sujet? Ta fable est- elle importante, bien nouee, bien tissue? Ton but est-il grand et moral ? Eh ! que m'importent, reprend le poete, la fable, son sujet, et son but? Tout n'est-il pas egal a celui qu'un dieu inspire, et I'ivresse que je sens me permet-elle d' arranger, de disposer, de refl6chir ? Sachez qu'une femme coquette et infidele s'abandonne a un jeune 6tourdi qui I'enl^ve a son mari ; qu'un jeune homme bouillant et colore se voitenlever sa maitressepar ordre de son superieur, et qu'il ne m'en faut pas davantage pour int^resser le ciel et la terre, pour transmettre le nom de mes personnages et le mien a la derni^re generation des hom- mes. » La-dessus le critique commence un long traite dans le- quel il prouve, d'une maniere victorieuse, qu'une telle fable ne pent jamais avoir ni dignite ni importance ; qu'elle pent faire tout au plus le sujet d'un poeme comique, d'un roman, d'un conte ; mais que de vouloir en faire le sujet d'un poeme heroi- que, c'est le comble de I'absurdite et de I'extravagance. Quoi de plus plat, de plus commun, deplus trivial, de moins suscep- tible d'un developpement de vertus heroiques, que cette fable, et qu'attendre d'un poete qui trahit ainsi la pauvrete de son genie d^s son entree dans la carriere?

Tandis que le critique I'atterre par ses raisonnements, un autre poete s'avance. Sa demarche incertaine joue la timi- dite, mais son regard espiegle et malin trahit un enfant de Thalie. Le critique, toujours grave et s6rieux, lui demande ses

372 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

litres et les preuves de sa vocation. II a imagine une jeune per- sonne au pouvoiret sous la tutelle d'un vieux jaloux : elle aime cependant un jeune homme dont elle est ador^e ; mais le moyen de tromper la vigilance de cet abominable vieillard, qui la garde pour en faire sa proie? Le poete, qui ne pent metire en action toutes les ruses d'un am ant entreprenant, s'est deter- mine a les exposer en recit, et, pour ne point multiplier inu- tilement les personnages, il donne pour confident au jeune homme ce vieillard meme dont il a tant d'interet a se garantir. (( Quel delire! quel comble de deraison ! s'ecrie le critique. Quoi! verrai-je toujours nos poetes derober leurs sujets aux treteaux des bateleurs ! Quoi ! toujours un vieux fou amoureux, trompe par les ruses d'une jeune fille sans experience et par les foUes entreprises d'un^ jeune ^tourdi qui s'en est coifFe ! Et vous, jeune insens6, vous ne vous contentez point devous approprier un sujet si rebattu par tons les faiseurs de farces ; en le trai- tant, vous entreprenez encore de choquer grossierement le bon sens. Ne voyez-vous pas qu*en choisissant ce vieux pretendant pour confident des entreprises de son jeune rival, votre comedie manquera, non-seulement de vraisemblance, mais d'interet et d' action ; qu'il est impossible que tout ne soit fini apres la pre- miere confidence, et que le comble de I'absurdite serait de vou- loir faire r^ussir les projets du jeune amoureux lorsque le vieux les salt d'avance, et en pent sans peine prevenir et detourner les effets? ))

Le critique a raison. II etablit, par des arguments indiibi- tables, par un traite aussi solide que m^thodique, qu'il n'y a ni esprit, ni g^nie, ni raison, ni gout, ni jugement a vouloir traiter les sujets que je viens d'exposer. Tout y est si contraire aux premiers elements de Tart poetique, qu'il faudrait etre aussi depourvu de sens que de talent pour tenter une pareille entre- prise. Le critique le prouve par des raisonnements sans repli- que, a r evidence desquels il vous est impossible de vous refuser. II ne reste qu*une petite difficult^ : c'est qu'il y a trois mille ans qu'un certain Homere s'est avis6 de choisir le premier de ces sujets, tout plat et tout trivial qu'il est, et qu'il en a fait un certain poeme appele Vlliade, qui est devenu I'admiration des meilleurs et des plus beaux esprits de tons les peuples anciens et modernes. Et il n'y a pas cent ans qu'un nomm6 Moli^re

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choisit le second de ces sujets, contre le bon sens et centre la raison, et en fit la com6die de VEcole des femmes^ qui a merite et conserve une place distinguee parmi les meilleurs ouvrages dramatiques.

Serait-il possible que I'art ne fiit rien, et que le genie fut tout ? Le lion convert d'une peau d'ane reste-t-il toujours lion? et Fane cache sous la peau de lion serait-il toujours ane ? II semble en effet que le genie ait voulu en tout point se mo- quer des graves preceptes de la critique, et punir I'audacieuse presomption d'un art qui ose dieter des lois k la nature. Le docte pedant n'a pas sitot etabli son syst^me poetique sur des principes pretendus invariables; il n'a pas sitot ouvert toutes les sources du beau, et prononce la malediction sur tous ceux qui oseraient en cherchei* ailleurs, qu'un homme de genie pa- rait, fait le contraire de ce que le critique a ordonn6, et pro- duit un ouvrage immortel. G'est ainsi que le heros, plein de ce talent sublime et rare qui conserve et defend les empires, oublie, a la tete de ses guerriers, les preceptes de Puysegur €t de Folard, et ose gagner des batailles en depit de leurs regies.

Le plus beau secret, le seul qu*il vaudrait la peine de rechercher dans des ouvrages didactiques, serait celui d'en- seigner a un pauvre homme les moyens de cesser de I'etre. Un bavard aurait beau vous expliquer en qiioi consistent la beaut6 et la grace de la demarche; il aurait beau vous deve- lopper tout son m^canisme, si la premiere conformation, si des accidents , des occupations habituelles, ont priv6 vos muscles de cette souplesse et de cette agilite necessaires a une de- marche naturelle et ais6e, la votre n'aura jamais de grace. Ce serait bien pis si vous n'aviez point de jambes. La plupart de nos faiseurs de poetiques ne ressemblent pas mal a des maitres qui montreraient a danser aux boiteux et aux culs-de- jatte.

0 vous qui voulez, par vos chants, nous arracher ces lan- ders dont nos mains avares ne sauraient couronner la medio- crite, montrez-nous les signes de votre vocation ! Quel dieu vous inspire, quel demon vous agite, quel feu vous embrase, quel pouvoir inconnu vous presse et vous sollicite? Le poete, dans ses acces, est comme cet adolescent plein de passion el de

374 tORRESPONDANCE LITTERAIRE.

fougue, qui se sent pour la premiere fois le pouvoir de pro- duire son semblable. II s'abandonne k des transports non eprouves. Dans cet etat delicieux et penible, il ne connait sou- vent ni le but de ses desirs, ni leur objet. 11 est hors de lui, il est au-dessus de lui-meme : il cree; il enfante dans son delire ce que jamais il ne se serait cru capable de produire.

Le moyen de prescrire des regies et une methode k I'ivresse de la passion et de renthousiasme ! Le moyen de se faire en- tendre avec ses preceptes au milieu d'un peuple qui a Tesprit aliene et la tete perdue, et parmi lequel celui-lk seul serait indigne de rester qui aurait assez de sang-froid pour ecouter les lois d'un ecrivain didactique ! Poetes, ayez du g^nie ; sachez vous quitter, prendre toutes les formes, imiter tons les accents, vous abandonner a tons les transports, ou bien ne touchez jamais a la lyre d'Apollon, a moins qu*un destin plus propice, par une faveur plus grande encore, ne vous ait-associes a ce petit nombre d'hommes privilegies qui ont su allier la force du genie avec cette puret6, cette elegance, cette harmonie paisible et douce et cette sorte de tranquillite enchanteresse qui fait le caractfere de leurs ouvrages. Poetes, voila votre poetique, et je n'en con- nais point d* autre.

En effet, plus vous etudierez la marche du g^nie et Failure de ses enfants, suivant les differents caracteres dont la nature les a signes, plus vous serez convaincus qu'un heureux instinct a prevenu tous les preceptes de Tart, et (comme aurait dit La Fontaine ) qu*ils viennent au monde tout chausses. Donnez au vertueux Palissot, aupoete Cailhava, le genie de Moliere, et vous verrez s'ils auront besoin de toutes ces poetiques dont nous avons une si grande abondance depuis que nous n'avons plus de poetes. Je I'ai deja dit, en ce genre la force comique fait tout. Quoi de plus insipide et de plus plat qu'une querelle de menage entre un paysan ivrogne et sa femme acariatre ! Elle est maltraitee et battue, et s'en venge en faisant passer son mari pour medecin. Donnez ce sujet a nos comiques d'aujourd'hui, et vous verrez s'ils ne se feront pas siffler, depuis la premiere scene jusqu'a la derniere. Moliere s'en empare, etfait le MMecin malgrS lui, rempli de g^nie et de verve. Si Despreaux avait rai- son de ne point reconnaitre I'auteur du Misanthrope dans les Fourheries de Scapin^ ce n'est qu'a cause de I'extreme distance

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des deux genres, el ce doit etre pour tout homme de gout un nouveau sujet d'etonnement que de voir la m^me force co- mique d'un caracl^re si divers dans deux pieces d'un meme poete.

A quoi bon done tant de traites sur I'art poetique, me dira- t-on, et faudra-t-il les jeter au feu? Avec un peu d'humeur, on dirait qu'a la reserve de trois ou quatre il serait tr^s-aise de se consoler de la perte des autres ; mais soyons moins extremes, et disons que ces traites didactiques pourraient avoir une grande utilite si leurs auteurs avaient beaucoup de gout, beau- coup de delicatesse, et beaucoup de philosophie. Les Reflexions de I'abbe du Bos sur la Pohie et sur la Peinture sont un excel- lent ouvrage. Le philosophe Diderot a mis a la suite de son Pire de famille un traits sur la poesie dramatique, rempli de vues neuves et profondes. La multitude n'a point vu que ce traite 6tait lui-meme un poeme, ainsi que les entretiens qu'on lit a la suite du Fils naturel, II y a des beautes dans VArt poe- tique de Despreaux. Je ne parle point de V Art poetique d'Horace ; c'est un ouvrage sublime, plein de verve et de genie, et qui n'a point de modele dans aucune langue. On sait combien VArt poHique d'Aristote est profond et philosophique.

Mais tons ceux qui ont voulu suivre les traces de ces grands hommes se sont trompes sur le but de leur travail. lis ont cru que leur tache etait d'instruire et de former le poete, et ils ont ete loin de leur compte. Le philosophe est le pr^cepteur du peuple. Des qu'il quitte les myst^res de sa science, ou plutot de la nature, soit qu'il traite la morale ou la politique, soit qu'il se livre a la litterature ou aux arts, c'est toujours pour I'in- struction publique qu'il doit ecrire. 11 ne lui appartient pas de former des poetes, des peintres, des musiciens, c'est I'ouvrage de la nature; sa tache, a lui, est de rendre le peuple sensible aux beautes des modules que les grands hommes de tons les genres lui ont presentes. Si le nombre de ceux qui produisent des ouvrages immortels est petit, le nombre de ceux qui en connaissent tout le prix ne Test pas moins. On s'en aperQoit aussitot qu'un ouvrage de genie parait. Gomme il sort ordinai- rement de la route commune, et que la multitude n'a point de modele a qui elle pent le comparer, ecoutez un peu, et vous saurez que penser des suffrages de la multitude. G'est la le

376 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.

temps des jugements indiscrets et des decisions hasard^es. Toutes les absurdites possibles se disent dans ce moment-la, ou, s'il en echappe par hasard, ce n'est pas la faute des juges, c'est qu'ils ne sont pas en assez grand nombre pour les dire toutes. II y a telle absurdite qui suppose une assemblee de huit cent mille ames, et qui ne peut etre dite qu'a Paris. II est Evident que s'il y a un gout general, il ne s'etend que sur les ouvrages consacres, que le suffrage des meilleurs esprits a rendus respectables, que les esprits absurdes n'osent plus atta- quer,- ou qu'ils admirent, non qu'ils en sen tent le prix, mais parce que c'est une chose convenue. Mais si Ton ne peut creer des hommes de genie dans une nation, il n'en est pas de m^me du gout public, qui peut etre cultive, exerc6, epure, et c'est une assez grande et belle tache qu'il reste a remplir au philo- sophe, par des pr^ceptes et des exemples. Aussi, bien loin de mepriser les ouvrages didactiques, je trouve qu'il faut, pour les composer, une ame si sensible, des connaissances si eten- dues et si variees, un gout si exquis et si delicat, des organes si fins et si perfectionnes par d'heureuses et de sages habitudes, enfin tant de justesse et de sagacite, qu'un assemblage de tant de qualites rares ne peut gu^re 6tre plus commun que les dons mtoes du genie. Le nombre excessivement petit d'ouvrages superieurs de cette esp6ce ne confirme que trop ce que je viens de dire; et si je dis du mal des traites sur la poesie et sur la peinture, ce n'est que parce que des esprits empeses et etroits se sont meles de dieter des lois aux enfants libres de I'imagi- nation. Leur defaut le plus ordinaire est de retrecir les limites de I'art, au lieu de lesetendre. Ilsnevoient jamais rien au dela du cercle des choses trouvees, et parce que leur faible vue ne peut franchir cet espace circonscrit, ils disent qu'il n'y a rien au dela.

M. Marmontel nous a donne, il y a quelques mois, une nouvelle PoHique francaise * en deux volumes assez conside- rables. Get ouvrage, annonce depuis quelque temps, etait attendu avec une sorte d'impatience, parce que VApologie du thMfrei^dLr ce m^me 6crivain, opposee a la lettre de J. -J. Rous-

1. Ouvrage auquel I'auteur a depuis donnc le titre d^Elements de Uttera- ture.

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seau contre les spectacles, avait eu beaucoup de succ^s. En eflet cette Apologie du Mdtre est un des morceaux les mieux faits que nous ayons vus ici depuis longtemps, et je suis bien fache que la PoHique francaise n'ait pas tenu ce que Tapologie semblait promettre. Puisque mon devoir me condamne a dire toujours indiscretement ce que je pense, meme sur des gens dont je serais charme de ne dire que du bien, je dirai done encore que M. Marmontel est un homme de beaucoup d' esprit, qu*il a surtout I'esprit de discussion, en sorte que son talent pour les ouvrages polemiques me parait decide; mais il man- que, a mon gre, de sensibilite, de gout et de delicatesse; etie moyen d'ecouler un homme depourvu de ces qualites, et qui veut parler po6sie, peinture et musique ? On a reproche aux ouvrages poetiques de M. Marmontel la duret6, le boursoufl^, le defaut d'barmonie et de naturel, et Ton sent, en lisant ses ou- vrages didactiques, qu'il a tons ces defauts-la. G'est un homme de bois, mais qui a vecii avec des philosophes, avec des enthou- siastes de la belle poesie, et qui a appris a parler leur langage sans le sentir; I'accent etranger perce toujours. Aussi un lec- teur qui a de la finesse ne trouvera point d' accord dans son coloris, quoique ses idees se tiennent, et il lui desirera cette propriete de diction et d'idees qui appartient a I'^crivain qui dit ce qu'il sent, et non ce qu'il a appris, et ce qu'il repute d'a- pr6s d'autres. Souvent je n'entends pas son ramage. Ce n'est pas que je ne concoive tr^s-bien ce qu'il dit; mais ce n'est pas ainsi que je sens. Je le supporte encore plutot lorsqu'il rai- sonne sur les choses pathetiques et fortes que quand il touche aux choses delicates et legeres ; on les fane si aisement, et ses gros doigts, lorsqu'ils en approchent, me font venir la chair de poule. D'ailleurs, je ne me ferai jamais a un homme qui cite Yida a c6t6 d' Horace, Lucain a cote de Virgile, Castel Vetro k c6t6 d'Arioste; la dispute d'Ulysse etd'Ajax, dans Ovide, a cote de la priere de Priam a Achille, dans Homfere; qui compare Part poetique a Part de I'horlogerie, et croit que les deux arts ont du se perfectionner a proportion qu'on a specule et raffine; qui enfin trouve que, dans la premiere des eglogues de Virgile, Tityre ne repond point a Melibee lorsque celui-ci demande :

Sed tamen, iste Deus qui sit, da, Tityre, nobis;

378 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

et que Tityre repond :

Urbem quam dicunt Romam, Meliboee, putavi Stultus ego huic nostrae similem, quo saepe solemus Pastores ovium teneros depellere foetus, etc.

II y a quelquefois des riens qui me brouillent avec un homme, sans ressource. De temps en temps je trouve une page dans M. Marmontel qui me raccommode avec lui ; mais cela ne dure pas.

Cette PoHique n'a point eu de succes. On n'en a point dit de mal precisement ; mais on n'en a pas parle du tout, et c'est bien pis. On la lit sans interSt; on n*a envie de rien contester, parce qu'elle ne fait rien penser. Le premier volume surtout est assommant. Ge que I'auteur y dit du mecanisme du vers francais est d'une theorie assez neuve, et je croirais volontiers que ceux qui ont le don de la poesie suivent ces regies k peu pres, vaguement et sans le savoir; mais je veux mourir si jamais poete en composant s'est mis en peine de remplir ces pr^ceptes, et d'y satisfaire d'une maniere technique, d'autant que la langue francaise ne comportera jamais une prosodie ri- goureuse. Le second volume se lit avec plus de plaisir ; mais on ne pent assez s'etonner que M. Marmontel ait emprunte un grand nombre d'idees, et quelquefois jusqu'aux expressions du traite sur la poesie dramatique de M. Diderot, sans en faire I'honneur au philosophe a qui elles appartiennent. L*abb6 du Bos n'y est pas cite une seule fois, et cela n'est gu^re moins etonnant. II est vrai aussi que ce que je lis avec grand plaisir dans ces deux philosophes m'en fait un mediocre dans M. Mar- montel, tant la marche froide et methodique dans un traite sur la poesie est une belle chose. Gelui-ci ne me raccommodera pas avec la methode; il m'a seulement appris combienil etait diffi- cile de parler dignement de ceux que leur genie a appeles a la poesie. L'auteur de la Poitique francaise ne connait pas assez les anciens ni les modernes pour son entreprise. On voit qu'il ne connait des anciens que ce que son jesuite lui a appris au college, et ce n'est pas assez ; et, quant aux modernes, il ne suffit pas non plus de bien connaitre la litterature de son pays pour oser ecrire une Poetique.

Piron disait, apres avoir lu la Poetique francaise : « Ge Marmontel est comme le legislateur des Juifs, qui montre a

SEPTEMBRE 1763. 370

tout le monde la Terre promise, ou il n'entrera jamais*. » Ma foi, c*est assez beau de ressembler k Moi'se, m^me au risque de rester dans le desert, et je conseille a M. Marmontel de prendre Piron au mot, sans quoi nous lui dirons ce que ce vieux bon caustique disait ces jours-ci d'un couvent de religieuses qui refusaient de prendre un cordelier pour directeur. « Elles n'en veulent pas pour confesseur? disait Piron, qu'elles se couchent aupres.* » 11 est impossible d'entrer dans de plus grands details sur cet ouvrage, ni sur aucun autre; mais je crois qu'une lec- ture reflechie confirmera ces observations generales; et si Ta- bondance des mati^res le permet, j'y reviendrai peut-etre pour en examiner quelques chapitres en particulier,

Vous trouverez dans le chapitre de VOde^ qui m'a paru »un des meilleurs de la PoHique de M. Marmontel, des analyses bien faites de quelques odes d'Horace, entre autres de cette belle ode qui est adress^e a Yirgile sur son voyage de mer. Peut-elre ne serez-vous pas fache de lire une imitation de cette ode, qui est du double plus longue. Elle est de feu M. de Roche- more, qui a laisse un recueil de poesies qu'on n'a jamais im- primees. G'etait un homme du monde, assez connu dans Paris, et qui, si je ne me trompe, est mort fou ^

IMITATION DE l'oDE d'hORACE

Sic te diva potens Cypri, Sic fratres Helence, etc.

PAR M. DE ROCHEMORE.

Mhre du tendre Amour, deesse de CytMre, Et vous, astres brillants, dont I'eclat tutelaire

1. Grimm confond, ou bien le mot de Piron etait reproduit. II avait df^ja lance cette epigramme contre Desfontaines :

c J'ouvro le Temple de memoire. Oui, messieurs, et sans vanite. J'ai la clef dans mon ecritoire. Je mene a I'immortalit^... Vous ne dites pas v^rite, Monsieur I'homme ou le rat d'^glise ; Ou vous 6tes comme MoTse, Qui, par des chemins peu fray^s, Menait a la Terre promise, Mais qui n'y mit jamais les pieds. »

2. Voir uae note qui renfernie quelques details sur lui, tome III, page 493.

GORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Du timide nocher assure le repos,

Venez, fr^res d'H61ene, et r6gnez sur Jes eaux ;

On sert les autres dieux, mais c'est vous que Ton aime.

lis partagent souvent avec le diademe

Un culte fastueux et des voeux solennels;

Vous seuls, sans le secours de votre rang supreme,

Ne devez notre encens, notre amour qu'a vous-meme ;

Vous r^gnez dans nos coeurs, ce sont 1^ vos autels.

Je confie a vos soins I'objet de ma tendresse; Partagez les frayeurs d'un amant malheureux. Sur ce d6p6t sacr6, grands dieux, veillez sans cesse, Conduisez le vaisseau qui la cache k mes yeux. Eole, retenez dans vos grottes profondes Ces tyrans redoutes de Tempi re des ondes Dont le souffle orageux ebranle I'univers, Dispose de la foudre et fait trembler les airs.

Quelle f6rocit6, quelle aveugle manie Nous fait done tons les jours affronter leur furie? Quoi ! tant de maux divers, de pi6ges, de chagrins, Qui de nos tristes jours viennent hater la course, Ne pouvaient-ils suffire h nos coeurs inhumains? L'avarice et Torgueil. par de nouveaux chemins, D'une mort plus barbare ont decouvert la source Et nous enseignent I'art d'abreger nos destins.

Quel mortel intrepide, arm6 d'un triple airain, Aux efforts de son art asservissant Neptune, Vint au milieu des mers, avec un front serein, Faire aux vents indignes respecter sa fortune, Et seul aux elements le premier mettre un frein? Les vagues en fureur, les ^cueils redoutables, Les habitants des eaux, monstrueux, indomptables. Que la nature m^me enfante avec horreur, Ne peuvent 6branler ni flechir son audace; II tient I'humanite captive dans son coeur ; En vain de TOcean I'epouvantable masse Par ces dieux opposes aux mortels curieux Vient borner leurs desirs et terminer le monde : L'homme ingrat, meprisant leur sagesse profonde, Et de mille attentats artisan furieux, Fabriqua des vaisseaux, sut apprivoiser I'onde ; Malgr6 I'arret du sort, chez des peuples heureux II porta I'esclavage, et le fer, et le feu, Pour prix de leurs tr^sors k ces tristes victimes Laissant le d^sespoir et I'exemple des crimes.

Que ne pent des humains I'effort audacieux ! Ardents a tout tenter, enclins k tout enfreindre, Et par I'horreur des lois encore plus mutin6s,

SEPTEMBRE 1763. 381

lis s'enivrent de sang, et leurs coeurs effr^n^s, Esclaves d'un instinct que rien ne pent 6teindre, A de nouveaux forfaits sont sans cesse entraln^s. C'est au fils de Japhet, c'est ^ sa violence, Mortels, que nous devons ce penchant odieux : Du sort trop complaisant la fatale indulgence Le laissa penetrer jusques au sein des dieux, Et Tingrat y porta la fraude et la licence, 11 d6roba le feu qui brule dans les cieux; Mais ce rayon sacr6 de la supreme essence, De I'immortalit^ ce germe pr(§cieux, Infecte dans sa main sacrilege et perfide, Devint pour ses enfants une flam me homicide D'ou sortit de leurs maux Tessaim contagieux.

De la boite funeste on vit alors eclore Tons ces fleaux divers que la nature abhorre, Les mortelles langueurs, les transports forcen^s, Par qui nos tristes jours, dans leur fleur moissonn^s, Nous laissent voir a peine et connaitre la vie. Avant ce coup affreux, une heureuse harmonie Renouvelait le cours de nos ans fortunes; Le terrible fuseau, lent et presque immobile, S'arretait dans les mains de la Parque facile; Mais nos crimes bientOt appellent le trepas : II Vint avec furie et marcha sur nos pas ; L'industrieux Dedale osa prendre des ailes, Et, traversant les airs par des routes nouvelles, Usurper un secours k I'homme refus6; Les goufifres eternels du Tartare embrase Devinrent pour Hercule un rempart inutile, 11 porta la terreur dans I'empire des morts.

Tout flechit sous nos lois, tout cede a nos efforts; Nous attaquons des dieux le redoutable asile, Et leur puissante main ne s'ouvre plus sur nous Que pour lancer la foudre et repousser nos coups.

Un homme de mauvaise humeur a rapproche toutes les contradictions de Rousseau dans une feuille de trente-ciuq pages, intitulee Profession de foi philosophique^,GeUe critique tombe surtout sur la Nouvelle Heloise et sur £m?7^; mais la forme et la tournure en sont maussades.

Un jeune pasteur de Geneve, M. Vernes, vient de publier

1. (Par Charles Borde, de Lyon.) Amsterdam, Marc-Michel, Rey, 1763, ia-8^ Attribuee h. Voltaire et h, d'autres ecrivains,

382 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

des Lettres surle christianisme de Jean-Jacques Rousseau^, dans, lesquelles il prouve que Jean-Jacques n'est pas Chretien. Belle decouvertel Ges lettres ne sont cependant pas mal faites, et je crois que Jean-Jacques, avec toute sa subtilite et toute son adresse, aura de la peine a y repondre. Mais quelle folie aussi a lui de faire la Profession du vicaire Savoyard^ et d'attester ensuite le ciel et la terre qu'il est chretien au fond de I'ame! Quant a M. Yernes, il a fait d'une pierre deux coups. II resulte de ses raisonnements, non-seulement que Jean-Jacques n'est pas Chretien, mais encore qu'un chretien est un etre bien absurde.

On vient d'imprimer un Eloge historique du cardinal Passionei^y qui n'est pas celui que M. Le Beau a prononce dans I'Academie des inscriptions et belles-lettres. Cela est froid et ennuyeux pour des gens qui ne se soucient pas plus de la cano- nisation de Bellarmin que de la conversion du lutherien Eccard.

La folie de vouloir reformer 1 'administration de nos finances par des brochures en fait eclore tons les jours de nouvelles.

Un bavard ayant fait la feuille Tout est dit^ un autre lui a repondu par la feuille Tout nest pas dit,

Une autre brochure a pour titre : le Patrioie,

Une autre feuille est intitulee Lettre a M, S. sur un plan de ri forme dans les finances,

Une autre a pour titre VOrdre du cens, ou les Dons gratuits, nouveau plan sur les finances,

Un autre encore s'appelle Defense du veritable plan inti- tuU Richesses de V£tat^ ou Exposition ditaillee de ce meme plan,

II n'y a pas parmi tous ces reveurs un seul qui ait le sens commun.

Quant aux Idees d'un citoyensur V administration des finances du roi % c'est autre chose. On les attribue a M. de Forbonnais, connu par plusieurs grands outrages sur les finances et le com- merce. Celui-ci a ete public successivement en trois chapitres detaches, dont le premier traite de la maniere la plus simple, la plus juste et laplusavantageusedepercevoirlesdeniers royaux;

1. S. 1., 1763, in-80, ^t Amsterdam, 1764, in-12.

2. (Par I'abb^ Goujet.) La Haye, 1763,in-12.J

3. (Par rabb^ Beaudeau, selon Barbier.) Amsterdama, 1763, in-S".

SEPTEMBRE 1763. ^ 383

le second, de la depense des deniers publics, et de la methode la plus assuree d'y mettre de la clarte, de I'ordre et de I'econo- mie; le troisi^me, de la dette nationale et des moyens les plus equitables, les plus decents, d'en affranchir le gouvernement.

II y a des gens qui doutent que cet ouvrage solt de M. de Forbonnais. Ge qu'il y a de moins douteux,c'est que cet auteur, pendant le voyage de Gompiegne, a regu un conseil, que d'au- tres appelleraient un ordre, de s'en aller dans sa terre et de s'y tranquilliser.

M. de Gassini de Thury, qui a fait un voyage en Autriche, vient d'en publier une relation avec plusieurs plans et cartes qu'il a leves des environs de Vienne et du cours du Danube de- puis la Souabe jusqu'a une assez grande distance en Hongne^

Gomme le gouvernement s'occupe des moyens de faire fleurir la colonie de la Guyane et de Gayenne, on vient d'en pu- blier une description geographique en un volume in-Zi*'. Ge sont ordinairement des compilations faites sans soin et a la hate, pour profiter de la curiosite du public.

Un Cours dhisloire sacree et pro fa?ie ^ \ient de grossir le nombre des livres inutiles et mal faits de cette espece.

Les Plaisirs de Vdme, epitrea un ami, G'est un ouvrage qui a concouru pour le prix des Jeux floraux a Toulouse, et qui concourra a vous ennuyer si vous daignez le lire.

Reflexions sur V inoculation , par M. Rast, medecin de Lyon^. Platitudes et calomnies contre cette methode.

Be V Utility des voyages relativement aux sciences et aux yncBurSj par M. I'abbe Gros de Besplas^ rapsodie de v^rites communes et de reflexions triviales.

15 septembre 1763.

On a remis le 7 de ce mois au theatre de la Gomedie-Fran- ^aise la tragedie d'Herode et de Mariamne, par M. de Voltaire.

1. Relation de deux voyages faits en Allemagne, etc., Paris, 1763 et 1775, in-4''. L'auteur, Gesar-FrariQois Gassini, est egalement I'auteur de la belle carte gen^rale de France, a laquelle il travailla trente-quatre ans.

2. (Par Guillard de Beaurieu.) Paris, 1763, 2 vol. in-12. Plusieurs fois reim- prime.

3. Lyon, 1763, in-12.

4. Paris, 1763, in-12.

384 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

Cettepi^ce n'avait pas ete jouee depuistr^s-longtemps*, et son illustre auteur a cru devoir profiler de cette reprise pour y faire plusieurs changements. Le role du pr^teur romain Varus ayant ete generalement critique, M. de Voltaire I'a supprime, et lui a substitue le role de Soheme. Je n'ai pas mon histoire juive de Josephe assez presente pour savoir si le personnage de Soheme est historique, comme on me I'a assure. Dans la piece, I'auteur en a fait un proche parent de Mariamne, et roitelet d'une petite province proche de la Palestine. Ce prince etait venu a la cour d'Herode dans le dessein d'epouser Salome, soeur de ce roi ce- lebre. II etait reste a Jerusalem pendant qu'H6rode etait alle a Rome briguer la favour et la protection d'Octave Auguste. Le mariage de Soheme et de Salome devait se conclure immedia- tementapres le retour d'Herode ; mats, dans I'intervalle, Soheme avait eu le temps de connaitre I'odieux et detestable caractere de Salome, et ses menees pour perdre Mariamne. Soheme etait de la secte des Ess6niens, et vous savez que les Ess^niens sui- vaient parmi les Juifs a pen pr^s les principes de cette vertu sublime et austere que les disciples du Portique professaient a Athenes et a Rome. Bien loin de vouloir unir son sort a cette femme hautaine et dangereuse, Soheme rompt ce lien fatal, au risque de se brouiller avec Herode, et, comme les principes de sa secte et la droiture de son propre coeur lui interdisent ega- lement la dissimulation, il declare sans detour a Salome et ce changement et ses causes. Cette princesse, gri^vement bless^e de cette conduite, ne manque pas d'en atiribuer la cause a Ma- riamne. Elle est son ennemie mortelle ; elle est parente de Soheme. Non-seulement c'est elle qui a determine ce prince a manquer a ses engagements, mais elle lui a memo inspire une passion criminelle, et Soheme, en roffensant mortellement, outrage en- core son fr^re de la maniere la plus sensible. Yoila les soupcons de Salome, et, 6 etrange faiblesse du stoi'que Soheme et de son poete 1 c'est que Salome a devine juste, non que la vertueuse Mar iamne ait pu inspirer a son parent et nourrir en lui une pas- sion criminelle, mais les charmes et les malheurs de cette belle reine I'ont rendu malgre lui trop sensible. II a concu pour elle la passion la plus forte ; mais s'il se permet de lui en parler une

1. Voir, pour la precedente reprise, tome II, page 3 97.

SEPTEMBRE 1763. 385

seule fois, ce n'est que pour T assurer qu'il ne lui en parlera plus de sa vie, et qu'il adorera ses vertus loin d'elle et d*une cour odieuse qui n'est pas digne de la posseder.

Voila le principal defaut de ce role substitu^ au personnage de Varus, dont Sohtoe ne fait plus que reciter les vers mot pour mot, d^s qu'il nous a appris une fois qu'il est parent de Mariamne, et qu'il suit les principes des Esseniens. Un pr6teur romain amoureux comme un roman, et traitepar Herode comme un polisson, etait assurement un personnage fort deplace et bien absurde dans cette tragedie ; mais un Juif stoicien qui succombe aux charmes de sa parente ne Test guere moins, et nous n'avons rien gagne au change. II est etonnant, d'ailleurs, que M. de Yoltaire n'ait pas senti combien cet amour est oisif et inutile : car, excepte une froide et insipide declaration, il ne produit rien du tout dans tout le cours de la piece ; au contraire, toutes les parties du drame gagneraient a la suppression de cet amour de- place. Le jaloux Herode n'aurait pas moins nourri des soup- cons offensants centre la vertu de sa femme, et sa detestable soeur n'aurait pas moins cherche a empoisonner I'esprit de son fr^re par un venin dont elle connaissait trop bien I'effet sur une ame jalouse. On sent meme combien ce moyen serait devenu terrible s'il n'avait ete qu'un simple instrument de la mechan- cet6 : moins cette calomnie eut eu de fondement, plus I'interet et la plus tendre pitie s'en seraient accrus pour I'innocente et vertueuse Mariamne. Lorsque M. de Voltaire entreprit dans sa jeunesse de traiter ce sujet, le theatre francais etait infecte de cet insipide amour qui y a regne si longtemps. II etait de I'es- sence d'une tragedie francaise, et c'etait un usage convenu, qu' outre le principal amour il y eut encore un amour postiche et episodique. C'est un reproche a faire aux manes du grand Racine de nous avoir affubles de cette passion puerile et subal- terne : il a gate ainsi le sujet de PMdre par I'amour d'Aricie; le sujet d'lphig^me en Aulide, par I'amour d'firiphile; celui d'Andi^omaque, par I'amour d'Hermione; et vous remarquerez que la seule tragedie ou il ne soit pas tombe dans ce d6faut est celle quinefut pas destinee au theatre : c'est Athalie, que I'au- teur et le public crurent manquee, et que tons les hommes de gout regardent aujourd'hui, avec raison, comme le chef-d'oeuvre de la sc6ne francaise. Les gens m^diocres peuvent faillir impu- Y. 25

3.86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

nement; mais les fautesdes hommesde genie sontpernicieuses, en ce qu'ils savent le secret de les embellir et de les faire r6us- sir. II en est comme des grands crimes, dont la hardiesse et le succ^s encouragent la mechancete des scelerats en sous-ordre ; Texemple, bon ou mauvais, d'un grand homme devient bientot une autorit^. Lorsque M. de Voltaire parut sur la scene, il n'osa s'ecarter d'un usage qui etait devenu loi; on ne lui aurait pas pardonn^ d'imiter la simplicite et la verite des anciens. En trai- tant le sujet d'OEdipe, il fallut y placer un Philoctete amoureux ! En tentant le sujet de Mariamne, il fallut lui donner quelque amoureux en sous-ordre, et cet amoureux fut nomm6 Varus. II est bien extraordinaire que I'auteur, ayant senti la necessity de changer ce role, n'ait pas pense a lui oter ce qui le depare le plus, cet amour d6plac6 et inutile; mais c'est qu'il n'a pas change le role : il I'a seulement donne a un personnage d'un autre nom. On assure qu'il a de meme ote le role de Philoctete de sa tragedie d'OEdipe; mais si ce changement ne s'est pas fait avec plus de soin que celui du role de Varus dans Mariamne, il vaudrait autant laisser les choses comme elles sont. Je suis surpris aussi que M. de Voltaire n'ait pas retabli, a cette reprise, le cinqui^me acte comme il etait autrefois k la premiere repre- sentation de la pi^ce. Alors H6rode envoyait k Mariamne la coupe empoisonnee que cette reine infortunee buvait sur le theatre : toute Taction en etait plus path6tique et plus tou- chante, et les 6garements d'Herode, qui suivaient de pres son crime, en avaient un bien autre caractere de terreur; mais, k la premiere representation, un mauvais plaisant du parterre s'etant mis k crier : « La reine boit, » comme on fait en France, sui- vant un ancien usage, aux soupers de la fete des rois de I'Epi- phanie, I'auteur fut oblige, aux representations suivantes, de faire perir Mariamne derri^re la sc^ne, et de mettre son supplice en recit. Ce n'est pas la premiere fois qu'un mauvais plaisant a gate de belles choses ; mais depuis trente ans que cette pi^ce a paru pour la premiere fois, nous avons fait quelques progr^s en fait de gout; Tesprit philosophique nous a gu^ris de quel- ques pu^rilites, et M. de Voltaire aurait pu retablir sans danger une action si interessante et si pathetique.

La tragedie de Mariamne n'a point r6ussi a cette reprise ; on ne Ta donn^e que deux fois. Le public s'attendait a de

SEPTEMBRE 1763. 387

grands changements ; on les avail annonces ainsi, et Ton trouva que tout se r6duisait au changement du nom d'un personnage. La pi^ce 6tait d'ailleurs mal jouee ; M""* Dubois etait une pauvre Salome ; M^^^Glairon etait fort d6plac6e dans le role de Mariamne; les roles tendres sont ceux qui lui conviennent le moins ; elle le sentit elle-meme, et ne voulut pas jouer celui-ci une troisi^me fois.

Rien ne confirme plus ce que j'ai dit a I'occasion de la Pod- tique de M. Marmontel que la tragedie de Mariamne; le sujet en est tres-beau, plein d'interet et de pathetique ; cet inter^t commence avec la premiere sc6ne. Le retour d'Herode a Jeru- salem reveille tous les esprits ; il redouble I'activite de la haine de Salome contre Mariamne et les dangers de cette reine infor- tun^e, epouse du meurtrier de son pere, de I'ennemi le plus cruel de sa famille, alternativement ador^e et outragee par ce prince jaloux, passionne et barbare. Quelle situation ! Rien de plus ais6 que d'entretenir et d'augmenter cet interet, et la ter- reur qui doit s*ensuivre jusqu'a la fm; rien de plus aise que de donner a chaque caractere la couleur la plus forte et la plus vraie. Qu'est-ce qui peut done manquer a cette pi^ce? C'est ce souffle de vie qui anime tout, et que rien ne peut remplacer ; c'est cette force vivifiante de I'homme de genie, qui se repand sur la totality de sa production, et qui donne a chaque partie le degre de vie qui lui est necessaire. 11 faut que le dessein de trailer ce sujet aitsaisi le poete dans un mauvais quart d'heure, car tout y languit, et M. de Voltaire a bien prouve par ses ou- vrages posterieurs qu'il ne manquait point de ce souffle de vie qu'on desirerait a Mai^iamne. Ce defaut est irreparable. Lors- qu'un homme de genie a traite un sujet sans chaleur, il faut qu'il y renonce; il aurait beau y revenir, se buter, 11 ne ferait que se fatiguer inutilement. C'est dommage, car le sujet de Mariamne 6tait bien digne de I'auteur de Zaire,

Disons ici un mot des idees de M. Marmontel sur la tragedie. Dans le chapitre de sa Poetique qui en traite, il cherche a eta- blir une difference essentielle entre la tragedie grecque et la tragedie fran^aise. II pretend que I'interet de la tragedie an- cienne etait entierement fonde sur la fatalite; que Thomme, jouet d'un sort aveugle, n'y faisait d' autre role que celui de subir une destinee inevitable, au lieu que I'interet de la tra-

3&8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

g6die moderne est fonde sur les passions, leur jeu et leurs de- veloppements ; etil ne balance pas a accorder une grande su- periorite a la tragedie de Paris sur la tragedie d'Ath^nes, non- seulement a cause de la vari6t6 des sujets, mais surtout et principalement a cause de la morale qu'on en peut tirer. On passerait k un pedant de raisonner ainsi, mais on ne peut le passer a un philosophe. Cette difference qu'il 6tablit entre la tragedie ancienne et moderne est tout a fait chim^rique : car la fatalite, qui a une si grande part aux evenements de I'an- cienne tragedie, et les passions, qui suivant M. Marmontel causent les catastrophes de la tragedie moderne, sont egalement fondees sur I'immuable necessite qui decide du sort de Fhomme aussi irrevocablement qu'elle regie le cours des astres. Une des choses les plus absurdes en philosophie, c'est de supposer un ordre et une loi qui maintiennent I'univers, de s'extasier meme sur la beaute de cet ordre et de ces lois, et puis de croire qu*une action quelconque put etre libre. En poetique, cette ab- surdite n'est gu6re moins grande qu'en philosophie : car si la passion et ses ecarts etaient libres, il n*y aurait plus ni piti6 ni interet, et les malheurs qu'elle cause ne pourraient ni effrayer, ni ^mouvoir. Quelque passion que vous mettiez sur la scene, elle ne peut interesser qu'autant qu'elle dispose de votre per- sonnage aussi aveugl6ment et aussi imperieusement que la fa- talite dispose de ses vertus et de son bonheur. M. Marmontel convient, avec le philosophe Diderot, que s'il y a quelque chose de touchant c'est le spectacle d'un homme rendu coupable et malheureux malgr6 lui. « Mais, ajoute-t-il, j'en reviens sans cesse k I'utilite morale^ dont un poete, homme de bien, ne doit jamais se dispenser. Quel fruit pouvons-nous recueillir de VOEdipe, de V£lectre? etc. » J'en suis fache pour M. Marmontel s'il ne trouve pas dans ces drames de grandes instructions et une foule de lecons dignes d'etre presentees a une assemblee d'hommes. II est vrai que nos assemblies, pour entendre Ra- cine et Voltaire, ne ressemblent pas aux assemblies d'Ath^nes, ou Ton jugeait Sophocle et Euripide. Nos spectacles ont un air de futilite dont il faut bien que les ouvrages qu'on y repre- sente se ressentent ; j'avoue encore que les lecons qu'on peut tirer des tragedies d'QEdipe et diSlectre ne sont pas les plus propres a une assemblee d'enfants et de marionnettes. Nulle

SEPTEMBRE 1763. 339

trace, nulle part en Europe, de cette morale forte et vigoureuse qui donnait aux anciens peuples un si grand caractere. La ne- cessity de subordonner tout aux maximes d*une religion enthou- siaste a fait disparaitre tous les grands principes, a extermine la philosophie pendant des si^cles, et s'oppose depuis sa re- naissance, de toutes ses forces, a ses progr^s. Sophocle et Eu- ripide etaient les pr6cepteurs des rois et des princes; leurs ou- vrages immortels nous ram^nent sans cesse a la vicissitude des choses humaines, a I'instabilite de la puissance et du bonheur, k la moderation dans la fortune, a la fermet6, au courage dans le malheur. Quel est I'ouvrage moderne dont les maximes n'aient pas un air frivole et mesquin aupr^s des grandes lecons des tragiques d'Athenes? Et comment cela se pourrait-il autre- ment ? Lorsque le philosophe dit que I'homme n'est pas libre le pretre crie a I'impiet^, et persuade au souverain que c'est lui oter le droit de pouvoir punir les mechants, que c'est interver- tir I'ordre public et renverser I'Etat. Lorsque le philosophe voudrait fonder la morale et le bonheur des peuples sur r6l6- vation des ames, le pretre leur pr^che Tavilissement comme la base n^cessaire a toute vertu. II a fallu des si^cles et un con- cours de circonstances bien extraordinaire pour abrutir I'esp^ce humaine sous le joug tyrannique des pretres; il faudra des si^cles et un concours d'efforts et de succ^s pour Ten affranchir. Heureux I'empire sur le trone duquel est assis le sage, dont le pretre sanguinaire et fanatique n'approcha jamais ! Puisse-t-il durer jusqu'a la fm des siecles, et la vie du sage 6tre eternelle pour I'exemple et la consolation du genre humain !

L'Academie francaiseayant propose pour sujet d'eloquence rEloge du grand Sully, ministre et ami du bon Henri IV, le discours de M. Thomas a ete couronne dans la seance publique de TAcademie, le 25 aout dernier. Ge discours vient d'etre im- prime. C'est pour la quatrifeme fois que M. Thomas remporte le prix de I'eloquence a I'Academie francaise. Nous avons de lui les Eloges du comte de Saxe^ du chancelier d* AguesseaUj du ce- lebre Buguay-Trouin, qui tous ont ete couronnes successive- ment; mais, a mon avis, VEloge du due de Sully merite a lui seul plus de couronnes que les trois autres ensemble. L'ora- teur a fait un grand pas. G*etait, dans les discours precedents, un rheteur rempli de declamations et de phrases ampoulees,

390 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

et derobant la disette des idees sous des amplifications de I'e- cole. Ici, c'est tout autre chose. C*est un philosophe qui parle, qui, a la verite, tient encore un peu a cette parure puerile et mesquine dont il s'est affuble au college, mais dont les progr^s dans le gout et dans la veritable Eloquence ne laissent plus de doute qu'il ne se defasse dans peu de toutes ces futilit^s, et qu'il n'ait incessamment une place distinguee parmi nos meil- leurs ecrivains. Je n'aime point les passions qui^ comme un li- mon grossier, se ddposent insensiblement en roulant k travers les siieleSy et la viriti qui surnage; je n'aime point cet orgueil genireux qui s'elance i\ la gloire par la vertu; je n'aime point M. de Sully, qui parcourt, avec des vues igalement tclair^es et hienfaisantes^ tout le royaume disole; seynhlable ci V esprit de fecondit^ qui, k travers la confusion et la nuit, se prome- nait sur Vahime du chaos et couvait les germes du monde * : toute cette pompe puerile et pedantesque me d^plait, et de- plaira dans peu a M. Thomas autant qu'a moi. Je n'aime point cette passion des antitheses, qui fait si souvent dire des choses fausses et vides de sens. Ainsi je ne puis souffrir qu'en parlant du credit de Sully M. Thomas dise que « les catholiques etaient jaloux que le roi aimat un huguenot, et les protestants, qu'il eut de la confiance pour un homme de merite » ; car on voit que cette derniere proposition n'a ete ajoutee que pour arron- dir la periode, et il est evident que les protestants ne pouvaient ^tre faches de voir un homme de merite de leur parti dans la faveur du roi. Ces taches, qu'on trouve en assez grand nombre dans le discours de M. Thomas, sont rachetees par de grandes beautes^ et, encore une fois, c'est moins ce qu'il est que ce qu'il promet de la part d'un ecrivain tr^s-jeune qu'il faut conside- rer ici. Ce discours a eu un grand succ^s. II a eu les suffrages du public eclaire, et meme ceux du peuple. C'est peut-6tre le premier discours academique qui ait fait un effet si grand et si general. II est plein de Veritas utiles et hardies. Si I'auteur eut ete philosophe ou encyclopediste, termes a peu pr^s egalement deshonorants, on I'aurait certainement denonce comme dange-

1. Ces trois citations sont extraites des pages 12, 13 et 32 de I'edition originale de VEloge de Sully. Thomas a fait subir depuis de nombreuses corrections a son discours. (T.)

