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COURS

DE

POLITIQUE

CONSTITUTIONNELLE

COLLECTION DES OUVRAGES PUBLIES SUR

LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF

PAR

BKNJAMIN CONSTANT

Avec ane Introduction et des Notes

M. EDOUARD l.ABOUIiAYE

Membre de l'Institut

DEUXIEME EDITION

TOME SECOND

PARIS

LIBRAIRIE DE CUILLAUMIN ET C"

Éditeurs da Journal des Écononiisles, de la Colleclion des priDcipaai Éconoisisles, du Diclionnaire de l'Éconooiie politique, du Dictionnaire universel du Gommeree el de la Navigation, etc.

RUF. RICHELIEU, H.

COURS

POLITIQUE

CONSTITUTIONNELLE

S\IM-DEMS. TVPOGRAPUIE DK V^ A MOULIN

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COURS

DE

DEUXIÈME EDITION

TOME n

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POLITIQUE

CONSTITUTIONNELLE

or COLLECTION DES OUVRAGES PUBLIÉS SUR

LE GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF

BENJAMIN CONSTANT

Avec une Introduction et des Notes

M. KDOUARD I^ABOtJliAYE

Memhi-L' de l'inslitul

PARIS

LIBRAIRIE DE GUILLÂUMIN ET C"

Editeurs du Joiiroal des Économisles, de la Collection des principaux Économistes, du Dictionnaire de l'Économie polilique.du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.

^ RUK RICHKLIEL', 14.

1872

DU DISCOURS

DE M. DE MARCHANGY

AVOCAT DU ROI

DEVANT LE TRIBUNAL DE POLICE CORRECTIONNELLE, DANS LA CAUSE DE M. FIÉVÉE.

n.

DU DISCOURS

DE M. DE MARCHANGY

AVOCAT DU ROI,

DEVANT LE TRIBI.NAL DK POLICE CORRECTIONNELLE, DANS LA CAUSE DE M. FIÉVÉË '.

C'est le premier discours du ministère public qu'il nous soit accordé de lire en entier; c'est un discours préparé, étudié, que son auteur a évidemment tâché de rendre digne de l'éclat de l'affaire et de la réputation du prévenu On peut donc le regarder comme renfermant la nouvelle doctrine du ministère publie? relativement aux délits de la presse. C'est sous ce point de vue que je me per- mettrai de l'examiner. Cet examen, qui, je l'espère, n'aura rien d'inconvenant dans la forme, n'a rien de déplacé dans le fond. Les jugements des tribunaux commandent le respect et la soumission des citoyens. Mais les discours de MM. les avocats du roi, comme le dit très-bien le Moniteur, dans un article semi-ofliciel destiné à réfuter mes Questions sur la Législation de la presse ^, « font quel- » quefois autorité, mais n'ont jamais fait jurisprudence. MM. les

' Publié à la suite des Annales de la session de 1817 à 1818, 5= livraison du tome I". M. Fiévée, royniiste déclaré, quoiiju'il eût accepté de l'empereur la place de censeur au Journal des Débats, fut poursuivi pour le onzième numéro de sa Correspondance administrative, et condamné le 2 mars 1818, à trois mois de prison et 50 francs d'amende. (E. L.)

2 V. sup. t. I, p. J07 et sMiv.(E. L.)

4 T)U DISCOURS

» avocats du roi peuvent se tromper, puisqu'ils sont hommes. Les » juges ne les regardent point comme les interprètes infaillibles » des lois. S'ils apprécient les efforts de leur zèle, ils savent que » le zèle ne va pas sans quelques écarts, et il n'est pas rare de les » voir en opposition dans leurs jugements avec le ministère pu- » blic '. » Un collègue de M. de Marchangy, M. de Vatisménil, dans un plaidoyer recommandable également par l'éloquence et la mo- destie, a reconnu pareillement cette vérité. Il a même indiqué la cause et la probabilité dos erreurs de ce genre, en avouant ingénu- ment (ce sont ses expressions) que la liberté de la presse ne fait pas l'objet principal des éludes de ces magistrats 2. J'ose donc me flatter que je ne commets aucun délit, en hasardant quelques réflexions sur un réquisitoire d'une haute importance ^. Je ne cherche point à vouer à l'ingratitude publique le dévouement et la fidélité. Je ne voudrais diminuer en rien la reconnaissance que nous devons à M. de Marchangy. Mais il est d'autant plus nécessaire de nous prémunir contre l'excès de cette reconnaissance, qui nous condui- rait peut-être à adopter trop légèrement des théories erronées.

Je transcrirai du discours de M. de Marchangy tous les pas- sages qui me sembleront contenir ou indiquer une doctrine posi- tive, et je transcrirai chaque fois le passage entier, de peur qu'on ne m'accuse de quelque altération ou suppression mal inten- tionnée. Je n'omettrai que ce qui, étant éloquence de luxe et digressions d'apparat, aurait pu trouver sa place aussi bien et mieux dans la Gaule poétique * que dans un réquisitoire. Le dis- cours entier est rapporté textuellement dans le Moniteur, d'après lequel je prie le lecteur de vérifier mes citations. J'ai choisi cette feuille comme la plus exacte et la plus officielle.

« Moniteur du 23 juillet 1817.

2 /d. du 31 juillet 1817.

3 II faut bien que l'on trouve que les affaires soumises aux tribunaux sont du ressort de la discussion publique, puisque les Annales du "20 de ce noois contiennent une rélutaiion de la défense de M. Fiévée. Si un journaliste peut, avec l'agrément de l'autorité qui tient ks journaux dans sa main, attaquer un accusé, avant que les tribunaux aient prononcé, il ne saurait être défendu aux citoyens d'examiner à leur tour les raisonnements de l'accusateur.

* La Gaule poétique, qui eut un moment de vogue, est un ouvrage de M. de Mar- changy. C'est un tableau poétique des anciennes coutumes de la France et de la vieille société française; l'intention était bonne; malheureusement la science de l'au- teur est médiocre et son style prétentieux. (E. L.)

DE M. Ut: MAIIUII.VNGY. ,)

a La loi ne permet pas de distinguer entre les citoyens, » a dit M. l'avocat du roi, « et cependant les magistrats ne vivent pas » tellement isolés des bruits du monde, qu'ils puissent confondre » le sieur Fiévée avec les écrivains obscui's dont ils sont chargés » de réprimer les écarts. Cet auteur, quels que soient les para- » doxes qui lui ont été reprochés, n'en a pas moins parfois con- » sacré un talent remarquable au développement de principes » qu'avoueraient les meilleurs publicistes. Nous dirons plus. La » partie de ses écrits qui nous est aujourd'hui déférée contient » elle-même des aperçus ingénieux, des vérités utiles et des rai- » sonnements d'un ordre élevé »

Certes, jamais début, je le reconnais avec plaisir, ne fut plus distingué par sa politesse. M. deMarchangy s'est sans doute rendu ce témoignage à lui-même. Il s'en est applaudi comme d'une preuve d'impartialité, et l'intention est si louable, que, mora- lement, il est impossible de ne pas lui en savoir gré.

N'y a-t-il pas, toutefois, quelque inconvénient à ce que MM. les avocats du roi s'arrogent le droit de juger ainsi le mérite des au- teurs. S'ils ont ce droit pour l'éloge, ils l'ont de même pour la censure; et, en effet, M. de Marchangy en a usé à l'égard de M. Scheffer '. Il a relevé sévèrement ses défauts comme écrivain; il a été jusqu'à lui reprocher de ne pas savoir sa langue. Cette pra- tique est-elle convenable? Est-elle juste? Est-elle sans danger? Est-elle enfin voulue, ou seulement autorisée par la loi^? Quand un écrivain se voit accusé d'un délit, il faut qu'il subisse les désa- gréments d'une procédure : mais parmi ces désagréments, mal- heureusement inévitables, et qu'on doit di^plorer, puisqu'ils peuvent peser sur un innocent, la loi a-t-elle placé celui d'en- tendre critiquer publiquement son ouvrage par un homme auquel

* Arnold Scheffer, frère d'Ary Sclieffer, avait publié une brochure sur VÊtat de la liberté en France. Il fut condamné, le 30 mars 1818, à un an de prison, 5 ans de surveillance et 2,000 francs d'amende. II se réfugia en Hollande, sa patrie, pour échapper à cette lourde condamnation, dont rien ne justifiait la sé- vérité. (E. L )

- Non, mille fois non, MM. les avocats du roi n'étaient point des académiciens; et d'ailleurs on peut criticpier le style d'un écrivain quand on en appelle au jugement de rojjinion publique, mais non quand on demande l'amende et la prison contre son adversaire. Il n'y a rien de plus odieux que ce pédantisine auquel on ne peut répondre, et qui regarde la discussion comme une injure. En fait, M. SchelTcr écrivait plus naturellement et mieux que M. de Marchangy. (E. L.)

b DU DISCOURS

il n'a pas sur ce point la faculté de répondre! On verra tout à l'heure que ceci s'applique même au réquisitoire de M. de Mar- changy contre M. Fiévée; car il critique son ouvrage après l'avoir loué. Si la loi n'a pas ordonné que le prévenu serait exposé à cette peine, il n'est pas légal de la lui infliger. Le mérite littéraire d'un écrit est parfaitement étranger, comme je l'ai dit ailleurs, aux questions qui doiA'ent occuper les magistrats. Leur opinion per- sonnelle, sur ce qui n'est pas de la compétence de la loi, ne doit pas s'exprimer dans un lieu la loi seule doit se faire entendre. L'autorité qui sévit contre le crime n'a pas le droit de se donner le passe-temps puéril d'humilier les amours-propres.

Si ceux qui, n'écrivant point, ne compromettent point leur amour-propre de celte manière, ou qui, écrivant, ont un amour- propre moins irritable, pensaient que ces blessures légères ne font pas grand mal et n'ont pas des conséquences bien graves, je leur répondrai qu'ils se trompent. En blessant un écrivain, même dans sa vanité, on peut lui arracher contre son gré, dans sa défense, des choses peu mesurées et l'entraîner à ce qu'on appelle ensuite un manque de respect. Le président alors le rappelle à l'ordre, et, s"il persiste, le tribunal le punit. Pourquoi donc provoquer des fautes qu'il est facile, et j'ajouterai, qu'il est de devoir rigoureux, dans l'autorité, d'épargner à un prévenu qui n'est traduit devant elle que pour une cause toute différente? Quand M. l'avocat du roi critique un livre, permet-on à l'auteur de se défendre sous le rap- port littéraire? Quand, au milieu de ses louanges, M. deMarchangy reprochait à M. Fiévée des paradoxes, M. Fiévée aurait-il pu en- trer dans la discussion de ses opinions, pour prouver qu'elles n'étaient pas paradoxales? Quand M. de Marchangy accusait M. Scheffer d'avoir peu l'habitude du français, M. Scheffer aurait- il été admis à démontrer qu'il écrivait purement? Non, sans doute. On aurait rappelé à l'un et à l'autre de ces écrivains que ce n'était point la question. Pourquoi donc M. de Marchangy traitait-il une question qui n'était pas la question légale? Toute accusation doit être interdite, en équité stricte, quand la réponse à cette accu- sation ne serait pas tolérée. Je sens qu'il est pénible à un homme qui partage avec nous toute la conviction de son mérite de nous cacher ses connaissances étendues et de ne pas déployer devant nous ses vues profondes. Mais il y a des sacrifices qu'il faut savoir

DE M. DE MARCHANGY. 7

offrir à son état et à la justice. Quand Montesquieu voulait se faire admirer, il ne choisissait pas un accusé pour toxte, il écri- vait VEspril des Lois. Il ne faut pas plus cumuler les prétentions que les places, et, pendant qu'on exerce les fonctions d'avocat du roi, il faut oublier que l'on aspire à devenir académicien.

Je continue.

« Le gouvernement (et par ce mot nous n'entendons point parler » du ministère, qui n'est que l'instrument, et non l'âme du gou- y> vernement), le gouvernement, disons-nous, peut-il donc sou f- » frir les hostilités de la presse, lorsqu'elles vont jusqu'à l'oflense » et à l'injure? Peut-il les souffrir d'un simple particulier, au- » quel il ne demande pas d'avis, dont il n'attend pas de leçons, » et qui, dissertant à ses risques et périls, ne doit imputer )) qu'à lui seul les conséquences d'un enseignement aven- tureux ? »

Ce-paragraphe contient plusieurs assertions qui toutes sont im- portantes. Le ministère n'est que rinslrumcnt, et non Vdme de notre gouvernement ! Ceci est directement en opposition avec la Charte. Le ministère est responsable : un instrument ne peut l'être. M. de Marchangy ignorerait-il les premiers éléments de la constitution qu'il invoque? Je ne veux pas le croire. Cette igno- rance serait trop fâcheuse pour nous, si elle était le partage du magistrat même chargé de placer les lumières de la Charte der- rière les lois pour y faire transpirer des émanations libérales '. J'aime mieux croire qu'une brillante antithèse a séduit l'orateur. Mais les antithèses sont funestes quand elles produisent des héré- sies constitutionnelles.

Le gouvernement peut-il souffrir les hostilités de la presse, lors- qu'elles vont jusqu'à l'offense et l'injure ? Non sûrement; le Gode pénal même y pourvoit. Mais jusqu'à présent ceci n'est qu'une assertion. Il faut prouver que M. Fiévée a offensé et injurié le gouvernement, c'est-à-dire le roi ; car M. de Marchangy a pris soin de dire qu'il ne parlait point du ministère. C'est donc cette preuve que M. Fiévée est en droit d'attendre Nous verrons si on la lui donne. Jusques alors proposer une question générale, qui ne peut être résolue qu'affirmativement, pour préjuger un fait

' Voyez la plaidoirie [de M. de MarchangyJ contre M. Scheffer.

0 DU DISCOURS

particulier qui est douteux, ce n'est qu'une amplification oratoire et une pétition de principe.

Peut-il souffrir ces hostilités d'un simple particulier ? Je n'entends pas ceci. Pourrait-il les souffrir davantage d'une autorité cons- tituée? M. de Marchangy semble l'insinuer, ou sa phrase ne dit. rieu. N'aurait-il pas été entraîné trop loin par son dédain pour les simples particuliers ? On méprise facilement ce qu'on est enchanté de ne plus être. J'oserai pourtant lui représenter que les simples particuliers sont ceux qui composent la nation.

Peut-il les souffrir d'un simple particulier auquel il ne demande pas d'avis, dont il n'attend pas de leçons, et qui, dissertant à ses risques et périls, doit s'en prendre à lui seul des conséquences d'un enseignement aventureux ? Pourquoi toutes ces expressions de dédain en parlant d'un droit que la Charte a consacré ? La Charte a voidu que les citoyens pussent publier leurs opinions en se conformant aux lois. Pourquoi donc, en écrivant sur la politique, que la Charte n'a point exceptée, ces mots de risques et périls, et d'enseignement aventureux. Ceux qui sont coupables sont coupa- bles; mais faire peser la défaveur sur tous, n'est-ce pas mécon- naître l'esprit de la Charte, et la volonté du roi, qui s'est exprimée dans cette Charte? N'est-ce pas faire prédominer un avis, une passion, une prétention particulière sur les lumières et les pro- messes royales ? L'autorité suprême a parlé dans la Charte un langage digne également et de l'autorité et de la nation. Pourquoi donc couvrir cette simplicité si noble d'ambitieux commentaires, obscurcir des principes par des phrases, substituer la menace à la raison, et la recherche à la dignité?

L'écrivain ne peut s'en prendre qu'à lui seul des conséquences. Nul doute, s'il a transgressé les lois. Mais s'il est la victime d'in- terprétations forcées; si l'on donne à chaque mot un sens que l'auteur désavoue et que la langue repousse, ce n'est pas k sa propre imprudence que l'auteur peut s'en prendre ; c'est à celui qui ne l'a pas entendu, et qui peut-être, dans son zèle empres?é, ou dans sa pénétration prétentieuse, s'est fait un mérite de ne pas l'entendre.

Enfin, est-il bien exact de dire que le gouvernement ne de- mande pas d'avis aux citoyens? Je lis une ordonnance du roi, du 20 juillet 1815. Il y est déclaré que le roi a reconnu que les res-

DE M. DK MARCHA.NGY. 0

trictions apportées à la liberté de la presse, par la loi du 21 oc- tobre 1814, présentaient plus d'inconvénients que d'avantages '. Pourquoi la censure a-t-clle plus d'inconvénients qued'avantajïes? Ce ne peut être que parce qu'elle empêche les citoyens d'écrire librement sur tous les sujets, et sur la politique en particulier; car ce n'est aujourd'iiui que sur cette matiôçe que la presse est encore gênée. Le roi, dans sa sagesse, a donc vu «ju'il était bon que les citoyens écrivissent librement sur la politique. Il ne de- mande pas d'avis à la nation ; mais il ne repousse pas ses avis. En déclarant que les restrictions à la presse présentent plus d'incon- vénients que d'avantages, il invite les citoyens à offrir au gouver- nement le tribut de leurs lumières. M. de Marchangy voudrait-il se placer entre leur amour du bien qui les pousse, et le trône qui les appelle et les encourage ?

Il y a plus. Quand, en 1817, interprètes de la volonté royale, les ministres on rendu un si bel hommage à celle précieuse liberté de la presse, que la Charte consacre, et qui doit éclairer de son flam- beau le gouvernement et la nation ^ ; quand, à l'ouverture de la session présente, le chef de la magistrature disait à nos députés : Citoyens, vous comptez la liberté de la presse au nombre de vos droits les plus chers; députés, vous la considérez comme une des plus suites garanties de l'Étal^, était-ce annoncer que le gouver- ment n'iittendait, ne demandait, ne voulait point d'avis de la part des citoyens? Non certes. Si la liberté de la presse est utile, c'est que les gouvernements en profitent ; si les gouvernements consa- crent la liberté de la presse, c'est qu'ils veulent en profiter. Le roi l'a déclaré, ses ministres l'ont répété en son nom. Heureuse et solennelle déclaration, qui nous permet d'opposer des autorités augustes à l'opinion isolée d'un magistrat, que nous respectons sans doute, mais dont le rang, toutefois, est comparativement bien secondaire, et disparaît, d'après toutes les hiérarchies mo-

' Cette loi (lu 11 octobre 1814, dont on reconnaissait les inconvénients en 1815, est celle-là même que B. Constant avait si justement et si finement combattue dans ses Observations sur le discours de S. E. le Ministre de l'intérieur, sup. t. I, p. 479 et suiv. Avoir raison trop tôt en France, c'est ce qu'on appelle faire une op- position factieuse; ce fut le tort perpétuel de B. Constant. (E. L.)

2 Monitpur du 8 décembre 1816.

3 Id. du 18 novembre 1817,

10 DU DISCOURS

narchiques, devant le pouvoir suprême qui Va investi d'une mission révocable !

Poursuivons. « Le sieur Fiévée s'est proposé de commenter le » discours de M. le comte Stanbope. La dignité nationale s'op- » posait peut-être à ce qu'on daignât s'occuper du début incon- » sidéré d'un jeune lord, qui, voulant se singulariser et marquer » son avènement à la tribune par quelque opinion étrange, en y> choisit une opposée à celle que ses compatriotes ont sans doute » apprise concevoir de nous. Celte diatribe est un débordement y> d'invectives contre la France. Était-ce donc en France qu'on » eût lui donner cours? Il n'y a de calomnie que dans la » publicité. Tous ceux qui concourent à cette publicité se seraient » donc rendus punissables... L'article 368 du Gode pénal ne » permet pas d'assigner comme moyen d'excuse que les inculpa- » tions qui donnent lieu à la poursuite sont copiées ou extraites D de papiers étrangers. L'article suivant prévoit le cas l'on » aurait participé d'une manière quelconque à donner de la » publicité aux calomnies répandues par la voie des journaux ■» extérieurs... Si les expressions du jeune lord sont diffamatoires » à notre égard, et injurieuses pour les princes qui nous gouver- » nent, le prévenu est inexcusable de les avoir reproduites. » Ainsi donc M. Fiévée serait condamné à un emprisonnement et à une amende, pour avoir concouru à la publicité du disc.ours de lord Stanbope, en essayant de le réfuter. Comme M. de Mar- changy revient plus tard sur l'espèce de délit que constituent les tentatives de réfutation, je considérerai ici la question sous le point de vue de la publicité seule. Si M. Fiévée est coupable, tous ceux qui ont concouru à la publicité de la harangue du pair anglais le sont autant que M. Fiévée. Or, je vois que le premier article d'un journal encouragé par les ministres, et destiné à discréditer dans l'opinion tous les censeurs du ministère', c'est une réfutation de cette harangue, et que cette réfutation a été louée à outrance par les journaux ministériels. Ils l'ont vantée, non-seulement comme un bon écrit, mais comme une belle action. L'auteur a recueilli, avec la permission de la censure, qui n'est pas suspecte de s'écarter du vœu de l'autorité, les hommages

' Le Spectateur. (E. L.)

DK M. DE MAliClIANGY. 11

si désintéressés et si indépendants de tous ses confrères ; et il est même probable que cette réfutation a été placée en tête et comme introduction dans ce recueil, pour mieux disposer l'opinion à supporter qu'on invectivât des hommes qu'elle estime,' et qu'on voudrait lui rendre suspects en défigurant leurs ouvrages, et en mutilant leurs expressions.

Pourquoi donc cette balance double et inégale entre les mains de la justice, ou du moins (car ceci ne peut s'appliquer aux tribu- naux, qui ne font que recevoir la dénonciation) entre les mains du magistrat chargé d'invoquer leur vigilance et de solliciter leur rigueur? Gomment ce qui a été admirable et admiré dans le 5/?e6'- tateur est-il devenu criminel dans M. Fiévée? Serait-ce parce que le Speclateur n'a pas rapporté le discours en entier? Mais la loi n'admet pas cette distinction : elle parle formellement d'extraits aussi bien que de copies; elle condamne la participation à la publi- cité rf'wnewfl^iièj'cçufZcon^ite. Prétendrait on que la réfutation de l'un est meilleure que celle de l'autre? C'est une seconde question. Ce n'est pas encore comme ayant mal réfuté lord Stanhope, mais comme ayant donné à son discours de la publicité, que M. Fiévée est poursuivi. S'il est coupable, le Spectateur l'est également. Ce serait en vain qu'on voudrait excuser celui-ci, sur ce que, moins lu de beaucoup que la correspondance de M. Fiévée, il a probable- ment concouru beaucoup moins à la publicité du fatal discours. On ne juge pas les délits sur le résultat, mais sur l'intention. Or, l'intention du Speclateur est d'être lu; j'en vois la preuve positive dans la lettre de l'un des écrivains qui le rédigent. Il y est dit en propres termes : « Notre succès surpasse notre attente, et peu s'en faut qu'il n'égale nos souhaits.» Donc, ces messieurs veulent être lus. La chose est évidente. S'ils ne le sont pas, ce n'est pas leur faute, sous le rapport du désir. Ils veulent donner de la publicité à ce qu'ils, impriment; ils \oulaient donc en donner au discours de lord Stanhope. M. de Marchangy leur doit un réquisitoire.

Qu'on ne s'y trompe pas. Le ministère public, en s'arrogeant la faculté de poursuivre ou de ne pas poursuivre des actions toutes pareilles, non-seulement se rend injuste envers ceux qu'il choisit parmi leurs pairs, comme objet de ses poursuites; mais il tend,' sans le vouloir, un piège à tous ceux que l'exemple de l'impunité séduit En ce sens, la tolérance discrétionnaire; dont l'autorité

12 DU DISCOURS

voudrait se faire un mérite, n'est qu'un tort de plus. Elle réunit aux inconvénients de la sévérité légale l'incertitude de l'arbitraire ministériel. Si l'on persiste à vouloir une législation destructive de toute liberté de la presse, il faut appliquer à tous les cas cette législation dans toute sa rigueur. Les écrivains aujourd'hui con- damnés peuvent avec raison accuser de leur malheur ou de leur imprudence le spectacle de tel écrivain, non moins imprudent et cependant épargné. Une semblable pratique fait, de tous ceux qui publient leurs opinions, autant de victimes des lois et des hommes.

Avançons.

« On répondra qu'il (M. Fiévée) ne l'a fait (n'a reproduit les » assertions de lord Stanhope) que pour les réfuter. Mais il y a » longtemps que la jurisprudence des tribunaux a proscrit ce vain » prétexte. En thèse générale, un individu ne doit pas, sans mis- y> sion et sans nécessité, faire courir à l'intérêt public la chance y> d'une réfutation imparfaite, qui, par ses endroits faibles et dé- » couverts, laisse échapper partout le poison qu'elle n'a pas su » neutraliser. D'ailleurs, on ne balance pas toujours l'imposture y> par des raisonnements. La partie n'est pas égale entre la sagesse » et l'extravagance, entre les convenances et le scandale. On ne » lit souvent une réfutation qu'à défaut du texte original. L'ima- » gination dépravée du lecteur explore le champ que lui ouvre •» un imprudent commentaire, et ne se pose que sur les sommités » que forme la calomnie. »

Je ne dirai rien de cette imagination qui explore un champ ou- vert par un commentaire, et qui se pose sur des sommités. Il est question de choses; oublions la bizarrerie des mots. Mais d'abord je répète, en confirmation de ce que j'ai dit plus haut, que, puis- que la jurisprudence des tribunaux a proscrit dès longtemps le vain prétexte des réfutations, le Spectateur est coupable, et qu'il y a négligence à ne le poursuivre pas. Ensuite, et considérant cette vérité comme surabondamment démontrée, je demande ce qu'Usera possible d'écrire, d'après la théorie qu'établit ici M. l'avo- cat du roi. Le Code pénal punit les ouvrages contre la religion. Sera-t-il permis de réfuter ces ouvrages? On n'a pas le droit de faire courir à Vintérêl public la chance d'une réfutation imparfaite. Or, qui garantit à un écrivain que M. l'avocat du roi et MM. les

UK M. UK .\i.\m;iiA.N(;v. 13

juges (le police correctionnelle n'accuseront pas sa rélutation d'imperfection et d'insuffisance? Non-seulement il faudra s'abste- nir de réfuter les écrits contraires à la religion, il faudra encore, si l'on écrit soi-même sur cette matière, s'abstenir de proposer au- cune objection pour la résoudre : car, par une conséquence exacte et inévitable du même principe, MM. les avocats du roi et les tri- bunaux pourront trouver qu'on a fait courir à l'intérêt [jublic la chance d'une objection grave, qui n'aura été résolue qu'imparfai- tement. Ce (jue je dis de la religion s'applique à la politique et à la morale. M. de Marchangy met fm, d'un trait de plume, à tous les traités, à tous les livres, à toutes les recherches importantes et sérieuses. Il nous restera, non pas les tragédies de Racine et de Corneille : ils pourraient être poursuivis pour provocations indi- rectes, et ceux qui auraient concouru à la publicité de ces provo- cations seraient punissables; non pas les ouvrages de Voltaire, assurément, ni de Rousseau, ni de Montesquieu, ni de Buffon, qui a contredit la Genèse; non pas V Itinéraire de M. de Chateaubriand, car les provocations indirectes y sont évidentes ; mais Dorât, Cré- billon fils, Marivaux, peut-être le Vaudeville, les Variétés, et, comme productions plus imposantes, la Gaule poétique; c'est beaucoup sans doute, mais pour une nation qui vient d'obtenir une Charte constitutionnelle, c'est cependant trop peu.

Mais, dit M. l'avocat du roi, la partie n'est pas égale entre la sagesse et l'extravagance, entre les convenances et le scandale. Hélas! savez- vous pourquoi la partie n'est pas égale? C'est que l'autorité se mettant d'un côté, l'opinion se met de l'autre; c'est que la sagesse est décréditée par l'appui de la force, affaiblie par cet auxiliaire; c'est que l'extravagance paraît du courage quand il y a persécution *. Laissez la sagesse et l'extravagance combattre. A la sagesse appartiendra la victoire, parce que l'homme veut vivre en repos, parce qu'il aime la sécurité, et qu'il sent bien qu'en définitive il ne trouve de sécurité et de repos que dans ce qui est raisonnable et juste.

' C'est ce que Macaulay a exprimé, sous une forme paradoxale, mais avec un sens profoml : « L'erreur n'est pas de force à tenir contre la vérité seule, mais quand 1) la vérité et la puissance se réunissent, plus d'une fois l'erreur leur a victorieuse- n ment résisté )){Church and Slale dans les Esaays'j. La raison en est simple: lopinion se range du côté de la victime; la violence lui cache la vérité. (E. L.)

14 DU U[SC(1URS

Enlin, qu'il me soit permis de revenir une dernière fois sur ce terme d'individu sans mission, pour examiner ce qu'il signifie dans le cas particulier. Lord Stanhope avait proposé défaire peser indéfiniment sur nous le poids humiliant et ruineux des troupes étrangères. Il avait proposé de partager la France. Est-ce que tout Français n'a pas intérêt à ce qu'elle soit délivrée, à ce qu'elle ne soit pas déchirée comme la Pologne ? Est-ce que tout Français n'a pas mission de dire que la prolongation de nos maux, le morcel- lement de notre territoire, seraient des injustices, des manques de foi, des attentats aux engagements jurés, des crimes, en un mot, dont les conséquences retomberaient sur leurs auteurs? Malheur au pays les fonctionnaires publics seraient les seuls à éprouver de tels sentiments et à prononcer de tels paroles I

« Il (M. Fiévée) n'a fait que surcharger les sombres couleurs du » tableau que cet étranger ( lord Stanhope) a exposé sur notre situa- » tion morale et politique. Et d'abord, c'est un moyen peu propre » à venger l'honneur national, que dédire, avec le sieur Fiévée, » qu'il n'y a pas de nation en France, dans le vrai sens que la poli- » tique attache à ce mot; et d'ajouter, page 23 : depuis 1793, la » France n'aurait être considérée par l'Europe que comme un

» repaire d'oii les barbares se ruaient pour la piller et l'asservir

» Quoi! les sentiments élevés, les sciences, les talents et l'indus- » trie, qui parmi nous obtiennent les hommages des étrangers » eux-mêmes, ne trouveront-ils pas grâce aux yeux du sieur » Fiévée? Il ne tiendra pas compte des héroïques protestations, » des résistances magnanimes opposées par une notable partie de » la génération aux crimes de quelques factieux 1 II foulera sans » les voir les tombeaux des vallées vendéennes, et n'aura pas » entendu les acclamations de ces villes, fidèles en 1793 avec » tant de douleur, fidèles en 1814 avec tant d'allégresse I »

Assurément je ne partage point les opinions de M. Fiévée; j'en ai plus d'une fois combattu plusieurs : je crois qu'au milieu de beaucoup de malheurs, et à travers des crimes auxquels les amis de la liberté furent toujours étrangers, et dont ils furent souvent victimes, les annales de la révolution offrent d'admirables souve- nirs de courage, de désintéressement, d'enthousiasme pour la patrie et pour l'honneur national; mais je ne connais aucune loi qui déclare coupable celui qui penserait et parlerait sur la révolu-

DE M. DE AIAUOHANGV. 15

tioii tout dilïéremmeiit. Rien dans la loi du 9 novembre elle-même ne. peut s'interpréter de manière à ce qu'en regardant la révolu- tion comme un acte condan)nabk' dans son principe et dans tous SCS détails, on puisse être accusé dall'aiblir indirectement le res- pect dû à la personne ou à l'autorité du roi, ou de répandre des nouvelles alarmantes. La révolution est de l'histoire '. On peut porter sur cette époque un jugement très-erroné, très-absurde; mais ce jugement absurde ou erroné n'est point un délit. La loi du 9 novembre n'astreint point les citoyens à s'attendrir en fou- lant les tombeaux des vallées vendéennes. Avoir été sourd aux gémissements de 1793 et aux acclamations de 1814 peut être une infirmité physique ou un tort moral, mais n'est nullement du ressort de la police correctionnelle.

De plus (et je suis forcé de revenir ici à un raisonnement que j'ai déjà employé), nous ne manquons pas d'écrivains qui, depuis quatre ans, ont épuisé sur la France toutes les invectives que noire langue fournit. Ils ont injurié la génération en masse; ils ont calomnié nos armées; ils se sont félicités de leur destruction. Un seul d'entre eux a-t-il été mis en jugement? Un seul de leurs écrits a-t-il été l'objet d'une saisie? Bien au contraire. Nos jour- naux ont annoncé ces ouvrages, ce qui est une faveur : il les ont loués, et l'on sait que leurs louanges ont besoin d'être per- mises. D'où viennent donc et ce courroux tardif, et cette indi- gnation inattendue, et cette susceptibilité de si fraîche date? Je me les explique d'autant moins, de la part de M. de Marchangy surtout, que je lis, précisément dans la Gaule poétique, un pas- sage à peu près pareil à celui de M. Fiévée. « Après les années » honteuses de révolution, la terreur, le carnage, la famine et » tous les fléaux creusaient l'effrayant tombeau de la France, on >' voit luire l'aurore qui, dissipant tant de nuages, enfante un astre » réparateur. La patrie refleurit à son éclat, et, sous les arcs de » triomphe qui consacrent mille victoires, entre dans nos remparts

' Il est assez curieux que j'aie réclamé le même principe, en faveur d'un écrivain prévenu d'un délit tout opposé à celui qu'on met aujourd'hui à la charge de M. Fiévée. V. Questions sur la Législation de la presse (Tom. I, p. 507J. M. Hioust avait loué les premières années de la révolution, et on lui en faisait un crime. Les véritables principes de la liberté ont cet avantage, qu'ils protègent tour à tour tous les partis.

16 DU DISCOURS

» étonnés l'héritage de Rome et d'Athènes '. » Voilà bien toutes les années de la révolution flétries comme honteuses. Voilà la France déclarée, durant toute la révolution, le théâtre du carnage et de la terreur. Il n'y a point d'exception pour les vallées ven- déennes. Il n'est pas fait mention des gémissements des villes fidèles. L'auteur, il est vrai, nous console, en nous parlant d'un astre réparateur et de l'héritage de Rome et d'Athènes, entrant dans nos remparts étonnés. J'ignore quel était cet astre réparateur dont l'éclat brillait en 1813. Je ne cherche point à le savoir. Si je hasardais une conjecture, M. l'avocat du roi me poursuivrait peut-être, comme ayant donné de la publicité à un passage ré- préhensible de M. de Marchangy. Mais enfin, qu'à dit M. Fiévée, de plus, dans le morceau qu'on lui reproche, à l'exception de l'astre réparateur dont cette fois il n'a pas parlé? J'ai remarqué ci-dessus avec surprise qu'il subissait un jugement pour une réfu- tation qui avait valu des éloges à d'autres. Ceci est plus fort. M. de Marchangy poursuit M. Fiévée pour avoir dit en d'autres termes les mêmes choses que M. de Marchangy.

Ce n'est pas tout. Tandis qu'il veut punir M. Fiévée d'une faute que lui-même a commise, si tant est qu'il y ait faute dans l'opinion énoncée, il lui lait un crime de n'avoir pas dit ce qu'il a au con- traire dit en toutes lettres. « Les sentiments élevés, » demande M. l'avocat du roi, « les sciences, les talents et l'industrie ne trou- » veront-ils pas grâce aux yeux du sieur Fiévée? » Or, je vois que M. Fiévée dit en propres termes : a Quel peuple a jamais montré » plus de calme au milieu de circonstances aussi difficiles? A » quelle époque a-t-on vu des charités plus abondantes faites avec » moins d'efforts?... Oîi trouverait-on plus de douceur dans le » commerce de la vie, moins de prétention de personne à per- B sonne? Quelle nation témoigne plus de disposition pour les » sciences, pour les arts, compte un plus grand nombre d'écrivains » distingués et plus d'hommes sincèrement voués à leur patrie?» Que penser maintenant de l'accusation ? M. de Marchangy aurait- il déféré l'ouvrage aux tribunaux sans le lire?

Je m'aperçois que si je me livrais à toutes les observations que fait naître le discours que j'examine, cet examen formerait presque

' Gavde poétique, vol. I, |i. 19. l'aris, 1815.

DK M. m: MAIlCIliiNi.^

un voliiine. Il me tarde de liiiir ; je supprime donc tout ce «|ue j'auiaisà dire sur la logique avec laciiielk M. de Marclian^;y pré- tend que M. Fiévée, en disant qu'une nouvelK' révolution n'aurait pas lieu au profit de Bonaparte, n'a pas rélulé lord Stanliope, .pii avait affirmé qu'une nouvelle révolution n'aurait lieu cpi'au profit de Bonaparte. J'omets le calcul des trois mois et dix jours, M. de Marchangy a vu une allusion coupable à l'époque des Gent- Jours. Je laisse encore de côté les raisonnements (|ui tendent à appliquer la loi du 'J novembre a tous les écrits contraires, non- seulement a la majesté du royaume, mais à la confiance cl au cràlil, de sorte (|ue la loi du 9 novembre peut se trouver inces- samment appli([uée à tout essai sur les finances; car tenter de convaincre notre système financier de (juelquc vice notable est une manière de nuire au crédit; mais il est un endroit (jue je ne saurais passer sous sileuce, parce que la tliéoiie des iiilirprela- tions s'y dé|)loie dans tout son éclat.

M En \ingl endroits de l'ouvrage ^aisi, le sieur Fiévée lait pré- » sager une nouvelle résolution. Les habiludcs, les inlcrcls, dit-il, » qui dcfendirenl l'ancienne monarchie, sont mille fois moins puis- » sants qu'en 1789 : d'où il faut conclure que nous sommes mille » t'ois plus exposés qu'à celte époque aux bouleversements qui » l'ont suivie. Par bonheur, cette théorie est erronée. N(jas avons » un avantage immense et qui délénd toute com()araison entre » les deux époques. C'est que l'on connaît de nos jours ce qu'on » désirait en 1789. Ce qui était alors espérance, est maintenant » satiété. Ce qui était innovaticm, est devenu expérience. On » n'avait que des opinions, let 1 on n'a que des intérêts. On était » alors en contradiction par entraînement, enthousiasme ci dé- « lire. On ne l'est à présent que méthodiquement, par spéculation » et contrariété. Grâce à Dieu, l'on n'est donc plus en verve pour » les révolutions. Le volcan est épuisé. La lave éteinte n'est plus )) qu'une vjle poussière qu'il ne faut pas laisser soulever, parce » qu'elle peut aveugler et flétrir : mais elle ne pourra jamais » détruire et ravager. »

Il y a dans ce passage plusieurs choses que je n'enten(l> p.is. Un reproche grave qu'on peut adresser à l'un des écrivains les plus distingués de ce moment, c'est d'avoir créé, malgré lui, sans doute, mais par ^on exemple, une tor.le (rimilatein-s Je ne sais

n

18 un DISCOURS

quelle teinte du slyle de René se glisse partout. Or, ce style n'est admirable que dans René : ailleurs, c'est une calamité. Tant qu'elle n'est que littéraire, elle est supportable, parce qu'on ne l'encourt que volontairement ; mais lorsqu'elle pénètre dans une sphère l'on est obligé de la subir, c'est alors une peine ultra- légale, que la loi ne devrait pas tolérer.

Ce que je comprends néanmoins très-bien, c'est que ce para- graphe est le commentaire d'une seule phrase ; et ce qui me semble évident, c'est que le commentaire, destnié à prouver que cette phrase est coupable, tend directement à démontrer qu'elle est innocente.

Si l'on connaît maintenant ce qu'on désirait en 1792, si ce qui était espérance est satiété, si ce qui était innovation est devenu expérience, si l'on n'est plus en verve pour les révolutions, il n'y a nul danger à reconnaître que les habitudes et les intérêts qui détendaient l'ancienne monarchie sont moins puissants qu'autre- fois. Caria monarchie n'a pas besoin d'être si fortement défendue, puibque rien ne tend à l'attaquer. M. de Marchangy, j'en con- viens, s'est trouvé dans un dilemme assez difficile. Il voulait à la fois qu'il n'y eût point de danger, et que l'ouvrage de M. Fiévée fût dangereux. De celle lavo éleiiile, et cette poussière vile qui aveugle sans détruire et flétrit sans ravager. La nécessité de prouver deux choses contraires embarrasse le style.

Mais ce ne sont pas ces cuntradictions que je veux relever. Je voudrais fixer l'attention de l'auteur sur cette puissance d'induc- tion, en vei'tu lie laquelle, parce qu'un écrivain a remarqué un changement dans la disposition morale d'un peuple, M. l'avocat du roi applique cette assertion générale, vraie ou fausse il n'im- porte, à un tait particulier; et, après avoir déduit de cette asser- tion une conséquence que l'auteur n'a point exprimée, requiert son emprisonnement, non pour ce qu'il a dit, mais pour la con- séquence que lui, M. l'avocat du roi, a tirée d'une thèse abstraite : conséquence qui peut être vicieuse en logique, et qui, fùt-elle exacte, e^t tellement éloignée du principe dont on la fait dé- couler, que l'auteur peut ne l'avoir nullement prévue, ou avoir tiré de son principe des iuférences tout autres.

Ainsi, M. Fiévée, dit-il : que c'est par trop méconnaître la vérité 'juc Dieu a mise dans ckaqUe chose, que de croire que les hommes

1)K M. m: MAUC.IIVNCY. ' Wi

puissent souloiir une sociclé organisn- contre la nature dis lois so- ciales ?l\ résulte, suivant M. de Maichaiigy, de ces induclioiis, non-seulement que le gouvernement ne peut subsister, mais quê ce serait en quelque sorte s'opposer aux décrets de la Providence qw de chercher à soutenir itne société organisée contre la nature des lois sociales. M. Fiévée répète-t-il une chose dite mille fois (qu'elle soit juste ou non est inclinèrent) savoir : que drpuis Vnsscnddéc constituante jusqu'au second retour du roi, si aucun gouvernemeiit n'a pu durer, c'est que les conditions essentielles de l'ordre social n'existent plus? M. de Marcliangy l'accuse de dire : qu'il n'y a pas de sûreté pour le gouvernement actuel, et que sa chute est donc infaillible et prochaine.

Remarque/ <{ue, sur presque tous ces cliet's d'accusation, si M. Fiévée avait dit le contraire de ce qui lui est imputé à crime, M. de Marchangy aurait pu le poursuivre avec une égale justice, et sur des inductions tout aussi fondées. Je suppose que cet écri- vain eût prétendu que les habitudes et les intérêts qui défendaient l'ancienne monarchie étaient plus puissants qu'en 11S9, au lieu de l'être moins: qu'est-ce qui empêchait M. de Marchangy d'en conclure de même que .1/. Fiévée nous faisait présager une nouvelle révolution? Car r.ous ne vivons plus sous l'ancienne monarchie. Cette ancienne monarchie est détruite; une monarchie constitu- tionnelle toute neuve la remplace. Or donc, si les intérêts et les habitudes qui défendaient cette ancienne monarchie sont plus puissants qu'ils ne l'étaient lorsqu'elle est tombée, il est clair qu'ils doivent" tendre à la relever. l)o)ic M. Fiévée nous annonce de nouveaux boulevcrsemrnis. Donc il est passible, non pas de l'ar- ticle 8, mais de l'article 9 de la loi du 9 novembre : car, dit M. de Marchangy, l'on objecterait vainement que celte loi n'a entendu parler que d'assurances positives, que de faits précis, en un mot, que de nouvelles alarmantes. Il est question (dans l'article 9) d'une autre variété du délit. Cette variété consiste à punir ceux qui au- raient DONNÉ A CROIRE, tandis que l'article 8 punit ceux qui au- raient FAIT CROIRE, donner à croire est moins que faire cnnre, moins qu'affirmer positivement, moins cju articuler des faits. C'est simple- ment fournir des éléments à la crédulité.

La même faculté de poursuivre le pour et le contre ne s'exer- cerait pas moin? orficacemenl sur une antrf ;!>s> rtifin déclarée

'20 DU DISCOURS

coupable dans M. Fiévée. // faut à la monarchie, dans son opi- nion, des appuis indépendants des senlimenls et de Vaffcction des peuples. Rien de plus éloquent que la réfutation dans laquelle M. de Marcliangy, repoussant ce qu'il nomme un désolant so- phisme,-réclame pour le pacte le plus respectable qui ait été tracé sur les pierres fondamentales de la monarchie, et veut qu'elle repose sur la magie de Vamour, sentiment miraculeux, plus puissant que le levier d'Archimède... anneau d'alliance, et politique d'inspiration. Je suis tout à fait de son avis, je lui demande seulement la per- mission de l'exprimer un peu plus simplement, et je dirai qu'il est très-désirable pour les peuples d'avoir des motifs d'aimer leurs rois, et très-désirable pour les rois d'être aimés de leurs peuples.

Mais si un auteur osait écrire que l'affection des sujets est la seule base du pouvoir des rois (et cependant si elle n'est pas la seule, il faut à ce pouvoir d'autres appuis, comme dit M. Fiévée), que ne pourrait pas opposer à cette assertion M. de Marcliangy, d'après les principes les plus évidents de la légitimité ! Quoi! l'on fondera l'autorité monarcliique sur une émotion qui peut être passagère, qui augmente ou diminue suivant les circonstances et l'esprit du temps, que les calamités affaiblissent, (|ue les revers forcent au silence, qui s'altère par la calomnie, et qui de nos jours a été minée par d'impies et séditieuses doctrines ? N'est-ce pas mettre la légitimité à la merci des jugements humains, mo- biles, incertains, variables, susceptibles d'égarement et d'erreur I Que n'ajouterait pas dans ce système un avocat du roi plein de zèle, si l'écrivain malheureux ou imprudent avait parlé, comme M. de Marchangy dans sa plaidoirie, des prestiges de la royauté ! On a disputé sur le mot débonnaire, sur le mot bonhomie, sur le mot pitié, bien que leur acception favorable fût consacrée par de grands exemples : mais je pose en fait que le mot prestige sans épitliète n'a jamais été employé favorablement par aucun de nos classiques français. Que si l'auteur, sacriliant son amour-propre à sa sûreté, s'excusait par l'entraînement de la phrase, l'ambition du style et la séduction d'une espèce d'harmonie qui dicte sou- vent aux écrivains prétentieux des so- s vides de sens et des mots sans idées, M. de Marchangy ne lui répondrait-il pas, qu'on ne peut juger de ses intentions que par les expressions dont il revêt sa

DE M. UK MAUCIIA.Ni.Y. Vl

penscc^ i:l qu'il est factieux qu'un homme, pour qui lo lawjue fran- çaise est si docile et si souple, n'ait pas arrangé sa phrase de ma- nière à ce qu'elle ne pût être interprétée contre lui? Car, il [larait «jue, dans r()|)inioii de M. do Man^han^'V, la loi du '.) iiovcinluv signifie que les auteurs doivent arranger leurs phrases de inaiiirr.- à ce qu'elles ne puissent pas être interprétées contre eux.

Je n'ai qu'une observation à Caire.

« Traduire le sieur Fiévée devant les tribunaux, a dit, en linis- » sant M. de Marcliangy, c'est prendre le solennel engagement » de poursuivre avec vigilance ces écrivains populaires, bien plus » dangereux encore, ces partisans invétérés des innovations ré- » volulionnaires, ces séditieux qui épient dans lOinbre l'occasion y> de porter des coups à la inonarcliie ; soit en atlarpiant les au- y> torités instituées par elle et pour elle; soit en vouant à Inigra- » titude publique, au ridicule et au mépris, tout ce qui leur y> semble capable de dévouement et de fidélité ; soit en nuisant à ï une régénération complète, par l'etTrayante ironie de l'impiété.» J'ai beaucoup réfléchi sur cette péroraison, et j'oserai soumettre à son auleur quelques doutes. Le devoir du ministère publie n'est- il pas toujours de poursuivre tout ce qui est coupable, et de ne rien poursuivre de ce qui est innocent? Tel est l'engagement que contractent, je pense, MM. les avocats du roi, en acceptant leurs fonctions importantes. Comment le fait d'avoir traduit un auteur devant les tribunaux peut il ajoutera la sainteté de cet engage- ment?

Je ne sais trop pourquoi M. de Marchangy nomme les ennemis de la monarchie des écrivains populaires. Je suis loin d'admettre que ce qui est opposé à la monarchie soit populaire, c'est-à-dire, agréable à la nation. Car M. de Marchangy sait trop bien le français pour ignorer qu'un écrivain populaire n'est pas celui qui écrit' pour le peuple, c'est celui qui plaît au peuple. Mais enfin, populaires ou non, si des écrivains transgressent les lois, M. de Marchangy doit les poursuivre. S'ils ne transgressent point les lois, comment serait-il obligé de diriger contre eux des pour- suites, parce qu'il en a dirigé contre M. Fiévée ? Je ne croirai jamais qu'un magistrat projette d'oflVir à l'esprit de parti un procès en expiation d'un autre, et je m'afflige de voir des expres- sions arrangées de telle sorte, qu'elles suggèrent cette idée fâ-

1:V DU DISCOL'US

clieuse. Je crains qu'elles n'affaiblissent l'autorité de M. de Mar- changy dans l'opinion, en jetant sur son zèle un jour injustement équivoque. Le premier écrivain poursuivi, coupable ou non, semblera, j'en ai peur, une réparation, un holocauste, un dédom- magement promis d'avance.

Cette péroraison, malgré ses beautés de style, me paraît avoir encore un autre défaut. Sûrement, M. l'avocat du roi n'a voulu nullement nous annoncer qu'il considérait dans les prévenus autre chose que le délit. Il repousserait avec indignation tout ce qui tendrait à l'inculper d'une semblable partialité, tout ce qui terait présumer que l'ardeur de ses poursuites varie, non d'après le degré de culpabilité, mais d'après des souvenirs ou des préventions antérieures, et suivant l'affinité ou la différence de ses opinions et de celles des accusés. Nous sommes loin, bien loin, des temps désastreux, la partie publique demandait si un homme était aristocrate pour le condamner. M. de Mar- changy, saisi d'un livre qu'on lui aura désigné comme coupable, ne s'enquerra point si l'auteur est un partisan invétéré des inno- vations révolutionnaires . Il s'en abstiendra soigneusement, parce que cette façon d'agir serait une réminiscence révolutionnaire. Il lira l'ouvrage, seul corps du délit; et, en digne et loyal ma- gistrat, il poursuivra l'auteur pour le délit seul. Je suis convaincu de toutes ces vérités, mais sa péroraison ne les exprime pas d'une manière satisfaisante : tant il est difficile à l'homme pour qui la langue est la plus souple et la plus docile, d'arranger sa phrase de telle sorte qu'elle ne puisse être interprétée contre lui !

Je me résume. Avec la faculté d'interprétation et d'induction, dont M. de Marchangy fait usage; avec son mode de considérer la loi du 9 novembre ; avec ses combinaisons , ses rapproche- ments, ses distinctions entre les délits qui résultent de ce qu'on fait croire^ et ceux qui résultent de ce que l'on donne à croire ; avec la pratique qu'il adopte de placer une inférence après chaque phrase, et de condamner la phrase sur l'inférence qu'il en tire, il y a, je l'affirme de nouveau, impossibilité complète d'écrire avec sûreté. On peut être épargné par le magistrat; on n'a plus la garantie de la loi. La tolérance n'est pas la liberté, un hasard heureux n'est pas une institution , un accident n'est pas une sauvegarde. Qu'il y ait encore aujourd'hui des écrivains hors

DK M lu: Mvncii \.NC,V. '2.']

fie prison, et des hrocliiires non saisies, cela n<; prouve point que la presse soit libre. 11 y a partout des gens qui ont encore leur tête sur leurs épaules, et cependant il n'y a de sécurité que l'autorité ne peut pas faire couper les têtes qu'cllf veut.

La question est posée bien clairement, et personne ne peut se faire illusion. C'est de la liberté de la presse toute entière qu'il s'agit. Veut-on la livrer à des subtilités jésuitiques, à des disputes de mots, plus abstraites, plus inintelligibles, plus puériles que celles des scolastiques du quatorzième siècle? Veut-on (|ii'il n'y ait pas une expression dans notre langue dont le sens ne puisse être perverti? Veut-on charger MM. les avocats du roi de com- poser le dictionnaire de V Académie? Veut-on qu'après trente ans d'efforts et de malheurs nous perdions tout le fruit de ces malheurs et de ces efforts? Je dis tout le fruit, car la liberté de la presse perdue entraînerait la perte de toutes les libertés. Non, on ne le veut pas; personne ne le veut; ce n'est pas l'intention du roi ; ce n'est pas le désir des chambres; ce n'est pas même, j'ose l'affir- mer, un projet réfléchi dans le ministère. Des ministres peuvent avoir des vues erronées, desintérêtspersonnels,des amours-propres malentendus, des velléités d'arbitraire fort imprudentes, des pré- ventions et des prétentions qui les égarent. Mais il ne saurait exister en France un seul homme assez ennemi de son pays et de lui-même, assez ignorant de ce qui est bon, assez aveuglé sur ce qui est possible, pour vouloir ce qu'aucune force sur la terre ne pourrait effectuer, ce que Bonaparte n'a pu accomplir, ce qui est repoussé par le bon sens, proscrit par la justice, interdit par les serments, ce qui ne saurait exister deux mois chez aucun peuple civilisé, sans que le gouvernement et les citoyens ne s'épouvan- tassent de la paralysie dont l'espèce humaine se verrait atteinte, de la mort intellectuelle dont un tel système frapperait nos plus nobles et nos plus nécessaires facultés. Et cependant c'est vers cet état que je ne sais quelle fatalité nous entraîne. Chacun en gémit, et chacun y contribue, en faisant pour sa part ce qu'il nomme son métier. L'amour des phrases séduit l'un; les subti- lités éblouissent les autres : d'autres encore cèdent à l'humeur, à la rancune, à l'impatience de se voir désapprouvés. Chacun s'ex- cusant tout bas, accusant son voisin et imitant son exemple, suit

24 DU DISCOURS DE M. DK MARCHANGY.

une route qu'il voudrait ne pas suivre, et marche vers un but réprouvé par sa propre raison.

J'ai eu besoin de dire ces vérités : je m'en suis cru le droit. Je n'ai attaqué personne de manière à encourir l'accusation d'injure ou de calomnie; je n'ai rien dit qui tendît directement ou indi- rectement à affaiblir le respect à la personne du roi ou des princes, ou à son autorité; rien qui alarmât les citoyens sur le maintien du pouvoir légitime, rien qui fît croire, ou donnât à croire que tels ou tels délits prévus par la loi seraient commis. Je ne me suis permis aucune critique de la loi du 9 novembre elle-même.

Si j'avais dit, comme M, de Marchangy, à cette occasion, qu'il peut arriver que la loi ne se trouve pas en harmonie avec le beau idéal de la sagesse et de la raison, ou si j'avais, comme le même orateur, regretté de ne pas y rencontrer telle ou telle modification loyale, je pourrais être en péril, comme insinuant que la loi est contraire à la sagesse, ou qu'elle n'est pas loyale. Mais j'ai parlé uniquement du mode d'application.

Quant à M. de Marchangy, je n'ai inculpé ni son caractère ni ses intentions. J'ai indiqué ce qui me semblait des défauts de logique et des excès de subtilité. Les citoyens pourront, a-t-il dit lui-même, toujours sans crainte et quelquefois avec horineur, signa- ler un abus de pouvoir, et s'expliquer franchement sur de fausses mesures et des actes purement ministériels. J'ai donc pu discuter les théories d'un avocat du roi, qui, tout respectable qu'il est par sa dignité, est exposé à l'erreur autant qu'un ministre. Du reste, ma dissidence a été réfléchie et mesurée. Je n'ai point fait de pro- phéties alarmantes. Je n'ai point placé sur le seuil de la monarchie la destruction et le néant. J'ai tâché de m'abstenir de toute cri- tique hautaine, et je suis siir de ne pas m'être rendu coupable d'une critique insurgée.

SUR \a:

PROJET DE LOI

HELAT IF

A U POLICE DE lA PRESSE.

Sénncr; du i) Février 182'^

SUR LE

PROJET DE LOI

nKI.ATIF

A LA POLICE DE LV PRES>SE '.

Séance du Fcvriei 18L:7

Messieurs,

Avant d'entrer dans la discussion générale du projet, je dois réfuter une citation faite par le préopinant, que vous m'avez paru honorer d'une assez grande attention. L'attention même que vous lui avez accordée me fait espérer que vous aurez remarqué que je professais alors une opinion que je professe encore aujourd'hui. Je pensais alors comme aujourd'liui qu'il y a des journaux qui déshonorent la mission dont ils sont chargés. Peut-être alors le gouvernement ne les soudoyait-il pas ; quoi qu'il en soit, j'ai dé- claré en tout temps que la calomnie, la diffamation, l'investigation de la vie privée est toujours un tort, souvent un délit et quelque-

' B. Constant a beaucoup parié et beaucoup écrit en faveur de la liberté de la presse. On peut dire que celle liberté a élé la préoccupation constante de sa vie ; c'était ]iour lui la condition vitale, essentielle d'un gouvernement conslilutionnel. Sans liberté de la presse il n'y avait pour lui aucune liberté; avec la liberté de la presse toutes les autres libertés étaient garanties. Jamais le publicisle n'a mieux exposé ces idées que dans le discours que nous réimprimons. Sous une forme iro- nique, c'est un véritable traité sur la question. Il résume et complète (oui ce que B. Constant a dit et écrit sur ce sujet si importaiit. (E. L )

28 DISCOURS

fois un crime; mais vous aurez remarqué, comme je l'ai dit clans un discours récemment prononcé (car j'avais prévu ce genre d'at- taque), que j'ai défié qui que ce fût de citer une de mes paroles, de trouver un mot de moi contre la liberté de la presse. Dans la citation que vous avez entendue, il n'y a que l'expression de mon indignation contre les outrages qui s'adressent à la vie privée des citoyens. La liberté de la presse, je l'ai défendue sous tous les gouvernements , car il ne faut pas se tromper sur les mots de répu- blique, d'empire et de monarchie; tous les gouverments sont ennemis de cette liberté, touS s'attachent à la détruire J'ai dit qu'il y avait des journaux qui faisaient métier de la calomnie et de la diffamation; qu'ils étaient coupables, et que je rougissais de voir des hommes s'arroger le droit de calomnier. Voilà ce que j'ai dit, je ne désavoue rien.

Je vous demande pardon d'être entré dans cette justification à une heure si avancée; j'aurais peut-être imiter le silence de MM. les ministres, qui, lorsqu'on leur parle de ce qu'ils ont dit en opposition avec eux-mêmes, ne daignent pas nous répondre. Mais je ne suis pas ministre, je ne parle pas du haut du pouvoir; voilà pourquoi j'ai voulu commencer par une explication franche qui ne laissât aucun doute sur mes expressions. J'arrive mainte- nant au projet de loi.

Messieurs, le ministère a refusé de nous dire s'il adoptait les amendements de votre commission. Il nous a, par même, re- poussés dans l'enceinte du projet ministériel; nous n'avons point à nous occuper d'améliorations, proposées à bonne intention sans doute, mais qui, plus apparentes que réelles, n'ont pu toutefois acheter par leur faiblesse et leur insuffisance la tolérance du pouvoir,

La conception primitive des ministres conserve tout ce qu'elle avait d'oppressif, d'hostile contre la pensée, de ruineux pour la France, et cette empreinte farouche d'un despotisme qu'irrite la civilisation qui lui résiste et qui l'importune. En essayant d'ôter à cette conception son premier caractère, et de jeter un voile sur cette tentative contre les droits et les facultés de l'espèce humaine, votre commission avait tenté l'impossible. Son désir fut louable; mais, je dois le dire, si la comparaison de son projet et de celui des ministres m'inspire, quant aux intentions, des sentiments di-

SIK I.A LllltUTK UK I.A l'KESSE. 'J'J

vers, elle rae laisse, (jiiaiil aux résultats, saut' un arlicU-, CL-Iuidu timbre, les nit'mes répugnances.

Uu reste, en s'opposant à toute altération de sa propo'^ilion pri- mitive, le niinistcrc a rendu notre làelie facile; nous sommes les organes delà réprobation unanime ([ul s'est élevée contre ce projet d'une extrémité de l'Europe à l'autre. Nous sommes certains (jue tous les esprits, je ne dis pas éclairés, mais doués des lumières les plus simples et les plus commun(!s, tous les cœurs généreux, toutes les âmes, non pas élevées, mais susceptibles de quelque pitié i)Our les classes qu'on dépouille de leur subsistance et que l'on con- dannie à mourir de laim, applaudiront à nos paroles. Peut-être seulement les trouveront-elles trop peu sévères, et surtout dans cette Anj^deterre ([u'on nous cite pour en extraire (jueUjues abus et pour colorer quel([ues sophismes; il n'y aura pas un homme qui ne s'étonne qu'hors de l'Asie esclave ou de l'Afrique sauvage, il y ait un pays de pareils projets soient conçus.

Cette discussion présente néanmoins une difficulté. Les piin- cipes sur lesquels repose la liberté de la presse sont généralement reconnus et admis. Chacun sait que la pressen'est autre chose que la parole étendue et agrandie ; que les mûmes crimes et les mêmes ilélits peuvent se commettre et par la presse et par la parole; que l'une et l'autre ne sont coupables que lorsqu'elles font partie dune action coupable; et que les ministres qui restreindraient en France la liberté légitime de la presse ne dillereraient en rien du despote farouche qui sévit à Constantinople contre la parole, parce que la parole est à Constantinople ce qu'est la presse en France. Ces mi- nistres, dis-je, ne différeraient en rien du tyran de Byzance, sauf qu'ils seraient de plus en guerre ouverte contre leur siècle, en hostilité contre leur nation, en infraction contre leurs serments, en révolte contre les lois du pays.

^ Chacun sait encore que ce n est point pour l'avantage des écri- , vains que la liberté de la presse est nécessaire. Elle est nécessaire, somme la parole, aux citoyens de toutes les classes. S'ils ont be- soin de pouvoir appeler à leur secours quand on les attaque sur la grand'route ou qu'on brise de nuit les portes de leur domicile, Is ont besoin de pouvoir réclamer par la presse eonlie l'arbitraire, ^'11 les frappe, et la spoliation, si elle les atteint.

La cause de la presse est celle des rentiers quand on leur fait

3U DISCOURS

banquoroute; des innocents quand on les arrête ou qu'on les en- voie encliaînés dans de lointains cachots ; des commerçants, quand on les ruine par une politique fausse et déplorable; des protes- tants, quand, sous de vains prétextes, on suspend l'exercice de leur culte ; des employés, quand on les destitue en les calomniant ; de tous les Français enfin, quand on traîne la dignité nationale aux pieds de l'étranger, et qu'on se plaît à se montrer complice de l'arrogance qui insulte à notre gloire, après avoir, pendant quatorze ans, brigué l'honneur de partager des chaînes que nous portions avec impatience,

La France sait toutes ces choses : les redire serait la fatiguer et fatiguer la chambre Je me suis tracé une autre route : je me suis demandé ce que je ferais si j'avais conçu le dessein d'apéantir la liberté de la presse. Employant, dans un sens contraire aux habitudes de toute ma vie, le peu de sagacité que le ciel m'a donnée, j'ai tâché d'ourdir un projet bien machiavélique, bien oppressif, et j'ai comparé ensuite ce que j'aurais pu inventer de mieux en ce genre, et ce que le ministère nous a proposé. C'est le résultat de ce travail et de cette comparaison que je vous soumets.

Si je voulais détruire la liberté de la presse, et que j'eusse be- soin, pour atteindre ce but, des votes d'une chambre, je commen- cerais par soulever contre cette Uberté les craintes et les intérêts privés, en la représentant comme presque uniquement consacrée à la diffamation. .

Je ne dirais pas que toutes les fois que l'autorité a voulu pour- suivre les diffamateurs, la justice les a condamnés. J'aimerais mieux nculper gratuitement la magistrature, et peindre, en dépit de tous les faits, les libellistes comme impunis. Je tairais surtout le mépris qui les environne, le repoussement qu'inspirent leurs pro- ductions honteuses, la durée éphémère de ces productions, la nul- lité de leur influence, la flétrissure dont le public frappe leurs au- teurs, flétrissure telle, qu'ils ne trouvent plus dans un vil salaire un misérable dédommagement aux châtiments qui les atteignent et à l'infamie qui les entoure. Je grossirais leur nombre, j'exagé- rerais l'effet de leurs écrits, pour faire rejaillir sur la liberté de la presse en général la terreur causée par cet abus particulier.

Les esprits ainsi préparés, je décrirais avec non moins d'exagé- ration les dangers de la pres.se sur d'autres points encore. Je parle-

SI It I.A LIHKllTK m: l.\ l'UKSSE. [,\

rais clc^ manière à Taire croire qu'il ne paraît que des ouvrages irréligieux, séditieux ou obscènes. Je me garderais bien de recon- naître que les ouvrages indécents ou impies sont tous d'une autre époque, d'une époque où, la liberté de la presse n'existant pas, l'absence de cette liberté provoquait la licence.

Quant aux ouvrages séditieux, je cacherais soigneusement à mes auditeurs ce lait important, ce lait décisif, que lorsque la presse était bâillonnée par la censure, la France était agitée deux ou trois lois par an de conspirations vraies ou fausses. Je glisserais habile- ment sur ce point, parce que, si ces conspirations étaient fausses, l'autorité serait convaincue d'avoir sévi contre des complots ima- ginaires, et que, si elles étaient vraies, il serait prouvé que l'escla- vage de la presse irrite, et que la liberté légale apaise les esprits. Je méconnaîtrais la tranquillité dont la France jouit depuis que la presse est libre, car, si j'en convenais, qu'aurais-je à dire pour tuer la presse? Il lue faudrait, au contraire, dénoncer mon pays à l'Europe comme un repaire d'hommes dé[jravés, de calomnia- teurs et de factieux, qui ne sauraient jouir d'aucune liberté sans se précipiter dans les excès les plus révoltants et les plus hor- ribles; il le faudrait, et je n'hésiterais pas.

Gela fait, j'examinerais comment ourdir une combinaison vaste qui tuât la liberté de la presse dans toutes ses parties, depuis rin-/biio jusqu'à \'in-32, depuis les ouvrages qui exigent un tra- vail, des méditations, des recherches suivies, jusqu'aux produc- tions éphémères qui n'aspirent qu'au succès du moment; si je craignais de prononcer le mot de censure, devenu odieux, je cher- cherais quelque moyen nouveau d'arriver au même résultat sous un autre nom.

Je travestirais l'idée du dépôt. Ce dépôt, qui n'a été établi par l'ancienne loi, d'après la déclaration formelle et réitérée de ses auteurs, que pour donner une date certaine aux six mois durant lesquels la poursuite est légale, je lui assignerais pour but l'exa- men préalable des ouvrages; et si l'on m'objectait que l'examen préalable est la censure, je répondrais que la censure met un obstacle à la publication, tandis que l'examen préalable ne fait qu assurer la saisie du premier exemplaire sortant de chez lim- primeur, ce qui, comme on voit, ne nuit en rien à la publication, sauf que pas un exemplaire ne devient public.

.')V DISCOURS

Ayant ainsi frappé les ouvrages sérieux, d'un coup plus mortel que la censure, puisqu il ajouterait à ses inconvénients bien connus la chance de frais immenses faits en pure perte et de poursuites sans publicité, je ne serais pas satisfait encore. Malgré le dépôt prolongé, malgré l'examen préalable, je craindrais que des écrits plus courts, à la faveur d'un titre qui n'effraierait pas suftisamment l'examinateur, ou rencontrant par impossible un examinateur trop peu pénétré de la jjrofondeur de mes vues et de l'intention de la loi, ne se glissassent dans le public. Je considérerais que lorsqu'un op- primé appelle la presse à son aide, ou qu'un bon citoyen réclame contre quelque projet tyrannique, il est rare que l'écrit qu'il publie dans sa défense ou dans l'intérêt du pays excède un petit nombre de feuilles. Je frapperais donc d'un impôt énorme et les réclamations des victimes et les réflexions des bons citoyens.

L'homme qu'une réduction inique ou quelque acte illégal aurait ruiné devrait d'abord payer 1,000 fr. pour la publicité bien res- treinte de mille exeinplau'es de deux pages, oii il exposerait la spoliation qu'il aurait subie. L'employé réduit à la misère par une destitution qu'accompagnerait la calomnie devrait trouver une somme double des chétifs appointements qu'on lui aurait ravis, pour pouvoir dire qu'on les lui a ravis en le calomniant; l'artisan traîné, au mépris des lois et des formes, ;i quelque extrémité de la France, et rendu inhabile à l'e.iercice de son industrie par l'inter- ruption de ses travaux ou la destruction de ses forces physiques, devrait, ruiné qu'il est, acheter 1 ,000 fr. le droit d'imprimer mille exemplaires de deux pages pour raconter sa déplorable histoire et implorer même la pitié.

Je vendrais ainsi au malheur le droit de la plainte, à l'innocence le droit de se justitier; je constituerais ce droit le monopole de ceux précisément qui en ont le plus rarement besoin; la presse, écrasée sous le poids du lise, serait désarmée contre l'injustice ou l'erreur du pouvoir, et cette erreur ou cette injustice régnerait dans le silence. J'apercevrais uans cette mesure un autre avantage : elle interdirait l'accès des lumières à cette classe nombreuse qu une modique aisance a douée d'une importune sagacité, mais qui ne peut atteindre à l'acquisition d'ouvrages dispendieux. Celte classe, il est vrai, n'achète point de livres obscènes; sa vie est modeste et ses mœurs sont pures. Elle n'achète point de livres impies,

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clic n'aflccte pas, coininc la bonne compaj^Miie de l'ancien ré{,'inic, réléf^ance de l'uTéligion; et si (luelquet'ois elle semble s'éloigner de telle ou telle Ibrine religieuse, c'est lorsqu'un i'analisnie indis- cret l'eflVaie de ses cris, la tourmente de ses exigences, trouble les ramilles, séduit les enfants et met en question les propriétés. Cette classe intermédiaire repousse également les appels sédi- tieux : propriétaire, elle est attachée à l'ordre (\m garantit ce (lu'elle possède ; industrieuse, elle veut le loisir (jui favorise ce qu'elle entreprend. Mais, en dépit, ou i)eut-ètre à cause de ses qualités précieuses, de la régularité de ses travaux, de l'activité de son industrie, cette classe est de toutes la plus dangereuse pour l'autorité qui veut tout gouveiner en sens inverse des lois. Elle est indépendante, parce que sa richesse est dans son travail ; elle est éclairée, parce qu'elle lit et qu'elle raisonne. Elle aime la justice, parce qu'elle n'a point d'intérêts contraires à la justice. La tyrannie peut s'accommoder de prolétaires et de grands sei- gneurs; la classe intermédiaire lui est fatale. Il faut labrutii- ou la détruire; la détruire sans l'abrutir est une entreprise diflicile. Elle connaît ses droits ; quarante ans de possession les lui ont reiulus chers. La liberté de la presse lui sert à s'en souvenir et à les défendre : empèchons-la de lire, elle les oubliera peut-être. Nous l'empêcherons ensuite de parler, et nous l'opprimerons sans obstacle.

J'aurais donc tissu de mes mains habiles un lilet immense qui enlacerait la presse dans toutes ses parties, ne permettant ni à la peiisée d'aborder des questions générales, ni à la connaissance des faits positifs de traiter les intérêts immédiats, ni à la plainte de l'opprim»' d'éclater ; j'attaquerais alors le dernier ennemi qui resterait à vaincre : les feuilles quotidiennes, devenues un besoin [lar l'habitude. Elles sont l'organe d'opinions diverses; elles for- ment un lien intellectuel entre les citoyens qui professent ces diverses opinions; elles leur servent à s'entendre. Or, il ne faut pas ({ue les citoyens s'entendent ; aucun lien ne doit exister entre eux; le despotisme peut rouler alors sur ces atomes isolés comme sur la poussière.

Mahmoud l'a senti pour ses musulmans. Les cafés étaient à Gonstantinople un point matériel de réunion : il les a fermés. Les journaux sont à Paris un point de réunion, de sympathie^morale : u. ' 3

34 DiscniRs

détruisons les journaux; mais les attaquer de front serait dange- reux. Bonaparte a péri pour avoir choqué les habitudes de la France, et l'Europe dit l'avoir vaincu parce que la France l'a abandonné. Je suivrais donc une route mohis directe, et ma ruse viendrait au secours de ma tyrannie. Je soumettrais les journaux à une organisation inexécutable, et je voudrais de plus que cette organisation fût sans garantie. Lors même qu'ils auraient rempli des conditions difficiles et multipliées, l'autorité la plus subal- terne, en affectant le moindre doute, pourrait les suspendre à volonté. Je compterais sur ces interruptions, que mes agents re- nouvelleraient sans cesse, pour lasser à la fois et la patience des écrivains et la confiance des lecteurs; et, par un renversement de toutes les notions de justice, la peine suivrait l'accusation, même fausse, et précéderait le jugement.

Je ferais plus, j'anéantirais les contrats ; j'appellerais et je ré- compenserais la fraude ; j'invoquerais comme auxiliaires toutes les passions viles, et je triompherais en voyant le vol encouragé, la sécurité détruite, la rétroactivité proclamée en dépit des lois, ou même, chose dont j'aurais seul le mérite entre les législateurs du monde, imprimant sur mes lois sa flétrissnre. Alors, sur cet océan de fange, on verrait surgir mes journaux soldés, organes obligés des doctrines serviles et des calomnies, réduits par la famine à justifier mes iniquités, à louer mes caprices; et qu'au moindre signe de repentir ou de honte, je laisserais périr d'ina- nition, pour les châtier de leurs scrupules.

Enfin, l'imprimerie étant l'instrument nécessaire de la liberté delà presse, je porterais la coignée au pied de l'arbre, sachant bien que, dans l'état actuel de la librairie, aucun imprimeur ne peut même parcourir les livres qu'il imprime, et que, dans tout état de choses, aucun ne peut, tout éclairé qu'il est, réunir les connaissances requises pour les juger; je voudrais que tout im- primeur lut responsable de chaque ligne des ouvrages qu'il pu- blie ; je vomirais, pour prendre un exemple, que le plus célèbre de nos imprimeurs, des presses duquel sont sortis en un an quatre cent soixante mille volumes, pût subir en un an quatre cent soixante procès '.

' M. Diflo! a imprimé l'année flernière quatre cent soixante mille volumes.

àlUt I.A l.lltKKTK m; I.A l'UF.SSE. .>.»

J'irais plus loin : loiiilé sur une interprétation fausse ùe la lé- gislation existante, qui ôte à l'imprimeur son brevet lorsqu'un jugement l'en prive, je prétendrais qu'il pût lui être ravi après un jugement quelconque, pour la plus légère des contraventions, et je tiendrais un glaive suspendu sur la tête de tous les imprimeurs. Ce ne serait pas encore assez : ignorant ou Teignant d'ignorer ce que nul n'ignore, j'accumulerais contre les opérations mêmes mécaniques de l'imprimerie des dispositions telles, cjue toute impression serait impossible, parce que si mes lois étaient exécu- tées, les l'euilles tomberaient en lambeaux chez l'imprimeur avant l'expiration du délai prescrit.

Voilà, Messieurs, ce que je ferais si je voulais détruire de fond en comble la liberté de la presse, et je me ilatte qu'après avoir examiné mon ouvrage, je trouverais qu'il n'y manque rien. Une seule inquiétu .e troublerait ma satisfaction. Y aurait-il au monde une assemblée d'hommes capable d'accueillir un projet pareil? Pour l'y disposer, je Unirais comme j aurais commencé, par exa- gérer les etFets des dillamations privées; j'inventerais quelque disposition propre à rendre ces diffamations plus douloureuses et plus mortelles ; j'ordonnerais au ministère public de traîner l'honneur et la vie des citoyens, malgré eux, devant les tribu- naux ; et, les plaçant par entre l'outrage du libelliste et l'ag- gravation de cet outrage par l'éclat des poursuites, j'a .croîtrais la terreur des hommes faibles, et je parviendrais à faire apparaître à leurs yeux la presse comme un fléau.

Je vous ai dit. Messieurs, ce que je ferais; voyons maintenant ce que pro})Ose le ministère. Ne prolonge-t-il pas le dépôt ? Ne motive-t-il pas cette prolongation sur la nécessité d'un examen préalable? Ne dit-il pas que cet examen, qui consacre la saisie du premier exemplaire, n'est pas une censure, puisqu'il n'empêchera pas la publicité? La publicité de quoi ? de l'ouvrage dont le pre- mier exemplaire sera saisi à la porte de l'imprimerie par la pa- trouille grise qui exécutera votre loi.

Encore un mot. A qui confierez-vous cet examen préalable? Dans un pays un seul imprimeur de la capitale publie quatre cent soixante mille volumes par an, le ministère public pourra- t-il les lire? Non, certes. Vous appellerez donc ces censeurs an- ciens; si courbés sous l'opprobre, qu'ils auraient renoncé à leur

36 DISCOURS

salaire s'ils n'avaient obtenu le bienfait de l'anonyme, et vous descendrez plus bas encore ; car chacun d'eux repousse aujour- d'hui ces fonctions indignes. Par qui les remplacerez-vous? Qui chargerez-vous de faire ce que nul ne veut avouer? Les agents provocateurs, les espions, peut-être quelques-uns des libellistes dont les pamphlets vous servent de prétexte ; car il en est plusieurs qui, sortis des cavernes de la police pour causer du scandale, y sont rentrés pour être impunis. Ce sera donc la police, la fraction la plus avilie de la police qui prononcera sur les lumières, sur la pensée, sur la gloire littéraire de la France. Je ne désespère pas de voir un échappé des bagnes juger Montesquieu. Cela serait-il si extraordinaire? Cet échappé des bagnes est protégé contre les citoyens qu'il menace.

Poursuivons. Pourquoi frappez-vous d'un timbre excessif les ouvrfiges de cinq feuilles? Vous le dites : pour empêcher qu'ils ne se répandent. Vous voulez donc interdire leur lecture à tous les Français de fortune modique. Vous faites des lumières le monopole des riches; et, parce qu'un iiasard assez récent vous a introduits dans cette classe, vous disputez à la nation entière un avantage et une jouissance dont vous auriez été naguère privés vous-mêmes par votre loi ! La corruption, dites-vous, sera plus chère pour les corrupteurs. Tous les écrits de cinq feuilles sont donc des productions corruptrices ? Avais-je tort dafflrmer que vous dénonciez la France à l'Europe, et que vous immoliez sans scrupule son honneur à votre amour-propre, et sa gloire à votre sommeil ? Vous ne voulez pas que le peuple s'instruise ! et c'est au moment le ministre de la guerre avoue qu'il ne trouve pas assez de sous-ofiiclers instruits 1 et vous découragez l'ensei- gnement mutuel, et vous destituez les professeurs, et vous tour- mentez les élèves, et vous bouleversez les écoles ! Mais pourquoi, mes collègues, \ous fatiguer de paroles, alors que les faits par- lent de toutes parts?

J'en viens aux journaux. Votre projet n'est pas exécutable; on vous l'a prouvé : pourquoi donc y persistez-vous ? C'est que vous ne voulez plus de journaux indépendants. S'il s'en n.ontre, des doutes sur la vérité de la déclaration, des suspicions de déclara- tions fausses seront facilement élevés, et la décision des préfets sera provisoirement exécutée : c'est-à-dire que, proNisoiremeut,

SUR LA LIBERTÉ DK I, A PRESSE. 37

indéfiniment, le journal indocile sera suspendu : alors vous aurez, j'en conviens, atteint votre but ; ce qu'aura commencé l'ahscnce ou l'interruption des journaux lihres, la présence des journaux esclaves l'achèvera sans peine. Grâce à ces a])ologistcs de l'ini- quit('', à cespanéfïyristes de la tyrannie, à cesditfamateursdesbons citoyens, l'idée seule d'un journal inspirera le dégoût et le mépris.

Mais, à vous entendre, vous ne protégez aucun de ces journaux. Veuillez répéter votre assertion à cette tribune, j'ose vous y invi- ter, et je répondrai. Enfin, vous savez bien que les Imprimeurs n'échapperont point au filet tortueux dont sera enlacée leur pro- fession, si nécessaire et si lucrative encore pour cette France que vos projets menacent de ruiner. Mais n'avez-vous donc pas réiléchi aux conséquences de ce que vous faites? Si la liberté, les connaissances humaines, l'illustration de la France, ne vous touchent en rien, le spectacle de la misère d'une classe nom- breuse que vous privez de son pain de chaque jour, vous trou- vera-t-il même impassibles? N'avez-vous pas entendu les cris douloureux de cette classe, qui vous demande à ne pas mou- rir de faim?

Vous avez répondu dédaigneusement qu'on ferait pétitionner les assembleurs, les plieurs, les brocheuses. Vous leur reprochez sec pétitions que l'angoisse a pourtant laissées respectueuses. Vous leur enviez cette faculté que leur assurait la Charte que vous déchirez. Vous voulez qu'à l'aspect de leurs enfants, de leurs femmes, qui, dans un mois peut-être, n'auront pas de quoi vivre, leur silence respecte votre repos! Ces pétitions, dites-vous, sont des moyens usés; je ne sais, mais la faim ne s'use pas. Si j'avais réduit, par mes lois, quarante mille ouvriers de la capitale, et cent mille peut-être dans le royaume, à n'avoir plus ni travail ni subsistance, je sens qu'un repas somptueux me pèserait. Vous parlez de religion, de morale : la religion, la morale, vous in- vitent à ne pas ruiner vos concitoyens, à ne pas les pousser au crime par la misère. Et moi aussi j'aime la religion, je crois à une Providence réparatrice de l'œuvre des hommes, et, si la misère que de telles lois préparent, entraîne des vols ou des crimes, j'es- père que cette Providence, plus libre et plus éclairée que la jus- tice humaine, fera peser surtout sa vengeance sur les véritables auteurs de ces maux.

38 DISCOURS

Mais on ne saurait gouverner, diles-vous, avec la liberté de la presse. Comme vous gouvernez, non, sans doute : on ne saurait gouverner ainsi, ni avec la liberté de la presse sans la bâillonner, ni avec nos institutions constitutionnelles sans les pervertir, ni avec la pairie sans la dénaturer, en travestissant la prérogative royale en instrument de faction, et en insultant la pairie à cette tribune; ni même, chose étrange, avec la chambre des députés. Voyez en effet (ici, mes collègues, je m'adresse à votre sentiment intime, à votre conviction intérieure), voyez, je vous en supplie, dans quel état est cette chambre, divisée en innombrables frac- tions, ne sachant quelle route suivre, ne sachant pas même quelle est celle des ministres, trouvant sans cesse dans leurs actions un démenti pour leurs paroles, ignorant s'ils veulent ce qu'ils pro- posent; si, dans leur holocauste de nos libertés et de nos droits, ils ne sont pas des sacrificateurs menacés d'être bientôt des vic- times, les entendant jurer aujourd'hui qu'ils ne feront pas ce qu'ils font demain ; bien plus, les entendant s'accuser réciproquement de déclamations mensongères.

Oui, Messieurs, nos ministres, employant un langage peu par- lementaire, et que, malgré notre juste mécontentement, nous nous interdirions dans cotte chambre, s'accusent réciproquement de déclaiiiations mensongères. Je vais vous le prouver. L'un de MM. les ministres nous a dit que le foyer domestique n'était plus un asile ; que la paix des familles était troublée; qu'on ne con- servait plus de respect pour la religion, la vérité, la vertu ; que nous étions les tristes témoins de tous ces excès; que la justice était réduite à rester muette; que les lois, impuissantes, ne pro- tégeaient plus ni Tordre public ni les citoyens, et que nous devions nous hâter de faire crsser une situation si fâcheuse. (Souvenez- vous, je vous prie, de ces mots : situation si fâcheuse.)

Il y a trois jours, un autre ministre vient nous parler en propres termes de notre heureuse situation. Il nous assure qu'à l'excep- tion de quelgups esprits oisifs, la population entière jouit avec calme des bienfaits de la paix; et, terminant ce tableau par une attaque directe et sévère contre ceux qui peignent la France sous des couleurs différentes, il se plaint de leurs efforts pour altérer la sécurité et la confiance, et se félicite de l'indifférence du pays pour ces déclamations mensongères.

SUR i,.\ Miiinni': hk la i'uesse. 30

Je vous le demande, Messieurs, ces déclamations, (jui se les est permises? Qui nous a décrit notre belle France comme le théâtre de la licence et de la corruption? A qui a répondu M. lo ministre des finances, si ce n'est à son collègue?

M. LE GAUDE DES SCEAUX : Je n'ai pas dit cela ; c'est une exagé- ration.

M. Benja-aiin Constant : Si j'avais ici l'Exposé des motifs de M. le ministre de la justice, je prouverais lacilement que je n'exagère rien.

M. LE GARDE DES SCEAUX : Je mc suis élevé contre les ouvrages dictés par l'esprit de parti.

M. Dupont (de l'Eure) monte précipitamment à la tribune, et remet à M. Benjamin Constant une citation dont l'orateur donne lecture; elle est conçue en ces termes :

« C'est un grand mal, Messieurs, lorsque les lois sont irapuis- » santés et qu'elles ne protègent plus avec efficacité ni l'ordre y> public, ni les citoyens. On ne saurait trop se hâter de faire » cesser une situation si fâcheuse... »

M. LE GARDE DES SCEAUX : Liscz la suitc.

M. Benjamin Constant : La voici : « Et c'est pour y parvenir, » Messieurs, que le roi nous a chargés de vous apporter le projet » de loi dont je vais analyser les dispositions. »

Et vous resteriez attachés à des ministres qui ne s'entendent plus, qui ne concertent pas même leurs paroles^ pour respecter votre intelligence! Vous livreriez à l'un les libertés des Français, parce qu'il vous a dit que notre situation est fâcheuse, et vous accorderiez à l'autre l'argent des Français, parce qu'il vous parle de notre heureuse situation!

Députés de la France, continuerons-nous à marcher dans cette carrière sorpbre et tortueuse? Ne sentirons-nous pas enfin que pour nous-mêmes, il est nécessaire d'en sortir? Songez-y bien : le vote de la septennalité vous a fait prendre des engagements graves, sans ce vote, déjà trois séries seraient renouvelées. Direz- vous à vos commettants que vous n'avez prolongé vos pouvoirs que pour démohr chaque année une portion de la Charte! Si telle était notre mission funeste, ne valait-il pas mieux la laisser à d'autres? Quand nous rentrerons dans la vie privée, après avoir écrasé la France sous une loi pareille, que rencontrerons-nous?

40 DISCOURS SUR LV LIBERTE DE L\ PRESSE.

La classe éclairée condamnée au silence, la classe laborieuse réduite au dénûment, nous-mêmes privés de tout moyen de dé- fense si le ministère nous attaque, instruments brisés pour avoir été dociles.

Ne vous y trompez pas : le pouvoir aime sans doute les hommes dévoués, mais il est un excès d'obéissance qui décrédite telle- ment ceux qui en sont coupables, que le pouvoir lui-même sent qu'ils sont devenus d'inutiles esclaves, et il en cherche d'autres moins décrédités.

Je vote le rejet d'un projet qui n'aurait être présenté à au- cune assemblée civilisée. Quant aux amendements de la commis- sion, un seul, celui sur le timbre, est admissible, puisqu'il détruit en entier la proposition ministérielle. Je combattrai les autres, parce qu'ils ont tous les vices du projet de loi.

SUR LA

RESPONSABILITÉ

IMPOSÉE AUX IMPRIMEURS.

Séance du lO Mars 1827.

SUR LA

RESPONSABILITÉ

IMPOSÉE AUX IMPRIMEURS.

Sàcancci du lO Mars 18-/

/LAAAAAAAAn.

Messieurs,

Nous touchons au terme (rmio discussiou loutij'.ie, souvent ani- mée, et qu'ont signalée ou interrompue des incidents bizarres. La Chambre regarde, et je le conçois, la fin de cette discussion comme une véritable délivrance, et je voudrais ne retarder cette déli- vrance que le moins possible. Toutefois, avant d'arriver à ce but désiré, un défilé difficile vous reste à traverser. Jusiju'ici vous avez envisagé le cùté moral de la presse, c'est-à-dire le mal qu'on a prétendu qu'elle pouvait faire, la nécessité de l'entourer d'en- traves, les moyens de restreindre ou d'anéantir son influence; et comme cette influence vous a semblé résider exclusivement dans les écrivains, -vous vous êtes trouvés à votre aise en forgeant des chaînes et en entassant des précautions. Les opinions n'opposant jamais de résistance physique immédiate, vous vous êtes persuadés que la loi vous en ferait facilement raison, et que tout serait dit si vous les priviez de leurs organes.

Mais vous passez maintenant de la pensée, être métaphysique qu'on dédaigne jusqu'à ce qu'il se venge en prenant un corps, à l'imprimerie, profession matérielle qu'on ne peut ruiner sans en ruiner bien d'autres, et la scène va changer.

44 SUR LA RESPONSABILITÉ

Il ne s'agit plus de théorie, mais de pratique; de doctrine, mais d'application; d'opinions spéculatives qui semblent disparaître quand on les opprime, mais d'intérêts matériels qui se défendent ou du moins qui réclament quand on les attaque. Il s'agit d'une industrie dont les ramifications touchent à toutes les industries et descendent de la classe intermédiaire, qui alimente le trésor pu- blic, à la classe pauvre, dont le dénùment est un danger.

On peut, sans beaucoup d'obstacles, envoyer Voltaire à la Bas- tille et Galilée dans les cachots de l'inquisition. L'opération est courte, et la punition des oppresseurs d'ordinaire assez lente pour n'atteindre que leurs héritiers. Mais des presses désertes, des ate- liers fermés, vingt professions tout à coup suspendues, la popula- tion qu'elles nourrissaient demeurant sans ressources, méritent qu'on y pense; et bien que la morale soit mise de côté, la pru- dence s'alarme.

Je sens que la chose est importune. Après avoir dispersé comme de la poussière une fourmilière d'écrivains, qui pouvait s'attendre à trouver sous cette poudre impalpable un sol plus rocailleux, plus rebelle, des difficultés plus positives, des complications d'in- térêts qui semblaient étrangers à la pensée et à l'intelligence? Mais que voulez-vous? tel est le malheur de notre civilisation avancée ; tout se tient dans l'organisation de nos sociétés. Il n'est pas donné au pouvoir de circonscrire l'iniquité dans une sphère déterminée. On ne saurait être injuste envers personne sans l'être envers tous. On ne peut attaquer les sommités intellectuelles sans compromettre des intérêts qu'on en avait cru bien éloignés. Il faut se prêter. Messieurs, à cet état de choses; et c'est parce que j'espère qu'après mûre réflexion vous y consentirez, que je viens appuyer l'amendement qui vous est soumis.

Un imprimeur est un homme qui concourt avec un écrivain à la publication d'un ouvrage. L'écrivain y concourt par sa pensée, l'imprimeur par sa presse. L'un est l'auteur de l'écrit; à lui en revient, si l'écrit est bon, le profit durable et toute la gloire. L'autre est l'instrument de la publication. Il n'a de profit que le salaire d'une industrie matérielle; de gloire, il peut en acquérir, sans doute, par la perfection de son art, et nous en avons d'il- lustres exemples; mais cette gloire est d'une tout autre espèce, et n'a rien de commun avec la question.

IMPdSKK AUX IMHUIMKIIRS. 45

Doil-il, dans cette position, répondre du contenu de ce qu'il imprime? En thèse générale, certainenicnt non. Aucun impri- meur ne peut lire ni iaire lire tout ce qui sort de ses ateliers. Si vous l'y condamniez, vous réduiriez à rien les bénélices de sa profession ; et (juand il n'y aurait pas à la lecture de plusieurs centaines de volumes nue impossibilité physiiiue, il y aurait à ce qu'il les jugeât une impossibilité morale, à moins (ju'il n eût la science inl'use, et je ne crois pas, d'après notre loi, que nous nous llatlions de la lui donner. En thèse générale donc, un imprimeur ne doit pas répondre de ce qu'il imprime.

Néanmoins, comnje l'inqnimeur, en même temps qu'il est l'inslrument de l'écrivain, est un être intelligent et moral, il y a des délits dont il peut être juge, et dont il ne doit pas se rendre complice. "

Ces délits ne sauraient jamais tenir à la nature des opinions, des doctrines : mais l'obscéiiité non déguisée, la sédition ouverte, la ditfa.iiation directe, ont des caractères de culpabilité si frap- pants, que l'imprimeur ne peut les méconnaître. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, il doit être poursuivi ; mais les cas de ce genre sont évidemment exceptionnels.

Or, que doit faii'e la loi quand il y a une règle générale et des cas d'exception; prévoir les exceptions, mais établir la règle.

Messieurs, vous avez voté suflisamment de sévérités : soulfrez que je vous les retrace, ne fùl-ce que pour vous procurer l'occa- sion de vous applaudir. Vous ne voulez pas détruire la liberté de la presse, au moins vous le dites. Si vous la détruisez après ce que j'ai à vous dire, vous ne le ferez qu'en pleine et entière connais- sance de cause. Vous avez aggravé le dépôt. Son premier motif était l'avertissement du à l'autorité : son motif actuel est l'examen préalable, qu -aucun sophisme n'a pu distinguer d'avec la cen- sure.

Vous avez permis que les ministres nous refusassent de dire ce qui constaterait le moment de la publication. Je vous ai annoncé, et vous le verrez, que les ministres nous l'expliqueront par une ordonnance : et en effet, sans une ordonnance, l'exécution de la loi ne serait pas déterminée. '

Mais, par cette ordonnance, ils prescriront dès formalités nou- velles, ils aggraveront la loi; ce qui lui manque en embûches et

46 SUR LA HESPONSABILITÉ

en pièges, si toutefois quelque cliose lui manque, ils l'ajouteront dans leur ordonnance. Vous et nous en serons témoins : nous voudrons dénoncer cette nouvelle violation de la Charte, et vous nous imposerez silence.

Dans ce qui regarde les journaux, en ordonnant que les trois propriétaires responsables aient plus de la moitié de la propriété, vous avez créé une chance d'extinction presque assurée pour les journaux, par la mort de chacun de ces propriétaires. On a re- gardé ce résultat comme une chose indifférente; peu s'en est fallu même qu'on n'ait dit, à l'imitation d'une phrase d'un dis- cours devenu célèbre : Les journaux seront détruils, tant mieux! (Mouvements en sens divers.)

Votre article 12, en excluant toute nature de société autre que la société collective, a achevé de briser ou de bouleverser toutes les conventions qui avaient en leur faveur les lois existantes. En rejetant l'article additionnel, vous avez enlevé aux journaux exis- tants le seul moyen de continuer à paraître, et vous avez laissé votre loi flétrie de tout l'odieux de 1h rétroactivité.

Par l'article 13, vous avez sanctionné les ventes faites par d'au- tres que les vrais propriétaires, et cet article pourrait être rédigé ainsi avec plus de clarté et d'exactitude :

« En matière de journaux, l'homme qui aura obtenu la confiance d'un ou de plusieurs de ses concitoyens, et qui sera dépositaire de leur propriété, pourra trahir leur conDance et vendre la propriété qui ne lui appartient pas, et la vente sera valable. »

Par la première partie de l'article 14, en déclarant que le cau- tionnement doit être la propriété personnelle de l'auteur de la déclaration, vous avez empêché tout capitaliste de consacrer une portion de sa fortune à l'entreprise d'un journal; et comme vous aviez, par l'article 15, séparé le talent d'avec la probité, vous avez, dans cet article, séparé la richesse d'avec le talent. Vous avez étendu sur les ouvrages de science, de littérature et de beaux-arts, la faux meurtrière avec laquelle vous avez dévasté le domaine de la politique. Vous maintiendrez la loi de tendance, conception malheureuse* que l'intégrité des tribunaux a frappée de nullité, mais qui n'en demeure pas moins une arme terrible aux mains des ministres, si, ce qui, j'espère, n'arrivera jamais, ils trou-

IMPOSEE A IX IMPrUMF.ITHS. 47

valent des magistrats disposés h conspirer avec eu\ contre nos institutions.

Vous avez étendu votre rigueur aux journaux qui traitent des lettres et des sciences, et, en maintenant par l'article 23 l'inter- diction qui les écarte du domaine de la politique, vous les mettrez à la merci de toutes les autorités subalternes qui veulent s'abaisser à la chicane, et qui espèrent triomjilier par le sophisme. Vous avez multiplié jus([u';i rinfmi les chances de contravention ; vous les avez tellement multipliées, qu'elles sont inévitables, et probable- ment vous maintiendrez la loi qui déclare les brevets des impri- meurs révocables pour la contravention la moins grave. Enfin, tandis que vous avez triplé, quadruplé, décuplé les amendes, vous maintiendrez les lois anciennes qui frappent les écrivains de la prison, devenue, par la manière dont vos lois sont exécutées, un supplice pire que la torture et peu différent de celui des bagnes. En voilà bien assez, Messieurs; les ministres peuvent être con- tents; qu'ils nous permettent de nous arrêter sur la limite oii les intérêts matériels, les intérêts de la classe pauvre seraient mortellement atteints; qu'ils réfléchissent que; déjà l'un de nos plus beaux établissements se transporte en Belgique depuis leur projet de loi; que, dans leur ardeur d'étouffer la pensée, ils n'at- taquent pas jusqu'au pain de l'ouvrier; qu'ils ne rendent pas im- possible une profession qui nouri'it quarante mille individus à Paris et quarante mille familles en Erance. Et vous, mes col- lègues, ne consentez pas à cette destruction de l'imprimerie. La liberté de la presse est le boulevard de la liberté de la tribune : avec la presse esclave, la tribune deviendra muette.

Avez-vous oublié qu'il y a deux jours, sa publicité était me- nacée et qu'elle n'a été sauvée provisoirement que par la difficulté d'improviseï* sur l'heure une tyiannie? On y reviendra : les mi- nistres ont devant vous promis leur assistance. Ce fait, je vous le rappelle, pour vous montrer la route l'on nous pousse, car, du reste, la tentative ne m'alarme guère. On parle d'une disposition réglementaire, parce qu'on craindrait pour une loi d'au très juges. Mais une disposition réglementaire n'est pas une loi; notre règle- ment ne peut lier que nous, et non les citoyens hors de cette en- ceinte, à moins que, nous ayant offensés, ils ne soient devenus nos justiciabh s. Mais alors, l'offense étant personnelle, la me-

48 SUR LA RESFllNSAlîlI.lTÉ IMPOSEE AUX IMPRIMEURS.

sure ne peut être générale. Le jour vous auriez inséré dans votre règlement que les journaux ne rendraient compte de nos séances que dans telle ou telle forme, les journaux auraient le droit d'en rendre compte dans la forme quelconque qui leur con- viendrait, pourvu (ju'il n'y eût pas outrage contre nous. (Sen- sation.)

Pour imposer des devoirs aux citoyens, il faut une loi. Nous ne pouvons faire de lois à nous seuls, nous ne sommes pas, giâce au ciel, une assemblée unique; sans cela nous serions la Con- vention.

Un mot encore avant de finir : Les partisans des ministres vous ont dit qu'amender une loi prouvait qu'on ne la repoussait pas. Je dois protester contre cette doctrine. J'ai proposé plusieurs amendements pour atténuer l'effet d'une loi que je trouve exé- crable (des murmures s'élèvent); mais certainement, tout en cherchant à diminuer son effet désastreux, je ne l'en ai pas moins trouvée exécrable. Vous auriez adopté tous mes amendements, que je l'aurais trouvée exécrable encore (on rit), et je la rejetterai, amendée ou non, comme un acte criminel dans les ministres, qui nous outragent en nous en proposant la complicité. (Murmures et aghation.)

Je me résume dans les termes dans lesquels j'ai commencé. La non-responsabilité de l'imprimeur est la règle, la responsabilité l'exception. Le ministère et la commission font de la règle l'excep- tion, de l'exception la règle. Il y a injustice, il y a absurdité. L'amendement remet toutes choses dans leur ordre naturel ; la raison, la justice, l'intérêt de l'industrie, votre propre honneur, réclament son adoption ' .

* La loi qu'on avait nommée par dérision : loi de justice et d'amour, fut votée par la chambre, malgré l'éloquente et judicieuse opposition de B. Constant ; mais elle fut reçue si froidement par la chambre des pairs qu'il fallut la retirer pour éviter un échec. Ce projet m;ilencontreux, cette attaque violente contre la presse, ne contribuèrent pas médiocrement à la chute du ministèie Villèle. En ce temps-là la France se passionnait pour la liberté de la presse, {irâce surtout à l'ardeur infa- tigable avec laquelle B. Constant appelait lopinion au secours de ce grand inté- rêt (E. L.)

PAMPHLETS POLITIQUES

ET

BROCHURES

DE CI HCONSTAN C E

Lorsque B. Constant publia, en 1818-1820, son Cours de politique conslitution- ^nelle, il rait dans les premiers volumes, sans égard à l'ordre chronologique, les bro- chures où il avait plus particulièrement traité des questions constitutionnelles, telles que la division des pouvoirs publics, la responsabilité des ministres, la liberté de la presse, la liberté individuelle, etc.; il garda pour les derniers volumes des pamphlets, qui ont sans doute un intérêt politique, mais qu'on ne peut guère séparer des cir- constances au milieu desquelles ils ont été publiés. Ce sont ces pamphlets que nous rangeons suivant l'ordre des temps. Notre édition diffère (avantageusement, nous l'espérons) de celle qu'a donnée l'auteur, d'abord en ce que nous imprimons le Traité des Réactions politiques sous sa forme originale, au lieu d'en donner un extrait mutilé, et ensuite en ce que nous publions le célèbre pamphlet de VEsprit de con- quête, véritable traité de philosophie politique, qu'on cherche en vain dans les deux éditions du Cours de politique constitutionnelle . Ce sont des pièces devenues rares, et qui sont cependant des plus importantes parmi les écrits de B. Cons- laiit. (E. L.)

DES

REACTIONS

POLITIQUES

BENJAMIN CONSTANT

Nec civiuni ardor |)rav:i jubeiitiuui Mente quatit •ioliil;!

Hl)K lit

SECOrWDF Eniiio.\-

AlGMtNTEE DE L'KXAMfcN OKS KFFKTS DK LA TEUREUH.

AN V

Eu 1829, dans ses Mélanges de iittcrature et de politique, Benjamin Constant a reproduit, en l'abrégeant, cet écrit remarquable sur les effets de la Terreur et l'a intitulé : Des effets du régime, qu'on a nommé révolutionnaire, relativement au salut de la liberté de la France. Il nous dit lui-même la raison qui l'a déterminé à cette reproduction. « Plusieurs fois, durant notre longue et orageuse révolution, )) on a professé une doctrine qui a, dans mon opinion, beaucoup d'importance, et )) qui ne me paraît ni vraie, ni sans danger. Des écrivains distingués la reprodui- » sent; je l'avais réfutée il y a trente ans; je veux l'examiner de nouveau. »

L'auteur réimprime alors quelques-unes des considérations qu'il avait si vivement exprimées en 1797 et termine ainsi :

« plusieurs de ces réflexions furent publiées en 1797. Je ne les aurais pas vepro- » dnites, je n'aurais pas rappelé de tristes souvenirs, si je n'avais pensé qu'il impor- » tait à la France, quelles que soient désormais ses destinées, de ne pas voir con- » fondre ce qui est digne d'admiration et ce qui n'est digne que d'horreur. Justifier )) le régime de 1793, peindre des forfaits et du délire, comme une nécessité qui pèse )) sur les peuples, toutes les fois qu'ils essaient d'être libres, c'est nuire à une cause )) sacrée plus que ne lui nuiraient les attaques de ses ennemis les plus déclarés. )) C'est ainsi qu'on frappe de réprobation, aux yeux du vulgaire, toutes les idées » qu'embrassaient autrefois avec enthousiasme les âmes généreuses, et qu'adop- » talent, par imitation, les âmes communes ; et certes les événements ont suffisam- » ment corroboré, depuis trente années, toutes mes assertions et toutes mes craintes. » Lisez les séances de la Convention, du 31 mai au 9 thermidor, le Moniteur de n 1800 à 1812, vous verrez que les hommes qui avaient demandé du sang ont brigué )) des chaînes.

» Séparez donc soigneusement les époques et les actes; flétrissez ce qui estéter- » nellement coupable; ne recourez pas à une métaphysique abstraite et subtile pour » -prêter à des attentats l'excuse d'une fatalité irrésistible qui n'existe pas; n'ôtez » pas à vos jugements toute autorité, à vos hommages toute valeur. » Nobles et belles paroles qui sont la condamnation de plus d'une histoire de la révolution, et qui signalent à l'avance le mal que ces apologies de la violence font à la cause de la liberté 1

Entre l'écrit original de 1797, plein de vivacité et de jeunesse, et la pâle copie de 1829, donnée par un homme qui craint de rappeler de , tristes souvenirs, l'édi- teur ne pouvait pas hésiter. Nous nous sommes servi cependant du texte de 1829 pour lui emprunter quelques corrections de style, trop peu importantes pour les signaler, et quelques additions que nous avens mises en note. (E. L.)

DES EFFETS

DE

LA TEIIREUR

Le bruit de quelques attafjues personnelles dirigées contre moi, dans certains journaux, m'a fait craindre un instant d'être obligé de les repousser. Mais, en les lisant, j'ai vu avec bonheur, (pic ji^ pouvais me dispenser d'y répondre ; et iidèle à mes résolutions antérieures, oublier les hommes, pour ne m'occupcr que de la recherche de la vérité.

Je veux protiter de l'occasion que m'ofl're cette nouvelle édition de mon ouvrage pour réfuter, si je le puis, une doctrine qui commence à se répandre : doctrine que je crois fausse en elle- même et dangereuse dans ses conséquences, mais que l'on semble vouloir réduire en système, et qui a bien des titres à être adoptée, car elle promet à la fois, et le repos dont sept années de secousses ont fait un besoin pour les âmes fatiguées, et la vengeance dont sept années de souffrances ont fait un besoin pour les cœurs aigris.

Voici l'abrégé de cette doctrine *, ses diverses parties semblent se combattre, mais la conti-adiction n'est qu'apparente.

' Je ne sais si l'on trouvera que j'ni rendu avec exactitude le système développé dans une brochure qui a pour titre : Des Causes de la Révolution et de ses résul- tais. Je l'ai rendu tel que je le conçois, et sans avoir en moi le sentiment d'aucune prévention. Cet ouvrage, d'ailleurs, dont Fidéo dominante ne me paraît pas jusie, est écrit avec un i,'rand talent de style et une grande force de pensée. Il contient beau- coup d'aperçus profonds et de développements heureux; il annonce un écrivain qui,

54 DES EFFETS

« Ceux qui fondèrent la république française ne savaient pas y> ce qu'ils fondaient. C'étaient pour la plupart des hommes perdus « de crimes, qui avaient ouï dire.que dans les républiques, les » plus factieux étaient les plus en crédit *. En fondant la répu- » blique ils nécessitèrent la terreur. Il fallait que l'État pérît ou » que le gouvernement devînt atroce. Ce fut la terreur qui con- » solida la république. Elle rétablit l'obéissance au dedans et la y> discipline au dehors. Elle passa des armées républicaines dans » les armées ennemies. Elle gagna jusqu'aux souverains, et valut )> à la France des traités honorables avec la moitié de l'Europe. » Les succès mêmes qui n'eurent lieu qu'après la terreur furent » néanmoins l'effet de l'impression qu'elle avait produite. Elle » détruisit les usages et les habitudes qui auraient lutté contre » les institutions nouvelles'^. Pour ne pas succomber à la vio- » lence des moyens employés contre elle par les ennemis, il en n fallait d'aussi violents; il en fallait de plus violents pour les » détruire '. Consolidée par la terreur, la république aujourd'hui » est une excellente institution : il faut l'adopter. Rome fut de

pour quelque parli qu'il se décidât, serait toujours un homme distingué de ce parti, et que l'on ne saurait trop louer de s'être, en ce moment de péril, rangé franche- ment et sans réserve dans les rangs des républicains.

[L'auteur de ce [amphlet, publié en 1797 dans le Journai d'économie politique de Rœderer, est Adrien de Lezay, qui eut une certaine réputation de publiciste, durant la révolution. (E. L.) j

' Des causes de la Révolution, p. bô.

3 Ihid., p. 27, 34, 35, 45.

■* Ibid., p. 37. Quelques personnes ont dit qiie dans l'ouvrape que je réfute la terreur était représentée non pas comme nécessaire à la France, non pas même comme nécessaire à une révolution, mais seulement comme inévitable dans une ré- volution faite par un peuple corrompu, et dont les principaux personnages se sont signalés par des crimes.

Voici les propres paroles de l'auteur : « Lorsque ces révolutions (les révolutions » populaires) ne sont plus soutenues par la ferveur du peuple, et qu'elles ne le sont » pas encore par sa lassitude, elles manqueraient, faute de force, s'il ne leur surve- )) nait vers le milieu un renfort; et ce renfort, c'est la terreur. » Ibid., p. 28.

FI n'est question là, ni d'une révolution faite par unpeupk corrompu, ni d'une révolution dont les principaux personnages se sont signalés par des crimes. FI est question de toutes les révolutions populaires. C'est un axiome général qui est a]pplicable à toutes indistinclement. Les chapitres m et iv représentent la terreur comme inséparable de toutes les révolutions de ce genre, comme nécessaire à leur durée, comme indispensable à leur succès. Tout lecteur impartial y trouvera cette théorie développée, et appuyée d'une foule de raisonnements plus ou moins pro- fonds; et c'est celte théorie quejai entrepris de réfuter.

DE l.A TKimEl «. 55

» même l'ondée par des brigands, et cette Rome devint la inaî- » tresse du monde '. »

Je suis loin de reprocher aux auteurs de ce système les consé- ([uences qu'il me paraît avoir. La plus simple expérience des hommes et de la manière dont les idées se combinent dans leur tête, nous apprend que les conséquences qui nous semblent ré- sulter évidemment d'un principe sont quelquefois absolument méconnues de ses plus zélés partisans. Une légère différence dans l'un des chaînons du système, dans le sens d'une expres- sion, dans une idée intermédiaire, peut mener à une série de raisonnements, et à des conclusions directement opposées. Rien de plus injuste que de faire retomber sur un écrivain l'odieux ou l'absurdité de prétendues conséquences qu'il n'a pas tirées de ses principes et que nous en tirons sans son aveu. 11 faut les déve- lopper pour qu'il les compare à celles qu'il en tire ; mais ce n'est jamais que par une injustice coupable que ce développement peut dégénérer on accusation.

Je commence donc par déclarer hautement que je ne prête aucune intention odieuse aux défenseurs du système que j'ai exposé. Je ne crois point que leur but soit de conclure entre les hommes qui jusqu'à présent détestèrent la république et ceux qui la déhouorèrent jadis, un traité dont la base soit l'opprobre de ses fondateurs. Mais j'affirme que ce qui n'a pas été leur but est le résultat positif de leur système ^. Par lui, tous les crimes pourraient être pardonnes, les principes seuls seraient punis. On proscrirait Vergniaud, on justifierait Marat. Il suffirait de n'avoir ni contribué à rétablissement de la république, ni défendu les hommes honorables qui y ont contribué; il suOirait de ne s'être rallié au gouvernement républicain que lorsqu'il était devenu le gouvernement décemviral ; il suffirait de n'avoir apporté dans les convulsions révolutionnaires, pas une idée, mais des fureurs,

' Des causex de la Révolution, [>. 66.

- L'édition de 1829 résume ce paragraphe et les suivants dans la remarque sui- vante : « Ce système me paraît cent fois plus funeste que les égarements les plus » déplorables d'une multitude aveugle et furieuse. Cette multitude, on la comprime, » on la replace sous le joug des lois ; mais le système qui régularise des excès, qui » leur donne une apparence, je ne dirai pas de légalité, miùs d'ordre et de symé- » trie, est d'un dinger permanent et incalculable. Il tend à éblouir les plus sages » et à pervertir les plus humains. »

Ô6 DES EFFETS

pour que tous les excès, toutes les atrocités fussent excusées, comme les appuis indispensables d'une institution, que les agents de la terreur avaient été forcés de défendre.

C'est ce système que je vais essayer de réfuter ; et d'abord j'ob- serverai qu'il ne faut pas le confondre avec la doctrine d'indul- gence et d'oubli pour les excès révolutionnaires, qui seule peut affermir la paix intérieure de la république. L'on ne m'accusera pas d'être opposé à cette doctrine. C'est jusqu'à présent une accu- sation contraire qu'on a tenté d'accréditer contre moi. Mais cette doctrine ne porte que sur les hommes; le système que je combats porte sur les principes. Il est bon, sans doute, de jeter un voile sur le passé, mais si des erreurs, ou même des crimes, peuvent être dans le passé, un système n'y peut jamais être ; des axiomes ne sont d'aucun temps; ils sont toujours applicables ; ils existent dans le présent, ils menacent dans l'avenir. Prouver qu'il faut pardonner aux hommes qu'a égarés le bouleversement révolu- tionnaire, est une tentative très-utile, et j'ai devancé mes adver- saires dans cette route. Mais prétendre que ces égarements, en eux-mêmes, étaient une chose salutaire, indispensable, leur attri- buer tout le bien qui s'est opéré dans le même temps, est, de toutes les théories, la plus funeste.

La terreur, réduite en système, et justifiée sous cette forme, est beaucoup plus horrible que la violence féroce et brutale des ter- roristes, en cela que, partout ce système existera, les mêmes crimes se renouvelleront ; au lieu que les terroristes peuvent fort bien exister, sans que la terreur se renouvelle. Ses principes con- sacrés seront éternellement dangereux. Ils tendent à égarer les plus sages, à pervertir les plus humains. L'établissement d'un gouvernement révolutionnaire ferait sortir du milieu de la nation la plus douce en apparence des monstres tels que nous en avons vu ; la loi du 22 prairial créerait des juges bourreaux parmi les peuples les moins féroces *. Il est un degré d'arbitraire qui suffit pour renverser les têtes, corrompre les cœurs, dénaturer toutes les affections. Les hommes, ou les corps, revêtus de pouvoirs sans bornes, deviennent ivres de ces pouvoirs. Il ne faut jamais

' La loi du 52 prairial an II est l'horrible loi qui « donne pour défenseurs aux innocents des jurés patriotes, et n'en accorde point aux conspirateurs. » C'est ce trisie décret qui inaugure le Bulletin des Lois. (E. L.)

DK l,.\ TKHIIKLU. .)/

supposer que, dans aucune circonstance, une puissance illimitée puisse être admissible; et dans la réalité jamais elle n'est néces- saire.

Mais si les principes de la terreur sont immuables, et doivent en conséquence être éternellement réprouvés, ses sectaires, étant hommes, et en cette qualité, mobiles, peuvent être influencés, ramenés, comprimés. C'est donc l'indulgence pour les hommes qu'il faut inspirer, et l'horreur pour les principes. Par quel étrange renversement fait-on tout à coup précisément le con- traire? On poursuit une race, jadis fanatique et furieuse, mais passagère, passionnée, remuable, qui chaque jour diminue en nombre, et dont la désastreuse puissance a dès longtemps été ter- rassée par ceux mêmes qu'aujourd'hui l'esprit départi voudrait flétrir de ce nom ; et l'on fait l'apologie d'un système, destruc- teur de sa nature, et contre lequel il n'y a rien à espérer, même des bienfaits du temps! N'est-on donc implacable que pour les individus ? Si jamais de nouveaux terroristes, en quelque sens que ce fût, si les partisans d'une terreur royale, la seule, aujour- d'hui, qui nous menace, se saisissaient de l'autorité, ils pourraient nous étaler les sophismes que l'on entasse, nous énumérer, d'a- près des auteurs célèbres, tous les heureux résultats de la terreur, et appuyer cette affreuse théorie, sur les ouvrages même de ceux qui s'en montraient naguère les plus ardents ennemis '.

Je me propose de prouver que la terreur n'a pas été nécessaire au salut de la république ; que la république a été sauvée malgré la terreur; que la terreur a crée la plupart des obstacles dont on lui attribue le renversement ; que ceux qu'elle n'a pas créés, au- raient été surmontés d'une manière plus facile et plus durable, par un régime juste et légitime ; en un mot, que la terreur n'a fait que du mal, et que c'est elle qui a légué à la république ac- tuelle tous l'es dangers qui, aujourd'hui encore, la menacent de toutes parts 2.

' Paroles prophétiques! Tous ces éloges de la violence et de la force se relour- nèrent, en 1815, contre les partis qui, à des titres divers, appartenaient à la révo- lution; Benjamin Constant, rendons-lui cette justice, resta fidèle à ses principes, et attaqua la terreur blanche coniniC il avait comlaniné la terreur rouqe. (E. I.)

2 Édition de 1829 ajoute : « Cette démonsi ration n'est pas superflue. Nous ne 1) manquons pas d'hommes qui. aujourd'hui encore, admirent, sinon le but, au moins » l'énergie de Robespierre et de Maral. Ils voudraient que la monarchie, s'empa-

58 DES EFFETS

L'orsqu'on fait î'apologie de la terreur (et n'est-ce pas faire son apologie que prétendre que, sans elle, la révolution aurait man- qué '), l'on tombe dans un abus de mots. On confond la terreur avec les mesures qui ont existé à côté de la terreur. On ne con- sidère pas que, dans les gouvernements les plus tyranniques, il y a une partie légale, répressive et coercitive, qui leur est commune avec les gouvernements les plus équitables, par une raison bien simple, c'est que cette partie est la base de l'existence de tout gouvernement.

Ainsi, l'on dit que ce fut la terreur qui fit marcber aux fron- tières, que ce fut la terreur qui rétablit la discipline dans les armées, qui frappa d'épouvante les conspirateurs, qui abattit toutes les factions.

Tout cela est faux. Les hommes qui opérèrent toutes ces choses, étaient, en effet, les mêmes hommes qui disposaient de la terreur; mais ce ne fut pas par la terreur qu'ils les opérèrent. Il y eut, dans l'exercice de leur autorité, deux parties : la partie gouver- nante et la partie atroce, ou la terreur. C'est à l'une qu'il faut attribuer leurs succès; à l'autre, leurs dévastations et leurs crimes.

Gomme, en même temps qu'ils opprimaient et dévastaient le pays, il leur fallait, pour leur existence, gouverner, la terreur et le gouvernement coexistèrent; et de la méprise qui fit prendre, tour à tour, le gouvernement pour la terreur, et la terreur pour le gouvernement.

Que si l'on dit que la terreur aida le gouvernement, et que l'effroi qu'inspira l'autorité par sa partie atroce, redoubla la sou- mission à sa partie légitime, on dit une chose évidente et com- mune. Mais il n'en résulte pas que ce redoublement d'effroi fût nécessaire, et que le gouvernement n'eût pas eu, par la justice, les moyens suffisants pour forcer l'obéissance.

Sans doute, lorsqu'un juge condamne à la fois un innocent et un coupable, la terreur s'empare de tous les coupables, comme de tous les innocents. Mais la punition du coupable aurait rempli,

» ranl d'une énergie semblable, frappât comme eux ceux qu'elle soupçonne. Prou- » vous donc à la monarchie que la terreur n'a pas bcrvi, mais perdu le gouverne- » ment républicain. »

V. sup., p. 54, n. 3. Me serait-il permis de demander comment une révolution peut être soutenue par la lassitude du peuple ? yii'un gouvernement soit soutenu par cette lassitude, cela se conçoit; mais une révolution, je ne l'entends pas.

ItE l.A TERUEI K. ."lO

de ce but, tout ce qui était nécessaire. Les coupables auraient également tremblé, quand le crime seul eût été frappé. Lorsqu'on voit, à la fois, une atrocité et une justice, il faut se garder de faire, de ces deux choses, un monstrueux ensemble. Il ne faut pas sur cette confusion déplorable se bâtir un système d'indilVérence pour les moyens; il ne fant pas attribuer sans discernement tous les effets à toutes les causes, et prodiguer au hasard son admira- tion à ce qui est atroce, et son horreur à ce qui est légal.

Séparons donc, dans l'histoire de l'époque révolutionnaire, ce qui appartient au gouvernement de ce qui appartient à la terreur, et les droits du gouvernement des forfaits de la terreur '.

Le gouvernement (je ne le considère pas ici sous le rapport de son origine, mais simplement en sa qualité de gouvernement), le gouvernement avait le droit d'envoyer les citoyens repousser les ennemis. Ce droit appartient à tous les gouvernements ; ils l'ont dans les pays monarchiques, ils l'ont danSles pays républicains; ils l'ont en Suisse aussi bien qu'en Russie, et comme la gravité d'un délit résulte des conséquences qu'il peut avoir, le gouverne- ment avait encore le droit d'attacher la peine la plus sévère au refus de partir pour les frontières, à la désertion, à la fuite des soldats. Mais ce n'est pas ce que fit la terreur. Elle envoya des Saint- Just, des Lebas, dévaster des armées obéissantes et coura- geuses; elle abolit toutes les formes, même militaires; elle revêtit ses instruments de pouvoirs illimités; elle remit le sort des indi- vidus à leur caprice, et le sort de la guerre à leur frénésie. Ces horreurs ne servirent de rien à la république. Lors même que Saint-Just n'eût pas fait périr des milliers d'innocents à l'ariuée du Rhin, l'armée eût-elle moins bien combattu? Ne flétrissons pas nos triomphes dans leur source, et songeons qu'on ne peut attribuer ni à des fureurs proconsulaires, ni à des échafauds per- manents, les victoires d'Arcole et de Rivoli.

Le gouvernement avait le droit de scruter sévèrement la con- duite de ses généraux, ou victorieux, ou vaincus, et de faire juger sans indulgence les traîtres ou les lâches. Mais ce n'est pas ce que fit la terreur. Elle livra ceux qu'elle soupçonnait ou qu'elle

' Édition de 1829 dit plus éner^riquement : « Ce qui appartient nn pouvernement, » et les mesures qu'il eut droit de prendre, d'avec les crimes qu'il a commis, et qu'il )) n'avait pas le droit de commettre, »

60 DES EFFETS

haïssait à des bourreaux et versa le sang de guerriers irrépro- chables. Ces meurtres n'étaient d'aucune nécessité, puisqu'il faut examiner la nécessité des meurtres. Ils cessèrent, et pas un gé- néral républicain ne s'est depuis rendu coupable de faiblesse ou de trahison.

Le gouvernement avait le droit de surveiller, de poursuivre, de traduire devant les tribunaux ceux qui conspiraient contre la république; mais la terreur créa des tribunaux sans appel, sans formes, et assassina sans jugement soixante victimes par jour. On a prétendu que ces atrocités ne furent pas sans fruit, et que la mort ne choisissant pas, tout tremblait *. Oui, tout tremblait sans doute, mais il eût sufti que tous les coupables tremblassent, et le supplice de vieillards octogénaires, de jeunes fdles de quinze ans, d'accusés non interrogés, ne pouvait être nécessaire pour effayer les conspirateurs.

Le gouvernement avait le droit d'appeler tous les citoyens à contribuer aux besoins de l'État, et la loi l'eût armé d'une sévé- rité inflexible pour les y forcer. Mais la terreur livra la réparti- tion et le produit des sacrifices particuliers à des agents arbi- traires et rapaces. Elle n'obtint par le crime que ce que la loi aurait assuré à la justice ; et le crime l'ayant forcée d'employer des instruments infidèles et avides, le seul effet de la terreur fut de rendre les sacrifices plus désastreux aux individus et moins utiles à la république.

Le gouvernement avait le droit, dans un péril pressant, d'inter- dire aux citoyens d'abandonner la patrie ^ ; mais la terreur attribua

' « Chacun trembla pour soi, en voyant que la mort ne choisissait pas; et quand )) on vit la promptitude avec laquelle elle frappait, la terreur redoubla. Si la forme )) des procédures eut été lente, la terreur eut été tempérée par l'espérance ; et si la » mort n'eût menacé que ceux qu'elle devait atteindre, elle n'eût contenu qu'eux. » De.ç causes de la Rérolulinn, p. 33.

^ C'est un droit douteux, et contre lequel a protesté Mirabeau, dans l'Assem- blée constituante. Prononcer la déchéance contre un citoyen qui abandonne la patrie (je ne parle pas du soldat qui déserte, mais du citoyen qui n'est tenu par aucu:i devoir particulier), c'est le droit du législateur; mais retenir malgré lui celui qui renonce à la patrie, et lui confisquer ses biens : c'est agir en tyran, et non en légis- lateur. Un n'est pas esclave de la patrie; on a fait avec elle un contrat auquel on peut renoncer en abdiquant Ibonneur et les avantages du citoyen. L'émigration était une faute; elle n'était un crime que le jour l'on prenait les armes contre la France. Les lois qui proscrivaient l'émigration, et qui condamnaient les émigrés, étaient

UE LA TKUREUH. 61

ce délit aux lioinines qui ne l'avaient pas commis. Elle força les citoyens à fuir, pour les punir de leur fuite, et multipliant ainsi les fausses accusations, elle prépara pour le gouvernement qui l'a remplacée un labyrinthe inextricable. Elle rendit les listes douteuses, les ruses faciles, les exceptions nécessaires, la pitié universelle ; et dans cette occasion, comme dans toutes, la terreur, en dirigeant la loi contre des innocents, fournit aux vrais cou- pables des moyens contre la loi.

Le gouvernement avait le droit de punir les prêtres agitateurs. Mais la terreur proscrivit, assassina, voulut anéantir tous les prêtres; elle créa de nouveau une classe pour la massacrer; et tandis que la justice eût paralysé le fanatisme, la terreur, en le poursuivant, en le combattant par l'injustice et la cruauté, en a fait un objet sacré aux yeux de quelques-uns, respectable aux yeux d'un grand nombre, intéressant aux yeux de tous *.

Je ne pousserai pas plus loin cet examen des effets de la ter- reur. J'en conclus qu'elle n'a fait que du mal et n'a produit aucun bien. A côté de la terreur a existé ce qui était nécessaire à tout gouvernement, mais ce qui aurait existé sans la terreur, et ce que la terreur a corrompu et empoisonné en s'y mêlant.

Ce qui trompe sur ses effets, c'est qu'on lui fait un mérite du dévouement des républicains. Tandis que des tyrans ravageaient leur patrie, ils persistaient à la servir et à mourir pour elle 1 Menacés de l'assassinat, ils n'en marchaient pas moins à la vic- toire.

Ce qui trompe encore, c'est qu'on admire la terreur d'avoir renversé les obstacles qu'elle même avait créés. Mais, ce dont on l'admire, on devrait l'en accuser.

En effet, le crime nécessite le crime. La férocité du comité de salut public, ayant soulevé tous les esprits, tous s'égarèrent dans ce soulèvement, et la terreur fut nécessaire pour les comprimer. Mais, avec la justice, le soulèvement n'eût pas existé, et l'on n'eût pas eu besoin, pour prévenir de grands dangers, de recou- rir à d'affreux remèdes.

injustes et violentes; comme toute injustice, elles étaient en outre maladroites, et aggravaient le mal qu'elles voulaient conjurer. (E. L.)

' Y. à ce sujet les belles réflexions de l'auteur, sup., tome I*^', p. 14i et suiv.

;;e. L.)

62 DES EFFETS

La terreur causa la révolte de Lyon, l'insurrection départe- mentale ', la guerre de la Vendée; et pour soumettre Lyon, pour dissiper la coalition des départements, pour étouffer la Vendée, il fallut la terreur.

Mais, sans la terreur, Lyon ne se fût pas insurgé, les départe- ments ne se seraient pas réunis, la Vendée n'eijt pas proclamé Louis XVIL

Encore la concession que je viens de faire, est-elle inexacte. La terreur a dévasté la Vendée; mais ce n'est qu'après la terreur, que la justice l'a pacifiée.

« Un autre effet de la terreur, nous dit-on, fut de détruire les » anciennes habitudes, et de donner aux nouvelles coutumes au- » tant de force que l'habitude etît pu le faire. Dix-huit mois de » terreur suffirent pour enlever au peuple des usages de plusieurs » siècles, et pour lui en donner que plusieurs siècles auraient eu » peine à établir. Sa violence en fit un peuple neuf ^. »

Rien de plus évidemment faux. La terreur a lié des souvenirs affreux à tout ce qui tient à la république. Elle a mêlé une idée

L'on ne pense pas, je l'espère, que je confonde avec la révolte de Lyon et la rébellion de la Vendée, l'insurrection départementale. Le royalisme s'empara bientôt du mouvement de Lyon. Le fanatisme fut toujours le mobile des Vendéens. La coa- lition départementale, au contraire, ne fut jamais souillée par aucune alliance avec les ennemis de la république. Cette tentative, de la vertu contre le crime, des amis de l'ordre contre les scélérats, fut pure dans son orij^ine, et resta pure jusqu'à sa chute. Le malheur même, et la perspective d'une mort assurée, ne purent engager les chefs de cette insurrection à prendre aucun moyen dangereux pour la patrie ou la liberté; et parmi les nombreuses pertes que la France a éprouvées sous la tyrannie des décemvirs, la plus irréparable peut-être, est celle des hommes connus sous le nom de Girondins ou fédéralistes. Une génération entière a été engloutie; et cette génération, jeune, forte, neuve, éclairée quoique enthousiaste, nourrie de l'étude des anciens, des principes de la philosophie, des écrits de Voltaire et de Rousseau, promettait une réunion de talents, d'idées libérales, et de courage que l'on ne peut guère espérer de retrouver ni dans la génération qui s'éteint, ni dans celle qui s'élève. Nous sommes aujourd'hui entre des vieillards dans l'enfance, et des enfants mal élevés.

[Quand il fait l'éloge de la Gironde, B. Constant a raison; cette fleur de la répu- blique, une fois écrasée, l'empire était fait; on avait décimé cette forte génération qui eût fait obstacle au pouvoir absolu; des Jacobins ne l'ont jamais empêché. Mais l'auteur est bien sévère pour Lyon et pour la Vendée. Faire appel à l'étranger est un crime que rien ne justifie, mais il n'en est pas moins vrai que la Vendée se révolta parce qu'on lui fermait ses églises, et qu'on lui enlevait ses prêtres. Le pre- mier crime n'était donc pas de son côté. (E. L.)l

^ Des causes de la Révolution, p. ^4.

DE LA TERRKtJK. 6'i

de moralité aux pratiques les plus puériles, aux tonnes les plus futiles de la monarchie.

C'est à la terreur qu'il faut attribuer le dépérissement de l'es- prit public, le fanatisme qui se soulève contre tout principe de liberté, l'opprobre répandu sur tous les républicains, sur les hommes les plus éclairés et les plus purs. Les ennemis de la répu- blique s'emparent habilement de la réaction que la terreur a causée. C'est de la mémoire de Robespierre que l'on se sert pour insulter aux mânes de Condorcet et pour assassiner Sieyès •. C'est la frénésie de 1794 qui fait abjurer, par des hommes faibles ou aigris, les lumières de 1789'.

« Le despotisme de la terreur, ajoute-t-on, devait préparer les )) voies à une constitution libre, et il n'est pas douteux (jue s'il ne » l'avait précédée, elle n'eût jamais pu s'établir 3. »

Rien de plus faux encore ^ La terreur a préparé le peuple à subir un joug quelconque. Mais elle l'a rendu indiiïércnt, peut- être impropre à la liberté. Elle a courbé les têtes, mais elle a dé- gradé les esprits et flétri les cœurs.

La terreur, pendant son règne, a servi les amis de l'anarchie, et le souvenir de la terreur sert aujourd'hui les amis du despotisme.

Elle a accoutumé le peuple à entendre proférer les noms les plus saints, pour motiver les actes les plus exécrables. Elle a con- fondu toutes les notions, façonné les esprits à l'arbitraire, inspiré le mépris des formes, préparé les violences et les forfaits en tous sens. Elle a frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire, toutes les idées qu'embrassaient autrefois avec enthousiasme les âmes géné- reuses, et que suivaient, par imitation, les âmes communes.

La terreur a fourni à la malveillance une arme infaillible contre tous les actes les plus justes du gouvernement. Elle a flétri d'une

' Le 23 germinal an V (avril 1797), un certain abbé Poule, ancien moine Au- gustin, essaya de tuer Sieyès. L'assassinat était politique, mais qui avait armé le meurtrier? Les royalistes et les jacobins, se renvoyèrent également l'accusation. (E. L.)

^ L'édition de 1829 résume ainsi ce paragraphe : « C'est à cet horrible abus de » la force qu'il faut attribuer encore aujourd'hui la répugnance de quelques » hommes honnêtes pour tous les principes qui ne conduisent pas au repos et au » silence sous le despotisme. La frénésie de 1794, etc. »

•' Des causes de la Révolution, p. 44.

^ Édition de 1829. « Ce régime abominable n'a point, comme on l'a dit, pré- paré le peuple à la liberté. );

54 DES EFFETS

ressemblauce trompeuse et funeste la sévérité la plus légitime. L'homme le plus coupable , lorsqu'il réclame contre l'autorité, l'accuse de terreur, et à ce titre, il est assuré de réveiller toutes les passions, et d'armer en sa faveur tous les souvenirs.

Le mal qu'a fait la terreur deviendrait irréparable, si l'on par- venait à consacrer ce principe, qu'elle est nécessaire vers le milieu- de toute révolution qui a pour but la liberté.

Cette idée qui ferait rougir les Français d'une liberté acquise à ce prix, découragerait les nations qui ne sont pas encore libres, et produirait un effet non moins funeste sur les peuples nouvelle- ment affranchis. Elle leur persuaderait que, pour affermir leur liberté, il faut des crimes et des excès. Tous les scélérats que la France repousse et que les amis de la république sont les pre- miers à détester, pourraient, avec ces raisonnements spécieux, égarer nos voisins encore novices, leur peindre nos triomphes comme le fruit des attentats dont nous fûmes victimes, et prêcher la terreur comme une crise, compagne inévitable, et renfort né- cessaire de toute révolution.

Il est doux de venger la liberté de cette imputation injuste et flétrissante. La terreur n'a été ni une suite nécessaire de la liberté, ni un renfort nécessaire à la révolution. Elle a été une suite de la perfidie des ennemis intérieurs, delà coalition des ennemis étran- gers, de l'ambition de quelques scélérats, de l'égarement de beaucoup d'insensés. Elle a dévoré et les ennemis dont l'impru- dence l'avait fait naître, et les instruments dont la frénésie la servait, et les chefs qui prétendaient la diriger. Les républicains ne furent jamais que ses victimes. Ils la combattirent au moment ils la virent s'élever. Ils appelèrent à leur secours tous ceux que des motifs pressants, l'intérêt de leur repos, de leur fortune, de leur vie, auraient engager à se réunir à eux. D'absurdes ressentiments, un timide égoïsme, un désir stupide d'être vengé de ses vainqueurs, même par ses assassins, empêchèrent cette réunion. Les républicains furent abandonnés ; ils succombèrent. Mais leur chute fait leur apologie ; leur mort répond à ces vils calomniateurs, ou à ces hommes aigris, qui représentent les premiers ennemis de Robespierre comme ses complices , les

' Pourb. Constant, les vrais, les seuls républicains, sont toujours les Girondins. (E. L.)

UK I.V Tl'.KKKUK. 65

martyrs de l'ordre social connue ses destructeurs. Relisez ces discours, vainement ils vous invoquaient à l'appui des lois. Retracez-vous cette lutte inégale et courageuse, (ju'ils soutinrent longtemps, seuls, sans défense, au milieu de vous, spectateurs alors immobiles, aujourd'hui leurs accusateurs.

La terreur commença par leur défaite, et s'affermit sur leurs tombeaux. Vous cherchez vainement à eu reculer l'époque. Des désordres particuliers, des calamités alïreuses, mais momen- tanées, mais illégales, ne constituent point la terreur. Elle n'existe que lorsque le crime est le système du gouvernement, et non, lorqu'il en est l'ennemi ; lorsque le gouvernement l'ordonne, et non lorsqu'il le combat; lorsqu'il organise la fureur des scélérats, non lorsqu'il invoque le secours des hommes de bien.

La terreur s'établit en France, après la chute des premiers républicains, après la fuite, l'eniprisonnement et la proscription de leurs amis.

11 ne faut donc pas confondre la république avec la terreur, les républicains avec leurs bourreaux. Il ne faut pas surtout faire l'apologie du crime et la satire de la vertu. Puisqu'enlin vous voulez adopter la république, il ne faut pas déshonorer ceux qui l'ont fondée, ni proscrire ceux qui la défendent.

Vous citez la république de Rome. Mais vous vous troujpez sur les faits. La monarchie romaine fut fondée par des brigands, et la monarchie romaine ne subjugua pas le quart de l'Italie. La république romaine fut fondée par les plus austères et les plus vertueux des hommes ' ; et certes après l'expulsion des Tarquins, il n'y avait pas, je le pense, un citoyen dans Rome qui osât flétrir la mémoire de JuniusBrutus^.

' Parvenu à l'époque de l'expulsion des Tarquins, Tite-Live observe que c'est une grande marque de hi protection des dieux, et un grand bonheur pour Rome qu'elle ne fût pas constituée en république au moment de sa fondation, mais seulement mi deux cent quarante ans après, loPscpie les premiers habitants, qui n'étaient que des W^ brigands indiciplinés et incapables de liberté, eurent fait place à une génération ^Kk plus policée dans ses mœurs, plus élevée dans ses sentiments, et plus morale dans ^^B ses principes.

^F ^ Il y a dans les institutions politiques, une partie, qui, si l'on me permet une

^ expression très-inexacte sous beaucoup de rapports, mais qui fera sentir mon idée,

. lient, pour ainsi dire, du dogme, et qu'il est nécessaire, pour l'affermissement de

ces institutions, de présenter au peuple comme un objet de respect. Les événements

et les hommes auxquels une institution doit son origine, sont dans ce cas. L'odieux

n. o

66 DES EFFETS

Vous tous, anciens amis de la liberté, indécis aujourd'hui, retenus par des considérations, des engagements, des souvenirs ou des craintes, vous voyez mal votre situation. Vous mettez une sorte d'orgueil à vous aveugler. Vous vous déguisez l'impulsion rétrograde que vous avez favorisée et qui déjà vous menace. Vous vous flattez de la modérer en la favorisant encore. Vous croyez désarmer l'aristocratie par des éloges, tandis que les républicains ne vous demandent que la justice. Vous caressez des hommes qui, malgré leur besoin de vous, vous prodiguent le reproche, et vous annoncent l'insulte, et vous en repoussez qui vous ont mon- tré de la défiance, mais que vous pourriez rassurer '.

Les aristocrates diffèrent de vous par les principes; ils ne sont réunis à vous que par des haines individuelles; ils vous aident à

qu'on verse sur eux retombe inévitablement sur l'institution. Il se peut que, lorsque le temps aura séparé les haines, des faits, le ressentiment, des souvenirs, et les choses, des individus, l'opprobre des uns ne retombe pas sur les autres. Alors, insulter à la mémoire des républicains, ne sera plus qu'une injustice. Mais aujour- d'hui, dans une révolution dont nous sommes contemporains, déshonorer les chefs de cette révolution, c'est déshonorer la révolution même. Apprécier la république, en détestant ses fondateurs, est une opération beaucoup trop abstraite pour les hommes ordinaires. 11 faut au moins que cette république ait pour elle l'habitude et les intérêts individuels qui se groupent autour des gouvernements qui existent, avant qu'elle puisse se soutenir seule, et résister aux préventions qu'on veut inspirer contre ses auteurs. Il est impossible que le peuple ne retourne pas d'impulsion vers la royauté, si on lui représente la république comme établie par des brigands et consolidée par des crimes ; je ne connais pas de moyens plus sur de contre-révolution que de déchirer Condorcet et Vergniaud. de peindre le 10 août comme un attentat, et de représenter ensuite le 31 mai, et les horreurs qui le suivirent, comme un ré- sultat nécessaire du renversement de la monarchie.

[N'en déplaise à B. Constant, il n'est heureusement pas possible aux peuples d'ou- blier le passé. Quand un parti s'établit par la violence, dès le lendemain du succès, il demande, au nom des intérêts existants que tous les honnêtes gens le soutiennent, et lui donnent la sanction de justice qui lui manque, mais cette sanction, il ne l'ob- tient jamais. C'est ce que B. Constant, éclairé par l'expérience, a reconnu plus tard, et ce qu'il a exprimé avec autant de vérité que d'éloquence (o) Certes les Girondins valaient mieyx que leurs assassins; mais le 10 août 1792 et le 31 janvier 1793 sont des dûtes fatales qui les ont condamnés, comme le sang de Danton et de Camille Desmoulins a étouffé Robespierre. On ne fonde rien sur l'injustice : tôt ou tard elle vous tue. (E. L. )J

* (( Dans les guerres de parti, dit un auteur éloquent et célèbre [Madame de Slaël], )) le parti vaincu se venge toujours sur les hommes, du triomphe qu'il cède aux » choses. » De l'influence des Passions, p. 225.

(a) V. tome 1". p. 379.

DE LA TKRREl'R. 67

détruire ce quo vous voulez détruire ; mais ce que vous voudrez conserver, ils le détruiront.

Les républicains sont séparés de vous par ces haines indivi- duelles qui rapprochent devons les aristocrates; mais si vos in- tentions sont telles que vous le dites (et qui n'aimerait à le croire?), les républicains sont unis à vous d'intérêts et de principes. Ils veulent vous empêcher de détruire; ils vous aideront à con- server.

Vous êtes aux yeux des aristocrates, des hommes criminels. Aux yeux des républicains, vous n'êtes que des hommes douteux. Les aristocrates pourront tout au plus agréer vos services, sans oublier vos torts; rien ne vous lavera d'avoir commencé cette révolution qu'ils abhorrent; vous ne réparerez jamais qu'une petite partie des maux qu'ils vous attribuent, et en rendant inu- tile ce que vous avez fait pour la liberté, vous n'effacerez point ce qu'ils vous accusent d'avoir fait pour l'anarchie.

Rassurés sur vos intentions, les républicains vous recevront avec reconnaissance, comme d'utiles et d'honorables alliés. Tout ce que vous avez fait pour la liberté est un mérite à leurs yeux.

Les aristocrates vous reprochent des actions. Ces actions, vous ne pouvez ni lesnier, ni les effacer. Vos intentions seules sont sus- pectes aux républicains, et vous pouvez facilement prouver que vous n'en eûtes jamais de blâmables, ou que vous les avez abju- rées.

Entre les aristocrates et vous, vous avez besoin de pardon. Entre les républicains et vous, il n'est besoin que de conliance.

Et ne dites pas que la confiance est difficile à établir, que les républicains sont défiants, exclusifs, intraitables; la vérité est toute-puissante, et j'en appelle à vous-mêmes: ne sentez- vous pas ce que Vous n'avez pas fait, et ce que vous pouvez faire pour la mériter ?

Mais, il ne faut pas vous le déguiser : ce n'est pas en protestant de votre attachement pour les institutions, et de votre haine pour les hommes : ce n'est pas en protégeant tout ce qui menace la république, en vous servant contre la liberté des armes que la liberté vous donne : ce n'est pas en applaudissant à des écrivains audacieusement ou insidieusement contre- révolutionnaires : ce n'est pas en encourageant toutes les calomnies que l'on verse sur

68 DKS EFFETS

des hommes qui, pendant deux ans, ont gémi sous la tyrannie, qui l'ont combattue, qui l'ont renversée, et qui depuis sa chute, ont de toute leur puissance, servi la liberté : ce n'est pas ainsi que vous prouverez votre franchise. On n'aime pas les institutions dont on persécute ou dont on insulte les auteurs.

Honorez avec nous les fondateurs de la république ' ; ne pro- fanez point les tombeaux de ceux que les tyrans immolèrent ; rendez justice à ceux qui ont échappé aux fureurs des décemvirs, à ceux qui renversèrent leur affreux empire, à ceux qui, au milieu des orages, vous donnèrent une constitution cent fois plus sage que celle de 1791 "^j conçue et rédigée dans le calme ; à ceux, qui trouvant les étrangers à trente lieues de Paris, ont conclu la paix à trente lieues de Vienne.

C'est ainsi que vous déjouerez les espérances l'aristocratie qui spécule sur vos ressentiments, s'applaudit de vos haines, et regarde comme une arme contre les républicains et contre vous, votre popularité passagère, que dis-je, votre popularité déjà pres- que évanouie, et dont vous retenez avec effort les restes fugitifs.

C'est ainsi que vous mettrez une digue au torrent de la contre- révolution qui nous entoure de toutes parts. C'est ainsi qu'au lieu de passer pour des factieux qui ne surent jamais que détruire, qui précipitèrent leur pays dans un abîme de maux en invoquant

' Dira-t-on que la république fut proposée par CoUot-d'Herbois? C'est une misé- rable chicane. Ceux que l'on comprend sous Je nom de fondateurs de la république sont les hommes qui, les premiers, disséminèrent en France les idées républicaines, qui, en 1791, avouèrent hautement leur attachement à cette forme d'institution, qui, pendant tout le cours de l'Assemblée législative, s'élevèrent contre la perfide inertie de la cour, et renversèrent la constitution monarchique pour sauver la liberté. Il est aussi absurde de regarder les sicaires de Collot-d'Herbois et de Robespierre comme les fondateurs de la république, qu'il le serait d'attribuer l'insurrection du 14 juillet 1789 aux hommes qui massacrèrent Flesselles et de Launay. Les pillards qui suivent une armée victorieuse n'en composent pas l'état-major; et si, par hasard, ils parve- naient à en assassiner les généraux, pour se livrer ensuite aux plus horribles excès, on pourrait bien dire qu'ils se sont emparés de la victoire pour la déshonorer, mais non pas qu'ils l'ont remportée. C'est aux noms des Vcrgniaud, des Condorcet, qu'il faut rattacher l'établissement de la république; et mépris éternel à qui ne respecte pas ces noms chers aux lumières, illustres par le courage, et sacrés parle malheur.

2 La Constitution de l'an III. De toutes nos constitutions révolutionnaires, c'est, en effet, la plus sage et la plus libérale; son défaut |iiincipal, c'est d'avoir partagé le pouvoir exécutif et de ne lui avoir donné ni veio, ni droit de dissoudre les assem- blées; tel fut le vice fatal qui perdit la république du Directoire et amena la Consti- tution de l'an VIII, qui certes ne fut pas un profil i)0ur la liberté. (E. L.)

DE LA TElUtErU. 69

la liberté, et le précipitèrent ensuite dans lui nouvel ablnic, en invoquant l'ordre, vous serez, avec les républicains, les sauveurs «le la France; et s'ils ont eu la gloire de fonder la républi([uc, vous aurez celle de l'avoir consolidée.

Ce 10 prairial an V.

B. Constant ;ijoute en note : Je me suis fait une loi de ne répondre jamais aux critiques, et jusqu'ici celles que j'ai vues m'ont facilité l'observance de cette loi. Cependant, parmi les reproches qu'on a bien voulu diriger contre moi, il en est un qui me semble exiger un éclaircissement, non comme accusation, mais comme fait. L'on a dit qu'un étranger ne devait émettre aucune opinion sur la Révolution fran- çaise. Je n'examine pas si, le sort de tous les amis de la liberté étant attaché à la France, on peut exiger d'eux une neutralité passive dans une cause qui décidera en dernier ressort de leurs destinées. Je me borne à ce qui m'est personnel. Je ne suis point étranger. Originaire de France, et descendant d'une famille expatriée pour cause de religion, je suis rentré dans ma patrie aussitôt que je l'ai pu. J'y ai reporté ma fortune. Une loi positive m'y invitait, en me rendant tous mes droits civils et politiques. Cette loi a été corroborée en dernier lieu par la confirmation expresse des naturalisations décrétées par les assemblées précédentes. En conséquence, j'ai exercé, dans les assemblées primaires de ma commune, tous mes droits de citoyen; et il est impossible, soit par sa naissance, soit par ses principes, soit p.ir ses pro- priétés, soit par ses intérêts de tout genre, soit, enfin, jiar ses droits positifs et légaux, d'être plus Français que je ne le suis *.

Hérivaux 2, ce 10 germinal an V.