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reux, seditieux, homme de sac et de corde, perturbateur du re- pos public * ; mais M. Thomas etant attache a M. le due de Praslin, on n*a vu dans son ouvrage que ce qui est : la noble hardiesse d'une ame pleine d' elevation et de franchise. Les notes historiques qu'il a ajoutees a son discours ont plus reussi que le discours meme. G'est que le simple recit des actions d'un grand homme fera toujours plus d'effet que le plus pompeux panegyrique. L'historien simple et vrai est le veritable orateur qu'il faut aux grandes vertus et aux grands talents. Un grand nombre d'autres faiseurs de discours ont concouru pour le meme prix. Un auteur anonyme, n'ayant pu envoyer son discours k temps pour le concours, I'a fait imprimer avant tons les autres. Gela est faible, et n'a 6te lu de personne ^ M. de Bury, qui nous a dej^ rendu la fecondite de sa plume redoutable par quelques ouvrages, a aussi publie son Eloge de Sully, qui a con- couru. Gela est pitoyable. Enfin M. I'abbe Gouanier-Deslandes, dont je n'ai jamais entendu parler, a pareillement publie son Eloge de Sully, Son discours est plein d'inegalites, mais ne manque pas parfois de force et de genie.

Je ne sais quel est le triste et plat pedant qui a propose des Difficultis a M. de La Chalotais, procureur geniral au parle- ment de Bretagne, sur son Essai d' education nationale % qui est le seul ouvrage digne d'un magistrat et d'un homme d'fitat que nous ayons vu depuis nombre d'annees. II est vrai que les BifficulUs du pedant, dignes del'obscurite ou elles sont restees, n'ont et6 lues de personne; mais il est malheureusement vrai aussi que I'ouvrage de M. de La Ghatolais, rempli de vues sages et profondes, n'a point eu de succes parce que cet illustre ma- gistrat s'y est montre plus philosophe que janseniste. II a tou- jours eu un grand succes aupres de tous ceux qui pensent, et

1. On voit dans les Memoires secrets, k la date du 2 septembre 1763, que I'hon- neur d'6tre d6nonce ne manqua pas au succes de Thomas. (T.)

2. Peut-^tre est-ce VEloge hislorique de MaximiUen de Bethune^ due de Sullif Lyon, Benoit Duplain, 1763, in-S", dont I'autcur anonyme est, selon Barbier^ M"*de Mascarany. On lit dans le Mercure de Janvier 1764, page 68, rannonce d'un Eloge de MaximiUen de Bethune, due de Sully, surintendant des finances sous Henri IV, par M"« Mazarelli (Paris, Duchesne, 1764, in-8°); cette ancienne courti- sane avait ^pous6 le marquis de La Vieuville de Saint-Chamond, et c'est sous ce^ dernier nom qu'elle fit imprimer I't^loge de Sully et quelques opuscules.

3. Paris, 1763, in-12. L'auteur de cet 6crit est Crevier. (T.)

392 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

il viendra un temps ou Ton regardera ce petit livret comme un des meilleurs ouvrages de ce siecle.

II parait un nouvel ouvrage en faveur des jesuites, inti- tule les Nouvelles Observations sur les jugements rendus contre les jesuites^ volume in-8^ de 275 pages. C'est, comme on dit, de la moutarde apr^s diner ; il y a longtemps que I'inter^t du public est epuise, et qu'on ne s'occupe plus de cette fameuse querelle.

Ajoutez a I'insipide bibliotheque de la Richesse de VJitat une feuille intitulee Propositions avantageuses pour le bien general de VEtat ; une autre, intitulee la Taille r^elle^ ou Lettre dun avocat de Paris'^ une autre, sous le titre de Prompte Liquidation de toutes les dettes de V£tat^ avantageuse au roi et aux particuliers ] une autre enfm, intitulee i?^/?£'^20n« sur Vobjet des plaintes actuelles du peuple, et jetez tout cela au feu.

INSCRIPTION d'uN BOSQUET ILLUMINE.

A M™* DE MEAUX, LE JOLR DE SA FETE.

Dans Tobscurite de la nuit, Ici, C6cile, loin du bruit, ' Vous aimez k r^ver tranquille et solitaire;

Mais ne pr^tendez pas aujourd'liui vous soustraire A rempressement delicat D'un cceur qui cherclie en tout a vous complaire. Entrez dans ce bosquet puisqu'il a su vous plaire; Ne redoutez point son 6clat, C'est le sentiment qui Teclaire.

On m*a assure que la Profession de foi philosophique publiee a Lyon contre Jean-Jacques Rousseau etait de M. de Montazet, archeveque de cette metropole. Ma foi, il faut un peu plus de gaiete pour faire des plaisanteries.

Un autre theologien, ennuyeux comme il convient a sa pro- fession, a commence a publier des Lettres d, M, Rousseau, pour servir de reponse it sa lettre contre le mandement de M, Varche- vequede Paris KCeite brochure ne contientqu'une lettre qui doit

i. Londreset Amsterdam, 1763, in-8°. II n'a 6t6 public que deux deces lettres qui sont bien de I'abb^ Yvon.

SEPTEMBRE 1763. 393

6tre suiviedequatorze autres. Si elles ressemblent a la premiere, je plains le malheureux qui sera condamne a les lire. On les dit de rabb6 Yvon,qui a ete le compagnon des malheurs de Tabbe if de Prades, dans le temps de sa these. Gepauvre diable a passe quelque temps en Hollande, de peur d'etre recherche pour cette fameuse th^se. Depuis, il est revenu en France, ou il meurt de faim comme auparavant. Cette circonstance merite bien qu'on ait de I'indulgence pour le z61equ*il montre a defendre la bonne cause de Jesus-Christ contre les attaques de Jean-Jacques Rous- seau et de sespareils.

M. Marin, censeur royal et de la police, a aussi fait une bro- chure contre M. Rousseau, sous le titre de V Homme civil ci Vhomme sauvage^ , On a voulu faire une reputation a cette lettre, parce que personne ne trouve autant de favour dans le public que les gens m^diocres. II est vrai que M. Marin traite son adversaire avec des egards infmis; qu'il parait lui-meme un fort honnete garcon; il est vrai encore qu'il a ete pris une fois par des Algeriens, et repris incontinent par des Chretiens ; qu'il a rembourse dans une autre occasion un bon coup de sabre, et que le sauvage Rousseau n'a pas eprouv6 autant de malheurs que le civil Marin ; mais je dirais volontiers de la lettre de I'homme civil ce que I'abbe Terrasson disait de Vlliade : « Qu est-ce que cela prouve? » Cet accouplement ne doit pas deplaire a M. Ma- rin. II faut avoir bien du temps a perdre pour I'employer a la lecture de ces brochures.

Recueil anglais^ ou Morceaux choisis en tons genres^ tra- duits ou extraits de V anglais. Deux petits volumes in-12. C'est une rapsodie de toutes sortes de morceaux tires de differents ouvrages anglais, et principalement des papiers publics de Lon- dres, le tout traduit et imprime avec la derniere negligence.

1. Amsterdam, 1763, in-12.

394 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

OGTOBRE

l-"- octobre 1763.

L'usage d'exposer les tableaux et les ouvrages de I'Acade- mie royale de peinture et de sculpture tire son origine d'ltalie ou ces sortes d'expositions sont frequentes. Dans le temps que cette Academie tenait ses seances au Palais-Royal, elle y fit quelques expositions. On a une liste imprimee des tableaux et des sculptures qui, en 1673, furent exposes dans la cour du Pa- lais-Royal. Dans la suite, Mansart etant surintendant des bati- ments et protecteur de TAcademie, les peintres et les sculpteurs s'adress^rent a lui pour obtenir du roi la permission de renou- veler cet usage. Louis XIV non-seulement approuva ce dessein, mais, pour Texecuter, il fit donner a T Academie la grande ga- lerie du Louvre, et il ordonna qu'on fournit du garde-meuble de la couronne les tapisseries et les meubles dont on pourrait avoir besoin pour la decoration de ce vaste emplacement. L' Aca- demie n'occupa avec ses ouvrages que cent quinze toises. Le portrait du roi se trouvait plac6 k Tune des extr6mit6s, sous un dais de velours vert, enrichi de galons et de crepines d'or, et sur une estrade couverte par un grand et magnifique tapis. A chaque trumeau ^talent ranges symetriquement les tableaux, les sculptures et les estampes des academiciens. Cette exposi- tion, dont il existe une description imprimee, se fit en 1699. Elle fut renouvelee en 170/i, dans le meme lieu, et avec tout, autant d'appareil. La naissance du due de Bretagne parait avoir donne occasion a cette exposition, dont la description fut aussi imprimee. Aprfes cette epoque, on ne trouve plus de vestige de salon jusqu'en 1727, oii M. le due d'Antin, pour lors surinten- dant des batiments, imagina de proposer un prix aux princi- paux artistes. Les Memoires disent que, dans ce concours, il fit couronner les talents de Le Moyne, son protege. La galerie d'Apollon, dans laquelle on rangea les tableaux des concurrents sur des chevalets, ne se trouva pas assez grande pour la foule des spectateurs. Les artistes pr6tendent qu'une pareille exposi- tion renouvelee eut plutot servi k les decourager qu'a les ani-

OCTOBRE 1763. 395

mer. Elle eut, disent-ils, immanquablement fait naltre une ja- lousie qu'on n'avait point eprouvee dans les expositions de 1699 et de 170A. Quoi qu'il en soit, M. Oriy, devenu, apr^s la mort du due d'Antin, en 1736, directeur g^n^ral des batiments et vice-protecteur de I'Academie, crut devoir ordonner une expo- sition generale pour I'encouragement de tons les membres de I'Academie, sans distinction. Cette exposition se fit en 1737, dans le salon du Louvre, qui precMe d'un cote la grande galerie, et de Tautre celle d'Apollon. G'est la I'epoque de la fondation du salon. Ges expositions se sont succede sans interruption jus- qu'en 17!\!i. Je ne sais si la maladie du roi empecha qu'il n'y en eut cette annee, mais elles furent reprises I'annee suivante, et continuees jusqu'en 1751, sans interruption. Apres le salon de 1751, I'Academie, considerant que les ouvrages faits dans le cours d'une seule annee ne suffisaient point pour garnir con- venablement un espace aussi vaste que celui du salon, prit la resolution de laisser I'intervalle d'une annee entre chaque expo- sition, et ce reglement a ete observe depuis 1753.

M. Diderot a eu I'honneur de vous rendre compte du dernier salon. II s'en est si bien acquitte que je I'ai juge tr^s-digne de remplir le meme devoir cette annee. Ce philosophe, grand poete, grand peintre, grand sculpteur, grand musicien, artiste meca- nicien, artisan, sans jamais avoir fait ni de vers, ni de tableaux, ni de musique, ni de statue, ni de machine, ressemble a cet homme extraordinaire dont I'antiquite fabuleuse a fait son dieu Apollon. Profond et plein de vigueur dans ses ecrits, mais bien plus 6tonnant dans sa conversation, il rend des oracles de toute espece sur toutes sortes d'objets. G'est I'homme le moins capable de prevoir ce qu'il va faire ou ce qu'il va dire ; mais, quoi qu'il dise, il cree et il surprend toujours. La force et la fougue de son imagination seraient quelquefois effrayantes si elles n'etaient temperees par la douceur de moeurs d'un enfant, et par une bonhomie qui donne un caractere singulier et rare a toutes ses autres qualites S

Vous vous rappelez peut-etre une nouvelle inseree dans la vie du fameux Gil Bias de Santillanej et qui a pour titre : le

1. Ce salon a ete public par M. Walferdin, dans la Revue dePahs^ en 1857, et reimprime tome X de I'^dition Gamier freres.

396 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Manage de vengeance, Le cel^bre poete anglais Thomson en a fait une tragedie qu'on joue a Londres sous le titre de Tancrede et Sigismonde, II y a environ deux ans qu'on a lu dans le Mer- cure de France une traduction en prose de cette pi6ce. M. Sau- rin, de rAcad^mie francaise, vient de la mettre sur le theatre de Paris * sous le titre de Blanche et Guiscard, tragedie libre- ment traduite en vers de I'anglais. Cette piece a ete jouee trois fois cette semaine avec peu de succes ; elle doit 6tre reprise apres le voyage de Fontainebleau.

0 le beau sujet que celui de Blanche et de Guiscard! et qu'il etait ais6 a un homme de g^nie d'en faire la plus belle tragedie qui existe ! Si ce n'est pas la une tragedie, et surtout une trage- die francaise, il n'y en a jamais eu. Comment se peut-il done que M. Saurin en ait fait une piece froide et ennuyeuse? C'est que le sujet etait au-dessus de ses forces; c'est qu'il ne faut pas moins que le plus beau genie pour se tirer d'une telle entre- prise. Si vous ne savez faire couler les larmes depuis le commen- cement jusqu'a la fin; si vous ne savez dechirer les coeurs et nous renvoyer accables de douleur et noyes de pleurs, com- ment osez-vous traiter un pareil sujet? Quel interet ne doit pas regner dans cette piece depuis le premier mot! Quel caract^re sublime que celui de Sifredi! Que celui de Blanche doit etre touchant! Quoi de plus interessant que d' avoir a peindre un jeune h6ros, pour son malheur trop sensible, capable de toutes les vertus, excepte de celle de renoncer k une femme trop jus- tement ador6e! Remarquez que tant de personnages vertueux se trouvent dans un etat deplorable sans qu'il y ait proprement de leur faute, sans les manoeuvres de ces m^chants, de ces ames noires que nospoetes modernes ont toujours a la main, pour la commodite de leur intrigue : le conn^table lui-meme, quoique sur un plan plus eloign^, pent avoir la couleur d'un homme d'honneur et irreprochable.

Quelle foule de scenes touchantes et importantes ! Le prince a ete eleve, dans la tragedie, sans se connaitre, et cette circon- stance donne a tout le tableau une couleur bien precieuse. Le poete a eu en cela plus de gout que le romancier, car, dans Gil Bias, Guiscard est eleve et design^ successeur au trone. Enfin,

1. Blanche jt Guiscard furent represent6s le 25 septembre 1703.

OCTOBRE 1763. 397

qu'on me donne le genie de Racine, la chaleur et la passion de I'auteur de Zaire, et je ferai de cette tragedie le chef-d'oeuvre du theatre francais. Quel dommage de voir un si beau sujet si maltraite !... M. Saurin n'a ni force, ni verite, ni sentiment, ni logique, ni path^tique. Son style est en g^n^ral plat, et sa piece mal ecrite. Lorsqu'il veut exprimer le tendre sentiment de I'amour^ il tombe dans le madrigal et dans I'eglogue; lorsqu'il veut 6tre pathetique et fort, il est boursoufle ; la veritable cha- leur manque partout. On a applaudi quelques beaux vers. Gelui que Blanche dit, pendant qu'elle s'abandonne a ses regrets dans le silence de la nuit, a ete cite :

Qu*une nuit parait longue k la douleur qui veiUel

Ce vers est beau, a la bonne heure; mais voyez si Blanche, dans Tetat ou elle est, a le temps de chanter un si beau vers ? Si, longtemps aprfes, en faisant le recit de ses malheurs, elle le disait de reflexion, ce vers serait a sa place. J'aime mieux quelques vers par lesquels Sifredi annonce a sa fille^ au premier acte, que le roi vient d'expirer. 11 parle la comme un homme d'Etat^ comme un philosophe ; il nous ramene au neant de la grandeur humaine en nous disant que ce bon roi est arrive a ce moment ou les monarques ne conservent aucune preroga- tive de leur rang, ou, confondus avec les plus vils mortels, ils restent

Sans gardes, proteges de leurs seules vertus.

Cela n*est pas neuf, mais cela est touchant et place, et je ne suis touche que des choses simples et qui sont a leur place.

Les Anglais, qui se trouvent en foule a Paris, pretendent que M. Saurin a beaucoup gate la tragedie anglaise. II le faut bien, puisque sa piece est ennuyeuse, et qu'ils disent la leur pleine d'interet. Dans la piece anglaise, Blanche est couchee lorsque Guiscard entre dans son appartement pendant la nuit ; Sifredi, apres le meurtre de sa fille, arrive dans le desordre d'un homme qui sort de son lit. Pourquoi n'osons-nous risquer en France d'imiter la verite aussi fid^lement ? Rien ne prouve, ce me semble, mieux la faiblesse de nos discours et la faussete

398 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

de notre jeu. Si Brizard savait arriver avec I'effroi et la conster- nation d'un p6re, le desordre de ses habits, bien loin de bles- ser ou de faire rire, ajouterait un nouveau degre de force k son jeu et a I'effet du tableau. 0 sainte et touchante v6rite, que nous sommes loin de toi, et que nous sommes enclins a nous en eloigner encore davantage !... Le jeu des acteurs a fait beaucoup de tort a cette pi^ce. Le pauvre Brizard a bien mal joue Sifr6di; le connetable Bellecourt 6tait bien ridicule; Le Kain a joue Guiscard avec beaucoup de force et de juge- ment : cet acteur n'est presque jamais faux; mais malheu- reusement il a voix, figure, tout centre lui. M"^ Clairon, I'incomparable M"** Clairon, cette actrice tant vantee, tant celebree, tant fetee, si fameuse dans toute TEurope, per- dra infailliblement le Theatre- Francais. Je ne Tai jamais vue bien que dans les roles froid et romanesques de Corneille, lors- qu'il s'agit de parler avec dignity et avec fierte ; alors son bel organe enchante. Belle Clairon, vous avez beaucoup d'esprit; votre jeu est profondement raisonn6; mais la passion a-t-elle le temps de raisonner? Vous n'avez ni nature!, ni entrailles; vous ne dechirez jamais les miennes; vous ne faites jamais couler mes pleurs; vous mettez des silences a tout; vous voulez faire sentir chaque h^mistiche ; et lorsque tout fait effet dans votre jeu, je vois que la totalite de la sc^ne n'en fait plus aucun. Vous me rappelez sans cesse les vers d'Horace :

TEmilium circa ludum faber imus et ungues Exprimet et molles imitabitur aere capillos ; Infelix operis summa, quia ponere totum Nesciet.

Belle Clairon, jouissez de votre gloire; vous la meritez a beaucoup d'6gards ; mais vous perdrez le Theatre-Francais. Deja votre dangereux exemple a egare la plupart des talents m6- diocres, deja la tragedie se joue avec une lenteur et un raison- nement qui valent k I'acteur des applaudissements aux depens de la pi^ce, et qui rendront incessamment ce genre, deja assez faux en lui-meme, insupportable aux gens de gout. La pi^ce de M. Saurin est froide, j'en conviens, et son style est plat; mais si M"« Clairon s'etait moins attaches a appuyer, pour

OCTOBRE 1763. 399

ainsi dire, sur chaque syllabe, elle nous aurait escamote une grande quantite de mauvais vers ; si, k la place de ses ma- ni^res etudiees et prepar^es, elle avait porte dans son jeu la rapidity, la chaleur et le trouble de la passion la plus interes- sante et la plus malheureuse, son jeu nous aurait entraines, la pi^ce aurait eu certainement beaucoup de succ6s, et ce n'est qu'a I'impression et a la lecture que nous nous serious aper^us de sa faiblesse. Le fameux acteur anglais Garrick a assiste a la premiere representation de cette tragedie. II se trouvait a Paris depuis quelques jours, et il en est reparti le lendemain pour serendre en Italic. A son retour, nous le poss^derons plus longtemps. En attendant, on I'a fait parler de tcutes sortes de maniferes, et chacun a repete ses oracles en faveur de I'acteur ou de I'actrice qu'il protege et qu'il affectionne : tant I'autorite a de pouvoir sur I'esprit des enfants ; mais Garrick, en homme d'esprit, n'a confie ses vrais sentiments qu'a un tres-petit nombre de ses amis qu'il a retrouves ici.

On vient de donner, sur le theatre de la Comedie-Ita- lienne, les Amours (TArlequin et de Camille, comedie en trois actes, dont le canevas est du celebre Goldoni. Cette pi^ce a beaucoup reussi. La conduite et I'intrigue en sont simples et cependant pleines d'imagination et de ressources. On ne pent lui reprocher que d'etre trop longue, II y a dans cette seule piece de Tetoffe pour trois ou quatre comedies.

On vient de recueillir, en quatre gros volumes, les diff6- rents ouvrages du roi Stanislas de Pologne, due de Lorraine et deBar, sousce titre : (Xuvres duphilosophe hienfaisant, Bienfai- sant, oh ! pour cela, oui ; philosophe, si vous voulez. Quant a son 6diteur, il n'est certainement pas philosophe, ni par consequent en droit de donner ce titre a qui que ce soit. II m'a bien I'air d'etre ce plat et triste chevalier de Solignac, qui porte le titre de secretaire des commandements et du cabinet de Sa Majeste polonaise ^ Toutes les meilleures pieces de ce recueil sont depuis longtemps connues du public; d'autres y paraissent pour la premiere fois. L'ouvrage sur le gouvernement de Polo-

1. Barbier designe le censeur Marin comme editeurde ce recueil; mais il ajoute: « Le chevalier de Solignac et le P. de Menoux, jesuite, ont eu, dit-on, beaucoup de part h. la composition des diff^rents ouvrages ri^unis dans cette collection. » ( T.)

400 CORRESPONDAINCE LITTERAIRE.

gne, connu depuis plus de douze ans sous le litre de la Voix libre du citoyen, remplit lui seul deux volumes de ce recueil. Le roi Stanislas fut aussi, dans le temps, un des premiers qui attaqu^rent le Discours de J.-J. Rousseau contre les sciences ^ ; mais les meilleurs ouvrages du roi Stanislas ne sont pas impri- mes : on les voit en traversant la Lorraine. G'est la qu*on voit avec etonnement tout le bien que ce prince a su faire avec si peu de moyens, n'ayant pour tout revenu que deux millions de livres de France, vivant cependant avec toute la decence royale et ayant toujours de Targent de reste pour faire du bien. Ge prince aura laisse en Lorraine des monuments de toute espece ; aucun n'y sera aussi durable que sa memoire. Plus on refle- chit, plus on sent que I'economie est la premiere vertu d'un roi, et la science d*employer I'argent, la plus utile qu'un souverain puisse acquerir. On ne pent reprocher a Stanislas que d'avoir laiss6 prendre trop d'empire sur son esprit aux pr^tres, et no- tamment aux j^suites. lis ont, suivant leur coutume, tourne la bienfaisance du bon prince au profit de la superstition et contre les progrfes de la raison,

15 octobre 1763.

Jean-George Le Franc de Pompignan, eveque du Puy, vient de mesurer ses forces avec J. -J. Rousseau, ex-citoyen de Geneve, mais Jean-George a voulu faire d'une pierre plusieurs coups. Dans Y Instruction pastorale, gros in-A** qu'il vient depublier, il a attaque les incredules modernes, in globo, le tout pour pre- server les fiddles du Puy en Yelay du venin repandu dans diff^- rents ecrits. Le charitable pasteur craint apparemment que ses fiddles du Puy, en menant paitre leurs moutons dans les mon- tagnes du Velay, ne s' 3imusent kVireV EncyclopMie etVJ^mile de Jean-Jacques, et qu'ils ne soient embarrasses de repondre aux difficultes du Vicaire Savoyard. Voila une famille qui a une vocation bien decidee pour le z6le; car le triste exemple de Moise de Pompignan, poete et magistral, devenu, ainsi que la croix, une folic pour les incredules et un scandale pour les fidd- les, n'a pas pu arr^ter son fr^re Aaron de Pompignan, eveque

1. Voir tome II, page 319, de cette Correspondance.

OCTOBRE 1763. 401

et theologien. 11 attaque dans son Instruction pastorale, outre les erreurs de Jean-Jacques, qu'il menage d'ailleurs beaucoup, lesimpiet6sdeM.de Voltaire, M. Diderot, M.d'Alembert, M. Hel- vetius, etc. II appelle M. de Voltaire Vauteur de la Henriade^ comme si c*^tait une injure ; il nous apprendaussi que Newton et Locke sont despolissons dont on a exagere les talents pour deprimer la religion. Ah ! Jean-George, que de chagrins je pre- vois I Les philosophes qui sont sous le glaive sont bien obliges de se taire ; mais ce plat auteur de la Henriade, qui sur les bords de son lac ne craint personne, pourrait bien n'etre pas aussi philosophe que ses confreres. Onexaltait Tautre jour, chez le roi Stanislas de Pologne, la beaut6 de cette Instruction pas- torale de Jean-George. Chacun avait dit son mot d'admiration ; M. le prince de Beauvau seul n' avait rien dit, et tout le monde attendait son hommage. « Je crains, dit-il a la fm modeste- ment, que malgre tout cela M. Teveque du Puy ne reussisse pas a etre aussi c6l6bre que son fr^re, M. de Pompignan. )> Je ne sais que dire ; mais Tauteur de la Henriade, a qui M. de Pompignan doit sa reputation, n'est pas un ingrat ; il n*a jamais laisse passer sans remerciements lespierres qu'on lui jette dans son jardin. J'ose me flatter qu'il aura soin de la gloire de Jean- George de Pompignan, malgre tout ce qu'il a fait pour celle de son frere.

On a traduit et imprime en Hollande les Lettres de mi- lady Worthley Montague y ecrites pendant ses voyages en Europe, en Asie et en Afrique. Des deux editions qu'on en a faites, I'une a Amsterdam et I'autre a Rotterdam S c'est celle-ci qui passe pour la meilleure. Vous savez que milady Montague a suivi son mari dans son ambassade a Constantinople, et les lettres qui ferment ce recueil sont celles qu'elle a ecrites pendant ses voyages a ses amis d'Angleterre. C'est elle qui, a son retour de Turquie, a etabli I'inoculation a Londres. Les Anglais regardent ses lettres comme un chef-d'cEUvre de style et d'elegance dans leur langue. Sous la plume des traducteurs hollandais, il ne reste

1. La traduction imprimee a Rotterdam est de MM. Tavel, Fagel et Maclaine; elles avaient d^ji t^te traduites k Paris par le P. Jean Brunet, dominicain. Ces deux traductions ont 6te effacees par celle que M. Anson a fait paraitre h. Paris en. 1795, 2 vol. in-12. (B.) R^imprimee en 1805 avec une traduction des poesies de milady Montague (par Germain Gamier, senateur), 2 vol. ia-12. (T.)

V. 26

402 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE. '

pas trace de ce m^rite. Malgr6 cela, c*est une lecture tr6s-inte- ressante, et le fond et la maniere d'envisager les objets attachent 6galement. II est vrai que ces lettres, ainsi traduites, n'ont pas reussi k Paris; mais c'est certainement la faute des juges. J'ai souvent remarqu^ que la saison de I'automne n'etait pas trop favorable aux bons ouvrages. Comme Paris est moins peupl6 dans cette saison que dans les autres, les sots laissent passer d'excellents ouvrages sans s'en douter, et souvent il ne se trouve personne pour les avertir. Quelques traits echappes a milady Montague contre la France, et nommement contre les dames francaises, ont prevenu cette belle moitie de nos juges contre elle, et il ne faut pas esp^rer de reussir a Paris sans le suffrage des dames. On n'a pas voulu voir qu'il etait pardonnable a une femme qui venait de voir ces belles Gircassiennes, ces belles femmes de Chio, de trouver les dames francaises un peu moins belles, et d'etre choquee de cet abus de rouge qu'on fait en France en s'en mettant une plaque de deux doigts d'epaisseur sur chaque joue. Rousseau dit quelque part que les femmes de Paris ont toutes I'air effronte et grenadier \ Cela est aussi faux qu'impertinent et les femmes lui ont pardonne, et Ton ne veut pas pardonner a milady Montague. C'est qu'on pardonne plus difficilement une verite d6sagr6able qu'une injure. Quoi qu'il en soit, milady Montague est une femme de beaucoup d' esprit et de m6rite, dont les lettres font grand plaisir quand on pent se mettre un peu au-dessus de la maussaderie du traducteur. M™" de Lire, ne Lubomirska, qui, comme femme de feu M. De- salleursS a aussi vecu a Constantinople, attaque la veracity de milady Montague; mais ce n'est pas tout d'avoir 6t6 a Constan- tinople, il faut encore avoir la reputation d' esprit et de philo- sophie, et Tardeur de savoir et de s'instruire que tout le monde accorde a milady Montague, quand on veut contre-balancer son temoignage. C'est ainsi qu'on lui reproche que le portrait qu'elle fait des moeurs de Vienne ne ressemble pas; mais qui ne sent

1. « Quant au maintien soldatesque et au ton grenadier, il frappe moins, attendu qu'il est plus universel, et il n'est guere sensible qu'aux nouveaux debar- qu6s. Depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles, il y a peu de femmes h. Paris dont I'abord, le regard ne soit d'unc bardiesse h dcconcerter quiconque n'a rien vu de semblable en son pays. » (La Nouvelle Heloise, part. IJ, lettre 21.

2. Charge d'affaires de France h Constantinople.

NOVEMBRE 1763. 403

que la galanterie autrichienne, sous le jeune et heureux Charles VI, en 1716, doit avoir eu un autre caract^re que sous le r^gae de la severe et devote Th6r^se ?

NOVEMBRE

l«^' novembre 1763.

Le nom du comte de Warwick est un des plus il lustres du XV® si^cle. II joua un des plus grands roles dans les troubles des] maisons de Lancastre et d'York, qui desol^rent I'Angleterre pendant si longtemps. Warwick fut Tame du parti d'York ou de la Rose-Blanche, tandis que la reine Marguerite d'Anjou, femme du roi Henri VI de Lancastre, se trouva k la tete du parti de cette branche ou de la Rose-Rouge. Henri VI 6tait d'un ca- ract^re indolent et faible, et meme d'une constitution si lan- guissante qu'elle le rendait souvent incapable de penser et d'agir. II y a apparence que ce prince, si peu recommandable par ses qualit^s, si celfebre par ses malheurs, eut paisiblement regne toute sa vie sous la tutelle des princes de son sang, et qu'il eut transmis le trone a son heritier sans difficulte, s'il avait su se choisir une epouse digne de lui, c'est-a-dire aussi m^prisable que lui du cote des talents et des sentiments; mais Marguerite cachait, sous les traits de la beauts, Tame d'un heros. Henri I'avait epousee centre ses interets, et malgre le due de Glocester,. son oncle et son ministre. Marguerite n'etait pas faite pour ros- ter oisive sur le trone : elle se rendit maitresse de I'esprit faible de son mari ; elle le gouverna enti^rement, et bientot elle voulut gouverner I'^tat. Pour cet effet, il fallait perdre le due de Glo- cester : elle le perdit, et le fit meme assassiner. G'est un crime. qu*on a souvent reproche a cette grande princesse ; mais c'etait moins le sien que celui de son si^cle. Le triomphe des grandes ames, c'est de se trouver dans des situations difficiles : c'est 1^ ou tout leur genie se deploie ; mais c'est le plus grand des mal- heurs pour les ames communes, Un prince faible a beau etre

hOli CORRESPONDENCE LITTERAIRE.

gouverne par une heroine, son histoire n*est ordinairement qu'un enchainement de fautes et de malheurs. Le genie de Marguerite ne put prevenir ceux de son faible 6poux : e'en etait deja un grand que, pour regner, elle fut obligee de perdre un ministre du sang du roi, et aussi cher au peupie qu'elle lui etait odieuse €omme princesse du sang de France. Marguerite, apr6s cette ca- tastrophe, ne gouverna pas assez habilement ou assez heureu- sement pour se concilier la faveur populaire. Au contraire, les pertes que les Anglais essuyerent dans les provinces qu'ils pos- sedaient en France animferent de plus en plus le peupie, et il fallut que la reine se d^terminat a sacrifier son favori et son principal ministre, le due de Suffolk, k la haine publique. Le principal effort de sa politique consistait alors k empecher le due d'York de jouer un role. La branche d'York 6tait I'ainee de Lancastre, et avait par consequent un droit incontestable au trone, dont ses malheurs pr6c6dents I'avaient eloignee. Tout ce que la reine fit pour empecher le due d'York de devenir dange- reux pour elle et pour Henri servit precisement a lui mettre les amies a la main. La guerre civile eclata. Henri fut pris par le comte de Warwick, dans une bataille ou Marguerite combattit a cote de lui; et quoique le courage inebranlable de cette prin- cesse ne succpmbat point, et qu'elle eut meme le bonheur de vaincre dans une autre bataille le due d'York, qui y perit avec un de ses fils, elle ne put triompher du genie de Warwick.

L'histoire nous peint cet homme cel^bre plein de courage, d'artifice et de fierte, esprit hardi et fecond en ressources. Maitre de Londres, il y fait proclamer roi le jeune fils du due d'York sous le nom d'l^douard IV. Le faible Henri VI est declare indigne du trone et enferme dans la Tour de Londres, et sa femme, I'intrepide Marguerite, repasse lesmers pour chercheren France de nouveaux secours contre sa mauvaise fortuiie. Mais Edouard, a peine etabli sur le trone, devint ingrat. Warwick, qui lui avait servi de pere, a qui il devait la couronne, avait passe en France pour y riegocier le mariage de son pupille avec une soeur de la femme de Louis XI, roi de France. Ge mariage 6tait pret a se conclure lorsque Edouard voit Elisabeth Woodville, en devient 6perdu, I'epouse en secret, et la decl areenfm reined' An gleterre, sans consulter Warwick. Gelui-ci n'etait pas homme a supporter un tel outrage : il devint I'ennemi irreconciliable du roi que lui

NOVEMBRE 1763. 405

seul avait donne k I'Angleterre. On s'arme, on combat de nou- veau. ^douard est chasse du royaume, et Tinfortune Henri tir6 de la Tour de Londres, et replace sur le trone; mais Warwick ne servit pas la maison de Lancastre avec autant de bonheur que la maison d'York. Bientot fidouard trouva le secret de ren- trer dans son royaume; Henri, a peine retabli, fut de nouveau renferme dans la Tour au moment ou Marguerite repassait en Angleterre avec son fils pour profiter de I'heureuse revolution qui etait arrivee dans sa fortune ; et, presque en meme temps, Warwick perdit la vie dans un combat dont le succ^s assura a fidouard la possession paisible du trone. Marguerite n*eut que la douleur de voir que Tauteur de tous ses malheurs, I'homme le plus redoutable de son si^cle, avait cesse de I'^tre lorsqu'il s'6tait d^clar6 son defenseur. Elle fut vaincue elle-meme peu apres, et son fils pris et assassine ; apr^s quoi on alia assassi- ner Henri VI dans la Tour de Londres, et Ton renvoya Margue- rite d'Anjou en France, non sans I'avoir fait ranconner par Louis XL

L'epoque de tous ces troubles sanglants a donne occasion a M. I'abbe Prevost de faire YHistoire de Marguerite, Ce roman a paru propre a M. de La Harpe a etre mis sur la sc^ne, et il a choisi le comte de Warwick pour le h^ros d'une trag^die qui vient d'etre jouee avec un grand succ6s sur le theatre de la Co medio Francaise ^ Cahusac avait deja tente ce sujet, il y a une trentaine d'ann^es ; mais feu Cahusac 6tait un des plus mauvais poetes de notre temps. Sa pifece tourna a la mort d6s le commencement ; on en resta au vers :

Transportons TAngleterre au milieu de la France.

Un mauvais plaisant du parterre se mit a crier : Place ci V Angleterre, place ci V Angleterre ! et la pifece ne fut point ache- vee. L'essai de M. de La Harpe a et6 plus heureux. Ce poete ne s' etait fait connaitre jusqu'a present que par quelques pieces fugitives; son debut dans la carri^re du theatre est fort bril- lant ; il ne s'agit plus qu'a desirer que ses succ^s subsequents r^pondent aux esperances du public.

1. Warwick^ reprcsentc pour la premiere fois le 7 novembre 1763.

406 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.

M. de La Harpe n'a gu^re emprunle de I'histoire que la si- tuation generale du tableau et le nom des principaux person- nages ; mais, d'ailleurs, la fable, I'intrigue et la conduite de sa pi^ce, sont en partie tir6es du roman de I'abbe Prevost, et con- traires aux faits historiques, et c'estdommage, car ces faits sont trop connus pour qu'on puisse s'accoutumer a les voir alteres. Cette liberte ote aussi aux personnages leurs moeurs et les mar- ques de leur sifecle, partie si precieuse d'un ouvrage dramatique, si soignee par les anciens, si negligee par les modernes. Quel- ques h6ros qu*on nous represente aujourd'hui, qu'ils soient an- ciens ou modernes, grecs ou remains, anglais, franqais ou mu- sulmans, d'un si^cle poli et eclaire, ou d'un siecle barbare, ils se ressemblent tons. Britannicus, Titus, Orosmane, le due de Foix^ ont tons le meme caract^re de generosite et de noblesse de sentiments; le Juif Mathan dans Athalie, et le Remain Nar- cisse dans Britannicus^ le meme genre de perfidie et de me- chancet^ : il ressemblent tons a leur auteur, c'est-a-dire au module qu'il s'est fait dans sa teted'un heros, d'un scelerat^ etc.; mais ils ne ressemblent pas a leur siecle; ils n'en ont ni les moeurs, ni les discours ; ils sont tout francais. Voila, n'en dou- tons point, la principale raison pourquoi la tragedie plait tant a la jeunesse, parce que les premiers sentiments de passion font un grand plaisir a cet age, et pourquoi elle est souvent si fas- tidieuse aux hommes d'un gout mur, parce qu'ils exigent une verite et une force de moeurs qu'on recherche inutilement dans les tragedies modernes. Aussi, je ne pretends pas faire un crime k M. de La Harpe de ce qui est la faute de son siecle. II a arrange et combine les materiaux et les incidents de sa pi^ce suivant Tusage recu, et, en lui pardonnant celte licence, on ne peut nier qu'il n'ait montre beaucoup de talent.

Le moment de sa piece est celui ou Warwick n^gocie en France ce traits de manage avec la soeur de la reine, et oil Edouard, epris d'une violente passion pour l5lisabeth Woodville, se determine a rompre ce traits conclu par les soins de son mi- nistre et de son bienfaiteur. Mais c'est la ce qu'il y a de moins sensible dans I'outrage que Warwick revolt du prince qu'il a plac6 sur le tr6ne. Warwick, quoique mari6, etait depuis long- temps I'amant declare d'filisabeth, suivant le roman de I'abbe Provost, et fidouard lui fait une injure mortelle en cherchant k

NOVEMBRE 1763. 407

lui enlever le coeur de sa maitresse. La plus violente des pas- sions Texpose ainsi a la plus noire ingratitude envers Thomme a qui il doit sa couronne. Voyons comment M. de La Harpe s'est tire de tout cela. II a fait d'abord de Warwick un homme libre qui aspire k la main d'jfilisabeth. Au moment de la trage- die, Henri de Lancastre est enferme dans la Tour; suivant VHis^ Wire et suivant le poete, Marguerite d'Anjou avec son fils se trouve k la cour d'tidouard, ou elle est traitee avec beaucoup d'egards et de menagements, quoique en quelque facon prison- ni^re. Gette circonstance est fausse ; Marguerite etait en France lorsque Warwick y negociait le mariage de son maitre. Ni les moeurs du si^cle, ni la bonne politique, n*auraient permis k ]^douard de laisser en liberie, au milieu de sa cour, une femme aussi redoutable que Marguerite d'Anjou. Le fait est qu'elle ne fut prise qu'apres la mort du comte de Warwick, dans le com- bat qui termina cette fameuse et sanglante querelle.

Le principal defaut de cette tragedie, c'est de manquer d'in- teret, de sentiment et de vigueur. Quoique le sujet soit tr^s- touchant, M. de La Harpe ne salt pas faire pleurer; mais en revanche il a de la chaleur dans les details, de la sagesse, de r elevation et de la noblesse. La piece marche sans embarras depuis le commencement jusqu'i la fm, et la chaleur des scenes la soutient partout. On voit, par exeraple, que Taction est comme suspendue pendant tout le temps de la prison de Warwick. Cependant le poete a su soutenir I'interet par la chaleur qui r^gne dans tout le quatritoe acte; peut-etre est-ce moins le merite du poete que celui des acteurs; c'est ce que nousverrons a la lecture. Le cinquieme est moins heureusement arrange; la premiere scene est froide, et T apparition de Marguerite, pour annoncer la catastrophe, n'a pas fait I'effet qu'elle aurait du faire. Cela pent d6pendre d'un rien a oter ou a ajouter. M. de La Harpe ne sait pas faire des scenes ; mais il n'y en a aucune dans sapi^ce ou il n'y ait des choses qui soientbien, mais tr^s- bien. II lui reste a apprendre a donner a chaque sc^ne sa mar- che naturelle et sa juste 6tendue ; son style m'a paru faible, ainsi que toute la contexture de sa piece; mais il ne manque ni de correction ni d'elegance. II y a peu de ces vers a maximes qui deparent la plupart de nos tragedies nouvelles. Quoiqu'il ne sache pas developper les caracteres de ses personnages, il faut

hOS CORRESPONDENCE LITTfiRAIRE.

convenir qu'il les a bien concus, et tous les traits dont il cher- che a les dessiner conviennent bien au sujet qu'ils doivent caract^riser. II n'y a de role faible, dans cette pi^ce, que celui d'Elisabeth; mais c'est qu'il fallait lui donner beaucoup de sentiment, et c'est la partie qui manque absolument a M. de La Harpe. Cette pi^ce ne restera point au theatre; mais ce n'est pas, a beaucoup pr6s, un ouvrage meprisable. Le premier ou- vrage dramatique de Tauteur decidera de son talent et des es- perances qu'il sera permis de concevoir. On pent consulter sur ces troubles sanglants, qui ont fourni a M. de La Harpe le sujet de sa trag^die, outre I'histoire ou plutot le roman de la reine Marguerite d'Anjou, par M. I'abbe Prevost, dont j'ai parle et qu'on litavecplaisir, I'histoire de Rapin-Thoyras et celle du phi- losophe David Hume, qui vient d'arriver a Paris avec I'ambas- sadeur d'Angleterre, et qui y re^oit un accueil digne de sa re- putation et de son merite.

VERS DE M. L ABBE PORQUET A TH^RfeSE.

Lorsque tu sais parler a peine, Ministre heureux, tu conclus des trait6s I

De mon aimable souveraine

Tu me rends toutes les bontes.

Therese, vois couler mes larmes, Pour la premiere fois je les dois au plaisir. Aurais-je cru qu'on put ajouter a tes charmes? Ton bienfait k mes yeux pouvait seul t'embellir.

Th6r6se est fiUe d'un pauvre bourgeois de Luneville, agee de quatre ou cinq ans, remplie de graces, que M'"® la marquise de Boufflers se plait a elever. Cette dame ayant eu un petit d6- m^le avec M. I'abbe Porquet, lui envoya le lendemain matin la petite Th^r^se pour negocier la paix et reparer son tort. C'est ce qui a donn6 occasion aux vers que vous venez de lire. Ce qui est plus interessant que cette n^gociation, c'est I'education physique qu'on donne a cette enfant. Therese boit de I'eau, mange du pain toute la journee, mais ne mange que cela. Tous les matins, d6s qu'elle est levee, on laplonge dans de I'eau

NOVEMBRE 1763. /i09

froide. Elle porte dans cette saison-ci comme au mois de juillet, pour tout habit, une petite chemisette. Th6r6se ne connait les impressions ni du froid ni du chaud, ni aucune des miseres dont les enfants delicatement eleves sont sans cesse tourment^s. Elle vient d'etre inocul^e sans aucune preparation. Elle devra k sa bienfaitrice un temperament et une sant6 inalt^rables.

15 novembrc 1763.

Les Lettres trouvies dans les papier s cCun ptre de famille ferment un gros volume in-12 de plus de quatre cents pages ^ S'il 6tait d'usage de bruler les livres vraiment mauvais,par arret de la cour du Parlement, celui-ci n'echapperait pas au feu, et son auteur, que je n'ai pas I'honneur de connaitre, meriterait cette punition pour avoir trouv6 un titre tres-int6ressant, et pour I'avoir si mal rempli. G'eut et6 un excellent ouvrage entre les mains d'un philosophe et d'un grand ecrivain; sous la plume de I'auteur anonyme, c'est un recueil de platitudes : son titre reste toujours h remplir. Pour 6crire avec succes sur 1' education particuli^re, il en faut faire I'histoire, ou, si vous voulez, le roman, mais avec plus de verity et de genie que J.-J. Rousseau n'en a mis dans son Emilej car cet l5mile, eleve avec tant d' em- phase et de pedanterie, est un fort sot enfant, quoi qu*en dise son gouverneur Jean-Jacques.