' On a souvent conteste le titre de citoyen français à B. Constant; le Directoire le lui refusa en 1796: il ne remplissait pas, disait-on, les conditions de domicile septennal, exigé par la Constitution de l'an III; il réclama par une pétition, présentée au Conseil des Cinq-Cents le 9 thermidor an IV. En 1800, il fut nommé au Tribunal avec le titre de citoyen du Léman; Genève était réunie à la France. En 1814, il insistait encore sur sa nationalité, pour répondre sans doute à certaines objections. (Sup. t. !'•', p. 4G6.) Enfin, en 1824, M. Dudon voulut le faire sortir delà chambre, comme n'étant pas Français. Benjamin fut défendu par le général Foy, et sa natio- nalité, comme descendant d'une famille de réfugiés (au moins par sa mère), fut reconnue sur le rapport de M. de Martignac. (E. L.)

2 Dans la défense de B. Constant, présentée, en 1824, à la chambre par le général Foy, Hérivaux est nommé Héricourt; c'est un domaine voisin deLuzarches; j'ima- gine que la dernière svllabe d'Héricourt avait été changée comme séditieuse en 1793. (E. L.)

AVANT-PROPOS DE L'EDITION DE 1819.

Cet ouvrage, publié à une époque la France essayait une constitution qui venait de mettre un terme au règne de la terreur, était destiné à recommander la bonne foi dans l'essai de cette constitution, et le retour complet aux principes de la modé- ration et de la justice. Quelques personnes ont pensé que la réimpression des parties de cet ouvi'age, qui sont d'une application générale, pourrait être utile. J'en ai retranché ce qui avait un rapport direct aux formes du gouvernement, non que j'éprouvasse de la répugnance ou de la crainte à rappeler que j'avais tàctié d'empê- cher le renversement de la république, comme je tâcherai d'empêcher toujours le renversement de toute institution existante, quand elle me paraîtra compatible avec la liberté. Les révolutions me sont odieuses, parce que la liberté m'est chère. Mais je n'ai pas reproduire ce qui n'avait plus d'application. La liberté, l'ordre, le bonheur des peuples, sont le but des associations humaines; les organisations poli- tiques ne sont que des moyens; et un républicain éclairé est beaucoup plus disposé à devenir un royaliste constitutionnel qu'un partisan de la monarchie absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la différence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond.

[Ce n'est pas l'édition de 1819, mais celle de l'an V, que nous réimprimons. Ce n'est pas un Benjamin Constant adouci, expurgé, que nous publions, mais un Ben- jamin Constant dans toute l'effervescence des idées républicaines. L'auteur n'a pas à rougir des pages qu'il a supprimées en 1819 par des raisons politiques; et d'ail- leurs, bonnes ou mauvaises, ces pages appartiennent à l'histoire; nous n'avons aucun droit de les retrancher. Nous avons seulement accepté dans le texte quelques correc- tions de style, faites en 1819, et nous avons mis en note quelques autres changements, quelques périphrases, qui ont un intérêt historique, comme indice de la timidité d'une époque il n'était plus permis de parler sincèrement du passé. (E. L.)]

DES

RÉACTIONS POLITIQUES

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CHAriTRE I.

DES DIFFERENTS GENRES DE REACTIONS.

Pour que les institutions d'un peuple soient stables, elles doi- vent être au niveau de ses idées. Alors il n'y a jamais de révolu- tions proprement dites. Il peut y avoir des chocs, des renverse- ments individuels, des hommes détrônés par d'autres hommes, des partis terrassés par d'autres partis ; mais tant que les idées et les institutions sont de niveau, les institutions subsistent.

Lorsque l'accord entre les institutions et les idées se trouve dé- truit, les révolutions sont inévitables. Elles tendent à rétablir cet accord. Ce_ n'est pas toujours le but des révolutionnaires, mais c'est toujours la tendance des révolutions.

Lorsqu'une révolution remplit cet objet du premier coup, et s'arrête à ce terme, sans aller au-delà, elle ne produit point de réaction, parce qu'elle n'est qu'un passage, et que le moment de l'arrivée est aussi celui du repos. Ainsi, les révolutions de Suisse, de Hollande, d'Amérique, n'ont été suivies d'aucune réaction.

Mais, lorsqu'une révolution dépasse ce terme, c'est-à-dire lors- qu'elle établit des institutions qui sont par delà les idées régnan-

72 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. I.

tes, ou qu'elle en détruit qui leur sont conformes, elle produit inévitablement des réactions, parce que le niveau n'étant plus ', les institutions ne se soutiennent que par une succession d'efforts, et que du moment ces efforts cessent, tout se relâche et rétro- grade.

La révolution d'Angleterre, qui avait été faite contre le papisme, ayant dépassé ce terme, en abolissant la royauté, une réaction violente eut lieu, et il fallut, vingt-huit ans après, une révolution nouvelle pour empêcher le papisme d'être rétabli. La révolution de France, qui a été faite contre les privilèges, ayant de même dépassé son terme, en attaquant la propriété, une réaction terrible se fait sentir, et il faudra, non pas, j'espère, une révolution nou- velle, mais de grandes précautions, et un soin extrême, pour s'opposer à la renaissance des privilèges.

Lorsqu'une révolution, portée ainsi hors de ses bornes, s'arrête, on la remet d'abord dans ses bornes. Mais on ne se contente pas de l'y replacer. L'on recule d'autant plus que l'on avait trop avancé. La modération finit, et les réactions commencent.

Il y a deux sortes de réactions; celles qui s'exercent sur les hommes, et celles qui ont pour objet les idées.

Je n'appelle pas réaction la juste punition des coupables, ni le retour aux idées saines ; ces choses appartiennent, l'une à la loi, l'autre à la raison. Ce qui, au contraire, distingue essentiellement les réactions, c'est l'arbitraire à la place de la loi, la passion à la place du raisonnement : au lieu de juger les hommes, on les proscrit ; au lieu d'examiner les idées, on les rejette.

Les réactions contre les hommes perpétuent les révolutions; car elles perpétuent l'oppression, qui en est le germe. Les réac- tions contre les idées rendent les révolutions infructueuses, car elles rappellent les abus. Les premières dévastent la génération qui les éprouve, les secondes pèsent sur toutes les générations. Les premières frappent de mort les individus, les secondes frap- pent de stupeur l'espèce entière.

Pour empêcher la succession des malheurs, il faut comprimer les unes; pour retirer, s'il e.st possible, quelque fruit des malheurs qu'on n'a pu prévenir, il faut amortir les autres.

' C'est-à-dire n'existant plus. (E. L.}

DES DIFFERENTS GENRES DE RÉACTIONS. 73

Les réactions contre les hommes, effets de l'action précédente, sont des causes de réactions futures. Le parti qui tut opprimé, opprime à son tour; celui qui se voit illégalement victime de la fureur qu'il a méritée, s'efforce de ressaisir le pouvoir; et lorsque son triomphe arrive, il a deux raisons d'excès au lieu d'une : sa disposition naturelle, qui lui fit commettre ses premiers crimes, et son ressentiment des crimes qui furent la suite et le châtiment des siens.

De la sorte, les causes de malheur s'entassent, tous les freins se brisent, tous les partis deviennent également coupables, toutes les bornes sont franchies ; les forfaits sont punis par des forfaits ; le sentiment de l'innocence, ce sentiment qui fait du passé le garant de l'avenir, n'existe plus nulle part, et toute une généra- tion pervertie par l'arbitraire, est poussée loin des lois par tous les motifs : par la crainte et par la vengeance, par la fureur et par le remords.

La vengeance est étrangement aveugle ' ; elle pardonne aux hommes même dont les forfaits l'ont soulevée, pourvu qu'ils la dirigent contre les instruments de leurs crimes. Ces hommes se mettent à la tête des réactions que leurs propres attentats ont pro- voquées, et ils les rendent plus épouvantables '^.

Les hommes sensibles ne sauraient être féroces; le regret adoucit la fureur : il y a dans le souvenir de ce qu'on aima une sorte de mélancolie qui s'étend sur toutes les impressions.

Mais ces hommes atroces et lâches, avides d'acheter par le sang le pardon du sang qu'ils ont répandu, ne mettent point de liornes à leurs excès. Leur motif n'est pas la douleur, mais la crainte; leur barbarie n'est point entraînement, mais calcul; ils ne massacrent point parce qu'ils souffrent, mais parce qu'ils tremblent, et comme leurs terreurs sont sans terme, leurs crimes n'en sauraient avoir.

Si cette multitude passionnée qui, en France, a coopéré aux réactions, eût pu s'arrêter un instant pour contempler ses chefs, elle aurait frémi. Elle aurait vu qu'elle suivait, contre des instru-

' Si l'on se rappelle la réaction qui suivit le l'"' prairial an III, on ne trouvera que trop de faits qui viennent à l'appui des réflexions qu'on va lire.

2 Édition de 1819 : Ces lignes, écrites en 1797, auraient-elles été sans application en 1815?

7i DES RÉACTIONS POLITIQUES. GHAP. 1.

meiits exécrables, des meneurs plus exécrables encore. Ces guides l'entraînaient vers la férocité, pour se dérober à la justice. Dans l'espoir de faire oublier leur complicitc^, ils excitaient à l'assas- sinat de leurs complices. Ils rendaient la vengeance natio- nale' illégale et atroce, pour marcher devant elle et pour lui échapper.

Ces exemples doivent inspirer une horreur profonde pour toutes les réactions de ce genre. Elles atteignent quelques crimi- nels, mais elles éternisent le règne du crime; elles assurent l'im- punité aux plus dépravés des coupables, à ceux qui sont prêts toujours à le devenir dans tous les sens.

Les réactions contre les idées sont moins sanglantes, mais non moins funestes. Par elles les maux individuels deviennent sans fruit, et les calamités générales sans compensation. Après que de grands malheurs ont renversé de nombreux préjugés, elles ra- mènent ces préjugés sans réparer ces malheurs, et rétablissent les abus sans relever les ruines ; elles rendent à l'homme ses fers, mais des fers ensanglantés.

Ces réactions qui, de révolutions désastreuses, font encore des révolutions inutiles, naissent de la tendance de l'esprit humain à comprendre dans ses regrets tout ce qui entourait ce qu'il regrette. Ainsi que dans nos souvenirs de l'enfance, ou d'un temps heu- reux qui n'est plus, les objets indifférents se mêlent à ce qui nous était le plus cher, et le charme du passé s'attache à tous les dé- tails, l'homme qui, dans le bouleversement général, a vu s'é- crouler l'édifice de son bonheur individuel, croit ne pouvoir le relever qu'en rétablissant tout ce qui partagea sa chute. Les inconvénients même et les abus lui deviennent précieux, parce qu'ils lui paraissent, dans le lointain, liés intimement aux avan- tages dont il déplore la perte.

Cette disposition non-seulement s'oppose à l'amélioration du nouveau système, mais elle interdirait le perfectionnemeut de l'ancien. On éprouve une vénération superstitieuse pour un com- posé dont on n'ose examiner les parties, de peur de les disjoindre. On oublie que l'on doit juger ce qui n'est plus comme ce qui n'a jamais été; et que si, lorsqu'il est question de détruire, il ne faut détruire que ce qui est funeste, quand il s'agit de relever, il ne faut relever que ce qui est utile; et après ce retour aux préjugés,

DES DIFFÉRENTS CENHES OE RÉACTIONS. 75

l'asservissement est plus complet, la soumission plus illimitée, que si l'on ne s'en lïit jamais écarté.

Ce n'est donc pas assez d'avoir conquis la liberté ; d'avoir fait triompher les lumières, d'avoir acheté, par de grands sacrilices, ces deux biens inestimables ; d'avoir mis, par de grands efforts, un terme à ces sacrifices ; il faut encore empêcher que le mouve- ment rétrograde (jui succède inévitablement à une impulsion excessive, ne se prolonge au-delà de ses bornes nécessaires, ne prépare le rétablissement de tous les préjugés, ne laisse enfin pour vestige du changement qu'on voulut opérer, que des débris, des larmes, de l'opprobre et du sang.

CHAPITRE II.

DES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT DANS LES REACTIONS CONTRE LES HOMMES.

Les devoirs du gouvernement sont très-différents dans ces deux espèces de réactions.

Contre celles qui ont pour objet les hommes, il n'y a qu'un moyen : c'est la justice. Il faut qu'il s'empare des réactions pour ne pas être entraîné par elles. La succession des forfaits peut devenir éternelle, si l'on ne se hâte d'en arrêter le cours.

Mais en remplissant ce devoir, le gouvernement doit se garder d'un écueil dangereux : c'est le mépris des formes et l'appel des opprimés contre les oppresseurs. Il doit contenir les premiers en même temps qu'il les venge.

Un gouvernement faible fait tout le contraire; ils craint de sévir, et souffre qu'on massacre. Par une déplorable timidité, tout en désirant que les scélérats périssent, il veut que le danger de la sévérité ne tombe pas sur lui. Dans l'aveuglement qui ac- compagne la crainte, l'exagération de son impuissance lui paraît un moyen de sûreté. Il dit à qui lui demande une juste vengeance : Nous ne pouvons punir des forfaits que nous détestons; c'est dire : Vengez-vous. Il dit à qui réclame contre des cruautés illégales : Nous ne pouvons vous dérober à une fureur dont nous gémissons; c'est dire : Défendez-vous. C'est ordonner la guerre civile; c'est forcer l'innocence au crime, le crime à la résistance, tous les citoyens au meurtre ; c'est proclamer l'empire de la violence, et

DES UKVUIRS DU GOL'VERNEMK.NT, ETC. i i

se rendre responsable de tous les délits qui se comineltent. Mal- heur au gouvernement qui, restant neutre entre les attentats an- ciens et les attentats nouveaux, ne se sert de son pouvoir que pour se maintenir dans cette neutralité honteuse, et tandis qu'il devrait régir, ne songe qu'à exister!

Il se trompe même dans cette lâche espérance. C'est à tort qu'il croit se faire un parti, en accordant l'impunité à ceux auxquels il refuse la justice. Ces hommes s'irritent de ce qu'il les force à devoir au crime ce que les lois leur avaient promis. Souffrir l'il- légalité, tolérer l'arbitraire, n'assure pas même la reconnaissance de qui profite de cette faiblesse.

Le gouvernement réunit ainsi contre lui toutes les haines : celle du coupable qu'il abandonne à un châtiment illégitime : celle de l'innocent, qu'il rend coupable. Il perd le mérite de la sévérité sans en éviter l'odieux.

Lorsque la justice est remplacée par un mouvement populaire, les plus exagérés, les moins scrupuleux, les plus féroces, se met- tent à la tête de ce mouvement. Des hommes de sang s'emparent de l'indignation qui s'élève contre les hommes de sang, et après avoir agi contre les individus au mépris des lois, ils tournent leurs armes contre les lois mêmes.

Impassible, mais fort, le gouvernement doit tout faire par sa propre force, n'appeler à son secours aucune force étrangère, tenir dans l'immobilité le parti qu'il secourt, comme le parti qu'il frappe, et sévir également contre l'homme qui veut devancer la vengeance de la loi et contre celui qui l'a méritée.

Mais il faut pour cela qu'il renonce aux flatteries enivrantes. L'impassibilité n'excite pas lenthousiasme. On ne viendra pas le féliciter comme lorsqu'il manque à ses devoirs. Les passions déchaînées rie porteront pas à ses pieds l'hommage tumultueux d'une reconnaissance effrénée. Tout le monde criait : gloire à la Convention, lorsque, cédant à l'entraînement de la réaction, elle laissait remplacer les maux qu'elle avait faits par des maux qu'elle aurait prévenir. Personne ne criera : gloire au Direc- toire, si , en châtiant les crimes passés, il n'en tolère point en sens inverse.

C'est par une erreur dont la révolution est la cause, que le gouvernement s'est persuadé qu'il devait avoir un parti pour lui.

78 DES RÉACTIONS POLITIQUES. ClIAP. II.

Toutes les factions cherclient à accréditer cette erreur. Chacune d'elles aspire à devenir centre, et prétend faire signe au gouver- nement de l'entourer.

Cette prétention leur suggère les raisonnements les plus bi- zarres. Comme elles sentent bien que la majorité dont elles se vantent, ne peut jamais être qu'ondoyante et passagère, elles se gardent de distinguer cette majorité d'un jour, de la majorité durable. Il faudrait, pour les satisfaire, que le gouvernement fût toujours en observation pour découvrir, et toujours en marche pour rattraper cette majorité fugitive. « Le gouvernement ne doit » s'arrêter, disent-elles, que lorsqu'il est au centre de ses vrais » intérêts; lorsqu'il n'y est pas, il doit s'y replacer, et seulement » alors il se fixe, parce que seulement convergent tous les » rayons de la circonférence. »

Cette métaphysique figurée, qui réunit à l'obscurité de l'abs- traction le vague de la métaphore , sert admirablement à con- fondre toutes les idées, et à remplacer des notions précises par d'indéfinissables images.

Qui ne croirait, d'après ces principes, que le centre des inté- rêts du gouvernement est un point tellement marqué, tellement évident, tellement perceptible à tous les yeux, qu'au moment le gouvernement s'y placera, il s'élèvera un cri unanime d'assen- timent et d'approbation ? Et qui ne voit au contraire, que, surtout à la tin d'une révolution, tous les intérêts ayant été froissés, les anciens intérêts subsistant encore, les intérêts nouveaux forts de leur jeunesse, chacun voudra faire de son intérêt le centre du gouvernement; et que celui-ci, ballotté par tous ces intérêts suc- cessifs et opposés, n'acquerra ni stabilité, ni dignité, ni confiance?

Il faut qu'immobile, il laisse s'agiter, se briser à ses pieds, tous les intérêts particuliers, tous les intérêts de classe; que son im- mobilité les force à l'entourer, à s'arranger, chacun de la manière la plus tolérable, et à concourir quelquefois malgré eux, au réta- blissement du calme, et à l'organisation du nouveau pacte social. Lorsqu'on veut rallier autour d'un étendard une armée dispersée, porte-t-on cet étendard çà et dans la plaine, le présentant à chaque fuyard, le plantant au milieu de chaque groupe, l'en ar- rachant aussitôt pour le faire flotter ailleurs ? Ne le place-t-on pas plutôt sur quelque éminence, vers laquelle tous les yeux se tour-

DES DEVOIRS Di; GOUVERNEMENT. KTC. 79

lient, tous les pas se dirigent, de sorte que la multitude, voyant enfin le point fixe, soit, pour ainsi dire, volontairement entraînée à se rassembler autour?

Il faut que ce qui est passionné, personnel et transitoire, se rattache et se soumette à ce qui esl abstrait, impassible et im- muable. Il faut que le ^gouvernement repousse cette réminiscence révolutionnaire qui lui fait rechercher une autre approbation que celle de la loi. 11 doit trouver son éloge, sont écrits ses de- voirs, dans la constitution qui est toujours la même, et non dans les applaudissements passagers des opinions versatiles.

CHAPITRE m.

DES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT DANS LES REA(^TIÛNS CONTRE DES IDÉES.

Si, dans les réactions contre 1^ hommes, le gouvernement a surtout besoin de fermeté, dans les réactions contre les idées, il a besoin surtout de réserve. Dans les unes, il faut qu'il agisse; dans les autres, qu'il maintienne. Dans les premières, il importe qu'il fasse tout ce que la loi ordonne; dans les secondes, qu'il ne fasse rien de ce que la loi ne commande pas.

Les réactions contre les idées portent sur des institutions ou sur des opinions. Or, les institutions ne demandent que du temps, les opinions que de la liberté.

Entre les individus et les individus, le gouvernement doit mettre une force répressive ; entre les mdividus et les institutions, une force conservatrice; entre les individus et les opinions, il n'en doit mettre aucune.

Lorsque vous avez établi une institution, ne vous irritez pas de ce qu'on la désapprouve. Ne cherchez pas à empêcher qu'on ne déclame contre elle : n'exigez la soumission que d'après les formes et devant la loi. Ignorez l'opposition ; supposez l'obéis- sance ; maintenez l'institution : avec la loi, les formes et le temps, l'institution triomphera.

Lorsque vous avez, je ne dirai pas établi une opinion, Dieu vous préserve d'en établir, mais renversé la puissance de quelque opi-

liES hF.VolliN IH' (ioUVEHNKMKNT. ETC. S|

nion (jui l'ut jadis un (loj^Miie, ne vous otlraycz pas de ce qu'on la regrette; Jie prohibez pas l'expression de ces nigrcts ; n'allez pas lui décerner les honneurs de l'intolérance : feignez d'ignorer son existence même; opposez à son importance votre oubli ; laissez à qui le voudra le soin de la combattre ; il se pi'ésentera des com- battants, n'en doutez pas, lorscpie l'odieux du pouvoir ne rejaillira plus sur la cause. Ne comprimez que les actions, et bientôt l'opi- nion, oxamiiiée, appréciée, jugée, subira le soi't de toutes les opi- nions que la persécution n'(Miiiol)lit i)as,et descendra pourjamai'^ de sa dig.nité de dogme.

La justice prescrit au gouvernement cette conduite ; la prudence encore la lui prescrit.

Les réacti<^ns contre les hommes n'ont (lu'iiii but : la vengeance. et qu'un moyen : la violation de la loi; le gouvernement n'a donc à prévenir que les délits précisés d'avance. Mais les réactions con- tre les idées sont variées à l'infini, et les moyens sont plus variés encore. Si le gouvernement^eut être actif, au lieu d'être simple- ment préservateur, il se condamne à un travail sans fin; il faut qu'il agisse conli'e des nuances : il se dégrade par tant de mou- vements pour des objets presque imperceptibles. Ses eiforts, re- nouvelés sans cesse, paraissent [)uérils : vacillantdansson système, il est arbitraire dans ses actes : il devient injuste, parce ipi'il est incertain; il est trompé, parce yu'il est injuste.

CHAPITRE IV.

DES DEVOIRS DES ECRIVAINS DANS LES REACTIONS CONTRE LES IDEES.

C'est aux hommes qui dirigent l'opinion par les lumières à s'op- poser aux réactions contre les idées. Elles sont le domaine de la pensée seule, et la loi ne doit jamais l'envahir.

Il est beau, le traité entre la puissance et la raison ; ce traité par lequel les hommes éclairés disent aux^épositaires d'un pouvoir légitime : vous nous garantirez de toute action illégale, et nous vous préserverons de tout préjugé funeste. Vous nous entourerez de la protection de la loi, et nous environnerons vos institutions de la force de l'opinion.

' Maisdansl'accomplissement de ce traité, lesdeux parties doivent être également scrupuleux et fidèles. Il faut que le gouvernement ne voie pas, dans toute réclamation hardie, un sujet de défiance. Il faut aussi que ceux qui prétendent l'éclairer, n'aient pas de se- crètes pensées qui motivent cette défiance, alors même que leurs professions de foi publiques semblent ne pas la mériter. Si, secta- teurs obstinés de préjugés chéris, ils consacrent en silence à ces divinités secrètes et mystérieuses, l'encens qu'ils paraissent brûler en l'honneur de la divinité nationale, ils ravalent la dignité de leur ministère; ils dépopularisent la raison, par l'usage qu'ils font du raisonnement ; ils perdent tous leurs droits à être écoutés des gou- vernants, et rendent suspecte la langue sacrée qui devrait servir aux gouvernés contre l'oppression.

CHAPnin-: \

DE LA CONDUITE DES ECRIVAINS ACTUELS.

Màllieureusem'ent les circonstances éloignent aujourd'hui des idées républicaines ' plusieurs des hommes qui semblaient desti- nés à éclairer leur patrie.

L'un des dangers des révolutions, c'est que» dans les ébranle- ments qu'elles causent, les vérités, se précipitant avec les crimes, se trouvent souillées par cette funeste association. L'incrédulité nous rappelle les forfaits d'Hébert ; parce que des assassins exé- crables ont massacré des prêtres catholiques, on attribue ces meur- tres à des opinions philosophiques que les meurtriers ne connais- saient même pas. Les attentats des bourreaux, les tourments des victimes, semblent plaider en faveur des dogmes également étran- gers à l'horreur qu'inspirent les uns, et à la pitié qu'on doit aux autres. Ainsi les fureurs de la Jacquerie déshonorèrent pour long- temps l'égalité. Ainsi les excès de Jean de Leyde consacrèrent les abus qui les avaient provoqués. On oublie qu'il faut laisser s'apai- ser l'orage des passions, avant de juger les idées, ou pour mieux dire, qu'en recueillant toutes ses forces pour comprimer, pour anéantir le crime, sous quelque prétexte qu'il se commette, il faut ajourner, jusqu'en des temps plus heureux, l'examen du principe que les criminels ont choisi pour le_ur prétexte.

Cette erreur est naturelle. Est-ce au milieu de la mêlée, tandis

' Édil.de 1810 : Des idées de liberté.

84 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAI'. V.

qu'il faut écraser des scélérats, réunis autour d'un étendard que le hasard a mis entre leurs mains et que leur rage a défiguré, que l'on peut discorner cet étendard?

.Mais quelque excusable que soit cette sensibilité profonde, que la vue de la douleur prive de la puissance d'abstraire et du don de raisonner : quelque respectable même que puisse être l'homme qui, à l'aspect du sang, se déclare à la fois et contre celui qui l'a versé, et contre le principe au nom duquel il a été répandu, l'homme qui, d'impulsion et sans examen, embrasse jusqu'à l'o- pinion du malheureux, il n'en est pas moinsimportant,alorsqu'une révolution s'achève et ne demande qu'à se calmer, d'en revenir à cles appréciations plus justes et h des jugements moins exaltés.

Comme le remarque dans les premières lignes dun ouvrage ré- cemment publié, un auteur qui, dans le reste de son livre, semble avoir perdu de vue ce principe : « Lorsqu'un gouvernement com- » menée, ce ne sont pas seulement des gouvernants qui ne savent » pas commander, ce sont encore des gouvernés qui ne savent plus » obéir. En enseignant au peuple la désobéissance envers l'autorité » sous laquelle il naquit, on la lui enseignait bien plus envers celle » qui allait naître. En le dressant à l'insurrection, on lui donnait » une leçon qu'un jour il devait répéter à son maître. Le gouver- » nement devant au même instant le redresser à l'obéissarice, et » se former au commandement, on ne conçoit pas qu'il puisse se » conserver. »

Il faut donc que tous les hommes, dont l'influence peut ramener l'habitude de la subordination, se rallient au gouvernement. S'ils se mettent encore contre lui, s"ils secondent de leurs moyens d'o- pinion, la disposition à la résistance que le peuple a contractée, jamais l'ordre ne pourra renaître; jamais les gouvernants ne re- prendront cette confiance en eux-mêmes, qui les empêche de re- courir à l'arbitraire; jamais les gouvernés ne se façonneront à la soumission qui les préserve de l'anarchie.

Lorsque les écrivains se permettent des insinuations amères,des déclamations exagérées , des regrets inutiles, .ils n'agissent pas seulement contre le gouvernement particulier qu'ils n'aiment pas, mais contre l'idée générale de l'ordre. Ils mettent un obstacle de plus à son rétablissement; ils confirment le peupledans l'habitude du mécontentement, et font .sentir au gouvernement la nécessité

DE r.V CO.NDIITK ItKS KCIIIVAI.NS ACTIKI.S. 85

(le l'arbitraire. L'un s'irrite et se refuse à l'obéissance ; l'autre s'ellVaie et a recours i\ la vexation. Un troisième inconvénient re- tombe sur les écrivains eux-mêmes. Ils ôtent à leurs représenta- tions les plus saj^'es, à leurs réclamations les mieux fondées, tout le poids qu'elles auraient, on plaçant à côté d'elles des personna- lités et des allusions ((ui décréditent l'ouvrage et l'auteur, même auprès de la malignité «pii les accueille. Lorsqu'un écrivain fait succéder à l'expression transparente de ses regrets sur la royauté, des considérations sur tel abus dans la répid^lifiue, on est disposé à le soupçonner de vouloir rétablir ce (|u'il regrette, et l'on pense ([u'il n'atta(iue les abus, que parce qu'il les croit favorables à ce qu'il hait. De la sorte, l'on s'attache à l'abus, de par son adver- saire, et ce dernier ne gagne à son double elîortque d'en détruire l'effet, La royauté ne se rétablit pas, et la république reste abu- sive.

Ces reproches sont mérité? aujourd'hui par une classe d'écri- vains, nombreux etpuissa«ts, qui semble employer tous ses moyens à prolonger cette agitation des esprits,' cette exagération rétrograde des opinions. Elle ajoute à la vélocité de l'impulsion presque matérielle qui nous entraine à la fois loin des idées libé- rales, et loin des crimes révolutionnaires : elle combat les vérités par des ressentiments et les principes par des souvenirs.

Cette classe est composée d'hommes qui furent longtemps et justement célèbres sous la monarchie; j'ajouterai, d'hommes qui ont rendu de grands, d'éminents services à la chose publique, immédiatement après la chute des décemvirs. Ils ont, avec cons- tance et avec courage, appelé, provoqué, exigé, obtenu une foule de mesures douces et humaines, faibles réparations de dix-huit mois de la plus exécrable tyrannie. Mais, dans cette lutte hono- rable cqntre les restes affreux du régime révolutionnaire, ils ont contracté l'habitude de lutter. Ils mettent leur orgueil h fronder la liberté comme le despotisme, la vérité comme l'erreur. Ils per- dent le mérite du courage, en l'employant dans tous les sens. L'utilité ne leur est rien; l'opposition leur semble tout; et, par une méprise funeste, tandis que l'honneur est dans le but, ils le placent dans la résistance.

Ils n'ont pu pardonner à la révolution de les avoir dépossédés d'une portion de gloire impossible à reconquérir. Ils ont senti que

86 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. V.

cette révolution dépassait leur hardiesse, qu'elle leur enlevait les faciles triomphes qu'ils remportaient, avec une apparence hono- rable de danger, sur une autorité expirante. Tous les moyens d'at- taque qu'une longue habitude leur avait enseignés contre les abus monarchiques, elle les rendait inutiles par la destruction de ces abus. Ils s'étaient distribué des rôles dans une pièce qui devait être d'un intérêt général : elle les éloignait cruellement de la scène.

Dépouillés de leur influen^se par la tyrannie de la populace, ils ont cru que par cela seul que cette tyrannie était renversée, leur influence leur était rendue. Ils n'ont pas senti que les guerres civiles ne ferment pas seulement les académies, mais détruisent l'esprit académicien, et qu'après sept années d'un bouleversement qui a usé toutes les forces, l'on ne pouvait avoir, pour leurs allu- sions fines, pour leurs nuances délicates, pour leurs piquantes épi- grammes, l'empressement qu'on leur témoignait dans les temps paisibles et désœuvrés de la monarclîie. De même que les prêtres redemandent les autels, les nobles les droits féodaux, ces hommes redemandent l'importance littéraire, et leur espoir trompé les irrite, non pas uniquement contre les causes qui n'existent plus, mais contre les effets auxquels ils est impossible de porter remède. Dans un ordre de choses tout à fait nouveau, ils veulent avoir la même puissance que dans l'ordre ancien, et par des moyens semblables ; et comme ils ont perdu cette puissance sous l'anar- chie, ils croient que, puisqu'il ne la regagnent pas, l'anarchie subsiste encore. Ils regardent leur suprématie d'opinion comme une partie essentielle de l'ordre social, et ils ne peuvent croire au rétablissement de l'ordre social qu'on ne rétablisse leur suprématie.

De là, cette aigreur contre les hommes et contre les choses; de là, cet acharnement à se servir toujours d'armes émoussées, et cette indignation mêlée de surprise, de ce que leurs coups restent sans effet ; de là, ce regret véritable de leur considération passée, et ce regret apparent du système qui leur valait cette considéra- tion.

Ces hommes ne sont pas des royalistes, mais ils aimaient dans la royauté la proportion établie entre la faiblesse du gouvernement et leurs forces individuelles. Une autorité vacillante, des ministres in-

^ DE l>A CilNDIITE DES ECHIVMNS ACTUELS. 0/

décis, une administration timide et versatile qui les lisait, lescrai- iïnait, les meiKi^-ait, leur donnait delà persécution tout juste ce (\n"i\ PU (allait pour la gloire : voilà précisément les ennemis qui leur convenaient .

Leurs regrets sont puérils, mais ils sont naturels : on les jugerait avec indulgence; on pardonnerait à leurs prétentions, dernières ruines d'un édifice détruit, si la direction qu'ils donnent à l'opi- nion, si les moyens qu'ils emploient, ne nous menaçaient des plus grands maux ; mais on chercherait vainement à se déguiser com- bien la réaction qu'ils favorisent est générale et rapide. Dequel- (jue côté que l'on jette les yeux, l'on voit sortir, comme de terre, des préjugés qu'on croyait détruits.

Tantôt ce sont des préjugés de détail, que l'on ne regrette que comme faisant partie d'un grand tout. On les allie, par une ruse grossière, à des souvenirs qui leur sont absolument étrangers : dans des questions de législation, l'on évoque les excès de l'anar- chie; on attaque une loi de par ses auteurs ou sa date; on argue contre des opinions abstraites, d'après des crimes qui n'ont avec elles de rapport que leur époque.

Tantôt on exhume des sophismes depuis longtemps oubliés en faveur de ces préjugés plus généraux, dont l'obscurité compliquée est, par cela seulement, moins évidente. Composés d'un enchaî- nement d'erreurs, il faut pour les apprécier suivre un enchaîne- ment d'idées ; et retranchés derrière ce boulevard que ne peut franchir la foule inattentive, il demeurent sacrésàses yeux. Ainsi, l'on plaide pour les privilèges héréditaires, pour ce dernier anneau de la chaîne immense sous laquelle, depuis plusieurs milliers d'an- nées, s'agite et gémit notre espèce. L'on plaide pour les privilèges héréditaires, pour ces institutions qui provoquent tour à tour la violence dévastatrice des passions soudaines, et le calcul victorieux desTumières progressives, et qui sont tellement contre nature que les hommes grossiers tendent, par le crime, au but les hommes éclairés arrivent par la raison .

Chez les peuples ignorants, les privilèges héréditaires peuvent se soutenir, mais les privilégiés en sont souvent les victimes: chez les peuples instruits, les privilégiés doivent être épargnés, mais les privilèges doivent tomber. Dans le quatorzième siècle, les paysans égorgeaient la noblesse; dans le dix-huitième, les philosophes l'ont

88 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. V.

abolie', et cesièclemême,parlalutte désastreuse qui s'estengagée, a vu succéder à celte mesure générale et salutaire, une proscription individuelle et exécrable ; parce que cette lutte, soulevant jus- qu'aux classes encore brutes de la société, a réuni de la sorlte les excès de la férocité aux résultats du raisonnement. Malgré cet exemple, on croit, par d'ingénieiisesnuances, par desconsidérations fines, par des subtilités élégantes, par l'éclat du talent, par de bril- lantes images, relever les privilèges^. L'on renonce, il est vrai, à ces arguments surnaturels employés si longtemps avec succès; l'on abandonne le poste ruiné du droit divin, mais on se replie sur l'utilité; l'on descend du ciel, maison combat sur la terre, et telle est la confiance qu'inspire l'impulsion d'une réaction désordonnée, que l'on ne met pas en doute la résurrection d'un abus, contre lequel réclament, et la classe forte qui détruit, et la classe pensante qui organise : d'un abus que la raison désapprouve et que repousse l'instinct 3.

Enfin l'on travaille, avec plus de zèle encore, au rétablissement des préjugés religieux. ■*. Des hommes qui n'ont qu'à un long apprentissage d'incrédulité leur éclat éphémère; des hommes, pro- clamés jadis illustres, sous la condition qu'ils seraient impies, vio- lant aujourd'hui cette clause expresse du traité, emploient en laveur des mystèresdu catholicisme ^, une plume vieillie dans la ré- pétition des sarcasmes de Voltaire, et des insinuations de d'Alem-'

' Édit. de 1810. Les paysans égorpeaint leurs seigneurs; dans le dix-huitième les philosophes ont proclamé l'égalité légale.

2 Édit. de 1819. Nous faire encore une illusion.

•■' L'on ne croira pas, je l'espère, que je méconnaisse les talents et les vertus de M. Necker, parce que ses opinions politiques me paraissent erronées. La même franchise qui me porte à énoncer mon dissentiment sur toutes les parties de son système, me fait un devoir de professer mon admiration pour son génie, et mon respect pour son caractère. J'ai été, je l'avoue, profondément affligé de son dernier ouvrage (l'Histoire de la Révolution?) dont les beautés m'ont frai pé, comme elles ont frapper tous h s lecteurs. Je crois que, plus rapproché de la scène, il eût Jugé bien différemment. Les journaux qui ont porté dans sa .solitude pendant dix-huit mois, la description trop vraie de crimes inouïs, et depuis un an les exagérations il'une opiniowtrès-fautive, l'ont trompé sur beaucoup de points; mais en le combat- tant, qui pourrait se refuser a la douceur de lui rendre justice.' Qui pourrait ne pas admirer l'éclat de son talent, la finesse de ses vues, et l'expression éloquente d'une âme toujours pure, et, malgré ses préventions, amie encore de la liberté?

' Édit. de 1819. Des préjugés d'un autre ordre.

5 Édit. de 1819. En faveur d'opinions mystiques.

i

DE LA COXDI ITE DES ÉCRIVAINS ACTl ELS. 89

bt rt '. Une lumière descendue du ciel semble tout h cou]) avoir éclairé une rouled'aHiccs fanatiques, des sceptiques dogmatiseurs, d'iiicrédrdes intolérants. S'ils st: bornaient ;\ réclamer contre une persécution, absurde autant (ju'iiiit[n(\ et (pii uiarclie contre son but, nous les seconik-rions de tous nos eiforts ; mais en s'élevant contre une injustice présente, on b'S voit nK>ditcr une injustice fu- ture. En invoquant, comme tous les partis faibles, le droit sacré de la tolérance, ils conservent du goût pour la persécution, pourvu qu'elle soit exercée au nom d'une religion même erronée. Vous les voyez s'extasier sur la pitié des Atliéniens, dans la condamnation de Socrate. a Peuplesublime, s'écriait il y a peu de temjjs un jour- naliste. peuple sublime, dans l'esprit duquel on ne parvint h per- i> dre le plus vertueux des bomnies, qu'en le faisant passer pour » impie. »

Ainsi se reconstruit le triple édifice de la royauté, de la noblesse, et du sacerdoce. Ainsi les opinions libérales sont attaquées par des transfuges de la pbilosopliie, par les disci|)!es mêmes de ces génies immortels, qui ont osé rêver la régénération de l'espèce humaine.

Autrefois, fatigué de la pression des classes supérieures, chacun tirait à soi celle qui pesait immédiatement sur lui, et cet effort simultané produisit un bouleversement universel. Aujourd'hui, épouvanté de ce bouleversement, chacunpense qu'il ne peut se re- lever, sans relever aussi ce qui jadis l'entourait, et même ce qui était au-dessus de lui. Le sentiment de la pression lui paraît un gage de sécurité. L'on bâtit sur un terrain vierge, mais on bâtit avec dfs souvenirs, et l'on perd le prix de sept années decalimités. Nous sommes tellement effrayés des révolutions, que tout ce qui est neuf nous paraît révolutionnaire, et presque tout ce qui n'est pas abusif est neuf.

Le gouvernement seul lutte encore contre cette disposition géné- rale; il lutte mais avec eft'ort, et le combat même est, pour la liberté, un danger d'un genre nouveau.

En se servant contre une république naissante de foute la puis- sance de l'opinion, les écrivains forcent ceux à qui les destinées de cette république sont confiées, à faire, pour l'intérêt de la liberté, précisément le contraire de ce ([ui distingue les gouvernements

' C'est à La Harpe que l'auteur l'ait cette allusion transparente. (E. L.)

90 DES RÉACTIONS POLITIQUES. IJHAP. V.

libres : à s'isoler des hommes éclairés et à braver l'opinion par la force. Si cette habitude se consolidait, de deux contre-révolutions morales, il ne pourrait manquerde s'en opérer une. Ou les écrivains l'emporteraient sur legouvernement,etalorsleslumièresperverties ramèneraient toutes les idées qu'elles-mêmes avaient détruites; ou le gouvernement l'emporterait sur les écrivains, et alors le gouver- nement repoussant ces idées, repousserait en même temps les lu- mières.

Les écrivains nous laisseraient peut-être une république , mais avec une religion dominante, l'indissolubilité du mariage, la pros- cription des enfants naturels, et successivement toutes les erreurs qui sont le résultat d'une erreur première; le gouvernement nous donnerait certainement une république affranchie de cet attirail gothique, mais privée aussi de l'appui de l'opinion, dépouillée de l'éclat et de la libéralité des lumières, et dirigée par des hommes qui, toujours harcelés par les gens de lettres, et toujours vain- queurs, auraient conçu le mépris des lettres et de ceux qui les cultivent.

Dans les deux suppositions, cette république ne serait pas de longue durée. Dans la première, investie dès sa naissance d'erreurs ressuscitées, elle serait bientôt étouffée par elles, et la royauté, digne complètement de toutes les erreurs, viendrait couronner l'édifice de préjugés royaux qu'on relève avec tant de soin. Dans la supposition contraire, il n'est pas de la nature d'un gouvernement de suivre toujours la ligne des principes en marchant contre l'opinion. Si cette marche se prolongeait, l'isolement le rendrait forcément sombre, égoïste et ambitieux. Obligé de fermer l'o- reille à la voix publique, il l'ouvrirait bientôt à celle de son intérêt particulier, et le despotisme militaire assurerait à la fois l'anéantissement des préjugés anciens, l'établissement d'un mé- pris grossier pour les lumières, flétries dans la défense de ces préjugés, et la perte de la liberté.

CHAPITRE \\.

CONTINUATION' DU MEME SUJET.

Assurément les écrivains que je viens de peindre son loin de prévoir tous ces maux. Ce n'est pas sans retour qu'ils ont abjuré des principes dont leur jeunesse a été nourrie, auxquels ils doivent leur première gloire, et qui, de quelques excès qu'ils soient le prétexte, ne peuvent perdre leur empire sur des âmes élevées et sur des esprits éclairés. Il y a dans la pensée, dans la méditation, dans l'étude, une tendance naturelle vers l'indépendance et vers la raison. Ceux des hommes de lettres qui sont de bonne foi. dans leur opposition à lautorité, contractent, par cette opposition même, une habitude de réclamation qui doit leur faire à jamais un besoin généreux delà résistances l'arbitraire. Dès qu'ils aper- cevront le despotisme à découvert, dès qu'ils discerneront l'abime vers lequel les pousse leur éloigneraent pour quelques hommes, etleurs préjugés contrequelques institutions, ils reviendront à leur destination primitive ; ils se rallieront autour d'une cause qu'ils ont abandonnée sans vouloir la trahir, et la liberté verra réunis sous ses bannières, ses anciens comme ses nouveaux amis.

Déjà paraissent plusieurs symptômes de ce retour salutaire. Des écrivains, qui, pendant trop longtemps, ont abusé de leur talent d'amertume et de la force de leur logique, pour diriger contre les républicahis une haine qui devait, malgré eux, retomber sur la république même, regardent tout à coup autour d'eux et s'éton-

0? DES RÉACTIONS POLITIQUES. rH.\I>. VI.

lient de voir appliquer à leurs opinions chéries ce qu'ils avaient dit contre des mesures ou contre des hommes qu'ils détestaient. Illi- bérauxdans leurs inimitiés personnelles, ils sont éminemment li- béraux dans leurs principes abstraits : et j'ose leur annoncer qu'ils ne tarderont pas à se joindre, dans la défense de la philoso- phie pour laquelle ils voudraient encore réclamer sr uls, aux hommes mêmes qu'ils ont attaqués. Il verront que leur cause est inséparable de celle de tous les amis de la liberté. Ils pardon- neront des erreurs ; on leur pardonnera des injustices. Ils grossi- ront la phalange républicaine qui combat pour la préservation de tout ce qu'il y a de saint dans les droits et d'étendu dans les lumières.

Mais cette réunion tardive pourra- 1- elle encore mettre un terme à la réaction, dont la violence s'accroît d'heure en heure? Les hom- mes créent les circonstances; mais les circonstances entraînent les hommes : la main qui donna le mouvement est rarement celle qui le dirigéH)u l'arrête, et le premier auteur d'une impulsion tombe souvent victime de celui qui s'en empare.

Lorsque les Girondins voulurent la république, une foule de citoyens vertueux leur criait : L'anarchie vous suit, elle vous se- conde, elle vous dévorera. Ce fut en vain ; l'enthousiasme de leur sublime entreprise les aveuglait sur se.s dangers. Ils ne virent pas les monstres qui formaient leur terrible arrière-garde. Ils fon- dèrent la république, et la féroce Montagne la renversa sur ses fon- dateurs.

Il en pourrait être de même aujourd'hui dans le sens opposé. Derrièreccsécrivains,dont les intentions sont pures, mais que do- minent des souvenirs amers, ou d'excessifs scrupules, marche, avec des vues plus vastes, des moyens mieux combinés, des projets mieux suivis, un parti montagnard de sa nature, mais montagnard pour la royauté '.

Les hommes qui composent ce parti sont exempts ilu moins du reproche d'inconséquence. Ce ne sont point des apostats de la liberté. Ils n'ont jamais pris d'engagement avec elle, ni fait aucun pas dans cette noble et périlleuse carrière.

De tout temps gouvernés par des opinions étroites, ou par des

' Édit. de 1810. Monteigiianl conU'e révolutionnaiie.

CONTINLAIMN DL MÈMK SIJKI. 9'^

intéi't'ls plus (^îtroits encore, .scclairL'Scuiislaiilsclcrillib('!ialilc; sous la monarchie, délateurs des pliilosoi)lies, panégyristes de l'intolé- rance, apologistes de la Saint-Dailliéleniy, sous la république, oiitliousiastes de la nionarcliie •, et tiers des crimes (jui ont souillé la plus juste des révolutions, ils apjyortenl aujourd'liui en j)om[ie une désastreuse expérience à l'ajipui i\ unv a\ilissan(e théorie. Ils nous étalent leurs j.jophélies piélendues. lis cumj>tentav(!C une joie féroce les blessures de leurs i)ays. Us ne voient dans les mal- heurs de la France (ju'une prouve en laxtur^de leurs dégradants systèmes. Odieux pai' leurs principes, odieux par leurs jirédictions, ]»lus oïlieux parleur joie, ils tirent de nouveaux sophismes des calamités que leurs sophismes causèrent. C'est en préchant la jésistanceà des améliorations nécessaires qu'ils ont amené, au lieu de ces améliorations, des déchii'ements; et comme si leur destina- tion éternelle était d'empoisonner tous les biens, et d'évocjuer tous les maux, après s'être' opposés à ce qu'on améliorât, ils s'op- posent aujourd'hui à ce qu'on répcire.

Un grand nombre de journaux est sous la direction de ces hommes.

Je ne veux point ici blâmer en général l'existence des journaux. La nécessité d'écrire tous les jours, me parait, il est vrai, l'écueildu talent. Ce calcul journalier qui lait d'une feuille un revenu, qui suppute les souscriptions, qui établit une létribution pécuniaire, si positive et si détaillée entre le lecteur dont on llatte l'opinion, et l'écrivain qui la ilatte, ne laisse ni le temps ni l'indépendance que demande la composition d'ouvrages utiles. Le besoin de frapper par des réflexions fortes mène à l'exagération ; celui d'amuser par des anecdotes, entraine à lu calomnie. Tous ces inconvénients s'ag- gravent encore par les querelles polémiques, par les disputes per- sonnelles, inséparables de cette profession. Un journaliste renonce à la dignité d'homme de lettres, à la profondeur du raisonnement, à la liberté de la pensée. D'ordinaire un journal est plus mauvais que son auteur, et d'ordinaire encore un auteur devient plus mau- vais que son journal.

C'est avec regret que j'exprime ces vérités sévères. Je ne me déguise pas que les journaux sont une ressource très-efficace, peut-

' Édit' de i8iy. Enthousiastes du pouvoir iibsolii d'un seul.

94 DR^; nÉAfiTioxs Pdi.myiEs. r.n.M'. vi.

être, la plus efficace, et quelquefois la seule, contre des actes d'op- pression individuelle,qui sont inséparables de tout gouvernement administré par des hommes. Mais cette considération redouble mon ressentiment contre ceux qui, par l'abus qu'ils font de cette ressource, tendent à la rendre odieuse et illusoire. , Lorsqu'on pense qu'il y a, chaque jour, trois à quatre cents écri- vains, inventant ou répétant des anecdotes calomnieuses contre tous les hommesdistingués, et même, pour peu qu'une passion par- ticulière les sollicitç ou les soudoie, contre les hommes les plus obscurs; portant la désolation dans les familles, violant le sanc- tuaire de la vie domestique, déchirant les plus douces affections, semant la dissension entre les époux, rendant les citoyens sus- pects à l'autorité sous laquelle ils vivent, l'autorité odieuse à ceux sur qui elle est établie, exerçant en un mot un genre de persécu- tion indéfinie et minutieuse, qui défie tous les ressentiments et élude toutes les lois, et commettant tous c'ês crimes pour la misé- rable rétribution journalière, qui sert à les dispenser de tout genre de travail honnête, et de toute occupation légitime, on éprouve par une injustice involontaire, contre l'institution même, qui est sujette à de pareils abus, un mélange de mépris et d'horreur; et l'on a besoin de se rappeler que ce n'est qu'en France et depuis la révolution, que certains journalistes se sont regardés comme une classe ennemie de toutes les autres classes, et affranchie de tous devoirs sociaux.

Il est cependant, je ne veux point le nier, plusieurs journaux qui méritent l'estime. Il en est dont les écarts ne sont pas sans excuse. Je ne parle ici que de ceux qui font de la calomnie une spéculation mercantile, et qui, renchérissant les uns sur les autres, la mettent pour ainsi dire au concours. J'en connais de tels dans tous les partis; je les ai tous en vue, et si je déteste davantage ceux qui attaquent la liberté, je ne méprise pas moins ceux qui la souil - lent en la défendant.

La puissance de ces journaux s'est élevée comme par magie, au milieu d'un écroulement universel. Elle donne de l'audace aux plus lâches et de la crainte aux plus courageux» L'innocence n'en garantit pas, le mépris ne peut la repousser. Destructive de toute estime et profanatrice de toute gloire, elle défigure le passé; elle devance l'avenir, pour le défigurer de même; et grâce à ses efforts

k

(iiiNTiNi ATiuN m mi;mi: -ijii. !».»

cl à SOS succès, après une révolution de sf|)l années, il ne rcsti' dans unenatioiide vinçit-cinq millions d'Iiomines, pas un nom sans taciie, pas une action (jui n'ait été calomniée, pas un souvenir pur, pas une vérité rassurante, pas un principe consolateur.

Ces journaux calomniateurs veulent établir leur magistrature sur un peuple vainqueur de toute la terre. Cette magistrature est le contraire du gouvernement des meilleurs. C'est le gouvernement des plus vénaux et des plus vils. L'on a vu des nations écrasées par la force, d'autres furent trompées par la superstition. Aucune so- ciété encore n'avait choisi pour guider des hommes qu'elle acca- blait elle-même de sa déconsidération. Ceux-ci ne fournissenl à la France, ni l'excusede l'illusion, ni celle de la terreur. Ce n'est ni du fond du sanctuaire, ni du haut du trône, qu'ils l'aveuglent et (|u'iJs l'asservissent. C'est du sein du mépris qu'ils la corronipontet (ju'ils la dégradent ! Ils sont réunis par le mensonge ; ils ont pour principe une ligue impie en faveur de tout ce qu'ils disent à l'envi de fau.x, d'injuste ou de calomnieux. Leur opprobre fait leur puissance ; ils étalent leur dégradation ', et vous les entendez, naïfs dans leur bassesse, se vanter de ce qu'à l'abri de cette égide, ils lancent impunément leurs traits empoisonnés, et déshonorent avec d'au- tant plus d'audace, que leur sauvegarde est le déshonneur.

La plupart de ces écrivains sont à cette époque de la vie, l'âme neuve encore, suit toutes les impulsions de la nature, et dont le partage est une noble imprudence, une généreuse indignation,

' Lorsqu'on accuse il f;iiit |irouver. Je demande pardon au lecteur de la preuve que je vais fournir. Elle est d'un genre si bas, que j'ai eu hciucouji de peine à me déterminer à la transcrire; mais elle m'a semblé trop remarquable pour être sup- primée. C'est un journaliste, de l'espèce de ceux dont je parle, car je ne puis trop établir la distinction ; c'est, dis-je, un journaliste lui-même qui va nous donner une idée de la dégradation à laquelle ces écrivains se résignent, et de la manière dont ils s'égayent sur leur infamie. (Extrait du Grondeur du 3 ventôse, an V ;

u Les journalistes ne devraient-ils pas bien prier Daunou, puisqu'il a des com- i) plaisances pour eux, de faire déterminer au moins les cas oii ils doivent recevoir » des souftlets, des coups de bâton, des étrivières, des croquignoles, des gourmades, » et toutes les autres petites corrections anodines qui sont du ressort de la police )) casuelle? Au moins on saurait à «{uoi s'en tenir, et l'on préparerait un jour ses » épaules... En un mot, on ne serait point exposé à l'arbitraire. Mais surtout qu'on » fixe le nombre et les quantités, car, voyez- vous, les nombres ne sont |tas à né- )) gliger dans ces sortes d'occasions. Je tiens aux nombres, et je veux absolument » qu'on détermine les nombres; car, si je me trouve dans le cas de vingt croqui- » gnôles, etc., etc. »

96 DES RÉACTIONS POLITIQUES. VAiM\ VI.

une fierté préservatrice, un désintéressement exalté, l'amour du vrai, la liaine du vice, toutes ces sensations presque physiques dans nos premières années, et qu'on voit avec tant de peine la vieillesse décomposer et flétrir ; et c'est à l'entrée de leur carrière qu'ils trafiquent volontairement d'opprobre, renoncent à leur propre estime, et dans leur monstrueuse alliance avec les sec- taires vieillis des préjugés vaincus, présentent, de toutes les réu- nions, la plus hideuse, la grossièreté brutale de la jeunesse, et la corruption ral'linée de l'âge avancé.

A leur voix, tout un peuple digne jadis de la liberté, descend dans la servitude. A leur voix se flétrissent nos espérances; la victoire devient inutile, les défenseurs de notre patrie tombent insultés ou méconnus. Tandis que la gloire est sur nos frontières, la calomnie empoisonne et dévaste nos foyers; et ce qui partout eût commandé la reconnaissance et l'enthousiasme, excite parmi nous rinsoieiice de l'ingratitude, l'espoir d'un doute coupable, ou le sourire du dédain K

On a souvent rappelé à B. Constant ces repro,ches véhéments adressés aux jour- nalistes du Directoire; on a i)rétL'ndu qu'il n'avait pas toujours été l'ami passionné de la liberté de la ])resse. Cette accusation n'est pas fondée. Nulle part l'auteur ne demande des mesures iiréventives, il ne veut que des lois énergiques qui frappent le calomniateur. Les vrais amis de la liberté de la jiresse sont ceux qui délestent le plus fortement les crimes et les délits commis en son nom. Tout le monde sans doute réprouve les abus de la presse; mais comme pour une certaine école, ces abus même servent d'argument an système préventif qu'elle défend, ils ne lui font pas ressentir comme aux partisans de la liberté, deux douleurs à la l'ois (E. L.)

('HAPITRE VII.

UK-i UKSSOIUCES nll KESTE.NT AUX A.MIS l>K I.A I.IHKUÏK ET DES I.rMIÈKES.

Dans ce clépérissementderopiniûii,dans cette dissolution appa- rente de tout esprit national, quel espoir peuvent conserver en- core les amis de la liberté et des lumières? Quels moyens ont-ils? Quels plans doivent-ils suivre ?

Leur cause n'est point perdue ; ils ne la trahiront point. Ils ne composeront avec aucun genre de réaction. Ils n'accepteront ni le despotisme, ni une royauté mitip,ée, qui cesserait bientôt de l'être, ni une république arbitraire, qui ne serait pas moins vexatoire que la royauté, ni l'avilissement réduit en dogme, ni une grossiè- reté féroce réduite en principe.

De leur constance et de leur succès dépend, et le salut de la république, et celui même de la tourbe imprudente qui les aban- donne ou les proscrit.

La royauté qui les immolerait, devenantbientôt toute-puissante, demanderait de nouvelles victimes. Les époques et les formes seraient oubliées ; l'on méconnaîtrait des modifications désor- mais inutiles. Avoir voulu tracer des limites à une puissance, qui, de sa nature, n'en reconnaît point, égalerait le crime d'avoir contribué à sa chute ou lutté contre son rétablissement.

Le système, que servent sans le savoir des hommes jadis pa- triotes, franchira toujours toutes les barrières. Il dévorera indis- tinctement tout ce qui ne lui fut pas dévoué jusqu'au fanatisme. Si II. 7

98 DES RÉACTIONS POLlTIOt'ES. CHAP. VII.

ce système affreax triomphait, la proscription serait sans terme et sans bornes MM. de Lafayette,dans les cachots ennemis, est encore

' (( Tous ceux qui prêtèrent le serment du Jeu de paume, sans exception, trahi- )) rent l'État, étaient coupables de lèse-majesté, et devraient être juj^ès comme » tels... Les noms de ceux qui se rendirent ainsi parjures, doivent être gravés, avec » le burin d'une vérité vengeresse, dans les annules de la monarchie qu'ils ont )) détruite 11 n'est point pour eux de repentir qui puisse les juslilier au tribunal » inexorable de l'histoire. L'in.scription de leurs noms sera et est dès aujourd'hui » leur arrêt. Ce ne sera pas à des Brissol, des Marat, des Manuel, que \n postérité )) demandera compte de tant d'horreurs et de cahimités, ce sera à ceux dont les noms » ont seuls figuré dans les premiers moments de la révolution... {Du rétablissement » de la Monarchie, p. 56 et 57.) Les constitutionnels virent dresser pour eux les » guillotines, qu'ils avaient imaginées, fabriquées, élevées jjour les royalistes : leur H sang impur coula sans honneur, il n'excita ni regret, ni pitié, et le baptême de )) l'échafaud ne put pas même laver leurs crimes... Ihid., p. 76 et 77.

» Ce n'est pas tout d'arracher les fruits de cet arbre planté par les constitution- 1) nels, et par eux arrosé de sang, il faut l'abattre, il faut couper jusqu'à la dernière » racine; et, bien loin de se semir de la moindre de ses branches, il faut fouiller )) tout autour avec l'aitenlion la plus scrupuleuse, et ne pas lui laisser la possibilité » d'un rejeton... S'il reste le moindre germe de cette race exécrée, le plus léger » souffle de la discorde ou du mécontentement ira le porter sur la plage infortunée » mille circonstances imprévues le développeront pour le malheur du genre )) humain. Après avoir reçu de toutes les puissances européennes le bienfait inappré- )) ciable de la destruction d'une secte impie, nous manquerions à la dette sacrée de )) la reconnaissance en gardant volontairement au milieu de nous un venin caché qui » pourrait les infecter... Ihid., p 89 et 90.

)) Quelle ressource, grand Dieu ! resterait-il donc à la France, si les atrocités des «jacobins devaient faire oublier ou pardonner les crimes des constitutionnels!... » Ihid., p. 160.

» Si la clémence est un plaisir, la justice est un devoir... Il est des atrocités dont )) le caractère, le n'ambre et les détails sont au-dissus du pardon... C'est la pociété » entière, c'est l'humanité même qui demande alois vengeance. Telles sont celles » qui ont ensanglanté la France sous le règne des conslilutiunnels. Qu'il est effrayant )) le nombre des scélérsts qui les ont servis!... Je suppose qu'il n'y en ait qu'un par » municipalité, et déjà j'en compte plus de quarante-quatre mille!... A ce ramas » d'administrateurs, ajoutez ces clubs, ces sociétés... Ajoutez les débris de la pre- )) mière assemblée, les successeurs qu'elle se choisit... Ibid., p. 164 et suiv. Si la )) nation assemblée exprimait le vœu de Restreindre l'autorité royale... elle voudrait )) sa perte... Elle serait encore en état de délire, et par cela même hors d'état de » vouloir. » Ihid., p. 189.

Je crois inutile de joindre à ces citations d'un ouvrage officiel des développements qui ne pourraient qu'nff.nblir ITmpression que ces citations seules doivent produire. Vous qui désirez la contre révolution, conti-mplez-la tout entière.

L'édition de 1819 ajoute : Quand on lit ce que certains hommes écrivaient en 1793, l'on est moins étonné de ce qu'ils ont fait ou approuvé en ISlô.

(Tous ces passages sont extraits textuellement d'un ouvrage publié à Londres, en septembre 1793, réimprimé à Liège en 1794, et intitulé : Du rétahlissement de la monarchie. L'auteur de ce pamphlet violent, oii la rancune de l'émigration va jusqu'au

DES RESSÛUKCES ijl I UESTKNT AIX AMIS DR I.A LIUERTK. i^9

l'objet de la haine de raristucratie implacable '. Des hommes en France, ô honte 1 applaudissent aux crimes d»^ l'étranger, à ces

délire, est M. Ferrant (v su|». t. I, p. '2~l)). Ministre de la première restauration,

fut, en 1814, un des plus dan^rereux amis de la royauté. (E. L.)]

* Je ne considère ici M. de Lafayetie que sous le rapport du malheur, et sous ce rapport, je saisis avec em|iressement l'occasion d'inspirer l'horreur pour les traite- ments alTreux dont il est victime. Les souverains ont si peu d'intérêt à de piireilles atrocités, que l'on ne peut s'empêcher de croire, quelquefois, que celles-ci sont igno- rées de celui qui, pour sa jiloire, devrait les faire cesser, et dans cet espoir, il faut multiplier toutes les chances de |iulilicité. Je ne suis pas assez vain pour su[)poser que cet ouvrage ajoute heaucoup à ces chances; mais quand un seid homme de plus en serait instruit, j'aurais du moins rempli mon devoir,.

(( Les eaux presi|ue stagnantes de la Morava engendrent d'épaisses vapeurs et Il altirent d'innoiiihrahles essaims d'insectes. Pour comble de maux, la hranche de I) eelle rivière (pii coule sous les fenêtres des prisonniers étant, par sa profondeur, )) faxorahle au transport des immondices de la ville, est devenue son principal égoul. n C'est à cette circonslance qu'on attribue le mauvais air qu'on respire à Olmulz. » L'hôpital militaire et celui de la ville sont les bâtiments les plus rapprochés de la » (irison.

» Les murailles extérieures ont six pieds d'épaisseur. Une forte cloison sépare les » deux chambres que Lafayette occufie avec sa famille.

)) Ses deux filles, à qui il n'est permis que de passer six heures par jour avec » leurs parents, habitent une de ces chambres, elles n'ont qu'un mauvais )) matelas.

n Latour-Maubourg et Puzy sont renferuiés dans deux autres cachots séparés, ils » reçoivent le jour par une ouverture de quatre pieds carrés, l'air peut à peine » parvenir.

» Chaque cachot est ouvert quatre fois par jour. Le prisonnier prend ses repas en » présence de Kofficier et du prévôt. .Vprès le dernier repas des prisonniers, à neuf )) heures, les lampes s'ont éteintes : il ont été [irivés de briquets et d'amadou, ce qui » leur avait été accordé à leur arrivée, en cas d'indisposition. Leur nourriture est )) dégoûtante. On leur donne seulement une cuiller d'élain. Au commencement de » leur détention, leur boisson était portée dans des bouteilles. A présent ils ne peu- » vent se servir que de vases de terre ou de bois, qui, après leur repas, sont placés » sur la fenêtre du corridor, ils sont exposés à la poussière, aux insectes, et ser- » vent aux soldats.

» Les trois prisonniers sont couverts de haillons, leurs habits n'ayant pas été re- )) nouvelés depuis quatre ans.

» Lorsque M""" de Lafayette et ses filles arrivèrent, la décence exigea que La- » fayette lut habillé. On lui donna une veste et un pantalon de serge grossière, en » lui disant que le drap était trop cher pour lui. Il n'avait point de souliers, une » de ses filles lui en lit une p.iire avec le drap d'un viel habit.

» L'habillement de Laioiir-Alaubourg consiste en une veste et un pantalon de nan- » quin, entièreitient déchirés, et qu'il porte depuis 1792.» Extrait des papiers alleniands, rapporté dans les journaux du 3 ventôse [an V].

Je ne veux point ici me faire auprès d'un parti, s'il existe, un mérite que je n'ai pas. M. de Lafayette m'est inconnu ; je ne suis lié avec aucun de ses amis, sa ren- trée in France me paraitrail d.uigereuse ; mais qu'y a-t-il de rommuii entre sa len-

iOO DES RÉACTIONS POI.ITIOMES^ CHAP. Vil.

crimes dirigés, non-seulement contre l'infortune, mais contre le dévouement d'une femme, contre la piété conjugale et filiale, contre tout ce qui attendrirait les monstres les plus sauvages. De lâches journaux comblent la mesure de leur opprobre, en justi- fiant une atrocité, sans exemple comme sans excuse, sans légalité comme sans pudeur. Bailly, Condorcet, Vergniaud, ombres véné- rables, noms immortels, sont insultés indifféremment par des écri- vains vendus autrefois à leurs bourreaux. 11 est des hommes dans l'âme desquels la pitié n'entre jamais. L'exil, les cachots, les écha- fauds, toutes les calamités des partis vaincus, ne font naître en eux qu'une joie féroce. En attendant l'orgueil du triomphe, ils ont l'exaltation de la cruauté. Ils déchirent des cadavres, ils fou- lent aux pieds des cendres, ils profanent des tombeaux.

Ces hommes attendent la chute des républicains pour s'élan- cer sur ceux mêmes qu'ils encouragent pendant la lutte. Dans leurs alliés d'aujourd'hui, ils marquent déjà leurs victimes de demain.

Ils ne déguisent point leurs ressentiments, tant ils comptent sur vos passions aveuglées, vous que traîne à leurs pieds un tardif et vain repentir.

Vous pardonneront-ils, généreux enthousiastes, qui, les pre- miers, avez donné le signal de la révolution qu'ils détestent, dont les noms sont attachés aux plus brillantes époques de l'affranchis- sement des Français, qui avez brisé vos propres privilèges, et dont le désintéressement ne leur paraît qu'un crime de plus ?

Vous pardonneront-ils, égoïstes ambitieux, à qui l'on n'a pas à reprocher des vertus, mais des fautes : qui avez mêlé vos vues par- ticulières aux grands intérêts de la nation, et dont les calculs per- sonnels ont détourné la révolution des sentiers de la morale?

Vous pardonneront-ils enfin, à vous, hommes vraiment coupa- bles, assassins convertis, proconsuls repentants? Qu'attendez-

trée et les tourments que l'Autriche lui fait éprouver ? Ces tourments sont horribles, ils ne sont appuyés sur aucune loi, justifiés par aucun droit, motivés par aucun in- térêt. Ils sont atroces sous tous les rapports.

[Au moment ou B. Constant écrivait cette page généreuse, le Directoire refusait de négocier pour la liberté de Lafayette. Il se souciait peu de voir ce nom fameux reparaître en France. On sait que ce fut Bonaparte, qui, au traité de Campo-Formio, exigea noblement la mise en liberté de ces prisonniers que l'Autriche retenait au mépris du droit des gens, car ils n'avaient jamais été ses ennemis. (E. L.)]

DES ItESSdLUGES QUI RESTENT MX AMIS DE LA I.IREUTK. 101

VOUS de leur indulgence? Quel traité peut être durable entre le crime qui abdique et la vengeance qui ressaisit le pouvoir?

Vous tous, qui pendant un jour, pendant une heure, avez espéré de la révolution, vous qui l'avez applaudie, ou secondée, ou souillée, constituants, législatifs, conventionnels, feuillants, jaco- bins, criminels d'acclamations ou coupables de silence, vous êtes frappés d'un égal anatlième. Votre sort à tous est décidé.

A vous, qui fûtes coupables : la vie sous la république ; elle vous l'a promise. Sous la royauté, la mort. A vous, qui ne fûtes qu'am- bitieux : le pardon sous la république ; elle vous le doit ; vous avez, malgré vos erreurs, servi la liberté. Sous la royauté, la mort. A vous, dont la conduite toujours pure n'irrite que la tyrannie: sous la république, gloire et reconnaissance toujours croissante. Sous la royauté, la mort.

C'est donc la France entière que défendent les républicains. Il appartient à eux seuls de la défendre. Seuls ils peuvent opérer le rétablissement de l'ordre : seuls ils rassurent cette classe ardente et mobile, à laquelle, en lui révélant le secret de ses droits, l'on n'a pu cacher le secret plus dangereux de ses forces. Us parlent seuls sa langue ; ils peuvent seuls la contenir, aujourd'hui qu'enfin il faut la convaincre au lieu de l'écraser, et lui inspirer la confiance au lieu de lui commander l'effroi.

Cependant une so^te de découragement s'est emparé d'eux. Ils sont muets au milieu des clameurs confuses de leurs ennemis.

De toutes parts se multiplient des pamphlets incendiaires ou per- fides. Ici l'on propose de violer la foi publi(|ue, de dépouiller de leur propriété ceux qui par leur confiance en la loyauté nationale ont soutenu l'État au milieu d'une guerre dévorante '. Plus loin

* J'invite les acquéreurs de biens nationaux à lire une brochure récemment pu- bliée, et qui a pour titre : Frappez, mais écoutez.

Voici le jugement qu'en ont porté les journaux : (( Cet ouvrage est fort en raj- )) sonnement et en principes, mais déplacé, impolitique et dangereux .- déplacé et )) impolitique, parce qu'il est plus propre à détruire la confiance qu'à la rétablir : et » dangereux parce qu'il renferme des vérités qu'il faudra longtemps encore tenir » cachées. » Le Grondeur, 17 ventôse |an V).

Cet ouvrage qui renferme des vérités que l'on ne doit cacher que. pour un temps encore, propose de dépouiller de leurs propriétés tous les acquéreurs de biens natio- naux, de quelque nature que soient ces biens. V. chap. x. Il indique un prétendu mode de remboursement absolument illusoire, et ne s'occupe en rien des intérêts des tiers acquéreurs. Mais l'auteur ne se borne pas à ces projets financiers subversifs

10? DES RÉACTIONS POLITIQUES CHAP . VII.

on veut flétrir le vainqueur de l'Italie, et calomnier cette armée à laquelle la république doit peut-être autant son existence intérieure que ses éclatants triomphes au dehors. Plus loin encore, un homme, incrédulelorsque les philosophes distribuaient la gloire, et flatteur delà Commune, lorsque la Commune assassinait, tente de relever d'une main débile une superstition expirante. Cet homme, sous le régime de la terreur, rédigeait dans un journal l'article littérature, il plaçait froidement, près des listes sanglantes des victimes de chaque jour, ses dissertations académiques ; il faisait des phrases à côté des échafauds. Déiste d'abord, par vanité, ensuite athée par peur, fanatique aujourd'hui par orgueil, et toujours bouffi d'un talent toujours médiocre, il se prétend saisi d'une indignation subite, trois ans après les crimes, et se pavane de son courage, trois ans après le danger '. Et les républicains gardent le silence !

< de toute justice; il appelle sur les acquéreurs toute la fureur nationale. Il les rend responsables de la guerre, de la disette, de toutes les calamités de la révolution. Il les traite de brigands, d'égorgeurs, d'enfants dénaturés, de citoyens parricides. Enfin cet ouvrage est pour les acquéreurs de biens nationaux, ce qu'est, pour tous les amis de la liberté, le Rétabiissement de la monarchie dont j'ai cité quelques morceaux dans une note précédente (sup. p. 98). L'on n'accusera pas du moins nos ennemis communs de déguiser leurs projets, et si nous souffrions qu'ils les exécu- tassent, ce ne-serait pas faute d'avertissement.

[B. Constant a beau dire : les premiers acquéreurs des biens confisqués par la république sur les proscrits et les victimes, n'ont servi ni la France, ni la liberté. Ils ont prouvé qu'en France un gouvernement hardi pouvait tout oser, et trouverait toujours des complices. Que de pareilles violences laissent des haines séculaires; qu on n'apaise pas des familles injustement ruinées par des phrases en faveur de la concorde, quand ce sont les spoliateurs qui régnent: c'est ce que B. Constant eût compris s'il eiit été moins jeune en 1797 ; il eût senti que son appel à l'union n'était pour des milliers de victimes qu'un outrage de plus; Il est bon que l'homme n'oublie pas en un jour, et que l'injustice d'une génération pèse sur ses héritiers. C'est la moralité de l'histoire; elle est le tableau de la justice, qui avance lentement, mais qui arrive toujours. (E. L.)]

' C'est le portrait de La Harpe, et un portrait peu flatté; plus tard, B. Constant, revenu à des idées plus calmes et plus justes, et comprenant enfin ce qu'il y a de sérieux et de profond dans le sentiment religieux, a écrit sur La Harpe la page sui- vante, noble réparation d'une ancienne injustice.

a Cette conversion fameuse, beaucoup de gens l'ont qualifiée d'hypocrisie. Je l'ai )) toujours regardée comme sincère (a). Le sentiment religieux est une faculté » inhérente à l'homme; il est absurde de prétendre que la faute et le mensonge » aient créé cette faculté. On ne met rien dans l'âme humaine que ce que la nature » y a mis. Les persécutions, les abus d'autorité en faveur de certains dogmes,

la) B. Constant oublie le portrait qu'il a fait en 1797.

DES RESSOL'UCES QUI HESTENT .M'X AMIS DE L.V I.IUIMITÉ. 103

Est-ce mépris pour de si misérables adversaires? l^ieu de ce qui se répète n'est à. mépriser : tout a son ttVet dans les réactions, et le défaut du talent, l'absence de la bonne foi, le ridicule de la versa- tilité, nesuflisent point pouralfaiblir les coups portés dans le sens de l'opiyion. Est-ce déférence pour la domination de la mode? Ah! pour apprendre à dédaigner l'idole, qu'ils contemplent les adorateurs! qu'ils voient cette race puérile, éphémère, eiféminée, bourdonnante, semblable aux ombres que nous peint Homère, privée de connaissance et d'idées, dénuée de jugement, de carac- tère, de passions même, et s'agitant d ins le vide, imitatrice im- puissante, mais infatigable des actions des hommes.

Multa... varianim monsln fi-ranim,

Tenues sine corpore viias Admoneat volitare, cava sub imagine formae.

11 est vrai, ces êtres dun jour, qui n'ont qu'une existence artifi- cielle, des mouvements copiés, des mots de ralliement, ces êtres travestis burlesquementen dispensateurs de la gloire, veulent res- susciter l'empire des salons, le tribunal de la moie, de cette puis- sance législatrice de la vanité, indestructible comme elle, et chérie de tout ce qui est nul, parce qu'en rassemblant elle paraît réunir, sert à la fois l'amour-propre et la peur, rassure le ridicule en le rendant général, et agrandit les pygmées, en rabaissant le reste du monde à leur diminutive stature. Mais que les amis de la liberté, que ceux des lumières se raniment ; qu'ils avancent vers ces légers fantômes : dès leurs premiers pas, ces fantômes se dissipeVont; qu'alors, sans s'arrêter à les poursuivre, il couvrent leur vain murmure de la voix forte et mâle de la vérité.

» peuvent nous faire illusion à nous-mêmes, et nous révolter contre ce que n<ii:s » éprouverions si on ne nous l'imposail pas; mais, dès que les causes extérieures » ont cessé, nous revenons à noire tendance primitive; quand il n'y a plus de cou- )) rage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or, la révolu- » tion ayant ôté ce mérite à l'incrédulité, les hommes que la vanité seule avait )) rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi. M. de La Harpe était de )) ce nombre; mais il garda son caractère intolérant, et cette disposition amère qui n lui faisait concevoir de nouvelles haines, sans abjurer les anciennes. Toutes ces » épines de la dévotion disparaissaient cependant auprès de M"* Récamier. » (Por- trait de M°>' Récamier par B. Constant, publié par M. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. VIII, p. 120.) (E. L.)

10 i DES RÉACTIONS POLITIQUES. fîHAP. VU.

Qu'ils rappellent des axiomes éternels, qu'ils foudroient les préjugés qu'on relève, qu'ils rectifient les principes que l'on dé- nature; qu'ils détendent avec un courage inébranlable, et sans redouter de calomnieuses interprétations, les hommes jadis exaltés dans leurs opinions, mais non souillés de crimes, dont on veut aujourd'hui, soit imprudence ou perfidie, faire une race à la fois proscrite et terrible, qui n'ait d'asile sur la terre que sous les dé- bris de l'ordre social; qu'ils les défendent, dis-je, en les contenant; qu'ils garantissent le gouvernement de la ressource enivrante et destructive de l'arbitraire ', et développent enfin la force répara- trice, qu'à l'insu peut-être de quelques-uns de ses défenseurs, renferme la constitution.

Pour établir plus solidement le règne des principes, qu'ils con- fondent d'abord ceux qui les exagèrent, ces ennemis adroits de la liberté, devenus tout à coup, de courtisans faciles des circons- tances, d'amis complaisants de l'arbitraire, des logiciens sévères, et des métaphysiciens rigoureux.

Qu'ils fassent ressortir leurs contradictions, en prouvant par les faits, qu'ils ont combattu de tous leurs moyens la doctrine même quils réclament, qu'ils sesontréfutés d'avance, qu'ils ont désigné comme des fauteurs de l'anarchie, comme des ennemis de l'ordre public, ceux qui tenaient jadis leur langage d'aujourd'hui, et que c'est dans leurs propres discours, dans leurs éloquentes haran- gues, dans leurs pathétiques déclamations, que l'on peut trouver leur condamnation la plus sévère.

Les mêmes hommes, qui maintenant invoquent la liberté illi- mitée de la presse, s'élevaient avec fureur contre cette liberté, lorsqu'ils n'avaient pas besoin qu'elle existât, ou, pour mieux dire, lorsqu'ils avaient besoin qu'elle n'existât pas. Alors il fallait pré- venir les maux, au lieu de les punir : alors les feuilles périodi- ques étaient un poison terrible, une liqueur enivrante, dont le gouvernement devait garantir le peuple.

Une réunion bizarre de circonstances les pousse aujourd'hui dans un sens contraire. La puissance et les préjugés étant pour le momenten opposition, leurs défenseurs ont besoin de la licence de

* Édit. de 1819. Je prie le lecteur de se rappeler que l'on a imprimé et que l'on imprimera peut-être encore que j'ai recommandé au Directoire l'usage de l'ar- bitraire. •

DES RESSOURCES QUI RESTENT AUX AMIS DK I.A I.IHEHTK. 105

la presse pour servir leur cause. Ils recourent h la raison ', faute d'avoir reconquis la force. En voulant nous faire rétrograder, ils sont réduits II mettre en usage et à déclarer sacrée la ressource même qui nous a poussés si loin malgré leurs efforts.

C'est un trait caractéristique des révolutions (piécette facilité et cette hardiesse des partis à jeter loin d'eux leurs raisonnements, et à saisir les arguments de leurs adversaires, comme on voyait, sur les bords du Scamandre, les héros grecs et phrygiens échanger leurs armes, et marcher ensuite à de nouveaux combats.

L'histoire d'Angleterre, à l'époque des guerres de Charles I", est remplie d'exemples semblables. « Ce fut un singulier spec- » tarie, dit Clarendon, que de voir les amis de la monarchie » affectant la rigueur des opinions républicaines, et ceux qui » étaient véritablement attachés à la république, défendant sou- ■» vent des mesures monarchiques. »

« Dans la dixième année de la république anglaise, dit Burnet, » plusieurs hommes du parti du roi, de ceux qu'on appelait cava- >' liers, se mêlèrent aux affaires publiques. Ils étaient tous alors » de zélés républicains, suivant les ordres que la cour leur faisait y> passer du dehors. Leur occupation était de s'opposer au gouver- » nement, d'entraver ses mesures, de l'affaiblir ainsi dans l'inté- » rieur, et àl'extérieur de l'avilir. Lorsque quelques personnes du X parti contraire s'étonnaient de ce grand changement, et leur de- )i mandaient comment tout d'un coup, de défenseurs obstinés de la >) prérogative royale, ils étaient devenus les patrons zélés, et les » avocats minutieux de la liberté la plus abstraite, ils répondaient, » qu'élevés à la cour, et lui ayant des obligations, ils s'étaient » trouvés jadis engagés par la reconnaissance ou l'habitude; mais » que la cour et la royauté n'existant plus, ils étaient revenus aux » principes communs à tous les hommes, et à l'amour de la » liberté. Par ce moyen, comme quelques républicains de bonne » foi y furent trompés, et se laissèrent aller k les soutenir, ils don- » nèrent beaucoup de force à la faction. Ces mêmes hommes, lors » de la restauration du roi, jetèrent le masque, et retournèrent à » leurs anciens principes de haute prérogative et de puissance » absolue. Ils dirent qu'ils étaient pour la liberté lorsque c'était

' Ëdil.de 1819. Ainsi, alor.s comme aujourd'inii, mon opinion était que, lorsqu'on réclamait la liberté de la presse, on avait raison.

106 DES RÉACTIONS POLITIQUES. C:i\P. Vil.

» un moyen d'embarrasser ceux qui n'avaient pas le droit de gou- » verner. mais que le gouvernement étant redevenu légitime, ils » étaient, autant que jamais, de fermes soutiens de l'autorité » royale, et des ennemis déclarés de la liberté '. »

Le même ensemble de circonstances ne se reproduisant pas, de pareilles comparaisons ne peuvent être parfaitement exactes; je déclare même que je suis loin de faire de ce passage une odieuse et injuste application à des hommes qui se sont opposés au gouver- nement avec une chaleur excessive, mais avec des intentions hon- nêtes. Cette chaleur était en eux l'effet de l'inexpérience, comme quelques-unes des mesures, qu'ils relevaient avec tant d'amertume, étaient l'effet de l'inexpérience inséparable d'un gouvernement tout neuf. Cette conformité de causes dans les erreurs ne devrait-elle pas conduire à un rappochement mutuel, à une mutuelle indul- gence? Tout ce que j'ai voulu prouver, c'est que l'exagération des principes, étant le moyen le plus infaillible de les rendre inappli- cables, sera toujours une des armes les plus dangereuses que puis- sent employer les partisans des préjugés.

J'entends proférer ici l'accusation de machiavélisme. Vous vou- lez, dira-t-on, faire toutpour les circonstances; après avoir si long- temps prétendu ne pas les compter.Vous abandonnez vos principes dès qu'ils ne servent plus à vos vues. Vous calomniez vos adver- saires lorsqu'ils raisonnent d'après les bases mêmes que vous les avez forcés d'admettre. C'est vous qui êtes inconséquent, versa- tile, insidieux; vous qui opposez les abstractions les plus rigou- reuses aux intérêts que vous voulez froisser, et qui faites des excep- tions sans nombre, en faveur de vos propres-intérêts.

Je suis loin de mériter ce reproche. Tout en repoussant ceux pour qui le raisonnement abstrait est une évolution, et la méta- physique un stratagème, personne n'est en garde, plus que moi, contre les sectateurs de l'excès contraire, contre ces panégyristes éternels des modifications, qui, cherchant toujours le milieu, restent toujours à moitié chemin, et ne croyant pas que l'ordre so- cial puisse être fondé sur des bases fixes, prennent le balancement pour de l'aplomb, et la fluctuation pour de l'équilibre.

Cette neutralité de l'esprit, entre l'en eut et la vérité, est d'au-

* l\u\nf:l, Ilisi'jnj of hn own liiiti'. Ëdirnb. i'ioi , l. I, |i. 99.

DES RESSOURCES QUI RESTENT AUX AMIS DE l..\ l.inERTÉ. 107

tant plus dangereuse, qu'elle se transforme en qualité aux yeux de ceux qui l'ont adoptée. Comme en pactisant avec tous les abus, ils ménagent tous les systèmes, et négocient avec tous les préjugés, ils se glorifient du nombre de t rai tés par liels qu'ils coud ueut, ou plu tôt qu'ils proposent, et ne sentent pas que ces traités incomplets et con- tradictoires sont des germes nouveaux de désordre. Il me semble voir un homme dont les mouvements sont entravés par une foule de frêles liens, et qui dit avec orgueil : « Un autre les briserait; moi je les respecte.» Oui ; mais un autre avancerait, vous n'avancez pas, et derrière vous roule la force des choses; elle approche, elle est imminente, elle vous presse, elle va vous heurter ; vous et vos con- sidérations serez écrasés.

Sans doute, il est un milieu entre les modifications qui entravent, et les exagérations qui égarent. Ce milieu, ce sont les principes, mais les principes dans toute leur force, dans tout leur ensemble, dans leur ordre naturel, dans leur enchaînement nécesaire, adoptés tous, réunis et classés, se prêtant ainsi un appui mutuel et pour- voyant à la fois à leur conservation générale et à leurs applications de détail.

CHAPITRE VIII.

DES PRINCIPES.

On a tant et si cruellement abusé du mot principes, que celui qui réclame pour eux respect et obéissance, est traité d'ordinaire de rêveur abstrait, de raisonneur chimérique. Toutes les factions ont les principes en haine : les unes les considèrent comme ayant amené les maux passés, les autres comme multfpliant les difficultés pré- sentes. Ceux qui ne peuvent reconstruire ce qui n'est plus, s'en prennent aux principes du renversement : ceux qui ne savent pas faire aller ce qui est, les accusent de leur impuissance : et la masse jnême, qui en sa qualité d'être composé, n'ayant aucun intérêt aux exceptions individuelles, en a untrès-pressantàcequeles principes généraux soient observés, les voyant en butte aux déclamations de tous les partis tour à tour, se prévient et se passionne contre une chose dont ils lui disent tous du mal, tandis que cette chose est la seule qui la garantisse contre eux tous.

La réhabilitation des principes serait une entreprise à la fois utile et satisfaisante : on sortirait, en s'y livrant, de cette sphère de cir- constances dans laquelle on se trouve perpétuellement froissé de tant de manières. On serait exempt de tout retour personnel vers les individus : au lieu d'avoir à relever des imprudences ou des faiblesses, on n'aurait à traiter qu'avec la pensée seule. On réu- nirait, à l'avantage de mieux approfondir les opinions, celui, non moins précieux, d'oublier les hommes.

DES I-IIINCII'KS. 109

Mais ce travail exigerait des développements que ne permettent pas les bornes d'un ouvrage, dont je hâte la publication , par un espoir, peut-être mal fondé, d'utilité. Dans la suite, si nul écrivain plus habile ne me tlevance dans cette carrière, j'essaierai peut-être d'exposer ce que je regarde comme les principes élémentaires de la liberté. Aujourd'hui, je ne puis (juinduiuer les idées fonda- mentales d'un système (jui se compose d'une longue chaîne de raisoimements, et je suisoLligé de m'en remettre au lecteur pour suppléer aux intermédiaires, s'il s'y intéresse assez pour cela.

Un principe est le résultat général d'un certain nombre de faits particuliers. Toutes les fois (juc l'ensemble de ces faits subitquel- ques changements, le principe qui en résultait se modifie : mais alors cette modilication elle-même devient principe.

Tout dans l'univers a donc ses principes; c'est-à-dire toutes les combinaisons, soit d'existences, soit d'événements, mènent à un résultat : et ce résultat est toujours pareil, toutes les fois que les combinaisons sont les mêmes. C'est ce résultat qu'on nomme prin- cipe.

Ce résultat n'est général que par rapport aux combinaisons des- quelles il résulte. Il n'est donc général que d'une manière relative et non d'une manière absolue. Cette distinction est d'une grande importance, et c'est faute de l'avoir faite que l'on a conçu tant d'idées erronées sur ce qui coitstituait un principe.

11 y a des principes universels, parce qu'il y a des données pre- mières, qui existent également dans toutes les combinaisons. Mais ce n'est pas à dire qu'à ces principes fondamentaux, il ne faille pas ajouter d'autres principes, résultant cLe chaque combi- naison particulière.

Lorsqu'on dit que les principes généraux sont inapplicables aux circonstances, l'on dit simplement que l'on n'a pas découvert le principe intermédiaire qu'exige la combinaison perticulière dont on s occupe. C'est avoir perdu l'un des anneaux de la chaîne, mais cela ne fait pas que la chaîne en existe moins.

Les principes secondaires sont tout aussi immuables que les principes premiers. Chaque interruption de la grande chaîne n'a pour la remplir qu'un seul anneau.

Ce qui fait qu'actuellement nous désespérons souvent des prin- cipes, c'est que nous ne les connaissons pas tous.

110 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. VIII.

Lorsque l'on dit qu'il y a telle circonstance qui force à dévier des principes, l'on ne s'entend pas. Chaque circonstance appelle seu- lement le principe qui lui est propre, car l'essence d'un principe n'est pas tant d'être général que d'être fixe; et cette qualité com- pose si bien son essence, que c'est en elle que réside toute son utilité.

Les principes ne sont donc point de vaines théories, uniquement destinées à être débattues dans les réduits obscurs des écoles. Ce sont des vérités qui se tiennent, et qui pénétreraient graduellement jusque dans les applications les plus circonstancielles, et jusque dans les plus petits détails de la vie sociale, si l'on savait suivre leur enseignement.

Lorsqu'on jette tout à coup , au milieu d'une association d'hom- mes, un principe premier, séparé de tous lesprincipesintermédiai- resqui le font descendre jusqu'à nous et l'approprient à notre si- tuation, l'on produit sans doute un grand désordre; car le principe arraché a tous ses entours, dénué de tous ses appuis, environné de choses qui lui sont contraires, détruit et bouleverse : mais ce n'est pas la faute du principe premier qui est adopté, c'est celle des prin- cipes intermédiaires qui sont inconnus : ce n'est pas son admis- sion, c'est leur ignorance, qui plonge tout dans le chaos.

Appliquons ces idées aux faits et aux institutions politiques, et nous verrons pourquoi les principes ont dû, jusqu'à présent, être décriés par des hommes adroits, et regardés par des hommes sim- ples comme des chosis abstraites, et inutiles. Nous verrons aussi pourquoi les préjugés, mis en opposition avec les principes, ont hériter de la faveur qu'on refusait aux premiers.

Naturellement les principes n'étant que le résultat des faits particuliers, par conséquent, dans l'association politique, étant le résultat de l'intérêt de "chacun, ou pour l'exprimer en moins de mots, l'intérêt commun de tous, auraient être chers à tous et à chacun ; mais sous les institutions qui existaient, et qui étaient le résultat de l'intérêt de quelques-uns, contre l'intérêt commun de tous, il ne pouvait maij(juer d'arriver ce que nous venons d'in- diquer. On ne pouvait lancer les principes qu'isolément, en lais- sant au harsard le soin de les conduire, et en s'en remettant à lui du bien ou du mal qu'ils devaient faire; il devait s'ensuivre, ce qui s'en est en effet suivi, que la première action des princi-

DKS PUI.N<'.II'I>. 1 f 1

pes étant destructive, une idée de destruction s'e?t attachée à eux.

Les préjugés, au contraire, ont eu ce grand avantage, (|u'élant la base des institutions, ils se sont trouvés adaptés à la vie com- mune par un usage habituel, ils ont enlacé étroitement toutes les partiesde notre existence : ils sont devenus quelque chose d'intime; ils ont pénétré dans toutes nos relations; et la nature humaine, qui s'arrange toujours de ce qui est, s'est bâti, des préjugés, un espèce d'abri, une sorte d'édifice social, plus ou moins imparfait, mais oirrant du moins un asik-. Ciiaque homme, remontant de la sorte de ses intérêts individuels aux préjugés généraux, s'est atta- ché à ceux-ci, comme aux conservateurs des autres.

Les principes, suivant une route précisément opposée, ont éprouver un sort ditl'ércnt. Les principes généraux sont arrivés les premiers, sans liaison directe avec nos intérêts , et en opposi- tion avec les préjugés qui protégaient ces intérêts. Il ont pris ainsi le double caractère d'étrangers et d'ennemis. On a vu en eux des choses générales et destructives, et dans les préjugés, des choses individuelles et préservatrices.

Lorsque nous aurons des institutions fondées sur les principes, l'idée de destruction s'attachera aux préjugés, car ce seront alors les préjugés qui attaqueront.

La doctrine des privilèges héréditaires, par exemple, est un préjugé abstrait, tout aussi abstrait que peut l'être la doctrine de l'égalité. Mais les privilèges, par cela seul qu'ils existaient, tenaient à un enchaînement d'institutions, d'habitudes, d'intérêts, qui des- cendait jusque dans l'individualité la plus intime de chaque homme. L'égalité, au contraire, par cela seul qu'elle n'était pas reconnue, ne tenait à rien, attaquait tout, et ne pénétrait jusqu'aux individus que pour bouleverser leur manière d'être. Rien de plus simple,^ après l'expérience du bouleversement, que la haine du principe et l'amour du préjugé.

Mais retournez cet état de choses, imaginez la doctrine de l'é- galité reconnue, organisée, formant le premier ainieau de la chaîne sociale, mêlée par C(mséquent à tous les intérêts, à tous k s calculs, à tous les arrangements de vie privée ou publique '. Supposez maintenant la doctrine des privilèges, jetée isolément, et comme

' Édition de 1819. C'est ce qui existe anjourd'liui en Fiance.

I r? DES RÉACTIOXS POLITIQUES. CHAP. VIU.

théorie générale, contre ce système : ce sera alors le préjugé qui sera le destructeur; le préservateur sera le principe.

Qu'on me permette encore un exemple. C'est un principe uni- versel, également vrai dans tous les temps et dans toutes les cir- constances, que nul homme ne peut être lié que par les lois aux- quelles il a concouru. Dans une société très-resserrée, ce principe peut être appliqué d'une manière immédiate, et n'a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une com- binaison différente, dans une société très-nombreuse, il faut joindre un nouveau principe, un principe intermédiaire, à celui que nous venons de citer. Ce principe intermédiaire, c'est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit par eux - mêmes, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l'intermé- diaire, la bouleverserait infailliblement : mais ce bouleversement, qui attesterait l'ignorance ou l'ineptie du législateur, ne prouverait rien contre le principe. L'État ne serait pas ébianlé, parce qu'on aurait reconnu que chacun de ses membres doit concourir à la for- mation des lois, mais parce qu'on aurait ignoré que dans l'excé- dant d'un nombre donné, il devait, pour y concourir, se faire représenter.

La morale est une science beaucoup plus approfondie que la politique, parce que le besoin de la morale étant plus de tous les jours, l'esprit des hommes a s'y consacrer davantage, et que sa direction n'était pas faussée par les intérêts personnels des dé- positaires, ou des usurpateurs du pouvoir. Aussi les principes intermédiaires de la morale étant mieux connus, ses principes abstraits ne sont pas décriés; la chaîne est mieux établie, et au- cun principe premier n'arrive avec l'hostilité et le caractère des- tructeur que l'isolement donne aux idées comme aux hommes.

Cependant il est hors de doute que les principes abstraits de la morale, s'ils étaient séparés de leurs principes intermédiaires, pro- duiraient autant de désordre dans les relationssociales des hommes que les principes abstraits de la politique, séparés de leurs princi- pes intermédiaires , doivent en produire dans leurs relations civiles.

Le principe moral, par exemple, que dire la vérité efst un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute so-

UKs i'Hiscipen. I i;<

ciélé iiii[ ussihie. Nous en avons la preuve dans les eonse(|uences très-directes qu'à tirées de ce premier principe un pliilosoplie alle- mand, qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime.

Ce n'est (|ue par des principes intermédiaires que ce principe premier a pu cire reçu sans inconvénient.

Mais, me dira-t-on, comment découvrir les principes intermé- diaires ([ui mancjuent '/ Ctunnient parvenir même à soup(,'()nnei" qu'ils existent ? Quels signes y u-l-il de l'existence de l'inconnu "/

Toutes les fois qu'un principe, démontré vrai, parait inappli- cable, c'est que nous ignorons le principe intermédiaire qui ((tn- tient le moyen d'application.

Pour découvrir ce dernier principe, il laut delinir le preniiei'. En le délinissant, en l'envisageant sous tous ses rapports, en par- courant toute sa circonférence, nous trouverons le lien (jui l'unit à un autre principe. Dans ce lien est, d'ordinaire, le moyen d'ap- plication. S'il n'y est pas, il faut délinir le nouveau principe au- quel nous aurons été conduits. Il nous mènera vers un troisième principe, et il est hors de doute que nous arriverons au moyen d'application en suivant la chaîne.

Je prends pour exemple le principe moral que je viens de citer, que dire la vérité est un devoir.

Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais si vous le rejetez, la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées.

Il faut donc chercher le moyen d'application, et pour cet ellet, il faut, comme nous venons de le dire, définir le principe.

Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. il n'y a pas de droits, il n'y a pas de devoirs.

Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui.

Voilà, ce me semble, le principe devenu applicable. En le dé- finissant, nous avons découvert le lien qui l'iuiissait à un autre principe, et la réunion de ces deux principes nous a fourni la solution de la difficulté qui nous arrêtait.

u. 8

Ill DKS RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. Vlll.

Observez quelle diiférence il y a entre cette manière de procé- der et celle de rejeter le principe. Dans l'exemple que nous avons choisi, l'homme qui, frappé des inconvénients du principe qui porte que dire la vérité est un devoir, au lieu de le définir, et de chercher son moyen d'application, se serait contenté de déclamer contre les abstractions, de dire qu'elles n'étaient pas faites pour le monde réel, aurait tout jeté dans l'arbitraire. Il aurait donné au système entier de la morale un ébranlement dont ce système se serait ressenti dans toutes ses branches. Au contraire, en définis- sant le principe, en découvrant son rapport aveo un autre, et dans ce rapport le moyen d'application, nous avons trouvé la modifica- tion précise du principe de la vérité, qui exclut tout arbitraire et toute incertitude.

C'est une idée peut-être neuve, mais qui me paraît infiniment importante, que tout principe renferme, soit en lui-même, soit dans son rapport avec un autre principe, son moyen d'application.

Un principe, reconnu vrai, ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. Il doit être décrit, défini, combiné avec tous les principes circonvoisins, jusqu'à ce qu'on ait trouvé le moyen de remédier à ses inconvénients, et de l'ap- pliquer comme il doit l'être.

La doctrine opposée est absurde dans son essence, et désas- treuse dans ses effets.

Elle est absurde, parce qu'elle prouve trop, et qu'en prouvant trop, elle se détruit elle-même. Dire que les principes abstraits ne sont que de vaines et inapplicables théories, c'est énoncer soi- même un principe abstrait, car cette opinion n'est pas un fait particulier, mais un résultat général. C'est donc énoncer un prin- cipe abstrait, contre les principes abstraits, et par cela seul, frapper de nullité son propre principe. C'est tomber dans l'extra- vagance de ces sophistes de la Grèce, qui doutaient de tout, et finissaient par n'oser pas même affirmer leur doute '.

' La même horreur de la théorie reparut sous l'empire ; Napoléon n'avait pas assez de dédain pour lesidéoiojjues, c'est-à-dire les gens qui se permettaient dérai- sonner, au lieu d'obéir sans réflexion. Après 1814, Benjamin Constant fut obligé de combattre ce même préjugé qu'on jetait alors à la tète des libéraux, qu'on nommait les métaphysiciens (v. Sup. 1. 1, p. 285). Le mépris de la théorie est une maladie politique très-connue; c'est une épidémie qui éclate chaque fois qu'un peuple a été

iik^ i'iu>t:iPisS.

11:

Uutri' ciîlk! absurdité, cette doetriiie esl désastreuse, parce qu'elle précipite inévitablement dans l'arbitraire le plus complet; car, s'il n'y a pas de principes, il n'y a rien de fixe ; il ne reste que des circonstances, et chacun est juge des circonstances. On marchera de circonstances en circonstances, sans ([ue les récla- mations puissent trouver même un point d'appui. tout est vacillant, aucun point d'appui n'est possible. Le juste, l'injuste, le légitime, l'illégitime, n'existeront plus ; car toutes ces choses ont pour bases les principes, et tombent avec eux. il restera les passions qui pousseront à l'arbitraire, la mauvaise foi qui abu- sera de l'arbitraire, l'esprit de résistance ([ui cherchera à s'em- parer de l'arbitraire, comme d'une arme, pour devenir oppres- seur à son tour ; en un mot, l'arbitraire, ce tyran aussi redoutable pour ceux qu'il sert que pour ceux qu'il trappe, l'arbitraire ré- gnera seul.

Examinons maintenant de près les conséquences de l'arbitraire, et comme nous avons prouvé que les principes bien définis, et suivis exactement, remédiaient par leur mutuel soutien à toutes lesdiflicultés, démontrons, s'il est possible, que l'arbitraire, qui ne peut être ni défini dans sa nature, ni suivi dans ses consé- quences, n'écarte jamais dans le t'ait aucun des inconvénients qu'il brise en apparence, et n'abat une des têtes de l'hydre que pour en laisser repousser plusieurs.

assez faible pour renoncer à la liberté. Les sages du jour ([ui ont besoin de couvrir l'arbitraire sous de belles paroles, ne niantiuent j iniais de parler de la tbéorie avec une ironie superbe; ce qui, disait s|iiritue!leinent Iloyer-Collard, est afficher « la » prétention excessivement orfiueilleuse de n'être pas obligé de savoir ce qu'on dit » quand on parle, et ce qu'on fait quand on agit. » On peut être sur que l'hoanme qui dédaigne les théories et les principes en politique suit néanmoins dans le fond du cœur une théorie très-certaine, celle qui enseigne à servir tous les pouvoirs et à faire fortune sous tous les régimes. C'est une vérité que l'expérience et la théorie confirment également, (.E. L.}

CHAPITRE IX,

DE l. ARBITHAIRK.

Avaut de combattre les partisans de l'arbitraire, il faut que je prouve que l'arbitraire a des partisans : car telle est sa nature que ceux même qu'il séduit par les facilités qu'il ofl're, sont effrayés de son nom, lorsqu'il est prononcé ; et cette inconséquence est plus souvent un malentendu qu'un artifice.

L'arbitraire, qui a des effets très-positifs, est pourtant une chose négative : c'est l'absence des règles, des limites, des déti- nitioDS, en un mot, l'absence de tout ce qui est précis.

Or, comme les règles, les limites, les définitions sont des choses incommodes et fatigantes, on peut fort bien vouloir secouer le joug, et tomber ainsi dans l'arbitraire, sans s'en douter.

Si je ne définissais donc pas l'arbitraire, je prouverais vaine- ment qu'il a les effets les plus funestes. Tout le monde en con- viendrait ; mais tout le monde protesterait contre l'application. Chacun dirait : L'arbitraire est sans doute infiniment dangereux ; mais quel rapport y a-t-il entre ses dangers et nous, qui ne vou- lons pas l'arbitraire 1

Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui rejettent les principes; car tout ce qui est déterminé, soit dans les faits, soit dans les idées, doit conduire à des principes : et l'arbitraire étant l'absence de tout ce qui est déterminé, tout ce qui n'est pas conforme aux principes est arbitraire.

Ceux-là sont partisans de l'arbitraire, qui disent qu'il y a uûe

DE i.'vnriTnMRK. 117

distance qu'on ne peut IVanchir entre la théorie cl la pratique; rnr tout ce qui peut ^tre précisé étant susceptible de théorie, fout re qui n'est pas susceptible de théorie est arbiti aire.

Ceux-lc^ enfin sont partisans de l'arbitraire, qui. prétendant, avec Burke, que des axiomes métaphysiquemeut vrais peuvent être politiquement faux, préfèrent h ces axiomes des considéra- tions, des préjugés, des souvenirs, des faiblesses, toutes choses vagues, indéfinissables, ondoyantes, rentrant par conséquent dans le domaine de l'arbitraire.

Ils sont donc nombreux, les partisans de cet arbitraire dont le nom seul est détesté : mais c'est que, précisément par le vague de sa nature, ou y entre sans s'en apercevoir ; on y reste, en croyant en être bien éloigné, comme le voyageur que le brouil- lard entoure, croit voir ce brouillard encore devant lui.

L'arbitraire, en fait de science, serait la perte de toute science; car la science, n'étant que le résultat de faits précis et fixes, il n'y aurait plus de «cience, il n'y aurait plus rien de fixe ni de précis. Mais comme les sciences n'ont aucun point de contact avec les intérêts personnels, on n'a jamais songé à y glisser l'arbitraire. Aucun calcul individuel, aucune vue particulièreneréclame contre les principes en géométrie.

L'arbitraire, en fait de morale, serait la perte de toute morale : caria moraleétant un assemblagede règles sur lesquelles les indi- vidus doivent pouvoir compter mutuellement dans leurs relations sociales, il n'y aurait plus de morale, il n'existerait plus de règles. Mais, comme la morale a un ])oint de contact perpétuel avec les intérêts de chacun, tous se sont constamment opposés, sans le savoir, et par instinct, à l'introduction de l'arbitraire dans la morale.'

Ce que l'absence des intérêts personnels produit dans les scien- ces, leur présence, au contraire, le produit dans la morale.

L'arbitraire, en institutions politiques, est de même la perte de toute institution politique ; car les institutions politicpies étant l'assemblage des règles sur lesquelles les individus doivent pou- voir compter dans leurs relations comme citoyens, il n'y a plus d'institutions politiques, ces règles n'existent pas.

Mais il n'en a pas été de la politique comme des sciences ou de la morale.

118 DES RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. IX.

La politique ayant beaucoup de points de contact avec les inté- rêts personnels, mais ces points de contact n'étant ni égaux, ni perpétuels, ni immédiats, elle n'a eu contre l'arbitraire, ni la sauvegarde de l'absence totale des intérêts, comme dans les sciences, ni la sauvegarde de leur présence égale et constante, comme dans la morale.

C'est donc spécialement dans la politique que l'arbitraire s'est réfugié; car je ne parle pas de la religion qui, n'étant ni une science, ni une relation sociale, ni une institution, sort absolument de la sphère de nos considérations actuelles.

L'arbitraire est incompatible avec l'existence d'un gouverne- ment, considéré sous le rapport de son institution : il est dange- reux pour l'existence d'un gouvernement, sous le rapport de son action : il ne donne aucune garantie à l'existence d'un gouverne- ment, sous le rapport de la sûreté des individus qui le composent.

Je vais prouver ces trois assertions successivement.

Les institutions politiques ne sont que des contrats. La nature des contrats est de poser des bornes fixes : or, l'arbitrare, étant précisément Topposé de ce qui constitue un contrat, sape par la base toute institution politique.

Jesaisbien queceux même qui, repoussant les principes comme incompatibles avec les institutions humaines, ouvrent un champ libre à l'arbitraire, voudraient le mitiger et le limiter ; mais cette espérance est absurde : car pour mitiger ou limiter l'arbitraire, il faudrait lui prescrire des bornes précises, et il cesserait d'être arbitraire.

Il doit de sa nature être partout, ou n'être nulle part. Il doit être partout, non de fait, mais de droit ; et nous verrons tout à l'heure ce que vaut cette différence. Il est destructeur de tout ce qu'il atteint, car il anéantit la garantie de tout ce qu'il atteint : or, sans la garantie, rien n'existe que de fait, et le fait n'est qu'un accident. Il n'y a d'existant en institution que ce qui existe de droit.

Il s'ensuit que toute institution qui veut s'établir sans garantie, c'est-à-dire par l'arbitraire, est une institution suicide, et que, si une seule partie de l'ordre social est livrée à l'arbitraire, la garan- tie de tout le reste s'anéantit. L'arbitraire est donc incompatible avec l'existence d'un gouver-

DE l'arbitraire. 1 19

nement, considéré sous le rapport de son institution. Ilest dange- reux ])0ur un gouvernement, considéré sous le rapport de son action : car, bien qu'en précipitant sa marche, il lui donne quel- quefois l'air de la l'orce, il ôte néanmoins toujours à son action la régularité et la durée.

En recourant à l'arbitraire, les gouvernements donnent les mêmes droits qu'ils prennent. Ils perdent par conséquent plus qu'ils ne gagnent : ils perdent tout.

En disant à un peuple : vos lois sont insuffisantes pour vous gou- verner, ils autorisent ce peuple à répondre : si nos lois sont insuf- fisantes, nous voulons d'autres lois; et à ces mots, toute l'autorité légitime d'un gouvernement tombe : il ne lui reste plus que la force; il n'est plus gouvernement. Car ce serait aussi croire trop à la duperie des hommes que leur dire : Vous avez consenti à vous imposer telle ou telle gène, pour vous assurer telle protec- tion. Nous vous ôtons cette protection, mais nous vous laissons cette gène. Vous supporterez d'un côté toutes les entraves de l'état social, et de l'autre vous serez exposés à tous les hasards de l'état sauvage.

Tel est le langage implicite d'un gouvernement qui a recours à l'arbitraire.

Un peuple et un gouvernement sont toujours en réciprocité de devoirs. Si la relation du gouvernement au peuple est dans la loi, dans la loi aussi sera la relation du peuple au gouvernement; mais si la relation du gouvernement au peuple est dans l'arbi- traire, la relation du peuple au gouvernement sera de même dans l'arbitraire.

Enfin l'arbitraire n'est d'aucun secours à un gouvernement, sous le rapport de la sûreté des individus qui le composent ; car l'arbitraire n'offre aux individus aucun asile.

Ce que vous faites par la loi contre vos ennemis, vos ennemis ne peuvent le faire contre vous par la loi, car la loi est là, précise et formelle: elle ne peut vous atteindre, vous, innocent. Mais ce que vous faites contre vos ennemis par l'arbitraire, vos ennemis pour- ront aussi le faire contre vous par l'arbitraire ; car l'arbitraire est vague et sans bornes : innocent ou coupable, il vous atteindra.

Lors de la conspiration de Babœuf, des hommes s'irritaient de l'observance et de la lenteur des formes. Si les conspirateurs

120 nKS RÉACTIONS POLITIQUES. CHAP. IX.

avaient triomphé, s'écriaient-ils, auraient-ils observé contre nous toutes ces formes? Et c'est précisément parce qu'ils ne les auraient pas observées que vous devez les observer : c'est ce qui vous distingue : c'est là, uniquement là, ce qui vous donne le droit de les punir; c'est ce qui fait d'eux des anarchistes, de vous des amis de l'ordre.

Lorsque les tyrans de la France, ayant voulu rétablir leur affreux empire le 1" prairial de l'an 111, eurent été terrassés et vaincus, ou créa, pour juger les conspirateurs, des commissions militaires, et les réclamations de quelques hommes scrupuleux et prévoyants ne furent pas écoutées. Ces commissions militaires enfantèrent les conseils militaires du 13 vendémiaire an IV. Ces conseils militaires produisirent les commissions militaires de fructidor de la même année; et ces dernières ont produit les tribunaux militaires du mois de ventôse an V.

Je ne discute point ici la légalité ni la compétence de ces dif- férents tribunaux. Je veux seulement prouver qu'ils s'autorisent et se perpétuent par l'exemple; et je voudrais qu'on sentît enfin qu'il n'y a, dans l'incalculable succession des circonstances, aucun individu assez priviligié, aucun parti revêtu d'une puissance assez durable, pour se croire à l'abri de sa propre doctrine, et ne pas redouter que l'application de sa théorie ne retombe tôt ou tard sur lui ».

Si l'on pouvait analyser froidement les temps épouvantables aux- quels le 9 thermidor a mis si tard un terme, on verrait que la ter- reur n'était que l'arbitraire poussé à l'extrême. Or, par la nature de l'arbitraire, on ne peut jamais être certain qu'il ne sera point poussé à l'extrême. Il est même indubitable qu'il s'y portera toutes les fois qu'il sera attaqué. Car une chose sans bornes, défendue par des moyens sans bornes, n'est pas susceptible de limitation. L'arbi- traire, combattant pour l'arbitraire, doit franchir toute barrière, écraser tout obstacle, produire, en un mot, ce qu'était la terreur.

L'époque désastreuse connue sous ce nom , nousotîre une preuve bien remarquable des assertions que l'on vient de lire.

* Principes de politique, ch. xix (Sup. t. I, p. 154 et suiv.), et la P^'ote sur les tribunaux extraordinaires (Sup. t. I,p. 325). B. Constant a eu toute sa vie l'hor- reur des commissions; sous tous les régimes, Directoire, Consulat, Restauration, il a défendu la justice et le droit commun. fE. L.)

DF, I. AnniTIlAIRR. l?l

Nous voyons combien larbitrairp rond un gouvernemtnl nul. sous le rapport de son institution ; car il n'y avait, malgré les oiïorts et le charlatanisme sophistique de ses féroces auteurs, aucune apparence d'institution (hins ce monstrueux gouvernement révo- lutionnaire, qui se prt^tait à tous les excès et à tous les crimes, qui n'oflVait aucune forme protectrice, aucune loi fixe, rien qui fut précis, déterminé, rien par conséquent qui pût garantir.

Nous voyons encore comment l'arbitraire se tourne contre un gouvernement, sous le rapport de son action. Le gouvernement révolutionnaire périt par l'arbitraire, parce qu'il avait régné par l'arbitraire. N'étant fondé sur aucune loi, il n'eut la sauvegarde d'aucune. La puissance irrrégulière et illimitée d'une assemblée unique et tumultueuse étant son seul principe d'action, lorsque ce principe réagit, rien ne put lui être opposé; et comme le gouver- nement révolutionnaire n'avait été qu'une suite de fureurs illégales et atroces, sa destruction fut l'ouvrage d'une juste et sainte fureur.

Nous voyons entin comment l'arbitraire, dans un gouverne- ment, donne à la sûreté individuelle de ceux qui gouvernent une garantie insuffisante. Les monstres qui avaient massacré sans jugement, ou par des jugements arbitraires, tombèrent sans juge- ment, ou par un jugement arbitraire. Ils avaient mis hors la loi, et ils furent mis hors la loi.

L'arbitraire n'est pas seulement funeste lorsqu'on s'en sert pour le crime. Employé contre le crime, il est encore dangereux. Cet instrument de désordre est un mauvais moyen de réparation.

La raison en est simple. Dans le temps même que quelque chose s'opère par l'arbitraire, on sent que l'arbitraire peut détruire son ouvrage, et que tout avantage qu'on doit a cette cause est un avan- tage illusoire; car il attaque ce qui est la base de tout avantage, la durée. L'idée d'illégalité, d'instabilité, accompagne nécessaire- ment tout ce qui se fait ainsi. L'on a la conscience d'une sorte de protestation tacite contre le bien, comme contre le mal, parce que l'un et l'autre paraissent frappés de nullité dans leur base.

Ce qui attache les hommes au bien qu'ils font, c'est l'espérance de le voir durer. Or, jamais ceux qui font le bien par l'arbitraire ne peuvent concevoir cette espérance; car l'arbitraire d'aujour- d'hui prépare la voie pour celui de demain, et ce dernier peut être en sens opposé de l'autre.

1?'^^ DES RÉACTIONS POLITIQUES. CllAP. IX.

Il en résulte un nouvel inconvénient, c'est qu'on cherche à remé- dier à l'incertitude par la violence. On s'efforce d'aller si loin qu'il ne soit plus possible de rétrograder. On veut se convaincre soi- même de l'effet que l'on produit ; on outre son action pour la rendre stable. On ne croit jamais en avoir assez fait pour ôter à son ouvrage la tache ineffaçable de son origine. On cherche dans l'exagération présente une garantie de durée à venir; et faute de pouvoir placer les fondements de son édifice à une juste profon- deur, on bouleverse le terrain et l'on creuse des abîmes.

Ainsi naissent et se succèdent, dans les révolutions, les crimes; dans les réactions, les excès; et ils ne s'arrêtent que lorsque l'ar- bitraire finit.

Mais celte époque est difficile à atteindre. Rien n'est plus com- mun que de changer d'arbitraire : rien n'est plus rare que de passer de l'arbitraire à la loi.

Les hommes de bien s'en flattent, et cette erreur n'est pas sans danger. Ils pensent qu'il est toujours temps de rendre légaux les effets de l'arbitraire. Ils se proposent de ne faire usage de cette ressource que pour aplanir tous les obstacles, et après avoir détruit par son secours, c'est à l'aide de la loi qu'ils veulent réédifier.

Mais pendant qu'ils emploient ainsi l'arbitraire, ils en prennent l'habitude, ils la donnent à leurs agents ; ceux qui en profitent la contractent; et comme rien n'est pluscommode, plus aplanissant, cette habitude se perpétue bien au delà de l'époque l'on s'était prescrit de la déposer, et la loi se trouve indéfiniment ajournée.

J'ai déjà exposé ce système dans un ouvrage, l'on a démêlé, dit-on, beaucoup de machiavélisme '. J'aurais cru néanmoins que rien n'était plus contraire au machiavélisme que le besoin de principes positifs, de lois claires et précises : en un mot, d'insti- tutions tellement fixes, qu'elles ne laissent à la tyrannie aucune entrée, à l'envahissement aucun prétexte.

Le caractère du machiavélisme, c'est de préférer à tout l'arbi-

' C'est le pamphlet publié en 179(5, et intitulé : De la force du gouvernement actuel de la France, et de la nécessité de s'y rallier. C'ttl la première ébauche du traité Des Réactions; ce sont les mêmes idées, exposées par un jeune homme qui débute et qui n'est pas sûr de lui. Nous avons jugé inutile de réim- primer ce pamphlet qui s'occupe des hommes plus que des principes. 11 est moins curieux par ce qu'il contient, que parce qu'il est le premier écrit politique de l'au- teur. (E. L.)

DE L ARBITRAIRE. 1 ?3

traire. L'arbitraire sert mieux tous les abus du pouvoir qu'aucune institution fixe, quelque défectueuse qu'elle puisse être. Aussi les amis de la liberté doivent préférer les lois défectueuses aux lois qui prêtent à l'arbitraire, parce qu'il est possible de conserver de la liberté sous les lois délectueuses, et que l'arbitraire rend toute liberté impossible.

L'arbitraire est donc le grand ennemi de toute liberté, le vice corrupteur de toute institution, le germe de mort qu'on ne peut ni modifier, ni niiliger, mais qu'il faut détruire.

Si l'on ne pouvait imaginer une institution sans arbitraire, ou qu'après l'avoir imaginée, on ne pût la faire marcber sans arbi- traire, il faudrait renoncer à toute institution, repousser toute pensée, s'abandonner au basard, et, selon ses forces, aspirer à la tyrannie, ou s'y résigner.

Mais, en se pénétrant bien d'une salutaire horreur pour l'arbi- traire, il faut se garder aussi de prendre pour de l'arbitraire ce qui n'en est pas. Je vois des hommes bien intentionnés commettre cette méprise, et en conclure la nécessité de l'arbitraire.

Ils confondent avec l'arbitraire toute latitude accordée à l'action du gouvernement, lors même que cette latitude est déterminée, et ils tombent alternativement dans deux excès opposés.

Tantôt ils ôtent toute latitude : la machine s'arrête faute d'es- pace ; alors ils se rejettent dans l'autre extrême ; ils accordent une latitude indéfinie, et la machine se disjoint, faute de liens qui retiennent les parties ensemble.

Trois constitutions ont été données à la France ' , et l'on ne paraît pas encore s'être fait une idée bien nette de ce qu'est une constitu- tion, et du genre de respect que l'on doit à une constitution.

Il en résulte qu'on ignore les ressources immenses qu'offrent les institutions libres en faveur de la liberté, et que, méconnais- sant les moyens nombreux que la loi fournit, on cherche à les remplacer par le plus illusoire et le plus dangereux de tous les moyens, l'arbitraire.

Une constitution est la garantie de la liberté d'un peuple; par con- séquent, tout ce qui tient à la liberté est constitutionnel, et, par

' La constitution de 1791, faite par l'Assemblée constituante, et abrogée après le 10 août 1792; la constitution de 1793, faite parla Convention, mais restée sans exécution, et enfin la constitution de l'an 111 ou de 1795. (E. L.)

124 DES RÉ\r,TIONS POLITIQUE?. (TIAP. IX

conséquent aussi, rien n'est constitutionnel de ce qui n'y tient pas.

Étendre une constitution à tout, c'est faire de tout des dangers pour elle, c'est créer des écueils pour l'en enlourer.

Il y a de grandes bases, auxquelles toutes les autorités natio- nales ne peuvent toucher. Mais la réunion de ces autorités peut faire tout ce qui n'est pas contraire à ces bases.

Parmi nous, par exemple, ces bases sont une représentation nationale en deux sections, point d'unité, point d'hérédité ', l'in- dépendance des tribunaux, l'inviolable maintien des propriétés que la constitution a garanties, l'assurance de n'être pas détenu arbitrairement, de n'être point distrait de ses juges naturels, de n'être point frappé par des lois rétroactives, et quelques autres principes en très-petit nombre.

Gela seul est coitstitutionnel : les moyens d'exécution sont lé- gislatifs.

Dans toutes les mesures de détail, dans toutes les lois d'admi- nistration, une chose seulement est constitutionnelle : c'est que ces mesures soient prises, et ces lois faites d'après les formes que la constitution prescrit.

Quand on dit : La constitution! l'on a raison. Toute la constitu- tion ! l'on a raison encore ; mais lorsqu'on ajoute : Rien que la constitution! l'on ajoute une ineptie. La constitution, toute la cons- titution, et tout ce qui est nécessaire pour faire marcher la constitu- tion, cela seul est sensé.

Avec ces principes, le gouvernement, j'entends par ce mot, les dépositaires réunis des autorités executive et législative, le gou- vernement n'a aucun besoin d'arbitraire. Sans ces principes, il sera forcé d'y recourir sans cesse.

Si vous lui imposez d'autres devoirs que de rester fidèle aux bases constitutionnelles, et de faire en conformité avec ces bases, et d'après les formes prescrites, des lois égales pour tous, et des lois fixes, vous lui imposez des devoirs qu'il ne peut rem- plir.

Gardez-vous d'instituer une constitution tellement étroite qu'elle entrave tous les mouvements que nécessitent les circonstances.

' C'est-à-dire, dans le langage de l'auteur et du temps : point de royauté, point de noblesse. (E. L.)

DE L AIIIIITMAIUL 1 v.i

Il laul qu'elle les circonscrive et non qu'elle les jiôiie ; qu'elle leur trace des bornes et non qu'elle les comprime'.

Par vous écarterez l'arbitraire, que les ambitieux ne deman- dent pas mieux que d'invoquer au premier prétexte, comme un remède indispensable. Vous préviendrez les révolutions, qui ne sont que l'arbitraire employé à détruire ; vous mettrez un terme aux réactions, qui ne sont que l'arbitraire employé à rétablir.

Ce qui, sans l'arbitraire, serait une réforme, par lui devient une révolution, c'est-à-dire un bouleversement. Ce qui, sans l'arbi- traire, serait une réparation, par lui devient un réaction, c'est-à- dire une vengeance et une fureur.

' Benjamin Constant est revenu \)\us, dune l'ois sur cette idée si juste et si mal comprise qu'une constitution a une sphère déterminée, et n'embrasse qu'un cliamp limité. (V. Sup. t. 1, av. -propos, p. m, et p. 265 et suiv.) (E. L.)

CHAPITRE X.

RÉCAPITULATION.

J'avais, dans cet ouvrage, un triple but à atteindre. Je voulais mettre en garde contre les réactions ; je voulais prémunir contre l'arbitraire ; je voulais enfin rattacher aux principes. Si je suis parvenu seulement à produire un de ces effets, tel est le salu- taire enchaînement de toutes les vérités, que mon triple but se trouve atteint.

Si les réactions sont une chose terrible et funeste, évitez l'arbi- traire, car il traîne nécessairement les réactions à sa suite ; si l'arbitraire est un fléau destructeur, évitez les réactions, car elles assurent l'empire de l'arbitraire ; enfin, si vous voulez vous ga- rantir à la fois et des réactoins et de l'arbitraire, ralliez-vous aux principes, qui seuls peuvent vous en préserver.

Le système des principes offre seul un repos durable. Seul il présente aux agitations politiques un inexpugnable rempart.

Partout éclate la démonstration, les passions n'ont plus de prise. Elles abandonnent la certitude pour reporter leur violence sur quelque objet encore contesté.

L'esclavage, la féodalité, ne sont plus parmi nous des germes de guerre. La superstition, sous son rapport religieux, est presque partout réduite à la défensive.

Si les privilèges héréditaires nous divisent encore, c'est que les principes qui les excluent ne sont pas revêtus de toute l'évidence qui leur est propre. Dans un siècle on en parlera, comme nous

nKi:»f'ITl l.\ I lus I \'l

parlons de l'esclavage. Une question de plus aura été eidevée aux passions tumultueuses. En raison de ce que les principes s'établis- sent, les fureurs s'apaisent; lorsqu'ils ont triomphé, la paix règne.

Ainsi nous voyons les passions battre en retraite, furieuses, sanguinaires, féroces; victorieuses souvent contre les individus, mais toujours vaincues par les vérités. Elles reculent en frémissant devant chaque nouvelle barrière (|ue pose devant elle ce système progressif et régulier dont le complément graduel est la volonté suprême de la nature, l'effet inévitable de la force des choses, et l'espoir consolant des amis de la liberté '.

Ce système, accéléré dans ses développements par les révolu- tions, diffère des révolutions mêmes, comme la paix diffère de la guerre, comme le triomphe diffère du combat.

Des calculs politiques, rapprochés des sciences exactes par leur précision, des bases inébranlables pour les institutions générales, une garantie positive pour les droits individuels, la sûreté pour ce qu'on possède, une route certaine vers ce qu'on veut acquérir, une indépendance complète des hommes, une obéissance impli- cite aux lois, l'émulation de tous les talents, de toutes les qualités personnelles, l'abolition de ces pouvoirs abusifs, de ces distinc- tions chimériques, qui, n'ayant leur source ni dans la volonté ni dansTintérètcommun, réfléchissent sur leurs possesseurs l'odieux de l'usurpation, l'harmonie dans l'ensemble, la fixité dans les détails, une théorie lumineuse, une pratique préservatrice : tels sont les caractères du système des principes.

Il est la réunion du bonheur public et particulier. Il ouvre la carrière du génie, comme il défend la propriété du pauvre. Il ap- partient aux siècles, et les convulsions du moment ne peuvent rien contre lui. En lui résistant, on peut sans doute causer encore des secousses désastreuses. Mais depuis que l'esprit de l'homme marche en avant, et que l'imprimerie enregistre ses progrès, il n'est plus d'invasion de barbares, plus de coalition d'oppresseurs, plus d'évocation de préjugés, qui puissent le faire rétrograder. Il

» C'est le système de la perfectibilité que défend ici B. Constant. C'est à lui et à M"" de Staël qu'on doit le triomphe de cette théorie en litléraiure, en religion et en politique. Il y est souvent revenu, sentant bien que la liberté, qui n'est qu'un moyen, serait une force inutile si elle n'élevait l'homme vers une perfection indé- linie. (E. L.)

128 DES RÉACTIONS POLITIQUES. (iHAP. X.

faut que les lumières s'étendent, que l'espèce humaine s'égalise et s'élève, et que chacune de ces générations successives que la mort engloutit, laisse du moins après elle une trace brillante qui marque la route de la vérité.

DE 'i;i:siMiiT

DE CONQUETE

ET

DE L'USURPATION

DANS LKUnS RAPPORTS AVEC LA CIVILISATIUIS EUROPÉLNNE

PAR

BENJAMIN DE CONSTANT-REBECQUE

MFMlîlir. Dl TIUI'.INAT, tLIMINK KN 1802, COIIRESPONDANT' DE LA S(X;il';TÊ lîOYALE DES SCIENCES Dli COETTINCtE.

QUATRIÈME ÉniTKlN revue ul auKmentéf.

PARIS Ihîlb

AVERTISSEMENT

POUR LA QUATRIEME EDITION.

Des hommeS;, dont Topinion est pour moi d'une grande autorité^ m'ont paru s'être mépris sur quelques-unes de mes assertions. En conséquence;, j'ai ajouté à la fin de cette édition, des développements, que la crainte de ne pas ob- tenir une attention suivie, au milieu du bouleversement de toute l'Europe, m'avait précédemment engagé à sup- primer '.

' Cet avertissement explique pourquoi nous donnons le texte de la quatriènae édition. Celte édition est, en effet, la seule complète, et, chose singulière, ce n'est pas celle qu'on a reproduite dans les réimpressions que nous connaissons, (E. L.)

PREFACE

DE LA PREMIERE EDITION.

L'ouvrage actuel tait partie dun Traité de politique terminé depuis longtemps. L'état de la France et celui de l'Europe semblaient le condamnera ne jamais paraître. Le continent n'était qu'un vaste cachot, privé de toute commu- nication avec cette noble Angleterre, asile généreux de la pensée, illustre refuge de la dignité de l'espèce humaine. Tout à coup, des deux extrémités de la terre, deux grands peuples sont répondus, et les flammes de Moscou ont été Faurore de la liberté du monde. Il est permis d'espérer que la France ne sera pas exceptée de la délivrance univer- selle : la France, qu'estiment les nations qui la combattent : la France, dont la volonté suffit pour obtenir et donner la paix. Le moment est donc revenu chacun peut se flatter d'être utile, suivant ses lumières et ses forces.

L'auteur de cet ouvrage apensé, qu'ayant été jadis l'un des mandataires d'un peuple qu'on a réduit au silence, et

132 PRÉFACE DE I-A PREMIÈRE ÉDITION.

n'ayant cessé de l'être qu'illégalement, sa voix, de quelque peu d'importance qu'elle fût d'ailleurs, aurait l'avantage de rompre cette unanimité prétendue qui fait l'étonnement et le blâme de l'Europe, et qui n'est que l'effet de la terreur des Français. Il ose affirmer, avec une conviction profonde, qu'il n'y a pas dans ce livre une ligne que la presque tota- lité de la France, si elle était libre, ne s'empressât de signer.

Il a, du reste, reti'anché toutes les discussions de pure théorie, pour extraire seulement ce qui lui a paru d'un intérêt immédiat. D aurait pu accroître cet intérêt par des personnalités plus directes ; mais il a voulu conserver* avec scrupule ce qu'un profond sentiment lui avait dicté, quand la terre était sous le joug. Il a éprouvé de la répugnance à se montrer plus amer, ou plus hardi contre l'adversité méritée, que contre la prospérité coupable. Si les calamités publiques laissaient à son âme la faculté de s'ouvrir à des considérations personnelles, il lui serait doux de penser que lorsqu'on a voulu travailler sans contradicteurs à l'as- servissement général, on a trouvé nécessaire d'étouffer sa voix.

Hanovre, ce 31 décembre 1813.

PREFACE

DE LA T R U 1 S 1 K M E K D I T 1 0 N .

Cet ouvrage a été écrit eu Allemagne au mois de novem- bre 1813, et publié au mois de janvier; il a été réimprimé en Angleterre au commencement de mars. L'édition ac- tuelle n'a subi que peu de changements : non que je n'aie senti qu'il y avait beaucoup à pertéctionner; mais un ou- vrage de circonstance doit, le plus qu'il est possible, de- meurer tel qu'il a paru dans la circonstance.

Il n y aura d'ailleurs, je le crois, aucun lecteur qui ne sente que, si j'avais composé cet ouvrage en France, ou dans le moment actuel, je me serais exprimé différemment sur plus d'un objet. A l'horreur que m'inspirait le gouver- nement de Buonaparte se joignait, j'en conviens, une cer- taine impatience contre la nation qui portait son joug. Je savais mieux qu'un autre combien ce joug était odieux à cette nation ; je souffrais de lui voir profaner le courage, et verser son sang pour se maintenir dans la servitude ; je souffrais plus encore de ce que les hommages qu'elle prodi-

134 ' PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION.

guait à son tyran paraissaient aux étrangers une preuve qu elle méritait son sort ; je m'irritais de ce qu'elle agissait de la sorte, en opposition, non-seulement avec son intérêt, mais avec sa nature et avec cette délicatesse et ce senti- ment exquis d'honneur et de convenance qui la distinguent *si éminemment; je trouvais qu'elle se calomniait elle- même, et il était inutile de la justifier. Quand nous l'es- sayions, tristes réfugiés sur la terre étrangère, un article du Moniteur venait foudi'oyer nos impuissantes explica- tions : il faut avoir éprouvé cette souffrance pour la conce- voir, et alors on pardonnera facilement quelques expres- sions d'amertume, échappées à une douleur qui était d'autant plus vive qu'on était plus jaloux de l'honneur du nom français.

Paris, ce ^2 avril 1814.

DE L'ESPRIT

DE CONQUÊTE

ET

DE L'USURPATION

DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA CIVILISATION EUROPÉENNE.

-o- 'WAnAATiilnAaiv' -o-

Je nie propose d'examiner deux fléaux, dans leurs rapports avec l'état présent de l'espèce humaine, et la civilisation actuelle. L'un est l'esprit de conquête, l'autre l'usurpation.

Il y a des choses qui sont possibles à telle époque, et qui ne le sort plus à telle autre. Cette vérité, souvent méconnue, ne l'est jamais sans danger •.

Lorsque les hommes qui disposent des destinées de la terre se trompent sûr ce qui est possible, c'est un grand mal. L'expérience, alors, loin de les servir, leur nuit et les égare. Ils lisent l'histoire, ils voient ce que l'on a fait précédemment, ils n'examinent point si cela peut se faire encore ; ils prennent en main des leviers brisés; leur obstination, ou, si l'on veut, leur génie, procure à leurs efforts un succès éphémère ; mais comme ils sont en lutte avec les dispo- sitions, les intérêts, toute l'existence morale de leurs contempo-

' Édition de 1814. Cette vérité semble triviale; elle est néanmoins souvent mé- connue, elle ne l'est jamais sans danger.

136 DE l'esprit de conquête ET DE l/uSURPATlON.

raiiis, ces forces de résistance réagissent contre eux ; et au bout d'un certain temps, bien long pour leurs victimes, très-court quand on le considère historiquement, il ne reste de leurs entre- prises que les crimes qu'ils ont commis et les souffrances qu'ils ont causées.

La durée de toute puissance dépend de la proportion qui existe entre son esprit et son époque. Chaque siècle attend en quelque sorte, un homme qui lui serve de représentant. ^Quand ce repré- sentant se montre, ou paraît se montrer, toutes les forces du mo- ment se groupent autour de lui ; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible ; s'il dévie, le succès devient dou- teux; et s'il persiste dans une fausse route, l'assentiment qui cons- tituait son pouvoir l'abandonne, et le pouvoir s'écroule. Malheur donc à ceux qui, se croyant invincibles, jettent le gant à l'espèce humaine, et prétendent opérer par elle (car ils n'ont pas d'autre instrument) , des bouleversements qu'elle désap- prouve, et des miracles qu'elle ne veut pas.

PREMIERE PARTIE.

DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE.

CHAPITKE I.

DES VERTUS COMPATiULES AVEC LA GUEHKE, A CERTAINES ÉPOQUES

DE l'État social.

Plusieurs écrivains, entraînés par l'amour de riiiimanité dans de louables exagérations, n'ont envisage la guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnais volontiers ses avantages.

Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. A de cer- taines épo([ues de l'espèce humaine, elle est dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses plus grandes facultés. Elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissances. Elle le forme à la grandeur d'âme, à l'adresse, au sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra pas toutes les lâchetés et bientôt tous les crimes. La guerre lui enseigne des dévouements héroïques, et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l'unit de liens plus étroits, d'une part à sa patrie, et de l'autre, à ses com- pagnons d'armes. Elle fait succéder à de nobles entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une

/ 138 DE l'esprit de conquête et de l usurpation.

condition indispensable, c'est qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'esprit national des peuples.

Car je ne parle point ici d'une nation attaquée, et qui défend son indépendance. Nul doute que cette nation ne puisse réunir à l'ar- deur guerrière les plus hautes vertus: ou plutôt cette ardeur guer- rière est elle-même de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s'agit pas alors de la guerre proprement dite, il s'agit de la dé- fense légitime, c'est-à-dire du patriotisme, de l'amour de la jus- tice, de toutes les affections nobles et sacrées.

Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses foyers, est porté par sa situation ou son caractère national h des expéditions belliqueuses et à des conquêtes, peut encore allier à l'esprit guer- rier la simplicité des mœurs, le dédain pour le luxe, la générosité, la loyauté, la fidélité aux engagements, le respect pour l'ennemi courageux, la pitié même, et les ménagements pour l'ennemi sub- jugué. Nous voyons dans l'Histoire ancienne et dans les Annales du moyen âge, ces qualités briller chez plusieurs nations dont la guerre faisait l'occupation presque habituelle.

Mais la situation présente des peuples européens permet-elle d'espérer cet amalgame? L'amour de la guerre est-il dans leur caractère national? RésuUe-t-il de leurs circonstances?

Si ces deux questions doivent se résoudre négativement, il s'en- suivra que, pour porter de nos jours les nations à la guerre et aux conquêtes, il faudra bouleverser leur situation, ce qui ne se fait jamais sans leur infliger beaucoup de malheurs, et dénaturer leur caractère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup de vices.

CIIAITIUE II.

DU CAR.VCTKUE DES NATIONS MODERNES lUaATIVE.MEiNT A LA tJUEURE.

Los peuples j^ucrriers de l'antiquité devaient pour la plupart à leur situation leur esprit belliqueux. Divisés en petites peuplades, ils se disputaient à main armée un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattaient ou se me- naçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient néanmoins déposer le glaive sous peine d'être con- quis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur exis- tence entière au prix de la guerre.

Le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l'opposé du monde ancien.

Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, enneraie-née des autres familles, une masse d'hommes existe main- tenant, sous différents noms et sous divers modes d'organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien à craindre des hordes encore barbares. Elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uni- forme est vers la paix. La tradition belliqueuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs des gouvernements, retardent les effets de cette tendance ; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage ; car ils évitent d'avouer ouvertement l'amour des conquêtes, ou l'espoir d'une gloire acquise uniquement par les armes. Le lils de Philippe n'ose-

140 DE l'espkh de conquête et de l usurpation.

rait plus proposer à ses sujets l'envahissemenl de l'univers; et le discours de Pyrrhus à Cynéas semblerait aujourd'hui le comble de l'insolence ou de la folie.

Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire, comme but, méconnaîtrait ou mépriserait l'esprit des nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un millier d'années ; et lors même qu'il réussirait d'abord, il serait curieux de voir qui gagnerait cette étrange gageure, de notre siècle ou de ce gouvernement.

Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a nécessairement la précéder.

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la vio- lence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt '.

La guerre est donc antérieure au commerce. L'une est l'impul- sion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la ten- dance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s'af- faiblir.

Le but unique des nations modernes, c'est le repos, avec le repos l'aisance, et comme source de l'aisance, l'industrie 2. La guerre

' Cette théorie semble plus inpénieuse que solide. Elle suppose quele sentiment de la justice et le f:oût de la paix ou de la sécurité sont étrangers aux premiers hommes; car si ce sentiment et ce goùl existent, le commerce et l'échange sont choses tout aussi naturelles que la guerre. Ce que dit B. Constant est vrai de la république romaine et des Germains; les Romains comme les Germains aimaient mieux se battre que de faire le commerce; mais combien de peuples anciens qui n'avaient point cet égoïsme furieux ! (E. L.)

2 J'aimerais mieux dire que le but unique des nations modernes, c'est l'aisance conquise par le travail, et comme condition du travail, la paix. Lfs peiiples d'au- jourd'hui cherchent moins à se reposer qu'à s'enrichir et à améliorer leur condi- tion. (E. L.)

ni' CARACTKHK 1»F.< NMluNs MiHtKUNKS. 1'l1

est chaque joui' un lUDyni plii> iiu-Hicace d'atteindro co but. Ses chances n'otfrent phis, ni aux iiKhvidus ni aux nations, des bénélices qui é},'alent les résultats du travail paisible et des échan- ges l'éjîuliers. Chez les anciens, une {guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publi(jueet particulière. Chez les modernes, une guerre lieureuse coûte infail- liblement plus qu'elle ne rapporte.

La répubiicpie romaine, sans commerce, sans lettres, sans arts, n'ayant pour occupation intérieure que l'agriculture, restreinte à un sol trop peu étendu pour ses habitants, entourée de peuples barbares, et toujours menacée ou menaçante, suivait sa destinée en se livrant à des entreprises militaires non interompues. Un gou- vernement qui, de nos jours, voudrait imiter la république romaine, aurait ceci de ditlerent, qu'agissant en opposition avec son peuple, il rendrait ses instruments tout aussi malheureuxqueses victimes; un peuple ainsi gouverné serait la république romaine, moins la liberté, moins le mouvement national, qui facilite tous les sacri- fices, moins l'espoir qu'avait chaque individu du partage des terres, moins, en un mot, toutes les circonstances qui embellissaient aux yeux des Romains ce genre de vie hasardeux et agité.

Le commerce a modiiié jusqu'à la nature de la guerre. Les na- tions mercantiles étaient autrefois toujours subjuguées par les peuples guerriers. Elles leur résistent aujourd'hui avec avantage '. Elles ont des auxiliaires au sein de ces peuples mêmes. Les rami- fications infinies et compliquées du commerce ont placé l'intérêt des sociétés hors des limites de leur territoire ; et l'esprit du siècle l'emporte sur l'esprit étroit et hostile qu'on voudrait parer du nom de patriotisme.

Cartilage, luttant avec Rome dans l'antiquité, devait succomber : elle avait contre elle la force des choses. Mais si la lutte s'établis- sait maintenant entre Rome et Carthage, Garthage aurait pour elle les vœux de l'univers. Elle aurait pour alliés les mœurs actuelles et le génie du monde '*.

* La guerre est aujourd'hui une question d'hommes et d'argent. Far ce dernier côté l'avantage est aux pays riches; le courage n'est plus qu'im des éléments du succès, surtout dans les guerres d'invasion, (E. L.)

^ Carthage et Rome, dans ce style, emprunté de Montesquieu, signifient simple- ment : Londres et Paris. (E. L.)

r4<^ DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

La situation des peuples modernes les empêche donc d'être belli- (jueux par caractère : et des raisons de détail, mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine, et par conséquent de la diffé- rence des époques, viennent se joindre aux causes générales.

La nouvelle manière de combattre, le changement des armes, l'artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutte contre le péril ; il n'y a que de la fatalité. Le courage doit s'empreindre de résignation ou se com- poser d'insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté, d'action, de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens, aux chevaliers du moyen âge, les combats corps à corps.

La guerre a donc perdu son charme, comme son utilité. L'homme n'est plus entraîné à s'y livrer, ni par intérêt, ni par passion.

CHAPITRE 111.

DE L liSPRlT DE CONQUETE DANS L ETAT ACTUEL DE L EUROPE.

Un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen, commettrait donc un gros- sier et funeste anachronisme '. Il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à la nature. Aucun des motifs qui por- taient les hommes d'autrefois à braver tant de périls, à supporter tant de fatigues, n'existant pour les hommes de nos jours, il fau- drait leur offrir d'autres motifs, tirés de l'état actuel de la civili- sation. Il fauch'ait les animer au combat par ce même amour des jouissances, qui, laissé à lui-même, ne les disposerait qu'à la paix. Notre siècle, qui apprécie tout par l'utilité, et qui, lorsqu'on veut le sortir de cette sphère, oppose l'ironie à l'enthousiasme réel ou factice, ne consentirait pas à se repaître d'une gloire stérile, qu'il n'est plus dafns nos habitudes de préférer à toutes les autres. Ala place de cette gloire, il faudrait mettre le plaisir ; à la place du

' Montesquieu avait mis à la mode cette façon de parler au conditionnel des choses présentes ou passées. La prudence lui dictait ce langage; il voulait n'avoir rien à démêler ni avec les ministres, ni avec les parlements. Ce procédé a eu beau- coup d'imitateurs; Benjamin Constant dans cette brochure, Daunou dans son Essai sur les garanties individuelles^ Tocqueville dans sa Démocratie américaine, ligurent parmi les plus habiles et les plus illustres. J'oserai dire nénnmoins que ce stjle fatigue à la longue, et que dans un i)ays libre il est mieux de parler au pré- sent, de blâmer ou de louer nettement et directement ce qu'on repousse ou ce qu'on approuve. Le langage y gagne en simplicité et en grandeur. (E. L.)

144 DE i/esPRIT DR CONQIIÊTR ET DE l/tTSURFATION.

triomphe, le pillage. L'on frémira, si l'on réfléchit à ce que serait l'esprit militaire, appuyé sur ces seuls motifs.

Certes, dans le tableau que je vais tracer, il est loin de moi de vouloir faire injure à ces héros, qui, se plaçant avec délices entre la patrie et les périls, ont, dans tous les pays, protégé l'indépen- dance des peuples; à ces héros qui ont si glorieusement défendu notre belle France. Je ne crains pas d'être mal compris par eux. Il en est plus d'un dont l'âme, correspondant à la mienne, par- tage tous mes sentiments, et qui, retrouvant dans ces lignes son opinion secrète, verra dans leur auteur son organe.

CHAPITRE n'.

D UNE RACE MILITAIRE N AGISSANT QUE PAR INTÉRÊT.

Les peuples guerriers, que nous avons connus jusqu'ici, étaient tous animés par des motifs plus nobles que les profits réels et po- sitifs de la guerre. La religion se mêlait à l'impulsion bolliqueuse des uns; l'orageuse liberté dont jouissaient les autres, leur don- nait une activité surabondante qu'ils avaient besoin d'exercer au dehors. Ils associaient à l'idée de la victoire celle d'une renom- mée prolongée bien au delà de leur existence sur la terre, et combattaient ainsi, non pour l'assouvissement d'une soif ignoble de jouissances présentes et matérielles, mais par un espoir on quelque sorte idéal, et qui exaltait l'imaginatioji, comme tout ce qui se perd dans l'avenir et le vague.

Il est si vrai que, même chez les nations qui nous semblent le plus exclusivement occupées de pillages et de rapines, l'acquisi- tion dos richesses n'était pas le but principal, que nous voyons les héros Scandinaves faire brûler sur leurs bûchers tous les tré- sors conquis durant leur vie, pour forcer les générations qui les remplaçaient à conquérir, par de nouveaux exploits, de nouveaux trésors. La richesse leur était donc précieuse comme témoignage éclatant des victoires remportées, plutôt que comme signe repré- sentatif et moyen de jouissances.

Mais si une race purement militaire se forinait actuellement, comme son ardeur ne reposerait sur aucune conviction, sur aucun u. iO

146 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

sentiment, sur aucune pensée : comme toutes les causes d'exalta- tion qui, jadis, ennoblissaient le carnage même, lui seraient étran- gères, elle n'aurait d'aliment ou de mobile que la plus étroite et la plus âpre personnalité. Elle prendrait la férocité de l'esprit guer- rier, mais elle conserverait le calcul commercial. Ces Vandales res- suscites n'auraient point cette ignorance du luxe, cette simplicité de mœurs, ce dédain de toute action basse, qui pouvaient carac- tériser leurs grossiers prédécesseurs. Ils réuniraient à la brutalité de la barbarie les raffinements de la mollesse, aux excès de la violence, les ruses de l'avidité.

Des hommes à qui l'on aurait dit bien formellement qu'ils ne se battent que pour piller, des hommes dont on aurait réduit toutes les idées belliqueuses à ce résultat clair et arithmétique, seraient bien différents des guerriers de l'antiquité.

Quatre cent mille égoïstes, bien exercés, bien armés, sauraient que leur destination est de donner ou de recevoir la mort. Ils au- raient supputé qu'il valait mieux se résigner à cette destination que s'y dérober, parce que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu'eux. Ils auraient, pour se consoler, tourné leurs regards vers la récompense qui leur est promise : la dépouille de ceux contre les- quels on les mène. Ils marcheraient, en conséquence, avec la réso- lution de tirer de leurs propres forces le meilleur parti qu'il leur serait possible. Ils n'auraient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour les faibles, parce que les vaincus étant, pour leur malheur, propriétaires de quelque chose, ne paraîtraient à ces vainqueurs qu'un obstacle entre eux et le but proposé. Le calcul aurait tué dans leur âme toutes les émotions naturelles, excepté celles qui naissent de la sensualité. Ils seraient encore émus à la vue d'une femme; ils ne léseraient pas à la vue d'un vieillard ou d'un enfant. Ce qu'ils auraient de connaissances pratiques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de massacre oij de spoliation. L'habitude des formes légales donnerait à leurs injustices l'impassibilité de la loi. L'habitude des formes sociales répandrait sur leurs cruautés un vernis d'insouciance et de légèreté, qu'ils croiraient de l'élégancr. Ils parcourraient ainsi le monde, tournant les progrès de la civili- sation contre elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la dérision pour gaîté, le pillage pour but, séparés par un abîme moral du

d'une n\CK Mlt.lTMHK NAOISSANT ni K l'Ail INTKllI^T. I 'iT

reste (lcrosp«"^C('liuniaiiie, et n'était unis entre enx (|iie coininé les animaux t'éroces <|ui se jettent rassenil)lés sur les Iroiipciiux.