C'est pour se moquer un peu de Temphase philosophique de Jean- Jacques qu'un autre anonyme a fait un petit roman sous le titre de Lettres d'un citoyen de Gen^ve^ volume in-12 de cent quatre-vingt pages ^ Dans ce roman, le philosophe fait successivement un enfant a deux beautes, et se trouve fort embarrass^ entre ses deux maltresses. II a pour conseil un oncle peu philosophe, grand ennemi des grands mots, mais genereux, plein de franchise et d'excellents precedes, Ce roman pouvait encore etre rempli d'une mani^re tres-plaisante , car I'emphase philosophique est un ridicule tres-susceptible d'une bonne satire, et, comme c'est un ridicule du jour, il merite I'attention des

1. Get ouvrage est d'un nomm6 Louis Charpentier, auteur d'autres remans aussi mediocres que celui-ci. (B.)

2. L'auteur est iriconnu.

410 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

vrais philosophes; mais c'est que I'auteur de ces Lettres est pauvre et plat. II etablit la sc^ne a Geneve, ou il fait mettre les mattresses du philosophe au couvent sans aucun embarras. Son oncle est un vieux marin, apparemment d'eau douce, sur le lac de Geneve. Voila les moindres de ses impertinences.

M. Robert, docteur de la faculte de medecine de Paris, vient de publier un petit volume d'environ cent-quatre-vingt pages, intitule Recherches sur la nature et V inoculation de la petite virole, C'est un bavardage en faveur de cette pratique, tout aussi peu concluant que les impertinences qu'on public contre, et dont le docteur Le Hoc vient d'augmenter le nombre par une lettre en reponse a celle de M. Gatti.

On a imprim6 separ^ment une correspondance sur une question politique d' agriculture, entre M. d'Epremesnil et M. Du- puy-Demportes, tiree du Gentilhomme cultivateur dontce dernier est, je crois, le compilateur. On a aussi imprime un discours et un memoire relatifs a I'agriculture. Que je ne mange jamais de pain si tons ces barbouilleurs de papier font jamais le moindre bien a I'agriculture ! Ge qu'il y a de facheux encore, c'est qu'ils ecrivent leur langue comme des manants de village ; ils feraient bien mieux de laisser la la plume et de savoir manier la char- rue comme ceux qu'ils veulent endoctriner.

La Gom^die-Italienne a donne ces jours passes un petit opera-comique intitule ZHie et Lindor, dont les paroles et la musique son egalement detestables *.

DEGEMBRE

l-'- d^cembre 1763.

Les vrais prodiges sont assez rares pour qu'on en parle quand on a occasion d'en voir un. Un maitre de chapelle de Salzbourg, nomm^ Mozart, vient d'arriver ici avec deux enfants

1. Repr^sent^ le 12 novembre 1763; paroles de Pelletier, musique de Rigade.

Dl^GEMBRE 1763. 411

de la plus jolie figure du monde. Sa fille, ag6e de onze ans, touche le clavecin de la mani^re la plus brillante; elle execute les plus grandes pieces et les plus difliciles avec une precision k etonner. Son fr^re, qui aura sept ans au mois de f^vrier pro- chain, est un phenom^ne si extraordinaire qu'on a de la peine k croire ce qu'on voit de ses yeux et ce qu'on entend de ses oreilles^ C'est peu pour cet enfant d'ex^cuter avec la plus grande precision les morceaux les plus difliciles avec des mains qui peuvent k peine atteindre la sixte; ce qui est incroyable, c'est de le voir jouer de t^te pendant une heure de suite, et la s'aban- donner k I'inspiration de son genie et a une foule d'idees ravis- santes qu'il sait encore faire succeder les unes aux autres avec gout et sans confusion. Le maitre de chapelle le plus consomme ne saurait etre plus profond que lui dans la science de Thar- monie et des modulations qu'il sait conduire par les routes les moins connues, mais toujours exactes. II a un si grand usage du clavier qu'on le lui derobe par une serviette qu'on ^tend des- sus, et il joue sur la serviette avec la meme vitesse et la meme precision. C'est peu pour lui de dechiffrer tout ce qu'on lui pre- sente; il ecrit et compose avec une facilite merveilleuse, sans avoir besoin d'approcher du clavecin et de chercher ses accords. Je lui ai ecrit de ma main un menuet, et I'ai prie de me mettre la basse dessous ; I'enfant a pris la plume, et, sans ap- procher du clavecin, il a mis la basse a mon menuet. Vous jugez bien qu'il ne lui coute rien de transporter et de jouer I'air qu'on lui pr^sente dans le ton qu'on exige ; mais voici ce que j'ai encore vu, etqui n'en est pas moins incomprehensible. Une femme lui demandal'autre jour s'il accompagneraitbiend'oreille, et sans la voir, une cavatine italienne qu'elle savait par coeur; elle se mit k chanter. L' enfant essaya une basse qui ne fut pas absolument exacte, parce qu'il est impossible de preparer d'avance I'accompagnement d'un chant qu'on ne connait pas; mais, I'air fini, il pria la dame de recommencer, et a cette re-

1. Cette jeune merveille est rimmortel Mozart, n^ le 27 Janvier 1756 et enlev6 le 5 d^cembre 1791, c'est-^-dire avant I'age de trente-six ans, a I'art musical, dont il recula les limites. Ses premieres productions datent de I'^poque h laquelle Grimm ccrivait ceci; ce sont deux sonates qu'il d^dia, I'une h Madame Victoire, fille de Louis XV, I'autre k la comtesse de Tesst5. II avait commence h trois ans I'etude de la musique. (T.)

/il2 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

prise, il joua non-seulement de la main droite tout le chant de Fair, mais il mit, de I'autre, la basse sans embarras; apres quoi il pria dix fois de suite de recommencer, et a chaque reprise il changea le caractere de son accompagnement; il I'aurait fait repeter vingt fois si on ne I'avait fait cesser. Je ne desespfere pas que cet enfant ne me fasse tourner la t^te, si je I'entends encore souvent ; il me fait concevoir qu'il est difficile de se ga- rantir de la folie en voyant des prodiges. Je ne suis plus etonn6 que saint Paul ait eu la t^te perdue apres son etrange vision. Les enfants de M. Mozart ont excite I'admiration de tous ceux qui les ont vus. L'empereur et I'imperatrice-reine les ont com- bles de bont^s; ils ont recu le m^me accueil a la cour de Mu- nich et a la cour deManheim. C'est dommage qu'on se connaisse si peu en musique en ce pays-ci. Le p^re se propose de passer d'ici en Angleterre, et de ramener ensuite ses enfants par la partie inferieure de TAllemagne.

M. I'abbe de La Chapelle, dont nous avons un bon ou- vrage 61ementaire sur la geometrie, vient de nous en proposer un autre sous le titre de VArt de communiquer ses idees^, Je ne connais d' autre secret pour cela que d'apporter en naissant les dons qui constituent I'homme eloquent, comme la facilite, la chaleur, la nettet^, la profondeur, etc., et de perfectionner tous ces dons par I'application et Tetude,- voila tout le traite de M. de La Chapelle en deux lignes. Je veux mourir s'il pent d'ailleurs dire quelque chose qui puisse etre d'aucune utilite r6elle.

On nous a envoye de Geneve quelques exemplaires des Lettres ^crites de la campagne, Plusieurs citoyens et bourgeois de cette r^publique avaient fait des representations au conseil, au sujet de ses procedures contre J. -J. Rousseau, et, comme il arrive, les tetes s'etaient ^chaufTees peu a peu au point de faire craindre pour la tranquillite interieure, lorsque M. Tronchin, procureur general de la republique, publia ces Lettres ecrites de la campagne^, 11 y discute en simple citoyen les difficult^s

1. 1763, in-12. V Instruction de geometrie, du m6me auteur, est I'autre ouvrage dont Grimm veut parler. (T.)

2. Tronchin (Jean-Robert), n^ ^ Geneve en 1711, mort dans le pays de Vaud en 1793. Ses Lettres ecrites de la campagne, proche Geneve, 1763, in-S" et in-12, aux- quelles Jean-Jacques r^pondit par les Lettres de la monlagne, donn6rent aussi

DfiCEMBRE 1763. /|13

qui se sont 61ev6es, et que ses Lettres ont dissipees sans autre moyen. Tout le monde a dit, apr^s cette lecture, que le conseil avait raison; c'est peut-^tre le premier exemple de Tempire de la raison surun peuple echauff^ par les cabaleurs. Ce M. Tron- chin, cousin du medecin, est un homme de beaucoup d'esprit. Ne en Angleterre, il aurait surement jou6 un role dans la chambre basse; mais j'aime mieux laisser aun c6l6bre magistrat de France le soin de vous donner une idee de ces Lettres.

LETTRE DE M. DE MONGLAR,

PROCDREUR GENERAL AU PARLEMENT d'AIX, A M. LE DUG DE VILLARS,

GOUVERNEUR DE PROVENCE.

« Monsieur,

« Je ne puis vous rendre trop d' actions de grace ; mais. je vous supplie de trouver bon que je ne rende pas les Lettres icrites de la campagne, J'ai eu tant de plaisir a les lire que vous me pardonnerez un larcin fait avec tant de bonne foi. II vous sera facile d' avoir un autre exemplaire de Geneve. On ne pent rien voir, a mon avis, de plus sage et de plus solide que cet 6crit. La clarte, la justesse du raisonnement est admirable dans les parties de deduction. La cinqui^nie lettre est un morceau de droit public et de politique tr6s-precieux, qu'on pent mettre a cote de tout ce qu'il y a de meilleur en ce genre; mais ce qui m'enchante singuli^rement, c'est la decence et la moderation du style. Jamais on n'a mieux menage au lecteur prevenu le plaisir de se rendre a la raison sans qu'il en coute trop a I'amour- propre. C'est un chef-d'oeuvre de convenance pour le moment et les circonstances ; on dirait que I'auteur craint d'abuser, dans un fitat libre, de 1' empire que 1' eloquence a sur les esprits. II ne veut ni les assujettir, ni leur faire illusion; son eloquence

naissance h un autre 6crit : Reponse aux Lettres ecrites de la campagne, avec une addition (par d'lveraois), 1764, in-8o. Tronchin r^pliqua par des Lettres popiir- laires oil Von examine la Reponse aux Lettres ecrites de la campagne, in-8°. On vit paraltre ensuite Reponse aux Lettres populaires, 1765 et 1766, deux parties in-8°, avec une suite; et Lettres ecrites de la plaine (par l'abb6 Sigorgue), Paris, 1765, in-12. (T.)

hlk CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

est douce et modeste pour la forme, quand elle est triomphante pour le fond des choses; c'est veritablement celle de rhomme d'fitat dans une r^publique. II n'a point un air de victoire quand il accable par I'^vidence ; 11 s*insinue sans se rendre suspect de seduction ; ses menagements ne sont point fardes : ils paraissent Teffet du sentiment plutot que I'ouvrage de Tart, et certaine- ment Tart ne pouvait rien faire de mieux. L'auteur ne semontre point occupe de lui-meme, ni entete de ses opinions, qu'il porte a la derni^re demonstration ; il n'est occupe que de la patrie et du bien public : il parait n'aimer que la verite et les lois ; il respecte ses concitoyens, qu'il disabuse sans avoir I'air de mai- triser leur entendement. On a bien du bon sens et du bon esprit dans ce pays. Je ne suis point etonne que cet ouvrage ait eu un succ^s complet; cela ne pouvait etre autrement. Recevez, mon- sieur, les assurances de mon attachement, de mon z^le et de men respect. »

Les Considerations sur les corps organises, ou Von traite de leur origine^ de leur diveloppemeni^ de leur reproduction , sont un nouvel ouvrage de M. Charles Bonnet, citoyen de Ge- neve, auteur de VEssai analytique des facultis de Vdme, qui a paru il n'y a pas longtemps, et de plusieurs autres ouvrages de physique et de philosophie tr6s-estim6s. On trouve dans ce- lui-ci des faits interessants et vrais, opposes aux romans des syst^mes, qui ont et6 plus multiplies sur la generation que sur aucune autre mati^re. M. Bonnet est un excellent esprit. Gomme ecrivain, il ne lui manque que d' avoir vecu quelque temps a Paris pour y prendre ce que nous appelons ton, ce qu'on appe- lait urbanite a Rome, et a Athtoes I'atticisme.

11 y a une grande difference entre philosophe et philo- sophe. Le R. P. Bonaventure Abat, cordelier, vient de donner des Amusements philosophiques sur diverses parties des sciences^ et principalement de la physique et des matMmatiques^ , On n'accusera pas un moine d'etre un bon esprit. Si cela arrivait par accident, il serait bien a plaindre : il faudrait, ou mentir toute sa vie contre sa conscience, ou I'exposer h toute la rigueur de la persecution.

1. 1763, in-S".

DfiCEMBRE 1763. U5

Fontenelle, qui, k travers son faux bel esprit, avait un es- prit trfes-philosophique, disait que pour connaitre les maladies dont un peuple est travaill6 on n'avait qu'^ lire les affiches de la capitale ; qu'^ Paris, par exemple, on lisait k tous les coins derues, d'un cote : TraitS surVincrddulild^ et de I'autre: TraiU sur les maladies vdnMennes, Aujourd'hui, on pent ajouter a ces affiches des traites sans nombre sur Tagriculture, sur la population, sur I'administration des finances. II faut que nous soyons terriblement attaques de maladies dans ces parties, puisque nous avons tant de m^decins et de charlatans qui nous proposent leurs rem^des. On dit qu'il existe une Philoso- phie rurale, en trois volumes, qui a et6 supprimee *. Je ne I'ai point vue; mais on m'a assure que c'etait du galimatias fort chaud et tr^s-hardi, qui avait Fair de venir de la boutique de M. le marquis de Mirabeau, ex-auteur de VAmi des homines^ et de son ami, M. Quesnay, medecin consultant du roi, qui a fait, relativement a cet objet, quelques articles obscurs et lou- ches de YEncyclopidie \ On a imprim^ en Hollande un autre ouvrage intitul6 V Homme en socieU^ ou Nouvelles Vues poli- iiques et iconomiques pour porter la population an plus haut degrS en France^ deux volumes ^. Moi aussi, j'aurais des vues la- dessus; mais ces mati^res ne peuvent etre traitees sans danger que par des bavards. D'ailleurs, celui qui met au jour un petit citoyen merite mieux de I'Etat que celui qui fait vingt traites sur la population, et je voudrais bien avoir ce merite. M. de La Morandi^re a 6crit en faveur de VAppel des Strangers dans nos colonies ^ : cela veut dire qu'il approuve fort qu'on y attire des etrangers k force de privileges, de liber te et de bienfaits.

Le Songe d'un citoyen^ et le Patriote financier^ sont deux feuilles qui regardent I'insipide querelle de la Richesse de VStat,

Le poete Roy, qui a passe une partie de sa vie dans le mepris,et les derni^res ann6es dans rimb6cillit6,vient de mou-

1. Philosophie rurale, ou Economie genirale et particuliere de V agriculture, Amsterdam, 1764, 3 vol. in-12, abr^gee ensuite sous ce titre : Elements de la phi- losophie rurale, La Haye, 1767 et 1768, in-12.

2. Quesnay^ n6 en 1694, mort en 1774, chef de la secte des (5conomistes en France. Le marquis de Mirabeau, dont il avait €t6 plus d'une fois le collabora- teur, a public son Eloge^ que La Harpe appelle un module de galimatias. (T.)

3. (Par Goyon de La Plorabanie.) Amsterdam, 1763, 2 vol. in-12.

416 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

rir, rassasie de jours et de coups de baton^ . II etait m^chant et lache. Ses epigrammes lui ont souvent attire le chatiment de ceux qu'il a offenses. 11 a fait des operas qui sont estimes ; mais ce genre est en lui-m^me si detestable a mes yeux que peu s'en faul que je ne regarde un succes comme une tache. Le froid mortel et le mauvais gout sont les divinites qui inspirent les faiseurs d' operas francais. Le ballet des Sens et celui des ^Uments sont deux ouvrages de Roy d'unegrande reputation ^ Dans le premier, les cinq actes portent le titre de nos cinq sens, et dans le second, chaque acte porte le titre d*un des quatre elements ; une insipide et absurde allegorie, que le public ap- pelait ingenieuse, faisait le merite de ces poemes, dont I'idee et I'exdcution etaient ^galement capables de tuer le genie du musicien s'il en avait eu. Et puis on disait ces poemes de Roy superieurement Merits, et cependant dans ces poemes si bien ecrits il n*y avait ni sentiment, ni facilite, ni naturel, pas une ligne susceptible de musique. II est incomprehensible qu'un peuple qui a tant de gout dans d'autres genres puisse se me- prendre k ce point sur le genre lyrique, et persister pendant un si^cle dans un syst^me aussi absurde et aussi gothique.

La tragedie de Warwick continue a avoir le plus brillant succes : elle aura vraisemblablement quinze representations, et c'est aujourd'hui le plus haut degre de gloire auquel un poete puisse pretendre. Gette pi^ce vient d'etre imprimee. Son grand defaut est la faiblesse qui se montre partout : on dirait que c'est le coup d'essai d'un jeune homme de soixante ans. J'aime- rais bien mieux y remarquer plus d'inegalite et de force, et moins de sagesse ; cela me donnerait bonne esperance pour ses ouvrages a venir. Je meurs de peur que M. de La Harpe ne reste toute sa vie froid et sage. Mais s'il est vieux dans sa tra- gedie, il est en revanche bien jeune dans une lettre adressee a M. de Voltaire a la suite de sa piece, c'est-a-dire suivant les

1. Roy ne mourut que le 23 octobre 1764. Grimm rapportait un faux bruit.

2. Palissot dans ses Memoires de litterature, et, d'apres lui, la Biographie uni- verselle, dit que Roy ayant fait une epigramrae contre I'election du comte de Cler- mont k I'Academie, ce prince du sang le fit maltraiter par ses gens, et que le poete, batonnt^, mourut quelques jours apres des suites de cette correction : c'est une ^vidente erreur. Le comte de Clermont fut elu le 26 mars 1754, eit Roy ne mourut que le 23 octobre 1764. Si les coups de baton des valets du prince acad^micien y contribu6rent pour quelque chose, on avouera du moins que leureffet fut lent. (T.)

DfiCEMBRE 1763. k'^1

caractferes qu'Horace donne k cet age, qu'il est confiant, pr6- somptueux, monitor thus asper, Ce n*est pas que tout ce qu'il dit sur la decadence de la tragedie parmi nous ne soit vrai et fonde; mais il nous fait clairement entendre qu'il ne nous reste queM. de Voltaire et lui, et comme le premier a soixante- dix ans vous pouvez tirer la conclusion sur nos restes. Cette lettre n'a pas r6ussi dans le public comme la tragedie ; elle fait pourtant toute ma consolation, parce que c'est le seul signe de jeunesse que M. de La Harpe nous ait donn6 ; s'il etait tou- jours aussi sage que sa piece, je le tiendrais pour un homme perdu. Shakespeare a traite ce sujetdans sa tragedie de Henri VL Au milieu de I'irregularite de ses drames, vous y voyez des moeurs bien autrement fortes et vraies que dans la tragedie du sage M. de La Harpe.

UEUve de la nature est un nouvel ouvrage sur I'edu- cation, en deux parties ^ L'auteur s'appelle M. Guillardde Beau- rieu : il est pauvre et malheureux. C'est un singe de J. -J. Rous- seau. II a voulu former un homme sauvage et abandonn^ a lui-m^me, dans la premiere partie; et dans la seconde, il en fait un homme de societe et civilise. Gela est insipide et plat, et je crains que cet EUve de la nature ne nourrisse fort mal son precepteur.

Un poete anonyme a adress6 a J. -J. Rousseau une lEpitre * ou il soutient que la gloire d'avoir etabli un grand nombre de paradoxes ne saurait etre solide. Je pense comme lui. On lira Voltaire 6ternellement , Rousseau n'aura qu'un temps; mais enfm la vocation de celui-ci etait de soutenir des paradoxes par une foule de sophismes ingenieux et sub tils, et je crains que le poete qui lui a adresse cette epitre n'ait perdu son temps k lui conseiller plus de sagesse et plus d'indulgence envers les hommes.

45 d^cembre 1763.

M. Marmontel vient d'etre nomme par I'Acad^mie francaise pour remplir la place vacante par la mort de M. de Bougain- ville. II y a ici une soci6te de femmes aimables qui aiment la

1. In-12.

2, Epitre a if. Jean-Jacques Rousseau, ci-devant citoyen de Geneve, in-8*.

V. 27

418 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

peinture et qui s'assemblent un jour de la semaine pourdes- siner. Leurs amis ont appele cette societe I'Academie des Graces. M. Marmontel etant de leur connaissance, TAcad^mie des Gra~ ces lui envoya le jour de sa nomination un dessin allegorique et relatif a cet ev^nement. On y voyait le buste du nouvel aca- d^micien place au-dessous de celui de Grebillon. M. Marmonie^ a fait le remerciement suivant :

A L ACADEMIE DES GRACES.

Rien ne plait sans I'aveu des Graces; De ces filles du ciel les beaux-arts sont les dons..

Le gout, docile a leurs legons,

Conduit les talents sur leurs traces; Leur 6cole est un temple ou de mille couleurs La nature se peint dans sa beaute naive; A rimmprtalit6 sur leurs pas on arrive

Par un chemin sem6 de fleurs. De la 16g^ret6 de leur touche divine

L'cEil est ravi, le coeur touch6;

Et tandis que leur main badine

Avec le crayon de Boucher,

Dans une bergere enfantine L'Amour surpris revolt tons les traits de Psyche.

Dieu des vers, en vain tu refuses

Ton genie h leur favori,

Et si les Graces m'ont souri

Je n*ai pas besoin d'autres Muses.

L'lmp^ratrice de Russie a ecrit, ii n'y a pas longtemps, a M. de Voltaire une lettre remplie de bont6, ou elle dit, entre autres, qu'elle venait de lire dans un ecrit de M. Rousseau que les Russes allaient redevenir plus barbares que jamais. « Je ta- cherai, ajoute-t-elle, aussi longtemps que je les gouvernerai, de donner tres-impoliment un dementi a M. Rousseau. » Cette lettre a donne occasion aux vers suivants de M. de Voltaire, qui eourent depuis quelques jours dans Paris, et qu'on ne mettra pas k cote des meilleurs de ce grand poete :

Dieux qui m'6tez les yeux et les oreilles, Rendez-les-moi, je pars au meme instant.

DfiCEMBRE 1763. ki^

Heureux qui voit vos augustes merveilles, 0 Catherine, heureux qui vous entendl Plaire et regner, c'est lb. votre talent; Mais le premier me touche davantage : Par votre esprit, vous 6tonnez le sage ; U cesserait de I'etre en vous voyant.

On a donne sur le theatre de la Com^die-Italienne un petit opera-comique intitule le Rendez-vous ^ dont les paroles sont de M. Legier, qui enrichit quelquefois le Mercure de ses productions poetiques. Celui-ci peut aussi se vanter de bien ecrire^ c*est-a-dire que son poeme est si froid et si plat que, malgre la plus jolie musique du monde, il n'a pu se soutenir. C*est un vieux bailli de village, qui, etant devenu amoureux de sa ser- vante, lui donne un rendez-vous la nuit dans le jardin pendant que sa femme, jalouse, dormira. Babet est une fille honnete qui aime d'ailleurs un beau garcon du village. Elle envoie son amoureux a sa place au rendez-vous^ et tandis que le vieux paillard conte fleurettea ce grand garcon dans I'obscurite, Babet vient le surprendre avec sa femme, une lanterne a la main. La femme fait du vacarme, et Babet et son amoureux se moquent du bailli. Toutcela est detestable, et Ton a bien du regret i voir la jolie musique de Duni perdue pour une aussi mauvaise pi^ce. La musique lui a valu quelques representations ; mais jamais cette piece ne se soutiendra au theatre.

La Gazette litter aire de V Europe ^ annoncee des le mx)is- de juin dernier sous les auspices du ministere des affaires ^ etrangferes, a rencontre divers obstacles qui s'opposent a son \ execution. Ainsi il n'en est plus question*.

On vient de publier une nou velle traduction de divers mor- - ceaux choisis des OEuvres morales de Plutarque, en un volume^ in-12 de trois cent soixante-dix pages ^ Dans cette compilaH- tion on trouve le dialogue sur I'ame des betes, I'examen da systeme d'^icure, les faits memorables d'un grand nombre de dames illustres de I'ancienne Gr^ce, le morceau sur les moyens

1. Represente le 16 dccembre 1763.

2. M. Hatin {Histoire de la presse, t. Ill, p. 93, et Bibliographie de la presse)) s'est longuement occupe de ce journal, dont I'enfantement fut laborieux et qui! provoqiia de nombreuses imitations ou contrefaQons,

3. Traduits par Tabbc Lambert,

A20 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

de reprimer la colore, celui de Tavarice et celui du contente- ment de Tesprit.

UOptique^ ou le Chinois d, Memphis^ essais traduits de Vegyptien, en deux parties*. G*est une froide copie du Babouc, du Memnon, et d'autres petits morceaux de M. de Voltaire en ce genre, car tous jugez bien que Memphis n'est autre chose que Paris, dont un Chinois fait la critique. Personne ne lit ces rapsodies.

Le jeu du reversis est regarde comme le plus beau jeu de cartes qui existe. Un amateur vient d'en donner les principes etles regies dans une brochure de cent vingt-huit pages.

Un compilateuranonyme vient depublier, en sept volumes, les Memoir es historiques, critiques et anecdotiques , des reines et Hgentes de France'^. Malgre les eloges qu'un lieutenant gene- ral des armees du roi prodigue a I'auteur dans une lettre que celui-ci a eu soin d*imprimer a la tete de son ouvrage, le pu- blic n'a pas voulu le lire. C'est une insigne rapsodie qui com- mence avec Glotilde et finit avec la reine Marie de Medicis, femme et veuve d'Henri IV. On nous en promet la suite. Tant pis pour ceux qui seront obliges de la lire.

De toutes ces brochures, aucune n'a ete regardee ; mais r Anti-Financier^ a fait grand bruit. C'est une brochure grand in-8° qui contient, suivant le titre, un releve de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les fermiers generaux, et des vexations qu'ils commettent dans les provinces. Cet ouvrage, plein de chaleur et de declamation, est dedie au Parlement par une 6pitre remplie de la plus fade adu- lation. On y trouve des expressions fortes et des choses hardies, mais peu de lumi^res,^ et, a tout prendre, ce medecin qui vou- drait tailler dans le vif ne vaut pas mieux et serait peut-etre plus dangereux que ses confreres les bavards qui sont pour les partis mitoyens. II y a dans cet ouvrage un magnifique portrait de nos seigneurs du Parlement. Si V Anti-Financier parvient a la posterite, elle croira infailliblement a la metempsycose, et

1. (Par Saint-P^ravy.) L'attribution a Voltaire de ce roman all^gorique ne man- qua pas de se produire, et J.-J. Rousseau, qui y a ajoutc foi, a inscrit sur un exem- plaire une note que Barbier a reproduite.

2. (Par Dreux du Radier.) Plusieurs fois reimprime.

3. (Par Darigrand.) Amsterdam, 1763, in-8°. Voir la note de Barbier h ce titre.

D^CEMBRE 1763. &21

sera convaincue que les ames de ces genereux Romains de Tage d'or de la republique ont toutes passe dans les corps de mes- sieurs de grand'cJiambre et des enquetes. Ah, Brutus! ah, Fabricius ! que vos tetes sont retrecies sous la perruque d'un conseiller au Parlement !

L'inoculation est un autre sujet qui exerce la plume de nos oisifs. On vient d'imprimer des Observations sur la petite virole naturelle et artificielle\

Je ne sais quel est I'imprudent qui a fait V Inoculation ter- rasste par le bon sens, et que M. le due d'Orl^ans se propose de faire punir pour avoir dit effront^ment qu'on pent entendre de la bouche de M. le due de Ghartres qu'il a eu la petite verole six mois apres avoir et6 inocule. On ne saurait mentir plus in- trepidement.

M. le chevalier de Ghastellux a fait imprimer de Nouveaux ^claircissements sur V inoculation^ dans lesquels il demasque la mauvaise foi d'un certain M. Rast, medecin de Lyon, qui a fait un livre contre cette pratique. On pourrait dire a M. Rast que ce n'est pas tout d'etre sot, qu'il faut encore n'etre pas fripon; et a M. le chevalier de Ghastellux, que ce n'est pas tout d' avoir raison, qu'il faut encore etre precis et clair : car son style est un peu louche et embarrasse, et dans ces matieres la nettete et la clarte sont indispensables.

Ajoutez a I'immense bibliotheque des romans trois nou- velles productions de ce genre qui sont bien mauvaises et que personne n'a regardees, savoir : les Lcttres de Cecile ci Julie, ou les Combats de la nature^, en deux volumes; les Dangers de V Amour, ou les Aventures d'un negociant portugais, en deux parties*; eniin Addaide^, aussi en deux parties.

M"« Mazarelli a acquis quelque celebrite k Paris par son esprit et par ses charmes. Ceux-ci lui ont donne des amants qui ont eu soin de sa fortune, et que les agrements de son esprit ont fixes aupres d'elle. Gette fiUe, d'une profession aussi joyeuse que brillante, a concouru pour le prix d'eloquence de TAcademie

1. (Par L.-M. Vernage.) Paris, Didot jeune, 1763, in-12.

2. Paris, 1764, in-12.

3. Par de Rosoy.

4. Lisbonne (Paris), 1764, in-12.

5. Inconnu aux bibliographes.

h22 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

francaise par un eloge du due de Sully qui vient d'etre im- prime. Cela est faible et joli a faire pitie, mais pour louer Sully d'une manifere digne de lui il faut etre profond philo- «ophe et homme d'Etat. Tout ce qu'on peut dire de plus vrai a la louange de M^'" Mazarelli, c*est qu'il est beau a elle de I'avoir tente.

Un poete anonyme qui n'aspire a aucune sorte de gloire, €t qui a raison car il est prosai'que et plat, vient d'adresser trois epitres a trois hommes celebres, M. d'Alembert, M. Darget et M. Thomas. II exhorte les deux premiers, qui ont eu lebonheur d'approcher le roi de Prusse, de nous faire connaitre en ce prince I'homme prive comme nous connaissons en lui le roi, le capi- taine, le philosophe et I'homme de lettres. Notre poete parait '^tre un homme de merite ; mais sa voix est trop faible pour chanter le philosophe couronn6, et meme pour chanter ceux qu'il honore de ses bontes.

J'ai eu I'honneur de vous parler des>emarques de M. de Voltaire pour servir de supplement a son Essai sur VHistoire g^nlraie. II y a dans ces remarques un chapitre sur les livres sacres de Zoroastre. M. Anquetil, de 1' Academic des inscriptions et belles-lettres, qui a passe plusieurs annees dans I'lnde pour s'instruire dans la langue, les moeurs et la croyance des Parsis ou Gu^bres, pretend que ce chapitre est rempli de fautes et d'erreurs. Par exemple, le paragraphe qui regarde les eternu- •ments, et d'ou M. de Voltaire infere Tantiquite de la mode de saluer celui qui eternue, est tres-different de ce qu'il dit. Ce paragraphe n'enjoint point du tout un salut a faire a celui qui eternue ; mais il lui prescrit au contraire trois formules a reciter en priere. II serait a desirer que M. Anquetil relevat ces erreurs avec la decence et le respect'que M. de Voltaire et la v^rite exi- gent. Ce pourrait etre le sujet d'une brochure tr^s-interessante.

Nous avons ici quelques exemplaires du Traite de la ToUrance de cet illustre 6crivain. Je I'ai lu, et je n'en ai pas et6 content. II y a de belles choses; mais il y a beaucoup trop de persiflage, et la plaisanterie n'est nulle part plus deplacee que dans un plaidoyer de la cause du genre humain contre lacruaut6 du fanatisme et de I'hypocrisie. Quand on regarde le tableau des horreurs et des crimes qui ont resulte de quelques mots qui n'ont point de sens, on fremit et Ton n'a pas envie de rire; il

DECEMBRE 1763. ^23

faut qu'un traite sur la tolerance touche les coeurs les plus fe- roces, et arrache des larmes de tous les yeux. La moitie de Touvrage de M. de Voltaire ne regarde pas proprement son su- jet; c'est unrecueil d'absurdites etd'impertinences quon trouve eparses dans nos livres sacres. Non erai hie locus, Mais c'est devenu depuis quelque temps sa manie de porter des coups k cet edifice, que sa v^tuste et sa difformite menacent egalement de mine. Aussi le P. Berthier, ci-devant soi-disant jesuite et journaliste de Tr^voux, disait-il en gemissant : « Ah! grand Dieu, cet homme-la a k lui seui plus de z61e pour detruire la religion que Jesus-Christ et les douze apotres n'en ont eu pour r^tablir! »

Voici une piece qu'on certifie s^rieuse et veritable ; c*est un acte plein de sagesse et de raison de la part d'un fou, parce que, suivant Fontenelle, nous appelons fous tous ceux qui ne sont pas fous de la folie commune.

« Ce 30 septembre 1763,

« Ala requete de messire comte de Cr6quy-Ganaple, surnomme Hugues au bapteme, seigneur de Quatre-Quint, de la chatellenie d'Orville, demeurant ci-devant a Port, et de present en sa terre d'Orville : soit signifie et dument fait savoir an sieur Jean-Bap- tiste-Laurent Vichery, pretre, cur6 de la paroisse d'Orville, y demeurant, qu'il se departe, en ce qui le concerne, de I'usage de nommer le seigneur aux prieres publiques de I'eglise, parce que Dieu, 6tant juste, accorde infailliblement tout ce qui est juste sans en exiger la demande, et refuse pareillement tout ce qui est injuste quand on le lui demanderait. D'ailleurs il est manifeste que la priere proc^de d'un vouloir d'etre obei, et par consequent s'offense du refus de I'obeissance, ce qui est preci- sement le desir du vrai culte : car le vouloir de I'homme doit se conformer au vouloir divin, et non pas le vouloir divin au vou- loir de Thomme ; d'ou 11 r^sulte que la priere est un acte de rebellion contre la Divinite. puisqu'elle tend k conformer le vouloir divin en vouloir de I'homme.

« En consequence, ledit sieur comte de Gr^quy-Canaple, sans s'arr^ter a I'usage de I'Europe entiere et meme de toutes les nations sur la priere, declare audit sieur cure d'Orville qu'il

h2h CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ne consent pas que personne prie Dieu pour lui, ni de prier lui-meme pour les vivants ni pour les morts, se reposant enti6- rement sur la toute science, toute sagesse et toute puissance de la Divinite en ses jugements ; pareillement il ne consent pas que ledit sieur cur6 d'Orville le nomme aux prieres pubiiques, et il s*y oppose formellement; a ce qu*il n*en ignore, Dont acte. Signi: de Crequy-Canaple.

a Signifie audit cure d'Orville, le 30 septembre 1763. »

1764 JANVIER

i" Janvier 176i. ARTICLE DE M. DIDEROT.

II vient de paraitre une dissertation sur la poesie rhythmique, tiree des portefeuilles poudreux de Saumaise ou de Gasaubon, par M. Bouchaud*, censeur royal et docteur agreg6 de la faculte de droit. Beaucoup de citations grecques, latines, fran- caises, espagnoleset italiennes; pourde I'esprit, du style, des vues, point. On pent reduire aux vingt lignes suivantes deux ou trois observations communes delayees en quatre-vingts lon- gues pages in-8\

L'homme est fait pour parler et pour chanter. II a d'abord parle sans chanter, et chants sans parler; ersuite, le sentiment qui le faisait chanter ayant ses expressions dans la langue, il chercha naturellement a les substituer a des sons inarticules, et il unit la parole au chant. Le chant, tout grossier qu'il etait, avait une mesure ; il etait forme de sons varies en degres et en

i, Bouchaud, de I'Acad^mie des inscriptions, n6 en 1719, mort en 1804. L'ou- vrage dont Diderot parle ici avait pour litre : Essai sur la poesie rhythmique, Paris, 1763, in-S", et a cte r6imprim6 dans les Antiquites poetiqueSy du mSme auteur, Paris, 1799, in-8°. (T.)

JANVIER 176/1. h25

duree. Ces conditions furent autant de difficultes a surmonter dans r application de la parole au chant. Le discours, qui com- mandeaujourd'hui a la melodie, lui etant alors assujetti, comme il Test a peu pies en France dans ce que nous appelons des canevas, des amphigouris, des parodies, fut oblige de se par- tager, de se ralentir, de se hater, de s*arreter, de suspendre, et de prendre une multitude de formes diverses. De la vint un melange bizarre de vers de toutes sortes de mesures, depuis une syllabe jusqu*a vingt, trente, quarante. Yoila I'origine de la poesie en general, et tout ce que Ton entend par la poesie rhythmique ou la premiere poesie. Chez tous les peuples, tant anciens que modernes, on en trouve des vestiges anterieurs k la poesie metrique et aux temps polices. Apres I'invention de la poesie metrique, la rhythmique devint a la verite moins variee, moins irreguliere, mais ne s'aneantit pas tout a fait; on pent meme assurer qu'elle durera tant que les hommes, touches de certaines compositions musicales, seront tentes d*y ajuster des paroles sans beaucoup de preparation et d*exactitude : elle passerait partout ailleurs, qu'il lui restera toujours un asile dans notre barbare opera francais.

Mais comment parvint-on de la poesie rhythmique a la poe- sie metrique ? A mesure que I'oreille se forma, on s'apercut qu*entre cette multitude de vers reguliers, irr^guliers, bizarres, il y en avait de plus faciles a sentir, a mesurer, k scander, a retenir, soit par le nombre pair des syllabes, soit par la marche et la succession des pieds, soit par la distribution des repos. On distingua ces vers des autres ; plus on s'en servit, plus ils cap- tiverent Toreille. Gependant le temps de faire le chant sur les paroles, et non les paroles sur le chant, arriva, et la poesie metrique naquit, se perfectionna, se separa meme du chant, fut une musique particuliere, et devint ce qu'elle est aujour- d'hui. La licence de la poesie originelle et rhythmique ne se re- marque plus que dans certains genres de po6sie libres de toute contrainte ou pleins d'enthousiasme, tels que Tode, le dithy- rambe, les epitres familieres, les contes, les fables et les poe- mes, ou I'artiste, se laissant dominer par les phenomenes, se joue des regies et de Fexactitude, et ne suit de mesures que celles qui lui sont inspirees par la nature de ses images et le caract^re de ses pensees. Les ouvrages des poetes negliges, de

Zi26 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Chaulieu par exemple, ne sont presque que de la poesie rhyth- mique perfectionnee. En effet, le morceau suivant est-il autre chose ?

Tel qu'un rocher, dont la tete

figalant le mont Athos,

Volt k ses pieds la tempete

Troubler le calme des flots,

La mer autour bruit et gronde ;

Malgre ses emotions, Sur son front eleve regne une paix profonde,

Que les fureurs de Tonde Respectent k I'^gal du nid des alcyons .

Voila les progrfes de I'art que I'auteur de la dissertation a prouve, avec une erudition enragee, s'etre fails dans tous les cantons de la terre habitee. Au commencement, on courait apr^s les assonances ou desinences semblables, et Ton voit ce gout regner dans les premiers morceaux de poesie et meme de prose, en quelque langue que ce soit. G'est un cliquetis qui plut aux premiers ecrivains, comme il plait aux enfants. II frappe et refrappe I'oreille; il arrete I'esprit sur une idee principale; il squlage la memoire. De la la naissance de la poesie nume- rique et rimee partout ou la langue, bornee dans ses ternii- naisons, ofFrait beaucoup d*assonances ; mais chez d'autres peuples, ou la variety des terminaisons rendait les desinences semblables difficiles a trouver, ou les mots etaient affectes d'une prosodie forte et marquee, ou les sons se distinguerent par des accents otendus et des durees tres-sensibles, la poesie de- vint pedestre ou prosodique. Parmi les citations sans nombre dont le dissertateur a farci son ouvrage, il y en a une qui arre- tera tout homme de gout et toute ame noble et g^nereuse. Ce sont les acclamations de joie et les imprecations de fureur que le peuple poussa tumultueusement k la mort de Commode, sous lequel il avait eprouve toutes sortes de maux, et a I'election de Pertinax, son successeur, dont il se promettait des jours plus heureux. Le tyran mort, les ames affranchies de la terreur firent entendre les cris terribles que Lampride nous a transmis, et que nous allons essayer de traduire :

« Que Ton arrache les honneurs a I'ennemi de la patrie...

JANVIER 176Zt. «t27

L'ennemi de la patrie ! le parricide ! le gladiateur !... Qu'on ar- rache les honneurs au parricide... qu'on traine le parricide... qu'on lejettek la voirie... Qu'ilsoitdechire... l'ennemi desdieux! le parricide ,du senat !... A la voirie, le gladiateur !... Tennemi des dieux! L'ennemi du senat ! a la voirie, a la voirie... II a massacre le senat! a la voirie.... II a massacre le senat I qu'il soit d6chir6 a coups de croc... II a massacre I'innocent! qu'on le d6- chire... qu'on le dechire, qu'on le dechire... II n'a pas epargne son propre sang ! qu'on le dechire... II avait medit6 ta mort ! qu'on le dechire... Tu as tremble pour nous; tu as tremble avec nous; tu as partage nos dangers... 6 Jupiter ! si tu veux notre bonheur, conserve-nous Pertinax... Gloire k la fidelity des pre- toriens... aux armees romaines... a la piete du senat !... Per- tinax, nous te le demandons ; que le parricide soit traine... qu'il soit trains ; nous te le demandons... Dis avec nous : Que les delateurs soient exposes aux lions... Dis : Aux lions, le gla- diateur... Victoire a jamais au peuple remain !... Liberte ! vic- toire !... Honneur k la fidelite des soldats... aux cohortes pre- toriennes !... Que les statues du tyran soient abattues... partout, partout... Qu'on abatte le parricide, le gladiateur,.. Qu'on traine I'assassin des citoyens... qu'on brise ses statues... Tu vis, tu vis, tu nous commandes, et nous sommes heureux... Ah ! oui, oui, nous le sommes... nous le sommes vraiment, dignement, librement... Nous ne craignons plus... tremblez, delateurs... notre salut le veut... Hors du senat, les delateurs... A la hache, aux verges, les delateurs !... Aux lions, les delateurs!... Aux verges, les delateurs !... Perisse la memoire du par- ricide, du gladiateur!... Perissent les statues du gladiateur!... A la voirie, le gladiateur 1... Cesar, ordonne les crocs... que le parricide du s6nat soit dechire !... Ordonne, c'est I'usage de nos aieux... II fut plus cruel que Domitien... plus impur que N6ron... Qu'on lui fasse comme il a fait !... Rehabilite les inno- cents... Rends honneur a la memoire des innocents... Qu'il soit traine; qu'il soit traine!... Ordonne, ordonne, nous te le deman- dons tons !... II a mis le poignard dans le sein de tous; qu'il soit trains !... II n'a epargne ni age, ni sexe, ni ses parents, ni ses amis; qu'il soit traine !... II a depouille les temples; qu'il soit traine !... II a viole les testaments; qu'il soit traine !... II a ruin^ les families ; qu'il soit traine !... II a mis les tetes a prix ;

A28 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

qu'il soit traine !... II a vendu le s^nat; qu'il soit traine!... II a spolie Theritier; qu'il soit traine!... Hors du senat, ses espions !... Hors du senat, ses delateurs!... Hors du senat, les corrupteurs d'esclaves !... Tu as tremble avec nous... Tu sais tout... Tu connais les bons et les mechants... Tu sais tout; pu- nis qui I'a m^rite... Repare les maux qu'on nous a faits... Nous avons tremble pour toi... Nous avons rampe sous nos esclaves... Tu regnes, tu nous commandes; nous sommes heureux... Oui, oui, nous le sommes... Qu'on fasse le proces au parricide !... Ordonne, ordonne son proces !... Viens, montre-toi, nous at- tendons ta presence... Helas ! les innocents sont encore sans se- pulture... Que le cadavre du parricide soit traine !... Le parri- cide a ouvert les tombeaux; il en a fait arracher les morts... Que son cadave soit traine ! »

Voila une scene bien vraie. On ne la lit pas sans frisson. II semble qu'on soit frappe des cris d'un million d'hommes ras- sembles et ivres de fureur et de joie. Ou je me trompe, ou c'est 1^ une des plus fortes et des plus terribles images de I'enthou- siasme populaire.

Princes de la terre, attachez vos regards et entendez d'avance la voix libre des peuples a votre mort, si vous avez renferme le gemissement dans leur coeur tandis que vous viviez. 0 Marc- Aurele du Nord, Dieu preserve ton peuple d'un successeur qui ressemble a Commode! On ne craint point de t'envoyer ce mor- ceau, mais nomme-nous les princes qui pourront I'entendre ou le lire sans palir^

M. de Voltaire a ecrit a un certain M. Dupont la lettre suivante, au sujet de la Richesse de V£tat ^ :

« Je vois, monsieur, que vous embrassez deux genres un peu

i. Ce paragraphe manquait dans les (Editions prec^dentes auxquelles M. As- s6zat avail empruntc cet article. Voir tome VI , page 334, de I'edition Gamier freres.

2. C'ctait a Dupont de Nemours, alors age de vingt-quatrc ans, que Voltaire ^crivait. 11 avait recu de lui, avec des vers d'envoi, Thommage deses Reflexions sur Vecrit intitule Richesse de lEtat, Paris, 1763, iii-8". Cet ecrit ayant etc attaquc, I'auteur le soutint par une Reponse demandee par M. le marquis de*** a celle qu'il a faite aux Reflexions sur Vecrit intitule Richesse de VEtat, Paris, 17G3, in-S". Cetto lettre de Voltaire est datec du 16 auguste 1763. (T.)