Tels ils seraient dans leurs succès; que seraient-ils dans leurs revers ?

Gomme ils n'auraicnit eu qu'un but à atteindre, et non [)as une cause à défendre, le but manqué, aucune conscience ne les sou- tiendrait. Ils ne se rattacheraient à aucune opinion ; ils ne tien- draient l'un à l'autre que par une nécessité physique, dont chacun même chercherait à s'atl'ranchir.

11 faut aux hommes pour qu'ils sassocient réciproquement à leurs destinées, autre chose que l'intérêt. Il leur faut une opinion ; il leur taut de la morale. L'intérêt tend à les isoler, parce (ju'il offre à chacun la chance d'être seul plus heureux ou plus habile.

L'égoïsme qui, dans la prospérité, aurait rendu ces conqué- rants de la terre impitoyables pour leurs ennemis, les rendrait, dans l'adversité, indillerents, iutidèles à leurs frères d'armes. Cet esprit pénétrerait dans tous les rangs, depuis le plus élevé jusqu'au plus obscur. Chacun verrait, dans son camarade à l'agonie, un dé- dommagement au pUlage devenu impossible contre l'étranger; le malade dépouillerait le mourant ; le fuyard dépouillerait le malade. L'inlirme et le blessé paraîtraient à l'ofhcier chargé de leur sort un poids importun dont il se débarrasserait àjtout prix, et quand le général aurait précipité son arm.ée dans quelque situation sans remède, il ne se croirait tenu à rien envers les infortunés qu'il au- rait conduits dans le gouffre ; il ne resterait point avec eux pour les sauver. La désertion lui semblerait un mode tout simple d'é- chapper aux revers ou de réparer les fautes. Qu'importe qu'il les ait guidés, qu'ils se soient reposés sur sa parole, qu'ils lui aient confié leur vie, qu'ils l'aient défendu jusqu'au dernier moment, de leurs mains mourantes? Instruments inutiles, ne faut-il pas qu'ils soient brisés?

Sans doute ces conséquences de l'esprit militaire, fondé sur des motifs purement intéressés, ne pourraient se manifester dans leur terrible étendue chez aucun peuple moderne, à moins que le sys- tème conquérant ne se prolongeât durant plusieurs générations. Grâces au ciel, les Français, malgré tous les efTorts de leur chef, sont restés et resteront toujours loin du terme' vers lequel il les entraîne. Les vertus paisibles, que notre civilisation nourrit et dé-

148 DE l'esprit de conquête et de LUSURI'ATION.

voloppe, luttent encore victorieusement contre la corruption et les vices que la fureur des conquêtes appelle, et qui lui sont néces- saires. Nos armées donnent des preuves d'humanité comme de bra- voure, et se concilient souvent l'afioction des peuples qu'aujour- d'hui, parla faute d'un seul homme, elles sont réduites à repousser, tandis qu'autrefois elles étaient forcées à les vaincre. Mais c'est l'esprit national, c'est l'esprit du siècle qui résiste au gouverne- ment. Si ce gouvernement subsiste, les vertus qui survivront aux efforts de l'autorité seront une sorte d'indiscipline. L'intérêt étant le mot d'ordre, tout sentiment désintéressé tiendra de l'insubor- dination : et plus ce régime terrible se prolongera, plus ces vertus s'affaibliront et deviendront rares.

rilAlMTliE V.

AUÏKK C.ArSK DE UÉTÉRIORATKi.N l'Ol It LA IILASSE MILITAIUE. DANS LE SYSTÈME DE CONQUÊTE.

On a remarqué souvent que les joueurs étaient les plus immo- raux (1<'9 hommes. C'est qu'ils risquent chaque jour tout ce qu'ils possèdent; il n'y a pour eux nul avenir assuré ; ils vivent et s'agi- tent sous l'envpire du hasard.

Dans le système de conquête, le soldat devient joueur, avec cette différence que son enjeu, c'est sa vie. Mais cet enjeu ne peut être retiré. Il l'expose sans cesse et sans terme à une chance qui doit tôt ou tard être contraire. Il n'y a donc pas non plus d'avenir pour lui. Le hasard est aussi son maître aveuj^jle et im- pitoyable.

Or, la morale a besoin du temps. C'est qu'elle place ses dé- doramagenients et ses récompenses. Pour celui qui vit de minute en minute, ou de bataille en bataille, le temps n'existe pas. Les dédommagements de l'avenir deviennent chimériques. Le plaisir du moment a seul quelque certitude : et pour me servir d'une expression qui devient ici doublement convenable, chaque jouis- sance est autant de gagné sur l'ennemi. Qui ne sent que l'habi- tude de cette loterie de plaisir et de mort est nécessairement corruptrice ?

Observez la différence qui existe toujours entre la défense lé- gitime et le système des conquêtes. Celte différence se repro-

150 DE LESPRIT DE CONQUÊTE ET DE L USURPATION.

duira souvent encore. Le soldat qui combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger. Il a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la gloire. Il a donc un avenir : et sa moralité, loin de se dépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais l'instrument d'un conquérant insatiable voit, après une guerre, une autre guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dévaster de même, c'est- à-dire après le hasard, le hasard encore.

CHAmin: VI.

INFLUENCE DE CET ESPRIT MILITAIUK SUR L ETAT INTERIEUR DES

PEUPLES.

11 ne suftit pas d'envisager l'influence du système de conquête, dans son action sur l'armée et dans les rapports qu'il établit entre elle et les étrangers. Il faut le considérer encore dans ceux qui en résultent, entre l'armée et les citoyens.. .

Un esprit de corps exclusif et hostile s'empare toujours des associations qui ont un autre but que le reste des hommes. Mal- gré la douceur et la pureté du christianisme, souvent les confé- dérations de ses prêtres ont formé dans l'État des États à part. Partout les hommes réunis en corps d'armée se séparent de la nation. Ils contractent pour l'emploi do la force, dont ils sont dépositaires, une sorte de respect. Leurs mœurs et leurs idées deviennent subversives de ces principes d'ordre et de liberté pa- ciiique et régulière, que tous les gouvernements ont l'intérêt, comme le devoir, de consacrer.

Il n'est donc pas indifférent de créer dans un pays, par un sys- tème de guerres prolongées ou renouvelées sans cesse, une masse nombreuse, imbue exclusivement de l'esprit militaire. Car cet inconvénient ne peut se restreindre dans de certaines limites, qui en rendent l'importance moins sensible. L'armée, distincte du peu- ple par son esprit, se confond avec lui dans l'administration des affaires.

152 DE l'esprit de conquête et de l/uSllIU'ATlON.

Un gouvernement conquérant est plus intéressé qu'un autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs ses mstruraents immédiats. Il ne saurait les tenir dans un camp retranché. 11 faut qu'il les décore au contraire des pompes et des dignités civiles.

Mais ces gu^erriers déposeront-ils avec le fer qui les couvre l'esprit dont les a pénétrés dès leur enfance l'habitude des périls? Revêtiront-ils avec la toge, la vénération pour les lois, les ména- gements pour les formes protectrices, ces divinités des associa- tions humaines? La classe désarmée leur paraît un ignoble vul- gaire ; les lois, des subtilités inutiles ; les formes, d'insuppor- tables lenteurs. Ils estiment par-dessus tout, dans les transactions, comme dans les faits guerriers, la rapidité des évolutions. L'una- nimité liuir semble nécessaire dans les opinions, comme le même uniforme dans les troupes. L'opposition leur est un désordre, le raisonnement une révolte, les tribunaux, des conseils de guerre, les juges, des soldats qui ont leur consigne, les accusés, des en- nemis, les jugements, des batailles.

Ceci n'est point une exagération fantastique. N'avons-nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'introduire dans presque toute l'Europe une justice militaire, dont le premier principe était d'abréger les formes, comme si toute abréviation des formes n'était pas le plus révoltant sophisme ? Car si les formes sont inutiles, tous les tribunaux doivent les bannir ; si elles sont né- cessaires, tous doivent les respecter; et certes, plus l'accusation est grave, moins l'examen est superflu. N'avons-nous pas vu sié- ger sans cosse, parmi les juges, des hommes dont le vêtement seul annonçait qu'ils étaient voués à l'obéissance, et ne pouvaient en conséquence être des juges indépendants?

Nos neveux ne croiront pas, s'ils ont quelque sentiment de la dignité humaine, qu'il fut un temps des hommes, illustrés sans doute par d'immortels exploits, mais nourris sous la tente, et ignorants de la vie civile, interrogeaient des prévenus qu'ils étaient incapables de comprendre, condamnaient sans appel des citoyens qu'ils n'avaient pas le droit de juger. Nos neveux ne croiront pas, s'ils ne sont le plus avili des peuples, qu'on ait fait comparaîire devant des tribunaux militaires, des législateurs, des écrivains, des accusés de délits i»i)liii<jiu'S. donnant ainsi, par une dérision féroce, pour juges à roj)inion et à ia pensée, le courage

INKLIENC.F. I)K i:KT KSI'niT M1LITAIHE. 153

sans lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croircuil pas non plus qu'on ait imposé à des guerriers revenant de la vic- toire, couverts de lauriers (jue rii'ii n'avait flétri, l'horrible tàdir de se transformer en bourreaux, de poin-suivre, de saisir, d'é}j;or- ger des citoyens, dont les noms, comme les crimes leur étaient inconnus Non, tel ne fut jamais, s'écrieront-ils, le prix des ex- ploits, la pompe triomphale 1 Non, ce n'est pas ainsi que les dé" tenseurs de la France reparaissaient dans leur patrie, et saluaient le sol natal !

La faute, certes, n'en était pas à ces défenseurs. Mille fois je les ai vus gémir de leur triste obéissance. J'aime à le répéter : leurs vertus résistent, plus (|ue la naturi; humaine ne permet de l'espérer, à l'influence du systènie guerrier et à l'action d'un gou- vernement ([ui veut les corrompre. Ce gouvernement seul est coupable, et nos armées ont seules le mérite de tout le mal qu'elles ne font pas '.

' V. Slip l. I, p. 344. (E. L.)

CHAPITRE VIL

AUTRE INCONVENIENT DE LA FORMATION D UN TEL ESPRIT MILITAIRE.

Enfin, par une triste réaction, cette portion du peuple que le gouvernement aurait forcée à contracter l'esprit militaire, con- traindrait à son tour le gouvernement de persister dans le sys- tème pour lequel il aurait pris tant de soin de la former.

Une armée nombreuse, fière de ses succès, accoutumée au pil- lage, n'est pas un instrument qu'il soit aisé de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers dont il menace les peuples qui ont des constitutions populaires. L'histoire est trop pleine d'exemples qu'il est superflu de citer.

Tantôt les soldats d'une république illustrée par six siècles de victoires, entourés de monuments élevés à la liberté par vingt générations de héros, foulant aux pieds la cendre des Cincinna- tus et des Camille, marchent sous les ordres de César, pour pro- faner les tombeaux de leurs ancêtres, et pour asservir la ville éternelle. Tantôt les légions anglaises s'élancent avec Cromwell sur un parlement qui luttait encore contre les fers qu'on lui des- tinait, et les crimes dont on voulait le rendre l'organe, et livrent à l'usurpateur hypocrite, d'une part le roi, de l'autre la répu- blique.

Mais les gouvernements absolus n'ont pas moins à craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom de son chef, elle peut deve-

AIITIIK INCONVÉNIENT. 155

nir à chaque instant terrible à ce chef môme. Ainsi tes formida- bles colosses, que des nations barbares plaçaient en tête de leurs armées pour lesdirifier sur leurs ennemis, reculaient tout à coup, frajjpés d'épouvante ou saisis de fureur, et méconnaissant la voix de leurs maîtres, écrasaient ou dispersaient les bataillons (|ui attendaient d'eux leur salut et leur triomphe.

Il faut donc occuper cette armée, inqiriète dans son désœuvre- ment redoutable: il tant la tenir éloignée ; il faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier, indépendamment des guerres présentes, contient le germe des guerres futures : et le souverain qui est entré dans cette route, entraîné qu'il est par la fatalité qu'il a évoquée, ne peut redevenir pacifique à aucune époque.

CHAPITRE VIII.

ACTION D UN GOUVERNEMENT CONQUERANT SUR LA MASSE DE LA

NATION.

Jai montré, ce me semble, qu'un gouvernement, livré à l'es- prit d'envahissement el de conquête, devrait corrompre une por- tion du peuple, pour qu'elle le servît activement dans ses entre- prises. Je vais prouver actuellement que, tandis qu'il dépraverait cette portion choisie, il faudrait qu'il agît sur le reste de la nation dont il réclamerait l'obéissance passive; et les sacrifices, de ma- nière à troubler sa raison, à fausser son jugement, à bouleverser toutes ses idées.

Quand un peuple est naturellement belliqueux, l'autorité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour l'entraîner à la guerre. Attila montrait du doigt à ses Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fondre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'organe et le représentant de leur impulsion. Mais de nos jours, la guerre, ne procurant aux peuples aucun avantage, et n'étant pour eux qu'une source de privations et de souÔ'rances, l'apologie du système des conquêtes ne pourrait reposer que sur le sophisme et l'imposture.

Tout en s'abandonnant à ses projets gigantesques, le gouverne- ment n'oserait dire à sa nation : Marchons à la conquête du monde. Elle lui répondrait d'une voix unanime : Nous ne vou- lons pas la conquête du monde.

Mais il parlerait de l'indépendance nationale, ^e l'honneur na-

I

A«:TI<iN DVS tiutVEIlNEMENT CO.Ngl Kli \NT. \U1

lioiial, (k- ranoïKlissemcnt des Ironlières, des intérêts coininer- ciaux, des précautions dictées par la prévoyance; que sais-je en core?câr il est inépuisable, le vocabulaire de riiypocrisie et de l'injustice.

Il parlerait de l'indépendance nationale, comme si l'indépen- dance d'une nation était compromise, parce que d'autres nations sont indépendantes.

11 parleiait do l'honneur national, comme si l'honneur national était blessé, i)ar{'e que d'autres nations conservent leur honneur.

11 allé^nieiait la nécessité de l'arrondissement dos frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne bannissait pas de la terre tout repos et toute équité. Car c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut arrondir ses frontièrss. Aucun n'a sa- critié, que l'on sache, une portion de son territoire pour donner au reste une plus grande régularité géométrique. Ainsi l'arron- dissement des frontières est un système, dont la base se détruit par elle-même, dont les éléments se combattent, et dont l'exécution, ne reposant que sur la spoliation des plus faibles, rend illégitime la possession des plus forts.

Ce gouvernement invoquerait les intérêts du commerce, comme si c'était servir le commerce ^ue de dépeupler un pays de sa jeu- nesse la plus florissante, arracher les bras les plus nécessaires à l'agriculture, aux manufactures, à l'industrie ', élever entre les autres peuples et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'appuie sur la bonne intelligence des nations entre elles ; il ne se soutient que par la justice; il so fonde sur l'égalité; il prospère dans le repos; et ce serait pour l'intérêt du commerce qu'un gou- vernement rallumerait sans cesse des guerres acharnées, qu'il ap- pellerait sui* la tète de son peuple une haine universelle, qu'il marcherait d'injustice en injustice, qu'il ébranlerait chaque jour le crédit par des violences, qu'il ne voudrait poiiit tolérer d'égaux !

Sous le prétexte dos précautions dicté' s par la prévoyance, ce

gouvernement attaquerait ses voisins les plus paisibles, ses plus

humbles alliés, on leur supposant des projets hostiles, et comme

"devaiiçaiii des agressions médiiéos. Si les malhcuroux objets de

ses calomnies étaient facilement subjugués, il st; vaiitciiiit do les

La guerr.; coule plus que ses frai.s, dit un écrivain judicieux : elle coûte tout ce qu'elle emitéche de fe'ngiier. Say. I^con. polil., v. b. [V. sup. p. 144 (E. L.)]

158 DE l'esprit DK COiNQUÊTE ET DE l'iISURPATION.

avoir prévenus : s'ils avaient le temps et la force de lui résister, vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la guerre, puisqu'ils se défendent '.

Que l'on ne croie pas que cette conduite fût le résultat acciden- tel d'une perversité particulière ; elle serait le résultat nécessaire de- la position. Toute autorité qui voudrait entreprendre aujour- d'hui des conquêtes étendues, serait condamnée à cette série de prétextes vains et de scandaleux mensonges. Elle serait coupable assurément, et nous ne chercherons pas à diminuer son crime; mais ce crime ne consisterait point dans les moyens employés : il consisterait dans le choix volontaire de la situation qui com- mande de pareils moyens.

L'autorité aurait donc à faire, sur les facultés intellectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que sur les qualités morales de la portion militaire. Elle devrait s'efforcer de bannir toute lo- gique de l'esprit des uns, comme elle aurait tâché d'étouffer toute humanité dans le cœur des autres : tous les mots perdraient leur sens; celui de modération présagerait la violence; celui de jus- tice annoncerait l'iniquité. Le droit des nations deviendrait un code d'expropriation et de barbarie : toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles ont introduites dans les relations des sociétés, comme dans celles des individus, en seraient de nouveau repoussées. Le genre humain reculerait vers ces temps de dévas- tation qui nous semblaient l'opprobre de l'histoire. L'hypocrisie seule en ferait la différence ; et cette hypocrisie serait d'autant plus corruptrice que personne n'y croirait. Car les mensonges de l'au- torité ne sont pas seulement funestes quand ils égarent et trompent les peuples : ils ne le sont pas moins quand ils ne les trompent pas.

Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité et de per-

* L'on avait inventé, durant la révolution française, un prétexte di rue; re in- connu jusqu'alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernements, qu'on supposait illérçitimes et lyranniques. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des liommes, dont les uns vivaient lran(iuilles sous des institutions adoucies par le temps et l'habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté : époque à jamais honteuse Ion vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l'indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocents, en ajoutant au scan- dale de l'Europe par dos protestations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l'humanité ! La pire des conquêtes, c'est l'hypocrisie, dit Machiavel, comme s'il avait prédit notre histoire.

ACTION d'i;N r.OlIVKnNKMF.NT CoNyl.Kn \ S T. 1 I^O

fidie, so loniifiit à la perlidic lI à la iliiplicUt'; ' : crliii (|iii ciitcrKl noiiiiiit'r II' cliet' (|iii le gouverne un grand politnjuo , parer (ni<; cli{j(jut' ligne (in'il publie est une inij)()slure, vent »*fre à son four un grand p(>liti(pie, dans une sjdière plus subalterne; la vérité lui semble niaiserie, la fraude habileté. Il ne mentait jadis que par intérêt : il mentira désormais par intérêt et par amonr-jiropre. Il aura la fatuité de la fourberie; et si cette contagion gagne un peuple essentiellement imitateur, un peuple chacun craigne par-dessus tout de passer pour dupe, la morale privée tardera-t-elle à être engloutie dans le naufrage de la morale publi(pie?

' Componitur orbis

Régis ad exemplum ; nec sic infleclere sensus Humanos edicta valent, quam vila regentis.

Rien de plus vrai que cette réflexion de Claudien; on dirait qu'elle a été écrite pour la France. Nous avons toujours les vices de nos princes, parce que nous ne vivons pas de notre propre vie; l'originalité du caractère est l'apanape des peuples libres. (E. L.)

CHAPITRE IX.

des moyens de contrainte necessaires pour suppleer a l'efficacité du mensonge.

Supposons que néanmoins quelques débris de raison surna- gent, ce sera, sous d'autres rapports, un malheur de plus.

Il faudra que la contrainte supplée à l'insuffisance du sophisme. Chacun cherchant à se dérober à l'obligation de verser son sang dans des expéditions dont on n'aura pu lui prouver l'utilité, il fau- dra que l'autorité soudoyé une foule avide destinée à briser l'op- position générale. On verra l'espionnage et la délation, ces éter- nelles ressources de la force, quand elle a créé des devoirs et des délits factices , encouragés et récompensés; des sbires lâchés, comme des dogues féroces, dans les cités et dans les campagnes, pour poursuivre et pour enchaîner des fugitifs, innocents aux yeux de la morale et de la nature ; une classe se préparant à tous les crimes, en s'accoutumant à violer les lois; une autre classe se fa- miliarisant avec l'infamie, en vivant du malheurde ses semblables; les pères punis pour les fautes des enfants; l'intérêt des enfants séparé ainsi de celui des pères;,les familles n'ayant que le choix de se réunir pour la résistance, ou de se diviser pour la trahison; l'amour paternel transformé en attentat, la tendiese filiale traitée de révolte; et toutes ces vexations auront lieu, non pour une dé- fense légitime, mais pour l'acquisition de pays éloignés, dont la possession n'ajoute rien à la prospérité nationale, à moins qu'on

à

liKS MiiVKN^ m: (MNTIIAINTK. IGl

n'appelle prospérité nationale le vain renom de quelques liuimiics et leur funeste célébrité ' 1

Soyons justes pourtant. Ou ofl're des consolations à ces victimes, destinées à combattre et à périr aux extrémités de la terre. Re^^ar- dez-les : elles chancellent en suivant leurs guides. On les a plon- gées dans un état d'ivresse qui leur inspire une gaîté grossière et forcée. Les airs sont frappés de leurs clameurs bruyantes : les hameaux retentissent de leurs chants licencieux. Cette ivresse, ces clameurs, cette licence, qui le croirait? c'est le chef-d'œuvre de leurs magistrats.

Étrange renversement produit, dansl'action de l'autorité, par le système des conquêtes ! Durant vingt années, vous avez recom- mandé à ces mêmes hommes la sobriété, l'attachement à leurs familles, l'assiduité dans leurs travaux; mais il faut envahir le monde! On les saisit, on les entraîne, on les excite au mépris des vertus qu'on leur avait longtemps inculquées. On les étourdit par l'intempérance, on les ranime par la débauche : c'est ce (ju'on appelle raviver l'esprit public.

' Ceile peinture de la conscription ne ressemble guère aux descriptions qu'on lit dans les histoires de l'Empire. Demandez aux derniers survivants de cette époque, ils vous diront que Benjamin Constant n'avance rien que la vérité. (E. L.)

W

CHAPITRE X.

AUTRES INCONVÉNIENTS DU SYSTÈME GUERRIER POUR LES LUMIÈRES ET LA CLASSE INSTRUITE.

Nous n'avons pas encore achevé l'énumération qui nous occupe. Les maux que nous avons décrits, quelque terribles qu'ils nous paraissent, ne pèseraient pas seuls sur la nation misérable ; d'autres s'y joindraient, moins frappants peut-être à leur origine, mais plus irréparables, puisqu'ils flétriraient dans leur germe les espérances de l'avenir.

A certaines périodes de la vie, les interruptions à l'exercice des facultés intellectuelles ne se réparent pas. Les habitudes hasar- deuses, insouciantes et grossières de l'état guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations domestiques, une dépendance mé- canique quand l'ennemi n'est pas en présence, une indépendance complète sous le rapport des mœurs, à l'âge les passions sont dans leur fermentation la plus active, ce ne sont pas des choses indifférentes pour la morale ou pour les lumières. Condamner, sans une nécessité absolue, à l'habitation des camps ou des ca- sernes les jeunes rejetons de la classe éclairée, dans laquelle rési- dent, comme un dépôt précieux, l'instruction, la délicatesse, la jus- tesse des idées, et cette tradition de douceur, de noblesse et d'élé- gance qui seule nous distingue des barbares, c'est faire à la nation tout entière un mal que ne compensent ni ses vains succès, ni la terreur qu'elle inspire, terreur qui n'est pour elle d'aucun avantage.

AUTRES INCONVÉNMENTS liU <YSTKME r.l'KIUlIRII. ICiM

Vou(M' au niélior de soldat le lils_ du coniineivaiil, de l'arlisle, du magistral, le jeune liomuie (jui se consacre aux lettres, aux sciences, à l'exercice de qnehjue industrie diUicile et compli- quée : c'est lui dérober tout le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation même se ressentira de la perspective d'une inter- ruption inévitable.

Si les rêves brillants de la gloire militaire enivrent l'imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études paisibles, des occui)a- tions sédentaires, un travail d'attention, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses facultés naissantes. Si c'est avec douleur qu'elle se voit arrachée ii ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice de plusieurs années apportera de retard à ses progrès, elle dé- sespérera d'elle-même; elle ne voudra pas se consumer en efforts dont une main de fer lui déroberait le fruit. Elle se dira que, puisque l'autorité lui dispute le temps nécessaire à son perfection- nement intellectuel, il est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tombera dans une dégradation morale, et dans une igno- rance toujours croissante. Elle s'abrutira au milieu des victoires, et, sous ses lauriers mômes, elle sera poursuivie du sentiment qu'elle suit une fausse route, et qu'elle manque sa destination*.

Tous nos raisonnements, sans doute, ne sont applicables que lorsqu'il s'agit de guerres inutiles et gratuites. Aucune considéra- tion ne peut entrer en balance avec la nécessité de repousser un agresseur. Alors toutes les classes doivent accourir, puisque toutes sont également menacées. Mais leur motif n'étant i)as un ignoble pillage, elles ne se corrompent point. Leur zèle s'appuyant sur la conviction, la contrainte devient superflue. L'interruption qu'é- prouvent les occupations sociales, motivée qu'elle est sur les obli- gations les 'plus saintes et les intérêts les plus cliers, n'a pas les mêmes effets que des interruptions arbitraires. Le peuple en voit le terme ; il s'y soumet avec joie, comme à un moyen de rentrer dans un état de repos; et quand il y rentre, c'est avec une jeu- nesse nouvelle, avec des facultés ennoblies, avec le sentiment d'une force utilement et dignement employée.

< Il y avait, en France, sous la monarchie^ soixante mille hommes de milice. L'engagement était de six ans. Ainsi le sort tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle la milice une elTrayanlc loterie. Qu'aurait-il dit de la conscription ?

164 DE l'kspkit uk udnquêtk et de l'ijsuri'Ation.

Mais autre chose est défendre sa patrie, autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une patrie ;\ défendre. L'esprit de con- quête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouverne- ments, quand ils envoient leurs légions d'un pôle à l'autre, par- lent encore de la défense de leurs foyers; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les endroits ils ont mis le feu.

1

CHAPITRE XI,

POliNT Dli VUE SOUS LEQUEL UNE NATION CONQUERANTE ENVISAGEUAIT aujourd'hui ses PROPUES SUCCÈS.

Passons maiiiteuaiit aux résultais extérieurs du système des conquêtes.

Il est probable que la même disposition des modernes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donnerait dans l'origine de grands avantages au peuple forcé par son gouvernement à devenir agres- seur. Des nations, absorbées dans leurs jouissances, seraient lentes à résister : elles abandonneraient une portion de leurs droits pour conserver le reste; elles espéreraient sauver leur repos en transi- geant de leur liberté. Par une combinaison fort étrange, plus l'es- prit général serait pacifique, plus l'État, qui se mettrait en lutte avec cet esprit, trouverait d'abord des succès faciles.

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, même pour la nation conquérante? N'ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quelque satisfaction d'amour-propre? Réclamerait-elle sa part de gloire?

Bien loin de là. Telle est à présent. la répugnance pour les con- quêtes, que chacun éprouverait l'impérieux besoin de s'en dis- culper. Il y aurait une protestation universelle, qui n'en serait pas moins énergique pour être muette. Le gouvernement verrait la niasse de ses sujets se tenir à l'écart, morne spectatrice. On n'entendrait dans tout l'empire qu'un long monologue du pou- voir. Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps en

166 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

temps , parce que des interlocuteurs serviles répéteraient au maître des discours qu'il aurait dictés'. Mais les gouvernés ces- seraient de prêter l'oreille à de fastidieuses harangues, qu'il ne leur serait jamais permis d'interrompre. Ils détourneraient leurs regards d'un vain étalage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, et dont l'intention serait contraire à leur vœu.

L'on s'étonne de ce que les entreprises les plus merveilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. C'est que le bon sens des peuples les avertit que ce n'est point pour eux que l'on fait ces choses. Gomme les chefs y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la récompense. L'intérêt aux victoires se con- centre dans l'autorité et ses créatures. Une barrière morale s'élève entre le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n'est qu'un météore i:|ui ne vivifie rien sur son passage. A peine lève- t-on la tête pour le contempler un instant. Quelquefois même on s'en afflige comme d'un encouragement donné au délire. On verse des larmes sur les victimes, mais on désire les échecs.

Dans les temps belliqueux, l'on admirait par-dessus tout le génie militaire. Dans nos temps pacifiques, ce que l'on implore, c'est de la modération et de la justice. Quand un gouvernement nous prodigue de grands spectacles, et de l'héroïsme, et des créa- tions, et des destructions sans nombre, on serait tenté de lui ré- pondre :

Le moindre grain de mil serait mieux notre affaire ',

et les plus éclatants prodiges, et leurs pompeuses célébrations, ne sont que des cérémonies funéraires l'on forme des danses sur des tombeaux.

t C'était le rôle du sénat sous l'Empire ; c'est à cela que servait l'éloquence de M. de Fontanes, en attendant (jue le sénat prononçât la déchéance de l'empereur à cause « de l'abus qu'il a fait de tous les moyens qu'on lui a confiés en hommes et en argent. )T(E. L.)

- La Fontaine.

(IIAPITKE Xll.

EFFET DE CES SUCCES SIU LES l'KI'l'l.KS CONQUIS.

« Le droit des gens des Romains, dit Montesquieu, consistait à » exterminer les citoyens de la nation vaincue. Le droit des gens » que nous suivons aujourd'hui, fait qu'un État qui en a conquis » un autre, continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend » pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil'. »

Je n'examine point jusqu'à quel point cette assertion est exacte. Il y a certainement beaucoup d'exceptions à faire, pour ce qui regarde l'antiquité.

Nous voyons souvent que des nations subjuguées ont continue à jouir de toutes les formes de leur administration précédente et de leurs anciennes lois. La religion des vaincus était scrupuleuse- ment respectée. Le polythéisme, qui recommandait l'adoration des dieux étrangers, inspirait des ménagements pour tous les cultes. Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les Perses. L'exemple de Cambyse qui était en démence ne doit pas

' Pour qu'on ne m'accuse pas de citer faux, je transcris tout le paragraphe « Un » État, qui en a conquis un autre, le traite d'une des quatre manières suivantes. H » continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui ijuc l'exercice du gou- » vernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement polilifiue )) et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine » tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous )) suivons aujourd'hui : la quatrième est plus conforme au droit des gens des Ro- )-< mains. » Esprit des Lois, Vis. X, ch. m.

168 DE LKSPniT DE CONQUÊTE ET DE l'l'SURP.VTION.

être cité; mais Darius, ayant voulu placer dans un temple sa sta- tue devant celle de Sésostris, le grand prêtre s'y opposa, et le monarque n'osa lui faire violence. Les Romains laissèrent aux habitants de la plupart des contrées soumises leurs autorités mu- nicipales, et n'intervinrent dans la religion gauloise que pour abolir les sacrifices humains.

Nous conviendrons cependant que les effets de la conquête étaient devenus très-doux depuis quelques siècles, et sont restés tels jusqu'à la fin du dix-huitième. C'est que l'esprit de conquête avait cessé. Celles de Louis XIV lui-même étaient plutôt une suite des prétentions et de l'arrogance d'un monarque orgueilleux quç d'un véritable esprit conquérant. Mais l'esprit de conquête est ressorti des orages de la révolution française plus impétueux que jamais. Les effets des conquêtes ne sont donc plus ce qu'ils étaient du temps de M. de Montesquieu.

Il est vrai, l'on ne réduit pas les vaincus en esclavage, on ne les dépouille pas de la propriété Se leurs terres, on ne les con- damne point à les cultiver pour d'autres, on ne les déclare pas une race subordonnée, appartenant aux vainqueurs.

Leur situation paraît donc encore à l'extérieur plus tolérable qu'autrefois. Quand l'orage est passé, tout semble rentrer dans l'ordre. Les cités sont debout : les marchés se repeuplent : les boutiques se rotivrent: et sauf le pillage accidentel, qui est un malheur de la circonstance, sauf l'insolence habituelle, qui est un droit de la victoire, sauf les contributions, qui, méthodiquement imposées, prennent une douce apparence de régularité, et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la conquête est accomplie, on dirait d'abord qu'il n'y a de changé que les noms et quelques formes. Entrons néanmoins plus profondément dans la question.

La conquête, chez les anciens, détruisait souvent les nations entières; mais quand elle ne les détruisait pas, elle laissait in- tacts tous les objets de l'attachement le plus vif des hommes, leurs mœurs, leurs lois, leurs usages, leurs dieux. Il n'en est pas de même dans les temps modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmentante que l'orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse : la première examine avec inquiétude et en détail.

Les conquérants de l'antiquité, satisfaits d'une obéissance gé- nérale, ne s'informaient pas de la vie domestique de leurs es-

EFFET DE CES SL'CCÈS SUlt l.E> l'Ell'I.ES (;u.\m|!|S. 1I)'.)

claves ni de leurs relations locales. Les peuples soumis retrou- vaient presque en entier, au lond de leurs provinces lointaines, ce qui constitue le charme de la vie : les habitudes de l'enfance, les pratiques consacrées, cet entourage de souvenirs, qui, malgré l'assujettissement politique, conserve à un pays l'air d'une patrie.

Les conquérants de nos jours, peuples ou princes, veulent que leur empire ne présente qu'une surface unie, sur laquelle l'd'il superbe du pouvoir se promène, sans rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa vue. Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements, et, si l'on peut y parvenir graduellement, la même langue : voilà ce qu'on proclame la perfection de toute organisation* sociale. La religion fait exception; peut-être est-ce parce qu'on la méprise, la regardant comme une erreur usée, qu'il faut laisser mourir en paix. Mais cette exception est la seule ; et l'on s'en dédommage, en séparant, le plus que l'on peut, la religion des intérêts de la terre.

Sur tout le reste, le grand mot aujourd'hui, c'est l'uniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler toutes les montagnes, pour que le terrain soit partout égal : et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à tous les habitants de porter le même costume, afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété '.

Il en résulte que les vaincus, après les calamités qu'ils ont sup- portées dans leurs défaites, ont à subir un nouveau genre de mal- heurs. Ils ont d'abord été victimes d'une chimère de gloire, ils sont victimes ensuite d'une chimère d'uniformité.

' L'uniformitc n'est plus aujourd'hui l'effet delà conquête seulement; c'est la chimère favorite des gouvernements centralisés. Avec ce nom magique on détruit toute indépendance particulière, toute originalité, toute vie. Pour nos politiques à courte vue, l'idéal d'un peuple bien constilué : c'est une armée, c'est-à-dire, une société passive et stérile. Chaque siècle a son erreur dominante, qui, plus lard, explique les fautes et les malheurs du temps. Notre erreur, celle qui détruit sans cesse la liberté, c'est l'uniformité. (E. L.)

CHAPITRE XIII.

DE L UNIFORMITE.

Il est assez remarquable que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes. L'esprit systématique s'est d'abord exta- sié sur la symétrie. L'amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le pa- triotisme n'existe que par un vif attachement aux intérêts, aux mœurs, aux coutumes de localité, nos soi-disant patriotes ont dé- claré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source natu- relle du patriotisme, et l'ont voulu remplacer par une passion fac- tice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappe limagination et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l'édifice, ils commençaient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu'ils devaient employer. Peu s'en est fallu qu'ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps d'armée : tant ils semblaient craindre qu'une idée morale ne pût se rattacher à ce qu'ils instituaient !

Le despotisme, qui a remplacé la démagogie, et qui s'est cons- titué légataire du fruit de tous ses travaux, a persisté très- habile- ment dans la route tracée. Les deux extrêmes se sont trouvés dac- cord sur ce point, parce qu'au fond, dans les deux extrêmes, il y avait volonté de tyrannie. Les intérêts et les souvenirs qui naissent

DE I. IMI-itllMITi;. 171

des liabitutles locales contiennent un germe de résist;ii)cc <\[u l'autorité ne souffre qu'à regret, et qu'elle s'enipresse de déra- ciner. Elle a meilleur marché des individus ; elle roule sur ou\ sans efforts son poids énorme, comme sur du sable.

Aujourd'hui, l'admiration pour l'unifurmité, admiration réelle dans quelques esprits bornés, affectée par beaucoup d'esprits ser- viles, est reçue comme un dogme religieux, par une foule d'échos assidus de toute opinion favorisée.

Appliqué à toutes les parties d'un empire, ce principe doit l'être à tous les pays que cet empire peut conquérir. Il est donc actuelle- ment la* suite immédiate et inséparable de l'esprit de conquête.

Mais chaque génération^ dit l'un des étrangers qui a le mieux prévu nos erreurs dès l'origine, chaque géniration hérite de ses àieux un trésor de richesses morales, trésor invisible cl précieux qu'elle lègue à ses descendants *. La perte de ce trésor est pour un peuple un mal incalculable. En l'en dépouillant, vous lui ôtez tout sen- timent de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudrait mieux, conmie ce dont vous le privez lui était respectable, et que vous lui imposez voire amélioration par la force, le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de làcjieté qui lavilit et le démoralise.

La bonté des lois est, osons^le dire, une chose beaucoup moins importante que l'esprit avec lequel une nation se soumet à ses lois et leur obéit. Si elle les chérit, si elle les observe, parce qu'elles lui paraissent émanéey d'une source sainte, le don des générations dont elle révère les mânes, elles se rattachent intimement à sa moralité; elles ennoblissent son caractère ; et lors même qu'elles sont fautives, elles produisent plus de vertus, et par plus de bonheur, que. des lois meilleures, qui ne seraient appuyées que sur l'ordre de l'autorité.

J'ai pour le passé, je l'avoue, beaucoup de vénération, et chaque jour, à mesure que l'expérience m'instruit ou que la réflexion m'éclaire, cette vénération augmente. Je le dirai, au grand scan- dale de nos modernes réformateurs, qu'ils s'intitulent Lycurgues ou Charlemagnes, si je voyais un peuple auquel on aurait offert les institutions les plus parfaites, métaphysiquement parlant , et

' M. Rehberg, dans son excellent ouvrage sur le Code Napoléon, paye 8.

17? nn i/esprit de cojv'Quête et de l'os; upatkin.

qui les rel'iiscrait pour rester fidèle à celles de ses pères, j'estime- rais ce peuple, et je le croirais plus heureux par son sentiment et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu'il ne pourrait l'être par tous les perfectionnements proposés '.

Cette doctrine, je le conçois, n'est pas de nature à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes ; on s'enorgueillit de leur mérite. Le passé se fait tout seul ; personne n'en peut réclamer la gloire 2.

Indépendamment de ces considérations, et en séparant le bon- heur d'avec la morale, remarquez que l'homme se plie aux insti- tutions qu'il trouve établies, comme à des règles de la nature physique. Il arrange, d'après les défauts mêmes de ces institu- tions, ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s'adoucissent, parce que toutes les fois qu'une institution dure longtemps, il y a transaction entre elle et les intérêts de l'homme. Ses relations, ses espérances se groupent autour de ce quiexiste.Changer toutcela mêmepour le mieux, c'estluifairemal.

Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts, c'est d'être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur.

Il est évident que des peuples placés danS des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte beau- coup plus qu'elle ne leur vaut. La série d'idées dont leur être mo-

* Le sens trop absolu qu'on a donné à cette phrase, et la désapprobation ([u'on a cru y trouver pour toutes les innovations rpic le progrès des lumières amène et nécessite, m'ont engagé à ajouter, à la fin de cet ouvrage, un essai sur la stabilité dans les institutions politiques et sociales. On verra que, si je repousse les améliora- tions violentes et forcées, je condamne également h maintien, pur la force, de ce que la marche des idées (end à améliorer et à réformer insensiblement.

2 J'excepte du respect pour le passé tout ce qui est injuste. Le temps ne sanc- tionne pas l'injustice. L'esclavage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps. C'est que, dans ce qui est inlrinsè(iuement injuste, il y a toujours une partie souffrante, qui ne peut en prendre l'habitude, cl pour laquelle, en conséquence, l'influence salutaire du passé n'existe pas. Ceux qui allèguent l'habitude en faveur de l'injustice, ressemblent à cette cuisinière française à qui l'on reprochait de faire souffrir des anguilles en les écorchant : (( Elles y sont accoutumées, dit-elle; il y a trente ans que je le fais. »

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l'iil S csl Idiiim' j'i'adiit'llemt'iit, ef dès leur uaissaiice, lu* peut être inoditiée par un arranj^enicnf purement nominal , purement extérieur, indépendant de leur volonté '.

Même dans les Etats eonslilués dejiuis longtemps, et dont l'amal- game a perdu l'odieux de la violence et de la conquête, on voit le patriotisme ([ui naît des variétés locales, seul genre de patrio- tisme véritable,-renaître comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils eu entretien- nent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans cliaquevillageun érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l'apparence, même trompeuse, d'être con- stitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que s'ils n'étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d'honneur communal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie de l'autorité les surveille, s'alarme, et brise le germe prêt à éclore.

L'attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion! Qu'arrive-t-il? Que dans tous les États l'on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre; dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; vont s'agiter toutes les ambitions; le reste est immobile. Les individus, perdus dans uh isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un pré- sent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties '^.

La variété, c'est de l'organisation ; l'uniiormité, c'est du mé-

' En d'autres termes : toute réforme est une éducation. C'est pour cela que les États libres sont ceux ou les réformes sont les plus fréquentes et les plus faciles. La presse et la tribune font chaque jour l'éducation du pays, et, en préparant les intelligences, disposent les volontés. ^E. L.)

2 V. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. \, chap. ix; el su|i. loine l"' , [>. 102 et suiv., 2«7 el suiv. (E. L.)

174 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

canisnie. La variété, c'est la vie; rùniforraité, c'est la mort *.

La conquête a donc de nos jours un désavantage additionnel, et qu'elle n'avait pas dans l'antiquité. Elle poursuit les vaincus dans l'intérieur de leur existence ; elle les mutile, pour les réduire à une proportion uniforme. Jadis les conquérants exigeaient que les dé- putés des nations conquises parussent à genoux en leur présence : aujourd'hui, c'est le moral de l'homme qu'on veut prosterner.

On parle sans cesse du grand empire 2, de la nation entière, no- tions abstraites, qui n'ont aucune réalité. Le grand empire n'est rien, quand on le conçoit à part des provinces; la nation entière n'est rion, quand on la sépare des fractions qui la composent. C'est en défendant les droits des fractions qu'on défend les droits de la nation entière; car elle se trouve répartie dans chacune de ces fractions. Si on les dépouille successivement de ce qu'elles ont de plus cher, si chacune, isolée pour être victime, redevient, par une étrange métamorphose, portion du grand tout, pour ser- vir de prétexte au sacrifice d'une autre portion, l'on immole à l'être abstrait les êtres réels; l'on offre au peuple en masse l'ho- locauste du peuple en détail.

Il ne faut pas se le déguiser, les grands États ont de grands dé-, savantages. Des lois partent d'un lieu tellement éloigné de ceux elles doivent s'appliquer,' que des erreurs graves et fréquentes sont l'effet inéfvitable de cet éloignement. Le gouvernement prend l'opinion de ses alentours, ou, tout au plus, du lieu de sa résidence pour celle de tout l'empire. Une circonstance locale ou momen- tanée devient le motif d'une loi générale. Les habitants des pro- vinces les plus reculées sont tout à coup supris par des innova- tions inattendues, des rigueurs non méritées , des règlements vexatoires, subversifs de toutes les bases de leurs calculs, et de

' Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnements (lu'oii allègue en faveur de l'uniforiniié. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux auto- rités imposantes, M. de Momesquieu, Esprit des Lois, XXIX, xviii, et le marquis DE Mirabeau, dans VAmi des Hommes. Ce dernier prouve très-bien que, même sur les objets jiour lesquels on croit le plus utile d'établir l'uniformité, par exemple, sur les poids et mesures, l'avantage, lorsqu'on veut l'acheter par des vexations, de l'es- pionnage et des moyens de contrainte, est beaucoup moins grand qu'on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d'inconvénients.

2 C'était le grand mot de l'empereur, et son moyen favori pour briser tous les droits particuliers. V. sup. t. I, p. 292. (E. L.)

DK l.'lWirdnMITK. 175

toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce (ju'à deux cents lieues, des hommes, qui leur sont entièrement étrangers, ont cru pressentir quelques périls, deviner quelque agitation, ou aperce- voir quelque utilité.

On ne peut s'empêcher de regretter ces temps la terre était couverte de peuplades nombreuses et animées, l'espèce hu- maine s'agitait et s'exerçait en tout sens dans une sphère propor- tionnée à ses forces. L'autorité n'avait pas besoin d'être dure pour être obéie; la liberté pouvait être orageuse sans être anar- chique ; l'éloquence dominait les esprits et remuait les âmes; la gloire était à la portée du talent, qui, dans sa lutte contre la mé- diocrité, n'était pas submergé par les Ilots d'une multitude lourde et innombrable; la morale trouvait un appui dans un public im- médiat, spectateur et juge de toutes les actions dans leurs plus petits détails et leurs nuances les plus délicates.

Ces temps ne sont plus; les regrets sont inutiles. Du moins, puisqu'il faut renoncer à tous ces biens, on ne saurait trop le ré- péter aux maîtres de la terre : qu'ils laissent subsister dans leurs vastes empires les variétés dont ils sont susceptibles, les variétés réclamées par la nature, consacrées par l'expérience. Une règle se fausse lorsqu'on l'applique à des cas trop divers; le joug de- vient pesant, par cela seul qu'on le maintient uniforme, dans des circonstances trop différentes.

Ajoutons que, dans le système des conquêtes, cette manie d'uni- formité réagit des vaincus sur les vainqueurs. Tous perdent leur caractère national, leurs couleurs primitives; l'ensemble n'est plus qu'une masse inerte qui, par intervalles, se réveille pour souffrir, mais, qui, d'ailleurs, s'affaisse et s'engourdit sous le des- potisme. Car l'excès du despotisme peut seul prolonger une com- binaison qui tend à se dissoudre, et retenir sous une même do- mination des États que tout conspire à séparer. Le prompt établissement du pouvoir saiîs bornes, dit Montesquieu, est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution; nouveau malheur, ajoute-t-il, après celui de l'agrandissement.

Encore ce remède, plus fâcheux que le mal, n'est-il point d'une efficacité durable. L'ordre naturel des choses se venge des outrages qu'on veut lui faire, et plus la compression a été vio- lente, plus lu réaction se montre terrible.

CHAPITRE XIY.

TERME INÉVITABLE DES SUCCES D UNE NATION CONQUERANTE.

La l'orce nécessaire à un peuple, pour tenir tous les autres dans la sujétion, est aujourd'hui, plus que jamais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui prétendrait à un pareil empire se placerait dans un poste plus périlleux que la peuplade la plus faible. Elle deviendrait l'objet d'une horreur universelle. Toutes les opinions, tous les vœux, toutes les haines la menaceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces vœux éclateraient pour l.'envelopper.

11 y aurait sans doute dans cette fureur, contre tout un peuple, quelque chose d'injuste. Un peuple tout entier n'est jamais cou- pable des excès que son chef lui fait commettre. C'est ce chef qui l'égaré, ou, plus souvent encore, qui le domine sans l'égarer.

Mais les nations, victimes de sa déplorable obéissance, ne sauraient lui tenir compte des sentiments cachés que sa conduite dément. Elles reprochent aux instruments le crime de la main qui les dirige. La France entière souffrait de l'ambition de Louis XIV et la détestait; mais l'Europe accusait la France de cette ambi- tion, et la Suède a porté la peine du délire de Charles XIL *• Lorsqu'une fois le monde aurait repris sa raison, reconquis son courage, vers quels lieux de la terre l'agresseur menacé tournerait- il les yeux pour trouver de;3 défenseurs? A quels sen- timents en appellerait-il? Quelle apologie ne serait pas décréditée d'avance, si elle sortait de la même bouche qui, durant sa pros-

TiAXsm UL si(;ci;>. J77

périté coupable, aurait prodigué tant d'insultes, pioléré tant de mensonges, dicté tant d'ordres de dévastation? Invoquerait-il la justice? il l'a violée. L'humanité? il l'a foulée aux pieds. La loi jurée? toutes ses entreprises ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances? il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple aurait pu s'allier de bonne foi, s'associer volontaire- ment à ses rêves gi}i;antesques? Tous auraient sans doute courbé momentanément la tète sous le joug dominateur ; mais ils l'au- raient considéré comme une calamité passagère. Ils auraient at- tendu que le torrent eût cessé de rouler ses ondes, certains qu'il se perdrait un jour dans le sable aride, et qu'on pourrait fouler à pied sec le sol sillonné par ses ravages.

Compterait-il sur les secours de ses nouveaux sujets? 11 les a privés de tout ce qu'ils chérissaient et respectaient; il a troublé la cendre de leurs pères, et fait couler le sang de leurs lils.

Tous se coaliseraient contre lui. La paix, l'indépendance, la justice, seraient les mots du ralliement général ; et par cela même qu'ils auraient été longtemps proscrits, ces mots auraient acquis une puissance presque magique. Les hommes, pour avoir été les jouets de la folie, auraient conçu l'enthousiasme du bon sens. Un cri de délivrance, un cri d'union, retentirait d'un bout du globe à l'autre. La pudeur publique se communiquerait aux plus indécis; elle entraînerait les plus timides. Nul n'oserait de- meurer neutre, de peur d'être traître envers soi-même.

Le conquérant verrait alors qu'il a trop présumé de la dégra- dation du monde. Il apprendrait que les calculs fondés sur Tira- moralité et sur la bassesse, ces calculs dont il se vantait naguère comme dune découverte sublime, sont aussi incertains qu'ils sont étroits, -aussi trompeurs- qu'ils sont ignobles. Il riait de la niaiserie de la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui lui paraissait une chimère, de cet appel à une exaltation dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et qu'il était tenté de prendre pour l'accès passager d'une maladie soudaine. -Main- tenant il découvre que l'égoïsme a aussi sa niaiserie, qu'il n'est pas moins ignorant sur ce qui est bon que l'honnêteté, sur ce qui est mauvais; et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les mépriser. L'espèce humaine lui devient une énigme. On ^ parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de dévouement, n. 12

178 DK l'esprit de conquête et de l'usurpation.

Cette langue étrangère étonne ses oreilles; il ne &ait pas négocier dans cet idiome. Il demeure immobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable du machiavélisme dupe de sa propre cor- ruption.

Mais que ferait cependant le peuple qu'un tel maître aurait conduit à ce terme? Qui pourrait s'empêcher de plaindre ce peuple, s'il était naturellement doux, éclairé, sociable, suscep- tible de tous les sentiments délicats, de tous les courages héroï- ques, et qu'une fatalité déchaînée sur lui l'eût rejeté de la sorte' loin des sentiers de la civilisation et de la morale? Qu'il sentirait profondément sa propre misère 1 Ses contidences intimes, ses en- tretiens, ses lettres, tous les épanchements qu'il croirait dérober à la surveillance, ne seraient qu'un cri de douleur.

Il interrogerait tour à tour et son chef et sa conscience.

Sa conscience lui répondrait qu'il ne suffit pas de se dire contraint pour être excusable, que ce n'est pas assez de sépa- rer ses opinions de ses actes, de désavouer sa propre conduite, et de murmurer le blâme, en coopérant aux attentats.

Son chef accuserait probablement les chances de la guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse. Beau résultat, vrai- ment, de tant d'angoisses, de tant de souffrances, et de vingt gé- nérations balayées par un vent funeste, et précipitées dans la tombe !

CHAPITRE XA'.

HÉSULÏATS Ui: SYSTEME (If KltlUER A 1, Ér'OOlE AnTL'El.l.K.

' Les nations commerçantes de l'Europe moderne, industrieuses, civilisées, placées su» un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des relations dont l'interruption devient un désastre, n'ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est donc aujourd'hui le plus grand attentat qu'un gouvernement puisse commettre : elle ébranle, sans com[)ensa- tion, toutes les garanties sociales. Elle met en péril tous les genres de hberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes les sé- curités, pèse sur toutes les fortunes, combine et autorise tous les modes de tyrannie intérieure et extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une rapidité destructive de leur sainteté, comme de Içur but: elle tend à représenter tous les hommes que les agents de l'autorité voient avec malveillance, comme des complices de l'ennemi étranger : elle déprave les générations naissantes; elle divise le peuple en deux parts, dont l'une mé- prise l'autre, et passe volontiers du mépris à l'injustice; elle pré- pare des destructions futures par des destructions passées; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de l'avenir.

Ce sont des vérités qui ont besoin d'ètie souvent répétées; car l'autorité, dans son dédain superbe, les traite comme des pa- radoxes, en les appelant des lieux communs.

11 y a d'ailleurs parmi nous un assez grand nombre d'écrivains,

180 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

toujours au service du système dominant, vrais lansquenets, sauf la bravoure, à qui les désaveux ne coûtent rien, que les absurdi- tés n'arrêtent pas, qui cherchent partout une force dont ils ré- duisent les volontés en principes, qui reproduisent toutes les doc- trines les plus opposées, et qui ont un zèle d'autant plus infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écrivains ont répété à sa- tiété, quand ils en avaient reçu le signal, que la paix était le be- soin du monde; mais ils disent en même temps que la gloire militaire est la première des gloires, et que c'est par l'éclat des armes que la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer comment la gloire militaire s'acquiert autrement que par la guerre, et comment l'éclat des armes se concilie avec cette paix dont le monde a besoin. Mais que leur importé? Leur but est de rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur, ils vantent, tantôt la démagogie, tantôt le despo- tisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, tous les fléaux sur l'humanité, et prêchant le mal, faute de pou- voir le faire.

Je me suis demandé quelquefois ce que répondrait l'un de ces hommes qui veulent renouveler Gambyse, Alexandre ou Attila, si son peuple prenait la parole, et s'il lui disait : a La nature vous a donné un coup d'œil rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant d'émotions fortes, une soif inextinguible de bra- ver le danger pour le surmonter, et de rencontrer des obstacles pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de ces facul- tés? N'existons-nous que pour qu'à nos dépens elles soient exer- cées? Ne sommes-nous que pour vous frayer de nos corps expirants une route vers la renommée! Vous avez le génie des combats : que nous fait votre génie? Vous vous ennuyez dans le désœuvrement de la paix : que nous importe votre ennui? Le léopard aussi, si on le transportait dans nos cités populeuses, pourrait se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épaisses, ces plaines immenses, il se délectait à poursuivre, à saisir et à dévorer sa proie, sa vigueur se déployait dans la course rapide et dans l'élan prodigieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une autre terre, d'une autre espèce que nous. Apprenez la civi- lisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples pacifiques : ou cher-

RÉSILTATS DU SYSTÈME (ilKltltlKll A I. Kl'OglK ACTIELI.E. 181

chez ailleurs des instruments (|ui vdus ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour ([ui la vie n'ait de charmes que lors- qu'ils la risquent au sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les atlections douces, ni les habiliidcs stables, ni les arts ingénieux, ni la pensée calme et. profonde, ni toutes ces jouissances nobles ou éléj^antes, que le souvenir rend plus pré- cieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont l'héritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci. » " ,

Qui pourrait ne pas applaudir à ce langage? Le traité ne far- dci'ait pas à être conclu entre des nations qui ne voudraient qu'être libres, et celle que l'univers ne combattrait que pour la contraindre à être juste. On la verrait avec joie abjurer enfin sa longue patience, réparer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation un courage naguère trop déplorablement employé. Elle se replacerait, brillante de gloire, parmi les peuples civili- sés; et le système des conquêtes, ce fragment d'un état de clioses qui n'existe plus, cet élément désorganisateur de tout ce (|ui existe, serait de nouveau banni de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d'une éternelle réprobation.

SECONDE PARTIE.

DE L'USURPATION.

CHAPITRE I.

BLT PRECIS DE L\ COMPARAISON ENTRE L USURPATION ET L\ MONARCHIE.

Mon but n'est nullement, dans cet ouvrage, de me livrer à l'examen des diverses formes de gouvernement.

Je veux opposer un gouvernement régulier à ce qui n'en est pas un, mais non comparer les gouvernements réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus au temps l'on déclarait la monarchie un pouvoir contre nature; et je n'écris pas non plus dans le pays il est ordonné de proclamer que la république est une institu- tion antisociale.

Il y a vingt ans qu'un homme, d'horrible mémoire, dont le nom ne doit plus souiller aucun écrit, puisque la mort a fait justice de sa personne, disait, en examinant la constitution anglaise : J'y vois un roi^ je recule d'horreur. Il y a dix ans qu'un anonyme pro- nonçait le même anathème contre les gouvernements républi- cains, tant il est vrai, qu'à de certaines époques, il faut parcourir tout le cercle des folies, pour revenir à la raison '.

' Il y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question de la république et delà monarchie : comme si la pre-

18) DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

Quant à moi, je ne me réunirai point aux détracteurs des repu* bliques. Celles de l'antiquité, les facultés de l'homme se déve- loppaient dans un champ si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d'énergie et de dignité, remplissent toutes les Ames, qui ont quelque valeur, d'une émotion d'un genre profond et particulier. Les vieux éléments d'une nature antérieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé d'autres développe- ments de facultés et créé d'autres vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la Hollande en retrace trois d'activité, de bon sens, de fidélité, et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu des dissen- sions civiles, et même sous le joug de l'étranger : et l'impercep- tible Genève a fourni aux annales des sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et plus puissants.

mière n'était que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Ré- duite à CCS termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la liberté. y avail-il du reposa Rome sous Néron, sous Domitien, sous Héliogabale; à Syracuse sousDenys; en France sous Lous XI, ou sous Charles IX? Y avait-il de la liberté sous les décemvirs, sous le long parlement, sous la Convention ou même le Direc- toire? L'on peut concevoir un peuple, gouverné par des hommes qui paraissent de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes forment une faction dans l'État, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi concevoir un peuple, soumis à un chef uniiiue, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n'est contenu ni par la loi ni par l'opinion. D'un autre côté, une république pourrait se trouver tellement or- ganisée que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre ; et quant à la monar- chie, pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de sûreté personnelle et de plus de droits politiques, que n'en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les institu- tions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multipliaient les tyrans? Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune serait nécessaire à examiner I La monarchie est-elle la même chose, suivant (}ue son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une époque récente ; suivant que la famille régnante est de temps immémorial sur le trône, comme les descendants de Hugues Capet, ou qu'étrangère par son origmc, elle a été appelée à la couronne par le vœu du peuple, comme en Angleterre, en 1688, ou qu'elle est enfin tout à fait nouvelle, et sortie, par d'heureuses circonstances, de la foule de ses égaux ; suivant encore que la mo- narchie est accompagnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque tous les États de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux ; suivant que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne, purement honorifique, comme elle l'était en France; ou qu'elle forme une sorte de magistrature, comme la chambre des pairs, etc., etc. ?

COMPARAISON E.NTUK r,"( SLllI'ATION M LA MiiNAIICIIIK. 185

D'une autre part, en considérant les monarchies de nos jours, CCS monarchies, maintertant les peuples et les rois sont réunis par une confiance réciproque , cl ont coniracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hominai,'e. Celui-là serait bien peu fait pour apprécier la nature humaine, (pii aurait pu contempler froidement les transports de ces peuples au retour de leurs anciens chefs, et qui resterait insensible témoin de cette passion de loyauté, qui est aussi pour l'homme une noble jouis- sance.

Entin, lorsqu'on réfléchit que l'Angleterre est une monarchie, et que l'on y voit tous les droits des citoyens hors d'atteinte, l'élection populaire maintenant la vie dans le corps politique, malgré quelcjnes abus plus a|)parents que réels, la liberté de la presse respectée, le talent assuré de son triomphe, et, dans les individus de toutes les classes, cette sécurité fière et calme de l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont naguère, dans notre continent misérable, nous avions perdu jusqu'au der- nier souvenir, comment ne pas rendre justice à des institutions qui garantissent un pareil bonheur? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour de soi, se demandait dans quel asile obscur, si l'Angleterre était subjuguée, il pourrait écrire, parler, penser, respirer.

Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les avantages d'une monarchie, ni ceux d'une république : l'usurpation n'est point la monarchie. Ce qui fait qu'on a méconnu cette vérité, c'est que voyant dans l'une comme dans l'autre, un seul homme déposi- taire de la puissance, l'on n'a pas suffisamment distingué deux choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.

CHAPITRE II.

DIFFÉRENCES ENTRE l'uSURPATION ' F,T LA MONARGHIB.

L'habitude qui veille au fond de tous les cœurs Les frappe de respect, les poursuit de terreurs, Et sur la foule aveugle un instant égarée, Exerce une puissance invisible et sacrée, Héritage des temps, culte du souvenir, Qui toujours au passé ramène l'avenir.

Wallstein, acte. Il, se. iv.

*A7ra(; S= Tpayù; ocxi; à'v vÉov xpaTeT ^.

Eschyle, Prométh.

La monarchie, telle qu'elle existe dans la plupart des États européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la sou- tiennent à la fois et la limitent : et sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins om-

' Plusieurs objections m'ont été faites sur ma définition de l'usurpation : et quelques-unes sont fondées, en ceci du moins, que je n'ai pas distingué .assez claire- ment ce qui doit être considéré comme usurpation de ce qui ne mérite ce nom sous aucun rapport. Il en est résulté qu'un écrivain plein de talent a cru pouvoir opposer, à mes assertions sur les suites funestes de tout pouvoir usurpé, l'exemple de Guillaume III. J'ai, en conséquence, ajouté à la fin de cet ouvrage les développe- ments que ces objections rendaient nécessaires, et rempli une lacune essenlielle que j'avais eu tort de négliger.

2 Toute puissance nouvelle est de courte durée. (E, L.)

niPFÉRE.VCE> ENTRE LIJSrRPATION ET LA MONARCHIE. 1^7

brageuse. Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles.

L'usurpation est une force qui n'est moditiée ni adoucie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l'individualité de l'usurpa- teur, et cette individualité, par l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance et d'hostilité.

La monarchie n'est point une préférence accordée à un homme aux dépens des autres; c'est une suprématie consacrée d'avance : elle décourage les ambitions , mais n'offense point les vanités. L'usurpation exige de la part de tous une abdication immédiate en faveur d'un seul : elle soulève toutes les prétentions : elle met en fermentation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pédarète porte sur trois cents hommes, il est moins difficile à prononcer que lorsqu'il porte sur un seul '.

Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire. Ce qui constitue tel, ce n'est pas le trône qu'on veut transmettre, mais le trône dont on a hérité. On n'est monarque héréditaire qu'après la seconde génération. Jusques alors, l'usurpation peut bien s'in- tituler monarchie : mais elle conserve l'agitation des révolutions ([ui l'ont fondée : ces prétendues dynasties nouvelles sont aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressives que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le despotisme de Constantinople. Souvent c'est tous les deux

Un monarque montant sur le trône que ses ancêtres ont occupé, suit une route dans laquelle il ne s'est point lancé par sa volonté propre. Il n'a point sa réputation à faire ; il est seul de son espèce : on ne le compare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies ou les espérances ; il est obligé de justifier son élévation : il a contracté l'engagement tacite d'attacher de grands résultats à une si grande fortune : il doit craindre de tromper l'attente du public, qu'il a si puissamment éveillée. L'inaction la plus raisonnable, la mieux motivée, lui devient un danger. Il faut donner aux Français, tous

< Pédarète, en sortant d'une assemblée dont il avait inutilement sollicité les suf- frages, dit : Je rends grâces aux dieux de ce qu'il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilleurs que moi.

188 DE l'esprit de 'conquête et de l'usurpation.

les trois mois, disait un homme qui s'y entend bien, quelque chose de nouveau : il a tenu parole ' .

Or, c'est sans doute un avantage que d'être propre à de grandes choses, quand le bien général l'exige; mais c'est un mal que d'être condamné à de grandes choses pour sa considération per- sonnelle, quand le bien général ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre les rois fainéants. Dieu nous rende leur fainéan- tise, plutôt que l'activité d'un usurpateur !

Aux inconvénients de la position, joignez les vices du carac- tère, car il y en a que l'usurpation implique, et il y en a encore que l'usurpation produit.

Que de ruses, que de violences, que de parjures elle nécessite 1 Comme il faut invoquer des principes qu'on se prépare à fouler aux pieds, prendre des engagements que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller l'avidité elle sommeille, enhardir l'injustice elle se cache, la dépravation elle est timide : mettre, en un mot, toutes les passions coupables comme en serre chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et que la moisson soit plus abon- dante 2 !

Un monarque arrive noblement au trône : un usurpateur s'y glisse à travers la boue et le sang ; et quand il y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la carrière qu'il a parcourue.

Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magique, le pu- rifier du passé? Tout au contraire : il ne serait pas corrompu d'avance, que le succès suffirait pour le corrompre.

L'éducation des princes, qui peut être défectueuse sous bien des rapports, a cet avantage, qu'elle les prépare, sinon toujours à remplir dignement les fonctions du rang suprême, du moins à n'être pas éblouis de son éclat. Le fils d'un roi, parvenant au pou- voir, n'est point transporté dans une sphère nouvelle. Il jouit avec calme de ce qu'il a, depuis sa naissance, considéré comme son par- tage. La hauteur à laquelle il est placé ne lui cause pas de ver- tiges. Mais la tête d'un usurpateur n'est jamais assez forte pour

* C'est un mot de Napoléon. (E. L.)

^ Montaigne, Essais, liv. III, cli. xii, dit avec la même sévérité : « Il me plait . )) de voir combien il y a de lascheté et de pusillanimité en l'ambition; par combien )) d'abjection et de servitude il luy fault arriver à son but. » (E. L.)

bIFFËRENCES liNTRK LUSURFATION KT LA MONARCHIE. 1 S^<

sui)i)<irtei' celte élôvalioii subite. Sa raisonne peut résister ji un loi changement de toute son existence. L'on a renianiuécjue les par- ticuliers mêmes, qui se trouvaient soudain investis d'une extrême richesse, concevaient des désirs, des caprices, et des fantaisies dé- sordonnées. Le superllu de leur opulence les enivre, parce que l'opulence est une force ainsi que le pouvoir. Gomment n'en serait- il pas de même de celui qui s'est emparé illégalement de toutes les forces, et approprié illégalement tous les trésors? Illégalement, dis-je, car il y a quelque chose de miraculeux dans la conscience de la légitimité. Notre siècle, fertile en expériences de tout genre, nous en fournit une preuve remarquable. Voyez ces deux hommes, l'un que le vœu d'un peuple et l'adoption d'un roi ont appelé au trône, l'autre qui s'y est lancé, appuyé seulement sur sa volonté propre, et sur l'assentiment arraché a la terreur '. Le premier, conliant et tran([uille, a |)0ur allié le passé : il ne craint point la gloire de ses aïeux adoptifs, il la rehausse par sa propre gloire. Le second, inquiet et tourmenté, ne croit pas aux droits qu'il s'ar- roge, bien qu'il force le monde à les reconnaître. L'illégalité le poursuit comme un fantôme : il se réfugie vainement et dans le faste et dans la victoire. Le spectre l'accompagne au sein des pompes et sur les champs de bataille. Il promulgue des lois, et il les change; il établit des constitutions, et il les viole ; il fonde des empires, et il les renverse; il n'est jamais content de son édifice bâti sur le sable, et dont la base se perd dans l'abîme.

Si nous parcourons tous les détails de l'administration exté- rieure et intérieure , partout nous verrous des différences, au désavantage de l'usurpation, et à l'avantage de la monarchie.

Un roi n'a pas besoin décommander ses armées. D'autres peu- vent comb<1ttre pour lui, tandis que ses vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses prétoriens. Il en serait le mépris, s'il n'en était l'idole.

Ceux qui corrompirent les républiques grecques, dit Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C est qu'ils s' étaient plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire 2. Mais dans nos associations nom-

' Bernadoue el Napoléon. Sous le Directoire, Bernadolte avait été républicain sincère et aini politique de B. Constant. 11 y a beaucoup de passion et d'injustice dans cette comparaison. Mais il ne laut pas oublier que B. Constant était exilé, el exilé sans jugement. (E. L.)

- Esprit des Lois, Vill, 1.

190 DE LKSPRIT DE CONQUÊTE ET DE l/ USURPATION.

breuses, l'éloquence est impuissante; l'usurpation n'a d'autre appui que la force armée. Pour la fonder, cette force est néces- saire : elle l'est encore pour la conserver.

De là, sous un usurpateur, des guerres sans^ cesse renouvelées: ce sont des prétextes pour s'entourer de gardes; ce sont des occasions pour façonner ces gardes à l'obéissance ; ce sont des moyens d'éblouir les esprits, et de suppléer, par le prestige de la conquête, au prestige de l'antiquité. L'usurpation nous ramène au système guerrier ; elle entraîne donc tous les inconvénients que nous avons rencontrés dans ce système.

La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloires environ- nantes. Il gagne à la considération dont il entoure ses ministres. Il n'a nulle concurrence à redouter. L'usurpateur , pareil naguère, ou même inférieur à ses instruments, est obligé de les avilir, pour qu'ils ne deviennent pas ses rivaux. Il les froisse, pour les employer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fières s'é- loignent ; et quand les âmes fières s'éloignent, que reste-t-il? Des hommes qui savent ramper, mais ne sauraient défendre ; des hommes, qui insulteraient les premiers, après sa chute, le maître qu'ils auraient flatté '.

Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse que la monar- chie. Il faut d'abord payer les agents pour qu'ils se laissent dégrader : il faut ensuite payer ces agents dégradés, pour qu'ils se rendent utiles. L'argent doit faire le service et de l'opinion et d( l'honneur. Mais ces agents, tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n'ont pas l'habitude du gouvernement, i^i eux, ni leur maître, nouveau comme eux, ne savent tourner les obstacles. A chaque difficulté qu'ils rencontrent, la violence leur est si commode qu'elle leur paraît toujours nécessaire. Ils seraient tyrans par ignorance, s'ils ne l'étaient par intention. Vous voyez les mêmes institutions subsister dans la monarchie durant des siècles. Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois révoqué ses pro- pres lois, et suspendu les formes qu il venait d'instituer, comme un ouvrier novice et impatient brise ses outils.

Un monarque héréditaire peut existera côté ou, pour mieux dire, à la tête d'une noblesse antique et brillante ; il est, comme elle, riche de souvenirs. Mais le monarque voit des soutiens,

* Ceci a été écrit six mois avant la chute Je Bonaparte.

DIKFénENr.ES ENTRE, L IMUI-ATION Kl LA MnNMicillK. l'.»l

l'usurpateur voit des ennemis. Toute noblesse, dont l'exislence a l)récédé la sienne, doit lui taire ombrage. 11 laut que, pour appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle noblesse '.

Mais il y a contusion d'idées dans ceux qui parlent des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse engage, envers un homme et ses des- cendants, le respect des générations, non-seulement futures, mais contemporaines. Or, ce dernier point est le plus difticile. On peut bien admettre un traité pareil, lorsqu'en naissant on le trouve sanctionné; mais assister au contrat, et s'y résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avantagée.

L'hérédité s'introduit dans des siècles de simplicité ou de con- quête; maison ne l'institue pas au milieu de la civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'établir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige ne sont jamais l'effet de la volonté : elles sont l'ouvrage des circonstances. Tous les terrains sont propres aux aliguements géométriques ; la nature seule produit les sites et les effets pittorescjues. Une hérédité, qu'on voudrait éditier, sans qu'elle reposât sur aucune tradition respectable et presque mysté- rieuse, ne dominerait point l'imagination. Les passions ne seraient pas désarmées; elles s'irriteraient au contraire davantage contre une inégalité subitement érigée erUeur présence et à leurs dépens. Lorsque llroaiweirvoulut instituer une chambre haute, il y eut révolte générale dans l'opinion d'Angleterre. Les anciens pairs refusèrent d'en faire partie, et la nation refusa de son côté de reconnaître comme pairs ceux qui se rendirent à l'invitation ^.

' L'édition de 1814 ajoute la note suivante qui a disparu de l'édition de 1815 t Ce que j'écrivais ici ne s'applique qu'au système que j'exanninais alors, c'est-à-dire, h l'hypothèse d'un usurpateur détruisant toutes les institutions anciennes pour leur substituer des institutions créées par un seul. La révolution qui vient de s'opérer répond à jdusieurs de mes objections. Pour ce qui regarde la noblesse, par exem- ple, la combinaison de l'ancienne et de la nouvelle est une heureuse et libérale idée. La première donnera à la seconde le lustre de l'antiquité; et celle-ci, compo- sée heureusement en ^'rande partie d'hommes couverts de gloire, apporte en dot l'éclat des triomphes militaires. Dans ce cas, comme dans presque toutes les dillicultés qu'elle avait à combattre, la constitution actuelle les a surmontées habilement, et a conservé tout ce qui était bon dans un régime dont l'ensemble d'ailleurs était détes. table. Pour juger mon ouvrage, il ne faut pas oublier qu'il est écrit et publié depuis quatre mois : je voyais alors le mal, et je ne pouvais prévoir le bien.

- Un pajnphlet publié contre la prétendue chambre fiaute du temps de Cromweli

i9'2 DE i/esprit de conquête et de l usurpation.

On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera-t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit sur eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres, sera la source de l'illus- tration ?

Des raisonnements du même genre se reproduisent relative- ment à ces assemblées, qui, dans quelques monarchies, défendent ou représentent le peuple. Le roi d'Angleterre est vénérable au milieu de son parlement ; mais c'est qu'il n'est pas, nous le répé- tons, un simple individu ; il représente aussi la longue suite des rois qui l'ont précédé, il n'est'pas éclipsé par les mandataires de la nation ; mais un seul homme, sorti de la foule , est d'une stature trop diminutive, et, pour soutenir la parallèlle, il faut que cette stature devienne terrible. Les représentants d'un peuple, sous un usurpateur, doivent être ses esclaves, pour n'être pas ses maîtres. Or, de tous les fléaux politiques, le plus eff'royable est une assemblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Nul n'oserait vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agents de vouloir, lorsqu'ils se disent les interprètes libres du vœu natio- nal. Songez au sénat de Tibère, songez au parlement d'Henri VIIL

Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique également à la pro- priété. Les anciens propriétaires sont les appuis naturels d'un mo- narque légitime ; ils sont les ennemis-nés d'un usurpateur. Or, je pense qu'il est reconnu que pour qu'un gouvernement soit pai- sible, la puissance et la propriété dqivent être d'accord. Si vous les séparez, il y aura lutte, et à la fin de cette lutte, ou la pro- priété sera envahie, ou le gouvernement sera renversé.

llparaîtplus facile, à la vérité, de créer de nouveaux propriétaires que de nouveaux nobles; mais il s'en faut qu'enrichir des hom- mes devenus puissants soit la même chose qu'investir du pouvoir des hommes qui étaient nés riches. La richesse n'a point un effet rétroactif. Conférée tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni cette sécurité sur leur situation, ni cette absence d'inté- rêts étroits, ni cette éducation soignée qui forment ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit propriétaire aussi leste- ment qu'on prend la propriété. A Dieu ne plaise que je veuille

est une preuve remarquable de l'impuissance de l'autorité dans les institutions de ce genre. V. A reasoaabk .ipeecit made by a icorlhij laemher of parliamenl in the /lousc of Gommons, concerning the other Irouse. March. 1659.

DIFFÉRENCES ENTRK I. LSIjKI'A l'iU.N Kl LA MuNAnCMIE. 1 Hii

insinuei' ici que la richesse doit constituer un privilège 1 Toutes les facultés naturelles, comme tous les avantages sociaux, doivent trouver leur place dans l'organisation politi(pie, et le talent n'est certes pas un moindre trésor ([uc lopulence. Mais, dans une société bien organisée, le talent conduit à la propriété. Le corps des anciens propriétaires se recrute ainsi do nouveaux membres, et c'est la seule manière dont un cliangement progressif, impercep- tible et toujours partiel, doive s'opérer. L'acquisition lente et graduelle dune propriété légitime est autre chose que la conquête violente d'une propriété qu'on enlève. L'homme qm s'enrichit par son industrie ou ses facultés apprend a mériter ce qu'il ac- (juiert : celui qu'enrichit la spoliation ne devient que plus indigne de ce qu'il ravit.

Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d'un juur, qui nous entendaient regretter le gouvernement des propriétaires, ont eu la tentation de devenir propriétaires pour se rendre plus dignes de gouverner; mais quand ils se seraient investis en ([uel- ques heures de propriétés considérables, par une volonté qu'ils auraient appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que ce que la loi avait conféré, la loi pouvait le reprendre; et la pro- priété, au lieu de protéger l'institution, aurait eu contiimellenjent besoin d'être protégée par elle. En richesse, comme en autre chose, rien ne supplée au ternps.

D'ailleurs, pour enrichi' les uns, il faut appauvrir les autres : pour créer de nouveaux propriétaires, il faut dépouiller les an- ciens. L'usurpation générale doit s'entourer d'usurpations par- tielles, comme d'ouvrages avancés qui la défendent. Pour un intérêt qu'elle se concilie, dix s'arment contre elle.

Ainsi dpnc, malgré la ressemblance trompeuse qui paraît exister entre l'usurpation et la monarchie, considérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul homme, rien n'est plus diiférent. Tout ce qui fortifie la seconde, menace la première; tout ce qui est dans la monarchie, une cause d'union, d'harmonie et de repos, est dans l'usurpation une cause de résistance, de haine et de secousses.

Ces raisonnements ne militent pas avec moins Je force pour les républiques, quand elles ont existé longtemps. Alors elles ac- quièrent, comme les monarchies, un héritage de traditions,

H. 13

I9't DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

d'usages et d'habitudes. L'usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle déchire et qu'elle ensanglante en les arrachant.

CHAriTRE 111.

D UN R\PP()»T SOUS LEQUEL f. USUHPATION EST l'LUS FACHEUSE QUE LE IIESPOTISME LE PLUS ABSOLU. »

Je ne suis point assurément le partisan du despotisme ; mais s'il fallait choisir entre l'usurpation et un despotisme consolidé, je ne sais si ce dernier ne me semblerait pas préférable.

Le despotisme bannit toutes les formes de la liberté; l'usurpa- tion, pour motiver le renversement de ce qu'elle remplace, a besoin de ces formes; mais en s'en emparant, elle les profane. L'existence de l'esprit public lui étant dangereuse, et l'apparence de l'esprit public lui étant nécessaire, elle frappe d'une main le peuple pour étouffer l'opinion réelle, et elle le frappe encore de l'autre, pour le contraindre au simulacre de l'opinion supposée.

Quand le Grand Seigneur envoie le cordon à l'un des minis- tres disgraciés, les bourreaux sont muets comme la victime; quand un usurpateur proscrit l'innocence, il ordonne la calomnie, pour que répétée elle paraisse un jugement national; l'usurpateur prescrit un examen dérisoire, comme préface de l'approbation '.

Cette contrefaclion de la liberté réunit tous les maux de l'anar- chie et tous ceux de l'esclavage. Il n'y a poiut de terme à la tyrannie qui veut arracher les symptômes du consentement. Les hommes paisibles sont persécutés comme indifférents, h s hommes énergiques comme dangereux'*; la servitude estr sans

* V. sup. tomel, p. 13. (E. L.)

' (yesl une allusion aux persécutions donl M"" de Staël el B Constant lui-niênae

196 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

repos, l'agitation sans jouissance ■: cette agitation ne ressemble à la vie morale que comme ressemblent à la vie physique ces con- vulsions hideuses qu'un art, plus etirayant qu'utile, imprime aux cadavres sans les ranimer.

C'est l'usurpation qui a inventé ces prétendues sanctions, ces adresses, ces félicitations monotones, tribut habituel qu'à toutes les époques, les mêmes hommes prodiguent, presque dans les mêmes mots, aux mesures les plus opposées : la peur y vient singer tous les dehors du courage pour se féliciter de la -honte e* pour remercier du malheur. Singulier genre d'artifice dont nul n'est la dupe ! Comédie convenue qui n'en impose à personne, et qui, depuis longtemps, aurait succomber sous les traits du ri- dicule 1 Mais le ridicule attaque tout, et ne détruit rien. Chacun penser avoir reconquis, par la moquerie, l'honneur de l'indépen- dance, et, content d'avoir désavoué ses actions par ses paroles, se trouve à l'aise pour démentir ses paroles par ses actions •.

Qui ne sent que plus un gouvernement est oppressif, plus les citoyens épouvantés s'empresseront de lui faire hommage de leur enthousiasme de commande! Ne voyez-vous pas, à côté des re- gistres que chacun signe d'une main tremblante, ces délateurs et ces soldats? Ne lisez-vous pas ces proclamations déclarant fac- tieux ou rebelles ceux dont le suffrage serait négatif? Qu'est-ce qu'interroger un peuple au milieu des cachots et sous l'empire de l'arliitraire, sinon demander aux adversaires de la puissance une liste pour les reconnaître et pour les frap^^er à loisir?

L'usurpateur, cependant,' enregistre ces acclamations et ces harangues : l'avenir le jugera sur ces monuments érigés par lui. le peuple fut tellement vil, dira-t-on, le gouvernement dut être tyrannique. Rome ne se prosternait pas devant Marc-Aurèle, mais devant Tibère et Caracalla.

Le despotisme étouffe la liberté de la presse, l'usurpation la parodie. Or, quand la liberté de la presse est tout à fait compri- mée, l'opinion sommeille, mais rien ne l'égaré ; quand au con-

aviient élé victimes parce qu'ils se ptrmeUaienl de critiquer ou se refusaient à louer le ma'lre de la France. Voyez les Mélanges de littérature et de politique, de li. Constant, p. 207 et suiv. (E. L.)

' Réflexion malheureusement trop juste; on se venge de sa propre bassesse en s'en iiioquaiil; on ne reconquiert ainsi ni l'estime des autres, ni sa propre estime. (E. L.j

l/lTSURPATIO.N PLUS FACHErSE U''E l-K UKSPdTISMK. 197

\vMvc (les écrivains soudoyés s'en saisissent, ils discutent, connue sil était question de convaincre ;ils s'emportent, coinnn; s'il y avait de ropi)osition ; ils insultent, comme si l'on possédait la l'acuité de répondre; leurs dillamations absurdes précèdent des condauiua- tions barbares, leurs plaisanteries féroces préludent à d'illégales condamnations; leurs démonstrations nous feraient croire que .leurs victimes résistent, comme en voyant de loin les danses fré- nétiques des sauvages autour des captifs qu'ils tourmentent, on dirait qu'ils combattent les malheureux qu'ils vont dévorer.

Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l'homme le droit de se taire; lusurpation le condamne à parler; elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée, et, le for- çant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consola- tion qui reste encore à l'opprimé.

Quand un peuple n'est qu'esclave, sans être avili, il y a pour lui possibilité d'un meilleur état de choses; si quelque circon- stance heureuse le lui présente, il s'en montre digne;. le despo- tisme laisse cette chance à l'espèce humaine. Le joug de Phi- lippe II et les échafauds du duc d'Albe ne dégradèrent point les généreux Hollandais; mais l'usurpation avilit un peuple en même temps qu'elle l'opprime; elle l'accoutume à fouler aux pieds ce qu'il respectait, à courtiser ce qu'il méprise, à se mépriser lui- même, et, pour peu qu'elle se prolonge, elle rend, même après sa chute, toute amélioration impossible : on renverse Commode; mais les prétoriens mettent l'empire à renchère, et le peuple obéit à l'acheteur.

En pensant aux usurpateurs fameux que l'on nous vante de siècle en siècle, une seule chose me semble admirable, c'est l'ad- miraiion qu'on a pour eux. César, et cet Octave qu'on appelle Auguste, sont dos modèles en ce genre : ils commencèrent par la proscription de tout ce qu'il y avait d'éminent à Rome, ils pour- suivirent par la dégradation de tout ce qui restait de noble, ils finirent par léguer au monde Vitellius, Domitien, Héliogabale, et enfin les Vandales et les Goths '.

' M""^ de Slaël dit, avec la même profondeur politique : « Il ne faut jamais jufier )) les despotes par les succès momentanés que la tension même du pouvoir leur fait )) obtenir. C'est l'état dans lequel ils laissent le pays à leur mort ou à leur chute, » c'jest ce qui reste de leur règpe après eux, qui révèle ce qu'ils ont été. » Consid. sur la rév. française. Prem. partie, cli. II. (E. L.)

CHAPITRE IV.

QUE L USURPATION NE PEUT SUBSISTER A NOTRE EPOQUE DE LA CIVILISATION.

Après ce tableau de l'usurpation, il sera consolant de démon- trer qu'elle est aujourd'hui un anachronisme non moins grossier que le système des conquêtes.

Les républiques subsistent de par le sentiment profond que chaque citoyen a de ses droits, de par le bonheur, la raison, le calme et l'énergie que la jouissance de la liberté procure à l'homme; les monarchies, de par le temps, de par les habitudes, de par la sainteté des générations passées. L'usurpation ne peut s'établir que par la suprématie individuelle de l'usurpateur.

Or, il y a des époques, dans l'histoire de l'espèce humaine, la suprématie, nécessaire pour que l'usurpation soit possible, ne saurait exister. Telle fut la période qui s'écoula en Grèce, depuis l'expulsion des Pisistratides jusqu'au règne de Philippe de Ma- cédoine; tels furent aussi les cinq premiers siècles de Rome, depuis la chute des Tarquins jusqu'aux guerres civiles.

En Grèce, -des individus se distinguent, s'élèvent, dirigent le peuple : leur empire est celui du talent, empire brillant, mais passager, qu'on leur dispute et qu'on leur enlève. Périclès voit plus d'une fois sa domination prête à lui échapper, et ne doit qu'à la contagion qui le frappe, de mourir au sein du pouvoir. iMiltiade, Aristide, Thémistocle, Alcibiade, saisissent la puissance et la reperdent, presque sans secousses.

1,'USIIRPATION NR PKU'I -riol^llCIl \ NulIlK KCiiuti;. 1 90

A Home, l'absence de toute suprématie individuelle se fait en- core bien plus remarquer. Pendant cinq siècles on ne peut sortir, do la foule immense des grands honmies de la réi)ubli<|U{', l< nom d'un seul, ([ui l'ait gouvernée d'une manière durable.

A d'autres époques, au contraire, il semble que le gouverne- ment des peuples appartienne au premier individu qui se pré- sente. Dix ambitieux, jdeins de talents et d'audace, avaient en vain tenté d'asservir laré[)ubli(juc romaine. Il avait fallu vingt ans de dangers, de travaux et de triomphes à César pour arriver aux marches du trùne, et il était mort assassiné avant d'y monter. Claude se cache derrière une tapisserie, des soldats l'y décou- vrent : il est empereur, il règne quatorze ans.

Cette différence ne tient pas uniquement à la lassitude qui s'empare des hommes après des agitations prolongées, elle tient aussi à la marche de la civilisation.

Lorsque l'espèce humaine est encore dans un profond degré d'ignorance et d'abaissement, presque totalement dépourvue de facultés morales, et presque aussi dénuée de connaissances, et par conséquent de moyens physiques, les nations suivent, comme des troupeaux, non-seulement celui qu'une qualité brillante dis- tingue, mais celui qu'un hasard quelconque jette en avant de la foule. A mesure que les lumières font des progrès,, la raison révoque en doute la légitimité du hasard, et la réflexion (\u\ com- pare aperçoit entre les individus une égalité opposée à toute suprématie exclusive.

C'est ce qui faisait dire à Aristote qu'il n'y avait guère de son temps de véritable royauté. « Le mérite, continuait-il, trouve au- jourd'hui des pairs, et nul n'a de vertus si supérieures au reste des hommes, qu'il puisse réclamer pour lui seul la prérogative do commander '. » Ce passage est d'autant plus remarquable que le philosophe de Stagyre l'écrivait sous Alexandre.

Il fallut' peut-être moisis de peine et de génie à Cyrus pour

asservir les Pejses barbares qu'au plus petit tyran d'Italie, dans

le seizième siècle, pour conserver le pouvoir qu'il usurpait. Les

conseils mêmes de Machiavel prouvent la difticidtécjoissante.

Ce n'est pas précisément l'étendue, mais l'égale répartition des

' Aristote. Polit., Y, 10.

•200 OE I, ESPRIT DE CONQUÊTE ET DE l/uSUTlPATION.

lumières, qui met obstacle à la suprématie des individus ; et ceci ne contredit en rien ce que nous avons affirmé précédemment, que chaque siècle attendait un honnue qui lui servît de représen- tant. Ce n'est pas dire que chaque siècle le trouve. Plus la civili- sation est avancée, plus elle est difficile à représenter.

La situation de la France et de l'Europe, il y a vingt ans, se rapprochait, sous ce rapport, de celle de la Grèce et de Rome aux époques indiquées. Il existait une telle multitude d'hommes également éclairés, que nul individu ne pouvait tirer de sa supé- riorité personnelle le droit exclusif do gouverner. Aussi nul, du- rant les dix premières années de nos troubles, n'a pu se marquer une place à part.

Malheureusement, à chaque époque pareille, un danger menace l'espèce humaine. Comme lorsqu'on verse des flots d'une liqueur froide dans une liqueur bouillante, la chaleur de celle-ci se trouve affaiblie : de même, lorsqu'une nation civilisée est envahie par (les barbares, ou qu'une masse ignorante pénètre dans son sein et s'empare de ses destinées, sa marche est arrêtée, et elle fait des pas rétrogrades.

Pour la Grèce, l'introduction de l'influence macédonienne ; pour Home, l'aggrégalion successive des peuples conquis ; enfin, pour tout l'empire romain, l'irruption des hordes du Nord, furent des événements de ce genre. La suprématie des individus, et par conséquent l'usurpation, redevinrent possibles. Ce furent presque toujours des légions barbares qui créèrent des empereurs.

En France, les troubles de la révolution ayant introduit dans le gouvernement une classe sans lumières et découragé la classe éclairée, cette nouvelle irruption de barbares a produit le même effet, mais dans un degré bien moins durable parce que la dis- proportion était moins sensible. L'homme qui a voulu usurper parmi nous, a été forcé de quitter pour un temps les routes civili- sées ; il est remonté vers des nations plus ignorantes, comme vers un autre siècle : c'est qu'il a jeté les fondements de sa préémi- nence. Ne pouvant faire arriver au sein de l'Europe l'ignorance et la barbarie, il a conduit des Européens en .\frique *, pour voir s'd

Il e.st prolialile (|u'en allant en Éf^ypie, Ronaiiarle ne songeait à rien de ce (|ue suppose B. Constant, tout au plus pouvait-il penser à s'.ittacher l'armée. Il n'était (las besoin de l'Kgypte pour cela ; lonle ç'uerre suffisait. (E. L.)

l'uSL'HI'ATION -NK I'KLT SIIISISTKK A MtTllI': KI'OQUE. '20{

ïV'iissirait î^ los lavomuT ;i la liarbaric. et ;i ri;,'iioi'aiicc ; cleiisuito, pour niaiiiteiiir son autorité, il a travaillé à taire lecuU-r ri'^urope .

Les peuples se sacrifiaient jadis pour les individus, et s'en fai- saient gloire : de nos jours, les individus sont forcés à feindre (|u'ils n'agissent que pour l'avantage et le bien des peuples. On les entend (|uel(iuefois essayer de parler d'eux-mêmes, des devoirs du monde envers leurs personnes, et ressusciter un style tombé en désuétude, depuis Cambyse et Xerx^s. Mais nul ne leur répond dans ce sens, et, désavoués <[u'ils sont par le silence de leurs flatteurs mêmes, ils se replient, malgré qu'ils en aient, sur une hypocrisie qui est unliommage à l'égalité.

Si l'on pouvait parcourir attentivement les rangs obscuis d'un l)euple soumis en apparence à l'usurpateur qui l'opprime, on le verrait, cojiune par un instinct confus, fixer les yeux d'avance sur ^in^tant cet usurpateur tombera. Son enthousiasme con- tient un mélange bizarre et d'analyse et de moquerie. 11 semble, peu confiant en sa conviction propre, travailler à la fois à s'étour- dir par ses acclamations et à se dédommager par ses railleries, et pressentir lui-même l'instant le prestige sera passé.

Voulez-vous voir à quel point les faits démontrent la double impossibilité des conquêtes et de l'usurpation à l'époque actuelle? Réfiéchissez aux événements qui se sont accumulés sous nos yeux durant les six mois qui viennent de s'écouler. La conquête avait établi l'usurpation dans une grande partie de l'Europe ; et cette usurpation sanctionnée, reconnue pour légitime par ceux mômes qui avaient intérêt à ne jamais la reconnaître, avait revêtu toutes les formes pour se consolider. Elle avait tantôt menacé, tantôt tlatté les peuples: elle était parvenue à rassembler des forces im- menses pour inspirer la crainte, des sophismes pour éblouir les esprits, des traités pour rassurer les consciences; elle avait gagné quelques années, qui commençaient à voiler son origine. Les gou- vernements, soit républicains, soit monarchiques, qu'elle avait détruits, étaient sans espoir apparent, sans ressources visibles ; ils survivaient néanmoins dans le cœur des peuples. Vingt batailles perdues n'avaient pu les en déracinfr : une seule bataille a été gagnée, et l'usurpation, s'est vue de toutes parts mise en fuite ; et, dans plusieurs des pavs elle dominait sans (»p|)Osition, le voya- peiir aurait peine aujourd'hui à en découvrir la trace.

CHAPITRE V

L-'USUKPATION NE PEUT-ELLE SE xMALNTEMP. PAR LA FORCE?

Mais l'usurpation ne saurait-elle se perpétuer par la force ? N'a- t-elle pas à son service, comme tô^ut gouvernement, des geôliers, des chaînes et des soldats ? Que faut-il de plus pour garantir sa durée ?

Ce raisonnement, depuis que l'usurpation, assise sur un trône, tient de l'or d'une main et une hache de l'autre, a été reproduit sous des formes merveilleusement variées. L'expérience elle-même semble déposer en sa faveur : j'ose pourtant révoquer cette expé- rience en doute.

Ces soldats, ces geôliers et ces chaînes, qui sont des moyens extrêmes dans les gouvernements réguliers, doivent être les res- .sources habituelles de l'usurpation, vu les obstacles qu'elle ren- contre de toutes parts. Le despotisme, dont ces gouvernements ne font sentir à leurs sujets la pratique que par intervalle et dans les temps de crise, est, pour l'usurpation, un état constant et une pratique journalière.

Or, la théorie du despotisme se laisse défendre spéculativement par des écrivains ou des orateurs, parce que la parole prèle à toutes les erreurs sa docile assistance ; mais la pratique proloii *'e du despotisme est impossible aujourd'hui. Le despotisme est un troisième anachronistne, comme la conquête et l'usurpation.

Donnons quelques dévcloppemerts à cette assertion ; disons d'abord pourquoi l'on a pu croîte que noire génération était dis-

l/uSURPATIOiN .NE PEUT-ELLE SE MAINTEMU l'AU LA FiiHCE. l'O^

posée à se résigner au despotisme. C'est parce qu'on lui a oiïerl avec ignorance, obstination et rudesse, des formes de liberté dont elle n'était plus susceptible, et qu'ensuite, sous le nom de liberté, on lui a présenté une tyrannie plus ctlVoyable qu'aucune t!o celles dont l'histoire nous a transmis la mémoii'c. Il n'est pas étonnant que cette génération ait conçu de la liberté une terreur aveugle qui l'a précipitée dans la plus abjecte servitude.

Heureusement le despotisme, et grâces lui en soient rendues, a l'ait de son mieux pour nous guérir de cette honteuse erreur. 11 a prouvé que, sous ses couleurs véritables, sans déguisements et sans palliatifs, il causait autant de maux, pour le moins, que ce ([u'on avait si absurdement désigné comme liberté. Le moment est donc arrivé quelques idées raisonnables sur cette matière peuvent trouver accès.

CHAPITRE VI.

DE L ESPÈCE* DE LIBERTÉ QU ON A PRESENTEE AUX HOMMES A LA FIN DU SIÈCLE DERNIER.

La liberté qu'on a présentée aux hommes à la fin du siècle der- nier était empruntée des républiques anciennes'. Or, plusieurs des circonstances que nous avons exposées dans la première par- lie de cet ouvrage, comme étant la cause de la disposition belli- queuse des anciens, concouraient aussi à les rendre .capables d'un genre de liberté dont nous ne sommes plus susceptibles.

Cette liberté se composait plutôt de la participation active au pouvoir collectif que de la jouissance paisible de l'indépendance individuelle ; et même, pour assurer cette participation, il était nécessaire que les citoyens sacrifiassent en grande partie cette jouissance; mais ce sacrifice est absurde à demander, impossible à obtenir, à l'époque à laquelle les peuples sont arrivés.

Dans les républiques de raiitifjuifé, la petitesse du territoire faisait que cliaque citoyen avait politiquement une grande impor- tance personnelle. L'exercice des droits de cité constituait l'occu- pation et pour ainsi dire ramuseineiit de tous. Le peuple entier concourait à la conleclion des lois, prononçait les-jugements. cidait de la guerre et de la paix. La part que l'individu prenait à

L'auteur esi revenu sur ceUe nueslion, si irnporlanle et si mal coinpiisi-, dans un discours prononcé en IblO à i'Alhénée de la lue de Valois, discours lulitule : De la liberté des anciens comparée à celle des modernes. (E. L.)

DE I.KSl'ÈCE DE LIUERTE gl u.N V l'HÉ»îE.MÉK MX HuMMKS. l'(l*J

la semveraineté nationale n'était point, comnit' :\ présent, uno supposition abstraite; la volonté de chacun avait une influence réelle ; l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété ; il en résultait que les anciens étaient disposés, pour la conservation de leur importance politique et de leur part dans l'administration de l'État, à renoncer n leur indépendance privée.

Ce renoncement était nécessaire : car, pour l'aire jouir un peuple de la plus grande étendue de droits politiques, c'est-à-dire pour que chaque citoyen ait sa part de la souveraineté, il faut des institutions qui maintiennent l'égalité, qui empêchent l'accrois- sement des fortunes, proscrivent les distinctions, s'opposent à l'influence des richesses, des talents, des vertus méraes '. Or toutes ces institutions limitent la liberté et compromettent la sû- reté individuelle.

Aussi, ce que nous nommons liberté civile était inconnu chez la plupart des peuples anciens 2. Toutes les républiques grec- ques, si nous en exceptons Athènes 3, soumettaient les individus à une juridiction sociale presque illimitée. Le même assujettisse- ment individuel caractérisait les beaux siècles de Rome : le ci- toyen s'était constitué en quelque sorte l'esclave de la nation dont il faisait partie ; il s'abandonnait en entier aux décisions du sou- verain, du législateur ; il lui reconnaissait le droit de surveiller toutes ses actions et de contraindre sa" volonté ; mais c'est ({u'il était lui-même îi son tour ce législateur et ce souverain ; il sentait avec orgueil tout ce que valait son suffrage dans une nation assez peu nombreuse, pour que chaque citoyen fût une puissance ; et cette conscience de sa propre valeur était pour lui un ample dé- dommagement.

Il en est tout autrement dans les États modernes : leur étendue,

' De l'ostracisme, le pétalisme, les lois agraires, la censure, etc., etc.

2 Voyez la preuve plus développée, dans les Mémoires sur l'instruction publique, de Condorcet, et dans Vllistoire des républiques Ualiennes de Simonde-Sismondi, IV, 370. Je cite avec plaisir ce dernier ouvrage, production d'un caractère aussi noble que le talent de l'auteur est dislinpué.

s 11 est assez singulier que ce soit précisément Athènes que nos modernes réfor- mateurs aient évité de prendre pour modèle : c'est qu'Athènes nous ressemblait trop; ils voulaient plus de différences pour avoir plus de mérite. Le lecteur curieux de se convaincre du caractère tout à fait moderne des Athénien'!, peut consulter surtout Xénophon et Isocrale.

■JOO DE l'esprit de cunqukte et de l'usupaTion.

beaucoup plus vaste que celle des anciennes républiques, fait que la masse de leurs habitants, quelque forme de gouvernement qu'ils adoptent, n'a point de part active à ce gouvernement. Ils ne sont appelés tout au plus à l'exercice de la souveraineté, que par la représentation, c'est-à-dire d'une manière fictive.

L'avantage que procurait au peuple la liberté, comme les an- ciens la concevaient, c'était d'être de fait au nombre des gouver- nants ; avantage réel, plaisir à la fois flatteur et solide. L'avantage que procure au peuple la liberté chez les modernes, c'est d'être représenté, et de concourir à cette représentation par son choix. C'est un avantage sans doute, puisque c'est une garantie ; mais le plaisir immédiat est moins vif : il ne se compose d'aucune des jouissances du pouvoir ; c'est un plaisir de réflexion : celui des anciens était un plaisir d'action. Il est clair que le premier est moins attrayant ; on ne saurait exiger des hommes autant de sacrifices pour l'obtenir et le conserver.

En même temps ces sacrifices seraient beaucoup plus pénibles : les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'é- poque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particulier. Les hommes n'ont besoin, pour être heureux, que d'être laissés dans une indé- pendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d'activité, à leurs fantaisies.

Les anciens trouvaient plus de jouissances dans leur existence publique, et ils en trouvaient moins dans leur existence privée : en conséquence, lorsqu'ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient moins pour obtenir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée : l'immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n'atta- che nécessairement qu'un intérêt très-passager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrijieraienldonc plus pour obtenir moins.

Les ramifications sociales sont plus compliquées, plus étendues qu'autrefois ; les classes mêmes qui paraissent ennemies, sont liées entre elles par des liens imperceptibles, mais indissolubles. La propriété s'est identifiée plus intimement à l'existence de l'homme : toutes les secousses qu'on lui fait éprouver sont plus douloureuses.

llK I. KSI'KCK l)K l.mKltlK ni ii.N A |-HK>i:.M KK \1 \ IIUMMKS. iM)*

iNous avons perdu en imagination ce (jue nous avons gagné en connaissances ; nous sommes par même incapables d'une exaltation durable : les anciens étaient dans tout(î la jeunesse de la vie morale; nous sommes dans la maturité, peut-être dans la vieillesse ; nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière-pensée qui naît de l'expérience, et qui délait l'enthou- siasme. La première condition pour l'enthousiasme, c'est de ne pas s'observer soi-même avec finesse. Or, nous craignons telle- ment d'être dupes, et surtout de le paraître, que nous nous obser- vons sans cesse dans nos impressions les plus violentes. Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière; ; nous n'avons presque sur rien qu'une conviction molle et flottante, sur l'incomplet de laquelle nous cherchons en vain à nous étourdir.

Le mot illusion ne se trouve dans aucune langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n'existe plus.

Les législateurs doivent renoncer à tout bouleversement d'ha- bitudes, à toute tentative', pour agir fortement sur l'opinion. Plus de Lycurgues, plus de Numas.

Userait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple d'escla- ves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates par la hberté. Autrefois, il y avait liberté, on pouvait supporter les privations ; maintenant, partout il y a privation, il taut l'esclavage, pour qu'on s'y résigne.

Le peuple le plus attaché à sa liberté, dans les temps modernes, est aussi le peuple le plus attaché à ses jouissances ; et il tient à sa liberté surtout, parce qu'il est assez éclairé pour y apercevoir la garantie de ses jouissances.

. ' « Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne recon- )) naissaient, dit Montes(iuieu, d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'aujour- » d'Iiui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, )) et de luxe même. » Esprit des lois, III, 3. il attribue cette différence à la répu- blique et à la. monarchie : il faut l'attribuer à l'esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir.

CHAPITRE YII.

DES IMITATEURS MODERNES DES RÉPUBLIQUES DE L ANTIQUITÉ '.

Ces vérités furent complètement méconnues par les hommes qui, vers la fin du dernier siècle, se crurent chargés de régénérer l'espèce humaine. Je ne veux point inculper leurs intentions : leur mouvement tut noble, leur but généreux. Qui de nous n'a pas senti son cœur battre d'espérance à l'entrée de la carrière qu'ils semblaient ouvrir? Et malheur, encore à présent, à qui n'éprouve pas le besoin de déclarer que, reconnaître des erreurs, ce n'est pas abandonner les principes que les amis de l'humanité ont pro- téssés d'âge en âge. Mais ces hommes avaient pris pour guides des écrivains qui ne s'étaient pas doutés eux-mêmes que deux mille ans pouvaient avoir apporté quelque altération aux dispositions et aux besoins des peuples.

J'examinerai peut-être une fois la théorie du plus illustre de ces écrivains, et je relèverai ce qu'elle a de faux et d'inapplicable. On verra, je le pense, que la métapliysique subtile du Contrat so- cial n'est propre, de nos jours, qu'à fournir des armes et des pré- textes à tous les genres de tyrannie, à celle d'un seul, à celle de plusieurs, à celle de tous, à l'oppression cons'ituée sous des for- mes légales, ou exercée par des fureurs populaires ^.

* V. sup. tome l", p. 275 et suiv., le cliap. intitulé : De la souveraineté du peuple et de ses limites. (E. L.)

2 L'auteur insère ici une longue note sur J.-J. Ilonsseau, qu'il a reproduite ailleurs, et que nous avons déjà imprimée. Sup. t. 1", p. 278. (E. L.)

IMllATHlllS MolJliUMS DhS RKI'r.lil.loL'ES DK I. AN'llyn I K. ■.*()'.)

Lu aiitio philosophe, moins élcxpiciil, mais non moins austère (juc llousseau dans ses p^incl[)L•^, cl plus exagéré encore dans leur application, eut une inlluence pres(iur, égale sur li s rél'orniateurs de la France : c'est l'abhé de Mably, On peut le regarder conune le re[)résentant de cette classe nombreuse de démagogues, bien ou mal intentionnés, qui, du haut de la tribune, dans les clubs et dans les pamphlets, parlaient de la nation souveraine, pour que les citoyens tussent plus complètement assujettis, et du peuple libre, pour que chaque individu tut plus complètement esclave.

L'abbé de Mably ', comme Rousseau, et comme tant d'autres, avait pris l'autorité pour la liberté, et tous les njoycns lui parais- saient bons pour étendre racti(jn de l'autorité sur cette partie ré- calcitrante de l'exfetence humaine dont il déplorait l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que la loi ne puisse atteindre que les actions; il aurait voulu qu'elle attei- gnît les pensées, les impressions les plus passagères; qu'elle poursuivit l'homme sans relâche, et sans lui laisser un asile il pût échapper à son pouvoir. A peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, une mesure vexatoire, qu'il pensait avoir lait une découverte, et qu'il la proposait pour modèle; il détestait la liberté individuelle en ennemi personnel ; et dès qu'il rencontrait une na- tion (jui en était privée, n'eùt-elle point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il s'extasiait sur les Egyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux était prescrit par la loi : jus- qu'aux délassements, jusqu'aux besoins, tout pliait sous l'empire du lc-;islateur; tous les moments de lajournée étaient remplis par quelque devoir; l'amour même était soumis à cette intervention respectée : et c'était la loi qui, tour a tour, ouvrait et ferniait la couche nuptiale '^.

' L'ouvrage de Mably sur la Législation ou Principes des lois, est le code de despoUsiue le plus complet que l'on puisse imaginer. Combinez ses trois principes : 1" l'autorilé législative est iilimiiée; il laut l'étendre à tout et tout courber devant elle; 'i" la liberté individuelle est un fl'jau; si vous ne pouvez l'anéunlir, re»lreignez-la du mofiis autant quil est possible; '6° la propriété est un mal : si vous ne pouvez la détruire, aflaiblissez son influence de toute manière; vous aurez, par cette combi- naison, la constitution réunie de Constantinople et de Uobespierre.

2 Depuis quelque temps on nous a répété en France les mêmes absurdités sur les

Ejjyptiens. L'on nous a recommandé l'imitation d'un peuple, victime d'une double

servitude : repoussé par ses prélres du sanctuaire de toutes les connaissances, divisé

en castes, dont la dernière était privée de tous les droits de l'état social, ntenu d,.ns

II. 14

210 l'E LESPRIT DE CONQUÊTE ET DE l' USURPATION.

Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même as- servissement des individus, excita dans l'esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce couvent guerrier lui sem- blait l'idéal d'une république libre ; il avait pour Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette première na- tion de la Grèce, ce qu'un académicien grand seigneur disait de l'Académie : Quel épouvantable despotisme! tout le monde y fait ce quil veut.

Lorsque le flot des événements eut porté à la tête de l'État, durant la révolution française, des hommes qui avaient adopté la philosophie comme un préjugé, et la démocratie comme un fana- tisme, ces hommes furent saisis pour Rousseau, pour Mably, et pour tous les écrivains de la même école, d'une admiration sans bornes.

Les subtilités du premier, l'austérité du second, son intolé- rance, sa, haine contre toutes les passions humaines, son avidité de les asservir toutes, ses principes exagérés sur la compétence de la loi, la différence de ce qu'il recommandait à ce qui avait existé, ses déclamations contre les richesses et même contre la propriété, toutes ces choses devaient charmer des hommes échauf- fés par une victoire récente, et qui, conquérants d'une puissance qu'on appelait loi, étaient bien aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était pour eux une autorité précieuse que des écrivains qui, désintéressés dans la question, et prononçant ana- thème contre la royauté, avaient, longtemps avant le renverse- ment du trône, rédigé en axiomes toutes les maximes nécessaires pour organiser, sous le nom de république, le despotisme le plus absolu.

Nos réformateurs voulurent donc exercer la force publique comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les États libres de l'antiquité; ils crurent que tout devait encore céder devant l'autorité collective, et que toutes les

une éternelle enfance; masse immobile, incapable également et de s'éclairer et de se défendre, et conslamment la proie du premier conquérant qui venait envahir son territoire. Mais il faut reconnaître que ces nouveaux apologistes de l'Egypte sont plus conséquents que les philosoplies qui lui ont prodigué les mêmes éloges; ils ne mettent aucun prix à la liberté, à la dignité de notre nature, à l'activité de l'esprit, an développ-^raenl des facultés intellectuelles; ils se font les panégyristes du despo- tisme, pour en devenir le» insli nments.

IMITATEURS MODEHNKS DES RÉPIIHMOI» S DE L ANTiyllTÉ. ?1t

rostiicfiouf aux (Iroits iiidivi'liiels seraient réparées par la paifi- cipalion au pouvoir social. Ils essayèrent de soumettre les Fran- çais à une multitude -de lois dispotiques qui les froissaient dou- loureusement dans ce qu'ils avaient de plusrlier; ils proposèrent à un peuple vieilli dans les jouissances le sacrifice de toutes ces jouissances; ils tirent un devoir de ce qui devait «""tre volontaire ; ils entourèrent de contraintejusqu'aux célébrations de la liberté. Ils s'étonnaient (jue le souvenir de plusieurs siècles ne disparût pas aussitôt devant les décrets d'un jour. La loi étant l'expression de la volonté ^^énérale, devait, à leurs yeux, l'emporter sur toute antre puissance, même sur celle de la mémoire et du temps. L'elfet lent et graduel des impressions de l'enfance, la direction que l'imagination avait reçue par une longue suite d'années, leur paraissaient des actes de révolte. Ils donnaient aux babitufles le nom de malveillance. On eût dit que la maheillance était une puissance magique, qui, par je ne sais quel miracle, forçait con- stamment le peuple à faire le contraire de sa propre volonté ils attribuaient à l'opposition les malheurs de la lutte, comme s'il était jamais permis à l'autorité de faire des changements qui pro- voquent une telle opposition, comme si les difficultés que ces changements rencontrent n'étaient pas à elles seules la sentence de leurs auteurs.

Cependant, tous ces efforts pliaient sans cesse sous le poids de leur propre extravagance; le plus petit saint, dans In plus obscur hameau, rési.stait avec avantage à toute l'autorité nationale rangée en bataille contre lui; le pouvoir social blessait en fout sens l'in- dépendance individuelle, sans en détruire le besoin; !a nation ne trouvait point qu'une part idéale à une souveraineté abstraite valût ce quelle souffrait. On lui répétait vainement avec Rous- seau : « Les lois de la liberté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans. » Il en résultait qu'elle ne voulait pas de ces lois austères; et, comme elle ne connaissait alors le joug des tyrans que par ouï-dire, elle croyait préférer le joug des tvrans '.

' La disproportion de toutes ces mesures et de la disposition de la France fut sentie dès l'origine, et avant même qu'elle fut parvenue au comble, par tous les hommes éclairés-; mais, par une singulière méprise, ces hommes concluaient que c'était la nation, cl non pns les lois q'i'on lui imposait, qu'il fallait chant'er. « I.as-

1^1 "2 DE LESPRIT DE nONQUÈTE ET DE l'iISURPATION.

» semblée nationale, disait Clianiitfort en 1789, a donm- au peuple une constitution » plus forte que lui ; il faut ([u'elie se hâte d'élever la nation à celte hauteur. Les )) législateurs doivent faire comme ces médecins habiles qui, traitant un malade » épuisé, lont passer les restaurants à l'aide des stomachiques. » Il y a ce malheur dans celte comparaison, que nos lépislaleurs étaient eux-mêmes des malades qui se disaient des médecins. On ne soutient point une nation à la hauteur à laquelle sa propre disposition ne l'élève pas. Pour la soutenir à ce point, il faut lui faire vio- lence, et, par cela même qu'on lui fait violence, elle s'affaisse et tombe à la fin plus bas qu'auparavant.

CHAPITRE VIII

DES MOYENS EMPLOYÉS POUR DO.N.NLU AUX MODEREES LA I.IUEUTE DES ANCIENS '.

Les erreurs des hommes qui exercent l'autorité, n'imiJOile à quel titre, ne sauraient être innocentes comme celles des indi- vidus. La force est toujours derrière ces erreurs, prête à leur con- sacrer ses moyens terribles.

Les partisans de la liberté antique devinrent furieux de ce que les modernes ne voulaient pas être libres, suivant leur méthode. Ils redoublèrent de vexations, le peuple redoubla de résistance, et les crimes succédèrent aux erreurs.

« Pour la tyi-annie, dit Machiavel, il faut tout changoi-. » On peut dire aussi que pour tout changer il faut la tyrannie. Nos léjjjis- lateurs le sentirent, et ils proclamèrent que le despolibuie était indispensable pour fonder la liberté.

Il y a des axiomes qui paraissent clairs, parce qu'ils sont courts. Les hommes rusés les jettent comme pâture à la foule; les sols s'en emparent, parce qu'ils leur épargnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se donner l'air de les comprendre. Des pro- positions dont l'absurdité nous étonne quand elles sont analysées, se glissent ainsi dans mille têtes, sont redites par mille bouches, et l'on est réduit sans cesse à démontrer l'évidence.

' V. sup. Des ejfcts de la terreur, lonie II, p. 53. (E. L.)

2l4 DB I.ESPRIT DE CONQUÊTE ET DE l'uSURPATION.

De ce nombre est l'axiome que nous venons de citer ; il a fait retentir dix ans toutes les tribunes françaises : que signilie-t-il néanmoins? La liberté n'est d'un prix inestimable que parce qu'elle donne à notre esprit de la justesse, à notre caractère, de la force, à notre âme, de l'élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce que la liberté existe? Si, pour l'introduire, vous avez recours au despotisme, qu'établissez-vous? de vaines formes. Le fond vous échappera toujours.

Que faut-il dire à une nation pour qu'elle se pénètre des avan- tages de la liberté ? Vous étiez opprimés par une minorité privi- légiée; le grand nombre était immolé à l'ambition de quelques- uns; des lois inégales appuyaient le fort contre le faible; vous n'aviez que des jouissances précaires, qu'à chaque instant l'arbi- traire menaçait de vous enlever ; vous ne contribuiez ni à la con- fection de vos lois, ni à l'élection de vos magistrats : tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous seront rendus.

Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le despotisme,- que peuvent-ils dire ? Aucun privilège ne pèsera sur les citoyens, mais tous les jours les hommes suspects seront frappés sans être entendus ; la vertu sera la première ou !a seule distinction, mais les plus persécuteurs et les plus violents se créeront un patriciat de tyrannie maintenu par la terreur; les lois protégeront les pro- priétés, mais l'expropriation sera le partage des individus ou des classes soupçonnées ; le peuple élira ses magistrats, mais, s'il ne les élit dans le sens prescrit d'avance, ses choix seront déclarés nuls; les opinions seront libres, mais toute opinion contraire, non-seulement au système général, mais aux moindres mesures de circonstance, sera punie comme un attentat.

Tel fut le angage, telle fut la pratique des réformateurs de la France, durant de longues années.

Ils rem'portèrent des victoires apparentes, mais ces victoires étaient contraires à l'esprit de l'institution qu'ils vou aient établir, et, comme elles ne persuadaient point les vaincus, elles ne rassu- raient point les vainqueurs. Pour former les hommes à la liberté, on les entourait de l'effroi des supplices ; on rappelait avec exagé- ration les tentatives qu'une autorité détruite s'était permises contre la pensée, et l'asservissement de la pensée était le caractère dis- tinctifde la nouvele autorité; on déclamait contre les gouverne-

DES MOYENS EMPLOYÉS l'illU ItO.NNEH AUX MODERNES, ETC. "15

ments tyraiiniques, et l'on organisail le plus tyrannique dos {iou- vernements.

On ajournait la liberté, disait-on, jusqu'à ce que les ladions se fussent calmées, mais les factions ne se calment (jue lors(|iie la liberté n'est plus ajournée. Les mesures violentes, adoptées comme dictature en attendant l'esprit public, l'empêcbent de naître ; on s'agite dans un cercle vicieux ; on marque une époque qu'on est certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour l'at- teindre ne lui permettent pas d'arriver '. La force rend de plus en plus la force nécessaire ; la co'ère s'accroît par 'a co'ère ; les lois se forgent comme des armes ; 'es codes deviemicnt des déclarations de guerre ; et les amis aveugles de la liberté, qui ont cru l'imposer par le despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres, et n'ont pour appuis que les plus \i's flatteurs du pouvoir.

Au premier rang des ennemis que nos démagogues avaient h combattre, se trouvaient les classes qui avaient profité de l'orga- nisation sociale abattue, et dont les privilèges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des moyens de loisir, de perfectiormement et de lumières. Unegrande indépendance de fortune est une garantie contre plusieurs genres.de bassesses et de vices. La certitude de se voir respecté est un préservatif contre cette vanité inr|uiète et ombrageuse qui partout aperçoit l'insulte ou suppose le dédain; passion implacable, qui se venge par le mal qu'elle fait de la dou- leur qu'elle éprouve. L'usage des formes douces et l'habitude des nuances ingénieuses donnent à l'àme une susceptibilé délicate, à l'esprit une rapide ilexibililé.

Il fallait profiter de ces qualités prêcheuses; il fallait entourer l'esprit chevaleresque de barrières qu'il ne pût franchir, mais lui Jaisser un noble élan dans la carrière que la nature rend commune h tous. Les Grecs épargnaient les captifs qui récitaient des vers d'Euripide. La moindre lumière, > moindre germe de la pensée, le moindre sentiment doux, la moindre forme élégante, doivent être soigneusement protégés. Ce sont autant d'éléments indispen- sables au bonheur social, il faut les sauver de l'orage : il le faut, et pour l'intér#t de !a justice, et pour celui de la liberté ; car toutes

' En d'autres termes : la justice seule enfante la justice; la liberté seule donne l'éducatioii de la liberté. Tout autre calcul n'est qu'un sDiiiiisine, et ne sert qu'à per- pétuer l'arbitraire et à tromper les citoyens. (E. L.)

2l() . DE l'esprit de conquête et de L'dSrrtPATION.

CCS choses aboutissent à la liberté, par des routes plus ou moins directes.

Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques, pour ral- lumer et entretenir les haines. Comme on était remonté aux Francs et aux Goths pour consacrer des distinctions oppressives, ils remontèrent aux Francs et aux Goths pour trouver des prétextes d'oppression en sens inverse. La vanité avait cherché des titres d'honneur dans les archives et dans les chroniques ; une vanité plus âpre et plus vindicative puisa dans les chroniques et dans les archives des actes d'accusation. On ne voulut ni tenir compte des temps, ni distinguer les nuances, ni rassurer les appréhensions, ni pardonner aux prétentions passagères, ni laisser de vains mur- mures s'éteindre, de puériles menaces s'évaporer; on enregistra les engagements de l'amour-propre; on ajouta aux distinctions qu'on voulait abolir une distinction nouvelle, la persécution; et en accompagnant leur abolition de rigueurs injustes, on leur ménagea l'espoir assuré de ressusciter avec la justice.

Dans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent sur les pas des opinions exaltées, comme les oiseaux de proie suivent les armées prêtes à combattre. La haine, la vengeance, la cupidité, l'ingratitude, parodièrent effrontément les plus nobles exemples, parce qu'on en avait recommandé maladroitement l'imitation* L'ami perfide^ le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d'avance dans la langue convenue. Le patriotisme devint l'excuse banale préparée pour tons les délits. Les grands sacrifices, les actes de dévouement, les victoires remportées sur ^.es penchants naturels par le républi- canisme austère de l'antiquité, servirent de prétexte au déchaîne- ment effréné des passions égoïstes. Parce que, jadis, des pères inexorables, mais justes,; avaient condamné leurs fils coupables, leurs modernes copistes livrèrent au"x bourreaux leurs ennemis innocents La vie la plus obscure, l'existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, furent d'impuissantes sauvegardes. L'inaction parut un crime, les affections domestiques un oubli de la patrie, le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la fois par le péril et par l'exemple, répétait en tremblant le symbole commandé, et s'épouvantait du bruit de sa propre voix. Chacun faisait nombre et s'effrayait du nombre qu'il contribuait' à augmenter. Ainsi se

DES MOYENS EMPLOYES l'iHR ImNNKIl MX MOUKIINKS, V.TC. V 1 /

répandit sur la France cet inexplicable vertipe qu'on a noninir le règne de la terreur. Qui ptut C'ive surpris de ce (jue le peujik' s'est détourné du but vers lequel on voulait le conduire par une semblable roule?

Non-scuUment les extrêmes se touchent, mais ils se suivent. Une exagération produit toujours l'exagération contraire '. Lors- que de certaines idées se sont associées à de certains mots, l'on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots repro- duits rappellent longtemps les mêmes idées. C'est au nom de la liberté qu'on nous adonné des prisons, des échafauds, des vexa- tions innombrables: ce nom, signal de mille mesures odieu^set tyranpiciues, a réveiller la haine et l'ellVoi.

Mais a-t-on raison d'en conclure que les modernes sont dispo- sés à se résigner au despotisme? Quelle a été la cause de leur résistance obstinée à ce qu'on leur otîrait comme liberté? Leur volonté ferme de ne sacrifier ni leur repos, ni leurs habitudes, ni leursjouissances. Or, si le despotisme est l'ennemi le plus irré- conciliable de tout repos et de toute jouissance, n'en résulte-t-il pas qu'en croyant abhorrer la liberté, les modernes n'ont abhorré que le despotisme?

' (( Tout ce qui lend à restreindre les droits du roi, disait M. de Clermont-Ton- )) nerre en 17'JO, ol accueilli avic transport, pnrcc iiu'on se roppcile le» abus de la » roy;iuté. M viemlra iicut-ètrp un temi»s, tout ce (jui tendra à restreindre les » droits du peuple sera accueilli avec le même fanatisme, parce que l'on aura non )) moins fortement senti les dangers de l'anarchie. »

CHAPITRE IX.

L AVERSION DES MODERNES POUR CETTE PRETENDUE LIBERTÉ IMPLIQUE-T-ELLE EN EUX l'aMOUR DU DESPOTISME?

Je n'entends nullement par despotisme les gouvernements les pouvoirs ne sont pas expressément limités, mais il y a pourtant des intermédiaires ; une tradition de- liberté et de justice contient les agents de l'administration ; l'autorité ménage les habitudes ; l'indépendance des tribunaux est res- pectée. Ces gouvernements sont imparfaits. Ils le sont d'autant plus que les garanties qu'ils établissent sont moins assurées ; mais ils ne sont pas purement despotiques.

J'entends par despotisme un gouvernement la volonté du maître est la seule loi; les corporations, s'il en existe, ne sont que ses organes ; ce maître se considère comme le seul pro- priétaire de son empire et ne voit dans ses sujets que des usufrui- tiers ; la liberté peut être ravie aux citoyens, sans que l'autqrilé daigne expliquer ses motifs, et sans qu'on en puisse réclamer la connaissance ; les tribunaux sont subordonnés aux caprices du pouvoir; leurs sentences peuvent être annulées; les absous sont traduits devant de nouveaux juges, instruits, par l'exemple de leurs prédécesseurs, qu'ils ne sont que pour condamner.

Il y a vingt ans qu'aucun gouvernement pareil n'existait en Eu- rope, lien existe un maintenant, c'est celui de la Franco. J'écarte ici tout ce qui tient à ses consé(|uences pratiques ; j'en traiterai

l'aversion des MODERNKS PiU'H CKTTE I'UKTENIH F, l.lIlKnTK. 2IÎ)

plus loin : je ne parle h présont que du principe, et j'affirme (pie ce principe est le même cpie ci'liii du {jjouvernement (pie les mo- dernes ont détesté, quc.nd il arborait les étendards de la liberté. Ce principe, c'est l'arbitraire. L'unique difTérence, c'est (pi'au lieu de s'exercer au nom de tous, il s'exerct; au nom d'un seul. Est-ce une raison pour fiu'il soit plus supportable, et pour que les hommes se réconcilient plus volontiers avec lui?

CHAPITRE X.

SOPHISME EN FAVEUR DE L ARBITRAIRE EXERCE PAR UN SEUL HOMME.

Oui, disent ses apologistes, l'arbitraire, concentré dans une seule main, n'est pas dangereux, comme lorsque des factieux se le disputent : l'intérêt d'un seul homme, investi d'un pouvoir im- mense, est toujours le même que celui du peuple*. Laissons de côté pour le moment les lumières que nous fournit l'expérience. Analysons l'assertion en elle-même.

L'intérêt du dépositaire d'une autorité sans bornes est-il néces- sairement conforme à celui de ses sujets? Je vois bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités de la ligne qu'ils par- courent, mais ne se séparent-ils pas au milieu? En fait d'impôts, de guerres, démesures de police, l'intervalle est vaste entre ce qui est juste, c'est-à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dangereux pour le maître même. Si le pouvoir est illimité, celui qui l'exerce, en le supposant raisonnable, ne dépassera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent le premier. Or, l'excéder n'est-ce pas déjà un mal?

Secondement, admettons cet intérêt identique, la garantie qu'il nous procure est-elle infaillible? On dit tous les' jours que l'intérêt bien entendu de chacun l'invite à respecter les règles de la jus-

(( La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain français, tient à sa souveraine puissance; » et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement, il aurait du affirmer que le dôpObilaire de celte puissance sera toujours semblable à Dieu.

-illMIIS.MK KN FAVICrit KK I. AlUII I UAIUK. '?'?!

tico; on fait néanmoins des lois contre ceux qui les violent; tant il est constaté que les honinies s'écartent rié(|ueninieiit de leur intérêt bien entendu •.

Eiilin, le gouvernement, ([ut lle(iue M>it sa tornu^, residc-t-ilde t'ait dans le possesseui' de l'autorité suprême? Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas? Ne se partage-t-il point entie des milliers de subalternes? L'intérêt de ces innombrables gouvernants est-il alors le même que celui des gouvernés? Non, sans doute. Cliacun d'eux a tout près de lui quelque égal ou (juelque intérieur, dont les pertes l'enrichiraient, dont l'humiliation llatterait sa vanité, dont l'éloignemeut le délivrerait d'un rival, d'un surveillant incommode.

Pour défendre le système qu'on veutétablir, ce n'est pas 1 iden- tité de l'intérêt, c'est l'universalité du désintéressement (ju'il faut démontrer.

Au haut de la hiérarchie politique, un homme sans passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à la haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigilant, tolérant pour toutes les opinions, n'attachant aucun amour-propre à persévérer dans les erreurs qu'il aurait commises, dévoré du désir du bien, et sa- chant néanmoins résister à l'impatience et respecter les droits du temps; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, des ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dépendance sans être serviles, au milieu de l'arbitraire sans être tentés de s'y prêter par crainte ou d'en abuser par égoïsrae; enfin, partout, dans les fonctions inférieures, même réunion de qualités rares, même amour de la justice, même oubli de soi : telles sont les hypothèses nécessaires. Les regardez-vous comme probables?

Si cet enchaînement de vertus surnaturelles se trouve rompu dans un seul anneau, tout est en péril. Vainement les deux moi- tiés ainsi séparées resteront irréprochables .: la vérité ne remon- tera plus avec exactitude jusqu au faîte du pouvoir; la justice ne descendra plus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peu- ple. Une seule transmission infidèle suffit pour tromper l'auto- rité, t-t pour l'armer contre l'innocence.

' Il est insensé de croire, dit Spinosa, que celiii-là seul ne sera pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu'il est entouré des lentalions les plus fortes, et qu'il a plus de fucilité it moins de danger à leur céder.

"222 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

Lorsqu'^on vante le despotisme, l'on croit toujours n'avoir de rapports qu'avec le despote ; maison en a d'inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s'agit plus d'attribuer à un seul homme des facultés distinguées, et une équité à toute épreuve : il faut supposer l'existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l'humanité.

On abuse donc les peuples lorsqu'on leur dit : « L'intérêt du maître est d'accord avec le vôtre. Tenez-vous tranquilles, l'arbi- traire ne vous atteindra pas. Il ne frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui se résigne et se tait se trouve partout à l'abri. »

Rassuré par ce vain sophisme, ce n'est pas contre les oppres- seurs qu'on s'élève, c'est aux opprimés qu'on cherche des torts. Nul ne sait être courageux, même par prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se flattant d'être ménagé. Chacun marche les yeux baissés dans l'étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers la tombe. Mais quand l'arbitraire est toléré, il sedis- sémine de manière que le citoyen le plus inconnu peut tout à coup le rencontrer armé contre lui.

Quelles que soient les espérances des âmes pusillanimes, heu- reusement pour la moralité de l'espèce humaine, il ne suffît pas de se tenir à l'écart et de laisser frapper les autres. Mille liens nous unissent à nos semblables, et l'égoïsme le plus inquiet ne par- vient pas à les briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votre obscurité volontaire : mais vous avez un fils, la jeunesse l'entraîne; un frère moins prudent que vous se permet un mur- mure; un ancien ennemi, qu'autrefois vous avez blessé, a su con- quérir quelque influence; votre maif.on d'Albe charme les re- gards d'un prétorien. Que ferez-vous alors? Après avoir, avec amertume, blâmé toute réclamation, rejeté toute plaiîite, vous plaindrez-vous à votre tour? Vous êtes condamné d'avance, et par votre propre conscience, et par cette opinion publique avilie que vous avez contribué vo\is-même à former. Céderez-vous sans résis- tance? mais vous permettra-t-on décéder? N'écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objet importun, monument d'une injus- tice? Des innocents ont disparu, vous les avez jugés coupables ; vous avez donc fravé la route vous marchez à votre tour.

CHAPITRE XL

des effets de l arbitraire sur les diverses parties de l'existence humaine ' .

L'arbitraire, soit qu'il s'txerce au nom d'un seul ou au nom de tous, poursuit riioiiime dans tous ses moyens de repos et de bonheur.

Il détruit la morale, car il n"y a point de morale sans sécurité ; il n'y a point d'affections douces sans la certitude que les objets de ces affections reposent à l'abri, sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l'arbitraire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont suspects, ce n'est pas seulement un individu qu'il per- sécute, c'est la nation entièrequ'ilindigned'abord, et qu'il dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s'affranchir de la douleur. Quand cequ'ils aiment est menfi ce, ils s'en détachent ou le tléfendent. Les mœurs, dit M. de Paw, se corrompent subitement dans les villes attaquées delà peste ; on s'y vole l'un l'autre en mourant. L'arbi- traire est au moral ce que la peste est au physique. Chacun repousse

' Benjamin Constant est revenu sans cesse sur cette question; il a attaqué l'ar- bitraire sous toutes les formes, et en a montré le danger sous tous les régimes. V. sup. tome I", p. 146 et suiv. T. Il, Des réactions politiques, chap. ix. Nous nous étonnons que la France ait peu de goût pour la liberté, mais combien y a-t-il de gouvernements qui lui aient donné la chose et non le mot ? Depuis 1789, que de fois l'arbitraire a-t-il régné malgré les chartes et les constitution-'? Kt quel est pourtant le gouvernement qui, tôt ou tard, n'a pas péri par l'abus de cette arme per- fide, toujours recommandée par des politiques aussi égoïstes qu'impuissants '? (K. L.)

"22i DE LESPIUT DE CONQUETE ET UE LUSIHP ATluN.

le compaj^iioii d'iiii'ortune qui voudrait s'uttaclier à lui; cliacua abjure les liens de sa vie passée. Il s'isole pour se détendre, et ne voit, dans la iaiblesse ou l'amitié qui l'implorent, qu'un obstacle à sa sûreté. Une seule chose conserve son prix : ce n'est pas l'opi- nion publique ; il n'existe plus ni gloire pour les puissants, ni res- pect pour les victimes; ce n'est pas la justice, ses lois sont mécon- nues et ses formes profanées : cestla richesse. Elle peut désarmer la tyrannie; elle peut séduire quelques-uns de ses agents, apaiser, la proscription, faciliter la fuite, répandre quelques jouissances passagères sur une vie toujours menacée. On amasse pour jouir; on jouit pour oublier des dangers inévitables ; on oppose au mal- heur d'autrui la dureté, au sien propre l'insouciance ; on voit couler le sang à côté des fêtes ; on étouffe la sympathie en stoïcien farouche ; on se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux. Lorsqu'un peuple contemple froidement une succession d'actes tyranniques, lorsqu'il voit sans murmure les prisons s'encombrer, se multiplier les lettres d'exil, croit-on qu'il suffise, au milieu de ce détestable exemple, de quelques phrases banales pour ranimer les sentiments honnêtes et généreux? L'on parle de la nécessité de la puissance paternelle ; mais le premier devoir d'un fils est de défendre son père opprimé; et lorsque vous enlevez un père du milieu de ses enfants, lorsque vous lorcez ces derniers à garder un lâche silence, que devient l'effet de vos maximes et de vos codes, de vos déclamations et de vos lois ? L'on rend hommage à la sain- teté du mariage; mais sur une dénonciation ténébreuse, sur un simple soupçon, par une mesure qu'on appelle de police, on sépare un époux de sa femme, une femme de son mari 1 Pense-t-on que l'amour conjugal s'éteigne et renaisse tour à tour, comme il con- vient à l'autorité ? L'on vante les liens domestiques; mais sanc- tion des liens domestiques, c'est la liberté individuelle, l'espoir fondé de vivre ensenjble, de vivre libres, dans lasile que la justice garantit aux citoyens. 6i tes liens domestiques existaient, les pères, les enfants, les époux, les femmes, les amis, les proches de ceux que l'arbitraire opprime se soumettraient-ilsàcet arbitraire? On parle de crédit, de commerce, d industrie; mais celui qu'on arrête a des créanciers dont la fortune s'appuie sur la sienne, des associés inté- ressés à ses entreprises. L'eiiet de sa détention n'estpasseulement la perle ujomentanée de sa liberté, mais l'interruption de ses spé-

DES EFKETS DE I.' VUI1IT15M11E. ?25

culalions, peut être sa ruine. Oette ruine s\'îtt;ii(l à tous les copar- tageants de ses intérèls. Elle s'étend plus loin encore; elle frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécurités. Lorsqu'un individu souflVe sans avoir été reconnu coupable, toutcequi n'est pas dépourvu d'intelligence se croit menacé, et avec raison, car la garantie est détruite. L'on se tait, parce qu'on a peur; mais toutes les transactions s'en ressentent. La terre tremble, et l'on ne marche qu'avec effroi '.

Tout se tient dans nos associations nombreuses, au milieu de nos relations si compliquées. Les injustices qu'on nomme {)artielles sont d'intarissables sources de malheur public. Il n'est pas donné au pouvoir de les circonscrire dans une sphùre déterminée. On ne saurait faire la part de l'iniquité. Une seule loi barbare décide de la législation tout entière. Aucune loi juste ne demeure inviolable auprès d'une seule mesure qui soit illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l'accorder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute liberté devient impossible. Celle de la presse? on s'en servira pour émouvoir le peuple en faveur de victimes peut-être innocentes. La liberté individuelle? ceux que vous poursuivez s'en prévaudront pour vous échapper. La liberté d'industrie? elle fournira des res- sources aux proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéantir également Les hommes voudraient transiger avec la justice, sortir de son cercle pour un jour, pour un obstacle, et rentrer ensuite dans l'ordre. Ils voudraient la i^jarantie de la règle et le succès de

' Une des grandes erreurs de la nation française, c'est de n'avoir jamais attaché suffisamment d'importance à la liberté individuelle. On se plaint de l'ai bitraire quand on est frappé p'ar lui, mais plutôt comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'bommes, dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus dtin parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu, qui défend avec force les droits de la propriété particulière, contre l'intérêt même de l'État, traite avec beau- coup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté individuelle soient moins bien pro- tégés que ceux de la propriété. L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé parce fait même, au lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que par les amis de l'opprimé; la propriété l'est par l'opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des r^'clamations soit diflérente dans les deux cas.

H. 15

"226 i)B LESPKrr de conquête et de l usurpation.

l'exception. La naturo s'y uppo.>;e; son système est complet et régulier. Une seule déviation le détruit, comme, dans un calcul arithmétique, l'erreur d'un chitfre ou de mille fausse de même le résultat.

CHAPITRE XII.

DES EFFETS DE L ARBITRAIRE SUR LES PRiiGUÉS INTELLECTUELS.

L'homme n'a pas uniquement besoin de repos, d'industrie, de bonheur domestique, de vertus privées. La nature lui a donné aussi des facultés, sinon plus noljles, du moins plus brillantes. Ces facultés, plus que toutes les autres, soiif menacées par l'arbi- traire : après avoir essayé de les plier à son usage, irrité qu'il est de leur résistance, il finit par les étouffer.

Il y a, dit Gondillac, deux sortes de barbarie, l'une qui précède les siècles éclairés, l'autre qui leur succède. La première est un état désirable, si vous la comparez avec la seconde. Mais c'est seule- ment vers la seconde que l'arbitraire peut aujourd'hui ramener les peuples; et par même leur dégradation est plus rapide; car ce qui avilit, les hommes, ce n'est point de ne pas avoir une fa- culté, c'est de l'abdiquer.

Je suppose une nation éclairée, enrichie des travaux de plu- sieurs générations studieuses, possédant des chefs-d'œuvre de tout genre, ayant fait d'immenses progrès dans les sciences et dans les arts. Si l'autorité mettait des entraves à la manifestation de la pensée, et à l'activité de l'esprit, cette nation pourrait vivre quel- que temps sur ses capitaux anciens, pour ainsi dire, sur ses lu- mières acquises : mais rien ne se renouvellerait dans ses idées; le principe reproducteur serait desséché. Durant quelques années, la vanité suppléerait à l'amour des lumières. Des sophistes, se

228 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

rappelant l'éclat et la considération que donnaient auparavant les travaux littéraires, se livreraient à des travaux du même genre en apparence. Ils combattraient avec des écrits le bien que des écrits auraient fait ; et tant qu'il resterait quelque trace des prin- cipes libéraux, il y aurait dans la littérature une espèce de mou- vement, une sorte de lutte contre ces écrits et ces principes. Mais ce mouvement serait un héritage de la liberté détruite. A mesure qu'on en ferait disparaître les derniers vestiges, les dernières tra- ditions, il y aurait moins de succès et moins de profit à continuer des attaques, chaque jour plus superflues. Quand tout aurait dis- paru, le combat finirait, parce que les combattants n'aperce- vraient plus d'adversaires, et les vainqueurs, comme les vaincus, garderaient le silence. Qui sait si l'autorité ne jugerait pas utile de l'imposer? Elle ne voudrait pas que l'on réveillât des souvenirs éteints, qu'on agitât des questions délaissées. Elle pèserait sur ses acolytes trop zélés, comme autrefois sur ses ennemis. Elle défen- drait d'écrire, même dans son sens, sur les intérêts de l'espèce humaine, comme je ne sais quel gouvernement dévot avait inter- dit de parler de Dieu en bien ou en mal On déclarei'ait sur quelles questions l'esprit humain pourrait s'exercer; on lui permettrait ' de s'ébattre, avec subordination toutefois, dans l'enceinte qui lui serait concédée. Mais anathènie à lui, s'il franchit cette enceinte; si, n'abjurant pas sa céleste origine, il se livre à des spéculations défendues; s'il ose penser que sa destination la plus noble n'est pas la décoration ingénieuse de sujets frivoles, la louange adroite, la déclamation sonore sur des objets indifférents, mais que le ciel et sa nature l'ont constitué tribunal éternel, tout s'analyse, tout s'examine, tout se juge en dernier ressort. Ainsi la car- rière de la pensée proprement dite serait définitivement fermée; la génération éclairée disparaîtrait graduellement; la génération suivante, ne voyant dans les occupations intellectuelles aucun avantage , y voyant .même des dangers , s'en détacherait sans retour.

En vain direz-vous que l'esprit humain pourrait briller encore dans la littérature légère, qu'il pourrait se livrer aux sciences exactes et naturelles, qu'il pourrait s'adonner aux arts. La nature, en créant l'homme, n'a pas consulté l'autorité; elle a voulu que toutes nos facultés eussent entre elles une liaison intime, et qu'au-

IIKS EFFETS l)K I, AUIIITUAIUK. 229

ciiiio ii«" put èti'O limitée sans (jue les antres s'en ressentissent. L'indépendance (le la pensée est anssi nécessaire, même à la litté- rature léjïère, aux sciences et aux arts, (pjc l'air à la vie physique. L'on ponrrait aussi bien l'aire travailler des hommes sous une pompe pneumatique, en disant qu'on n'exi^'e pas d'eux qu'ils res- pirent, mais qu'ils remuent le^ bras et les jambes, que maintenir l'activité de l'esprit sur un sujat donné, en rempêchant de s'exer- cer sur les objets importants qui lui rendent son énergie, parce qu'ils lui rappellent sa dignité. Les littérateurs, ainsi garrottés, t'ont d'abord des panégyriques; mais ils deviennent peu à peu in- capables même de louer, et la littérature linit par se perdre dans les anagrammes et les acrostiches. Les savants ne sont plus (|ue les dépositaires de découvertes anciennes, qui se détériorent et se dégradent entre des mains chargées de fers. La source du talent se tarit chez les artistes, avec l'espoir de la gloire qui ne se nour- rit que de liberté; et par une relation mystérieuse, mais incon- testable, entre des choses que l'on croyait pouvoir s'isoler, ils n'ont plus la faculté de représenter noblement la ligure humaine, lorsque l'àme humaine est avilie '.

Et ce ne serait pas tout encore; bientôt le commerce, les pro- fessions et les métiers les plus nécessaires se ressentiraient de cette apathie. Le commerce n'est pas à lui seul un mobile d'acti- vité suffisant. L'on s'exagère l'influence de l'intérêt personnel; l'intérêt personnel a besoin pour agir de l'existence de l'opinion. L'homme dont l'opinion languit étouli'ée, n'est pas longtemps excité, même par son intérêt; une sorte de stupeur s'empare de lui; et comme la paralysie s'étend d'une portion du corps à l'autre, elle s'étend aussi de l'une à l'autre de nos facultés.

L'intérêt, séparé de l'opinion, est borné dans ses besoins, et facile à contenter dans ses jouissances : il travaille juste ce qu'il faut pour le présent, mais ne prépare rien pour l'avenir. Ainsi, les gouvernements qui veulent tuer l'opinion et croient encoura- ger l'intérêt^ se trouvent, par une opération double et maladroite, les avoir tués tous les deux.

Il y a sans doute un intérêt qui ne s'éteint pas sous l'arbitraire;

* L'auteur est revenu sur ce sujet dans ses Mélanges de liltérature et de poli- tique, p. 225 et suiv.; il a traité dans un article particulier : De la littérature dans ses rapports avec la liberté. (E. L.)

230 DE l'esprit de coxolète et de l'l'surpation.

mais ce n'est pas celui qui porte l'homme au travail ; c'est celui qui le porte à mendier, à piller, à s'enrichir des faveurs de la puissance et des dépouilles de la faiblesse. Cet intérêt n'a rien de commun avec le mobile nécessaire aux classes laborieuses; il donne aux alentours des despotes une grande activité; mais il ne peut servir de levier ni aux efforts de l'industrie, ni aux spécula- tions du commerce.

L'indépendance intellectuelle a de l'influence même sur les succès militaires; l'on n'aperçoit pas au premier coup d'oeil la relation qui existe entre l'esprit public d'une nation et la disci- pline et la valeur d'une armée : cette relation pourtant est cons- tante et nécessaire. On aime, de nos jours, à ne considérer les soldats que comme des instruments dociles qu'il suffit de savoir habilement employer : cela n'est que trop vrai à certains égards. Il faut néanmoins que ces soldats aient la conscience qu'il existe derrière eux une certaine opinion publique ; elle les anime presque sans qu'ils la connaissent; elle ressemble à cette musique, au son de laquelle ces mêmes soldats s'avancent à l'ennemi. Nul n'y prête une attention suivie; mais tous sont remués, encouragés, entraînés par elle. Ce fut avec l'esprit public de la Prusse, autant qu'avec ses légions, que le grand Frédéric repoussa l'Europe coalisée; cet esprit public s'était formé de l'indépendance que ce monarque avait laissée toujours au développement des facultés intellec- tuelles. Durant la guerre de Sept-Ans, il éprouva de fréquents revers; sa capitale fut prise, ses armées furent dispersées; mais il y avait je ne sais quelle élasticité qui se communiquait de lui à son peuple, et de son peuple à lui. Les vœux de ses sujets réagis- saient sur ses défenseurs; ils les appuyaient d'une sorte d'atmos- phère d'opinion qui les soutenait et doublait leurs forces '.

Je ne me déguise point, en écrivant ces lignes, qu'une classe

Ces considérations que j'écrivais il y a Imil ans (en 1805], m'ont fourni depuis lors une preuve bien frappante du triomphe assuré des principes vrais. Cette Prusse, ([ue je présentais comme exemple de la force morale d'une nation éclairée, a paru tout à coup avoir perdu son énergie et toutes ses vertus belliqueuses. Les amis aux- quels j'avais communiqué mon ouvrage me demandaient, après la bataille de léna, ce qu'étaient devenus les rapports de l'esprit public avec les vicloires. Quelques années se sont écoulées, et la Prusse s'est relevée de sa chute, elle s'est placée au premier rang des nations; elle a conquis des droits à la reconnaissance des généra- tions futures, au respect et à l'enthousiasme de tous.lcs amis de l'humanité.

DES EFFETS DE I. AHIllTU MUE. 231

d'écrivains n'y verra qu'un sujet do moquerie. Ils feulent h toute force qu'il n'y ait rien de moral dans Icgouvernenient de l'espi'^ce humaine ; ils mettent ce qu'ils ont de lac ultés à jirouver l'iiiufililé cl l'impuissance de ces facultés. Ils constituent l'état social avec un |K'tit nombre d'élémentsbien simiiles : des préjut^éspour trom- per les hommes, des supplices pour les elVrayer, de l'avidilé pour les corrompre, de la frivolité pour les déj,'rader, de l'arbitraire pour les conduire, et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes, pour servir plus adroitement cet arbitraire. Je ne puis croire que ce soit le terme de quarante siècles de travaux.

La pensée est le principe de tout; elle s'applique à l'industrie, à l'art militaire, à toutes les sciences, à tous les arts ; elle leur fait faire des progrès; puis, en analysant ces progrès, elle étend son propre horizon. Si l'arbitraire veut la restreindre, la morale en sera moins saine', les connaissances de fait moins exactes, les sciences moins actives dans leur développement, l'art militaire moins avancé, l'industrie moins enrichie par des découvertes.