JANVIER 176!|. h29

differents Tun de Tautre, la finance et la poesie. Les eaux du Pactole doivent 6tre bien etonnees de couler avec celles du Per- messe. Vous m*envoyez de fort jolis vers avec des calculs de sept cent quarante millions; c*est apparemment le tresorier d'Aboul-Gassem qui a fait ce petit etat de sept cent quarante millions payables par chaque un an. Une pareille finance ne ressemble pas mal a la po6sie; c'est une trfes-noble fiction; 11 faut que I'auteur avance la somme pour achever la bonte du projet. Vous avez bien fait de dedier a M. Tabbe de Voisenon vos reflexions touchant I'argent comptant du royaume; cela me fait croirequ'il en a beaucoup. Vous nepouviez pas mieux egayer la mati^re qu'en adressant quelque chose de si serieux a I'homme du monde le plus gai. Je vous reponds que si le roi a autant de millions que I'abbe de Voisenon dit de bons mots, il est plus riche que les empereurs de la Chine et des Indes. Pour moi, je ne suis qu'un pauvre laboureur; je sers I'Etat en defrichant des terres, et je vous assure que j'y ai bien de la peine. En qualite d'agriculteur, je vols bien des abus, je les crois inseparables de la nature humaine, et surtout de la nature fran^aise ; mais, a tout prendre, je crois que le benefice Temporte un peu sur les charges. Je trouve les impots tres-justes, quoique tres-lourds, parce que dans tout pays, excepte dans celui des chimeres, un fitat ne pent payer ses dettes qu*avec de I'argent. J'ai le plaisir de payer toujours mes vingti^mes d'avance, afin d'en etre plus tot quitte. A I'egard des Freron et des autres canailles, je leur ai toujours paye trop tard ce que je leur devais en vers et en prose. Pour vous, monsieur, je vous paye avec grand plaisir le tribut d'estime et de reconnaissance que je vous dois. C'est avec ces sentiments que j'ai I'honneur d'etre, etc. »

Le 22 du mois dernier, M. Marmontel fut recu k I'Acade- mie francaise, et prononca a cette occasion un discours suivant I'usage; il vient d'etre imprime; c'est un des meilleurs dis- cours de reception que nous ayons vus depuis longtemps. Ordi- nairement I'ennui et la fadeur vous saisissent d^s la premiere page de ces morceaux d'eloquence, et quand f orateur entame I'eloge du cardinal de Richelieu ou du chancelier Seguier, vous ^tes deja aneanti; ici on lit sans degout : le discours a sa juste etendue; rien n'est etrangl^ ni allong6.0n y parle de la dignite

430 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

des lettres, et des vertus de ceux qui les cultivent, d'une ma- ni^re noble et interessante, et sans avoir Fair de la pretention de traiter ce sujet. Tout est si bien fondu qu'on ne peut distin- guer le sujet du discours d'avec ses formalites. En faisant grace a quelques phrases dont je n'aime pas le gout et la tournure, on ne peut reprocher a M. Marmontel qu'un eloge trop outre de M. de Bougainville, auquel il succMe. Get acad^micien, comme homme de lettres, etait un homme mediocre, et comme homme prive, sa reputation d'honnetete n' etait rien moins que bien eta- blie. II est mort sans etre lave du soupcon d'avoir port6, il y a huit ou dix ans, a feu Boyer, ancien ev^que de Mirepoix, une certaine ode, fruit de jeunesse du poete Piron, lequel Boyer la porta au roi, ce qui fit donner Texclusion a un homme de genie et de moeurs irreprochables que I'Academie avait elu et qui I'aurait honoree; mais Bougainville sollicitait alors la meme place, et cet acte d'infamie ne fut pas pour lui un titre d' exclu- sion comme un ouvrage trop libre, echapp6 k un poete dans sa premiere jeunesse et repare par un chef-d'oeuvre tel que la Metromaniey le devint pour Piron, qui fit alors son epitaphe en ces vers :

Ci-git Piron, qui ne fut rien. Pas meme academicien.

M. Bignon a repondu au discours de M. Marmontel, comme directeur, au nom de I'Academie. On ne peut pas dire que le discours de M. Bignon soit un des plus mauvais qu'on puisse lire, car nous en avons de cette esp6ce en si grand nombre qu'il serait difficile de choisir ; mais on peut dire que c'est un des plus malhonnetes qu'on ait jamais vus. II n'y a pas un mot agreable pour le recipiendaire, ce qui prouve qu'il n'a pas eu le suffrage de M. Bignon ; mais il n'en est pas moins bien choisi pour cela^

M. Marmontel a termine la seance par la lecture d'une epitre en vers sur la grandeur et la faiblesse de I'esprit humain^ Le

1. Bignon, en revanche, fit un grand eloge de Bougainville : « L'acad(5micien que nous regrettons, dit-il, joignit aux qualit^s de traducteur, d'orateur et de pro- sateur, tons les talents d'un [bon poete ; mais il ne lisait ses vers a personnej et c'est en cela sculemcnt qu'il n'etait pas poete. » (T.)

2. Le Discours en vers sur la force et la faiblesse de Vesprit humain se trouve dans les OEuvres de Marmontel. (T.)

JANVIER 176/1. 431

commencement de ce morceau a ete fort applaudi, la fin en a paru plus faible : ce qui a fait dire que I'auteur avait voulu con- firmer son sujet par son propre exemple.

On devait jouer ces jours-ci, sur le theatre de la Come- die-Francaise, unecomedie nouvelle iniiiultie la Co7i fiance trahie, en vers et en cinq actes, par M. Bret; mais la police en a fait suspendre la representation a cause de plusieurs personnalites satiriques dont elle est remplie centre les fermiers generaux^ G'est bien fait; car il faut ou que la satire soit autorisee centre tout le monde, ou que tout le monde en soit egalement garanti. La forme de percevoir les impots par les fermiers peutetre tres- vicieuse, sans qu'il soit permis de traduire sur la scene des par- ticuliers qui composent la ferme generale, surtout dans un pays oil les traits personnels, excellents dans la satire, sont rarement plaisants dans la comedie ; et mettre dans sa piece des traits connus de tout le public, ce n'est pas imiter le ridicule, c'est le copier. II faut du genie pour Tun, et il ne faut que de la memoire pour Tautre; Timitateur pent etre sublime, etle copiste est tou- jours plat. Moli^re ne copiait pas les ridicules des medecins de son temps, mais il en creait qui leur ressemblaient parfaitement, et voila pourquoi il nous fait encore rire aux larmes, quoique les ridicules de nos medecins ne soient plus ceux du temps de ce grand homme. Je crains bien que M. Bret ne soit pas notre Moli^re.

J'ai eu I'honneur de vous parler des Amours cCArlequin et de Camille, comedie que le celebre Goldoni a faite il y a

1. On lit dans le Journal historique de Coll6, tome II, page 331 : « Void la veri- table raison qui a empeche la representation de la comedie de Bret. II y a quelques anndes que le fermier general Bouret, cet homme si haut et si bas, si connu par ses profusions, ses impertinences et ses vices, pr6ta cinquante louis au poete Robe, et lui donna un emploi de douze cents livres. Ce dernier revint chez lui douze ou quinze foispour s'acquitter, sans pouvoir trouver Bouret. Ayant pourtant, un jour, penetre jusqu'a son trone sublime, il se plaignait am6rement a lui de ce qu'on lui avait si constamment refuse la porte : <( C'est que vous etes un nigaud, lui rdpon- « dit Bouret ; il fallait dire a mon portier que vous 6tes a moi. Par Dieu ! lui « repliqua Rob6, je n'appartiens h personne ; voici votre argent que je vous rap- « porte, et je ne veux plus de votre emploi. » Ce mot precieux du financier hau- tain etait employ^ dans la pi^ce de Bret; et Bouret, accompagne de son fr^re d'Erigny et de son gendre Vilmorin, qui sont tous deux fermiers gendraux comme lui, a 6t6 chez M. de Sartine pour emp6cher la repr<§sentation de la comedie dans laquelle on le jouait. » Cette piece est imprimee dans le Theatre de Bret, Paris, 1778, 2 vol. ia-8", sous le titre du Protecteur bourgeois, ou la Confiance tralue. (T.)

^32 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

quelques mois pour le Theatre-Italien. Ge poete,aussi ingenieux que f^cond, a imagine de donner deux suites a cette pi^ce, qui out eu aussi le plus grand succes*. L'auteur a su, avec un art merveilleux, entrelacer les affaires domestiques de la famille de feu M. Pantalon avec les affaires de coeur d'Arlequin et de Camille : car ce testament du defunt produit dans le cours de la pi^ce une transaction entre la veuve et le fils du testateur, k laquelle Arlequin et Camille accident. Cette pi^ce est un chef- d'oeuvre de naturel, de verite, d'imagination et de finesse; mais il faut la voir jouer, etil n'estpas possible d'en donner une idee par un extrait. II y a quelques scenes si vraies et si pathetiques entre Arlequin et Camille qu'on ne pent s'emp^cher de pleurer a chaudes larmes; il est vrai qu'elle a 6te parfaitement bien jouee. Si vous voulez savoir quels sont les meilleurs acteurs de Paris, je ne nommerai ni Le Kain, ni M"^ Clairon, mais je vous enverrai voir Camille et I'acteur qui joue ordinairement le role de Pantalon, et qui fait dans cette pi6ce-ci celui d'un avocat honnete homme; et vous direz : Voila des acteurs. Vous admi- rerez aussi la fecondite du poete, lorsque vous aurez observe qu'il fait une pareille piece en un mois ou six semaines de temps.

L'abbe de Marsy vient de mourir ; il avait ete ancienne- ment jesuite. Une aventure d'un gout particulier, qu'on a sou- vent reprochee a ces p^res, fit du bruit et I'obligea de sortir de chez eux; il a fait depuis des livres. Son Histoire des Chinois^ Japonais, et autres peuples de I'Asie, pour servii^ de suite ci V Histoire ancienne de Rollin^ a eu quelque success

M. l'abbe Mignot, neveu de M. de Voltaire et conseiller au grand conseil, vient de publier une Histoire de Jeanne Pre- mitre ^ reine de Naples^, C'est un de ces livres m^diocres qu'on lit avec une sorte de plaisirquand on veut s'endormir. Le crayon de cet historien manque de vigueur, et son style n'est pas tou-

1. Les deux pieces qui font suite aux Amours de Camille et d'Arlequin sont la Jalousie d'Arlequin et les Inquietudes de Camille. C'est k tort que Desboulmiers^ pages 17 et 27 du tome VII de son Histoire du Thedtre-Italien, dit que ces deux dernieres pieces ne furent representees que le 10 septembre et le 15 novembre 1764. UAlmanach des Theatres nous amis a m6me de reconnaitre I'inexactitude de cette assertion. (T.)

2. II a dtJja 6t(5 question de I'abbo de Marsy et de son Analyse de Bayle, tome III, page 504.

3. 1764, in-12.

JANVIER 1764. 43S

jours pur; il a m^me quelquefois des toumures etrangtjres qu'on croirait empruntees a la gazette d'Utrecht. Get auteur a donne, sur la fin de I'annee J762, une Histoire de Vimpiratnce Irdne, qui a eu du succ^s^

Le P. Paulian, jesuite d' Avignon, qui a deja fait quelques compilations, vient de publier, en trois volumes, un Traits de paix entre Descartes el Newton^ avec la vie de ces deux illustres philosophes. Et le titre, et le fond, et la forme de cet ouvrage, sont tr^s-dignes d'un moine; mais Descartes et Newton ne me- ritaient pas un tel mediateur, et certainement ils ne lui-ont pas donne de pleins pouvoirs.

15 Janvier 1764.

L'inscription du monument de la ville de Reims n'a pas laiss6 que d'occuper les esprits. t'n ouvrage de Pigalle merite bien quelque attention, et lorsqu'on a vu M. de Voltaire tenter sans succes une inscription en vers, on a du songer a la faire en prose. Le philosophe Diderot s'est essaye a son tour, et je ne doute point que vous ne donniez a son inscription la preference sur toutes celles que vous connaissez; elle est simple, noble, vraie et locale. II est singulier que M. de Voltaire n'ait pas pense au sacre des rois de France, qui a fourni au philosophe I'idee suivante, aussi naturelle que particulierement propre a la ville de Reims :

Ce fut ici qu'il jura de rendre ses peuples heureux,

Et il n'oublia jamais son serment.

Les citoyens lui eleverent ce monument de leur amour

Et de leur reconnaissance,

L'an 176/1.

Un tel, intendanl de la province;

Un tel, maire de la ville;

Un tel et un tel, echevins;

J. B. Pigalle, sculpteur; L. Lege^dre, arc/utecte.

Je crois qu'il serait difficile de faire en francais quelque chose de plus lapidaire ; mais ceux qui ont fait retrancher a Pi-

1. Voir, plushaut, page 195. On trouveraau mois de Janvier 1706 de cette Cor^ respondance uu plaisant parall61e entre I'abb^ Mignot et son oncle. (T.) V. 28

434 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

galle son agneau, a cause du proverbe, ont du pr6f6rerun cou- plet bien ginguet a la prose noble et grave du philosophe. En consequence M. Clicquot*, secretaire de la ville, Ta mise en vers de cette mani^re :

C'est ici qu'un roi bienfaisant Vint jurer d'etre votre pere. Ce monument instruit la terre Qu'il fut fiddle k son serment.

On doit envoyer les pieces de ce proems a M. de Voltaire, et le prier de prononcer entre les vers et la prose. En atten- dant cette decision, je suppose que le poete a porte les deux inscriptions a un philosophe qui ressemble un peu au Misan- thrope de Moli^re, et qu'il lui demande son jugement. Voici quelques fragments de Tentretien du poete avec le philosophe :

LE PHILOSOPHE. Oui, mousieur, j*ai lu vos inscriptions, et je les trouve bien toutes les deux.

LE POETE. Mais, enfin, a laquelle donnez-vous la preference ?

LE PHILOSOPHE. A toutcs les deux, pourvu que chacune soit a sa place.

LE POETE. Comment?

LE PHILOSOPHE. Si vous vous eu rapportez k moi, vous met- trez rinscription en prose sur le marbre, et I'autre en vers dans le Mercure,

LE POETE. Monsieur, je vols que vous avez les prejuges ordi- naires contre le Mercure de France.

LE PHILOSOPHE. Dieu me preserve d' avoir des prejuges con- tre un ouvrage qui produit un revenu de trente mille livres par an ! Je le compte, au contraire, avec la Gazette de France et les feuilles de Freron, aunombre des plus utiles productions, et je vous I'indique comme un monument cere perennius ; vos vers s'y conserveront, tandis que I'injure du temps effacera peut- etre jusqu'a la derniere syllabe de cette inscription en prose.

LE POETE. Je ne suis pas etonne de voir un homme de votre

1. G'est lui dont il a €\& d6ja question tome IV, page 63. N6 en 1723, Clicquot mourut en 1796. II est auteur de plusieurs odes. (T.)

JANVIER 1764. Zi35

merite faire grand cas du Mercure de France^ et je suis charme de me rencontrer avec vous la-dessus ; c*est en effet un re- cueil bien pr^cieux pour I'esprit humain. Mon Ode sur la iris- tesse aurait-elle eu le bonheur de s'y faire remarquer de vous ?

IE PHiLOSOPHE. II faut dire qu'il y a dix ans que je n'ai apercu un volume du Mercure^ et que vous me pardonniez de n'y pas chercher votre ode, parce que j'ai une aversion invincible pour les odes.

LE poiiTE. Quoi, monsieur! le genre de poesie le plus su- blime^ oil le poete, saisi par un enthousiasme divin, peut, dans les transports de son ivresse...

LE PHILOSOPHE. Misericordc ! vous me faites venir la chair de poule.

LE poETE. Yoila en eflet une Strange aversion! J'avoue que leur grand nombre a pu donner un peu de satiety aux ama- teurs.

LE PHILOSOPHE. Leur grand nombre, monsieur ! Mais de bonne foi, croyez-vous qu'il y en ait plus de cinq ou six ! Je vous donne a parcourir tous les recueils poetiques de toutes les na- tions anciennes et modernes, et si vous en trouvez au dela qui meritent le nom d'odes, j'aurai tort, et voila la raison pourqiioi je n'en lis plus.

LE POETE. Je ne sais combien il y en a, ni ne les compterai; mais je sais que, depuis mon Ode sur la tristesse^ il y en a eu une de plus; et voila ce qu'on risque d'ignorer quand on a de ces preventions.

LE PHILOSOPHE. Si j'ai pris des preventions, c'est un peu votre faute, a vous autres poetes. Pourquoi aussi 6tes-vous si peu pittoresques ? Je vois un poete antique saisir sa lyre, lors- qu'il se sent lui-meme saisi par le dieu qui I'inspire. Voila un tableau qui me fait plaisir. Dans son delire, il s'abandonne a cette foule d'images et d'idees non pensees qui m'etonnent et me ravissent; il ne sait ce qu'il a fait; il a cede au besoin de se delivrer de tous ces fantomes dont il avait I'imagination obsedee ; ensuite vient un faiseur d'enseignes, vulgairement dit critique^ qui met en haut, en gros caracteres : G'est une ode. Convenez qu'il y a loin de cette ode k celles qu'on fait pour le Mercure, et qu'un poete, avec une perruque en bourse ou un grand bonnet de nuit, qui se met devant son ecritoire et qui dit, en

(i36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

se grattant roreille avec une plume : Je vais faire une ode, est un etre bien different de Pindare.

LE PoiiTE. Voila pourtant un inconvenient auquel je ne vais gu6re de remede; car enfm, pour faire une ode, il fautTecrire, et je ne sais comment on ecrit sans ecritoire.

LE PHiLOSOPHE. Ni moi non plus; mais cela n*emp6che pas qu'un poete plac6 dans un cabinet de livres, devant un bureau et une ecritoire, n'ait un air tout a fait anti-odaique, et ne fasse une triste figure aupres du poete place, la lyre a la main, dans un paysage solitaire, au coin d'une belle ruine, sur les debris d'une colonne renversee.

LE POETE. Soit; mais tout le monde ne pent pas habiter la campagne, et quand on a des occupations en ville...

LE PHILOSOPHE. 11 faut laisser la la poesie et les odes. Ne voyez-vous pas que nous sommes un peuple ecrivain et pro- saique, et que la belle poesie se perd k mesure qu'une nation se police ? Croyez-moi, ce n'est pas un fruit d'automne.

LE poiixE. Je ne sais si nous sommes en automne; mais ce que je sais, c'est que le peuple en Champagne est beaucoup moins ecrivain qu'ailleurs. Je me souviens qu'en passant dans mes voyages par un village de Basse-JNormandie, mon cheval eut I'imprudenee de culbuter un tonneau qui se trouva devant uneporte. Cela m'attira une querelle; cette querelle fit du bruit. Aussitot, voila toutes les tetes aux fen^tres, et parmi toutes ces tetes, il n'y en eut pas une qui n'eut sa plume fichee dans ses cheveux ou derri^re I'oreille.

LE PHILOSOPHE. Voila le premier tableau de plumes qui m*ait plu. Tons ces honnetes gens etaient occupes a la chicane et a verbaliser, n'est-il pas vrai ?

LE poiixE. Mais, en Champagne, vous auriez de la peine a trouver une plume passable dans tout un village.

LE PHILOSOPHE. Eu sorte qu'il faut s'attendre a voir nos poetes, de Normands qu*ils etaient...

LE PoiiTE. Et pourquoi pas ? II ne s'agit pas meme de s'y attendre ; car notre La Fontaine, qui n'est pas d'aujourd'hui, en vaut bien un autre.

LE PHILOSOPHE. Oh! poup cela, oui; et s'il faut estimer un poete par sa rarete, il les vaut peut-etre tons. S'il avait fait des odes, celui-la, je les lirais, je vous lejure, quand meme je

JANVIER 176^. !i37

ne les trouverais pas odes; mais sans examiner quelle est la province de France oil Ton ecrit le plus ou le moins, convenons qu'il ne sied pas a la poesie d'etre un metier de cabinet. II faut de I'air aux poetes^ et, au besoin, je suis persuade qu'on trou- verait vingt poetes dans les armees du roi, centre un seul tire de la nombreuse compagnie de messieurs les secretaires du roi, maison et couronne de France.

LE POETE. C'est qu on n'ach^te pas une charge de secretaire du roi ad hoc, et qu'on n'en a pas besoin pour faire mettre ses poesies dans le Mercure de France ; mais, en conscience, je ne comprends pas pourquoi vous exposez toujours le poete au grand air?

LE PHiLosoPHE. Lorsque vous passerez dans vos voyages par Florence, vous verrez le peuple se promener le soir dans les rues et dans les places publiques. Quelqu'un s'avise de crier : Y a-t-il 1^ un poete ? Incontinent on voit un homme monter sur un tonneau ; le peuple s' assemble autour de lui, et il fait des odes. II ne faudrait pas que votre cheval renversat ce ton- neau ; car il casserait le cou a un poete.

LE poiixE. Pensez-vous de bonne foi qu'on trouve, parmi ces impromptus, quelque chose de dignedu Mercure de France?

LE PHILOSOPHE. Tout ne doit pas etre egalement bon ; mais je suis persuade que ce poete du tonneau dit quelquefois des choses bien precieuses ; et puis, cet air de liberte et d'inspira- tion me plait. Lorsque le musicien s'abandonne sur son clavecin a ses fantaisies, je sais bien que tout ce qui lui vient n'est pas du meme prix ; mais ce qui est mediocre s'enfuit avec le son, et ce qui est rare et precieux me reste et m'enchante; et j'avoue que je pr^f^re ces idees sublimes et passagferes a la plus belle execution de la sonate la mieux composee, quoiqu'il y ait aussi un grand plaisir a entendre un beau morceau et une belle exe- cution. Ainsi, ce que je vous reproche, a vous autres poetes francais, ce n'est point de faire des choses mediocres, mais d' avoir le courage de fixer sur le papier ce qui, par son carac- t^re, est aussi fugitif que le son quifrappe I'air. Jetez-moi cette plume, mon cher poete; reprenez la lyre, car un poete doit 6tre musicien, et puis je vous ^couterai; et si vous m'en croyez, et que vous ayez quelque credit a Reims, vous fonderez un tonneau sur la nouvelle place, k cote de la statue du roi, pour

Zi38 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

tout poete que son genie ppurra saisir au toupet, et I'y placer.

LE POETE. Monsieur^ si j'avais quelque chose a fonder dans ma ville, ce ne serait pas un tonneau, mais une academie. J*avoue qu'il est assez humiliant pour une des principales villes du royaume, qui conserve la sainte-ampoule, et ou nos rois sont obliges de se faire sacrer, de n' avoir pas meme le simu- lacre d'une academie, tandis qu'il n'y a pas jusqu*a Troyes et jusqu a Chalons-sur-Marne, dans notre Champagne, qui n'aient leur societe litteraire : cela crie vengeance, et nous expose au m^pris des etrangers, malgre la celebrite de notre universite; mais je sais que de vrais citoyens sont occupes actuellement a obtenir des lettres patentes pour I'erection d'une academie, et d^s qu'elle aura pris une forme un peu stable j'esp^re que vous nous permettrez de vous associer a nos travaux.

LE PHiLOSOPHE Moi, mousieur?,.. J'avoue franchement qu'a- pr6s les odes, ce que j'ai le plus en aversion ce sont les aca- demies. Je les regarde comme la perte des lettres, et si j*etais Omer de Fleury, j'interjetterais Tappel comme d'abiis et ferais porter un arret en cassation de toutes les academies de province.

LE POETE. En voila bien d'une autre ! On voit bien que vous n'^tes pas, comme moi, de I'academie d' Angers.

LE PHILOSOPHE. Avcz-vous jamais oui dire, ailleurs que dans un discours de reception, que toutes les academies de I'Europe ensemble aient produit quelque d^couverte utile, ou aient fait faire un pas a Tesprit humain dans quelque science que ce soit?

LE POETE. Je voispourtant que, depuis institution des aca- demies, tous les grands hommes ont ete de quelqu'une de ces soci^tes.

LE PHILOSOPHE. Et ci'oyez-vous que votre La Fontaine, par exemple, eut moins valu s'il n'avait pas ete de 1' Academic fran- caise? Je sens qu'un grand homme honore une societe dans la- quelle il daigne entrer; mais tous ceux qui tirent quelque illus- tration de ce qu'ils sont agreges a une society litteraire sont par la meme indignes d'en etre. Mais qu'il y ait des academies etablies dans une capitale; que le souverain y donne des places d'honneur et de distinction a ceux qui se sont illustres dans la carri^re des lettres, je le veux bien : suppose toutefois que son confesseur ne soit pas en droit d'examiner si ceux qui doivent entrer dans Tacademie sont molinistes, ou jans^nistes, ou neu-

JANVIER 1764. A39

tres... Et cette tolerance d'une academie, je ne I'accorderais que sous une condition.

LE poETE. Et quelle est-elle?

LE PHILOSOPHE. C'est dc uo jamais s' assembler.

LE poETE. Comment, monsieur! toutes ces belles stances pu- bliques dont on lit le detail avec tant de plaisir dans le Mercure de France.

LE PHILOSOPHE. S*en iraient a tous les diables. II n'y aurait ni memoire a lire, ni jeton a gagner. N'avez-vous jamais re- marqu6 que vos echevins ont chacun plus d' esprit et de sens tete a tete que lorsqu'ils sont assembles au bureau?

LE POETE. JNon, je vous assure, ni ne le remarquerai de ma vie.

LE PHttosopHE. Eh bien! moi, j'ai toujours obsei*ve qu*un homme vaut mieux tete a tete que lorsqu'il parle en conseil, en assemblee de plusieurs.

LE POETE. Cependant le roi, quand il veut prendre un bon parti, assemble son conseil.

LE PHU.0S0PHE. Et lo mouapque qui n'en assemblerait jamais et qui se contenterait de consulter les gens dont il estime les lumieres, Tun apr^s I'autre, croyez-vous qu'il fit plus mal? Te- nez, je connais un cure de village, qui, pour achever l,e choeur de son eglise, avait besoin du consentement de vingt-cinq per- sonnes. Depuis cent ans environ, on avait tenu assemblees sur assemblies infructueusement ; la paroisse tombait en mines. En beau matin d'ete, mon cure se leve a trois heures, va suc- cessivement chez tous les vingt-cinq, les persuade et les fait signer I'un apres I'autre, et la paroisse s*ach6ve.

LE POETE. De sorte que les hommes auraient aussi plus de raison seuls que lorsqu'ils sont assembles en corps?

LE PHILOSOPHE. Demaudez a mon cure, qui pretend aussi qu avec eux il ne faut pas sonner 16g6rement les cloches de I'eglise, mais qu'il ne faut jamais d^sonner. Quant a moi, j'ai toujours remarque que les hommes assembles en corps font des injustices que chacun d'eux en particulier n'aurait jamais ose commettre.

LE POETE. En ce cas, la Chambre des communes a bien tort de s' assembler si souvent en Angleterre.

LE PHILOSOPHE. C'cst UD poiut a examiner. En tout cas, il ne

/i40 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

faut pas confondre un gouvernement libre avec un gouverne- ment qui ne Test pas. Dans tous pays ou I'idee ou la presence d'un superieur en impose, le chapitre des egards et de la poli- tesse devient plus considerable; apres lui, celui de la satire et de la moquerie tine ; mais en face on n'a ni energie, ni verite, et les assemblies de corps sont ordinairement des assemblees d'enfants, ou I'homme de merite se tait et ou les bavards ont le plus beau jeu du monde... Mais nous voila un peu loin de votre Ode sur la tristesse,

LE poiiTE. Ge n'est pas ma faute, au moins, et si vous vou- lez, je vous I'apporterai demain.

LE PHiLosoPHE. Tcuez, il ne faut jamais revenir sur ce qui a ete dit. Nous causerons demain, tant qu'il vous plaira, mais sans ode et sans rancune.

LE poiiTE [en sen allant), Voila un ennemi bien dangereux pour la poesie, et pour I'academie que nous voulons fonder.

Je suis oblige en conscience d'avertir que je n'ai pas I'hon- neur de connaitre M. Glicquot, et que j'ignore si mon poete a aucune idee commune avec lui. Quant a mon philosophe, je suis de I'avis de mon poete, et il me parait un peu bizarre.

M. Dorat vient de faire imprimer une espece d'herokle ou il y a de belles choses. Elle est intitulee Leltre de Barnevelt dans sa prison, ci Truman, son ami ^ Vous connaissez la cel^bre trag^die bourgeoise du Marchand de Londres'^,\]ne assez mau- vaise traduction qui en a 6te faite, il y a environ quinze ans, a donne a cette pi^ce beaucoup de reputation en France. M. Dorat nous apprend dans son avertissement qu'il a tent6 de mettre ce sujet sur la scene francaise. II a bien fait de renoncer a son pro- jet. Le ton de notre tragedie est encore biea eloigne de pouvoir convenir k un garcon marchand que sa passion pour une mal- heureuse courtisane entraine au plus affreux des forfaits, celui d'assassiner et de voler un oncle a qui ildoit tout, etquise trouve au moment de recevoir la punition de son crime. Outre le genie qu'il faut pour trailer de pareils sujets avec'quelque succes, il n'y a que I'extreme verite dans le discours et dans le jeu des

1. Prec6dee d'une lettre de I'auteur. Paris, 1764, in-S".

2. Voir tome P', page 489.

JANVIER 17G4. 441

acteurs qui puisse les faire reussir au theatre. M. Dorat, en abandonnant son projet, a voulu du moins nous montrer qu'il n'aurait pas ete au-dessous de son entreprise. II suppose que le mallieureux Barnevelt, dans sa prison, ecrit a son ami, et lui rend compte de son crime et des remords dont 11 est suivi. Vous trouverez dans cette lettre de bien beaux vers, et une noblesse et une elegance soutenues qui sont meme le seul reproche que j'aie a faire a I'auteur : car ce n'est pas la le style qui convient a un garcon marchand. La partie du g^nie la plus difficile dans ce sujet, c'est de laisser a son heros le ton, les moeurs et pour ainsi dire la bassesse de sa condition, et de le rendre touchant et pathetique malgr6 cela; mais je crois que cela est impossible a la poesie francaise. Ainsi le reproche que je fais a M. Dorat tombe moins sur lui que sur I'instrument qu'il a employe. Gette heroide est imprim^e avec le meme soin et la meme elegance que le poeme de Zelis au bain, qui a paru il y a six mois\ On pent les relier ensemble. II y a une jolie estampe a la tete.

On vient dedonner, sur le theatre de la Gom6die-Italienne, le Sorcier, opera-comique en deux actes^ Le poeme est de M. Poinsinet, et il est detestable. Rien au monde n'est plus mauvais qu'une farce plate et triste, et M. Poinsinet ne les fait pas autrement. Gelle-ci pent aller de pair avec son Sancho Panca. Philidor a fait la musique du Sorcier com me de Sancho ^ mais celle du Sorcier vaut bien mieux que celle de Sancho^ et comme il y a beaucoup de romances et de chansons, et que c'est la le grand gout du parterre, le Sorcier a eu un succes prodi- gieux. Depuis, on est un pen revenu de cet enthousiasme, et on a meme dit assez de mal de cette piece : on ne saurait en dire trop du poete; mais le musicien a, ce me semble, fait des pro- gr^s et dans son style, et dans son gout, et dans I'art d'arranger les paroles.

M. I'abbe Le Large de Lignac etait en son vivant un grand defenseur de la cause de Dieu, et malgr6 cela Dieu nous I'a retire dans le temps que son zele paraissait le plus neces- saire. Si cela arrive au bois vert, qu'en sera-t-il du bois sec ?

1. (Par Pezay.) Voir preccdemment pages 318 ct340. La vignette et le cul-de- lampe soat dessin^s par Eisen ct graves par Longueil.

2. Represente pour la premiere fois le 2 Janvier i7Gi.

hh2 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Get homme de bien avait fait anciennement des Lettres am^ri- caines contre M. de Buffon ^ ; ensuite un Oracle des nouveaux philosophes contre M. de Voltaire ^ On vient de publier de lui un ouvrage posthume sous ce titre remarquable : Presence cor- porelle de Vhomme en plusieurs lieux, prouvee possible par les principes de la bonne philosophie i lettres oii, relevant ledefi d'un journaliste hollandaiSy on dissipe toute ombre de contra- diction entre les merveilles du dogme catholique de VEucha- ristie et les notions de la saine philosophie^. On peut juger, par ce titre seul, a quel point la philosophie de feu M. I'abb^ Le Large de Lignac etait saine. Le defi auquel il repond venait du celebre M. Boullier, aussi defunt*, et qui etait I'appui et le d6- fenseur de la foi chez les protestants, comme le R. P. Hayer% M. Abraham Ghaumeix, et M. I'abbe Joannet ^ le sont dans r%lise romaine. Je ne doute pas que la reponse a la lettre du bon quaker ne soit d*un de ces grands hommes''.

J'oubliais, p^rmi ces grands hommes, le lourd M. Crevier, continuateur de YHistoire romaine de Rollin;' c*est encore un ecrivain bien zele pour la cause de Dieu. II vient de publier un volume ^Observations sur le livre de V Esprit des Lois^.Vwv^- ligion est, selon M. Crevier, le principal defaut de cet ouvrage, qui a acquis une si grande reputation en Europe. M. Crevier le

1. Voir tome II, page 73.

2. V Oracle des nouveaux philosophes (Berne, 17 59 et 1760, 2 vol. in-8°), est mis, avec plus d'apparence de raison^ par les auteurs de la France litteraire de 1769 et du Dictionnaire des Anonymes, sur le compte de I'abb^ Guyon. (T.) Voir tome IV, pages 135 et 270, ou Grimm lui-meme restitue ce livre a son veritable auteur.

3. 1764, in-12.

4. Ne en 1699, mort en 1759.

5. Hayer, r^collet, n6 au commencement du xviii^ si^cle, mort en 1780, auteur d'un grand nombre d'ouvrages de th^ologie. (T.)

6. L'abbe Joannet, n6 en 1716, mort en 1789, fut r^dacteur, de 1754 a 1764, du Journal ckretien, 40 vol. in-12.

7. Voltaire avait public en 1763 une Lettre d'un Quaker a Jean-Georges Le Franc de Pompignan, ev&que du Puy-en-Velay, etc., etc., digne frere de Simon Le Franc de Pompignan, pour faire justice d'une Instruction pastorale oii ce pr^lat avait outrage Voltaire et la raison. Un ami de Jean-Georges fit paraitre une Lettre contenant quelques observations sur la Lettre d'un Quaker (1703) in-B*^; Voltaire r^pliqua par une Seconde lettre du Quaker et une Instruction pastorale de Vhumble ev4que d'Aletopolis. Ces trois pamphlets de Voltaire se trouvent dans ses Face- ties. (T.)

8. 1763, in-12.

JANVIER 176/i. hh^

combat de son mieux; mais un bon chretien est bien k plaindre d'avoir a terrasser un ennemi comme le president de Montes- quieu, et il lui est bien difficile d'avoir les rieurs de son cote. Heureusement, M. Gr^vier ne se soucie pas de rieurs , car il est aussi triste que lourd. Le grand merite des ouvrages du presi- dent etait ce tour de genie qu'il savait donner a ses pensees. Son adversaire ne sent cela en aucune maniere, et il attaque de la meilleure foi du monde des choses tr6s-precieuses. II appelle^ aussi, en passant, M. de Voltaire un ecrivain sans pudeur, et I I'ennemi de toute religion et de toute morale. Le pauvre M. Cre- \ vier ne sera jamais qu'un pedant. ^ ^

Un poete qui s*appelle, je crois, M. Maton, a fait impri- mer une trag^die intitulee Andriscus^^ que la Comedie-Fran- caise n'a pas voulu jouer. L'auteur dedie sa piece aux com.e- diens, et il dit des choses assez plaisantes sur la maniere dont ils traitent les pauvres poetes quand ils vont leur presenter le fruit de leurs veilles. On entend souvent les plaintes des auteurs contre les comediens; on reproche a ces derniers de n'avoir ni gout ni jugement; mais je demanderai toujours quelle est la bonne piece qu'ils aient refuse de jouer? Jen'enconnais aucune, pas meme ce pauvre Andriscus^ dont l'auteur appelle du juge- ment de la Comedie a celui du public, dont il ne se trouvera pas mieux. En revanche, je leur ai vu jouer une grande quan- tite de pieces mediocres et meme mauvaises; ils ne sont done pas trop difficiles.

TraiU de laDa?ise, qui contient les premiers principes de Vartj la manUre de marcher^ de se presenter et saluer avec grace J la facon de danser le menuet comme il se danse aujour- dhui^ et les differ ents pas et figures des contredanses en usage, par M. Josson I'aine, maitre a danser de I'Academie royale d' An- gers. Volume in-12. Les trait^s sur 1' agriculture et ceux du mecanisme de la danse me paraissent h peu pres de la meme utility. Le fameux Marcel montrait a danser, faisait d'excellents ecoliers, etne perdait pas son temps a faire des livres sur son art.

La memoire du cel^bre Marcel, attaquee par I'austere

1. Andriscus, trag^die en vers et en cinq actas, d^diee k MM. les Comediens fran(jais ordinaires du roi, par M. M...; Amsterdam, Paris et Lille, 1764, in-12. (T.)— Grimm a dejs\ anuouce un recueil de vers de Maton, page 131 de ce volume.

hhh CORRESPONDANCE LITTi5rAIRE.

Jean -Jacques Rousseau dans son ouvrage sur T education, vient d'etre vengee par M. Mereaux,son parent et son el^ve, maitre a danser de la cour de Saxe-Gotha ^ On a cru a Paris que quel- que badin avait pris la qualite de maitre a danser pour se mo- quer de I'ex-citoyen de Geneve, et dans cette supposition on n'a pu trouver le mot pour rire dans cette lettre. Elle n'est bonne qu'autant qu'on se souvient qu'elle est reellement d'un maitre a danser qui discute tres-serieusement les chefs d'accun sation contre feu M. Marcel, et qui reprend souvent son anta- gonisted'une mani^re tres-plaisante, quoiqueavec une defiance extreme de ses lumieres. II n'y a de vraiment plaisant que les choses de caractere, mais le plus grand nombre de lecteurs n'a pas assez de delicatesse dans I'esprit pour en saisir les finesses. M. Mereaux a d'ailleurs I'elocution beaucoup plus facile qu'il n'appartient a un homme de son metier.

Un poete acheveux plats a adresse a MM. les docteurs de la maison et society de Sorbonne une 6pitre en vers pour les conjurer de prendre la foudre en main contre les incredules modernes :

Armez-vous de vos traits, devancez le tonnerre. QiTEmile, que VEsprit, et cent monstres pareils, Fremissent a Taspect de vos fiers appareils, Et que, frapp6s soudain de la celeste foudre, Sous ses coups redoubles ils soient reduits en poudre.

Le poete soutient ce ton respectable pendant vingt pages de suite. G'est dommage que le tonnerre de la Sorbonne ressemble au tonnerre de I'Op^ra, qui ne fait plus peur a personne, pas meme aux enfants.

Une autre ame devote a public quelques observations sur la lettre du bon quaker qui a pris la peine d'administrer la cor- i-ection fraternelle k Tami Jean-Georges. Je doute que ces ob- servations parviennent jamais a la reputation d'un ecrit agreable

1. Lettre d M. J. -J. Bousseau, citoyen de Geneve, par M. i¥***, sous-directeur des plaisirs et maitre de danse de la cour de S. A. S. Ms'^ L, D. de S. G., 1763, in-8<», 20 pages. Barbier et Qu^rard attribuent cette brochure ^ Marcel et non a Mereaux; Rousseau repondit a son adversaire par une longue lettre dat^e de Moi- tiers, l**" mars 1763, et classce dans toutes les Editions sous le nom de Marcel.

JANVIER 176Zj. hh^

et solide, quand m^me elles seraient de M. Cortiot, secretaire.

Pour parler de quelque chose de plus gai, nous avons une quantity de nouveaux romans, parmi lesquels il n'y en a pas un qu'on puisse lire. Je me contenterai done d'en faire la liste :

La Constance couronniey ou les lipoiix unis par V amour , histoire nouvelle^ en deux parties *. Gardez-vous bien de faire connaissance avec ces epoux-la.

Histoire anglaise de milord Feld^ arrivee i^i Fontainehleau- , Deux parties. Cette histoire est contee par parcelles tons les soirs a la belle Diane de Poitiers, maitresse de Francois P% par un ami de milord Feld, en sa presence. Le heros et son ami sont les deux plus ennuyeux coquins que j'aie jamais vus.

Les Plaisirs d'un jour^ ou la Journee d'une provinciale d Paris^. Gela est detestable. Gependant le sujet pouvait fournir quelque chose de tres-agreable.

Memoir es d'Azema, contenant diverses anecdotes des regnes de Pierre le Grand ^ empereur de Russie, et de Vimperatrice Catherine, son epouse. Deux parties. Ge roman est d6die a M. le comte de Stroganoff, chambellan de I'imperatrice de Pius- sie, par M. Gontant d'Orville, que je n'ai pas I'honneur de con- naitre. II pretend Tavoir traduit du russe, dont il dit qu il en- tend quelques mots. II a devine le reste ; mais il n'a pas devine peut-etre q^xAzema ne serait regardee de personne a Paris. G'est ce qui est pourtant arrive.

Histoire de Zuline,ou Origine de rinconstance'^.F^ene,et, partant, bonne lecture pour ceux qui ont du temps a perdre.

Zaide, ou la Comedienne parvenue, en deux parties ^ , est une personne d'un merite superieurqui se sent entrainer sans reflexion dans les bras de son digne chevalier ; mais ni lui ni elle n'y trouvent le charme vulgaire. 0 combien leurs etreintes sont chastes ! Ge sont deux vertus qui se confondent; c'est la reconnaissance qui embrasse la g^nerosite. Voila un echantillon du style de ce bel ouvrage. On voit aisement que c'est a laNou-

1. Le nom de I'auteur est inconnu aux bibliographes.

2. MCme remarque.

3. (Par E.-G. Colombe, ditde Sainte-Colombe.) Bruxelles (Paris), 1764, in-12.

4. Londres (Paris), 17G4, in-12. L'auteur est inconnu aux bibliographes.

5. L'auteur nous est inconnu.

U6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

velle Heloise de Jean-Jacques Rousseau que nous devons toutes ces detestables productions.

Mes RScriations, G'est un recueil de pieces fugitives en vers et en prose, avec une petite com^die dont I'auteur ne s'est pas fait connaitre. II n'y a rien de supportable dans ce ramassis.

Un autre nouveau recueil de pieces en vers et en prose vient d'une femme anonyme, et ne vaut pas mieux que le precedent.

M. rabb6 de La Porte, apr^s avoir fait longtemps des feuilles qui ne se sont pas vendues, vient de faire une compila- tion intitulee £cole de litterature, en deux volumes, tiree de nos meilleurs ecrivains. G'est-a-dire qu'il a compile tout ce que les autres ont ecrit sur les divers genres de litterature de- puis I'arrangement des mots jusqu*au style^ a I'histoire et a I'eloquence, depuis I'impromptu jusqu'au poeme 6pique. Fatras peu recommandable, meme pour les jeunes gens.

FEVRIER

1" f^vrier 1764.

M. Bret vient de faire jouer sur le theatre de la Gomedie- Francaise une comedie en deux actes et en vers, sous ce titre : VEpreuve indiscrete ^ . On n'a pas manque de dire qu*elle etait en effet tres-in discrete de la part de I'auteur. G'est v^ritable- ment le comble de I'absurdite d'imaginer un roman sans vrai- semblance et sans but, dont I'exposition et le developpement embarrassent le poete pendant tout le cours de sa pi^ce, pour ne rien produire qui ne soit plat, trivial, faible et insipide. On pent pardonner un plan mal concu oumal echafaude, en faveur de quelques scenes brillantes ou comiques qu'il produit; ou bien on pent pardonner la faiblesse des scenes en faveur d'un plan sagement concu et developpe avec adresse ; mais lorsqu'un poete imagine la fable la plus absurde pour faire une suite de

1. Representee pour la premiere fois le 30 Janvier 1764.

f£:vrier 176^. hkl

scenes embrouillees plates et froides, il ne reste d' autre parti que de siffler sa pi^ce. C'est ce que le public n'aurait pas roan- qu6 de faire sans le jeu de Mole, qui joue le role d'Ergaste, et une mine de Preville, qui fait le role du valet charge de porter k Julie les cent mille francs. II est vrai que le jeu de M0I6 est toujours ie mtoe, celui d'un amant passionne et petulant, tel que nous Tavons vu dans le role de Desronais et dans quelques autres roles anciens ; mais enfin cette vivacite fait toujours plai- sir au parterre, et la mine de Preville, lorsqu'il reprime le desir de voler la cassette qu'il doit porter a Julie, est si comique qu'on a dit avec raison que c'etait la seule bonne chose qu'il y avait dans cette comedie. Tout y est si embrouille que personne n'a pu rien comprendre au premier acte, et il ne faut pas croire que le poete ait detaille sa fable comme vous venez de la lire ; il a voulu laisser a ses spectateurs le merite de deviner : mais la moitie en est sortie de la piece sans y avoir rien compris et sans avoir envie d'en jamais savoir davantage. Le mauvais ton et la platitude du style auraient d'ailleurs degoute I'homme le moins difficile.

Si I'auteur a pris k tache de nous prouver qu'il n'a nulle esp^ce de talent pour la comedie et pour le theatre, il pent se flatter d' avoir porte la conviction dans tous les esprits; et lors- qu'on consid^re que les deux seules scenes de la piece, celle ou la probity d'Ariste est soupconnee, et celle ou le p^re, a son re- tour d'Afrique, se trouve avec le valet qui apporte les cent mille francs, appartiennent a Plaute, on sera persuade que le jour ou M. Bret renoncera au theatre il fera un acte plein de raison et justice.

VEpreuve indiscrete aura trois ou quatre representations, afm de consoler tout le monde de n'avoir pas vu la Confiance trahie, comedie de M. Bret, que la police a empeche d'etre jou^e au commencement de cette annee.

On a repris sur ce theatre la tragedie de M. Saurin, inti- tulee Blanche et Guiscard, qui a eu trois representations et peu de succes au commencement de I'automne dernier. Cette reprise n'a pas et6 plus favorable. L'impression va vous mettre en etat de juger de cette pi^ce par vous-memes.