L'existence humaine, attaquée dans ses parties les plus nobles, sent bientôt le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus éloignées. Vous croyez n'avoir fait que la borner dans quelque liberté supcr- llue, ou lui retrancher quelque pompe inutile, votre arme empoi- sonnée l'a blessée au cœur.

L'on nous parle souvent, je le sais, d'un cercle prétendu que parcourt l'esprit humain, et qui, dit-on, ramène, par une fatalité inévitable, l'ignorance après les lumières, la barbarie après la civilisation. Mais, par malheur pour ce système, le despotisme s'est toujours glissé entre ces époques, de manière qu'il est diffi- cile de ne pas l'accuser d'entrer pour quelque chose dans cette révolution.

La véritable cause de ces vicissitudes dans l'histoire des peu- ples, c'est que l'intelligence de l'homme ne peut rester station- naire : si vous ne l'arrêtez pas, elle avance; si vous l'arrêtez, elle recule; si vous la découragez sur elle-même, elle ne s'exercera plus sur aucun objet qu'avec langueur. On dirait qu'indignée de se voir exclue de la sphère qui lui est propre, elle veut se ven-

' Le voyage de Barrow en Chine peut servir à montrer ee que devient, pour la morale, comme pour tout le reste, un peuple frappé d'immobilité par l'autorité qui le régit.

232 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

ger, par un noble suicide, de l'humiliation qui lui est infligée.

Il n'est pas au pouvoir de l'autorité d'assoupir ou de réveiller les peuples, suivant ses convenances ou ses fantaisies momen- tanées. La vie n'est pas une chose qu'on ôte et qu'on rende tour à tour.

Que si le gouvernement voulait suppléer par son activité propre à l'activité naturelle de l'opinion enchaînée, comme dans les places assiégées on fait piaffer entre des colonnes les chevaux qu'on tient renfermés, il se chargerait d'une tâche difficile.

D'abord, une agitation tout artificielle est chère à entretenir. Lorsque chacun est libre, chacun s'intéresse et s'amuse de ce qu'il fait, de ce qu'il dit, de ce qu'il écrit. Mais lorsque la grande, masse d'une nation est réduite au rôle de spectateurs forcés au silence, il faut, pour que ces spectateurs applaudissent ou seule- ment pour qu'ils regardent, que les entrepreneurs du spectacle réveillent leur curiosité par des coups de théâtre et des change- ments de scène.

Cette agitation factice est en même temps plutôt apparente que réelle. Tout marche, mais par le commandement et par la me- nace. Tout est moins facile, parce que rien n'est volontaire. Le gouvernement est obéi plutôt que secondé : à la moindre inter- ruption, tous les rouages cesseraient d'agir. C'est une partie d'é- checs : la main du pouvoir la dirige : aucune pièce ne résiste ; mais si le bras s'arrêtait un instant, elles resteraient toutes immobiles.

Enfin, la léthargie d'une nation il n'y a pas d'opinion pu- blique se communique à son gouvernement, quoi qu'il fasse. N'ayant pu la tenir éveillée, il finit par s'endormir avec elle. Ainsi donc tout se tait, tout s'affaisse, tout dégénère, tout se dégrade chez une nation dont la pensée est esclave ; et tôt ou tard un tel empire offre le spectacle de ces plaines de l'Egypte, l'on voit une immense pyramide peser sur une poussière aride, et régner sur de silencieux déserts. Cette marche, que nous retraçons ici, ce n'est point de la théorie, c'est de l'histoire. C'est l'histoire de l'em- pire grec, de cet empire, héritier de celui de Rome, investi d'une grande portion de sa force et de toutes ses lumières, de cet em- pire, où le pouvoir arbitraire s'établit avec toutes les données les plus favorables à sa stabilité, et qui dépérit et tomba, parce que l'arbitraire, sous toutes les formes, doit dépérir et tomber. Cette

DES EFFETS OE I.AUlHTIt MUE. 233

histoire sera celle de la France', do ce, pays privilégié par la natiir»- et le sort, si le despotisiiie y persévère dans l'oppression sourde qu'il a longtenips déguisée sous U; vain éclal des triomphes exté- tieurs '.

Ajoutons une considération "dernière (pii n'est pas sans impor- tance. L'arbitraire, en atteignant la pensée, ferme au talent sa plus belle carrière; mais il ne saurait empêcher que des hommes de talent ne prennent naissance, il faudra bien que leur activité s'exerce. Qu'arrivera-t-il? Qu'ils se diviseront en deux classes : les uns lidèles à leur destination primitive, attaqueront l'autorité; les autres se précipiteront dans l'égoïsme, et feront servir leurs fa- cultés supérieures à raexumulation de tous les moyens de jouis- sances, seul dédommagement qui leur soit laissé. Ainsi le despo- tisme aura fait deux parts des hommes d'esprit. Les uns seront séditieux, les autres corrompus : on les punira, mais d'un crime inévitable. Si leur ambition avait trouvé le champ libre pour ses espérances et ses efforts honorables, les uns seraient encore pai- sibles, les autres encore vertueux. Ils n'ont cherché la route cou- pable qu'après avoir été repoussés des routes naturelles qu'ils avaient droit de parcourir : je dis qu'ils en avaient le droit, car l'illustration, la renommée, la gloire appartiennent à l'espèce liu- maine. Nul ne peut légitimement les dérober à ses égaux et flétrir la vie en la dépouillant de ce qui la rend brillante.

C'était une belle conception de la nature d'avoir placé la ré- compense de l'homme hors de lui, d'avoir allumé dans son cœur celte flamme indéfinissable de la gloire, qui, se nourrissant de no- bles espérances, source de toutes les actions grandes, préservatif contre tous les vices, lien des générations entre elles et de

' Si j'avais voulu multiplier les preuves, j'aurais pu parler encore de la Chine. Le gouvernement de cette contrée est parvenu à dominer la pensée et à la rendre un pur instrument. Les sciences n'y sont cultivées que par ses ordres, sous sa direclion et sous son empire; nul n'ose se frayer une route nouvelle, ni s'écarter en aucun sens des opinions commandées. Aussi la Chine a-t-elle été-perpéluellemenl conquise par des élriingers, moins nombreux que les Chinois. Pour arrêter le développement de IVsprit, il a fallu briser en eux le ressort qui leur aurait servi à se défendre et à défendre leur gouvernement. Les chefs des peuples ignorants, dit Rentham (Prin- cipes de Législation, III, îl), ont toujours fini par être les victimes de leur politique étroite et pusillanime. Ces nations vieillies dans l'enfance, sous des tuteurs qui pro- longent leur imbécillité pour les gouverner plus aisément, ont toujours offert au premier agresseur une proie facile.

234 DE LESPHIT DE CONQUÊTE ET DE L L'SURPATION.

l'homme avec l'univers, repousse les désirs grossiers, et dédaigne les plaisirs sordides. Malheur à qui l'éteint, cette flamme sacrée ! Il remp'it dans ce monde le rôle du mauvais principe; il courbe de sa main de fer notre iront vers la terre, tandis que le ciel nous a créés pour marcher la tète haute et pour contempler les astres.

riIAPITRE XTIT.

DE LA RELUHO.N SuUS L ARBITRAIRE

On dirait que sous les formes de gouvernement les plus tyran- niques, un refuge reste ouvert à l'homme : c'est la religion. Il y peut déposer ses douleurs secrètes; il peut y placer sa dernière espérance, et nulle autorité ne paraît assez adroite, assez déliée, pour le poursuivre dans cet asile : le despotisme l'y poursuit néanmoins. Tout ce qui est indépendant l'effarouche, parce que tout ce qui est libre le menace. Il voulait autrefois commander aux croyances religieuses, et pensait pouvoir en faire à son gré un de- voir ou un crime. De nos jours, mieux instruit par l'expérience, il ne dirige plus contre la religion des persécrtions directes, mais il est à l'affût de ce qui peut l'avilir.

Tantôt il la recommande comme nécessaire seulement au peuple, sachant bien que le peuple, averti par un infaillible ins- tinct de ce qui se passe sur sa tête, ne respectera pas ce que ses supérieurs dédaignent, et que chacun, par imitation ou par amour- propre, repoussera la religion un degré plus bas. Tantôt, la pliant à ses caprices, la tyrannie s'en fait une esclave : ce n'est plus cctie puissance divine qui descend du ciel pour étonner ou réformer la terre : humble dépendante, organe timide, elle se prosterne aux genoux du pouvoir, observe ses gestes, demande ses ordres, flatte

' Sur lo rôle politique que le premier Consul fit jouer à la religiou, il faut lire M"- de Staël, Consid. sur la Rév. française, IV' paitie, ch. vi . De l'inauguration du concordat. (E. L.)

236 DE l'esphit de conquête et de l'usurpation.

qui la méprise, et n'enseigne aux nations ses vérités éternelles que sous le bon plaisir de l'autorité. Ses ministres bégaient, au pied de ses autels asservis, des paroles mutilées. Ils n'osent faire reten- tir les voûtes antiques des accents du courage et de la conscience ; et loin d'entretenir, comme Bossuet, les grands de ce monde du Dieu sévère qui juge les rois, ils cherchent avec terreur, dans les regards dédaigneux du maître, comment ils doivent parler de leur Dieu. Heureux encore, s'ils n'étaient pas forcés d'appuyer de la sanction religieuse, des lois inhumaines et des décrets spoliateurs! 0 honte ! on les a vus commander au nom d'une religion de paix les invasions et les massacres, souiller la sublimité des livres saints par les sophismes de la politique, travestir leurs prédica- tions en manifestes, bénir le ciel des succès du crime, et blasphé- mer la volonté divine en l'accusant de complicité.

Et ne croyez pas que tant de servilité les sauve des insultes : l'homme que rien n'arrête est saisi quelquefois d'un soudain délire, par cela seul qu'aucune résistance ne le rappelle à la rai- son. Commode, portant dans une cérémonie la statue d'Anubis, s'avisa tout à coup de transformer ce simulacre en massue, et d'en assommer le prêtre égyptien qui l'accompagnait'. C'est un em- blème assez fidèle de ce qui se passe sous nos yeux, de cette assis- tance hautaine et capricieuse, qui se fait un secret triomphe de mal- traiter ce qu'elle protège, et d'avilir ce qu'elle vient d'ordonner.

La religion ne peut résister à tant de dégradations et à tant d'ou- trages. Les yeux fatigués se détournent de ses pompes; les âmes flétries se détachent de ses espérances.

Il en faut convenir : chez un peuple éclairé, le despotisme est l'argument le plus fort contre la réalité d'une Providence. Nous disons : chez un peuple éclairé, car des peuples encore ignorants peuvent être opprimés, sans que leur conviction religieuse en soit diminuée. Mais lorsqu'une fois l'esprit humain est entré dans la route du raisonnemeul, et que l'incrédulité a pris naissance, le spectacle de la tyrannie semble appuyer d'une terrible évidence les assertions de cette incrédulité.

Elle disait à l'homme, qu'aucun être juste ne veillait sur ses des- tinées, et ses destinées sont en effet abandonnées aux caprices

' Lam|iriiJ. in Commodo, cap. ix.

liE l.v UEl.K.ioN <(iis i.'ahiiitkmiii:. '^37

lies plus féroces et des plus vils des liuniaiiis. Klle disait cpie ces réc(>nii)euses de la vertu, ces chrdiments du crime, promesses d'une croyance déchue, n'étaient (pie les illusions vaines d'iina- tïinations faibles et timides; et c'est le crinif (|ui est récompensé, e'rsl la vertu qui est proscrite. Klle disait (pic ce qu'il y avait de mieux à l'aire, durant cette vie d'un jour, durant cette apparition bizarre, sans passé comme sans avenir, et tellement courte qu'elle paraît à peine réelle, c'était de profiter de chaque moment, afin de fermer les ..yeux sur l'abîme, qui nous attend pour nous en- liloutir. Le despotisme prêche la même doctrine par chacun de ses actes. Il invite l'homme à la volupté, par les périls dont il l'entoure: il faut saisir chaque heure, incertain qu'on est de l'heure qui suit. Une foi bien vive serait nécessaire pour espérer, sous le règne visible de la cruauté et de la folie, le règne invisible de la sagesse et de la bonté.

Cette foi vive et inébranlable ne saurait être le partage d'un vieux peuple : les classes éclairées, au contraire, eherchent dans l'impiété un misérable dédommagement de leur servitude. En bravant, avec 1 apparence de l'audace, un pouvoir qu'elles ne craignent plus, elles se croient moins méprisables dans leur bas- sesse envers le pouvoir qu'elles redoutent; et" l'on dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre monde, leur est une consola- tion des opprobres de celui-ci.

On vante cependant les lumières du siècle, et la destruction de la puissance spirituelle, et la cessation de toute lutte entre l'Église et l'État. Pour moi, je le déclare, s'il faut opter, je profère le joug religieux au despotisme politique. Sous le premier, il y a du moins conviction daps les esclaves, et les tyrans seuls sont corrompus; mais quand l'oppression est séparée de toute idée religieuse, les esclaves sont aussi dépravés, aussi abjects que leurs maîtres.

Nous devons plaindre, mais nous pouvons estimer une nation courbée sous le faix de la superstition et de l'ignorance : cette na- tion conserve de la bonne foi dans ses erreurs ; un sentiment de devoir la conduit encore. Elle peut avoir des vertus, bien que ces vertus soient mal dirigées; mais de§ serviteurs incrédules, ram- pant avec docilité, s agitant avec zèle, reniant les dieux et trem- blant devant un homme, n'ayant pour mobile que la crainte, n'ayant pour motif que le salaire que leur jette, du haut de son

i'38 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

trône, celui qui les opprime: une race qui, dans sa dégénération volontaire, n'a pas une illusion qui la relève, pas une erreur qui l'excuse, une telle race est tombée du rang que la Providence avait assigné à l'espèce humaine ; et les facultés qui lui restent, et l'intelligence qu'elle déploie, ne sont pour elle et pour le monde qu'un malheur et une honte de plus.

CHAPITRE XIV.

que les hommes ne sauraient se résigner volontairement a l'arbitraire, sous aucune forme.

Si tels sont les effets de l'arbitraire, quelque forme qu'il revête, les hommes ne peuvent s'y résigner volontairement. Ils ne peu- vent donc se résigner volontairement au despotisme, qui est une forme de l'arbitraire, comme ce qu'on avait nommé liberté en France en était une autre. Encore, en disant que cette prétendue liberté était une autre forme de l'arbitraire que le despotisme, j'accorde plus que je ne devrais. C'était le despotisme sous un autre nom.

C'est bien à tort que ceux qui ont décrit le gouvernement révo- lutionnaire de la France l'ont appelé anarchie, c'est-à-dire : absence de gouvernement. Certes, dans le gouvernement révolu- tionnaire, dans le tribunal révolutionnaire, dans la loi des sus- pects, il n'y aVait point absence de gouvernement, mais présence continue et universelle d'un gouvernement atroce.

Il est si vrai que cette prétendue anarchie n'était que du despo- tisme, que le maître actuel des Français imite toutes les mesures dont elle lui fournit des exemples, et a conservé toutes les lois qu'elle a promulguées. Il a toujours éludé l'abrogation de ces lois, qu'il avait souvent promise. Il s'est donné parfois le mérite de suspendre leur exécution, mais il s'en est réservé l'usage, et tout en niant qu'il en fût l'auteur, il s'en est porté légataire '.

* V. M"" de Staël. Cons. sur la Rév. franc., IV" pnrt., ch. iv. (E. L.)

^'lO DE L ESi'UIT 13E CONQUETE ET DE l' USURPATION.

C'est un arsenal d'armes empoisonnées qu'il quitte et qu'il re- prend à son gré. Ces lois planent sur toutes les têtes, comme en- veloppées d'un nuage, et demeurent en embuscade, pour repa- raître au premier signal ^

Tandis que j'écris ces mots, je reçois le décret du 27 décembre 1813, et j'y lis ces trois articles : « 4. Nos commissaires extraor- » dinaires sont autorisés à ordonner toutes les mesures de haute » police qu'exigeraient les circonstances et le maintien de l'ordre » public. 5. Ils sont pareillement autorisés à former des com- » missions militaires, et à traduire devant elles ou devant les » cours spéciales toutes personnes prévenues de favoriser l'en- » nemi, d'être d'intelligence avec lui, ou d'attenter à la tranquillité « publique. 6. Ils pourront faire des proclamations et prendre » des arrêtés. Lesdits arrêtés seront obligatoires pour tous les » citoyens. Les autorités judiciaires, civiles et militaires seront » tenues de s'y conformer et de les faire exécuter. » Ne sont-ce pas les proconsuls de la Convention? Ne retrouvons-nous pas dans ce décret les pouvoirs illimités et les tribunaux révolutionnaires? Si le gouvernement de Robespierre eût été de l'anarchie, celui de Napoléon serait de l'anarchie. Mais non : le gouvernement de Napoléon est du despotisme, et il faut reconnaître que celui de Robespierre n'était autre chose que du despotisme.

L'anarchie et le despotisme ont ceci de semblable, qu'ils détrui- sent la garantie et foulent aux pieds les formes ; mais le despotisme réclame pour lui ces formes qu'il a brisées, et enchaîne les vic- times qu'il veut immoler. L'anarchie et le despotisme introduisent dans l'état social l'état sauvage; mais l'anarchie y remet tous les hommes : le despotisme s'y remet lui seul, et frappe ses esclaves, garrottés des fers dont il s'est débarrassé.

Il n'est donc point vrai qu'aujourd'hui, plus qu'autrefois, l'homme soit disposé à se résigner au despotisme. Une nation fati- guée par des convuisions de douze années a pu tomber de lassi- tude, et s'assoupir un instant sous une tyrannie accablante, comme

* Dans le premier de ses écrits (lolitiques, imprimé en 1796 et intitulé : De la force du gouvernement, etc., B Constant demandait dôjà l'abolition de ces lois perfides, le seul héritage que tous les gouvernements qui se sont succédé en France n'aient jannais répudié. C'est qu'on jiuise à pleines mains l'arbitraire, et c'est ainsi qu'on se perd à plaisir. (E. L.;

LES HOMMES NE SAURAIENT SE UÉSItiNEU, Kic „' 1 1

le voyageur épuisé peut s'endormir dans un»; l'orôt, malgré les l»ri- gands qui l'infestent; mais cette stupeur passagère ne peut être prise pour un état stable.

Ceux qui disent qu'ils veulent le despotisme, disent qu'ils veulent être opprimés, ou qu'ils veulent être oppresseurs. Dans le pre- mier cas, ils ne s'entendent pas; dans le second, ils ne veulent pas qu'on les entende.

Voulez-vous juger du despotisme pour les différentes classes? Pour les hommes éclairés, pensez à la mort de Tliraséas, de Sé- nèque; pour le peuple, èi l'incendie de Rome, à la dévastation des provinces; pour le maître même, à la mort de Néron, à celle de Vitellius.

J'ai cru ces déveloi)pements nécessaires, avant d'exaininov si l'usurpation pouvait se maintenir par le despotisme. Ceux qui, aujourd'hui , lui indiquent ce moyen comme une ressource assurée, nous entretiennent perpétuellement du désir, du vœu des peuples, et de leur amour pour un pouvoir sans bornes, qui les comprime, les enchaîne, les préserve de leurs propres erreurs, et les empêche de se faire du mal, sauf à leur en faire lui-même et lui seul. On dirait qu'il sullit de proclamer bien francliemeut que ce n'est pas au nom de la liberté qu'on nous foule aux pieds, pour que nous nous laissions fouler aux pieds avec joie. J'ai voulu réfuter ces assertions absurdes ou perfides, et montrer quel abus de mots leur a servi de base.

Maintenant qu'on doit être convaincu que le genre humain, malgré la dernière et malheureuse expérience ([u'il a faite d'une liberté fausse, n'en est pas, en réalité, plus favorablement disposé pour le despotisme, je vais chercher si, en réunissant tous les moyens de la tyrannie, l'usurpation peut échapper à ses nom- breux ennemis, et conjurer les périls multipliés qui l'entourent.

IG

CHAPITRE XV.

DU DESPOTISME COMME MOYEN" DE DURÉE POUR LUSURPATION '.

Pour que l'usurpation puisse se maintenir par le despotisme, il faut que le despotisme lui-même puisse se maintenir. Or, je demande chez quel peuple civilisé de l'Europe moderne le des- potisme s'est maintenu. J'ai déjà dit ce que j'entendais par des- potisme ; et, en consultant l'histoire, je vois que tous les gou- vernements qui s'en sont rapprochés, ont creusé sous leurs pas un abîme ils ont toujours fini par tomber. Le pouvoir absolu

En publiant les considérations suivantes sur le despotisme, je crois rendre aux gouvernements actuels de l'Europe, celui de France toujours excepté, l'hommage le plus dipne d'eux. Notre époque, marquée d'ailleurs encore par beaucoup de souf- frances, et durant laquelle l'humanité a reçu des blessures qui seront longues à cicatriser, est heureuse au moins en un point important. Les rois et les peuples sont tellement réunis par l'intérêt, par la raison, par la morale, je dirais presque par une reconnaissance mutuelle des services qu'ils se sont rendus, qu'il est impossible aux hommes pervers de les séparer. Les premiers mettent une gloire magnanime à reconnaître les droits des seconds, et à leur en- assurer la jouissance. Ceux-ci savent qu'ils ne gagnent rien à des secousses violentes, et que les institutions consacrées par le temps sont préférables à toutes les autres, précisément parce que le temps qui les a consacrées, les modifie. Si l'on profite habilement, c'est-à-dire avec loyauté et avec justice (car c'est la véritable habileté politique), de celte double conviction, il n'y aura de longtemps ni révolutions ni despotisme à craindre, et les maux que nous avons subis seront de la sorte amplement compensés.

[Par malheur, les rois du continent ont oublié, après 1815, les promesses faites pendant la guerre. Les peujiles qui s'étaient battus pour la liberté ont été mal récom- pensés de leur dévouement. Le renversement de l'Empire a servi au pouvoir de quelques hommes; la civilisation y a peu gngné. (E L.)]

Disi'OTisME t:i»MMi: Mkykn i>k i>i riKR i>(ti » I. rsnii'ATiMN. ytA

s'pst toujours écroulé au moment de longs ell'orts, couronnés jtar le succès, l'avaient délivré de tout obstacle, et semblaient lui promettre une durée [»aisi[>le.

En Angleterre, ce pouvoir s'établit sous Henri VIII. Elisabeth le consolide. On admire l'autorité sans bornes decette reine. Mais son successeur est condamné sans cesse à lutter contre la nation qu'on croyait asservie ; et le lils de ce successeur, illustre victime, empreint par sa mort sur la révolution britannifjue une taclie de sang dont un siècle et demi de liberté et de gloire peut à peine nous consoler.

Louis XIV, dans ses Mémoires, détaille avec complaisance tout ce qu'il avait fait pour détruire l'autorité des parlements, du clergé, de tous les corps intermédiaires. II se télicite <le l'accrois- sement de sa puissance devenue illimitée. Il s'en lait un mérite envers les rois qui doivent le remplacer sur le fiône. Il écrivait vers l'an 1666. Cent vingt-trois ans après, la nionarcliie française était renversée '.

La raison de cette marche inévitable des choses est simple et manifeste. Les institutions, qui servent de barrières au pouvoir, lui servent en même temps d'appuis. Elles le guident dans sa route : elles le soutiennent dans ses efforts; elles le modèrent dans ses accès de violence, et l'encouragent dans ses moments d'apathie. Elles réunissent autour de lui les intérêts des diverses classes. Lors même qu'il lutte contre elles, elles lui imposent de certains ménagements qui rendent ses fautes moins dangereuses. Mais quand ces institutions sont détruites, le pouvoir, ne trou- vant rien qui le dirige, rien qui le contienne, commence à mar-

' On trouve un plaisant oubli des faits dans un des partisans les- plus zéUs du pouvoir absolu, mais qui du moins a le rare mérite d'avoir été l'adversaire coura- geux de l'usurpation. [M. de Cbateaubriand? J « Le royaume de France, dit-il, » rassemblait sous l'autorité uni(|ue de Louis XIV tous les moyens de force et de » prospérité... Sa grandeur avait été longtemps relardée par tous les vices dont un » moment de barbarie lavait surchargé, et dont il avait fallu près de sept siècles » pour emporter entièrement la rouille. Mais cette rouille était dissipée; tous les )) ressorts venaient de recevoir une dernière trempe ; leur action était reudue plus » libre, leur jeu plus jjromptet plus sûr : ils n'étaient plus arrêtés jiar une multi- » tude de mouvements étrangers. Il n'y en avait plus qu'un qui imprimait l'impulsion » à tout le reste. » Eh bien! que résulte-t-il de tout cela? de ce ressort unique et puissant, de cette autorité sans bornes? Un règne brillant, puis un règne honteux, pui^ un règne faible, [luis une révolution.

244 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

cher au hasard. Sou allure devient inégale et vagabonde. Comme il n'a plus aucune règle fixe, il avance, il recule, il s'agite ; il ne sait jamais s'il en fait assez, s'il n'en fait pas trop. Tantôt il s'em- porte, et rien ne le calme, tantôt il s'affaisse, et rien ne le ra- nime. Il s'est défait de ses alliés en croyant se débarrasser de ses adversaires. L'arbitraire qu'il exerce est une sorte de responsabi- lité mêlée de remords, qui le trouble et le tourmente.

On a dit souvent que la prospérité des États libres était passa- gère ; celle du pouvoir absolu l'est bien plus encore. Il n'y a pas un État despotique qui ait subsisté, dans toute sa force, ausi long- temps que la liberté anglaise.

Le despotisme a trois chances : ou il révolte le peuple, et le peuple le renverse ; ou il énerve le peuple, et alors, si les étran- gers l'attaquent, il est renversé par les étrangers ' ; ou si les étran- gers ne l'attaquent pas, il dépérit lui-même plus lentement, mais d'une manière plus honteuse et non moins certaine.

Tout confirme cette maxime de Montesquieu, qu'à mesure que le pouvoir devient immense, la sûreté du monarque diminue*.

Non, disent les amis du despotisme : quand les gouvernements s'écroulent, c'est toujours la faute de leur faiblesse. Qu'ils sur- veillent, qu'ils sévissent, qu'ils enchaînent, qu'ils frappent, sans se laisser entraver par de vaines formes.

A l'appui de cette doctrine, on cite deux ou trois exemples de mesures violentes et illégales, qui ont paru sauver les gouverne- ments qui les employaient. Mais, pour faire valoir ces exemples, on se renferme adroitement dans le cercle d'un petit nombre

' La conquête des Gaules, remarque Fiiangieri, coûta dix ans de fatigues, de tra- vaux et de négociations à César, et ne coûta pour ainsi dire qu'un jour à Clovis. Cejiendanl les Gaulois qui résistaient à César étaient sûrement moins disciplinés que ceux qui combattaient contre Clovis, et qui avaient été dressés à la tactique romaine. Clovis, âgé de quinze à seize ans, n'était certainement pas plus grand capitaine que César. Mais Céàar avait affaire à un peuple libre, Clovis à un peuple esclave.

2 Montesquieu, Esprit des Lois, liv. VIII, cli. vu. c( Le principe de la monarchie )) se corrompt, lorsque des âmes singulièrement lâches tirent vanité de la grandeur » que pourrait avoir leur servitude; et qu'elles croient que ce qui fait que l'on doit )) tout au prince, fait que l'on ne doit rien à sa patrie. Mais s'il est vrai (ce que l'on n a vu dans tous les temps), qu'à mesure que le pouvoir du monarque devient im- » mense, sa sûreté diminue : corrompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de )> nature, n'est-ce pas un crime de lèse-majesté contre lui. »

DESPOTISME COM.MK MiiVEN DE lUllKi; l'tiin t/csunPATKiN. ^-ÎT)

d'années. Si l'on regardait plus loin, l'on verrait que, par ces mesures, ces gouvernements, loin de s'atlermir, se sont ptM-dus. Ce sujet est d'une extrême importance, parce que les g()uv«'rnc- ments réguliers eux-mêmes se laissent quelquefois séduire par cette théorie. On me pardonnera donc si. dans une courte digres- sion, j'en fais ressortir et le danger et la fausseté.

CHAPITRE XVI.

DE l'effet des mesures ILLÉGALES ET DESPOTIQUES, DANS LES GOUVERNEMENTS RÉGULIERS EUX-MÊMES '.

Quand un gouvernement régulier se permet l'emploi de l'arbi- traire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu'il prend pour la conserver. Pourquoi veut-on que l'autorité réprime ceux qui attaqueraient nos propriétés, notre liberté, ou notre vie? Pour que ces jouissances nous soient assurées. Mais si notre fortune peut être détruite, notre liberté menacée, notre \\e troublée par l'arbitraire, quel bien retirerons-nous de la protection de l'auto- rité? Pourquoi veut-on qu'elle punisse ceux qui conspireraient contre la constitution de l'État ? Parce que l'on craint que ces conspirateurs ne substituent une puissance oppressive à une or- ganisation légale et modérée. Mais si l'autorité exercé elle-même cette puissance oppressive, quel avantage conserve-t-elle ? Un avantage de l'ait, pendant quelque temps peut-être. Les mesures arbitrairt:'S d'un gouvernement consolidé sont toujours moins multipliées que celle des factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais cet avantage même se perd en raison de l'usage de l'arbitraire. Ses moyens une fois admis, on les trouve tellement courts, tellement commodes, qu'onne veut plus en employer d'autres. Présenté dabord comme une ressource

' V. Slip., note BB : De la suspension et de la violation des constitutions, lome I' ', p. 373 et suiv. (E. L.)

EFFET DES MESURES ILLÉGALES ET DESPOTIQUES, ETC. 247

extr(^nie dans des circonstances iiilininicnt rares, rarbitrairc de- vient la solution tle tous les problèmes et la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le nombre des ennemis de l'autorité s'augmente avec celui des victimes, mais sa défiance s'accroît hors de toute proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte portée à la liberté en appelle d'autres, et le pouvoir entré dans cette voie finit par se mettre de pair avec les factions.

On parle bien à l'aise de l'utilité des mesures illégales, et de cette rapidité extrajudiciaire, qui, ne laissant pas aux séditieux le temps de se reconnaître, raffermit l'ordre et maintient la paix. Mais consultons les faits, puisqu'on nous les cite, et jugeons le système par les preuves mêmes que l'on allègue en sa faveur.

Les Gracques, nous dit-on, mettaient en danger la république romaine. Toutes les formes étaient impuissantes : le sénat recou- rut deux fois à la loi terrible de la nécessité, et la république fut sauvée. La république fut sauvée! c'est-à-dire (jue, de cette épo- que, il faut dater sa chute. Tous les droits furent mécomius; toute constitution renversée. Le peuple n'avait demandé ({ue l'égalité des privilèges; il jura le châtiment des meurtriers de ses défenseurs, et le féroce Marius vint présider à sa vengeance.

L'ambition des Guises agitait le règne de Henri 111. Il semblait impossible déjuger les Guises; Henri III lit assassiner l'un deux. Son règne en de\int-il plus tranquille? Vingt années de guerres civiles déchirèrent l'empire français, et peut-être le bon Henri IV porta-t-il, quarante ans {>lus tard, la peine du dernier Valois.

Dans les crises de cette nature, les coupables que l'on immole ne sont jam.ais qu'en petit nombre. D'autres se taisent, se ca- chent, attendent; ils profitent de l'indignation que la violence a refoulée dans les âmes ; ils profitent de la consternation que l'ap- parence de l'injustice répand dans l'esprit des hommes scrupu- leux. Le pouvoir, en s'affranchissant des lois, a perdu son carac- .. tère distinctif et son heureuse prééminence. Lorsque les factieux l'attaquent avec des armes pareilles aux siennes, foule des citoyens peut être partagée; car il lui semble qu'elle n'a que le choix entre deux factions.

On nous objecte l'intérêt de l'État, les dangers de la lenteur, le salut public. N'avons-nous pas entendu suftisamment ces mêmes paroles sous le système le plus exécrable? Ne s'useront-

248 DE l'esprit de coNonKTE ET DE l'usi.trpation.

elles jamais? Si vous aiiniettez ces prétextes imposants, ces mots spécieux, cliaque parti verra l'intérêt de l'État dans la destruction de ses ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d'exa- men, le salut public dans une condamnation sans jugement et sans preuves.

Sans doute, il y a pour les sociétés politiques des moments de danger que toute la prudence humaine a peine à conjurer. Mais ce n'est point par la violence, par la suppression de la justice; ce n'est point ainsi que ces dangers s'évitent. C'est, au contraire, en adhérant, plus scrupuleusement que jamais, aux lois établies, aux formes tutélaires, aux garanties préservatrices. Deux avan- tages résultent de cette courageuse persistance dans ce qui est légal. Les gouvernements laissent à leurs ennemis l'odieux de la violation des lois les plus saintes; et de plus ils conquièrent^par le calme et la sécurité qu'ils témoignent, la confiance de cette masse timide qui resterait au moins indécise, si des mesures extraordinaires prouvaient dans les dépositaires de l'autorité le sentiment d'un péril pressant.

Tout gouvernement modéré, tout gouvernement qui s'appuie sur la régularité et sur la justice, se perd par toute interruption (le la justice, par toute déviation de la régularité. Gomme il est dans sa nature de s'adoucir tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se prévaloir des souvenirs armés contre lui. La violence a paru le sauver un instant; mais elle a rendu sa chute plus inévitable; car, en le délivrant de quelques adver- saires, elle a généralisé la haine que ses adversaires lui portaient. Soyez justes, dirai-je toujours aux hommes investis de la puis- sance. Soyez justes, quoi qu'il arrive; car si vous ne pouviez gou- verner avec la justice, avec l'injustice même, vous ne gouverne- riez pas longtemps.

Durant notre longue et triste révolution, beaucoup d'hommes s'obstinaient à voir les causes des événements du jour dans les actes de la veille. Lorsque la violence, après avoir produit une stupeur momentanée, était suivie d'une réaction qui en détruisait l'elfet, ils attribuaient cette réaction à la suppression des mesures violentes, à trop de parcimonie dans les proscriptions, au relâche- ment de l'autorité ' ; mais il est dans la nature des décrets iniques ' Les auteurs fjes Dragonnades faisaient I e inême raisonnement sous Louis XIV.

EFFET DBS MESURES lULÉOVLES ET DESPOTIQUES, ETC. '2■Y^

de tomber en désuétudo. Il est dans la iialmc de raiitoriti- de s'adoiicii' même à son insu. Ll's piéc^autioiis, devenues odieuses, se négligent; l'opinion pèse, malgré son silence; la puissance fléchit : mais comme elle fléchit de faiblesse, elle ne se concilie pas les cœurs : les trames se renfuient, les haines se dévelo|>i)enl ; les innocents frappés par l'arbitraiic reparaissent plus forts; les coupables qu'on a condanmés, sans les entendre, semblent inno- cents, et le mal qu'on a retardé de quelques heures revient plus terrible, aggravé du mal qu'on a fait.

Il n'y a point d'excuses pour des moyens qui servent également à toutes les intentions et à tous les buts, et qui, invoqués par les hommes honnêtes contre les brigands, se retrouvent dans la boucln; des l)rigands avec l'autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie de la nécessité, avec le même prétexte de salut publie. La loi de Valérius Publicola, qui permettait de tuer sans formalité quiconque aspirerait à la tyrannie, servit alternative- ment aux fureurs aristocratiques et populaires, et perdit la répu- blique romaine.

La manie de presque tous les hommes, c'est de se montrer au- dessus de ce qu'ils sont; la manie des écrivains, c'est de se mon- trer des hommes d'État. En conséquence, tous les grands déve- loppements de force extrajudiciaire, tous les recours aux mesures illégales dans les circonstances périlleuses, ont été, de siècle en siècle, racontés avec respect et décrits avec complaisance. L'au- teur, paisiblement assis h son bureau, lance de fous c(Més l'arbi- traire, cherche à mettre dans son style la rapidité qu'il recom- mande dans les mesures; se croit, pour un moment, revêtu du pouvoir, parce qu'il en prêche l'abus; réchauffe sa vie spécula- tive de toutes les démonstrations de force et de puissance dont il décore ses phrases : se donne ainsi quelque chose du plaisir de l'autorité; répète à tue-tête les grands mots de salut du peuple, de loi suprême^ d'intérêt public ; est en admiration de sa profun-

(( Lors de l'insurrection des Cévennes, dit Rtiulières (Éclaircissements sur la Révo- cation de l'Édil de \antes, 11, 278), le parti qui avait sollicité la per.sérution des religionnaires prétendait que la révolte des Camizards n'avait pour cause que le relâchement des mesures de rigueur. Si l'oppression avait continué, disaient-ils, il n'y aurait point eu de soulèvement. Si l'oppression n'avait point commencé, disaient ceux qui s'étaient opposés à ces violences, il n'y aurait point eu de mécontents. »

250 DE l'esprit de conquête et de l'i surpation.

deur, et s'émerveille de son énergie. Pauvre imbécile! il parle à des hommes qui ne demandent pas mieux que de l'écouter, et, qui, à la première occasion, feront sur lui-même l'expérience de sa théorie.

Cette vanité, qui a faussé le jugement de tant d'écrivains, a eu plus d'inconvénients qu'on ne pense pendant nos dissensions civiles. Tous les esprits médiocres, conquérants passagers d'une portion de l'autorité, étaient remplis de toutes ces maximes, d'autant plus agréables à la sottise qu'elles lui servent à trancher les nœuds qu'elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de salut public, grandes mesures, coups d'État, Ils se croyaient des génies extraordinaires, parce qu'ils s'écartaient à chaque pas des moyens ordinaires. Ils se proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur paraissait une chose étroite. A chaque crime politique qu'ils commettaient, on les entendait s'écrier : Nous avons encore une fois sauvé la patrie ! Certes, nous devons en être suffisamment convaincus, c'est une patrie bientôt perdue qu'une patrie sauvée ainsi chaque jour '.

* L'auteur a remanié ce chapitre dans ses Additions. Sup. tooie I»', p. 373 et suiv. (E. L.)

CHAPITRE XVII.

RESl'LTATS DES CONSIDERATIONS CI-DESSUS, RELATIVEMENT AU DESPOTISME.

Si mêiiie dans les gouvernements réguliers qui ne réunissent pas, comme le d(!spotisine, tous les intérêts des hommes contre eux, les mesures illé^'ales, loin d'être favorables à leur durée, la compromettent et la menacent, il est clair que le despotisme qui se compose tout entier de mesures pareilles, ne peut renfermer en lui-même aucun penne de stabilité. Il vit au jour le jour, tom- bant à coups de hache sur l'innocent et sur le coupable, trem- blant devant ses complices qu'il enrégimente, qu'il flatte et qu'il enrichit, et se maintenant par l'arbitraire, juscju'à ce que l'arbi- traire, saisi par un autre, le renverse lui-môme de la main de ses suppôts '.

' II est curieux de contempler la succession des principaux actes arbitraires qui ont marqué les quatre premières années du gouvernement de Napoléon, depuis l'usur- pation à Saint-Cloud; usurpation que l'Europe a excusée, parce qu'elle la croyait nécessaire, mais qui n'est venue que lorsque les troubles intérieurs qu'elle s'est fait un mérite d'apaiser, avaient cessé par le seul usage du pouvoir constitutionnel. Voyez d'abord immédiatement après cette usurpation, la déportation sans jugement de trente à quarante citoyens; ensuite une autre déportation de cent trente qu'on a envoyés périr sur les côtes de l'Afrique; puis l'établissement des tribunaux spéciaux, tout en laissant subsister les commissions militaires; puis l'élimination du Tribunat, tt la destruction de ce qui restait du système représentatif; puis la proscription de Moreau, Je meurtre du duc d'Enghien, l'assassinat de Pichegru, etc Je ne parle pas des actes partiels qui sont innombrables. Remarquez que ces années peuvent être considérées comme les plus paisibles de ce gouvernement, et qu'il avait l'intérêt le jilus pressant

25? DE l'eSI'HIT UE 0OiNyuP:TK ET DE Ll S'JRPATION.

Étouffer dans le sang l'opinion mécontente, est la maxime favo- rite de certains profonds politiques. Mais on n'étouffe pas l'opi- nion : le sang coule, mais elle surnage, revient à la charge, et triomphe. Plus elle est comprimée, plus elle est terrible : elle pé- nètre dans les esprits avec l'air qu'on respire ; elle devient le sen- timent habituel, l'idée fixe de chacun ; l'on ne se rassemble pas pour conspirer, mais tous ceux qui se rencontrent conspirent.

Quelque avili que l'extérieur d'une nation nous paraisse, les affections généreuses se réfugieront toujours dans quelques âmes solitaires, et c'est qu'indignées, elles fermenteront en silence. Les voi!ites des assemblées peuvent retentir de déclamations fu- rieuses : l'écho des palais, d'expressions de mépris pour la race humaine ; les flatteurs du peuple peuvent l'irriter contre la pitié ; les flatteurs des tyrans, leur dénoncer le courage. Mais aucun siècle ne sera jamais tellement déshérité par le ciel, qu'il pré- sente le genre humain tout entier, tel qu'il le faudrait pour le despotisme. La haine de l'oppression, soit au nom d'un seul, soit au nom de tous, s'est transmise d'âge en âge. L'avenir ne trahira pas cette belle cause : il restera toujours de ces hommes pour qui la justice est une passion, la défense du faible un besoin. La nature a voulu cette succession : nul n'a jamais pu l'inter- rompre; nul ne l'interrompra jamais: ces hommes céderont toujours à cette impulsion magnanime : beaucoup souffriront, beaucoup périront peut-être ; mais la terre, à laquelle ira se mê- ler leur cendre, sera soulevée par cette cendre, et s'entr'ouvrira tôt ou tard.

à se donner toutes les a:tparences de la régularité. Il faut q<:e l'usurpation et le despotisme soient condamnés par leur nature à des mesures pareilles, puisque cet intérêt manifeste n'a pu en préserver un usurpateur, très-rusé, très-calme, malgré des fureurs qui ne sont (jue des moyens; assez spirituel, si l'on appelle esprit la connaissance de la partie it,'iioble du cœur ; indifférent au bien et au mal, et qui, dans son impartialité, aurait peut-être préféré le premier comme plus sur; enfin, qui avait étudié tous les principes de la tyrannie, et dont i'amour-propre eiit été flatté de déployer une sorte de modération comme preuve de dextérité.

CHAPITRE XVIII.

CAUSES QUI RENDENT LE DESPOTISME PARTICULIEREMENT IMPOSSIBLE A NOTRE ÉPOQUE DE LA CIVILISATION.

Les raisonnements qu'on vient de lire sont d'une nature géné- rale, et s'appliquent à tous les peuples civilisés, et à toutes les époques ; mais plusieurs autres causes, qui sont particulières à l'état de la civilisation moderne, mettent de nos jours de nou- veaux obstacles au despotisme.

(>es causes sont, en grande partie, les mêmes qui ont substitué la tendance pacifique à la tendance guerrière, les mêmes qui ont rendu impossible la transplantation de la liberté des anciens chez les modernes.

L'espèce humaine étant inébranlablement attachée à son repos et à ses jouissances, réagira toujours, individuellement et collec- tivement, contre toute autorité qui voudra les troubler. De ce que nous sommes, comme je l'ai dit, beaucoup moins passionnés pour la liberté politique que ne l'étaient les anciens, il peut s'ensuivre que nous négligions les garanties qui se trouvent dans les formes; mais de ce que nous tenons beaucoup plus à la liberté indivi- duelle, il s'ensuit aussi que, dès que le tond sera attaqué, nous le défendrons de tous nos moyens. Or, nous avons pour le dé- tendre des moyens que les anciens n'avaient pas.

J'ai montré que le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce ({ue^ nos spé-

2.^4 DE l'esprit de conquête et de l'lsirpation.

dilations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre ; mais le commerce rend en même temps l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient par ce changement presque insaisissable.

Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle, la cir- culation : sans circulation, la propriété n'est qu'un usufruit; l'au- torité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouissance ; mais la circulation met un obstacle invisible et in- vincible à cette action du pouvoir social.

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin : non- seu- lement il affranchit les individus, mais, en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme, mais il est en même temps son frein le plus puis- sant ; le crédit est soumis à l'opinion ; la force est inutile ; l'ar- gent se'cache ou s'enfuit ; toutes les opérations de l'État sont sus- pendues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les an- ciens; leurs gouvernements étaient plus forts que les particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours ; la richesse est une puissance plus disponible dans tous les instants, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie : le pouvoir menace, la richesse récompense : on échappe au pouvoir en le trompant ; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir : celle-ci doit l'emporter.

Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplan- tent-au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée ; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes; l'expatria- tion, qui, chez les anciens, était un supplice, est facile aux moder- nes ; et, loin de leur être pénible, elle leur est souvent agréable '. f;

* Quand Cicéron disait : pro quâ patriâ mort, et cui nos totos dedere, et in quâ noslra omnia ponere, et quasi consecrare debemus, c'est (|ue la patrie contenait alors tout ce qu'un homme avait de plus cher. Perdre sa patrie, c'était perdre sa femme, ses enfants, ses amis, toutes ses affections, et presque toute communication fl toute jouissance sociale : l'époque de ce [lytriotisme est passée. Ce que nous aimons dans la patrie, comme dans la liberté, c'est la propriété de nos biens, la sécurité,

DESPOTISME IMPOSSIBLE A NOTKK KI'nOUE. 255

Reste au despotisme l'expédient de prohiber l'expalriatioii ; mais, pour rempèclier, il ne sul'lit pas de l'interdire. On n'en quitte (jue plus volontiers les pays d'où il est défendu de sortir. Il faut donc poursuivre ceux qui se sont expatriés, il faut obliger les États voisins et ensuite les États éloignés h les repousser. Le despotisme revient ainsi au système d'asservissement, de conquête et du mo- narchie universelle ; c'est vouloir, comme on voit, remédier à une impossibilité par une autre.

Ce que j'aflirme ici vient de se vérifier sous nos yeux mêmes : le despotisme de France a poursuivi la liberté de climat en cli- mat ; il a réussi pour un temps à l'étoutier dans toutes les con- trées où il pénétrait ; mais la liberté se réfugiant toujours d'une région dans^l'autre, il a été contraint de la suivre si loin qu'il a enfin trouvé sa propre perte. Le génie de l'espèce humaine l'atten- dait aux bornes du monde, pour rendre son retour plus honteux, et son châtiment plus mémorable '.

la possibilité du repos, de l'activité, de la gloire, de mille genres de bonlieup. Le root de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée topo- graphique d'un pays particulier. Lorsqu'on nous les enlève chez nous, nous les allons chercher au^dehors.

[Gibbon a justement remarqué que ce <iui rendait le despotisme si violent et si dui- chez les Romains, c'est que l'empire était une prison; la victime n'avait jamais l'espoir d'en sortir. Aujourd'hui la liberté est à nos portes; on peut échapper, et d'ailleurs l'opinion des pays libres juge et condamne le despotisme, et, en le con- damnant, le tempère malgré lui. Napoléon avait toujours les yeux sur l'Angleterre; il eut voulu l'exterminer pour n'être plus contenu. Néron, au contraire, et les plus mauvais empereurs, pouvaient s'imaginer qu'ils avaient étouffé la conscience hu- maine, et que l'histoire parlerait comme le sénat. Il n'y a donc nulle proportion entre le despotii-me ancien et le despotisme moderne; le dernier est infîniment moins dur, sans être moins odieux. (E. L/]

' J'aime à rendre justice au courage et aux lumières d'un de mes collègues, qui a imprimé, il y a quelques années, sous la tyrannie, la vérité que je développe ici, mais en l'appuyant de preuves d'un genre différent de celles <iue j'allègue, et qui ne pouvaient se publier alors, a Dans l'état actuel de la civilisation, et dans le système )) commercial sous lequel nous vivons, tout pouvoir public doit être limité, et un )) pouvoir absolu ne peut subsister. » Gamlh. Hiet. du revenu public, 1, 419.

CHAPITRE XIX.

QUE L USURPATION, NE POUVANT SE MAINTENIR PAR LE DESPOTISME, PUISQUE LE DESPOTISME LUI-MÊME NE PEUT SE MAINTENIR AUJOUR- D'HUI, IL n'existe aucune CHANCE DE DURÉE POUR l'uSURPATION.

Si le despotisme est impossible de nos jours, vouloir soutenir l'usurpation par le despotisme, c'est prêter à une chose qui doit s'écrouler, un appui qui doit s'écrouler de même.

Un gouvernement régulier se met dans une situation périlleuse, quand il aspire au despotisme : il a cependant pour lui l'habitude. Voyez combien de temps il fallut au long parlement pour s'af- franchir de cette vénération, compagne de toute puissance an- cienne et consacrée, qu'elle soit républicaine ou qu'elle soit mo- narchique. Croyez-vous que les corporations qui existent sous un usurpateur éprouveraient, à briser son joug, ce même obstacle moral, ce même scrupule de conscience? Ces corporations ont beau être esclaves : plus elles sont asservies, plus elles se mon- ^ trent furieuses, quand un événement vient les délivrer. Elles veu- lent expier leur longue servitude. Les sénateurs qui avaient voté des fêtes publiques pour célébrer la mort d'Agrippii7€, et féliciter Néron du meurtre de sa mère, le condamnèrent à être battu de verges et précipité dans le Tibre.

Les difficultés qu'un gouvernement régulier rencontre à deve- nir despotique, participent de sa régularité : elles s'opposent à ses

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I. USl'RPATION, NE POUVANT SR MAINTENIH l'AU I.R DE'^PiiTISME. 'J:>i

succès, mais oIIps dimirnu'iit les périls (|iie ses toiilativcs allireiit sur lui-môinc. L'usurpation ne rencontre pas des résistances aussi méthodiques. Son triomphe momentané en est plus com- plet; mais les résistances qui se déploient enfin sont plus désor- données ; c'est le chaos contre le chaos.

Quand un gouvernement régulier, après avoir essayé des em- piétements, revient à la pratique de la modération et de la justice, tout le monde lui en sait gré. Il retourne vers un point déjà connu, qui rassure les esprits par les souvenirs qu'il rappelle. Un usurpateur, qui renoncerait à ses intreprises, ne prouverait que (le la faiblesse. Le terme il s'arrtMerait serait aussi vague que le terme qu'il aurait voulu atteindre. Il serait plus méprisé, sans être moins haï.

L'usurpation ne peut donc subsistei, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le despotisme, car le despotisme ne peut subsister. La durée de l'usurpation est donc impossible.

Sans doute le spectacle que la France npus offre paraît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons l'usurpation triom- phante, armée de tous les souvenirs effrayants, héritière de toutes les théories ciiminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations rafllnées. Les passions, qui, durant la violence des révolutions, se sont montrées si fu- nestes ,se reproduisent sous d'autres formes. La peur et la vanité parodiaient jqdis l'esprit de parti dans ses fureurs les plus impla- cables. Elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse, l'effroi cherche un asile. La cupidité paraît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. Le sophisme s'empresse à ses pieds, létonne de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant séditieuse la voix qui veut le con- fondre. L'esprit vient offrir ses services; l'esprit, qui, séparé de la conscience, est le plus vil des instruments. Les apostats de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant conservé de leurs n. 17

258 DE l'esprit DK r.ONQUKTR KT DF. LIISURl'ATlON.

doctrines passées que l'habitude des moyens. coupables. Des transfuges habiles, illustres par la tradition du vice, se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l'autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reculés, l'on parcourt des contrées lointaines, pour composer de raille traits épars une ser- vitude bien complète qu'on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche , ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.

Un pareil état est plus désastreux que la révolution la plus ora- geuse. On peut détester quelquefois les tribuns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépris qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles 1", mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromvvell.

Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées restent intactes. Elles sont préservées de la contagion par le malheur; et comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion, qui est plutôt égalée que corrompue. Mais lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes an- ciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'exé- crables exemples, quel espoir reste-t-il? trouver un germe d'honneur, un élément de vertu? Tout n'est que fange, sang et poussière.

Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis de l'huma- nité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment de l'indignation, quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls, au milieu des générations, tantôt fu- rieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. Nous leur

é'

I.'USIJRI'ATION, NK l'itUVANT >K .MMSIKMU l'Ali I.K DESPOTISMK. ;'r)9

(levons cette {grande correspondance des siècles (|ui dcposc in lettres inollavablcs contre tous les sophisnies (jue rriioiivcllont tous les tyrans, l'ar elle, Socrate a survécu aux persécutions d'une populace aveugle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les proscriptions de l'intame Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas! Qu'ils élèvent de nouveau leuis voix! ils n'ont rieii à se faire pardonner. Ils n'ont besoin ni d'expiation ni de désaveux. Ils possèdent intact le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer l'amour des idées généreuses! Elles ne rétléchisscnt point sur eux un jour accusateur. Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux le despotisme, dédai- gnant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses propres cou- leurs, et déploie avec insolence dt^s étendards dès longtemps comius. Combien il vaut mieux soulfrir de l'oppression de ses ennemis (jue rougir des excès de ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout ce qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause, en présence du monde, et secondé par les vœux de tous les hommes de bien.

Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire (ju'il s'en détache, c'est dire qu'il aime l'humilia- tion, la douleur, le dénùment et la misère; c'est prétendre qu'il se ré-^igne sans peine à èlie séparé des objets de son amour, in- terrompu dans ses travaux, dé[)ouillé de ses biens, tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dans les cachots et sur l'échafaud. Car, c'est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées, c'est pour être préservé de ces fléaux que l'on invoque la liberté. Ce sont ces iléaux que le peuple craint; qu'il maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il re- cule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs appelaient la liberté: c'était l'esclavage. Aujourd'imi l'esclavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous ses véritables formes. Croit-on qu'il le déteste moins?

Missionnaires de la vérité, si la route est interceptée, redoublez de zèle, redoublez d'efforts. Que la lumière perce de toutes parts! Obscurcie , qu'elle reparaisse ; repoussée , qu'elle revienne ! Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme ! Qu'elle soit infatigable comme la persécution. Que les uns marchent avec

260 DE l'esprit de conquête et de l'usurpation.

courage, que les autres se glissent avec adresse. Que la vérité se répande, pénètre, tantôt retentissante, et tantôt répétée tout bas. Que toutes les raisons se coalisent, que toutes les espérances se raniment, que tous travaillent, que tous servent, que tous at- tendent.

La tyrannie, l'immoralité, l'injustice sont tellement contre nature qu'il ne faut qu'un effort, une voix courageuse pour reti- rer l'homme de cet abîme. Il revient à la morale par le malheur qui résulte de l'oubli de la morale, 11 revient à la liberté par le malheur qui résulte de l'oubli de la liberté. La cause d'aucune nation n'est désespérée. L'Angleterre, durant ses guerres civiles, offrit des exemples d'inhumanité. Cette même Angleterre parut n'être revenue de son délire que pour tomber dans la servitude. Elle a toutetois repris sa place parmi les peuples sages, vertueux et libres, et de nos jours nous l'avons vue et leur modèle et leur espoir.

CIIAPITKE XX,

dkrmëres reflexions

Durant l'impression de cet ouvrage, commencée au mois do novembre dernier [1813], les événements qui se sont succédé rapidement, ont appuyé de preuves si évidentes les vérités que je voulais établir, que je n'ai pu m'empôclier de faire usage des exemples qu'ils me fournissaient, malgré mon premier désir de me réduire, le plus qu'il serait possible, à des principes généraux.

Celui qui, depuis douze années, se proclamait destiné à con- quérir le monde, a lait amende honorable de ses prétentions. Ses discours, ses démarches, chacun de ses actes, sont des argu- ments plus victorieux contre le système des conquêtes, que tous ceux que j'avais pu rassembler. En même temps, sa conduite, si peu semblable à celle des souverains légitimes qui ont été en butte aux mêmes adversités,, ajoute une différence bien frappante à toutes celles que j'ai fait ressortir, comme séparant l'usurpa- tion d'avec la 'monarchie ou la république. Voyez Venise, lors de la ligue de Cambrai, ou la Hollande menacée par Louis XIV. Quelle conliauce dans le peuple, quelle tranquille intrépidité dans les magistrats ! C'est que ces gouvernements étaient légi- times. Voyez Louis XIV dans sa vieillesse. Il a toute l'Europe à

' Il y a une amertume extrême dans ces dernières réflexions, qui ont disparu dans les réimpressions faites depuis la mort de l'auteur. Nous ne nous sommes cru aucun droit de retrancher des pages qui appartiennent à l'histoire. Le lecteur saura faire la part de lu passion chez un homme exilé de[iuis dix ans, (E. L.)j

262 DE l'esprit de conquête et de l usurpation.

combattre : il est affaibli par les outrages du temps. Son orgueil reconnaît la nécessité de capituler avec la fortune. Son langage toutefois est plein de dignité. En dépit des périls, il a fixé le terme au delà duquel il ne reculera pas. Sa noblesse dans le malheur devient presque une excuse des fautes que la prospérité lui avait fait commettre : et, comme il arrive toujours, de même que ses erreurs avaient été punies, sa grandeur d'âme est récom- . pensée. Une paix honorable sauve son trône et son peuple. De nos jours, le roi de Prusse perd une partie de ses États : il ne peut soutenir une lutte inégale : il se résigne au sort, mais il conserve au sein des revers la fermeté d'un homme et l'attitude d'un roi. L'Europe l'estime, ses sujets le plaignent et le chérissent: de toutes parts des vœux secrets s'unissent aux siens; et, dès qu'il en donne le signal, une nation généreuse accourt pour le venger. Que dirons-nous de cet autre exemple, plus grand encore, unique dans les annales des peuples? Ce ne sont pas quelques provinces frontières occupées par l'ennemi, c'est l'étranger péné- trant au cœur d'un vaste empire. Entendez-vous un seul cri de découragement? Démêlez-vous un seul geste de faiblesse ? L'a- gresseur avance, tout se tait. Il menace, rien ne fléchit. Il plante ses drapeaux sur les tours de la capitale , et cette capitale en cendres est la réponse qu'il obtient.

Lui, au contraire, avant même que son territoire ne soit en- vahi, est frappé d'un trouble qu'il ne peut dissimuler. A peine ses limites sont-elles touchées, qu'il jette au loin toutes ses con- quêtes. Il exige l'abdication d'un de ses frères, il consacre l'ex- pulsion d'un autre. Sans qu'on le lui demande, il déclare qu'il renonce à tout.

D'où vient cette différence? Tandis que les rois, même vaincus, n'abjurent point leur dignité, pourquoi le vainqueur de la terre cède-t-il au premier échec? C'est que ces rois savaient que la base de leur trône reposait dans le cœur de leurs sujets. Mais un usur- pateur siège avec effroi sur un trône illégitime comme sur une pyramide solitaire. Aucun assentiment ne l'appuie. Il a tout réduit en poussière, et cette poussière mobile laisse arriver à lui les vents déchaînés. Les cris de sa famille, nous dit-il, déchirent son cœur. N'étaient-ils pas de cette famille, ceux qui périssaient en Russie dans la triple agonie des blessures, du froid et de la

nERMÈRES IIÉKLEXIONS. 2G3

famine? Mais, tandis qu'ils cxpiiaioiit désertés par leur < Iicf, ce chef se croyait en sûreté. Maintenant, le danyer qu'il partaj^e lui donne une sensibilité subite.

La peur est un mauvais conseiller, surtout il n'y a pas de conscience. Il n'y a dans l'adversité, comme dans le bonheur, de mesure que dans la morale. la morale ne gouverne pas, le bonheur se perd par la démence, l'adversité par l'avilissement.

Quel effet doit produire sur une nation courageuse cette aveugle frayeur, cette pusillanimité soudaine, sans exemple encore au milieu de nos orages? Car ces révolutionnaires, justement con- damnés pour tant d'excès, avaient du moins senti que leur vie était solidaire de leur cause, et cjuil ne fallait pas provoquer l'Eu- rope, quand on n'osait pas lui résister. Certes, la France gémis- sait depuis douze ans sous une lourde et cruelle tyrannie. Les droits les plus saints étaient violés, toutes les libertés étaient en- vahies. Mais il y avait une sorte de gloire. L'orgueil national trouvait (c'était un tort) un certain dédommagement à n'être op- primé que par un chef invincible. Aujourd'hui, que reste-il? plus de prestrge, plus de triomphes, un empire mutilé, l'exécration du monde, un trône dont les pompes sont ternies, dont les trophées sont abattus, et qui n'a pour tout entourage que les ombres er- rantes du duc d'Engliien, de Pichegru, de tant d'autres, qui furent égorgés pour le fonder ! Fiers défenseurs de la monarchie, supporterez-vous que l'oriflamme de saint Louis soit remplacée par un étendard sanglant de crimes et dépouillé de succès? Et vous qui désiriez une république, que dites-vous d'un maître ([ui a trompé vos espérances et flétri les lauriers dont l'ombrage voi- lait vos dissensions ci\iles, et faisait admirer jusqu'à vos erreurs?

GliAPlïllES AJOUTÉS A LA QUATRIÈME ÉDITION '

CHAPITRE. I.

DES INNOVATIONS, DES RÉFORMES, DE L UNIFORMITE ET DE LA STABILITÉ DES INSTITUTIONS.

L'on a paru croire qu'en recommandant le respect pour le passé, je blâmais toutes les innovations, sans rien accorder au progrès des idées et sans reconnaître la nécessité des changements inévita- , blés que le temps introduit dans les opinions, et doit en consé- quence introduire aussi dans les institutions humaines. J'avais excepté néanmoins de ce respect pour le passé toutes les institu- . lions injustes -J'avais reconnu qu'aucune prescription ne légitimait l'injustice : mais il est très-vrai que, lorsqu'il ne s'agit que d'im- perfections, lorsque les changements qu'on veut opérer ne sont point réclamés par l'équité rigoureuse, mais seulement motivés par l'utilité qu'on leur suppose, je pense qu'il ne faut procéder aux innovations qu'avec beaucoup de lenteur et de réserve.

Ces chapitres ont été écrits à Paris, pour répondre aux objections adressées à la troisième édition publiée à Paris en avril 1814. Cette troisième édition était la premitre édition fdite en France. Le livre avait d'abord paru à Hanovre en jan- vier 1814, et à Londres en mars de la même année. (E. L.)

r»RS INNOVATIONS. DES IIKKOUMES. OK l.'rNIFiiUMlTl';, ETC 265

Quand l'autorité dit h l'opinion, comme Séide h Maliomot : J'ai devancé ton ordn-

l'opinion lui répond, comme Maliomet à Séide :

. . . Il eût fallut l'attendre;

et si l'autorité refuse le délai, l'opinion se venge.

Les hommes qui veulent la devancer tombent, à leur insu peut- être, dans une étrange contradiction. Pour justitier leurs tentatives prématurées, ils disent qu'il ne faut point dérober à la génération présente les bienfaits de leur nouveau système ; et quand la gé- nération présente se plaint d'être victime de ce système, ils ex- cusent ce sacrifice, au nom de l'intérêt des races futures.

Une amélioration, une réforme, l'abolition d'un abus, toutes ces choses ne sont salutaires que lorsqu'elles suivent le vœu national. Elles deviennent funestes, lorsqu'elles le précèdent . Ce ne sont plus des perfectionnements, mais des actes de tyrannie. Co n'est pas à la rapidité des améliorations, mais à l'accord des institutions avec les idées, qu'il est raisonnable d'attacher de l'importance. Si vous méprisez cette règle, vous ne saurez vous arrêter. Tous les abus se tiennent, plusieurs sont liés intimement à des parties essen- tielles de l'édifice social. Si l'opinion ne les en a séparés d'avance, vous ébranlerez tout l'édifice en les attaquant.

On peut objecter qu'il est difficile de connaître avec exactitude l'état et le vœu de l'opinion; que l'on ne saurait compter les snf-- frages; que co n'est souvent qu'après l'adoption d'une mesure ([ui semblait populaire que l'opposition se manifeste, et qu'il est alors trop tard pour reculer.

Je réponds, en premier lieu, que si vous laissez à l'opinion la faculté de s'exprimer librement, vous la connaîtrez sans peine. Ne la provoquez pas; ne l'excitez point par des espérances, en lui indi- quant le sens dans lequel vous désirez qu'elle se prononce. Car, pour complaire à la puissance, la flatterie prendrait alors la forme de l'opinion. Placez un monarque irréligieux à la tête d'un peuple dévot, le pins souple de ses courtisans sera le plus incrédule. Replacez une cour bigote à la tête d'un peuple éclairé, les athées de cette cour reprendront la haire et la discipline. Mais que l'au- torité reste muette, les individus parleront ; du choc des idées

266 DE l'esprit de conquête et de LL^URPATlOiX.

naîtra la lumière, et le sentiment général sera l)ientôt impossible à méconnaître. Vous avez donc ici, pour moyen aussi infaillible que facile, la liberté de la presse ; cette liberté à laquelle il faut toujours revenir; cette liberté nécessaire aux gouvernements, non moins qu'aux peuples ; cette liberté, dont la violation est, sous ce rapport, un crime d'État.

En second lieu, l'opinion modifie insensiblement dans la pra- tique les lois et les instit-utions qui la contrarient. Laissez-lui faire ce travail. Le temps, dit Bacon, est le grand réformateur. Ne re- fusez pas son assistance. Qu'il marche devant vous, il aplanira votre route. Si ce que vous instituez n'a pas été préparé par lui, vous commanderez vainement. Il ne sera pas plus difficile à vos successeurs d'abroger vos lois, qu'il ne vous l'a été d'en abroger d'autres, et il ne restera de vos lois abrogées que le mal qu'elles auront fait.

Je promène mes regards sur l'Europe, dans le dix-huitième siècle. Je prends au'hasaVd les faits qui se présentent. Tous, cor- roborent ce que j'affirme.

Je vois, à la mort de Jean V, le Portugal plongé dans l'ignorance et courbé sous le joug du sacerdoce. Un homme de génie arrive à la tête de TÉtat. Il ne calcule point que, pour briser ce joug et pour dissiper cette ignorance, il faut avoir un point d'appui dans la disposition nationale. Par une erreur commune aux possesseurs du pouvoir, il cherche .ce point d'appui dans l'autorité. En frap- pant le rocher, il veut en faire jaillir la source vivifiante; son imprudente précipitation révolte contre lui les esprits les plus dignes de le seconder. L'influence des prêtres s'accroît de la per- sécution dont ils sont victimes. La noblesse se soulève; d'affreux supplices portent partout la consternation; le ministre est en butte à la haine de toutes les classes. Après vingt ans d'une adminis- tration tyrannique, la mort du roi lui ravit son protecteur; il échappe avec peine à l'échafaud, et la nation bénitle moment où, délivrée du gouvernement qui prétendait l'éclairer en dépit d'elle-même, elle peut se reposer de nouveau dans la supersti- tion et dans l'apathie ' .

* Je ne prétends rien prononcer sur l'état actuel de la nation portugaise; je ne parle que àe la révolution que le marquis de l'ombal voulut opérer il y a cin- quante ans.

DES INNOVATIONS, DES UÉFOKMKS, DE I.'lNIKnltMIÏÉ, ETC. 2C7

En Autriche, Joseph II succède à Marie-Thérèse II croit s'aper- cevoir que les himièrcs (k; si's sujets sont iulV'ricurcîS à et Ik^s des peuples circonvoisius. Impatient de l'aire disparaître une dispro- portion qui le blesse, il appelle à son aide tous les moyens que lui fournit la puissance, sans négliger ceux que lui promet la liberté. Il prête aux écrivains qui dévoilent les abus le secours de la l'orce. Mais l'opinion, qui se voit dépassée, reste immobile et indifférente. Des moines obscurs et des privilégiés égoïstes résistent aux projets de l'empereur philosophe. Son administration devient odieuse, parce qu'au nom de l'intérêt du peuple elle contrarie ses habi- tudes et ses préjugés. Les regrets qui accompagnent de bonnes intentions déçues, la douleur d'être méconnu, font descendre pré- maturément Joseph dans la tombe, et ses dernières paroles sont un aveu de son impuissance et une expression de son malheur '.

L'histoire de notre Assemblée constituante est plus instructive encore. L'opinion semblait réclamer depuis longtemps plusieurs des améliorations que cette Assemblée tenta d'opérer. Trop avide de lui complaire, cette réunion d'hommes éclairés, mais impatients, crut ne pouvoir aller trop loin ni trop vite. L'opinion s'effaroucha de cet empressement de ses interprètes. Elle recula, parce qu'ils voulaient l'entraîner. Délicate jusqu'au caprice, elle s'irrite quand on prend ses velléités pour des ordres. De ce quelle se plaît à blâ- mer, il ne s'ensuit pas toujours qu'elle veuille qu'on détruise. Sou- vent, comme les rois, qui seraient fâchés que chaque mot qu'ils prononcent fût converti en acte par le zèle de leurs alentours, elle prétend parler, sans que ses paroles tirent à conséquence, afin de pouvoir parler librement. Les décrets les plus populaires de l'As- semblée constituante furent désavoués par une portion nombreuse du peuple; et, parmi les voix qui s'élevèrent contre ces décrets, il y en avait beaucoup, sans doute, qui les avaient provoqués jadis. Ce n'est que depuis que l'on a menacé les désapprobateurs de leur ravir le bénéfice des réformes qu'ils avaient amèrement censu- rées, que l'opinion n'étant plus blessée dans son indépendance, se rattache d'elle-même à ces réformes, qu'une ardeur sans mesure avait discréditées et flétries.

Contemplez au contraire la Russie, depuis le commencement du

' Josepli II demanda en mourant qu'on giavàt sur son tombeau qu'il avait été malheureux dans toutes ses entreprises.

268 DE l'esprit de conquête et de l'usttrpation.

règne d'Alexandre : les améliorations sont lentes et graduelles ; le peuple s éclaire sans qu'on l'y contraigne; les lois se perfection- nent dans les détails, sans qu'on imagine d'en bouleverser l'en- semble ; la pratique, en précédant la théorie, prépare les esprits à la recevoir, et le moment s'approche cette théorie qui n'est que l'exposition de ce qui doit être, sera d'autant mieux reçue, qu'elle se présentera comme l'explication de ce qui est. Honneur au prince qui, dans sa marche, à la fois prudente et généreuse, favorise tous les progrès naturels, respecte tous les ajournements nécessaires, et sait également se garantir de la défiance qui veut interrompre, et de l'impatience qui veut devancer !

Pour corriger ce qui est abusif, permettez qu'on s'en affran- chisse : permettez, ne contraignez pas. En permettant, vous appe- lez à votre aide toutes les lumières : en contraignant, vous arme- riez contre vous beaucoup d'intérêts.

Prenons un exemple : il y a deux manières de supprimer les couvents. On peut en ouvrir les portes : on peut en chasser les habitants. Si vous adoptez le premier moyen, vous faites du bien sans faire aucun mal;' vous brisez les chaînes, et ne violez point d'asiles. Si vous adoptez le second, vous bouleversez des calculs fondés sur la foi publique; vous insultez à la vieillesse, que vous traînez languissante et désarmée au milieu d'un monde inconnu; vous portez atteinte à un droit incontestable de tous les individus dans l'état social, au droit de choisir leur genre de yie, de mettre en commun leur propriété, de se réunir pour professer la même doctrine, pour jouir de la même aisance, pour goûter le même repos; et ces injustices arment contre la réforme que vous com- mandez l'opinion qui naguère l'appelait de ses vœux, et la sanc- tionnait de son suffrage.

J'applique ces principes à l'uniformité qu'on m'accuse d'avoir censurée trop sévèrement. Je ne veux point nier que, sur quelques points, l'uniformité, dont j'ai montré les inconvénients, n'ait aussi des avantages.

Toutes les institutions sociales ne sont que des lormes. adoptées pour le même but, pour le plus grand bonheur, et surtout le plus grand perfectionnement de l'espèce humaine. Il y a toujours une de ces formes qui vaut mieux que toutes les autres. Si on peut l'in- troduire paisiblement, et obtenir pour elle un assentiment général "

I»ES INNOVATIONS, UES BKKoHMES, DF, l'uNIT onMITK, ETC. lH'»9

et volontaire, nul doute que le ^'ain nesoil réel. Mais si, pour l'in- troduire, il faut de la contrainte, des lois proliihilives, et leurs inséparables euin[)agnes, des lois pénales, le mal l'enipoitera sur le bien.

Pour aller d'un village à l'autre, la liyiie la plus droite est in- contestablement la plus courte. Les habitants des deux villages s'épargneraient du temps et de la fatigue, s'ils voulaient tous suivre cette route ; mais si vous ne pouvez la tracer qu'en abattant des maisons, en dévastant des champs; si, après l'avoir tracée, vous avez besoin de voies de rigueur, pour forcer les passants à ne pas rentrer dans les sentiers pratiqués autrefois; si des gen- darmes sont nécessaires pour arrêter les contrevenants, des pri- sons pour les recevoir, des geôliers pour les garder, n'y aura-t-il pas plus de temps perdu, plus de fatigue éprouvée? Si l'autorité peut, sans porter atteinte à la propriété particulière et aux droits individuels, ouvrir un chemin direct, elle fait bien. Mais qu'elle se borne à ouvrir ce chemin, qu'elle ne prohibe point ceux que l'usage a consacrés, bien qu'ils soient plus longs et plus in- commodes : qu'elle laisse l'intérêt combattre la routine; tôt ou tard l'intérêt sera vainqueur , et le changement que l'on désire, moins chèrement acheté, sera plus complet et plus irré- vocable.

Ceci s'applique aux dénominations, aux modes de calculer, aux poids et mesures, en un mot, à toutes les méthodes qui simplifient les opérations journalières, et les transactions des individus entre eux. Ces méthodes en elles-mêmes sont des améliorations : que l'autorité les adopte, les proclame, et s'en serve ; mais qu'elle ne recherché point si les particuliers tiennent encore à d'an- ciennes méthodes fautives; qu'elle ignore les déviations '. Si l'amélioration est véritable, c'est-à-dire si la méthode est en effet plus claire et plus facile, elle ne tardera pas à être adoptée ; et quand elle tarderait un peu, le malheur ne serait pas grand. En employant la force, vous dénaturez la question : l'homme qui se sent blessé par vos mesures violentes, n'examine plus ce que vous lui proposez; il se révolte du mal que vous lui faites. Il détourne ses regards de votre but qui peut être bon, pour le fixer

' V. Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXIX, ch. xvni. (K. L.)

270 DE I, ESPIUT DE fiilNQUÈTE ET DE l/lSURPATION.

sur vos moyens qui sont mauvais, et ce que vous vouiez établir lui devient odieux.

La question de l'uniformité des lois est encore plus délicate. L'on ne peut donner des lois uniformes à un pays, dont les di- verses provinces ont d'anciennes lois qui diffèrent entre elles, qu'en changeant ces dernières. Or, pour remédier à la secousse du changement, il ne suffit pas de déclarer que les lois nouvelles n'auront pas un effet rétroactif : leur changement n'en place pas moins dans une situation dissemblable, ceux qui ont transigé la veille, et ceux qui transigent le lendemain, et comme les transac- tions d'hier sont le fondement de celles d'aujourd'hui, comme les premières n'ont eu lieu souvent, que parce qu'on a présupposé que les secondes reposeraient sur les mêmes bases, il est mani- feste que l'innovation trompe les espérances et détruit la sécurité.

Quand je vois le scandale dont M. de Voltaire, et tant d'autres écrivains, ses imitateurs, se prétendent saisis, à l'aspect des cou- tumes nombreuses et opposées qui coexistaient en France, j'ad- mire dans quelles erreurs l'amour de la symétrie les a fait tom- ber : « Quoil s'écrient-ils, deux portions du même empire sont » soumises à des lois différentes , parce qu'une colline ou un » ruisseau les séparent ! La justice n'est-elle donc pas la même » sur les deux revers de la colline, sur les deux rives du ruisseau?» Mais les lois ne sont pas la justice : ce sont des formes pour l'ad- ministrer; et si deux peuplades, qui, bien que voisines, ont eu longtemps une existence à part, se trouvent, depuis leur réunion, avoir conservé des formes différentes, la différence ne doit pas être jugée d'après une proximité géographitiue, ou une dénomi- nation collective, mais d'après l'attachement moral aux lois héré- ditaires sur lesquelles tous leurs calculs se sont appuyés.

Le pays plus libre de notre ancien monde, la Grande-Bre- tagne ', se gouverne par des lois très-diversifiées. Il n'y a pas un

< En m'exprimant ainsi, je ne veux point nier que la Suède ne jouisse aussi d'une grande liberté. Je rends volontiers un juste liomma{,'e à cette nation généreuso, que nous avons vue, conduite par un grand honame [Bernadotte], paraître au premier rang de nos libérateurs, lorsque d'autres peuples, ou leurs gouvernements, sem- blaient hésiter encore. Je sais qu'en Suède les individus sont garantis de tout acte arbitraire, par des. lois équitables, par une représentation indépendante, et par un noble esprit national. Mais je vois dans les derniers décrets de la diète des restric- tions à la liberté de la presse; je vois une espèce de consiirc conliée, il est vrai, an

DKS INNOVATIONS, DKS HKKOnMKS, OE L I.NIFOaMITK, KTt;. '?7 1

coinlf <iiM n'ait quehjue couliiiiic ditlV'reiiti! de. celles qui s'ohsrr- vtMit dans le comté voisin '. Nulle paît, cependant, la propricté n'est plus assurée, les droits des individus plus respectés, la justice plus impartiale^.

Une telle variété ne saurait, sans doute, servir de modèle en théorie. Il serait absurde de donner à plaisir des lois différentes aux fractions d'un pays entièrement neuf et qu'on [)euplerait d'hommes tout à fait nouveaux (car encore si ces hommes arri- vaient dans ce pays avec des souvenirs et des habitudes, il faudrait (jue les lois qui leur seraient données ne blessassent en rien leurs habitudes et leurs souvenirs). Mais quand on emploie des éléments déjà existants, on doit respecter tous les intérêts créés et garantis par les institutions antérieures ^.

Les êtres moraux ne peuvent être soumis aux règles de l'arith- métique on du mécanisme. Le passé jette en eux de profondes racines, qui ne se brisent pas sans douleur : on leur fait subir, en arrachant ces racines, le supplice de Polydore. Il n'y en a pas une qui ne résiste, et qui, détachée, ne laisse échapper des gouttes de sang.

jugement d'un homme Irès-cclairé. l'oiu' conipler la Suède parmi les nations par- faitement libres, j'iittends que le décret qui liiuite la liberté de la presse soit elTacé, comme il doit l'être bientùt, du nombre des lois. [V. sup. t. I, p. 'iG7, n. 2. (E. L.)]

' Voyez Blacksloiie.

- Cette persistance île l'Angleterre à consirver à cliaque province ses anciens usages, prouve, iiour le dire en jtassant, combien on calomnie la véritable liberté, quand on la représente comme dangereuse et désorganisatrice. 11 n'y a que les esclaves qui l'assciil du mal (|uand ils brisent leurs chaînes; alors, sans doute, ils en font beaucoup : et pour conible d'infortune et de honte, ce mal est souvent gratuit; car, épuisés par leurs excès, ils tendent sans cesse à retourner à la servitude.

' Remarquez que ceci ne s'applique qu'à ce qui est à faire, et point à ce qui a été fait ; souvent on a eu tort de détruire, mais on aurait tort de rétablir. Il y aurait double inconvénient; car, au lieu d'une innovation, il y en aurait deux. Ainsi, de ce qu'on a peut-être aboli beaucoup trop légèrement les coutumes partielles des pro- vinces de France, pour soumettre le royaume à un code uniforme, il ne s'erfsuit point qu'il l'aille maintenant abolir ce code pour ressusciter ces coutumes partielles. Le changement qui a eu lieu, bien qu'on l'ait opéré imprudemment, n'en est pas moins devenu du passé; ii ce titre, il doit être respecté, parce que, depuis vingt-cinq ans, les habitudes s'y sont rattachées.

[il y a de l'exagération dans celte critique. Depuis trois siècles, la France de- mandait une législation civile uniforme; on ne peut pas dire que le Code civil ait fait violence au pays. Il a été un bienfait, précisément parce que la révolution, qu'il a consacrée, était faite dans l'opinion. (E. L.)]

27'2 DE l'esprit de conquête et de l'i'slrpatio.n".

Pour peu qu'on réfléchisse sur cette doctrine, on se convaincra qu'elle ne favorise nullement ces idées exagérées de stabilité que des hommes non moins systématiques, non moins obstinés, veu- lent opposer aux améliorations nécessaires. C'est un autre extrême, ou plutôt c'est la même erreur, différemment appliquée. Ce sont toujours les droits de l'opinion qu'on dispute : les uns ne veulent pas l'atteindre; les autres ne veulent pas marcher avec elle.

Au moment certaines institutions se sont établies, comme elles étaient proportionnées à l'état des lumières et des mœurs, elles avaient une utilité, une bonté relative. A mesure que l'esprit hu- main a fait des progrès, ces avantages ont diminué; les institutions se sont modifiées. Vouloir rétablir ces institutions dans ce qu'on nomme leur pureté primitive, serait alors une grande faute ; car cette pureté se trouverait précisément la chose la plus opposée aux idées contemporaines, et la plus propre à faire du mal.

Cette faute est celle de la plupart des gouvernements et de beau- coup de publicistes : ils voient qu'à telle époque, telles coutumes, telles lois étaient utiles, et que maintenant elles sont nuisibles. Ils s'imaginent que c'est parce qu'elles ont dégénéré : c'est, au con- traire, parce que l'institution est restée la même, et que les idées ont change. La cause du mal auquel ils voudraient porter remède, n'est pas dans la dégénération de l'une, mais dans la dispropor- tion qui s'est introduite entre elle et les autres : le remède qu'ils emploient ne peut donc qu'aggraver le mal '.

La marche de l'espèce humaine étant graduelle, toute innova- tion qui lui imprime une secousse violente est dangereuse; mais cette marche étant en même temps progressive, tout ce qui s'op- pose à cette progression est également dangereux. Si l'opposition est eflicace, il y a stagnation et bientôt dégradation dans les fa- cultés de l'homme. Si l'opposition est impuissante, il y a Mte, discorde, convulsions et calamités.

L'on a peur des bouleversements, et l'on a raison ; mais on provoque les bouleversements par un attachement aveugle et opi- niâtre à des idées de stabilité exagérées, comme par des inno-

' En d'autres termes, une révolution à reculons est la pire des révolutions. Des institutions improvisées peuvent avoir un germe de vie, parce qu'elles sont nouvelles, mais le passé est mort. C'est le supplice de Mézence que d'attacher un pays à des institutions qui ne sont plus qu'un cadavre. (K. L.)

UKi, INNOVATIONS, IiKS KKKultMKS, DE t.'lJNMrnn.MITk , KTC. .'Tli

valions iiiipriult'iitc'S. L'mii(iii(' moyen do lus éviter, c'est de se prêter aux clmiiyenH'nls insensibles ([ui s'opèrent dans la nature morale comniedans la nature physique. Mallieureusernenl certains mots nous séduisent, nous surtout, qui, parce que nous avons on général plus d'esprit que d'imai;ination, étudions avec notre esprit ce qui devrait tVapper l'imagination que nous n avons pas, et nous nous faisons ensuite un devoir d'en paraître enfliousiasies. Le mot de régénération nous a poussée atout détruire; le mot (h; stabi- lité nous {tousserait à tout rétablir. Mais lélablii- darisce cas n'est (ju'un autre modo d'iimovor. L'autorité (|ui, aujourd'hui, vou- drait rétablir la teodalité, le servage, l'iidolérance religieuse, l'inquisition, la torture, cette autorité dirait en vain qu'elle se borne à rappeler des institutions antiques. Ces antiques institu- tions ne seraient que d'absurdes et funestes nouveautés. Elles n'auraient pas môme l'avantage qu'elles pouvaient avoir autrefois, celui de maintenir par la stupeur une sorte de repos accablant et lourd. Toutes les forces morales du siècle réagissant contre elles, leur rétablissement serait de peu de durée. Ce rétablissement aurait fait du mal; le renversement en ferait encore, et ce ren- versement serait inévitable. Car, renouveler des institutions pa- reilles, c'est donner une prime à ceux qui veulent boulevi rser toutes les institutions.

Obéissez au temps ; faites chaque jour ce que chaque jour appelle; ne soyez ni obstinés dans le maintien de ce qui s'écroule, ni trop pressés dans l'établissement de ce qui semble s'annon- cer; restez tîdèles à la justice, qui est de toutes les épo(}ues ; respectez la liberté, qui préparc tous les biens ; consentez à ce (jue beaucoup de choses se développent sans vous, et confiez au passé sa propre défense, à l'avenir son propre accomplissement.

CHAPITRE IL

DEVELOPPEMENTS SUIl L USURPATION

Les idées que j'ai présentées sur l'usurpation ont rencontré deux espèces d'adversaires. Les uns m'ont accusé de voir des gouvernements- usurpateurs dans tous ceux qui n'étaient pas fondés sur l'iiérédité. Les autres ont refusé de considérer les suites que j'attribue à l'usurpation, comme en étant réellement des conséquences inévitables.

J'aurais prévenu les objections des premiers, si je n'avais laissé dans mon ouvrage une lacune, que je croyais avoir justi- fiée, en déclarant que je ne remontais point à l'origine des gou- vernements. Si j'avais eu à traiter cette question, je n'aurais pu sans doute m'empécber de reconnaître qu'une autorité qui est établie par une volonté nationale, n'est pas entachée d'usurpa- tion. 'Washington n'était assurément pas un usurpateur. Le prince d'Orange, du temps de Pliilippe II, n'était pas un usur- pateur. Guillaume III n'était pas un usurpateur. Un usurpateur est celui qui, sans être appuyé du vœu national, s'empare du pouvoir, ou qui, revêtu d'an pouvoir limité, renverse les bornes qui lui sont prescrites.

Je ne disconviens pas qu'il ne soit difficile, pour le spectateur, de déterminer quand un vœu national existe, et quand il n'existe pas; et c'est pour cela que je me défie toujours des hommes qui, dans les révolutions, se mettent à la tête des peuples; c'est pour cela que les nouvelles dynastiesan'inspirent une pi'évention défa-

DKVKLOIM'K.MKNTS SI» L USUIU'ATKiN . J / 0

\oi'a.l)lc t"t |M'<'Sf|iie invinciblf : mais la (liflicullc de dt'iiirlt'i' la vcrilô ne ciiaii^c rien à la vérité en ellc-inéiiie. (Jiiaiid une nation est lorcée h l'ointlre un vomi (jn'olle ne Corme pas, elle sait très- bien que ce vœu n'est pas réel. (Juand un homme contraint un [)Puple à manifester un senliiTionl contraire à celui qu'il é()rouve, cet liommcne se fait pas illusion sur la sincérité de la démons- tration ({u'il commande. Un peuple sait donc quand c'est un usurpateur ((ui le gouverne : un gouvernement sait (juand il est usurpateur. Or, c'est cette connaissance que l'usui'pation a d'elle- même, et (piClle démêle dans wu\ qui lui obéissent : c'est celte connaissance, dis-je. qui lui imprime son caractère, et cpii en- tiaîne les conséquences que j'ai décrites, et sur lesquelles je reviendrai, en répondant à la seconde* classe de mes adversaires. Ceux avec lesquels je m'explique maintenant doivent recon- naître qu'au fond nous sommes du même avis. J'admets deux sortes de légitimité: l'une positive, qui provient d'une élection libre, l'autre tacite, qui repose sur l'hérédité; et j'ajoute que l'hé- rédité est légitime, parce que les habitudes qu'elle fait naître, et lesavantagesqu'elleprocure, la rendent le vœu national. Je n'aime pas du reste à traiter ces questions : je l'ai dit ailleurs , elles sont dangereuses, quand elles sont superilues, et s'éclaircissciit assez quand il devient nécessaire de les agiter '. Mais, d'un autre côté, il y a quelque imprudence à reproduire des systèmes que le pro- grès des lumières a frappés de nullité ^. Les publicistes devraient s'instruire par l'exemple de ce Buonaparte même, dont l'histoire est trop récente, pour que les leçons qu'elle nous offre soient déjà perdues. Personne n'a plus travaillé que cet homme à ressusci- ter le dogme du droit divin. Il s'est fait sacrer par le chef de l'Église : toutes les pompes religieuses ont entouré son trône. Il semblaiby avoir dans son élévation quelque chose de surnaturel; tous les sophismes de l'esprit se sont mis à son service, à com- mencer par le catéchisme, et à linir par les harangues académi- ques. Les productions de mille écrivains se sont remplies de dis- sertations d'une bassesse naïve sur le devoir d'obéissance impli-

' Réjlexions sur les constitutions et les garanties. Préface. Sup. t. I, p. 171.

- l^ur se convaincre des dangers dont ces systèmes menacent les souverains, plus encore que les peuples, le lecteur peut consulter l'ouvrage de M. de Lévis, sdr l'Angleterre au XIX" sicde, pa^. 259-262, et surtout la page 259.

276 DE l'esprit de conqukte et de l'usurpation.

cite et sur le mystère de l'autorité : (juel a été le résultat de tous ces efforts? L'heure décisive est venue ; et dans cette nation assermentée et endoctrinée depuis douze ans, pas une voix ne s'est élevée, pour rappeler une profession de foi politique, com- mentée et amplifiée par tant de rhéteurs infatigables, inculquée à une jeunesse docile, et mille fois jurée par un peuple immense, avec toutes les apparences de l'enthousiasme. C'est que les argu- ments sur lesquels cette profession de foi repose prouvent trop, ou ne prouvent rien. Ils prouvent trop, si on les établit dans toute leur rigueur, car ils invalident alors la légitimité de toute famille qui s'est élevée aux dépens d'une autre. Ils ne prouvent rien, si on les plie aux circonstances, car alors la so'urce de la légitimité ne sera autre que la force, et la force appartient à qui s'en saisit. Enfin, qu'a-t-on besoin de ce genre d'arguments dans une nation il n'y a pas un seul homme qui ne fasse le vœu sin- cère de jouir d'une liberté sage sous une dynastie auguste, garant du repos, et préservatif désiré contre toute agitation nouvelle ?

Des deux espèces de légitimité que j'admets, celle qui pro- vient de l'élection est la plus séduisante en théorie ; mais elle a l'inconvénient de pouvoir être contrefaite : elle l'a été en Angle- terre par Comwell : elle l'a été en France par Buonaparte.

L'histoire ne nous offre guère que deux exemples, l'élection portant sur un seul homme, et substituée à l'hérédité, ait eu des' résultats favorables *. Le premier exemple est celui des Anglais en 1688, le second, celui des Suédois aujourî'hui; mais, dans les deux cas la légitimité, que l'hérédité consacre, est venue à l'ap- pui de l'élection. Le prince que les Suédois ont appelé a été adopté par la famille royale; et les Anglais ont cherché dans Guillaume III le plus proche parent du roi qu'ils étaient réduits à déposséder. Dans l'un et l'autre cas, il est résulté de cette combinaison, que le prince élu librement par la nation s'est trouvé fort, à la fois, de sa dignité ancienne et de son titre nou- veau. Il a contenté l'imagination par des souvenirs qui la capti- vaient, et la raison par le suffrage national dont il était appuyé. Il n'a point été condamné à n'employer que des éléments d'une création récente. Il a pu disposer avec confiance de toutes les

' Je ne parle pas de l'Amérique, le pouvoir conlié au président e.^t républicain et amovible.

DÉVELdIM'EMENTS SIU I.L' JUni'ATIit.N. ;'77

foires de la nation, parce qu'il ne la dépouillait d'anciirif p.n lie de son liérifape politique. Les institutions antérieures ne lui ont point été contraires ; il se les est associées, et elles ont concouru à le soutenir.

Ajoutez à cela que les circonslanees ont donné à Tiuillaume 111 un autre intérêt que celui qui d'ordinaire anime les princes, et les porte fi ne travailler qu'à raccroissement de leur puissance. Ayant à maintenir la sienne contre un concurrent qui la lui dis- putait, il a (aire cause commune avec les amis de la liberté, (jui, en lui conservant ses attributions, ne voulaient pas qu'elles tussent agrandies. Ceux qui auraient voulu agrandir la préroga- tive royale, avaient en même tenqis pour but d'en conlier l'exer- cice à un autre. Do vint que, sous les trois règnes de Guil- laume m, de la reine Anne et de Georges I", ces monarques lurent sur la déténsi\e contre une tlicorie de despotisme qui aurait tourné contre eux. Ils se virent obligés à l'aire ressortir les dangers de cette théorie. Si les principes de l'obéissance étaient favorables à la puissance du roi, comme roi, les principes de la liberté étaient favorables îï la sûreté du roi, comme indi- vid i. La reine Anne se crut intéressée à 'poursuivre Saclieverel, ([ui avait prêché la doctrine de la soumission implicite et du droit divin. L'influence de la couronne contribua de la sorte à former l'esprit public à la liberté.

Cependant, voyez, même dans cette partie importante de l'his- toire anglaise, qui renferme ses dernières révolutions depuis KiiO, la tendance du peuple à préférer la légitimité héréditaire '. A peine Cromwell est-il mort, que les Anglais rappellent les Stuarts avefcdes transports de joie. Ils aiment à leur prouver de l'attachement, à leur témoigner du repentir, à les entourer d'une confiance sans bornes ; et ce n'est qu'après une seconde et terri- ble expérience, après avoir vu les actes arbitraires reproduits et multipliés, les propriétés envahies, les jugements annulés, les citoyens frappés de sentences illégales, la liberté de la presse foulée aux pieds, en un mot, toutes les promesses enfreintes, toutes les garanties sociales violées, que la nation britannique se détermine à écarter derechef la ligne directe, et à se contenter

' V. M""' de Stacl, Consid. sur la rév, franc., VI« partie, ch. ii. X- L-)

278 DK l'esprit de conquête et de l'usurpation.

de la légitimité que son vœu 'confie à. un nouveau souverain. C'est bien une preuve que l'hérédité a du charme pour les peu- ples, et qu'ils sont heureux quand ils peuvent, sans trop d'in- convénients, lui rester fidèles!

Me trouvant, par cette explication, d'accord, à ce que je pense, avec ceux qui n'ont censuré mes opinions que parce que je ne les avais développées qu'en partie, il me resterait à répondre à ceux qui me reprochent d'avoir transformé des faits particuliers en règles générales, et d'avoir pris le conquérant et l'usurpateur qui nous opprimait pour le type de tous les usurpateurs et de tous les conquérants. Mais une comparaison détaillée entre Buonaparte et tous ces fléaux de l'espèce humaine serait nécessaire, et cette comparaison, qui exigerait une foule de discussions historiques, ne peut être placée à la fin de cet ouvrage.

L'on ne m'accusera pas de vouloir excuser celui que je n'ai jamais voulu reconnaître. Mais quand on n'attribue ses entre- prises, ses crimes et sa chute qu'à une perversité ou à une dé- mence particuhère à lui seul, je crois qu'on se trompe. lime semble au contraire avoir été puissamment rnodifié,d'un côté par sa position d'usurpateur, et de l'autre par l'esprit de son siècle. Il était même dans 'sa nature d'être plus modifié par ces deux causes que tout autre ne l'aurait été. Ce qui le caractérisait, c'était l'absence de tout sens moral, c'est-à-dire de toute sympa- thie, de toute émotion humaine. Il était le calcul personnifié; si ce calcul a produit des résultats désastreusement bizarres, c'est qu'il se composait de deux termes opposés l'un à l'autre et incon- ciliables, de l'usurpation qui lui rendait le despotisme nécessaire, et d'un degré de civilisation qui rend le despotisme impossible. De des contradictions, des incohérences, un mouvement doul>le et convulsif, que l'on prend à tort pour des bizarreries indivi- duelles.

Sans doute, un caractère tel que Philopéraen, Washington, Kosciusko, n'aurait ni suivi la même marche, ni commis les mêmes forfaits. C'est que Philopémen, Washington, Kosciusko, n'auraient pas été des usurpateurs. Mais aussi ce sont des carac- tères très-rares : ce sont des exceptions.

Assurément, Buonaparte est mille fois plus coupable que ces fouquérants barbares qui, commandant à des barbares, n'étaient

DÉVELOPPEMENTS SI II l/uSl'IU'ATION. _>70

|)()iiUeii opposition avec leur siècle. Il a choisi la barliaric, il l'a pivlérôe. EntoHi-é de lumières, il a voulu ramener la uuil. Il a voulu traïK-lbrmer en nomades avides et sanj;uinaires un peuple doux et policé: et son crime est dans celte intention préméditée, dans cet elVort opiniâtre, pour nous ravir l'iiéritage de toutes les générations éclairées qui nous ont [)réeédés sur cette terre. Mais pourquoi lui avons-uous donné le droit de concevoir une telle pensée ?

Lorsque arrivé solitaire, dans le dénùnient et l'obscurité, jusqu'à l'âge de vingt-quatre ans, il promenait autour de lui son regard avide, pourcpioi lui montrions-nous un pays toute idée reli- gieuse était un objet d'ironie? Lorsqu'il écoutait ce qui se profes- sait dans nos cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que l'homme n'avait de mobile que son intérêt? S'il a démêlé facile- ment que toutes les enterpréfations subtiles par lesquelles on veut éluder les résultats, après avoir proclamé le principe, étaient illu- soires, c'est que son instinct était sur, et son coup d'œil rapide. Ne lui ayant jamais prêté les vertus qu'il ir'avait pas, je ne suis pas obligé de lui refuser les facultés qu'il avait. S'il n'y a que de lintérêt dans le cœur de l'homme, il sufiit à la tyrannie de l'eflVayer ou de le séduire pour le dominer. S'il n'y a que de l'in- térêt dans le cœur de l'homme, il n'est point vrai que la mo- rale, c'est-à-dire l'élévation, la noblesse, la résistance à l'injustice, soient d'accDrdavec l'intérêt bien entendu, i/intérêt bien entendu n'est, dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que la jouissance, combinée, vu la possibilité d'une vie plus ou moiiis longue, avec la prudence qui donne aux jouissances une certaine durée.tEnrni, lorsqu'au milieu de la France déchirée, fatiguée de soufl'rir et de se plaindre, et ne demandant qu'un chef, il s'est offert pour être ce chef, pourquoi la multitude s'estelle empressée à solliciter de lui l'esclavage? Quand la foule se complaît à ma- nifester du goût pour la servitude, elle serait par trop exigeante, si elle prétendait que son maître dût s'obstiner ^ lui donner de la liberté.

Je le sais, la nation se calonniiait elle-nième, ou se laissait calomnier par des interprètes iillidèles. Malgré l'affectation misé- rable qui parodiait l'incrédulité, tout sentiment religieux n'était pas détruit; en dépit de la fatuité qui se disait égoïsme,régoïsmc

'280 DE l'esprit de conquête et de l usurpation.

lie régnait pas seul, et, quelles que fussent les acclamations (\m taisaient retentir les airs, le vœu national n'était pas la servitude : mais Buonaparte a s'y tromper, lui, dont la raison n'était pas éclairée par le sentiment, et dont l'âme n'était pas susceptible d'être exaltée par une généreuse inconséquence. Il a jugé la France d'a- près ses paroles, le monde d'après laFrance telle qu'il l'imaginait. Parce que l'usurpation immédiate était facile, il a cru qu'elle pou- vait être durable, et, devenu usurpateur, il a fait ce que dans notre siècle l'usurpation condamne tout usurpateur à faire *.

Il fallait étouffer dans l'intérieur toute vie intellectuelle ; il a banni la discussion et proscrit la liberté de la presse.

La nation pouvait s'étonner de ce silence: il' y a pourvu par des acclamations arrachées ou payées, qui semblaient un bruit national.

Si la France fût restée en paix, les citoyens tranquilles, les guer- riers oisifs auraient observé le despote, l'auraient jugé, se seraient communiqué leurs jugements. La vérité aurait traversé les rangs du peuple. L'usurpation n'aurait pas résisté longtemps à l'inlluence de la vérité. Buonaparte était donc forcé à distraire l'attention publique par des entreprises belliqueuses. La guerre jetait sur des plages lointaines la portion encore énergique des Français. Elle motivait les vexations de la police contre la portion timide qu'elle ne pouvait chasser au dehors. Elle frappait les esprits de terreur, et laissait au fond des cœurs un certain espoir que le hasard se chargerait de la délivrance : espoir agréable à la peur et commode pour l'inertie. Que de fois j'ai entendu des hommes qu'on pressait de résister à la tyrannie, ajourner, en temps de guerre à la paix, en temps de paix à la guerre ! *

J'ai donc eu raison de dire qu'un usurpateur n'a de ressources que dans des guerres non interrompues; on me répond : Mais si Buonaparte eût été pacifique? S'il eût été pacifique, il ne se fût pas maintenu douze ans; la paix eût rétabli les communications entre les divers pays de l'Europe. Ces communications auraient rendu h la pensée des organes. Les ouvrages, imprimés dans l'étranger, se seraient introduits clandestinement. Les Français auraient vu qu'ils

' B. Constant est revenu sur ce sujet dans ses Mémoires sur les Cenl-Jours, l. Il, I'. 140 et suiv. (E. L.) .

IJÉVELOPPEME.NTS SIU t/lISUIlPATlON. ;'8 1

n'claicitt pas approuvés par la niajoi'iU'' ciiropéciiiu' : le picsti^'c n'aiiiait pu se soutenir. Buouaparfc a si liicii senti cette vérité, <|u'il a rompu avec l'Angleterre pour écarter les journaux anglais. Ce n'était pas encore assez. Tant qu'une seule contrée restait libre, Uuonaparte n'était pas en sûreté. Le commerce, actif, adroit invi- sible, infatigable, franchissant toutes les distances et se glissant par mille détours, aurait tôt ou tard réintroduit au sein de l'empire les ennemis qu'il était si important d'en exiler. De le système continental et la guerre avec la Russie.

Et remarquez combien il est vrai <pie cette nécessité de la guerre, pour la durée de l'usurpation, appartient îi l'épociue. Un siècle et detni plus tôt, Gromwel n'en avait pas besoin. Les com- munications d'un peuple avec l'autre n'étaient ni iïussi fréquentes ni aussi faciles. La littérature continentale était presque étran- gère aux Anglais. Les écrits dirigés contre leur usurpateur se composaient en langue latine. Il n'y avait pas de journaux qui, ari'ivant du dehors, lui poitassent des coups, que leur répétition constante rendait clia(iue jour plus dangereux. Cromwell n'était pas forcé à la giierie pour enjpèclier que la haine des Anglais ntr se fortifiât de l'assentiment étranger, comme il serait arrivé à celle des Français sous Ruon;i[Hirte, s'il ne les eût séparés du reste du monde 11 fallait ;i ce dernier la guei-re partout, pour faire de ses esclaves,

Semotos penilùs orbe... Gallos.

.le pourrais otlVir sur tous les points une démonstration analo- gue, si je voulais analyser toutes les actions de Buonaparte. Plu- sieurs de ses attentats nous semblent iimtiles; mais la défiance est un élément inséparable de l'usurpation, et les crimes qui peuvent être iimtiles en eux-mêmes, deviennent par une né- cessité de sa nature, Buonaparte ne pouvait être rassuré ni par l'assentiment tumultueux ni par la soumission silencieuse, et le plus horrible de ses actes ' a été commis parce qu'il croyait trou- ver une monstrueuse sécurité en imposant à ses agents la solida- rité d'un grand crime.

Ce que je dis des moyens de l'usurpation, je le dis aussi de sa

' L'enlèvement et le meurtre du duc d'Enghien. V. M"" de Staël, Consid. sur la réf. Jranç , IV* partie, cli. xi. (E. L.)

28? DE l'esprit de conquête et de L l'^URPATION.

chute; j'avais affirmé qu'elle doit tomber par l'effet inévitable des guerres qu'elle nécessite. On m'a objecté que si Buonaparte n'eût pas commis te,lle ou telle faute militaire, il n'aurait pas été renversé: pas cette fois, mais une autre, pas aujourd'hui, mais demain. Il est dans la nature qu'un joueur, qui, chaque jour, court une chance nouvelle, rencontre un jour celle qui doit le ruiner.

On m'a reproché d'avoir affirmé que les conquêtes étaient im- possibles au moment l'Europe entière était la proie d'une vaste conquête et que l'usurpation ne pouvait s'affermir dans notre siècle, tandis que l'usurpation était triomphante. Pendant qu'on me faisait cette objection, toutes les conquêtes ont été re- prises et l'usurpation est tombée.

J'ai prétendu que la paix était conforme à l'esprit de notre ci- vilisation actuelle, et tous les peujiles étaient en guerre; mais ils étaient en guerre par amour pour la paix. C'est au nom de la paix qu'ils se sont soulevés. Aucune contrainte, aucune menace n'a été nécessaire pour les réunir et les conduire, tandis qu'en France, la nation devait combattre, non pour la paix, mais pour la conquête, des sbires, des gendarmes, des bourreaux réussissaient à peine à forcer les citoyens à prendre les armes.

Il me semble donc que je n'ai point généralisé une idée par- ticulière. Seulement, je n'ai pas adopté une logique en vertu de laquelle toutes les idées générales seraient bannies, car on peut toujours supposer d'autres circonstances que celles qui ont existé et travestir en accidents les lois de la nature. Je crois, je l'avoue, qu'il est plus important de montrer que les maux infligés par Buo- naparte k la France sont venus de ce que son pouvoir avait dégé- néré en usurpation, et de flétrir ainsi l'usurpation même, qu'il ne peut l'être de présenter un individu, comme un être à part, créé pour le mal et commettant le crime sans nécessité et sans intérêt. Le premier point de vue nous donne de grandes leçons pour l'a- venir; le second transforme l'histoire en une étude stérile de phénomènes isolés, en une énumération d'effets sans causes.

DE LA DOCTRINE

POLITIQUE OUI PEUT HÈUNIU LES TAFITIS

EN FRANCE

M. BENJAMIN DE CONSTANT

PARIS

l" tT ^'^ ÉDlTlOiN, DECEMBUE 1816 3"= EDlTlOxN, 1819

DE LA DOCTRINE

POLITIQUE OUI PEUT RÉUNIR LES PARTIS

EN FRANGE'

Un parti (je ne doiino point ici à ce mot une acception défa- vorable : je m'en sers pour désigner une réunion d'hommes qui professent la même doctrine politique), un parti existe en France, qui s'annonce comme ayant adopté réccninjent des principes qu'il a longtemps repoussés : sa conversion à ces principes serait une chose importante et heureuse; elle mettrait un terme aux maux intérieurs de notre patrie, et dès lors tous nos autres maux seraient plus faciles à guérir.

Mais ce parti inspire une grande méfiance au reste de la nation, et cette méfiance diminue ou détruit les avantages qui devraient être le résultat naturel de sa conversion, si elle est sincère, et si elle était reconnue pour telle.

Je ne trouve, pour ma part, aucune jouissance à supposer que des hommes honorables et intéressés au salut de la France, ne

* Cette brochure est une réponse au célèbre pamphlet de M. de Chateaubriand, de la Monarchie selon la Charte, publié en 1810, avec cette épigraphe : Le roi, la Charte et les honnêtes gens. C'était une honorable tentative pour reconcilier la royauté et la liberté; mais peut-être l'auteur y faisait-il la part un peu trop belle aux royalistes. (E. L.)

286 DE LA DOCTRINE POLITIQUE

soient pas de bonne loi. Je suis d'avis, plus qu'un autre, qu'il ne faut pas croire à l'éternité des préjugés; qu'il faut pardonner aux prétentions, pour les rendre passagères; qu'il faut laisser les menaces s'évaporer, et ne point enregistrer les engagements de l'amour-propre.

Jene jugeais pas même ces hommes avec rigueur, lorsque je les regardais, dans leur puissance, comme les ennemis les plus acharnés des idées que je chéris. Je me disais qu'ils étaient effrayés par des souvenirs dont nous frémissions nous-mêmes; qu'ils se croyaient, envers le roi, le devoir spécial de lui conserver ou de lui rendre, fût-ce malgré lui, une autorité illimitée. Les opinions ne sont jamais coupables. Personne ne sait par quelle route elles ont pénétré dans les esprits. Personne ne peut calculer l'effet des impressions de l'enfance, des leçons reçues, des doctrines écou- tées avec respect, des traditions paternelles gravées dans le cœur comme dans la mémoire. Ces choses agissent indépendamment du raisonnement, et modifient ensuite le raisonnement même. Elles déguisent l'intérêt personnel à ses propres yeux; et tel con- tre-révolutionnaire, travaillant à reconquérir ses privilèges, sa su- prématie et ses richesses, a pu se croire, de bonne foi, un héros de patriotisme et un citoyen désintéressé.

Il n'en est pas moins vrai que la défiance que ces hommes ins- pirent à plusieurs est naturelle. Avant même que la révolution eût dévié des voies delà morale et de la justice, ils s'étaient, pour la plupart, déclarés contre toute innovation. Ils n'ont, durant vingt-cinq ans, pas fait un mouvement, pas prononcé une parole, pas écrit une ligne, sans exprimer leur haine contre des prin- cipes qu'ils appelaient alors révolutionnaires : c'est-à-dire, contre la division des pouvoirs, contre la participation du peuple à la puissance législative, contre l'abolition des privilèges et l'égalité des citoyens. Or, tous ces principes servent de base à notre gou- vernement actuel.

Sous Bonaparte, ceux d'entre ces hommes qui s'étaient rappro- chés de lui ont applaudi à son pouvoir sans bornes, ils recomman- daient le despotisme comme la législation primitive '. Ils proscri- vaient la liberté religieuse, proposant aux princes d'imiter l'Être

' Allusion à M. de Bonald. (E. L.)

gui l'KUl ItKIMIt I.K< l'AUTlS KN I IIANCK. 287

souvciaiiiemeulboii, qui, par lui- niêiiie, était sou veraineineiil into- lérant. Ils posaient en axiome, et ils l'ont répété sous Louis XVllI, «pie, l'orsque le peuple désirait qu'une chose ne se fît pas, c'était précisément alors qu'il fallait la faire.

Quand les événements de 181 i rendirent aux Français la faculté d'exprimer leurs sentiments et leurs vœux sur les affaires publi- ques, ces hommes manifestèrent encore ries opinions en oi)posl- tion directe avec leurs nouvelles théories. Ils écrivirent d«;s bro- chures contre la liberté de la presse, des articles de journaux pour que le droit d'exil fût accordé au gouvernement. Si, par hasard (ce qui serait un malheur et une faute, mais ce qui pourrait arri- ver, parce que nous sommes dans un temps de parti); si, dis-je, on croyait nécessaire de nous disputer quelqu'une des libertés qu'ils réclament, la collection de leurs ouvrages serait l'arsenal le plus complet de sophismes contre chacune de ces libertés.

Je ne parlerai pas de ce qu'ils ont l'ait en 1815. Je dirai seu- lement que leurs phrases sur la nécessité des coups d'État, sur l'urgence d'abréger ou de sujjprimer les formes, sur la justice et la convenance des arrestations sans terme, et des exils sans motifs légaux,' retentissaient encore autour d'eux, quand ils ont com- mencé à prononcer les phrases contraires '.

Je n'attache point une importance exagérée à ces discours de tribune, destinés à produire un effet momentané, et dont la vio- lence s'accroît, contre l'intention de l'orateur, parles applaudisse- ments qui l'enivrent. Tel homme n'a paru implacable dans une assemblée que parce qu'il était entraîné par ses paroles. 11 n'était plus lui : rendu à lui-même, il serait tout autre. D'ailleurs, les défaites sontrde bons instituteurs.

Je pense donc que l'expérience, la réflexion , l'influence des idées du siècle, la connaissance plus exacte de l'état et des dispo- sitions delà France, ont éclairé plusieurs de ces hommes. Ils ont senti que nulle puissance humaine ne relèverait ce qui était détruit, n'anéantirait ce que deux générations ont consacré, non - seule- ment par leurs vœux et par. leur adhésion, mais, ce qui est plus

' J'avais réuni, d-ins un autre ouvr.ipe, tous les faits relatifs à celte partie de l'histoire de notre révolution. Mais j'ai pensé qu'une récapitulation trop exacte serait déplacée, quand il était question de rapprocher les esprits J'ai donc renoncé à pu- blier cet ouvrage.,

•J8.S DE I.A IJOCÏIII.XE POLITIQUE

l'on, par leurs transactions et leurs habitudes; et, convaincus enfin de la nécessité de céder au temps,' ils entrent avec Iranchise dans la carrière constitutionnelle.

Malheureusement ils ont eu jusqu'ici de fâcheux interprètes. Éloquents plus qu'habiles, ces interprètes, dans les manifestes qui suivent leurs conversions, semblent ne proclamer des axiomes (|ue pour proscrire des hommes, et ne commencer par des abstrac- tions que pour finir par des anathèmes. Cette méthode d'annon- cer qu'on est revenu de ses erreurs a beaucoup d'inconvénients. Ceux qui l'emploient irritent la majorité qu'ils veulent persuader, et rendent suspecte la minorité qu'ils croient servir.'

Si l'on veut conclure entre les partis un traité loyal et durable, que faut-il faire? Prouver que, le crime excepté, l'on ne repousse aucun auxiliaire, et qu'on voit dans la révolution autre chose qu'un long crime ; ne pas flétrir toutes les époques de cette révo- lution par des dénominations odieuses ; ne pas se montrer à la fois néophytes et persécuteurs; convaincre enfin la France qu'on veut la liberté pour toutes les classes.

Il ne faut pas établir, sur les intérêts qu'on nomme révolution- naires, une doctrine propre à soulever tous les hommes qui ne veulent pas seulement conserver quelques propriétés, étaler quel- ques décorations, se pavaner de quelques titres, mais jouir de ces biens, comme ils en ont le droit, sans être entourés d'un éternel et injuste opprobre. Il ne faut pas dési.onorer vingt-sept années de notre histoire, vingt-sept années durant lesquelles quelques misérables ont coinmis des crimes, mais durant lesquelles aussi, au milieu des troubles et des calamités qui bouleversaient toutes les existences, ont a vu des hommes de tous les partis donner de sublimes exemples de courage, de désintéressement, de fidélité à leurs opinions, de dévouement à leurs amis, et de sacrifice à leur patrie. Il ne faut pas présenter la nation, k ses propres yeux, et ce qui, dans nos circonstances, est bien pis encore, aux yeux de l'Europe, comme une race servile et parjure, coupable d'avoir joué tous les rôles, prêté tous les serments. Il ne faut pas, quinze mois après" la dispersion de notre malheureuse armée, en faute un jour ', admirable vingt ans, rappeler en ternies amers le souvenir

* C'est l'armée qiii avait lait la révolution des Ont-Jours. (E. L.)

OIM l'KfT ItKrNIR I.E> l'ARTIS EN FiU.NCE. ;\S'.)

(le SOS erreurs, et blâmer le ^oiiveriu-tiu'iil d'oublier ses torts '.

Il ne faut pas prononcer une exrouimunication politique contre tous ceux qui ont servi on Bonaparte ou la république, les décla- rer ennemis-nés de nos institutions actuelles, et trouvant dans ces institutions tout ce qui leur est antipathique, sans réflécljir que ces hommes sont la France entière ; car, parmi eux , on doit compter et ceux qui ont combattu l'étranger, et ceux qui ont administré l'État dans des rangs dilVérents, et ceux qui ont manifesté leur opi- nion en faveur des réformes, et ceux qui ont mérité l'estime de leurs concitoyens en faisant (pielque bien, et ceux qui ont des droits à leur recoimaissance pour avoir empêché ou diminué le mal .

Ilnefautpas.pourremplirce vide, car c'en est un que toute une nation retranchée d'un pays, s'adresser exclusivement à la noblesse et lui prouver qu'elle pourrait s'emparer de la Charte, en faire son monopole, et que la pairie et la représentation lui vaudraient bien \es garnisons et les antichambres. Il ne- faut pas croire qu'avec quelques restrictions insignifiantes, avec quelques phrases com- munes, en promettant qu'un jour les jalousies entre les ordres de l'État seront éteintes, et le noble et le bourgeois réunis, on enga- gera la nation à se résigner à la suprématie qu'on veut établir.

Je m'expliquerai plus loin sur la place que la noblesse peut oc- cuper dans notre monarchie représentative; et l'on verra que je suis loin de vouloir aucune de ces défaveurs sociales, causes d'a- bord d'injustice, puis de résistance, et enfin de destruction. Quand lautorité proscrivait les nobles, j'ai combattu ce coupable et dangereux système. Mais, je le demande : montrer à vingt-quatre millions d'hommes que quatre-vingt mille peuvent accaparer leurs institutions, pour s'indemniser de leur suprématie passée, est-ce un moyen àe rendre cette minorité populaire ? De tels ouvrages ne devraient pas être intitulés : De la Monarchie selon la Charte ; ils devraient porter pour titre : De la Charte selon l'Aristocratie, et ils devraient être écrits^ comme les Vèdes 2, en langue sacrée,

' 11 y a un écrivain surtout, qui devrait être indulgent pour lus eiiiurs d'une armée; c'est celui qui a dit qu'il raisonnait mal, quand il entend battre un tambour. Nos vieux guerriers, couverts de cicatrices, avaient entendu plus de tambours que lui, et ce n'étaient pas des tambours de luxe.

2 Les Yédas sont les livres sacrés, la bible des Indiens. Le Rig-Véda, le principal des quatre Védas, a été traduit en français par M. Langlois. (E. L.) n. 19

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pour n'être lus que par la caste favorisée, et rester ignorés par les profanes. Mais il est mallieureusement des dispositions d'esprit où, malgré de grandes et puissantes facultés, on ne voit que soi, son salon, sa coterie : l'on oublie que la nation existe. L'on croit que la grande question est de savoir si l'on consentira à honorer la Charte en en profitant : on l'envisage comme une conquête à faire, quand elle est bien plutôt une égide à conserver.

Enfin, lorsqu'on veut porter le calme dans l'âme d'un peuple, il ne faut pas, expliquant ce que l'on ferait si l'on était à la tête de l'État, se montrer régénérant l'opinion, par les commandants de la gendarmerie, les chefs de la force armée, les procureurs du roi et les présidents des cours prévôtales, et promettre d'agir sur la morale publique, et de créer des royalistes avec des soldats, des gendarmes , des procès criminels et des tribunaux extraordi- naires •. Sans doute il faut créer des royalistes constitutionnels, mais par l'affection, par la confiance, par le sentiment du bien- être, par tous les liens de la reconnaissance et de la sécurité : et, sous ce rapport, l'ordonnance du 5 septembre [1816] a plus fait en un jour, que les sept hommes qu'on demande par département ne feraient en dix années.

J'ai dit ce qu'il fallait éviter, quand on voulait calmer et réunir les partis. Je vais dire ce qu'il faut faire, quand on veut inspirer quelque confiance.

Il faut, lorsqu'on se déclare le protecteur de la liberté indivi- duelle, réclamer quelquefois en faveur des opprimés d'un parti diflérent du sien. Il est difficile de croire que durant la terrible année que nous avons franchie.^ ceux qu'on nomme à tort exclu- sivement les royalistes, aient seuls été victimes de dénonciations injustes ou de mesures vexatoires. Il faut admettre que les récla- mations des suspects d'une autre classe peuvent aussi être fon- dées. Il faut les écouter, ne fût - ce que comme preuve d'impar- tialité, ou l'on court le risque de laisser la nation croire qu'on ne s'élève contre les arrestations illégales que lorsqu'elles frappent quelqu'un du parti.

Il faut, quand on accuse un ministre d'arbitraire, ne pas citer

' Les évêques aussi, j'en conviens, se trouvent sur la liste; mais en voyant d'ail- leurs ceux qui la composent, je présume que les évêques ne s'y trouvent que pour cxlioi ter les condamnés.

gui l'Kl'T RKlINia LES l'ARTLS EN KltXNCK. v'Jl

t'U prouve uiiKjiieiiieiit des mises eu liberté ', ne pas trier au scandale parce que des citoyens sont rendus à leurs laniilles, nu pas répéter ces déclamations usées contre les hommes dangereux ([u'on ne doit pas jeler dans la société, ne pas se plaindre de ce

* Il est assez curieux que ce fait soit le seul qui résulte de la dénonciation cunlrnue dans la Proposition faite à la chamhre des pairs, lelativennriil aux dt-rrièrfs élections jpar M. -le vicomte de Chateaubriand, Paris, 1810J. Je citerai les propres phrases de cette dénonciation, et ce ne sera pas moi que le lecteur devra accuser si mes citations sont monotones.

« Beaucoup de surveillances ont été levées. Page 7... Elles ont expiré tout juste » le même jour et à la même heure. Paj^e 6... L)es hommes sont devenus lihres, tout )) simplement parce que le teHips de leur détention était lini. Paj-'e 8. .

» On a rendu à la société des hommes en surveillance pour leur cuuduile puliti(|Uf. » Pape 9... On a fait cesser les mesures de haute police pour le cas particulier des )) électeurs. Page 9... La police a poussé la libéralité iusi\\i"ii lever les surveilla: ces » des électeurs suspects au roi et à Injustice. Page 10... Les jacobins sont sortis de )> leurs repaires. Page 21... Ils se sont présentés aux élections. Page 21... Uans le » département du Gers, trois jacobins fameux ont été mis en liberté, et ont répandu » leurs principes autour d'eux. Page 21... On a jeté dans la société des hommes )) capables de corrompre l'opinion. Page 21... »

Mais une considération me frappe, qui a échappé sans doute îà l'auteur de la dé- nonciation. La loi sur les .prévenus n'était nécessaire, n'était excusable que dans l'hypothèse que les prévenus, qui ne pouvaient pas être jugés, pouvaient être dan- gereux. Dés qu'ils cessaient d'être dangereux, cette loi ne devait plus les atteindre. Or, malgré la libéralité des levées de surveillance, malgré le scandale des mises en liberté, les élections ont été bonnes : l'auteur l'avoue. Les députés qu'on vient de choisir sont des royalistes constitutionnels. La présence des jacobins n'a doue point influé sur l'élection de ces députés. Donc ils n'étaient pas dangereux, donc ils devaient redevenir libres. Donc, s'ils avaient des droits politiques, ils devaient exercer ces droits.

En général, sans examiner la conduite du ministère durant les dernières élections, je pense t|u'on peut aflirmer que, dans plusieurs départements surtout, elles ont été beaucoup plus libres que celles de 1815. Il n'y a plus eu dans le Midi, sous un pré- texte religieux, des vengeances politiques. Les protestants ont pu concourir au choix (les députés. Ce sont des différences qui n'ont pas suffisamment frappé l'auteur de la proposition à la chambre des pairs.

Quant aux destitutions dont on fait un crime au ministère actuel, ces mesures, en supposant tous les faits exacts, me semblent une conséquence naturelle de noire consiilutioc. Je ne conçois pas que l'on imagine devoir conserver des fonctions sOus une administration qu'on attaque. Je ne conçois pas que les membres de lopposi- tion veuillent réunir les profits de la faveur et les honneurs de l'indépendance. 11 faut choisir entre sa conscience, ou même sou parti, et la bienveillance ministérielle. Je ne me constitue, du reste, le défenseur d'aucun des ministères qui ont régi la France depuis la rentrée du roi. Tous ces ministères ont commis des fautes; je pourrais dire que toutes ces fautes ont eu la même cause, linlluence d'un parti qui en profite aujourd'hui pour accuser ceux qu'il força de les commettre. Tous ces mi- nistères, par un faux calcul, ont cru désarmer ce parti en le satisfaisant à moitié

■J92 DE LA DOCTRINK l'OMTIQlIK

que des détenus sonl devenus libres, tout simplement farce que le temps de leur détention était fini. Quand on a, d'enthousiasme, ac- cordé à mille autorités subalternes le droit d'arrêter les suspects, il faut s'excuser de ce vote, au lieu de reprocher au gouvernement de n'en pas faire un assez large usage : Il faut enfin savoir, quand on entre dans la carrière de la liberté, qu'elle doit exister pour tous, si l'on veut qu'elle existe pour quelqu'un, et que le carac- tère et le mérite de ceux qui la servent est de respecter son culte dans la personne de leurs ennemis.

De même qu'il faut, quand on prétend défendre la liberté in- dividuelle, ne.pas s'irriter de ce que le nombre des détenus dimi- nue ; il faut, quand on réclame pour la sainteté du droit d'élection, ne pas s'indigner de ce que des hommes légalement électeurs ont été admis à exercer leurs droits.

Il faut, quand on a du respect pour la justice, ne pas appeler un homme soupçonné d'intelligence avec^es rebelles, Vémule du chef de ces rebelles, et qualifier des absous, du nom à'échappés aux tribunaux '.

Dans un précédent ouvrage, on avait proposé d'imprimer un nouveau dictionnaire. Auprès du mot honneur^ avait- on dit, on mettra : il est vieux ; au mot fidélité, on écrira : duperie. Mettra-

et, comme il arrive toujours, se sentant plus fort, il est devenu plus insatiable; mais j'écarte ces souvenirs : ceux qui se retraceront tout ce que je pourrais rappeler, m'en sauront gré peut-être.

Le ministère actuel lui-même, qui a de grands droits, par l'ordonnance du 5 sep- tembre, a la reconnaissance de tous les Français, est pourtant, à mon avis, tombé dans quelques erreurs.

Si l'on rapproche mes opinions connues de quelques-unes de ses mesures, l'on concevra facilement qu'il en est que je ne puis approuver. J'ai réclamé constamment la liberté individuelle, but premier et sacré d&-toute institution politique. J'ai réclamé l'indépendance responsable des journaux, seul mode efficace de publicité dans nos grandes associations modernes, et seul moyen d'alTrancbir le gouvernement même d'une minutieuse et fatigante solidarité. J'ai réclamé la liberté de la presse, et l'in- troduction des jurés dans les causes de cette espèce, parce que des jurés sont les seuls juges compétents des questions morales, et qu'ils offrent seuls une garantie, soit contre l'arbitraire, soit contre l'impunité. Je puis, donc jouir, sous divers rap- ports, de ce que nous faisons quelques pas vers une amélioration évidente. Je jouis surtout de ce qu'on abolit; mais je ne saurais applaudir à ce que l'on conserve.

' Remarquez que, par cette expression, ce n'est plus seulement la liberté indivi- duelle et la liberté des élections, c'est l'indépendance des tribunaux, l'inviolabilité des jugements qu'on attaque. S'il y a beaucoup de pareilles conversions à la liberté, je ne sais trop quelle liberté nous restera.

(,li;l l'K( r ISKI MU I.KS PARTIS EN KItA.NCK. l'9M

t-on aussi au mot soupçonné : vniiile d'un criminel iO)id<imnc à uwrt ; au mot absous : échappé aux tribunaux ?

Des écrivains qu'on a crus les organes du parti converti si nou- vellement à la liberté, ont commis toutes ces iautes, et il en est résulté une grande défaveur pour tout le parti. En voyant qu'un changement de principes n'était point un changement de con- duite et qu'on entait ^le vieilles persécutions sur de nouvelles doctrines, la France s'est crue autorisée à penser que les honunes au nom desquels on prétendait lui parler, ne saisissaient les maximes de la liberté que pour en imposer à ses amis véritables; qu'ils auraient anéanti cette liberté, si elle n'avait trouvé protec- tion plus haut ; et que s'ils invoquaient la constitution, c'est fju'ils n'étaient pas dans le pouvoir.

La nation a remarqué « qu'ils ne savaient comment allier leurs » vieux principes et leurs nouvelles doctrines, embarrassés qu'ils » étaient dans la théorie qu'ils avouaient et dans la pratique qu'ils » craignaient, et qu'ils auraient voulu ([u'on nous eût retiré d'une » main ce qu'on eût semblé nous donner de l'autre '.

En effet, la circonstance était malheureuse. Au moment un parti était déjà soupçonné de n'avoir fait que changer de tac- tique, on accréditait ce soupçon. L'on semblait placer le mot trop près de l'énigme, et, en montrant le but, indiquer que la route n'était qu'un détour.

On peut avoir un très-beau talenf, on peut avoir fait dans sa vie des actions très-nobles ; mais quand on rend suspects ceux pour qui l'on plaide, quand on aliène ceux que l'on veut conqué- rir, on est un mauvais négociateur.

il est urg'ent toutefois de trouver des moyens de paix entre des armées prêtes, peut-être, à s'entendre. L'instant est favorable ; le gouvernement, les députés, l'opposition, la. France entière, tiennent aujourd'hui le même langage. Il est impossible que ce langage n'influe pas sur les hommes qui le parlent. Ils se péné- treront des principes de la liberté en les répétant. Je pense donc qu'une profession de foi commune doit contribuer à les réunir à la nation. J'ose tracer ici l'esquisse de cette profession de foi ; je la crois constitutionnelle et populaire.

' Chaleaubriand, Proposilion à la Chambre des pairs, reiativemenl aux der- nières élections, piige 32.

20\ DE LA DOCTRINE POLITIQUE

J'admets que la révolution a créé deux espèces d'intérêts, les uns matériels, les autres moraux ; mais il est absurde, et il est dangereux de prétendre que 'es intérêts moraux soient l'établis- sement de doctrines antireligieuses et antisociales, le maintien d'opinions impies et sacrilèges '. Les intérêts moraux de la révo- lution ne sont point ce qu'ont dit quelques insensés, ce qu'ont fait quelques coupables ; ces intérêts sont ce qu'à l'époque de la révolution la nation a voulu, ce qu'elle veut encore, ce qu'elle ne peut cesser de vouloir : l'égalité des citoyens devant la loi, la liberté des consciences, la sûreté des personnes, l'indépendance responsable de la presse. Les intérêts moraux de la révolution, ce sont les principes.

Il ne s'agit pas seulement de garantir les profits de quelques- uns, mais d'assurer les droits de tous. Si l'on ne s'occupe que du premier point, il y aura quelques individus de contents, mais jamais la totalité ne sera tranquiUe.

Les antagonistes de la liberté, quand ils ont peur, voudraient ouvrir leurs rangs, pour y recevoir n'importe quels auxiliaires, à condition qu'ils feront cause commune avec eux et contre le peu- ple. C'est inutile. Ceux qui passent à ces ennemis se perdent sans les sauver.

Je crois qu'en respectant les intérêts moraux de la révolution, c'est-à-dire les principes, il faut protéger les intérêts matériels. Mais je crois de plus, et c'est ce qu'on a feint d'ignorer trop sou- vent, qu'en protégeant 'es intérêts, il ne faut pas humilier les hommes.

Je le déclare, si, par quelque ressentiment implacable, indiffé- rent aux conséquences de mes paroles, je voulais bouleverser mon pays, dussé-je périr au milieu des ruines, voici, sans hésiter, comment je m'y prendrais. Je rechercherais quelle classe est 'a plus nombreuse, la plus active, la plus industrieuse, la plus identifiée aux institutions existantes, et je lui dirais : « Nous ne » pouvons pas, vu les circonstances, vous disputer vos proprié- » tés ni vos droits légaux. Jouissez donc des unes, exercez les au- » très ; mais nous vous déclarons que nous regardons ces droits » comme usurpés, ces propriétés comme illégitimes. Nous ne

' Chitteâubriand. De la Monarchie, e(c., cli lv. (E. L.)

OLl PEUT RÉUNIR LES l'ARTIS K.N KRANCB. l'95

» VOUS proscrivons pas, mais il n'y <i iiutiinr proscription cpjc; i> vous no méritiez. Nous ne vous dépouillons point, mais ne pas » vous voir dépouillés est un scandale. Nous nous résignons à «laisser quelques-uns de vous parvenir au pouvoir; mais tout » pouvoir remis en vos mains esl une insulte û la morale publi- •0 que. Vous savez maintenant ce que nous pensons, allez en paix » et en sécurité, et, après avoir dévoré nos injures, croyez à nos » promesses de n'attaquer ni vous ni vos biens. » Tel serait, dis-je, mon langage, si je voulais bouleverser mon pays. Car je calculerais que Hes hommes ne veulent pas plus être méprisés que dépouillés, (pi'on ne les réduira jamais à supporter patiem- ment l'opprobre, et (jue les protestations qu'on p ace a côté des outrages ne servent de rien, parce que ceux qu'on a outragés voient avec raison dans les outrages une preuve de la fausseté des protestations. Je serais sûr qu'en irritant un nombre immense de citoyens sans les désarmer, en les aigrissant sans les affaiblir, j'exciterais leur indignation, puis leur résistance. Or, ce que je ferais si je voulais bouleverser mon pays, on le fait depuis trois années, on le fait encore aujourd'hui. Je ne (Us point qu'on aille dessein d'attirer sur notre patrie des calamités nouvelles. Je parle du ternie l'on ne peut manquer d'arriver par cette route, et non du but vers lequel les projets se dirigent.

Je crois que les amis de la liberté doivent accueillir les con- versions ; mais je pense que les convertis ne doivent point partir d'un changement tardif et soudain pour exiger incontinent le pouvoir. La nation trouverait leur dialectique étrange. Ils se sont trompés vingt-sept ans, ils le confessent, et c'est en vertu de cette longue erreur qu'ils lui propolient de s'en remettre à leurs lumiè- res ! Elle leur répondrait qu'ils ont attendu longtemps pour se convertir, et qu'ils peuvent bien attendre un peu pour la gouver- ner. En passant tellement vite de la théorie à l'application, et de leurs princiijcs à leurs intérêts, ils se nuisent. Si un musulman embrassait le christianisme, je lue réjouirais de l'acquisition d'un nouveau fidèle; mais, si ce joui-là même ce musulman voulait être pape, je ne laisserais pas que d'avoir des doutes &ur la terveur de sa foi.

Je pense que le gouvernement, fùt-il convaincu de la lovauté de certains hommes, commettrait encore une grande imprudence

■?90 DE LA DOCTRINE POLITIQL'E

en les plaçant exclusivement à la tête de l'État. Une tradition que tous les peuples répètent est, disait Hésiode, une divinité. Lors- qu'une conviction est générale, fût-elle mal fondée, il est de la sagesse de l'autorité de la ménager. Il ne s'agit donc pas unique- ment de savoir si les nouveaux convertis qui veulent nous régir méritent la confiance, il faut examiner encore si la nation est disposée à la leur donner.

Je crois qu'ils font bien de demander aux ministres toutes les libertés légitimes ; mais je pense qu'ils ne doivent pas exiger d'eux qu'ils oppriment un parti pour satisfaire l'autre. Je ne sais quel évêque, se trouvant sur un vaisseau prêt à couler bas, réci- tait ses prières. « Mon Dieu, disait-il, sauvez-moi ; ne sauvez que moi, je ne veux pas fatiguer votre miséricorde. » IS'invoquons pas la liberté, comme cet évêque invoquait la Providence.

Je crois qu'il ne faut repousser d'aucune carrière aucun de ceux qui n'ont point commis de crimes, mais qui ont servi la France sous les divers gouvernements qui l'ont dominée. Je crois même qu'il ne faut pas se montrer trop sévère envers ceux qui n'ont pas résisté au despotisme avec assez d'énergie. Je plaide une cause qui m'est étrangère. Durant les treize années du gou- vernement de Bonaparte, j'ai refusé de le servir ; j'ai préféré l'exil à son joug; et quelque jugement qu'on porte sur moi pour avoir siégé dans ses conseils à une autre époque, quand douze cent mille étrangers menaçaient la France, l'imputation de ser- vilité ne saurait m'atteindre. Mais je défends aussi, contre cette imputation, la cause nationale, et j'affirme que, lorsqu'après avoir donné à la liberté des regrets impuissants, et tenté pour elle des efforts trop faibles, beaucoup d'hommes se sont résignés à un esclavage dont ils ne calculaient pas l'étendue, la nation était fatiguée d'une longue anarchie, l'opinion était flottante. Un chef s'offrait qui promettait le repos ; la majorité de la France lui accordait une confiance de lassitude. Les esprits clairvoyants, qui apercevaient en lui un tyran futur, étaient en petit nombre.

Si je ne voulais, dans un écrit dont le seul mérite est d'inviter à l'oubli des haines, m'interdire toute récrimination, je demande- rais à nos rigoristes d'un jour ce qu'ils ont fait alors pour secon- der ceux qui mettaient le peuple en garde contre le despote à venir. Ils ont appuyé ce despote, en vantant, sous son règne, le

QUI l'EUÏ Hlil.Nlll I.KS l'AHTlS i;.\ KIlA.NC.i:. 2U7

pouvoir absolu comme le meilleur pouveruemeut ; ils l'ont servi fie leur métaphysique obscure, et de leur prose poétique, et de leurs dithyrambes, et de leurs sophismes. Lorsque, grAce à leurs systèmes, les derniers orgaues de la nation furent écartés de la tribune, (jue pouvait l'aire cette l'oule. d'hommes utiles, laborieux, éclairés, qui, sans avoir la force de résister à un mal inévitable, sentaient (pi'il y avait encore quelque bien possible, et croyaient devoir à leur pays d'y contribuer? S'ils sont coupables, ceux qui ont servi sous la tyrannie, ils ne sont coupables que d'avoir cédé à l'impulsion imprimée à la France par leurs accusateurs d'au- jourd'hui; et même, au sein de leur soumission, ils ont encore donné des preuves de leurs désirs et de leurs regrets '.

Rappelons une époque trop fameuse, celle du procès du géné- ral Moreau. Qui a embrassé sa cause? qui a rédigé son admirable défense? qui a porté la terreur jusque dans le palais de son ennemi, par une indignation menaçante et contagieuse? Qui? dos amis de la liberté, des hommes de la révolution, pour me servir de l'expression qu'on emploie.

Oui, plusieurs ont été faibles : mais chaque t'ois qu'une espé- rance de liberté s'est offerte à eux, ils l'ont saisie, ils l'ont secon- dée, ils en ont conservé la tradition; et, si elle survit, ils y sont pour quelque chose.

Savons-nous d'ailleurs le mal qu'ils ont empêché? Parmi ceux qui les blâment, n'en est-il aucun qui doive à quehiu'un d'eux sa fortune, la vie de ses amis, celle de ses proches ou la sienne propre?

Je le sais, la reconnaissance a la mémoire courte. A l'instant du péril, on implore la protection, on reçoit le bienfait : le péril

' Un é(Tivain qu'on n'accusera pas d'être favorable aux hommes de la révoluiion, M. de Chateaubriand, dans sa dernière brochure (Proposition à la Chambre des pairs, pag. 31), a reconnu cette vérité sans s'en apercevoir. En leur repiochant d'abandonner aujourd'hui leurs opinions anciennes, il les désigne ainsi : « Ceux-là mêmes qui, pendant vingt-cinq ans, ont crié à la liberté, à la constitution. » Notez pendant vingt-cinq ans, donc sous Bonaparte même; ils n'étaient donc pas ses esclaves si soumis, si volontaires. En effet, ils ont, non pas crié k la liberté, mal- heureusement, mais parlé de la liberté, beaucoup trop bas sans doute. Ils saisissaient toutes les occasions de parler dans ce sens, comme d'autres saisissaient toutes celles de parler dans le sens contraire, et ce sont ces derniers qui, aujourd'hui, les taxent de servilité!

?98 DE LA. DOCTRINE POLITlQlJi:

passe, on rappelle les torts, on en fait des crimes. J'entendais quelqu'un dire un jour : « Je ne sais lequel de ces misérables m'a sauvé la vie. » -

Nous échappons à un grand naufrage. La mer est couverte de nos débris. Recueillons dans ces débris ce qu'il y a de précieux : le souvenir des services rendus, des actions généreuses, des dan- gers partagés, des douleurs secoi^rues. Au lieu de briser le peu de liens qui nous unissent encore, créons de nouveaux liens entre nous parées traditions lif.!iorab!es.

La justice l'exige, la prudence le conseille: l'on ne fera pas, comme on le propose, marcher les institutions d'aujourd'hui par les hommes d'autrefois. Les hommes d'aujourd'hui forment, je l'ai dit auparavant, l'immense majorité nationale. Toute l'in- fluence morale, toute l'expérience de détail, toute l'habitude des affaires, toutes les connaissances de fait, sont de leur côté. Le gouvernement ne peut se passer d'eux : et c'est pour cela que, depuis la première chute de Bonaparte, tous les ministères qui se sont succédé ont été contraints, après quelques oscillations, à prendre une marche à peu près*uniforme, et à rentrer dans un système qu'on a représenté faussement comme une conspiration contre la monarchie, et qui n'est autre chose que l'action néces- saire et inévitable des intérêts nationaux sur la monarchie.

Ce n'est pas que je veuille, par une intolérance étroite et absurde, repousser une classe de l'admmistration des affaires. J'ai beaucoup de confiance dans la force de la liberté, et, pourvu qu'elle soit entourée de ses légitimes garanties, je ne crains point de voir quelque puissance remise à des mains momentanément impopulaires. Je crois donc qu'il est utile, qu'il est désirable que la noblesse entre dans la Charte. Je crois qu'une classe, élégante dans ses formes, polie dans ses mœurs, riche d'illustration, est une acquisition précieuse pour un gouvernement libre; et pour prouver que cette opinion , que j'i'xprime aujourd'hui, et qui peut-être est loin d'être générale, a toujours été la mienne, je transcrirai ce que j'écrivais h une autre époque. « Des privilèges, » même abusifs, disais-je, sont pourtant des moyens de loisir, » de perfectionnement et de lumières. Une grande indépendance » de fortune est une garantie contre plusieurs genres de bassesses » et de vices. La certitude de se voir respecté est un préservatif

Mil l'EUT UÉL'.NIR LES PARTIS IN KUANCE. ?99

» contre cette vanité inquiète et ombrappuse,qni partout apervoit » l'insulte ou suppose le dédain : passion iinplacablf (|iii se » venge, par le mal qu'elle fait, de la douleur qu'elle éprouve. » L'usage des formes douces et l'habitude des nuances ingé- » nieuses donnent ii l'âme une susceptibilité délicate et à l'esprit » une rapide flexibilité.; II fallait profiter de ces qualités pré- » cieuses. Il fallait entourer l'esprit ch(îvaleres((ue de barrières » qu'il ne pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la » carrière (jr.e la nature rend commune à tous. Les Grecs épar- » gnaient les captifs qui récitaient des vers d'Euripide. La moin- » dre lumière, le moindre germe de la pensée, le moindre sen- » timent doux, la moindre forme élégante, doivent être soigneu- » sèment protégés. Ce sont autant d'éléments indispensables au » bonheur social. Il fuut les sauver de l'orage : il le faut, et pour » l'intérêt de la justice, et pour celui de la liberté : car toutes » ces choses aboutissent à la liberté par des routes plus ou moins » directes.

» Nos réformateurs fanatiques, continuais-je, confondirent les » époques pour allumer et entretenir les haines. Comme on était » remonté aux Francs et aux Goths pour consacrer des distinc- » tions oppressives, ils remontèrent aux Francs et aux Goths » pour trouver des prétextes d'oppression on sens inverse. La » vanité avait cherché des titres d'honneur dans les archives et » dans les chroniques : une vanité plus âpre et plus vindicative » puisa dans les chroniques et dans les archives des actes d'ac- » cusation'. » J'imprimais ces lignes lorsque la tempête gron- dait sur la tête de ces hommes, et qu'une tyrannie en i)éril, les coimaibsant'pour ses ennemis secrets, menaçait d évoquer contre eux les rigueurs des lois oubliées et les fureurs d'un peuple irrité. Je puis me rendre ce témoignage, qu'à toutes les époques j'ai invité la force à la justice.

Mais je ne crois point qu'en faisant entrer la noblesse dans la Charte, on doive lui conseiller de s'en emparer. Elle n'y réussi- rait pas : elle perdrait le bénétice de la liberté, sans obtenir les avantages de la conquête. L'esprit du siècle, et plus encore celui de la France, est tout entier à l'égalité.

' De l'es prit de conquête, 1814. Sup. t. 11, page'.!l5;

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300 DE L.V DOCTRINE POLITIQUE

Oui, je le crois; il est possible, peut-être facile de sauver la France.

L'on a pu remarquer plus d'une fois, durant la révolution, qu'une certaine force morale inaperçue, mais toute-puissante, ramenait les choses et les hommes dans la directioiv que cette révolution leur a imprimée. Depuis que celte révolution a com- mencé, diverses factions ont essayé de la faire dévier de sa route : aucune n'a réussi. Bonaparte, par d'incroyables succès, a com- primé cette force morale. Mais il est tombé, et l'opinion, qu'on avait crue étouffée par lui, s'est montrée vivante. Dans la pre- mière année de la carrière constitutionnelle, on a négligé cette expérience. Les esprits supérieurs eux-mêmes ont besoin de temps pour bien connaître les éléments avec lesquels et sur les- quels ils doivent agir. Une catastrophe épouvantable en a été la suite. L'Europe est intervenue : tout s'est rétabli ; mais des haines de parti ont recommencé à menacer l'œuvre de vingt-sept an- nées, et le péril a reparu. L'ordonnance du 5 septembre a re- placé la nation dans sa route naturelle, et le péril s'est dissipé.

Quelle est donc cette route naturelle dont il est si fatal de s'é- carter? C'est celle que la nation a voulu s'ouvrir au commence- ment de 1789.

A cette époque, elle s'est proposé pour but d'établir, non-seu- lement une liberté de fait, mais une liberté de droit, et de se délivrer de toute possibilité d'arbitraire. La douceur pratique du gouvernement ne lui suffisait pas. Elle avait besoin de la sécu- rité, autant que de la jouissance, et, pour satisfaire ce besoin, elle réclamait des garanties. Telle a été toute la question de 1789. Des ambitions particulières, des vanités personnelles, de» intérêts nés du trouble, et qui ne pouvaient s'assouvir que par le trouble, ont jeté, à travers la révolution, des forfaits horribles et des événements déplorables; mais, au milieu de ses souffran- ces, de ses convulsions, de sa servitude, la nation n'a cessé de vouloir ce qu'elle avait voulu; et chaque fois qu'elle a pu élever la voix, elle a recommencé à le demander. La preuve en est que, si l'on prenait au hasard les écrits publiés aux différentes épo- ques, malheureusement trop courtes, durant lesquelles elle a joui de quelque liberté, l'on trouverait toujours l'expression des mêmes désirs, et l'on n'aurait, pour les adapter au moment ac-

ijui im:ui h<^:i;.niu i.k> i'autis k.n iuanck. M(M

Uit'l, (ju'a changer les noms et les lornies. Telle est, donc la roule dans laquelle la nation veut ïnarcher. Elle se l'est tracée en 1789: elle y est rentrée toutes les lois qu'elle a pu le faire. Elle a désa- voué, tantôt par son silence, tantôt par ses plaintes, tout ce qui l'en écartait.

Il faut donc reconnaître celte vérité. Ce que la nation craint, ce qu'elle déteste : c'est l'arbitraire. On ne l'établirait pas plus avec les acquéreurs de biens nationaux, que contre les acqîié- reurs de biens nationaux, pas plus avec les hommes de la révo- lution, que contre les hommes de la révolution. Aux mots de liberté, de garantie, de responsabilité, d'indépendance légale de la presse, de jugements ])ar jurés avec des questions bien posées, de respect pour les consciences, cette nation se réveille. C'est son atmosphère ; ces idées sont dans l'air qu'elle respire. Vingt- sept ans de malheurs, d'artifice et de violence, n'ont pas changé sa nature. Elle est ce qu'elle a été : elle sera ce qu'elle est : rien ne la changera.

Qu'on ne se trompe pas à un symptôme qui a pu surprendre, mais (jue je crois avoir expliqué. Des voix qui étaient suspectes à cette nation, ont proclamé subitement des principes qu'elles s'é- taient jadis fatiguées à proscrire. Elle est restée muette, mais d'étonnement : ce n'a pas été par aversion pour les principes, mais par défiance des hommes. Son silence ne signifie pas : Nous ne voulons pas ce que vous dites ; il signifie : Nous craignons ce que vous voulez. ,

Les dépositaires du pouToir ont une disposition fâcheuse à con- sidérer tout ce qui n'est pas eux comme une faction. Ils rangent quelquefois la nation même dans cette catégorie, et pensent que l'habileté suprême est de glisser entre ce qu'ils nomment les factions opposées, sans s'appuyer d'aucune.

Mais tout parti, toute association, toute réunion d'hommes dans le pouvoir ou hors du pouvoir, qui ne se.rallierapas aux principes nationaux, ne trouvera d'assentiment nulle part. Si le hasard lui remet l'autorité, ou si elle s'en saisit par ruse ou par force, la nation la laissera gouverner, mais sans l'appuyer : car c'est un des résultats de son expérience que cette habitude de se retirer de tout ce qui n'est pas dans son sens, sûre que par cela seul, tôt ou tard, tout ce qui n'est pas dans son sens tombe. Elle s'épargne

30t? DE LA bOl'.TRINE PÛl-inOliE, ETC.

ainsi la fatigue de la résistance; elle échappe au danger, lais- sant ceux qui veulent marcher à eux seuls, faire route entre deux abîmes '. Dans de pareils moments, on dirait qu'elle est morte, tant elle reste immobile et prend peu de part à ce qui se fait. Mais proclamez une parole, excitez une espérance qui soit natio- nale, elle reparaît pleine de vie, et aussi infatigable dans son zèle, qu'elle est inébranlable dans sa volonté : elle reparaît tellement forte, que souvent ceux qui l'ont appelée ont la faiblesse de s'en épouvanter ; ils ont tort. Elle ne réclame rien d'injuste ; elle hait tout ce qui est violent ; mais elle a un sens parfait sur ce qui est vrai et sur ce qui ne l'est pas ; et il y a une chose qu'elle ne par- donne point : c'est de croire qu'on peut la tromper. Elle est du reste fort équitable dans ses jugements; elle tient compte des cir- constances ; elle sait gré aux hommes du mal qu'ils ont empêché ; elle excuse même le mal qu'ils ont laissé faire, quand elle voit qu'ils n'y ont consenti que pour en éviter un plus grand. Mais elle exige aussi qu'on la conduise au but qu'elle veut atteindre : dès qu'on s'en écarte, on a beau taire et beau parler, elle ne prend point le change ; elle s'arrête, avertie par son instinct infaillible que ce qu'on dit n'est qu'une ruse, et que ce qu'on fait lui est étranger.

' « Les nations modernes ont découvert, iiour se délivrer du joug qui leur pèse, )) un moyen que l'antiquité ne eonnaissait pas. Patientes, et même, quand on le» y » contraint, silencieuses, elles ne s'insurgent point, elles attendent que le danger )) vienne, soit du dedans, soit du dehors. Alors elles retirent au gouvernement leur )) assistance. Il n'est pas renversé par elles; mnis il a'écroule parce qu'il n'est pas » soutenu, n B. Constant, Mémoires sur les Cenl-Jours. Introd., p. xvi. (E. L.)

POST-SGRIPTUM

Pendant ([u'on imprimait ce petit ouvrage, deux brochures re- marquables ont paru. L'une est la préface ajoutée par M. de Cha- teaubriand à la collection do ses Œuvres politiques; l'autre, la sixième partie de la Correspondance de M. Fiévée.

L'un des plus beaux génies du dix-huitième siècle, Rousseau, s'était imaginé que les plulosophesde tous les pays avaient ourdi contre lui une conspiration à laquelle ils avaient associé tous les peuples de la terre. Les entants qui, dans la rue, ne lui parlaient pas, lui semblaient tremper dans cette conspiration, et le chien danois qui le renversa, en courant devant une voiture, était, dans son opinion, l'un des conjurés.

Cette preuve, que des facultés éminentes ne préservent pas celui qui les possède de l'effet que produit sur l'esprit une idée fixe, peut seule expliquer ce (jui d'ailleurs serait iuipossible à concevoir, je veux dire qu'un écrivain publie, tous les mois au moins, une bro- chure dans laquelle il attaque depuis les sous-préfets jusqu'aux ministres, et prétende en même temps que la piesse est si peu libre, qu'il n'a pas même le moyen de se défendre ; et qu'un pair de l'opposition se dise persécuté, bien qu'en une double qualité ' il conserve du gouvernement, dont il combat toutes les mesures,

M. de Chateaubriand était pair et ministre d'Étal. (E. L.)

:S04 POST-SnRlPTIIM.

(les faveurs auxquelles j'applaudis, parce que le talent a toujours droit aux faveurs, mais qui'prouvent cependant que la persécution n'est pas bien violente.

Je crois que M. de Chateaubriand est de bonne foi dans toutes ses plaintes ; mais je n'en gémis que plus sur l'influence d'une idée fixe, puisque la vue de ses propres brochures, imprimées et ven- dues publiquement, ne l'empêche pas de regarder la presse comme asservie, et que la faculté dont il use, de poursuivre un ministre des invectives les plus amères et des accusations les plus graves, sans qu'il en résulte pour lui-même aucun inconvénient, n'altère en rien sa conviction que ce ministre est armé d'un pouvoir absolu et l'exerce contre ses ennemis avec une rigueur implacable.

Si la préface de M. de Chateaubriand est curieuse, comme mo- nument d'une maladie bizarre de l'esprit humain, l'ouvrage de M. Fiévée est d'un tout autre intérêt. Il y a dans cet ouvrage des principes que je n'ai ni l'envie ni la possibilité de combattre, car * je les ai professés et défeiftlus longtemps avant leurs défenseurs actuels : et comme un de leurs moyens contre les hommes qui ne pensent pas devoir s'associer à leurs haines, est de les accuser d'être infidèles à leurs anciennes doctrines, je suis tenté de faire réim- primer ce que j'ai écrit, en regard de ce qu'ils écrivent; et je dé- clare que, comme je croyais ces principes de toute vérité, avant qu'ils les eussent adoptés, je persiste à les croire de toute vérité, aujourd'hui qu'ils les adoptent.

Mais, après cette déclaration, je me permettrai quelques remar- ques sur la manière dont ces principes étaient défendus par l'op- position de 1814, et sur la manière dont ils le sont par l'opposi- tion de 1816.

Je demande pardon au public de me citer; mais ayant traité, il y a deux ans, les mêmes questions qu'on traite aujourd'hui, des brochures qui d'ailleurs doivent être parfaitement oubliées, peu- vent servir de point de comparaison entre les deux- époques.

Qu'on rapproche donc ce que j'ai écrit sur la liberté des pam- phlets et des journaux, et mes observations sur le discours du ini- nislre de l'intérieur ', en faveur du projet de loi relatif h la liberté de la presse, et ce que M. de Chateaubriand et M. Fiévée publient.

' V. su|). tome 1", pages 445 et suiv., 479 et suiv. (E. L.)

l'iiST-SCIUl'TUM. :{0o

L'on verra que il'égartls, ({ue de iiiéiiaj^euieiils j'appoilai.s, cii ivlevaiil les erreurs du gouvernement, combien je craignais de jeter du doule sur ses inlonlions, combien j'étais empressé de rendre liuinniagc à ce ([u'il pouvait avoir lait de bien.

C'est (jue je ne voulais déplacer ni surtout remplacer personne. J'aurais regardé comme un crime tout ce cjui aurait pu troubler la pai\ dont nous jouissions alors.

Dans les ouvrages des deux, écrivains que j'ai cités, il n'y a pas une ligne qui ne tende, au contraire (je ne parle pas de l'inten- tion, mais de l'effet), à jeter de l'odieux, sur les intentions, et à travestir en conspiration contre l'État des raisonnements que, moi aussi, je trouve défectueux, mais que je ne saurais considérer comme des manœuvres de conspirateur.

C'était néaiimoinS'à l'opposition bienveillante et mesurée de 1614, que M. Cbateaubriand adressait les réflexions suivantes : <t Les Français auront-ils toujours cette impatience déplorable >' qui ne leur permet de rien attendre de l'expérience et du » temps?... La constitution anglaise est le fruit de plusieurs » siècles d'essais et de malheurs, et nous en voulons une sans » défaut dans six moisi On ne se contente pas de toutes les ga- » ranties qu'offre la Charte, de ces grandes et premières bases » lie nos libertés. Il faut sur-le-champ arriver à la perfection : » tout est perdu parce qu'on n'a pas tout. Au inilieu d'une iiiva- » sion ', dans les dangers et dans les mouvements d'une re'stau- » ration subite, on voudrait que le loi eût le temps de porter ses » regards autour de lui, pour découvrir les éléments de ces » choses que l'on réclame... Nous, (jui commençons ce gouver- » uement, rte nous manque-t-il rien pour le bien conduire? Ne » vaut-il pas mieux qu'il se corrige progressivement avec nous, )' que de devancer notre éducation et notre expérience ^?))

Je ne cite pojnt ces phrases comme apologie de mesurts que je désapprouve. Je pense à présent ce que M. de Chateaubriand ne pensait pas en lbi4, et ce qu'il pense aujourd'hui, que la liberté individuelle devrait être complète, que la liberté légale de la presse devrait être assurée par des lois exemptes de tout arbi-

' M. de Chateaubriand Irouve-l-il que lesdangersdune invasion sont moins grands en 181G qu'ils ne l'étaient en 1814?

'^ Clialeaubriiind, Rcjlexions politiques, ch. xiv.

"■ ' 20

'ALW) POST-SCRIPTUM.

traire, et qiK; les journalistes devraient être responsables, mais indépendants.

Je dis que M. de Chateaubriand ne pensait pas tout cela en 1814, et je le prouve, au moins pour la liberté de la presse : car, dans les mêmes Réflexions poliliqups il écrivait : « Que cette der- » nière question pouvait diviser et embarrasser les meilleurs » esprits, et que, quand on voyait, d'un côté. Genève mettre des » entraves à la liberté de la presse, et, de l'autre, une partie de » l'Allemagne et la Belgique proclamer cette liberté, on pouvait » croire qu'il n'était pas si aisé de décider péremptoirement •. » Je ne le cite donc point pour m'en appuyer, mais pour montrer ce qu'il écrivait sur l'opposition la plus douce et !a plus modérée qui fut jamais. Que n'écrirait-il pas contre l'opposition d'aujour- d'hui, s'il n'en était le chef ou l'organe 1

Je n'ai pas sous les yeux les portions de la Correspondance poli- tique el administrative qui a paru à la même époque; mais, si ma mémoire ne me trompe pas, l'auteur parlait alors avec assez de mépris de la liberté de la presse, et nous pourrions regarder comme une amende honorable-la peine qu'il a prise de copier nos raisonnements.

Laissons ce qui est personnel, venons aux résultats. Tous les partis, je l'ai déjà observé, parlent aujourd'hui le même langage. Mais les uns veulent renverser des hommes, et d'autres ne com- battent que pour les principes.

Or, ceux qui veulent renverser les hommes nuisent aux prin- cipes, parce qu'ils entravent la marche des autres.

Veut-on faire tinir toutes ces discussions? Veut-on que tout le monde soit d'accord? Qu'on mette un terme aux agressions per- sonnelles. Qu'on ne se montre plus à la fois avocats des doctrines, el héritiers présomptifs des places. Qu'on reconnaisse ce que le ministère a fait de bion ; qu'on prouve que, s'il fait à l'avenir tout celui qu'il peut faire, on ne tient point à le renverser. Alors, les vrais amis de la liberté pourront écouter ses nouveaux auxiliaires. Le ministère sera plus libre de bien agir; il sera même, ce qui doit tenter ses ennemis, plus inexcusable dans ses fautes. La na- tion saura à qui entendre, qui croire, et qui écouter.

^ ClialeaubrianiJ. Tlc/lmons poiih'gucs, p. 191.

P(>ST-<t:ill('TI'.M. .'!()"

Jiisqu alors il y aura loiijoms des (.'spiits (l('liu^l^, (jui croiroiif <iu'un deniaiule ce qu'un ne veut pas, puur arriver ii ce (juc l'on veut; et que l'on tro(iuerail volontiers la liberté individuelle contre la chute du ministre de la police, la liberté des journaux contre le remplacement du ministre de l'intérieur, et la liberté des livres contre le clianj;ement du président du conseil '.

' B. Constant est revenu sur celle question dans un article de la Minerve, un des plus spiritui'ls ({u'il ait écrits. « Dans sa brucliure coiilrc M. de Clialeauhriand, M. liailleul, dit-il, tout en rérutant Its nombreux [lamplilels politiques du iiolde pair, prétend que M. de Cliateauliriand a limité, dans ses évaluations téméraires, les royalistes aux deux cinquièmes de la population, jouissant des droits polili(|ues, et conriposé le reste d'indéiiendants et de uiinisiniels; de sorte, dit M. Bailieul, que le nombre des vrais constitutionnels serait zéro. Assurément je ne veux [loinlréclaim r contre la partie de celte phrase qui regarde les royalistes purs ou exclusifs; et, plein de dél'érence pour M. Bailleul, je lui accorde encore (jue les ministériels, pro- prement dits, ne sont pas de vrais constitutionnels. Je ne suis point surpris qu'un esprit aussi juste que le sien reconnaisse que les partisans des lois d'exception, et de l'arbitraire exercé sur la presse d'après une lépislalion déclarée vicieuse par ses auteurs mêmes, ne sauraient être des constitutionnels véritables. Mais pourquoi M. Bailleul trappe-l-il d'un égal analhème ceux qu'il nomme les indépendariis.' Depuis qu'il existe une classe d'hommes (|u'on distingue par celte désignation, qu'ont fait ces hommes qui ne soit dan? l'esprit et même dans la lettre slrii;te de notre constitution acluelleï Qu'on imprime dans les journaux que les indépendants ont pour principe de se rendre indépendants des lois politiques et morales, cela ne con- çoit ; ces pauvres journaux n'ont que ce naoyen de vivre. Pendant six jours de la semaine, ils peuvent se borner à ne pas dire ce qu'ils pensent : mais c'e.sl à la con- dition qu'ils diront le septième jour ce qu'ils ne pensent pas. Je ne leur reproche donc rien. Ils ne l'ont que ce qui est indiqué par leur position. Il en est de même des brochures commandées, succursales des journaux, dans lesquelles ceux qui les commandent ont l'avantage de dicter sans avoir la responsabilité de ce qu'ils dictent, et qui se multiplient depuis quelque temps, sans doute pour remplir le vide qu'occa- sionne le nombre des ouvrages qu'on saisit. Mais quand je rencontre, dans des bro- chures écrites spontanément, des phrases pareilles, je suis toujours prêt à in'écrier, comme ce mari trouvant un de ses amis en tête-à-tête avec sa femme, (jui était fort biide : Eli quoi, monsieur, sans y être obligé! »

« Je représenterai à M. Bailleul que les indépendants ne réclament point ce titre contre les lois, mais contre les hommes; qu'autre chose est de se croire obligé à maintenir les formes du gouvernement, (jui assurent la liberté des peuples, et les mesures de ceux qui, en s'écartanl de ces formes, compromettent, en tout ou en partie, ceUe liberté; et qu'il y a tel étal de choses oii la première qualité re([uise pour être dépendant de la'conslitution, c'est-d'élre indépendant dc^ ministres. Lors même que la nation serait divisée, comme M. de Chateaubriand l'affirme, en ullra- royalistes, en ministériels el en indépendants, il ne s'ensuivrait donc point qu il n'y eût pas de vrais conslilulionnels en France. Je laisse de côté, comme M. Bailleul, les ministériels et les ullra-royalistes; les indépendants resteraicnl toujours; elje me fais fort de prouver qu'ils n'ont demandé, depuis 1814 jusqu'à ce jour, que des

,'î08 POST-SCRIPTUM.

t-'aranties contoiiui-s dans la Charte, et qui étaient aussi nécessaires à la stabilité du j:ouvernement qu'elles étaient confoynes à ses promesses.

» Si l'on eiU écouté les indépendants en tbl4, le 20 mars 1815 n'aurait pas eu litu : et même à ccUe époque, Iden que leurs avis eussent été repoussés, les indé- pendants ont fait tout ce qu'ils ont pu pour empêcher le 20 mars 1815.

» Si l'on eût écouté les indé|iendants en 1815, hcaucoup de choses ne seraient pas arrivées, qui se déroulent aujourd'hui à nos regards, et qui certainement ont contribué au malaise, à l'agitation, au seiitimcnl d'instabilité dont on accuse à tort les indépendants d'ètie les auteurs.

» Le parti des indépendants, si c'est un parti, est de tous le plus facile à sati.sfaire, ou, pour mieux dire, il est le seul qu'il soil possible de contenter,

» En se rendant agréable aux partis qui veulent des privilèges, om se rend odieux à tous ceux qu'on ne place point au nombre des privilégiés. En se rendant agréable aux partis qui veulent des places, on indispose tous ceux qui voudraient aussi les places; et même en sacrifiant la majorité qui murmure à la minorité qui demande, on n'assouvit qu'à moitié cette minorité qu'on courtise. / » Mais eu cédant au désir de ceux qui ne veulent que l'égalité, Ja svireté, la liberté

^ de tous, on contente presque tout le monde; et ceux de qui l'on se rapproche de la

sorte, par des principes et non par des faveurs, sont parfaitement satisfaits.

)) Ainsi vous voyez qu'on parie sans cesse des négociations de tous les ministères avec tous les partis, excepté avec celui des indépendants; c'est qu'en effet, avec celui-là, les négociations seraient ou inutiles ou superflues; inutiles, si l'on viole les principes, parce que les indépendants ne s'associeront jamais à ces violations; super- flues, si on respecte les principes, parce qu'on se trouvera de fait uni aux indépen- dants, sans avoir eu besoin de négocier avec eux. , )) Marcher toujours dans le sens national, serait une grande économie de temps,

d'argent et de peine On n'aurait plus besoin de conférences, de pourparlers, de transactions, et l'on se trouverait tout porté au but; tandis, qu'autrement on s'égare, et l'on reste en route. Il en coûte beaucoup moins pour se concilier une nation que pour plaire à un parti; et, indépendamment de la moralité ou de l'intérêt, tout ministère devrait se faire national, ne fût-ce que par paresse. Il s'épargnerait bien des mouvements (|ui le fatiguent, et qui n'ajoutent guère à sa considération.

» M. Bailleul est trop ami de la liberté de la presse pour trouver mauvais l'usage que j'en fais pour le contredire. Il n'y en a pas moins dans ses écrits de très-bonnes choses. Mais les vérités de détail (|u"il établit ne conlre-balancent pas la tendance générale Cette tf^ndance consiste à insinuer que le gouvernement doit marcher à part de toutes les opinions, en Respectant seulement les intérêts, et que se tenant ainsi isolé, il doit employer l'arbitraire, tantôt contre uir parti, tantôt contre un autre, tantôt contre les ultra-royalistes, et tantôt contre les indépendants. Hélas I c'est pçécisément le système qui suivait le Directoire : toutes les phrases et toutes les mesures directoriales étaieut dirigées tour à tour contre ceux qu'on soupçonnait de royalisme, et contre ceux qu'on accusait d'anarchie; et ce gouvernement concluait aussi, comme je l'ai dit ailleurs, des désapprobations partielles qu'il encourait à l'approbation générale qu'il prétendait mériter. Le résultat n'a pas été bien heureux. Il ne faut donc pas conseiller au ministère actuel d'adopter ce système. Avoir deux ennemis au lieu d'un, complique le combat sans assurer la victoire. Qu'on nous donne franchement la liberté; et, par la liberté, j'entends l'exécution stricte de Ij^ Charte. C'est plus facile à donner, je le répète, (pie des places et des faveurs. Une mesure libérale satisfait tous les esprits : une place accordée ne satisfait qu'un seul intérêt; et irrite raille prétentions, n Minerve française, t. I, p. 164 et suiv. (E. L.}

DES

ELECTIONS

PROCHAINES

M. BENJAMIN de CONSTANT

PARIS

1817. ?e ÉDITION, 1819

DES

ÉLECTIONS

PROCHAINES

I

Beaucoup de brochures et d'articles de journaux paraissent aujourd'luii sur les élections. C'est un heureux symptôme. Il an- nonce la renaissance de l'esprit public. De quclipio manière que les citoyens s'occupent de leurs intérêts, la chose impor- tante, c'est qu'ils s'en occupent. L'on doit convenir qu'ils n'ont jamais eu plus de motifs d'y penser. Jamais élections ne furent plus décisives et les devoirs de nos députés seront divers et diffi- ciles à remplir.

Je ne parlerai pas de ce qu'ils auront à faire pour appuyer le gouvernement dans ses négociations avec l'étranger. Les engnge- ments sont sacrés, mais il est un terme aux demandes. Elles ne sauraient se grossir chaque jour de prétentions individuelles, qui deviendraient enfin non moins impossibles à évaluer qu'à satis- faire. Les gouvernements de la France ont toujours eu, aux yeux de l'Europe, une force immense, quand elle a vu qu'ils étaient d'accord avec la nation. La sagesse de nos représentants, leur courage, qui sera aussi une sagesse, leurs vœux unanimes, hâte-

OK' DE? ELECTIONS PROCHAINES.

ront peut-être l'époque de la libération de la France, et alors, affranchie de toute influence et de toute intervention non natio- nale, elle prouvera au monde que sa raison lui suffit pour main- tenir son repos chez elle et respecter le repos de ses voisins '.

Les garanties que la charte nous a assurées, les droits qu'elle nous a reconnus, attendent une existence réelle : car des lois d'ex- ception pèsent encore sur nous. Nos représentants examineront si ces lois d'exception peuvent et doivent être prolongées. La liberté de conscience, la plus sacrée de nos propriétés intellec- tuelles et morales, a été formellement proclamée. Il faut que rien ne jette du doute sur ces proclamations solennelles. La liberté de la presse est incertaine et précaire. On n'en jouit qu'avec inquié- tude, et par conséquent sans calme et sans modération : car la modération et le calme n'existent point sans sécurité. Nos députés sauveront la liberté de la presse des lois temporaires qui la tuent. Ils corrigeront les lois permanentes en vertu desquelles tous les écrivains sont condamnés. Ils rechercheront s'il ne faut pas déli- vrer le ministère de cette surveillance des journaux, qu'il s'est imposée et qui le condamne à des soins si puérils, et à une res- ponsabilité si minutieuse. La charte consacre et la nation réclame la liberté individuelle ; mais des lois de détail, émanées de tous les régimes, et que leur date seule flétrit, semblent destinées à facilitersaviolation.il faut que notre législation, à cet égard, cesse d'être confuse et captieuse, et que les agents qui méconnaî- traient nos droits n'aient plus de prétextes ou plus d'excuses. Notre Code pénal est un monunient de rigueur despotique, et il est doux pour les amis du gouvernement de pouvoir l'attribuer à une autorité antérieure. Mais il est indispensable de revoir ce Code, dans lequel les peines sont sans porportion avec les délits, qui prodigue la mort et prolonge les détentions avec une légèreté

' C'est ici le seul point sur lequel nos espérances aient été réalisées. Il est heu- reux, mais il est bizarre que les étrangers aient rendu plus de justice à la nation française que sis propres miniilres. Les premiers ont senti que sa sagesse méritait leur confiance. Les seconds n'ont pas cru encore pouvoir lui donner la jouissance constitutionnelle de ses droits. Au moment j'écris, rien de raisonnable n'a été fait sur la presse, sur le jury, sur le régime municipal. On ne nous trouve pas dignes d'être affranchis de la loi du '.) novembre [1815J ; cependant on annonce que les nnuv.'aux miaistres nous jugent moins dr-favorablement. Nous verrons bien. 1 fih-ripr 1819.

DKS ÉLECTIONS PHOCIIAINES. 3 I .'>

barbare. o{ qui a fait revivre ces snppliros absurdes, dont rtllrt est de forcer les condamnés flétris à jamais, à persévérer dans le crime, lors même qu'ils l'ont expié par le cbUtiment '. L'insti- tution du jury, subordonnée au choix des préfets, perdrait son efficacité si on n'assurait mieux son indépendance '. Los coiirs prév(^tales ont beureusement besoin d'une sanction nouvelle. La responsabilité des ministres n'existe qu'en principe. La loi qui en réglera les formes ne saurait être trop modérée, si l'on veut qu'elle soit exécutable : mais elle fera cesser enfin cette confu- sion entre le pouvoir ministériel et le pouvoir royal, .confusion qui met en danger la monarchie et la liberté '. Il n'y a, dans un État, de vie politique, que lorsque les droits des fractions sont respectés. Ils ne sauraient l'être quand ils ne sont pas défendus par les fractions elles-mêmes. Le système municipal, qui seul peut faire jouir les habitants des monarcbies modernes des avan- tages du fédéralisme, en le combinant avec l'action nécessaire du pouvoir central, doit être organisé sans retard *.

Pour remplir des fonctions si importantes' et si variées, quels hommes faudra-l-il nouinief?

II

Choisissons, nous dit-on, de bons citoyens, des hommes modé- rés, ennemis des deux extrêmes.

Mais tout le monde se prétend hon citoyen. Tout le monde se croit modérq, et chacun l'est, quand on se compare i\ d'autres. Personne ne convient qu'il veuille un des deux extrêmes.

On nous recommande ks grands propriétaires, ou les capita- listes, ou les commerçants, ou les hommes de lettres; et chacun se décide plus particulièrement, suivant son inclination, en fa- veur de l'une ou de l'autre de ces classes.

Mais la force des choses fera pencher la balance d'après les

' V. Slip. M. N. 0. Tome I", pages 329 et suiv. (E. L.)

2 V. Slip, tome I", pqp:es 321 et suiv. (E. L >

3 V. le traité De la responsabilité des ministres. Sup. tome 1", pages 385 et suiv. {E. L.)

* V. Sup Xfiip B. Du pouvoir municipal. Tome I", pages 287 et suiv. (E. L.)

31 'l DES ÉLEfiTIONS PROCHAINES.

circonstances locales, et non d'après une doctrine exclusive : et aucune de ces classes ne manquera de représentants.

Le commerce et l'industrie sont aujourd'hui les régulateurs des États et les arbitres des gouvernements. J'ai prouvé ailleurs que ces deux puissances avaient changé la face du monde 2. Tandis que les peuples anciens étaient presque uniquement guerriers, les peuples modernes sont essentiellement commerçants. Toutes nos institutions doivent subir les changements que cette différence rend nécessaires ; et ces changements sont un bien réel, un pas immense dans le sens delà liberté et des lumières. Car le com- merce ne vit que par la liberté. Il l'introduit partout sans con- vulsions et sans violences. Il la fonde sur des bases solides. Il limite la puissance des gouvernements sans les attaquer. Il donne à la propriété une qualité nouvelle, la circulation ; par même, non-seulement il affranchit les individus, mais en créant le cré- dit, il rend l'autorité dépendante. Quand le crédit n'existait pas, les gouvernements étaient plus forts que les particuliers. Mais par le crédit, les particuliers sont plus forts que les gouverne- ments de nos jours. La richesse est de toutes les puissances la plus disponible dans tous les instants, la plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent la plus réelle et la mieuxpbéie. La philosophie a pu déclarer les principes de la liberté : le courage héroïque a pu la défendre ; mais c'est au commerce et à l'indus- trie, à ces deux forces, d'autant plus indépendantes qu'elles ne demandent à l'autorité que de ne pas se mêler d'elles; c'est au commerce, dis-je, et à l'industrie, à fonder la liberté, par leur action lente, graduelle, que rien ne peut empêcher.

Il résulte de que, chez toute nation, libre à la manière des peuples modernes (car je ne parle pas de la liberté, pour ainsi dire antique, de quelques démocraties reléguées dans les montagnes), le commerce doit avoir une influence très-étendue, et cette in- fluence se fera naturellement sentir dans les élections de toutes les grandes villes de France '^.

Dans les parties de ce royaume, moins riches et moins avan- cées, où la propriété foncière domine, les grands propriétaires seront élus s'ils le veulent. Les patrons, qui ont de nombreux

' De l'Esprit de conquête, ch. 11 et passim. Sup t. H. p. 139 et suiv. (E. L.) 2 De l'Esnrit de conquête. Part. II, cli. xviii. Sup. t. II, p. '253 et suiv. (E. L.)

DKS KLECTin.VS PBOCHAINKS. A\^

clients, sont toujours portés par leur clientèle. Entin, c<mix qui ont répandu le plus de lumières, apparentes ou réelles, sur les discussions politiques, auxquelles l'esprit public met tant d'inté- rêt, ont aussi des chances. Ce n'est pas qu'est la question. Je vais essayer de la poser.

III

Si tout le monde s'entendait bien, tout le monde serait d'accord sur la liberté ; car tout le monde la veut au tond. Il n'y a personne qui ne veuille le repos, la sécurité, la jouissance de ses biens, la sûreté de sa vie ; enfin tous les avantages que la liberté donne. Mais bien des gens veulent la conséquence sans songer au prin- cipe, et prétendent cueillir les fruits sans prendre soin de l'arbre.

Il y a donc parmi les propriétaires, les capitalistes, les com- merçants et les écrivains, des nuances d'opinions différentes.

On peut réduire ces nuances à trois principales.

Je place dans la première les partisans de l'ancien régime; dans la seconde, ceux qui croient qu'en respectant le nouveau, il faut l'appuyer du secours momentané des lois d'exception; dans la troisième, ceux qui voudraient essayer de faire marcher la mo- narchie constitutionnelle, sans autre assistance que la liberté constitutionnelle.

Je suppose ces trois nuances d'opinion, ou ces trois partis, également amis de la charte.

Le premier veut seulement la concilier avec ses souvenirs, et la rapprocher, sans la détruire, des anciennes institutions qu'il re- grette.

C'est par amour pour la charte que le second craint de l'expo- ser trop vite au grand air; et s'il en use sobrement, c'est afin de la laisser se fortifier dans l'ombre.

Le troisième parti, enfin, aime la charte pour en jouir. La ré- volution, dit-il, a été faite pour la liberté. La charte a consacré ce que la révolution avait conquis de bon, en écartant ce qu'elle avait eu de déplorable. Affermissons la charte, terminons la révo- lution, en donnant à la nation ce qu'elle a voulu, et faisons-lui chérir sa constitution, en lui en accordant les avantages.

Gomme on le voit , je n'accuse personne ; je n'inculque la dé-

316 DE> ÉLECTION? PROCHAINES.

fiance contre personne; je ne snppose pointun quatrième parti, méditant le renversement denosinstitutionsactuellos. Sijesuppo- sais qu'un tel parti existât, je ne le ferais encore entrer pour rien dans mes calculs. Il n'aura jamais de force, si le gouvernement ne lui en prête. Le gouvernemeni ne pourrait lui en prêter, qu'en mé- connaissant son propre intérêt ; et alors, comme tous les maux seraient déchaînés, toutes les spéculations seraient inutiles.

Voilà donc la véritable question. A quelle nuance d'opinion nos députés doivent-ils appartenir?

IV

Je dirai peu de mots sur les hommes connus par leur attache- ment à l'ancien régime, et je placerai d'abord ce parti dans l'hy- pothèse la plus favorable, et prévenant même le lecteur que je ne me sers du mot de parti que pour désigner l'identité d'opinion, et nullement dans une acception fâcheuse ou malveillante.

Ce parti donc, éclairé par l'expérience, a renoncé, je veux le croire, à remonter le fleuve dont le cours uniforme et irrésistible nous entraîne depuis trente ans. Il a vu qu'on ne pouvait rétablir le régime détruit, dans l'état dans lequel la révolution l'avait trouvé. Mais considérant cette révolution comme une grande er- reur ou comme un grand crime, il voudrait, en se rt^signant à ce qui est irréparable, etfacer les vestiges d'un bouleversement qui lui semble coupable et funeste. Il travaille à rapprocher la charte des anciennes formes, à y faire pénétrer l'esprit qui animait autre- fois la monarchie. Il tend surtout à n'en confier la garde et l'exé- cution qu'aux hommes anciens. La réintroduction dans le langage légal d'une dénomination abolie lui paraît une -conquête, et il voit un sujet d'espoir et de triomphe dans toute portion du pouvoir remise au nom de la charte à un ennemi de la révolution. On ne trouvera, je l'espère, cette définition ni sévère, ni injuste. Maintenant, examinons ce système.

J'ai reconnu moi-même souvent qu'il fallait apporter la plus grande prudence dans les changements politiques qu'on voulait opérer; qu'il était bon, quand la chose était possible, de rattacher les améliorations aux institutions déjà établies, et que réparer va- lait mieux qu'abattre pour reconstruire.

I»l-;s KI.Et'.TKi.V» -l'UiiclIAI.NL^. 117

Mais iiuaiid loiil a été abattu, ({iiaïul une lévohition a i>u lieu, quand ou i.e [)eut pas faire que cotte révolution n'ait pas eu lieu, quaiiil toute lu génération jeune, forte, active, est née ou du uioiu.s a reçu ses premières impressions pendant ou depuis les boulever- sements (jne cette révolution a causés, quand l'un des elfets de cette révolution a été de persuader à toute cette génération nou- velle que des droits précieux ont été reconnus, des abus intolé- rables détruits, il est dangereux de rattacher ce qui existe et ce (pii doit être conservé à ce qui existait '.

Agir ainsi quand il est question d'améliorations paisibles, (ju'on peut graduer à sa fantaisie, c'est appuyer le présent de toute l'au- torité du passé. Mais après une chose faite qui a frappé le passé d'une défaveur, juste ou injuste, n'importe, ce serait reporter 'a défaveur du passé sur le présent.

Or, une grande partie de notre génération est convaincue que l'ancien régime était très-vexatoire. Elle a été élevée dans celte idée. Ce qu'on lui a dit sur ce régime, ce qu'elle en a lu dans des ouvrages écrits pendant qu'il existait, a fait sur elle une forte im- pression. Il est oiseux de rechercher jusqu'à quel degré cette im- pression est fondée, et si les philosophes qui l'ont produite ont ou n'ont pas été coupables d'exagération. L'elfet est là. Ce n'est pas la peine, pour éclaireir une question historique, d'exciter des alarmes et de prolonger des inquiétudes. Ce qu'on a raconté à cette génération des excès révolutionnaires ne l'a point reconciliée avec l'ancien régime. La loi des suspects ne l'a point conduite à regretter lesjettres de cachet; ni l'horrible proscription des prêtres en 1793, à trouver justes les dragonnades et le supplice des mi- nistres protestants. En conséquence, tout ce qui lui semble avoir pour but de ramener l'un ou l'autre système lui est également (jdieux. Ce qui lui rappelle 1793 l'eifraye : mais elle est très-déci- dée à ne pas remonter à 1787.

En vain lirerait-on de quelques apparences contraires des con- clusions qui seraient fausses. On a cherché à parer la haine de la révolution d'un vernis d'élégance et de mode, et quelques jeunes gens s'y étaient laissé prendre, charmés, comme on l'a déjà dit, de se mettre du cùté des ruines, pour se donner l'air d'avoir été ren-

' V. Del'Esprit de conquête, appeiulicL-. Sii|). l. Il, l '■'' ^^ i>"'V- (E- L.)

;^I8 DES ÉLECTIONS PROCHAINES.

\ersés avec ce qu'il y avait eu de plus illustre. Mais toutes les fois qu'on eu est venu aux choses positives, le sentiment réel, le senti- ment né de la révolution, celui de l'égalité des droits et de la ré- volte contre les privilèges s'est manifesté. Je prendrai pour exemple ce qui s'est passé récemment. L'on a voulu profiter d'un léger ri- dicule pour réintroduire dans l'opinion ce grand axiome du des- potisme que nul ne doit sortir de la condition le hasard l'a placé. Tant qu'on ^déguisé cette maxime sous des plaisanteries plus ou moins gaies, l'opinion à pris le change et s'est amusée. Mais aussitôt que le succès, ayant donné plus de hardiesse aux développements et d'impertinence aux railleries, a laissé percer une intention que, malgré la défaveur de ce mot, j'appellerai aris- tocratique, l'opinion est revenue sur ses pas. Elle a reconnu la né- cessité de proclamer de nouveau que toutes les prolessions utiles étaient honorables, que la prétention même puérile de ressembler aux défenseurs de la France avait pour base un sentiment digne de respect, et elle a désavoué formellement les mesures rigoureuses, les jeux de mots déplacés et les insolentes épigrammes '. C'est donc rendre un mauvais service à la charte que de l'associer aux souvenirs de l'ancien régime. Cet amalgame, qui satisfait quelques hommes méthodiques, inquiète et désoriente la masse.

Ma conviction, à cet égard, est tellement profonde, que bien différent de ceux qui, lorsque leur rai.-on, plus puissante que leur esprit de parti, les contraint à reconnaître quelque chose de bon dans ce que la révolution a établi, cherchent à en retrancher l'air de nouveauté, et à en reporter la date trente années plus haut , je voudrais, si je ne croyais la vérité au-dessus de toutes choses, que tout ce qu'il peut y avoir eu de bon dans l'ancien régime, se pût attribuer à la charte seule, pour qu'elle en recueillît tout le mérite, et n'eût rien à craindre d'une alliance plus ou moins suspecte. La charte doit paraître un ouvrage neuf, également éloigné de la tyrannie révolutionnaire et du despotisme de Louis XIV. On en

' C'est une allusion aux pièces faites contre \e& calicols, c'est-à-dire les commis de magasin, portiinl par libéralisme, éperons, moustaches et (lanialons blancs. « Cer- )) tains écrivains couiinetten' une erreur de date, écrivait Benjamin vionslant {Notes )) sur quelques articles de journaux, Paris 1817, p. 28), ils ne sentent pas que le )) temps des dédains est passé, que tout ce qui est vrai est puissant ; tout ce qui est )) utile, honorable; et que ni l'épée, ni la plume, ni la demie-aune, c'est-à-dire le )) courage, la pensée, ou l'industrie, ne doivent être insultés. » (E. L.)

OK-J KI.F.r.TloNS l'IVM^HAINKS. .j|!l

saura plus (le gré à son augusto auteur; an s'a[)puiera sur elle avec plus de conliancc.

Voilà pour le principe en lui-mt^me. Tout parti qui voudra faire disparaître l'intervalle qui sépare et qui doit séparer la charte et l'ancien régime, nuira à l'une sans servir l'autre.

Quant aux li()ninR'S(iui peuvent ou (]ui ont pu se laisser séduire par ce principe, je suis loin de penser (ju'il n'y ait point parmi eux d'amis t>incèrcs de la liberté. Je crois à la raison de plusieurs, à la loyauté d'un plus grand nombre; mais je demande quelque temps encore pour me livrer, sans hésitation, à ces présomptions favorables, et pour confier le maintien des doctrines constitu- tionnelles à ceux ijui, durant trente ans, ont tout essayé pour que ces doctrines ne triomphassent pas '.

Chaciue jour, sans doute, ajoute à leurs lumières. Ils ont profilé des leçons de l'expérience. Mais sont-ils déjà bien sûrs, eux- mêmes, de ce qu'ils seraient, s'ils se retrouvaient en majorité? Je crains pour eux l'atmosphère d'une assemblée, l'entraînement des paroles, l'ardeur qu'on puise dans l'assentiment des auxi- liaires, l'irritation qu'excite la résistance des opposants. Je crains les succès de l'éloquence, l'envie de passer d'un triomphe à l'autre, les engagements contractés par les assertions animées, par les métaphores hardies, dont les plus violents s'emparent comme d'un symbole politique, qu'ensuite on n'ose plus rétrac- ter. Je crains la responsabilité des partis et la solidarité des alliances.

Si, par impossible, les élections donnaient la majorité à cette nuance d'opinion, je tremblerais de voir l'assemblée rentrer dans la route interrompue. Un nouveau 5 septembre ne peut être le but des opérations qui vont avoir lieu.

D'autres appréhensions me tourmentent encore. Les hommes dont je parle ont vaillamment combattu, l'année dernière, pour nos libertés les plus précieuses. Tous ont montré du zèle, plu- sieurs du talent, quelques-uns de l'adresse. L'évidence, la justice étaient de leur côté. Ils ont cependant toujours été entourés de certains soupçons, qui affaiblissaient leurs arguments et qui dé- créditaient leur logique. Au lieu de traiter avec eux les questions

' V. De la doctrine politique, etc. Su[>. f. Il, p. 29 j 'X- L.)

;{20 nK> Kl.ECÏlit.N? l'l!()CHAl.NE>.

(le droit, on rappelait des laits personnels. Au lieu de discuter leur opinion, on leur objectait des discours, hélas î trop récents dans un sens contraire ' : mauvaise dialectique, mais d'un effet infaillible dans une assemblée, el grâce à laquelle la peine de l'erreur retombe sur la vérité. Ainsi, redoutables ennemis, ils ont été, malheureusement, des défenseurs assez inutiles. Les lois sévères de 1S15 avaient été votées parce qu'ils les voulaient; les lois sévères de 1816 et de 1817 ont été votées parce qu'ils ne les voulaiei'it pas. L'opinion que j'exprime jne paraît être l'opinion nationale. La nation n'a pas de rancune, mais elle a de la mé- moire.

La lutte sera donc, je le pense, entre la seconde nuance d'opi- nion que j'aL indiquée et la troisième, c'est-à-dire entre ceux qui prétendent que, pour affermir une constitution , le meilleur moyen est de la suspendre, et ceux qui pensent que lorsqu'on a une constitution, l'on ne saurait en jouir trop complètement.

Il y a, en faveur de la suspension des constitutions, en faveur des lois d'exception et de circonstance, en faveur des mesures extraordinaires, de très-bellts choses à dire. Si je voulais les re- produire, avec toute la pompe de l'éloquence, avec toute la cha- leur de la conviction, j'ouvrirais le Moniteur au hasard pour le copier depuis 1792. Je ne sais trop quand je le fermerais. Mais cette collection volumineuse me fournirait des raisonnements à choix. J'y trouverais « ({ue les premiers moments d'une consti- » tution ne sont point propres à laisser aux citoyens les garanties » de cette constitution ; que les constitutions sont des citadelles » assiégées, et que la garnison doit eu sortir pour disperser les » assiégeants; que ceux qui plaident pour les constitutions les » embrassent pour les étouffer. » J'y trouverais « que la nécessité » des lois de circonstance éclate d'autant mieux, qu'elles ren- » contrent plus d'opposition; qu'au premier aspect de ceux qui « les combattent on démêle que leur répugnance vient de la » crainte qu'ils ont d'en être frappés; qu'une telle crainte, à la

' C'est une allusion à M. de Chateaubriand et à ses Oinis politiques. (E. L.)

liliS KLKCTIO.NS l'IUlCIlAINKS. :{;'!

» propusiùoii seule, annonce combien la loi seni salutaire. » J y trouverais a que ce n'est point |)our les exécuter (ju'on demande » de pareilles lois, (jue leur existence rend leur exécution inutile; » qu'armée de [)lus de l'orce, l'autorité seriu moins souvent dans » le cas d'y recourir, et qu'on a toujours vu (jue les g(juverne- B ments sont d'autant plus doux qu ils ont plus de moyens d'être » arbitraires. »

Voulons-nous entendre, pour la centième l'ois, toutes ces belles choses ' ? Choisissons les hommes qui nous les ont dites sans in- terruption depuis vingt-cinq ans. Notre espérance ne sera pas trompée. Ps'ous pouvons être sûrs qu'ils nous les rediront.

Avant néanmoins de nous décider, voyons oii ces choses nous ont conduits toutes les fois qu'on nous les a dites.

Si, depuis la révolution, la France a être sauvée par des lois d'exception et de circonstance, certes, jamais pays ne l'ut sauvé plus souvent. Toutes les lois de ce genre quon a deman- dées à ceux qui nous représentaient ont été votées. 11 n'y a pas d'exemple qu'une assemblée se soit refusée aux raisonnements, et surtout aux métaphores que j'ai rapportées. Une seule a résisté ^. Toutes les autres ont livré au gouvernement, quel qu'il lût, la constitution pour la garantir du danger d'être observée.

Celle qu'on a nommée de l'an 111 a été secourue, même avant sa naissance, par la loi du '^ brumaire, qui suspendait plusieurs de ses aiticles, et vers sa chute par la loi des otages ([ui l'anéan- tissait. Celle qu'on a nommée de l'an Vlll a eu pour appuis les mises hors de la constitution, les tribunaux spéciaux, les sénatus- consultes organiques. Les lois de circonstance n'ont donc man- qué ni à la constitution de l'an 111, ni à laconstition de l'an Vlll :

Si Pergaraa dcxtra Defendi possent, etiam liac defensa fuissent.

Elles ont disparu toutes les deux.

Je suis loin de penser que le même péril nous uienace. Notre charte est meilleure que nos constitutions précédentes, et je ne

' Hélas 1 que de fois on les a entendues depuis 1817, et toujours aux applaudisse- ments des chambres eilrayées. Quand donc nous servira l'expérience de ces essais toujours impuissants, et qui nous coûtent si cher. (E. L.)

2 La chambre des représentants de 1 S 15. ,

H. 21

32"J DES ÉLECTIONS PROCHAINES.

compare pas nos niiiiisires aux gouvernants inexpérimentés, om- brageux, maladroits, divisés, que nous avons eus si longtemps.

Cependant, quand une chose essayée par beaucoup d'iiommes réussit toujours mal, il devient probable que la faute en est moins à la malhabileté des hommes qu'à la nature de la chose même. .

Reproduire des idées générales sur les lois de circonstance serait répéter ce que tout le monde sait par cœur. Depuis qu'on en souffre, on a eu tout le temps de compléter ses méditations, et de varier ses plaintes. Je ne pourrais trouver, à ce sujet, une phrase que je n'aie écrite vingt fois sous tous les régimes '. J'aime mieux passer tout de suite aux applications particulières, et lais- sant de côté tout le passé jusqu'à ce jour, examiner quel effet aurait à l'avenir la prolongation des lois de cette espèce, si les députés que nous allons nommer donnaient aux partisans de ces lois une majorité contre laquelle se briseraient les raisonnements et les expériences.

VI

Nos lois d'exception sont au nombre de quatre : la suspension de la liberté individuelle, l'arbitraire sur les journaux, la loi sur la presse et la création des cours prévôtales. Car je place parmi les lois d'exception la loi sur la presse, bien qu'elle ait été pré- sentée comme permanente, parce qu'il est clair, d'après ce qui s'est passé récemment, et aussi d'après les explications insérées presque officiellement dans le Moniteur^ que cette loi a manqué son but et qu'elle doit être entièrement refondue. Je place aussi dans cette catégorie l'établissement des cours prévôtales, bien que permis par la charte, parce que ces cours sont des tribunaux extraordinaires, et reposent sur le principe des lois d'exception.

J'ai déjà dit que je laissais de côté le passé; et en effet je ne prétends nullement examiner si le ministère a fait ou non, de ses pouvoirs extraordinaires, un usage modéré.

Mon désir n'est point d'attaquer des hommes, et j'aime toujours

* V. Sup. tome II, page 223, note 1. (E. L.)

UE^ Kt.ECTIiiN> l'IlitCllAlNK-. '.{-J'.i

à raisonner d'après la supposition la jilus t'avorahlf. Mais i( di- nianderai, olj'on appellerai au ininisf«M'e, si toutes les t'ois <pril s'est prévalu de la prérogative inquiétante que lui conférait la suspension de la liberté individuelle, il n'a pas démêlé, dans l'opinion, un sentiment de peine et d'alarme, s'il n'a pas aperçu que ce sentiment ne s'apaisait point, même quand l'objet d'une sévérité non motivée était rendu à la liberté. Ce sentiment n'au- rait pas existé, si la marche léj^ale eût été suivie.

Quand on s'en tient aux lois ordinaires, un détenu peut être absous, et le ministère est toujours censé avoir rempli son d(!- voir. L'arrestation n'est qu'un accident inséparable de la condi- tion sociale. Pourvu qu'une autre condition sociale soit remplie : celle de laisser vérifier les laits par les tribunaux, l'autorité ne peut être blâmée d'avoir voulu que les faits fussent vériliés. Mais les détentions arbitraires ont cet inconvénient, pour l'autorité, que leur réparation même ressemble à un tort, parce que le pu- blic conclut de leur cessation à leur inutilité.

Pourquoi donc blesser l'opinion par des mesures inconstitu- tionnelles quand les lois suffisent ! Bien que la suspension de la liberté individuelle confère aux ministres le droit d'arrestation sans causes connues, elle ne leur donne pas celui d'arrestation sans causes réelles. Or, ces causes réelles doivent être des com- mencemeiïts de preuves. Pourquoi ne pas soumettre aux tribu- naux ces commencements de preuves? Est-ce pour ne pas avertir les complices ? Mais ils sont avertis par l'arrestation, sans motifs exprimés, comme ils le seraient par l'arrestation motivée. Est-ce pour ne pas laisser aux suspects le moyen d'achever le crinie ? Mais l'autorité qui les surveille peut les saisir, avant qu'ils aient fait un pas pour l'exécution. Est-ce pour se dispenser de la sur- veillance? Sans doute, on n'a plus besoin d'observer ceux qu'on enferme. Mais il est beau dans les ministres de sacrifier leur i-e- pos au nôtre, et sûrement ils ne voudraient pas nous enlever notre liberté pour se relâcher de leur vigilance.

N'est-ce pas, de plus, donner aux gouvernés une dangereuse idée de la faiblesse d'un gouvernement, que de le leur peindre comme en péril par la liberté précaire d'un individu déjà suspect, suivi dans ses démarches, entouré de témoins invisibles, et contre lequel toute la force sociale est en armes ? Croit-on que cet aveu

324 DES ÉLECTIONS l'HOCHÂlNES.

(le faiblesse encourage la lidélité? Il invite au contraire, il solli- cite la défection.

« Je ne connais pas les faits particuliers, dira-t-on ; je ne puis » juger du mal que cette loi d'exception a empêché. C'est préci- » sèment son existence qui a pu en rendre l'application modé- » rée. » nous conduit ce raisonnement? A consacrer les lois d'exception dans toutes les circonstances : dans les temps calmes, parce que la crainte de ce pouvoir prévient le désordre ; dans les temps orageuX;, parce que l'exercice de ce même pouvoir rétablit le calme. Autant vaut dire que nous ne sortirons jamais de ces lois, invoquées tour à tour, comme précaution et comme remède.

Il n'est guère besoin de parler de la loi sur la presse. Encore une fois, le passé m'est étranger, et bien que je pusse argumen- ter de ce que les jugements prononcés ne sont pas définitifs, je neveux traiter en rien la chose jugé '. Mais si la chambre pro- chaine n'apportait à la loi existante les changements démontrés indispensables par la nature même des explications données dans les journaux, si elle n'introduisait le jury dans tout jugement sur les écrits et les écrivains, c'en serait fait de toute possii)ilité d'im- primer. Vainement ferait-on valoir que les principes favorables à la liberté de la presse sont universellement reconnus, comme je ne sais quel personnage de comédie disait à ses créanciers, qu'il aimerait mieux ne les payer de sa vie que de nier sa dette un seul jour. Vainement nos magistrats chercheraient, par quelques pa- roles adoucies, à faire illusion sur les conséquences des maximes qu'ils auraient posées. Ces paroles sans effet contrasteraient bi- zarrement avec chacun de leurs actes : ils auraient beau recon- naître avec une candeur méritoire leur inexpérience dans les matières que le gouvernement les a chargés de traiter, ils seraient bientôt ramenés, malgré eux, dans la route qu'ils auraient tracée, et paraîtraient seulement avoir remplacé la menace par le per- siflage , n'avoir rendu hommage à la vérité que pour mieux la méconnaître, et s'être repenti de leur repentir.

Au moment fut adoptée la loi destructive de toute liberté des journaux, j'avais prévu qu'on abuserait plus souvent de cette

' V. les Questions sur la législation de la presse, Sup. tome I, p. 507 et suiv., elles Observations sur le discours (h M. de Maiciiiingy; Sup. tome II, p. 3 et suiv. (E. L )

DES Ét.F.fVriONS l'KOCllAI.NfclS. M"?')

loi que (lo celle qui suspendait la liberté individuelle, et (|ue l».'s vexations étant plus obscures et paraissant moins importantes, seraient plus nombreuses. Les cbambres auront à recbercber si le gouvernement y a gagné, si sa dignité s'est accrue par cette censure, dont les censeurs eux-mêmes gémissent tellement, qu'on ne peut leur refuser sa pitié, quand on les voit, attristés de leurs fonctions, en rejeter l'oflieux sur ceux qui les emploient, et se consoler d'être les agents de l'arbitraire, en se disant meil- leurs que l'autorité '.

' Ce que je dis sur les inconvénients <le la censure des journaux me parait être d'autant plus fondé, <iue je me crois, de tous les écrivains qui ont publié des articles de journaux dans ces derniers tem|)s, celui que cetle censure a traité avec le moins de sévérité. Aussi, en m'élevant contre les fonction-;, je suis loin de vouloir rien insinuer contre les personnes, parmi lesquelles je connais plusieurs littérateurs dis- tingués. Mais j'ai fait l'expérience des bornes nécessaires de leur libéralité d'opinion. Le désir de connaître par moi-même cetle jiartie curieuNe de notre administration littéraire a été mon unique mn'if, (pi.md je me suis associé à la rédaction du Mer- cure. Maintenant l'expérience est faite, et je déclare que tout ce que les défenseurs de la liberté des journaux avaient prédit, dans la session dernière, s'est vérifié sous tous les rapports.

J'ajoutcr.ii cependant, par esprit de justice, que le uiinistère actuel n'a presque j.imais fait de son empire sur les journaux qu'un iisa^'e néfratif. Il a prescrit à ses écrivains de ne pas attaquer ceux auxquels il était interdit de se défendre; et quand il a cru nécessaire de commander un écrit, il a enjoint la mesure et même la poli- tesse; c'est ce ([ui est anivé à mon éi:ard dans les articles publiés contre mes Ques- tions sur la Irgislation delà presse, etj';ii été d'autant plus sensible h ce procédé, que j'avais vu la prohibition écrite de ne rien insérer sur cet ouvra^'e dans les feuilles quotidiennes. Mais il y a pourtant quelque cbose d'étrange dans une argumentation dirigée contre un écrivain qui ne peut pas répliquer un mot. Je me souviens que dans un autre temps un homme qui aimnit fort à parler seul en |)uhlic ", commen- çait naïvement pSr dire, ii ceux qu'il voulait accabler de son éloquence, ne me répondez pas. Puis venait le monologue le plus animé, dans lequel, pour compléter la bizarrerie, la forme favorite était l'mlerrojiation. Il fallait être un courtisan bien discipliné pour ne pas sourire.

Ajoutons que-les ménagements que l'on observe aujourd'hui, tenant aux hommes, et pouvant être abjurés par d'autres hommes, il est bon de considérer que, lorsque les journaux sont ainsi soumis à l'autorité, ils peuvent devenir un insliument terrible contre les individus, et accréditer les faits les plus faux et les calomnies les plus absurdes. Nous avons vu sous d'autres régimes '' des femmes distinguées, en butte à des assertions qu'elles ne trouvaient aucun moyen de faire démentir, ^ous avons vu un littérateur célèbre, M. de Laharpe, représenté au public comme en démence, sans qu'il pût insérer, dans un journal, une liyne en réfutation de celle imposture. La diffamation peut ainsi aller de Iront avec l'arrestation ouj'exil. .le me rappelle

" C'est l'empereur Napoléon. (E. L.)

'' r,'est-'a-dire sous l'empire. V. Sup. tome II, p. 19f>, 197. (E.L.)

326 DES ÉLECTIONS PnOCHAINES.

Je ne m'étendrai point sur l'inévitable puérilité de chaque me- sure de ces autorités subalternes. Je n'entrerai point dans le détail de ces ordres donnés pour qu'on ne parle pas de ce dont tout le monde s'entretient; puis de ces ordres intimés ensuite, pour que les premiers ne soient pas connus; puis de ces ordres supplémen- taires défendant de publier la défense faite de parler de la défense reçue. Je tairai ces efforts infructueux pour travestir en actes volontaires la soumission qu'on commande, cette proscription du moindre signe des suppressions qu'on exige, cette terreur des points, ce dénombrement des mots, cette crainte d'avouer ce qu'on fait, de laisser des traces de ce qu'on veut; singulier spec- tacle d'une autorité qui, par de bons motifs sans doute, mais entraînée par ces motifs même dans une route elle ne saurait que s'égarer, se condamne à combattre corps à corps quelques journalistes enchaînés, est prise au dépourvu par les plus adroits d'entre eux, ne peut réparer ses inadvertances que par des vexa- tions, ne sait à quelles représentations entendre, quelles directions donner, et rappelle par cette lutte étrange les tâtonnements du géant aveugle auxquels ses captifs échappaient ! Si ces mesures se perpétuent, qu'en résultera-t-il ? Le mépris de ce que les journaux disent, le doute sur les faits, la, défaveur pour les raisonnements, l'odieux dans les attaques, le ridicule dans les éloges. Le public repoussera ce que lui présenteront ces journaux esclaves, pour arriver, s'il le peut, à ce qu'on voudra lui dérober. Son étude sera de découvrir dans chaque phrase ce qui aura éludé la sur- veillance.

On me dira peut-être, comme à l'occasion de la liberté indivi- duelle, que je ne sais pas à quels excès la loi d'exception sur les

que lorsque j'essayai, dans le Tribunal, de combaUre le système qui a perdu la France, on voulut ôter a mes raisonnements le poids que la vérité pouvait leur donner, en faisant imprimer dans les journaux que j'étais étranger et que je n'avais point de propriété en France. J"étais Français et fils d'un père français comme reli- fiionnaire. J'avais déjà prés de Paris et à Paris des propriétés. Tous les habitants de mon département m'avaient vu habiter ces propriétés et exercer depuis plu- sieurs années des fonctions qui constataient mes droits. Mais l'assertion des jour- naux ne pouvant être contredite, diminuait le poids quelconque qu'auraient eu des paroles raisonnables, et l'intention était remplie. Ce qui s'est fait contre des indi- vidus réduits au silence pourrait se l'aire aujourd'hui, si le ministère le voulait; el comme le ministère est une chose amovible, ceux mêmes qui comptent les hommes pour tout, et les principes pour rien, doiven craindre un pareil danger.

DES ÉLECTIONS PROCHAINES. :{27

journaux met obstacle, et l'on se croira fort, cii combattant les laits par des hypothèses. .l'admets l'assertion, parce qu'il ne m'est pas donné de la vérilier. Mais je pense encore que le bien qu'on a cru atteindre est trop chèrement acheté. Avant l'organisation régu- lière des répressions légales que nous demandons tous, quelques individus auraient soulTert de la licence des journaux. J'aurais été lu'obablement de ce nombre, it si j)ar hasard quelque homme puissant jette les yeux sur ces pages, il m'accusera d'ingratitude pour un bienfait que je n'ai pas demandé. Mais il vaut mieux subir ces inconvénients, que nuire au peuple et au gouverne- ment, en restreignant la liberté de l'un, et en rabaissant la dignité de l'autre.

Je m'abstiendrai de toute remarque sur les jugements des cours prévôtales. Les faits particuliersmesont inconnus. Je neparle d'ail- leurs que pour l'avenir. Des jurés n'ont-ils pas un intérêt pressant à la punition des attentats qui menacent les propriétés elle gou- vernement qui les garantit? Les formes militaires dirigées contre des coupables dispersés, sans moyens, sans réunion, sans chefs, sans appui, ne sont-elles pas un luxe de sévérité? La conscience publique ne sera-t-elle pas plus satisfaite, quand elle verra les formes conservées avec toutes leurs lenteurs protectrices? N'est- elle pas toujours froissée, quand elle aperçoit parmi les juges des hommes dont le vêtement seul aimonce qu'ils sont voués à l'obéis- sance? Est-il bon, est-il équitable de soumettre les délits politiques à des guerriers nourris sous la tente et ignorants de la vie civile? Enfin, si les tribunaux ordinaires apportent dans leurs sentences un peu moiils de rigueur, y aura-t-il un grand mal à ce qu'ils ne condamnent les enfants de seize ans et demi qu'à la détention perpétuelle ' !

' Je ne prétends point, par (-es paroles, jiiper un jugcmeni dont je ne connais point les motifs, ni inoulper nn Irihiinal dont j'ignore les procédures, c'est contre la rigueur de la loi et la nature des, formes que je m'élève. Si, comme je dois le supposer, les juges n'ont fait que suivre à la lettre une loi rigoureuse et rapide, il est clair qu'il faut la changer. A aucune époque, chez aucun peuple, un enfant de seize ans et demi n'a mérité la morl, surtout quand il s'agit d'opinions politiques ou d'actes séditieux i|ui tiennent à ces opinions. Un enfant de seize ans et demi n'a point d'opinions, il n'en comprend aucune, il ne professe que celles qu'on lui dit de répéter; il ne commet d'actions que celles qu'on lui fait commettre. Ce qu'il faut alors pour empêcher le mal qu'il peut faire, c'est le renfermer et l'instruire, mais

3?8 DES ÉLECTIONS PROniIAINES.

Que le ministèro ait ou n'ait pas abusé dés lois d'exception, me semble importer peu, et je reconnaîtrai, si on l'exige, que je ne sais point s'il en a abusé. Ce qui m'importe, c'est qu'on reconnaisse désormais qu'il vaut mieux, pour la France et pour le gouverne- ment, que les lois d'exception n'existent pas. L'opinion sera plus unanime. De t'àcbeuses impressions ne troubleront pas les esprits. Il n'y aura pas une sorte d'impatience contre ces lois perpétuelle- ment demandées, au nom du salut public, depuis vingt-huit ans. La malveillance ne trouvera point, dans leur prolongation, des occasions trop faciles de rapprochements défavorables. Car enfin, que répondre à cette malveillance, quand elle compare nos lois d'exception à des lois qui existaient à d'autres époques? Sous plus d'un gouvernement, maintenant renversé, l'on pouvait enchaîner la presse, supprimer les journaux, arrêter les citoyens sans les faire juger, on les traduire, pour les faire juger, devant des tribu- naux extraordinaires. Ne sera-ce pas un heureux moment pour le ministère que celui oii il abdiquera ces prérogatives de triste mémoire?

Toutes nos autorités précédentes se sont mal trouvées de ces voies extraconstifutionnelles ; et un homme dont l'opinion sur la légitimité n'est pas suspecte, M. de Villèle, a dit à la tribune que la légitimité sur le trône ne pouvait donner seule à nos institutions la force de résister à des causas destrucîivps de tous les gouvernernenls. Or, les lois d'exception sont des causes destructives de tous les gouvernements. Elles les ont tous perdus jusqu'à ce jour. Il ne faut pas les choisir pour maintenir le nôtre. La force d'une constitution est dans l'attachement du peuple. Un peuple ne s'attache à une constitution que par la jouissance. Il ne croit point ^ une consti- tqtion dont il ne jouit pas '.

VII.

En présentant, sur les lois d'exception, les considérations que

ce n'est pas le tuer, lII s'agit de. la conspiration de Didier à Grenoble, en 1816, dans laquelle un enfant de seize ans fut exécuté comme complice. C'est un des actes les plus triitesde la Restauration. M. Decazes était ministre, le général Donnadieu commandait à Grenoble. (K. L.)]

' Note BB, Ue la suspension des conslitulions. 8up. tome T', p. 373. (K. L.)

DES ICLKCTIONS rilui;il.\lNE?. .'V?!)

l'on vient de lire, je n'ai eu pour l)nt d'inrulpcr personne. Mais rerlierrlmnJ dans quelle nuance d'opinion les électeurs qui vont s'assembler doivent choisir nos re[)résentants, j'ai prouver que les lois d'exception étaient un mauvais système, pour arriver à la conséquence qu'il faut nommer députés des hommes opposés à ce système. Si nous choisissons ses partisans, nous ne sortirons pas de la route, ils sont accoutumés à marcher. Ils arriveront avec leurs locutions consacrées, louant les principes, écartant leurs consé- quences; admirant la règle, appuyant sa violation ; érudits dans l'apologie de l'arbitraire, apcMrcs doucereux de la rigueur, et légi- times héritiers de nos législatures successives, dans ce qu'un noble pair appelait, avec une vérité piquante : l'oraison funèbre de la li- hertr. Tisseront dirigés, je veux le croire, par les meilleures inten- tions du monde. Ce n'est point leur moralité, ce sont leurs lumières dont je doute. Ils sont convaincus qu'un État ne saurait supporter la liberté; et quand l'État s'écroule au milieu de toutes leurs me- sures vexatoires, c'est encore le trop de liberté qu'ils en accusent . La question se réduit donc à ces termes. Veut-on que les lois d'exception soient maintenues, que la liberté de chacun soit un bienfait des ministres, que la liberté de la presse aboutisse à la suppression des livres et à la prison des écrivains? Veut-on que les journaux ne rapportent que ce (pie l'autorité désire qu'on croie? Veut-on la prolongation des tribunaux extraordinaires? Qu'on choi- sisse des hommes de la seconde nuance. Ce (ju'ils ont l'ait, ils le

* (( Durant notre longue et triste révolution, beaucoup d'hommes s'otistinaienl à voir les causes des événements du jour dans les actes de la veille. Lorsque la vio- lence, après avoir produit une stupeur momentanée, était suivie d'une réaction qui en détruisait PefTel. ils atlrilniaient cette réaction à la suppression des mesures vio- lentes, au relâchemenl de l'autorité ; mais il est dans la nature des décrets iniques de tomber en désuétude ; il est dans la nature de l'autorité de s'adoucir, même à son insu. Les précautions, devenues odieuses, se négligent; l'opinion pèse malgré son silence; la puissance flécliif; mais comme elle fléchit de faiblesse, elle ne se concilie pas les cœurs Les haines se développent ; les innocents, frappés par l'arbi- traire, reparaissent plus forts; les coupables, condamnés sans avoir eu le bénéfice des formes, semblent innocents; et le mal, qu'on a retardé de tiuelques heures, re- vient plus terrible, aggravé du mal qu'on a fait. » {Article retranche par la cen- sure dans le Vercure du 16 aniH dernier. )

Ce qu'il y a de bizarre, c'est que cet article était tiré mot pour mot d'un ouvrage quej-'ai publié en mars 1814 [De l'esprit de conquête, sup. p. 248.], qui a eu quatre éditions successives, et dans lequel personne n'avait trouvé d'opinions répré- hensiblcs. Cornaient ce 'lui était innocent alors strait-il devenu coupable aujourd'hui?

330 DES ÉLECTIONS PROCHAliNES.

feront toujours ; ils sont en permanence contre les principes. Voulons-nous, au contraire, que les citoyens soient entourés de garanties protectrices, que la presse soit libre, et les écrivains légalement responsables, que les journaux racontent les faits tels qu'ils sont, et que la France ne devienne pas une autre île, l'on ignore ce qui se passe en Europe, et Paris une île l'on ignore ce qui a lieu dans les provinces ? Voulons-nous que les formes protectrices de la justice ordinaire reprennent leurs cours? Cherchons, pour exprimer ce désir, de fidèles interprètes; nommons des hommes indépendants.

VIII

C'est donc vers le troisième parti, si l'on peut appeler parti l'immense majorité des Français, et la totalité des Français rai- sonnables, c'est vers le troisième parti qu'il faut tourner nos regards. C'est qu'il faut chercher les organes de nos vœux, les appuis de nos droits.

Mais sont-ils, medira-t-on, ces hommes auxquels j'attribue l'honneur exclusif de l'indépendance? La désignation que j'em- ploie, est-elle moins vague que celles que j'ai rejetées en commen- çant cet écrit? A quelles marques certaines, à quels signes infail- libles reconnaîtra-t-on ces indépendants que je recommande ?

Une pareille question donne toujours un avantage apparent à qui la propose, parce que la réponse exige des détails qui ressem- blent trop à des indications personnelles, et qu'alors, au lieu d'é- tablir une règle, on est accusé de faire une liste.

Pour éviter ce piège, je dirai qu'on sait très-bien au fond quels hommes sont désignés sous la dénomination d'indépendants. L'instinct des électeurs ne s'y trompera point, s'ils sont une fois décidés sur la nuance d'opinion qui doit fixer leur choix ; et, j'en suis convaincu, à la seule lecture de cette phrase, le nom des ca- pitalistes, des propriétaires, des commerçants, des écrivains, des citoyens, en un mot, qui, distingués par leur conduite, ou mili- taire ou civile, méritent d'être considérés comme indépendants, s'est déjà présenté à la pensée de Ceux qui me lisent.

Si l'on veut, cependant, une définition plus précise, elle n'est pas difficile à donner. Les indépendants sont ceux qui, depuis

t)ES ÉLECTIONS l'IlDCIIAINKS . '.\'.]\

trente ans, ont voulu les mômes choses; ceux qui ont ré.piSiO. l\ tous les gouvernements les mêmes vérités, opposé à toutes les vexations, même quand t'Ucs portaient sur autrui, les mômes résistances ; qui n'ont adopté aucun symbole , pour offrir les principes en holo- causte à ce symbole ; qui, lorsiju'on proclamait la souveraineté du peuple, disaient au peuple que sa souveraineté était limitée par la justice; qui, lorsqu'on passait de la tyrannie orageuse de cette souveraineté au despotisme symétrique d'un individu, disaient h cet individu ({u'il n'existait que par les lois; que les lois qu'il pre- nait pour des obstacles étaient ses sauvegardes, qu'en les renver- sant il sapait son trône. Les indépendants sont c'eux qui, sous la république, ne s'écriaient pas : «nous aimons mieux la république que la liberté; » et qui, sous la royauté, ne prétendent point qu'il faut l'asseoir sur les débris de tous les droits et le mépris de toutes les garanties. Les indépendants sont ceux qui aiment la monarchie constitutionnelle, parce qu'elle est constitutionnelle, et qui respec- tent la transmission de l'hérédité au trône, parce que cette transmis- sion met le repos des peuples à l'abri de la lutte des factions, mais qui pensent que c'est pour le peuple que le trône existe, et ([u'on nuit également aux rois en foulant aux pieds les droits des citoyens, et aux citoyens en essayant de renverser l.a puissance légale des rois. Les indépendants enfin sont cette génération innombrable, élevée au milieu de nos troubles, et qui, froissée dès sa jeunesse dans ses intérêts et dans ses affections les plus chères par l'arbi- traire de tous les régimes, déteste l'arbitraire sous toutes les déno- minations, et démôle la fausseté de tous les prétextes. Les indépen- dants sont tous ceux qui, n'ayant ni la prétention d'arrêter, de dé- pouiller, de bannir illégalement pcrsoime, ni celle d'être payés par ceux qui arrêtent, qui dépouillent, qui bannissent, ne veulentau- cuneloi qui les expose à être arrêtés, dépouillés, bannis illégalement. C'est parmi ces hommes qu'il faut choisir ceux à qui nous con- fierons nos destinées. Nous avons essayé assez longtemps d'écar- ter, de fausser, d'ajourner les principes. A l'époque de l'établis- sement de chaque constitution, je l'ai déjà dit, nous avons été salués des mêmes phrases. Les dangers de l'État, l'urgence des circonstances, ont toujours glacé de terreur nos législatures suc- cessives. Les constitutions suspendues ont été brisées et leurs éclats ont frappé nos têtes. Essayons une fois d'hommes moins

33? DES ÉLECTION^ PROCHAINnS.

timides, d'hommes qui croient que la liberté et que la justice ont aussi quelque force, et qui osent penser qu'on peut gouverner un peuple sans le priver de ses droits, et exécuter une constitution sans la suspendre. Certes, le résultat, quel qu'il soit, ne sera pas plus fâcheux que l'expérience contraire. Si la tentative nous réussit mal, elle ne nous réussira pas plus mal que les autres, et h une élection prochaine, désabusés des hommes de principes, nous i-eviendrons aux hommes de circonstance. Tls ne manque- ront pas à l'appel. Ils sont toujours au service de qui les em- ploie, dès qu'il est question de mettre de côté les lois et les formes.

Mais une fois, au moins, prions-les de faire trêve à leur zèle, et laissons la liberté exister, quand ce ne serait que pour nous convaincre qu'elle est impossible. Sans elle, nous avons fait vingt naufrages. Que peut-il nous arriver de pis avec elle? Et si par hasard elle n'est pas impossible, la découverte en vaudra la peine; car, et ceci mérite quelque attention, la jouissance de la liberté n'est pas importante uniquement pour ceux qui paraissent en profiter de la manière la plus immédiate.

Il y a sûrement, parmi les électeurs, des hommes bien inten- tionnés, éclairés même, qui, ne sentant pas l'étroite liaison de toutes les libertés entre elles, voient avec assez d'indifférence s'in- troduire des lois d'exception qu'ils croient ne devoir jamais les atteindre. On leur a dit que la suspension de la liberté indivi- duelle ne regardait que les conspirateurs ; ils no conspirent pas : que la violation de la liberté de la presse n'atteignait que les écri- vains; ils n'écrivent pas: que l'asservissement des journaux n'intéressait que les journalistes; ils ne rédigent point de jour- naux : que les cours prévôtales ne prononçaient que sur les délits commis à main armée ; il ne touchent jamais une arme : ils sont donc tranquilles; mais qu'ils réfléchissent. La suspension de la liberté individuelle ne regarde pas seulement les conspirateurs, mris ceux qu'on soupçonne d'être disposés à conspirer, et ceux par conséquent que des ennemis secrets dénoncent comme tels. Les restrictions mises à la presse n'atteignent pas seulement les écrivains, mais ceux qui veulent écrire, ou faire écrire, pour exposer h l'autorité suprême leurs réclamations, ou pour se dé- fendre devant l'opinion contre la calomnie. L'asservissement des

j(juiiiau.v u'iiitéresse pas seuleoicnl les journalistes, nmis ceux qui n'ont de ressource que le ministère des journalistes pour donner à la rectilication de faits déligurés une publicité qui im- porte à leur réputation, à leur crédit, à leurs entreprises. Les cours prévùlalcs ne jugent pas seulement ceux qui ont commis des délits à main armée, mais ceux ([ui sont accusés d'en avoir commis, ceux qui se sont trouvés dans un rassemblement, et ne sauraient prouver cpie c'est par hasard, ceux qu'on a cru y aper- cevoir ([uantl ils n'y étaient pas; car tel est l'etï'etde l'abréviation des i'ormes, ([ue ce n'est pas la nature du délit cpii prive un ci- toyen de cette sauvegarde, mais la nature de l'accusation'. Ur, un

' (( Les formes sont une sauvegarde : l'abréviation des formes est la diminulioii DU la perte de cette sauvejjarde ; l'abréviation des formes est donc une peine Si vous inlligez cette peine à un accusé, c'est donc (|ue son crime est démontré d'avance; mais, si son crime est démontre, à quoi bon un tribunal, ([uel qu'il soilV- Et si un cri'ne n'est pas démontré, de quel droit le placez-vous dans une classe particulière et proscrite, et le privez-vous, sur un simple soupçon, du bénélice commun à tous les membres de l'éiat social?

(( Ce sont des sédi.ieux, dit-on, des conspirateurs auxquels on enlève le bénéfice des formes, Mais avant de les reconnaître pour tels, m; faut-il pas constater les faits? Or, que sont li's formes, sinon les mei leurs moyens de constater les faits? S'il en existe de meilleurs ou de plus courts, qu'on les prenne : mais qu'on les prenne alors pour toutes les causes, l'ourquoi y aurait-il une classe de faits sur laquelle on observerait des lenteurs superflues, ou bien une autre classe sur lariuelle on déciderait avec une précipitation dangereuse? Le dilerane est clair. Si la précipi- tation n'est pas dangereuse, les lenteurs sont superflues; si les lenteurs ne sont pas superflues, la précipitation est dangereuse. Ne dirait-on pas qu'on^peut distinjzuer, à des signes certains et infaillibles, avant le Jugement, les hommes innocents et les hommes coupables; ceux qui doivent jouir de la |)répogalive des formes, et ceux qui doivent en être privés? C'est parce que ces, signes n'existent |)as, que les formes sont indi>pensables ; c'est parce ([ue les fi-rmes ont paru l'unique moyen de discerner l'innocent du coupable, que tous les peuples libres et humains en ont réclamé l'insti- tution. »

(( Et remarquez que lorsqu'il s'agit d'une faute légère, et que l'accusé n'est me- nacé ni dans sa vie ni dans son honneur, l'on instruit sa cause de la manière la plus solennelle : mais lorsqu'il est question de quelque attentat qui entraîne et l'infamie et la mort, l'on supprime d'un mol toutes les précautions tutélaires, l'on ferme le code d''s lois, l'on abrège les formalités, comme si l'on pensait que plus une accusa- lion est grave, plus il est superflu de l'examiner. {Arlicle retranché par la censure dans le Mercure du 16 août dernier. )

L'observation par laquelle la noie précédente se termine se reproduit ici. Tout ce morceau est tiré de mes Réjlexlons sur les constitutions et les garanties pnbl.ées en 1814 [Sup. t. I, p. 236.], et qu'on avait trouvées pleines de modération ; ou plutôt j'avais transporté, dans ces Rélkxions, celle partie d'un discours prononcé au Tri- bunal en 1801 contre les tribunaux spéciaux : car je n'ai dii en 1814, que ce que

:VA'{ DES ÉLECTIONS l'RdCllAINES.

liomme peut bien être sûr de ne jamais commettre un délit; mais nul ne peut être assuré qu'il ne sera jamais l'objet d'une accusa- tion fausse. Nous ne réclamons donc pas des libertés dont quel- ques-uns seulement jouissent, mais des libertés dont tous peuvent avoir besoin. Et ici une considération me frappe.

L'on prétend que ce n'est point après une révolution longue et violente qu'on peut appliquer avec scrupule les principes consti- tutionnels, et qu'il faut, à de pareilles époques, investir le gou- vernement d'une puissance discrétionnaire. J'affirme que c'est précisément alors que la fidélité la plus stricte aux principes constitutionnels est indispensable, et que toute puissance discré- tionnaire dans les dépositaires de l'autorité est dangereuse ; car c'est alors que les passions étant plus animées, les dénonciations, les calomnies, les impostures sont plus fréquentes, et que l'exa- men le plus scrupuleux, le plus lent, le plus régulier , est nécessaire.

Dans les temps calmes, peu d'hommes ayant à se plaindre l'un de l'autre, les agents investis de la terrible prérogative des lois d'exception ne se voient pas cernés par toutes les haines dégui- sées, par tous les ressentiments voilés sous le nom du bien pu- blic. On peut au moins espérer alors que les lois d'exception, toujours fâcheuses, toujours injustes, ne s'appliqueront qu'à des périls soudains et à des cas extraordinaires. La masse des citoyens, paisible et unie entre elle, ne paraît pas en être menacée. Mais après une une crise politique, quand tout le monde est coupable aux yeux de son voisin, quand il n'est personne qui n'ait eu quel- que tort, commis quelque faute, concouru plus ou moins à quel-

j'avaisdit en 1801, et je ne (lis, en 1817, que ce que je disais en 1814. Mais pour- quoi ce nnorceau a-l-il été retranché par la censure actuelle? Comnaent peut-il y avoir de l'inconvénient à imprimer que les formes sont une sauvegarde, que la pré- cipitation est dangereuse, et qu'il ne faut pas soumettre un homme à une peine, avant qu'il soit jugé?

Tel est le mauvais effet de la censure, que ceux qui l'exercent ne savent ni ce qu'ils doivent proscrire, ni ce qu'ils doivent tolérer. Plusieurs censeurs, ceux du .Vercure entre autres, sont très-éclairées, très-hien intentionnés; mais ni les lumières ni les bonnes intentions ne servent quand on est chargé d'une fonction dont l'arbi- traire est la base. On marche sans règle, on s'agite, on se tourmente, on tourmente les autres, et le résultat est pourtant que ce qui ne s'écrit pas se pense, que ce qui ne s'imprime pas se dit, avec plus d'amertume seulement, parce qu'on est irrité des gênes qu'on rencontre, comme un homme parle nécessairement plus haut, lorsqu'on essaie d'étouffer sa voix.

I

UKv KI.KCTIONS l'Uiir.HArNES USf»

<|iu' injustice, les lois d'oxceptiou sont <los armes <|iic cliacmi ambitionne et saisit à son tour.

Contradiction étrange! Presque toujours après les révolutions violentes, on proclame des amnisties, parce qu'on sent que les lois ordinaires elles-mêmes deviennent inapplicables. Or, pour- quoi le deviennent-elles? parce que leur application constante et multipliée tiendrait tous les esprits en alarme; et c'est dans le moment l'on reconnaît cette vérité, dans le moment l'on désarme les lois générales, do peur que leur action ne perpétue l'inquiétude qui pousse aux résolutions désespérées : c'est dans un tel moment que l'on institue des lois extraordinaires, plus rigoureuses, plus alarmantes, plus vagues ! On proclame une amnistie, parce qu'on ne veut pas (juc tous les coupables, même convaincus, soient punis, et l'on établit des règles de suspicion en vertu desquelles tous les suspects sont menacés. Mais quand il y a vingt mille coupables, il y a (leux millions de suspects,

Aussi, voyez ce que disent sur les eifets de ces lois leurs défen- seurs mêmes. Écoutez le plus éloquent, et j'ajouterai le plus libéral d'entre eux; car, même en défendant un mauvais système, il a rendu un digne hommage aux principes, et prouvé que son caractère était aussi noble que son esprit est distingué. Écoutez- le, dis-je, quandil décrit les résultatsdela loi du 29 octobre [1815]: Le rente des partis se disputant l'usage du pouvoir discrétionnaire, l'esprit de délation se couvrant du masqua du zèle, détruisant toute confiance au sein des familles, sapant avec les fondements de la tranquillité publique et privée ceux de la morale '.

Il parlait ainsi, je le sais, d'une loi abrogée. Mais ne jugeons pas les lois d'exception par ce qu'on en dit tant qu'elles subsistent. On ne s'explique publiquement sur leur compte, comme sur celui des rois, qu'après leur mort. Or, voilà ce qu'on dit de cha([ue loi d'exception, dès l'instant qu'elle est révoquée. Ceux qui vantent la loi d'aujourd'hui s'en vengent sur celle d'hier. N'est-ce pas un préjugé fâcheux pour ces lois que la nécessité de cette tactique? Elles sont tellement odieuses à la majorité des hommes, que, pour en faire adopter une, il faut commencer par flétrir toutes celles qui l'ont précédée.

Discours de M. Camille Jordan, du 14 janvier 1817. Discours de C. Jordan, Paris, 18:G,i).7G.)

■V4lj liES ÉLlCCTluNS IM'vOCIIAl.NK.s.

IX

Je n'ai, comme je Tai dit plus haut, voulu, dans cet écrit, diri- ger aucun blâme sur aucun individu. J'ai parlé d'un système général, abstractioin faite des hommes qui le suivent et de son exécution, qui est un accident. Je crois avoir prouvé ce dont la démonstration me semblait utile. Les États périssent, quand on veut combiner la pratique du despotisme avec la théorie de la liberté. La France serait en péril, si pour la gouverner on fondait ensemble les préjugés de l'ancien régime et les traditions de l'ar- bitraire impérial. Les lois d'exception qui nous ont toujours perdus ne sauraient nous sauver '. Notre salut ne se trouvera que dans les hommes qui les repoussent. Ce sont eux que j'ai nommés les indépendants ^.

Maintenant je n'ignore pas ce qu'on pourra dire aux électeurs pour les détourner de choix pareils. Je veux les mettre en garde contre des discours spécieux, des allégations phausibles, et des ruses d'autant plus adroites, qu'elles auront l'air de la bonhomie el de la candeur.

« Les indépendants, leur dira-t-on, ne sont pas de vrais amis » delà charte. Elle contrarie trop leurs théories. lisse laisseront

' (( Je suis (lien loin de dire qu'il ne faut pas profiter du passé... iVIais il ne faut pas prendre la routine pour de l'expérience. Profiter du passé, ce n'est point imiter le passé dans ce qu'il a eu de fautif et de funeste. Ce sont ceux qui agissent ainsi, qui n'ont aucun égard aux souvenirs et qui ne profitent poii.t du passé. J'ai dit : les lois d'excepjion ont été la ruine de tous les gouvernements depuis vingt-huit ans; ne vous servez donc pas des lois d'exception. On me répond : tous les gouverne- ments, depuis vingt-huit ans, se sont servis de lois d'exception ; nous ne voulons pas innover et nous nous en servirons comme eux. Que penserait-on d'un pilote à qui l'on montrerait l'écueil contre lequel tous ses prédécesseurs se seraient brisés, et qui, par respect pour l'usage, voudrait aller droit à l'écueil, et appellerait con- tempteurs du passé ceux qui lui crieraient qu'il va s'y briser comme les autres'^ L'homme d'État qui se croirait indépendant du passé serait un fou, mais l'homme d'Éiat qui ferait ce qui a renversé tous les États, serait précisément le fou qui se croirait indépendant du passé. » B. Constant. Notes sur quelques articles de jour- naux, Paris, 1817, p. 10. (E. L.)

2 Le nom d'indépendants a fait place à celui de Constitutionnels que proposait égalemeut B. Constant. (E. L.)

I)hs fcl.^.(;lllt^^ l'Uiii:llAI>il>. 'Vil

» (Mitraîiier pur U* désir vague d'ainéliorutiuiis cliiiiiériques. » Si je le pensais, ma douleur sérail extrême ; car ne voyant de res- sources ni dans les partisans de l'ancien régime, ni dans les hommes qui sont toujours à la disposition de l'autorité, et forcé de reconnaître dans les indépendants des instruments de désordre, je ne saurais plus chercher des motifs d'espoir.

Mais ma conviction lieureusemcnt est toute contraire. Les indé- pendants savent ([ue la charte contient tout ce ([ui est nécessaire pour la liberté. Si quelques articles, ceux surtout du nombre et de l'âge, mettent, dans l'opinion de beaucoup de gens, des res- trictions fâcheuses à la liberté des choix et à l'énergie des as- semblées, les bourgs corrompus de l'Angleterre, et trois cents députés, nommés par l'intluence de moins de cent personnes, sont bien d'autres vices, et pourtant l'Angleterre a été libre cent trente-neuf années. Les indépendants savent qu'il faut tirer parti de ce qu'on possède. Ils se félicitent du point lixe autour duquel les Français ont pu se rallier durant les orages. Ils n'oublient point que notre charte est aux yeux de l'Europe un de nos plus solides remparts. Elle nous a puissamment servi à deux mémo- rables époques. Sans elle, nous aurions été momentanément, dans l'intérieur, un peuple d'esclaves, et pour l'étranger, un peu- ple conquis. Nous ne serions restés ni conquis ni esclaves, je le sais. Mais le nom de la charte nous a épargné de douloureuses nécessités. Nous avons regagné plus doucement et plus facile- ment les droits (|ui nous sont chers, et le rang qui nous est dû. Quant à l'attachement aux théories absolues, à l'aversion pour les milieux raisonnables, au jansénisme des principes, que l'on reproche aux indépendants, ces accusations me font penser tou- jours à l'homme qui se trouvait entre deux personnes, dont l'une soutenait que deux et deux faisaient quatre, et l'autre que deux et deux faisaient six. « Vous êtes également dans l'extrême, leur dit-il, deux et deux font cinq. »

« Les indépendants, continuera-t-on, seront ennemis des mi- ce nistres. » Si l'on entend par ces paroles qu'ils seront le ennemis des hommes, on a tort. Si l'on veut dire qu'ils ne se condamne- ront pas à cet assentiment aveugle, qui est l'abnégation honteuse de toute raison et de toute dignité, l'on a raison. Ils ne seront point les ennemis des ministres qui ont sauvé la France par l'or-

338 DES ÉLECTIONS PROCHAINES.

donnance du 5 septembre [1816]. Ils ne seront point les ennemis des ministres qui ont proposé et lait adopter la loi des élections. Mais ils seraient ennemis de la politique ombrageuse et étroite qui ne voudrait gouverner la France que par des lois d'exception. Ils seraient ennemis de la suspension de la liberté individuelle, enn^iiis des tribunaux extraordinaires, ennemis de l'asservisse- ment de la presse, et de la dépendance des journaux. Ils seraient opposés à ce que les ministres excédassent leur budget; ils se- raient opposés à cette tactique timide et puérile qui étoufferait, si on la laissait faire, toute publicité, comme si ce dont on ne parle pas en existait moins.

Loin d'être dangereux pour les ministres, les indépendants seuls, il me serait facile de le prouver, seront pour eux des appuis solides. Si ces ministres doivent exiger de la nation de nouveaux et pénibles sacrifices, quelle force d'opinion puiseraient-ils dans une assemblée décréditée d'avance par sa complaisance habi- tuelle, son langage banal, et sa soumission infatigable? S'ils ont à négocier avec l'étranger, quels motifs de résistance à ses pré- tentions allégueraient-ils, si l'étranger savait qu'ils disposent des chambres, et pouvait s'en prendre à eux du courage manifesté soudain par ces chambres dociles, qui ne seraient devenues cou- rageuses que par ordre ?

On insinuera aux électeurs que la nomination des indépendants effrayerait l'Europe. Mais l'Europe n'a-t-elle pas rendu constam- ment hommage à notre indépendance par toutes ses paroles, quand l'occasion s'en est présentée ? N'a-t-elle pas reconnu tous les gouvernelnents successifs qui avaient l'apparence d'être sou- tenus par la force nationale ? N'a-t-elle pss reçu, accueilli, l'été tous les hommes que ces gouvernements lui ont envoyés? Et maintenant qu'il ne s'agit que de nos affaires intérieures, de nos intérêts de famille, en quelque sorte, la nomination de quelques députés, qui n'ont en rien le droit d'intervenir dans nos relations avec les autres peuples, et qui, renfermés par la charte dans le cercle de leurs fonctions, peuvent de plus être renvoyés dans leurs loyers par une seule parole royale, effrayerait cette Europe, si bien garantie aujourd'hui par lés précautions qu'elle a prises, par la bonne intelligence des souverains entre eux, et sans doute aussi par les satisfactions données par ces souverains à kurs

DKS KI.EC.TIONS l'UnrilAlNF.S. 339

siijfls, en récompense de leurs elVorls el de leurs sacrilices!

C'est trop vouloir aussi que nous ressemblions à lu Poloyno ,et sur ce sujet délicat il n'y a, selon moi, qu'un- mot à dire. Si les étrangers sont de bonne toi, comme j'en suis convaincu, ils doivent désirer qu'un {gouvernement libre s'établisse en France; car la liberté seule est calme. La France ne sera pas trantjuille, si elle n'est pas libre, et l'Europe sera toujours agitée, si la France n'est pas tranquille. Si par impossible, contre la conviction ([ue je pro- fesse et que je proclame, contre la sainteté des traités, contre leurs intérêts propres, les étrangers n'étaient pas de bonpe foi, ce que nous ferions du ce que nous ne ferions point, serait indifférent. Ils trouveraient toujours assez de prétextes, et nous nous serions refusé tout ce ([ui |)eut nous être honorable ou salutaire que nous n'en serions pas plus avancés. Un homme d'esprit me disait un jour (jue, quoi(iue la mort fût la chose la plus décisive de la vie, il fallait la compter pour rien, sans quoi cette idée empê- cherait tout. J'en dis autant des étrangers. S'ils agissent avec loyauté, nous n'avons rien à craindre en remplissant avec scru- pule nos devoirs de Français : et dans l'hypothèse contraire, nous gagnerions pourtant à remplir ces devoirs. Les étrangers nous estimeraient en nous opprimant, et peut-être nous opprimeraient- ils d'autant moins qu'ils nous estimeraient davantage.

Aux argumentations fond«'!es sur la politique et sur la pru- dence, on en joindra d'autres qu'on appuiera sur le sentiment. « Le ministère, dira-t-on, mérite notre reconnaissance par cette » loi sur les élections qu'il nous a donnée. Nous servirions-nous » de cette loi pour le contrister? Nommons plutôt, en témoignage » de gratitude, des hommes qui puissent lui être agréables. » Mais si le ministère a des droits, et je pense qu'il eu a beaucoup, à notre reconnaissance par la loi sur les élections, c'est sans doute parce qu'il a voulu que cette loi nous mît à même de faire de bons choix. Lui prouver notre reconnaissance en nous abstenant des choix que nous croyons les meilleurs, serait l'afthger beau- coup plus sûrement ; ce serait tromper ses civiques espérances. D'ailleurs, le système représentatit ne saurait être un échange de madrigaux, et des élections ne ressemblent pas à un bouquet pour un jour de fête.

On nous mettra en garde contre l'impatience. « Les indépen-

34U DES ÉLECTIONS PROCHAINES.

» daiits, nous dira-t-on, seront d'excellents choix pour l'année » procliaiue: c'est encore trop tôt, » et l'on nous proposera d'a- journer les hommes, comme on nous a proposé sans cesse d'ajour- ner les principes.

Mais d'abord, il n'y aura pas d'élection l'année prochaine pour les départements qui choisissent cette année leurs députés * : et j'en reviens, en second lieu, à mes raisonnements antérieurs sur l'ajournement des principes. Il ne nous a pas réussi : celui des hommes nous réussira-t-il mieux? Ne serait-ce pas, en réalité, ajourner les principes? Car, si l'assemblée est composée de leurs ennemis, qui les détendra ? Que si l'on nous promet que leurs adversaires deviendront cette fois leurs défenseurs, le résultat sera donc le même que si nous nommions des indépendants; pourquoi donc redouter l'élection de ceux-ci, et forcer les autres à sortir de leurs douces habitudes?

Personne ne pourrait entrer dans tous les détails de la tactique qui sera mise en usage, parce qu'il est dans sa nature de se dé- guiser, de se contredire, de se replier sur elle-même, d'agir par des bruits vagues, par des allégations d'une vérification impos- sible, par des commérages, si le mot est permis, qui he pourront nous tromper qu'un jour ouqu'uiiC heure, mais qui auront obtenu le succès qu'on désire, si nous nous laissons tromper précisément au jour ou à l'heure décisive.

Tel homme est trop vieux, ses facultés baissent ; tel autre est trop jeune, ses quarante ans ne lui ont pas donné la maturité re- quise ; tel n'est pas éligible, ses propriétés ou ses droits sont con- testés ; tel est sur le point d'obtenir une fonction du gouverne- ment; celui-ci n'acceptera pas; celui-là n'a point de chance, et les voix, qu'on lui donnerait seraient perdues.

Si le premier était si vieux, si l'âge avait affaibli son zèle, amorti son courage, on ne redouterait pas tant de le voir élu. C'est parce, qu'il est prêt à servir la liberté aujourd'hui comme dans sa jeu- nesse, qu'on vous le peint hors d'état de la servir.

Si tel autre n'était pas éligible, on ne se donnerait pas tant de peine pour vous détourner de le choisir. Lui-même serait empressé de vous éclairer sur des obstacles qu'il ne peut vaincre. Que lui

* La chambre se renouvelait |)ar cinquième. Ce système, défendu par M. Roycr- Collard, a été condamné par B. Constant. V. sup. lome l"', p. 230 et suiv. (K. L.)

DES ÉLECTIONS PnOClIMNES, 341

servirait une fraude inutile? Et «lucl homme voudrait se désho- norer aux yeux de la France et de ses concitoyens en s'attri- buant des droits, des qualités, ou des propriétés qu'il n'a pas?

Si un troisième était à la veille d'obtenir de l'autorité des fa- veurs ou des places, on ne travaillerait point à vous empêcher de le nommer. Ne nous recommande-t-on pas l'élection des fonction- naires publics comme un moyen de paix et d'union?

Si l'acceptation d'un quatrième était douteuse, ceux qui le pro- posent ne l'auraient pas mis sur les rangs. L'on ne vous prédit son refus que parce que son acceptation est certaine.

Enlin, si les chances d'un cinquième étaient si nulles, on l'aban- donnerait à sa nullité. Pourvu qu'il ne soit pas élu, qu'importe h ceux qui le repoussent que les voix de quelques électeurs soient perdues? Leur tendre intérêt pour l'intluence de vos suffrages n'a pour but que de vous donner le change, et la crainte d'une majo- rité vraisemblable accrédite le bruit que l'objet de vos choix ne réunirait qu'une faible minorité.

D'ailleurs, est-ce perdre sa voix que voter suivant sa conscience? Le devoir n'est-il rien sans le succès? Une minorité énergique, qui rend hommage au citoyen qu'elle estime, fait du bien même en ne réussissant pas. Elle avertit l'opinion attentive, mais flottante, qu'il y a une conscience publique : elle avertit les hommes honnêtes, mais dispersés, inconnus l'un à l'antre, qu'il y a un centre, autour duquel ils peuvent se rallier.

Il y a vingt ans environ que j'écrivais sur le caractère des majo- rités en France : Elles se cherchent au lieu de se déclarer. Leur am- bition csl pour ainsi dire d'Hrc précédées^ et elles préfèrent adopter au second rang les mesures qu elles bldmenl, plutôt que se mettre au prernier pour faire triompher celles qu'elles approuvent.

Cette disposition a fait dans les assemblées un mal incaculable. Je me souviens qu'après une journée alarmante, qui heureusement n'eut pas toutes les conséquences que l'on redoutait, un homme de mœurs fort douces disait naïvement : a Nous allons voter à l'una- nimité des choses exécrables : » en effet il vota ces choses, non pas à l'unanimité absolue, mais à une grande majorité. Il se désolait de n'avoir pas été dans la minorité courageuse. D'autres s'en déso- laient comme lui. Mais il avait désespéré de la résistance : il n a- vait pas voulu être seul; il ne voulait pas perdre sa voix.

34? HES KI.Ki^TlONP PROCHAINES.

Cette disposition n'est pas moins nuisible dans les élections. J'ai vu dans une assemblée électorale, dont j'étais membre, et sié- geaient quatre cents électeurs, un député qui n'avait pas cinquante partisans, presque unanimement réélu, parce qu'un adroit ami, lors du dernier scrutin, alla dans les différents bureaux annoncer que tous les autres l'avaient nommé. Les électeurs de chaque bureau se dirent : nous ne voulons pas perdre nos voix.

En exposant ainsi quelques-uns des nombreux artifices, qu'on emploiera peut-être pour tromper les électeurs, je suis loin de penser que le gouvernement ou le ministère recoure à ces artifices. Mais la bassesse et la servilité tâchent de deviner la puissance, et se méprennent sur ses intentions, parce qu'elles les jugent d'après elles-mêmes. L'on a vu jadis, dans les tribunaux, des juges coupa- bles, voter la condamnation de tel ou tel accusé pour satisfaire un vœu qu'ils attribuaient faussement à l'autorité; et je me souviens que, sous un gouvernement antérieur, des courtisans voulaient repousser un écrivain célèbre de l'Académie, parce qu'ils le di- saient désagréable à ce gouvernement. De même, dans les élections, nous verrons se glisser des hommes incapables d'attribuer au pou- voir des idées généreuses. Ils croiront lui plaire et le servir en écartant tout ce qui ne leur semblera pas assez docile, et ils feront de la sorte au gouvernement et à la France un- tort irréparable.

Car il ne faut pas se méprendre sur notre situation politique. Nous ne sommes point encore parvenus à l'époque les constitu- tions se soutiennent par la seule force des habitudes et indépen- damment de l'énergie de ceux qui ont mission de les défendre. En Angleterre, le parlement peut, jusqu'à un certain point, être complaisant pour les ministres. Les institiitions sont affermies. Les droits des citoyens, les attributions des corps délibérants, les prérogatives de la couroime ont une solidité garantie par cent cinquante ans d'existence. L'intérêt du roi, accoutumé à trouver sa force dans les moyens constitutionnels, l'habitude contractée par les ministres de se plier à ces moyens, dont le respect leur est inculqué dès l'enfance, l'inébranlable aristocratie d'une pairie antique, investie de temps immémorial d'immenses propriétés; la vigoureuse activité des communes, fortifiée à la fois et modérée par une tradition de plusieurs siècles, toutes ces choses ramènent nécessairement la nation, les corporations qui la représentent, et

DES ÉLECTIONS PIlnr.IlAINES. 3'j3

l'autorité qui la gouverne, à la route ordinaire, consacrée, coiiim de tous, et considérée comme l'unique route à suivre, comme celle vers laquelle il faut fendre et dans laquelle il est aussi utile (|ue juste de rentrer dès qu'on le peut '. Même quand on en sort dans la théorie, on y reste dans la pratique bien plus qu'on ne pense. Toutes les tendances, tous les souvenirs, toutes les habitudes en rapprochent chaque citoyen, chaque agent du pouvoir. Mais aucun de ces préservatifs n'existe parmi nous. Nous n'avons aucune habi- tude de notre constitution. Grâce aux lois d'exception, nous la coiniaissons à peine. Nous ne pouvons éprouver pour elle cette affection qui, chez les Anglais, est un sentiment du cœur, non moins qu'un jugement de l'esprit. Nos ministres, quelque bien intentionnés, quelque éclairés que nous les supposions, sont pour- tant novices dans l'art de concilier les traditions de deux régimes, dont ni l'un ni l'autre n'étaient constitutionnels, avec une consti- tution qu'ils n'ont point essayé de faire aller par ses propres forces. Si notre malheur et notre imprudence nous donnent des représen- tants qui ne défendent pas notre constitution, elle restera pour nous une théorie. Les dépositaires du pouvoir se familiariseront avec l'idée (ju'on peut l'écarter par des politesses, sous prétexte de la préserver, en annonçant toujours une époque elle ren- trera dans tous ses droits, et en ajournant toujours cette époque. Je n'hésite pas à l'affirmer : c'est à présent que notre constitution doit être observée, ou elle ne le sera jamais. On trouvera toujours des raisons suffisantes pour en retarder l'observance; et comme nous n'avons point vécu complètement sous son empire , le moindre embarras du moment l'emportera sur le désir de mettre en action une charte écrite, dont on se débarrasse par des éloges. Nous resterons sous le régime des lois d'exception, si nos repré- sentants ne nous en retirent. Or, nous ne pouvons y rester sans nous perdre : je crois l'avoir prouvé.

' Peut-être une portion de ce que je dis sur l'Angleterre n'est-clle qpiilicjble'qu'à l'étal elle se trouvait il y a quelque temps. Des observateurs judii-ieux ont cru s'apercevoir que son esprit national et la marche de son gouvernement avaient pris dans ces dernières années une direction nouvelle. Mais je n'y verrais qu'une raison de plus d'être fidèle à la liberté en France. Ce serait un bel héritage à recueillir» et aucune gloire ne^ manquerait à notre patrie, si elle devenait à son tour la terre classique de la liberté.

344 DES ÉLECTIONS PROCHAINES.

L'intérêt du ministère n'est donc nullement de nous empêcher de nommer des hommes dont l'attachement à la constitution ne soit pas douteux, et qui la délivrent de tout ce qui lui est contraire. Le désir de ce ministère est conforme à sa volonté. Il a préparé la loi sur les élections. L'exécution vient d'en être ordonnée. Il prouve ainsi sa confiance, et ces hommes le calomnient qui le peignent défiant , faible , et par faiblesse capable de tromper. Telle est ma conviction. Je me suis réfusé en conséquence à in- diquer, comme o'n me le conseillait, les précautions à prendre pour nous mettre à l'abri de fraudes matérielles que je rougirais de supposer. Sans doute à d'autres époques de pareils moyens furent mis en usage. Mais ces époques sont bien différentes; les assemblées qui vont commencer n'auront, j'en suis sûr, que des scrutateurs consciencieux et des secrétaires fidèles.

J'ai rempli ma tâche : les électeurs sont responsables des des- tinées de la France ; car ses destinées sont entre leurs mains. Les électeurs sont responsables du mal que feraient leurs députés; car s'ils nomment de mauvais députés ce sera leur faute. Celui qui aurait élu un homme sans intégrité et sans courage, répondrait moralement des budgets excédés qui doubleraient la misère du peuple : car il avait la faculté de nommer des gardiens fidèles de la fortune publique. Celui qui aurait élu un ennemi delà liberté individuelle répondrait moralement h tous les détenus de toutes les détentions arbitraires. Celui qui aurait donné son suffrage à un partisan des tribunaux extraordinaires serait comptable à Dieu et à sa patrie de toute négligence des formes, de toute erreur, de toute sévérité excessive ou précipitée dans les jugements.

Je n'ajoute qu'un mot. Ceux-là ne sont pas amis des révolu- tions, qui demandent qu'on les délivre de tout ce que les révolu- tions apportent aux peuples de mauvais et de funeste. Or, ce sont les révolutions qui introduisent les lois d'exception et de cir- constance ; ce sont les organes révolutionnaires qui livrent à la merci des dépositaires du pouvoir la liberté individuelle, qui étouffent la liberté de la presse, qui suppriment ou abrègent les formes tutélaires. Les indépendants, qui veulent rendre inviola- bles la liberté individuelle, celle de la presse, les lenteurs sages de la justice, ne sont donc point amis des révolutions. Ceux-là ne sont donc point ennemis des gouvernements, qui tentent d'affranchir les

TES ÉLECTIONS PROCHAINES. 3i5

gouvernements du joiip: des traditions révoliilionnaiics, (|iii sont la perte des gouvernements. Les indépendants, qui veulent rendre au gouvernement ch service, et l'appuyer sur la liberté, sur les principes, sur la sécurité, et par-là même sur l'amour de tous, ne sont point ennemis du gouvernement. Ils sont ses meilleurs amis, ses seuls amis sages •.

* CeUe brochure, vive et scnsôp, fut attaquée par les journaux ministériels, qui ménagèrent peu l'auteur. Benjamin Constant ne pouvait répondre dans les journaux indt-pendants; la censure qui autorisait l'attaque, interdisait la défense; il publia une brochure de trente-quatre pages intitulée : A'o/e.s' sur quelques ar- ticles de journaux, par M. Benjamin de Constant, Paris, 1817. Dans ce pam- phlet, écrit en quelques jours, il imjirima les articles des journaux ministériels, la Quotidienne, les Annales littéraires, les Débats, et mit en note ses réponses. J'ai déjà cité quelques-unes de ces réponses, en voici d'autres qui ne manquent pas d'intérêt.

Les Annales littéraires, du 13 septembre 1817, faisaient l'éloge des lois d'excep- tion, suivant une formule consacrée : a Ces lois, disaient-elles, ont été un moyen de )) salut, et non d'oppression; quelques abus partiels ne suffisent pas pour en con- » damner le motif. » « Quelques abus iiartiels, s'écrie B. Constant, c'est toujours le mot; mais les abus ne sont jamais que partiels. Quelque despotique que soit un gouvernement, ce n'est jamais qu'une partie de la nation qu'd enferme; il faut tou- jours qu'une partie reste libre, ne fût-ce que pour enfermer la première. On se fait une fausse idée quand on jiarle des abus partiels; on se représente la société comme d'un côté, et les individus de l'autre, et l'on croit ne faire à l'ensemble que le sacri- fice de quelque faible partie; mais chacun à son tour se trouve dans la partie immolée. La société se divise en une fouie de minorités que l'on opprime successi- vement ; chacune d'elles, isolée pour être victime, redevient, par une bizarre méta- morphose, partie du grand tout pour servir de prétexte au sacrifice d'une minorité; et l'on offre au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail. »

« l. Au sortir d'une longue maladie, continuaient les Annales, la prostration des forces ne nous permet pas d'user tout à coup de la liberté d'agir. Il n'appar- tient qu'à la Divinité de dire au paralytique : Surge et ambula. III. Otez à Venfant ses lisières, à Vaveugle son conducteur, au convalescent son appui, leur chute devient inévitable. IV. Il en est de même du corps social ; c'est le terme de la convalescence qui indique le terme des restrictions. »

Comparaison n'est pas raison, disaient nos pères; ils n'avaient pas tort. Chas- ser de nos discussions politiques la métaphore serait le plus grand service qu'on put rendre à la liberté: on la blesse toujours et très-réellement avec des figures-de lan- gage. Benjamin Constant répondait à cette vaine phraséologie avec son bon sens et son esprit ordinaires :

I. (( Quand il y a prostration de force, il n'y a pas envie d'agir; et quand un malade est hors d'état (Je marcher, on n'a jamais vu le médecin le garrotter, de peur qu'il ne marche. »

II. (( Nous sommes donc des paralytiques ; à la bonne heure ; mais en ce cas, on peut s'en remettre à la paralysie, pour que nous restions immobiles, et il est inutile que l'autorité se charge de faire l'office de la paralysie. On ne lui demande pas de

3'tB DES ÉLECTlOiNS PROCHAINES.

dire à des paralytiques : iereï-i'oux et marche: ; on lui demande de ne pas dire à des gens qui ont l'usage de tous leurs membres : Couchez-vous et ne marches pas. »

III. « Au milieu de cette profusion de métaphores, une crainte me frappe. Depuis vingt-huit ans, on nous élève par des lois d'exception, et nous sommes encore des enfants; depuis vingt-huit ans on nous éclaire par des lois d'exception, et nous sommes encore des aveugles; depuis vingt-huit ans on nous guérit par des lois d'ex- ception, et noire convalescence est ii peine commencée. Il faut convenir que les moyens curatifs ne sont pas rapides... Quant à ceux qui sont le conducteur, Vap- "pui, les lisières, ils ont certes un merveilleux privilège : ce ne sont pas des hommes comme nous; car tandis que nous sommes toujours à la veille de faire un énorme abus de la moindre liberté, ils sont assurés de ne jamais faire le moindre abus d'un énorme pouvoir. »

IV. « Qu'est-ce qui jugera de la convalescence ? Le médecin qui gagne à la prolon- gation de la maladie. J'ai bien peur, en ce cas, qu'il ne soit toujours tendrement inquiet pour notre santé, n Notes, etc., p. 16-18.

Le Moniteur intervint aussi dans la discussion, et, adoptant le nom qui plaisait alors à la France, celui d'Indépendant, il déclara que « si les électeurs voulaient

donner leur confiance à de véritables indépendants ils les trouveraient aussi

dans les raugs de ceux qui suivaient la ligne tracée par le gouvernement et le mi- nistère. )) « Je propose, s'éciie Benjamin Constant, avec son ironie coutumière. je propose de mettre cette phrase dans le Dictionnaire de l'Académie, comme défi- nition du mot indépendant ; l'article sera ainsi conçu : Indépendant, homme qui suit la ligne tracée par le gouvernement et le ministère. »

Benjamin Constant avait raison de parler ainsi en 1817. Dans un pays la presse et les élections sont libres, on est indépendant en servant le ministère, car on combat en plein jour et à armes égales, pour la cause qu'on a choisie; mais, quand la presse est esclave et les élections dans la main du pouvoir, le député, nommé par une influence d'en haut, peut se dire un homme dévoué au gouvernement, un serviteur fidèle; il peut même se faire gloire de sa dépendance; mais le nom d'indépendant ne lui appartient pas. C'est le titre de ceux qui, ne voulant pas être liés au pouvoir, même par le reconnaissance (car la reconnaissance est le plus fort des liens pour une âme délicate), ne veulent tenir que des électeurs le droit de contrôler l'autorité. « Les indépendans ou constitutionnels, dit Benjamin Constant, ne peuvent rien pour les électeurs qui les nommeront, sinon défendre les principes qu'ils aiment, et les droits dont ils sont fiers ; ils ne peuvent offrir à ces électeurs aucune récompense s'ils les nomment, leur faire aucun mal s'ils ne les nomment pas, leur retirer aucun avantage, leur ôteraucune place. Ils n'ont ni agents (œ), ni autorité, ni influence publique ou secrète. Simples citoyens, c'est à leur vie entière, à leurs principes, à leur zèle pour la liberté, qu'ils doivent d'avoir été désignés par une masse d'hommes qui n'obéissent qu'à leur propre opinion qui est éclairée, et à leurs intentions q\ii sont pures ; heureuse correspondance morale qu'établit le gouvernement représen- tatif entre les citoyens de tous les états, lien de désintéressement et de cons- cience, qui honore également et les auteurs et les objets d'un tel choix. » Notes, etc., p. 12. Voilà le langage d'un vrai libéral, langage trop peu compris au- jourd'hui. (E. L.)

(.a) Je suppose qu'il faut lire, ni argent. (E. L.)

ENTRETIEN

D'UN ELECTEUR

AVJX LUI-MÊME.

PARIS

1817.-2'= ÉDITION, 1818.- ÉDlTiOiN, 1819.

La première édition sans nom d'auteur, Paris, 1817. Il en a été publié une seconde en 1818, sous le titre d' Entretinn d'un électeur avec lui-même, recueilli et publié par M. Benjamin Constant, éligible. C'est une simple réimpression. (E. L.)

ENTRETIEN

D'UN ÉLECTEUR

AVEC LUI-MÊME.

Je suis électeur, je ne l'étais pas il y a deux ans, Bonaparte m'avait enlevé ce droit en établissant ses collèges électoraux '. Je ne concourais donc plus en rien aux choix de ceux qui préten- daient me représenter. Ces choix se faisaient en haut, sans que j'y eusse part. Mon industrie servait l'Ktat; mais elle était favorisée ou gênée par des lois sur lesquelles on ne me consultait pas. Je payais les impôts; mais l'assiette, la nature, la répartition de ces impôts m'étaient étrangères. Nommés par des collèges électoraux qui m'étaient fermés, mes députés n'avaient nul lien avec moi. Ils ne me demandaient point mon suffrage. Je n'en avais point à donner.

Tout est changé. Je vais concourir au choix de mes députés. Les candidats sentent mon importance : ils me sollicitent ; ils entrent en explication ; ils recueillent mon vœu sur mes intérêts. Pour la première fois, depuis dix-sept ans, je suis quelque chose dans l'État.

Maintenant voyons ce que j'ai à faire :

< V. Sup. t. I, p. 39, 203, 205. (E. L.)

850 ENTRETIEN d'uN ÉLECTEUR

Je n'ai guère le temps de lire. Je m'en tiens aux l'ails ({ue j'ai vus et à mon expérience.

J'avais vingt-deux ans quand la révolution a commencé '. J'ai vu alors qu'elle était causée par la dilapidaMon du trésor public, d'où vint le déficit. Je ne veux plus de révolution : celle qui a eu lieu m'a trop fait souffrir. Puisque c'est la dilapidation du trésor public qui l'a occasionnée, il faut, pour que nous n'en ayons ja- mais d'autres, que le trésor ne soit plus dilapidé. La Charte y a pourvu, en soumettant à la chambre des députés ce qu'on nomme le budget des ministres, c'est-à-dire le montant des dépenses qui leur sont permises. Si les ministres n'excèdent jamais leur bud- get, il n'y aura point de dilapidation, ni par conséquent de révo- lution à craindre,^ au moins pour cette cause. Les députés sont chargés de surveiller les ministres. C'est à eux à empêcher que ceux-ci n'excèdent leur budget. Ma première règle doit donc être de nommer des hommes qui exercent avec courage cette surveil- lance. Pour cela, il faut que ces hommes n'aient pas d'intérêts contraires.

Je me souviens à ce sujet que mon père, qui était plus riche que moi, parce que le maximum ne l'avait pas ruiné, avait un caissier qui dirigeait ses affaires. A la fin de l'anuée, il examinait ses comptes, ou quelquefois, faute de temps, il les faisait examiner par un autre. Un jour son caissier lui proposa de charger de cet examen un homme que ce caissier employait et payait comme secrétaire. « Me croyez-vous fou ? lui dit mon père. Prendrai-je pour apurer vos conjptes votre obligé, votre salarié, votre dépen- dant? Ce serait comme si je vous prenais vous-même. »

Depuis que je suis électeur, j'applique cette réponse de mon père à l'élection de nos députés. Les ministres sont chargés de gérer les affaires de la nation : les députés, d'examiner la gestion des ministres. Si mon père, négociant, eût été fou de faire apurer les comptes de son caissier par un homme à lui, je serais fou, moi, citoyen, de faire examiner la gestion des ministres par des hommes à eux. Seconde règle : je ne nommerai pas les obligés ou les dépendants des ministres pour les surveiller.

J'ai connu un homme qui donnait à son intendant le cinq pour

' C'était l'âge Je B. Constant eu 1789 (K L )

W 1.1 1.11 M IMI,. '■\ï)\

ct'iil de la dépi'usiï de sa maison. Il cliary;ea cet inlciidaiil île réduire sa dépense. L'intendant le promit et n'en fit rien, parce que cliaque réduction aurait proportionnellenicnt diminué son salaire. Je ne chargerai point du vote, et par conséquent de la réduction des impôts, ceux (|ui sont d'aulaiit mieux payés (pie les impôts sont plus forts.

Je n'ai pas oublié que lorsque la révolution («clata, ce qu'on appelait les lettres de cachet et la Bastille avait monté les têtes: c'était une manière d'arrêter et de détenir les gens sans les juger. Cette manière d'agir a donc été encore une cause ou un prétexte de la révolution. On me dit qu'arrêter et détenir les gens sans les juger, c'est ce qu'on nomme la suspension de la liberté indivis duelle. Je ne nommerai point de partisans de cette s«spension, parce que je ne veux pas que les têtes se montent.

Deputs 1792 jusqu'en 181 i inclusivement, j'ai vu bien des gou- vernements s'établir sur ma tête. On m'a dit chaque fois- qu'il fal- lait leur accorder tout ce qu'ils demandaient, pour arriver à un temps tranquille, on leur reprendrait ce qu'on leur aurait ac- cordé! On m'a répété cela surtout sous Bonaparte, et j'en ai été dupe. Je prenais pour des révolutionnaires tous ceux qui parlaient contre les mesures de l'autorité; et quand MM. tels et tels, dans l'assemblée qui eut un instant la faculté de parler , nous prédi- saient de grands malheurs, si nous nous livrions pieds et poings liés, je les appelais des Jacobins. Je regardais au contraire, comme pes esprits sages ceux qui criaient : Laissez faire, n'entravez pas, laissez la chose se consolider ; vous aurez la paix cl la Iranquillilê intérieure. La chose s'est consolidée, et nous avons eu le système continental, et Ij^ guerre d'Autriche, et celle de Prusse, et celle d'Espagne, et celle de Russie, j'ai perdu mon fils, et des insur- rections, et des conspirations, et des châteaux forts. J'en conclus que ceux que j'ai crus m'ont attrapé. Je ne crois point qu'on veuille m attraper, cependant je ne nommerai pas ceux qui me tiendront de beaux discours pour me persuader qu'il faut violer la Charte.

Je suis bon catholique. Je crois la religion nécessaire à la mo- rale. J'aime que ma femme, mes enfants, ma servante, m'accom-

* C'est le Tribunal. V. Sup. t. !, p. 494 et 495. (E. L.)

352 ENTRETIEN DUN ÉLECTEUR

pagnent à l'église. Mais j'ai à traiter, à cause de mon commerce, avec des gens de religion différente. Il m'importe que ces gens soient tranquilles et en sûreté: car ce n'est qu'alors qu'ils remplis- sent leurs engagements, qu'ils payent avec exactitude, et que les affaires qu'on fait avec eux sont actives et sans danger. Mon bisaïeul a été ruiné, parce que des huguenots qui étaient ses débi- teurs, se sont enfuis nuitamment de France, à cause des dragon- nades : et il n'y a pas extrêmement longtemps qu'une lettre de change que j'avais tirée sur un négociant de Nîmes, l'ayant trouvé mort ', m'a mis daus le plus grand embarras, en me revenant protestée. J'applaudis donc de tout mon cœur à l'article de la Charte qui a proclamé la liberté des cultes et garanti la sûreté de ceux qui les professent. Je tiens fort à ce que rien ne remette en doute cette liberté ; car si, par des vexations directes ou indi- rectes, on jetait le désordre dans les affaires des protestants qui me doivent, ce ne serait pas eux, mais moi, qu'on ruinerait. Je nommerai donc pour députés des hommes bien décidés à main- tenir cet article de la Charte.

On m'a beaucoup parlé depuis quelque temps d'une autre liberté, qu'on appelle celle de la presse et des journaux. Autrefois je ne m'y intéressais guère; mais il me revient à l'esprit que, sous Bonaparte, j'avais une affaire dans le Calvados. Un de mes cor- respondants m'avait indiqué, du mieux qu'il avait pu, qu'il y avait de l'agitation daus cette contrée. Pour être bien au fait, je con- sulte les journaux; et voilà que le Journal de l'Empire m'apprend que tout y est parfaitement tranquille. Je me mets en route à che- val, sur cette assurance. Je trouve près de Caen, en 181 1, le peu- ple en rumeur, la gendarmerie tirant des coups de fusil à des insurgés; les insurgés répondant par des coups de pierres dont quelques-unes m'atteignent. Me voyant venir du côté de Paris, on me prend pour un agent de police. Je m'enfuis ; mais les gen- darmes qui m'aperçoivent me prennent pour un des chefs des re- belles. Je passe vingt jours en prison : l'on me traduit devant une cour qui s'appelait alors spéciale : je suis néanmoins acquitté. Je reviens à Paris, et je lis dans mon journal que depuis un mois

* C'est-à-dire tué dans la réaction qui suivit les Cenl-Jours. (E. L.)

VVIii; I.L'I-MÈMK. 353

riiiiion 1.1 plus touchanU' ivi^iic dans U; Cals ados. Je conclus de ce l'ail (jue si les journaux avaient dit la véiiléje n'aurais pas entre- pris ce malencontreux voyage. Tout bien pesé, je nommerai pour députés ceux qui veident la liberté des journaux.

Je n'ai point aclieté de biens nationaux; j'ai toujours réserve tous mes capitaux pour mon commerce. Mais, en 181.'), un de mes oncles m'a laissé en mourant une ciéance de 20,0U0 Irancs sur rac(|uéreur d'une abbaye : cette créance devait èlrc rendjoursée lin de 1815 ; j'en ai demandé le remboursenient; mon débiteur avait bonne \olonté, mais il man(juail de fonds ; il a voulu vendre son domaine, personne n'a voulu l'acheter. 11 a voulu emprunter sur ce domaine, personne n'a voulu lui prêter un sou. J'avais compté sur ce remboursement: j'ai été sur le point de faire laillite. Si les députés que nous avions alors n'avaient pas ébraidé, sans le vouloir, la conliance que la Charîe doit inspirer [jour les ac(|Liisi- tions nationales, rien de tout cela ne me serait arrivé : mon débi- teur aurait trouv é à vendre sa terre, j'aurais été payé à l'échéance, et je n'aurais pas été obligé de céder à vil prix mes marchandises, et de fournir des elfels à gros intérêts pour faire honneur à ma signa'ture. Je ne nommerai députés que des hommes qui défen- dent l'inviolabilité des biens nationaux, parce que je ne veux pas que les acciuéreurs de ces biens qui me.doivent, ou qui pourront me devoir, ^oient hors d'état de me payer; et comiiuî la valeur d'une prOj.riété dépend de l'opinion ausbi bien que de la loi, j'exi- gerai de mes députés qu'ils veillent à ce que la sanction religieuse donnée à ces biens ne leur soit pas retirée '.

Ainsi donc :

1" Ordre dans les finances, afin que le désordre des iinances ne produise pas une nouvelle révolution : et, pour maintenir cet ordre dans les finances, nomination de députés qui soient indépendants des ministres, et qui, ne recevant point de salaires, n'aient pas intérêt à l'augmentation des impôts, sur lesquels ces salaires sont assis.

Liberté des personnes, afin d'éviter le mécontentement que les citoyens éprouvent quand on les arrête et qu'on les retient sans

' C'est une allusion au concordai de 1817, qui ne fut point adopté. V. inf. p. 365 el suiv. (E. L)

n. 23

354 ENTRETIEN d"uN ÉLRGTEUU

les juger; et pour cela, nomination de députés qui ne votent pas contre la liberté des personnes.

Mise en activité de tous les articles de la Charte, parce que l'expérience m'a appris que, lorsqu'une constitution n'est pas observée, c'est comme s'il n'y en avait pas du tout, et qu'en les ajournant on n'arrive jamais qu'à les ajourner encore. Et, afin de mettre la Charte en activité, nomination de députés qui veuillent faire aller la constitution par elle-même.

Liberté des cultes, afin que je ne sois pas obligé, avant de vendre à terme, de demander de quelle religion est mon acheteur, et que je ne sois pas ruiné, si parmi mes débiteurs il se trouve quelque protestant persécuté ; et, pour cela, nomination de dé- putés qui s'opposent à toute réintroduction de l'intolérance.

5" Liberté de la presse et des journaux, afin que je sache ce qui se passe à dix lieues de Paris, et que je n'aille pas donner dans un guêpier, sur la foi de quelque journal menteur ; et pour cela, nomination de députés qui votent pour que les journaux disent ce qui est

6" Protection des acquéreurs de biens nationaux, afin que je puisse recouvrer les créances que je pourrai avoir sur un ou deux des cinq à six millions d'acquéreurs de biens nationaux qui sont en France, et, pour cela, nomination de députés qui ne se per- mettent pas de menacer les acquéreurs de biens nationaux, ou de les insulter, ce qui est tout aussi mauvais ; mais qui, au contraire, repoussent les mesures qui invalideraient leurs droits ou qui alar- meraient leurs consciences.

Voilà les premières règles, les règles générales que je me pres- cris, en participant aux élections.

Ce n'est pas tout : je suis électeur pour la France en général, mais je suis aussi électeur en particulier pour mon département et pour son chef-lieu. Je veux bien que mes députés sacrifient mon département à la France, quand c'est nécessaire ; mais je veux qu'ils examinent cette nécessité. Je ne serais même pas fâché qu'ils n'y souscrivissent qu'avec répugnance. Les députés des au- tres départements, étant toujours en majorité, sauront bien réta- blir l'équilibre. Or, je crois me souvenir qu'à toutes les époques, Paris a été malheureux à cet égard. Cela tient peut-être à ce que plusieurs des dépulésde Paris étaient toujours de grands fonction-

AVEC Ll'I-MK.MK. ;}55

iiairos publics, devant s'occuper de grandes questions et de beau- coup de choses tort importantes; mais j'aurais voulu quelques petits mots aussi de leur part sur nos octrois, sur certains em- prunts, et sur des impôts (|ui nous intéressent.

Je me souviens ([u'un d'(Mitre eux lit un beau rapport sur une loi, en 181.") ; je cnjis que c'était au mois dVxîtobi'c ' (j'étais allé exprès pour l'entendre, (pioi(pu: ce lVi( un samedi, jour j'ai beaucoup à l'aire) ; en l'écoutant je me disais : Comme ce brave ora- teur défendra bien nos inlérêls, quand il s'ayira du budget et des conlributions indirectes! et j'ai été tout chayrin, quand j'ai vu qu'après avoir si bien parlé pour que ceux qui étaient suspects fussent arrêtés, il ne disait pas une syllabe pour que ceux (jui n'élaient pas suspects ne payassent pas trop. On me réi)li((ua(iu'il occupait une autre grande place dans l'État, et (}u'il était fatigué, parce qu'il avait beaucoup travaillé dans cette autre j)lac'e. Cette année-ci, espérant qu'il aurait plus de temps, j'ai cru qu'il allait se montrer pour nous notre député, et je me suis dérangé quatre fois pour aller l'entendre ; je n'ai pas eu ce bonlieur. Voilà ce que c'est que d'avoir pour députés de grands fonctionnaires ^. Les grands fonctionnaires ont beaucoup de bon ; mais ils ont ce défaut, que, pour mener les affaires publiques, ils doivent se faire un parti, et, pour se faire un parti, ils sacrifient tant qu'on veut leurs commettants 2. Je me promets donc de nommer pour députés des liommesqui pensent à moi^ qui parlent pour moi, qui ne laissent pas emprunter légèrement ce que je dois payer; qui empêchent qu'on ne taxe trop les objets que j'emploie, l'huile qui éclaire mes ouvriers, l'eau-de-vie ou le vin que je bois, et dont, en défi- nitive, la clierté retombe sur moi. Je ne demande pas à mes dé- putés de sacritier le bien de l'État à mes intérêts; mais c'est bien le moins qu'ils tieûunent compte de ces intérêts, et qu'ils ne se taisent pas quand on les attaque.

' Allusion à la loi du 29 octobre 1815 contre la liberté individuelle. (E. L.) - La première édition ajoute : « Les députés des déparlements ont défendu pied à pied leur cause; ils ont obtenu des diminutions, et, quand ils n'en ont pas obtenu, ils ont consolé leurs commettants en leur montrant qu'ils faisaient leur possible. ^ous autres, Parisiens, nous avons entendu déclarer, en notre présence, à la tri- bune, que Paris supporterait les trois cinquièmes de l'impôt sur les huiles, et pas un de nos députés n'a réclamé. » ^ l'iemière t-dition «'it : " fis sacrifient Paris aux dé|iartements, afin que les

356 ENTRETIEN DUN ÉLECTEUR

Voilà qui est bien. Je crois avoir récapitulé tout ce que j'ai à faire pour user utilement de mes droits. Mais il faut penser à l'exécution.

•Le collège s'ouvre à huit heures. Les premiers arrivés forment le bureau provisoire, qui influera sur le bureau définitif. Il m'im- porte que les scrutateurs et le secrétaire soient des citoyens en qui j'aie confiance. Ce n'est pas que je me défie de personne, mais on est toujours bien aise de voir au bureau des hommes qu'on aime. J'irai donc, avant huit heures, au lieu d'assemblée. Les journaux me disent de n'y pas manquer, parce que les factieux s*y rendront en foule. Je ne crois pas qu'il y ait tant de factieux, je sais que les journaux sont peu dignes de foi. Je suivrai pourtant ce conseil, parce qu'il est bon d'ailleurs.

Il paraît que la liste des éligibles ne sera remise qu'au prési- dent. C'est singulier et fâcheux, car nous ne la connaîtrons guère, et nous n'aurons pas le temps de la lire. On dit qu'on y suppléera par des listes abrégées sur le bureau, qui nous dispenseraient de cette lecture. Je ne veux me dispenser de rien : il me plaît de prendre de la peine, et je ne consulterai point les petites listes sur le bureau. Je m'assurerai d'avance que ceux que je veux nommer sont éligibles, et j'apporterai mon bulletin avec moi pour qu'il soit écrit bien lisiblement, avec toutes les désigna- tions de chacun, sans quoi il serait nul et mes pas seraient perdus.

J'ai une autre raison d'apporter mon bulletin tout fait, c'est que nous serons cinq à six cents électeurs, et que le scrutin ne sera ouvert qu'environ six heures : or, s'il fallait que cinq à six cents personnes écrivissent chacune le nom de leurs candi- dats sur le bureau même, l'opération de s'asseoir, de prendre une plume et d'écrire ces- noms, prendrait pour chaque votant plus d'une minute, et il faudrait neuf à dix heures pour être sûr de voter.

députés des départements votent avec eux.» L'observation est juste; c'est chose reçue qu'on sacrifie la province à Paris; si Ton examinait le budget de la ville à toutes les époques, on verrait que Paris supporte d'énormes charges qui profitent aux visiteurs étrangers ou à l'État beaucoup plus qu'aux Parisiens. Que d'embellis- sements stratégiques, que de fêtes politiques dont le bourgeois de Paris n'a nul besoin et qu'il paye néanmoins 1 (K. L.)

AVEC I.UI-MKME. 3S7

Avant que l'empire nous eût dépouillés de notre droil. par 1 in- vention des collèges électoraux, j'avais été membre deux fois d'assemblées électorales. Tâchons de me rappeler les ruses qu'on a essayées pour me tromper.

Une fois, on m'a dit que le candidat que je voulais nommer était mort, une autre fois qu'il avait fait banqueroute. Il se portait à merveille, il ne devait rien à personne, et il était plus riche que moi. J'en conclus qu'il faudra que je n'écoute pas les bruits qu'on fera courir dans l'assemblée même. Je mettrai tous mes soins à bien savoir les faits d'ici ; mais une fois décidé, je ne me lais- serai plus ébranler. Si je me laissais ébranler, le moment du scru- tin passerait, et quand je découvrirais qu'on m'a pris pour dupe, il serait trop tard. Je me souviens encore que nous étions deux cents électeurs, sur quatre à cinq cents, résolus à nommer un très-brave homme : un faux frère se glissa parmi nous, et nous dit, en nous montrant le plus grand chagrin, que les trois cents électeurs dont nous ne connaissions pas les intentions avaient donné leurs voix à un autre, et que, nommer notre candidat, serait peine perdue. Nous ne voulûmes pas perdre notre voix. Nous nous reportâmes sur celui que nous croyions élu, et qui valait bien moins que le nôtre. Au dépouillement du scrutin, il se trouva que celui que nous aurions préféré avait eu cent voix de l'autre côté, et que c'était nous qui lui avions ôté la majorité en l'abandonnant. Je ne prêterai l'oreille à aucun conte de ce genre. Je resterai fidèle à mes choix ; j'aime mieux perdre ma voix en nommant celui que je veux, qu'en nommant celui que je ne veux pas.

Une autre fois on vint nous dire que si nous nommions tel ou tel homme, nous offenserions le gouvernement : cela nous fit peur; nous en chosîmes un autre. Quatre jours après, le prési- dent de notre assemblée, ayant vu les ministres, vint nous dire qu'on aurait trouvé fort bonne la nomination que nous avions voulu faire. Je n'écouterai point ceux qui viendront me parler des prétendues intentions du gouvernement : il veut le bien, il veut donc que j'agisse suivant ma conscience.

Enfin, je n'ai pas oublié que la seconde fois que j'étais électeur, l'assemblée fut convoquée le jour d'une fête à Romainville ; j'y avais alors une petite campagne; ma femme m'engagea à l'ycon-

358 ENTRETIEN d'uN ÉLECTEUR AVEC LUI-MÊME.

duire au lieu d'aller voter. Beaucoup de mes amis et de mes con- frères en firent autant pour leurs femmes. Il y avait un homme que nous désirions beaucoup voir élu, parce qu'il était modéré, et qu'il avait lutté, l'année précédente, contre le Directoire qui nous tourmentait ; maisl'élection eutlieu sans nous, et un commis- saire du pouvoir exécutif, comme on l'appelait alors, fut choisi à sa place. Si, par hasard, l'élection a lieu un dimanche, ma femme dira ce t[u'elle voudra, je n'irai'pas à la campagne. Si nous avons de bons députés, nous aurons assez de jours de fête.

I

DES ÉLECTIONS

DE 1818

M. BENJAMIN CONSTANT

PARIS

1818. 2' ÉDITION. 1819.

DES ELECTIONS

DE 1818.

pi. OBJET DE L OUVRAGE.

Au moment nos députés vont être élus, il est bon de fixer nos idées sur ce qu'ils auront à faire durant la session prochaine. C'est le moyeu de nous mieux diriger dans les clioi.v auxciucls de nouveau nous allons être appelés à concoiiiir.

I U. POSITIO.N EXTERIEURE DE LA FRANCE.

La position extérieure de la France s'est fort améliorée depuis l'an passé. Tout annonce que les troupes étrangères vont enfin quitter notre territoire. Les souverains alliés jugent (jue notre tranquillité ne court plus le risque d'être troublée ; et en effet tout démontre celte vérité, si heureuse pour nous, si rassurante pour toute l'Europe.

Je ne prononce point sur l'existence ou la non-?xistenre de la conspiration que l'on croit avoir découverte il y a quelque temps; mais cotte conspiration, vraie ou fausse, sert à prouver, dans mon

36'? DKS ÉLIiCTIUjN^ DE 18Ji'.

opinion, combien il est. impossible de rien len'er désormais contre l'ordre établi. Si elle est vraie, elle nous donne sans doute la triste conviction que tous les esprits ne sont pas également éclai- rés sur l'impuissance des ennemis de la liberté constitutionnelle; mais elle confirme aussi un fait important, c'est que le parti dont ces ennemis voudraient agiter les faibles restes n'a point de ra- cines dans la nation, et que c'est une minorité presque impercep- tible, qui prend ses souvenirs pour des principes, ses menaces pour des moyens, sa haine pour de la force ; on l'oublie lors- qu'elle est tranquille , on la dédaigne au lieu de la craindre, quand elle recommence à s'agiter. Si cette conspiration est fausse, il en résulte que les hommes qui passent pour être le moins soumis à la Charte, n'essayent plus rien contre elle.

Le repos de la France est donc assuré, car la véritable force ré- side dans cette classe intermédiaire, qui hait les préjugés parce qu'elle est éclairée, le crime, parce qu'elle est morale, les agita- tions, parce qu'elle est industrieuse, el que les troubles civils tuent l'industrie. Les étrangers le sentent; ils quitteront le sol, j'ose le dire, pleins d'estime pour notre sagesse; et sans vouloir dimi- nuer le moins du monde le mérite de leur fidélité aux engage- ments qu'ils avaient pris, l'on peut affirmer, je le pense, que cette fidélité est fort secondée par la connaissance qu'ils ont acquise de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons..

I m. SITUATION INTÉRIEURE.

Notre situation extérieure est donc très-satisfaisante.

Pour juger notre situation intérieure, une distinction est néces- saire.

Si l'on entend par ce mot l'esprit public d'un peuple, rien n'est, sous ce rapport, ci désirer pour nous. Sur toutes les questions po- litiques, les lumières sont universellement répandues dans la classe qui a des droits à exercer. Notre éducation a été chère ; mais elle est faite. Prenez, dans toutes les professions , les ci- toyens qu'une aisance médiocre met au-dessus du besoin, vous trouverez qu'ils entendent tous parfaitement ce qu'il leur faut

DES KLKCTIO.NS I)K \H\S MVA

pour être libres, prutéjîôs par les loiset j^aranliscoiitn; rarbiliairc. Ils savent, el c'est l'idée essentielle, base (h; la libellé, ils savent, (lis-j«-, tju'en tait de liberté tout se tient; (ju'ils est bon pour eux (|ue d'autres exercent les facultés (lu'eux-mémes n'exercent pas; (|ue ce n'est point aux écrivains seuls (pie la liberti* de la presse importe ; que ce n'est point dans l'intérêt des avocats seuls (pie le barreau doit étrt" indépendant ; que ce n'est point pour les seuls créanciers de l'État que l'Etat doit payer ses dettes, ou pour les seuls propriétaires que la propriété doit élre respectée. Ils savent qu'un droit ne peut être envahi, sans que tous les autres droits n'en soutirent, comme un citoyen ne peut être traité illégalement, sans (jue la sécurité de tous ne soit menacée.

Mais si, par la situation intérieure d'un pays, l'on entend la marche des ministres auxquels le pouvoir est confié, beaucoup de vœux peuvent être formés, sans qu'on nous accuse de trop d'exigence.

L'exagération n'est pas mon habitude; et comme je n'écris que pour être utile, je brave volontiers le reproche de ne pas tout dire, ou de ne pas dire assez. Je ne me jetterai donc point dans des déclamations amères, et pour faire la part de l'impartialité avec scrupule, je commencerai même par des éloges sur le petit nom- bre de mesures que je me crois permis de louer.

§ IV. LOIS D EXCEPTION ABROGÉES.

Il y a un an, quatre lois d'exception nous régissaient; car je place parmi les lois d'exception, celle qui avait institué lescours prévùtales. De ces quatre lois, deux sont abrogées. Les cours pré- vôtalcs ont cessé d'exister, et les ministres n'ont plus le droit d'ar- rêter et de détenir des citoyens sans les mettre en jugement'. Je ne rechercherai point encore si l'etiet de l'abrogation de ces deux lois est complet, si le mode qu'on a conservé pour la composition du jury n'équivaut pas, plus ou moins, aux cours prévôtales, et si les moyens sans nombre que fournissent les lois ordinaiies pour

« C'est la lui du iOotlobre 1815. (E. L.)

364 DES ÉLECTIONS DE 1818

arrêter et pour détenir indéfiïiimenl les hommes soupçonnés, ne remplacent pas efficacement le droit d'arrestation indéfinie que les ministres ont abdiqué. Je me borne au fait, et je reconnais que, sous ce rapport, il y a amélioration : car lors même que, par des détours et des subterfuges, l'on obtiendrait, au nom des lois ordinaires, un résultat pareil à celui que procureraient les lois d'exception, leur abrogation serait toujours un bien. Les détours et les subterfuges, bien que conduisant au même but, seraient en- core un hommage à la légalité.

I V. LOI DU RECRUTEMENT.

Il y a un an, notre ancienne et admirable armée était frappée, par des mesures ministérielles, d'une défaveur qui devait affliger et révolter tous les cœurs français. Une loi dont le principe est national, équitable, conforme à la Charte ', a relevé de cette ex- communication politique ces légions de héros, dont tous les pays seraient fiers et que tous nous envient.

Ce n'est pas sans doute que la loi du recrutement soit irrépro- chable; de nombreux défauts la déparent, et malheureusement, il faut le dire, les ordonnances destinées à régulariser son exécu- tion, loin de remédier à ces défauts, les ont aggravés. Je n'aime- rais pas à censurer un ministre qui a donné des preuves de ses intentions patriotiques; maisprendra-t-il pour une critique amère des questions que me dictent la justice et la reconnaissance envers ceux qui ont porté la gloire française aux bornes du monde?

Pourquoi, dans l'ordonnance du 20 mai, la réforme annoncée semble-t-elle atteindre précisément les officiers de l'ancienne armée, que des circonstances déplorables ont éloignés de la car- rière (ju'ils parcouraient avec tant d'éclat, et favoriser des hommes qui ont vécu loin des canips pendant la guerre, et sai§i le casque et l'épée le lendemain de la paix?

Pourquoi, dans l'ordonnance du 2 août, rien n'est-il précisé sur

' C'est la loi du 10 mars 1818, présentée par le maréchal Gouvion Saint-Cyr. Sur cette loi qui donna à la France nne excellente armée, V. les Mémoires de M. Guizot, t. I, p. 172 et suiv. (E. L.)

1

1>KS Él.Er.TluNS 1)K 18lb. '.iijh

rinipoitaiitt' <|iiestioii (lu tableau général (|ui doit coiiipniKlie tous les ol'ticiei's eu nou -activité?

Pourquoi n'est-il pas dit quand ce tableau sera lait? quand il sera publié? ni même s'il sera publié?

Comment n'a-t-on pas senti que, si l'époque de sa publication demeure incertaine, cette disposition devient nuisible, au lieu d'être utile à ceux en faveur desquels elle paraît avoir été prise ?

Leur rappel à l'activité n'est-il pas menacé d'un ajournement indélini?

Que si la liste demeure secrète, quelle garantie aura-t-on que les règles de l'ancienneté ne seront pas violées?

N'est-il pas évident que, durant le temps nécessaire pour dres- ser et publier celte liste, plusieurs de ces braves atteindront les quinze années de service qui les frappent d'inactivité? Ce délai, dont ils ne seront pas responsables, leur deviendra -t-il fatal? que d'oublis 1 que d'obscurités ! que de lacunes !

Cependant, je le répète, comme partout se trouve le germe du bien, le bien finit par triompher des imperfections acciden- telles, comme toutes les fois qu on rend hommage à un principe, ce principe amène tôt ou tard avec lui le cortège de ses consé- quences, je considère la loi du recrutement comme une conquête. L'éditice n'est pas construit, mais la base est posée.

J'ai dit le bien. Je vais tourner mes regards sur d'autres objets. Ce n'est pas ma faute si nos motifs de nous féliciter des pas que nous avons faits deviennent plus rares.

I YI. CONCORDAT.

Il y a un an, la liberté de conscience était solennellement pro- clamée. Rien dans nos lois, rien dans les traités qui décident de nos rapports avec l'étranger, rien dans les actes officiels du gou- vernement ne pouvait jeter des doutes sur cette liberté. Si de fait, dans quelques provinces, elle était ou menacée ou troublée, les atteintes qui lui étaient portées étaient illégales et irrégulières. On pouvait s'en prendre aux fonctionnaires inférieurs qui n'avaient pas bien compris la Charte ou qui la faisaient mal exécuter.

M] ORS lîLECTION':^ DE 1818.

Un concordat est survenu pendant la session. Ce concordat, j'aime à le dire, n'a encore été exécuté nulle part. Mais plusieurs mesures préparatoires ont été prises qui semblent annoncer qu'il pourra l'être; chose singulière, car étant l'objet d'un projet de loi présenté aux chambres, l'on ne conçoit guère, à moins de renver- ser toutes les règles constitutionnelles et de déchirer la Charte, qu'il puisse recevoir le moindre commencement d'exécution, avant que les chambres l'aient adopté.

Ce concordat ressuscite un acte du seizième siècle S qui dès lors avait alarmé tous les amis, je ne dirai pas de la tolérance, malheureusement trop peu respectée à cette époque, mais de la dignité royale et des libertés de l'Église gallicane. Il contient des clauses vagues, mais menaçantes pour tous les droits que la Charte a garantis aux différents cultes professés en France '^. Il accorde à un prince étranger une juridiction dans l'intérieur du royaume, juridiction qu'un roi de France, plein de l'enthousiasme religieux le plus exalté, avait constamment repoussée ^. Il est enfin telle- ment destructif de tout notre ordre constitutionnel, que le projet de loi qui l'accompagne ressemble, dans plus d'un article, à une protestation anticipée contre ses dispositions les plus claires et les plus formelles ^.

Certes, Ton reconnaîtra, si l'on me rend justice, que je suis loin

* Le concordat de 1510, conclu entre Léon X et François !«', au grand regret de l'Église gallicane, et malgré les protestations des parlements. (E L.)

^ L'art. 10 du concordat, qui engage le roi à employer, de concert avec le saint- père, tous les moyens qui sont en son pouvoir pour faire cesser le plus tôt possible les désordres et les obstacles qui s'opposent au bien de la religion et à l'exécution des lois de l'Église, est-il dirigé conire les protestants et autres communions non catholiques? On pourrait le craindre; car, certes, dans le sens que le pape doit attacher à ces mois : les désordres et les obstacles qui s'opposent au bien de la relifjion et à l'exécution des lois de l'Église, les hérésies sont des désordres et des obstacles de cette espèce. Alors que devient la liberté des cultes? Cet ar'icle, au contraire, n'est-il dirigé que contre les catholiques peu soumis? Mais toute négli- gence, toute infraction aux commandements de l'Église étant un désordri; et un obstacle à ses yeux, que devient la liberté individuelle?

•* .Saint Louis. (E. L.)

■* Comment l'art. 13 de l'ancien concordat, qui est relatif aux ventes nationales, n'a-t-il pu trouver sa place dans le concordat nouveau, tandis qu'on ajoute dans l'art. 2 de la loi qui accompagne ce dernier, que la disposition de cet art. 13 de- meure dans toute sa vigueur. Pourquoi abolir d'une main ce qu'on reconstruit de l'autre? V. l'ouvrage du général Jubé, ayant pour titre : Encore un Concordat.

tir rien cxafiércr. Aiialysor les vices de ce rMnicoidal, (|ui a v\r\\r une désapprobation si universelle, me serait facile; mais lOpinion est averti»!, et cela sullil.

Ce concordai néanmoins plane sur nous. Nos députés, en leur qualité de députés, n'ont émis aucune opinion àcct é{,'ard. 11 [»eul être reproduit, et il dépend des cliambresdeTadopterdans la ses- sion qui va s'ouvrir. C'est donc un péril nouveau, surVenu récem- ment; et j'en conclus que, sous ce rapport, nous sommes plus inal(|ue l'année dernière '.

^ VII KTAT DE l.\ I.IIIKUTK DE LA PRESSE.

En 1817, après la loi du 28 février, la liberté de la presse ne paraissait pas sans doute complètement garantie. Cette loi était défectueuse à beaucoup d'égards. Elle rappelait une loi de cir- constance, une loi provisoire, celle du 9 novembre 1815, dont la sévérité était excessive, et qu'il était fâcheux de voir conlirmer dans la législation permanente. Elle ne mettait aucun terme à l'etlet des saisies, dans les cas même d'un jugement favorable, suivi d'un appel du ministère public à la cour royale. Elle tenait ainsi indéfiniment les ouvrages en charte privée. 11 suffit de lire les discours prononcés par les ministres à la session dernière, pour se convaincre des vices de cette loi. Personne ne l'a ré- prouvée plus sévèrement que ses auteurs 2.

De plus, cette loi venait à peine d'être rendue, que les doctrines du ministère public, dans les procès de deux écrivains, tous deux condamnés, avaient répandu l'alarme parmi tous les hommes atta- chés aux droits de la pensée et aux principes de la Charte ^. Des magistrats, respectables d'ailleurs, et dont il ne faut attribuer l'erreur passagère, qu'ils ont eu le mérite d'avouer, qu'à l'inex- périence inséparable d'un nouvel état de choses, avaient confondu

' On sait que le concordat de 1817 tomba devant la réprobation universelle, et ne tievint jamais loi de l'État. (E. L.)

- Voyez les discours des ministres en décembre 1817.

3 V. les Questions sur la législation de la presse, sup. l. I, p. 507 et suiv. Ces Questions ont été écrites à propos des deux procès qu'indique l'auteur. (E. L.)