M"* Dubois, jeune actrice de laGomedie-Francaise,a moins de celebrite par son talent, qui n'est pas bien decide, que par

/i/|8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

sa figure et I'usage qu'elle salt faire de ses attraits ; c'est aujour- d'hui une des courtisanes les plus a la mode. M. de Voltaire ecrivit Tannee derniere la lettre suivante a son sujet * :

« Mon ancien ami, si M. Simon Le Franc de Pompignan n'eut point epuis6 tons les eloges qu'il a fait faire dans la ma- gnifique egUse de son village, je compilerais, compilerais, com- pilerais eloges sur Eloges pour louer les succes que M"' Dubois a eus dans ma tragedie de TancrMe. Je ne connaissais pas cette aimable actrice; ce que vous m'en ecrivez me charme. Je trem- blais pour le Theatre-Francais ; M"" Glairon est prete a lui echap- per. Remercions la Providence d'etre venue a notre secour?. Si les suffrages d'un vieux philosophe peuvent encourager notre jeune actrice, faites-lui dire, mon ancien ami, tout ce que j'ai dit autrefois a I'immortelle Le Couvreur. Dites-lui qu'elle laisse crier Ten vie, que c'est un mal n6cessaire; c'est un coup d'ai- guillon qui doit forcer k mieux faire encore. Dites-lui surtout d' aimer ; le theatre appartient a 1' Amour : ses heros sont enfants de Cythere. Dites-lui de mepriser les eloges de Jean Freron et des auteurs de cette espece. Que le public soit son juge ; il sera constamment son admirateur. »

II parait que le devoir d'aimer, que M. de Voltaire impose aux actrices, est celui dont M"*' Dubois s'acquitte le mieux. L'fipitre qui lui est adressee est encore de M. Dorat, qui devient un de nos jeunes poetes les plus feconds. Le vieux dragon dont il parle est M. le comte de Sersale, Napolitain qui, suivant notre poete, a toujours conserve un grand credit sur 1' esprit de- I'h^roine de r:^pitre -.

Jean-Georges Le Franc de Pompignan, ev^que du Puy- en-Velay, et faiseur de pastorales, vient de faire reimprimer un Essai critique sur Vetat prhent de la repuhlique des lettres ^. Get ouvrage est un des premiers des nombreux ecrits de ce grand homme, et il y a plus de vingt-quatre ans que nous avons le bonheur d'en jouir ; les vignerons et les merciers du Velay

1. Cette lettre ne setrouve dans aucune (Edition de Voltaire. (T.)

2. Cette 6pitre se trouve dans les OEuvres de Dorat et dans les Memoires secrets k la date du 20 d^cembre 1764, oh elle porte le titre de Vers de M. Dorat sur sa seconde rupture avec MU" Dubois, de la Comedie-FranQaise. (T.)

3. 1744, in-12; r^imprimc en 1764, m6me format. 11 est douteux que cet Essai soit de ce prelat.

F^VRIER 176Z,. 449

doivent le regarder, apr^s la Pastorale S comme un des plus beaux ouvrages du si^cle.

Je ne sais quel est I'indigne compilateur qui a ose pu- blier V Esprit de Caraccioli^^ c'est-a-dire une quintessence des ouvrages de M. le marquis de Garaccioli , colonel au service du feu roi de Pologne, 61ecteur de Saxe, et un des plus detes- tables auteurs de ce si^cie. La conformite de nom pent quelque- fois 6tre facheuse, surtout lorsqu'un homme de merite porte celui qu*une esp^ce d'aventurier a rendu celebre. Le marquis de Garaccioli, qui vient d'arriver en Angleterre comme ministre du roi des Deux-Siciles, n'a vu personne, a son passage par Paris, qui n'ait fremi k son nom. On etait tente de lui fermer toutes les portes, dans I'id^e qu'il etait Tauteur de tons ces beaux Merits sur lajouissance de soi-mcme, sur la gaiety, etc. ; et un homme de beaucoup d'esprit et de merite ^ pense etre confondu avec I'ecrivain le plus plat et le plus ennuyeux du monde chr^tien. Aussi, ceux qui le presentaient dans les maisons criaient d'a- vance : « Ge n'est pas lui, ce n'est pas lui ^. »

M. GoUe, lecteur de M. le due d'Orleans, auteur de la comedie de Bupuis et Desronais, qui a 6te jouee I'annee der- niere avec un grand succ^s, vient de faire imprimer une petite comedie en un acte et en prose, intitulee la Veuve *. II aurait pu I'appeler la Veuve philosophe , car tout a aujourd'hui une teinte philosophique en France, quoique rien n*y soit moins protege que la philosophie. Gette Veuve philosoj^he^ qui n'a ja- mais ete jouee, m'a fort ennuye a la lecture. Gela est froid et plat, et n'a pas I'ombre de naturel et de vraisemblance.

On a de nouveau imprime les Quatre Saisons et les Qua- tre Parties dujour, de M. le cardinal de Bernis. On y a ajoute trois Saisons, de M. Bernard, parce que vraisemblablement le corsaire d'editeur n'a pu voler la quatrieme. On y trouve aussi le Matin et le Soir, par M. de Saint-Lambert. Gentil-Bernard,

1. V Instruct ion pastorale de cet 6veque, k laquclle Voltaire, comme nousl'avons dit page 442 avait repondu par la Lettre d'un Quaker.

2. L'Espritde M. le marquis de Caraccioli, Li6ge et Dunkerqae, 1763, in-12.

3. Ne en 1721, mort en 1803, Garaccioli a public un tr^s-grand nombre d'ou- vrages. Le jugement de Grimm n'est que juste pour ceux que I'auteur avait donnas jusque la (car ses Lettres de Clement XIV ne parurent que plus tard); mais I'epi- th6te d^'aventurier est bien dure. (T.)

4. Paris, 1764, in-8°.

V. 29

/i5D CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

car c'est ainsi que Voltaire I'a nomm6, a eu jusqu'a present le bon esprit de ne rien faire imprimer de ses poesies. Quand vous aurez lu ces Saisons, qu'on lui a certainement derobees, vous I'exhorterez tr^s-fort a continuer a ne rien inprimer. On pent dire des poesies de Gentil-Bernard et du poete pourpre : Sunt voces prcBterenque nihil ^ G'est un joli ramage qu'il ne faut pas vouloir fixer sur le papier, car ce n'est rien. Quant aux poe- sies de M. de Saint-Lambert, c'est tout autre chose.

15 f^vrier 1764.

Le dogme de la fatalite est le fondement de toute la morale et de toute la poetique anciennes. II convient egalement au phi- losophe qui raisonne, et au peuple qui aime a s'epouvanter. L'un sent la n6cessite de tout, T autre s'en effraye. Lorsque les Juifs^ devenus Chretiens, et inities dans la philosophie des Grecs, ont cherche a perfectionner leur morale, ils ont etabli la fata- lite sous le nom de predestination et de grace, et, quelque effort qu'on ait fait pendant des siecles pour mitiger cette doc- trine, on ne pent nier que sa rigueur ne soit tout a fait conforme a Tidee d'un Dieu qui est oblige de sacrifier son fils pom- avoir laiss6 manger une pomme, et qui, malgre ce sacrifice, ne pent cependant sauver que le plus petit nombre des enfants de ces gourmands-la. On pent done croire que le dogme de la fa- talite, aussi ancien que le monde, subsistera, sous divers noms, aussi longtemps qu'il y aura des hommes, c'est-a-dire des etres faibles et dou6s d'imagination. Ainsi, dans la mytho- logie grecque, la haine de Junon op^re la ruine de Troie; mais les Grecs, qui servent la vengeance de la deesse, sont a leur tour punis pour y avoir reussi. Toute la religion ancienne est faite dans cet esprit-la. La vengeance celeste choisit un heros pour punir un grand crime ou un outrage fait aux dieux ; ce crime s'expie ordinairement par un autre crime, et le heros qui a servi d'instrument aux dieux est puni pour avoir execute leurs ordres. Ainsi tons ces heros de la Grece, qui ont servi la co- lere de Junon et venge justement 1' affront du rapt d'Helene, sont tous imm^diatement punis de la destruction de Troie, soit

1. Ovide.

FfiVRIER 176/». k^i

avant, soit aprfes leur retour dans leur patrie. Idomenee, roi de Cr^te, est un des plus cel^bres parmi ces princes. La fable nous dit qu'en s'en retournant dans ses Stats il fut battu par une cruelle tempete, et que, dans sa detresse, il promit k Neptune de lui sacrifier en victime le premier objet qu'il rencontrerait k son debarquement si ce dieu, favorable a ses voeux, daignait le preserver du naufrage. Neptune exauga cette pri^re inconsi- d^ree, et le premier objet qui s'offrit aux yeux d'Idomenee fut son fils. Ge fils fut sacrifie, suivant la superstition de ces temps recules: ce qui fut cause d'une peste cruelle qui ravagea la Gr^te. Remarquez que, dans ces principes, si Idomenee eut epargn6 la victime sa desobeissance eut 6te egalement punie par quelque fleau public. Quoi qu'il en soit, ses sujets, tourmentes par les suites de son voeu temeraire, le chasserent, et Idome- nee alia fonder un nouvel empire dans la Galabre, oil il rendit ses peuples heureux. Voila le sujet d'une nouvelle trag^die de M. Lemierre, qui vient d'etre jouee sur le theatre de la Gome- die-Francaise \ Ce poete debuta dans la carri^re dramatique, il y a cinq ou six ans, par la tragedie d'Hypermnestre^ qui eut beaucoup de succfes, et qu'on joue encore de temps en temps. Quoique trfes-mal ecrite, elle fait de I'efTet au theatre. La tra- gedie de TSree succeda, quelques ann^es aprfes, a ce premier essai, et tomba sans ressource a la premiere representation. Voici done la troisi^me tragedie de M. Lemierre^ et qui, sans etre tombee entierement, ne lui promet pas un succ^s fort bril- lant. Gette piece, qui est froide et sans interet, n'a point reussi : elle aura cinq ou six representations, et disparaitra ensuite avec cette foule de tragedies modernes et ephemeres dont le public ne se souvient plus un instant apres leur existence.

La disette des talents, au theatre, augmente de jour en jour. On a fait debuter un enfant de quinze ans, nomme Grange. II faut voir ce que cela deviendra; jusqu'a present, je ne vois en lui qu'un oiseau siflle. M"* Fanier, tr6s-jeune aussi, a debute dans les roles de soubrette ; avec une assez jolie figure, elle a le son de voix et le jeu d'une poissarde. M'^" Doligny, qui joue depuis un an dans la com^die les roles tendres de M^^' Gaussin, promet les plus beaux succ^s; mais tout ce qui

1. Idomenee fut represents pour la premiere fois le 13 fSvrier 1764,

Z,52 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

est autour d'elle d6joue et la depare si fort qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. Pour rendre au Theatre-Fran^ais son ancien lustre, il faudrait commencer par renvoyer plusieurs acteurs qui n'auraient jamais du etre recus, et, dans ce scrutin, il fau- drait donner la preference a I'insupportable M. Bellecour et a sa moitie, non moins insupportable, quijouelesr61es de soubrette a faire mal au coeur.

Pour parler sans d6tour, Notre nuit est venue apr^s le plus beau jour ; 11 en est des talents comme de la finance : La disette aujourd'hui succede k Tabondance *.

M. Dorat a fait imprimer une nouvelle heroi'de : c'est une Lettre de Zdla^ jeune sauvage, esclave h Constantinople , ^ Valcourty offlcier francais ^, Valcourt fait naufrage pres d'une lie habitee par des sauvages ; Z6ila le rencontre, et lui sauve la vie au milieu des dangers dont il est entour6 dans cette ile barbare. Bientot I'amour unit Zeila a Valcourt, et ils s'enfuient ensemble sur un vaisseau qui les recueille. Pendant leur trajet, I'ingrat Valcourt devient inconstant, et abandonne Zeila, pen- dant son sommeil, dans un lieu ecarte ou ils etaient descendus a terre. Des corsaires s'emparent peu apres de cette infortunee, et la vendent au maitre d'un serail a Constantinople. C'est de ce triste lieu qu'elle ecrit k son infid^le la lettre qu'elle a dictee a M. Dorat. Ce poete croit avoir imite dans cette heroide le su- jet tinkle et dCYarico^ qui vous a surement frapp6 dans le Spectateur; mais I'histoire du Spectateur est tout autre chose. Elleest surtout d'un grand caractere et d'une morale profonde, quoique tres-affligeante, et I'histoire de M. Dorat n'est qu'un conte d'enfant aupr^s; elle n'a d'ailleurs ni naturel ni verity. Cette heroide est longue et froide, en comparaison de celle de Barnevelt. On a regret a la belle impression et a la jolie estampe dont elle est decoree. On lit a la tete une esp^ce de dissertation adressee a M""' de Cassini en forme de lettre. Cette lettre est toite dans un etrange jargon, et depare prodigieusement la

1. Voltaire, le Busse d Paris.

2. 1764, in-S". Trois figures, vignette et cul-de-lampe d'Eisen graves par Lon- guell.

FifiVRIER 176A. 453

lettre plaintive de Zeila. On dit que M. Dorat compte nous don- ner plusieurs heroides dans ce gout-1^. Ses amis devraient bien lui conseiller d'aller plus doucement : il ne faut pas vouloir toe sublime tous les mois.

Le 24 du mois dernier, I'Acad^mie royale de musique a fait I'ouverture de son theatre dans la nouvelle salle du palais des Tuileries, par la representation de 1' opera de Castor et Pollux dont le poeme est de M. Bernard et la musique de M. Rameau. Gette salle, construite sur le modele de celle du Pa- lais-Royal, qui a ete brulee il y a environ dix mois, a excite un mecontentement general dans tous les ordres de spectateurs. On a trouve les logos trop elevees et alignees de maniere que les spectateurs peuvent se regarder fort commod^ment, mais qu'ils ne peuvent voir le theatre sans prendre une attitude genee; les balcons, qui sontles places les plus chores, sont si bien masques que la moitie du monde qu'ils pourraient contenir ne pent absolument pas voir le theatre. Enfm il est incomprehensible qu'un ecolier en architecture ait pu commettre les fautes qu'on reproche a cette nouvelle salle d'une voix unanime. On nous dit depuis quinze ans que M. Soufflot est le premier architecte du royaume et memo de I'Europe, car nous accordons volontiers des brevets au nom de I'Europe, quoiqu'il n'y ait point de na- tion qui connaisse moins les autres que la nation francaise. Ge- pendant ce premier architecte de I'Europe a fait a Lyon une salle de comedie ou Ton n'entend point; ilvientd'enfaireune a Paris oil Ton n*y voit point : je crois que I'Europe fera bien de ne plus employer son premier architecte a la construction des salles de spectacle. Ses amis disent a present qu'il a plus de talent pour les 6glises que pour les theatres, et ils citent pour preuve I'egHse de Sainte-Genevi^ve^, dont les fondements sont a peine sortis de terre ; mais dans vingt ans d'ici, lorsque cette eglise sera achevee, nous verrons ce que M. Soufflot sait faire en ce genre : en attendant, nous savons i n*en pouvoir douter qu'il est mauvais architecte de theatre. La chute de la nouvelle salle fera hater la construction de I'ancienne au Palais-Royal, et il faut esperer qu'on y 6vitera les fautes dans lesquelles M. Soufflot est tombe, et qu'on n'en fera pas d'autres, a moins qu'il ne soit ecrit dans le livre du destin que Paris ne verra jamais une salle de spectacle supportable.

h^h CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

On a fait ici, il y a dix-huit mois, une tres-belle edition des Contes de La Fontaine, orn^e d'un grand nombre d'estam- pes, la plupart trfes-jolies. Les dessins qui portent le nom d'Ei- sen m'ont paru charmants, pleins de gout et d'6l6gance, et M. Eisen me parait en ce genre tres-superieur a M. Cochin et h, M. Gravelot, qu'on prone sans cesse. Aujourd'hui on propose par souscription une pareille edition des Fables de La Fontaine, mais ce ne sont pas les memes 6diteurs, et si Ton nous promet des dessins de Loutherbourg, en revanche ils seront graves par M. Fessard, qui est un cruel graveur a mes yeux^ 11 existe deja une edition grand in-folio de ces fables, dont les estampes et les dessins ont passe pour etre de Cochin et de feu Oudry, mais dont Texecution a paru detestable a tout le monde.

M. Junker, professeur de langue allemande a I'Ecole royale militaire, vient de faire imprimer une esp^ce de gram- maire sous le titre d*Essai sur la langue allemande avec une histoire de la liiterature allemande ^ Comme c'est aujour- d'hui la mode a Paris d'etudier cette langue et cette litterature, Touvrage de M. Junker ne pent manquer de faire fortune.

Un autre maitre de langue allemande, M. Hubert, connu pour les traductions qu'il a faites de la Mort d'Ahel et des Idylles de M. Gessner, de Zurich, vient de publier la traduc- tion de Baphnis, poerae pastoral, et du Premier Navigateurj autre poeme de ce poete. Daphnis est le premier ouvrage de M. Gessner ; je me souviens que la douceur et la fraicheur de son coloris m'ont fait grand plaisir dans I'original, et c'est la son grand merite, car il est d'ailleurs de la plus grande simpli- cite. C'est un berger et une berg^re qui s'aiment et qui s'epou- sent, voila tout. Or le coloris est ce qui disparait le plus vita sous la plume du traducteur. Aussi il me parait que Daphnis a moins reussi en France que les autres traductions de M. Gessner. II y a de gran des beautes dans son poeme de la Mori d'Ahel, et ses Idylles sont des chefs-d'oeuvre. Je n'aime pas autantson poeme du Premier Navigateur, qui m'a paru manquer de na- turel. Deux jours avant la traduction de ce morceau par M. Hu- bert, il en a paru une autre qu'on m'a dit etre d'un officier.

i. Cette Edition a paru de 1765 k 1775, en 6 vol. in-S". Voir la note que lui consacre la troisieme Edition du Guide de MM. Cohen et Mehl. 2. Qu^rard ne mentionne pas ce livre.

FfiVRIER 1764. 455

Les £l^ents primitifs des langues, decouverts par la comparaison des racines de lldhreu avec celles du grec^ du latin et du francais \ Ce docte ouvrage est d'un cure en Franche-Comt6, nomme M. Bergier, qui vient aussi de faire un discours contre M. de Voltaire, que I'Academie de Besancon a, je crois, couronne. Dieu vous preserve des racines et des dis- cours de M. Bergier, cure en Franche-Gomt6 !

L'Anti-Financiern' est pas reste sans reponse. La VeilUe de Pezenas en est une, par exemple. Cela est bien de la force de I'illustre avocat Moreau. En attendant, le gouvernement a fait mettre I'auteurde V Anti-Fuiancier a la Bastille. II s'appelle, je crois, Auguiraud, et c'est un jeune avocat de province qui n'est a Paris que depuis un moment ^.

Les Idees d'un citoyen sur I' administration des finances du roi % en trois cahiers, sont le seul ecrit sense qui ait paru I'et^ dernier dans I'insipide querelle de la Richesse de VEtat, Get ouvrage est reste a M. de Forbonnais. Je crois qu*une autre brochure intitulee Idies d'un citoyen sur la puissance du roi et le commerce de la nation dam VOrient est du meme auteur. Get ecrit m'a paru beaucoup moins solide que I'autre. G'est un beau roman, et je n'aime pas les romans politiques. Je crains bien que le commerce de la nation dans I'Orient ne soit aussi devenu un roman depuis le dernier traite de paix,

La vacance du trone de Pologne a engage quelque com- mis, sans doute, de publier un Essai politique sur la Pologne , brochure de 328 pages. G'est une simple esquisse du gouver- nement de cette republique, sans style et sans reflexions.

On a imprime k Strasbourg un Magasin historique pour Vesprit et pour le cceur^ en deux volumes. Gette compilation contient sous differents titres les traits les plus frappants et les plus connus de I'histoire ancienne et moderne. Elle est des- tinee pour les enfants.

II parait encore un gros ouvrage sous le titre d'Exatnen

1. Paris, 1764, in-12.

2. Les Memoires secrets (6 f^vrier 1764) I'appellent Darigrand et ajoutent qu'il n'est peut-6tre qu'un pr6te-nom. Barbier fait observer que I' Anti-Financier a 6t6 aussi attribue a un autre avocat, Pierre Leridant.

3. Get ouvrage, et celui dont Grimm parle aussitot apr^s, sont de I'abbc Bau- deau.

/i56 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

de V inoculation, par un medecin de la Faculte de Paris*. Ce medecin est, je crois, M. Vernage, celebre praticien de Paris, et qui a la mort de plus d'un hoiinete homme sur la conscience. La betise et la mauvaise foi ne sont niille part montr6es avec autant de franchise que dans la discussion de cette fameuse question. M. Gatti prepare aussi un ouvrage sur Tinoculation, et ce sera vraisemblablement le seul qui restera ; mais les m6de- cins de Paris arracheront a I'auteur au moins les yeux, pour avoir parle du corps avec tant de verite et si peu de respect. f^ Les Principes politiques sur le rappel des proiestants en France ^ font un ouvrage en deux petits volumes dont I'au- teur anonyme preche la tolerance. Je crains bien qu'on ne pr^- che en France encore longtemps sur cette mati^re, sans fruit pour les droits de I'humanite et les principes de la saine politique.

On vend depuis quelques jours une brochure d* environ cinquante pages intitulee Be V Imitation tliMtrale, essai tir^ des dialogues de Platon^ par Jean-Jacques Rousseau ^ Tout le monde salt ce que Platon a dit dans sa B^publique contre les poetes et contre les spectacles ; M. Rousseau comptait en faire usage en ecrivant contre la comedie. II donne aujourd'hui au public ce qui n'a pu entrer dans son ouvrage. C'est un grand abus d'appliquer a nos nioeurs et a nos constitutions ce que Platon a dit d'une republique dont la force devait consister dans I'education philosophique de ses citoyens, et ou tout ce qui tendait a I'attendrissement des coeurs devait paraitre con- traire aux vues du 16gislateur.

Un moine, qui ne se nomme pas, vient de publier des Rijlexions sur la thdorie et la pratique de I'education contre les principes de M. Rousseau ^ Cela nous vient de Turin et prouve qu'il y a des bavards partout.

Le Bdtard parvenu, ou Vhistoire du chevalier Du Plaisir ^ est un petit roman qui doit faire fortune parmi les laquais. Voila

1. Paris, 1764, iu-12. Querard { Super cheries lUteraires) nomme Ant.-Gl. Dori- gny comme I'auteur de ce livre; Vernage avait publie en 1763 (Didot, in-12) des Observations sur la petite verole naturelle et artificielle.

2. (Par Turmeau de La Morandi^re.) Paris, 1764, 2 vol. in-12.

3. Amsterdam, 1764, in-12.

4. (Par le P. Gerdil, barnabite, et depuis cardinal.) Turin et Paris, 1763, in-S".

5. Paris, 1764, in-S**. L'auteur est inconnu.

FfiVRIER 176/j. ^57

les ouvrages qui paraissent avec approbation et privilege. Dans la R^puhlique de Platon, un plat coquin d'auteur serait sure- ment chasse, et le censeur qui I'aurait approuv^, aussi.

On a revu avec plaisir, sur le theatre de la Com^die- Fran^aise, M. Grandval, qui s'etait retire il y a deux ans. II a repris ses engagements avec la Comedie, et doit jouer les roles de p^re, communement dits roles a manteau. Je ne sais si cet acteur, si aimable autrefois, s'aquittera bien de son nouvel em- ploi. Les comediens ont, comme les peintres, leur temps, pass6 lequel leur talent baisse. lis sont surtout sujets a se blaser dans leur metier; a ne plus jouer que de routine, et k mettre la charge a la place de la veritable chaleur. On s'apercoit avec un extreme regret d'un tel changement dans un acteur qu'on a tant de fois et si justement applaudi. Je doute que M. Grand- val puisse reussir dans le genre de roles qu'il a choisi. 11 vient de jouer celui de Simon, dans VAndriennei on voit qu'il a tra- vaille ce role avec un soin extreme ; quelle difference cepen- dant entre son jeu et celui de feu Sarrasin.On n'a point d'idee de la perfection dont Tart du theatre est susceptible quand on n'a pas vu Sarrasin dans le role de Simon. Que nous sommes loin aujourd'hui de cette v^rite ! Ces acteurs ne nous ont quittes que d'hier, et Ton dirait qu'il y a cinquante ans que nous les avons perdus : tout I'esprit de la comt^die s'est perdu avec eux. Le retour meme de M. Grandval prouve que rien ne se remplace.

On a fait a Geneve une nouvelle edition de VHistoire du D^m^m^rA:, par M. Mallet, qui a vecu plusieurs annees k Gopen- hague et qui est maintenant retire dans sa patrie. Cet ouvrage, qui n'est point acheve, consisteen six volumes etest fort estime.

M. Yalmont de Bomare a d6ja fait plusieurs compilations d'histoire naturelle, tirees des ecrits de Wallerius, de Lehman, et d'autres ouvrages allemands que M. le baron d'Holbach a traduits en francais. Ce M. Valmont de Bomare vient de publier une nouvelle compilation intitulee Bictionnaire raisonnd uni- versel d'histoire naturelle, cinq volumes.

On a enfm rendu publique la Philosophie rurale^qpx porte aussi le titre d'Economie generale et politique de Vagriculture^ riduiie ci Vordre immuahle des lois physiques et morales qui assurent la prosperity des empires. Trois volumes in-12. Cet ouvrage reste a M. Quesnay, medecin consultant du roi, aide de

/i58 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

M. le marquis de Mirabeau, autrement dit TAmi des hommes. G'est un recueil d'idees communes enoncees d'une maniere fort enigmatique. On peut dire que rien n'est plus obscur que cet ouvrage, si ce n'est la preface qui est a la tto.

II vient de paraitre un autre ouvrage intitule des Corps politiques et deleurs gouvernements ^ ,T)e\ix volumes in-12. G'est un abrege de la Repuhlique de Bodin. L' esprit de compilation nous saisit et nous obsede de toutes parts. Jamais surtout les Merits politiques n'ont ete plus nombreux. Geux qui s'imaginent qu'il en resultera le moindre bien reel sont, k mon avis, bien loin de leur attente.

MARS

1" mars 1764.

M. Lemierre aime les sujets antiques ; il n'en a pas traite d'autres jusqu'a present. Pourquoi le dieu favorable aux poetes lui a-t-il refuse cette touchante simplicite, cette eloquence male et pathetique, cette energie et cette ame dont les anciens tragi- ques etaient dou^s ? Avec du g6nie, M. Lemierre aurait fait re- vivre en France les beaux jours d'Athenes. Le genie fait tout ; c'est dommage qu'il soit si rare. La seule vertu que je connaisse a M. Lemierre, c'est de conduire ses sujets d'une maniere sim- ple et naturelle. II n'admet ni episode, ni rien qui soit Stranger a son sujet ; ses pieces marchent bien et naturellement depuis le commencement jusqu'a la |fm ; mais cela ne suffit pas pour reussir. II faut du caract^re et du genie ; il faut cette chaleur, sa compagne inseparable ; il faut des discours vrais et touchants pour obtenir le suffrage du public. Rien de tout cela dans Ido- mMie, Point de caract^res, point d'inter^t, point de chaleur. Les discours surtout sont presque toujours faux et pitoyables. On a voulu faire un merite au poete de n' avoir pas et6 aussi prodigue en maximes et lieux communs que ses confreres. G'en

1. (Par le president de Lavie.)

MARS 1764. h5^

est un sans doute, mais qui ne dispense pas d'autres qualites essentielles, et eviter un d^faut ce n*est pas avoir un merite. Les personnages de M.Lemierre ont un defaut bien insupportable au theatre, celui d'etre raisonneurs. foigone pousse ce defaut au-dela de tciute limite. Tout son emploi, dans cette tragedie, se reduit k raisonner sur le sujet et sur les incidents. Elle rai- sonne alternativement avec son 6poux, avec son beau-p^re, avec le grand-pretre ; elle fait un assez bon nombre de sophis- mes, et, quand elle est un peu pouss^e, elle crie et se fache. Voila un caract^re qu'il fallait laisser a la comedie, et qui ne pent convenir k la dignite tragique. Cette Erigone a surtout une teinture de philosophie qui m'impatiente. Elle a surement lu les Pensdes philosophiques et VEsprit^ et plusieurs morceaux de Voltaire. G'est une femme esprit fort, qui serait a sa place dans un cercle de Paris, entouree de David Hume, de Denis Di- derot, de Jean d'Alembert, mais que je ne puis souffrir en Cr^te, dans ces temps superstitieux ou les dieux repondaient aux argu- ments des philosophes par des volcansetdes maladies pestilen- tielles. Mon cher monsieur Lemierre, je me souviens de vous avoir deja fait mes representations a ce sujet, du temps.de votre tra- gedie d'Hypermnestre, C'est aussi une jeune personne tres-mal elev^e, qui se moque de son cat^chisme le plus mal a propos du monde, qui parle des dieux et des pretres avec une licence tres-reprehensible. Je vous assure que cette philosophie ne con- vient point du tout a ces temps religieux ou vous prenez vos sujets. Croyez-moi, une jeune princesse de ces si^cles recules, sans religion, sans le plus profond respect pour les dieux et pour leurs d^crets, est un monstre que tout homme de gout se pres- sera d'etouffer. Est-ce que vous ne sentez pas combien la piete simple et naive de toutes ces jeunes personnes des pieces de Sophocle et d'Euripide est plus touchante que toute votre phi- losophie ? Ne voyez-vous pas que ce n'est pas dans un siecle de prodiges et de sortileges que les hommes, et surtout la jeunesse, peuvent avoir I'eprit philosophique ; qu'il faut de grandes re- volutions dans I'esprit humain pour qu*une femme de Paris, dans son fauteuil au coin de son feu, puisse se moquer sincere- ment des mandements de M. I'archevequee et des requisitoires de maitre Omer, et que si votre trigone avait pu faire le moin- dre de vos raisonnements votre grand-pretre n'eut jamais pu

460 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

exiger une victime humaine sans que tout le peuple Teut pris pour un fou a lier ou pour un scelerat a lapider? Gomprenez done que le si^cle ou un pere est assez insense pour se croire oblige de sacrifier son fils, parce qu'il s'est avise de faire un voeu temeraire, n'est pas le siecle du raisonnement et de la phi- losophic. Vous me direz que Texemple de M. de Voltaire vous a s^duit. G'est notre maitre a nous tous qui fait dire a Jocaste :

Les pr^tres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense; Notre credulity fait toute leur science.

Et voil^ la source et I'epoque de cette impiete qui s'est ^tablie si indiscr^tement sur nos theatres: mais notre maitre a nous tous a eu tort, et ce n*est pas dans ses torts qu'il faut I'imiter. II faut sentir que le merite essentiel de tout tableau consiste dans I'unite de couleur, color iiniis. Si vous mettez dans la m^me piece des personnages superstitieux a toute outrance, et d'autres degages de tout prejuge religieux, vous associez des gens qui sont a plusieurs siecles I'un de I'autre. Remarquez aussi que, s'il y a des esprits forts dans un siecle superstitieux, ce sont tous des ambitieux, ou de profonds politiques qui ont vieilli dans les affaires, ou des hypocrites, ou des fripons. Je souffri- raisplutot vosimpietes dans labouche d'Idomenee ou du grand- pr^tre ; mais mettre dans labouche d'une jeune princesse pleine de naivete et d'innocence la defense de Thumanite et de la raison centre les prejuges religieux, en verite, monsieur Le- mierre, c'est se moquer des gens.

Un autre defaut tout aussi choquant dans ce genre de pieces, c'est de faire jouer aux dieux un role si peu Equivoque que, s'ils avaient jamais declare leur volonte d'une mani^re si pre- cise, tout philosophe n'eut ete qu'un insense de douter de leur existence et de mepriser leur pouvoir. La fourberie des pretres a pu mettre habilement a profit un phenomene physique pour en faire un signe de la colore des dieux. Dans les siecles de superstition, une eclipse, un volcan, une contagion, tout fleau public pent toujours servir d'interpretation a la volenti du ciel, parce que, dans ces situations, la faiblesse des uns est d'accord avec la fripronnerie des autres pour chercher a un effet physique une cause morale et surnaturelle. G'est la le temps des signes,

MARS 1764. 461

des predictions, des explications; le mal est arrive, et Ton donne le tourment a son esprit pour ensavoir la raison, parce que nous sommes assez imbeciles pour regarder le mal to uj ours comme une punition, et le bien comme une recompense. G'est done cet esprit sombre d'incertitude, de fluctuation, d'interpretations sinistres, d'inquietude et d'angoisse, qui tourmente le peuple et dont profite le pretre, qu'il fallait me peindre dans la tragedie d*Idom^iiee ; car si vous me montrez un dieu qui explique si nettement sa volonte que le chatiment commence et fmit avec la desob^issance, bien loin d' accuser les Gretois de superstition, tous les philosophes et tons les gens senses se rangeront de leur cote. Ge peuple n'est imbecile que parce que, offrant sa victime sur le dt^clin de la contagion, il attribue ce declin a son sacrifice, et quoique la maladie emporte encore beaucoup d'in- nocents apres le sacrifice, il trouve le dieu encore trop bon de calmer sa colore peu a peu ; mais si la contagion cessait subi- tement au moment meme du sacrifice, comme cela arrive dans nos- tragedies, rien ne serait mieux fonde que la croyance du peuple. Le sujet dildomhiie a ete traite sans succ6s par feu Grebillon, qu'on n'a compte parmi nos grands poetes que pour mortifier M. de Voltaire ; ce rival qu'il a ete oblige d'appeler son maitre serait bien heureux d* avoir fait la plus mauvaise des pieces de son ecolier. Dans la tragedie de Grebillon, le vieil Idomenee devient amoureux de la maitresse de son fils, dont 11 a fait mourir le pere, et, quelque ravage que fasse la peste pendant tout le cours de la pi6ce, dans quelque perplexite que soit le roi pour sauver les jours de son fils, son amour lui donne encore plus d'embarras que la peste et son voeu. II est bien Strange qu'on ait pu supporter sur le theatre de Paris de telles impertinences immediatement apres le temps de Gorneille et de Racine. Uldominee de Grebillon n'y a pas paru depuis. On dit que Baculard d'Arnaud a aussi une tragedie &' Idomenee toute prete a ^tre jouee *. G'est entrer un peu tard dans la carri^re du theatre, et le succes de ses predecesseurs n'est pas encou- rageant pour traiter ce sujet, G'est que ce sujet manque par le fond, et qu'il n'y a pas assez d'etoff"e pour fournir a une trage- die en cinq actes, dans la forme que nous lui avons donnee.

1. Baculard d'Arnaud ne fit jamais representer ni imprimer d! Idomenee. (T.)

462 , CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Nos pieces sont trop pleines de discours, et le sujet d'Idomenee n'en est pas susceptible : tout ydoit etre passion etmouvement. Le sujet de Jephte, qui est le mtoe dans le fond, a sur celui d'Idomenee I'avantage de presenter pour victime devouee une fille, ce qui rend le fond plus touchant. L'un et 1' autre de ces sujets sont plus faits pour Top^ra que pour la tragedie. lis sont susceptibles d'un spectacle tr^s-interessant et d'un grand nom- bre de situations fortes et path^tiques et favorables a lamusique.

La brochure intitulee Bes VMtables Intirets de la pairie ' contient en deux cent quatre pages le moyen de tirer la France de presse, dans I'^tat critique oil se trouvent les finances. Si nous ne guerissons pas, ce ne sera pas faute de me- decin ^ car, Dieu merci, chacun dit son mot. Gelui-ci est ano- nyme . Ce qui m'en plait, c'est qu'il trouve des ressources infmies dansle clerge; il croit qu'un cadet de famille, qui retire des siens une legitime de six cents livres de rente, pent se con- tenter d' avoir un eveche avec un revenu de dix mille livres, et il emploie le surplus du produit des benefices a liberer I'lttat de ses dettes. Quoique I'auteur dise dans sa brochure qu'il faut enfermer les philosophes aux petites-maisons, je doute que la prochaine assemblee du clerge lui fasse une pension pour son projet de liquidation.

Un mousquetaire devient amoureux de la fille d'un pre- sident de la chambre des comptes, a Dole en Franche-Gomte. 11 couche plusieurs fois avec elle dans la chambre et a cote du lit de sa mere. Une nuit, la mere croit entendre du bruit ; elle appelle et reveille toutela maison ; Tamant est oblige de se sau- ver en chemise ; on trouve ses habits dans la chambre de la m^re, sur le lit de la fille, qui est obligee d'avouer tout. Le p^re poursuit le jeune mousquetaire criminellement. Gelui-ci est oblige de se retirer en Suisse pour se d^rober a la rigueur de la justice. G'est la qu*il fait son apologie dans un M^moire im- prime. Gomme il se trouve pr^s de I'asile de J.-J. Rousseau, tout le monde dit que celui-ci est Tauteur du Memoire, et ce bruit donne k cet ecrit beaucoup de vogue a Paris. Les femmes pleurent et sanglotent, et disent que c'est le morceau le plus eloquent etle plus touchant que J.-J. Rousseau ait jamais 6crit.

1. (Par de Forges.) Rotterdam, 1764, in-12.

MARS 176!j. 463

Je veux mourir s'il en a 6crit une ligne. Vous n'y trouverez su- rement aucune trace d' eloquence et de chaleur de cet 6crivain cel^bre, et il n'y a ni humeur, ni satire : jugez comme cela res- semble. A moins que Jean-Jaques ne I'ait ecrit a I'agonie, je ne croirai jamais que ce Memoire soit de lui. Je n'y trouve rien au-dessus du talent d'un jeune mousquetaire embarque dans une intrigue qui pent avoir des suites serieuses*.

L'ouvrage Sur le Rappel des protestants en France, dont j*ai I'honneur de vous parler S est d'un M. de La Morandiere, qui a deja appele des etrangers dans nos colonies avec le meme succ^s, je crois. II vient de publier un autre ouvrage Sur les MendiantSy les Vagabonds^ les Filles prostituees et les gens sans aveu^, G'est un bonhomme qui brule d'envie d'augmenter notre population. G'est dommage qu'il ecrive d'une mani^re si plate qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. Je crois pourtant son livre Sur le Rappel des protestants, qui m'a ennuye a perir, tres-propre a persuader un bon cur6 de village, un bon bailli de campagne, et a leur inspirer des sentiments plus humains a I'egard de gens qui ne pensent pas comme eux ; et si l'ouvrage de M. de La Morandiere faisait ces conversions, tout mauvais qu'il est, je le croirais plus utile que celui de M. de Voltaire ^ : car les gens pour lesquels celui-ci ecrit sont tons de son avis sur ce point. II faut remarquer aussi que le livre de M. de La Morandiere a 6t6 imprime avec approbation et privilege. II y a, j'en conviens, loin de la tolerance publique d'un livre a la tolerance des pro- testants ; mais enfin c'est quelque chose. II est vrai que tandis que nous permettons qu'on imprime a Paris qu'il faut rappeler les protestants, I'imperatrice de Russie etablit dans son empire des colonies de gens de toute religion, sans que la religion domi- nante en souffre; mais c'est qu'elle ne consulte pour cela ni clerge, ni parlements, ni jansenistes, ni molinistes. Malgre cela, je ne doute pas que dans quelques slides d'ici on ne soit aussi tolerant en France qu'en Russie. Je suis comme cet entrepre-

1. Nous n'avons pas besoin de dire que Grimm ne se trompait pas en regardant Rousseau comme Stranger a cet ^crit. On verra ci-apr6s la suite de cette affaire et le nom des acteurs dans la lettre du 15 mars 1765. (T.)

2. Voir page 456.

3. Police sur les mendianis, etc., 1764, in-12.

4. Le Traite sur la Tolerance, de Voltaire.

464 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

neur de Beaune en Bourgogne, dont les habitants ont une si grande reputation d'esprit en France. Un temps de neige, comme celui d'aujourd'hui, leurville en 6tant couverte, ils firent un marche avec I'entrepreneur, qui s'engagea d'enlever, pour un prix convenu, toutes les neiges de la ville, k condition qu*on lui accorderait le temps qu'il jugerait necessaire a son operation. On trouva cette condition juste, et a la Saint-Jean il n'y eut plus un seul flocon dans la ville.

Au reste, si le privilege du livre Sur le Rappel des protes- tants est une chose remarquable, le bannissement de I'abbe de Gaveirac Test aussi. Get honnete homme toivit, il y aquelques annees, une apologie de la revocation de I'edit de Nantes, et surtout de la Saint-Bar thelemy '. On pourrait croire que le pro- pri^taire d'une ame aussi douce, s'il a de bons bras, ferait un beau rameur sur les galores du roi ; ce n'est pourtant pas ce beau livre qui lui a suscite des affaires ; mais on a su qu'il 6tait I'auteur de plusieurs ouvrages en faveur des jesuites, entre autres de YAppel It la raison et de celui qui a pour titre : // est temps de parler ^, et le Parlement, tenant apparemment un ami des jesuites pour un plus mauvais sujet qu'un ennemi de rhumanit^, vient de bannir du royaume le doux abbe de Gavei- rac a perpetuity.

M. Palissot voudrait bien n'etre pas oublie du public, et comme apparemment la voix interieure Tavertit souvent qu'il n'est pas digne de meriter son estime, il s'est abonne a se faire une reputation en attaquant quelques hommes illustres de la nation. En 1760, ilfit lacomedie des Philosophes, quel'autorite fit jouer sur le theatre de Paris, et dont ceux qui ignorent ce que c'est que I'esprit de parti ne purent jamais comprendre le succes. Gette piece^ si fameuse alors et aujourd'hui si oubliee, vient d'etre relevee par la Dunciade, ou la Guerre des sots, poeme en trois chants ^. Je doute que vous ayez jamais rien lu

1. Voir tome IV, page 40.

2. Labbt^ de Gaveirac est en effet auteur du Nouvel Appel a la raison (voir prec6demment, p. 144) ; mais on attribue a I'abb^ Daz^s la brochure : // est temps de parler, ou Compte rendu au public des pieces legales de M^ Riper t de Monclar, et de tous les evenements arrives en Provence a Voccasion de V affaire desjesuitest Anvers, 1763, 2 vol. in-12. (B.)

3. 1764, in-8°.

MARS 176^,. 465

de plus plat, de plus ennuyeux et de plus grossier. II faut que ce poeme soit bien detestable, puisque les ennemis les plus acharnes de la philosophie en sont tout honteux. Au milieu de la plus vile canaille de la litterature, on trouve les noms de Diderot; deMarmontel, de Duclos, de Tabbe Morellet, de I'abbe Coyer, de I'abbe Raynal, et tout le genie de I'auteur se borne k nous dire qu'ils sont des sots ; il faut convenir que M. Palissot est I'ennemi le moins dangereux qu'on puisse avoir. Les grands hommes de la nation, selon lui, sont Voltaire, d'Alembert, BufTon, M. Poinsinet de Sivry, M. Le Brun et lui; assurement voila les trois premiers bien accouples! Au reste, M. d'Alembert etait traite, il y a trois ans, dans les Petites Lettres de M. Pa- lissot, comme le dernier des hommes; aujourd'hui le voila a la tete des gens de lettres : vous voyez que les dieux ne sont pas toujours implacables. M. Palissot nous avertit aussi qu'il vit actuellement en sage a Argenteuil, k deux lieues de Paris. Sa grande folie est d'etre gai, et je crois que le tristecoquin n'a ri de sa vie; mais je devrais bien n'en pas parler avec cette liberty, car j'ai aussi mon vers dans la Bunciade, et ce vers est diablement mechant ^

15 mars 1764.

On vient d'imprimer un Essai sur le luxe ; c'est un petit ouvrage de soixante-dix-sept pages, de M. le chevalier de Saint- Lambert. Ce morceau paraitra, en son temps, dans VEn- cydopedie, a Tarticle Luxe^ car c'est pour cela qu'il a ete fait. II faut que M. de Saint-Lambert I'ait confie a quelque main infidele qui I'ait fait imprimer separement et a son insu. Voilk le premier ouvrage public d'un auteur qui a beaucoup de reputation a Paris, quoiqu'il n'ait jamais rien fait imprimer. Tout le monde connait et poss^de ses poesies fugitives; mais ce qui doit fixer a jamais le rang que M. de Saint-Lambert occu- pera dans la litterature francaise est un poeme des Quatre Sai- sons, auquel il travaille depuis nombre d'annees, et qu'il se

1. Et le brevet, en forme d'apostillc,

Signe par Grimm et scelle par I'auteur, Fut mis au bas du Pere de (amille, V* 30

Zi66 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.

propose de donner dans peu au public. Si M. de Voltaire a ose lutter avec sa Henriade contre VJSnHde, M. de Saint-Lambert n'entreprend pas moins que de lutter avec son poeme des Sai- sons contre les G^orgiques du divin poete, lutte plus effrayante peut-^tre que la premi^re^ mais ou il suffirait a la gloire du poete francais d'arracher une branche de cette couronne de lauriers qui pose depuis tant de si^cles sur la tete immortelle du cygne de Mantoue. Ge poeme des Saisons aura cinq a six mille vers : ainsi ce n'est pas une petite entreprise.

VEssai sur le Luxe n'a point reussi. On I'a trouve superfi- ciel, peu approfondi, ecrit d'ailleurs sechement et sans chaleur. II est certain que si M. de Saint-Lambert a un defaut a redou- ter, c'est la secheresse : car personne ne niera que ce ne soit un bon esprit et un penseur ; mais il n'a dans le commerce ni assez de chaleur, ni cette onction qui rend la verite touchante, et qui dispose le cceur en faveur de celui qu'on ecoute. En revanche, je crois qu*il aurait T^pigramme excellente s'il vou- lait se la permettre. On a dit qu'il ne restait rien de cet Essai quand on I'avait lu : cela pent etre; que la definition que I'auteur donne du luxe est fausse : il en aurait donne une excellente que je ne Ten estimerais pas un brin de plus, car, Dieu merci, je me moque des definitions et de la methode; qu'il repond souvent d'une maniere peu satisfaisante aux objec- tions qu'il se fait, et que les faits historiques ne sont pas toujours heureusement appliques : j'avoue que ce n'est pas r^pondre bien solidement a ceux qui pretendent que le luxe amollit le courage que de dire que, sous les ordres de Luxem- bourg, de Villars, du comte de Saxe, les Francais, le peuple du plus grand luxe connu^ se sont montres le plus courageux ; car, si par hasard le luxe tendait a enerver la sante et le tem- perament et a diminuer cette vigueur de corps qui influe sensiblement sur la vigueur de I'ame, il amollirait certainement le courage dans la propre signification du terme, quoiqu'on se battit avec succ^s sous un chef experiments, qui aimait d'ailleurs a remplir son camp de spectacles et de courtisanes; et si, par un effet de ce luxe, il fallait aujourd'hui plus d' equi- pages, de valets et de train a un simple marechal de camp que n'en a le roi de Prusse, summus in orbe imperator, a la tete de ses armees, il se pourrait que ce marechal de camp payat fort

MARS 1764. 467

bien de sa personne un jour d' affaire, et qu'il fit pourtant man- quer la campagne.

On a beaucoup ecrit sur le luxe. Les uns, ardents a I'atta- quer, nous Font represents comme la source de tous les maux publics ; les autres, ingenieux k le defendre, nous Font depeint comme la source de Fopulence et de la prospSrite des nations. Peu s'en faut que je ne range cette dispute au nombre de ces debats inutiles qui, ainsi que la plupart des discussions politi- ques, ne sont que de vains exercices d'esprit et d'ostentation, oil les oisifs s'escriment en pure perte pour les progrfes de la raison et le bonheur des peuples : car, si le luxe est aussi avantageux aiix l5tats qu*on le dit, son apologie contre les atta- ques des esprits austeres me parait chose assez superflue ; et s'il est aussi nuisible que ceux-ci nous I'assurent, le temps qu'ils consument k nous le prouver, ils I'emploieraient mieux a nous enseigner les moyens de nous en preserver, entreprise vraiment essentielle et digne d'un philosophe, mais pas k beau- coup prSs aussi aisee que I'autre. D'ailleurs, le mot de luxe est necessairement un terme vague et relatif. Les disputes qu'il occasionne doivent souvent se reduire a des disputes de mots. M. de Saint-Lambert dit que la Pologne a moins de luxe que I'Angleterre et Geneve, et moi, je soutiens qu'elle en a infmi- ment davantage, quoiqu'elle ait, proportion gardee, beaucoup moins de richesses. Dans le fait, tout est luxe. J.-J. Rousseau a raison de regarder le premier qui mit des sabots comme un homme qui introduisit le luxe dans son pays * ; mais cela meme devait lui apprendre k nous passer nos souliers et les boucles d'or ou de diamants avec lesquelles nous les attachons. L'un est aussi nature! que I'autre, ouplutot n'en est qu'une suite neces- saire. L'etat de maladie est un etat de luxe, car 11 y a des peuples entiers qui ne le connaissent pas ; parmi ces peuples, il n'y a que deux maniSres d'etre : vivre, ou mourir. Durant le premier de ces 6tats, on se sent quelquefois plus ou moins dispos ; mais on ne salt ce que c'est que de se coucher entre deux draps, et d'appeler un homme qui, en vertu d'un certain

1. « II y a cent a parier centre un que le premier qui porta des sabots ctait un homme punissable, k moins qu'il n'eut mal aux pieds. Quant k nous, nous sommes trop obliges d'avoir des souliers pour n'6tre pas dispenses d'avoir de la vertu. » Reponse a M. Borde, pour le Discours sur les sciences et les arts.

^68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

titre et en consequence de certains syst^mes, ordonne de certains remedes, dont il neconnaitpasl'effet, centre des maux, dont il ignore la cause. Le luxe des medecins et des pr^tres serait tres-bon a retrancher dans un gouvernement eclaire, si Ton en connaissait les moyens.

Pour ecrire utilement sur cette mati^re, et pour satisfaire les esprits sages et solides, il faudrait traiter la question plus en grand et d6velopper les effets du luxe dans I'histoire des nations. Les faits seuls sont interessants ; tout le reste est erreur et mensonge. Autrefois, un amant faisait present a sa maltresse d'une pierre de taille, et la fille de Cheops, roi d'%ypte , eut tant d'amants, recut tant de pierres de taille, qu'elle en fit batir une des plus belles pyramides du royaume. 11 fallait quelle fut bien belle ; mais si cette masse de pierres, necessaire prealable a la noce d'une princesse d'Egypte, effraye votre imagination, tout ce qu'il faut aujourd'hui pour le trousseau de mariage de la fille du plus petit particulier n'est guere moins effrayant. Ordinairement, des bras des quatre parties du monde ont ete mus pour cela. Le luxe etait excessif dans Rome sous le rfegne d'Auguste ; mais il etait bien different du notre. Je ne sais si la somptuosit6 des tables romaines pent entrer en quelque compa- raison avec la recherche des notres ; mais je sais qu'on ne peut comparer leurs depenses en habits et en commodites a celles que nous faisons aujourd'hui. La couleur de pourpre etait la couleur de ce qu'il y avait de plus grand dans I'Etat ; aujour- d'hui, nous en habillons les valets. Les besoins sont si multi- plies qu'encore une fois I'homme qui vit le plus simplement met a contribution I'industrie de toutes les parties du monde, et qu'il ne peut gu^re rien arriver dans I'lnde et dans les iles sous le vent dont je ne ressente Tinfluence dans un carr6 de trois ou quatre toises en tons sens que j'occupe a Paris, rue Neuve-de-Luxembourg.

Le luxe etant si different d'un age a un autre, d'une nation ^une autre, ses resultats ne sauraient etre les memes de tons les temps. Si j'occupe, moi, petit particulier, pour ma subsis- tance et mon entretien, plus de bras que n'en mettait en ceixwve un consul, un preteur de Rome, il est impossible, par exemple, que les peuples modernes entreprennent d'aussi grands travaux que les peuples anciens. II nous faut trop de tailleurs, de tisse-

MARS 176Zi. ^69

rands, de rubaniers, de parfumeurs, de perruquiers, de manu- facturiers de toute esp6ce, pour qu'il nous reste assez de bras pour des monuments publics. Un edile de Rome aurait 6te en etat de donner des fetes plus magnifiques, plus reellement grandes, qu'unroide France, parce que celui-ci a dans ses ttats, un trop grand nombre de petits commis a qui il faut des man- chettes de dentelles et du galon sur Thabit. II est evident que deux genres de luxe si divers doivent produire des effets bien diff^rents dans les moeurs et sur les esprits, et cette reflexion seule sufiit pour juger quel cas il faut faire des ecrits qui rai- sonnent sur le luxe en general, et qui appuient leur rai- sonnement de faits tires au hasard de I'histoire de differents si^cles.

Le grand principe deM.de Saint-Lambert, sur lequel il a fonde tout son Essai^ est que le luxe n'est en lui-meme nulle- ment dangereux, et qu'il devient avantageux ou nuisible sui- vant que TEtat est d'ailleurs bien ou mal gouverne. L'auteur met beaucoup d'esprit et de subtilite a prouver son opinion; mais il faudrait la developper d*une maniere beaucoup plus profonde, pour savoir a quel point elle est solide. L'amour des richesses, le gout de la depense, le relachement des moeurs, rindiff^rence pour les lois et pour la patrie, n'ont nulle liaison ensemble. J'y consens, puisque vous le voulez ; mais si tous ces symptomes s'^taient toujours manifestes en meme temps, cette observation historique ne laisserait pas que de former un vio- lent pr6juge centre le luxe. Un empire peut se trouver au plus haut degre de richesse, de bonheur et de gloire. Cette epoque brillante est souvent I'ouvrage du genie d'un seul homme; d'autres fois, c'est I'ouvrage du hasard et du concours de mille circonstances ; mais lorsque la gloire et la puissance d'un em- pire sont bien affermies, lorsqu'il ne s'agit plus que de mainte- nir I'Etat dans cette situation florissante, peut-on se promettre de le voir gouverne par d'aussi grands princes que lorsque sa situation etait plus precaire, et qu'il ne pouvait etre garanti des dangers qui Tenvironnaient qu'a force de talents et de vertus ?

La France compte, parmi ses soixante fermiers generaux, que le cardinal de Fleury appelait les colonnes de I'Etat, M. Bouret, qui, par I'accumulation de plusieurs places de finance, se

hlO CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.

trouve borne k un revenu peut-etre de douze a quinze cent mille livres. II est dans I'ordre quecelui qui n'a pas su acquerir une grande fortune par son travail ne sache pas non plus en jouir, et que M. Bouret se trouve ruin6 a la fin de I'ann^e ; mais ses depenses ont du moins un air distingu6. Un jour, il avait pri6 k souper une femme a qui il avait obligation ; c'etait dans la primeur des petits pois, ou Ton en achate une poign^e avec une poignee de louis. La convive de M. Bouret 6tant, k cause de sa sante, au lait pour toute nourriture, avait mis pour con- dition qu'il ne ferait pas servir de petits pois, de peur d'en etre tent^e. La clause fut accept^e; inais lorsque la l^gislatrice arrive, elle trouve dans le vestibule, a I'entree de I'appartement, sa m^re nourrice, la vache dont elle prenait le lait, et devant elle un seau immense rempli de petits pois. Une autre fois, Tinge- nieux Bouret eut I'honneur de recevoir le roi tr6s-chr6tien a Groix-Fontaine, sa maison de campagne. La premiere chose que le roi remarque dans le salon, c'est un livre grand in-folio. Ge livre est un manuscrit qui a pour titre : Vrai Bonheur, et sur chaque page est 6crit ; Le roi est venu chez Bouret^ avec la pro- gression des ann^es, depuis 1760 jusqu'en 1800. Encore, ce dernier feuillet n'etait-il que la fin du premier tome, et le second volume, pour etre de la meme taille, devait aller au moins jusqu'a Fan de grace 18/iiO. Je voudrais maintenant qu'on calculat combien un homme de genie comme Bouret pent avoir de grands poetes, de grands magistrats, de grands gene- raux, de grands hommes d'Etat pour concitoyens. Ge probleme est complique, je Tavoue; mais si nous ne pouvons le r^soudre, c*est la faiblesse de notre tete qui en est cause : car le calcul en est rigoureux comme celui de tout autre probleme; il ne s'agit que de savoir Tembrasser. Ge que je sais, c'est qu une bombe, poussee hors de son mortier par une telle force de poudre, eu egard a une telle resistance de Fair, decrit necessai- rementune telle parabole. Elle s'el^vera a une telle hauteur; mais, lorsqu'elle y seraarrivee, il faudra bien qu'elle descende. Yoila I'image de I'histoire des empires. Gelui qui arreterait la bombe au point de sa plus grande elevation serait un dieu ; celui qui Tentreprend, soit en agissant, soit en ecrivant, n*est qu*un fou.

On a donne sur le theatre de la Comedie-Francaise une

MARS 176^. 471

petite piece en vers et en un acte, intitulee V Amateur, par M. Barthe, jeune homme de Marseille, k qui nous sommes deja redevables d'un mauvais recueil d'epitres et de pieces fu- gitives de sa facon^ L'Amateur est un jeune homme aussi, a la fois sage et fou. II a une passion extreme pour les arts; il pre- tend que ce n'est qu en Italie qu'on pent la satisfaire, c'est en quoi il n'est pas si outre que M. Barthe le croit. Un de ses amis, pere d'une fille unique et charmante, voudrait le detour- ner du projet qu'il a de retourner en Italie, et le fixer k Paris en lui donnant sa fille en mariage. L'Amateur n'a jamais vu cette jeune beaute. Pour qu'il en devienne amoureux, le pere fait executer la figure de sa fille en marbre par un habile sculpteur de France. Quand elle est finie, il la fait vendre h r Amateur pour un antique rare et d'un grand prix. Gelui-ci donne dans le panneau le plus aisement du monde. II devient eperdument amoureux de la statue qu'il a achetee. II reproche a son ami de regarder ce chef-d'oeuvre si froidement et sans enthousiasme. C'est lorsqu'il a la tete bien echauffee de son antique qu'on lui en montre I'original. II le reconnait sans aucune difficulte et s'6crie sur-le-champ : « Voila le modele de mon antique. » II faut avoir le coup d'ceil juste et bon pour voir avec cette vitesse. Gharme d'etre, comme il le dit, du si^cle de sa statue, il apprend avec joie qu'elle est fille de son ami ; et, renoncant h sa passion pour les antiques et a ses projets de voyage, il epouse celle qu'il adorait deja lorsqu'il la croyait encore de marbre. Si ce que je viens d'exposer ne vous parait pas un chef-d'oeuvre de naturel, vous n'en trouve- rez pas davantage dans I'execution, dans le style et dans les details. On a pourtant dit qu'il y avait de jolies choses dans ces details; mais c'est de ces jolies choses que j'abhorre. Si M. Barthe fait jamais rien de supportable pour le theatre, il me surprendra bien agreablement; mais je lui trouve le gout si faux et si mauvais que je le crois sans ressource. Le jeu des acteurs a procure quelques representations a cette piece. Cepen- dantMol6, qui a joue le role de 1' Amateur, m'a paru I'avoir pris bien a faux. L*enthousiasme qu'inspire le gout de la peinture

1. Voir pr^cddemment, page 76. L'Amateur fut represent^ pour la premiere fois le 3 mars. (T.)

hl2 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

et de la sculpture est un enthousiasme tranquilleet froid. G'est la poesie, et surtout la musique, qui font crier de plaisir ; mais un amateur qui courrait autour de sa statue avec mille contor- sions et autant d' exclamations ridicules, comme I'Amateur Mole, ne serait qu'un fou. II est vrai que, sans cette chaleur d^placee de Tacteur, I'auteur aurait 6t6 infailliblement siffle ; mais quel mal y avait-il a cela?

Le theatre de la Gomedie-Italienne a donne un petit opera-comique intitule Rose et Colas, dent les paroles sont de M. Sedaine et la musique de M. Monsigny^ Ges deux auteurs ont dejk fait ensemble la petite pi6ce On ne savise jamais de tout, et celle &\iRoi et du Fermier-. Rose et Golas s'aiment. lis ont chacun leur pere, et les p6res sont d' accord de marier les deux enfants ensemble ; mais ce n'est qu'apres la moisson et la vendange. Gependant I'amour de Golas et de Rose est si vif que les parents, de crainte d' accident, se determinent a fmir le ma- nage tout de suite. Gette pi^ce n'a point de fond, comme vous voyez; mais les details sont d'un grand naturel et d'un naif qui fait plaisir. La partie des moeurs est toujours charmante dans les pieces de M. Sedaine, mais nos acteurs sont trop mani^res pour les jouer. Dans celle-ci, le poete a plus songe a la sc^ne qu'aux occasions de chanter. La musique de M. Monsigny m'a paru tres-mediocre, meme relativement a lui. Get auteur ne sait point du tout ecrire, et ses partitions sont barbares. Quoi- que cette nouvelle piece n'ait pasinfmimentreussi a la premiere representation, je ne serais point etonne de la voir reprendre avec beaucoup de succ^s.

M. Gatti vient de publier des Reflexions sur les prejiigSs qui s'opposent au progrh et ci la perfection de V inoculation, brochure de trois cent vingt-neuf pages. G'est I'ouvrage d'un homme de beaucoup d'esprit, et d'un excellent esprit plein de lumi^re et de raison. Depuis longtemps je n'ai rien lu qui m*ait fait autant de plaisir. Quand la candeur setrouver6unie a beau- coup d'esprit, elle est bien precieuse. M. Gatti sait le secret de les reunir, et d'y ajouter encore une certaine moderation, un ton sage et decent qui desesperera ses ennemis. On ne pent pas demon-

i. Repr^sent^ pour la premiere fois le 8 mars 1764. 2. Voir page 191.

MARS 176^. /t73

trer par exemple I'imbecillit^ de l*arr6t du Parlement contre I'inoculation avec une plus grande honn^tete. M. Gatti est Toscan : il s'est servi de la plume de M. Fabbe Morellet pour rediger ses id^es.

M. de La Ghapelle, ancien premier commis au bureau des affaires ^trang^res, a employe le loisir que lui doiine sa re- traite k traduire Y Hisloire de llicosse sous ies regnes de Marie Stuart et de Jacques VI, jusqu'^ Tavenement de ce prince a la couronne d'Angleterre, par M. Guillaume Robertson, docteur- ministre a fidimbourg. Gette traduction vient d'etre imprimee en trois volumes in-12, assez forts. L'Histoirede M. Robertson a eu un grand succ^s en Angleterre. J'ai vu plusieurs Anglais qui mettent ce morceau k cote de tout ce que I'antiquite nous a laisse de mieux en ce genre, dans lequel Ies modernes ont fait si peu de progres. S'il faut juger de la difficulte d'un talent par sa rarete, celui de Thistoire est le plus difficile de tous ; et dans tons Ies siecles on a pu compter vingt poetes ou orateurs contre un historien. Quand vous aurez lu I'Histoire de M. Robertson dans la traduction qui vient de paraitre, vous serez peut-etre etonn6 de son prodigieux succes a Londres. Ge n'est pas qu'on ne la Use avecplaisir; mais elleparait manquer de cette vigueur qui emeut etint6resse le lecteur au gr6 de I'historien. 11 est vrai que M. Robertson a surtout reussi par le coloris, et par la pu- rete et I'elegance de son style. Les Anglais regardent son His- toire comme un des morceaux les mieux ecrits qu'ils aient dans leur langue, et c'est en quoi M. Robertson a un grand a vantage sur son compatriote le philosophe David Hume, dont le style n'est pas estime en Angleterre ; mais le coloris est precisement ce qui se ternit et s'elface sous la plume du traducteur. Ainsi, le succes que ce morceau a eu a Londres et a Paris, quoique divers, pourrait etre egalement juste. Au reste, M. Robertson est Ecossais comme M. Hume, que nous possedons ici depuis plusieurs mois. Ge sont les deux plus cel^bres ecrivains de leur nation. L' Angleterre c^de a I'ficosse, et, malgr6 cette adoption, neparaitpas avoir plus de grands ecrivains que la France. Gette disette deviendrait-elle generale, ou si c'est le tour 'de quelque autre peuple de nous fournir des hommes de g^nie? Ge qui n'est pas moins singulier, c'est que M. Robertson a compose son Histoire dans un village d'&osse dont il etait cur6, sans

474 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

avoir jamais ete a Londres. Ou peut-il done avoir pris cette Elegance de ton et de style, ce coloris qui enchante ses leeteurs et qu'ils disent qu'on n'apprend que dans le commerce du monde et de la bonne compagnie? G'est qu'avec de la delicatesse et de la sensibilite dans Tame on devient facile, elegant, gracieux dans un desert, et que, sans ces qualites, on reste dur, sec et grossier, dans la patrie du gout. Tout est talent. A c6t6 de M. Robertson, m^me traduit, M. I'abb^ Irailh n'aura pas beau jeu. II vient de donner une Histoire de la reunion de la Bre~ tagne ii la France^ en deux volumes in-i2 que personne n*a regardes. Get auteur a deja fait une histoire des querelles litte- raires enplusieurs volumes. Beau sujet!

On a voulu faire une reputation a Y Homme de lettres, en deux parties, par M. Garnier, de I'Academie royale des inscrip- tions et belles-lettres. Get ecrit est du nombre de ces produc- tions mediocres sur lesquelles les journalistes s'epuisent en eloges, mais qui n'en sont pas moins oubliees au bout de huit jours. Quandon dit, comme M. Garnier, que I'hommede lettres ne sera ni d^place ni inutile nulle part, qu'il preferera sans doute Tombre et la paix de la retraite a 1' eclat et au tumulte du monde ; mais que, si la patrie Tappelle a son secours, il lui sacrifiera avec transport ses gouts, ses plaisirs, son bonheur; qu'il gouvernera comme l5paminondas et Aristide, et qu'il mourra s'ille faut comme Socrate et Gaton; quand on a dit cela, je vou- drais bien savoir ce qu'on a dit. Je parie cependant, k tout evenement, qu'il n'y a point de journaliste qui ne s'extasie sur ce beau passage; je parie aussi que I'homme de lettres Garnier serait diablement embarrasse s'il fallait tenir tete a un homme de lettres comme Gesar, et fmir par s'ouvrir le ventre en lisant le dialogue de Platon, comme Gaton d'Utique.

AVRIL 176^. 475

AVRIL

1" avril 1764.

La piece du Marchand de Londres, qu*on a appel^e trag^die bourgeoise, a eu beaucoup de succ^s en Angleterre, et beaucoup de reputation en France depuis la traduction qui en a 6te publiee il y a environ douze ans. Lillo, auteur de cette tragedie, n'a laisse aucun ouvrage d'ailleurs qui ait merite le suffrage du public. J'ai eu I'honneur de vous parler de I'imitation qu'un de nos jeunes poetes, M. Dorat, a faite de la situation principale de cette piece, dans une espece d'heroide ou de lettre que Barnevelt ecrit dans sa prison a son ami Truman, apr^s avoir eu le malheur d*assassiner son oncle et son bienfaiteur, a I'ins- tigation d'une infame maitresse. M. Diderot vient de m'adresser sur ce morceau les observations suivantes :

« L'Epitre de Barnevelt k Truman, son ami, estun morceau faible, sans chaleur, sans po6sie, sans mouvement. Si Ton eprouve quelque emotion en la lisant, c*est un hommage que le coeur sensible rend au malheur de I'homme, et non au talent du poete. Dorat, soutenu du genie de Lillo, et riche d'une infinite de traits que celui-ci a repandus dans sa tragedie, n'a fait qu'une epitre mediocre ou il ne s'eleve pas une seule fois a la hauteur de son modele. Je vous en fais juge. Voici ce qu'il fait dire k Sorogoud, frappe d'un poignard par Barnevelt, son neveu :

Dieu ! quel r^veil pour toi plein d'epouvante, 0 mon Cher Barnevelt!... Loin de moi, que fais-tu? Dans ces cruels moments tu m'aurais d6fendu. Dieu, veille sur ses jours, veille sur sa jeunesse, Et d'un semblable sort preserve sa vieillesse.

Quels vers! Quelle froideur! Comme cela est long et trainant! Dans Lillo, Sorogoud s*ecrie : « Je me meurs ; Dieu tout-puis- « sant, pardonne a mon assassin, et prends soin de mon neveu. » Certainement, monsieur Dorat, vous n'avez pas meme senti le sublime de cet endroit. Est-ce que vous n'auriez pas du voir que

[i76 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

tout I'effet de ce discours tient a sa brievete et a ces deux idees pressees Tune sur I'autre : « Pardonne k mon assassin, prends « soin de mon neveu? » Sogoroud expirant croit s'adresser a Dieu pour deux personnes diff^rentes, et c'est pour la meme, et cela est dit en un mot. Dorat est plus loin encore de Toriginal dans I'imitation suivante. Barnevelt, en peignant dans Lillo I'exc^s de son aveuglement et de sa passion pour sa maitresse, dit a son ami: « Truman, tu sais combien tu m'es cher; tu le « sais. Eh bien! 6coute a quel point cette malheureuse avait (( 6teint le sentiment de la vertu dans mon coeur : si elle m'eut « ordonne de fassassiner, je t'aurais assassine. » Truman lui repond : a Mon ami, pourquoi t'exagerer ainsi ta faiblesse?... » Barnevelt, I'interrompant avec vivacite, lui replique : « Je « n'exagere point. Cela est certain; oui, mon ami, je t'aurais (( assassine ! » La r^ponse de Truman a Barnevelt est pour moi d*une beaute incroyable. Que dit-il a son ami qui lui assure une seconde fois que si sa maitresse I'eut voulu il I'aurait assassine ? II lui repond : « Mon ami, embrassons-nous; nous ne a nous sommes pas encore embrasses d'aujourd'hui. » Je con- seille a celui que ces mots ne dechirent pas d'aller se faire rejeter par-dessus T^paule de Deucalion ou de Pyrrha; car il est reste pierre. Voici comment Dorat a rendu cet endroit :

J'avais regu du ciel quelques vertus peut-etre ; Fanny d'un regard seul faisait tout disparaitre; Si, dans ses noirs acces, Fanny Teut ordonn6, ToL-meme, 6 mon ami ! je t'eusse assassin^.

(( Cet homme est sans gout, vous dis-je ; il s'en tient a cette protestation que Barnevelt fait k Truman, qu'un mot, un signe, un regard de Fanny lui portait le poignard et la mort dans le sein ; il ignore que tout I'effet est dans la meme protestation r^it^ree. Avec du sentiment, Barnevelt ou son imitateur se serait fait interrompre par son ami, et lui aurait replique le meme vers:

Oui, mon ami, je t'eusse assassin^.

« II y a bien un autre defaut dans I'epitre enti^re : c*est qu*il fallait la faire preceder d*une autre oil Ton nous aurait peint toute I'incroyable et affreuse adresse avec laquelle Fanny

I

AVRIL 176^. hll

conduisait le jeune Barnevelt a sa perte et au crime. II fallait que cette peinture fut telle que le lecteur se dit interieurement k chaque ligne : u Dieu me preserve de rencontrer jamais une (( pareille creature! car je ne sais ce qu'elle ne ferait pas de « moi. » Apr^s cette reflexion, Barnevelt serait devenu natu- rellement et presque sans aucun effort un objet de commisera- tion et de pitie. Lillo Fa bien senti, lui. »

Sur ce que j'ai represente queles fautes reprochees a M. Dorat pouvaient bien etre autant celles de sa langue que celle du poete, le philosophe m'a repondu : « Non, non, ce n'est point la faute de la langue, c'est la faute du poete dont I'ame ne se remuait pas lorsqu'il ecrivait. Gommandez-moi de faire parler Barnevelt en prose, et vous verrez. Dorat n'a pas senti qu'il fallait deux ou trois traits profonds de I'art sublime avec lequel une femme mechante seduit un jeune homme. Fanny devait lui rendre insupportale la misere dans laquelle elle vivait, et il fallait peindre cette misere avec une horreur contre laquelle plus un amant est sensible, moins il pent tenir. II fallait tirer parti des premieres faveurs, que je n'aurais certainement accord6es qu'apres avoir lie 1' amant par les plus terribles ser- ments d'obeir, quelle que fut Taction qu'on lui commandat. Pour peindre cette sc6ne de volupte et d'effroi, ce n'est pas dans la langue, c'est dans la tete du poete qu'il n'y avait pas assez de couleur. Rappelez-vous toutes les scenes de Glytem- nestre dans Racine. »

Je conviens de la v^rite et de la justesse de toutes ces observations, et cependant je ne croirai pas que M. Dorat ait fait un ouvrage meprisable. Quand j'ai rejete les fautes sur la langue du poete, c'est de la poesie francaise et non de la langue francaise que j'ai pretendu parler. Je ne suis point inquiet que M. Diderot ne rende tous ces traits sublimes qu'il rappelle, en prose francaise, d'une maniere energique et forte, mais je doute que M. de Yoltaire et le grand Racine, c'est-a-dire les deux poetes qui ont le mieux connu le charme et la magie de leur art, reussissent a egaler en vers francais I'effet de la prose anglaise. Je me rappelle ces beaux morceaux de Glytemnestre, et ils me confirm ent dans mon jugement : c'est que le vers francais sera toujours un langage trop appret6, trop arrondi

A78 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

pour convenir a la po6sie dramatique. G'est lui, n'en doutons

point, qui a eloigne le theatre francais de cette simplicite, de

ce naturel, de cette energie concise et sublime, qui font le prix

du theatre ancien et le charme des gens de gout. II a entrain6

le poete dans ces ecarts epiques, dans ces tirades si contraires

a la bienseance theatrale. M. de Voltaire lui-meme a remarque

plus d'une fois sa monotonie et la disette des rimes dans le

genre noble, et je crois qu'on pent s'en rapporter a un tel

maitre; mais on sent aisement que la necessite de rimer, mal-

gre ces difficult6s, doit jeter le poete a tout instant hors de

son sujet, et lui siiggerer des discours qui n'en sont pas. On

conceit aussi qu'un langage si eloign^ du naturel doit influer

d*une mani^re bien sensible sur les caracteres et sur les moeurs

des personnages; et voil^ comme on s'accoutume insensible-

ment k des etres qui n'ont nul module dans la nature, et comme

pen a peu s etablit un code theatral d'apres lequel on juge les

ouvrages dramatiques sans les rappeler kTexemple des moeurs et

de la vie des hommes et des peuples. En comparant les discours

de Racine a ceux d'Euripide, on voit que les premiers ne sont

qu'une paraphrase des seconds. J'avoue que ces paraphrases

sont pleines de charme et de la plus noble et la plus touchante

poesie ; mais aussi je ne pretends pas attaquer la gloire du plus

grand poete de la nation ; je ne parle que de I'instrument dont

il s'est servi. Si les anciens avaient employ^ I'hexam^tre dans

leurs ouvrages dramatiques, il leur serait precisement arrive ce

qui est arrive aux poetes francais qui se sont vou6s au theatre.

Ce vers eut ete trop poetique pour un langage qui demande

autant de naturel et de simplicite energique que celui de la

scene ; mais ils avaient consacre I'iambe au discours dramatique,

et ce vers, reunissant tons les avantages du discours lie, n'avait

aucun des inconvenients de nos vers alexandrins ; tel est aussi

le vers dramatique des Italiens ; mais la langue francaise,

n' ay ant qu'une prosodie vague, ne saurait avoir des vers de ce

caract^re, et des qu'elle lie son discours il prend de la tour-

nure, de I'arrondissement, et ce je ne sais quoi de nombreux

qui constitue son harmonie, mais qui le rend aussi monotone

et peu propre a la declamation theatrale.

Pour revenir a M. Dorat, je conviens que son epitre de Bar- nevelt est faible, et qu*il est partout au-dessous de son sujet ;

AVRIL 1764. 479

mais le public, en jugeant un jeune poete, a cru devoir faire abstraction du modele qu'il a choisi, et ne considerer que le talent qu'il a montre. On a remarque, quelques beaux vers; ceux-ci, par exemple :

Tout me semblait fl6tri de mon haleine impure ; L'aspect d'un assassin consternait la nature : Tant le dieu qui punit les crimes des humains Ch6rit les jours du sage, et veille k ses destins ! C'est un d6p6t sacr6 qu'a la terre il confie; Tout se trouble au moment qu'on attente k sa vie ; On brise, en le frappant, les liens les plus chers, Et sa perte est toujours un deuil pour Tunivers.

A la v6rit6 c*est veiller assez mal sur les destins d'un sage que de le laisser assassiner par son neveu, et il eut ete plus sage d'epargner un crime a I'un, en conservant les jours de I'autre; mais ce n'est pas de quoi il s'agit en poesie; et quand un jeune homme debute par ces vers-la, on aime a en concevoir quelque esperance, parce que M. de Voltaire n'est plus jeune, que la disette des poetes augmente de jour en jour, et qu'il est desagreable de sentir la pauvrete apr^s avoir ete riche.

La tragedie d'Olympie ^ est la derniere et la plus faible des pieces de M. de Voltaire. Tout le monde I'a jugee assez mauvaise a la lecture ; mais eile vient de paraitre avec beaucoup de suc- c^s sur la scene, ou elle a ete jouee, pour la premiere fois, le 17 du mois dernier. Ce succes, auquel le respect qu'on doit a un grand homme et le faste du spectacle paraissent avoir la prin- cipale part, ne rendra pas cette pi^ce meilleure aux yeux des gens de gout. S'ils y voient un archeveque dans la personne de I'hierophante, s'ils trouvent une abbesse dans la veuve d'Alexandre, et dans sa fille une jeune personne fraichement sortie du con- vent pour etre mariee ; si Gassandreleur paraitjouermoinslerole d'un heros sorti de I'ecole du grand Alexandre que celui d'un penitent bleu ou blanc; si le role d' Antigone leur a paru encore plus plat ; s'ils ont ete choqu6s du duel de ces deux capitaines qui vident leur querelle a la porte du temple, avec les formalit^s et dans le meme esprit avec lesquels deux capitaines du r6gi-

1. Voir prec^demment, page 279.

Zi80 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

ment de Champagne se couperaient la gorge, ce n'est point k la frivolite de notre siecle, qui aime a tourner tout en plaisanterie, que I'auteur est en droit de s'en plaindre ; c'est qu'en effet toute cette tragedie porte le caractere de nos moeurs; et rien n'y rappelle aux moeurs et aux usages de Tancienne Grece. D'ail- leurs, la fable la plus mal ourdie est execut^e d'une maniere si faible, le colons de toute la pi^ce est si terne, si peu anime, qu'on ade la peine a y retrouver I'auteur de Brutus et de Mahomet, Mais une piece faible ou mauvaise, aprestant de chefs-d'oeuvre, ne saurait diminuer la gloire du premier homme de la nation, et si Olympic ne pent meriter le suffrage des juges eclaires, elle plaira toujours au peuple par la pompe et la variety de son spectacle. Au reste, ce sujet appartient a I'op^ra plutot qu'au theatre tragique. M. de Voltaire travaille actuellement a une nouvelle tragedie, qui aura pour titre : Pierre de Castille, sur- nomme le Cruel '.

La mort vient de nous enleverM. Restaut, avocatau Par- lement, vieux grammairien et jans^niste -. Sa Grammairede la langue francaise est une des plus estimees : elle a eu un grand nombre d'editions. Quoique le bonhomme Restaut ait vecu jusqu'a I'extreme vieillesse, et qu'on parle de sa Gram- maire depuis si longtemps que tout le monde a ete etonne de n'entendreparler de la mort de I'auteur qu'en 176A, il n'a cepen- dant pas eu le temps de resoudre toutes les difficultes gram- maticales. 11 est mort en disant : « Je m'en vais done, ou je m'en vas (car il n'y a rien de decide la-dessus) faire ce grand voyage de I'autre monde M »

M. Leclerc de Montmercy, avocat au Parlement, vient de publier un poeme en vers libres, intitule Voltaire'', Tons ceux

1. On trouve effectivement une tragedie de Don Pedre dans le Tliedtre de Vol- taire, mais cette pi^ce ne fut jamais representee. (T.)

2. Ne en 1694, Restaut mourut le 14 fevrier 17G4.

3. Restaut ne portait pas seul le fanatisme jusqne dans la grammaire. Cham- fort rapporte que M""^ Beauz6e couchait avec un maitre de langue allemande; M. Beauzce les surprit au retour de I'Academie. L'Allemand dit h la femme : « Quand je vous disais qu'il ctait temps que je m'en aille. Que je m'en allasse, monsieur, reprit M. Beauzee, toujours puriste. » (T.)

4. 1764, in-8°. Diderot dit dans une note du Salon de 1767 : « Leclerc de Mont- mercy est poete, philosoplic, avocat, g^ometre, botaniste, physicien, m^decin, ana- tomiste; il sait tout ce qu'on peut apprendre ; il meurt de faim, mais il est sa- vant. »

AVRIL 1764. Wi

qui aiment les lettres et qui ont quelque gout souscriront aux 6loges que notre poete prodigue au premier genie de la nation ; mais je conseillerais a ceux qui pousseraient la passion des vers trop loin de lire M. Leclerc de Montmercy ; sa profusion est tr6s-capable d'en d^gouter. Si ce poete pouvait se resoudre de retrancher environ quatre-vingt-seize vers sur cent, je ne deses- pererais pas qu'il n'eut de la reputation ; car il a la tournure du vers, et il en rencontre d'heureux, qu'il gate ensuite par una multitude de mauvais qu'il ajoute.

... Ma muse oserait-elle S'elever jusqu'^ Frederic ? Ce prince est sur le trone un nouveau Marc-Aurfele ; Des devoirs du monarque il s'est fait une loi; Mais, tenant de lui seul Feclat qui Tenvironne, 11 n'avait pas besoin de porter la couronne : Cast son peuple qui gagne k son titre de roi.

Voil^ un debut qui est gate ensuite par cinquante vers pro- saiques et plats. M. Leclerc de Montmercy a fait, il y a douze ans, un poeme tout pareil pour chanter I'imagination K On y trouve aussi quelques vers heureux, et une infinite de maus- sades. G'est d'ailleurs un tres-honnete homme, qui n'a d'autre plaisir que de faire des vers, et cette manie ne fait de mal h personne.

Le Philosophe ndgre est un detestable roman nouveau en deux parties, dans lequel un detestable auteur, M. Mailhol, a Youlu decouvrir les friponneries que les joueurs de profession exercent dans les tripots.

M. Feutry a imite un poeme du c6l6bre poete hollandais Cats. Ce poeme, qui a pour titre les Jeux d'enfants^ n'est imit6 qu'en prose ^ L' auteur y d6crit diff^rents jeux de Tenfance, comme le ballon, le colin-maillard, le cerf-volant; et puis il en tire des moralites qui ont ordinairement pour objet de prouver que les hommes ne sont gu^re plus sages que les enfants. G'est peu de chose. Cela ne pent etre precieux qu'en original, par la grace et 1' elegance de la poesie. M. Feutry a fait autrefois quel-

1. Grimm en a rendu compte tome II, page 301.

2. Les Jeux d'enfants, poeme tiredu hollandais, par M. Feutry, 176^^ in-12.

V. 31

482 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

ques morceaux de poesie fort m^lancoliques et fort m^diocres**

L'archeveque d*Auch, primat de la Gaule Novempopu- lanie, aimite I'exemplede M. Tarchev^que de Paris en donnant un mandement en faveur des jesuites, et Ton dit que Sa Grandeur a ete condamnee a cette occasion, par le parlement de Toulouse, a une amende de dix mille 6cus. Dans cette piece d' eloquence, le pieux prelat d'Auch en Gascogne a mis aussi a profit le noble exemple de Jean-Georges Le Franc, 6veque du Puy-en-Yelay, en honorant de ses injures plusieurs philosophes celebres, et parti- culierement M. de Voltaire. Un janseniste a imaging de repondre au mandement d'Auch, au nom de J.-J. Rousseau, qui n'y a pas ete oublie^. Dans cette feuille, ainsi qu'il convient a un hon- nete janseniste, on repousse moins les sorties contre les philo- sophes, que les eloges de la societe des jesuites; mais J.-J. Rous- seau est ne herisse, et un janseniste est, de son essence, plat comme ses cheveux : jugez comme celui-ci a pu prendre Fair et la lumi^re de I'autre, et comme le public s'y est tromp6 !

M. de Sauvigny, ancien garde du corps du roi de Pologne, due de Lorraine, auteur de la Mort de Socrate, qui eut quelques representations Tannee derni^re, vient de publier des Apologues orieniauxy volume in-12 de 200 pages. Pour exceller dans ce genre, il faut un g^nie lumineux et un sens profond, deux qualites dont la nature n'a pas ete prodigue envers M. de Sau- vigny. II pent etre sur qu'on ne le confondra jamais ni avec £sope le Phrygien, ni avec Sadi le Persan, ni avec FafTranchi Phfedre, ni avec le Champenois La Fontaine, ni avec le Saxon Gellert, ni avec le Breton Gay, ni avec aucun autre fabuliste estime.

45 avril 1764.

J'ai laisse, il y a quelques mois, mon poete de Champagne et mon philosophe assez mecontents Tun de Tautre ^ : le premier

1. Feutry avait dejS, public, entre autres ouvrages, deux poemes intitules I'un le Temple de la Mort, I'autre les Tomheaux. (T.)

2. /.-/. Rousseau, citoyen de Geneve, a Jean-Frangois de Montillet, archev4que et seigneur d'Auch; dat6 de Neufchatel le 15 mars 1764, iii-12. L'auteur de cet (5crit est un avocat de Toulouse, Pierre-Firmin La Croix. Voltaire r^pondit aussi h V Instruction du pr61at par une courte Lettre pastorale qui se trouve parmi ses FacUies. (T.)

3. Voir pr6c6deinment, page 434 et suivantes.

AVRIL 1764. 483

ne pouvant concevoir cette aversion que I'autre avait pour les odes, et celui-ci plus que jamais determine k ne point accorder son suffrage k la m^diocrite en fait de po^sie. Comme ils s'etaient promis de , se revoir malgr6 le peu d'idees communes qu'il y avait entre eux, je les retrouvai toujours ensemble, agitant de nouveau quelques questions relatives a I'art des poetes; le philosophe conservant toujours son gout severe, et donnant de frequents sujets de. scan dale au poete de Champagne,

Gelui-ci s'etait d'abord fait fort de faire un poeme epique sans autre secours que celui de la Poitique de M. Marmontel; sur quoi le philosophe nia qu'il y eut d'autres poemes epiques que ceux du bon Homere. II ne lui fut pas difficile de prouver que les poemes latins et les poemes de toutes les nations modernes 6taient servilement caiques sur ceux du pere de la po6sie ; il pretendait que rjSneide n'etait qu'une imitation de Vlliade et de VOdyssSe, et que la Henriade etait une copie encore plus servile de V^ndide, Gela ne I'empechait point d*ap- peler Yirgile divin, a cause du charme inexprimable de sa poesie, et de regarder M. de Voltaire comme le poete le plus s6duisant de la France*, mais il croyait que, pour faire un poeme epique qui meritat I'epithete d* original, il faudrait commencer par creer un systtoe merveilleux different de celui d'Homere, et que les etres allegoriques que les modernes avaient m^les dans leurs compositions etaient de tons les etres merveilleux les plus froids et les plus insupportables. II convenait que le systeme de la magie et de sorcellerie employe par le Tasse et TArioste 6tait r^ellement different de celui d'Homere ; que le merveilleux de Milton ^tait aussi d'un autre genre ; il accordait par conse- quent aux Italiens et aux Anglais les deux seuls poemes epiques qui eussent paru depuis Homere. II regardait surtout I'Arioste comme le p^re de ces poemes heroi'-comiques qui ont 6te imites depuis avec tant de succfes par les poetes de sa nation et des autres nations de I'Europe, et qui sont d'un gout d'autant plus precieux que rien n'est plus conforme a 1' esprit philosophique que de traiter en plaisantant les passions et les grands inter^ts qui agitent les h^ros, et dont depend souvent la destinee des peuples ; mais, k ces trois poetes pres, il refusait les honneurs de I'invention k tous les autres. Ces assertions g^nerales ame- nerent quelques details, et comme le poete de Champagne vlt

USk CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.

qu'Homere occupait dans la tete du philosophe la premiere place, il se mit a I'attaquer avec les armes de M. Marmontel.

LE POETE. Je regarde avec vous la priere de Priam a Achille pour obtenir le corps de son fils immole aux manes de Patrocle comme un morceau sublime ; mais voyons si vous trouverez la conduite d' Achille digne d'un heros. II s'emeut, il se laisse fie- chir, il invite Priam a prendre du repos. « Fils de Jupiter, lui repond ce pere malheureux , ne me forcez point a m'asseoir tandis que mon clier Hector est etendu sur la terre sans sepul- ture. )) Qui croirait qu'a ces mots Achille redevient furieux ?

LE PHILOSOPHE. Moi, qui sens que ce tableau pathetique doit lui re tracer celui de Patrocle eprouvant un sort semblable...

LE POETE. A la bonne heure ; mais enfm il s'apaise de nou- veau, et il consent de rendre le corps d'Hector. Alors il se met a Jeter de grands cris, et il dit : « Mon cher Patrocle, ne sois pas irrite contre moi... » Ce retour est encore fort beau ; mais voyons ce qu'il ajoute : « Mon cher Patrocle, ne sois pas irrit6 contre moi si Ton te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j'ai rendu le corps d'Hector a son pere; car... » (on s' at- tend qu'il va dire : « je n'ai pu resister aux larmes de ce pfere infortun^ » ; mais point du tout)... « car, dit-il, il m'a apporte une rancon digne de moi. » Quelle disparate ! quelle chute ! Convenez que c'est bien gater un si beau commencement.

LE PHILOSOPHE. G'ost de quoi je ne suis pas encore decide de convenir. Je mesouviens bien d'avoir lu cette remarque mot pour mot dans la PoHique de M. Marmontel ; mais je voudrais qu'elle ne fut ni de vous ni de lui. Ne voyez-vous pas qu'en faisant dire a Achille : u car je n'ai pu resister aux larmes de ce vieillard », vous lui faites dire une chose commune et tri- viale, et que ce qui donne de la couleur au discours d' Achille, c'est ce qu'Homfere lui fait dire : « car il m'a apporte une ran- con digne de moi » ? Pourquoi voulez-vous qu Achille se laisse flechir par les larmes d'un ennemi dont la querelle a entraine la perte de ce Patrocle si tendrement aime, si douloureusement regrette? Mais il n'a rien a opposer a la rancon, et il se soumet aux lois de I'usage. Or cet usage prouve des moeurs extreme- ment simples, et la simplicite des moeurs antiques est un des grands charmes de Vlliade,

AVRIL 1764. 485

LE poiiTE. Je ne Taurais pas pense.

LE PHiLosoPHE. Soycz cependant persuade que si vous otez k un poeme ses moeurs, vous lui otez toute sa force et toute sa couleur. Ce sont les prejug^s et les moeurs qui en resultent qui rendent un poeme precieux aux yeux d'un homme de gout. Si i^ous ne savez peindre qu'avec ces traits g^neraux qui convien- nent aux hommes de tous les climats, de toutes les nations, de tons les ages, vous n'attacherez ni ne toucherez jamais dura- blement. Pourquoi Priam est-il si pathetique ? Ge n*est pas parce que c'est un pere qui pleure la mort de son fils, sans quoi le mar^chal de Belle-Isle, recevant la nouvelle de la mort ducomte deGisors, seraitaussi touchant que Priam. Ce qui rend celui-ci pathetique, c*est le soin qu'il met a remplir un devoir repute sacre, celui de donner la sepulture k son fils. Ge devoir si saint est pourtant fonde sur un prejuge que vous et moi ne respectons gu^re : car qu'importe qu'un cadavre soit mang6 par les oiseaux de proie ou par les vers de terre ? Pourquoi done sommes-nous si attendris par la priere de Priam? C'est qu'il n*y a que les prejug6s de touchant en poesie ; c'est que celui-ci suppose des moeurs bien simples et bien pures, qu'il est fonde sur une infinite de vertus et de qualites honnetes et sociales ; et lorsqu'il met un vieillard, venerable par son age et par son rang, dans la necessite de tomber aux pieds du vainqueur et du meurtrier de son fils, il produit un tableau qui dechire.