308 URS ÉLECTIONS EN 1818.

le roi avec ses ministres, prêté un sens séditieux à des phrases, cou- pables tout au plus d'insignifiance, restreint le droit de défense dans les accusés, et s'étaient efforcés, sous un régime représentatif, de fermer aux Français la carrière de la politique, c'est- à-dire dcleur enlever l'exercice de leurs facultés et la jouissance de leurs droits. Cependant, la loi du 28 février 1817 avait été une amélioration sensible de la législation antérieure. Les théories du ministère pu- blic avaient paru désavouées par le gouvernement. Des articles presque officiels, insérés dans les journaux, l'on sait que tous les articles qui touchent aux discussions constitutionnelles ne sont admis que par ordre, avaient l'cndu aux esprits éclairés une sorte de sécurité, et surtout avaient fait naître beaucoup d'espérances. Dans ces articles, les écrivains ministériels avaient reconnu toutes les bases de la liberté de la presse. Ils avaient mis une grande in- sistance à prouver que les ministres avaient eu l'intention sincère de la garantir mieux qu'elle ne l'avait jamais été. Loin d'embras- ser la cause de ceux de MM. les avocats du roi qui s'étaient mon- trés les adversaires de cette liberté, ils avaient déclaré que les doctrines que ces magistrats établissaient, les maximes professées par eux, ne formaient point une jurisprudence : que ces magis- trats pouvaient se tromper, puisqu'ils étaient hommes, et que les juges ne devaient point les regarder comme les interprètes infail- libles de la loi : que plusieurs de leurs assertions étaient erronées (celle, par exemple, qu'attaquer les ministres, c'était attaquer le roi). Ils avaient enfin, en opposition avec M. de Vatisménil, consa- cré formellement le principe que l'imprimeur, qui avait rempli toutes les formalités prescrites, ne devait jamais être condamné comme complice de l'écrivain, a L'arnmrier, qui a livré des ar- » mes, » avaient-ils dit, « le pharmacien qui a vendu des subs- » tances délétères, en se conformant à ce que prescrivent, à ce » sujet, les règlements de police, ne sont point responsables de » l'emploi qui en sera fait. De même, hors le cas l'écrit est » anonyme, l'imprimeur ne nous paraît devoir être responsable j) que lorsqu'il contrevient aux règles qui lui sont prescrites, à la » législation spéciale de sa profession. Sa contravention est alors » une preuve de sa complicité. Dans le cas contraire, sa lidélité à » se conformer à la loi est la preuve de son innocence. 11 n'est » pas question de savoir s'il a [m comprendre ou juger l'écrit qui

ltK> KI.KCTIn.Vs m: )S|,s .Jliî)

») lui u été conlié. Cela peut dépcMidie de la capaeilé de son esprit, » et la loi ne punit point les pauvres d'esprit. 11 n"a point reçu )> (relie la mission de censurer les écrits, mais l'autorisation de » les ini|Minier. S'il se respecte, il n'in)|>riniera point ce <pii lui » paraîtra blesser les lois, les mœurs ut l'ordre public : mais il » n'est pas justiciable des tribunaux, parce (ju'il n'a pas reconnu » ce (pii était blâmable. Quand il a tléposé l'ouvrage imprimé, la » police est avertie. C'est à elle d'empèclier que le mal ne se ré- » pande, s'il y en a. L imprimeur est, dans ce cas, suffisamment » puni par la perte qu'il éprouve, et la privation du gain qu'il » s'était promis '. »

Je cite les journaux comme une autorité ollicielle, parce (|ue, lorsqu'un gouvernement s'empare des journaux et s'en sert pour détendre ses mesures, et pour réfuter les écrivains qui les blâment, ce qu'il dit doit être considéré d'une part comme un aveu, de l'autre comme un engagement.

Le ministère public lui-même, éclairé par ces discussions, était convenu ingénument que les questions politiques n'avaient pas fait l'objet principal de ses études, et le même magistral, qui avait in- vité les écrivains à fuir cette périlleuse carrière, les avait tout à coup invités aussi à y rentrer, à signaler les erreurs qu'ils aperce- vaient dans la marche du gouvernement, à ne pas ciaindre de de- mander la révision ou l'abrogation des lois, et, dans sa sollicitude touchante sur l'elfel cpie pouvaient avoir produit ses menaces anté- rieures, .s'/7 élail possible, s'était-il écrié, (jue la sécérité de nos fonctions vous intimidât, que nos protestations vvus rassurent'^.

Au commencement de la session dernière, les ministres s'étaient annoncés comme voulant marcher sur cette ligne constitutionnelle et libérale. En montant à la tribune, pour proposer un nouveau projet de loi, ils avaieid considéré comme superflu tout dévelop- pement des avantages de la liberté de la presse, que « les citoyens » comptent au nombre de leurs droits les plus chers, les députés » parmi les plus sûres garanties de la constitution de l'État, et » dont les amis des sciences, des lettres et de la véritable philo- » Sophie apprécient les bienfaits. » Ils avaient vanté « cette liberté

' Voyez le Moniteur du 25 juillet 1817. Ce sont les vrais principes; mais, depuis (juarante-cinq an^, nous attendons qu'ils passent dans la loi. (E. L.) - Disrou/^ lif M de V ,li-ménil dans le procè? df" MM. (".omle et Dunoyer. M. - 24

370 DES ÉLEfiTIONS DE 1818.

« salutaire, qui a jeté un si grand jour sur les matières les plus_ » hautes, comme sur les plus communes, et qui est elle-même un » si puissant moyen de gouvernement. » Mettant avec raison une grande importance à l'instrument nécessaire de cette liberté pré- cieuse, ils avaient « dégagé les imprimeurs de toute responsabi- y> lité, toutes les fois qu'ils auraient été fidèles à la discipline et » aux règles de leur profession. » Ils avaient projeté « d'adoucir » les dispositions de la loi du 9 novembre, loi faite dans des cir- » constances encore présentes à la mémoire, mais n'existant plus, » puisque nous vivons dans des temps meilleurs. » Ils avaient enfin promis l'amélioration de la loi du 28 février 1817, « en ne per- » mettant plus ces saisies prolongées qui faisaient d'une mainlevée » tardive l'équivalent d'une véritable suppression'. » Tel, était l'hommage qu'ils avaient rendu au droit constitutionnel, qu'ils reconnaissent « pour l'auxiliaire de tous les autres. »

Ainsi, lorsque les dernières élections s'étaient ouvertes, la li- berté de la presse, bien qu'imparfaitement garantie par des lois qui avaient besoin d'être améliorées, était consacrée dans tous les discours qui émanaient du gouvernement. Le ministère public avait abjuré les doctrines contraires. Les écrivains osaient défen- dre sa cause et la leur. Elle existait de fait à un haut degré. Voyons nous en sommes aujourd'hui sous ce rapport.

Le lecteur n'exigera pas que je le promène à travers tous les procès qui ont eu lieu depuis les protestations éclatantes que je viens de lui raconter, ou plutôt à travers les procès qui ont com- mencé, lorsque ces protestations retentissaient encore à la tribune, et qui ont continué sans interruption jusqu'à ce jour : de sorte qu'un étranger qui aurait passé de la chambre des députés au pu lais de justice, aurait pu se croire dans deux pays et sous deux lé- gislations différentes. Je" me bornerai à proposer des questions dont la solution sera, je le pense, évidente pour tous mes lecteurs. Je rédigerai ces questions de manière à ce qu'elles s'appliquent et aux maximes que le ministère public professe, et aux jugements <|ue les tribunaux prononcent. Si ces jugements et ces maximt^s sont incompatibles avec la liberté de la presse, je n'en conclurai point que les unes soient fausses et les autres injustes : je respec-

< Discours iJe M. le garde des sceaux [M. de Seno]. Moniteur du 18 no- vembre 1817.

UKs Ki.i;(:rit»Ns hk 1<S18. !7l

tural les inayistrals, et je me suiimelti-ai î» la chose juj>ée ; iuais assurément l'on me permettra d'en tirer celte conséquence, que notre position sous ce rapport est changée depuis un an '.

La liberté de la presse peut-elle exister «piaïul des idées géné- rales sont susceptibles, par des ititerprélations et des inductions poussées à l'inlini, d'attirer des peines sur les écrivains qm les publient? La liberté de la presse peut-elle exister (juand le mi- nistère public, après avoir converti ces idées générales en appli- cations particulières, ({ue l'auteur n'a ni énoncées ni prévues, invoque, pour juger ces applications, non la loi commune, mais une loi extraorilinaire, une loi de circonstances, déclarée provi- soire dans son préambule, et rendue au niilieu d'une crise vio- lente, avec le but déterminé de réprimer, non des ouvrages d une certaine étendue, mais des cris séditieux et des placards incen- diaires? N'est-ce pas néanmoins ce (ju'a fait le ministère public dans le procès de M. SchciVer? A l'occasion de cette pensée : que ce nest pas au (jouvernement seul à défendre les intércls nalio- naux vis-à-vis des puissances alliées, pensée qui évidemment ne signilie autre chose, sinon que l'assentiment des mandataires du peuple et l'esprit national de ce peuple même sont d'heureux auxiliaires pour un gouvernement qui prend en main la cause de notre indépendance et de notre dignité, le ministère public a invoqué lu loi du 9 novembre [1815] contre l'écrivain, coupable, a-t-il dit, « d'avoir indirecteinent excité à désobéir à la Charte » constitutionnelle, qui prononce que le roi est le chef suprême » de l'État, et fait les traités de paix et d'alliance '^? »

La liberté de la presse peut-elle exister, lor^cjue, dans son im- pulsion interprétative, le ministère public, par inattention sans doute, car à Dieu ne plaise (jue j'inculpe lies intenliuns ! attribue aux auteurs des phrases (|u'ils n'ont point écrites, et (jui, alléiaiit le texte de leur ouvrage, créent ou aggravent le délit-'/'

La liberté de la presse peut-elle exister ([uand le ministère pu- blic ne cite plus les passages qu'il attaque, mais seulement les pages de l'ouvrage dénoncé? Cette pratique, récemment inlro-

' V. Sup. dit Discours de M. de Marchangy, t. Il, p. 3 et suiv. (E. L.^^

2 Discours de M. Marcliani,'y, dans le procès de M. ScliefTer. [Sup. t. Il, p 5 ]

■^ Vuyez le procès du S::neil'ant.

M'2 DES ÉLECTIONS UK 1x^18.

duite ', et qui est trop commode pour être de si tôt abandonnée, n'est-elle pas contraire à la publicité des procédures, publicité voulue par la loi? Est-ce la figure de M. le procureur du roi et de MM. les juges que les spectateurs seulement ont le droit de voir?- N'est-ce pas aussi la discussion des charges qu'ils ont droit d'entendre? Les écrivains traités de la sorte ne se trou- vent-ils pas dans une position plus défavorable que les pré- venus de tout autre crime, dont au moins le délit est discuté devant le public? N'est-ce pas anéantir l'utilité même des con- damnations, si elles sont justes? Si un auteur est puni pour un passage ignoré de tous, sa punition sert-elle d'exemple? Que nous apprend-elle? Que tel homme a été frappé par tels juges, au nom de telle loi, mais nullement ce qu'il faut faire ou ce qu'il faut éviter pour n'être pas frappé comme lui.

La liberté de la presse peut-elle exister, quand le ministère pu- blic n'a point de jurisprudence fixe, et que le même magistrat dit, à trois mois d'intervalle, tantôt que ce qui a besoin d'ftre in- terprélé ne saurait être danqereux, parce qu'il faut que le sens sorte lui-même des paroles ^, et tantôt que, pour saisir dans leurs formes variées ces pilotées insidieux, nommés provocations indirectes,, il faut interpréter les écrits, moins d'après quelques expressions que sur le sens général, et consulter plv tôt l'intention que les termes ' ?

La liberté de la presse peut-elle exister, lorsque les tribunaux posent en principe qu'un écrivain peut être puni, pour avoir dit la même chose qu'un autre écrivain, qui jouit de l'impunité, et qu'on peut mériter la prison, pour avoir rappelé des faits rappor- tés dans d'autres ouvrages qui circulent librement et dont les au- teurs ne sont exposés à aucune poursuite ^? N'y a-t-il pas injus- tice et bouleversement des garanties sociales, à laisser au minis- tère public le droit de poursj'ivre ou de ne pas poursuivre, selon son bon plaisir? N'est-il pas de son devoir de poursuivre indis- tinctement tout ce qui est coupable? En s'arrogeant le droit de choisir, n'induit-il pas lus écrivains en erreur? L'impunité des lins n'a-t-elle pas l'effet d'un piège tendu à la conliance des

' Disf'ours de M. Marcliangy, dans le procès de M. Creton. ^ Discours de M. Maicliangy, dans le procès de M. Tartariii. ^ Discours de M. Maicliangy, dans le procès iIl- M. Sditirei. '■* Juiieiuenl leudu contre M. Darniaing

DES Kr,K<:TH».\s m: |S|>n. 'A'A

autres? Ce droit dn choisir, co droit, par conscciuriit, d'éparfiiior ceux qu'on favorise ou ([u'on ménage, u'cst-il pas en (pasUjuc sorte un empiétement du ministère public sur la faculté de fairt; grftce, réservée au monarque seul? N'en résulte-t-il pas une in- certitude qui fait de la justice un hasard, et des peines une lote- rie? Enlin, y a-t-il lihcrté, il y a pouvoir discrétionnaire? MM. les avocats du roi croiront-ils résoudre ces difficultés, en repoussant ces questions comme inconvenantes? Prétendront-ils, à l'exemple de M. Marchangy, dans le procès de M. Féret ', i/ue nul n'a le droit de leur tracer leur devoir PMais, partout un devoir existe, tous ceux que ce devoir intéresse n'ont-ils pas le droit de l'invoquer? Entre l'avocat qui le rappelle, et le magistra^ qui déclare que lui seul est juge de l'obligation de le remplir, est la raison, la loyauté, la justice?

Une portion de la liberté de la presse n est-elle pas de pouvoir relQver les actes des fonctionnaires publies que l'on croit con- traires à la Charte et aux droits des citoyens? Nous devions le penser. On nous l'avait dit à la tribune, en termes positifs. Dans le rapport fait à la Chambre des députés, sur les restrictions à imposer aux journaux, le rapporteur avait fait ressortir avec beau- coup de force toutes les garanties que nous assurait la liberté des hvres. a Le jour les ministres abuseraient de leur autorité sur » les journaux, » avait-il dit, «la liberté de la presse dont nous » jouissons pour les autres ouvrages, ne serait pas un vain re- » cours : et les plaintes respectueuses de la nation, arrivant de » toutes parts au pied du trône, feraient pâlir des ministres pré- » varicateurs', Il a été commis une injustice à l'égard d'un » citoyen, par un préfet, pnr un ministre, » avait ajouté un dé- puté dont les opinions ne sont nullement entachées de démago- gie': « il dénonce au pu6/tc ce préfet, ce ministre, cette injus- » tice. Voilà la liberté dont nous jouissons, et dont nous allons » jouir plus qucjamùis. » Si maintenant on déclare que les fonc- tionnaires étant responsables, il faut les accu«er devant les tribu- naux, et non les traduire devant l'opinion, ne détruit-on pas la liberté de la presse ? Accuser n'est-pas écrire. Dans tons les pays.

' Voyez oe prccs dans les journaux ilu \R mai ISiS. - iloniteiir ih\ 19 janvier 1817. ■■' Irl. du "^O janvier.

374 DES ÉLECTIONS I>E 1818.

soit qu'ils jouissent OU non delà liberté de la presse, la faculté d'accuser un fonctionnaire coupable existe toujours. Elle résulte de la nature des choses. Sous Frédéric II, roi despotique, la presse, libre de fait, ne l'était pas de droit. Cependant un meunier put accuser devant le monarque une cour suprême. Lors donc que le ministère public argue de la responsabilité des déposi- taires du pouvoir à la nécessité de les accuser, ne confond-il pas deux idées? Ne méconnaît-il pas l'intention delà Charte, en subs- tituant à la liberté de la presse une autre liberté, si l'on veut, celle d'accuser juridiquement, mais enfin une liberté qui n'est pas celle dont il est question? La Charte, en reconnaissant par son article 8 le droit d'imprimer, et en déclarant, par son ar- ticle 13 la responsabilité des ministres, a voulu nous assurer deux libertés; est-il permis au ministère public de nous en ravir une *? Sans doute, il faut réprimer la calomnie, et de même qu'un homme qui dénoncerait aux tribunaux un fonctionnaire irrépro- chable devrait porter la' peine de sa dénonciation mensongère; de même, loisqu'uii écrivain dénonce à l'opinion un agent de l'autorité qui n'est pas coupable, cet écrivain doit être puni. Mais son crime n'est pas d'avoir dénoncé cet agent à l'opinion, c'est de l'avoir dénoncé à tort.

Que sera-ce, si l'on réfléchit que la législation, qui doit orga- niser la responsabilité, n'a pas même encore été présentée 1 Qu'il n'existe aucun moyen légal de prendre à partie un agent du pou- voir! Qu'il faut obtenir la permission de conuncncer de pareilles poursuites, et l'obtenir d'une autorité qui, presque toujours, est

' CeUc doctrine vient d'être reproduite par l'un de MM. le.'? procureurs généraux près le triliunal de Cassation, dans la cause de MM. Conilc et Dunoyer, sur l'in- compétence du tribunal de Rennes. ((Ce magistrat, dit le Moniteur du 19 septembre » 1818, a exprimé le vœu de voir les écrivains s'en rapporter au gouvernement et » aux chambres, du soin de faire exécuter les lois par les fonctionnaires, et de )) veiller au maintien de nos libertés. » Je le demande de nouveau : que devient alors celte liberté de nous plainire des injustices en les traduisant devant l'opinion, liberté dont on nous disait, dans les chambres mêmes, que nous jouissions, et dont on nous promettait que nous jouirions plus que jamais? Si j'en croyais un autre journal, celui des^ Pdbat.v, qui paraît toutefois avoir extrait ce discours de M. le procureur général, avec bienveillance et fidélité, j'aurais bien d'autres motifs de surprise. Ce magistrat aurait dit « que les auteurs doivent se persuader que dans (( tous les États il y a des occasions de montrer du patriotisme et d'acquérir de l.i )) gloire; mais que dans les États repré.-^entatifs ces occasions sont rares. » 11 n'est pas possible que M. le procureur général ait dit cela.

DES ÉLECTIOiNS I>li IS|N. Mî)

inlôressce, au moins framour-|)i'oi>re, à la rd'iiser '? No scinltW- rail-ilpas que le njinistère public veut nous dùtournor de la roule naturelle et praticable qui nous est ouverte, en nous invitant à entrer dans une autre qui se trouve l'ermée par un mur que nous ne pouvons IVancliir ?

Un des plus nobles et des plus heureux effets de la liberté de la presse, n'est-il pas de favoriser cette disposition des âmes géné- reuses à prendre en inain la cause des opprimés? Ne détruit-on pas ce précieux résultat d'une faculté que la constitution nous accorde, en déclarant que lors même que les actes qu'on fcrnil cou- iiaitre scraienl véritables, si ceux qui les publient ne sont pas cu.v- mèmes la partie lésée, ils sont inexcusables de s'arroger ainsi une censure d'office au détriment de la chose publique"^'/ Flétrir , autant qu'on le peut, ceux qui plaident pour les simples citoyens contre le pouvoir, et diriger contre eux la rigueur des lois qu'on étend et qu'on interprète, n'est-ce pas méconnaître et le caractère na- tional et les règles de morale politique qui doivent diriger un peuple libre? Est-ce sous un régime constitutionnel que le mini. - tère public peut dire que défendre un accusé sans litre et sans mi;- sion, c'est entrer de vive force dans un délit, c'est aspirer à s'en rendre complice ^1 La première maxime de tout État constitutionnel , au contraire, n'est-elle pas que, lorsqu'un seul membre du corps so- cial souflVe injustement, tous sont menaces? Sans doute, il faut savoir si la soulfrance est injuste : niais pour le savoir, il faut l'examiner, et comme tous y sont intéressés, cet examen est pei- mis à tous. Objecter à ce droit incontestable que révoquer en doute l'infaillibilité clés tribunaux, c'est attaquer indirectement l'autorité royale, parce que toute justice émane du roi ■*, n'est-ce pas fonder une jurisprudence sur un abus de mots ? N'est-ce pas étendre au delà de toute raison et de toute mesure une loi qu'on ne saurait circonscrire dans des limites assez étroites *?N'est-ce pas établir une doctrine d'après laquelle Voltaire aurait été puni pour avoir sauvé Galas, et Dupaty pour avoir arraché trois innocents à la roue?

' V. Su|). t. 1, i). %, l'J6. (E. L )

- Discours 'le M. iMirchangy, dans le procès de la Biblicthèqiie historiqup.

3 Discours (le M. Marchangy contre M. Esneaux

* Discours de M. Marchangy contre le Surveillant.

* La loi du 'J novembre 1815.

37(î DES ÉLECTIONS DE 1(S1(S.

La liberté de la presse peut-elle exister, lorsqu'on applicjueaux t'oiictiounaires publics des dispositions du Code pénal, qui mani- festement ne sont applicables qu'aux particuliers? Lorsqu'on exige que l'acte arbitraire qu'un écrivain dénonce ait été déclaré arbitraire, avant que la dénonciation ait eu lieu ? Lorsqu'on ne re- garde pas comme authentiques, les arrêtés, les proclamations, les circulaires des autorités auxquelles néanmoins les citoyens sont tenus d'obéir, de sorte que, d'après la nouvelle jurisprudence , il peut se faire qu'un individu subisse une peine comme réfractaire aux lois, pour avoir désobéi à un acte que le tribunal qui le con- damne pour désobéissance regarde comme devant être exécuté, et une autre peine, comme calomniateur, pour s'être plaint de ce même acte, dont le tribunal qui juge le procès en calomnie dé- clare qu'il ne rapporte pas la preuve authentique ' ?

Enfin la liberté de la presse peut-elle exister quand on fait peser la responsabilité sur l'imprimeur, lors même que l'auteur de l'ou- vrage poursuivi se présente et l'avoue? La faculté de publier et de faire imprimer leurs opinions, faculté que la Charte accorde à tous les Français, ne devient - elle pas une dérision si les moyens d'exercer cette facultéleur sont enlevés? L'article delà Charte qui s'oppose à la censure n'est-il pas violé, si la censure, qu'on n'ose plus confier aux agents de l'autorité, est imposée à des impri- meurs, non moins dépendants de l'autorité queles censeurs, puis- que leur brevet est révocable ; à des imprimeurs dont les occupa- tions nombreuses et en partie mécaniques, ne leur permettent pas, (juelque éclairés que soient plusieurs d'entre eux, l'examen des livres qu'on leur présente; à des imprimeurs, instruments passifs des écrivains qui. sur leur responsabilité propre, veulent publier leurs opinions? Que dirait-on d'un pays dont la constitution ga- rantirait à tous ses habitants le droit de naviguer sur les fleuves, et dont les ministres feraient brûler toutes les barques et incarcérer tous les bateliers 2? N'est-il pas bizarre que, tandis que le chef de la justice [M. de Serre] déclare à la tribune, en face de la nation, que « les imprimeurs ne sont point appelés à exercer sur les auteurs » une magistrature que la loi a jugée incompatible avec la liberté » des opinions, qu'il n'y a point de censure en France, que, s'il y

' Ju^'cmenl contre la Bibliothèque historique. ■■2 V. Sup. t. I, p. 547 cf «uiv. (E. L.)

DES KLi;i;rin.\v DK ISIS. ;n7

y> 'Ml avait une, clic devrait ctrc placée plus liant, vi (pi'il iir coii- » viendrait point (raltancloniicr an\ calculs d'un intéict [)crsonnel » souvent mal entendu, et (|uel<pietois dépravé par leseonseilsd'une » avidité sordide, le discernement dun si grand bien et d'un si » frrand mal ' »; n'est-il pas bizarre, dis-je, (pi'uii magistrat infé- rieur oppose à ces déclarations si l'ormelles, à ce jtirjrmoU pro- noncé par la loi, ses théories et ses volontés, qu'il prélende «que » les imprimeurs et les libraires sont assimilés aux (complices du » délit, qu'ils doivent partager la responsabilité de cequ'ils pu- » blient, afin (pi'ils craignent de jouer, pour un gain scandaleux, » la sécurité de leur établissement commercial '^ »; c'est-à-dire, (pi'ils doivent exercer cette censure que le ministre de la justice a déclaré ne pas leur appartenir, et avoir été ju^ec incompatible avec la liberté? Qui croirons-nous, du ministre, ou d'un substitut d'un procureur du roi ? Et quand on nous dit que la condamnation des imprimeurs s' adresse préciscmtnt ii ta source du mal 3, n'est-il pas clair que ce qu'on appelle le mal. c'est cette liberté des opi- nions qui, d'après l'aveu du ministre, n'est pas compatible avec la responsabilité des imprimeurs '? Je pourrais ajouter à ces questions d'autres observations (pii se

< Discours de M. le garde des sceaux, ilonHeur du 18 novcnit)rc 1817.

^ Discours de M. Marciiahgy, dans le procès de M Crelon.

■'' Même discours. Il est remarquable qu'immédiatement a[»rès le rejet du |iro.|ei de loi de l'année dernière sur la (tresse, le Monitrur inséra l'article suivant, tiré du Journal des Maires. « Aucune des lumières répandues celte année dans les dis- )) dussions des deux chambres ne seront perdues pour le législateur. Aucune des n améliorations dont on avait conçu la pensée ne sera mise en oubli. Déjà le bien n projeté, mais (jui, [inr l'ef]'vt du rejet de la loi, n'a pu être introduit dans la n législation, a passé peu à peu dans la jurisprudence. Chaque pas (pic nous » faisons tend à mettre à couvert, devant les tribunaux, la responsabilité des n imprimeurs. L'état actuel de la presse doit offrir des motifs de sécurité pour )) l'avenir à ceux qui semblent n'être jamais assez rassurés par la modération du » pouvoir, ainsi qu'aux hommes dont la prudence redoute, avec raison, une liberté )) sans limite et sans frein. » Moniteur du 15 mars 1818. Telles étaientles pronitsses du journal officiel. Lisez maintenant les réquisitoires du ministère public. Il est cu- rieux d'observer que sa doctrine nouvelle de la complicité et de la responsabilité des imprimeurs n'a été défendu* par aucun des journaux censurés par l'autorité. Mais une feuille qui est affranchie de la censure a osé s'en féliciter. Après avoir, suivant, sa coutume, msulté les écrivains condamnés, cette feuille conlinue ainsi : « Les » libraires veulent absolument lire les manuscrits i\\n leur sont conliés. Le sort de •• MM Planciier et Lhuillier décourage leurs confrères. » Tant il est vrai que les valets volonlaiicî- sont piusdébontés que la livrée.

378 DES ÉLECTIONS DE !8I(-.

présentent en foule. La jurisprudence actuelle sur la liberté de la presse est un labyrinthe dont il est impossible à l'intelligence hu- maine de démêler les détours. Tout est à la merci du ministère public. Il poursuit, il ménage, il épargne, il propose même de faire grâce ', il détourne les coups ou il les aggrave, comme bon lui semble. Mais j'en ai dit assez, jele pense, pour arriver à la con- clusion de cette partie de mon examen, et je ne crains d'être dé- menti par aucun homme impartial, en affirmant que, sous le rap- port delà presse, nous avons fait, depuis dix mois, des pas rétro- grades, et que l'année 1817, malgré les traditions de'Bonaparlc, et les lois de 1814, entées sur l'arbitraire impérial, était une épo- que de la liberté pour les écrivains, si nous la comparons à l'état présent.

^ Vlll. i:e.n'Suue des journaux.

L'idée de soumettre les journaux à la police, c'est-à-dire dépla- cer les faits et les opinions au même rang que les vagabonds et les courtisanes, n'est pas une invention du ministère actuel. C'est une portion de l'iiéritage d'un temps antérieur, mais cet héritage a été recueilli, cultivé, perfectionné par le ministère.

En demandant à l'assemblée, dans l'avant-dernière session, la continuation de cette étrange prérogative, il avait promis qu'il n'en mésuserait pas. « Craindrait-on, » disait un ministre, » que le » gouvernement n'abusât, comme les autorités antérieures, de » l'influence qu'il aura sur les journaux^?» « Des ministres )> ambitieux pourraient le faire,» ajoutait un commissaire du roi. « Mais sont les avant-coureurs de ces sinistres présages^? » «Le » gouvernement,» poursuivait un orateur d'autant plus éloquent qu'il est toujours consciencieux et intègre, « ne fera de tous les pouvoirs ordinaires et extraordinaires qu'on lui laisse, qu'un usage purement défensif avoué par la raison *. »

En effet, durant la session des chambres, et même pendant les

' Discouisde M. Marchangy, dansle procès île M. (Irclon.

^ ,Vom<eî<r de 8 décembre 1817.

•i Ibid. du 28 janvier 181S.

^ M. Camille Jordan. Moniteur du 30 janvier.

DES KLECTin.NS l>E |S|S. 379

deux OU trois promirrs mois qui suivirent rrltc session, l'cuiploi iiiinist«'>riol des journaux, toujours l'Aclieux dans son inlluencesur l'esprit public, fut néanmoins aussi réservé et aussi pKudent que le comporte l'arbitraire. Tout en relevant l'inévitable puérilité ri'un pareil système, ses tAtonnements, ses inconséquences, ses ordres mal remplis, et ses interdictions éludées, j'avais reconnu cette espèce de mérite, dans la manière dont ce système s'exécu- tait. Le ministère, avais-je dit, n'exerce sur les journaux (pi'un empire négatif. Il jiarait avoir prescrit à ses écrivains de ne point attaquer ceux auxquels il est interdit de se défendre, et lorsqu'il croit nécessaire de commander un écrit, il enjoint la mesure et même la politesse '.

Mais depuis les dernières érections, il s'est un peu affranchi de cette règle.

A cette époque, se croyant oidigé d'écarter lés candidats <pa lui déplaisaient, il pensi vraisemblablement que, danscebut, tout lui était j^ermis. Ceitains journaux, jusqu'alors esclaves muets, devinrent des mercenaires furieux. Je m'abstiens des détails, la mémoire de mes lecteurs m'en dispense.

Les journaux ministériels ont conservé ces fâcheuses habitudes; ils insèrent encore aujourd'hui de longues et injurieuses diatribes, tantôt contre des écrivains dont le seul crime est d'être indépen- dants '^, tant(M, ce qui est jilus scandaleux encoi'c, contre des exilés que la patrie regrette 3, ou contre des accusés détenus, sur les- quels quiconque ])arlc avec un [)rivilége de l'aulorilé devrait gar- der le silence *.

Je n'accuse point les ministres de tout ce que publient les hom- mes enrôlés sous leurs étendards. Je suis convaijicu que s'ils li- saient ce qu'écrivent en leur nom ces hommes qu'ils ont le tort

' Y. Suji. t. Il, p. 325, noie 1. Mais quelques jours après la publication de sa brociiure, l?. ConUaiit, altaqué par la presse ininistérieile, écrivait, dans ses l\'otcs sur quelques articles, etc. : (( Je confesse franclicment que ma remarque ne sub- » siste pas. » (E. L.)

2 Voyez l'article du Journal des Débats du mai 1818, contre MM. Comie et Dunoyer, cl du 20 juillet contre la Minerve.

' Voyez l'arlicle récert du Journal des Débats, roulre les Français réfugiés en Amérique.

* Voyez l'article du Joxirnal des Débats, contre le général t'anuel, du 24 juillet :

Tros Rutulusic fual, nuUo discrimine hobcbo.

380 DES ÉLLCTin.NS DE 181 S.

de ne pas dcsavouor assez clairement, ils rougiraient souvent de ce qu'on présente comme leur pensée. Mais un des mallieurs de la puissance, c'est qu'autour d'elle se groupent des intérêts si vils, des dévouements si aveugles, des empressements si maladroits, qu'elle se trouve compromise par cette tourbe d'auxiliaires dont' la défaveur rejaillit sur ses maîtres.

Il résulte que l'asservissement des journaux a aujourd'hui des conséquences plus déplorables qu'il n'en avait il y a un an. Deux ou trois, tout au plus, gardent une sorte de dignité dont on leur sait gré, mais qui n'a de moyen de se conserver que le silence. Le reste, feuilles avilies et décrédités, offrent perpétuellement le honteux spectacle du pouvoir dirigeant l'insulte contre des enne- mis sans défense. Il est prouvé qu'une faculté que le ministère n'avait réclamée que comme un moyen de maintenir le calme, et d'empêcher des haines mal éteintes de se réveiller avec fureur, est devenue un moyen de satisfaire d'autres haines. Puissions- nous n'en pas acquérir incessamment de nouvelles et de tristes preuves !

J'en conclus que, sous ce rapport encore, notre position s'est détériorée.

g IX. AUTRES A.MÉLlQR.VnONS NON EFFECTUÉES.

Enlin, beaucoup d'améliorations non moins essentielles, dans d'autres parties de nos lois, étaient sollicitées par l'opinion publi- que. Notre Gode pénal, monument d'un autre régime, et d'une sévérité despotique ; l'instruction nationale, menacée d'un enva- hissement qui aurait le tort d'être vexatoire et d'être inutile, car ce qui contrarie les idées du siècle blesse et n'influe pas; la no- mination des jurés, qui assimrle cette institution préservatrice à des commissions extraordinaires; la responsabilité des ministres toujours invoquée par eux pour obtenir du pouvoir, toujours in- saisissable pour nous, quand ce pouvoir nous frappe ; le système njunicipal, doul aucune base n'est encore posée; toutes ces choses exigeaient une révision sérieuse et une réforme qui aurait du moins pu être annoncée. Toutes sont restées dans leur imper- fection avec leurs 'ices et leurs lacunes.

ltK< KI.KCTliiNS DK I .S I ^ '>X\

Le Gode peiiul nu. clt; ni revu ni adouci '.Il suhsiblc avi-c Ions ses vic»;s, ses cruautés, ses dispositions artilicieuses, calculées par le despotisme, pour son accroissement et pour son usage. Une loi de circonstance, dont j'ai parlé plus d'une lois dans ces l'euilles, la loi du 9 novembre 181"), menace de devenir partie de ce Code, et d'aggraver son impitoyable sévérité, puis(iue l'épotiue de son abrogation est déjà passée, et (pie l'on refuse de la reconnaître comme abrogée '.

Aucune précaution n'a été prise; contre la prolongation indéfi- nie des détentions, prolongation (jue tant de lois l'acilitent, que tant de prétextes excusent, et qui cependant inilige à l'innocence un cliàtiment souvent plus rigoureux que celui (pi'aurait mérité le délit dont on l'accnsiùt à tort. Une peine, dont les lois ne de- vraient IVapperipie les crimes les plus graves, le secret, supplice plus affreux que ceux auxquels bien des coupables sont condam- nés; le secret, qu'on présente comme une mesure de prudence, et qui, dans le fond, est une épouvantable torture; le secret, qui livre sans secours le malheureux qui en est la victime à la soulïrance physique et morale, à la démence et au désespoir , le secret n'est point aboli. Sa durée est arbitraire et illimitée, elle dépasse quel- quefois ce que pourrait inventer l'imagination la plus ombrageuse, ou l'exagération la plus malveillante^.

Le mode de nomination du jury n'a point été changé. Choisis par les préfets, les jurés, j'aime à le croire, sont d'ordinaire des citoyens irréprochables ; mais des hommes choisis par un homme ressemblent toujours à des commissaires. Ils ne rassurent point

' 1" édition : « La mori y est toujours prodipuée avec une légèreté barbare. On n'a point rejeté ces supplices absurdes, dont reffet est de forcer les condamnés, en le.s llélrissant pour jamais, à persévérer dans le crime, même lorsqu'ils l'ont expié par le châtiment. » V. t. 1, p. 329 et suiv. (E. L.)

- Si l'on m'accusait d'indiquer avec trop de force les vices de lois encore exis- tantes, je rappellerais ce que j'ai déjà dit, <iu'un procureur du roi (et MM. les pro- cureurs du roi ne sont pas, je suppose des amis de la licence) a invité les écrivains à ne pas craindre de demander la révision ou l'abrogation des lois. Or, pour de- mander l'abrogation dune loi, ne faut-il pas prouver qu'elle n'est pas bonne.'

•5 11 y a des exemples que des hommes, acquittés ensuite, ont été retenus au se- (I et, les uns cent ([uatr^-vingt-trois jours, les autres cent dix, les autres quatre- vingt onze. (Procès de l'épingle noire). S'ils avaient |)erdu la raison dans cette soli- liiiie absolue, quelle réparation leur aurait-on faite? |V. Sup. t. 1, ji. MG et suiv.

:iv L.)]

38? DES ÉLECTIONS DK 1818.

l'innocenl. S'ils appartiennent h l'nn des partis qui nous divisent encore, ils ofîVentau coupable ((ui a suivi le même étendard une chance d'impunité fâcheuse pour la justice et 'a sûreté publique. Ils ne satisfont point l'opinion, (pii, souvent à tort sans doute, croit cependant toujours apercevoir l'autorité derrière eux *.

La responsabilité des ministres n'a reçu aucune organisation. Telle qu'elle est maintenant, c'est une théorie dont l'application est impossible. Quand les ministres l'invoquent dans la chaleur d'une éloquence patriotique, ils se font illusion à eux-mêmes, et semblent malgré eux se jouer de nous. Car ils nous exhortent à la confiance, en nous peignant les peines sévères qui les atten- dent s'ils en abusent; et lorsque nous cherchons quelles sont ces peines, nous trouvons que non-seulement aucune n'est indiquée, mais qu'aucune route n'est tracée à nos mandataires, soit pour l'examen, soit pour l'accusation '^.

Rien enfin n'a été fait pour introduire la liberté légale dans le système municipal. Aucun des magistrats du peuple n'est nommé par le peuple. Ceux niêmes des intérêts des communes, qui, étant dislincts des intérêts généraux, devraient se traiter comme des affaires de famille, demeurent confiés à des autorités émanées du pouvoir central, et nécessairement disposées à courtiser ce pouvoir, à lui complaire, à mériter le choix qu'elles en ont ob- tenu et dont elles sont flattées, en entrant dans ses vues, et en faisant plier devant lui les droits imperceptibles et, en apparence, insiuiiitiant des localités ^.

S A. iju luioix DK iNos deputp:s.

Dire ce qui est mal, c'est indiquer «e qui doit être amendé. Dire ce qui n'a pas été fait, c'est indiquer ce qui est à faire. On voit combien d'objets variés et importants commandent les médita- tions et réclament surtout le courage de nos députés. De quels hommes pouvons-nous espérer ces méditations sérieuses, et at- tendre ce courage difficile?

' V. Sup. t. I, p. 321 etsuiv. (E. L.) '•^ V. Su(j. t. I, \,. 385 et suiv. E. L.) 3 V.Sup. t. I, p. 28iJ etsuiv. (E. L.)

DKS KLECTKtN»; DK I .S I ."< W^

J'avais essaye'! raiinée dcrnièrt' do classer sous trois (U'-iiomiiia- liuiis (lillerontcs les citoyens parmi les(iiiels nos députés iiruvcnl être élus.

J'avais dit qu'il n'était pas prudent porter à la députation des individus célèbres par leur attachement à l'ancien régime. Tout en rendantjusticc à plusieurs d'entre eux, qui avafent défendu dans l'avant-dernière session quLl(|ues-unesde nos libertés, j'avais objecté à leur nomination le peu fie conliance qu'ils insi)irenl. Je n'avais pas même déguisé <|up, moins disposé que beaucoup d'autres à la défiance, je ne pouvais cependant nier (jue leur con- version ne me laissât (juel([ues doutes. Mes appréhensions se sont réalisées en partie. Dans la loi du recrutement, on les a vus, il est vrai, voter contre les ministres, mais aussi contre les principes populaires. Lors([ue, par le rejet d'une loi, la presse eut été mise h la merci du pouvoir, ils ont abandonné le député constitution- nel qui prédisait et voulait prévenir ce qui est arrivé et ce qui ar- rive encore '. Un autre député, qui proposait l'adoucissement de la loi du 9 novembre [1815], a trouvé chez eux une véhémente opposition 2. Je persiste donc dans mon opinion ancienne, en ajoutant toutefois que ma censure ne porte point sur les deux membres les plus éminents de ce parti, qui, dans plusieurs occasions, se sont montrés ou plus habiles ou plus sincères.

Passant ensuite aux hommes que je désignais sous le nom des partisans des lois d'exception, et que je trouve aujourd'hui plus court et plus juste d'appeler simplement ministériels, j'avais an- noncé que s'ils étaient portés à la chacnbre, ils feraient encore ce qu'ils ont toujours fait; que, dirigés parles meilleures intentions du monde, ils ont le malheur d'être convaincus qu'un Étal ne sau- rait supporter la liberté, et qu'ils persévéreraient dans leur con- viction que rien n'ébranle et dans leur permanence contre les principes. Me suis-je trompé?

Au- moment des élections de l'année dernière, quand cIkkiiic colonne de chaque journal resplendissait de brillantes promesses et d'espérances flatteuses 3, on nous disait que si les ministres se

' M. Dupont de l'Eure. Jfomteur du 18 février 1818. '

^ M. Cassaignoles. Moniteur du 28 février.

:' J'invite nus lecteurs, pour leur instruction dans le moment actuel, ii relire les jMiirnaux ministériels de l'année dernière, depuis le l" jusqu'au iti seplembre. On

.'{S'i l»KS KI.KCTlil.N- HK I (S I 8 .

réconciliaient avec les principes, les principes n'auraient pas'de plus zélés défenseurs que les éligibles connus sous le nom de mi- nistériels '. Il paraît que le ministère ne s'est pas réconcilié avec les principes ; car les éligibles ou plutôt les élus connus sous le nom de ministériels, ne se sont guère fatigués à les défendre.

Qui est-ce quia prolongé l'esclavage des journaux, en reprodui- sant tous les raisonnements, ou pour mieux dire tous les sopliismes cent fois réfutés? Qui est-ce quia répété, en 1818 comme en 1817, en 1817 comme en 1816, que « les journaux, feuilles vaga- » bondes '^, ne pouvaient s'assimiler aux autres compositions lit- « téraires; que l'opinion publique était aussi bizarre dans ses cou- » leurs que brusque dans ses mouvements ; qu'il fallait l'arracher » à son délire; que c'était dans l'intérêt des rédacteurs des jour- » naux que la mesure d'exception était proposée » (probablement comme le Code des colons a été rédigé pour l'avantage des nègres) ; que a le terme de trois ans ne suffirait pas; qu'il faudrait » après l'émancipation des journaux une législation spéciale et » sévère 3; que nous n'étions pas assez robustes pour nous don- » ner la fièvre; qu'un malade courageux ne craignait pas l'ampu- » tation quand elle était nécessaire pour sauver les parties saines * (comme si, depuis vin^-cinq ans, nous ne savions pas ce qui ré- sulte de ces constitutions amputées) ? Ce sont des éligibles connus sous le nom de ministériels.

Qui est-ce qui, dans cette même question des journaux, i)our mieux assurer leur dépendance, a soutenu les ministres dans leur résolution subite d'extraire d'une loi un seul article, et de faire voter la chambre, sans aucune des formalités voulues par la Charte et par le règlement? Qui est-ce qui a i-eprésenté cette alté- ration grave à la marche régulière de ses délibérations, comme

eût dit vraiment que l'âge d'or était iirét à renaitre, tant les ministres étaient bien intentionnés, tant ils étaient fatigués de tout arbitraire, tant ils aspiraient à le dé- poser. Leurs itrole.slations allèrcnlen croissant jusqu'au 2G septembre. On sait que les élections durèrent six jours ; mais, comme je l'observai dans le temps, à dater du 27, les protestations se modifièrent, et, par une marche habilement graduée, le ministère se retrouva quinze jouis a|)rès celte épocjue, préci>énienl au point il it:iit auparavant.

' Annales, lilléraires du 13 seplembrel817.

^ Moniteur du 18 décend)re.

Id. du 14 décembre.

■* Id. du 12 décembre.

iiKs i;i.ii(;riu.\> uk I.SiN. .iy.j

un simple cliaii^enient dans l'onlie de travail et dans la manière de voter, introduisant ainsi un pnccdcnl dont le danger est d'au- tant plus grand (jue l'abus en est plus facile ' ? Des éligibles con- nus sous le nom de ministériels.

Qui est-ce (|ui a paralysé les elforts de M. Dupont de l'Kure, pour retirer la liberté de la i)resseducbaosilansle(iuelil était bien facile de prévoir que le rejet de lu l(»i proposée parles niinisties devait la précipiter'*? Des éligibles connus sous le nom de ministériels.

Qui est-ce <|ui a rejeté tous les adoucissements à la loi du 1) no- vembre'? Des éligibles conims sous le nom de ministériels.

Avais-je donc tort, lorsqueje disais qu'ils arriveraient à la tri- bune avec les locutions consacrées, louant les principes, écartant leurs conséquences: admirant la règle, appuyant la violation : éru- dits dans l'apologie de l'arbitraire, apôtres dangereux de la ri- gueur, et légitimes héritiers de nos législatures successives, dans ce qu'on peut nommer l'oraison funèbre de la liberté *? S'ils n'ont pas voté autant de lois d'exception que l'année dernière, c'est que les ministres n'en ont pas proposé autant. Le mérite, s'il y en avait, et si l'on pouvait attribuer aux hommes une réserve com- mandée par la force des choses, appartiendrait au ministère et non pas aux ministériels.

En veut-on la preuve? J'ai rapporté les hommages rendus par les ministres à la liberté de la presse, au moins en théorie. J'ai montré M. le garde des sceaux reconnaissant l'inconstitutionnalité de toute censure. Je parcours niaintenanl les discours ministériels et je lis: « Ce n'est pas à la loi qui puuil iubus que l'écrivain doit » se conformer ; c'est à la loi qui contient la liberté de la presse, » par des précautions salutaires *. » (Ainsi nous revenons au sys- tème de prcvenir, auquel les ministres avaient renoncé, au lieu de nous borner à réprimer, seule faculté que nous donne la Charte.) a Le gouvernement représentatif est celui dans lequel la nécessité » de la liberté de la presse se fait le moins sentir. Les restric- » tions qu'on propose raviront-elles à la nation le récit touchant

' Moniteur flu 18 décembre 1817.

2 M du 18 février 1818.

2 kl. du 20 février 1818.

^ V. sup. t. II, p. 329. (E. L.)

^ Moniteunlu 14 décomlire 1817.

II. 25

'Mij 1>KS KLEOTIONS DE J^tS..

» (les vertus des augustes descendants de Henri IV? La liberté de » la presse pourrait bien être un tléau politi(pie, non moins qu'un » droit salutaire. On se défie des abus de l'autorité : je me défie » bien plus des écarts de la presse*^. »

Si des simples discours je passe aux propositions, je vois, parmi les ministériels, les uns demandant que les imprimeurs soient res- ponsables, quand ils auront imprimé en connaissance de cause un ouvrage saisi ; les autres s'épouvantant de ce que le châtiment de l'auteur mettrait l'imprimeur à l'abri, lorsqu'il s'agirait de chansons et de gravures ^.

Je le déclare; les ministres sont' des libéraux, quand on les compare aux ministériels.

Et qu'on ne pense pas que cette disposition n'ait lieu que relati- vement à la liberté de la presse, qui est en possession d'effrayer les esprits dominés par l'habitude de l'obéissance et les traditions du pouvoir absolu. Prenons une question plus vaste et qui semble plus affranchie de l'empire des circonstances, je veux dire l'ins- titution du jury. Le gouvernement et le ministère professent pour cette institution une vénération qu'il est bien doux de 'croire sin- cère. Les citoyens la considèrent comme la meilleure garantie de la sûreté de l'innocence et de l'impartialité des jugements. Écoutons les ministériels sur le jury. c< Cette institution, » dit l'un d'entre eux, « n'est pas assez nationalisée en France. Nous n'avons » pas l'éducation politique des Anglais^. » « Je prélère, » dit un autre, « la logique des tribunaux à la conscience du jury. Ses » partisans ne connaissent que sa beauté théorique ; qu'ils viennent » dans les tribunaux gémir avec nous des erreurs volontaires que » les jurés commettent. Cette brillante conception a quelque chose » de bien défectueux, et pour un scandale judiciaire, on en citerait » mille reprochables à des jurés *. »

Ainsi donc les ministériels sont toujours en avant du ministère, pour le despotisme; enarrière delui (et c'est beaucoup dire), pour la liberté: c'est leur nature. Pourquoi les en blâmer? Ils sontpar-

Moniteur du 12 décembre 1617. 2 U. du 15 décembre 1817.

■' Id. du 2-2 décembre 1817.

* Id. du 15 décembre 1817. ■'' Id. du 15 décembre 1817.

DF.S KLEr.TIONS I»K I M N Ml

raitemeiit salislaits, non-sculeiiunl ilf la Cliarlc, nous iesoiinnes tous, mais (le la manijïre dont elle ( si ou dont elle n'est pas obser- vée. Il ne sont inijuiets que du trop de liberté don! nous jouis- sons. « Nous en uvons obtenu, » disent-ils, a plus peut-être que » nous n'en pouvons supporter '. » Il faut se réjouir avec eux de cette conviction satisfaisante : mais si nous croyons encore quel- ques améliorations nécessaires, il ne fautpas choisir pour les opé- rer ceux qui s'écrient toujours que tout est au mieux, et quelque- fois que tout est trop bien.

Je conclus donc, celte année, comme l'année dernière, qu'il faut éliredesliommesd'unesatisfactionmoinsconiplète,etcesliommes, je les nom nierai indifféremment: constitutionnels ou indépendants.

L'expérience a prouvé que le choix de ces hommes était salu- taire. Nous devons aux efforts des indépendants tout ce qui a été fait de bien. Nous devrons à leurs échecs même le bien qui sera fait : car en étant repoussés, ils ont pourtant ouvert la route, et la vérité a besoin pour triompher d'être plusieurs fois reproduite. Nous leur devons l'absence du mal qui n'a pas eu lieu. Deux lois d'exception ont été abrogées. Mais qui nous garantit que la rési- gnation ministérielle n'a pas été la suite de l'opposition prévue? Peu d'hommes s'abstiennent de demander lepouvoir, quand ils ne craignent pas qu'on le leur refuse.

C'est un indépendant qui a réclamé pour la liberté de la presse et le droit de pétition 2.

C'est un indépendant, qui a enseigné aux ministres à ne plus paralyser l'assemblée, en introduisant dans les débats un nom trop auguste pour être mêlé à ses discussions 2.

C'est un indépendant, qui même après la session, a éveillé l'o- pinion publique sur un emprunt bizarre, et sauvé peut-être vingt millions à la France *.

C'est un indépendant qui a élevé à la tribune une voix coura- geuse en faveur de l'exil et du malheur ^

' J/om'tewr du Ij décembre l8l7. - M. Dupont de l'Eure. ' M. Ctiauveliii. ^ M. Casimir Périer.

•* M. Bignon. j^Cust une allusion à la plirase célèbre de M. Bignon : (Jue les t'i ranger s partent, ei que les Français reviennent. (K. L.)]

388 DjLS liLECTioNS DK 1848.

C'est un iiitlépendaiit, qui, en quittant celte même tribune vers laquelle le ramènera, il laut l'espérer, le suffiage de ses commet- tants, a légué à ses collègues une discussion approfondie sur le concordat qui alarme la liberté religieuse ^

Oublierons-nous enfin que c'est un indépendant qui, en 1815, osa seul, au milieu des clameurs et des murmures, invoquer la protection des lois pour les protestants assassinés 2?

Je pourrais donc me borner à répéter mes conseils. Je pourrais dire, comme il y a un an : « Si vous voulez que les citoyens soient » entourés de garanties protectrices, que la presse soit libre, etleè » écrivains légalement responsables, que les journaux racontent » les faits tels qu'ils sont, et que la France ne soit plus une île, » l'on ignore ce qui se passe en Europe, et Paris une autre » île, l'on ignore ce qui a lieu dans les provinces; si vous vou- » lez que les formes de la justice soient inviolablement et uni- » quemenl observées, cherchez, pour exprimer ce désir, de li- » dèles interprètes, nommez des hommes indépendanto^. »

A ce que j'écrivais alors, j'ajoute aujourd'huicette question dont je sollicite ardemment la réponse. Qu'ont fait, durant toute la ses- sion, les indépendants de contraire à la Charte? Ces indépendants, qu'on accusait d'en méditer le renversement ou l'altération, se sont montrés seuls attachés à ses principes et pénétrés de son esprit. Ils désirent des améliorations ou plutôt des applications plus exactes et plus scrupuleuses dans la pratique. Ils ne veulent pas de révolutions. Ils savent (|ue lesrévolutions sontdestructives de la liberté même qu'ils réclament, du repos dont la nation a besoin, de l'industrie qui fait sa force et sa prospérité. Ils sont convaincus que la Charte peut être observée, qu'elle contient en elle des germes de conservation ei de durée ; et sous ce rapport, certes, ils sont préférables à ceux qui pensent que, pour qu'elle subsiste, il faut toujours la sus|iendre, et qu'elle renferme des parties malades qu'il est nécessaire d'amputer.

Mais je le remarque avec plaisir, la nation est disposée au genre de choix que ses intérêts les plus chers iui commandent. Elle ne s'en remeàra pas de ces intérêts à des hoinnifs chargés par le

1 M. Martin de Gray.

2 M. d'Argenson,

J V. bup. l. Il, [i. 3J0. (E. L.)

DES KCRCTIONS DK IMS. .'{SO

poiivrnM'rut'iil df t.iirf pivvaloir df"^ iiit('H'l> (IiIIltciiIs : car un gouvorncmciit, (jiiol(|tio bipii iiilontionné (lu'il soit, vont toujours avoir le plus do pouvoir et d'arf^'ent qu'il lui est possible. SesapiMits prolitent de son pouvoir, puisque c'est h eux qu'il le déh'^fiue. Il» profitentde son arjient, puisquec'est avec cet argent qu'il les paye. Ils ne sauraient donc plaider la causedu peuple, puisqii'd leur est avantageux que cette cause ne soit pasgagnée. Gcsagents perdent à ce (|ue les ministres soient circonscrits sévt"^rement dans les li- mites de lours attributions légales : car les ministres leur trans- mettent alors moinsd'influence etd'autori'é. Ces agents perdent à ce que le trésor, qui est à la dis])Osition des ministres, soit réduit au strict nécessaire; carlcurs salairessont réduits C/O proportion '. Les électeurs, je le pense donc, ne nommeront guère des fonction- naires salariés '*. Mais cette précaution est-elle sut'tisante?

' Dans un arlicle sur les élections, inséré dans le Jourrtal des Débats du \'.i seji- tertibre 1S18, el l'on sait assez d'où parlaient ces articles, je lis cette phrase : Pour choixir un député, j'examine si ses devoirs seront d'accord arec ses intérêts ; car, en ras d'opposition entre les uns el 1rs autres, je trewhie pour les devoirs : je lis cette phrase, dis-je, et je me demande (|iieile distraction avait saisi l'écrivain ministériel.

- Une feuille qui est accoutumée à citer el à di^figurer mes opinions, el ijui s'en aci|mlle avec autant de linrdips^e que de pucherie, prétend (pie j'ai toujours sou- tenu que les ministres doivent être membres de la ctiamhre, et, qu'en consé(|ucnce, je me contredirais si j'exliortais aujourd'hui les électeurs à ne pas nommer députés des t'onclionnuires publics. Il y a des hommes avec lesquels la discussion n'est puèie permise, cependant un fait est une chose indépeni.'ante de toute considération pour celui qui l'énonce. L'écrivain le moins estimable peut parfois dire la vérité sur im fait, et cela rend nécessaire de répondre, sur les faits, à l'écrivain le moins esti- maWe. Celte feuille affirme donc que j'ai toujours soutenu que les ministres devaient être députés, el conclut de à la convenance de nommer aussi députés d'autres fonclinnnaires, Or, voici comment je me suis exprimé à cet éfiard. .A|irès avoir dil en thèse fiénérale, et d^ns l'hypothèse d'une représentation nationale très-forle et très-nombreuse, que la présence des ministres dans les assemblées avait des avan- tajics, j'ai ajouté ces propres paroles: « L'état actuel de la représentation en )') Francs rend une précaution indispensable. C'est que le nombre des ministres » siépeant dans les chambres ne soit jamais au delà d'un membre sur cent. Si, au- )) jourd'hui i\\ie la représentation nationale est d'environ deux cent cinquante per- )) sonnes, tous les ministres et plusieurs fonclionna res d'un ordre inférieur étaient » députés, la chambre ni- serait p'us la représentation d'un peuple, mais le conseil » d'un roi. » (Snp. t. I, p 112.) Si l'on veut convenir qu'il n'y aura, dans la chambre des dépuK^s, qu'un fohctionnaire public sur cent membres, r'esl-à-dire deux et demi sur deux cent cinquante, je suis prêt à adopter la proposition. Que penser d'une réunion d'écrivains qui, ré^'ulièremenl deux on trois fois pir mois, falsifient ce qu'iW rileni, et mctient leur, nom en Inutes lellros à res ri'silication.i ?

•îOO DES ÉLECTIONS DE 1818.

On a lait à ceux qui veulent exclure des chambres les dépen- dants du gouvernement, une objection fondée. Seulement elle prouve le contraire de ce qu'on la destine à prouver.

Ceux qui veulent des places, a-t-on observé, sont aussi dépen- dants que ceux qui en possèdent. Rien n'est plus vrai. Mais il en résulte, non qu'il faille élire des gens qui ont des places, mais qu'il faut s'assurer que ceux qu'on élit, et qui n'en ont pas, ne se vendront pas pour en avoir.

Ne nous bornons donc point à choisir des hommes qui ne soient point salariés parla puissance. Choisissons-en qui aient donné par leurs actions publiques, par leurs engagements positifs et réitérés, la garantie qu'ils n'abandonneront pas leurs principes pour obtenir les faveurs et les préférences de l'autorité. Nul doute que si les électeurs négligeaient cette précaution, s'ils se contentaient de dé- clarations vagues, d'appels à quelque circonstance antérieure, s'ils n'exigeaient pas une activité suivie, un courage soutenu, une ar- deur patriotique à profiter de toutes les occasions d'énoncer la vérité, de rappeler les doctrines constitutionnelles, de défendre le faible, de sauver l'innocent, de combattre l'arbitraire, ils cour- raient grand risque de voir leurs espérances déçues, et l'indépen- dant qu'ils auraient élu devenir, avec plus ou moins de mesure ou d'élégance, un ministériel d'abord pudique, mais qui profiterait du mécontentement même qui lui serait témoigné, pour crier à l'in- justice et passer franchement à des opinions plus profitables.

Je ne voudrais donc point que l'absence de places fût l'unique pierre de touche des candidats qui pourront se présenter. Je vou- drais que ces candidats eussent lié leur Considération, leurs droits à l'estime, leur existence politique en un mot au maintien de la Charte, dans toute son étendue. C'est leur vie entière qui doit ré- pondre d'eux. Une action isolée ne prouve rien. Les hommes peuvent être entraînés au courage par une conjoncture impré- vue; mais l'approbation qu'on leur accorde leur impose de nou- veaux devoirs; s'ils ne les remplissent pas, ils renoncent implici- tement à leurs anciens titres.

Au reste, il y a peut-être un moyen plus efficace encore que ces garanties conjecturales. L'exemple de l'Angleterre peut ici nous servir utilement. Nous avons \u, aux élections dernières, l'un des hommes les plus respectables de cette île si longtemps célèbre par

DES ki.E(:tions de 1S|n. .'{01

SCS institulions politiques, lo chevalier llomilly ', dérlaror à ses concitoyens quel serait son vote sur les «[ucstions les plus iinpoi- taiitcs. Que nos candidats agissent de même; les objets sur lesquels nos députés seront appelés à délibérer sont assez connus. Que l'on sache quels seront leshommes qui seront toujoursprôts à repous- ser toute tentative contre la liberté de la presse, contre la liberté individuelle, contre l'égalité religieuse, contre une formation illu- soire du jury, contre les tribunaux extraordinaires; quels seront ceux qui réclameront constamment l'organisation de la responsa- bilité des ministres, la révision du Code pénal, l'établissement d'un système libéral d'instruction publique, l'abolition du secret et de toutes les tortures qu'une longue habitude a presque rendues légales contre les accusés non convaincus.

Sans doute je ne veux pas ressusciter le mode des mandats impé- ratifs. Mais, assurément, des commettants ont droit de demander à leur mandataire, avant de lui doimer leur conliancc, comment il a intention de se conduire; et quand ils le chargent de défen- dre leurs libertés, ils peuvent exiger de lui une déclaration de ses sentiments sur ce ([u'il se regardera comme engagé à défendre.

Sans doute encore un député pourra violer les promesses qu'il aura consenties comme candidat; mais il y a pourtant des paroles qui lient les hommes, et du moins il sera constaté que tel député aura violé les siennes.

Parmi les engagements que je voudrais voir imposés à nos dé- putés, il en est un que l'Angleterre, dont certaines gens vou- draient douceureusement nous donner la corruption pour modèle, a trouvé toutefois d'une telle importance que sa constitution en fait une loi ; et puisque la Charte l'a oublié, c'est au sens ferme et droit des électeurs à remplir cette lacune.

En Angleterre, tout membre du parlement qui accepte une place, donne par cela seul sa démission de fait, et, pour rentrer dans la chambre des communes, il a besoin d'une élection nou- velle '^. Cette disposition est d'une raison et d'une nécessité évi- dentes. Un député qui accepte une place postérieurement à sa no-

' Sir Samuel Romilly, un des jurisconsultes et des orateurs les plus distingués de l'Angleterre, mort en 1818. Benjamin Constant a écrit Véloge de S. Romilly. Paris, 1819. (E. L.

'^ Cette réforme l'ut faite api es 1830. (E. L.)

302 T'ES KIJ^CTIOXS !>K 1818.

miiiafioii, chiingc dp position prrsoniielle: iln'esf plus l'homme que. le peuple avait élu. Il est juste que ce peuple dise s'il a con- fiante dans l'homme nouveau. Puisque l'Angleterre, avec ses onze millions d'habitants, représentés par une chambre des communes d'environ sept cents membres, a trouvé dangereux de laisser cette chambre se peupler de fonctionnaires à la nomination du gouver- nement, certes, la France, avec vingt cinq millions d'âmes et deux cent cinquante députés, doit être triplement en garde contre ce danger. Une assemblée si peu nombreuse, si elle était compo- sée, ne fût-ce qu'en partie, de salariés du gouvernement, ne se- rait point un corps représentatif, ce serait un conseil d'État , avec cet inconvénient de plus, que ses décisions, dictées parle pouvoir, auraient l'air d'être l'expression de la volonté ou du consentement populaire.

J'ai exposé dans ce peu de pages mes idées avec franchise. L'opinion publique, comme je l'ai dit, a fait des progrès immen- ses. Mais qu'elle Tie se repose pas sur l'influence de ces progrès. Ce qui nous arrive, relativement à la liberté de la presse, nous dé- montre assez que l'opinion peut être fort décidée, et la pratique persévérer dans un sens diamétralement opposé à l'opinion. Je me souviens de ce que j'écrivais h une époque très-différente. « Les » hommes s'accoutument à se persifler eux mêmes, à agir d'une » manière et à parler de l'autre. Chacun pense reconquérir par la ï) raillerie l'honneur de l'indépendance, et content d'avoir désa- « voué ses actions par ses paroles, se trouve à l'aise pour démen- » tir ses paroles par ses actions •. » Craignons de voir nos députés prendre cette habitude, faire le mal en le désapprouvant, voter le matin tout ce qu'on leur demandera, et croire se justifier en se moquant le soir de leur vote du matin.

Nommons donc de bons et courageux mandataires. Ils ne sau- raient être pris ni parmi ceux qui sont soupçonnés de vouloir ren- verser la Charte, ni parmi ceux qui sont convaincus de la faire toujours plier devant les fantaisies de l'autorité. Essayons une fois d'hommes qui veulent maintenir cette Charte en lui restant fidèles.

Si nous ne jouissons pas de la liberté, la faute en sera bien plus aux députés qu'aux ministres : car les ministres ne font le mal que

' Esprit de conquête, liv. II. cli. m. Sii|i. t. Il, p. 196. (E. L.'

nKs ki.i-.i:t.<ins i>i: |X1n ;îO;1

lorsniic losdé|»iitrs lonr pri-nictlnil do le l'aire. N(.iLstoiiilM»ii> sans rt'sse dans une erreur (|iii nous rend injustes et ridicules. Lor.sque \o ministère nous blesse, ce sont toujours les ministres que nous accusons. Mais les ministres sont bien moins blâmables que les députés qui leur donnent les moyens de nous blesser.

L'on ne me soupçonnera pas de vouloir faire ici l'apologie des ministres ; mais il est de fait que leur tort est bien plus d'abuser des lois existantes que d'agir ouvertement en opposition avec les lois.

Depuis que la loi du 29 octobre est abrogée, ils ne font arrêter personne en vertu de la loi du 29 octobre. Depuis que la censure se trouve abolie pour les ouvrages de moins de vingt feuilles, ils n'essayent plus de soumettre à la censure les ouvrages de moins de vingt feuilles.

J'en conclus que s'il y avait, sur d'autres objets comme sur ceux-là. absence de lois vexatoires, les ministres ne vexeraient pas. Donc la faute en est à ceux qui votent ces lois vexatoires, bien plus qu'a ceux qui s'en autoiisent. quand une fois elles sont volées.

La tendance de tout ministère est d'empiéter. Le devoir de tout député est de s'opposer aux empiéten-'cnts du ministère. Quand le ministère empiète., il ne fait que suivre sa tendance naturelle : quand un député favorise les empiétements du minis- tère, il agit contre sa mission. Ce n'est donc pas contre le minis- tère qu'il faut, déclamateurs enfants que nous sommes, nous dé- chaîner quand nos libertés sont mal garanties. Ce sont nos députés (pi'il faut accuser ou jilulôt nous-mêmes, car nos députés sont notre ouvrage. Si nous voulons le but, prenons les moyens. Il y a de la puérilité à ne savoir jamais que passer de la duperie au repentir.

La loi des élections a mis notre destinée entre nos mains. La loi des élections aura fait de nous, si nous la secondons, une nation nouvelle: Avec cette loi, aucun privilège, aucun mono- pole de ])Ouvoir, aucune oligarchie, pas plus celle des riches.ses que celle de la naissance, ne peuvent s'introduire. Avec cette loi plus sage et plus profonde que le ministère ne l'a soupçonnée, la puissance nationale est elle doit être.

Ouvrez la liste des électeurs : vous y verrez (|ue les droits poli-

394 DES ÉLECTIONS DE 181<S.

tiques ne sont plus confiés, comme autrefois, à une classe en par- ticulier, investie d'immenses propriétés immobilières ou mobi- lières, et constituée par en corporation aristocratique de fait, lors même qu'elle ne jouit en théorie d'aucun privilège. Les droits politiques, c'est-à-dire la faculté d'influer par ses choix sur l'ad- ministration des affaires publiques, sont remis à ceux qui forment la richesse de l'État.

. Dans notre siècle, cette richesse a changé de nature. Ce ne sont plus uniquement les propriétés foncières, ce ne sont plus unique- ment les grands capitaux qui la constituent. Sa source estl'indus- trie.

En appelant la classe industrieuse à la jouissance des droits po- litiques, la loi des élections a placé la puissance dans la classe qui est le centre des lumières pratiques, parce qu^elle tient égale- ment aux classes riches et aux classes pauvres. Elle est plus im- partiale que les premières, qui, placées à la sommité de l'état social, ne connaissent de ses intérêts que ceux qui les touchent immédiatement. Elle est plus éclairée que les secondes, que le travail mécanique absorbe.

Dans la classe industrieuse réside l'indépendance, parce que tout le monde a besoin d'elle, et qu'elle n'a besoin de personne.

Dans cette classe réside l'esprit d'égalité, parce qu'elle est trop nombreuse pour gagner, comme les grands propriétaires, à des prérogatives nécessairement restreintes à un petit nombre.

Dans cette classe, réside le patriotisme, parce que ses intérêts ne peuvent pas, comme ceux des purs capitalistes, s'isoler des intérêts nationaux.

Qu'elle sache donc faire usage de ses droits, qu'elle sente son importance. A elle appartient d'affermir par ses choix la liberté constitulioinielle, seul élément nécessaire à sa prospérité ; et, chose admirable ! en soignant ses intérêts propres, elle fera le bien de tous.

LETTRE

A M. ODILLON-BARROT

AVOCAT EN LA COUH DK CASSATION

y\. BENJAiMIN CONSTANT

SLR LAIIAIKK

DE WILFPtID REGNAULÏ

COiNDAMNE A MORT.

PARIS.— 1818.

I

LETTRE

A M. ODILLON-BAIIROT

SLH LE FKUCES

DE WILFHID REGNAULT

-*â)f)€^-

MONSIEUR,

Lorsque après une instruction solennel!* , nu tribunal prononce la condamnation d'un accusé, tout ami do l'ordre (^1 de la justice doitdésirorquelecondanmé soit vraiment coupable. Car, quelque ,)»énible qu'il soit d'admettre l'existence d'un grand crime, le dan- ger serait plus terrible et les consé(|uences plus eftVayanles, si l'accusation, se détournant tout à coup de son premier objet, se

' B. Constant a publié deux lettres sur l'affaire Wilfrid Regnault. La seconde, consacrée à Ij discussion des l'ails et charges de l'accusation, est aujourd'tiui sans intérêt; mais la première, qui contient la critique de la procédure criminelle et attaque la mauvaise habitude de mêler la politique à la justice et la police à la nia- gistrature, est un morceau remarquable et qu'on lira avec plaisir encore, bien que ces critiques n'aient plus d'application. L'auteur s'y montre excellent crirainalisle. On peut comparer ceite frénéreuse défense d'un inconnu, injustement condamné, aux écrits de Voltaire pour Calas et Sirven, de Dn| aty pour les trois hommes condamnés à la roue. Ce n'est pas chose facile que de critiquer les décisions judi- ciaires, on a contre soi l'esprit de corps et l'indifférence publique ; ce n'en est pas moins un devoir civique; et l'exemple de B. Constant est de ceux qu'il est bon d'ho- norer. (E. L.)

;{98 LETTRE A M. ODlM.ON-BAnROT

dirigeait contre l'eiTCur ou la prévention des juges. Aussi l'opi- nion répugne-t-elle longtemps à accueillir des réclamations pa- reilles. Les condamnés ont trop d'intérêt à protester de leur inno- cence. Il y a, d'ailleurs, dans les âmes, une sécurité paresseuse qui n'aime pas à être troublée. Or, comme de tous les motifs d'inquiétude, l'un des plus graves est sans doute la condamnation d'un innocent, puisqu'alors tous les innocents sont en péril, l'on se débarrasse à la hâte de cette pensée, et si le réclamant insiste pour sa vie, on lui reproche presque l'importunité.

Cependant, si le condamné qu'on refuse d'entendre n'était pas coupable, ou seulement si sa culpabilité n'était pas démontrée, sa cause ne serait-elle pas la cause de tous ? S'il avait été victime de la calomnie, tout le monde ne peut-il pas être victime de la ca- lomnie? Si plusieurs formes avaient été violées, tout le monde n'a-t-il pas à craindre, quand les formes sont violées? Si des in- formations secrètes, recueillies, sur des faits étrangers à l'accusa- tion, avec légèreté et insouciance, et pourtant revêtues d'une ap- parence officielle, avaient été communiquées aux jurés, sans que l'accusé eût obtenu la permission de les réfuter, tout le monde ne pourrait-il pas se voirjugé d'après des informations secrètes, trans- mises, pour ainsi dire, clandestinement à ses juges ? Si dans ces informations secrètes, s'étaient trouvés des faits matériellement faux, et restés forcément sans réponse, tout le monde ne doit-il pas se dire qu'on ne peut pas repousser des allégations fausses, quand il n'est pas permis d'y répondre ? Enfin, si la partie publi- que avait poursuivi l'accusé avec acharnement; si chaque expres- sion décelait la haine, si chaque circonstance avait été bizarre- ment empoisonnée ; si des témoins à charge, ou pour mieux du-e, un seul témoin, qui hésitait, variait, se contredisait à chaque ins- tant, avait été rassuré, encouragé, secouru dans l'embarras qui le trahissait, et dirigé dans le labyrinthe de ses dépositions versa- tiles, par cette partie publique qui se serait ofhcieusement chargée de commenter son témoignage et de concilier ses contradictions ; si des témoins à décharge avaient été inculpés, sans preuves, de mensonge et de connivence : tout le monde ne devrait-il pas fré- mir ? car avec ce mode de procédures, qui donc serait en sûreté ?

Toutes ces choses ont eu lieu, Monsieur, dans le procès deWil- frid Hegnault. Yo? mémoires l'avaient afhrmé : les pièces que J'ai

SItR I.K l'IliK |.:< KF. Wll.lltll» llP.i.Wlir. '.\\i\>

|»ii iiit> jU'ociinT m'en (tiil (loiiiié la ccrliliKlc. Drs (|\ie c«'IU' (•(^'li- litude m'est acquise, je me sens le- devoii' de la proclamer. Si !«• devoir ne sni'lisait pas, je dirai (jue j'en sens le droit. Car le sort dont WillVid Rej^nault a été victime peut être le sort de nous tous.

La publicité que je donne aux réflexions que je vous adresse, n'est donc point une action ou présomptueuse ou indiscrète. Je ne m'ingère point, pour employer les mots en usage, dans ce qui ne me regarde pas. Si Wilt'rid Regnaultest innocent, la vie d'un in- nocent regarde tout le monde, même dans l'intérêt personnel de tout le monde.

Oui, (jui ({ue vous soyez, qui dans quelques heures lirez ces lignes que je trace maintenant, songez que vous n'êtes pas privi- légiés par le sort. Qui vous dit que vous n'avez point quehpie en- nemi <jui épie une occasion de vous nuire ? Qui vous dit que votre conduite politique depuis trente années, de quelque parti que vous soyez, n'a point inspiré à l'un des dépositaires nombreux de l'autorité judiciaire, une prévention ([ue vous ignorez? Qui vous dit qu'un observateur, dont le nom môme vous est inconnu, ne re- cu(Vdlera pas sur vous au hasard quelque anecdote mensongère? Qui vousdit enlin que si quelque crime se commet à votre insu, à cùté de vous, votre ennemi ne saisira pas l'instant propice à la ca- lomnie; que l'autorité ne préjugera pas votre culpabilité, d'après ses préventions antérieures; que ces anecdotes mensongères que vous méprisez ne seront pas exhumées de leur ténébreux asile pour faire toi devant vos juges, qui repousseront votre réponse coinme étrangère à l'accusation ; et qu'ainsi, déshonoré avant l'instruction, déclaré avantle jugement coupable du forfait qu'on vous impute, parce qu'on vous aura secrètement jugé, sans vous entendre, coupable d'autres fautes que vous n'avez pas commises; abandonné par une opinion trompée, poursuivi par des hommes qu'une première erreur rend inexorables; vous ne vous trouviez sur l'échafaud, dans un an, dans un mois peut-être ; et si vous avez opposé la frivolité et la négligence à l'infortuné qui vous in- voquait, qui se disait innocent, comme vous le direz quand vous serez à sa place, à qui, si ce n'est à vous, pourrez-vous attribuer celte destinée? Vous aurez, autant qu'il était en vous, contribué à corrompre l'opinion publique : vous lui aurez donné l'exemple de l'indifférence et du dédain pour la vie des hommes.

UH) LEïrUK A M. OUll.LO.N-BAKItiiT

J'ai conimeiicé, Monsieur, la lettre que j'ai l'iioniieur de vous adresser par plusieurs assertions très-graves. Je me tais fort de les prouver; et pour que le public sache bien ce dont je prouiets d'ad- ministrer les preuves, je vais énoncer de nouveau mes assertions, dans les termes les plus positifs et les plus clairs.

Je dis, en premier lieu, qu'il a été allégué contre Wilfrid Re- gnault, pendant et dans l'instruction, des faits étrangers au crime dont il était accusé; que ces faits, renfermés dans une lettre trans- mise par la police, et revêtus par conséquent d'une apparence of- ticielle, ojit été cités à l'appui des charges, dans l'acte d'accusa- tion; qu'ils étaient destinés, de l'aveu de ceux qui les rappor- taient, en les croyant vrais sans doute, à influer sur le jugement ; (juil n'a pas été pjiniis au défenseur de Regnault de les réfuter; que tous ces faits, sans exception, étaient faux, qu'ils ont néan- moins influé sur le jugement; et qu'en conséquence Regnault n'a pas été jugé simplement sur l'assassinat mis à sa charge, mais d'après les préventions résultant des faussetés matérielles étran- gères à cet attentat, et accumulées contre le prévenu, de manière que le jugement prononcé contre lui aurait été autre, sans la confiance qu'avaient obtenue, dans l'esprit des juges et des jurés, des allégations qui ont été démontrées fausses.

Je dis, en second lieu, que la partie publique, imbue, je veux, le croire, de ces préventions, a poursuivi l'accusé avec acharne- ment; que chaque expr'^ssion employée tant dans l'acte d'accusa- tion signé de M. le procureur du roi àRouen, que dans le résumé (les informations et dans les observations particulières, signées dc^ M. le procureur du roi à Louvicrs, décèle la prévention et la haine; qu'un témoin à charge, le seul dont la déposition inculpât le prévenu, un témoin qui hésitait, variait, se contredisait à chaque instant, et dont les faits allégués étaient démentis par ceux mêmes qu'il citait pour les prouver, a été rassuré, encouragé, secouru dans l'embarras qui le trahissait, et dirigé pour ainsi dire dans ses dépo- sitions incohérentes, parla partie publique, trompée sans doute par les rens(.'ignements erronés qu'elle avait reçus ; que cette partie pu- blique a commenté les témoignages, aggravé les charges, invalidé les dépositions favorables et concilié les contradictions du té- moin accusateur; que plusieurs individus qui déposent pour l'ac- cusé, ont été inculpés, saiis preuv(%de partialité ou d imposture.

^1 u m: i'iiim:i;> iti. wii.iiui' uilsaiii . 4Ul

II' (lis, Iroisièiiicnieiil, ((ue, (liiiaiil l'iiislriiclioii tt (lf|»iiis lo commencemenljusqu'a la lui du procès, plusieurs ioiines iiupoi- taiîtesont été violées.

Je dis eiilin (jue, d'une part, jamais ciime ne lut moins prouvé

légalement que celui de WillVid Regnault, et que.de l'autre,

ce crime, que nulle évidence légale ne constate, esl impossible a

supposer, d'après des vraisemblances morales ipiié(|uivalt'iil à la

certitude.

Voilà, Monsieur, ce ,que je m'engage à démontrer; mais, pour qu'on ne me présente pas comme attaquant des hommes qu'il n'est pas dans mon intention d'attaquer, j'ajoute d'avance que ces choses ont pu arriver, sans qu'il y ait eu, dans les fonctionnaires publics ou dans les témoins, la volonté de prévariquer. Ceux qui ont conduit la procédure, ont pu «';lre imbus des préventions i)ro- duites par les faits fau.\ que contenaient les renseignements four- nis par la police. Ceux qui ont fourni ces renseignements ont pu les recueillir sans les vérilier; ceux enlin qui ont encouragé et presque dirigé le témoin à charge, et inculpé les individus (jui témoignaient autrement, ont pu, aveuglés qu'ils étaient par des préjugés préexistants, penser qu'ils travaillaient à démas(|uer et à confondre lo crime. Je n'accuse personne. Je voudrais concou- rir H sauver un innocent : je n'insinue point (ju'il y ait des cou- pables.

Pour mettre plus d'ordre et de clarté dans mes preuves, je sub- diviserai, autant qu'il me sera possible, les assertions que l'on vient de lire.

Je commencerai par démontrer :

1" Qu'il a été allégué contre Wilfrid Regnauit, pendant et dans l'instruction, des faits étrangers au crime dont il était accusé ;

'2° Que ces faits, renfermés dans des notes transmises par la police, et revêtues ainsi d'une apparence oflicielle, ont été cités à l'appui des charges ;

Qu'ils étaieut destinés, de l'aveu de ceux qui les communi- quaient aux jurés et aux juges, à influer sur le jugement ;

Qu'il n'a pas été permis au défenseur de Regnauit de les réfuter.

Ces quatre premiers points seront prouvés sans peine par un simple exposé des faits.

1

'lO? l.KTTRK A .M. OlJlI.l.uX-IfARndT

Un assassinai avait été commis dans le village d'Amfreville, le 1" de mars [1817]; Wilfrid Regnault fut arrêté le 3, l'on ne con- çoit guère par quel motif; cardans le résumé de l'information, M. le procureur du roi à Louviers, dit que jusqu'à la déposition du seul témoin à charge (qui n'a paru que le 10 avril), les indices ne présentaient qu'une preuve d'induction assez délicate (il n'ex- plique pas quelle était cette preuve d'induction); que, jusqu'à cette déposition, Toi fluai/ été obligé de s'occuper de circonstances devenues indifférentes (ce qui ferait croire qu'elles étaient étran- gères à Regnault), et qu'on avait eu des soupçons contre d'autres, soupçons qu'on avait aba)idonnés (comme s'il dépendait des magis- trats d'abandonner des jàoupçons sans les éclaircir). Enfin Regnault fut arrêté. Le '^1 mars, le procureur <lu roi, dont je viens de parler, écrivit à M. le ministre d'Ktat, préfet de police, pour avoir sur Regnault des renseignements. Le 7 avril, le minis- tre lui répondit en ces termes :

Paris, le 7nviiil817.

« Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m'avez adressée le )) 21 mars, pour m'inviter à vous transmettre des renseignements » sur un nommé Pierre-Wilfrid.Regnault, traduit devant vous i) comme prévenu d'un vol avec effraction el d'assassinat, et que )) l'on présume avoir été l'un des auteurs des massacres coni'niis y> dans les prisons de Paris, dam les journées des 2 et 3 se'ptembre » 17U2. S. E. le ministre de la police générale m'ayant aussi écrit » à ce sujet le 18 mars, j'ai fait alors compulser avec soin les dif- » férents registres tenus à ma préfecture, et je me suis assuré » qu'i^ n'existait aucune note contre cet individu.

» N'ayant pas en mon pouvoir la liste des auteurs des massa- T) cres des prisons, et présumant qu'elle pourrait exister dans les » archives du département de la Seine, j'y ai fait prendre des in- » formations : mais il ne s'y trouve que des procès-verbaux vagues w el informes, rédigés avec une telle obscurité, qu'ils n'ofl'rent w aucune trace de cet horrible assassinat, el qu'aucun d'eux n'y » est dénoncé, ainsi que j'en ai informé Son Excellence, par ma » réponse du "2ô du même mois. Goniine vous m'observez, Mon- » sieur, (jue le nommé Rciiiiaidl |)araît avoir tenu, à cette époque,

<i K r.K i'UtM;K< nK wii.i'ruK iikcnaih.t. iO;{

» une L)()uli(iiii' d'épicior ou do niai'ciiand (reaii-ile-vic, /^/t /■-(// » pirndre 'tussi des rcnseirjnemcnls dans ce quarlier. 11 eu résulte )) ([u'eflectivemeut, eu 170?, le nommé Reguault était étaMi é|)i- » cier, rue Lenoir, n" 1, et (fu'il a vendu son fonds à un sieur » Boussard, qui s'y est ruiné,. et est décédé, ainsi que sa femme; » qu'ensuite le sieur Regnault a été s'établir rue Saint-Victor; » qu'il y a mal fait ses affaires, par suite de son inconduile; qu'il a rpousèla fdle d'un dépulè à la Convention, et après avoir dissipé » ce qu'elle lui avait apporté en mariage, il a divorcé, et a fini par » faire banqueroute. Il paraît qu'il doit à plusiews. personnes, no- n lamment au sieur Dubosc, marchand épicier, rue Quincanipoi.r. » 7(" l, une sonune d'environ 6(30 fr. qu'il devait lui.payer en 18UG. - On ne se rappelle pas d'ailleurs qu'il ait lait partie des septem- » briseurs, et l'on ajoute ([u'on pourrait obtenir d'autres rensei- » gnements sur son compte à Neubourg, département de l'Eure, » il paraît s'être retiré alors, et demeure sa famille, notam- » ment un de ses frères, établi marchand de coton. Recevez, etc. )) Signé le ministre d'État, préfet de police. Pour Son Excellence, » et par son ordre, le secrétaire général, signé Fortis. »

D'après cette réponse du ministre d'État, préfet de police, M. \v procureur du roi, près le tribunal civil de Louviers, inséra dans une pièce rédigée par lui, le 12 mars * suivant, et intitulée : Ré- sumé de l'infornuilion et observations particulières^ le passage qu'un va lire : « Piegiiault, ancien épicier à Paris, âgé de cinquante-cinq » ans, est un homme froitl, taciturne, réfléchi, et vivant très- » retiré. 11 -a le. regard faux et sait composer son visage: il a » vécu vingt ans à Paris : il s'y est fait connaître par son incon » duilc. Voyez la lettre de M. le préfet de police. »

Dans l'acte d'accusation, dressé le 2 juillet, par M. le procu- reur du roi près la cour royale de Rouen, ce magistrat s'appuya de même de la lettre de M. le préfet de police, et non-seulement il invoqua l'autorité de cette lettre, comme l'avait fait son collè- gue de Louviers, mais il inséra dans cet acte d'accusation ceux di's faits que cette lettre contient, qui pouvaient présenter sous un jour odieux la moralité de l'accusé.

a L'intruction démontre bien, dit-il, quel est le caractère dt-

' Il laii! s;iMs ilmilf luv le \i mai. (F.. L.)

'l(l i l.lii'TRK A M. iUill.L(l.\-«Alîi;nl

>i \\ ilt'rid Re4>i)aiilt. Car des renseignements joints à l'iiistrucliuii » ont appris qu'il a résidé à Paris, rue Lenoir, faubourg Saint- » Antoine et ailleurs, qu'il y est resté vingt ans, et qu'en 1792, i> il y a mal fait ses affaires par suite de son inconduite ; qu'ayant » épousé la fille d'un député à la. Convention, il avait dissipé ce » qu'elle lui avoit apporté en mariage; que s' étant divorcé, il avait )) fait banqueroule. »

Ces faits, insérés de la sorte et dans l'acte d'accusation de M. le procureur du roi à Rouen, et dans les observations particulières de M. le procureur du roi à Louviers, étaient bien manifestement destinés à influer sur le jugement. Car ce même procureur du roi dit, en voyant ces observations, « que la famille du prévenu » ayant employé des manœuvres pour tâcher d'obscurcir les » preuves, il lui semble nécessaire de donner quelques éclaircis- » sements aux magistrats supérieurs qui auront à juger ce grand » crime. » Ces éclaircissements devaient donc influer sur le juge- ment de ces magistrats supérieurs. Ils avaient influé sur la dis- position des procureurs du roi eux-mêmes : car l'un d'eux, dans ses observations, conclut immédiatement du caractère connu de Regnault à sa culpabilité, et il appuie ce caractère de Regnault sur les faits rapportés dans la lettre de la police. Après avoir dé- crit la manière dont l'assassinat s'était commis l'on voit, dit-il, » par toutes les précautions qui sortent du corps du délit, com- » bien l'assassin était un homme rusé, prévoyant et consommé. » L'on va retrouver tout ce caractère dans le nommé Pierre Wil- » fri(i Regnault, aujourd'hui prévenu, etc. » C'est à la suite de cette indication et par une transition qui, comme on le voit, lie le crime imputé à Regnault avec sa vie antérieure, qu'après avoir observé que Regnault est taciturne et a le regard faux (singulière observation physionomique dans un magistrat), il raconte son inconduite, son mariage avec la lille d'un conventionnel, la dila- pidation de sa fortune, son divorce et sa banqueroute, et finit par inviter les magistrats supérieurs à consulter la lettre du ministre d'État, préfet de police. M. le procureur du roi près la cour royale de Rouen suit la même marche. « Regnault, dit-il, cher- » chait à éloigner les soupçons qu'il voyait bien planer sur lui- » même ; l'instruction démontre bien quel est le caractère de Wil- » frid Regnault, » et après avoir répété tous les faits contenus

si;n LK PRocKs DK wir.nut» ukcnaili. U)5

dans |;i K-tlro iniiiist»M'ioIlp : « telle esf. ajnute-t-il. la m'M-;ilil(' de » WilIVid Rep;nault. n

Instruit seulement par la lecture de l'acte d'accusation des in- culpations diri^'ées contre son caractère, et des laits étrangers au crime dont il »'^lait accusé, faits dont on arguait qu'il avait pu se rendre coupable d'ini pareil crime, Regnauit, par l'organe de son défenseur, voulut se jnstilicr devant les jurés. Son défenseur fut interrompu dans sa plaidoirie, parce que, lui dit-on, ta cour n'avait à prononcer que sur l'imputation de l'assassinat •.

Je pourrais faire ici quelques remarques sur cette interruption d'un défenseur qui sent le besoin de dissiper des préventions qui accablent son client. Je pourrais observer que lorsqu'il était cons- tant que ces préventions avaient pris naissance dans des pièces remises aux juges, attestées par des magistrats, et faisant par conséquent pièces au procès, il est bizarre qu'on ait repoussé la défense quand l'inculpation avait été reçue. Il serait utile peut- être d'examiner cet arrêt de la Cour de cassation, qui déclare, d'une part, que la remise aux jurés de renseignements écrits con- tre l'accusé n'est pas une violation directe du Gode, et de l'autre, que ces renseignements ne sont pas au nombre des pièces dont ce même Code ordonne la représentation à l'accusé; de sorte qu'un prévenu, comme l'exemple de Regnault le prouve, peut être inculpé, flétri, perdu dans l'esprit des jurés, sans qu'il puisse se justifier, ou même sans qu'il ait connaissance de l'inculpation.

Maintenant je me borne au fait de l'interruption du défenseur, et j'observe, que j'ai prouvé les quatre premiers points que j'ai affirmés.

Il a été allégué contre Wilfrid Regnault, pendant et dans l'instruction, des faits étrangers au crime pour lequel il avait été mis en jugement.

' M»<moire rn calomnie , p. 14. [Le [irésident a la direction des dét)als cl la police de l'audience, cela est pariiùtement juste; mais le droit de gêner ou de mor- celer la défense ne me paraît pas compris dans celte autorilé. Au civil, les ma- gistrats jugent le fond, inlerromi're l'avocat, c'est d"ordmaire lui donner gain de cause, tout au moins c'est le n;ettre dans la bonne voie; mais au criminel, le magis- trat qui interrompt n'est pas le juré qui juge; qui peut répondre que lorgi.ment dé- claré inutile pur le président n'eût pas convaincu le jury et sauvé l'accusé? L'abso- lue liberté de la défense (sauf le cas cette défense serait un délit) me semble le premier droit de l'accusé. On ne peut mettre en balance la vie ou l'honneur d'un liommeet l'ennui de quelques heures perdues. (E. L.

'tOP IKTTIU", A M. OltlLLOiN-BAKUOT

?" Ces lails Iraiismis piirla police, cl revêtus ainsi d'une appa renée oriieielle, ont été cités à l'appui des charges.

o" Ils étaient destinés, de l'aveu de ceux qui les communi- (]uaient aux jurés et aux juges, à influer sur leur décision.

Il n'a pas été permis au défenseur de Regnault de les réfuter.

.l'arrivé à présent à ma cinquième assertion qu'on ne trouvera pas la moins étonnante : tous ces [ails élaient faux.

Certes, il m'a fallu des preuves bien convaincantes pour me forcer à croire qu'une réponse officielle, signée par un minisire d'État, préfet de police, qu'avait consulté un procureur du Roi, dans wue cause d'assassinat et de vol, (juand chaque mot que ce miiiistic appuyait de sa signature, devait, au su de ce ministre, contiibiier, au moins, à décider de la vie d'un homme, renfer- mât six allégations toutes dénuées de fondement.

A Dieu ne plaise que j'inculpe l'intention de ce ministre! Etran- ger à l'accusé, séparé de lui par la distance du rang et de la for- tune, ne le connaissant point, n'en ayant, comme le prouve sa lettre même, jamais entendu parler, il n'a pu être entraîné par aucun motif de partialité, par aucune haine personnelle. J'aime à penser d'ailleurs qu'il est placé par son caractère Ijïen au-des- sus de pareils motifs.

Mais n'a-l-il pas, qu'il me soit permis de le lui dire, n'a-t-il pas chargé un peu légèrement le premier venu parmi ses employés, de recueillir dans un faubourg des renseignements rapides? N'a-t-il pas attaché, dans la circonstance oh l'infortuné Regnault se trouvait, trop peu d'importance à ces renseignements? Il les- a transmis sans les vérifier, la chose est certaine : car la fausseté de tous ces renseignements va être démontrée. Si le ministre eût daigné les examiner, il eût obtenu sans peine les preuves éviden- tes, irrécusables, que je vais produire. Hélas ! personne, peut- être, n'a le droit déjuger avec sévérité ce genre de négligence. Qui d'entre ceux que le hasard plaça dans la classe supérieure, n'aduicl pas facilement des bruits vagues, surtout contre des hommes obscurs, qui vivent dans une autre sphère, que leur carrière laborieuse et ignorée renferme dans un cercle étroit, que l'on ne rencontre jamais, et dont l'existence, sans qu'on se l'avoue, semble nioins précieuse, parce qu'elle n'attire ja lùiis les regards ! Ce sont eux pourtant ([u'il faudrait proléger. Les hommes connus

SIU I.K rilnCKS \)K WILI'MUn llh'Î.NAUl.T. '(07

nul (les -iiraiilics. On siiiMic pour eux ((uaiid ils sont .illa(|iirs ; on txpli<iue, on vt'i'ilio, on atténue les circonstances (|ui leur sont (l«'»la\orablcs. Mais il parait, et inalhcureusemenl il doit paraître si indidërent à un ministre «pi'un ancien épicier du taidiourj;; Saint-Antoine ait ou n'ait pas mal fait ses alVaires, (pi'il ail ou qu'il n'ait pas abandonné sa l'emme ; et, cependant, ces rumeurs confuses jettent sur le caractère de l'accusé des préventions ter- ribles: elles persuadent, à des juges trompés, qu'il est capable d'un crime. Étrangères à l'accusation, leur examen est exclu de la défense: l'imposture s'accrédite: l'autorité, la véracité du mi- nistre pèsent de tout leur poids sur l'infortuné : et son éclia- faud s'élève, et ia. tète va tomber. S'il est un homme en France qui doive frémir que Regnault ne périsse; s'il en est un ([iii, pour son propre repos, pour la tranquillité de toute sa vie future, doive solliciter la vie de ce condamné, comme une justice et comme un bienfait, c'est M. le ministre d'État, préfet de police. Qu'il relise la lettre qu'il a signée ; qu'il vérifie dans l'acte d'ac- cusation, dans le résumé, dans les observations particulières, l'im- pression produite par cette lettre fatale. Sans le connaître, je riionore assez pour être sûr que s'il le fallait, aux (l(';pens de sa place, aux dé[)ens dr sa fortune, il serait k; premier, le plus zélé, le plus infatigable des défenseurs de Wilfrid Regnaull. Car ces faits, que des renseignements tronq)Curs lui ont transmis, ces faits qui ont disposé les juges à voir dans l'accusé un liomme (]ui terminait par le crime une carrière marquée par le désordre et par l'inconcLuite, tous ces faits sont faux, je vais le prouver.

La lettre ministérielle ([uej'ai rapportée contientsix allégations.

Il est aflirmé, en premier lieu, que Regnault, durant son éta- blissement à Paris, avait mal l'ait ses affaires par suite de son iii- conduite; et un certiticat signé de dix citoyens, tous propriétaires, exerçant tous une profession ', quekpies-uns de la classe éclairée et instruite ^, d'autres, ayant été appelés par leurs fonctions à con-

Les sieurs Larcher, marchand de vins; Vincent, menuisier et pntitriél.iire; i'ierre Leconte, bouctier; Gabriel lienoit, mailre de pension; Nicolas André, cor- roycurjP.-M. Lepromi, bouclier; G. Guichenière, ébéniNtc; Jacipies Hubert, fri- pier; J.-M. Lcbon, c.\-commissaire de police; J.-F. Daudey, voiturier. .l'ai en main

l'e certificat. 2 G. Henoitj mailru de pension.

'jOS I.KTTHE A M. ODlLLON-UARnOT

naître de la conduite des individus soumis à leur surveillance '/at- testent que Wifrid Regnault à perdu une partie de sa fortune (et seulement une partie) par les événements de la révolution, et qu'il n'a renoncé à son commerce qu'après le décès de sa femme morte de maladie auprès de lui.

11 estdit, secondement, dans la lettre ministérielle, que Regnault a épousé la fille d'un député à la Convention nationale, Bt il s'est marié en 1787, cinq ans avant l'existence de la Convention'^ : il s'est marié à la fille d'un habitant de Vincennes, exerçant la même profession que lui, et dont son frère a épousé plus tard la seconde fille, et sa femme est morte le 22 fructidor an XI, c'est-à-dire huit ans après que la Convention n'existait plus ; elle est morte chez lui, sans que leurs liens fussent rompus, de sorte qu'il n'a pu, ni durant ni après la Convention, contracter de nouveaux liens 3.

La lettre ministérielle porte ensuite que Regnault a dissipé le bien de sa femme ; et, au contraire, tant qu'elle a vécu, il a conti- nué son commerce, et peu de temps avant qu'elle ne mourût, il lui avait fait donation par-devant notaire de son propre bien *.

La quatrième assertion contenue dans la lettre du ministre, c'est qu'après avoir dissipé le bien de sa femme, Regnault a divorcé; et sa femme est morte auprès de lui, dans son domicile, étant sa femme, après seize ans d'un mariage assez heureux pour qu'en mourant elle le constituât son héritier.

Cinquièmement. Les renseignements fournis au ministre annbn- çaientqueRegnaultavait fait banqueroute, et legreffier du tribunal de commerce dudépartementde la Seine certifie, en date du 20 août 1817, que Regnault n'a jamais cessé ses payements; il est cons- tant que, durant un commerce de trente années, il n'a pas été ap- pelé une fois en justice, ni cité une fois devant le juge de paix ^.

Enfin, suivant la sixième assertion de cette lettre inconcevable, RegnaïUt devait encore à plusieurs personnes; et, par une fatalité heureuse pour l'accusé, mais qui poursuit étrangement, jusque

' Lcbon, ex-commissaire de police.

2 J'ai en main l'exfrait du registre de la iiaroi-^sp de Vinrennos,dii 12 ft^vricr 1787.

' J'ai en main l'acte de décès de cette femme, extrait du registre de la douzième mairie, signé de Collette, maire, collationné par le secrétaire en chef de la mairie, et cerlilié par le président du la ijuiilnèiiie .scclioa du tribunal de pieuiicre insUince.

'' J'ai •'n main la donation passée par-'ievani nuiiic/. notaire ii Paris.

'' J'ai en main le certificat de ce grenier.

>l!ll I.K l'RdCÈS DE Wll IMtll) r.Kil.N Vl'l.r. (00

dans Ips plus petits détails, l'autour du rapport fait au iniuislre, le seul créancier indiqué dans ce rapjjort, comme n'ayant pu obtenir son remboursement, est un des signataires qui ont attesté la pro- bité et la moralité de Regnault. Ce citoyen est évidemment celui qui est désigné dans la lettre ministérielle. C'est le sieur Dubosc, épicier, rue Quincampoix, 1 '.

J'ajouterai que, parmi les signataires de toutes les pièces quidé- montreul la laussefi'- de res fatales allégations, se trouvent des hommes qui avaient connu Regnault depuis vingt années, qui avaient assisté à son mariage, de qui nulle particularité de sa vie n'était ignorée, et qui certilient l'avoir vu prohc^ humain, atta- ché à ses devoirs de lils, de frère, d'époux, de citoyen, s'étant, par exemple, acauitté sans interrupiion de son service dans la garde nationale, depuis son organisation jusqu'à son licencie- ment, et s'étant toujours, telles sont leurs expi'essions littérales, parfailement hien comporté.

Les faits étaient donc faux. Les inductions de la partie publique n'étaient pas fondées. Ce caractère odieux, (pii disposait le procu- reur du roi de Louviers à signaler Regnault comme capahlc de tout, on ne le retrouve point dans Regnault, comme ce magistrat l'af- firme *. Cette inconduilr qui expliquait le vol, et pour le vol l'as- sassinat, Regnault n'en élait point coupable. Le besoin de se pro- curer des fonds, d'une manière quelconque, sans se soucier peut-être de ses autres crénnciers (étrange affirmation dans la bourbe d'un organe de la justice, qui doit s'interdire les conjectures et ne rai- sonner que d'après les faits), ce besoin n'exis'ait pas. Jusqu'au moment où, sur de simples inductions, sur la déposition d'un seul témoin contredit, et par tous les autres et par lui-même, Re- gnault, déjà chargé de fers, et jeté dans un cachot, a été traité par MM. les procureurs du roi cl' homme froidement atroce, prévoyant, calcula^it, agissant de sang-froid ar ont et pendant le crime (quel lan- gage contre un accusé non convaincu ! quel langage dans un ré- sumé transmis secrètement à sesjuges!), jusqu'à ce moment, dis-je, Regnault avait été un citoyen irréprochable, un débiteur exact,

' J'ai en main cette attestation du sieur Dubosr.

^ Toutes les expressions en italique sont extrailis lillt'raleinenl de» oLsuvalions rie M le procureur du roi h Louviers, euvoyôes par lui au tril-'unnl, et mise? >ous l'.s veux (les jurés.

ilO LETTRE A M. ODILLON-BARr.OT

un coininerçant probe. Mais l'espion chargé i}c recueillir les faits a rassemblé à la liàtc, sans examen, sans discernenienl, sans re- chercher peut-être si c'était vraiment de Regnault qu'on lui parlait, les bruits vagues de tout un quartier : il s'est télicité de former un ensemble qui prouvât de combien de circonstances son adresse l'avait, informé; le ministre a signé sans lire ; et le misérable amour-propre d'un espion, et l'erreur d'un ministre ont flétri cinquante-cinq ans d'une vie sans tache.

J'ai prouvé ma cinquième assertion : l'on reconnaîtra qu'elle était importante. Tous les faits que la police avait énoncés, tous ces faits qui, suivant MM. les procureurs du roi de Rouen et Louviers, démontraient (jue Regnault avait commettre le crime, tous ces faitsrépétés avec tant d'affectation, commentés avant t;inî d'acharnement, tous ces faits étaient faux.

Mais ont-ils influé sur le jugement ? Regnault pourrait être innocent de tous ces faits, et l'évidence de son crime avoir frappé les jurés et les juges, indépendamment des souvenirs fâcheux qu'on avait fait plaher à tort sur sa vie passée.

Traitons ces questions séparément, et démontrons d'abord combien les bruits faux répandus ont influer, et combien en eflet ils ont influé sur la sentence.

- N'es't-ilpas manifeste, en premier lieu, que la lettre de M. le ministre d'État, préfet de police, a paraître une autorité irrésis- tible et commander une conflance implicite? Cette lettre, déve- loppée, étendue par deux procureurs du Roi, semblait un témoin irrécusable. Quel tribunal, quel juré pouvait soupçonner que, de six allégationscontenuesdans une lettre ministérielle, pasune seule n'était vraie ? Aussi l'on a vu comment MM. les procureurs du roi partent toujours de cette lettre poui' conclure, et renvoient toujours à cette lettre pour prouver. Quand ils trouvent dans les déposi- tions de quelque témoin un mot défavorable, et je dois ajouter qu'ils n'en rencontrent que bien rarement, et que ce sont eux, qui dans leur prévention, les appellent et les sollicitent : quand ils re- cueillent sur les relations privées dt; Regnault, liaprès des ouï- dire que celui-là môme qui les rapporte ne garantit pas, une cir- constance équivoque et que cependant ils affirment: quand ils sai- sissent au hasard une expression fâcheuse» attribuée sans preuves à une fcinme mécontente, qu'ils ne font point comparaître, ilsralta-

suit ir. rMioiîKs i)K wiLKuiit uk<;n\i;it. 'i 1 1

I lient aiissilùt CCS laiblos iiidicrs (s\ nirmc on pouf (iiialilirr iiin>i (les iiuiioiirs qui ne deviennent des indices (|ue ^'ràce à des cniu- hinaisons forcées et à des interprétations, laborieuses) à la ter- rible lettre du ministre.

Mais ce n'<'st pas tout. La prévention produite par ce ia|>p()rl dans l'esprit des magistrats, les a conduits plus loin, dette préven- tion les aempècliésde reconnaître rinnocencedcU(!t;nault, sur les <'har{;es mêmes dont le ministre l'avait justitié.

11 est évident que la lettre du ministre au procureur du roi à Louviers, n'était qu'une réponse. Ce procureur du roi avait écrit au ministre qu'on prcsumail que Regnaull clail l'un des auteurs des uiassancs commis dans 1rs prisoiis de Paris, les 2 et -i septembre. Le ministre avait déclaré qu'il n'existait sur ce fait horrible aucune présomption contre Regnault. Il avait déclaré plus encore, ./'«i/ht/ compulser, avec soin, avail-ildit, les diffûrcuts rc<jislres tenus à ma préfecture. Jemc suis assuré qu'il n'y existait aucune note contre cet individu.

Certes, lorsqu'à la police, <iui est consultée sur tout, et (chose que peut-être on refuserait de croire) est appelée, comme pu le voit, à déposer en quelque sorte en justice, à l'insu des accusés, lorsqu'à la police il n'existe contre un individu aucune note, il faut qu'il n'y ait pascontrt! lui un seul fait à citer. Les espions ne sont pas si discrets de leur nature. Ils vivent des renseignements qu'ils fournissent, faux ou vrais. Ils parlent souvent, quand ils n'ont rien à dire; et quand ils se taisent, c'est qu'ils n'ont pas trouvé, malgré tout leur zèle, un fil auquel rattacher leurs inven- tions.

Il est donc certain qu'avant la réponse du ministre, on avait affirmé que Regnault avait trempé dans les attentats du 2_ septembre. Le ministre atteste le contraire : il rapporte par eireur d'autres faits bien moins graves à la charge de IV^gnault: el le magistral auquel sa réponse est adressée s'empare de ces derniers faits, et passe sous silence la justification du prévenu sur l'accusation la plus horrible !

J'ai dit que je n'inculperais les intentions de personini^ et jie ni'inqiose de persister dans cette règle difficile ; mais ce ne sera pas, je pense, m'en écarter, que d'observer que ce silence du pro- cureur du roisur des soupçons aifreux qui étaient dissipés, laissant

il"? I.RTTUI' A M. ()DlLLU.N-li.>:!ltOT

planer ces soupçons sur l'accusé, en le clia'-neant d'inculpations nouvelles, avait, quelle que fût l'intention, l'effet inévitable de grossir la prévention et d'accréditer l'imputation fausse, en l'en- tourant d'imputations qui paraissaiont vraies.

Qu'on ne dise pas qu'en invitant les juges à consulter la lettre du ministre d'État, préfet de police, on leur faisait connaître, par même, la justification de Regnault.-Le soin qu'avaient pris MM, les deux procureurs du roi, de transcrire tout ce que cette lettre contenait de défavorable, semblait annoncer que tout ce qu'elle renfermait dimportant était transcrit, et dispensait ainsi lesjurés d'en consulter le texte. Singulier hasard que cette omis- sion de tout le bien et cette fidèle transcription de tout le mal ! Singulière abréviation que celle qui porte sur l'innocence, tandis que tout ce qui est aggravant est scrupuleusement cité ! Quoi ! vous saviez qu'on avait dirigé contre Regnault les imputations les plus atroces, vous ne pouviez ignorer que ces imputations parvien- draient jusqu'aux jurés; vous aviez donné l'exemple de leur ac- corder une confiance prématurée ; vous aviez cru, coraraeles jurés devront bietitôt le croire, que Regnaultétait l'un des égorgeurs de septembre; vous apprenez qu'il ne l'est pas et vous ne daignez pas le dire ! Vous recueillez à côté de sa justification sur un fait pareil de vagues anecdotes, vous les copiez textuellement, et vous ne consacrez pas une ligne à rendre hommage à la vérité qui s'est manifestée à vos yeux! Naviez-vous pas entendu retentir autour de vous, ne prévoyiez-vous pas qu'autour du tribunal retentiraient aussi ces mots calomnieux : Regnault est un septembriseur : Re- gnault est uu monstre couvert de sang : vous aviez en main la preuve de la calomnie, et ce que vous vous hâtez d'apprendre aux juges de Regnault, ce n'est point qu'il n'est pas un septembriseur, qu'il n'est pas un monstre couvert de sang, c'est qu'il parait qu'il a divorcé-, qu'il paraît qu'il a fait des dettes !

L'on ne peut, dans cett(». marche, méconnaître l'effet d'une pré- vention aveugle et obstinée : et bien heureux encore ceux que cette prévention absout d'un grand crime, si leurcon?rienceenettetne leur reproche que la prévention ! Maisenfin lessoupçonsaccumulés sur Regnau It ont pénétré dans le tribunal. Ceuxque le ministre avait cru dissiper se sont, grâce au silence des organes de la justic»-, fortifiés au contraire de ceux que dans son erreur le ministre avait

^ri; i.i. i'iM(;h> i>i; wiiiiim Hi.i.N \ii.r. il.i

lait iiaihi"; Pt c'est sous ces auspices que le procès s'est iiislmil ; c'est par ces jurés prévenus que l'arrêt de mort a été prononcé.

Gomment expliquer autrement, à moins de recourir à une solu- tion i)lus terrible; comment, dis-je, expliquer autrement tous les actes de cette procédure inouïe? Ne reconnait-onpas la prévention dans l'arrestation même de Regnaull?Nul indice ne le chargeait, et la voix publicpie accusait du meurtre un autre individu, que je ne me permettrais pas de désigner, si son innocence n'avait été constatée. Cependantquarante jours avant la seule dépositionqui l'inculpe, on arrête Regnault, et l'on prétend trouver matière à soupçon dans la circonstance mênje qui lejustilie. Un lui demande s'il n'a pas des billets souscrits à son prolit par l'iiomme dont la servante a été tuée; comme si avoir des billets d'un homme n'était pas une raison péremptoire de ne pas voler une faible partie de ce dont on doit recevoir le tout légitimement.

N'éclate-t-elle pas encore, cette prévention, dans les invectives qui remplissent tous les écrits des deux procureiu's du roi, dansles soins qu'ds mettent à présenter toutes les circonstances tavorables à Regnault, comme des précautions qu'il avait prises d'avance pour se préparer des moyens de défense'? A-t-il remis à un horloger une arme pour la faire arranger? C'était pour conslaler qu il sélail de- fait de ses armes avant le crime '^. S'il les eût conservées, on aurait dit qu'elles avaient lui servir à le commettre. Est-il resté à causer avec cet horloger, ce ^yu? ne lui arrivait jam/iis^ 2 C'était pour que sa présence fût mieux marquée. S'il l'avait quitté brus- quemment, ou s'il eût gardé le silence, on aurait vu dans ce départ , ou dans cette taciturnité la préoccupation d'un forfait. A-t-il dit (ce qui était vrai) qu'il devait toucher de l'argent, le 2 mars, de celui qu'on l'accuse d'avoir volé le 1''', c'êlail afin d'éloigner In pensée qu'il eût intérêt ou besoin d'y aller la veille ^ ? S'il l'avait tu, on eût affirmé qu'il voulait cacher ses relations avec le maître de sa victime. S'est-il montré devant la porte de sa mai-

' Toute cette critique est d'une parfaite justesse. Trop souvent l'accusation n'est qu'un plaidoyer, le niinistère public-ne voit qu'un côté des choses; il oublie qu'il est à la fois l'avocat de l'accusation et l'orijane impassible de la justice. O. qui est permis à la défense ne lui est pas toujours permis. (E. L.)

- Observations particulières de M. le procureur du roi de Louvier?, p. 10.

:' Ibid.

' liiid.

'll'l I.RÏTIŒ A M. iil)lLMlN-B.\r,l'.(i|

son? C'était poiw (ju'on renuirqudl pcui-rlre la manihrc dont ili-lail vêtuK Si on ne l'eût pas aperçu devant cette porte, on eût conclu qu'il était déjà dans le lieu l'attentat s'est exécuté. Des char- pentiers qui travaillaient dans sa cour pour leurcompte, attestent- ils qu'ils l'ont vu pendant presque toute la journée? Il les avait postés pour se fabriquer d'avance un système d'alibi^. Si ces charpentiers avaient déposé ne l'avoir pas vu, il eût été clair qu'il était déjà caché dans la maison du crime.

Je me lasse de réfuter ces absurdes interprétations, fruit du pré- jugé le plus aveugle. Ce qu'on trouve et ce qu'on ne retrouve pas sert également. Découvre-t-on au fond d'une mare, après trois jours de recherche (tant le lieu elle était enterrée était profond), une pierre entourée de linges l'on croit voir des taches de sang? C'est en vain qu'il est évident que nulle force humaine n'aurait pu faire pénétrer en un quart d'heure cette pierre aussi avant dans la va§e. C'eslavec ces linges que Begno/ult aura essuyé son arme homi- cide 3. Mais ne trouve-t-on point chez lui le sabre qui doit avoir été rinstfument du meurtre? C'est qu'il aura enterré ou enfoui cette arme ensanglantée *. Un habitant de la commune vient-il volon- tairement chez lui peu de moments après le crime qu'on lui im- pute? C'est çu'î7 le retient à causer ^, sans doute pour lui faire ou- blier l'heure. Se rend-il chez son frère? C'est» l'effet d'y cacher SCS vêlements ^. Le public s'étonnera-t-il, dis-je, de le voir inter- roger par le juge de paix ? (Pest de son entrée dans le lieu de l'assas- xinai que h public est étonné '. Enfin , au moment de son arrestation, au moment plus solennel encore de 'sa confrontation avec son accusateur, ses traits ne changent-ils pas? C'est qu'il sait montrer du calme et de la tranquillité^ ; c'est qu'il est un homme froidement atroce^ prévoyant, calculant, agissant de sang-froid avant et pendant le crime, et qui, après le crime, ne se démerd pas'K

' observations particulières de M. le procureur du loi de Louvitis, p. 'J.

-' Ihid., p. 10

' Acte d'accusation de M. le [irocun-ui du roi de Rouen.

■^ Observations particulières de M. le procureur du rui lie l.ouvier^, p i.\

5 Ihid.. p. 12.

« Ihid.

' Ihid., p. 16. ' '

>* Ibid., p. 14.

y Ihid., |.. 1,:.

■'DU LE l'IinCKS ItK WII.KIlll) UEHNMI.T. 'il"»

Si l'on compare maintenant à ces sinistres t imimcnlains sur toutes les circonstances, quand il s'agit d'accabler Kegnaull. la la- veur dont les mêmes ma^islrals entonriMit \c. seul témoin à cliart;»', le zèle avec hMjuelils le rassurent (juaud il hésite, le remettent sui- la voie quand il se coupe, coiiciliiîiit ses contradictions, ([uaud elles sont trop palpables, complètent son témoi{j;nage quand il est trop insui'lisant, la prévention paraîtra encore bien plus évidente. « Ce témoin, dit M. le juge de p lix Brouard '. est iin homme » simple, facile à déconcerter, mais de mœurs et d'une conduite » irréprochables. » (Je n'ai pas le droit de révoquer en doute la moralité d'un inconnu : mais si l'on consulte les interrogatoires, on trouveia contre ce témoin irréprochable des accusations très- graves). « Il a besoin de toute la patience et de toute l'attention » des magistrats. Il faut lai inspirer de la confiance... Il raconte » bien le principal.... quoiipi'il y ait des contradictions dans ce )) qu'il dit des personnes..., et qu'il confonde les temps et les » licux"^. » Léger inconvénient pour un témoin qui doit déposer sur un alibi, et quand la possibilité physique du crime dépend de la diilerence d'une demi-heure !

En ett'et, il se trompe, ce témoin distingué par sa simplesse et sa bonlioinie ^; ce paysan, simple et vrai *, dont l'expression est nah:c autant que sincère ^ Il indique des personnes auxquelles il a parlé ; elles le démentent : d'autres qu'il a rencontrées sur diverses routes, elles déclarent ne l'avoir pas vu ; d'autres encore qui ont entendu tel ou tel propos suspect ou atroce de Willïid Regnault^ : elles attestent que la chose est lausse. Mais c'est que, lors de la pre- mière déposition, il n'a pas bien saisi les interpellations qui lui ont clé faites''; et vraiment il les saisit mieux ^ à la deuxième, car il lait une déclaration toute difterente. Ceux à qui il disait avoir

' Lettre de M. le juge de paix Brouavd à M. le piocureur du roibeiaroy, à Lmi- viers, du 19 avril 1817.

- Observations de M. le procureur du roi Deiafoy, .sur les principaux téuioins, p. 15.

•' Acte d'accusation de M. le procureur du roi, à Kouen.

* Acte d'accusation.

■' Acte d'accusation.

^ V. les dépositions de Loisel, de Levieux, de Montice, de LepaiJe et de DabieL

' Observations particulières de M. le procureur du roi de Louvicrs, p. 18.

** Expressions de M. le procureur du roi dans ses observations particulières; 1>, 18.

I.KITKK V M. n|tlM.t)\-l;M(Uiil

parlé sur un grand clieniin. il dit seuleineul qu'ils étaient dans leurs masures. Et, en eflét, l'un d'eux a appris qu'il avait passé dans sa masure, et M. le procureur du roi appelle cela confirmer l'explication^- Il a confondu une confidence faite à l'un avec une confidence faite à l'autre-. Des témoins qui le contredisent, les uns sont suspects d'un peu de complaisance^, les autres ont peut- être été subornés *. L'un d'eux est le débiteur de François Re- gnault, frère de WiltVid, et a pu être gagné ^.

Les dépositions mêmes de ce témoin si véridique, un malheu- reux hasard fait qu'on les dénature et qu'on les tronque sans le vouloir, sans doute, et par un oubli qui est singulier, car on avait insisté sur l'attention et sur la patience nécessaires pour l'écouter.

Déclare-t-il que Regnault était armé d'une espèce de lame en forme de sabie, de la longueur d'un pied et demi ^? M. le procu- reur du roi, dans ses observations particulières, oublie ces mots, en forme de sabre; il ajoute : c'était probablement un couteau d'épi-

cier

7

Mais ces démentis donnés à un seul témoin par tous les autres déposants, ces démentis donnés à ce témoin par lui-même, ces contradictions innombrables, palliées par d'autres contradictions non moins évidentes, portent sur des circonstances très-éloignées et indépendantes des faits constitutifs du, crime, et peuvent même être séparées de la preuve complète de ce crime ^.

Quoi 1 ces contradictions, ces démentis, ces incohérences qui inculpent nécessairement ou la véracité ou l'intelligence du té- moin unique, peuvent être séparées de la preuve complète du crime, (juand la véracité de ce témoin est, je ne dirai pas la seule preuve, mais la seule base sur laquelle on appuie la culpa- bilité de Regnault 1

Ce n'est pas tout : nous allons voir la prévention se déployer

' Observations (larticulières de M. le procureur du roi de Louviers, \i. 19. - Observations particulières, |). 19. •' Ibid., p. 19. * Ibid., p. 19. i Ibid ,p. 19.

•^ Voyez l'interrogatoire dans l'extrait des minutes déposées au {^'reffe de la cour d'assises du départem.'nt de l'Eure, p. 177. ' Observations particulières de M. le piocincui ihi loi à Louviers, p. \>. » Ibid.. p. l'.i

sua l.K l'IUtCKS ItK Wil.KIlin UKiiNAL'LT. -i 1 7

plus violente ciicorei Le .5 mars, le buileiideniuiii île l'assassinat, le sieur Diard, chirurgien, avait constaté l'état du cadavre de la iemnie assassinée ; il avait constaté des blessures en l'orme de T, et des blessures en l'orme d'équerre. Il avait reconnu (le procès- verbal le porte), que ces blessures avaient été faites par le moyen d'un tranchant, tel qu'une serpe ou une hachette ' lîegnaull, ce- pendant, avait été vu, par le témoin uniciue, armé tl'une lame en forme de sabre. Une lame pareille n'avait pu faire de telles bles- sures ; on avait négligé cet indice dans le jugement contre Re- gnault ; on s'en aperçoit dans le procès en faux témoignage. Qu'ar- rive-t-il? Le 19 novembre, le sieur Diard déclare qu'il 7i'a pa.v reconnu ce que contient le procès-verbal signé par lui, et que les blessures n'avaient pu être faites que par un instrument tranchant plus léger ([\i' une iei'])e 0[i qu'une hachette; mais (lisez ces mots avec attention, ils le méritent) que, comme on soupçonnait en ce moment que le crime avait été commis par un nommé Dupuis^ qui s'en est ensuite lavé ; qu'on publiait qu'il s'était servi de sa hachette pour le consommer : on consigna contre mon opinion, clans le procès- verbal QUE JE SIGNAI sans l'avoir réiigé, que les blessures trou- vées sur la lèlc de la femme Jouvin ava;ienl été faites avec une serpe ou une hachette ^.

Encore une fois, je n'inculpe personne, et je m'interdis toute réflexion sur cette déposition double du même homme. iMais, ce- pendant, si, quand on soupçonnait de l'assassinat un malheureux qui devait plutôt avoir une hachette ou une serpe qu'un sabre, le sieur Diard signait, contre son opinion, que lesJ)lessures n'avaient pu être faites que par une hachette ou par une serpe : ce sieur Diard est-il bien croyable, quand aujourd'hui qu'on impute ce crime à Regnault, il signe que ces blessures ont été faites avec un instrument plus léger? Lorsqu'il signait le contraire, contre son opinion, .c'était, il le dit lui-même, parce que le soupçon pesait sur Dupuis. Il contribuait donc, contre son opinion, à charger Dupuis de crime : et si ce Dupuis n'avait, par un hasard favorable, mais qui pouvait facilement lui échapper, constaté de son alibi,

' Extrait des minutes déposées au grelTe de la cour d'ussises du département de l'Eure, p. 19.

'^ Extrait des minutes déposées au çreiïe du tiiijunal de première instance d'Évreux. p. iCb.

M. 27

llN I.KTTIIE A M. oDILI.MiN-liAlîRitr

il était traiiié peut être au supplice d'après k procès-verbal que le sieur Diard avait sigué contre son opinion. Je ne conteste point sa conviction actuelle ; mais quaud un homme a signé, contre son opinion, ce qui aggravait des soupçons contre un prévenu, je n'accorderais pas, je l'avoue, si j'étais juge, une grande confiance à la signature de cet homme contre un autre prévenu ; car je ne saurais jamais s'il signe aujourd'hui suivant ou contre son opinion.

Je m'aperçois, Monsieur, qu'en détaillant les preuves des pré- ventions déplorables qui ont aveuglé les jurés et les juges, j'ai an- ticipé sur ce qui, dans mon premier plan, devait former le sujet d'une autre lettre. J'ai montré comment toute la procédure a été conduite. J'ai néanmoins omis beaucoup de choses. Je n'ai point parlé de ces témoignages qui d'abord enveloppaient dans l'accu- sation une femme au service de Regnault. et qui n'a sa vie qu'à un alibi constaté en contradiction avec deux témoins, qu'on n'a ni poursuivis ni blâmés. Si je complétais le tableau de tout ce qui s'est dit, de tout ce qui s'est fait, de tout ce qui s'est toléré dans cette épouvantable affaire, ce tableau serait bien terrible. Je le ferais si mes assertions étaient révoquées en doute '.

J'ai indiqué aussi, Monsieur, quelques-unes des probabilités morales équivalentes à la certitude, et qui démontrent l'innocence de Regnault. Et, en effet, si l'on réfléchit qu'au moment il fut arrêté, aucun indice ne le chargeait, qu'il n'était pas le débiteur, mais le créancier de celui dont on prétend qu'il a assassiné la ser- vante pour commettre un vol dans son domicile; qu'il savait que cet individu, n'ayant pas assez de fonds pour le satisfaire, s'était rendu dans la ville voisine pour en rassembler ; qu'il aurait aii;si commis un meurtre pour enlever dans ce domicile une somme

' Je n'ai cei>endant point renoncé à la publication de celte seconde lettre, mais rorame elle traitera du fond de l'affaire, qu'elle exigera l'examen détaillé de trente- neuf témoins dans le premier procès, et de cinquante-deux dans le procès en faux lemuiguage, qu'elle nécessitera un plan liguic des lieux, et qu'enfin le tribunal qui doit prononcer incessamment n'a point à exiiminer le fond, mais la violation des formes : j'ai me borner dans cette lettre-ci à la preuve de ces violations, et delà conduite de la partie publique dans cet horrible procès. Si, comme je ie pense, j'ai répandu sur ces deux objets une évidence incontestable, le lecteur recevra, j'espère, l'engagement que je contracte d'entourer de la même cvideuee l'innocence de Re- gnault. (Cette seconde lettre a paru en effet et a emporté une commutation de peine pour W. Regnault. V. inf. p. 4'i3, appendice, notel. (E. L.)

suit I.K l'RiiDKS 1)K \\ii.i-iini Kl'.CWri T | | !)

(|iril (Ii'Viiil siipposor lie j»as s'y Iniiivci'. cl une sdiniiic i|u;(lif lois moins forte que celle qu'il devait recevoir le lenileinaiu : si l'on réfléchit encore que son alibi est prouvé par de nombreux té- moins qui ne l'ont perdu de vue (ju'environ trois quarts d'heure, parce qu'il est rentré chez lui devant eux ; qu'ils ne sont contre- dits que par un seul, qui est démenti lui-même par tous ceux qu'il cite ; que les deux procureurs du roi reconnaissent qu'il se trompe, c'ost-à-diie quM varie sur les personnes, les temps et les lieux ; cl (jiic, d'après sa déposition, il eût fallu que Wilfrid Hegnault, en moins de trois quarts d'heure, se rendît au lieu de l'assassinat, trouvât précisément dans le cellier la femme qu'il voulait assassi- ner, luttAt contre cette femme qui a se défendre, achevât le meurtre par une opération assez lente, celle de la strangulation, enfonçât dans une mai-e les linges avec lesquels il avait essuyé son sabre, parcourût la maison, forçât les secrétaires, changeât quatre fois de vêtements, cachât ses habits, enterrât ses armes, revînt couvert de sang, et se retrouvât, au plus trois quarts d'heure après, jouant dans sa maison avec l'enfant de son frère, et tout cela pour enlever, le i" mars, le quart de ce qu'on devait lui payer le 2, l'absurdité de cette hypothèse, ou plutôt de cette accumula- tion d'impossibilités matérielles, révolte l'esprit et confond l'in- telligence.

Les preuves de la prévention des magistrats sont irrécusables. Cf'tte prévention les a égarés dans tout le procès. Elle a précipité Regnault dans les fers ; elle l'a poursuivi dans son cachot ; elle l'a suivi devant les jurés. Toutes les accusations calomnieuses ont été répétées, envoyées à domicile, jetées jusque sur les bancs du tribunal. Un juré récusé s'est écrié que RegnauU s entendait en récusations, mais qiiil n'échapperait pus, parce qu'il était un sep- tembriseur. Ainsi les imputations mêmes qu'avait réfutées le mi- nistre dont les erreurs avaient été si funestes, se sont réveillées à linstant fatal. Elles ont été aggravées, amplifiées. RegnauU a été peint comme un satellite de Fouquier-Tainville, comme un agent du maximum, comme un spoliateur'. Cette prévention impla- cable et acharnée n'a pas été désarmée par l'arrêt de iiTort. Eile a

' Y. l'art, du Journal des Débals, du 7 septembre, qui n étail ([ue la copie des libelles manuscrits distribués lors du jugement.

4"20 LETTRE 'A M. nUILI.nN-RARRnT

foulé aux pieds le malheureux qu'elle avait poussé jusqu'à l'écha- iaud. Toute la France connaît ce procès en calomnie '... Je m'impose de n'en pas parler. On a dit que la cause de Wilfrid Hegnau't était une (juestion de parti. Ce n'en était point une; je ne croirai jamais qu'une classe ait voulu perdre cet infortuné. Nulle classe n'est intéressée à la violation de toutes les lois de l'humanité et de la justice. Non, il n'y a point en France deux classes ennemies, toujours prêtes à se déclarer. Non, la justice rendue à Regnault ne sera pas le triomphe d'un parti. Ce sera le triomphe d'un homme innocent, c'est-à-dire de tout ce qu'il y a de saint et de respec'ablesur la terre. Loin d'être un signal de discorde, cette époque deviendra plutôt celle d'une réunion du- rable, parce qu'elle sera sincère. Le ministère pubUc se dira qu'il ne doit pas se livrer contre un prévenu à des fureurs qui convien- nent à des ennemis, non à des magistrats. Il se dira que s'il y a du courage à tonner contre les perturbateurs de l'ordre public, lorsqu'ils sont redoutables, il y a le contraire du courage à insul- ter un accusé sans défense; et que, pour rappeler une comparai- son, dont j'ai entendu plus d'une fois étrangement abuser, si nous admirons Gicéron foudroyant Catilina dans le sénat de Rome, c'est que Catilina était en armes au milieu de ses complices; et qu'un prisonnier, conduit par des gendarmes, du seuil de son ca- chot jusqu'au tribunal, n'est point Catilina, mais un être qu'il faut ménager, parce qu'il peut être innocent, et plaindre, parce (ju'il est faible.

Les ministres sauront que, par un mot, sans le vouloir, ils dis- posent delà vie des hommes. Ceux d'entre eux surtout à qui l'on accorde le grave privilège de pénétrer dans les actions privées, sentiront que si, dans les circonstances ordinaires, ils s'imposent le secret sur ce qu'ils découvrent, quand ce secret divulgué n'au- rait, pour celui qu'il regarde, qu'un léger inconvient, ce n'est pas le moment de le révéler, quand un rapport inexact, une informa- tion fausse, peuvent faire tomber la tête d'un citoyen.

' C'est le. procès intenté par Wilfrid Regnauld contre une calomnie répandue contre ini après sa condamnation. Benjamin Constant publia à celte occasion une nouvelle brochure intitulée ; De l'appel en calomnie de M. le marquis de Blosse- ville contre Wilfrid Reynault. M. de Blosseville fut condamné. V. la Minerve, l, 11, p. 57'i. (E. L.;

SIU L1-; l'HuCliS DE WlLKRIl) (ŒGiN.VULT. l"?l

Il aura payé cher ces leçons données à la puissance, I inniK^nt qui, depuis onze mois, gémit dans les fers ; mais il houvera peut-ôtre quelque consolation à penser qu'il a rencontré parmi des inconnus, de la pitié pour sa souffrance et du zèle pour le servir.

Ja n'ajoute qu'un mot.

Forcé d'examiner en peu de temps, avec une attention scru- puleuse, un nombre infini de mémoires, de rapports, d'instruc- tions, d'informations, d'interrogatoires, de pièces de tout genre, et de rédiger à hi liâte le résultat de cet examen, je suis bien sûr de n'avoir pas affirmé le moindre fait qui ne soit prouvé. Je le suis moins d'avoir mis dans toutes mes paroles cette mc2^ra que je voudrais toujours observer. Ce n'est pas pour moi que ce doute m'inquiète ; mais je voudrais que d'autres ne s'en ressentissent pas. Personne ne m'a sollicité d'embrasser la défense deRegnault. Je ne le connais ni lui ni sa famille. C'est à son insu que j'ai ras- semb'é toutes les pièces; c'est à son insu que j'écris. Tout ce que j'ai dit, j'en suis seul responsable : et l'inconvénient, s'il en exis- tait, ne doit peser que sur moi seul. J'ai l'honneur d'être, etc.

Bl.n'.iamin GorvsTANT.

APPENDICE

Encore un mol sur le, procès de Wilfrid îkgnaidt, ou Réflexions sur celte question : «.L'examen public des actes de l'aulorité judiciaire est-il contraire à l'esprit de la Churle, et blesse-l-il le respect aux tribunaux et à leurs sentences ? »

Il y a quelque temps qu'un journal inséra dans je ne sais quel article une plaisanterie contre moi, à l'occasion de l'infortuné WiltVid Regnanlt. Cette plaisanterie était assez déplacée, non pas en ce qui me regardait; tout journaliste est libre d'attaquer un écrivain, sauf à en répondi'e. L'on ne m'accusera pas de m'étre tort occupé jusqu'ici des critiques qu'on a trouvé bon de diriger contre mes écrits. Je suis même charmé que la bienveillance que le public m'a quelquefois témoignée, aide une certaine classe rie littérateurs à vivre, en faisant hausser la valeur vénale de cette denrée ; mais il y avait quelque chose de peu convenable à cher- cher un sujet de gaieté dans une alfaire qui se rapporte à un mal- heureux, contre l'innocence duquel on n'ose plus rien alléguer, et qui cependant est depuis un an dans les cachots, et voit la hache

' La lettre k M. Oïlillou Barrot fut suivie d'une seconde, intitulée '^' lettre à M. Odiliun-Barrot, acucat en la Cuur de cassation, par M. Benjamin Constant, aur le procès de Wilfrid Regnault, condamné à mort. Avec un plan fi'juré du lieu s'est commis l'assassinat. Paris, 1818. C'tst un in de 91 pages, suivi d'une supplique au roi, ou demande en grâce, signée pir M. Odillon-Banot. Nous ne donnons pas cette loitre, Beiij.\min Constant di^jcute en avociii liabile tons les faits de l'accusation. Cette discussion serait aujourd'hui sans intérél. Il n'en e-t pas de même de la pièce suivante, publiée par la Minerve. Tome l*'", p. 261 et suiv. La quesUitn qui y est traitée est d'un intérêt général, et n'a rien perdu de son actua- lité. (Ë. L.)

4"?4 APPENDICE.

suspendue sur sa tête depuis neuf mois, he Journal du Commerce a bien voulu prendre ma défense à mon insu, et sa réponse a donné lieu à un second article, plus long et plus grave, qui a paru avant-hier dans le journal agresseur. Gomme cet article tend à établir que l'intérêt de la société et la considération des tribu- naux exigent que les sentences de ceux-ci ne soient pas contes- tées, même quand elles portent l'empreinte de l'injustice ou de l'erreur, et comme cet axiome aurait pour l'homme dont j'ai em- brassé la cause les conséquences les plus déplorables, je me dé- termine à examiner ce système, et à relever diverses assertions qui me fourniront l'occasion d'exprimer plus d'une vérité utile, que tout le monde pense et que personne n'énonce ; c'est mon rôle depuis assez longtemps. Si j'obtiens parfois quelque appro - bation, ce n'est pas que je dise des choses très-neuves, c'est qu'on me sait gré de professer tout haut ce que chacun se disait tout bas. Je ne préluderai donc point comme le journaliste, dans un discret préambule, par annoncer que la nature du sujet ne me permet pas de donner à mes réflexions toute l'étendue et toute la force dont elles sont susceptibles. Je me livrerai au contraire sans réserve, bien qu'avec calme, aux considérations que me suggé- rera la nature du sujet.

Pour faciliter mon examen, et me dispenser du soin de cher- cher un ordre méthodique, je vais copier le texte des observations que je réfute, et je placerai la réfutation à la suite de chaque pa- ragraphe de ce texte.

« Depuis quelque temps un parti, qui, au moindre souv.nir que » nous laissions échapper, nous accusait d'entretenir les haines et » les divisions, s'attache lui-même à réveiller des souvenirs plus » récents, et par conséquent plus propres à aigrir les cœurs : il a » commencé par exagérer quelques excès partiels, commis dans » des réactions populaires, que nous n'avons jamais ni dissimu- » lés ni justifiés, mais que nous avons montrés sous leur véritable » jour : 11 a ensuite attaqué les jugements rendus par des tribu- » naux légalement institués, contre des chefs d'attroupements, » dont on s'est efforcé de déguiser le but et les intentions coupa- » blés : enfin il a cherché à flétrir les cours d'assises et les jurés. » Que deviendra la société avec un tel système? q'jelle protection » lui restera-t-il, ainsi qu'aux individus? »

APPENiur.E 425

Ne ftirail-on pas que les gens qui se plaignent ainsi n'ont fait depuis quatre ans que laisser échapper modestement, et comme malgré eux, quelques souvenirs? Veut-oîi savoir quels souvenirs ils laissaient échapper? Ils faisaient insérer dans les journaux an- glais la liste des hommes qu'il fallait pendre à Paris; puis ils réimprimaient dans leurs journaux de France tels noms de ces listes qu'ils honoraient d'une haine spéciale. J'ai ce numéro de leurs journaux. Quand les étrangers mettaient à mort, suivant les rigueurs de la guerre, ceux de nos malheureux paysans qu'ils trouvaient avec des armes, savez-vous comment ces gens ren- daient compte d'un événement qui devait remplir au moins de douleur tous les cœurs français? « Lorsqu'on rencontre des pay- y> sans armés, disaient-ils, on met à leur col l'ordre de mérite des ■n bandits, et on les accroche au premier arbre. » J'ai ce numéro de leurs journaux. C'est avec ces phrases et d'autres pareils qu'ils ont excité, attisé, provoqué ces réactions, qu'ils nomment popu- laires, je ne sais pourquoi, à moins qu'ils n'appellent populaires les crimes qu'on commet contre le peuple. « Ils n'ont, disent-ils, 1) jamais dissimulé ni pallié ces réactions. » Veut-on voirconiment ils en parlaient au jour de leur triomphe? Voici le conïmence- ment de leur article sur les massacres de Nîmes: «Depuis quelques » jours, les bonapartistes affectaient une joie maligne, n J'ai ce numéro de leurs journaux, et je me souviens qu'en le lisant je le crus parodié d'un article du PèreDuchêne, après le 2 septembre, commençant par ces mots : « Les ennemis du peuple affectaient )) depuis longtemps un orgueil liberticide. » Ils crient «qu'on ré- » veille des souvenirs pldfs récents. » Est-ce notre faute si ces sou- venirs sont plus récents? Est-ce notre faute si les hommes de 1793 ont eu des imitateurs?Est-ce notre faute si, après l'expérience des maux que versent sur un pays l'oubli des formes et le mépris de tous les principes de l'humanité, une faction a violé les formes et foulé aux pieds les principes de l'humanité? Il ne faut pas faire ce dont on est si fâché que le souvenir reste, et, comme le disait M. de Chateaubriand dans une autre occasion, le monde n'a pas donné sa parole de se taire. Ces gens parlent précisément aujourd'hui comme parlait un autre parti après le règne de la Terreur. A chaque injustice qu'on voulait réparer : « jetons un voile (disait-il) sur les erreurs des patriotes. Ne rappelons pas

4"26 APPENDICE.

(les excès partiels ; » et, eu conséquence, on laissait des portions d'autorité entre les mains des auteurs de ces excès, et la liberté s'est pour longtemps perdue de la sorte, et toutes les causes qu'on défendrait de même se perdraient de même.

« Un parti (disent ces gens) attaque les jugements rendus par » des tribunaux légalement institués. » Quel est ce parti? M. Ca- mille Jordan est le premier qui ait parlé des faits auxquels on fait allusion. La France doit à ses paroles courageuses les instruc- tives découvertes qui l'éclaireront sur le passé, et qui, je l'es- père, la préserveront pour l'avenir. M. Camille Jordan * est-il un homme départi? Est-il un enfant perdu de la faction révolution- naire? M. le duc de Raguse est-il un chef ou un instrument dos bonapartistes 2?

« Aujourd'hui (continue-t-on) l'on flétrit les cours d'a'ssises et » les jurés. » les a-t-on flétris? Y a-t-il un mot, dans mes let- tres sur Wilfrid Regnault, qui tende à accuser la cour d'assises d'Évreux ? Je ne pouvais sans doute établir que celui qui était condamné n'était pas coupable, sans qu'il en résultât que le juge- ment reposait sur de graves erreurs. Mais je n'ai pas même énoncé formellement cette proposition. J'ai relevé le langage du minis- tère public contre un prévenu non encore accusé, contre un ac- cusé non encore convaincu. J'ai dit que ce langage portait l'em- preinte d'une prévention violente; mais ai-je inculpé les intentions de personne? Me suis-je seulement donné l'avantage de faire imprimer l'acte d'accusation, les observations particulières, le ré- quisitoire, dans le procès en faux témoignage. J'ai toutes ces piè- ces. Si j'avais voulu agiter l'opinion, me livrer à une satire amère, échauffer les esprits disposés au blâme, et les âmes susceptibles d'une généreuse indignation, je n'avais qu'à publier ces pièces sans commentaire. Qu'ai-je dit contre les jurés? pas une syllabe. Ai-je parlé de leurs qualités et de leurs titres? Ai-je relevé les neuf récusations, dont huit portaient sur des fabricants, récusa-

Discours snr les troubles de Lyon, séance du "22 avril 1818: et Compte rei^du de la session de 1817, adressé à ses commettants par Camille Jordan. Œ. L.)

^ Le duc de Raguse avait été envoyé à Lyon en 1817, à la suite des troubles du 8 juin. V. a ce sujet deux articles publiés par B. Constant dans la Minerve, t. II, I». ÎOQ et 265, h l'occafion du Compte rrndu des érê,v,ements qui se sont passés à Lyon, par M. C. Senneville. (E. L.)

APPli.NUici:.

tions d'autant plus étranges que ces fabricants, loin de chercher H se dispenser des i'onctions de juré, réclamaient contre une ex- clusion qui leur semblait une défaveur? Est-ce ma faute à moi si (^dDS le Jura il y a eu aussi neuf récusations du même genre? Dire ce ijui est n'est pas l'aggraver, et il faut s'abstenir des choses qu'on craint de voir publiées.

« Sous lepointde vue moral (poursuit le journaliste) nous pour- » rions attaquer cette témérité coupable, qui, usurpant pour ainsi » dire les droits de lu Divinité, prétend sonder les consciences, et » y découvrir ce qui est caché à tous les yeux, excepté à ceux du » juge suprême. Dieu nous garde de voir jamais notre sort dépen- » dre de ces accusateurs imprudents, qui n'hésitent pas à croire au )' plus affreux des crimes, et qui ne trouvent rien dans leur cœur » (jui les avertisse de ta terreur qu'éprouve l'homme appelé à » prononcer sur la vie et la liberté de ses semblables! »

J'ignore si défendre un innocent est une témérité coupable. Je sais que si l'occasion s'en présentait mille fois, mille fois je serais cou})'able de cette témérité. Je ne croirais pas usurper les droits de la Divinité en plaidant pour l'iimocence : je croirais remphr le de- voir le plus saint de l'homme sur la terre, et, à l'heure de la mort, je regarderais cette action comme la seule qui put mériter l'indul- gence et la protection du ciel. Quant à l'accusation de méconnaître la terreur qu'on éprouve à prononcer sur la vie de ses semblables, je l'ai ressentie, cette terreur, quoique dans une position moins solennelle, en écrivant ma seconde lettre. Je craignais sans cesse, en détournant de Wilfrid Regnault des soupçons injustes, de faire planer ces soupçons sur d'autres. Mais n'y a-t-il pas aussi un fré- missement qui saisit notre âme à la vue d'un innocent condamné ; et, par ménagement pour ceux qui n'ont pas éprouvé de terreur en prononçant la sentence, faudra-t-il que nous devenions, en nous taisant, moins excusables qu'eux? Je dis moins excusables, car ils }Huvent alléguer l'erreur pour excuse, tandis que celui qui se tait, quand il sait un homme innocent, n'en a point poUr sa lâcheté. D'ailleurs ne peut-on pas craindre que cette terreur salutaire ne soit aifaiblie, dans un temps départi, parla disposition des hom- mes à considérer comme criminel quiconque ne professe parleurs opinions? Quand (ous les ressentiments fermentent encore; quand (les prétentions vaincues se font des armes de toutes les fondions

428 APPENDICE.

qu'elles saisissent ; quand des intérêts de caste ont toutes les fu- reurs du désespoir, qui ne voit que ces intérêts, ces prétentions, ces ressentimeiUs, se glisseront souvent, à l'insu même de ceux qu'ils dominent, jusque dans le sanctuaire des lois, et ne verront dans les accusés que des ennemis, dans les accusateurs que des auxiliaires, dans les formes de la justice que des manœuvres pres- que militaires, dans lesjugeraents qu'une victoire sur les rebelles qui osent résister? C'est aujourd'hui plus que jamais que les for- mes doivent être respectées. C'est aujourd'hui plus que. jamais que tout Français a droit de s'enquérir si on les observe, si toutes les vraisemblances ont été pesées, tous les moyens de défense ap- préciés à leur juste valeur. Car aujourd'hui plus que jamais, au milieu de nos souvenirs, de nos irritations, de nos préjugés anciens et nouveaux, mille motifs se réunissent pour entraîner les hom- mes, sans qu'ils s'en doutent, hors de la ligne, devenue étroite et glissante, de la scrupuleuse équité.

« Avant la révolution (dit le journaliste) on commença encore » par se déchaîner contre la magistrature : on vit paraître dans » plusieurs affaires des factums adressés, comme aujourd hui, au » public, par des écrivains sans mission : je sais bien qu'on va me » parler d'humanité, et des Calas, et des Sirven, et du chevalier » Labarre : mais il n'en est pas moins vrai que cette manière de » demander la réparation des erreurs dont le jugement le plus » éclairé et la conscience la plus craintive ne garantissent pas tou- » jours les hommes, porta le plus funeste coup à l'ordre social et » prépara la désorganisation révolutionnaire. »

Vraiment ne les plaignez-vous pas, ces pauvres gens, à qui l'on va parler d'humanité, et des Calas, et des Sirven, et du chevalier Labarro? Épargnez-les : ne voyez-vous pas combien ce mot d'hu- manité les fatigue, combien ils sont importunés du nom des vic- times? Leurs oreilles délicates ne peuvent supporter que l'éloge des bourreaux.

Parlons sérieusement. L'ironie est déplacée quand il s'agit d'une théorie atroce. Il est faux que ce soit en réclamant pour un vieil- lard irréprochable, pour un enfant coupable, tout au plus d'une étourderie ', qu'on ait préparé la désorganisation révolutionnaire.

' Le chevalier La Bmre étnnt ivre avait insulté un crucifix île pierre; c'est pour

AI'l'KNDIt:K. il'9

Ci- lù'st [)t»iiit |Kir les réparutions ([ue les révolutions se piépariMit. C'est pai-robstination dans l'arbitraire, par la persistance dans l'i- niquité. Le sang innocentest un mauvaiscimentpour l'ordre social.

Et que veulent dire ces hommes avec leurs écrivains sans ynission ? Qu'diid je vois des malheureux prêts à être dévorés par un incendie, dois-je attendre l'arrivée de ceux qui ont mission d'éteindre le feu? L'exercice de la sympathie, de la justice, de la pitié, de cette protection mutuelle, de cette fraternité solidaire, lien de tous les innocents entre eux, a-t-il besoin d'une mission spéciale et faudva-t-il désormais, pour l'accomplissement de cha- que devoir, pour la pratique de cîiaque vertu, une patente de l'autorité?

Ces hommes eux-mêmes, de quelle mission sont - ils revôtus ? Depuis vingt-cinq ans ils prêchent la servitude, ils déchirent tout ce qui tient à la liberté, à la gloire de la France, aux droits des Français. Depuis quatre ans ils proclament et justifient les ven- geances. Ils se sont arrogé cette mission : qu'ils la remplissent, et qu'ils nous laissent vaquer à la nôtre.

« Encore faut-il dire qu'alors nous n'avions ni les jurés, ni la » publicité des débats, garantie non moins imposante contre les » erreurs ou les passions des juges, et plus propre peut-être h » soutenir le courage des accusés, en faisant diversion à la crainte » qu'inspire toujours plus ou moins la vue des hommes dont on » dépend pour la vie ou pour la mort. Nous n'avions pas non » plus cet esprit de parti si actif, si avide de tout ce qui sert à » l'exciter et à l'entretenir. Si les écrivains n'étaient pas exempts » d'arrière-pensées, il n'y avait encore dans le public rien ({ui » leur répondît. L'humanité seule s'intéressait au sort de ceux y> qu'ils représentaient comme victimes de la prévention. Tout est » changé aujourd'hui. Les formes les plus protectrices dirigent » les instructions criminelles, la publicité la plus solennelle pré- » side aux débats ; le jugement est prononcé par des hommes pris )? dans la classe la plus éclairée et la plus consciencieuse de la so- ft ciété : que prétend-on en cherchant à détruire la conliance que » méritent des garanties si bien calculées? Que nous donnera-t- » on à leur place, si L'on parvient à les décrier? Quelles modifi-

Lf tait, qui aujouid'tiui Ip mènerait en police ce rreclionnelle, qu'il lut roué. (E. L,

YM) Al'PRNKlCK.