LE POETE. Voila, je I'avoue, des reflexions qui ne me sont pas venues dans la tete ; mais enfin nos Frangais ont r^ussi sans s'embarrasser de cette partie des moeurs.

LE PHILOSOPHE. Et voila mon grand grief centre eux. Pour- quoi oter k une pierre precieuse ce qui la distingue et lui donne son caractere ? Je ne sais si c'est la faute de la poesie ou du genie des Francais ; mais, dans nos poemes, la monotonie des moeurs me parait encore plus grande que celle des vers. Gon- venez que dans Racine et Voltaire, Achille et Henri IV, Orosmane et le due de Foix, Burrhus et Lisois, sont le meme personnage sous une denomination et dans une situation dilF^rentes.

LE POETE. Vous croyez done que tous nos poetes n'ont qu'un seul et meme patron sur lequel ils decoupent tous leurs personnages ?

LE PHILOSOPHE. Precisemeut. lis ont des traits generaux

Zj86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

pour peindre un jeune heros bouillant et superbe, plein de feu et de gen^rosite; ils en ont pour peindre un vieillard, un tyran, une m^re tendre, une amante passionn^e ; mais dans tout cela, rien de national, rien qui rappelle les moeurs et le siecle, rien qui justifie le nom du personnage etqui lui donne de la physio- nomie et de la verite.

LE POETE. Yos observations me donnent a penser, Je com- mence k croire que la Poetique de M. Marmontel ne suffit pas pour faire un beau poeme epique, et je vais me mettre a etudier Horace.

LE PHiLosoPHE. Et SI vous m'eu croyez, vous conseillerez Tetude des anciens a tons vos confreres.

LE POETE. J'ai deja un P. Sanadon; j'acheterai encore Vahhi Batteux,,,

LE PHILOSOPHE. Fort bicu. Pour les jeter sans doute au feu ensemble ?

LE POETE. Comment ?

LE PHILOSOPHE. Vous ue sauriez mieux commencer 1' etude

d'Horace qu'en brulant ses commentateurs et ses traducteurs.

LE POETE. Mais, monsieur, pensez-vous que M. I'abbe Bat-

teux a et6 mis expr^s de TAcademie francaise a cause de son

elegante traduction d'Horace ?

LE PHILOSOPHE. Si cela est, Piron, qui a dit que messieurs les Quarante ont de 1' esprit comme quatre, pouvait ajouter qu'ils ont tons autant de lettres que d'esprit.

LE poiiTE. Vous ne pensez done pas que la traduction de M. I'abbe Balteux soit bonne ?

LE PHILOSOPHE. Je peuse que si le Parlement avait lemoindre gout, la cour, suffisamment garnie de pairs, aurait fait bruler au bas du grand escalier la traduction de I'abbe Batteux et celle du P. Sanadon, en reparation de toutes les sottises qu'ils font dire k Horace, et je crois encore que de tels arrets feraient plus d'honneur en Europe au Parlement de Paris que ses beaux arrets sur le fait de I'inoculation et les beaux r^quisitoires de M. Omer Joly de Fleury.

LE POETE. Ge grand magistrat n'entend pas peut-etre le la- tin aussi bien que I'art de soutirer le venin d'une proposition m6taphysique ?

LE PHILOSOPHE. Je m'eu doute; mais en attendant qu'il Tap-

AVRIL 1764. 487

prenne, voulez-vous que je vous donne un ouvrage tout neuf a faire ?

LE POETE. Voyons.

LE PHiLosoPHE. Ouvrage d'une esp^ce singuli^re?

LE POETE. Voyons, voyons.

Le PHILOSOPHE. Ce serait de faire la liste de tous les ou- vrages de poesie que les fausses interpretations d'Horace ont fait faire.

LE POETE. Je ne vous en tends pas.

LE PHILOSOPHE. line foule de commentateurs et de traduc- teurs ont interpret6 Horace comme ils ont pu ; ils lui ont fait dire des sottises auxquelles ce charmant poete n'a de sa vie pense. Ces sottises ne sont pas moins devenues des lois fondamen- tales de Fart poetique, qu'on ne cite jamais sans les appuyer de Tautorite d'Horace. Nos meilleurs poetes n'ont pas manque de respecter religieusement cette autorite, et de se conformer dans leurs ouvrages a ces pretendus oracles.

LE POETE. Je commence a saisir votre id6e.

LE PHILOSOPHE. Par exemple, Horace, au dire de tous ses interpretes, n*a-t-il pas expressement defendu de mettre en- semble plus de trois acteurs a la fois sur la scene ?

LE POETE. Aussi lo dit-il : Ne quarta loqui persona laboret. Qui ne veut point souffrir un quatrieme acteur parlant sur la sc6ne, n'en permet que trois.

LE PHILOSOPHE. Et ou consequeuce, tous nos poetes ont cher- cli6 a observer cette r^gle.

LE POETE. Autant du moins qu il leur a 6te possible.

LE PHILOSOPHE. Maispourquoi les poetes dramatiques d'Ath^nes et de Rome ont-ils si peu respects la r^gle d'Horace?

LE POETE. G'est la une difficulte. En effet, dans Terence, il y a souvent plus de trois acteurs qui parlent.

LE PHILOSOPHE. G'cst quo VOUS verrcz qu'Euripide et Te- rence n*avaient pas lu VArt poetique d'Horace ; mais, pour parler plus s6rieusement, ne croyez-vous pas que si Horace avait voulu prescrire une loi qui n'avait 6te observee par aucun poete, ni grec, ni latin, il aurait dit les motifs qui I'y auraient determine?

LE POETE. Cela me parait vraisemblable.

LE PHILOSOPHE. Eh bien, ce doute n'est venu dans la t^te

hSS CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

d'aucun interpr^te; mais si, avant de commenter ou de traduire, ils s'etaient donne la peine d'apprendre le latin, lis auraient vu que persona signifie role, et que quand Horace recommande ne quarta loqui persona laboret, cela veut dire qu'il ne faut pas qu'il y ait plus de trois grands roles dans une pi^ce, et que le quatritoe doit etre moins considerable que les trois premiers : maxime tres-sensee et fondee sur les premiers principes de I'or- donnance tant poetique que pittoresque.

LE POETE. J'avoue que je n'avais pas compris le pr6cepte d'Horace autrement que ses interpretes.

LE PHiLOSOPHE. Voulez-vous uu exemplc plus frappant? Rap- pelez-vous toutes les belles dissertations qu'on a faites en France, plus qu'ailleurs, sur ce qu'il ne faut pas ensanglanter la sc^ne. Nos plus grands poetes et les plus mauvais ont egale- ment respecte cette loi, et tons nos faiseurs de poetiques I'ont soigneusement inculquee aux auteurs dramatiques. Tous se sont etayes de I'autorite d'Horace, qui dit :

Nee pueros coram populo Medea trucidet ; Aut huiriana palam coquat exta nefarius Atreus.

LE poiiTE. Eh bien, le precepte d'Horace est precis. H ne veut pas que Med^e tue ses enfants devant le spectateur, ni qu'Atree fasse cuire les entrailles des enfants de son fr^re sur la scfene.

LE PHILOSOPHE. II He veut pas non plus que Progne soit changee en hirondelle sur le theatre, ni Cadmus en serpent. G'est le vers qui suit :

Aut in avem Progne vertatur, Cadmus in anguem.

et savez-vous pourquoi il ne veut pas tout cela ? II le dit lui-meme :

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

u Tout ce qu'on me montrera ainsi, je le hais, parce que je ne pourrai le croire. » Or je vous demande ce que cela a de commun avec notre maxime de ne pas ensanglanter la sc^ne, et

AVRIL 176^. ^89

s'il faut autre chose que le bon sens pour voir qu'Horace n'y a jamais pense, et qu'il ne defend dans ces quatre vers que la representation des choseS merveilleuses ? Et pourquoi la defend- il ? G'est qu'elles ne peuvent jamais ^tre ex6cutees sur le theatre d'une mani^re vraisemblable ; c* est qu'il faudra substi- tuer aux enfants de Medee des enfants de carton, et le coup de poignard qu'ils recevront, au lieu d'effrayer, ferarire.

LE PoiixE. En ce cas-la, Horace n'aurait gu^re approuve notre opera, ou toutes les metamorphoses decrites par Ovide s'executent sous les yeux du spectateur, d'une maniere a la ve- rite peu heureuse.

LE PHiLOSOPHE. Soyez bien sur que ni Horace, ni aucun homme de gout, ne mettra jamais les pieds a votre Opera de Paris.

LE POETE. Je conviens que votre maniere d'expliquer le pas- sage d'Horace me parait precise, claire et inattaquable.

LE PHILOSOPHE. Voyez cependant combien cette maxime de ne pas ensanglanter la scene a fait faire a nos poetes dechoses pueriles, combien elle en a fait gater de belles !

LE Poi^TE. Je comprends qu'on ferait un livre assez curieux en rechercbant tons les ouvrages de theatre sur lesquels ces pr^tendues lois d'Horace ont influe.

LE PHILOSOPHE. Si vous lo faites jamais, vous n'oublierez pas d' observer qu'on fait precher a Horace cette belle maxime de ne pas ensanglanter la sc^ne, a Rome ou il n'y avait pas un citoyen qui, dans les fetes publiques, n'eut assiste aux combats des gladiateurs, et n'eut vu mourir reellement. De tels specta- teurs devaient assurement avoir une grande horreur pour les representations sanglantes !

LE POETE. Je sens, monsieur, que votre commerce pent etre infmiment utile a un jeune homme qui se destine aux belles- lettres, et si vous y consentez, je le mettrai a profit avant de recommencer la lecture de la Po^tique de M. Marmontel.

LE PHILOSOPHE. Et plus VOUS reflechircz, plus vous serez convaincu que si le genie est rare, le bon gout et la veritable critique ne le sont pas moins.

Mhiioires pour la vie de Francois Petrarque, tiris de ses OEuvres et des auteurs contemporains , avec des notes et dis-

490 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

sertationsj et les piices justificatives, 4 volumes in-A" ^ ; voila le titre d'un ouvrage dont il ne parait encore que le premier vo- lume. Quoique tout ce qui concerne un poete aussi illustre que Petrarque soit digne de la curiosite de ceux qui aiment les lettres, c'est pourtant une terrible entreprise de lire quatre gros volumes in--/i°, seulement pour connaitre Petrarque. Ma foi, il vaut mieux faire un choix de ses sonnets, et les lire et relire sans cesse ; cela est plus doux et plus agreable.

II parait un Essai de la navigation lorraine ^ , ou Ton propose de joindre la Moselle h. la Meuse. L'auteur, M. de Bilistein, a deja fait un Essai politique sur les duches de Lor- raine et deBar^, Dans celui dont nous parlous, il ne s'agit pas de moins que de faire une jonction entre la Mediterranee et rOc^an, tout a travers leroyaume de France, et d'etablir ensuite une communication entre ces deux mers et la mer Noire, par la Lorraine, TAlsace, la Souabe, la Bavi^re et les ^tats de la maison d'Autriche. Voila un furieux remuement de terre ; le tout pour faire gagner quelques ecus a M. de Bilistein de sa brochure ; mais il est reste en beau chemin au milieu de la mer Noire. II devait s'associer aux travaux de Pierre le Grand ; joindre, par le milieu de I'empire de Russie, la mer Noire a la Baltique, et par la regagner I'hopital de Paris, par la Manche, en remontant la Seine.

On vient de publier en trois volumes une Histoire dii minister e du chevalier Robert Walpole, ministre d'Angleterre et depuis comte d* Oxford^ tiree de I'anglais ^ On voit dans cette histoire les plus grands 6venements de I'Europe pendant trente ans de suite, comme le traite de Hanovre, le traite de Vienne, le traits de Seville, les congrfes de Gambrai et de Sois- sons, les guerres de 1733 et de 1739, sans que M. Walpole paraisse agir en Europe. II n'agit ou plutot il n'6crit et ne parle que dans I'interieur de son pays, mais ordinairement avec plus d'abondance que de solidite. En general, les 6crivains politiques d'Angleterre ont le defaut de consul ter moins ce qui est vrai et

1. (Par I'abbe de Sade.) L'ouvrage complet ne forma que 3 volumes, ce qui est certes encore fort honnfite. (T.)

2. 1764, in-12.

3. 1763, in-12.

4. ( Par Dupuy-Deraportes.)

MAI 176^. 491

intoessant pour la nation que ce qui convient au parti auquel ils sont d^voues. Except^ quelques controverses et quelques morceaux de bonne main faits par des liommes d'fitat, on ne voit dans I'ouvrage dont nous parlous que ce qui se trouve partout, et le tout est assez mal arrange.

V Elite des podsies fugitives est une nouvelle compila- tion, en trois volumes, de plusieurs morceaux de poesie qu'on trouve epars dans les portefeuilles des curieux ou qui ont dej^ ete imprimes dans d'autres compilations*. Quoi qu'en dise I'editeur, que je n'ai pas I'honneur de connaitre, cette nouvelle rapsodie est faite avec tout aussi peu de soin et de gout que Y Esprit des meilleurs poetes, le Plus Joli des recueils, et tant d'autres dont on nous a affubles depuis quelques annees.

On vient de nous envoyer de Berne I'ann^e 1763 des Mimoires et Observations de la Societe economique de Berney en quatre volumes. Entre cette enorme multitude de societes d'agriculture qui se sont formees depuis quelque temps en France et dans les pays etrangers, celle de Berne passe pour une des plus utiles. Elle compte parmi ses membres quelques hommes illustres ; mais je suis bien 61oigne de penser que les recueils, les memoires, les observations de toutes ces societes puissent jamais avancer I'agriculture de quelque pays que ce soit.

MAI

1" mai 17(

La Gomedie-Francaise a fait Touverture de son theatre par une pifece intitulee la Jeune Indienne, comedie nouvelle en vers et en un acte, par M. de Chamfort, jeune auteur qui debute dans la carri^re dramatique, et qui, a ce qu'on assure, prepare

1. Ce recueil, qui parut annuellement jusqu'en 1769, forme cinq volumes, dont les trois premiers ont (5te compiles par Blin de Sainmore, et les deux autres par Luneau de Boisjermain.

Z|92 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

une tragedie de Polyxene^. Voila encore un ouvrage dont I'his- toire d'Inkle et d'Yarico, inseree dans le Spectateur et imitee depuis peu par M. Dorat dans sa Lettre de ZHla^ a donn6 la premiere idee; mais, comme je crois Tavoir deja remarque, cette histoire, dansl'anglais, est d'une morale profonde, quoique triste et alTligeante pour I'espece humaine, et, dans les imitations francaises, ce n'estplus rien. La piece de M. de Ghamfort est un ouvrage d'enfant dans lequel il y a de la facilite et du senti- ment, ce qui fait concevoir quelque esperance del'auteur ; mais voila tout. Quoique ces sortes de romans, que nous avons vus dans ces derniers temps s'etablir sur notre theatre, ne soient pas la veritable comedie, il faut pourtant du genie pour les traiter avec succ^s. II en faut pour faire parler une jeune sau- vage a laquelle on suppose une ignorance complete de nos moeurs et de nos usages, sans quoi cette situation devient fausse, insipide et plate. Betty ne comprend rien a nos usages les plus simples; cependant depuis trois ou quatre ans que Belton a passes avec elle, est-il naturel de supposer qu'il ne lui ait jamais rien appris, rien explique de nos moeurs ? Suppo- sons-le, si I'auteur I'exige ; mais cette meme Betty parle de flamme sincere, entend ce que c*est que les noeuds eternels de I'hymenee, et tout ce jargon qu'un homme de gout ne voudra jamais entendre dans la comedie : voila ce qui est intolerable. II est evident que cette pi^ce ne devait pas etre 6crite en vers ; que la jeune sauvage ne saurait parler un langage si maniere, et que pour meriter des suffrages permanents, elle ne pourra dire un mot qui ne soit un trait de g^nie. Le role du quaker est trfes-bien imaging, et oppose avec esprit a celui de la petite sauvage ; il pouvait etre tr^s-piquant, et ne Test point, parce que la force manque encore partout h. I'enfant qui nous a donne cette pi^ce. Les quakers tutoient tout le monde ; mais ils n' exi- gent pas qu'on les tutoie; ils laissent a chacun ses usages, et se contentent de trouver ridicule celui de parler a une seule personne comme a plusieurs. Cependant toute la quakrerie de Mowbray consiste k se formaliser de ces miseres, comme s'il etait quaker pour la premiere fois de sa vie au commencement

1. La Jeune Indienne fut representee pour la premiere fois le 30 avril 1764. Quant au projet que Grimm suppose h. Ghamfort, il ne reQUt pas d'ex6cution . Mustapha et Zeangir est la scule production tragique de cet auteur. (T.)

MAI 176fi. m

de la pi^ce. La m^me faiblesse et le defaut d'invention se remar- quent dans les moyens que Tauteur a employes.

Mon fils, ne sois jamais surpris de la vertu

est le plus beau trait de la pi6ce, et, bien place, il pouvait faire un grand effet ; mais la grande surprise de Belton qui I'occasionne n'est gufere fondee. Le service que son p^re rend a Mowbray dans une situation critique ne merite pas de grandes exclama- tions; rien n'est plus commun que devoir d'honnetes negociants se secourir mutuellement de leur argent et de leur credit dans un malheur imprevu, et si Belton a assez peu d'exp^rience pour s*en etonner, Mowbray ne doit pas lui r6pondre par un trait de morale ; mais il doit lui dire au contraire : « Eh ! de quoi t'etonnes-tu ? Est-ce qu'en pareille rencontre je n'aurais pas fait la meme chose? » Au reste, il eut ete ais6 de faire de cette petite comedie, faible et informe, une piece beaucoup plus grande. Avec un peu de fecondite dans la tete, le poete aurait developpe sa fable ; il pouvait faire paraitre le p^re de Belton et Arabelle, la fille du quaker ; il pouvait donner a chacun de ces personnages un caract^re et des moeurs qui eussent servi k intriguer sa pi^ce fortement, et a donner au role de la petite sauvage et aux aatres beaucoup de vigueur et une couleur forte et vraie ; mais ce n*est pas la Touvrage d'un enfant de vingt ans. Dans douze ou quinze ans, nous verrons ce que M. de Chamfort saura faire. Cette piece a 6te recue avec I'indulgence que la jeunesse de I'auteur merite. M"- Doligny a joue le role de la jeune Indienne avec une monotonie de voix et de geste insupportable. G'est qu'a I'age de quinze ans il est difficile de sentir les finesses du role d'une petite sauvage de quinze ans, surtout quand ce role est souvent faux ou insipide. C'etait la le cas de se faire donner des lecons pour faire valoir un role mal fait, au moins par une declamation variee. Cette jeune actrice etait d'ailleurs bien ridiculement paree pour son role, sous la peau de taffetas tigr6e qu'elle avait mise pour enseigne de sa sauvagerie.

Vous lirez avec plaisir une Vie de Michel de UHopitaly chancelier de France, qui vient de paraitre en un volume in-12. L'auteur de cet ouvrage est M. de Pouilly, jeune homme de

li^k CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Reims, qui a achete Tannee derni^re la charge de lieutenant- general de cette ville, ce qui est autre chose qu'un lieutenant- general des armees du roi*. Feu son p^re, qui possedait la meme charge de robe, s'etait fait connaitre jadis par un livre intitule la TMorie des sentiments agr^ables^; cet ouvrage, qui eut de la vogue en son temps, comme beaucoup d'autres ou- vrages mediocres, est tombedepuis dans I'oubli. L'oncle de notre jeune magistrat, M. de Champeaux, homme plein d'emphase, a pass6 une partie de la derni^re guerre aupres du due de Mecklembourg, en qualite de'consolateur; mais nous aimons mieux son autre oncle, M. de Burigny, de I'Academie des inscriptions et belles-lettres, qui a fait une Vie d'Erasme, de Grotiusy de Bossuet, et beaucoup d'autres ouvrages lourds et difFus, mais qui est d*ailleurs un excellent et digne homme. Michel de L'Hopital, dont M. de Pouilly vient d'ecrire la Vie, chancelier de France sous Fadministration de la reine Catherine de Medicis, d'execrable m^moire, etait un de ces hommes d'Etat eciair6s et int^gres que, malheureusement pour les peu- ples, on ne trouve que rarement dans Fhistoire a la tete des affaires. Son g6nie sage et ferme ne put vaincre celui de son siecle, qui etait port6 aux crimes et aux horreurs du fanatisme ; sa retraite fut comme le signal de Faffreuse journee de la Saint- Barthelemy, et il ne survecut que peu de temps k cette horrible epoque. On ferait, a Fimitation de Plutarque, un beau parallele entre le chancelier de L'Hopital et le chancelier d'Aguesseau, qui a joui d'une si grande reputation de nos jours. On verrait dans le premier un philosophe et un homme d'etat, et dans le second un legiste peu eclaire, mais ayant dans sa tete tout le fatras de nos lois et ordonnances, merite subalterne d'un com- mis et qui ne suffira jamais a la reputation solide d'un grand homme. Lorsqu'on proposa dans le conseil Fabolition du droit d'aubaine, d'Aguesseau s'y opposa parce que ce droit barbare et nuisible a la France 6tait, disait-il, le plus ancien de la cou-

1. L^vesque de Pouilly, fils, associ6 libre de TAcademie des inscriptions^et belles-lettres, n6 en 1734, mort en 1820. (T.)

2. Get ouvrage de Pouilly, p§re du precedent (membre de I'Academie des in- scriptions, n€ en 1691, mort en 1750), avait d'abord paru en 1743 sous le titre de Reflexions sur les sentiments agreables. Le public le jugea plus favorablement que Grimm, car en 1774 il comptait cinq editions. (T.)

MAI 176/1. 495

ronne ; L'Hopital, dans des temps moins heureux, suivit d'autres principes, et c'est un assez beau contraste que le rfegne fatal de Charles IX soit I'^poque des lois les plus sages du royaume. L'Academie francaise, avant d'ordonner I'^loge du chancelier d'Aguesseau, aurait done mieux fait de proposer celui du chancelier de L'Hopital. Vous remarquerez, au reste, dans I'ou- vrage de M. de Pouilly, la mani^re vigoureuse et ferme dont L'Hopital parlait aux parlements, et cette lecture vous confirmera encore dans I'id^e que ces augustes corps ont pen connu dans tous les temps 1' esprit public et patriotique, qui ne pent exister sans beaucoup de lumi^res ; c'est elle qui distingue le patriote du factieux. S'il eut et6 permis aux jesuites d'opposer assertions sur assertions, ils en auraient pu ramasserde fort 6tranges dans le code des remontrances.

M. Guillard de Beaurieu a donne, sur la fin de I'ann^e pas- see, un ouvrage sur 1' education, intitule V£Uve de la nature, et cet ouvrage, qui est deja oublie, a ete precede d'un Cours dliistoire ^ en deux volumes, qui a vraisemblablement sa com- modite puisqu'on en a fait une seconde edition. Ge m^me auteur vient de publier un Ahrege de Vhistoire des imectesj deux volumes in-12, a I'usage de la jeunesse. Je. pense qu'une grande partie de I'^ducation des jeunes gens devrait etre consacree a 1' etude de la nature, et de son histoire, et des arts mecaniques. Cette etude, si analogue h la curiosity du pre- mier age, nous procurerait mille connaissances utiles pour le reste de la vie; mais je me garderais bien de mettre entre les mains de mes enfants cette Histoire des insectes ou d'autres livres semblables, parce que je ne les crois propres qu'a gater le gout de la jeunesse par cette fausse et insipide poesie et les pauvretes morales dont I'auteur a cru embellir son sujet. On pretend qu'il faut faire I'enfant avec les enfants, et moi je pense que, puisqu'ils doivent devenir hommes, on ne saurait faire trop tot I'homme avec eux.

J'ai tres-mauvaise opinion d'une nouvelle traduction qu'on vient de publier du traits de Ciceron sur VAmitU, et qui est dedi6e a la femme du lieutenant de police, par un homme qui paratt plus propre a porter la livr^e de M""^ de Sar-

1. Grimm a d6ja parlc de ces deux ouvrages pr6c6demment, p. 383 et 417. (T.)

m CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

tine qu'a traduire Ciceroni En general, les traducteurs des anciens meritent en France plus qu'ailleurs le reproche de n' avoir pas entendu leur original. II est honteux et incroyable a quel point I'etude des anciens est negligee. II pent etre permis aux femmes et aux gens du monde de prendre le dialogue que Ciceron a ecrit De Amicitia pour un traite surl'amitie ; mais les gens de lettres ici n'en savent guere davantage, et cela n'est pas pardonnable. Amicitia, du temps de Ciceron, ne signifiait pas tant amitie que parti. Qucerere amicitias veut dire chercher a se Jeter dans un parti. Voila pourquoi Horace dit que c'est la I'occupation de I'age qui suit la jeunesse, parce que c'est I'age de I'ambition; et que, dans les r6publiques, I'ambition regarde avec raison I'appui d'un parti puissant comme essentiel a ses vues. II est impossible d' entendre le premier mot du traite de Ciceron, quand on ne sait pas cela. Ce grand homme ecrivait en homme d'Etat pour d^velopper les meilleurs principes de con- duite dans la republique, et non en professeur de college pour debiter des lieux communs sur I'amitie.

Je ne sais quel est I'impie qui a ose porter la fureur d'abreger, qui regne aujourd'hui parmi nous, jusqu'a faire un Ahrdg^des Hommes illustres de Plutarque, enrichi de reflexions politiques et morales, en quatre volumes in-12^ II a songe, dit-il, qu'Amyot etait si vieux qu'il en devenait degoutant; mais n'avons-nous pas la froide traduction de Dacier pour ceux que le vieux langage pent empecher de lire la traduction pleine de chaleur d'Amyot? II assure encore qu'il a abrege ces Vies autant qu'il lui a ete possible. Ah! le malheureuxl C'est un sacrilege qui a ose porter la main sur un des plus beaux pre- sents que I'antiquite ait faits aux ames honnetes et sensibles ; son nom doit etre en horreur k tous les gens de gout.

On vient de traduire de I'allemand une nouvelle Descrip- tion jjhysique, historique, civile et politique de rislande, par M. Horrebows, qui y a ete envoye^par le roi de Danemark, deux

1. Traduction du traiU de V Amitie, de Ciceron^ dediee h. M'^^de Sartine par lesieur L*** (Langlade), Paris, 1764, in-12. (T.)

2. L'abreviateur de Plutarque, cet impie, comme I'appelle Grimm, est le presi- dent de Lavie, qui, en publiant I'ouvrage de sa fagon intitule Des Corps politiques, en deux, puis en trois volumes in-12, ne se flattait de rien moins que de faire tom- ber VEsprit des lois. (B.) Voir page 458.

MAI 17 6Z|. 497

volumes in-12*. M. Horrebows a eu pour principal objet de refuter les notions peu exactes qu'un Hambourgeois, nomme M. Anderson, a donnees de cette ile dans une Histoire publiee 11 y a quelques ann6es. Ceux qui ont eu occasion d'etudier et de connaitre les habitants de cette ile font un si grand eloge de la finesse et de la subtilite de leur esprit, de leur gout naturel pour les beaux-arts et principalement pour la poesie, de la bonte de leur caract^re, de la douceur de leurs moeurs, que cela donne envie d'aller finir ses jours en Islande. Si ces faits etaient bien constates, ils porteraient un grand coup k la theorie du president de Montesquieu sur I'influence du climat, surle carac- t^re et les moeurs des peuples. Ge n'est pas que cette influence soit douteuse, mais elle est trop compliquee pour que nous puissions jamais nous flatter de la bien developper. La nuance la plus delicate dans les moeurs d'une nation est sans doute le resultat d'une ou de plusieurs causes physiques et n^cessaires ; mais ces causes sent en si grand nombre, leur maniere d'agir est souvent si secrete, leur concours si incertain, et, s'il est permis de parler ainsi, la dose respective de differentes causes pour la production de tel eflet est encore si peu fixee, qu'il ne faut pas esperer que nous puissions jamais connaitre avec quelque certitude Taction de ces causes et leurs difl'erents resul- tats. II y a sans doute de bonnes raisons pour que les habi- tants de I'l si ande soient si spirituels et si aimables; quoique, suivant la theorie de M. de Montesquieu, ils doivent 6tre tout autre chose, et qu'en eflet leurs voisins, les Lapons, ne leur ressemblent gufere. II y a cette difl'^rence entre les precedes de la nature et de la philosophie, que Tune emploie le concours de cinquante causes pour produire un seul eflet, et que I'autre veut toujours deduire cinquante eff'ets d'une seule cause. De quelque c6t6 que nous portions nos regards, nous trouvons partout les preuves de notre faiblesse et de notre enfance.

M™^ Guibert, qui a juge a propos de nous faire present de son recueil de Poesies et OEuvres diverscs^, ne courra pas le risque de devenir classique. On trouve dans ce recueil toutes les productions de la famille Guibert, depuis M'"' Gui-

1. Les traducteurs sont Rousselot de Surgy et Meslin. (T.)

2. 17G4, in-8°.

v. ' 32

498 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

bert la mere jusqu*a M. Guibert le fils, age de neuf ans K II serait difficile d'amasser en deux cents pages plus de plati- tudes.

M. de Poinsinet de Sivry a recueilli ses ouvrages poe- tiques en un volume intitule Theatre et OEuvres diverses de M. Sivry ^. Ge volume contient, outre quelques morceaux abso- lument ignores, une tragedie de Briseis, qui a eu quelques representations, une tragedie dJAjax et une comedie d'Agla^y qui sont lourdement tombees sur le theatre de la Gomedie- Francaise^. L'auteur ne nous cache pas, dans ses prefaces, qu'il a la meilleure opinion du monde de ses ouvrages, et qu'il se regardecomme un homme necessaire a la France pour le main- tien du bon gout. On ne pent pas dire que M. Poinsinet de Sivry soit le seul de son avis, car son beau-frere Palissot assure, dans la Dunciade, qu'apr^s lui et M. de Voltaire, il ne connait guere de plus grand homme que ce M. Poinsinet de Sivry, qu'il ne faut pas confondre avec M. Poinsinet tout court, cousin du grand Poinsinet. Gelui-ci ne tombe qu'^ la Gomedie-Francaise, au lieu que le petit Poinsinet choit aux Italiens, a la Foire, sur les boulevards et partout.

15 mai 1764.

L'^dition des OEuvres de Corneille, avec le commentaire de M. de Voltaire^ entreprise au profit de la petite-ni^ce du pfere de la sc^ne francaise, vient d'etre delivree aux souscripteurs, dont les noms se trouvent imprimes a la suite du dernier vo- lume. On remarque, avec satisfaction, que presque toutes les t^tes couronn^es, et un grand nombre d'autres princes souve- rains de I'Europe, ont contribue par leurs bienfaits au succes de cette entreprise. Ge recueil consiste en douze volumes grand in-8% qui contiennent, outre le theatre complet de Pierre Gor- neille, quelques pieces de son frere Thomas, de Racine et de

1. On y trouve en effet une tragedie en cinq actes, intitul^e la Coquette corri- gee, tragedie contre les femmes, dictee par M. Guibert, age de neuf ans.

2. 1764, in-12.

3. Voir, pour Briseis, tome IV, page 124, et pour Ajax, precedemment, pages 157 et suivantes. Quant h Aglae, comedie en un acte, Grimm n'a point enregistre sa chute.

MAI 1764. m

quelques poetes etrangers, que M. de Voltaire a traduites pour servir d'objet de comparaison a certaines tragedies de Pierre Corneille. La posterity consacrera, avec une sorte d' admiration, la memoire des bienfaits de M. de Voltaire envers le seul rejeton d*uri grand homme. M"^ Corneille, nee dans Tobscurite et dans I'indigence, inconnue a son parent Bernard de Fontenelle, a trouve un second p6re dans M. de Voltaire. Elle lui doit son education et son 6tablissement. D6s le commencement, apres I'avoir retiree chez lui, il I'a mise a I'abri du besoin par une rente viagere de 1,500 livres assise sur sa tete. II I'a ensuite dot^e d'une somme de 20,000 livres, et mariee a un officier de dragons, M. Dupuits, etabli dans le pays de Gex, pres de ses terres. Enfin il s'est assujetti au travail penible, ingrat et subalterne d'un commentateur pour mettre le public k portee de concourir, par ses bienfaits, a Taugmentation de la fortune de sa pupille. M'"« Dupuits a deja touche plus de 50,000 livres du produit de cette souscription. Si M. de Voltaire a compte obtenir de ses contemporains la justice que la posterite lui rendra a cet egard au centuple, il s'est bien trompe. Trop de coeurs sont infectes du poison de Tenvie, et nous ne serons jamais equi tables qu*envers ceux que le temps, ou la distance des lieux, a assez eloign6s de nous pour que nous ne soyons pas blesses de leur superiorite. Que je hais ces ames de boue, remplies d'une basse jalousie, qui s'applaudissent et croient avoir remporte un triomphe lorsqu'elles peuvent attribuer une action genereuse ou honnete a quelque sentiment bas, a quelque vil motif! Eh! la vanite elle-m^me ne cesse-t-elle pas d'etre blamable, ne s'ennoblit-elle pas lorsqu'elle se porte sur des objets louables et qu'elle se borne k nous faire faire des actions grandes et honnetes? Mais rien ne pent desarmer I'envie, et il faut que son souffle impur fletrisse tout ce qu'il peut atteindre jusqu'a ce que la main du temps ait passe sur ce qu'il a terni, et rendu a la vertu et a la verite son eclat nature!. Alors les yeux se dessillent, les esprits fascin6s s'eclipsent ; une nouvelle generation se porte k admirer avec enthousiasme celui qui a ete I'objet de la calomnie et de la persecution; mais il n'est plus, et tandis que sa gloire devient nationale et que la vene- ration publique rend son nom immortel et inattaquable, on ne cesse de tourmenter ceux dont les talents peuvent faire soup-

500 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Conner en eux de pareils droits k la gloire et a rimmortalite. 0 Atheniens, vous n'etes que des enfants; mals vous ^tes quel- quefois de cruels et de sots enfants!... Jamais dechainement n'a ete pareil a celui qu'ont excite les Commentaires de M. de Voltaire sur les tragedies de Pierre Corneille. II n'y a point de caillette, point de plat bel-esprit de quelque coterie bourgeoise qui n'ait p6rore, qui ne se soit fait une affaire personnelle des critiques que le commentateur s'est permises. Les esprits les plus moderes, en convenant de la justesse de presque toutes les observations de M. de Voltaire, ne Ten soupconnent pas moins d'ayoir voulu servir sa vanite et sa jalousie en m^me temps, et abattre la statue du grand Corneille pour elever sur ses debris la sienne. En vain le commentateur r6p6te-t-il fasti- dieusement a chaque page ce qu'il ne devait dire qu*une fois pour toutes, que Corneille 6tait un grand homme, qu'il a tout cree, que ses defauts sont ceux de son si^cle, et que ses beautes sont a lui ; ces 61oges, repetes incessamment, n'ont frappe per- sonne, et un cri terrible s*est eleve sur les critiques. On con- vient de la justesse de ces critiques, et Ton s*en indigne; et ceux memes qui, si Corneille etait vivant parmi nous, recher- cheraient avec acharnement ses defauts et garderaient le silence sur ses beautes, ce sont ceux-la precis6ment qui crient au sacri- lege, parce que le premier homme de la nation a ose critiquer un auteur devenu classique. A qui sera-t-il done permis de dire son sentiment si M. de Voltaire n'a pas acquis ce droit-la? 0 peuple metaphysique et absurde ! si tu veux toujours penetrer dans les replis secrets du coeur de I'homme, s'il faut que tu juges toujours des intentions et des vues cachees de tes maitres, tache du moins de leur supposer une conduite consequente aux vues indignes que tu oses leur preter, et ne leur refuse pas une adresse que la passion donne au plus borne et au plus imbecile d'entre les tiens !

Un jour, M. de Voltaire, jouant dans le salon de Luneville au piquet avec une devote, un orage survint. La devote se mit a fremir, k prier qu'on baissat les jalousies, qu'on fermat les volets, a se signer, et a dire qu'elle tremblait de se trouver en ce moment a c6t6 d'un impie, sur lequel Dieu, dans sa colore, pourrait se venger par la foudre. Voltaire, indigne de cette incartade, se l^ve, et lui dit : « Sachez, madame, que j'ai dit

MAI 176Zj. 501

plus de bien de Dieu dans un seul de mes vers que vous n'en penserez de votre vie. »

Voila la reponse qu'on peut faire a toutes ces caillettes qui se sont lant recriees sur ses Commentaires. Sachez que, malgr^ votre froid enthousiasme pour Pierre Gorneille, son censeur Ta plus dignement loue dans une seule ligne que vous ne ferez jamais avec toutes vos tristes exclamations. Mais il est bien sin- gulier que I'ecrivain le plus s6duisant de la France, le poete que le charme et la grace n'abandonnent jamais, soit blesse de la grossierete, de ce sec et heurte, de ce defaut de puret6 et d'elegance qui choqueront a tout moment I'homme de gout dans la lecture des pieces de Gorneille! Tout homme ^claire dira qu'il y a de grandes beautes dans Gorneille, mais il dira aussi qu'elles sont cachees et eparses dans un fumier immense. M. de Voltaire sera-t-il le seul k qui il ne sera pas perm is de sentir le degout que cette bourre inspire, et suppose que quel- ques-unes de ses observations ne soient pas justes, ne lui par- donnera-t-on pas de s'etre trompe quelquefois? On sait qu'il a ete toute sa vie enthousiaste de cette purete inalterable, de cette elegance tou jours soutenue, qui font le prix des ouvrages du grand Racine ; et comment un esprit aussi delicat pourrait-il se departir de cette sorte de beaute, sans laquelle il n*y a point de veritable poesie? Mais si M. de Voltaire avait voulu suivre les inspirations d'une jalousie basse et deshonnete, bien loin de nous ramener sans cesse h I'admiration de Racine, comme il a fait dans tons ses ouvrages, et nommement dans ses Commen- taires sur Co?vieille, personnne n'avait plus d'interet que lui a nous faire oublier Racine : car voila I'homme dont les ouvrages seront sans cesse compares aux siens, et contre lequel 11 aura a lutter dans tous les siecles. Bien loin done de porter des coups a la reputation de Pierre Gorneille, s'il avait ete capable d'envie elle lui aurait appris que c'est I'homme qu'il faut elever, pre- coniser, mettre au-dessus de tous les autres, parce que son g^nie est trop dissemblable du sien pour avoir a en redouter la rivalite, et que le genre des beautes de Gorneille n'empechera jamais de sentir le merite des beautes de Voltaire, au lieu que la purete, I'elegance, cette beaute douce et majestueuse de Racine, provoquent une admiration et des eloges que M. de Voltaire a cherche toute sa vie a meriter et a partager.

502 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

Je suis persuade que tout homme impartial qui lira sans prevention ces Commentaires sur Corneille trouvera que M. de Voltaire a ete souvent trop indulgent, ou du rnoins tr^s-reserve dans ses critiques, surtout dans les premiers volumes. II est vrai qu*on voit, h mesure qu'il continue son travail, que son degoiit augmente, et que son aversion naturelle pour tout ce qui manque de gout, de verite et de delicatesse, reprend le dessus; mais lorsque I'humeur ie gagne dans cette occupation penible et degoutante, lorsqu'il lui echappe un mot dur ou d^sobligeant, voyez par combien d'eloges il le r^pare, combien il craint d'offenser le public en jugeant trop severement un poete a qui il a donne le surnom de grand! Je ne doute nulle- ment que cette crainte meme, qui transpire dans toutes ses remarques, ne soit la principale cause du d^chainement ridicule qu'elles ont occasionne, et n*ait enhardi la plupart de nos beaux esprits et de nos femmes merveilleuses a insulter au premier homme de la nation, et a oublier le respect que la France doit a celui qui, dans ce siecle ingrat et sterile, soutient presque seul sa gloire et sa reputation en Europe.

Voila des reflexions que j'ai cru devoir a I'apologie de M. de Voltaire. Vous trouverez dans ses Commentaires une foule de remarques negligemment ecrites, faites a la hate, pen appro- fondies, quelquefois peu importantes, d'autres fois susceptibles de plus de lumiere et d'un plus grand developpement; mais je crois qu'aucun esprit equitable n'y trouvera cette envie de deprimer le genie de Corneille, qu'on lui a si indiscretement et si injustement reprochee. Si des esprits cultives et nourris des meilleurs ouvrages de Tantiquite et des nations modernes sont en droit de trouver ces commentaires legers, d'y desirer plus de vues et de profondeur, je crois que, malgre cela, ils resteront desormais inseparables des pieces de Corneille, et qu*apres tout ils seront pour nos jeunes gens la meilleure po^tique qu'ils puissent suivre.

Aprfes cela, si j'avais tente de publier ce que je pense du grand Corneille, il ne tiendrait qu'a moi, je crois, de me faire lapider. Tel est le sort de tons ceux qui ne se laissent pas en- trainer aveuglement par I'opinion du vulgaire, qui osent se hasarder a examiner des decisions consacrees par le temps. Pierre Corneille avaitrecu dela nature du g^nie, de Tel^vation,

MAI 176/j. 503

une t^te grande et forte. Si, avec toutes ces grandes qualites, il se fut trouve dou6 de sentiment, d'une ame tendre, flexible et mobile, c'eut et6 sans doute le poete du g6nie le plus rare qu'il y eut jamais eu. G*est le coeur qui rend veritablement Elo- quent, c'est lui qui, dans les si^cles barbares comme dans les siecles cultives, donne ce caract^re touchant qui rend les poetes immortels. Le coeur de Corneille fut aride; les ressources qu*il n'y trouvait pas, il fallait les chercher dans sa tete, et le raison- nement prit partout la place du sentiment. N6 a Taurore d'un beau jour, il n*eut pas le bonheur de connaitre les vEritables sources du gout; son esprit ne recut pas la culture de nos maitres, les Grecs et les Romains^ et son g^nie ne devint pas un beau genie. Le gout de la litterature espagnole, qui avait infecte une grande partie de I'Europe, acheva de corrompre celui de Corneille. Ge poete, plein de chaleur et de force, eta- blit sur la scene francaise I'influence espagnole, la declamation et la fausse emphase a cote de I'elevation et de la grandeur. Si Gorneille, avec ses grands talents, avec cet art de raisonner qu'il possedait si eminemment, se fut tourne du cote du barreau, c'eut etesans doute le plus grand avocat qu'on eut jamais vu; mais la poesie dramatique, qui etait alors k creer en France, exigeait autre chose. Ses situations sont ordinairement sublimes; la premiere conception de ses idees, grande et merveilleuse ; mais j'oserai dire que leur execution satisfait rarement un esprit cultive^ un homme de gout. Ses personnages manquent presque toujours de naturel; dans les moments les plus beaux, c'est presque toujours le poete qui est grand, et qui nous distrait de ses acteurs. Le g^nie de ses hommes d'Etat consiste a debiter des maximes de politique dont nos livres dogmatiques sont pleins, mais avec lesquelles on n'a jamais traite aucune affaire. Ses tyrans et ses mechants ont aussi leurs sentences, et debitent naivement des principes qui ont ete souvent dans leur coeur, mais que, bien loin d'avoir dans labouche, ils ne se sont jamais bien avoues a eux-memes ; ces caracteres, sensible^ et tendres, mettent partout le raisonnement, souvent fort alambique, tou- jours froid, a la place du sentiment qui entraine ; la passion, et particulierement I'amour, au lieu d'etre une suite de develop- pements des mouvements les plus secrets de notre ame, sont devenus dans ses pieces un resultat de raisonnements et de lieux

504 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.

communs. Yoila comme la verite a et6 bannie du theatre fran- ^ais des son berceau, et comme, dans les plus belles pieces de Corneille, on pent toujours s'ecrier : Yoila qui est beau; mais ce n'est pas ainsi que la chose s'est passee. En effet, qu'on tire un amant de theatre, un tyran, un conspirateur de ses treteaux, qu'on le mette en action dans le monde, et s'il dit un seul mot de ce que Corneille lui fait dire dans sa situation, il paraitra fou, il se fera certainement siffler. Comment cette faussete con- tinuelle et puerile peut-elle done 6tre support6e au theatre par une assemblee de spectateurs senses ? et, s'ils lui accordent des applaudissements, n'est-on pas en droit de condamner leur gout?

Une des choses les mieux etablies dans nos tetes, et qu'on entend rep^ter tons les jours, c'est qu'il n'y a que Corneille qui sache faire parler les Remains. Je ne sais si ce n'est pas Louis XIV et le grand Conde qui Font decide ainsi, et dont le public ignorant est devenu I'echo ; mais Louis XIV, n6 avec un instinct qui lui faisait aimer les grandes choses, avait fort peu d'esprit et encore moins de culture, et Conde savait gagner des batailles, et ne connaissait pas le genie de Rome. Pour avoir I'air et le ton d'un Remain, il ne suffit pas de parler avec ele- vation de liberte et de republique. Quand on ose donner le nom d'un grand personnage k un de ses acteurs, il faut, outre les traits generaux que lui donne I'histoire, connaitre encore la tournure des idees et des esprits, le ton et les moeurs de son si^cle : or personne n'a moins connu le ton et la tournure des Remains que Corneille. II n'avait appris dans ses livres espa- gnols que le ton de la chevalerie. Ce n'est pas qu'il n'eut lu les auteurs anciens comme un autre, c'est-a-dire avec aussi peu d'intelligence et de fruit que le plus grand nombre de ceux qui donnent a cette etude plusieurs annees de leur jeunesse, etude qui devrait former leur gout et etendre leur tete, et qu'ils quittent sans avoir connu les auteurs qu'ils ont manies si long- temps, sans avoir saisi le caract^re et le g6nie de leur nation et de leur si^cle ; ils n'ont appris qu'a associer des id^es mo- dernes aux discours anciens qui n'y ont nul rapport. Si Cor- neille n'avait traite que des sujets comme le Cid, son ton eut toujours ete vrai ; mais en traitant des sujets remains, il donne ^ ses personnages des principes et des discours de chevalerie,

MAI 176!j. 505

cette generosity et cette jactance romanesques, ce je ne sais qiioi de cer^monieux et d'emphatique qu'aucun Romain n*a ja- mais connu. On pent mettre en fait que, dans cette fameuse sc^ne de Cinna qui commence par : « Prends un siege, Cinna, » il ne se dit pas un mot de part et d'autre qui ne soit une sot- tise; que Corneille a transforme Auguste en un roi de Gastille qui reproche a un vassal sa f^lonie, mais que le veritable Au- guste, tel que nous le connaissons par Thistoire, n'aurait pas dit un seul mot de tout ce que Corneille lui fait dire, et que Cinna de mtoe y aurait repondu toute autre chose. Ceux qui ont appris dans les lettres de Ciceron la mani^re dont se traitaient les affaires, dont on negociait a Rome, ne pourront jamais ecou- ter un seul vers, ni de cette fameuse sc^ne de Ciniia ou Au- guste delibere avec Cinna et Maxime s'il doit garder ou deposer Tempire, ni de cette autre scene de politique si vantee de Ser- torius, qui a fait dire a tant d'imbeciles que Pierre Corneille aurait ete un grand homme d'fitat si le sort Teut place au timon des affaires. II n'y a que des enfants qui puissent s'ima- giner que de grandes affaires se traitent dans le fait comme dans ces tragedies ; mais les esprits solides, les hommes d*un gout severe et grand demandent des discours vrais, et abhorrent la faussete et la declamation. On est etonn6 d'entendre M. de Vol- taire s'ecrier k certains beaux endroits de Corneille : a Voila qui est bien superieur a tout ce que les autres nations ont de beau ; les anciens n'ont fait que des declamations en comparaison. » Le choix de ce terme n'est pas heureux. Ce que les tragiques d'Athenes connaissaient le moins, c'etait la declamation. Leurs discours peuvent etre etrangers a nos petites moeurs, mais ils sent toujours vrais, et voila ce qui assure I'immortalite a leurs ouvrages; au lieu qu'il peutvenir un temps et un peuple aux- quels le grand Corneille ne paraitra propre qu'a en imposer a des enfants. Mais en attendant, chut!

M"' du Deffand est c6l^bre a Paris par les agrements de son esprit et par la bonne compagnie quelle rassemble. Elle a perdu les yeux depuis environ dix ans, et je vois qu'elle se con- tenterait tres-fort de ce qu'il en reste, malgre ses plaintes k Taveugle clairvoyant qui lui 6crit. Elle avait ete intimement li6e avec la celebre marquise du Chatelet. Apres la mort de celle-ci, il en courut un portrait tres-m6chant dans le public, qui fut

506 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.

attribu6 a M™« du Deffand^ Cela n'a point diminue le nombre de ses amis, et M. de Voltaire est toujours rest6 en liaison avec elle, ainsi que M. d'Alembert et beaucoup d*autres gens c^lebres de la cour et de la ville. Son mot, dont il est question dans cette lettre ^, est celui qu'elle dit au sujet du miracle de saint Denis, qui, apr^s avoir ete decapit6 a Paris, se promena de la a Saint-Denis, comme tout le monde sait, en portant sa tete sous son bras. <c Eh bien, dit M'"^ du Deffand, il n'y a que le premier pas qui coute. » Elle a dit quantite d'autres bons mots.

Aprfes nous avoir amuses pendant tout Thiver de ses contes^ M. de Voltaire vient de les recueillir en un volume, avec d'autres morceaux en prose, sous le titre de Contes de Guillaume VadS, Feu Vade, dont M. de Voltaire se plait a em- prunter le nom, etait un faiseur d'opera comiques de I'an- cien genre, et de poesies poissardes assez mauvaises. Ge grand homme ne vivrait plus dans la memoire des hommes sans les soins de M. de Voltaire. Antoine Vade, Catherine Vade, et Jerome Carre, sont d'illustres parents que le veritable defunt Vad^ doit a la liberalite du grand patriarche des Delices. On trouve dans ce recueil, outre les contes que vous avez lus successivement a la suite de ces feuilles, quelques contes en prose qui sont peu de chose ; une Vie de Moliere avec de petits sommaires de ses pUces ; plusieurs morceaux dont M. de Voltaire nous avait dejk gratifies depuis deux ou trois ans, et qui sont d'une insigne folic; on sera bien aise de les avoir ensemble. Je n'en voudrais oter que les observations sur le Theatre anglais, Jerome Carre n'y est pas de bonne foi, et porte plusieurs jugements fort te- meraires. Le Biscours aux Welches est un morceau tout neuf ; il est un peu long et trainant vers la fm^ Les V^elches sont les Francais. Antoine Vade leur dit dans son discours des choses fort dures, mais aussi fort plaisantes. Je voudrais, pour I'hon-

1. Meister a compris ce portrait dans la lettre du l^"" mars 1777 de cette CoV' respondance. (T.)

2. Cette lettre de Voltaire h M'"*' du Deffand , dont Grimm parle ici, est celle qu'on a imprim^e dans ses OEuvres h la date du 27 Janvier 176i. Grimm en avait joint copie h son envoi. (T.)

3. Voltaire y fit plus tard un Supplement. On trouve dans le Mercure de sep- tembre 1764 une Reponse d'un FrariQais a la harangue d'Antoine Vade aux Wei' ches. (T.)

MAI 176!j. 507

neur d'Antoine Yade, qu'il ne dit pas que VA?'t poHiqiie de Boileau est plus po^tique que celui d'Horace, et que c'est une copie superieure k son original. De telles decisions donneraient a Antoine Vade lui-meme un air diablement welche.

Le libraire Jombert vient de se faire auteur en publiant une Architecture moderne, ou VArt de hien hdtir pour toutes sortes de personnes, deux volumes in-Zi*' orn^s de 150 planches. Get Guvrage est divis6 en plusieurs livres qui traitent de la con- struction en general, de celle des differents morceaux d' archi- tecture en particulier; des devis, du toise des batiments^ de Testimation des ouvrages, de la distribution, etc. Mais comment me persuadera-t-on qu'un libraire, pour avoir imprime quelques traites d' architecture, soit en etat d'en faire? J'aimerais autant croire que M. Jombert est capable de commander un siege parce qu'il est libraire du genie et de Tartillerie.

Un autre compilateur a publie en un volume l* Esprit des monarques philosophes, Marc-Aurdle, Jidi en, Stanislas et Fre- deric ^ Donner I'esprit d'un auteur, c'est faire differents cha- pitres ou lieux communs, et y rapporter les passages d'un ecrivain qu'on met en pieces. Le bon roi Stanislas doit etre un peu etonne de se trouver entre Julien et Frederic 11 serait beaucoup mieux a sa place dans le canon de I'figlise qu'entre deux rois philosophes.

M. D6sormeaux a publie, il y a quelques ann^es, un Abrege de Vhistoire dEspagne, car depuis que M. de Voltaire a fait une reputation au cuisinier et a I'ouvrage commode et mediocre de M. le president Henault, tous nos ecrivains qui n'ont pu se rendre celebres par leurs soupers ont voulu s'il- lustrer par des abreg^s chronologiques qui, joints aux diction- naires et aux soixante-quinze feuilles ou journaux qui paraissent tous les mois en France, feront a la fois la perte de rhistoire, des sciences et de la litterature. Le compilateur Desormeaux vient de publier en cinq volumes une Histoire de la maison de Montmorency depuis Vannie 960 jusquen i695. La vie du dernier mar6chal de Luxembourg, c^l^bre sous le rfegne de Louis XIV, occupe les deux derniers volumes. Celui d'aujourd'hui, a qui I'ouvrage est dedi6, se meurt actuellement.

1. (Par I'abb^ de La Porte.) Paris, 1764, in-12.

508 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.

Le libraire Barbou vient de faire une Edition tres-belle et tres-elegante des Poesies de Malherbe rangees par ordre chronologique, avec la vie de Vauteur et de courtes notes ^, 11 serait a desirer que tous nos auteur francais, devenus classiques, fussent imprimes avec le meme soin et la meme elegance.

Ahrege de Vhistoire grecque depuis les temps hSroiques jusquk la rMuction de la Grece en province romaine'^. Volume in-1^. A force d'abreger nous verrons la fin des abreges. On dit du bien de celui-ci.

M. de Ghanvalon, pretre de Tordre de Make, vient de publier un Manuel des champs, ou Recueil choisi, instructif et amusant de tout ce qui est le plus utile pour vivre avec aisance et agrement ci la campagne. Volume de 550 pages ; et M. de La Salle de L'Etang a fait imprimer un Manuel d' agriculture pour le lahoureur^ pour le proprietaire et pour le gouverne- ment^. La folie de 1' agriculture ay ant succede a la folie de la geometrie qui, de son cote, avait succede a la folie du bel esprit, les livres qui paraissent tous les jours sur cette matiere sont innombrables. M. de La Salle de L'lfitang termine le sien par une refutation de la nouvelle m6thode de semer deM. Thull, qui a trouve tant de partisans et de panegyristes en France.

On vient de nous envoyer de Lille la ISouvelle £cole du monde, ouvrage n^cessaire a tous les £tatSy et 2>rincipalement ii ceux qui veulent savancer dans le monde^. Deux volumes in-12, et un autre livre intitule Du Plaisir, ou du Moyen de se rendre heureux, deux parties par M. I'abbe H. G. A. H. "\ Ges deux ouvrages ont un caractere de platitude provinciale qu'on ne trouvera jamais dans les livres meme les plus detestables qui se font a Paris. Le mauvais a ses nuances comme le bon. M. I'abbe H. G. A. H. pretend, dans sa preface, qu'il y a incomparablement plus de sots non imprimes dans le monde que de sots imprimes ; on pourrait le soupconner de s'etre fait imprimer par un mou-

1. Cette edition, donn^e par Meusnier de Querlon, est recherchSe pour son ele- gance typographique ; I'^diteur, se conformant d'ailleurs aux idees de son temps, avait rajeuni le style du poete.

2. (Par P.-A. Allctz.) Plusieurs fois r^imprim^.

3. Paris, 1764, in-S".

4. (Par Le Bret, ccnseur royal.) Lille, 1764, 2 vol. in-12.

5. L'abbe Hennebert.

f

MAI 176/1. 509

vement d*6quite, pour diminuer cette grande inegalite autant qu'il depend de lui.

M. Targe vient de finir la traduction de VHistoirc d' Angle- terre par Smolelt, qui consiste maintenant en dix-neuf volumes in-12. L'ouvrage de M. Smolett n'estpoint estimeen Angleterre comme celui de M. Hume ou de M. Robertson ; mais il n'a pas manque de succ^s, parce que I'auteur I'a rempli de traits satiriques et d'allusions a I'etat present des affaires, aux ministres, aux gens en place. G'est un moyen sur de r^ussir a Londres ; mais c*est faire un abus bien cruel de I'histoire.

FIN DU TOME CINQUIEME

TABLE

DU TOME CINQUIEME

19ttt

Pages.

Janvier. Reprise de Zulime, trag^die de Voltaire. Myites et pottmes

champitres de Gessner, traduits par Hubert. Etrennes maritimes.

Le Rituel des esprits forts, par I'abb^ Gros de Besplas. Traduction de

quelques tragedies de Sophocle, par Dupuy. Examen critique de Zulinid.

Nouvelle edition du Dictionnaire de I'Academie. Reponse en vera de Voltaire a Blin de Sainmore sur I'h^roide de Gabrielle d'Estrees. Nouvelle edition des Elements de musique de d'Alembert. Manuel des inquisiteurs, traduit par Morellet. Premier volume des planches de VEncyclopedie. Esprit des tragedies, par D. Roland. Discours sur la poesie lyrique, par I'abbe Gossart. Etrennes voluptueuses, par Che- vrier.— Seconde partie do la Grammaire franQaise raisonnee de d'A^arq.— Anecdotes jesuitiques^ ou le Philotanus moderne. Nouvelle edition des Sauvages de VEurope, par Le Suire. Epitre de Dorat k M"^ Clairon jouant le role de Pulch^rie dans VHeracUus de Corneille. Etrennes d'agricul- ture. LeRemede contre Vamour, par Cailhava d'Estandoux. LeJuge- wejit de Capnc«, comedie. -^ Mort de Richardson 1

Fevpjer. L'Ecueil du sage, ou le Droit du seigneur, comedie par Voltaire.

Couplets de Pont-de-Veyle sur le voyage du prince de Conti k lisle- Adam. Le Salon, poeme par Piron. Epitre on vers et en prose au due de Choiseul, par Cresset. Le Patriotisme, poeme par Colardeau. Observations d'un Americain des iles neutres au sujet de la negociation de la France et de I'Angleterre. Sur le commerce du Nord, par M. De- premesnil. Supplements a la France litteraire de 1758. Examen cri- tique de VEcueil du sage. Reunion de TOpeia-Comique au Th^^tre- Italien. Annette et Lubin, paroles de Favartet Voisenon, musique de***.

Campagnes de M. le marechal de Coigny en Allemagne. Mort du m^decin Camille Falconet. La Petite Maison, par Bastide. Suite de Manon Lescaut. Lettre sur la tragedie de Zulime et sur I'Ecueii du sage 2i

Mars. No«l et quatrain par Boufflers. Epitaphe de Piron et de Passe- rat, par eux-m6mes. Legs des notes de Falconet k La Gurne de Sainte- Palaye. Marine militaire, dessins par Ozanne. La Republique de

512 TABLE.

Pages. Platon, traduite par le P. Grou. Dictionnaire de physique, par le P. Paulian. La Mort de rOpera-Comique, par Nougaret. Epitre de Le Suire k Voltaire. VErreur con fondue, poeme par I'abbt^ de B6ze. Dictionnaire domestique portatif. Testament de M. de Voltaire trouve parmi ses papiers apres sa mort (par Marchand). Brochures contre lesJesuites. Julie, ou le Triomphe de I'Amitie, com^die par Marin. Apologie du celibat Chretien, par I'abb^de Villiers.— Alzarac^ou laNeces- site d'Stre inconstant, par M"'* de Puisieux. Civan, roi de Bungo, his- toire japonaise, par M""® Le Prince de Beaumont. Le Discoureur et le Citoyen, journaux. Huiti6me et neuvieme volumes de VHistoire nalu- relle 48

AvRiL. Zarucma^ tragedie par Cordier. Chanson sur M"'« Favart et I'abbe de Voisenon. Election de I'abbe Arnaud a I'Acadcmie des inscrip- tions en remplacement de Falconet. Mort de I'abb^ de La Caille, de I'Academie des sciences. Theatre de Saint-Foix. Poemes nouveaux.

Le Tresor du Parnasse ou le Plus Joli des recueils. Mes dix-neu( ans, par de Rozoy. Odes anacreontiques, par Sauvigny. Poesies di- verses publi^es dans le Journal etranger. Manuel militaire. Instruc- tion militaire du roi de Prusse pour ses generaux et ses troupes. Oraison funebre de Christophe Scheling, maitre tailleur a Paris. Memoire sur I' agriculture, par Le Large. r L'EsMiJi^~J^2Ji.M. de V***. Bihliothhque des petits-maitres. Les Intrigues historiqueTet galantes du serail. Vers attribues a Voltaire. Polt^mique soulevec par la suppression des jcsuites. Ecole militaire, par Raynal. Tome troisiemc des OEuvres du philosophe de Sans-Souci. L' Amateur, ou Nouvelles\ Pieces et Disserta- tions franQaises , p3iv Lacombe de Prezel. Histoire militaire des regi- ments de France, projettJe par M'"*'de Beaumer. Vie de Philippe Strozzi, traduite de Lorenzo Strozzi, par J.-B. Requicr. Anecdotes de medecine, par Barbeu-Dubourg. Becherches sur la maniere d'agir de la saignee, par David. Epitres sur divers sujets, par Barthe. L'Art de sentir et de juger en matiere de gout, par Tabb^ Scran de La Tour. Le B4ce d'un Aristarque. Nouvelle Lettre au comte de Bute, par Genet. Traite des pierres precieuses, par Poujet. Retour d'Anquetil apres son sejour dans I'Hindoustan. Eclaircissements sur les mceurs, par Tous- saint ' 59

Mai. Memoire de VUniversile sur les moyens de pourvoir a I'inslruction de la jeunesse et de la perfectionner. Reflexions sur la Reforme, a pro- pos d'un article de Suard sur un livre de Walpole. Retraite de Grandval.

Reflexions sur la corvee des chemins, par Duclos. Marie Mancini, h^roide, par M'^'' Blereau. Parodie du menuet d'Exaudet, par Voisenon.

Zelmire, tragedie par du Belloy. Conte en vers par La Popeliniere.

Brochures sur les Jesuites. E!ducation complete, par M"'* Le Prince de Beaumont. De la Gaiele, par Carraccioli. Methode certaine sur le traitement des cors, par Rousselot. Nouvelle edition de la vie des plus fameux peintres, par d'Argenville. Campagne de M. le marechal de

Villars en Allemagne en 4705, par Carlet de La Rozi^re. Nouvelle edi- tion du livre de Huerne de La Mothe sur I'excommunication des comediens. 78

JuiN. Les Z4lindiens, par M'^'^ Fauque. Preservatif contre Vagromanie.

L'art de s'enrichir promptement par I' agriculture, par Despommiers.

TABLE. 513

Paget.

Boussole agronomique, par Bellepierre de Neuve-feglisc— Architecture des jardins, par Galimard fils. Considerations sur Vetat present de la litterature en Europe^ par Robinet. Abrege chronologique de I'histoire de Flandre, par Pankoucke. Le Balai, par Dulaurens. Publicatioa AaVEmHe de Rousseau. Chanson et poOmesur Ics jcsuites. MSmoires de M. de La Colonic.— Examcn critique de Zelmire. Le Prods ou la Plaideuse, comcdie par Favart, musique de Duni. Vie et Aventures de Joseph Thompson. Memoires pour servir d I'histoire de la vertu, par Tabbe Prevost. Amelie, roman traduit de Fielding, par M"" Riccoboni.

Sur Rousseau k propos d'J^tnile. Les Meprises, ou le Itival par res- semblance, comcdie par Palissot. Vie du comte de Tottleben. Edition des fermiers gen^raux des Contes de La Fontaine. Edition de la Pucelle illustrce par Gravelot 90

JuiLLET. Examen d'Emile. Le Caprice, comedie, par Renou. La Mort de Socrate, tragedie, par Sauvigny. Mort do Cr6billon p6re. Le Bilan general et raisonne de VAngleterre, par de Maisagne. Lettre de Le Franc de Pompignan, ev6que du Puy, en faveur des jcsuites, brul6e par la main du bourreau. Tout le monde a tort; les Pourquoi; le Reveil des jcsuites, brochures. Second compte-rendu de La Ghalotais au parlement de Bretagne. Vie des femmes illust7'es de la France. Abrege chro- nologique de I'histoire du Nord, par Jacques Lacombe. Examen critique d'Emile. Sancho Panga dans son ile, op6ra-comique, paroles de Poin- sinet le jeune, musique de Philidor. Reprise de la Jeune Grecque^ co- m«5dic de Voisenon. Amelie^ roman par Fielding, traduit par de Pui- sieux. Histoire du sikle d' Alexandre, par Linguet. Epitre d M. Cresset, par Sells. Epitre de Colardeau a son chat. Epiire d un bel esprit de province sur les avantages de Paris, par Alexis Maton. Ode aux FranQais sur la guerre presente, par un citoyen. Les Finances considerees dans le droit naturel et politique des hommes^ ou Examen cri' tique sur la theorie de Vimpdt^ par Buchet. Le Colporteur, par Che- vrier. La Religion a I'assemblee du clerge de France, par I'abb^ Guidi.

Appel a la raison par leP. Balbiani. Brochures des Janscnistes contre

les jesuites 109

AODT. Conversation avec un sage (Diderot). Refutation d'un nouvel ouvrage de J. -J. Rousseau, par dom Deforis. Vie de Crebillon, par Crdbillon fils et La Garde. Supplement aux Memoires de Sully, publi<5 par les abbes de Montempuis et Goujet. Les Deux Amis, comcdie, par Dancourt. Critique sur la dispersion des jesuites; brochures provoqu^es par I'arrSt du Parlement. Reponse du Dauphin h Carle Van Loo, nomme premier peintre du roi. Mort de Bouchardon Eloge de M. de Cre- billon, par Voltaire. Tablettes morales et historiques. -— Mon Chef- d'ceuvre. Les Meprises, comcdie, par Palissot. L'Epreuve de la pro- bitCj comedie, par Bastidc. Le Regime de Pythagore, traduit de I'italien du docteur Cocchi. Idees patriotiques sur la necessite de rendre la liberte au commerce . 132

Septembre. Suite de I'cxamen d'Emile. L' I nutilite des jesuites montree auxevSques, par J.-N. Belin. Les Trois Imposteurs, ou les Fausses Conspi- rations. — Les Sciences sous la croix du Sauveur sur le Golgotha, songe. Histoire d'Elisabeth Canning et de Jean Calas, par Voltaire. Lettre de Bende d Monreset, roman. Recherches sur la valeur des man- V. 33

51/i TABLE.

Pages. naieSi par Dupr6 de Saint-Maur. Le Luxe considere relativement d la population et d Veconomie, par Auffray. Ode sur la poesie comparee d la philosophie, par Golardeau. Ajax, tragedie, par Poinsinet de Sivry.

Mes Doutes sur la mort des jesuites^ par I'abbe de Caveirac. Man- dement de Ghristophe de Beaumont centre Emile. Odes sur le temps et sur les devoirs de la societe, par Thomas. Mort de MH« Nessel. Nouvelle edition des Oraisons funebres de Bossuet. L'Egypte ancienne^ par d'Origny. Brochures sur Tagriculture. Memoires militaires sur

les anciens, par Maubert de Gouvest. VEsprit de Julie, parFormey. . 148

OcTOBRE. Le Testament politique du marechal due de Belle-Iskj par Che- vrier. Exposition de I'Academie de Saint-Luc. La France agricole et marchande, par Goyon de La Plombanie. De la Sante, par l'abb(5 Jac- quin. Essai sur le blanchiment des toiles, par Home. Observations de la societe d' agriculture, du commerce et des arts de Bretagne^ pour les annees 1759 et 1760. Memoires de la Societe d'agriculture de la gene- ralite de Paris. Manuel du negociant. Essai historique sur les Atlan- tiques, par Baer. Fables nouvelles, traduites de Lichtwehr, par PfeffeL

Idees d'un citoyen sur I'instruction de la jeunesse, par Turben. De- nonciations des crimes et attentats des soi-disant jesuites dans toutes les parties du monde. L' Almanack des gens d'esprit^ et Vie du pdre Nor' bert, par Chcvrier. Canace d Macaree et Hypermnestre d Lyncee, h€- roides. Vers de Saurin. Le Joueur, traduit de Lillo par I'abb^ Brute de Loirelle. La Mort d'Adam, traduit de Klopstock, par I'abb^ Roman.

Marmontel fait imprimer sa pastorale d' Annette et Lubin. OEuvres de Panard. Lettres de M^^^ de Jussy, roman. Voyage en Perigord et

en Lorraine, Testament du cur6 Meslier publi(5 par Voltaire 164

NovEMBRE. Du poete Sadi, par Diderot. Irene, tragedie, par Boitel. Censure de la faculty de theologie centre Emile. Les Erreurs de Vol' taire^ par Nonnotte. Tableau moral du coeur humain. Memoires pour servir d Vhistoire des egarements'de Vesprit humain, par rapport a la religion chretienne, par Tabbe Pluquet. Le Socrate rustique, traduit de I'allemand de Hirzel par Frey des Landes. Les Usages, par Treyssac de Vergy. Pensees anglaises sur divers sujets de religion et de morale.

Ode sur la paix, par I'abbe Desjardins 178

Decembre. Article de Damilaville sur Heureusement, comedie, par Rochon de Chabannes. Le Roi et le Fermier, op6ra-comique, paroles de Se- daine, musique de Monsigny. Le Proces de la multitudCj par Poinsinet de Sivry. Arr4t rendupar le conseil souverain du Parnasse. Eponine, tragedie, par Ghabanon. Campagnes du m,arechal de Marsin en Al- lemagne. OEuvres de Desmahis. Histoire de I'imperatrice Irene, par I'abb^ Mignot. Lettre sur la paix, par J.-N. Moreau. Brochures sur r^ducation k propos du livre de Rousseau 190

1963

Janvier. Vers h d'Argental, par Rochemore. Le Milicien., opera-co- ^ mique, paroles d'Anseaume, musique de Duni. Lettres de rimp^ratrice

TABLE. 515

Page* dc Russic h d'Alcmbert, et du comte do Schouwaloff i Diderot. Article de Diderot sur les Recherches sur la peinture, de Webb. Reflexions aa sujct dcs trois mcmoires judiciaircs on faveur dcs Galas, par <*:iicdc Beau- mont, Mariettc et Loyseau de Mauloon. Mdmoircs en faveur dcs j6- suitcs, pr^sentcs au roi par le parlemcnt dc Provence et brulcs par la main du bburreau. Vers dc I'abbd Porquct au roi Stanislas. Histoire des amours de Chereas et de Callirhoe^ traduitc du grec par Larcber. Voyage en France, en Italic et aux lies de VArchipel. Collection de diff'erents morceaux sur I'histoire natu7-elle et civile des pays du Nord, traduits par Kcralio. Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressees a iW^'« Clairon, par Ic P. Joly. Les Vrais Principes de la lecture, par Viard. Nouvelle edition de la traduction de Salluste, par le P. Dotteville. Etrennes aux dames, Predictions philosophiques pour Vannee 1765. La Renommee litteraire, journal, par Le Brun. Pindare. iNouvellc Edition des Melanges de d'Alcmbert. Essai sur I'horlogerie, par F. Berthoud. Mort de Sarrasin. Rcponse (en vers) d'un po6te anonyme k un libelle anonyme centre les danseuses dc I'Op^ra.

Souhait de Voltaire k propos du mariage dc M'^* Corneille et de M. de Florian 107

F^VRiER. Dupuis et Desronais, com^die, par Coll^. Polyxene, opera, paroles de Joliveau, musique de Dauvergne. Reception de Voisenon b. I'Acad^mie fran^aise. Lettre de Montesquieu k Warburton. Conver- sation avec une femme du monde au sujet du Danger des liaisons, roman , par la marquise de Saint-Aubin. Mort de Louis Racine et de Marivaux.

Publication de la comedie de Dupuis et Desronais. Exposition des proprietes du spalme, par J. Maille. La Divinitede la religion chretienne vengee des sophismes de J.-J. Rousseau, par Andre et D. Deforis. La Petrissee, poeme comique, par de BuUionde. Mort de La Popelini6re . 216

Mars. Sur Boucbardon, article de Diderot k propos de la Vie de ce sculp- teur par le comte de Caylus. Couplet sur la compagnie de Jesus. Lettre a M. le marquis de Lire, par Treyssac de Vergy. Histoire de la maison de Tudor, par Hume, traduite par M™* Belot. Histoire de Jonathan Wild le Grand, de Fieldingf,^traduite par Cb. Picquet. Eclair- cissements historiques a Voccasion d'un libelle calomnieux sur I'Essai sur I'Histoire generate (par Voltaire sous le nom de Damilaville). Cbute de Theagene et Chariclee, tragt^die par Dorat. Fragment d'une 6pitre k M"* Delon, Genevoise 239

AvRiL. V Anglais a Bordeaux, comedie, par Favart. Reprise de Brutus, tragedie de Voltaire. Envoi au conseil d'Etat de la procedure de la famille Calas. Esprit, Saillies et Singularites du P. Castel, par I'abbe de La Porte. Memoires d'une honnSte femme et Amusements des dames de B***, par Chevrier. Election de I'abbe de Radonvilliers a I'Academie franQaise en remplacement de Marivaux. Compte rendu des constitu- tions des jesuites, et plaidoyer dans la m6rac affaire par Monclar. Re- flexions sur r^ducation publique k propos d'un livre de Crevier sur ce sujet. Lettre d Vauteur des Memoires sur la necessite de fonder une ecole pour former des maitres (I'abbe Pellicier), par I'abbe Pellicier lui- m6me. Edition illustrce des Heroides d'Ovide. Olivier, potSme en prose, par Cazotte. Poesies diverses par Gazon-Dourxignd, Bullionde, Le Roy, ex-j6suite, Moline, Junqui6res, etc. Anti-Uranie. Lettre de J.-J. Rousseau k Christophe de Beaumont, archev^que de Paris. Epi-

516 TABLE.

Pages . gramme de Saurin. Incendie de TOpera. Retraite de M^'* Gaussin.

Le Bucheron, ou les Trots Souhaits, opera-comique, paroles de Gui- chard, musique de Philidor. Ophelie, roman traduit de I'anglais par M°'* Belot. Epitre aux architectes qui sont a Paris et ailleurs. Appelles et Campaspe, comddie heroique, paroles de Poinsinet, musique de Gibert. Theatre de Favart. Nouvelle Culture de la vigne, par Maupin. Traite sur la culture des muriers blancs^ par Pomier. Dis- cours sur le droit des gens et sur Vetat politique de VEurope, par Le Trosne. VAnglais d la \Foire, divertissement. Henriette de Mar- conne, ou Memoires du chevalier de Presac, par Pcrrin. Confidences d une amie, ou Aventures galantes d'un militaire ecrites par lui-m4me. Melanges interessants et curieux, par Rousselot de Surgy. Journal historique du voyage fait au cap de Bonne-Esperance, par I'abbe de La Caille. Campagnes de M. le marechal de Tallard en Allemagne, en 1704.

Apologie de I'institut des jesuites, par le P. C(5rutti. R«5ception de I'abbe de Radonvilliers h I'Academie frangaise. L' Amour paternel, comedie par Goldoni. Chute au Theatre-Italien de trois operas-comi- ques : la Bagarre, paroles de Poinsinet, musique de Van Malder; le Bon Seigneur, paroles de Desboulmiers, musique de Desbrosses; le Qui de ch4ne, ou la FSte des Druides, paroles de Junqui^res, musique de Laruette. 254

Mai. Le Bienfait rendu, ou le Negociant, comedie par La Salle de Dam- pierre. Saill^ tragedie de Voltaire, circule manuscrite. Olympic,

" autre tragedie du m6me, imprimce a Francfort. Judith et David, tra- gedies par Lacoste, avocat. Projet d'habillements k la grecque pour hommes et ferames, dessines par Carmontelle. OEuvres diverses de I'abbe de La Marre. Pensees de J.-J. Rousseau. La Mort de Socrate, tragedie par Sauvigny. Second volume de VHistoire de Russie de Vol- taire. — Nouvelle edition de VEssai sur les Mceurs. Compte rendu de la lettre de J -J. Rousseau k Ghristophe de Beaumont. Ambassades de MM. de Noailles en Angleterre, sous le regne du roi de France Henri II, r^digees par Vertot et publi^es par Villaret. Contes, par Bastide et par M"* Uncy. Entretiens de Phocion, par Mably. Lettres familieres du baron de Bielfeld. Second volume des planches de VEncyclopedie.

La Voix de la nature, ou les Aventures de A/™* la marquise de ***, par M""*^ Robert. i Le JSouvel Abelard, par Thorel de Campigneulles.

Les Contradictions, par Rabelleau 277

Join. L'Econome politique, par Faignet. Publication de la comedie du Bienfait rendu. Le Hasard du coin du feu, par Grebillon fils. VAretin^ par Dulaurens. Troisieme et quatriemc volumes du Tresor du Parnasse. La Manie des arts, ou la Matinee a la mode, comedie par Rochon de Ghabannes. Ecrits sur I'instruction publique. Essai d'education nationale, par La Chalotais. VEsprit de La Mothe Le Vayer, par I'abbe de Montlinot. Les Baigneuses, de Vernet, gravees par Balechou. Manco Capac, tragedie par Le Blanc. Arr6t du Parlement interdisant I'inoculation. Prospectus de la Gazette litteraire de VEu- rope, par Suard et I'abbe Arnaud. Le Bat iconoclasle, ou le Jesuits croque, poeme heroi-comique, par Guyton de Morveau. Zelis au bain, poeme, par Pezay. Le Valet a deux maitres, comedie traduite de Gol- doni. — Histoire des Druses, par Puget de Saint-Pierre. Les Deux Cousines, opera-comique, paroles de La Ribardi^re, musique de Desbrosses.

L' Amour eprouve par la mort, par M'"« Thiroux d'Arconville. Nou-

TABLE. -517

Pages, velle Edition des Essais siir Pans, par Saint-Foix 21»6

JuiLLET. Richesse de VEtat, par RousscI de La Tour. Le Consolateur, pour servir de reponse d la theorie de Vimpdt, par le baron de Saint- Supplix. - Essais de poesies divei'ses, par M. Vignicr. Epitre d M. le due de ***. La Paix^ par Pag^s de Vixouses fils. Le Monde pacifie, par Lef6vre de Beauvray. PoSme aux Anglais d I'occasion de la paix, par Peyraud de Beaussol. Zelis au bain, par Pczay. Les FHes de la paix, paroles de Favart, musique de Pliilidor. Analyse raisonnee de la Sagesse de Charon, par le marquis dc Luchet. Almoran et Hamet, traduit de I'anglais dc Hawkesworth, par I'abbti Provost. Lettres de Lauraguais aux comtes de [Saint-Florentin et dc Noailles h propos de la lettre de cachet que lui vaut son Memoire sur I" inoculation. Principes generaux pour servir d I'education des enfants, principalement de la noblesse frauQaise, par I'abbt^ Poncelct. Memoires du chevalier de Berville, par Lech. Malagrida, tragcdic, par I'abbe Pierre de Long- champs. La Nouvelle Fausse Suivante, comedie par Beliard. Le Depart interrompu, ou les Amours nocturnes, par DelauteL Vers h M'"* de Meaux, le jour de sa f6te, par Rossigno! 320

AoDT. La Presomption a la mode, comedie par Cailhava d'Estandoux. Les Deux Chasseurs et la Laitiere, opera-comique, paroles d'Anseaume, musique de Duni. Brochures provoquecs par la Richesse de VEtat.

Stances sur le sort des Jesuites. Clovis, poeme h^roi-comique, par Le Jeune. Les Quatre Saisons, ou les Georgiques frauQaises^ par Bernis.

L'Enfant trouve, ou Memoires de Menneville, par Contant d'Orville, L'Enfantement de Jupiter, ou la Fille sans mere, par Huerne de La Mothe. —Voild mes malheurs, anecdotes de M^^^'de Boucqueville. Lettres d'Hen- riette et d'Amelie, par M'"'' G. D. de Saint-Germain. Lettre de Laura- guais au comte de Saint-Florentin k la reception de sa lettre de cachet.

Election d'Anquetil a TAcademie des inscriptions. Poesies sacrees, par Le Franc de Pompignan. Lettre de Pigalle k Voltaire, et reponse de celui-ci au sujet de I'inscription de la statue de Louis XV h Reims. Ouvrages dramatiques de Voltaire publics par lui k Geneve. Lettre k Sophie [Volland], ou Reproches adresscs a une jeune philosophe. Re- cherches sur forigine du despotisme oriental, par Boulanger. Le Chris- tianisme devoile, par le baron d'Holbach. Les Deux Talents, opera-co- mique, paroles de Bastide, musique du chevalier d'Herbain. Mort de Pesselier et de Bullionde. Conseil de la raison en faveur de I'inocula- tion. Lettre du docteur Gatii au docteur Roux sur I'inoculation de la petite vt5role. Requite au roi pour la dame veuve Calas, par Le Roy.

Discours de reception de I'abbc Coyer a I'Acad^mie de Nancy. L'ln- ter4t d'un ouvrage, par Cerutti. Ecole de la chasse aux chiens courants, par Le Verrier de La Conterie. Tableau allcgorique decouvert dans une maison de jesuites 348

Septembre. Examen de la Poetique franQaise, par MarmonteL Imitation par Rochemore de I'ode d'Horace : Sic te diva potens Cypri^ etc. Pro- fession de foi philosophique, par Borde. Lettres sur le christianisme de J.-J. Rousseau, par le pasteur Vernes. Eloge historique du cardinal Passionei, par I'abb^ Goujet. Brochures sur I'administration des finances.

Relation de deux voyages (aits en Allemagne, par Cassini de Thury.

Description de la Guyane. Cours d'histoire sacree et profane par Guil- lard de Beaurieu.— Les Plaisirs de I'dme, epitre a un ami, Reflexions

518 TABLE.

Pages. sur Vinoculalion, par Rast. De VUtilile des voyages relativement aux sciences et aux mceurs, parl'abb^ Grosde Besplas.— Reprise deMariamne^ trag^die de Voltaire. Eloge de Sully, par Tliomas. Difficultes propo- sees d M. de La Chalotais sur son essai d'education nationale, par Gre- vier. Nouvelles Observations sur les jugements rendus contre les jesuites. Brochures sur les finances. Inscription d'un bosquet illumine; a M"^ de Meaux pour le jour de sa f6te. La Profession de foi philoso- phique de Borde est attribuee aMontazet, archeveque de Lyon. Lettres a M. Bousseau, par I'abbe Yvon. L' Homme civil a Vhomme sauvage, par Marin. Recueil anglais, ou Morceaux choisis en tons genres .... 371

OcTOBEE. Sur les salons de pointure a propos du compte rendu de celui de 1763, par Diderot. Blanche et Guiscard, trag^die par Saurin. Les Amours d'Arlequin et de Camille, com«^die, par Goldoni. OEuvres du philosophe hienfaisant (Stanislas Leckzinski). Instruction pastorale, par Le Franc de Pompignan. Lettres de milady Worthley Montague. . . . 394

NovEMBRE. Wanuick, trag^die par La Harpe. Lettres trouvees dans les papiers d'unpere defamille, par Louis Charpentier.— Lettres d'un citoyen de Geneve. Vers de I'abbe Porquet k Ther^se, petite fille clevee par M*"* de Boufflers. Brochures sur la petite verole et sur I'agriculture.— Zelie et Lindor, opera-comique, paroles de Pelletier, musiquede Rigade. . 403

Decembre. Arrivee de Mozart a Paris. UArt de communiquer ses idees, par I'abbe de La^Chapelle. Lettres ecrites de la campagne, par J.-R. Tronchin. Lettre de Ripert de Monclar au due de Villars, gouverneur de Provence. Considerations sur les corps organises, par Charles Bon- net. — Amusements philosophiques sur diverses parties des sciences, par le R. P. Bonaventure Abat, cordelier. Livres et brochures relatifs 5. I'economie politique et aux finances. Fausse nouvelle de la mort du poete Roy. Succ6s constant de Warwick. L'Eleve de la nature, par Guillard de Beaurieu. ^pitre a J.-J. Bousseau,{citoyen de Geneve. Vers de Marmontel a I'Acad^mie des Graces. Vers de Voltaire a la louange de Catherine II. Le Bendez-vous, op6ra-comique, paroles de Legier, musique de Duni. La Gazette litteraire de VEurope, d'Arnaud et Suard. OEuvres morales de Plutarque, traduites par I'abbe Lambert.

L'Optiqueou le Chinois d Memphis, par Saint-P6ravy. Brochures sur le jeu de reversis. Memoires historiques et critiques des reines et re- gentes de France, par Dreux du Radier. U Anti- financier, par Darigrand.

Vlnoculation terrassee par le bon sens, par L.-M. Vernage.— Nouveaux Eclair cissements sur Vinoculation, par le chevalier de Chastellux. Lettres de Cecile d Julie, ou les Combats de la nature. Les Dangers de I'amour ou les Aventures d'un Portugais, par |de Rosoy. Adelaide. Eloge de Sully, par M'^^ Mazarelli, marquise de Saint-Chamond.— ^pitres d'un poete anonyme h d'Alembert, a Darget et ii Thomas. Rectifications par Anquetil des erreurs de Voltaire sur les Guebres ou Parsis. Traite de la Tolerance, par Voltaire. Requ6te du comte de Gr^quy-Canaple au cure de la paroisse d'Orville 410

TABLE. 519

ft9«4

Paget. Janvier. Article dc Diderot sur VEssai sur la poesie rhythmique, par Bou- chaud. Lettre de Voltaire i\ Dupont de Nemours. Rd'ccption de Mar- montel k rAcademie frangaise. La Confiance trahie, comedio, par Bret, est interdite an moment d'6tre representee. La Jalousie d'Arlequin et les Inquietudes de Camille, comedies par Goldoni. Mort de I'abbe de Marsy. Histoire de Jeanne premiere, reine de Naples, par I'abbe Mignot.

Traite depaix entre Descartes et Newton, par le P. Paulian, ex-jesuite.

Dialogue entre un philosophe et un poete au sujet de I'inscription du monument de Reims. Lettre de Barnevelt dans sa prison a Truman, son ami, par Dorat. Le Sorcier, opera-comique, paroles de Poinsinet le Jeune, musique de Philldor. Presence corporelle de Vhomme sn plu- sieurs lieux, par I'abbe de Lignac. Observations sur le livre de VEsprit des lois, par Crevier. Maton fait imprimer sa tragedie d'Andriscus^ re- fusee h la Conicdie-FranQaise. Traite de la danse, par Josson I'aine. Epilre aux docteurs de la maison et societe de Sorbonne, par un poete ano- nyme. La Constance couronnee, ou les Epoux unis par V Amour. Histoire anglaise de milord Feld. Les Plaisirs d'unjour, ou la Journee d'une provinciale d Paris. Memoires d'Azema, par Contant d'Orville.

Histoire de Zulime^ ou Origine de I'inconstance. Zaide ou la Come^ dienne parvenue. Mes Recreations, poesies. Ecole de litterature, par Tabb^ de La Porte 424

Fevrier. L'Epreuve indiscrete, comedie, par Bret. Reprise de Blanche et Guiscard. Lettre de Voltaire sur M"^ Dubois de la Comedie-Fran- gaise. Essai critique sur I'etat present de la republique des lettres, at- tribue h Le Franc de Pompignan, ev6que du Puy. UEspritde M. le mar- quis de Caraccioli. La Veuve, comedie, par Colle. Nouvelle edition des Quatre Parties du jour, par Bernis. Idomenee, tragedie, par Le- mierre. Debuts de Grange et de M"* Fanier, h la Gomcdie-Frangaise.

Lettre de Zeila d Valcourt, par Dorat. Inauguration de la nouvelle salle de I'Opera, aux Tuileries, par la reprise de Castor et Pollux, paroles de Gentil-Bernard, musique de Rameau. Prospectus des Fables de La Fontaine, illustrees par Loutherbourg Essai sur la langue allemande, par Juncker. Daphnis et le Premier Navigateur^ poemes de Gessner, traduits par Hubert. Elements primitifs des langues, par Bergier. La Veillee de Pezenas. Idees d'un citoyen sur I'administration des finances du roi, par I'abbe Beaudeau. Essai politique sur la Pologne.

Examen de Vinoculation, par Dorigny. Principes politiqties pour le rappel des protestants en France, par Turmeau de La Morandiere. De V Imitation thedtralSf par J.-J. Rousseau.— Reflexions sur la theorie et la pratique de Veducation contre les principes de M, Rousseau, par le P. Ger- dil. Le Bdtard parvenu, ou VHistoire du chevalier du Plaisir. Ren- tree de Grandval. Nouvelle edition de VHistoire du Danemark, par Mallet. Dictionnaire raisonne universel d'histoire naturelle, par Val- mont de Bomare. La Philosophic rurale, par Quesnay. Des Corps politiques et de leurs Gouvernements, par le president deLavie 446

520 TABLE.

Pages, Mars. Examen d'Idomenee. Des Veritables InterUs de la patrie, par de Forges. Affaire de M. Valdahon et de M''« de Monnier. Police sur les mendiants, par Turmeau de la Morandi^re. La Dunciade, poeme, par Palissot. Essai sur le luxe, par Saint- Lambert. L' Ama- teur, com^die, par Barthe. Rose et Colas, opera-comique, paroles de Sedaine, musique de Monsigny. Reflexions sur les prejuges qui s'oppo- sent au progres et a la perfection de V inoculation, par Gatti. Histoire d'Ecosse, de Robertson, traduite par La Chapelle. L' Homme de leltres, par Gamier 458

AvRiL. Reflexions de Diderot sur la Lettre de Barnevelt, par Dorat. Re- presentation d'Olympie, tragedie de Voltaire. Mort de Restaut. Vol- taire, poeme en vers libres par Leclerc de Montmercy. Le Philosophe negre, par Mailhol. Les Jeux d'enfants, poeme imite de Gats, par Feu- try. Mandement de I'archeveque d'Auch en faveur des j^suites. Apo- logues orientaux, par Sauvigny. Dialogue entre un philosophe et un poete sur le poeme ^pique. Memoires sur la vie de Petrarque, par l'abb6 de Sade. Essai sur la navigation lorraine, par Bilistein. His- toire du ministers du chevalier Robert Walpole, traduite de I'anglais par Dupuy-Demportes. Elite des poesies fugitives. Memoires et Observa- tions de la Societe economique de Berne 475

Mai. La Jeune Indienne, comedie par Chamfort. Vie de Michel de ['Hos- pital, par Levesque de Pouilly. Abrege de Vhistoire des insectes, par Guil- lard de Beaurieu. Traitc de I'Amitie^de Ciceron, traduit par Langlade. Abrege des hommes illustres de Plutarque, par le president de Lavie. Description de I'Islande, par Horrebows. Poesies et OEuvres diverses, par M"* Guibert. Thedtre et OEuvres diverses, de Poinsinet de Sivry. Examen des commentaires de Voltaire sur Corneille. Quelques mots sur M™« du Deffand.— Contes de Guillaume Vade, par YohairQ. Architecture moderne^ par Jombert.— L' Esprit des monarques philosophes, par I'abbe de La Porte. Histoire de la maison de Montmorency, par Desormeaux. Poesies de Malherbe, publiees par de Querlon. Abrege de Vhistoire grecque, par Alletz. Manuel des champs, par I'abbe de Ghanvalon. Manuel d' agriculture, par La Salle de I'Etang. La Nouvelle Ecole du monde, par Le Bret. Du Plaisir, par I'abbe Hennebert. Fin de VHis- toire d'Angleterre, traduite de Smolett, par Targe 494

FIN DE LA TABLE DU TOME CINQUIEMB.

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