» cations faudra-t-il qu'elles subissent pour l'aiio cesser les cla- » meurs des partis ? »

Ne dirait-on pas que c'est contre ces garanties que nous récla- mons, que c'est ta publicité des débats, les formes protectrices, l'institution des Jurés que nous entourons de déiiances? Mais quel est le but de la publicité des débats? N'est-ce pas que le public soit témoin du respect des juges pour les formes, de leur impartialité dans leurs jugements? S'il est défendu de s'en occuper, si cette publicité est restreinte au petit nombre de spectateurs admis dans une enceinte étroite, souvent avec des exclusions arbitraires, le but de cette publicité sera-t-il atteint '? La déférence pour les ju- gements est nécessaire ; l'examen n'est pas interdit. Légalement les juges et les jurés sont irresponsables. Moralement, tout homme est responsable de tout ce qu'il fait; aucune prescription, aucune ordonnance ne peut détruire cette responsabilité, supplément nécessaire des lois positives. Aucune fonction ne peut soustraire celui qui l'occupe à cette condition de tout être humain, et le pri- vilège des ténèbres ne saurait appartenir à aucune classe.

On vante les formes protectrices; mais, quand le ministère public condamne d'avance, invective, injurie les prévenus; quand des informations secrètes sont communiquées aux juges; quand des accusations terribles sont alléguées, et que les défenseurs n'ont pas le droit de les réfuter, que devient cette protection des formes^ Ce ne sont plus elles qui sont protectrices. Elles ont elles-mêmes besoin d'être protégées, et ne sauraient l'être que par la pu- blicité.

Est-ce attaquer l'institution des jurés que d'en invoquer le seul vrai principe ? On demande quelles modifications il faudrait pour mettre cette institution à l'abri des clameurs? Une modification bien simple, bien facile, bien courte, universellement réclamée, une modification qui délivre cette institution du joug que b.n im- posa Bonaparte, ( t qui ôte aux préfets le droit de choisir les jurés,

' (( Milord, vous jugez dans la solitude, disiiil-on un jour ù lord .Maiisliild. » « V(ius vous trompez, répondit-i! en montrant dans un coin deux ou trois reporters de journaux, toute l'Angleterre est qui m'écoule. » C'est en effet dans les jour- naux qu'est la vraie publicité et la vraie garantie. A cliaque procès civil ou criminel, le pays tout en'ier assiste et juge. Souffrez la publicité de l'audience, mais empêchez le compte rendu; votre prétendue publicité n'est plu? que le secret mitigé. (E. L.)

AI'l'KMiICK. '(."{l

(• est-à-diic di; dispose!' à leur gré de la vie de lou^ le-, accuses, tin changeant ces jurés en commissions, auxquelles les récusations du ministère public peuvent achever d'ôter tout caractère d'im- partialité et d'indépendance '.

La classe qui prononce les jugements est, dit-on, éclairée et consciencieuse. Je veux le croire ; mais une classe peut être en général éclairée, consciencieuse, et cependant ne pas être suffi- samment calme et impartiale, quand elle est aigrie par de lon- gues soutfances, dont les premières n'étaient pas méritées, et qui la portent à considérer comme des criminels tous ceux qui ont participé aux événements dont elle a souffert. Je suis plus d'avis que personne que tous les Français sont égaux : mais, pour que cette opinion salutaire s'établisse, il ne faut pas, avant qu'elle soit bien établie, donner à l'une des classes, que le souvenir des anciennes distinctions sépare encore, des juges tirés exclusive- ment de la classe qu'ils voient avec défiance. Certainement, aux yeux de la loi, il n'y a plus de conventionnels ni d'émigrés. Cer- tainement aussi, il y a eu dans la Convention des hommes irré- prochables : et cependant, si l'on donnait à un ancien émigré douze conventionnels pour jurés, il ne serait pas tranquille sur le jugement. Donner à des hommes du peuple, obscurs et sans défense, douze jurés remplis ou pouvant être remplis du senti- ment des offenses reçues, des privilèges abolis et des désordres causés par ce qu'ils appellent principes populaires, est dangereux, ne fût-ce que parce que la sévérité la plus légitime de leur part sera suspecte de passion et de vengeance ; et n'esl-il pas bizarre qu'un journaliste qui traite sans cesse l'égalité de chimère fu- neste, la réclame avec tant d'acharnenient quand elle ne sert qu'à prononcer des arrêts de mort?

« Sans doute, malgré toutes ces garanties, il est encore absolu- » ment possible qu'un innocent soit condamné, et il n'est pas un » homme appelé à remplir les fonctions de juré que le trouble » de son cœur n'avertisse qu'il n'est pas infaiUible. Sans doute, » tout citoyen qui a acquis la conviction d'une de ces erreurs si )) déplorables, mais heureusement si rares, remplit un devoir

' Sur celte réforme nécessaire et que nous allrndons encore, V. -u)» ! I, |> i12l et Miiv. (E. L.)

'l,'V? Al^PENOlCE.

» respectable et sacré lors(ju'il prend en main la défense de la » victime. Mais est-ce un moyen convenable que de porter pour » cela le trouble et l'effroi dans la société, de lancer des mani- » festes contre toutes les autorités administratives et judiciaires » d'un département, contre les jurés, contre les témoins ? C'est » dans le sein de la justice, c'est au pied du trône que l'huma- » nité gémit et dépose ses plaintes : c'est^ le pouvoir suprême » qu'elle invoque, qu'elle fatigue même s'il le faut : elle ne cher- » clie point l'appui de cette opinion factice que les pamphlets » font naître, de ces passions turbulentes qu'ils soulèvent '. »

Comment parvient-on au pied du trône? Comment pourvoit-on à ce que ks représentations les plus justes ne soient pas inter- ceptées? Comment perce-t-on l'enceinte impénétrable qui en- coure les monarques, souvent au détriment des monarques et des peuples? Qui ne sent que plus un innocent aura été opprimé, plus ses oppresseurs auront d'empressement, plus ils trouveront de moyens d'étouffer sa plainte ? Sans doute, un roi n'a jamais ni l'intérêt ni la volonté d'être injuste pour un homme obscur, qu'il ne connaît pas, qui n'a pu l'offenser, qui ne s'est jamais rencon- tré sur son passage. Ses ministres non plus n'ont point cet inté- rêt. Mais les ramifications de la hiérarchie sociale s'étendent au loin. Entre ceux qui ont commis l'erreur et les dépositaires de l'autorité, il y a nécessairement des relations constantes, des rap- ports habituels, des comnmnications faciles. Ils peuvent faire valoir des motifs de circonstance, peindre le désagrément qu'ils éprouveraient, la manière dont ils seraient compromis, l'espèce de défaveur qui suivrait l'erreur dévoilée. La pudeur modère ce qu'on publie : mais elle n'arrête pas ce qu'on dit dans l'embra- sure d'une fenêtre. On n'imprimerait pas que tel condamné ne peut revenir dans sa commune sans placer son persécuteur dans une position embarrassante; mais cela se dit, cela peut influer : la vie des hommes peut devenir l'objet d'une intrigue de coterie. La conservation de je ne sais quelle considération factice, dont je

' C'est toujours la même illusion. Dans un pays despotique, on s'adresse au prince; dans un pays libre, on s'adresse à l'opinion. En Turquie, c'est le sultan qui est la nation; en Angleterre, c'est la nation qui garde en ses mains le dernier res- sort et la véritable souveraineté. Partout le chef de l'État n'est que le manda- taire du pays, chaque citoyen a le droit d'en appeler à l'opinion. (E. L.)

ne saispoiir(|iuii aussi l'on suppose encore l'existeneo, peut ('tre opposée aux réclamations les plus sacrées.

Quelle ressource reste alors à l'infortuné sans nom, sans appui, dont le déshonneur ne compromet personne de connu, dont le supplice ne nuit à aucune co/?.sù/era/('o/i, n'obscurcit aucune splen- deur sociale? quelle ressource lui reste-t-il, dis-je, sinon la pu- blicité ? La publicité est l'unique défense de cette classe innom- brable, la plus importante de toutes par son utilité, mais qui est pour ainsi dire anonyme par sa multitude. Cette classe n'appro- che pas des grands. Elle n'est pas admise à leur parler à l'oreille. La publicité est son seul moyen de se faire entendre. Lui dispu- ter la publicité, c'est refuser à un plaideur la faculté d'informer ses juges. Et c'est pour cela (|ue nous réclamerons toujours la liberté de la presse, sans être rebutés par le sophisme, déso- rientés par l'astuce, étourdis par l'emphase ou détournés par le danger.

Mais « en ébruitant des erreurs pareilles, on jette l'effroi dans « la société.» Il est salutaire cet effroi qui naît de l'idée que peut-être un innocent va être frappé. Ne dirait-on pas que, pour que nos conversations fussent plus paisibles, cet innocent devrait présenter sa tète sans pousser un cri? Ce n'est pas une agitation vicieuse que celle que produit l'intérêt de l'humanité. Ce qui serait vicieux serait l'indifférence ; ce qui serait vicieux serait de prêcher les étiquettes quand il s'agit de Téchafaud pour un mal- heureux qui ne l'a pas mérité.

Et ici je dois le dire, et j'aime à le dire: grâce au ciel! cette indifférence n'existe pas. Malgré tous ces plaidoyers alambiqués, toutes ces péiiplirases recherchées pour établir, comme une partie de la civilité puérile et honnête, qu'il est indiscret de pro- téger l'opprimé et impoli de sauver l'innocence, j'ai vu partout le sentiment de ce-qui est bon, de ce qui est vrai, s'émouvoir et triompher. J'ai vu ce sentiment dominer dans le pouvoir et hors du pouvoir, chez de simples citoyens et chez des ministres. Les différences départi ont été suspendues; tous les esprits se sont réunis au nom de la justice et de la pitié.

Cette réflexion est consolante, et c'est par elle que je termine- rai ces observations. Je n'en ferai aucune sur les avertissements adressés à ceux qu'on nomme les inteiprMes de l'opinion. De ces II. 28

484 Al'I'KNDlCG.

avertissements, les uns portent à faux, les autres sont inutiles. Jamais en France l'opinion n'a demandé des proscriptions ou des injustices : sous tous nos gouvernements éphémères, elle s'est au contraire déclarée toujours pour les proscrits et pour les victimes. Ce n'est pas en vertu de l'opinion, c'est malgré elle que les cri- mes ont été commis. La preuve en est qu'il a fallu sans cesse payer les journaux pour qu'ils parlassent de ces attentats avec éloge, ou les asservir pour qu'ils n'en parlassent pas avec répro- bation. Mais ceux que l'opinion rejette doivent s'en venger en la calomniant.

Quant au sort dont le journalisme menace les organes de l'opi- nion nationale, croit-il leur apprendre quelque chose de nou- veau ? Dans tous les siècles, dans tous les pays, il y a toujours eu quelque inconvénient personnel à faire le bien. Mais si un innocent est sauvé, si une institution est améliorée, si une vérité nécessaire est rendue évidente, ceux qu'atteindront ces incon- vénients pourront se consoler. Il y a des gens qui font bon mar- ché des principes, parce qu'ils tiennent à leur personne ; il y en a d'autres qui font bon marché de leur personne, parce qu'ils tiennent aux principes. Ces derniers ont aujourd'hui de puissants motifs de consolation. Jamais correspondance plus intime et plus rapide ne fut établie entre une nation et les écrivains qui plai- dent sa cause. Les symptômes de cette sympathie salutaire écla- tent en tous lieux simultanément : et tout homme qui, de bonne foi, ose manifester une pensée généreuse, est sûr, à l'instant et partout, de conquérir l'assen liment et d'obtenir l'estime.

LETTRES

A M. CHARLES DURAND

AVOCAT ,

KN RÉPONSE AUX QIIKSTIONS CONTENUES DANS LA TROISIÈME l'ARTlIi DE SON OUVRAGE INTITULÉ

-UAnsciLLE, .xiME» lîT SES i:niviitu.-vs E.v 1815

TkXTRAIT m L.\ MINRRVF, FliAN(;M>^K. 1815.1

LETTRES

A M. CHARLES DURAND

AVOCAT,

EN RÉPONSE AUX QUESTIONS CONTENUES DANS LA TROISIÈME PARTIE DE SON OUVRAGE INTITULÉ

MARSEILLE; NIMES ET SES E.-VVIRONS EN 1815.

PREMIÈRE LETTRE'.

Monsieur,

J'ai été aussi surpris que flatté de la lettre que vous avez bien voulu m'adresser, et des questions sur lesquelles vous m'avez fait l'honneur de croire que mes réponses pourraient ne pas être sans utilité. Quelque difficiles que ces questions puissent être à ré- soudre, je dois m'efforcer de me montrer digne, au moins par l'intention, de la confiance que vous semblez m' accorder. Je re- grette qu'un accident douloureux ^, dont les suites se sont pro- longées plus que je ne croyais avoir à le craindre, ait apporté de si longs retards à mes remercîments et à ma réponse.

' Minerve française, t. 111, p. 49 et suiv. (E. L.)

2 B. Constant s'était cassé a jambe, et resta boiteux à la suite de cet accident. (E. L.)

-U?8 . LETTRKS

Sans avoir résidé dans le département du Gard, je n'ai rien négligé pour connaître avec précision tout ce qui s'est passé de- puis la révolution dans ce département, si malheureux par nos dissensions civiles. La persécution qui a réveillé la sympathie des protestants jusque chez les nations voisines a produire un effet plus puissant encore sur le cœur d'un protestant français dont les ancêtres ont été victimes du même esprit de fanatisme et d'in- tolérance.

J'espère toutefois que ma qualité de protestant ne me fera point tomber dans une partialité contraire au reste de mes opinions et de mes principes. Le protestantisme ne prescrit la haine d'au- cune religion; il enjoint, au contraire, le respect pour toutes les croyances. Ce n'est jamais qu'en s'écartant de ces maximes fon- damentales que les protestants ont imité d'autres sectes qui ont voulu faire prévaloir leurs doctrines par la force.

Sans doute, et tous les prolestants éclairés en gémissent, l'on peut citer quelques faits qui prouvent que les réformateurs n'ont pas toujours pratiqué leur théorie. Mais ces faits sont en bien petit nombre; et, quoique le supplice de Servet soit un crime exécrable, l'on aurait mauvaise grâce en opposant un exemple isolé, et une seule victime, à quatre siècles d'oppres- sion et à trente mille victimes périssant sur les bûchers de l'in- quisition.

Je voudrais pouvoir, en répondant aux questions que vous m'a- vez adressées, Monsieur, laisser de côté toutes les époques propres à réveiller de tristes souvenirs. Mais, obligé d'examiner, dès le commencement de mes recherches, s'il existe un moyen d'opérer une fusion entre les protestants et les catholiques, il faut bien que je dise quelques mots des faits qui ont causé leurs dissenti- ments, et des accusations qui les perpétuent. Je le dois d'autant plus, qu'ainsi que le lecteur le verra tout à l'heure, des écrits ré- cents ont reproduit ces accusations avec toutes les amplifications de la haine et toute la mauvaise foi du crime, empressé d'atta- quer, parce qu'il ne peut se défendre. Il est naturel de chercher une ressource dans la calomnie, quand la justification est déses- pérée.

Je renonce toutefois aux avantages du terrain sur lequel je pourrais me placer, en remontant aux premiers temps du protes-

\ M. CIIAlU.KS DUUANO. |30

taiitismo. Il est bion certain qu'alors les protestants nv, récla- maient que la liberté religieuse.

Leurs excès mêmes n'étaient ([uc des actes de résistance aux- quels les contraignait racliarnement de leurs ennemis. Leur désir d'acquérir de l'importance et du pouvoir dans l'Etat était justifié par le besoin de conquérir des garanties, et il n'est pas étonnant qu'ils tussent des sujets inquiets, et, si l'on veut, rebelles, quand François I''"" les faisait brûler, et que Charles IX les fnsillait. De- puis Henri IV, aucun reproche fondé ne peut être dirigé contre eux. Ils se sont affligés probablement de l'abjuration d'un prince (ju'ils avaient si fidèlement soutenu dans l'adversité. Cependant leurs chefs ne se sont point séparés de lui. Henri, devenu catho- lique, a trouvé parmi eux ses serviteurs les plus dévoués et les plus utiles'.

Leur lutte contre Richelieu n'a été qu'une légitime et naturelle défense, l'effet d'une prévoyance que l'événement n'a que trop justifiée. Ils savaient qu'en se laissant dépouiller de toutes leurs forces, ils perdaient toutes leurs sauvegardes. Le siège de la Ro- chelle était la préface de la révocation de l'édit de Nantes. ré- sistance même des protestants, à cette époque, doit être attribuée bien moins au protestantisme qu'aux habitudes du siècle dans lequel ils vivaient. Lorsqu'ils prenaient les armes pour demander des villes de sûreté, ils obéissaient, conmie l'observe très-juste- mentM. de Rhulières, à l'esprit général des temps, plus qu'à l'es- prit particulier de leur secte. Leur conduite sous Louis XIV a été plus irréprochable encore. C'est après soixante-dix ans d'une tranquillité que rien n'avait troublée, et d'une loyauté non démen- tie ; c'est après être restés étrangers à la crise orageuse de la Fronde, qu'ils ont vu l'arrêt de proscription prononcé contre eux. Cet arrêt même, ils l'ont supporté avec une résignation admi- rable. Bossuet, dont la superbe intolérance se repaissait de leurs désastres, Bossuet, qui a souillé sa gloire en exaltant les persécuteurs et ^en insultant aux victimes, Bossuet leur rend cet hommage dans l'éloge de leur bourreau le plus acharné.

' Les protestants, dit le cardinal d'Ossat, n'ont rien attenté, ni contre Henri IV, ni contre aucun des cinq rois, ses prédécesseurs, quelque boucherie que leurs majestés aient faite desdiis huguenots.

4'tO LETTRES

C'est dans l'oraison funèbre de Le Tellier qu'il atteste que (oultsl resté calme dans un si graticl mouvemenL

Quel mouvement, grand Dieu 1 que l'expulsion de cent mille pères de famille ! Quel mouvement que dix mille hommes expi- rant sur les écliafauds 1 Quel mouvement que le massacre d'in- nocents désarmés réunis pour priewDieu 1 Quel mouvement, en- fin, que les confiscations et les dragonnades !

Sous le régent, malgré les intrigues de l'Espagne, la fidélité des protestants a été inébranlable. Privés encore, durant le règne de Louis XV, des droits qui appartiennent à tous les hommes en société, quelles révoltes ont-ils excitées? Quelle vengeance ont-ils tenté d'exercer? Et cependant, sous Louis XV, ils étaient arrêtés, bannis, traînés aux galères ; leurs ministres étaient condamnés à mort, et l'exécution du dernier arrêt de ce genre remonte à la date bien récente du 18 février 1762. Rétablis, sous Louis XVI, dans quelques-unes des conditions de l'existence civile, on ne les a point vus murmurer de ce que la justice qu'on leur avait rendue était incomplète. Ils n'ont point profité de ce qu'ils obtenaient pour s'arroger davantage. Leur nombre ne s'est point accru, preuve évidente qu'ils n'étaient animés d'aucun esprit de prosé- lytisme. Jusqu'à la révolution, on ne peut citer un acte de sédition, un délit quelconque, commis par un protestant pour cause de protestantisme.

S'ils ont eu des torts, s'il ont mérité la haine des catholiques, c'est donc depuis la révolution; et, en effet, c'est des événements de cette époque que veulent s'appuyer tous les apologistes des at- tentats de 1815.

En 1790, disent-ils, les protestants ont ensanglanté leur vic- toire ; en 1793, ils ont partagé les excès d'une révolution désas- treuse ; sous Bonaparte, ils se sont emparés de toute l'autorité ; durant lesGent-Jours, ils ont profité d'un ascendant passager pour menacer et pour opprimer leurs adversaires.

Telles sont les accusations répétées depuis près de deux ans, tantôt dans les libelles anonymes, écrits ou commandés par les assassins mêmes, tantôt dans les mémoires prétendus justificatifs, destinés à pallier la connivence ou à excuser la lâcheté.

Ces accusations viennent d'être reproduites, comme je l'ai dit en commençant cette lettre, dans un pamphlet récent, tel qu'il

A M. CHARLES DUIU.ND.

A\

n'en a jamais paru, j'ose l'aflirmer, chez aucun peuple civilisé; tel que n'en ont jamais publié les révolutionnaires les plus fou- gueux ou les plus atroces. Dans ce pamphlet, on érige en priucipo les massacres populaires ; on réclame , pour quiconque se dit offensé, le droit de vengeance illégale que l'homme abdique par cela même qu'il entre en société ; enlin, l'on imprime que le meurtre ne fait que prévenir et remplacer la justice.

Ne me demandez pas, Monsieur, comment il arrive que, dans un moment certes la liberté de la presse est suffisamment sur- veillée, et les phrases les plus innocentes en apparence sont interprétées de manière à valoir à leurs auteurs de longues dé- tentions et d'énormes amendes, un tel pamphlet circule libre- ment sous les yeux du ministère public. Je ne suis pas chargé d'expliquer ce phénomène ; je raconte ce fait et je le prouve, laissant à MM. les avocats du roi le soin de nous faire concevoir comment un livre assassiner s'appelle remplacer la justice, et où, par conséquent, la classe peu éclairée trouve d'avance des apologies pour tous les désordres et des justifications pour tous les crimes, est moins dangereux que tel écrit l'on insinue qu'un préfet a commis quelque acte arbitraire, ou qu'un maire a dépassé son pouvoir * .

' \0\e7. V Impartial, en réfutation de l'écrit intitulé: Marseille, Nîmes et. ses environs en 1815; Nîmes, de rimprimerie de Gaudes fils, .le ne serais pas étonné si naes lecteurs refusaient de croire qu'à une époque les principes de l'humanité, de la justice et du respect pour les lois soWt adoptés par l'immense majorité d'une nation qui ne veut plus ni révolution ni despotisme, l'esprit de parti, ou plutôt l'ivresse du crime, ose professer des maximes que les assassins du 2 septembre au- raient à peine avouées. En conséquence, je vais appuyer de citations ce que j'ai affirmé. Mais je prends au hasard les phrases (jui se présentent, et j'avertis que j'en laisse de côté une foule d'autres oii le même esprit règne, et dont les expressions ne sont ni moins claires, ni moins subversives de toutes les bases de l'état social. (( Quelques victimes ont payé de leur sang le salaire à des forfaits trop nom- breux (p. 66). » Ainsi le salaire aux hommes prévenus d'un crime, ce n'est pas l'examen, ce ne sont pas les formes, ce n'est pas un jugement : c'est l'assassinat au coin des rues. « On sait, quoi qu'en dise'M. Durand, que (( les victimes, dont il se )) plaît à augmenter le nombre, avaient en grande panie mérité leur sort, et que )) la vengeance de quelques royalistes du Gard n'a fait au fond que remplacer et » prévenir la justice (p. 7). » Ainsi des hommes peuvent mériter d'être assassinés. C'est la justice remplacée que le meurtre, l'incendie et les tortures. Pourvu que ceux que l'on immole soient en grande partie coupables, peu importe que d'autres qui ne sont pas compris dans cette grande partie périssent de la sorte. Les roj/a- h'steisont sans reproche, et ils ont le droit de mas.sacrer sans distinction. « Lorsque,

Le pamphlet dont j'ai parlé est dirigé contre vous, Monsieur. Il est destiné à lé;;itinier toutes les horreurs commises à Nîmes. Pour y parvenir, l'auteur attribue aux protestants les premières violences qui ont souillé la révolution dans le Midi. Il y parle des mille viclimes cgorgées par eux en 1790, lorsqu'aueun parti n'avait encore souff'erL II évoque contre eux les ombres d'infor- tunés religieux qui ont péri dans un mouvement à jamais déplo- rable, mais dont j'indiquerai plus loin la cause et l'origine. Il veut soulever jusqu'aux pierres des édifices dévastés dans une émeute, pour détourner les regards du public d'autres ruines en- core fumantes et ensanglantées ; et après avoir peint les protes- tants, à cette époque, comme des assassins et des incendiaires, il

« vaincus encore (les protestants, après la seconde abdication de Bonaparte), on « puni quelques-uns des plus coupables, ils crient à la tyrannie et à l'injustice. (( Ils appellent des brigands et des monstres ceux qu'ils ont forcés à punir leurs for- ce faits toujours renaissants. 'Ils implorent le pouvoir du roi en tramant peut-être « déjà dans l'ombre quelque nouvelle conspiration, en lui demandant de punir ses (( défenseurs innocents, pour venger ses ennemis coupables (p. 63). n Toujours punir pour assassiner, s'irriter contre ceux qui se plaignent en tombant sous le poignard, s'indigner de ce qu'on dit que des meurtriers sont des monstres, les peindre comme forcés à leurs attentats, trouver nalnrel qu'on massacre des gens qui, peut- être, conspirent dans l'ombre, appeler innocent^ cc\\\ qui tuent, et coupables ceux qui sont tués! La Terreur a-t-elle rien fait de mieux? Mais la Terreur a flétri la république et la liberté. Penset-on que sans le 5 septembre (1816), la monarcbie eût été à l'épreuve des prétendus royalistes d'aujourd'bui.

Encore une citation, c'est l;i plus remarquable ; car c'est le développement du sys- tème, c'est la profession de foi du parti. << Cet homme si terrible (Trcstaillon), après « avoir éprouvé dans la révolution tout m dont les protestantssont capables, se ven- « gea-l-il au premier retour du roi, en 1814? Tout altéré de sang (juc M. Durand (( veut bien le peindre, trouve-t-il quelques accusations à lui faire à cette époque? « Mais en 1815, ajyrès qu'il a de nouveau montré son dévouement à son roi, de non- ce veau on le persécute, on incendie ses propriétés. Il court les plus grands [lèrils, (( sans autre crime que d'avoir rempli son devoir avec zèle, et M. Durand trouve « étrange, trouve horrible qu'il n'ait pas pardonrJ encore à ses derniers assassins, (( qu'il n'ait pas attendu une troisième fois pour les punir? » C'était donc à Trcs- taillon à voir quand il devait punir et quand il devait pardonner. C'était à lui à exa- miner s'il lui convenait ou non de se faire justice à lui-même ! Les lois, les tribunaux, les formes judiciaires, tout devait disparaître devant la sentence qu'il prononçait seul dans sa propre cause et sans appel, et que sa main se chargeait d'exécuter! Je ne recherche point ce (ju'il a fait. Je parle de la doctrine que l'on établit. C'est le code des sauvages, introduit en France par de soi-disant royalistes, au nom de la royauté. Comme si, dans tout ce qui se rapporte à ces soi-disant royalistes, le ridicule devait égaler l'odieux, je donne aux lecteurs à deviner quelle épigraphe ce panégyriste du meurtre a choisie : Ne rous haisscz pas, parce que vous pensez différemment les uns des autres.

A M. CM \l;l.KS IMHAM). ( (.■,

les présente comme ayiiiil été |)lns tard les faiilrms, les la\(iris. K's seuls insiriimeiits de lionaparte.

Sans doute, lors même (|ue ces assertions seraient fondées, lors même que l'horrible événement de 1790 serait le crime des protestants, ce crime ne légitimerait pas des attentats commis vingt-cinq ans plus tard, à moins qu'on ne veuille établir parmi nous une succession de meurtres et de vengeances. Sans doute encore, il serait vrai que, durant les dix années de l'Empire, les protestants auraient occupé toutes les places, qu'il n'en serait pas plus équitable sous le règne de la Charte, après les mots union et oubli, de les priver des droits qui sont garantis à tous les Français, et de proposer au monarque constitutionnel d'imiter ce que l'on reproche à l'homme qui s'était saisi d'un pouvoir illimité.

Cependant, puisque les faits allégués sont faux, il est bon d'ôter ce misériible prétexte h des criminels démasqués, et de les chas- ser de leur dernier refuge. Je consacrerai donc à ce travail ([uel- ques pages, et je m'y livre avec d'autant moins de répugnance, que certes, en disculpant les protestants, je suis loin d'accuser les catholiques. Il faut se pénétrer d'une vérité : depuis assez longtemps il n'existe plus de fanatisme religieux ou politique. Les assassins de nos jours n'appartiennent à aucune croyance, comme ils n'appartiennent à aucune opinion. On leur fait trop d'honjieur en les associant à une doctrine quelconque. Ceux de la classe supérieure veulent du poavoir ; ceux des classes infé- rieures, du pillage. Ils arborent toutes les couleurs, parce que leurs propres couleurs sont flétries ; ils empruntent tous les masques, parce que tout déguisement diminue l'horreur qu'ils inspireraient en se montrant tels qu'ils sont.

Depuis le commencement de la Révolution jusqu'au mois d'avril 1790, Nimes avait joui de la tranquillité la plus parfaite. L'union des catholiques et des protestants paraissait, et certaine- ment, dans la partie éclairée des deux communions , elle était sincère. Sur huit députés du tiers état, cinq catholiques et trois protestants avaient été nommés'. Les seuls symptômes d'agita-

' Voici le nom de ces députés : Ricard, lieutenant particulier de la sénéciiaussée de Nimes, Vouland, avocat à Uzès, Chambon, premier consul à Uzès, Soustelle, avo- cat à Mais, Valerian-Ducios, du Sainl-Ksprit, catholiques. La Roquette du Vigan, Rabaut-Sainl-Étienne, Meyiiier-Salinelles, protestants. Les deux derniers furent con-

m LETTRES

tioii qu'on pnt remarquer, c'étaient quelques brochures publiées dès le mois d'octobre 1789. Une de ces brochures était intitulée : Pierre Romain, aux catholiques de Nîmes ; une autre : Lettre de Charles Sincère à Pierre Romain K Dans la première, on recom- mandait aux «catholiques de fermer l'entrée des charges et des honneurs aux protestants, leurs ennemis-nés; dans la seconde, l'on examinait s'il ne serait pas avantageux d'expulser les protes- tants du royaume, et l'on conseillait aux habitants du Languedoc de révoquer ceux de leurs députés, et de désarmer ceux de leurs gardes nationaux, officiers et soldats, qui appartenaient à cette communion. Je ne pense pas qu'on attribue aux protestants ces brochures, qui néanmoins sont antérieures de six mois aux trou- bles dont on les accuse d'avoir été les auteurs.

Il paraît qu'elles produisirent peu d'effet. Tout resta calme jus- qu'aux décrets de l'assemblée constituante sur les propriétés du clergé. Malheureusement, à cette époque, la révolution qui, dans ses premiers actes, n'avait froissé que des préjugés et des ambi- tions, en vint à froisser des intérêts. Ce n'est point ici le lieu de juger les mesures qui furent adoptées à cette époque. Sous quel- que point de vue qu'on les envisage, soit qu'on les déclare con- formes aux principes du droit public, ou simplement justifiées par les nécessités financières, soit qu'on les condamne comme imprudentes et précipitées, il est évident qu'à Nîmes, comme

damnés à mort par le tribunal révolutionnaire en 1793. Je n'ai pas besoin de faire observer à mes lecteurs que dans ce nombre, et parmi les protestants, se trouve l'in- fortuné Rabaud-Saint-Etienne, moins distingué encore par son éruditiou et ses suc- cès littéraires que par le courage avec lequel il combattit dans la Convention le des- potisme sanguinaire qu'on organisait au nom de la liberté. L'on n'a pas oublié le discours éloquent dans lequel, s'élevant contre les pouvoirs illimités que s'arrogeait l'assemblée, il se déclarait, pour sa part, fatigué de sa portion de tyrannie, et impa- tient de l'abdiquer.

* .le n'ai cité que deux des libelles publiés alors contre les protestants, et je n'ai rapporté aucune pbrase de ces libelles. Voici quelques mots qui prouveront quel es- prit les avait dictés, a Vipères ingrates, » dit Pierre Romain en parlant des protes- tants et en s'adressant aux catboliques, « vipères ingrates, que l'eni^nurdissement de (( leurs forces mettait bors d'état de vous nuire, réchRufTées par vos bienfaits, elles (( ne revivent que pour vous donner la mort. Ce sont vos ennemis nés. Vos pères 0 ont échappé comme par miracle à leurs mains sanguinaires. » Indépendamment de ces deux libelles, on en distribua dans le même temps plusieurs autres, sous le titre de : Réponse à la Lettre de M. le duc de Melforl; Français, réveillez-vous ; Paul Romain ù Pierre Romain ; Avis important à l'armée française, etc.

A M. illMil.lCS lilltANh. { (.)

ailleurs, elles ne purent occasionner de lerinentafion (jue parmi les catholiques. Les protestants durent y rester tout à lait étran- gers. Ce fut en etiet parmi les premiers que des symptômes d'agi- tation se manifestèrent.

Le 20 avril 1790, des citoyens se disant catholiques de Nîmes prirent une délibération ', ils témoignaient de vives alarmes sur le sort de la religion catholique, et ils protestaient contre tout changement dans la hiérarchie ecclésiastique, réclamant pour le catholicisme la jouissance exclusive des honneurs du culte public. Ils nommèrent des commissaires chargés de trans- mettre cette délibération aux diverses municipalités du royaume, avec une lettre dans laquelle, au nom de la religion et du roi, ils les sollicitaient d'y adhérer '■^.

Le 1" et le 3 mai, ce ne fut plus par des délibérations ou par des libelles que les protestants furent attaqués : des attroupements se formèrent contre eux ; ils furent menacés, poursuivis, blessés : cette foi s encore, ils n'opposèrent point la force àla force. Protégés à peine par des autorités timides ou malveillantes, ils se conten- tèrent d'invoquer la sauvegarde des lois. Et j'ajouterai que l'im- mense majorité de la population catholique de Nîmes était si peu disposée à se laisser égarer par le fanatisme, qu'en dépit de la fai- blesse et de la partialité de plus d'un magistrat, la proclamation de la loi martiale, entin obtenue, suffit pour rétablir l'ordre. Je suis heureux de rendre un pareil témoignage à cette majorité ca- tholique. Il prouvera, j'espère, qu'en rétablissant des faits qui, défigurés, perpétuent depuis longtemps des haines injustes, je n'accuse aucune communion, et que je sépare d'un petit nombre d'insensés et de brigands mie population respectable ^.

Voilà donc, Monsieur, trois occasions dans lesquelles lesprotes-

* Dans ceUe déliltéralioii, les soi-disant calholiques demandaient que la religion catholique lut' déclarée la religion de l'État, et i\u elle jouît seule des fionneurs du culte public; que le pouvoir exécutif suprême fut rendu au roi ; que S M. discutât dans sa sagesse les décrets qu'elle avait sanctionnés forcément ; qu'il ne fût fait aucun cliangement dans la hiérarchie ecclésiastique , ni aucune réforme dans les corps séculiers et réguliers sans le concours des conciles nationaux, etc.

^ Voyez, dans le rapport de M. Alquier sur les troubles de Nîmes, le 19 février 1791, le texte de la lettre des soi-disant catholiques aux diverses municipalités du royaume.

■* u Le 3 mai, une fermentation très-vive se manifesta. Dès le matin il y eut des » attroupements ; des Uommes armés de haches, de sabres, de baïonnettes et d'é-

'l4Li LETTRES

taiits ne lurent nnllcnicnt les aiii-esseurs; et jnsqn'à présent l'on ne peut leur refuser le mérite prolongé d'une patience soutenue et difficile.

J'arrive à la journée du 13 juin, journée déplorable, les deux partis se livrèrent à d'inexcusables excès. Si je ne les décris pas en détail, ce n'est certes point que je ne les déteste également dans tous les partis: je serais enclin même à les juger plus sévère- ment dans celui dont j'embrasse la défense. Il est mille fois moins douloureux d'avoir à condamner ses adversaires (jue ses alliés. Mais la question n'est pas, tout lecteur équitable doit le sentir, de savoir si, dans la mêlée, au milieu du danger, après un triomphe disputé, quelques protestants abjurèrent la modération dont ils avaient Tsi longtemps donné l'exemple; la question est de déter- miner si les protestants en général furentles auteurs des premiers désordres qui signalèrent cette funeste journée, ou si, forcés à se défendre, ils abusèrent des succès auxquels on les avait contraints malgré eux. Pour décider cette question, trois faits me paraissent plus que suffisants.

Premièrement, lorsque aprèsle commencement de ces violences, deux hommes, signalés comme leschefs des perturbateurs, voulu- rent attribuer aux protestants les atteintes portées à la paix pu- blique, rassemblée électorale, composée' en majorité de catho- liques, déclara, dans un procès verbal unanime, « qu'elle avait » vu avec indignation que ces deux hommes rejetaient sur les » victimes de leur agression, et sur celles de leurs complices, le » coupable projet d'insurrection dont ils étaient eux-mêmes les

)) pées, parcourent lus rues. Ils paraissaient très-animés contre les protestants. Plu- » sieurs turent insultés et grièvement blessés. Des travailleurs de terre traînaient » une corde et criaient : c'eut pour pendre les prolestaïUa. A nridi, la place, les » cours, les escaliers, et quelques salies de l'Hôtel de Ville, étaient remplis de tra- » vailleurs de terre; deu.v jeunes gens s'y étant rendus pour voir donner l'ordre, )) et ayant été reconnus pour protestants, furent injuriés et maltraités. Un soldat )) du régiment de Guyenne passa devant les fenêtres de l'Hôtel de Ville : il fut atta- » que par les légionnaires. Deux de leurs ofliciers lui sauvèrent la vie. Le maire pa- » rut et apaisa le désordre... Les boutiques furent fermées : on fut obligé d'aller » à la place de Salamandre pour prendre l'ordie qui se donnait chaque jour à l'Hô- )i tel de Vile... Les soldats du régiment de Guyenne étaient aussi l'objet de la fu- » reur... Un soldai fut blessé d'iin coup de sabre. Un grenadier, nommé Laugier, » fut assassiné d'un coup de fusil, et mourut de sa blessure .. Le i, la ville était n tranquille, la loi martiale lui proclamée. »

A \i. i;ii\r.i.i> III KAM». i I /

■t> auteurs'. » En second lieu, ce lut après avoir ehtoncé les portes d'un couvent que les protestants, innocents jusqu'alors de toutes cruautés, n'imitèrent que trop (qui pourrait ne pas en convenir et le déplorer!) les misérables qui les avaient provoqués; mais les témoins déposent que leurs ennemis retirés dans ce couvent, s'en étaient l'ait une citadelle, du haut de laquelle il les fusillaient en liberté '*. Ce fut ;\ la fin d'une journée entière, qu'entourés des ca-

' LeUre du sieur Descombiez à M. de Bouzol :

(( .... Les dragons protestants ont altiuiiié, >ur les six heures du soir, les callio- liques... )) ,

Lettre du sieur Fromunt ii M. de Bouzol :

(( Les dragons prolestants ont attaqué et tué plusieurs de nos catholiques désar- més... »

Extrait du procès-verbal de l'assemblée électorale.

« L'assemblée a vu avec indignation que ces hommes, privés de caractère, reje- » talent sur les victimes de leur agression, et sur celles de leurs complices, le cou- )) pable projet d'insurrection dont ils sont eux-mêmes les auteurs, et que, d'après » un exposé aussi infidèle, ils avaient sollicité l'un et l'autre le secours du régiment » de dragons en garnison à Sommières. » {Rapport de M. Alquier.)

■- « Les troupes étaient en bataille vis-à-vis les Capucins, lorsque, vers une » heure, elles furent assaillies de plusieurs coups de fusil. Le quatrième témoin, » jardinier des Capucins, dépose qu'étant dans l'église, il entendit quatre coups de )) fusil qui lui paraissaient partis du couvent; qu'il monta dans les corridors et ne )) découvrit personne. Le quatorzième, que des coups de fusil furent tirés des fenè- » très des Capucins. Le quarante-troisième voit d'une fenêtre l'éclat d'une arme à » feu dans un corridor des Capucins, donnant sur l'esplanade, et en même temps il » entend plusieurs autres coups de fusil qu'il juge partis de ce corridor. Le » soixante-troisième, major de la légion, voit faire feu du couvent des Capucins. » Le trentième voit à ses côtés un sapeur blessé d'un coup de fusil qu'on lui dit à » l'instant même avoir été tiré des Capucins. Le quarante-quatrième voit, de la » fenêtre du dernier étage d'une maison, un homme sans chapeau dans le clocher )) des Capucins; il voit aussi un autre fusil, et ne peut pas apercevoir l'Iinnime qui » le tenait. Le quarante-cinquième voit, de la fenêtre d'un secondétage, un homme » armé d'un fusil dans le clocher des Capucins. Le cinquante-sixième voit deux » coups de fusil partant du clocher des Capucins : un officier municipal étranger est 1) tué de l'un de ces coups de fusil. Enfin, le curé de Boissières, cent-dixième té- I) nioin, dépose que les troupes furent assaillies de plusieurs coups de fusil, mais que » la frayeur qu'il éprouva, et le soleil qui donnait à plomb, l'empêchèrent d'aper- n cevoir d'où provenait le feu. »

« Je me suis attaché aux détails de ce fait, a continué le rapporteur, et j'ai cru » Jmportant de mettre dans tout son jour la preuve que, du couvent des Capucins, n on avait tiré sur les troupes, parce que cet événement est un de ceux que les ins- ii tigateurs, soit connus, soit cachés, des troubles de Niines, ont présentés de la ma- 1) nier.' la plus fausse et la plus perfide pour échauffer l'imagination- du peuple, et ') pour rendre vraisemblable par des crimes commis dans uii premier mouvement

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davrcs de lours compagnons ainsi massacrés, ils s'emparèrent de ce refuge de leurs assassins, et que l'ivresse de la victoire les rendit coupables. Troisièmement enfin, le mouvement qui occasionna toutesles calamités du 13 juin avaitsi manifestement pris sa source dans les manœuvres du parti opposé aux protestants, que, lors même que ces derniers s'en furent rendus maîtres dans l'intérieur de Nîmes, ce mouvement conserva dans les campagnes sa direc- tion première. Le peuple, dit un document bien authentique, égaré par des insinuations perfides, ci convaincu que la religion catholique était en danger, croyait devoir la venger ; et des forfaits exécrables furent commis avec un sang-froid qui glace d'épouvante '. Ces for- faits, d'une portion des catholiques, je ne les détaillerai pas non plus. Ceux qui les connaissent, ceux qui peuvent les retrouver dans des ouvrages ouverts à tout le monde, me sauront gré de mon silence '^.

Jetons un voile sur tant d'horreurs! Reconnaissons que la guerre une fois engagée, les deux partis ont mérité de cruels reproches ; mais n'accusons pas ceux qui longtemps étaient demeurés victimes patientes d'avoir donné le signal des excès qu'ils n'ont que le tort d'avoir imités. Quel intérêt avaient, en effet, les protestants à exciter des troubles? quavaienl-ils à regretter ? que perdaient-ils? Ce n'é- tait point aux protestants que la révolution enlevait des privilèges

» de rage le projet insensé du massacre des prêtres et des catholiques qu'ils fei- )) gnent d'attribuer aux protestants. »

Il est fâcheux de voir le premier magistrat d'un département rappeler comme ex- cuse ou explication de forfaits commis presque sous ses yeux des faits prouvés faux en 1790. « A peine la révolution, » dit M. le marquis d'Arbaud-Jouques, dans sa brochure intitulée : Troubles et agitations département du Gard, « commen- » çait-elle la longue série de ses excès et de ses crimes, qu'elle se signala à Nîmes » par un épouvantable massacre de catholiques. »

* « Dans les campagnes, oii le peuple était trompé sur la vraie cause des troubles n de la ville, oii des insinuations perlides lui annonçaient que la religion catholique » élail en danger, il ci oyait devoir la venger en versant le sang des protestants, )) des forfaits exécrables furent commis avec un sang-froid qui glace d'épouvante... » Plusieurs citoyens qui fuyaient Nimes furent arrêtés, et à chaque fois il fallait, u pour sauver leur vie, qu'ils fissent preuve de catholicité. Faute de celte preuve, dos femmes, des vieillards, des enfants, furent impitoyablement massacrés.

Je supprime les noms et les faits particuliers, bien que ceux-ci soient malheu- reusement aussi incontestables qu'horribles, parce que, encore une fois, ce n'est le crime de personne, mais l'innocence des protestants que je veux prouver.

'^ Voyez tout le rapport ci-dessus indiqué, et les pièces imprimées dans le Moni- teur tie 1791.

A M. Cil AI'.I.K> 01 RAM). 4 'j'J

/lalleurs, des lUnnilés éinincnles, un rang iclalanl dans lacunlrée, (les richesses immenses : ils gagnaient loul à la révolution, car ils étaient privés de tonl sous l'ancien rcyimc. Us recouvraient la plé- nitude des droits civils ; et, vouésaux manufactures et au commerce, ils devaient désirer la tranquillité publique, et voir avec un trans- port de joie s'établir un gouvernement libre, dont l'heureuse in- fîhence devait ajouter à leur fortune en favorisant leur industrie et en agrandissant leurs relations commerciales^. Qu'on n'attribue donc plus aux protestants de Nîmes les malheurs de 1790; qu'on ne s'en autorise pas pour légitimer les attentats de 1815; etqu'en- tin, aujourd'hui que tous les partis sont désarmés, l'ère de la réconeilialiou commence !

Vous remarquerez sans doute, Monsieur, que j'ai laissé de côté un tait <|ui m'eût lourni tles armes bien plus acérées et bien plus irrésistibles que toutes celles que j'ai employées. Je n'ai point parlé de cet étrange mémoire, rédigé, imprimé, publié par l'un des chefs de la révcdte et des massacres exercés sur les protes- tants en 1790, mémoire dans lequel cet homme se vante d'avoir travaillé à organiser, sous un prétexte religieux, la guerre civile dans le Midi ^. Ce mémoire toutefois existe; il est authen- tique ; plusieurs exemplaires en sont déposés dans tles mains

' Voyez le rapport de M. Alquier, p. 71.

- Je ne cite que deux |)assages de ce mémoire aurieux sous tant de rapports, mais sur lequel je me suis fait la loi de n'insister que le moins qu"il me sera possible. (( Mon plan, dit l'auteur, tendait uniquement à lier un parti et à lui donner autant » qu'il serait en moi de l'extension et de la consistance. Le véritable argument des » révolutionnaires étant la lorce, je sentais que la véritable réponse était la force )) alors, comme à présent, j'étais convaincu qu'on ne peut étouffer une forte passion » que par une plus forte encore: » Et en conséquence l'auteur voulait réveiller le zèle religieux. Ce zèle étant réveillé, veut-on savoir l'usage qu'il en aurait fait'/ Écoutons ses propres paroles. (( J'exposai sans détour les moyens qu'on devait » employer pour assurer le triomphe des royalistes du Gévaudan, desCévennes, etc. » Pendant la chaleur de la discussion, M*'* me dit : Mais les opprimés et les parents » des victimes ne chercheront-ils pas à se venger? Eii qu'importe'^ lui dis-je, )) pqjirvu que nous arrivions à notre but. Voyez-vous, s'écria-t-il, comme je lui )) ai fait avouer qu'on exercerait des vengeances particulières! Plus qu'étonné de )) cette observation, je dis à M**' : Je ne croyais pas qu'une' guerre civile dût res- » sembler à une mission de capucins. »

Certes, après avoir lu ces paroles, et rapproché i790.de 1815, on doit conclure

aujourd'hui comme alors qu'ïi est faux que les protestants aient excité les troubles

de Nimes; qu'ils ont été en butte à la haine d'un parti, aussitôt qu'un parti

s est fur int- contre la constitution, et qu'ils sont devenus l'objet d'un cil ramas

II. 29

sûres: je le possède de inoi-raênie. Mais il tient à des questions trop délicates; il réveillerait des souvenirs trop tristes; et, si je ne suis pas réduit par des dénégations imprudentes, ou par des attaques qui seraient mal calculées, je ne m'en prévaudrai pas.

Je crois avoir rempli la première partie de ma tâche : Les pro- testants n'ont point immolé de victimes à Nîmes, lorsqu' aucun parti n'avait encore souffert^. Les premières victimes immolées ont été des victimes protestantes.

Je passe à la seconde assertion. Les protestants de Nîmes ont-ils exercé de l'ascendant durant la révolution? En ont-ils abusé ? Se sont-ils emparés de toute l'autorité sous Bonaparte? Étrange délire de leurs accusateurs ! Tout ce qu'ils allèguent contre les hommes qu'ils veulent attaquer retombe sur le parti qu'ils pensent défen- dre ; et, si je n'étais pas empressé moi-même de répéter sans cesse que la religion n'a rien de commun dans notre siècle avec les fu- reurs des factions et les désastres des guerres civiles, les réfuta- tions auxquelles me forcent ces prétendus catholiques si zélés, deviendraient en apparence des accusations contreles catholiques.

En effet, après le 31 mai 1793. toutes les autorités établies à Nîmes, et parmi lesquelles siégeaient quelques protestants, furent destituées par un conventionnel catholique. Un catholique fut nommé maire ; un tribunal révolutionnaire fut organisé, et tout les membres de ce tribunal furent pris parmi les catholiques. Ce tribunal condamna à mort cent quarante-six victimes,, et dans la liste de ces victimes, on voit les noms de cent vingt-cinq protes- tants, signataires de l'adresse en faveur de Louis XVI, après la journée du 20 juin 1792. Plus de cinq cents protestants furent rais hors la loi, ou portés sur des listes d'émigrés. Leurs biens furent vendus, leurs femmes, leurs enfants emprisonnés. Plus de deux mille furent arrêtés commesuspects.

Mais sous Bonaparte ils ont été les principaux instruments de son gouvernement despotique'* ! Hépondons de nouveau par des faits positifs, par des calculs précis. Vous-même, Monsieur, sem- blez avoir ignoré quelques-uns de ces faits, et n'avoir pas eu les

de calomnies artificieuses, pratiquées contre eux ^our exciter des troubles et faite éclater une contre-révolution dans le midi de la France.

' Voyez l'Impartial, |i. 7.

- Voyez Vlmpartial, p. 48.

\ \l. i:il\l!l,F.S ItHRAND. 4f)l

données (It; s calcnls; car vous nie*t"aites, dans votre lettre, l'honneur de me dire que les protestants et les catholiques eurent, sous l'empire, un partage à peu près égal dans les emplois et les administrations.' Or, jusqu'au 31 mars 1814, il y a eu deux cent soixante habitants do Nîmes, ou du département du Gard, appelés, soit aux différents corps législatifs, soit aux emplois administratifs ou judiciaires. Sur ces deux cent soixante employés, il y a eu soixante-quatre protestants et cent quatre-vingt-seize catholiques. En 1811, le tribunal civil et le tribunal d'appel furent établis à Nîmes, et sur quarante-cinq individus qui y entrèrent, il y eut quarante-un catiioliqucs et quatre protestants.

A qui fera-t-on croire, en effet, que les protestants eussent tant de droits à la bienveillance de Bonaparte? Y avait-il disette de catholiques pour le servir? Manquait-il de préfets pour vanter le restaurateur du culte, et d'évêques |>our célébrer le conquérant du monde ? Les mandements étaient-ils tellement rebelles qu'il lui fallût recourir aux prônes ? Favorisait-il le protestantisme, celui qui, lorsque tous les liens avec la cour de Rome parais- saient rompus, a conclu au nom de la France un concordat qui n'est devenu tolérable que comme point de comparaison ? Favo- risait-il le protestantisme, celui qui, dans ses manifestes contre l'Angleterre, dénonçait aux fidèles les hérétiques Anglais ? Cer- tes, je ne veux pas insinuer que Bonaparte préférât un culte à l'autre. La véritable religion est toujours amie de la liberté ; et quiconque veut un pouvoir absolu, rencontre dans toutes les religions des bornes importunes. Mais Bonaparte, tel que nous l'avons connu, avec le génie qui en fit un héros, avec les erreurs ([uien firent un despote, pouvait-il aimer le protestantisme, qui, en France, a devancé, dans ses conceptions hardies, les pre- mières idées de la" liberté politique; le protestantisme, qui, sous Charles-Quint, a mis un obstacle à la monarchie universelle ; le protestantisme , auquel l'Angleterre doit .le triomphe du sys- tème représentatif?

Il me reste à traiter de la part que les protestants du Gard ont prise à la révolution du 20 mars. Quant à leur conduite durant les Cent-Jours, et à l'affreuse réaction dont ils ont été victimes, tout se trouve dans les trois parties de votre excellent ouvrage. Je pourrai donc, après avoir rétabli quelques faits antérieurs,

Ll'TTRK-

tâclierde répondre aux (j«t'Stioiis que vous m'avez adressées, et, mappuyant de la connaissance du passé, essayer de tracer des règles pour l'avenir.

J'ai l'honneur d'être, etc.

DEUXIEME LETTRE'.

Monsieur,

J'ai dit, en terminant ma première lettre, que j'examinerais encore, avant de répondre à vos questions, la conduite des pro- testants au moment du retour de Bonaparfe. Je ne m'arrêterai cependant pas à réfuter cartains griel's qu'on veut faire remonter à 1814, griefs qui ont pu être accueillis en 1815, comme ils l'a- vaient été, sous une autre forme, en 1793, mais qu'il suffit main- tenant d'énoncer, pour les couvrir du ridicule et du mépris qu'ils méritent. Les uns reposent sur la suppression d'une devise, royaliste, il est vrai, mais qui ressemblait déplorablement aux inscriptions révolutionnaires '^; les autres sur une pensée coupa- ble 3, ou sur une ariette d'un opéra connu \ ou sur un projet que rien n'atteste, ou sur le nom d'un café 5, ou même sur le silence^.

Certes, si je laisse de côté ces griefs absurdes, ce n'est pas qu'ils pussent m'embarrasser dans la défense que j'ai entreprise. Il me serait facile de prouver que ce que l'on a nommé la malveil- lance des protestants en 1814, n'était qu'une inquiétude assez naturelle. Cette inquiétude ne provenait d'aucun doute sur les intentions du roi. Mais elle était le produit inévitable des dé- monstrations imprudentes de quelques hommes qui voulaient

' Minerve française, t. ill, |). liô el suiv. (E. L.)

^ Un royaliste avait placé sur sn porte ceUe inscription : les Bourbons ou la mort. Elle fut effacée par la police.

3 Expression de M. le marquis d'Arbauil-Jouques, en parlant des inquiétudes que les protestants éprouvèrent sur la liberté de leur religion en 1814, avant que les intentions royales fussent connues.

* Quand le bien-aimé reviendra. (Air de Nina, ou la Folle par amour 3 Café de IJle d'Elbe.

* Reproche adressé aux prolestants dans les ilémoires concernant les troubles du ihdi, imprimés chez Michaud.

A M. i;iiAKLi:> Di;i;A.\rt. i53

alors, comme ils le veulent encore aujourd'liui, l'aire tourner tous les événements au profit d'une faction '. Ces hommes, dès le 13 avril 181 'i, avaient troublé, par des insultes prodiguées au maire, en sa qualité de prolestant, des réjouissances publiques 2. Dans le mois de mai, ils avaient invoqué le pouvoir absolu au lieu de la constitution (jue Louis XVIII avait promise '. Ils avaient déposé chez un notaire une pétition pour solliciter le rétablisse- ment des Jésuites ^. Enfin, durant dix mois, ils avaient répandu l'incertitude et l'alarme sur la liberté des cultes, comme sur toutes les autres garanties que la Charte a consacrées. Toutefois, les protestants ne fournirent, par aucun acte, un prétexte d'ac- cusation raisonnable, et, pour les calomnier, il a fallu recourir à la logique et aux inductions dont la loi des suspects nous a laissé un si brillant et si heureux modèle.

Je n'ai point retracé CCS imprudences de leurs ennemis, ahn de me livrer à des récriminations contraires au but que je me pro- pose, mais afin d'indiquer que, si je repousse ce genre de souve- nirs, ce n'est nullement que les protestants aient besoin de ces réticences, mais parce que je retranche tout ce qui, n'étant pas indispensable, réveillerait sans utilité des ressentiments qu'il faut étouffer. Pour juger l'innocence ou la culpabilité des. protestants

' L'auteur de Vlmpnrtial avoue assez naïvemcnl que les ennemis des protes- tants avaient chanté ces fameuses chansons dont. le refrain était : nous laverons nos mains dans le sang des protestants. Pourquoi, dit-il, les protestants ne se contentaient-ils pas de dire qu'ils se tareraient les mains dans le sang des royalistes?

2 Le 13 avril 1814, on reçut à Nîmes la nouvelle de la Restauration. Le spectacle fut donné gratis. Au milieu des cris de vive le Roil vivent les Bourbons! la tran- quillité fut troublée tout à coup par d'autres cris, à bas le maire. (M. do Casteinau, protestant.)

' Il est à remarquer que les signataires de cette adresse prirent le titre de catho- liques ie Nîmes, comme les rédacteurs de la fameuse adresse du 20 avril 1790. Je ne cite ce fait que pour prouver que les uns et les autres n'ont pas encore renoncé à l'espoir de trouver des ressources dans ce qu'ils appellent, le zèle religieux. {V. Sup. p. 449, note 2.) Certes, si l'on consiilère l'esprit puMic (io l'immense majorité de la France, et son attachement aux garanties comstitutionnelles, et si l'on réfléchit que cette majorité professe le culte catholique, on se convaincra facilement que ce n'est pas comme catholiques que certains hommes veulent ramener des institutions détruites; mais ils se disent catholiques, parce que ce nom leur paraît préférable à celui de partisans de l'arbitraire et d'ennemis de leur pays.

* Cette pétition fut déposée chez un notaire nomme liazile, frère d'un conseillera la cour rovale de Nîmes.

l5 1 LETTUKS

lors du retour de Bonaparte, la seule chose qu'il importe de dé- terminer, c'est à quel point ils ont contribué à son triomphe avant la soumission du reste du royaume. Or, la révolution du 20 mars n'était-elle pas accomplie, le roi et les ministres n'avaient-ils pas quitté Paris, les chambres n'étaient- elles pas dissoutes, tous les centres auxquels les protestants auraient pu se rallier pour dé- fendre le gouvernement royal, n'avaient-ils pas disparu treize jours avant que le drapeau tricolore ne flottât dans Nîmes'? Si aucune de ces questions ne peut se résoudre qu'affirmativement, si Nîmes est l'une des dernières villes qui aient arboré l'étendard de l'empire, si le département du Gard n'a cédé qu'avec la France, et après la France : Nîmes, le Gard, et les protestants qui l'habi- tent n'ont aucun tort particuUer. Pour les regarder comme cou- pables, il faudrait prouver qu'avant le débarquement de l'ex-em- pereur, ils ont conspiré pour lui. Mais les preuves d'une conspi- ration pareille, recherchées et longtemps et partout, avec le zèle le plus implacable, n'ont pu se trouver nulle part. Croit-on qu'on les eût passées sous silence, si elles se lussent offertes, ou si elles eussent pu être découvertes, ou seulement supposées, par des hommes qui en avaient besoin pour se justifier, et qui devaient transformer en criminels leurs victimes, sous peine de s'avouer eux-mêmes les plus odieux et les plus lâches des criminels?

Maintenant, Monsieur, j'aurais à traiter des événements des Gent-Jours, et de l'horrible réaction qui les a suivis : mais vous avez vous-même approfondi ce sujet avec tant d'étendue et tant de clarté, qu'il ne me reste rien à dire. Aucun des faits que vous avez allégués n'a été réfuté de manière à ébranler la conviction des hommes impartiaux. Vous avez repoussé victorieusement et par des preuves incontestables, quelques dénégations audacieu- ses. Vos adversaires même ont confirmé vos assertions par les aveux qui leur ont échappé, ou malgré eux, ou à leur insu. Le succès a déjà, en récompensant \ os efforts, rendu hommage à votre véracité. Les mesures réparatrices qui ont eu lieu, et celles qui s'annoncent sont, en partie, la suite d'une publicité salutaire à laquelle vos écrits ont puissamment contribué.

Je puis donc m'afiranchir de la tâche affligeante de raconter

' Le drapeau tricolore ne'.fut arboré à Mmcs que le 3 avril.

A M. CHAULES DURANT». 'l55

encore des crimes et des erreurs, et me livrer au travail plus doux d'indiquer les moyens de réparer ces erreurs et de l'aire oublier ces crimes.

Je prends vos questions dans l'ordre dans lequel vous me les avez adressées, Monsieur, et je les transcris pour essayer de les résoudre l'une après l'autre.

« Existe-t-il, demandez-vous, un moyen d'opérer une fusion » entre les catholiques et les protestants, formant des sociétés » séparées, et quel est ce moyen ? »

J'ai dit précédemment que je ne croyais point les dissensions religieuses susceptible^, de nos jours, d'exciter un véritable fana- tisme. Ceux qui s'en servent comme d'une arme sont, au fond de l'âme, indifférents à toute croyance. On ne fait point de la religion un instrument, quand on la respecte. Ceux qui se rendent les agents des vengeances illégales que l'on couvre de ce prétexte, sont mus par des motifs plus ignobles qu'ils s'empressent de dé- guiser. L'histoire des troubles du Gard prouA^e ces deux asser- tions d'une manière évidente. Mais, indépendamment des haines que la religion peut faire naître, il y a une autre espèce de haines qui peuvent être produites et prolongées dans les partisans de chaque croyance, par une malheureuse conviction que les secta- teurs de la croyance opposée nourrissent contre eux des desseins funestes. Les catholiques ne sont plus, comme dans les temps d'intolérance, disposés à faire main basse sur les protestants pour les forcer à devenir catholiques. Les protestants ne l'ont jamais été à contraindre les catholiques à se faire protestants. Mais la partie peu éclairée des uns et des autres peut encore ajouter foi à des suggestions perfides, et cédant à la persuasion qu'elle est menacée, se trouver entraînée à l'attaque lorsqu'elle ne songe qu'à la défense. Ainsi, comme vous le rapportez vous-même, les habitants des Cévennes sont doux et paisibles : mais une nou- velle imprévue peut troubler leur tranquillité, et répandre dans leurs montagnes une alarme universelle. Au bruit d'un danger pour leurs coreligionnaires, ils deviennent terribles envers ceux qu'ilscroientleurs ennemis. De même, dans l'année 1790, ce fut en répandant le bruit que les catlioliques étaient proscrits, qu'on sou- leva contre de malheureux protestants les villages voisins de Nîmes.

Ce n'est donc pas le fanatisme proprement dit, c'est la crainte

4VÎ LETTRES

et la défiance réciproque qu'il est désirable d'extirper. Prouvez à chacune des communions que l'autre ne veut et surtout qu'elle ne peut pas lui faire de mal, vous les verrez toutes les deux tranquil- les. Cette conviction doit précéder les mesures partielles que vous indiquez, Monsieur, et dont je reconnais d'ailleurs la sagesse, mais qui resteraient sans effet aussi longtemps que les appréhen- sions ne seraient pas dissipées.

Or, comment produire cette conviction? Remontons à quelques principes bien simples.

Qu'est-ce qui maintient l'ordre dans les sociétés? N'est-ce pas la fermeté et l'impartialité du pouvoir suprême? Ce moyen, qui s'applique aux germes innombrables de dissensions et d'inimitié, résultats nécessaires de l'opposition des intérêts, est le seul dont le succès soit infaillible. Quand le gouvernement n'est pas d'une impartialité constante et complète, tous les autres palliatifs sont inefficaces. Protection à tous les innocents, châtiment pour tous les coupables, et la sécurité renaîtra ; et cette sécurité produira aussitôt l'amour de l'ordre. Il est inhérent à l'homme. L'im- mense majorité, la presque totalité des individus qui composent les associations humaines, n'a de bien-être, de prospérité , de moyens d'industrie qu'au sein du repos. Le gouvernement qui garantit ce repos est sûr d'être entouré et soutenu par une masse innombrable et invincible. Par le mot de repos, j'entends la liberté légale ; car sous l'arbitraire il n'y a point de repos. Pour- quoi les propriétaires et les non -propriétaires, dont les intérêts directs semblent bien opposés, ne sont-ils pas dans une lutte constante? C'est que les uns savent que la loi les protège dans ce qu'ils possèdent; les autres, qu'elle les garantit dans ce qu'ils acquièrent par le travail ; et en conséquence, ils transigent au lieu de combattre. Appliquez ce principe à la religion comme à . tous les intérêts, à toutes les autres passions des hommes. Que chaque croyance sache en même temps, et qu'elle est en sûreté, et qu'elle ne peut rien contre les croyances différentes : toutes coexisteront en paix.

Sans doute, si les agents d'un gouvernement avaient pratiqué longtemps un système déplorable de bascule; si, appelant tour à tour à l'appui de leur politique incertaine et vacillante chaque opinion et chaque intérêt, ils les avaient armés deieurs propres

A M. CHARLES rU'UAND. ir)/

mains, pour effrayer le parti oir l'intérêt opposé, jusqu'à ce que, effrayés eux-mêmes de la force de leurs alliés du moment, ils se fussent jetés de l'autre côté, reniant et livrant leurs précédents auxi- liaires, cette conduite astucieuse et faible aurait répandu sur leur sincérité de tels doutes, que les premières preuves d'impartialité qu'ils donneraient ne suftiraient pas pour rassurer la confiance effarouchée. Mais elle reviendrait néanmoins, si l'impartialité était durable. Les gouvernés ont besoin de se fier aux gouver- nants. Ils oublient volontiers les fautes qu'on répare. Quelques actes de fidélité financière font renaître le crédit après mainte banque- route ; quelques actes de justice raniment la sécurité après des années d'arbitraire.

Bonaparte nous a légué un mémorable exemple de la possibi- lité de fondre ensemble les parti?, soit politiques, soit religieux, et de la rapidité avec laquelle cette fusion s'opère, quand la vo- lonté de l'opérer est ferme, et surtout quand elle est franche. Sous son empire, et malgré son concordat de 1802, les protes- tants sont toujours restés en paix. Bien que le principe de tout concordat avec le chef d'une Église soit une préférence accordée à cette Église, et par conséquent une défaveur pour les autres croyances, cependant la connaissance qu'avaient les protestants de l'impartialité, ou, si l'on veut, de l'indifférence du chef de l'État; leur conviction qu'il ne permettrait point qu'ils fussent persécutés, l.es préserva de toute inquiétude, et les catholiques ne songèrent jamais à faire valoir une prééminence idéale, parce que les partis s'arrêtent toujours devant ce qu'ils savent n'être pas possible.

A Dieu ne plaise que je recommande au gouvernement actuel d'imiter Bonaparte sous d'autres rapports ! Mais le talent des hpmmes d'État est de profiter de toutes les expériences. Il serait fâcheux que l'on marchât sur ses traces, pour emprunter des tra- ditions d'arbitraire, et qu'on s'en écartât précisément dans ce qui tient au respect pour les consciences et à la libejté des opinions religieuses.

Cette première base étant posée, et l'impartialité de tous les agents du gouvernement mise hors de doute, j'adopterais volon- tiers, comme moyen local et subsidiaire, la société de bienfai- sance dont vous présentez le plan, et que vous voudriez compo-

158 LETTRES

ser d'une portion égale des commerçants les plus riches des deux religions. Mais je désirerais écarter de cet établissement toute intervention de l'autorité. Je ne voudrais pas qu'un négo- ciant, qui aurait refusé d'être membre de cette association, pût être signale comme n'étant pas ennemi des troubles. Si l'on veut rester fidèle aux principe de la liberté individuelle (et s'en écar- ter, c'est marcher à tâtons vers un abîme), il ne faut exiger d'aucun citoyen ce qui n'est pas d'obligation stricte. Le préjugé qui empêcherait un catholique de s'associer à des protestants dans un but de bienfaisance, serait absurde sans doute : mais on ne peut savoir comment les préjugés se glissent dans la tête des hommes, et par quelle route détournée ces préjugés, se ratta- chant à la conscience, se transforment en scrupules. Alors l'au- torité les irrite et ne les surmonte pas. D'ailleurs, quel emploi ferait-on de ces signalements fâcheux? Ils ne pourraient servir devant les tribunaux. Exciter des troubles, ou y participer, est un délit ; mais n'être pas ennemi des troubles ne saurait trouver une place dans un code pénal. Ces signalements seraient-ils des- tinés à motiver, dans des circonstances extraordinaires, des me- sures extraordinaires, des lois d'exception? Loin de nous cette idée, Monsieur; ni vous, ni moi, ni aucun ami de la Charte ne peut admettre cette pensée. Le règne des lois d'exception doit être fini, ou la révolution ne sera jamais finie.

Vou& rendrez justice, je l'espère, aux motifs qui me dictent ces objections. Mon estime sincère pour vos intentions et vos lumiè- res me fait une loi de chercher à m'éclairer avec vous et de vous soumetti'e tous mes doutes.

« Peut- on, sans danger, ^- telle est votre seconde question, » mêler des hommes de différents cultes dans la garde nationale; » et si l'on ne le peut pas, lequel vaut mieux, ou d'en avoir une » composéed'hommesd'uneseulereligion.ouden'enpointavoir?»

La réponse à cette question devient moins urgente, depuis les sages mesures qui ont ordonné la dissolution de la garde natio- nale du Gard ' . Cependant, comme sa réorganisation définitive est annoncée dans la même ordonnance, je pense avec* vous, Monsieur, qu'avant de mettre en présence des hommes armés,

' Ordonnance royale du 26 Juillet 1818.

A M. CHAULES DUKAiNr». ' 't59

que (les ressentiments trop récents agitent encore, il faut <|ue la force publique soit bien assurée de maintenir l'ordre; et, quoi- que la garde nationale me paraisse l'une de nos plus salutaires et nobles institutions, un ajournement vaut mieux que le renouvel- lement de scènes cruelles, qui ont l'inconvénient double de jeter de la défaveur sur la plus civique garantie de notre tranquillité intérieure, et de léguer à l'avenir de nouvelles causes de haine et de nouveaux germes de discorde.

« Comment peut-on dissiper, continuez-vous, la crainte qui » empêche les témoins d'un crime d'aller déposer, et qui force » ainsi les tribunaux à acquitter les assassins? »

Je crois avoir répondu à cette question, en examinant la pre- mière de celles que vous m'avez proposées. Comme vous le re- marquez très-bien, la translation des procédures dans un autre département ne suffit pas. Le danger qu'on veut prévenir attend les témoins à leur rentrée. C'est à la fermeté du gouvernement, à la surveillance de la police, à la sévère impartialité de l'auto- rité locale à les rassurer, en les entourant d'une protection forte et vigilante. On s'exagère beaucoup la difficulté. N'avons-nous pas vu, dans le fameux procès de Rodez '. tous les moyens mis en œuvre pour que les témoins fussent glacés d'épouvante? N'annonçait-on pas une ligue secrète déterminée à punir l'indis- cret qui trahirait les auteurs du crime ? Aucun témom cependant n'a péri ; aucun même n'a été attaqué : toutes les fois qu'un gou- vernement veut le triomphe de la justice, il est le plus fort. Avec les moyens immenses que nos lois donnent aux dépositaires du pouvoir pour étouffer toutes les semences de désordre, c'est tou- jours leur faute si les citoyens que la justice appelle à déposer devant elle ont le sentiment qu'il y a du danger. Le préfet, dans le département duquel un témoin tremble de dire la vérité, est un préfet malintentionné ou un préfet inepte. Dans les deux cas, il faut ôter à ses mains suspectes ou inhabiles la direction d'un pouvoir dont il ne sait, ou ne veut pas, faire usage.

En général. Monsieur, je profiterai de cette occasion pour dire qu'on me parait, à plus d'une époque, s'être prescrit, parmi nous, la règle opposée à celle que tracent l'intérêt public et celui du gouvernement. L'on a pardonné la désobéissance dans les agents,

' C'est le procès Fualdès. (E. L.)

(60 I.KTTRKS «

et l'on s'est irrité de l'opposition dans les citoyens. L'on a oublié que dans les premiers l'obéissance était un devoir, et que dans les seconds, les réclamations étaient un droit. Autant le gouver- nement doit être lent et scrupuleux avant de sévir contre l'indi- vidu qui, n'occupant aucune place et vivant de sa fortune ou de son industrie, n'a d'obligation envers l'autorité que de respecter les lois et d'acquitter les charges publiques, autant il doit être prorapt à destituer le fonctionnaire qui marche dans une direc- tion opposée à la sienne. Il faut bien se convaincre qu'une desti- tution n'est point une peine ; que le gouvernement ne doit d'em- plois qu'à ceux qui les remplissent suivant ses intentions; que celui qui ne veut pas les remplir ainsi peut être un citoyen très- es imable, mais qu'il ne doit pas feindre de servir une autorité qu'il désapprouve; que ses droits individuels demeurent sacrés, mais que sa place doit lui être ôtée. Souvent on a fait tout le con- traire. On a toléré dans les agents ce qu'on eût puni sévèrement dans les particuliers. Mille arrestations arbitraires ont quelque- fois été plus faciles à obtenir qu'une destitution légale, et de la sorte on a sans cesse eu l'anarchie, et l'on n'a pas eu la liberté. Aucun système n'est plus désastreux, plus propre à corrompre tous les dépositaires du pouvoir dans les différents degrés de la hiérarchie, plus destructif de toute confiance et de toute estime, que cette espèce de tolérance, dont notre histoire constitution- nelle nous offre malheureusement de trop nombreux exemples. En contemplant l'indulgence bizarre témoignée à des agents in- diciplinés, le peuple ne sait plus quelle est la véritable pensée du gouvernement ; il ouvre l'oreille aux suggestions les plus dan- gereuses. La faction vaincue se prévaut de cette tolérance inex- plicable, comme d'une preuve qu'elle est l'objet d'une faveur secrète, et que l'autorité ne tardera pas à lui revenir. L'insubor- dination descend de degré en degré : chacun craint de se com- promettre en exécutant les ordres qu'il reçoit. La désobéissance devient un calcul. On ne sert le gouvernement qu'en apparence, en rendant hommage, par la connivence ou par l'inertie, à la force occulte, qui paraît d'autant plus redoutable, qu'elle est mystérieuse. Alors la justice se ressent de la désorganisation gé- nérale. Les juges craignent d'appliquer les lois, les jurés de dé- clarer les faits, les témoins de révéler ce qu'ils savent. Chacun cherche à se créer des titres auprès du parti qu'il considère

A M. r.HAl:l.I> blRANL» 4GI

comme l'héritier d«' la puissance. De le relâcliemciit dans les poursuites, l'irrégularité dans les procédures, les réticences dans les témoignages, le scandale dans les absolutions.

C'est donc au gouvernement qu'il faut s'adresser; c'est à lui à faire, non-seulement, comme vous le dites, que les hommes qui auraient osé parler ailleurs soient certains d'être en sûreté à Nîmes, mais que, même dans Nîmes, parler devant la justice ne soit pas un péril.

Vous me demandez enfin, Monsieur, « si la liberté des élections » peut exister dans urîe ville une moitié des habitants tremble » devant l'autre? »

Non, sans doute. Mais une moitié des habitants ne tremblera pas devant l'autre quand les autorités seront impartiales et iné- branlables dans leur impartialité. Je suis contraint sans cesse à l'eyenir à la même idée. La liberté des peuples est confiée à Téner- gie de leurs représentants; mais la sûreté des individus est sous la sauvegarde de l'autorité executive. Les dépositaires de cette autorité sont responsables de tous les attentats qu'ils négligent de réprimer. Les mêmes' moyens qui maintiendront la paix entre les protestants et les catholiques, les mêmes moyens qui donneront aux témoins, dans les procédures criminelles, le courage de rendre hommage à la vérité, assureront aussi la liberté des élections. Tout se tient dans l'administration des États. Quand toutes les croyances jouissent de la protection qui leur appartient à toutes également, quand les crimes sont punis, quel que soit l'étendard de la faction qui s'en rend coupable, la tranquillité règne, les citoyens exercent leurs droits, les élections sont libres.

Mais, Monsieur, un gouvernement qui veut que les parties res- pectent cette liberté, doit la respecter lui-môme. Si un ministère imaginait que les élections. ne doivent être que des cérémonies illusoires, se reproduisant périodiquement pour donner aux actes de l'autorité une sanction trompeuse ; s'il prétendait placer, par la ruse ou la crainte, sur les bancs de la représentation nationale, des hommes à lui, nommés par lui, payés par lui, révocables par lui; s'il voulait que les employés du gouvernement fussent en même temps les mandataires du peuple, proposant au nom du premier, acceptant au nom de l'autre, et faisant ainsi de la tribune le théâtre (l'un long monologue, divisé en demandes et en réponses, iuais récité en chœur par les mêmes voix : ce ministère forcé, pour

'l(51^ I.KTTIIKS A W. i.llMll.KS I>|1R\NI>.

atteindre m\ but aussi autinatioual, de s'appuyer sur un parti quel- conque, réveillerait les factions assoupies, afin de traiter avec elles; il leur rendrait de l'existence par ses appels, de l'impor- tance par ses promesses, de l'irritation par ses manques de foi : et ce serait bien à tort qu'il se flatterait qu'après les avoir ainsi ressuscitées pour un objet particulier, il les empêcherait de fran- chir ce cercle. Elles se seraient retrouvées en présence ; elles s'atta- queraient sur tous les terrains; et les discordes et les attentats, fruits inévitables des haines ranimées, seraient le résultat d'un calcul aussi dangereux qu'inconstitutionnel.

Je ne me livrerai point ici aux développements dont cette ma- tière serait susceptible. J'aime à croire qu'instruit par l'expérience le ministère sentira qu'il doit rester impartial pendant que le peuple exerce ses droits. Il n'oubliera pas que ses alliés subits des élections dernières sont aujourd'hui ses ennemis les plus impla- cables, et que sa transaction d'un jour lui a valu de leur part des reproches et des attaques de toute une année. Dans les départe- ments, les préfets ne se permettront point des moyens qui, même en réussissant, laissent au moins une tache fâcheuse sur qui les emploie. Ils n'imposeront point des exclusions arbitraires et in-, justes, comme prix des réparations et des actes de justice. Ils ne répandront point de fausses nouvelles, ils n'accréditeront point de bruits calomnieux. De leur côté, les citoyens réfléchiront que, s'ils ont déjà obtenu quelque chose, ils doivent ce qu'ils ont obtenu aux hommes qui l'ont demandé, et non pas à ceux qui disaient toujours que tout était bien; et ils ne verront qu'une dérision bizarre dans la promesse de les écouter, à condition qu'ils renon- ceront à choisir des organes qui aient le courage de se faire en- tendre.

Agréez encore une fois, Monsieur, mes remercîments pour la confiance que vous m'avez témoignée, et pour l'occasion que vous m'avez fournie de plaider une cause qui est celle de ma famille et la mienne; et qui intéresse l'esprit humain sous le rapport des lumières, la France sous celui de l'industrie et de la tranquillité publique, la morale, parce que la tolérance est une partie essen- tielle de la morale, l'h'jmanité, enfin, parce qu'il s'agit d'effacer left, vestiges et de prévenir à jamais le retour d'une persécution qui, sous diverses formes, a duré trois siècles.

J'ai l'honneur d'être, etc.

TROIS LETTRES

A MM. LES HABITANTS DE LA SARTHE

M. BENJAMIN CONSTANT

DÉPlTt DE LA SARTHE

EXTRAIT DE LA MINERVE. 1«19-18"^U.

PREMIÈRE LETTRE

A iNVM. Li:> HABITANTS DU DKPAKTEMENT DE LA SAKTHE

wJUi/ulTV/lAAP'vi

Messieurs,

Appelé par vos sutfrages à l'inestimable honneur de vous repré- senter, je crois devoir, avant même d'être entré dans l'exercice des fonctions importantes que votre choix me confie, retracer en peu de mots, devant vous et le public, les obligations que ce choix m'impose. Les promesses des candidats sont exposées à des doutes que suggèi'e aux esprits prudents le but évident de ces promesses. Le désir, si naturel et si légitime, d'obtenir, de toutes les faveurs que dispensent l'opinion ou le pouvoir, la plus précieuse pour le citoyen d'un pays libre, peut tromper même, celui qui l'éprouve sur la fermeté de ses principes et sur la force de son caractère. Mais, lorsque cette faveur étant obtenue, l'homme qui en est l'objet fait spontanément une profession de foi nouvelle, et con- firma, ses engagements, ces motifs ne sauraient être suspects, puisqu'il établit lui-même un point de comparaison, vers lequel

Minerve française, i. V, p. 447etsuiv. Mars 1819. (E. L.) 2 L'exemple de M. Camille Jordan, qui a adressé, l'année dernière, de patrio- tiques réflexions aux habitants du Rhône et de l'Ain, m'a fait espérer qu'on ne me blâmerait pas de m'adresser de même aux habitants de la Sarihe,, après la preuve de confiance dont ils ont bien voulu m'honorcr.

M. 30

iO'J TROI< I.KTTIIFS

cliacmie (le ses actions, chacune (le ses paroles sont, à tous les instants, susceptibles d'être ramenées.

Je viens donc, Messieurs, répéter aujourd'hui, comme député, ce que je disais comme candidat aux élections dernières. La liberté des consciences, celle de l'industrie, celle de lapresse, l'obéissance aux lois, la sûreté des individus, la sainteté des formes judiciaires, l'indépendance et la composition impartiale des jurés, les droits des communes, comme ayant des intérêts particuliers qu'il faut respecter, telles sont les conditions indispensables de tout bon gou- vernement. Tel est le but que les hommes se sont proposé en se soumettant à l'autorité publique. Ce qui est éminemment compati- ble avec ia monarchieconstitutionnellc , doit être atteint par la Charte, sous l'empire de laquelle déjà nous avons fait de grands pas. Mes efforts seront donc toujours dirigés vers le maintien de cette Charte, avec toutes ses bases et toutes ses consé- quences.

La force deshommes est dans les principes. Ni l'éclat du talent, ni les ressources de l'habileté ne sauraient les remplacer. Si vous m'avez accordé votre confiance, je le dois à mon dévouement aux maximes d'une liberté paisible et régulière. Je ne déchirerai pas ce titre, le seul dont un citoyen puisse être fier. Si je prononçais à la tribune un mot contre les libertés que la Charte nous a pro- mises, un mot en faveur d'une loi d'exception, d'un tribunal ex- traordinaire, des rigueurs du secret, d'un seul acte arbitraire, d'une entrave à l'industrie ou au commerce, d'une violation de propriété, ce démenti flétrirait ma vie entière. Je ne serai point infidèle à vingt-deux ans de fidélité. Depuis la liberté de la presse, la plus élevée de nos garanties, jusqu'aux droits du citoyen le plus ignoré, je me sens responsable de toutes les injustices aux- quelles je ne me serais pas opposé.

Et dansées injustices, Messieurs, je ne comprends pas seule- ment celles qui frapperaient les hommes dont j'ai l'honneur de partager et de défendre les ppinions. Je ne réclamerais pas moins fortement contre l'oppression qui pèserait sur les partisans des opinions opposées. Autant je tâcherai d'apporter de force dans ma réfutation de leurs erreurs ou ma résistance à leurs oppressions autant je m'applirjuerai à garantir leurs droits véritables, s'ils sont uttaqiu's. La liberté de chacun est nécessuiie à celle de tous; et

A MM. i.r:< iiAnri\\T< hk i.\ ^\iiiiit. iG7

iiiiil ((ii'il y a. dans l'élat sorial. do l'arlntrairt' juuir nu seul, fjiud que soit son parti, il n'y u lie snretf' ponr personne.

Ces principes, Messieurs, sont les vôtres. Ils appartiennent par- ticulièrement à votre déparlement patriote et constitutionnel. Ils ont été proclamés par vos éci'ivains, si couraf^eux, si zélés, si énergiques dans l'expression de leur amour pour la liberté, pour le roi et la Cliarte '. Ils ont été revêtus de votre assentiment, ils sont gravés dans votre raison parce que vous êtes éclairés : dans votre cœur parce que vous êtes généreux et justes.

Plusieurs projets de lui vont être soumis a la discussion à la- quelle vos suffrages m'ont autorisé a prendre part.

L'un de ces projets est destiné à nous assurer la plus impor- tante de nos gaianlies, la responsabilité ministérielle; l'autre à organiser enlln l'un des droits les plus précieux i\ue nous ait promis la Charte, la libre manifestation de nos opinions.

Le premier de ces projets contienl des principes généraux dont plusieurs sont bons; mais il rentérme aussi des rédactions vagues, et nous savons combien sont dangereuses les rédactions vagues des lois. Il laisse d'ailleurs de côté la portion la plus essentielle de toute loi destinée à régler la responsabilité; il ne détermine rien sur celle des agents '.Cette omission, dit-on, sera réparée. Vos dé- putés Messieurs, n'oublieront pas combien cette responsabilité vous importe. Elle est d'une application de chaque jour, de chaque minute. Nos voisins, qui nous ont précédés dans la carrière des institutions représentatives, déjà nous les devançons, ont une maxime qui doit être natiouaie chez tous les peuples libres : La maison de chaque homme eut sont château fort. Il faut qu'aucune vexation, aucun abus d'autorité n'y pénètre. Une fois tous les vingt ans, peut être tous les cinquante, les circonstances appel- lent lexerçice sévère de la responsabilité ministérielle. Mais cha- que jour la responsabilité des agents peut être nécessaire. L'ar- bitraire est surtout dangereux dans les détails, parce qu'il est inaperçu, et semble minutieux. Mais rien n'est minutieux de ce qui vous intéresse. Votre liberté, votrr sûreté, vos propriétés, vo- tre repos, sont les devoirs de vos mandataires. Tant que nos lois

Voyez le Propagateur de la Sarthe. [Ce journal était rédigé p.ir M. Goytt, écrivain libérai, nui avait fortement contribué à l'élection de B. Consiaui. (t. L.) ■■* V. Sup. I. F, p. 90 et suiv. (E. L.)

')T)8 TROIS LETTRES

à cet égard seront encore fautives, il faut que cliacun d'eux vous défende dans chaque occasion, et il faut déplus qu'ils cherchent à se rendre inutiles sous ce rapport, en ohtenant des lois géné- rales, qui vous offrent une sauvegarde plus uniforme et plus sûre.

Le second projet, Messieurs, ou plutôt les trois projets qui n'en forment qu'un, sont relatifs à la liberté de la presse. Vous dé- montrer les avantages de cette liberté serait superflu. Vous savez le bien qu'elle a fait ; vous mesurez des yeux celui que vous pou- vez en attendre pour l'affermissement de tous vos droits dans la monarchie constitutionnelle.

Le discours qui précède ces trois projets de loi est presque en- tièrement conforme auxprincipes les plus justes etlespluslibéraux sur cette matière. Nous devons ce discours à M. de Serre, dont la dernière opinion,' qui n'a pas encore cessé de retentir dans toute la France, a dévoilé avec un courage méritoire des vérités importan- tes, en même temps qu'il a puissamment contribué à sauver d'une agression plus qu'imprudente notre loi d'élection, ce complément de la Charte, cet hommage rendu à la force et à la sagesse natio- nale'.Mais, à beaucoup d'égards, les projets sont en contradiction

Comme je ne veux pas pins louer qu'accuser sans preuves, je crois devoir rap- porter ici une portion du discours de M. De Serre, que le défaut d'espace m'a em- pêché de transcrire dans la dernière livraison de la Minerve, dans laquelle je pou- vais encore rendre compte de la session des chambres.

(( Partout, » a dit ce ministre en parlant des ai^itations électorales, dont on avait voulu nous épouvanter, « partout'nous verrons les mêmes phénomènes se repro- » duire, et d'une manière plus fra^)pante, et avec aussi peu de péril; partout un )) candidat est porté jusqu'aux nues, ses adversaires sont abaissés; espoirs et )) craintes, alarmes, présages, prédictions, être ou ne pas être, tout semble dé- » pendre de la nomination d'un seul député. Il est choisi, et tout s'apaise, et il va » se confondre dans le rang de ses collègues ; et, s'il veut marquer, s'il veut acqué- » rir de l'ascendant, de la puissance, il ne le peut qu'en s'adressant à la ^ai^on )) publique, qu'en défendant tour à tour tous les droits menacés, les droits du trône )> comme les libertés publiques. Serait-ce aller trop loin, Messieurs, que de dire ; » Jugez la loi des élections par les élections mêmefi.

» Je ne veux blesser personne; mais on sait sous quels auspices affligeants, sous » quelles causes d'irritations générales et locales se sont faites les deux dernières » élections. Un pays tout remué encore par des révolutions récentes, foulé jiar » l'étranger, accablé de tributs, aux prises avec la famine, aux prises avec d'autres » fléaux que je ne veux pas rappeler, mais dont chacun de vous a, dans son dépar- » tement, ressenti les tristes eflèls : tant de maux à la foiis sans doute ne se repro- - » duiront plus.

» Et cependant, Messieurs, sous le poids de ces maux plus des deux cinquièmes » 'le cette chambre ont été renouvelés. Trois aulres semblables cinquièmes y en-

A MM. H:^ llALillANTS DE I..\ AllilIK. iGO

avec le discours (lu iniiiistre. Dans certains articles, les principes qu'il renferme paraissent avoir été oubliés. Dans d'autres, la ré- daction exprime précisément l'opposé de ce qu'avait aimoncé l'honorable orateur. Dans d'autres encore, des théories de juris- prudence, dont l'abus, pressenti par tous les bons esprits, lors de l'adoption des lois antérieures, avait dépassé dans la pratique toutes les prévoyances et toutes les craintes, paraissent consa- crées. Eniin quelques dispositions tendent à priver les départe- ments, c'est-à-dire les quatre-vingt-dix-neufcnntièmesdu royaume des avantages les plus essentiels de la liberté, qu'on veut assurer à toute la France.

L'on dit, et j'aimeàlecroire, que ces vices proviennent, les uns de changements insérés api'èscoup dans ki rédaction et que les ministres ne s'affligeront pas de voir disparaître; les autres d'inad- vertance dans la rédaction même, inadvertance que ces rédac- teurs répareront sans doute.

Ainsi, cette compétence universelle, maintenue par l'article 12 du second projet, sera mieux déterminée, etplus convenablement restreinte. Il ne faut pas qu'un calomniateur devienne inviolable par la distance, et par les dillicultés, les inconvénients, les frais de déplaceniient, que, dans le système entièrement contraire, entraî- nerait la poursuite. Mais il ne faut certes pas non plus que, sous

)) tient encore; je le dis avec pleine conviction, loin d'en rien craindre, lii inoniir- » rliie légitime, la monarchie constitutionnelle doivent tout en espérer.

)) Laissons donc, laissons les institutions marcher et vivre, et n'ayons «pi'uut' )) crainte, c'est d'en troubler, d'en arrêter le mouvement régulier.

)) On reproche aux ministres du roi d'être indifférents aux pressants dangers » de la monarchie. Non, Messieurs; mais c'est ailleurs que les ministres ont vu » 1" danger. Ils ont vu le danger de céder à l'attaque d'un parti, le danger de )) saisir une occasion imprudemment offerte, le danger de porter une main téraé- » rairp sur une loi fondamentale, à laquelle la nation s'est fortement attachée, )) comme au rempart le plus sûr de ses droits et de ses libertés, comme à l'infailli- )) bit; garantie que l'effet des promesses royales ne lui sera jamais ravi. Les mi- » nislrrs ont vu le danger d'altérer, de détruire peut-être cette confiance entre » le monarque et ses peuples, première force de tous les gouvernements, besoin » le plus impérieux d'une monarcTiie nouvellement restaurée. Le roi, nous osons le » nommer, le roi et ses ministres ont pensé que la confiance appelle la confiance, » el la bonne foi la bonne foi ; ils ont pensé que c'était au milieu de la nation )) même qu'il fallait planter l'étendard ro^'al; que il triompherait des efforts des » partis ; que là, s'il en était besoin, des millions de bras se lèveraient pour sa dé- )) fense. »

470 TllOlb LETTRES

prétexte de calomnie, on puisse traîner à deux cents lieues de leur domicile des écrivains qu'une absolution tardive ne dédommage- rait, ni des souffrances, ni des pertes qu'une pareille jurispru- dence leur aurait occasionnées ' . . ,

Ainsi encore la fixation des amendes, qui déjà paraissent exorbi- tantes, ne devra pas être laisséu à l'arbitraire des juges : mais devra, comme en Angleterre, être confiée à la discrétion du jury, seul évaluateur impartial, seul arbitre équitable du dommage; et ce jury devra lui-même, pour les délits de la presse, comme pour tous les crimes, cesser d'être une commission à la nomination d'un seul homme.

Tout le projet sur les journaux appelle une attention rigou- reuse. Les cautionnements exigés, qui, en eux-mêmes, sont déjà peut-être une déviation du principe que la presse n'est qu'un ins- trument, ne pourront dans aucun cas s'appliquer aux journaux dos départements. Ce serait priver ces derniers de la ressource la plus nécessaire pour donner à toute la France une véritable vie politique.

Vous savez mieux que personne, Messieurs, quels avantages résultent de cette existence forte et animée, de cette participation acti\e et patriotique aux intérêts généraux de l'État. Depuis long- temps, tous les hommes éclairés gémissaient de voir se concentrer dans Paris, non pas les lumière», mais la discussion et l'examen approfondi des mesures qui réparent, améliorent et consolident nos institutions. Si les départements, durant toute la révolution, eussent bien connu l'état des choses, à combien de maux la France eût échappé ' ! Cette connaissance ne peut s'acquérir que par les journaux, et non par ceux de la capitale, qui, partant d'un seul point, ne présentent les objets que soUs un seul aspect, mais par les journaux des départements qui, appropriés aux localités, font pénétrer, dans la capitale, les vérités de lait et de théorie, sous les formes les plus convenables, et qui, transmis d'un dépar- tement à l'autre, établiront entre les citoyens cette heureuse correspondance, cet esprit public, force de l'Angleterre, que nous

' Benjamin Constant a traité à h tribune cette importinte question du Heu rioit être poursuivi le diffamateur. Séance du 24 aviil 1819. Discours de M. H. Cons- tant. Paris, 1827, t. l, p. 41 et suiv. IV.. L.)

- V. Sup., t. I, p 456. E. L.)

A MM. LL> .IAItirA.M> UK 1. \ >MnilR iTl

pouvons bien ne pas aimer, <iu'il est naturel (roi)si'iver avec dé- fiance, mais lioiit il pst sage d'empruiitei' tout ce qu'elle a fie hoii et d'utile.

« Cette extrême sûreté, dit un de ces écrivains ', avec laquelle » chacun peut communiquer ses idées au public, et le grand in- » térctque chacun prend à tout ce qui tient au gouvenienieiit, y » ont extraordinairement multiplié les journaux, liidépeiidani- » ment de ceux qui, se publiant au bout de l'année, du mois ou de » la semaine, font la récapitulation de tout ce qui s'est dit ou fait » d'intéressant durant ces différentes périodes, il en est plusieurs » qui, paraissant journellement, ou de deux jours l'un, aunon- » cent au public les opérations du gouvernement, ainsi que les » diverses causes importantes, soit au civil, soit au criminel. Dans » le temps de la session du parlement, les votes ou résolutions » journalières de la chambre des communes sont publiés avec » autorisation, et les discussions les plus intéressantes prononcées » dans les deux chambres sont recueillis en notes, et pareillement » communiquées au public, par la voie de rimpression. Enfin, il » n'y a pas jusqu'aux anecdotes particulières de la capitale et des » provinces qui ne viennent encore grossir le volume . et ces » divers papiers circulent et se réimpriment dans les diftérentes » villes, se distribuent même dans les campagnes, lous, jus- » qu'aux laboureurs, les lisent a\'€c empressement. Chaque parti- )) culier se voit tous les jours instruit de l'état de la nation, d'une » extrémité à l'autre de la Grande-Bretagne; et la cuiiiiimnicaiiùn » est telle, que les trois royaumes semblent ne faire qu'une seule » ville. Qu'on ne croie pas, continue-t-il, que je parle avec trop » de magnificence de cet effet des papiers publics. Je sais que » toutes les pièces qu'ils renferment ne sont pas des modèles de » logique, mais d'un autre côté il n'arrive jemais ^n'un objet » intéressant véritablement les lois, ou en général le bien de » l'État, manque de réveiller quelque plume habile, qui, sous » une forme ou sous une autre, présente ses observations... Ue )T vient que, par la vivacité avec laquelle tout se communique, la » nation forme, pour ainsi dire, un tout animé et plein de vie, » dont aucune partie ne peut être to.idiée sans exciter une Musi-

' Deloline. ConstituiAun d'Anylelerre, cli. \ii. l'an^, 17S7, l. II, (i, 4i.

i7;^ TROIS LKTTRES

» bilité universelle, et la cause de chacun est réellement la » cause de tous. «

Quand nous serons parvenus à ce point, la France se compren- dra, s'appuiera, se répondra d'une extrémité de son territoire à l'autre; les départements rivaliseront de patriotisme et de lumiè- res; chaque citoyen servira de garantie à chaque citoyen; le gou- vernement sera fort et constitutionnel, les gouvernés libres, mais soumis aux lois; l'arbitraire, qui compromet l'un en blessant les autres, disparaîtra de notre sol.

Enfin, s'il n'était probable et presque avoué que l'article 7 du troisième projet, exprime dans sa rédaction actuelle le contraire de ce que ses auteurs ont voulu dire, on pourrait craindre que la publicité des séances d'une chambre dont la publicité constitue toute la force morale, ne pût être perpétuellement dépendante des caprices ombrageux de quelques membres.

« La publicité des séances secrètes des chambres est, l'expé- » rience l'a prouvé, dit M. de Serre, la plupart du temps sans in- » convénient, elle est même souvent utile. Mais il est telle cir- » constance le silence peut être nécessaire ; c'est aux chambres » qu'il appartient d'en juger, et le projetleur réserve ce privilège. » Il est évident que la conséquence de ce principe est que les cham- bres doivent avoir le droit d'interdire la publicité de leurs séances secrètes, et que lorsque cette publicité n'est pas interdite, elle est permise. Le projet renverse au contraire cette disposition, la seule raisonnable.

Les éditeurs de tout journal ou écrit périodique, est-il dit. ne pourront rendre compte des séances secrètes des chambres, ou de l'une d'elles, sans leur autorisation.

L'inexactitude de la rédaction ne peut se contester, et l'on ne saurait avoir en doute qu'elle ne soit réparée.

Je n'ai fait, Messieurs, qu'indiquer quelques portions de la loi. qui demandent impérieusement à être corrigées. lien est d'autres qui n'ont pas moins besoin d'amélioration. 11 y a surtout une im- mense lacune à remplir : rien n'est établi sur la responsabilité des imprimeurs; et tant qu'on n'aura pas mis ces instruments néces- saires de la presse à l'abri des poursuites qui, depuis deux ans, ont menacé sous les prétextes les plus frivoles leurs personnes, l'on n'aura rion fait pour étal>lir une véritable liberté. Vouloir

A MM. I,ES IIAUITA-NTS L'L LA -AllTIIi;. l73

affranchir la presse satis accorder aux imprimeurs pleine sûreté, c'est prétendre naviguer sans vaisseau ou labourer sans charrue '.

Cependant, j'aime à le croire, les projets ont été conçus avec ronscicncr el bonne foi, et leurs auteurs avouent dans leurs dis- cours mêmes, qu'ils ne se flattenl pas d'avoir seulement dans aucun de ces projets approché de la perfection désirable. Si la loi demeurait telle qu'elle est, nous aurions de trop justes raisons de nous plaindre, et ce serait un malheur pour le gouvernement et pour nous.

J'ai cru, Messieurs, qu'en m'adressant à vous au moment j'avais à vous exprimer mon désir ardent de mériter la confiance dont vous m'avez honoré, je devais non-seulement réitérer ma profession de foi. mais vous entretenir d'objets d'un intérêt gé- néral.

Si, dans cette profession du foi, je n'ai pas énuméré tous les engagements pris dès longtemps, et auxquels je serai toujours fidèle, c'est que j'ai voulu ne parler de. moi que le moins qu'il m'était possible ; mais ces engagemcrits sont présents à ma mé- moire : je les ai contractés à une époque ou les électeurs de Paris ont daigné me témoigner unebienveillance qui sera éternellement gravée dans mon âme ; je les remplirai tous ^, et je resterai tou- jours dans la position indépendante qui m'a valu l'honneur de votre choix. L'affermissement de nos institutions est mon unique vœu, l'établissement de toutes les libertés nationales sera mon seul but ; c'est ainsi, et seulement ainsi, qu'un député peut rem- plir sa mission. Les intérêts publics, les intérêts privés de ses commettants, sont autant de dépôts dont il doit rendre compte. La défense de ces intérêts est son obligation la j^lus impérieuse ; et pour s'acquitter de cette charge honorable, il n'a pas trop âe tous ses soins, de tout son temps, de toutes ses forces.

Agréez, Messieurs, l'hommage de mon dévouement et de mon respect .

Benjamin Constant.

' V. Sup., t. I, p. 547, ei t II, p. 43 etsuiv. (E. L )

- En 1818, Benjamin Coiist;int avait obtenu à Paris une minorité considérable. M. Ternaux, son conclurent, ne l'avait emporté qu'au ballotage et avec l'appui de l'adrainislralion. (h). L.)

DEUXIÈME LETTRE

A MM. LliS IIAIUTA.NTS DK LA SARTHt;

^>-^)oaruirLfUWi^'—

Me.-siel'rs.

Au moment vous m'avez honoré de vos suffrages, j'ai cru devoir vous exposer franchement quels principes je professais et quelle ligne de conduite je me proposais de suivre. '

J'ose espérer que, durant la session dernière, je suis resté tîdèle mes engagements, et que mes actions vous auront semblé con- formes à mes paroles.

Depuis la clôture de cette session, je me suis efforcé de m'ac- quiiter d'une double tâche : celle de votre représentant auprès des autorités qui ont à prononcer sur vos intérêts ; et celle de défenseur, par mes écrits, des intérêts plus généraux de la liberté et de la France ,

Comme député, j'ai sollicité assidûment les réparations nom- breuses et de plusieurs genres auxquelles notre département avait droit : et je puis me rendre ce témoignage que ce n'est pas la faute de ma persistance ou de mon zèle, si mes sollicitations ont souvent échoué devantje ne sais quelle inertie, quelle inexé- cution de promesses, quelle versatilité de mesures, quelle inex- plicable déférence pour un pouvoir occulte quelconque qui sem-

' .Vivene franç<i,ise, I. VII, p. 777 et suiv. Octobre ISl'J. (E. L.)

TROIS LErrUE> A MM. LK> Il.\UriA.M> DE LA >AUTlli: liJ

ble protéger, du loud d'un nuage, les liomnies dont vous avez eu tant à vous plaindre.

Comme écrivain, je me Hatte d'avoir toujours consacré ma plume au développement de ces maximes de liherté constitu- tionnelle qui me paraissent le seul moyen de salut et de prospé- rité pour la France.

Maintenant qu une nouvelle session va s'ouvrir, je viens, Mes- sieurs, vous indiquer en peu de mots les objets qui devront lixer l'attention des mandataires du peuple, et les circonstances dans lesquelles la France se trouve.

Ces circonstances sont de deux espèces : les unes, communes à tous les départements du royaume; les autres, particulières à notre département.

Les\ circonstances générales sont, à quelques égards, satisfai- santes; sous d'autres rapports, elles laissent beaucoup à déîiier.

J'écarterai d'abord des considérations que je vous >oujnets, tout ce qui n'est relatif qu'à l'étranger. Je sais que l'ona voulu rattacher à notre situation politique des mesures prises récem- ment par divers princes de l'Allemagne ', et qu une iactioii, dès longtemps comme et dévoilée, a poussé des cris de joie, dans l'espoir que les décrets d'une diète germanique iullueraient sur la marche du gouvernement français. Mais je ne désespère pas tel- lement et de ce gouvernement et de nous-mêmes, que je puisse craindre jamais de voir ce coupable espoir se réaliser.

Des calamités inouïes nous avaient ravi notre indépendance. Nous l'avons reconquise par des traités, et nous l'avons chère- ment payée. Elle ne nous sera plus enlevée. J'en atteste et les généreux efforts des départements frontières pour repousser deux invasions successives, et surtout les souvenirs des maux causés par ces invasions, dans tous les lieux qui en ont subi le fléau. Ces souvenirs ne sauraient èlre effacés de votre mémoire. Vous avez vu vos cités et vos bourgs occupés par l'ennemi. Vos meilleurs citoyens, arrachés de leur domicile, ont été livrés à des comis- sions composées de juges qui n'étaient pas leurs compatriotes; et la Sarthe se ressent encore des dévastations qu'elle a supportées, et pour lesquelles le gouvernement français dans sa pénurie n'a

' C'est une allusion au congres dt Carisbad. (E. L.)

TROI? l.r.TTRE-

pu lui offrir que des dédommagements trop peu proportionnés à SCS pertes. De pareilles leçons ne seront pas perdues. Si le joug des étrangers nous menaçait de nouveau , nous nous rappelle- rions que, dans des circonstances analogues, et dans plusieurs cortrées de l'Europe, ce sont les peuples qui ont affranchi leurs gouvernements.

Je me bornerai donc, Messieurs, à vous entretenir de notre position intérieure. C'est d'elle que nous avons le devoir, et c'est d'elle seule que nous avons le droit de nous occuper. Lorsque des monarques voisins nous semblent se trompai' sur la route que leur tracent les règles de la justice et leurs véritables inté- rêts, nous pouvons accorder à leurs sujets une pitié légitime. Si quelque infortuné cherche parmi nous un asile, nous pouvons nous complaire à soulager ses maux; mais doit se borner notre sympathie. ]Sous n'avons rien à voir hors des limites.de notre France ; et pour que les souverains du dehors respectent notre indépendance nationale, pour qu'ils s'abstiennent de la préten- tion insultante de prescrire à notre gouvernement ce qu'il doit faire, nous devons nous abstenir nous-mêmes de toute interven- tion indiscrète, et rester dans une réserve prudente.

Je vous ai dit que, sous quelques rapports, notre situation s'est améliorée. Nous avons certainement fait plusieurs pas assez im- portants depuis une année dans la carrière constitutionnelle.

Malgré les doctrines encore étranges de quelques magistrats inférieurs, nous jouissons à un haut degré de la liberté de la presse, cette première de toutes les garanties. L'abus qu'en font des écrivains sans mesure, sans conscience et sans pudeur, ne parvient plus à nous inspirer des terreurs exagéiées et à nous détacher de ce droit précieux. C'est une preuve de nos progrès. A l'exception de la faction de 1815, il n'y a plus parmi nous de ces partis aveugles et exclusifs qui ne voulaient la liberté que pour eux. Tous les Français sont assez éclairés pour sentir que la violation du droit d'un seul citoyen, quelles que soient les opi- nions qu'il professe, est l'anéantissement des droits et de la sécu- rité de tous.

La liberté individuelle, compagne inséparable de celle de la presse, a aussi remporté plusieurs victoires. Les violations de do- micile, les détentions arbitraires, sont moins fréquentes qu'au-

\ \l\l l.l> IIAHII\MN Itl: I.A -MflllK. 'l / /

trel'ois. Nous n'avons certainement pas atteint la i>erreeti()n de la garantie. Les administrateurs doplus d'un département ont con- servé de K'urs longues habitudes d'insolence et de tyrannie des formes tranchantes et vexatoires, et ils oublient que le respect envers les gouvernés est un devoir dans les gouvernants. Nos lois mêmes sont hérissées toujours de dispositions qui mettent les citoyens à la disciélion de l'autorité. Mais l'application de ces dispositions funestes et vicieuses n'est cependant pas, comme il y a trois années, un usage quotidien. Lors même que les hom- mes qui, à des épocjues dont l'oubli ne sera complet que lorsque les réparations seront suffisantes, foulaient aux pieds nos droits les plus saints et se montraient sourds à nos réclamations les plus justes, conservent, par une fatalité inexplicable, un pouvoir dont ils ont cruellement abusé, plusieurs d'entre eux l'exercent déjà avec une sorte de réserve, et s'ils nuisent encore, c'est plu- tôt par les souvenirs que leur présence rappelle que par les actes positifs de leur administration. Sans doute cette présence seule est un inconvénient grave, elle entretient des haines naturelles, des ressentiments que la raison ne saurait calmer, et ce qui est plus fâcheux mille fois, elle met un obstacle invincible à ce senti- ment de stabilité qui constitue la véritable force des gouverne- ments. Tous les esprits prévoyants se disent qu'au premier évé- nement imprévu qui rendrait quelque puissance à la faction dont ces hommes furent si longtemps les instruments, ils jetteraient loin d'eux un masque hypocrite, et que puisque l'armée admi- nistrative de 1815 n'est point licenciée, nous reverrions 18i-.5 dans toutes ses fureurs.

.En essayant de vous parler de ce qui s'est fait de bien, je me suis trouvé conduit à vous indiquer déjà le mal qui subsiste.'

Pénétrer jusqu'à la cause de ce mal m'est impossible. Après l'étude la plus opiniâtre et les observations les plus conscien- cieuses, je n'ai pu me l'expliquer à moi-même.

Des intérêts évidemment conformes à ceux que la Révolution a créés, rendent d'autant plus inconcevables d'opiniâtres ménage- ments envers des ennemis qui n'en témoignent aucune reconnais- sance, qui ne s'interdisent aucun outrage, et qui, pour prix de faveurs illégales et d'une connivence qui compromet ses auteurs, leur prodiguent le mépris, l'insulte, les invectives sur le passé et

\~i^ Timis LKTTP.R-

los menaces pour l'avenir. La conservai ion dans des fonctions amovibles d'adversaires jadis déclarés,' aujourd'hui même à peine secrets de la Charte et de l'administration actuelle; l'institution dans des fonctions inamovibles d'hommes pareils à ceux dont les ininistres eux-in'mes ont plus d'une fois proclamé les fautes et déploré, l'inamovibilité ; l'impunité assurée à des accusés qui, pour récompense, se portent accusateurs de ceux qui les protè- gent : des encouragements prodigués à je ne sais quelle Église errante', qui prêche, au nom d'une religion qu'elle décrédite, l'anéanti^ement du gouvernement constitutionnel; la protection la plus manifeste accordée à des congrégations que les princes absolus eux-mêmes et nos anciens parlements avaient repoussées comme tyrannisant les peuples et sapant les trônes'^; l'éducation confiée de préférence à l'intolérance et au fanatisme ^ : toutes ces choses sont des énigmes, dont le mot, quel qu'il soit, ne peut qu'être déplorable et doit renfermer nue erreur profonde et d'inexcusables torts.

Le mal que ce système entraine est incalculable. Il empêche la confiance de se rétablir, la sécurité de régner ; il donne un pres- sentiznent funeste de secousses futures, disposition la plus fatale qui puisse exister dans une nation ; et cependant. Messieurs, vous savez que le bien ne serait pas difficile à faire. En descendant au fond de votre cœur, vous y trouverez, comme dans celui de l'im- mense majorité des Français, le désir ardent, sincère, de voir s'af- fermir le gouvernement que la Charte a institué : vous détestez toute révolution, vous ne voulez aucun renversement. La Charte, dans toute son étendue, avec toutes ses conséquences, tel est votre vœu, tel est le mien, tel est celui de tous les hommes de bien dans notre patrie. Les intentions du roi ne sont pas non plus douteuses. Le 5 septembre, l'admirable loi des élections, la création d'une iirmée nationale, la composition du ministère en décembre der- nier, bien que ce ministère n'ait pas répondu à notre attente,

* C'est ce qu'on nommait la ]»Ptjte l'glhr, formée <le piètres qui n'acceptaient jias le Concordat de 1802. (E. L.)

2 Les jésuites, supprimés sous Louis W, sur les poursuites des Parlements. (E. L.)

3 On m'écrit de la Sarthe : « Le ministre a décidt' que les jiéfcts donneraient des » autorisations d'instruire à !0' s los membres des congn'{.'alioiif. religieuses, sur !a » simple représentation de la lettre d'oliédience. »

A MM F.ES HAhlTA.NTS LE I.A SAUllIi:. l,!l

mais le monarque l'avait composé en opposition à la faction ([ni avait voulu s'emparer du pouvoir : tous ces actes sont autant de gages de la volonté royale. Quel est donc le mauvais génie qui plane sur nous, paralyse le bien, perpétue le mal? Mes lumières ne vont pas jusqu'à vous le dire : mais ma détermination de le combattre sera invariable.

En vous exposant les défauts du système général, j'ai déjà traité en partie ce qui concerne plus spécialement le département dont vous avez bien voulu me constituer l'un des représentants. Vous êtes, je le sais, presque dans la même situation administrative qu'en 1815. A cette époque, six cent vingt-deux destitutions ont eu lieu, et cinq seulement sont réparées. L'enseignement mutuel succombe sous les coups que lui portent les menaces du clergé, l'abus de la confession, le rétablissement anticojistitutionnel de corporations prohibées par les lois, et la Superstition ou la fai- blesse des autorités. Les propriétés de plus d'une commune ont été attaquées par des arrêtés incompétents ; et si vos députés ont obtenu justice pour l'une d'entre elles, d'autres réclamations non moins fondées sont encore en litige. L'on ne vous a rendu aucun compte des indemnités accordées au département pour les occu- pations étrangères. Sans vouloir revenir sur une répartition con- sommée, vous sollicitoz une publicité qui vous est due, qui vous a été promise, et cette promesse ne se réalise pas.

Vous retracer ce que vous avez le droit de demander. Messieurs, c'est vous indiquer ce que votre députation a le devoir de faire. Elle s'en acquittera avec le zèle dont elle a déjà tâché de vous donner des preuves. Ce zèle sera le même; puisse le succès être plus heureux 1

Maintenant, permettez-moi de vous entretenir des objets géné- raux qui devront tixer, durant cette session, l'attention des dépu- tés de la France. Le jury, l'organisation de la garde nationale, les municipalités, les garanties de la liberté individuelle, rece- vront, nous dit-on, des améliorations importantes. Sur chacun de ces objets, j'adopterai volontiers tout ce qui me paraîtra tendre à une amélioration réelle. Un vain esprit d'opposition ne m'ani- mera point. Si les ministres veulent enfin consolider la liberté, ^ils trouveront en moi un soutien. Je serai d'autant moins gêné dans l'appui que je prêterai à leurs mesures, si elles me semblent

îiSi) iHiiis i.i;Tri!L;>

utiles, que mes motifs ne pourront être suspects. Ce que je disais il y a un an, je le répète aujourd'hui : je n'ai jamais désiré qu'une mission, celle de défendre les droits et la liberté du peuple. Je n'échangerai cette mission pour aucune autre, et, de peur de compliquer mes devoirs, je ne la combinerai avec aucune autre. Député lidèle, suppléant par la franchise de mes intentions à la faiblesse de mes moyens ou à l'insuffisance de mes connaissances, je serai heureux d'être et de rester uniquement votre député, aussi longtemps que vous m'honorerez de votre confiance. 11 est loin de ma pensée de blâmer une ligne de conduite différente. Chacun juge pour soi, et chacun doit, sans condamner personne, faire ce qu'il croit être le mieux dans sa position, et suivant son carac- tère.

Si donc, dans la formation du jury, d'après le projet ministé- riel, je trouve les éléments d'impartialité nécessaires pour que cette institution auguste ne soit pas soumise à un choix capricieux, je soutiendrai avec empressement ce projet de mon suffrage. Mais je serai peu sensible, je l'avoue, à ces raisonnements captieux qui, sous le prétexte d'une infériorité supposée dans les lumières d'une classe nombreuse, tendent à remettre à une autorité discré- tionnaire une nomination dont le sort garantit seul l'intégrité. Je crois les lumières suffisamment répandues en Francepour que je me reposasse volontiers de ma destinée sur la décision de douze Français propriétaires que le sort aurait désignés. On n'afft^cte souvent de révoquer en doute la capacité des citoyens que pour exercer leurs droits à leur place. On veut établir une sorte d'aris- tocratie intellectuelle, bonne quand elle naît d'elle-même, mais funeste et bientôt oppressive quand c'est l'autorité qui prononce. L'intervention d'un pouvoir, quel qu il soit, dans la nomination du jury, m'inquiète et m'épouvante. A plus forte raison m'en dé- fierais-je si ce pouvoir était amovible et dépendant. S'il y a des dangers dans toutes choses, j'aime mieux ceux qui sont inhérents à la nature de chaque chose, que ceux que créent les institutions : et si l'injustice est parfois inévitable, je préfère celle du sort à celle des hommes '.

La garde nationale me paraîtra parfaitement organisée, si la loi

* V. Sup., t. I, [>. 317 bl 8uiv. ,'i'^- L.)

({ui nous sera présentée rend à celte institution si respcc lablc et si bienlaisante, sa pureté ancienne et son but primitif; s'il n'y a ni nominations arbitraires, qui dénaturent celte armée de citoyens,' chargés de mamtenir l'ordre, et, s il en est besoin, de défendre leurs foyers, ni discipline vexaloire qui transforme ces citoyens en instruments passifs, ni épurations (jui fassent de ce boulevard national le jouet des partis, ni règlements minutieux, propres fatiguer le zèle, à troubler sans utilité l'exercice de l'industrie, à ravaler la dignité d'un devoir public et à faire considérer comme une faveur la faculté de renoncer à un droit.

Si la nouvelle forme donnée aux muidcipalités met les intérêts locaux à l'abri des empiétements de l'autorité centrale, si ces in- térêts ne sont plus exposés à se voir offerts inutilenienten sacrifice aux droits exagérés de l'enseinlde, s ils sont représentés par des hommes qui les partagent et quiles défendent; si ces représentants des intérêts locaux ne sont pas en même temps les créatures du pouvoir exécutif, partagées de la sorte entre la faveur et le devoir; si, chargés de prendre en main les intérêts populaires, ils émanent d'une source populaire, je voterai pour la nouvelle forme des mu- nicipalités *.

Enfin, si la liberté individuelle est sérieusement garantie, si la responsabilité des agents commence au plus bas échelon de la hié- rarchie sociale, s'il ne suflitpas au sbire le plus subalterne d'exhi- ber l'ordre illégal de son chef immédiat, à celui-ci de produire les instructions également illégales de son supérieur, à ce troisième instrument de l'arbitraire d'invoquer les directions du préfet ou du commandant de la force armée, à ce dernier enfin de rejeter la res- ponsabilité sur le ministre, de manière que le citoyen indûment arrêté ou détenu, ait à combattre toutes les autorités rangées en bataille contre un seul individu, et à lutter contre la société en- tière pour obtenir justice d un grief particulier : alors, mais alors seulement, je voterai pour ces sauvegardes de la liberté indivi- duelle-^.

Mais si le manieur voulait, commedes malveillants le répandent, que les jurés continuassent à dépendre des préfets; la garde na-

' V. Sup., t. I, p. 18.') et suiv. ^K. I..)

^ sup., t. I, p. 90. (t;. L.;

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TROIS F.KTTHK>

Honale. des courtisans ou de leurs créatures; les municipalités, des maires à la iiomiiialion des ministres, et la liberté individuelle des magistrats que 1 article 75d' une constitution abrogée rend in- violables, je lutterais, jusqu'à l'extinction de mes forces morales et physiques, contre ces lois insidieuses, qui me paraîtraient ce que plus d'un système ministériel m'a paru souvent: la résurrec- tion maladroite du régime impérial, avec plus de ruse et moins de force, plus de minuties et moins de gloire.

Cependant, Messieurs, même dans cette triste hypothèse, je ne m'écarterai point d'une règle que je me suis prescrite dès l'entrée de ma carrière, et dans laquelle m'a confirmé une longue expé- rience. Quand j'aurai fait tous mes efforts pour obtenir des lois parfaites, si celles que le pouvoir nous propose, bien que fautives et insuffisantes, sont meilleures que la législation existante, je ne céderai point au mouvement naturel, mais puéril, d'araour-pro- pre, qui m'engagerait à les rejeter. En attendant ce qui est bon, j'adopterai ce qui est moins mauvais. Laissons à la faction de 1815 cette dangereuse maxime, qu'on doit marcher au bien par l'excès du mal. Cette maxime a plus d'une fois perdu la France. Elle a introduit l'anarchie dans les beaux jours de 1789. Elle a renversé le trône en 179,?; en att'aiblissant l'infortunée Gironde, elle a pro- duit le 31 mai et la terreur de 1793. Elle ne convient point aux bons citoyens, aux amis de l'ordre, à ceux qui ne veulent exposer leur patrie à aucune secousse, et qui ne se croient le droit de compromettre la sûreté de personne pour faire triompher plus vite ou plus complètement leur opinion favorite.

Cette règle dont je vous parle m'a déjà dirigé l'année dernière dans mon yote sur la législation de la presse. Je reconnaissais, comme bien d'autres, les défauts des lois qui nous étaient sou- mises. J'avais essayé de faire disparaître ces défauts. Mais, ayant échoué dans plusieurs de mes tentatives, je n'ai point partagé le dépit de ceux qui, en maintenant la législation ancienne, auraient fait expier à la nation les torts de l'autorité. J'ai laissé dire les écrivains, qui, dans leur exagération, sincère sans doute, croyaient qu il valait mieux rester sous l'empire de la loi du 9 novembre [18 5j. J'ai voté pour les lois nouvelles, à l'exception de celles qui boumeltaient les journaux à une mesure fiscale sans utilité, et je peubc ([ue la France s'est bien trouvée de ces nouvelles lois.

A Mr.ssii-riis r.i'.s iiMirrwis m: i,\ <\i!riii; iS,'')

(i'est ainsi, Messiiuirs, que vous \uc \cvvc/. ayir loujoias. .I(; ne mettrai jamais les destinées de la nation, donlj'ai l'Iionneui- d'être l'un des organes, à la merci d'un calcul dans lequel je pourrais m'être trompé. Je ne rcluserai jamais de faire un pas vers le bien, dans l'espoir incertain qu'un élan plus tort m'en ferait faire d'eux par la suite. J'accepterai de chaque jour l'amélioration partielle que ce jour m'offrira, en proclamant néanmoins sans cesse la né- cessité de toutes les améliorations que nous aurons à désirer.

J'appliquerai cette même règle à une question sur laquelle il est indispensable que les défenseurs do la cause nationale réflé- chissent et s'entendent.

De très-bons citoyens, dans l'impatience malheureusement fort juste et fort naturelle que leur inspire un système de tergiversa- tion et d'ambiguïté qui ne fonde rien, ne garantit rien, et laisse les mêmes périls planer constamment sur notre tète, sont tentés (juelquefois, pour mettre un terme à ce système, de faire alliance avec des hommes qui l'attaquent pour d'autres motifs. Quant à moi, j'ai pu, dans les premiers moments qui ont suivi 1815, croirr à la sincérité d'une palinodie, qui me semblait trop humiliante pour n'être qu'une hypocrisie et un calcul. Le langage de la liberté me paraissait porter en lui-même tant de conviction, que j'aimais à abjurer mes soupçons et à repousser mes déhances. Mais j'ai vu ces hommes renoncer subitement aux principes qu'ils avaient si hautement invoqués. Je les ai vus, à la moindres lueur de succès, se préparer à des excès nouveaux et méditer de nou- velles tyrannies. Je les ai entendus saluer, par des cris de joie, l'au- rore d'un despotisme lointain qu'ils appellent dans leur patrie. Dès lors, mon illusion §'est dissipée, et ma détermination de ne jamais seconder ces hommes est devenue invariable. Quand ils n'auraient qu'un triomphe d'un jour, ce jour suffirait pour rame- ner dans quelques départements les calamités de 1815. Nul n'a le droit, dans un but quelconque, d'exposer une portion de la France à un tel désastre. Si j'avais concouru à la victoire de cette faction, je me regarderais comme responsable de chaque injus- tice qu'elle aurait commise, de chaque goutte de sang qu'elle au- rait versée.

Cette résolution pourra m'exposer à des calomnies. Mais ainsi proclamée d'avance, elle servira de réponse aux accusations ([ue

484 THuiS IKTTRKS

ces hommes suggèrent à d'autres, quand on refuse de se joindre à eux dans leurs projets de renversement, et à ces ignobles in- vectives qui déshonorent leurs auteurs, et qu'il m'est ordonné de mépriser aujourd'hui, puisque, chargé de votre mandat, je ne dois point me laisser détourner de ma route par des outrages au- dessus desquels vous m'avez placé.

Je vous ai soumis, Messieurs, la ligne de conduite que je comptais suivre. J'ajouterai quelques mots sur des questions de circonstance qui se présenteront peut-être durant la session.

Je désire ardemment que le ministère ait la sagesse de nous en épargner une, que déjà l'année dernière il aurait écarter, en revenant de lui-même aux principes éternels de la justice et aux axiomes fondamentaux de la Charte. Mais si nous sommes appe- lés encore à délibérer sur la légalité de bannissements arbitraires et d'exils sans jugement, j'invoquerai, comme je l'ai fait déjà ', sans redouter des interprétations fausses ou des imputations men- songères, les garanties sacrées que la constitution assure à tous les Français.

Que si, sous quelque prétexte, on essayait de mutiler la repré- sentation nationale, je défendrai de tout mon pouvoir son inté- grité, sans acception d'opinions ou de personnes, et ne cherchant ma règle que dans la lettre de la loi '.

11 est presque impossible, et il serait douloureux de ne pas es- pérer que les ministres mettront cette fois un terme aux souf- frances de la Légion d'honneur, que le traitement intégral fixé par la première loi relative à cette respectable institution ne sera pas refusé plus longtemps aux braves auxquels nous devons tant de gloire et une reconnaissance éternelle ; qu'on n'essayera plus d'excuser l'inexécution d'une loi positive sur des circonstances étrangères à cette loi, circonstances qui, admises comme excuse de sa violation, établiraient une doctrine d'après laquelle la va- lidité de toutes les lois serait à la merci du pouvoir. S'il ne nous est pas donné de reconquérir dans son entier ce domaine extraor-

< Opinion du 19 juin 1819. Discours de B. Constant, 1. 1, p. 139 et suiv. (E. L.)

- C'est ce que fit B. Constant. V. son discours sur l'élection de M. Grégoire,

ij déc. 1819. Discours de B. Constant, t. I, j). 157 et suiv. On sait que l'admission

de Grégoire, ancien évéque constitutionnel de Blois, et membre de la Convention,

fut rejfctée. (E. L.)

A MESSIKL'RS I.KS HAUITANTS DE l.A SAmilK 'i85

dinaire si injustement détourné de sa destination primitive, nous pouvons nous flatter d'en arracher les faibles débris à l'avidité des courtisans qui en ont dévoré une portion si vaste, et je ne serai pas le dernier à remplir à cet égard l'obligation imposée, par l'économie et par la justice, aux députés de la France.

Enfin, toutes les fois qu'un acte illégal sera dénoncé, je tâcherai d'obtenir que le ministère l'explique ou le répare, et de préserver les citoyens de ces éternels ordres du jour, ou de ces renvois aux ministres, tristes équivalents d'un ordre du jour, qui n'ont d'effet que de dérober à notre connaissance, et de soustraire à notre examen, les réclamations les plus fondées comme les plus frivoles.

Tel est, Messieurs, le plan que je me suis tracé. 11 n'a rien d'hostile, rien de subversif, rien (jui ne tende à donner au gou- vernement de la force et au peuple de la liberté. Le roi et la Charte, le roi constitutionnel et des garanties, tel est le seul vœu, le seul projet, la seule possibilité raisonnables. Le sentier nous est ouvert. S'il s'y rencontre encore bien des précipices, qu'on ne puisse jamais nous en accuser. Essayons de bonne foi le gouver- nement constitutionnel, avec toutes les conditions que la Charte nous présente. Bien observée de tous, la Charte est suffisante pour la liberté. Elle fait aussi au pouvoir une part suffisante. Res- tons donc dans la Charte. Que la faction de 1815 soit la seule à s'en écarter; que le crime de toute révolution retombe sur elle. Nous ne voulons point de révolution. Nous empêcherons tout bouleversement de tout notre pouvoir. Nul ne sait ce que le sort réserve aux humains, et l'on ne saurait éviter ce qui est inévita- ble; mais l'on n'est responsable que de ce que l'on a provoqué, et l'on se coiisole de tout, excepté des remords.

J'ai l'honneur d'être.

TROISIEME LETTRE

A MKSSIEritS LES HABITANTS DU DEPARTEMENT DE LA SARTHE.

Une loi terrible vient d'être votée 2.

Vos députés l'ont combattue inutilement.

Après avoir invoqué sans succès les règles éternelles de la jus- tice, les garanties consacrées par la Charte, enfin les axiomes du droit commun, qui devraient servir de sauvegarde à tous les ci- tovens, nous avons essavé d'obtenir, dans la loi dont nous avions en vain repoussé le principe, quelques adoucissements. Tous ont été refusés. Nous avons demandé des défenseurs pour les détenus; ils seront sans défenseurs. Nous avons réclamé pour eux la so- ciété de leur famille ; ils seront séparés, si les ministres le veulent, de tous les objets de leurs affections. Nous espérions (fu'une fois rendus à la liberté, ils ne pourraient subir de nouveau des capti- vités arbitraires. Au bout de trois mois, relâchés pour la forme, une heure d'interruption les rejitle sous la main des ministres pour trois autres mois. Il ne sera donné à leurs parents aucune

' Minerve française, t. IX, p. 333 elsuiv. Mars, ]8'20. (K. h.) ' La loi du mars 1820, sur b suspension de la liberté individuelle; elle l'ut .-on- leuue par MM. Pasquier, Siméon, de Villèlc, e( rombattue éneryiquemeni pnr La- fayeUc, Manuel, Foy cl Benjamin (Àmslanl. V. les Discours de H. (Atiislanl. l. I. \>. lK8--2ik (K. L.j

rimis i.irnuES a messiiclks ll> iiaiutants dk la sAiniit:. 'i87 connaissance de leur aiTcstalion; et s'ils meurent, aucun recours n'est ouvert contre ceux qui auront causé leur mort. Plus mal-, heureux que les victimes des lettres de cachet de l'ancien rét^imc, ils n'auront pas même, s'ils sont dans l'indigence, les secours pécuniaires que les monar([ues absolus accordaient à leurs prison- niers d'État.

.Ce changement si imprévu, si peu mérité dans la situation po- lili((ue de la France, m'engage à vous écrire pour m'enfretenir avec vous, tant sur la conduite que vous devez tenir, ce me sem- ble, pour atténuer les maux dont vous menacent d'imprudents ministres, que sur les devoirs que la législation nouvelle impose k vos députés.

Soumis aux lois, attachés aux institutions constitutionnelles, fidèles à la Charte et à son auteur, vous devez sans doute éprou- ver un étonnement profond, en voyant reparaître des mesures qui rappellent les époques les plus désastreuses de nos dissensions et de nos troubles. On cherche vainement à vous faire illusion par des dénominations astucieuses. La différence des mots ne sauvait vous tromper sur l'identité des choses. Vous reconnaissez dans les prévenus ou inculpés d'aujourd'hui les suspects d'autrefois, et dans le pouvoir discrétionnaire donné à trois hommes sur la liberté individuelle, la combinaison de la loi des otages et des lettres de cachet. Je conçois donc votre surprise, je dirai même votre indignation.

Mais une longue expérience vous a éclairés. Vous savez (fue les agitations, les résistances partielles ne font ([ue du mal, ([ue l'oppression même ne doit être combattue que par des réclama- tions légales, que celte crise sera passagère, et qu'il vous suflira, pour en triompher, de ne pas donner à vos ennemis des prétex- tes dont, tout frivoles qu'ils seraient, ces ennemis pourraient abu- ser. Souffrez pourtant ((u'afin de vous prémunir encore davantage contre une impatience dangereuse, j'ajoute un mot sur un sujet auquel des faits récents donnent une terrible importance.

Partout s'introduit l'arbitriiire, la délation/ l'espionnage, les vexations forment son cortège. Vous ne vous souvenez que trop de 1815 et de 181(3. Les lois de cette époijuc reviennent: les agents piovocateurs de la même époque les. suivroist de près. A peine une loi d'exception est-elle rendue, que des hommes qui

488 TIIOIS LETTRES

veulent l'exploiter se glissent dans les ténèbres. C'est sous le règne des lois d'exception que se multiplient les complots sup- posés et les conspirations factices, inventions perfides de la cupi- dité qui veut un salaire, ou de l'arbitraire qui cherche une apo- logie. Les mots les plus innocents, les plaintes les plus légitimes, les exclamations arrachées à la surprise, et jusqu'au silence opposé par la défiance ou par la réserve à des confidences repoussées, sont travestis en i)rojets factieux. Souvenez-vous, Messieurs, de Grenoble et de Lyon.

Après ce conseil, dont vous aviez peu besoin sans doute, mais que vous pardonnerez à des inquiétudes que de tristes expériences autorisent, je viens vous retracer quels me semblent être mainte- nant les principaux devoirs de vos députés.

Vous concevrez sans peine qu'au premier rang de ces devoirs, je place celui de réclamer sans cesse contre la loi funeste et in- constitutionnelle qui vient d'être rendue. Aussi longtemps qu'une loi existe, l'obéissance est une condition nécessaire du maintien de l'ordre public : mais l'indication franche et répétée des vices de la législation est toujours permise, car c'est un moyen paisible et simple de rendre cette législation moins vicieuse.

En second lieu, plus la brèche faite à la Charte est large et me- naçante, plus vos repiésentaiits doivent redoubler de fermeté pour défendre cette citadelle nationale.

Deux libertés nous restent encore, celle de la presse et celle des élections. Toutes deux sont attaquées ; mais les victoires remportées sur les principes coûtent cher aux vainqueurs, et le succès d'un jour présage souvent à ceux qui s'en glorifient une défaite pour le lendemain.

L'arbitraire ne résiste jamais a la (jublicité : c'est donc pour arracher cette publicité salutaire aux entreprises de ses ennemis qu'il faut réunir toutes nos forces.

La tâche, je le sais, sera difficile. Tous les amours-propres in- dividuels, toutes les intentions équivoques, tous les projets per- fides se coalisent contre la liberté de la presse. Cette liberté lesse tout ce qui est petit, tout ce qui est faux, tout ce qui est pusillanime. L'égoïsme s'irrite d'être troublé dans son activité, et l'insouciance, dans son apathie. Des abus que tous reconnais- sent et voudraient réprimer servent de prétexte à quelques-uns

A MESSIKCHs I.KS HAHITV.NTS Mi 1, \ SAUTIIK. i80

pour essayer de tout détruire, et l'autorité se voit encouragée dans ses empiétements par les intérêts personnels qui redoutent la lumière, et par les vanités ([iii craignent le ridicule.

Cependant la liberté de la presse a plus d'une fois renversé les digues impuissantes que périodiquement on se flatte de lui oppo- ser. Chaque suspension momentanée a lait porter à ses auteurs la peine de leur tentative, et quand ce ne serait que par calcul, il faudrait maintenir la presse libre, pour n'avoir pas à subir de nouveau les inconvénients inséparables des premiers moments de sa liberté.

Il se peut donc qu'avant de recommencer la lutte contre une puissance désormais indestructible, l'autorité réfléchisse encore '. Dans tous les cas, ce que repousse son oreille superbe sera recueilli par un public éclairé, et les vérités répudiées du présent enrichi- ront l'avenir.

Si nous échouons dans ce poste si honorable et si avantageux à défendre, les élections seront un dernier retranchement, plus fort qu'on ne pense, et que le fait démontrera être inexpugnable. Des droits acquis à dérober à ceux qui les possèdent, trois expériences heureuses à fouler aux pieds, une nation à déshériter à côté d'au- tres nations qui ressaisissent leur héritage, quelques "privilégiés à investir de prérogatives bizarèment déguisées, la France entière à tromper, la France qui ne se laisse plus tromper par personne, tout cela. Messieurs, n'est pas facile. Vous avez pour vous lu raison, la justice, l'Europe qui vous contemple, qui vous imitait naguère, qui aujourd'hui vous devance, et qui certes n'attaquera pas chez vous ses propres principes.

Ainsi donc, je le pense, le mode d'élection qui nous a fait jouir depuis troi-s années de la réalité du système représentatif, échap- pera à ses antagonistes de 1820 comme il a échappé à ceux de 1819; or, tant que les élections seront libres, elles contien- dront des germes de vie, une puissance de reproduction, qui ne permettront à aucune de nos garanties d'être longtemps ou com- plètement étouffée par le despotisme.

Nous nous défendrons donc de poste en poste, de retranche-

' La loi qui rétablissait la censure fut votée le 30 mars 1820. B. Constant monta sept fois à la Inbuiie pour la combattit'. V. Discrnira de I!. Constant, t I, |). 2>''^- 276. (E. L.)

'l9(l " TROIS LE'lTllKS

nient en retranchement, n'abandonnant aucune question qu'elle ne soit éclaircie, forçant les ministres à se dévoiler dans la dis- cussion, leur enlevant cet avantage du silence, de tous leurs moyens le plus puissant et le plus habile, et les contraignant à des aveux qui tôt ou tard serviront de préambule au renverse- ment de l'échafaudage qu'ils construisent si péniblement.

Mais vos mandataires, Messieurs, n'ont' pas seulement les de- voirs généraux que je viens de retracer; ils ont encore envers vous des devoirs particuliers dans les circonstances actuelles, et cette lettre est destinée à vous transmettre l'engagement solennel que je contracte de les remplir.

Je vous l'ai déjà dit, la délation suit le pouvoir discrétionnaire et croit à l'ombre de ce pouvoir; votre liberté personnelle pourra donc fréquemment être menacée; si la censure ministérielle im- pose silence aux journaux, un danger de plus planera sur vos têtes. Une profonde nuit couvrira les injustices dont vous serez peut-être victimes, et si vous êtes frappés par l'arbitraire qui s'étend invi- sible sur tous, votre voix étouffée ne pourra franchir la fatale en- ceinte où cette puissance a le privilège de vous tenir renfermés. Ici, Messieurs, permettez-moi de vous rappeler ce que j'eus l'hon- neur de vous promettre lorsque vous voulûtes bien m'accorder votre confiance. « Les intérêts publics, les intérêts privés de ses » commettants, vous écrivais-je, sont pour un député autant de » dépôts dont il doit rendre compte '. »

Il ne suffit donc point, pour que je m'acquitte des obligations que j'ai contractées, que je défende vos intérêts publics. Si vos in- térêts privés sont en péril, ils commanderont tous mes efforts. Ainsi, dans quelque partie de la Sarthe qu'un citoyen se voie atteint par un acte arbitraire, il m'est ordonné de réclamer. Avec les lois nouvelles, je ne puis vous répondre que sa liberté lui sera rendue; mais je puis vous répondre au moins que sa détention ne sera pas ignorée, que la tribune la fera connaître à toute la France, que je ne négligerai rien pour que l'accusation soit approfondie, et que, même sous l'arbitraire, je tâcherai de vous conserver une garantie qui équivaut souvent à toutes les autres : la publicité.

En vous expritnant çftte détermination, j»; ne fais sans doute

' V. S'.i|). |i. 173. [h. L.j

V MESSlEias f.i:^ IIAIUTANTS DK 1. \ SAKTIII':. lOI

qiir servir d'organe â tous mes collègues. Ils me blâmeraient à juste titre, si je revendiquais pour moi la préférence d'être in- formé toujours, au moment même, de tout ce qui pourra vous intéresser. Nous nous disputerons, je le sais, l'honneur de vous défendre ; mais qu'il me soit permis de vous dire que mon temps, mes moyens, toutes mes forces, ainsi que les leurs, vous seront désormais uniquement et constamment consacrés.

Prenez donc courage, Messieurs: préservez-vous à la fois et de la colère et de l'abattement. La liberté ne saurait périr. Qui n'eût pensé qu'elle était perdue avant le 5 septembre ? Un mot du trône l'a sauvée, parce que le trône, que des intermédiaires funestes semblent quelquefois séparer du peuple, n'a pourtant d'intérêt que ceux du peuple, et ne peut trouver son salut (ju'en lui.

A'os institutions, remises en doute par un ministère follement présomptueux, ont été éprouvées. Les clameurs dune poignée de séditieux ne couvriront point la voix de l'expérience. Lors même que cette minorité si bruyante, mais si peu nombreuse, courberait momentanément, sous un joug contre nature, ces institutions dont l'excellence est démontrée par les faits, la force de l'opinion publi- que, de votre opinion, Messieurs, ne tarderait pas à les relever; et malheur aux factieux qui, dans leur délire, essayeraient d'en com- primer l'élasticité! Aucun ministère, quelque aveugle ou malin- tentionné qu'il puisse être, ne résiste longtemps au vœu juste et raisonnable qu'un peuple exprime avec énergie et avec calme. L'obstination cède, ou le pouvoir s'écroule.

Agréez, Messieurs, l'hommage de mon dévouement et de mon respect,

Benjamin Constant.

Paris, hn mnrs ISCîO.

DES

MOTIFS QUI ONT DICTÉ

LE NOUVEAU

PROJET DE LOI

SUR LES ÉLECTIONS

PAR M. BENJAMIN CONSTANT

DlÉPlin! DK LA SARTHE.

IS MAI 182U

AVERTISSEMENT.

Pour faire connaître par quelles séries de modifications successives le ministère a été conduit à présenter son pro- jet actuel sur les élections, j'ai entrer dans des détails qui m'ont obligé à parler, contre ma coutume, non-seule- ment des choses, mais de quelques hommes. J'espère l'avoir fait avec impartialité et sans amertume. J'ai tâché de ren- di'e justice à ceux que je ne pouvais éviter de blâmer, et il n'y a pas, dans ce que j'ai dit, un mot qui ne me paraisse conformée la vérité la plus exacte.

Si Ton désapprouvait néanmoins cette franchise, je repré- senterais que non-seulement nos circonstances sont telle- ment graves que toute considération secondaire doit être écartée, mais que l'exemple d'hommes investis, ainsi que moi, de fonctions publiques, m'a paru m'autoriser à ce que j'ai fait. Puisque l'un des organes les plus éloquents de l'opinion que j'ai toujours combattue, a pu attaquer, du- rant plusieurs mois, d'une manière directe et véhémente, des ministres, des pairs et des députés ' ; puisque tout ré- cemment l'un des premiers dignitaii'es de l'Eglise a pu,

' Vovez le Conserrateur.

495 WEirnssEMKNT.

dans un journal, diriger contre beauconp de membres de Tune des chambres une accusation formelle de conspira- tion ', j'ai pu, sans sortir des bornes de la légalité ou de la convenance^, dire aussi ma pensée.

Ceci est ma réponse aux hommes de bonne foi, je n'en dois point aux autres.

Phi-is, le 16 mai 18-20.

En relisant cet écrit, lorsqu'il n'est plus temps d'y rien corriger, je nraperçois d'une phrase à laquelle le peu de connaissance qu'ont beaucoup de gens des événements de la révolution pourrait donner un sens équivoque. C'est celle je dis qu'en échange de la quinquennalité le ministère aurait tout accepté, y compris la constitution de 1793. Cela veut dire qu'aucun système ne lui aurait paru trop absurde, tant il tenait à la quinquennalité. Mais il n'est pas question du régime de 1793. La constitution de 1793' était une constitution absurde qui fut suspendue au moment de son acceptation, et qui n'eut pas un instant d'exécution. Ainsi, je n'ai voulu citer qu'un exemple de théorie absurde, et nullement faire allusion au gouvernement de cette af- freuse époque.

' Voyez la Quotidienne du 11 de mai

DblS

MOTIFS QUI ONT DICTÉ

LE N(»l'VKA[:

PROJET DE LOI

SUR LES ÉLECTIONS

-O- ■■M^i^ M— o-

3 1. OBJKT HE CET ECRIT.

En me livrant au travail que m'impose mon devoir de député, je me suis convaincu que, pour bien juger de la nature et de la tendance du projet de loi relatit aux élections, il l'allait se taire une juste idée des circonstances qui ont conduit le ministère à nous présenter ce projet et des motifs qui l'ont dicté. Mais cet exposé de faits, qui exige des développements pour être compris, et qui est en quelque sorte la préface de l'examen du projet de loi, serait iiécessairement trop étendu pour être prononcé à la tribune. Je prends donc le parti de le faire imprimer à part et en toute hâte, pour le soumettre à mes honorables collègues avant l'ouverture de la discussion. J'ai tâché d'exprimer lidèlenieiit tout ce que je pense, sans chercher à blesser personne ni à j)Uiire à personne; et n'ayant attaché de prix qu'à la clarté, je réclame l'mdulgence pour le style et même pour l'ordre des idées, ordre (|ue la précipitation df cette esquisse ne me jx-rinet pas de soi- gner.

ir. 02

U)ï< MOTIFS 0\n ONT DICTÉ

§ 2. NÉCESSITÉ DE CONNAITIIE LES MOTIFS DU PROJET DE LOI

ACTUEL SUR LES ÉLECTIONS.

Lorqu'un gouvernement dévie de la ligue constitutionnelle pour suivre une route périlleuse, et s'expose aux inconvénients de la fermentation que ces déviations font naître, il est naturel de supposer qu'il croit avoir des motifs puissants pour affronter dépareilles chances. Vouloir juger ses mesures sans connaître ses motifs serait à la fois peu raisonnable et peu juste : peu rai- sonnable, puisque l'on prononcerait un jugement sans avoir exa- miné les pièces du procès; peu juste, puisqu'un gouvernement peut être excusable même en se trompant, et, par le triste effet d'un premier pas inconsidéré, se voir entraîné beaucoup plus loin qu'il ne l'avait soit désiré, soit prévu.

C'est, je le pense, ce qui est arrivé à notre gouvernement dans ses deux projets de loi sur les élections. Établir cette vérité ne sera pas inutile ; car nous trouverons pour résultat, d'une part, que si son intention sérieuse est de nous faire adopter les inno- vations qu'il propose, il ne faut pas le seconder dans un vœu dont l'accomplissement lui serait funeste ainsi qu'à la France, et d'une autre part, que si nous repoussons ce qu'il nous présente,' ce sera peut-être bien moins résister à sa volonté fixe et réelle, que le délivrer du joug d'une volonté factice, produit informe de coneesbions successives, dont plusieurs lui ont été arrachées contre son gré.

§ 3. r- gu'lL FAUT REMONTER A UNE ÉPOQUE UN VEV RECULÉE.

Pour atteindre le but que j'indique, je dois remonter à une époque assez éloignée. Mais je tâcherai de parcourir rapidement l'intervalle qui sépare cette époque du moment actuel.

§ 4. ÉTAT DE LA FRANCE APRÈS LA DISSOLUTION DE LA CHAMIÎRE

DE 1815.

L'assemblée réunie après le 8 juillet KSir), et qui avait marqué sa carrière orageuse par le» lois du '2\) octobre, du *J novembre et

l.K NnlVIvU' l'RoJrr ItK l.nl Sl'H LES RLKCTKiNS. l!l!)

(lu 1./ janvier, s'était sé|):iréo au mois d'avi-il (U; IcSIU. Elle n'était point dissoute. Ses intentions étaient connues. L'esprit ((ui la dirigeait était redouté des ministres mêmes qui longtemps, et beaucoup trop longtemps pour le bien de la France et pour la stabilité du trône, avaient cédé à son intluence.

Un intervalle de six années à fait oublier à bien des gens dans quel état cette assemblée avait jeté le pays qu'elle était supposée représenter. Toutes les existences ébranlées, des suspects détenus en foule, des exilés chassés de départements en départements, des sentences rigoureuses frappant à chaque instant la classe labo- rieuse, sous prétexte de ei-is séditieux, des destitutions sans mo- lii's, des emprisonnements sans terme, des commissions extraor- dinaires, des cours prévcMales, en un mot tout ce que l'arbitraire a d'oppressif, la délation deperlide, la justice militaire de redou- table et d'accéléré, s'était réuni pour exaspérer et pour alarmer les citoyens. Peut-être la chambre de 1815 n'est-elle pas coupable, sous le rapport de l'intention, de toutes ces vexations de détail. Mais l'esprit qui avait présidé à ses délibérations avait en même temps déchaîné les subalternes, toujours plus zélés et plus fu- rieux que les chefs.

Vainement une minorité imposante, courageuse, pleine de ta- lents, dévouée aux intérêts nationaux, avait opposé à la majorité de la chambre de 1815 une faible digue. Cette minorité avait rendu d'importants services : elle avait retardé le char qui rou- lait vers le précipice. Mais le mouvement avait continué, et par une loi de la nature morale semblable à celle de la nature phy- sique, l'impulsion était devenue plus irrésistible à mesure qu'on approchait de l'abîme. L'Europe même était effiayée de ce que préparait un pareil régime, et dans l'intérêt de son propre repos demandait à la France, condamnée encore à supporter son inter- vention diplomatique, plus de modération et moins de violence.

M. Laine, malgré son aversion pour tout ce qui ressemble à une liberté un peu agitée ; M. Decazes, malgré son désir d'être agréable à la faction nobiliaire, par laquelle il voulait faire recon- naître ses titres et ses honneurs, espoir chimérique, car cette faction accorde tout à ses auxiliaires, hors l'égalité, ne se dé- guisaient point l'impossibilité de rassembler la chambre ajour- née, sans vouloir marcher directement à une révolution. Le parti

fiOO MOTIFS QUI ONT Djr.TF.

contre-révolutionnaire, ainsi que tous les partis extrêmes, ne sau- rait s'entendre avec aucun ministère, quelque dévouement que ce ministère professe pour les volontés de ce parti. C'est dans l'exé- cution que les projets violents ou absurdes rencontrent des obs- tacles. En conséquence, les hommes chargés de l'exécution s'arrêtent nécessairement beaucoup plus tôt que ne le voudraient ceux qui, n'ayant rien à démêler avec la force réelle .des choses, s'enivrent à leur aise de phrases retentissantes et de déclama- tions forcenées. Aussi voyons-nous, à d'autres époques encore plus désastreuses, les furieux de la Convention déclarer succes- sivement traîtres à la patrie tous les ministres qu'ils avaient nom- més. De même, M. Decazes et M. Laine, insultés dans les der- nières séances de la chambre de 1815, étaient soupçonnés de trahison par les membres les plus eiagérés, et par conséquent, les plus influents de cette chambre.

Je n'affirmerai point toutefois que ces deux ministres, en l'ajour- nant, eussent le dessein de la dissoudre. Ils ne voulaient que se débarrasser momentanément de son importune et dangereuse présence. L'ajournement leur semblait déjà un acte de courage, et quand ils l'eurent obtenu, ils se reposèrent. Le système que la cliambre de 1815 avait fait peser sur la France resta longtemps le même. D'un bout du royaume à l'autre, des vexations dont les départements gardent la mémoire, et, dans la capitale, la conspi- ration supposée ou provoquée de Pleignier', en sont de tristes preuves.

Mais le temps s'écoulait ; on voyait s'approcher, avec une ra- pidité etîrayante pour le ministère, le moment ou la convocation d'une chambi'e quelconque serait indispensaijle. La peur la plus forte l'emporta. La dissolution fut prononcée '^.

Je ne veux point faire de rapprochements trop sévères, et quand je dis que le ministère se trouva placé par cette dissolution dans une position analogue à celle du parti qui avait trioinpîié le

' Pleignier, Carbonneau et Talleron, accusés d'une conspiration en faveur l'.c Napoléon II, furent condamnés par la Cour d'assises le 6 juillet 181G, et exéculés'Ie 20juillet suivant en place de Grève. Comme ils étaient tous les trois des gens fort obscurs, et san> influence, on U's >uppiisa viclimes d'atrc nts provocateurs; ce qui ne fut pas démontré. (E. L )

^ P;ir la fameuse ordonnance du 5 septembre I81i>. (K. L.)

LE NutiVKAU PROJET OK loi STll I.ES ÉI,E(,TIO.NS. .')(M

0 Ihci'iiiidoi". je ne songe point à mettre sur la même ligne des liomnios ou des époques qui ne doivent point ôlre comparés. Cependant, de même que les thermidoriens, pour employer une désignation courte, avaient eu, après leur victoire, un grand désa- vaulage, celui d'avoir concouru ;\ plusieurs des actes qui avaient rendu leurs adversaires odieux, de même les ministres de 1816 durent s'attendre avoir le parti qu'ils avaient frappé, rejeter sur eux ses propres violences, et leur reprocher avec assez de raison, d'avoir favorisé les excès ([u'ils transformaient maintenant en crimes.

De dut résulter une marelie incertaine, et la résurrection d'un système de bascule dont le Directoire avait donné le premier exemple, et (|ui avait eu, pour ce gouvernement, des consé- (juenees peu propres à encourager ses imitateurs.

§ 5. LUI DES ÉLECTIONS DE 1817.

Soyons justes pourtant. Le ministère conçut à cette époque une grande idée : ce fut celle de renoncer aux collèges électoraux de Bonaparte, invention astucieuse d'une tyrannie habile, et de faire reposer l'élection sur des bases plus larges et plus réelles. Il parait malheureusement qu'il ne conçut cette idée que dans ses intérêts. 11 n'envisagea que l'utilité qu'il^ en retirerait pour écarter ies hommes les plus oijposés à ses vues, et ne réfléchit pas qu'il en- trait par dans une carrière tout à l'ait nouvelle, et que des élec- tions nationales n'étaient compatibles «lu'avec un gouvernement national. Il continua de gouverner comme par le passé, laissant en place les instruments décrédités d'oppressions anciennes, tour- mentant les écrivains, calomniant dans ses journaux officiels les défenseurs de la liberté, et appelant sur lui-même, avec mala- dresse et sans profit, toute la défaveur d'une théorie d'arbitraire qu'il n'avait pas la force de mettre en pratique.

§ 6. ÉLECTIONS DE 1817.

Ainsi allèrent les choses jusqu'aux élections de 1817. Par une suite inévitable de cette mauvaise administration, l'on vit s'élever des notabilités populaires, que le ministère qui avait eu la gau-

T'O? MOTIFS QUI OM DICTÉ

chérie de les créer par ses actes, eut l'imprudence de méconnaître et de dédaigner.

L'époque des élections arrivée, ces notabilités se présentèrent. Les ministres surpris, mais trop présomptueux pour être effrayés, voulurent les combattre par des moyens qui, môme en réussissant, retombèrent sur un pouvoir assez peu délicat pour les employer. Les candidats qui avaient des racines dans l'industrie, le com- merce, la propriété, furent élus en dépit du ministère. Ceux qui n'avaient de racines que dans l'opinion se virent repoussés. Mais ils sortirent d'une lutte inégale, plus forts par 4eur défaite qu'ils n'y étaient entrés, et les souvenirs honorables d'une foule de suf- frages indépendants s'attachant à leurs noms, leur préparè- rent, pour une époque plus éloignée, un succès infaillible.

§ 7. ÉLECTIONS DE 1818.

Après les élections de 1 81 7, le gouvernement continua de suivre sa marche accoutumée ; seulement les professions de foi devinrent plus libérales, les lois d'exception tombèrent l'une après l'autre, et la contradiction fut plus évidente entre la constitutionnalité des principes et l'arbitraire de l'administration.

Les élections de 1818 s'ouvrirent sous ces auspices. L'impru- dence des contre-révolutionnaires offrit aux ministres une chance dont ils ne profitèrent qu'à demi. Cette faction ayant attaqué a l'improviste la loi des élections, le ministère eut l'avantage de pouvoir se donner aux yeux de la France le mérite de la défendre. Mais son aversion pour plusieurs députés, qui venaient d'être élus, aversion peu fondée dans ses motifs, et peu judicieuse dans sa manifestation, lui enleva la popularité dont la défense de notre système électoral aurait pu l'entourer.

Néanmoins la session de 1818 commença d'une manière paisible et satisfaisante. Le ministère, abjurant de trop longues tergiver- sations, parut s'appuyer, avec réserve pourtant et avec défiance, sur le parti constitutionnel. Une bonne loi sur la presse fut rendue. Mais bientôt de nouvelles questions s'élevèrent. Des ré- clamations que des hommes prévoyants pouvaient dire intem- pestives, mais qui étaient en même temps tellement justes qu'elles ne permettaient aux amis de la liberté aucune hésitation, semé-

Lli NOUVEAU l'KnlET IH; l.'M SI I! LKS i;i.Ktn lii.NS . U03

rciit la division entre eux et le ministère. La faction de 1815 sut en profiter. Elle travestit un appel aux serments de la Charte en apo- logies du régicide. Cette manière de déplacer la question troubla les ministres. Ils hésitèrent, promirent, reculèrent, et finirent par manquer à leurs engagements et par entreindre leurs promesses. Leur faiblesse ajouta peut-être à leur violence, et ce sentiment caché accrut l'amertume de leurs expressions publiques.

Dès lors tous les partis, excepté, si l'on veut, les contre-révolu- tionnaires, qui gagnent toujours aux désordres, setrouvèrentdans une position fausse. Le ministère n'eut plus d'appuis sincères; les constitutionnels se crurent en face de deux espèces d'ennemis, ne sachant à laquelle des deux il fallait faire une guerre franche, et craignant toujours de fortifier les uns aux dépens des autres.

Malgré ces symptômes, précurseurs de quelques orages dont on ne pouvait prévoir la nature, la nation se calmait. En possession de deux bonnes lois, dont l'une, celle des élections, lui présentait une perspective assurée et prochaine de réparations et de ré- formes, et dont l'autre, celle de la presse, diminuait les effets déplorables de l'obstination des ministres à laisser en place des lîommes odieux, elle s'attachait à ses institutions. Dans son oppo- sition même, il y avait je ne sais quel sentiment qui l'avertissait qu'elle devait à ces institutions le droit d'exercer une opposition aussi animée; et au fond du cœur, elle se serait affligée de perdre ce qu'elle avait quelquefois l'air d'ébranler.

§ 8. ÉLECTIONS DE 1819.

Le combat recommença pour les élections de 1819. Irrité plus qu'instruit par ses défaites antérieures, le ministère redoubla d'ef- forts qui ne, furent ni plus mesurés ni plus adroits que les précé- dents. Il n'inventa pas d'autres moyens; mais il voulut donner à des moyens usés plus d'intensité et plus d'action, et il les rendit par plus scandaleux et plus ridicules.

Ce ridicule, ce scandale, et des souvenirs de deuil et de sang inflaèrent sur un choix dans un département qui avait beaucoup souffert 1. Ce choix rappela, non des actions, il n'y en avait au- cune, mais des paroles vraisemblablement défigurées dans un

' Allusion ri l'clection de .M. Grégoire par le (ié|iartomenl de ri.<ère. V. Sup., p. 484. (E. L.)

r>Oi MOTIFS on ONT itiCTr:

lenips de tioubles. par des journaux mensongers, et certainement ignorées ou oubliées après trente années par les électeurs. On lit de ce choix l'usage le plus ptrfide.

On l'attribua à des intentions, on en tira des conséquences dé- menties par tous les autres choix. Aujourd'hui que le résultat des élections de 1819 peut être apprécié par les faits, que trouve-t-on dans les élus de cette année? « Des hommes,» comme je l'ai dit à In tribune, «que leurs commettants ont choisis dans l'espérance » qu'ils obtiendraient pour eux la réparation de beaucoup d'in- » justices, et sous ce rapport ces élections qu'on a présentées 10 comme les hostilités d'un parti n'ont été que défensives, et ont » été l'ouvrage du ministère; des hommes empressés de remplir » leur mission, consultant quelquefois leur conscience plus que » l'opportunité, incapables, précisément parce que cette con- » science est pure, de se plier à des ménagements pour calmer » d'injustes défiances, mais pénétrés tous de la conviction que si » la charte était exécutée, elle suffirait à la liberté, et ne déman- 1) dant son exécution avec tant de chaleur, que parce qu'il leur » paraît insensé dans un ministère de vouloir, sans profit pour le n gouvernement, arracher à la nation ce qui assure la stabilité de » l'un et le repos de l'autre; des hommes enfin qui ne peuvent » avoir un intérêt caché, qui ne peu vent nourrir une arrière-pensée, » car tous leurs intérêts sont d'accord avec le trône constitution- w nel. et il n'en est pas un qui, comme considération, comme in- » fluenre, comme repos ou comme carrière d'une ambition ho- » norable, ne trouve sous le régime de la Charte une route plus )i digne de lui, que sous l'anarchie du Directoire, l'hypocrisie du » Consulat, ou le despotisme de l'Empire. «

Que fallait-il donc conclure de ces élections? Une vérité que j'ai déjà énoncée et que le pouvoir s'était follement obstiné à mé- connaître : c'est que la loi des élections, telle qu'elle existe, ne peut tolérer qu'un ministère constitutionnel et national.

Mais de cette vérité s'ensuivait une autre; c'est qu'il n'y avait plus que trois partis possibles, et qu'il fallait ou que les ministres changeas^^ent de conduite, ou que le gouvernement changeât de ministres, ou que la loi des élections fût rapportée.

Dire pourquoi les deux premiers partis furent rejetés n'est pas mon 'iffaire. Ils le furent, et le troisième resta seul.

LE NOLVKAU rilO.ll.T DK l."l «:i H I.F.S KI.F.i'.TinN?. .'tOÎS

§ 9. HÉSOLUTION l'RISli DK DKTRl'lUE LA LOI DK ISI7.

Le ministère se divisa : trois ministres donnèrent riionoral)lc exemple d'une démission conrau;euse et d'nn sacritice méritoire ' ; les antres, ayant appelé de nouveaux collègues, .se livrèrent à l'idée de modifier la loi qu'ils avaient détendue peu de mois plus tôt. Mais, et ceci est très-essentiel à observer, les moditications qu'ils voulaient y introduire ne ressemblaient en rien au projet qu'on nous présente aujourd'hui.

§ 10. PUEMIEH PROJET DE LOI ENTIÈREMENT MINISTÉRIEL.

Sans doute, quand oif en est venu à la rédaction, comme le principe du projet lui-même était une attaque contre les intérêts pop'jjaircs, il a bien fallu faire une part aux intérêts antinafio-- naux. De 'e collège oligarcliique, ([ui ne devait pourtant nom- mer (lu'un tiers de la chambre; de encore l'élévation du cens par rexclusion des centimes, et le retranchement de la moitié des patentes.

Mais dans l'origine les changements devaient profiter au minis- tère qui les méditait; aussi le parti qui depuis 1817 voit dans la loi des élections sa défaite, ne se résigiiait-il à l'ancien projet que pour ébranler cette loi de manière ou d'autre. Ce devait être la journée des Dupes. On eût fait passer la nation la première, et les hommes de 1815 destinaient au ministère le rôle du trompeur trompé.

§ 11. IIOMMKS BIEN INTENTIONNÉS QUI VIENNENT AU SECOURS DU

MINISTÈRE.

Pendant que le ininislèic réilécliissait aux innovations qui pour- raient lui être utiles, le malheur voulut que des hommes très- instruils, et très-honnêtes d'ailleurs, fissent à la Charte l'honneur dangereux de prétendre l'améliorer ^.

Métaphysiciens consciencieux, candides érudits, ces hommes avaient profondément étudié, les uns l'organisation des sociétés et le mécanisme électoral, les autres, les lois anglaises. L'inconvé- nient des premiers était de n'avoir pas calculé ce qu'admettait la nature humaine. Celui des seconds, de ne s'être pas demandé si

' Le. général Dessoles, le maréchal Gomion .*^aint-r.yr, tt M. Louis. (E. L.) 2 Allusion à la pioposilion Barlhclemy. ^E. L.)

506 MOTIFS Ql 1 ONT DICTÉ

leurs importations britanniques conviendraient à la France. Tout, du reste, était parfaitement combiné, tout aurait marché merveil- leusement, sauf le pays et ses habitants.

Je passe rapidement là-dessus, parce que toute erreur est excu- sable. Les hoHftmes dont je parle avaient, j'en suis sur, les meil- leures intentions du monde, et aujourd'hui ils ont le mérite de s'être ralliés franchement à la masse nationale pour repousser des innovations dont ils ont, malgré eux, avec des espérances toutes contraires, donné le funeste signal. L'apparition de ces hommes remplit le ministère d'une grande joie. Il était bien déterminé à détruire; mais il ne savait comment remplacer. Il s'inquiétait assez peu des théories ; ce qu'il voulait, c'était se débarrasser d'une institution qui, trois fois, avait échappé à ses manœuvres : il reçut donc, comme des envoyés du ciel, des auxiliaires qui arri- vaient à point nommé pour lui fournir un système politique, tan- dis qu'il n'avait qu'un calcul personnel. La joie redoubla quand il apprit que l'un de leurs principes fondamentaux était l'adoption des parlements septennaux de l'Angleterre.

La septennalité ! quelle idée profonde! Sept ans de repos pour un ministère ! quelle découverte! Une chambre dont on séduit ou corrompt les membres en quelques mois, et dont on jouit paisi- blement durant plusieurs années! c'est le beau idéal des élections.

Le ministère fut tellement charmé de cette conception qui lui semblait le mot de toutes les énigmes et la solution de tous les pro- blèmes, que dès lors toutes les autres combhiaisons ne lui parurent que des détails subalternes, indignes d'attention : de cette sin- gularité souvent remarquée, qu'après avoir mis le royaume en feu par l'annonce intempestive et précipitée de changements à la Charte, il n'a jamais su précisément jusqu'à la dernière heure ce qu'il allait proposer.

§ 12. OPPOSITION M.\:vMKESTÉE ['M\ LA NATION.

En attendant, il fallait préparer la France : il était naturel qup les inventeurs de la théorie s'en chargeassent. Les hommes à exé- cution ne devaient que les suivre.

Les premiers commencèrent. Mais la nation, qui avait pris dans la Charte une confiance qu'il a été difficile et insensé de dé-

LE NOUVEAU PROJET DE r.OI SUR LES ÉLECTIONS. 507

triiiiT, croyant d'abord n'entendre que des dialecticiens plus on moins habiles, les laissa parler, sans prêter l'oreille à leur argu- mentation.

Cependant les mots d'altération de la Charte, garantie de tous les droits, transaction entre tous les partis, consolidation de tou- tes les propriétés, frappèrent enfin les oreilles des Français. Ils écoutèrent : ils virent qu'en effet il s'agissait de ce qu'ils avaient de plus cher ; de ce qui, à leurs yeux, mettait en sûreté les con- quêtes de trente années." L'inquiétude remplaça l'indifférence. L'opposition se déclara.

Le ministère voulut venir au secours de la Ihcorie par la pra- tique. La septcnnalité, ou même la quinquennalité, car ce pre- mier échec lavait rendu modeste, la quinquennalité était en réa- lité tout ce qu'il désirait: il la proposa à lous les partis, les laissant maîtres de toutes les conditions ultérieures; il aurait tout admis en faveur de la quinquennalité. Les hommes qu'il avait vus péné- trer dans l'enceinte de la représentation nationale, avec tant de scandale et de répugnance, auraient obtenu de lui la prolonga- tion de leurs pouvoirs pour cinq ans, s'ils eussent daigné l'ac- cepter. Avec la quinquennalité, je crois que le ministère aurait sanctionné la constitution de 1793 *.

Efforts inutiles ! Ni les commettants, dont un cinquième vou- lait nommer chaque année ses mandataires, ni les mandataires fidèles à la volonté de leurs commettants, ne pouvaient souscrire à cette condition.

§ 13. PROJET CONTRE LA LIRERTÉ LXblVlDUELLE ET LA I,I»ERTÉ

DE LA PRESSE

Quand on ne parvient pas à vaincre l'opinion, il faut l'étouffer. Ainsi renaquit la conspiration, tant de fois ourdie par tous nos gouvernements depuis trente années, contre la liberté de la presse. Un nouveau projet vint s'adjoindre à ceux qu'on avait formés contre le système électoral; et les ministres, par une logi- que vraiment admirable, conclurent de ce qu'ils rencontraient d'invincibles obstacles à nous enlever un de nos droits, qu'ils en trouveraient moins à nous en enlever deux. Je ne dis que ce que

' V. Sup., |i. 496. la note à la fin Je l'avertisseirienl (E. L.)

ÎSOS MOTIFS QUI ONT DICTF,

je sais. Beaucoup de gens croient que ce fut à la même époque qu'on admit l'idée de porter atteinte à la liberté individuelle: la chose est vraisemblable. Pour forcer les hommes à ne pas ré- clamer contre ce qu'ils réprouvent, il faut les (aire taire; et, comme i's ne se taisent pas volontiers, on est conduit bientôt à les incarcérer.

§ 1 i. ÉVÉNEMENT DU 13 FÉVfilEH.

Nul ne peut dire quel succès définitif aurait obtenu le premier projet de loi, compliqué, tortueux, peut-être inexécutable, et dans la réalité désavoué par tous les partis. Mais un événement déplorable, en portant le trouble dans tous les esprits, la'cous- lernation dans tous les cœurs, vint comme niveler toutes les bar- rières qui s'opposaient à l'invasion victorieuse des ennemis de nos libertés.

La nuit du 13 féviier fut témoin du plus exécrable des forfaits. Toutes les circonstances connues de ce crime prouvent qu'on ne peut l'attribuer qu'à une sorte de démence. Louvel paraît être, en fanatisme politique, ce que fut Ravaillac, dans un autre siècle, en fanatisme religieux. L'exemple de Damiens, plus étrange en- core que celui de Ravaillac, puisqu'à l'époque de Damiens la fureur de ce fanatisme était fort amortie, indique comment des passions qu'on croit éteintes peuvent se conserver dans des es- prits aveugles et des caractères sombres, et dépasser tout ce qu'on pensait encore avoir à en craindre.

§ 15. P.\RTI OUE VEULENT EN TUIER LES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ.

Cependant, il faut en convenir, si le forfait de Louvel pouvait nuire à un parti, c'était au parti constitutioimel. Certes la liberté était aussi innocente de l'assassinat de M. le duc de Berri que la religion de celui de Henri lY. Mais toutefois, de même qu'au moment du meuitre de ce monarque, les soupçons étaient tom- bés sur les catholiques, parce que entre eux et les protestants, ce n'étaient pas les protestants qu'on pouvait accuser, de même les attaques dont on menaçait la Charte, et l'insolence des contre- révolutionnaires, (jui se croyaient sûrs de la victoire, ayant irrité les esprits, l'on pouvait être disposé à considérer l'assassinat

LE NOUVEAI' PIKtJET DK [.01 SlIIl LES ftl.KCTloNS. 50U

dont on s'cponvaiitait, coiiinio VvÀXcA do cette irritation. Si U-. cri- minel eût échappé, il est impossible de prévoir nous auraient précipités des conjectures erronées, mais que l'esprit de parti eût trouvées spécieuses.

^ IG. TRIPLE BUT qu'ils SR PROPOSENT.

Les contre-révolutionnaires lurent frappés de cette pensée. Quiconque a parcouru leurs journaux, entendu leurs paroles le lendemain de cette imit désastreuse, doit être convaincu qu'ils essayèrent de profiter d'un grand crime par un crime presque aussi grand. Ils voulurent s'emparer du mouvement des esprits, exploiter la douleur publique pour servir leurs fureurs indi- viduelles, et à l'aide du premier trouble et de l'ignorance qui en- veloppait encore les causes secrètes de celte effroyable affaire, inventer une vaste conspiration pour y comprendre tous leurs ennemis.

Heureusement ils se proposèrent à la l'ois un triple but; et ils tentèrent simultanéuîent trois choses qu'ils auraient dû, dans leur intérêt, n'opérer que l'une après l'autre. Ils crurent pouvoir en un jour s'emparer du pouvoir, écraser le parti national, et renvei'ser M. Decazes.

§17. H.^I.VE DES CO.NTRE-RÉVOLUTIONNAIRRS CONTRE M UKC.XZES.

Ce ministre était, depuis le 5 septembre, l'objet de leur haine la plus forcenée. Il n'avait fait que trop d'efforts pour les apaiser. La France porte la peine de ces efforts aussi mal calculésqu'inu- tiles. Mais ils ne pouvaient lui pardonner d'avoir en un jour dé- truit le fruit- de dix-huit mois de travaux, et en montrant au roi l'abîme qu'ils creusaient sous le trône, anéanti d'un trait de plume toutes leurs espérances.

Ils révoquèrent d'autant moins en doute la possibilité d'opérer enfin la chute de M. Decazes, qu'ils savaient combien ses ména- gements en leur faveur, les concessions qu'il leur avait prodi- guées en échange de leurs accusations et de leurs outrages, et surtout son dernier projet électoral, la plus éclatante et la plus funeste de ces concessions, lui avaient aliéné l'opinion publique.

L'on a dit beaucoup de mal de M. Decazes : il en a fait beau-

510 MOTIKS gin 0^'T DICTÉ

coup lui-même. Incerfain (huis sa marche, souvent oublieux de ses promesses, n'apercevant, ou ne voulant, pour ne pas être importuné de pressentiments sinistres, l'aire ejitrer en ligne de compte que le danger du jour, auquel il opposait des expédients dont l'eflicacité s'usait au bout d'une heure ; jouant tour à tour avec tous les partis, non pour les blesser, mais pour s'en défaire; aimant à n'avoir pas à lutter, et en conséquence portant au pou- voir de la part de la liberté, et à la liberté de la part du pouvoir, des engagements dont ni le pouvoir ni la liberté n'étaient conve- nus ; puis contraint à rompre, par la violence, des transactions qu'il avait fondées sur des bases chimériques, et paraissant alors pertîde quand il n'était qu'embarrassé, M. Decazes a soulevé con- tre lui toutes les irritations, et rassemblé lui-même, par son in- souciance, les nuages qui ont fait éclater enfin sur sa tête l'orage au milieu duquel il a disparu.

Cependant, je le dis aujourd'hui avec d'autant moins de réserve que M. Decazes est éloigné du pouvoir, ce ministre n'avait point mérité par ses intentions, bien qu'il ait autorisé par ses actes, la haine que les partis les plus opposés lui ont témoignée. Avec plus de force dans le caractère, et pour me servir d'une expression déjà employée: avec plus d'avenir dans l'esprit, il aurait pu con- duire la France à la jouissance d'un système constitutionnel; il le désirait vaguement. Un instinct assez juste l'avertissait que, dans ce système seul, était la sûreté pour la monarchie, et par consé- quent pour les ministres de la monarchie. Mais une atmosphère de cour l'entourait; il était enivré par cette atmosphère : il était ilatté de la respirer, même au milieu de ses ennemis. 11 jouissait d'être à côté d'eux, tout en sachant qu'ils tramaient sa perte; il voulait conquérir cette bienveillance de salon dans laquelle l'a- ristocratie, d'ailleurs si souvent servile,aplacé son indépendance, et qui, par-là niême, paraît d'un plus grand prix que les sollici- tations et les hommages directs qu'elle ne refuse pas à ceux qu'elle hait, ([uand elle a besoin d'eux.

Certes, si l'on compare à ces motifs puérils les fautes dont M. Decazes s'est rendu coupable, l'excuse semblera peu satisfai- sante. Mais il est de fait néanmoins que M. Decazes, qui a facilité à la contre-révolution plus d'une victoire, et qui, dans ces der- niers temps, a forgé pour les contre-révolutionnaires les armes

i.K NouvKAii l'itojirr i»k loi <vh i.ks éi.kctih.ns. rill

dont, après sa cliule, ils se sont emparés, ne voulait ni la contre- révolution, ni le triomphe des contre-révolutionnaires. L'ordon- nance du Ô septembre, la loi des élections le démontrent ; mais il aurait voulu ajourner la liberté, parce que la cour le rendait responsable de ce que les formes franches, et quel([uefois rudes, de la liberté avaient d'etîrayant pour elle; et CQmme la liberté ne se laisse pas ajoi.rner sans mot dire;, en voulant lui imposer si- lence, il l'étouffait.

Forts de l'unanimité de mécontentement qui entourait M. De- cazes, les contre-révolutionnaires pensèrent donc qu'ils frappe- raient à la lois les trois grands coups qui devaient leur livrer la France. Leurs journaux du 15 [février] excitèrent ouvertement à la guerre civile, provoquèrent les citoyens à prendre les armes, exigèrent un changement de ministres. Le même jour, durant la matinée, leurs spadassins parcoururent les rues, armés et mena- çants, donnant à entendre que leurs projets étaient approuvés et leurs menaces autorisées. A deux heures, M. Decazes était dé- noncé comme complice de l'assassinat commis par Louvel. Le dénonciateur peut-être a sauvé la France.

§ 18. EFFET DE LA UÉXONCIATION CONTRE CE MINISTRE.

Cette dénonciation révéla deux choses : l'une que le parti contre-révolutionnaire ne serait arrêté dans ses fureurs ni par le respect au roi, ni par la fausseté évidente des inculpationsqu'il accumulait, ni par son propre intérêt, qui aurait l'inviter à garder quelques ménagements, au moins jusqu'après la victoire. La nation, qui était obsorbée dans l'horreur qu'un meurtrier lui inspirait, fut contrainte à songer à sa propre sûreté. Elle vit repa- raître 1815, et dès lors sa disposition se manifesta. La perte de la France fut ajournée. La liberté continua et continue encore d'être compromise : mais le triomphe des contre-révolutionnaires rede- vint douteux.

La seconde vérité, que la dénonciation contre M. Decazes mit en évidence, fut d'une nature moins générale, mais qui, dans la circonstance, n'était pas moins importante. Elle apprit à ce mi- nistre qu'il ne pourrait jamais obtenir grâce devant ces furieux. Cette découverte dut le frapper. Il n'en profita pas tout de suite.

51 V MOTIFS gLl O.NT DICTÉ

il no sut pas s'arrêter sur place, et continua d'obéir pendant deux jours à l'impulsion qu'il avait reçue. Ces deux jours le perdirent. Il aurait peut-être dépendu de lui, grâce à l'explosion insensée des contre-révolutionnaires, de se rattacher aux alliés qu'une telle attaque aurait pu lui rendre. Mais il était destiné à tomber en se sacrifiant à ses ennemis.

§ 19. PRÉSENTATION DU PREMIER PROJET DE LOI SUR LES ÉLECTIONS.

Ce fut le 15 lévrier, sur le corps encore palpitant d'une victime royale, quand tous les cœurs étaient révoltés et déchirés, quand l'entraînement et l'émotion ne demandaient qu'à se convertir en affection et en amour, qu'il présenta la loi sur les élections. La présentation de cette loi tut son dernier acte d'obéissance aux contre-révolutionnaires, non que ceux-ci voulussent encore cette loi: transaction déjà importune quand ils étaient faibles, elle leur semblait indigne d'eux maintenant qu'ils se sentaient forts; mais comme elle était généralement odieuse, ils voulaient que sa défa- veur pesât sur M. Decazes. Ils le traînèrent donc au milieu du sa- crifice, et il les y suivit comme une victime qu'aveuglait la fata- lité. En quittant la tribune, il croyait vraisemblablement avoir mérité quelque répit; mais sa condescendance n'avait fait qu'a- jouter à la rage de ses adversaires. Il avait renoncé, pour les apaiser, à l'imique ressource qui pût le sauver. Ils redoublèrent de furie, et sa chute, depuis si longtemps résolue, s'accomplit enfin.

§ l'^O. POSITION DE LA FRANCE APRÈS LA CHUTE DE M. DECAZES.

Cette catastrophe plaçait la Francedans une situation effrayante. C'était une révolution plus orientale qu'européenne. La faction qui avait obtenu cette victoire, par des moyens si peu réguliers, semblait enfin toucher au pouvoir. Déjà ses chefs étendaient la main pour s'en einpai'cr; aucune force visible n'y mettait obs- tacle; mais une force invisible les repoussait. Cette force, c'était le sentiment unanime de la France. La France tout entière frémissait en voyant l'empire prêt à échoir aux honiines de Toulouse, de Nîmes et d'Avignon. Ce frémissement fut entendu. Il y a dans la vérité des choses une autorité. La faction de 1815 s'arrêta d'elle-

\.E .Mil NIÎAU l'IttiJl.i m. I.nl 11; l,|.;s KI.Ki: riil.Nv . 5lj

même. Elle n'osa pas ottVir au monarque, dont elle avait espéré contraindre le (.lioix,dcsnoms(iuirappellaientdeux ans d'oppres- sion et vingt massacres. Elle proposa M. de Richelieu ; il fut ac- cepté. Durant quelques jours, il l'ut de l'ait seul ministre, et tout en conservant pour collègues ceux de M. Decazes,il composa réel- lement un ministère nouveau.

La nomination d'un ministère qui n'arborait pas l'étendard sanglant de 1815 l'ut un sujet d'espoir pour la France. Tous les hommes raisonnables en éprouvèrent de la joie, et je me souviens que je manifestai la mionne, malgré les avis d'amis plus prévoyants et plus ombrageux.

§ "21. CK (JUK DEVAIT rAlKE M. DR fUCHKLIEC.

Mais le ministère ainsi composé, que devait faire ce minilère, et M. de Richelieu qui le dirigeait? Reconnaître l'abominable ac. tion de Louvel pour ce qu'elle était : le crime solitaire d'un exé- crable insensé ; se garder avec soin d'en faire peser la honte et l'horreur sur une nation qui en était indignée ; renoncer aux pro- jets qui avaient à bon droit effrayé cette nation ; écarter un parti qui avait dévoilé toutes ses tureuis, et doublé par l'horreur na- tionale qu'il iiispire ; accueillir le mouvement également national qui entraînait les Français autour d'un monarque qu'une grande calamité rendait plus auguste et pouvait rendre plus cher; et sur la tombe d'un prince dont la mort admirable avait pénétré de respect et d'émotion toutes les âmes, réconcilier la France avec un gouvernement qu'elle ne demande pas mieux que de voir s'affermir sur les bases de la constitution et de. la liberté.

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l'L l'uraguol IL NK I, A l'AS FAIT

Mallieureusement, ce que M. de Richelieu devait faire, dans son intérêt et dans celui du trône et de la France, il ne le fit pas : la raison en est simple et n'inculpe ni son caractère ni ses intentions.

M. de Richelieu ignore complètement la disposition des esprits dans une patrie qu'il habite depuis peu d'années ; vingt ans d'ab- sence et une éducation étrangère rendent cette ignorance natu- n. 3.3

514 Moiirs u'ii '1^1' i>itvri-;

relie, sans la rendre moins lâeheuse. Il esl injbu de certains pré- jugés suggérés par la naissance, entretenus par l'émigration, fortifiés par l'habitude des cours et la routine des cercles diplo- matiques. Eli rapport avec des souverains qui l'honorent, parce que son caractère personnel mérite l'estime, et entouré d'ambas- sadeurs qui le flattent, parce qu'ils le font servir à leurs vues secrètes, il n'a aucune idée de ce qu'est une nation, il ne se doute pas de l'existence de cette classe intermédiaire, qui désormais, quoi que l'on en fasse, décidera du sort de l'espèce humaine. 11 croit qu'aujourd'hui, comme autrefois, des négociations et des traités conclus entre une douzaine d'hoiiiines, décorés de titres et surchargés de rubans, suppléent aux vœux de la masse, de- venue riche parce qu'elle est industrieuse, et indépendante parce qu'elle est riche. Quand il s'agit des peuples, M. de Richelieu s'occupe des rois; il pensa de très-bonne foi, lorsque l'élection de candidats populaires eut porté l'effroi dans Aix-la-Chapelle, que la seule chose importante était de dissiper cet eflroi, en pro- mettant que la loi des élections serait modihée ; et quand il vit les inquiétudes étrangères calmées par cette promesse, il oublia les inquiétudes françaises, dont elle ne pouvait manquer d'être le signal.

M. de Richelieu a un grand mérite : il a eu, sur le séjour des étrangers en France, un sentiment patriotique d'autant plus digne d'éloge qu'il n'était partagé ni par les hommes de sa caste, qui voient dans les nobles étrangers des compatriotes, ni par les zé- lateurs du pouvoir absolu, qui voient dans les soldats étrangers des auxiliaires; mais pur malheur, ce sentiment a été, dans M. de Richelieu, plus chevaleresque que national. Il n'a pas réfléchi que les peuples de nos jours veulent non-seulement l'indépen- dance, mais la liberté; qu'il faut, sans doute, que nul prince anglais, russe ou allemand ne nous dicte des ordres, mais qu'il faut, de plus, que notre gouvernement indigène nous régisse par des lois claires, fixes, équitables, conformes aux principes, et dégagées de tout arbitraire. M. de Richelieu a désiré la délivrance de la France, comme Bayard ou Duguesclin l'auraient désirée ; ce qu'ils auraient fait par les armes, il l'a fait par des traités. Plus d'habileté aurait peut-être rendu ces traités moins désavantageux, mais l'intention était pure; seulement il ne s'est pas aperçu que

i.K Mir\i;\i' l'UojiM DK 1,1(1 -II; i.K-- i.i.i:i:riu.s>. .iln

nous n'étions plus clans le siècle de Duj^uesclin el de Bayaid, mais dans un siècle légataire des maximes deLocke etde Montesquieu. Cette réunion d'anaclironismes, de préventions et de méprises, manjuait d'avance le chemin qut^ M. de Richelieu était condannié à suivre. S'il était vrai que sa confiance personnelle appartint de plus à des hommes d'un caractère roide envers ce qui n'est pas la puissance, et d'un esprit dédaigneux pour ce qui n'est que la rai- son, héritiers de noms iujposants, mais ayant, dit-on. désavoué les principes ({ui avaient rendu ces noms illustres ; s'il était vrai que ces hommes, nourris dans l'iiitiiuilé d'un pouvoir absolu, eussent porté à M. de Richelieu les traditions de ce pouvoir, l'ad- miration de son action rapide, le mépris du peuple, les habitudes de l'arbitraire, ou concevra que tout s'accordait pour lui taire illusion et pour l'égarer. Ne connaissant, comme je l'ai dit, ni les Français ni la France; vivant sous l'empire d'une cour (jui fausse à ses yeux tous les objets ; environné de diplomates qui se l'ont valoir auprès de leurs cabinets en dénonçant les peuples, parce que ces dénonciations ont l'apparence d'un zèle méritoire, d'une observation subtile et d'une sagacité merveilleuse, il devait tom- ber, par une déclinaison graduelle et rapide, sous l'empire d'une faction qu'il avait d'abord éloignée : c'est ce (jui est arrivé. Son intégrité personnelle est encore une garantie de fait contre des iniquités de détail, et même jusqu'à l'instant l'on sera parvenu à le tromper eu l'effrayant d'un complot imaginaire, cette inté- grité mettra obstacle aux coups d'État violents : mais la faction de 1815 s'organise; elle fait des progrès journaliers, et chac^ue département voit s'établir, sous des noms divers et sous dilférents prétextes, le gouvernement des sept hommes, réclamé, en 181 G, par M. de GJiateaubriand.

§ 23. XOUVKAU PROJET DE LUI SUll LES ÉLECTIONS, DICTÉ l'A« LB

PAllTI DE 1815.

Cette domination du parti de 1815, sous le joug duquel M. de Richelieu est ainsi tombé graduellement et à son insu, a avoir pour effet infaillible la présentation d'un nouveau projet de loi sur les élections, projet différent de celui de M. Decazes, qui avait en vue l'accroissement du pouvoir ministériel, tandis que le pro-

51(5 MOTIKS QUI ONT DICTÉ

jet actuel a pour but la contre-révolution pure et simple; car j'appelle contre-révolution le pouvoir remis en entier à la classe des riches, qui s'en prévaut toujours pour stipuler pour elle-même des exemptions, des privilèges, des inégalités politiques, civiles et pécuniaires.

La comparaison détaillée des deux projets entourerait cette vérité d'une évidence sans réplique. Mais la longueur de cette comparaison la rendrait déplacée ici. Je me bornerai à dire quel- ques mots sur leur tendance, pour montrer combien celle de l'un avait peu d'analogie avec celle de l'autre.

Le projet présenté par M. Decazes était destiné, comme je l'ai énoncé, à fortifier le pouvoir ministériel. De là. la quinqueu- nalité, la formation illusoire du bureau, le vote public, comme moyen de maintenir les fonctionnaires dans la dépendance, enfin quelques autres détails propres à écarter les concurrents qui dé- plairaient aux ministres. Quant à l'avantage donné à l'oligarchie, par la nomination de 142 députés, choisis par elle, il est évident que c'était une concession dont on avait même tâché d'atténuer l'effet, en plaçant ces élus de l'oligarchie en minorité.

Le projet présenté par M. Laine est au contraire calculé pour assurer la victoire complète de l'oligarchie. De ces collèges des plus imposés, qui, dans presque tous les départements, seront for- més d'anciens riches; car on a beau dire, les grandes fortunes ont, pour la plupart, résisté aux orages politiques. Elles ont été proté- gées par leur masse ; la foudre n'a frappé que les fortunes moyennes. Les faveurs de Bonaparte, appelées bienfaits sous l'empire, et restitutions depuis la royauté, ont indemnisé la classe que la révolution avait dépouillée, et l'on passe sa vie à voir réta- blis dans leurs châteaux, leurs terres, leur opulence, des hommes qu'on avait contracté, depuis vingt ans, l'habitude de plaindre et de secourir. De là, encore, celte combinaison recherchée, à l'aide de laquelle le candidat de la minorité la plus imperceptible pourra être choisi par le grand collège, au détriment du candidat d'une majorité des dix-neuf vingtièmes, ou même (la chose n'est nullement impossible) des quatre-vingt-dix-neuf centièmes dans les collèges d'arrondissement.

Aussi, en relisant les exposés des motifs des deux projets de loi, l'on s'aperçoit, du premier coup d'œil, que l'exposé rerais par

I.R NOtJVKAIT PnOJKT l>K r,OI SU» I-ES Kt.ECTIONS. 517

M. Decazes n'a pour but que de justifier la quinquennalite, et que celui de M. Siméon, tout superficiel et abrégé qu'il est, et le rap- port plus explicite de M. Laine, ne sont calculés que pour pallier, sans pouvoir le nier entièrement, l'ascendant de la minorité pri- vilégiée sur la masse nationale.

La différence du langage des deux époque s'est très-remanjuable.

Tout en s'efibrçant de sacrifier la liberté au pouvoir ministériel, M. Decazes, dans son exposé rédigé avant le 13 lévrier, observe des formes et se commande des protestations encore populaires. Il veut conserver tous les droits acquis, faire que toutes les propre- tés soient représentées, que tous les intérêts nient leur organe, etc. '.

M. Laine, dans ses pressentiments du triomphe des projets contre-révolutionnaires, s'exprime, au contraire, dédaigneusement sur ces droits acquis, à la conservation desquels M. Decazes voulait paraître attacher tant d'importance. Il ne s'agit pas de savoir, dit- il, si en fait la législation change les droits précédents, mais si elle a de bonnes raisons pour les modifier"^, axiome qui, remarquons-le en passant, servirait à remettre en question les droits acquis par la Charte, aussi bien que ceux que toute autre loi aurait consacrés. Et que sont après tout, continue-t-il, ces droits que fon appelle acquis ^? On croirait qu'ici M. Laine réfute ftl. Decazes.

Ce n'est pas tout. M. Decazes avait rempli le tiers de son exposé de l'apologie de la quinquennalite. ^litcwne /"orme d'élections, avait-il dit, nepeut balancer l' inconvénient des renouvellements annuels *... Avec un tel système, avec cette régularité périodique d'agitation et de changements^ tout ordre public est impossible *. Le renouvellement intégral permet seul à des gouvernements affer^nis de rèdster aux factions antisociales ^. Aussi ce renouvellement intégral qui im- pliquait la quinquennalite était déclaré la première condition êe la loi nouvelle '. Mais les choses ayant changé, les contre-révolu- tionnaires croyant avoir trouvé le moyen de donner à jamais le

Ex'posé (les'motifs du projet de loi présenté par M. Decazes, le 15 février 1820, p. 14.

2 Riipport de M. Laîné, p. 13.

3 Ihid., p. l:].

* Exposé des motifs de M. Decazes, p. 29. 5 Ibid., \\ m.

s Ibid.. p. 33. ■^ Ibid., p 47.

518 MOTIFS Ol'l "^T l'ICTK

pouvoir d'élire, à la pptite niiiioritc qui Us porte, la quirKjuenna- lité leur est deveuue inditiereute. Ils l'obtiendront d'ailleurs quand ils l'a voudront. Dès lors, dans l'exposé des motifs du nou- veau projet de loi, M. Siméon déclare tranquillemeut, en une seule phrase, que la chambre conUiiuera d'éprouver son renouvel- lement partiel et périodique '. Ainsi ce renouvellement, dont les dangers ne pouvaient être balancés par aucune forme d'élection ; ce système qui rendait impossible tout ordre public: ce principe perpétuel d'agitation , qui livrait l'autorité aux factions antiso- ciales, est de rechef consacré en quatre mots, à la face d'une na- tion qui, certes, doit être épouvantée de ses conséquences, si elle a quelque confiance dans son gouvernement, et qui, si elle est étrangère à ce genre d'effroi, doit en ressentir un autre, non moins fâcheux, puisqu'elle est condamnée à soupçonner ceux qui la régissent de la mauvaise foi la plus manifeste ou de la légè- reté la plus insensée. C'est la première fois, j'ose le dire, que des ministres, après avoir décrié, accusé, vilipendé les institutions fondamentales d'un peuple, signifient à ce peuple que ces institu- tions ne seront pas changées ; et l'on conviendra que ce moyen est bizarre, pour lui inspirer l'attachement et le respect sans lequel toutes les institutions sont impuissantes. Les discours successifs des dfiux ministres, combinés et considérés sous ce point de vue, sont de vrais libelles contre la Charte, de véritables manuels d'anarchie, et si un malheureux écrivain se les était permis, il eût à bon droit été condamné à des peines graves, pour avoir provoqué le mépris de la constitution et la résistance aux lois de l'État.

Tout cela s'explique par la connaissance de la marche que j'ai décrite et des intentions que j'ai dévoilées.

Cette marche et ces intentions se remarquent encore dans la manière dont M. Decazes avait tâché de déguiser les privilèges conférés aux plus imposés, tandis que M. Siméon se contente de proclamer ces privilèges, et que M. Laine les approuve et les justifie, par dos raisonnements semblables, comme je le démon- trerai, à ceux qui, dans tous les temps, ont servi aux apologies de l'aristocratie nobiliaire.

' Kxposc des motifs ilc M. Siméon, p. 7.

I.K NOUVKAU l'IKIIET l)K l,(tl SCU LES KLKCTIONS. ÔI9

Les collèges de dcparU'mcnly avait dit M. Decazes, si: composeront d'éligibh's paijnnt mille francs, cl délègues par les collèges d'arron- disscincnl. Ainsi la haute propriété fie tiendra le droit' qui lai est conféré que de V assenlia\enl des électeurs moins imposés '. . . La juste part d'influence que les grands contribuables ont besoin d'obtenir ne doit être ni un privilège fondé sur la fortune, ni une dérogation aux droits acquis des électeurs ^... La grande propriété ne sera point une prérogative, car elle aura besoin d'une élection pour être wn droit '... Les collèges électoraux devront se r/ippeler sans cesse ((u'ils ont été choisis par leurs concitoyens pour agir dans l'intérêt de tous, ga- rantir les droits de tous *.

Dans l'exposé des niofifs de M. Siméon, il n'est plus question de V assentime7it des électeurs moins imposés^ que M. Decazes dé- clarait si nécessaire. Loin de prétendre que l'inHuence dos grands contribuables, pour ne pas être un privilège oppressif et une prérogative injuste, ait besoin d'avoir sa source dans une élec- tion, le projet de M. Siméon établit ce privilège sans élection aucune ; et tout ce qu'il dit à cet égard se borne à douze mots ;

collège de chaque département se composera des électeurs les plus i,nïposès 5. C'est le laconisme de la force.

M. Laine, rapporteur d'une commission dans laquelle il a fait trajverser le projet de loi, en interdisant à la minorité toute dis- cussion approfondie, et en opposant à toutes les objections un silence qu'il n'a rompu que pour reprocher à un homme dont f^ssurément le nom est placé en France plus haut que le sien ", les honorables, bien qu'inutiles efforts de son patriotisme et de sa conscience ; M. Laine a consacré quelques phrases au pané- gyrique des privilèges des plus imposés. Sans doute, a-t-il dit, les plus imposes sont placés pour les élections dans une position diffé- rcnlc de la position des membres du collège d'arrondissement ; mais ne sont-ils pas déjà dans des positions diverses au milieu même de notre état social ? Quand il serait vrai ([ue celte différence approchai

' Exposé de M. Decazes, p. 49.

2 Ibid,, p. 48.

•• Ibid., p. 49.

•* Ibid., p. 5i-55.

•' Expus- i!c M. Siméon, p. lu.

" M. Camille Jordan.

520 MOTIKS OUI ONT DICTÉ

d'une classification, fnndrnU-il se plaindre d'une loi qui aurait l'avantage d'imiter de bien loin les lois que lanaiurc a faites ' ?

J'ai déjà remarqué que ce raisonnement est précisément celui qu'ont fait valoir de tout temps les partisans des privilèges héré- ditaires. La nature, disent-ils, établit des inégalités. Pourquoi ne voulez-vous pas que la société en établisse? Pourquoi ? c'est que les inégalités superflues et factices détruisent et compromettent les inégalités naturelles et nécessaires. C'est que les inégalités naturelles, et dans ce nombre je place les inégalités de fortune, résultat de la transmission, de l'habileté ou de l'industrie, étant appuyées sur la force des choses, n'ont nul danger, soit comme tyrannie, soit comme bouleversement : au lieu que les inégalités factices nous exposent à la fois à ce double péril. Contrariant la force des choses, elles ont besoin d'appuis factices comme elles, et par même oppressifs d'une part et fragiles de l'autre.

Que la fortune exerce l'influence que la nature et l'état social lui donnent, rien de plus raisonnable : mais vouloir ajouter à cette influence légitime des influences de privilège, c'est rendre odieux en même temps ce qui est nécessaire et ce qui est inique. C'est compromettre la grande propriété en froissant la propriété moyenne : c'est désigner la première à la juste irritation de la seconde ; c'est préparer les troubles et les destructions. A notre époque de civilisation, les oligarques auront beau faire, ils seront toujours, désormais, pour leur malheur et pour le nôtre, les pré- décesseurs des Jacobins.

§ 24. ARGUMENTS DE M. LAINE POUU PROUVKH gU IL FAUT gUE (^ SOIT LA MINORITÉ QUI ÉLISE.

L'on aurait pensé que le système contre-révolutionnaire ayant établi, dans le nouveau projet de loi sur les élections, la supré- matie exclusive de la grande propriété, les aiiteurs de ce système auraii-nt, pour le moment, pu borner leurs efforts à cet impor- tant et décisif avantage. Lorsque la grande propriété domine, elle fait hîs lois : elle garantit par ces lois l'accumulation des richesses et leur perpétuité dans ses mains ' : elle attire à elle

' Kap|poi t dfc M. Laine, p. l'i

2 11 esta rcmarjuer qur c'est au m iment l'on veut nous donner une loi d'élec- tion tout a fait oligarcliiipic, i\w l'on iiropusc à la chambre des pairs l'établisse-

LE .NnlVE.VC PROJET DE l-OI Slin I.KS ÉIKCTIONS. 0?1

par même successivement les propriétés intérieures : elle dé- pouille ainsi le peuple d'une manière lente et inaperçue : et les droits politiques étant attachés en France à une quotité détermi- née de fortune, le résultat infaillible d'une pareille organisation serait une diminution toujours croissante du nombre des élec- teurs, et au bout de quelques années le gouvernement'd'une classe riche, toujours plus puissante et toujours la même. C'était assez pour la cause, mais c'était trop peu pour les individus. Les hommes qui veulent la contre-révolution, tout en travaillant pour l'avenir, ne renoncent point au présent. De là, dans leur projet, des dispositions que l'impatience de jouir de leur ouvrage peut seule motiver, et dans le rapport de M. Laine, des explications qui, malgré leur astuce, trahissent par trop naïvement l'intention qui les dicte. '

Les hommes de 1815 sont poursuivis, et dans cette circonstance ils se rendent parfaitement justice, de l'idée qu'ils sont en hor- reur à la nation. Ils craignent donc toujours, quel que soit le moie d'élection qu'ils inventent, de n'être point élus, s'ils ne se sont imposés de force. Ils n'ont de ressource que dans l'empire de la minorité, et de la minorité la plus petite possible.

De là, dans leur loi nouvelle, la substitution des plus imposés aux électeurs payant une contribution fixe, et la clause qui place à côté des candidats de la majorité la plus imposante, ceux des minorités les plus imperceptibles *.

M Laine, qui d'ailleurs ne manque ni d'adresse, ni d'ambi- guïté quand elle est nécessaire, n'a pu trouver des paroles assez équivoques pour empêcher, dans son rapport même, cette vérité d'éclater. Il fallait bien, a-t-il dit, pourvoir au cas par une intelligence devenue facile, les arrondissements ne présente- raient que les mêmes individus... et ne pas laisser tous ses moyens à l'intrigue^ qui saura bien établir un concert pour que les mêmes candidats... soient présentés en pluf^ieurs arrondissements'^.

Je le demande, que signifient ces phrases? Qu'est-ce que pour-

ment de majorais sans titre, c'est-à-dire des substitutions et des inégalités dépar- tage. Cette coïncidence doit frapper ton! esprit éclairé : ce sont deux parties d'un —même ensemble.

* Voyez l'art. 4 du nouvea'i projet. - Rapport de M. Laine, p. Vi et 28.

52? MOTIFS QUI ONT UICTK

voir au cas par une intelUgeurc devenue fa-ile, les arrondisse- ments ne présenteraient que les mêmes individus ? C'est, sans doute, si ces phrases OTit un sens quelconque, faire que dans le cas l'immense majorité de tous les arrondissements porterait les mêmes candidats, les collèges des plus imposés puissent se jouer de cette présentation presque unanime, et préférer les candidats otferts par la minorité la plus exiguë. Qu'est-ce que s'opposer au concert établi pour que les mêmes candidats soient présentés par plusieurs arrondissements ? C'est manifestement faire en sorte qu'en dépit de ce concert, qui prouve quels mandataires les ar- rondissements jugent les plus dignes, les collèges supérieurs aient la faculté de les repousser pour prendre ceux qui n'auront réuni que quelques voles.

Jamais, je le pense, le honteux secret de la faction du petit nombre ne fut si clairement révélé ; jamais on ne déclara si for- mellement à une nation que le but était de lui escamoter les droits dont on lui laissait l'apparence illusoire ; et si dans la pré- tention de gouverner un peuple par lequel on convient ainsi qu'on est repoussé, il y a beaucoup d'arrogance, il y a dans l'aveu bien de l'humilité '."

§ 25. SUBSTITUTION DES PLUS IMPOSÉS AUX ÉLECTEURS A 1,000 FR.

La substitution des plus imposés aux électeursqui payent mille francs, et qui étaient les privilégiés dans le projet de M. Decazes, est un autre artifice qui vaut la peine d'être dévoilé. On sait dans chaque département quels sont les électeurs dont les contribu- tions s'élèvent à mille francs, et il n'aurait pas été possible aux subalternes, préfets et sous-préfets, dont les contre-révolution- naires rempliront les places, si leur loi est adoptée, de tromper

' Les précautions de M. Laine n'ontpoint encore rassuré complétemenl la fiiction du petit nombre. Elle craint toujours de ne pas trouver dans les collèges nationaux une raindrité qui veuille élire ses candidats, et voilà que dans la Quotidienne elle propose de rendre à son collège le droit de nommer la moitié des députés hors de la liste des candidats, en prouvant très-clairement que sans cetlo prérogative, ceux qu'elle désire pourront bien n"être pas élus, parce qu'ils courent le risque de n'être pas présentés. On voit que d'une part les prétentions, et de l'autre la modestie de ces messieurs sont toujours croissantes. Ils disaient hier : donnez la préférence aux candidats de la minorité, parce que nous avons pour nous la minorité. Ils disent aujouid hui : nommez ceux qui ne seront les candidats de personne, parce que nous n'avons pour nous personne.

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la France sous ce rapport. Mais nul, dans les provinces ni mèmi à Paris, n'aura le moyen de vérifier les listes des plus imposés, si tant est qu'on les publie. La vérification étant comparative, et le:s contributions payées hors des départements devant entrer en compte, nul ne pourra savoir si c'est ajuste titre que tel homme se trouve sur ces listes plutôt que tel autre.

Ajoutez que déjà le projet avoué est de ne faire imprimer que le nombre, sans y joindre les noms ni les sommes. Des orateurs nous l'ont déclaré à la tribune ', et les journaux de la même faction ont essayé d'appuyer de sophisraes cette ruse grossière qui com- plète la série des déceptions. Ce nfsl qu'aux yeux de la loi, ont dit ces journaux, çwc ^^5 propriétaires doivent justifier de leurs droits. La loi, dans ce cas, signifierait l'autorité; car ce sont les agents de l'autorité qui examineraient, à huis clos, si la loi est sa- tisfaite. Or, nul profane n'étant admis à connaître ce qui se passera dans le mystère entre les propriétaires et l'autorité, il est évident que les listes des plus imposés, ces listes qui décideraient de tout le système électoral de la France, ces listes, qui, si elles étaient fausses, donneraient à toute la France de faux mandataires, se- raient l'ouvrage discrétionnaire des subalternes d'un parti.

§ 26. POURQUOI j'iNTEHROMl'S ICI LEXAMEN HU PROJET DE LOI.

Je ne me livrerai point à l'examen des autres dispositions du projet de loi. Ce que j'en ai dit a moins pour but d'anticiper sur la discussion, qui, je l'espère, en fera justice, que d'en analyser l'esprit, et de montrer par cette analyse la vérité du jugement que j'en ai porté plus haut. Je le répète, le projet de M. Decazes était ministériel, et ne servait la contre-révolution que par des concessions indirectes. Celui de M. Laine est directement, formel- lement, positivement contre-révolutionnaire. L'un remonte à un temps oii le ministère, uiécontent des élections, voulait en gêner la liberté. L'autre appartient à l'époque la faction de 1815 a profilé d'un événement affreux pour arborer l'étendard contre- révolutionnaire et pour s'assurer le pouvoir,

' Voyiv, los (lisidurs iirmumcés h la séance ilans laquelle M. Laine a fait son rapport.

524 MOTIFS QUI ONT DICTÉ

§ 27. OBJECTION TIRÉE HE LA POSITION ET DU CARACTÈRE DE M. LAINE.

Ici je prévois une objection. Je vais l'exposer dans toute sa force, et j'y répondra". Peut-on croire que M. Laine favorise sé- rieusement les projets des contre- révolutionnaires? dans la classe intermédiaire, parvenu par une éloquence toujours facile, quelquefois touchante, à une place élevée, dans une profession qui, jadis, n'avait rien de commun avec la carrière et les préten- tions de privilégiés; administrateur, dit-on, sous la république, et certainement législateur sous l'empire, n'est-il pas lié à tous les intérêts que la révolution a créés et que la Charte consacre?

S'il s'agissait d'un homme ordinaire ou d'un homme corrompu, ma réponse serait courte. Ce que, dans le langage de la révolu- tion, l'on appelle des gages, c'est-à-dire les conclusions que l'on tire de la situation antérieure et des engagements ostensibles, sont de toutes les garanties les plus équivoques et les plus trompeuses. Nous avons vu des forcenés de la Convention, des suppôts de l'anarchie, de vils flatteurs de l'empire, se jeter dans la fange contre-révolutionnaire, offrir à une faction autant de crimes ou de bassesses futures qu'ils avaient à en expier dans le passé, et grâce à ce trafic de férocité ou d'infamie, mériter un accueil gra- cieux de leurs nouveaux maîtres.

Mais M. Laine ne doit pas être confondu avec cette tourbe vé- nale et sanguinaire. Il possède incontestablement des talents dis- tingués. Ses amis lui attribuent des qualités fort estimables. Ceux qui ont eu occasion de le voir à des époques importantes ne peu- vent lui refuser quelque chose qui séduit et qui impose.

Je suis de ce nombre, et malgré le dissentiment de nos opi- nions, malgré le mal affreux qu'aujourd'hui, selon moi, M. Laine fait à la liberté et à la France, j'éprouve du regret de me voir forcé à le juger sévèrement.

Mes relations avec lui ont été courtes. Mais elles ont suffi pour laisser dans ma mémoire de profondes traces. Il s'est montré à mes yeux dans un moment de crise, souvent passionné, ombrageux, frappé d'alarmes imaginaires, qui l'nveuglairnt sur les dangers réels. Mais je l'ai vu courageux cl dévoué. Or, le dévouement et

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le courage sont des choses si rares, qu'aucun dissentiment d'opi- nion ne m'empêchera de leur payer un tribut d'éloges. M. Laine à bravé le vainqueur, mais en restant sur le sol français : et s'il a provoqué la guerre civile, ce (jui peut être undroit, dans quelques circonstances, il n'a jamais t'ait ce qui est toujours un crime, il n'a point mendié de l'étranger contre son pays, l'invasion, le carnage et»rincendie.

Aussi j'ai constamment repoussé, avec dégoût et répugnance, ces accusations empruntées de temps antérieurs, accusations dont il avait trop imprudemment donné l'exemple contre d'autres, et sur lesquelles, je dois le dire, il s'est faiblement justifié. Ces accu- sations m'étaient importunes. Je ne voulais pas qu'on vînt me gâter un caractère que j'avais aimé comme noble et intrépide. Je ne voulais pas voir dans le président courageux de la chambre des députés de mars 1 81 5, je ne sais quel agent d'un comité redouta- ble et je ne sais quel fonctionnaire de Cadillac : et je me suis toujours félicité, je me félicite encore de ce que mon ignorance sur certains faits permet à mon estime de demeurer intacte.

Mais, en m'attachant ainsi à des souvenirs qui me sont pré- cieux, je dirai cependant que de tous les hommes qui pouvaient s'emparer de la direction de nos destinées, M. Laine était le plus dangereux.

A côté des qualités que je lui reconnais, l'on remarque en lui une véhémence d'impressions, une tendance et une exaltation presque fanatiques, un enivrement de paroles retentissantes, et de prophéties luguijres, que les événements ont dirigés, au moins depuis six années, contre tous les intérêts que la révolution à créés.

J'ignore a quelle époque la conscience de M. Laine s'est soule- vée en secret contre le despotisme impérial. Membre du corps législatif de Bonaparte, il avait supporté lon^emps la tyrannie du inaitre du monde, lorsque la fameuse adresse présentée à ce con- quérant revenu de Moscou, attira sur ses rédacteurs des naenaces qui semblaient annoncer la proscription. Retiré à Bordeaux, M. Laine contribua, comme on sait, à la restauration de 1814. Président de la cliambre des députés, il exerça toute son influence en faveur des lois contre la liberté de la presse, lois qui donnè- rent le signal du mécontentement, avant - coureur du 20 mars.

al'Ô MOTIFS on ONT IHC.TK

Dans celle grande crise, M. Laine se crul assez l'orl pour opposer, par son éloquence et son courage, une digue au torrent qui re- portait Napoléon sur le trône. Les fautes de la cour, le départ du roi, rendirent tous ses eftbrts inutiles. Peut-être à la douleur pa- triotique du citoyen, se joignit alors la vanité blessée du prési- dent et de l'orateur. Cette vanité flattée ensuite à Bordeaux dans un sens contraire, acheva d'enraciner dans son âme la haine de tout ce qui lui rappelait une révolution qui l'avait humilié. Ce fut avec ces impressions qu'il reparut en 1815 sur la scène politique. Sans les outrages dont l'abreuvala faction contre-révolutionnaire, il ne se fût poinl séparé d'elle. Ces outrages le réunirent un instant à M. Decazes, et lors de rétablissement du système électoral que l'on veut détruire, il se déclara en faveur de ce système. Mais ce retour à des idées nationales ne fut (}ue passager, il ne tarda pas à conspirer l'anéantissement de son propre ouvrage.

Lors de la proposition de M. Barthélémy, il favorisa cette pre- mière tentative contre la loi protectrice de nos droits, et depuis cette époque, ceux qui ont voulu nous en dépouiller ont toujours vu en lui leur plus puissant auxiliaire et leuv principal espoir.

Avec ces dispositions, M. Laine, j'en suis convaincu, ne se croit point un contre - révolutionnaire. Ceux qui préparent la contre- révolution comptent sur lui, le flattent, l'entraînent. Les du- chesses lui sourient, les vicomtes lui serrent la main, et il éprouve quelque plaisir à promener son autorité à travers des salons dont il s'imagine que ni la pompe ne l'éblouit, ni l'atmosphère ne l'enivre. Flatté d'être admis dans la caste orgueilleuse, il aime à la dire menacée pour avoir l'avantage de la protéger, au lieu de subir la faveur d'y être reçu. Le sentiment de son courage au sein de ces prétendus périls, excuse à ses yeux les jouissances de son amour-propre. Il ne s'aperçoit pas que les éloges mêmes qu'on lui donne portent ce cachet d'aristocratie qui accorde plu- tôt les supériorités intellectuelles que l'égalité sociale, parce que, dans l'opinion de la caste, ces supériorités sont des accidents, tandis que la distinction des rangs est un droit. Quand l'aristo- cratie a besoin d'un plébéien, elle le loue pour expliquer dans quel but elle l'admet, et, en motivant ainsi l'admission, elle se lave de la mésalliance. Lorsque la contré-révolution sera faite, lorsque M. Laine sera l'objet de l'insolence des vainqueurs dont il

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aura servi la victoire, lorsque, après les avoir secondés contre l'immense masse nationale, il se verra traité par eux connue ils traitentchaque jour ceux qui autrefois les sauvèrent; lorsqu'on lui reprochera d'avoir concouru au 5 septembre, d'avoir détendu la première loi des élections ; lorsqu'en remontant plus haut, l'on traduira l'adresse même à laquelle il a coopéré en 1813, et dont maintenant on lui t'ait un titre, en hommages rendus à l'usurpa- tion, parce qu'il reconnaît Bonaparte comme souverain, et qu'il mêle des éloges assez directs à des censures assez détournées, alors ses yeux se dessilleront : mais il sera trop tard ; il faudra qu'il recueille ce qu'il aura semé. Son dévouement méconnu, son service oublié, ses réminisceuccs d'égalité châtiées, lui appren- dront la gratitude de l'oligarchie, et c'est beaucoup si ses alliés d'aujourd'hui lui pardonnent de s'être arrogé l'honneur de leur dédier son zèle.

Certes, ce sera bien le moins fâcheux des résultats d'un travail funeste. Le trône et la liberté remis en question, l'espoir des amis de l'ordre et de la justice trompé, les germes de la dis- sension jetés sur un terrain volcanique, la grande et la petite pro- priété devenant ennemies, l'une présentant sans cesse des candi- dats qu'elle s'irritera de voir repoussés, l'autre se jouant de la première, dont ses choix accuseront l'impuissance : voilà des maux sérieux, et si l'auteur de ces maux s'afllige pour lui-même, M. Laine pourra bien être le seul à pleurer sur M. Laine. Mais, en attendant, ce ([u'on vient de lire explique comment il s'est rendu l'organe d'un projet, qui n'est autre chose que la contre- révolution. Dès que la chute de M. Decazes lui a fait entrevoir la possibilité de substituer aux combinaisons d'un ministère dont il avait cessé de faire partie, celles des hommes avec lesquels il croit reprendre l'autorité, il a mis ses talents, sa dialectique spé- cieuse, son éloquence, à leur service, et si la contre-révolution triomphe par des élections toutes antinalionales,M. Laine en aura été le premier, le plus actif artisan.

i; ".^8. I.NFLUE.NCH: de m. laine SHK uni: MhNuRlTli DE LA CHAMBRE.

Je me suis étendu luiigement peut-être sur ses intentions et

5'J8 M()Tir> i^ill iL\l DICTb"

son caractère, parce qu'il est le chef d'une des minorités de la chambre, et le lien de cette minorité avec le côté droit. Ce n'est pas que cette minorité ne s'etfraye souvent des violences de la faction avec laquelle elle a fait alliance. Il y a dans cette minorité de la réserve, de l'expérience, et ce qui est une suite assez natu- relle de l'expérience, une défiance qui ressemble à de la timidité: mais ses intérêts sont nationaux, et ses intentions ne sont pas inconstitutionnelles. Livrée à elle-même, et rassurée sur les vues quelle attribue très à tort à un parti qu'elle a toujours eu le mal- heur de soupçonner, tandis que le parti contraire est le seul dan- gereux, elle ajournerait bien quelques libertés du régime nou- veau, mais elle ne reprendrait point volontairement les voies de l'ancien régime. Elle ne se réunit jamais sans douleur à la fac- tion de 1815, qu'elle a honorablement combattue à cette époque. Mais un mot violent, une allusion indiscrète, une attaque trop peu mesurée la rejettent vers ces alliés suspects, qui se prévalent de cette coalition passagère pour l'entramer fort au delà de ses opinions et de ses vœux.

Si cette minorité, en qui la prudence n'exclut ni la justesse du jugement, ni l'étendue des lumières, avait un chef uni à elle de' sentiments, elle exercerait dans la chambre ulc grande et utile autorité. Mais M. Laine, qui s'est arrogé le droit de la conduire, l'égaré souvent par un ascendant qu'il ne déguise point et dont il abuse. Il l'affaiblit ainsi, en excitant contre elle les mêmes soup- çons qu'il excite en elle contre d'autres, et il est peut-être l'une des principales causes des divisions qui empêchent la chambre de faire le bien. Tantôt, rhéteur adroit, il tâche d'endormir la pré- voyance du parti qu'il dirige, par des explications subtiles, ou, si l'on veut, ingénieuses ; tantôt, dialecticien élégant, il déguise ou il obscurcit, par d'apparentes analyses, les dispositions les plus manifestement contraires aux vrais principes de la liberté consti- tutionnelle et du système représentatif. D'autres fois,orateur facile, il doniie aux inquiétudes le temps de s'apaiser, en les berçant doucement de paroles sonores et vides d'idées ; ce qui, vu le mo- tif, n'est qu'un talent de plus : enfin, ce qui est un argument bien plus persuasif, avocat plébéien, il se montre à ses partisans et à ses collègues, comme une preuve vivante que l'on sexagère le-dan- ger des préteniioiis nobiliaires. Ainsi, en maintenant sa minorité

LHT NtMiVKAU PHOJKl' I>K I.Ul ^lU LliS HMj: riit.N>. ;t?\i

flans la discipline, il la lait voter souvent nialiiré elii',(;t l'a [ovc.rr à persévérer dans un roule dont elle redoute le but.

J'ai suivi le nouveau projet de loi depuis son origine. J'ai prouvé, qu'objet pendant ([uatre années du désir secret ou pu- blie des contre-révolutioiniaires, il a été, dans une occasion dé- sastreuse, substitué par eux à un autre projet, très-déleetueux, très-condamnable, mais cpii n'opérait pas la destruction qu'ils réservent à nos droits, à nos garanties, <i tout ce (jue la France a obtenu par des sacrifices immenses, de longs malheurs, de su- blimes dévouements.

Il est facile maintenant de juger des conséquences inévitables ([u'aura ce projet, s'il est adopté. Il détruira tout ce que nous avions conquis, tout ce que nous pouvions espérer encore, tout ce qui nous avait été promis et juré. 11 rompra les liensqui commen- çaient à s'établir entre le gouvernement et la nation; il livrera celle-ci à la domination d'un petit nombre de familles, et ces fa- milles asserviront le trône après l'avoir séparé du peuple. Elles asserviront le trône; car elles composeront une corporation per- manente, dont la dissolution sera impossible, et qui rendra celle de la chambre des députés également illusoire. Nous aurons ac- climaté dans notre belle France tout ce qu'il y a de mauvais en Angleterre : la concentration des propriétés, la détresse de la classe laborieuse, le monopole de la représentation sous des formes d'élection vaines, le désespoir chez les pauvres, le péril chez les riches, la corruption chez les puissants : et nous n'aurons pas, comme les Anglais, l'excuse d'avoir respecté les traditions, le droit immémorial, l'ordre de choses existant; nous aurons refait à plaisir un ordre vicieux; nous aurons emprunté de nos voisins, sans nécessité, les abus dont ils soulfrent et qui les dé- vorent.

Qu'on dise que le régime de 1815 ne saurait durer, je le con- çois, c'est mon opinion, comme celle de quiconque a observé la disposition des esprits en France, et cette opinion, je le déclare, en me rassurant sur le terme d'une navigation orageuse, ajoute à mon inquiétude sur la traversée; mais qu'on dise que ce régime ne peut revenir, c'est fermer obstinément les yeux à la lumière. Il est tout entier dans le projet actuel. La grande propriété territo- riale, les degrés d'élection, l'inégalité entre les électeurs, la défa- u. 34

530 MOTIFS QUI ONT DICTÉ

veur jetée sur les droits de l'industrie, les candidats de la mino- rité , sont autant de vœux exprimés jadis par la chambre introuvable'. Le projet de loi est sa lettre de créance pour rentrer dans l'enceinte et remonter sur ses anciens bancs.

Aussi toutes les prétentions renaissent : déjà l'on proclame f[u'il ne faut pas des institutions, mais qu'il faut les hommes. Le parti ne peut tempérer son impatience. Les destitutions sont rédigées, les listes sont prêtes, les noms des remplaçants circulent et sont connus. Les modérés qui céderaient à de fausses alarmes, ou se rendraient à des sollicitations doucereuses, peuvent savoir d'a- vance quel sera leur salaire. L'on ajourne, il est vrai, l'usage des lettres de cachet jusqu'après le renversement du système élec- toral 2; maison abuse scandaleusement de la censure.

Les journaux, toujours pertldes, sont souvent féroces, et les lec- teurs restent stupéfaits de leurs déclamations furibondes. Ce n'est point dans les contre-révolutionnaires un mauvais calcul. L'effet que produisent ces journaux profite à leur cause, et la défaveur en retombe sur le ministère qui est censé les permettre, puisqu'ils ï^ont soumis à sa surveillance. Entin, comme je l'ai dit ailleurs, tout s'organise, la faction avance, et par des nominations successives, elle s'empare chaque jour de quelque poste, et cerne la Charte avant de la frapper.

Que résultera-t-il de cette marche? qu'en résultera-t-il, je ne dis pas pour la nation, l'expérience nous l'apprend de reste, mais pour les ministres, pour les pouvoirs constitutionnels, enfin, pour le trône?

Le ministère est encore l'objet de quelques ménagements éphé- mères de la part de la faction de 1815. Elle n'impose pas à sa faiblesse des actes trop forts. Ses plaintes sont plutôt une désap- probation douce qu'un blâme intolérant. Elle contient assez habi- lement les enfants perdus de l'armée. Mais comment le ministère ne s'aperçoit-il pas que la condescendance dédaigneuse qu'elle lui accorde, ses réticences, ses soupfrs mal étouffés, toutes ces preuves! de l'indulgence présente sont autant d'accusations à venir? Elle le déclare timide et lent, c'est un acheminement à le proclamer incapable. Bientôt son incapacité lui sera imputée à

' Voyez en 1816 les discussions sur les élections. 9 V. Slip. t. ir, p./iSG, (E. L.)

LV. NOfVKAi: PROJET DE I.Ol SUR LES ÉI,F,t:T|i»NS . ."iS l

crime. Aujourd'hui admonesté, expulse demain, il sera proscrit le troisième jour.

Qu'il y pense d'ailleurs. Peut-il satisfaire les partisans de la contre-révolution sous laquelle il se plie? Qu'il lise leurs écrits. Toutes les places, toutes les laveurs pour eux ; toutes les gênes, toutes les persécutions pour ce qui n'est pas eux : voilà ce qu'ils exigent. Il n'y a pas de gouvernement qui ait le moyen de les con- tenter. M. Decazes ne l'a-t-il pas essayé ?n'a-t-il pas négocié avec euxjusqu'cà sa dernière heure? et quand ils encombraient ses sa- lons, si j'en dois croire la rumeur publique, ne lui disaient-ils pas ce qu'ils disent à ses successeurs ? Quelles racines pourtant n'avait par M. Decazes? Quelles aflfections sa chute n'a-t-elle pas doulou- reusement froissées? Au défaut d'appuis semblables, nos minis- tres apportent-ils une considération nationale?

Je conviendrai qu'il y a dans quelques-uns d'entre eux des qua- lités privées. De brillants faits d'armes et un désintéressement in- contesté caractérisent M. de Maubourg, d'ailleurs bien partial et bien funeste. Soixante-dix ans d'une vie recommandablc distin- guent M. Siméon, et ajoutent aux regrets qu'excite son entrée dans une carrière sa vieillesse s'est égarée. Mais la couleur d'un ministère ne dépend pas de qucUiues détails plus ou moins honorables pour quelques individus, ces nuances se perdent dans la teinte générale. Or, qui oserait dire que des souvenirs de police, des traditions d'un zèle actif et aveugle pour Bonaparte, dans ses actes les plus arbitraires, des stigmates, enfin, de domesticité im- périale soient des antécédents propres à soutenir des ministres ({u'unc faction veut attaquer?

Chose bii^arre à dire, et néanmoins vraie? De tels ministres n'au- raient d'asile que dans un parti national. Les nations modernes pardonnent à quiconque les sert, parce ((ue les nations modernes sont indiliérentesaux personnes; elles veulent les choses, etquand on leur garantit ces choses, les noms propres leur sont égaux. Les factions sont implacables, parce (pie, comme celle de 1815 le dit ingénument, outre les institutions, elles veulent les places. On peut contenter une nation qui demande la liberté, en la laissant jouir de la liberté ; on ne peut satisfaire une faction qui aspire au pouvoir qu'en lui cédant le pouvoir, et par conséquent en l'abdi- quant soi-même.

53'? MOTIKS Qll ONT DICTÉ

Que sije passe de l'examen de la position du ministère à telin des vrais intérêts des minorités entre lesquelles les chambres sont actuellement divisées, je ne vois aucun de ces intérêts qui n'ait su- jet de redouter ce qui se prépare. S'agit-il des pairs? les maréchaux d'empire, le reste des amis de M. Decazes, et surtout, pour me servir de l'expression méprisante que l'oligarcliie a consacrée, !a fournée du 5 mars, se trouveront mal de ce nouveau régime. Le 5 mars est une conséquence de l'ordonnance du 5 septembre, un appui prêté à la loi du 5 février. Le mouvement qui a fait dé- clarer démissionnaires vingt-neuf pairs de 1815, pourrait bien re- jiaître sous quelque prétexte dans une réaction de 1820.

Quant à la chambre des députés, que chacune des minorités y réfléchisse. Durant le calme, et môme pendant les agitations qui |)récèdent l'orage, chaque minorité a son importance; mais cette importance disparaît au sein de la tempête, et le torrent ni- velle tout.

Certes, je ne fais à aucun député l'injure de lui parler d'intérêts personnels quand il est question de salut public; niais les hommes qui ont acquis de la considération, doni on reconnaît l'influence, dont on sollicite les suffrages, qu'étaienl-ils en 1815? Leur voix se perdait dans le tourbillon réactionnaire. C'est depuis le 5 sep- tembre qu'ils se font entendre; et, en effet, quand une faction domine, qui n'a que deux ou trois mots de ralliement, et qui répond à tout par ces paroles sacramentales, il n'y a plusni raison ni modération qui serveut.

Une réflexion me frappe, et il me semble que plusieurs faits l'appuient. Il y a dans tous-les pays, et dans tous les pays il est bon pour l'administration des affaires que cela soit ainsi, un cer- tain nombre de fonctionnaires de tous les degrés, depuis les plus subalternes jusqu'aux plus éminents (les ministres exceptés), qui conservent et doivent conserver leurs places, parce qu'ils ont en leur faveur les droits acquis, la possession, l'habitude, l'expé- rience. On pourrait appeler ces hommes le fonds consolidé du pouvoir. Ce fonds n'est point à dédaigner. C'est en lui que rési- dent les connaissances de fait, qui sont d'un besoin plus journalier (]ue les conceptions politiques: et un État serait fort embarrassé d'en être privé. Utiles et intégres sous tons les régimes, ces hommes îi'ont à redouter (juc les révolution, et les réactions. Ils ont été

l.E NOL'VI'.\r Pl'.itIKT 1)K 1.(11 SU» LKS KLEOTIONS. 5l{)<

ilt'possédés on [190 par les purs de 1793 : ils ont été dépossédéseii ISI5 par les purs de 1810. Hors de ces deux époques, révocables de droit, ils sont restés iuauiovibles de fait. Peuvent-ils vduloir tie 1815, plus ((u'ils ne veulent de I7!)3? Ont-ils oublié cpi'en I815undéluye(le destitutions inondala France, (jucpourêtredigne de servir le ro* il fallait n'avoii- jamais servi la patrie, et que le vent de l'épuration, soufflant simultanément sur les tribunaux, le conseil d'État, les préfectures, ne dédaignait pas de descendre jusqu'aux perceptions (le village, aux bureaux de loterie et aux entrepôts de tabac '? Aide.roiit-ils, en votant pour le projet actuel, à rouvrir l'antre d'Eole ?

Que si je considère cnlin les intérêts dn trône, je 1 avouerai, je ne conçois pas-comment c'est parmi les hommes qui chérissent la liberté qu'on eherclie U-s ennemis du monarque ou de la moiiai'- cliie constitutionnelle. Ce n'est pas la première fois que je par- cours les diverses hypothèses de bouleversement qui s'offrent à la pensée : aucune, je l'affirme, ne vaudrait, non-seulement pour tout bon citoyen, mais pour tout esprit éclairé, pour tout ambi- tieux raisonnable, ce que nous pourrions avoir sous la Charte, ce que nous espérions obtenir par elle, ce dont nous approchions chaque jour, avant que des projets insensés ne nous rejetassent loin du port. Laissons à part les protestations, les llatteries, le langage des cours. Que veut la nation? la jouissance de ses droits, le développement de ses facultés, l'exercice de son industrie, la sûreté des personnes et des propriétés. Que veulent dans cette na- tion les hommes qu'on suppose plus inquiets, plus actifs, plus avides de pouvoir, de fortune ou de gloire? une carrière qui leur ouvre vers ce qu'ils désirent une route légitime. Je dis légitime parce que,' toute moralité à part, tous ceux qui ne sont pas en dé- mence préfèrent ce qui est légitime et sans danger à ce qui est illégal et dangereux. Je ne parle pas des fous ou des criminels : les fous ou les criminels sont toujours eii petit nombre, et si quel- quefois ils s'emparent momentanément d'une désastreuse in- lluence sur une multitude égarée, c'est qu'on a tournienté cette multitude, qui n'eût pas mieux demandé que d'être paisible.

< Pallida inurx .rijW' puisai pcdc paupiiruin labi-rnas reguimnn' luirez. H«r, C'flnd. iv^ v, i:^..

53-4 MOTIFS QVl OM' niCTR

Eh bien î ce que la nation veut, ce que veulent les hommes qu'on accuse d'ambition et d'inquiétude, se trouve sous la monar- chie, telle que la Charte et la loi des élections nous l'ont faite. Je dis la Cliarte et la loi des élections, parce que la loi des élections a vivifié la Charte. Ce n'est que depuis celte loi des élections que nous jouissons de la Charte. C'est par cette loi que nous en jouis- sons. Nous la possédions, tout était tranquille. On la menace, tout est agité. Tout redeviendrait tranquille, si on revenaità la respecter.

Il dépend donc du gouvernement de jeter en France des raci- nes plus profondes qu'aucun gouvernement n'en eut jamais chez aucune nation; et, pour y parvenir, il n'a pas besoin, comme d'autres gouvernements, de se résigner à des concessions nou- velles, ou de s'imposer des limites non encore tracées. Ce qu'il a donné, ce dont on jouit, ce qui existe, est suffisant.

Mais si le gouvernement se laisse cerner par les ennemis de ce qui existe ; si, dominé par eux, il menace perpétuellement son propre ouvrage et ses propres bases, de quels rêves pourra se ber- cer encore l'esprit le plus disposé à l'espérance? Toutes les habi- tudes de stabilité, habitudes précieuses et si difficiles à créer, vio- lemment détruites; un sentiment d'incertitude se glissant partout; une inégalité créée à plaisir, comme pour blesser la nation la plus avide de légalité: des citoyens dépossédés de leurs droits; deux armées, d'étendards et d'intérêts différents, rangées en bataille par la législation même ; l'une n'exerçant sa prérogative que pour la voir sans cesse annulée ; l'autre ne songeant -qu'aux moyens de s'assurer la victoire par le privilège, au dépens de la jus- tice : quels éléments d'ordre social ! Et au milieu des discordes nationales, des hommes sur qui pèsent des souvenirs déplorables, saisissant le pouvoir qu'ils rendent à la fois précaire et odieux !

Car on ne saurait contester la coexistence des faits, quelle que puisse en être la cause. Il y a six mois, le parti de 1815 était éloi- gné; l'on n'entendait parler ni de cris séditieux, ni de conspira- tions, ni de complots ourdis dans les ténèbres. Ce parti se rap- proche, et de tontes parts éclatent soudain mille symptômes d'une société désorganisée. Je ne prétends pénétrer aucun mystère, et je n'accuse personne : mais il est bizarre que ces symptômes for- ment toujours le cortège de cette faction, et se dissipent en son absence pour reparaître dès qu'elle paraît.

LE NOUVEAU PROJET DE l.nl SCIl LES ÉLECTIONS. 535

Le projet actuel est l'ouvraiic de cette laetion. H n'est dans au- cun intérêt, si ce n'est dans le sien. 11 enlève à la natiun son droit, et à la couronne sa prérogative. Il réveille toutes les craintes, il ébranle toutes les stabilités. II reporte sur l'autorité royale des souvenirs et des impressions lâcheuses que l'instinct du jxiuple Irançais aime à en séparer C'est une dernière tentative de la fac- tion du petit nond)re, pour appelei' sur le trône, dont elle veut se faire un rempart, des périls qui résultent des fautes qu'elle a commises et des détîances qu'elle a méritées.

DE LA

LIBERTÉ DES ANCIENS

A CELLE DES MODERNES

DISCOURS

PRONONCÉ A LATHÉiNÉE ROYAL DE PARIS EN 1819.

UE LA

LIBERTÉ DES ANCIENS

OtMPAKÉK

A CELLE DES MODERNES

Messieurs,

Je me propose de vous soumettie quelques distinctions, encore^ assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaperçues, ou du moins trop peu remarquées. L'une est la liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens; l'autre, celle dont la jouissance est particulière- ment précieuse aux nations modernes. Celte recherche sera inté- ressante, si je ne me trompe, sous un double rapport.

Premièrement, la contusion de ces deux espèces de liberté, a été, parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre révo- lution, la cause de beaucoup de maux. La France s'e^t vue fati- guée d'essais inutiles dont les auteurs, irrités par leur peu de suc- cès, ont essayé de la contraindre à jouir du bien qu'elle ne voulait pas, et lui ont disputé le bien qu'elle voulait.

En second lieu, appelés par notre heureuse révolution (je l'ap-

I V. Sup. t, II, p. '2U4 et suiv. (E. L.)

Ô'iO DE LA LIBERTÉ DES ANCIENS

pelle heureuse, malgré ses excès, parce que je lixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d'un gouvernement représen- tatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouverne- ment, le seul à l'abri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement in- connu aux nations libres de l'antiquité.

Je sais que l'on a prétemiu en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la république de Lacédémone par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois ; mais c'est à tort.

Le gouvernement de Lacédémone était une aristocratie mona- cale, et nullement un gouvernement représentatif. La puissance des rois était limitée, mais elle l'était par les Éphores, et non par des hommes investis d'une mission semblable à celle que l'élection confère de nos jours aux défenseurs de nos libertés. Les Éphores, sans doute, après avoir été institués par les rois, furent nommés par le peuple. Mais ils n'étaient que cinq. Leur autorité était reli- gieuse autant que politique; ils avaient part à l'administration même du gouvernement, c'est-à-dire au pouvoir exécutif; et par là, leur prérogative, comme celle de presque tous les magistrats populaires dans les anciennes républiques, loin d'être simplement une barrière contre la tyrannio, devenait quelquefois elle-même une tyrannie insupportable.

Le régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu'un cei'- tain parti voudrait nous rendre, était à la fois théocratique et guerrier. Les prêtres jouissaient d'un pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse, possédait des privilèges bien inso- lents et bien oppressifs. Le peuple était sans droits et sans garantie.

A Rome, les tribuns avaient, jusqu'à un certain point, une mis- sion représentative. Ils étaient les organes de ces plébéiens que l'oligarchie, qui dans tous les siècles est la même, avait soumis, en renversant les rois, à un si dur esclavage. Le peuple exerçait toutefois directement une grande partie des droits politiques. Il s'assemblait pour voter les lois, pour juger les patriciens mis en accusation : il n'y avait donc que de faibles vestiges du sysième représentatif à Rome.

Ce système est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, <pie l'état deTi^spèce humaine dans l'antiquité iie per- mettait pas à une institution de cette nature de s'y intioduirt- ou

COMPAUIiK A CELI.t 1>K'^ MULiEUM:.-. 5U

rie s'y établir. Les peuples anciens ne pouvaient ni eu sentir la nécessité, ui eu appi'écier les avantages. Leur organisalion sociale les coutkiisait à désirer une liberté toute diiîérente de celle que ce système nous assure.

C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée.

Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce ([ue de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des Etats-Unis tle rAinéri(|ue, e;itendent par le mot de liberté?

C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aticune manière, parl'ettet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus. C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l'exercer ; de disposer de sa pro- priété, d'en abuser même; d'aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses dé- marches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres indi- vidus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour rem- plir ses jours et ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'in'tluer sur l'administration du gouvernement, soit par la nomi- nation de fous ou de certains fonctionnaires, soit par des repré- sentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des ma- gistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, aies mettre en accusation, à les condamner à les absoudre ; mais en même temps que c'était ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient, comme compatible avec cette liberté collective, l'as- sujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes.

542 DE LA LIBERTÉ HES ANCIENS

Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus futiles, l'autorité du corps social s'in- terpose et gêne la volonté des individus. Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les Épliores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonicn ne peut visiter libre- ment sa jeune épousé. A Rome, les censeurs portent un œil scru- tateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent.

Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituelle- ment dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mou- vements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps cellectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans la vie privée, n'est, même dans les États les plus libres, sou- verain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue; et si à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves , il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais (\ue pour l'abdiquer.

Je dois ici, Messieurs, m'arrêter un instant pour prévenir une objection que l'on pourrait me faire. Il y a dans l'antiquité une république l'asservissement de l'existence individuelle au corps collectif n'est pas aussi complet que je viens de le décrire. Cette république est la plus célèbre de toutes; vousdtvinezque je veux parler d'Athènes. J'y reviendrai4)lustard, et en convenant de la vérité du fait, je vous en exposerai la cause. Nous verrons pour- (juoi de tous les États anciens, Athènes est celui qui a le plus res-

COMPAUKE V CEM-E DES MoUKUNEr-. 543

semble aux modernes. Partout ailleurs la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, comme le dit Condorcet, n'avaient aucune notion des droits individuels. Les hommes n'étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts et dirigeait les rouages. Le même assujettissement caractérisait les beaux siè- cles de la république romaine; l'individu s'était en quelque sorte perdu dans la nation, le citoyen dans la cité.

Nous allons actuellement remonter à la source de cette diffé- rence essentielle entre les anciens et nous.

Toutes les républiques anciennes étaient renfermées dans des limites étroites. La plus peuplée, la plus puissante, la plus consi- dérable d'entre elles n'était pas égale en étendue au plus petit des États modernes. Par une suite inévitable de leur peu d'éten- due, l'esprit de ces républiques était belliqueux ; chaque peuple froissait continuellement ses voisins ou était froissé par eux. Poussés ainsi par la nécessité les uns contre les autres, ils se com- battaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient déposer les armes sous peine d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière, au prix de la guerre. Elle était l'intérêt cons- tant, l'occupation presque habituelle des États libres de l'anti- (juité '. Entin, et par un résultat nécessaire de cette manière d'être, tous ces États avaient des esclaves. Les professions méca- niques, et même, chez quelques nations, les professions indus- trielles, étaient confiées à des mains chargées de fers.

Le monde moderne nous offre un spectacle complètement op- posé.Les moindres États de nos jours sont incomparablement plus vastes que Sparte ou que Rome durant cinq siècles. La division même de l'Europe en plusieurs États, est, grâce au progrès des lumières, plutôt apparente que réelle. Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie-née des autres fa- milles, une masse d'hommes existe maintenant sous différents noms, et sous divers modes d'organisation sociale, mais homo- gène de sa nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien à crain- dre des hordes barbares. Elle est assez éclairée pour que la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.

I V. Sup. t. Il, 1). 139. (E. u.

.'Î! DE L\ LlliERTE l L ^ .V.M:li:>-

Getle ditleronce en amène une autre. La guerre est antérieure au commerce; car la guerre et le commerce ne sont que deux moyens ditlerents d'atteindre le même but : celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une ten- tative poui- obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'au- rait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'aulrui, l'expose à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt d'un autre à consentir à ce qui convient à son intérêt *. La guerre est l'impulsion, le com- merce est le calcul. Mais par même il doit venir une époque le commerce remplace la guerre. Nous sommes, arrivés à cette époque.

Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas eu chez les anciens des peuples commerçants. Mais ces peuples faisaient en (pielque sorte exception à la règle générale. Les bornes d'une lecture ne me permettent pas de vous indiquer tous les obtacles qui s'oppo- saient alors au progrès du commerce ; vous le connaissez d'ail- leurs aussi bien que moi; je n'en rapporterai qu'un seul. L'igno- rance de la boussole forçait les marins de l'antiquité à ne perdre les côtes de vue que le moins qu'il leur était possible. Traverser les colonnes d'Hercule, c'est-à-dire passer le détroit de Gibraltar, était considéré comme l'entreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les Carthaginois, les plus habiles des navigateurs, ne l'osèrent que fort tard, et leur exemple resta longtemps sans être imité. A Athènes dont nous parlerons bientôt, l'intérêt maritime était d'environ soixante pour cent, pendant que l'intérêt ordinaire n'était que de douze, tant l'idée d'une navigation lointaine impli- quait celle du danger.

De plus, si je pouvais me livrer à une digression qui malheu- reusement serait trop longue, je vous montrerais, Messieurs, par le détail des mœurs, des habitudes, du mode de trafiquer des peuples commerçants de raiiti(|uité avec les autres peuples, «[ue

* Sur cette théorie, voyez sup. l. Il, |i,it;e 140, note 1 et '2. (E L.)

r.uMl'AliKK A t'.KI.I.K DI'.S MnKKHNKS. 'A'i

leur coniniL'iTc lut^ine »Hait, [«xir ainsi d'wv, iiiijtivj^ii»* do l'cspril de l'époque, de ratinosplière de jjuerre el d'hostilité qui les en- tourait. Le commerce était alors un accident heureux: c'est au- jourd'hui l'ctat ordinaire, le but uniijue, la tendance universelle, la vie véritable des nations. Elles veulent le repos; avec le repos, l'aisance; et comme source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace de remplir leurs vœux. Ses chances n'offrent plus, ni aux individus, ni aux nations, des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échan- ges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique ot particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte in- failliblement plus qu'elle ne vaut ' .

Enfin, grâce au commerce, à la religion, aux progrès intellec- tuels et moraux de l'espèce humaine, il n'y a plus d'esclaves chez les nations européennes. Des hommes libres doivent exercer toutes les professions, pourvoir à tous les besoins de la société.

On pressent aisément, Messieurs, le résultat nécessaire de ces différences.

Premièrement, l'étendue d'un pays diminue d'autant l'impot- tunce politique qui échoit en partage à chaque individu. Le répu- blicain It plus obscur de Rome et de Sparte était une puissance, il n'en est pas de même du simple citoyen de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. Son influence personnelle est un élément im- perceptible de la volonté sociale qui imprime au gouvernemenl sa direction.

En, second lieu, l'abolition de l'esclavage a enlevé à la popula- tion libre tout le loisir qui résultait pour elle de ce que des escla- ves étaient chargés de la plupart des travaux. Sans la population esclave d'Athènes, vingt mille Athéniens n'auraient pas pu déli- bérer chaque jour sur la place publique.

Troisièmement, le commerce ne laisse pas, comme la guerre, dans la vie de l'homme, des intervalles d'inactivité. L'exercice perpétuel des droits politiques, la discussion journalière des af- faires d'État, les discussions, les conciliabales, tout le rorlé^e et

' Tout ceci est un extrait des |»iemiers cha|)itres de I '^J^7'/■(< <le ('<iiuiuè(e,\ . Suji. t. I!, p. 139 et Mtiv. [E. L.,

II. 3:;

5Hi I>E LA LIBERTÉ DES ANCIEXS

tout le mouvement des factions, agitations nécessaires, remplis- sage obligé, si j'ose employer ce terme, dans la vie des peuples libres de l'antiquité, qui auraient langui, sans cette ressource, sous le poids d'une inaction douloureuse, n'offriraient que trou- ble et que fatigue aux nations modernes, chaque individu oc- cupé de ses spéculations, de ses entreprises, des jouissances qu'il obtient ou qu'il espère, ne veut en être détourné que momenta- nément et le moins qu'il est possible.

Enfin le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l'indépendance individuelle. Le commerce subvient à leurs be- soins, satisfait à leurs désirs , sans l'intervention de l'autorité. Cette intervention est presque toujours, et je ne sais pourquoi je dis presque, cette intervention est toujours un dérangement et une gêne. Toutes les fois que le pouvoir collectif veut se mêler des spéculations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et plus dispendieusement que nous.

Je vous ai dit, Messieurs, que je vous parlerais d'Athènes, dont on pourrait opposer l'exemple à quelques-unes de mes assertions, et dont l'exemple, au contraire, va les confirmer toutes.

Athènes, comme je l'ai déjà reconnu, était de toutes les répu- bliques grecques la plus commerçante ; aussi accordait-elle à ses citoyens infiniment plus de liberté individuelle que Rome et que Sparte, Si je pouvais entrer dans des détails historiques, je vous ferais voir que le commerce avait fait disparaître de chez les Athéniens plusieurs des différences qui distinguent les peuples anciens des peuples modernes. L'esprit des commerçants d'Athè- nes était pareil k celui des commerçants de nos jours. Xénophon nous apprend que, durant la guerre du Péloponèse, ils sortaient leurs capitaux du continent de l'Attique, et les envoyaient dans les iles de l'Archipel. Le commerce avait créé chez eux la circu- lation. Nous remarquons dans Isocrate'des traces de l'usage des lettres de change. Aussi, observez combien leurs mœurs ressem- blent aux nôtres. Dans leurs relations avec les femmes, vous verrez (je cite encore Xénophon) les époux satisfaits' quand la paix et une amitié décente régnent dans l'intérieur du ménage, tenir compte à l'épouse trop fragile de la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur l'irrésistible pouvoir des passions, pardonner la première fai-

i:i)\n'AiiKi: \ cr.i.i.i'. iii> MniiK.us» .11/

lilesse et oublier la seconde. Dans leurs rapports avec les étran- gers, on les verra prodiguer les droits de cité à quiconque, se transportant chez eux avec sa famille, établit un métier ou une fabrique; enfin on sera frappé de leur amour excessif pour l'in- dépendance individuelle. A Lacédémone, dit un philosophe, les citoyens accourent lorsqu'un magistrat les appelle; mais un Athénien serait au désespoir qu'on le crût dépendant d'un ma- gistrat.

Cependant comme plusieurs des autres circonstances qui déci- daient du caractère des nations anciennes existaient aussi à Athè- nes; comme il y avait une population esclave, et que le territoire était fort resserré, nous y trouvons des vestiges de la liberté pro- pre aux anciens. Le peuple fait les lois, examine la conduite des magistrals, somme Périclès de rendre des comptes, condamne à mort tous les généraux qui avaient commandé au combat desAr- ginuses.En même temps l'ostracisme, arbitri.ire légal et vanté par tous les législateurs de l'époque, l'ostracisme, qui nous paraît et doit nous paraître une révoltante iniquité, prouve que l'individu était encore bien plus asservi à la suprématie du corps social à Athènes, qu'il ne l'est de nos jours dans aucun État libre de l'Europe.

Il résuite de ce que je viens d'exposer que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la par- ticipation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté, a nous, doit se composer de la jouissance paisible de l'ùidépendance privée. La part que, dans 1 antiquité, chacun prenait à la souve- raineté nationale, n'était point, comme de nos jours, une suppo- sition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle ; l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En consé- quence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques, et de leur part dans l'administration de l'État. Chacun, sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle un ample dédommagement.

Ce dédommagementn'existeplus aujourd'hui pour nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint sur l'ensemble; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. L'exercice des droits

Ai< DE LA LIBKUTÉ DKS ANCIENS

politiques ne nous offre donc plus qu'une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communica- tion des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particulier.

Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que les an- ciens ànotre indépendance individuelle. Car les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus ; tandis qu'en faisant le même sacrifice nous donnerions plus pour obtenir moins *.

Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était ce qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.

J'ai dit en commençant que, faute d'avoir aperçu ces diffé- rences, des hommes bien intentionnés, d'ailleurs, avaient causé des maux infinis durant notre longue et orageuse révolution. A Dieu ne plaise que je leur adresse des reproches trop sévères : leur erreur même était excusable. On ne saurait lire les belles pages de l'antiquité, l'on ne se retrace point les actions de ces grands hommes, sans ressentir je ne sais quelle émotion d'un genre particulier, que ne fait éprouverriende ce qui est moderne. Les vieux éléments d'une nature, antérieure pour ainsi dire à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. Il est difficile de ne pas regretter ces temps les facultés de l'homme se dé- veloppaient dans une direction tracée d'avance, mais dans une carrière si vaste, tellement fortes de leur propre force, et avec un tel sentiment d'énergie et de dignité ; et lorsqu'on se livre à ces regrets, il est impossible de ne pas vouloir imiter ce qu'on re- grette.

Cette impression était profonde, surtout lorsque nous vivions sous des gouvernements abusifs, qui, sans être forts, étaient vexa- toires, absurdes en principes, misérables en action ; gûuvernemimts qui avaient pour ressort l'arbitraire, pour but, le rapetissement de l'espèce humaine, et que certains hommes osent nous vanter

' V. Sup. Esprit de Conquête, cli. vi, l. 11, i». Mi. (E, L.^

COMPAREK A CKLLE DES MODERNES.

encore aujourd'hui, comme si nous pouvions oublier jamais que nous avons été témoins et victimes de leur obstination, de leur im- puissance et de leur renversement. Le but de nos réformateurs fut noble et généreux. Qui d'entre nous n'a pas senti son cœur battre d'espérance à l'entrée de la route qu'ils semblaient ouvrir? Et malheur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin de dé- clarer que reconnaître quelques erreurs commises par nos pre- miers guides, ce n'est pas flétrir leur mémoire, ni désavouer des opinions que les amis de l'humanité ont professées d'âge en âge!

Mais ces hommes avaient puisé plusieurs de leurs théories dans les ouvrages de deux philosophes, qui ne s'étaient pas doutés eux-mêmes des modifications apportées par deux mille ans aux dispositions du genre humain. J'examinerai peut-être une t'ois le système du plus illustre de ces philosophes, de J.-J. Rousseau, et je montrerai qu'en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui apparte- nait à d'autres siècles, ce génie sublime qu'animait l'amour le plus pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d'un genre de tyrannie. Sans doute, en relevant ce que je considère comme une méprise importante à dévoiler, je serai cir- conspect dans ma réfutation et respectueux dans mon blâme. J'é- viterai certes de me joindre aux détracteurs d'un grand homme. Quand le hasard fait qu'en apparence je me rencontre avec eux sur un seul point, je suis en défiance de moi-même; et pour me consoler de paraître un instant de leur avis, sur une question unique et partielle, j'ai besoin de désavouer et de flétrir autant qu'il est en moi ces prétendus auxiliaires.

Cependant l'intérêt de la vérité doit l'emporter sur des considé- rations que rendent si puissantes l'éclat d'un talent prodigieux et l'autorité d'une immense renommée. Ce n'est d'ailleurs point à Rousseau, comme on le verra, que l'on doit principalement attri- buer l'erreur que je vais combattre : elle appartient bien plus à l'un de ses successeurs, moins éloquent, mais non moins austère, et mille fois plus exagéré. Ce dernier, l'abbé de Mably, peut être regardé comme le représentant du système qui, conformé- ment aux maximes de la liberté antique, veut que les citoyens soient complètement assujettis pour que la nation soit souveraine,

DE I,A l.lliEHTE DES AiNClKN^

et que l'individu soit esclave pour que le peuple soit libre'.

L'abbé de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup d'au- tres, avait, d'après les anciens, pris l'autorité du corps social pour la liberté, et tous les moyens lui paraissaient bons pour étendre l'action de cette autorité sur cette partie récalcitrante de l'exis- tence humaine, dont il déplorait l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que la loi ne puisse at- teindre que les actions. Il aurait voulu qu'elle atteignît les pen- sées, lesimpressions lesplus passagères,qu'ellepoursuivît l'homme sans relâche et sans lui laisser un asile il pût échapper à son pouvoir, A peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, une mesure vexatoire, qu'il pensait avoir fait une découverte, et qu'il la proposait pour modèle ; il détestait la liberté individuelle, comme on déteste un ennemi personnel; et dès qu'il rencontrait dans l'histoire une nation qui en était bien complètement privée, n'eût-elle point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il s'extasiait sur les Égyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux était réglé par la loi, jusqu'aux délassements, jusqu'aux besoins; tout pliait sous l'empire du législateur; tous les moments de la journée étaient remplis par quelque devoir. L'amour même était sujet à cette intervention respectée, et c'était la loi qui, tour à tour, ouvrait et fermait la couche nuptiale.

Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même asser- vissement des individus, excitait dans l'esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce vaste couvent lui paraissait l'i- déal d'une parfaite république. Il avait pour Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette nation, la première de la Grèce, ce qu'un académicien grand seigneur disait de l'Acadé- mie française : « Quel épouvantable despotisme 1 Tout le monde y fait ce qu'il veut. » Je dois ajouter que ce grand seigneur par- lait de l'Académie telle qu'elle était il y a trente ans '.

Montesquieu, doué d'un esprit plus observateur parce qu'il avait une tète moins ardente, n'est pas tombé tout à fait dans les mêmes erreurs. Il a été frappé des ditférences que j'ai rapportées, mais il n'en a pas démêle la cause véritable. « Les politiques grecs, dit-il, » qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnais-

' V. Sup. Esprit de Conquête, cii. vu, t. M. p. ':i08. (E. L.' - V. Su).. l. II, II. -^in. (E. L.)

COMPARÉE A CELLE DES MUDEU.NES. 551

i> saient d'autre force que celle de la vertu. Ceux d'aujourd'hui » ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finan- » ces, de richesses et de luxe même '. » Il attribue celte différence à la république et à la monarchie; il faut l'attribuer à l'esprit op- posé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des ré- publiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir. Le peuple le plus attaché de nos jours à sa liberté, avant l'afiTran- chissement de la France, était aussi le peuple le plus atlaché à toutes les jouissances de la vie; et il tenait à sa liberté surtout parce qu'il y voyait la garantie des jouissances qu'il chérissait. Autrefois, il y avait liberté, l'on pouvait supporter les pri- vations; maintenant partout il y a privation, il faut l'esclavage pour qu'on s'y résigne. Il serait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple d'esclaves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates pour la liberté.

Les hommes qui se trouvèrent portés par le flot des événements à la tête de notre révolution, étaient, par une suite nécessaire de l'éducation qu'ils avaient reçue, imbus des opinions antiques et devenues fausses, qu'avaient mises en honneur les philosophes dont j'ai parlé. La métaphysique de Rousseau, au milieu de la- quelle paraissaient tout à coup, comme des éclairs, des vérités sublimes et des passages d'une éloquence entraînante; l'austérité de Mably, son intolérance, sa haine contre toutes les passions humaines, son avidité de les asservir toutes, ses principes exagé- rés sur la compétence de la loi, la différence de ce qu'il recom- mandait et de ce qui avait existé, ses déclamations contre les ri- chesses et même contre la propriété, toutes ces choses devaient charmer des hommes échauffés par une victoire récente, et qui, conquérants de la puissance légale, étaient bien aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était pour eux une autorité précieuse que celle de deux écrivains, qui, désintéressés dans la question, et prononçant anathème contre le despotisme des hom- mes, avaient rédigé en axiomes le texte de la loi. Ils voulurent donc exercer la force publique, comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les États libres. Ils

< Esprit des lois, III, 3. V. Sup. t. II, p. 207. (E. L.)

55? DE LA I.IHERTK DES ANCIENS

crurent que tout devait encore céder devant la volonté collective, et que toutes les restrictions aux droits individuels seraient am- plement compensées par la participation au pouvoir social.

Vous savez, Messieurs, ce qui en est résulté. Des institutions li- bres, appuyées sur la connaissance de l'esprit du siècle, auraient pu subsister. L'édifice renouvelé des anciens s'est écroulé, malgré beaucoup d'efforts et beaucoup d'actes héroïques qui ont droit à l'admiration. C'est que le pouvoir social blessait en tous sensl'in- dépendance individuelle sans en détruire le besoin. La nation ne trouvait point qu'une part idéale à une souveraineté abstraite valût les sacrifices qu'on lui commandait. On lui répétait vaine- ment avec Rousseau : les lois de la liberté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans. Elle ne voulait pas de ces lois austères, et, dans sa lassitude, elle croyait quelquefois que le joug des tyrans serait préférable. L'expérience est venue et l'a détrompée. Elle a vu que l'arbitraire des hommes était pire en- core que les plus mauvaises lois. Mais les lois aussi doivent avoir leurs limites.

Si je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager l'opinion, que, dans ma conviction, ces faits doivent produire, vous re con- , naîtrez avec moi la vérité des principes suivants :

L'indépendance individuelle est le premier des besoins mo- dernes. En conséquence, il ne faut jamais en demander le sacri- fice pour établir la liberté politique.

Il s'ensuit qu'aucune des institutions nombreuses et trop van- tées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la liberté indi- viduelle, n'est admissible dans lès temps modernes.

Getle vérité, Messieurs, semble d'abord superflue à établir. Plusieurs gouvernements de nos jours ne paraissent guère enclins à imiter les républiques de l'antiquité. Cependant quelque peu de goût qu'ils aient pour les institutions républicaines, il y a de cer- tains usages républicains pour lesquels ils éprouvent je ne sais quelle affection. Il est fâcheux que ce soient précisément ceux qui permettent de bannir, d'exiler, de dépouillt-r. Je me souviens qu'en 1802 on glissa dans une loi sur les tribunaux spéciaux un article qui introduisait en Fnnce l'ostracisme grec; et Dieu sait combien d'éloquents orateurs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut relire, nous p;irlèrent de liberté d'Atbènes, et de

CMMPAHÉE A CELI.K DVS MODERNES. 553

tous les sacrifices que les individus devaient faire pour conserver cette liberté 1 De môme, à une époque bien plus récente, lorsque des autorités craintives essjiyaient d'une main timide de diriger les élections à leur gré, un journal, qui n'est pourtant point enta- ché de républicanisme, proposa de faire revivre la censure ro- maine, pour écarter les candidats dangereux.

Je crois donc ne pas m'engager dans une digression inutile, si, pour appuyer mon assertion, je dis quelques mots de ces deux institutions si vantées.

L'ostracisme d'Athènes reposait sur l'hypothèse que la société a toute autorité sur ses membi-es. Dans cette hypothèse, il pou- vait se justifier ; et dans un petit État, l'influence d'un indi- vidu, fort de son crédit, de sa clientèle, de sa gloire, balançait souvent la puissance de la masse , l'ostracisme pouvait avoir une apparence d'utilité. Mais, parmi nous, les individus ont des droits que la société doit respecter, et l'influence individuelle est, comme je l'ai déjà observé, tellement perdue dans une multitude d'influences, égales ou supérieures, (jue toute vexation, motivée sur la nécessité de diminuer cette influence, est inutile et par conséquent injuste. Nul n'a le droit d'exiler un citoyen, s'il n'est pas condamné par un tribunal régulier, d'après une loi formelle qui attache la peine de l'exil à l'action dont il est coupable. Nul n'a le droit d'arracher le citoyen à sa patrie, le propriétaire à ses terres, le négociant à son commerce, l'époux à son épouse, le père à ses enfants, l'écrivain à ses méditations studieuses, le vieil- lard à ses habitudes. Tout exil politique est un attentat politique. Tout exil prononcé par une assemblée pour de prétendus motifs de 'salut public, est un crime de cette assemblée contre le salut public, qui n'est jamais que dans le respect des lois, dans l'observance des formes, et dans le maintien des garanties.

La censura romaine supposait, comme l'ostracisme, un pouvoir discrétionnaire. Dans une république dont tous les citoyens, maintenus par la pauvreté dans une simplicité extrême de mœurs, habitaient la même ville, n'exerçaient aucune profession qui détournât leur attention des affaires de l'État, et se trouvaient ainsi constamment spectateurs et juges de l'usage du pouvoir pu- blic, la censure pouvait d'une part avoir plus d'influence, et de

004 I>E I,A LIBERTE DES ANCIENS

l'autre, l'arbitraire des censeurs était contenu par une espèce de surveillance morale exercée contre eux. Mais aussitôt que l'éten- due de la république, la complication des relations sociales, et les raffinements de la civilisation, eurent enlevé à cette institution ce qui lui servait à la fois de base et de limite, la censure dégé- néra, même à Rome. Ce n'était donc pas la censure qui avait créé les bonnes mœurs ; c'était la simplioité des mœurs qui constituait la puissance et l'efficacité de la censure.

En France, une institution aussi arbitraireque la censure, serait à la fois inefficace et intolérable. Dans l'état présent delà société, les mœurs se composent de nuances fines, ondoyantes, insaisis- sables, qui se dénatureraient de mille manières, si l'on tentait de leur donner plus de précision. L/opinion seule peut les atteindre ; elle seule peut les juger, parce qu'elle" est de même nature. Elle se soulèverait contre toute autorité positive qui voudrait lui don- ner plus de précision. Si le gouvernement d'un peuple voulait, comme les censeurs de Rome, flétrir un citoyen par une décision discrétionnaire, la nation enti-'-re réclamerait contre cet arrêt en ne ratifiant pas les décisions de l'autorité.

Ce que je viens de dire de la transplantation de la censure dans les temps modernes, s'applique à bien d'autres parties de l'orga- nisation sociale, sur lesquelles on nous cite l'antiquité plus fré- quemment encore, et avec bien plus d'empbase. Telle est l'édu- cation, par exemple. Que ne nous dit-on pas sur la nécessité de permettre que le gouvernement s'empare des générations nais- santes pour les façonner à son gré, et de quelles citations érudi- tes n'appuie-t-on pas cette théorie? Les Perses, les Égyptiens et la Gaule, et la Grèce, et l'Italie viennent tour à tour figurer à nos regards! Eh! Messieurs, nous ne sommes ni des Perses, soumis à un despote, ni des Égyptiens, subjugués par des prêtres, ni des Gaulois, pouvant être sacrifiés par leurs druides, ni enfin des Grecs et des Romains que leur part à l'autorité sociale consolait de l'asservissement privé. Nous sommes des modernes, qui vou- lons jouir, chacun, de nos droits ; développer, chacun, nos facul- tés comme bon nous semble, sans nuire à autrui ; veiller sur le développement de ces facultés dans les enfants que la nature confie à notre affection, d'autant plus éclairée qu'elle est plus vive, et n'ayant besoin de l'autorité que pour tenir d'elle les

COMPARÉE A CEI.I.K nK> MfiDERNES. 555

moyens généraux d'instruction qu'elle peut rassembler; comme les voyageurs acceptent d'elle les grands chemins, sans être di- rigés par elle dans la route (ju'ils veulent suivre. La religion aussi est exposée à ces souvenirs des autres siècles. De braves défen- seurs de l'unité de doctrine nous citent les lois des anciens contre les dieux étrangers, et appuient les droits de l'Église catho- lique de l'exemple des Athéniens, qui tirent périr Socrate pour avoir ébranlé le polythéisme , et de celui d'Auguste, qui voulait qu'on restât fidèle au culte de ses pères, ce qui fit que, peu de temps après, on livra aux bêtes les premiers chrétiens.

Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour certaines réminiscences antiques. Puisque nous vivons dans les temps mo- dernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes ; et puisque nous vivons sous des monarchies, je supplie humble- ment ces monarchies de ne pas emprunter aux républiques an- ciennes des moyens de nous opprimer.

La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté poli- tique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peu- ples de nos jours de sacrifier, comme ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une ; et quand on y serait par- venu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre.

Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent iml" lement à diminuer le prix de la liberté politi(pie. Je ne tire point des faits que j'ai remis sous vos yeux les conséquences que quel- ques hommes en tirent. De ce que les anciens ont été libres, et de ce que nous ne pouvons plus être libres comme les anciens, ils en concluent que nous sommes destinés à être esclaves. Ils vou- draient constituer le nouvel état social avec un petit nombre d'éléments qu'ils disent seuls appropriés à la situation du monde actuel. Ces éléments sont des préjugés pour effrayer les hommes, de l'égoïsme pour les corrompre, de la frivolité pour les étour- dir, des plaisirs grossiers pour les dégrader, du despotisme pour les conduire; et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes pour servir plus adroitement le despotisme. Il serait bizarre que tel fût le résultat de quarante siècles durant

550 DE LA rJBEHTR DES ANCILX^;

lesquels l'esprit humain a conquis plus de moyens moraux et physiques ; je ne puis le penser '.

Je tire des différences qui nous distinguent de l'antiquité, des conséquences tout opposées. Ce n'est point la garantie qu'il faut affaiblir, c'est la jouissance qu'il faut étendre. Ce n'est point à la liberté politique que je veux renoncer ; c'est la liberté civile que je réclame avec d'autres formes de liberté politique. Les gouver- nements n'ont pas plus qu'autrefois le droit de s'arroger un pou- voir illégitime. Mais les gouvernements qui partent d'une source légitime ont de moins qu'autrefois le droit d'exercer sur les indi- vidus une suprématie arbitraire. Nous possédons encore aujour- d'hui les droits que nous eûmes de tout temps, ces droits éternels à consentir les lois, à délibérer sur nos intérêts, à être partie intégrante du corps social dont nous sommes membres. Mais les gouvernements ont de nouveaux devoirs. Les progrès de la. civi- lisation, Tes changements opérés par les siècles, commandent à l'autorité plus de respect pour les habitudes, pour les affections, pour l'indépendance des individus. Elle doit porter sur tous ces objets une main plus prudente et plus légère.

Cette réserve de l'autorité, qui est dans ses devoirs stricts, est également dans ses intérêts bien entendus ; car si la liberté qui convient aux modernes est différente de celle qui convenait aux anciens, ledespotisme qui était possible chez les anciens n'est plus possible chez les modernes. De ce que nous sommes souvent plus distraits delà liberté politique qu'ils ne pouvaient l'être, et dans liotre état ordinaire, moins passionnés pour elle, il peut s'ensui- vre que nous négligions quelquefois ti'op, et toujours à tort, les garanties qu'elle nous assure ; mais en même temps, comme nous tenons beaucoup plus à la liberté individuelle que les anciens, nous la défendrons, si elle est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse et de persistance ; et nous avons pour la défendre des moyens que les anciens n'avaient pas.

Le commerce rend l'action de j'iubitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre ; mais le commerce rend aussi l'action de l'arbitraire plus facile à éluder,

' V. Sup. (. IF, p. ÎSI. (E. L.)

r.uMI"iKKK A CKI.LK DKS MmIiKI<\ | •.. .).!,

parce (ju'il cluinj^t' la nature de la propriélé, ([ui (le\ieiit, par ce changement, presque insaisissable.

Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle : la circulation; sans circulation, la propriété n'est qu'un usufruit; rautoritépeut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enle- ver la jouissance ; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin ; non-seu- lement il affranchit les individus, mais en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme; mais il est en même temps son frein le plus puis- saut; le crédit est soumis h l'opinion ; la force est inutile, l'argent se cache ou s'enfuit; toutes les opérations de l'État sont suspen- dues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les anciens ; leurs gouvernements étaient plus forts que les particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours; la richesse est une puissance plus disponible dans tous les instants, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse récompense; on échappe au pouvoir en le trompant; pour obte- nir les faveurs de la richesse, il faut la servir ; celle-ci doit l'em- porter.

Par une suite des mêmes causes, l'existence mdividuelle est moins englobée -dans l'existence politique. Les individus trans- plantent au loin leurs trésors ; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les na- tions, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pa- reilles; les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont com- patriotes ' .

Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut la liberté, et nous l'aurons ; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pouvait convenir à la liberté antique. Dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de forces à l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté

' V. Sup. Esprit de Conquête, ch. xviii, t. 11. p. i54. (E. L.)

r)5(S DE l.A I.IBEKTR DES ANCIENS.

dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits po- litiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse.

De vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système représentatif n'est autre chose qu'une organisation à l'aide de laquelle une nation se décharge sur quelques individus de ce qu'elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même. Les indivi- dus pauvres font eux-mêmes leurs affaires; les hommes riches prennent des intendants. C'est l'histoire des nations anciennes et des nations modernes. Le système représentatif est une procura- tion donnée à un certain nombre d'hommes par la masse du peuple, qui veut que ses intérêts soient défendus, et qui néan- moins n'a pas le temps de les défendre toujours lui-même. Mais, à moins d'être insensés, les hommes riches qui ont des inten- dants, examinent, avec attention et sévérité, si ces intendants font leur devoir, s'ils ne sont ni négligents, ni corruptibles, ni inca- pables; et pour juger de la gestion de ces mandataires, les com- mettants qui ont de la prudence, se mettent bien au fait des af- faires dont ils leur confient l'administration. De même, les peu- ples, qui dans le but de jouir de la liberté qui leur convient, recourent au système représentatif, doivent exercer une surveil- lance active et constante sur leurs représentants, et se réserver à des époques, qui ne soient pas séparées par de trop longs inter- valles, le droit de les écarter s'ils ont trompé leurs vœux, et de révoquer les pouvoirs dont ils auraient abusé.

Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique, il s'ensuit qu'elle est aussi menacée d'un danger d'espèce différente.

Le danger de la liberté antique était qu'attentifs uniquement à s'assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne lissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles.

Le danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à no- tre droit de partage dans le pouvoir politique.

Les dépositaires de l'autorité ne manquent pas de nous y exhor- ter. Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté celle d'obéir et de payer! Ils nous diront : « Quel est au » fond le but de tous vos efforts, le motif de vos travaux, l'objet

CuMfARBb: A CELLE OKS .>IUhKU.\K> ."(.'((l

<t (Je vos espéraijces? N'est-ce pas le boiilieur? Eli bien, ce boii- « heur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons.» Non, Mes- sieurs, ne laissons pas faire. Quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans ses limites. Qu'elle se borne à être juste; nous, nous chargerons d'être heureux.

Pourrions-nous l'être par des jouissances, si ces jouissances étaient séparées des garanties? trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique? Y renoncer. Messieurs, serait une démence semblable à celle d'un homme, qui, sous pré- texte qu'il n'habite qu'au premier étage, prétendrait bâtir sur le sable un édilice sans fondement.

D'ailleurs, Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur de quel- que genre qu'il puisse être soit lo but unique de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière serait bien étroite, et notre destination bien peu relevée. Il n'est pas un de nous qui, s'il voulait descen- dre, restreindre ses facultés morales, rabaisser ses désirs, abjurer l'activité, la gloire, les émotions généreuses et profondes, ne pût s'abrutir et être heureux. Non, Messieurs, j'en atteste cette partie meilleure de notre uature, cette noble inquiétude qui nous pour- suit et qui nous tourmente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de développer nos facultés : ce n'est pas au bonheur seul, c'est au perfectionnement que notre destin nous appelle ; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfec- tionnement que le ciel nous ait donné.

La liberté politique soumettant à tous les citoyens, sans excep- tion, l'examen et l'étude de leurs intérêts les plus sacrés, agrandit leur esprit, ennoblit leurs pensées, établit entre eux tous une sorte d'égalité intellectuelle qui fait la gloire et la puissance d'un peuple.

Aussi, voyez comme une nation grandit à la première institution qui lui rend l'exercice régulier de la liberté politique. Voyez nos concitoyens de toutes les classes, de toutes les professions, sortant de la sphère de leurs travaux habituels, et de leur industrie pri- vée, se trouver soudain au niveau des fonctions importantes que la constitution leur confie, choisir avec discernement, résister avec énergie, déconcerter la ruse, braver la menace, résister noble- ment à la séduction. Voyez le patriotisme pur, profond et sincère triomphant dans nos villes et vivifiant jusquà nos hameaux, tra-

.")t"»(i Kl': LA l.lBKlVrK ItKS ANCIKNS. KTC.

versant nos ateliers, ranimant nos campagnes, pénétrant du sen- timent de nos droits et de la nécessité de garanties l'esprit juste et droit du cultivateur utile et du négociant industrieux, qui, savant dans l'histoire des maux qu'ils ont subis, et non moins éclairés sur les remèdes qu'exigent ces maux, embrassent d'un regard la France entière, et, dispensateurs de la reconnaissance nationale, récompensent parleurs suffrages, après trente années, la fidélité aux principes, dans la personne du plus illustre des ^ défenseurs de la liberté ' .

C Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces { de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l'ai démontré, ap- ( prendre à les combiner l'une avec l'autre. Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de l'histoire des républiques du moyen âge 2, doivent accomplir les destinées de l'espèce humaine; elles atteignent d'autant mieux leur but qu'elles élèvent le plus grand nombre possible de citoyens à la plus haute dignité morale.

L'œuvre du législateur n'est point complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille. Lors même quece peuple est content, il reste encore beaucoup à faire. Il faut que les institutions achè-

^ . vent l'éducation morale des citoyens. En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur influence sur la chose publique, les appeler a concourir par leurs déterminations et par leurs suffrages à l'exercice du pouvoir, leur garantir un droit de contrôle et de surveillance par la manifesta- tion de leurs opinions, et les formant de la sorte, par la pratifjue, à ces fonctions ékvées, leur donner à la fois et le désir et la faculté de s'en acquitter.

' M. de Lafayette, nommé député de la Sarihe. - M. lie Sisirioiidi, l'arii: dr B. Conslunl. (E. L ;

FIN DU TOME SKCO^iU.

TABLE DES MATIÈRES

DU TOME SECOND.

Puyes.

Du Discours de Al. de llarchangfy (1818) I

^nr le Projet de loi relatif à la police de la Presne J8'27). '25

Sur la Responsabilité imposée aux Imprimeurs (1827). . . 41

Pamphlets politiques 4i^

Des eftcts de la Terreur (an V, 1797) 53

Des Réactions politiques (an V, 1797) 71

Chapitre l'^ Des différents genres de réactions II).

II. Des devoirs du gouvernement dans les réactions contre les

hommes 7G

«— m. Des devoirs du gouvernement dans les réactions contre les

idées 60

IV. Des devoirs des écrivains dans les réactions contre les

idées 8'2

V. De la conduite des écrivains actuels 83

VI. Continuation du même sujet 91

VII. Des ressources q li restent aux amis de la liberté et des

lumières 'J7

VIII. Des principes 108

IX. De l'arbitraire 116

X. Récapitulation 1^6

De l'Esprit de conquête et de l'Usurpation (1814) . ... 129

Avertissement de la quatrième édition 130

Préface de la première édition 13^

Préface de la troisième édition 1^3

11. 3fi

562 TABLE DES MATIÈRES.

PREMIÈRE PARTIE DE l'esprit de CONQOÉTE.

CiiAPiTKE h'. Des vertus compatibles avec la guerre à certaines époques

de l'état social 137

II. Du caractère des nations modernes relativement à la

guerre 139

III. De l'esprit de conquête dans l'état actuel de l'Europe. . 143

IV. D'une race militaire n'agissant que par intérêt .... 145

V. Autre cause de détérioration pour la classe militaire dans

le système de conquête 149

VI. Influence de cet esprit militaire sur l'état intérieur des

peuples 151

Vil. Autre inconvénient de la formation d'un tel esprit militaire. 154

VIII. Action d'un gouvernement conquérant sur la masse de la

nation 15G

IX. Des moyens de contrainte nécessaires pour suppléera l'ef-

ficacité du mensonge. 16U

X. Autres inconvénients du système guerrier pour les lumières

et la classe instruite 162

XI. Point de vue sous lequel une nation conquérante envisa-

, gérait aujourd'hui ses propres succès 165

XII. Effet de ces succès sur les peuples conquis 167-

XIII. De l'uniformité 170

XIV. Terme inévitable des succès d'une nation conquérante. . 176

XV. Résultats du système guerrier à l'époque actuelle. . . 179

SECONDE PARTIE. DE L'VSURFATlOHt.

(Chapitre I". But précis de la comparaison entre l'usurpation et la mo- narchie 183

II. Différences entre l'usurpation et la monarchie. . . . '186

III. D'un rapport sous lequel l'usurpation est plus fâcheuse

que le despotisme le plus absolu 195

IV. Que l'usurpation ne peut subsistera notre époque de la

civilisation. . . , 198

V. L'usurpation ne peut-elle se maintenir par la force?. . iU2

VI. De l'espèce de liberté qu'on a présentée aux hommes à la

fin du siècle dernier 204

Vil. Des imitateurs modernes des républiques de l'antiquité. . 20S

VIII. Des moyens employés pour donner aux modernes la liberté

des anciens 213 "\

IX. L'aversion des modernes pour cette prétendue liberté /

implique-t-elle en eux l'amour du despotisme?. . . 218 j^ ' X. Sophisme en faveur de l'arbitraire exercé par un seul /

homme 220 '

TAUI.K l)i;s MATIKHKS. ôt)."^

-HAi'iTRE XI. - Des effets de l'arbitraire sur les diverses parties (le l'exis- tence humaine 223

\li. Des effets de l'arbitraire sur les progrès iuielloctuels. . 227

XIII De la religion sous l'arbitraire 235

XIV. Que les hommes m^ sauraient se résigner volontairement

à l'arbitraire sous aucune forme 239

XV. Uu despotisme comme moyen de durée pour rusurjtation. 2'il

XV[. De l'effet des mesures illégales dans les gouvernements

réguliers eux-mêmes 240

XVII. Résultats des considérations ci-dessus relativement à la

durée du despotisme 251

XVllI. Causes qui rendent le despotisme particulièrement im-

possible à notre époque de la civilisation ib'6

XIX. Que l'usurpation ne peut se maintenir par le despotisme,

puisque le despotisme lui-même ne peut se maintenir aujourd'hui 256

XX. Dernières réflexions 261

Chapitres ajoutés à la quatrième Kdition (1815) .... 264

Chapitre I". Des innovations, des réformes, de l'uniformité et de la

stabilité des institutions W.

Il Dévelojipements sur l'u.surpation 274

De la doctrine politique qui peut réunir tous les partis

en France (1816) 263 ;

Des Élections prochaines (1817) 309

Entretien «l'un Électeur avec lui-même (1817) 347

Des Élections de 1818 359

Ijettre à 11. Odilon-Barrot sur l'affaire de Wilfrifl Re

Snault (1818) 395

Appendice 423

Liettres à 11. Charles Uurand sur .\îmeH eu 1815 (1818). 435

Première lettre 437

Seconde lettre 452

Trois liettres à MH. les habitants de la Siarthe (1819 ib20 463

Première lettre 465

Seconde lettre 474

Troisième lettre 186

Des motifs qui ont dicté le nouveau Projet de loi sur les

Élections (1820) 4937

De la S^iberté des anciens comparée à celle des modernes

.(1819) 537

FIN UE L.\ TABLE DU SECO.ND ET UERNIEH VULU.Mi:

TABLE

ALPHABÉTIQUE ET ANALYTIQUE

DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LES DEUX VOLUMES.

Abrial. Rapport sur la presse. F, 534, 537.

Académie. II, 210.

Accusation (Droits et devoirs de 1'). H, 413.

Accusation des ministres appartient aux représentants. I, 412.

Accusé. Peut-il être puni pour la manière dont il se défend. I, 535. (Ménage- ment de 1') en Angleterre. I, 541. N'çst pas assez respecté en France, I, 543. II, 413.

Acquéreurs de^ biens nationaux, il, 101, 294.

Acte additionnel de 1815. Initiative. I, 215. Pairie. I, 312. Renvoie aux tribunaux ordinaires les délits communs, même commis par des mi- litaires. I, 344. (V. Responsabilité.)

Action civile contre les agents de l'au- torité. 1, 401.

Adresses, comédie. Il, 187, I9G.

Agents inférieurs. (V. Responsabilité.)

Aignan. I. 322, 323.

Alquier. Rapport sur les troubles de

Nimes en 1791. Il, 445 et suiv.

Ambition. II, 188

Amis de la liberté. I, 440. Toujours persécutés. Il, 258.

Angleterre [Liberté delà presse en). I, 6, 467.— (Exemple de 1'). 1, 467, 494.

Arbitraire. I, 146 et suiv., 374, 433, 425. II, 116 et suiv. 246. Détruit la morale. I, 146. Il, 223. Véri- table ennemi de la sûreté publique. I, 403. Funeste à tous les gouverne- menls. 1, 436. Soutenu par des écri- vains. I, 381. Aussi mauvais entre les mains d'un seul qu'entre les mains de la foule. II, 220. Détruit tous les droits et toutes les garanties. II, 224. Arrête les progrés intellec- tuels, II, 227. l'industrie. II. 229,

l'esprit public. II. 2.j0. Jette la nation enléthargie. II, 232.— Asservit la religion. Il, 235.

Aristocrates de l'an III. II, 67.

Aristote donne la préférence aux classes agricoles. I, 59. piace-t-il la garantie des gouvernements. I, 271.

Sur la royauté. II, 199.

Armée dans un État constitutionnel. I, 106. 247. En Angleterre. I, 107.

En France en 1815. I, 337. Armée de ligne {De l'emploi extraor- dinaire de /'). I, 341.

Arrondissement des frontières. II, 157. Assemblées. Leur danger. I, 30, 185.

Font trop de lois. I, 31. Leur renouvellement doit être intégral. I, 47, 228. 230. Leur durée, 1, 231. (V. Dissolution.)

Assemblée constituante. I, 33. Alla

trop vite. II, 267. Assemblée héréditaire. (V. Pairie.)

566

TABLE AI.IMIABF.TIQrt: ET ANALYTIQUE

Assemblée législative 1, 33. Association. I. xvi. 54"2, 546. Athènes (Liberté, à). Il, 205. Auçiuste. II, 197. Autorité, absolue, illimitée est injuste.

I. '280. Diins quel cas on peut lui

résister. I, 350. Arocnts du roi dans les procès de presse.

I, 515. Doivent être modérés. I,

538. II, 5 Axiomes ietés à la foule. H, Î13.

Babeuf. Son jugement. Il, 119. Bailleul. 11. 307. Ballia de Florence. I, 21, 183. Barante. Sur l'ancien régime. I, 521. Becquey. Sur la presse. I, 509. Sur

la liberté individuelle. I, 530. Bentham. Réfutation de sa doctrine de

Tutilité. I, 3 17. Son opinion sur la

censure. I, 451. Il, 233. Bernadette. II, 189,270,276. Rigiwn. II. 387. Blacksione. Sur la liberté de la presse

I, 472. Bonaparte. (\ . Napoléon} Bossuet. Sur la révocation de l'édil de

Nantes. Il, 439. Budget (Contrôle du}. 11, 350. Bucnaparte. (V. Napoléon.)

Cabanis. I. 209.

Calicots ]], 318.

Calife d'Arabie. I, 378.

Calomnie {Lo\ contre la). I, 460.

Candidats (Calomnies contre les). Il, 340, 357.

Cartha(7e (Gouvernement de). I, 21. ?)2. 11,141.

Catholiques. Leur émancipation en An- gleterre. I, 27, 295.

Catilina. I, 376.

Caution (Liberté sous). 1, 334.

Cens électoral. I, 53, 251.

Censure est l'arbitraire. 1, 258, 446 et suiv. Des journaux. I, 482. 11,378 Ses inconvénients. Il, 0.

Censure romaine. II, 553.

César 11,197, 199.

Chambre (\e 1815. Il, 499, 529.

C/iamp/'ort. Sur la Constitution de 1791 11,211.

Charte de 1814 est octroyée. I, 484. Art. 8. 1, 490. Art. 14. I, 373. Art. 16. I, 305. Art. 32. I, 220. - Art. 55 et 56. I, 390.— (filogcdela)— II, 485, 504, 533.

Charte (Grande). I, 327.

Chateaubriand (M. do) adopte les

idées de B.C. sur le pouvoir royal. I, 299. Ses idées sur la proposi- tion des lois. I, 303. Sur l'Angle- terre. I, 522. Ses imitateurs. II, 17. Sa Monarchie suivant la Charte. II, 289. Sa Proposition à la chambre des pairs. U, 291. Préface de ses œuvres. Il, 304. Son adresse à l'opposition. Il, 305. Chevalier (M.). Son procès. V. Ques- tions sur la législ. de la presse. Chinois. Peuple immobile. II, 231,

233. Choiseul (M. de). 1, 152. Cicéron viole la loi en tuant les compli- ces de Catilina sans jugement. I, 376. Citoyen a le droit de publier ses opi- nions. II, 8. Classe moyenne. II, 32, 394. Clergé (Salaire du). I, xiir, 144. Clermont-Tonnerre. I, 142, 143, 178.

H, 217, Code pénal (Réforme du). II, 380. (.'allèges électoraux de l'an VIII et de

1815. I, 39,204, 208. Commerce, est le grand intérêt des peu- ples modernes. II, 140, 544. Le grand obstacle au despotisme. II, 253, 314, 556. Commissiotis militaires. I, 238, 325. Communes. (V. Pouvoir municipal.) Communisme est une chimère, I, 114 Concordat de 1817. II, 365. Condillac. II, 227. Condorcet. II, 63, 66, 68, 205. Confiscation. I, 115. Congrès des États-Unis en 1774. 1, 101 . Conquérants. Leurs mensonges, II, 157. Méprisent l'bumanité. II, 177. Ce qu'on peut leur dire. II, 180. Conquête (De l'Esprit de). II, 129 et suiv. Est un anachronisme. II, 143. Conscription sous l'empire. II, 160. CoNSTA.NT (Benjamin). Discours au cercle constitutionnel. I, 149. Parle sous le Directoire et sous le Consulat contre les tribunaux d'ex- ception. I, 325, 491. Sa situation sous l'Empire. I, 131,1.33,296. Sa situation dans les Cent-Jours. I, Lvii, 164. Sa conduite sous tous les gouvernements. 1, 310. Adopte franchement la monarchie constitutionnelle. I, 310. II, 70. Son opinion sur l'Angleterre. I, 469, 492. Sa nationalité. I, 469. II. 69, 326. A toujours défendu la liberté de la presse. II, 28. N'aime pas les révolutions. Il, 70. Sa philosophie politique. I, vi cl suiv. Constitution. Ses limites. I, 3, 172, 265. Doit être perfectible. I, 268.

HES MATIKRKS.

r>ni

-^ Anciennr de In France. I, 174.

De 1791. Son système municipal.

I. ton. De l'an III. Son système mu- nicipal. I, 100. Lét:isiiitif. I, -.îOO.

II, 68. De l'an VIII. Son système d'élections. I, 43,207. Art. ' 75. 1, XX, 96, 197. Il, 481. Refuse l'ini- tiative aux chambres. I, 215. In- terdit la discussion publique.!. 219.

Anglaise. I, 179, 265. Sa force. II, 342. (Esquisse de). V. Réflexions, etc.

Constitutions. Le temps les fait. I, 271.

De la suspensio.n et de l\ vro- LATio\ DES. I, ;]73. Il, 320, 328.

Constitutionnel {De ce qui n'est pas). I. 265. H, 123.

Constiiutionneîs de 1791. II, 66. (V. Indépendants.)

Consulat (Illégalités commises sous le). 11,251.

Contrebandier. I, 358.

Convention, l, 33.

Cotirs prérôtales. 11,327. (V. Commis- sions.)

Couvents. Deux façons de les suppri- mer. II, 268.

Créanciers de l'État. I, 121.

Crédit. Fuit le despotisme. Il, 254.

Cromicell veut établir une chiinibre haute. II, 191.

D

Decaze (M.). II, 499, 509 et suiv.

Décrets despotiques de Napoléon. II, 240.

Défense {Droits de la]. I. 535. I, 405. Des accusés. Est le droit de tous les citojens. II, 375, 397 et suiv., 423 et suiv.

Délits politiques ne doivent pas être punis de mort. I. 332.

Démagogues. Croient fonder la liberté par le despotisme. II, 215.

Déportation. I, 240.

Dépôts des livres. H, 31.

Députés (Choix des). II, 350, 382.

Désaveu des accusés. I, 535.

Despotisme. Ce que c'est. II, 218. Est toujours illégal. I, 117, 282. - Grossier et bas. I. 176. —Source d'incrédulité. Il, 236. Aime l'uni- formité. II, 171. Est un anachro- nisme. II, 202. De la Convention. Il, 274. Comment il périt. Il, 244.

Détention (De lx). I, 234.

Dette puUiciue. ],' 117. Tout paye- ment nominal comme toute réduction forcée est une banqueroute. I, 119.

Didot (M.) refuse d'imprimer un dis-

cours (le M (le Chateaubriand. I,

553. Discours écrits. I, xxxii. 63, 223, 318. Discours de M. dk .M.vrchangv (Do).

II. l. Sun LK IMtOJET DE 1.01 RELA- TIK A LA POLICE DE LA PRESSE ,1827).

Il, 25. Sur l.v responsabilité im- posée AUX imprimeurs II, 41.

Discussion. Doit être publique, f, 62, 219.

Dissolution (Droit de). 1, 30, 187.

Doctrine purlioue (De la) cpii iieiit réunir les partis. 11,283 et suiv. I,

LXIII.

Dragonnades. I, 379. Droit et utilité. I, 347. Droit divin, II, 275, 277. Droits individuels (Des). I, 347. Duvergier de Hauranne. Sur la presse.

I, 509.

E

Écrivains soutenant l'arbitraire. I, 389. II, 249. (Droit des). I, 155.

II, 8. Leurs devoirs. II, 82. Leurs fautes en l'an V. Il, 83. Au service du pouvoir. Il, 179, 377.

Education, l, xin, 11, 554.

Economie \)olitique, se fait par la li- berté. 1, 415. Des casernes. II, 162.

Effets de la Terreur. II, 53 et suiv.

Égoisme. des armées permanentes. II, 147. Perd les citoyens. Il, 222, 224.

Egypte. Sa constitution. II, 209, 550.

Élection des Assemblées. I. 39. Doit être directe. 1, 40, 203.

Élections faussées durant la Révolu- tion. 1. 209. De 1817. II, 309 et suiv. - De 1818. 11,359 et suiv., 502.

I, Lxv De 1S19. 11, 503. Loi de 1817. II, 489, 501, 534. —Anglaises.

.1,214.

Emigration., est-ce un délit? H, 60.

Entretien d'un électeur avec lui- même. Il, 349 et suiv.

Erskine. Sur la liberté de la presse. I. 516. Sur les droits de la défense. I. 537.

Esprit de conquête (De l'). Il, 129 et

suiv. I, LUI.

Esprit militaire chez les modernes.

II, 145, 151, 154.

États {Danger des grands), l, 293. II,

. 174. Étrangers en France. II, 312, 339,

,361.

Évêque (Prière d'un). II, 296. Exil (De l'). I, 370, 435. Exils arbitraires, l, 152, 435. Sous l'Empire. 1,370.

568

TABLli ALPHABETIQUE ET ANALYTIQUE

Fédéralisme. I, 101, 291.

Ferrand (Le comte). F, 376. II, 99.

Fiévée, son procès. 11, Set suiv., 30i.

Fonctionnaires, intéressés à la liberté. II, 532.

Force armée (Dk l'organisation de la). 1,337. (V. Armée.)

Force, discrédite la raison. 11, 13.

Formes judiciaires. I, 149, 158, 238, 325.

Formes (Le concours de tous les pou- voirs NE REND PAS LÉGITIME LA VIO- LATION DES). 1, 328.

Fournisseurs. (V. Créanciers de l'É- tat.)

Français, redemandent toujours la li- berté. I, 153, 469. II, 299, 317. Craignent et détestent l'arbitraire. 11, 300.

Frédéric IL sa tolérance religieuse. 1, 141. Politique. I, 260. Trompé dans .^es encouragements à l'agricul- ture. I, 367.

Furie française. I, 458.

Garanties judiciaires. I, xlii, 154. Pour les fonctionnaires. I, 396.

Garanties politiques. I, xxvii.

Garde nationale. II, 480.

Gaulois. II, 540.

Gibbon, ses réflexions sur le despotisme romain. Il, 255.

Gironde. II, 62, 64, 92.

Gloire, la conquérir est un droit. Il, 233.

Gordon (Lord). I, 457.

Gouvernement ne doit pas tout l'aire. I, 366. Faible, ne fait pas justice. 11, 76. Fort, e?t impartial. Il, 77, 456.. Révolutionnaire, n'était (iu'un despotisme. Il, 239.

Gourion .Sainl-Cyr. Sa loi de recrute- ment. Il, 364.

Grâce (Droit de), ne doit pas être li- mité. I, 80, 160, 424. Appartient au roi. I, 192.

Grâce (Du droit de faire). I, 299 et suiv.

Gracques (Les). I, 376. Il, 247.

Gréqoirc, son élection. Il, 484, 503.

Guerre, n'est pas toujours un mal. Il, 139. Ne convient plus aux mo- dernes. II, 139. A le même but que le commerce. Il, 140. Est modifiée par Imdustrie. II, 141. Inutile, le plus prand attentat qu'un gouvernement nui.sse commettre. Il, 179.

Guerre (Droit de paix et de). I, 104'

191. Examen des assemblées. 1-

413. Guerre (Du droit de paix et de). F,

300 et suiv. Guises, leur assassinat. I, 377. Il, 247. Guizot. Son opinion sur la presse. I.

467.

H

Habeas corpus. I, 386, 473. Habitude, ses effets en politique. H,

186. Haine de l'oppression, se transmet

d'âge en âge. II. 252. Harpe (La). Il, 89, 103, 325. Hastings (Warren). 1. 85, 429. Hérédité de la pairie. I, 308. II, 191.

Y. Pairie.) Hobbes, sa doctrine de la souvcr;iineté.

I, 12, 281. Holbach [D'). Système de la nature. I.

134. Hua, avocat général. I, 524, 546, 551,

557.

Illégalité (En quoi consiste 1'). I, 354 Toujours fatale. Il, 247.

Impôt (Caractère de 1'). I, 123. (Vote del') -.1, 218.

Imprimeur (Responsabilité de 1'). 1, 547. Il, 35,41, 376. —Peut-il être le censeur des lettres qu'il imprime-. I, 547.

Incrédulité, favorise le despotisme. Il, 237.

Indemnise des représentants. I. 50,225.

Indépendants. Il, 307, 330, 336, 344, 346, 387.

Initiative des lois doit appartenir aux cbambres. I, 69, 215. Ministé- rielle. I, 303.

Intention criminelle, ne peut être assi- milée à l'exécution, I, 341.

Intérêt général, ce que c'est. I, 'i4. 210. Individuel est clairvovimt. I, .367.

Intolérance. I, 129,

Inviolabilité du roi. I, 80, 424. Des représentants. I, 228.

Jordan (Camille). Sur la presse. I, 310, 556. Sur la liberté individuelle. I, 530. II. 335. Adresse un compte rendu à ses électeurs. II, 465.

Joueurs, sont immoraux. H. 149.

Journaux (Législation des). I, 449, 453. Loi de 1827. II, 27 et suiv,, 46.,

liK.s MATikitKS. 5G'J

Li'urs iiiconvénienls pour l'ccri- vaiii. Il, ïï.\. Leur puissance sous le Directoire. Il, 94,

Joxeplt II. Il, '2()7. «

Juifcs, dans uiio uionarcliie doivent être noininés par le prince ; leur inaniovi- bililé; leurs appointements. I, 154, 190.

Jurandes, leur injustice. I, 259.

Jury (Défense du). 1, 15G, l'iô. Il, 380, 430. {Liste du). 1, 3-21. 11, 381, 480. Véritable juge de la presse. 1,513.

Juste-milieu, ce que c'est. I, xlix. Il, 107.

Justice, n'a pas été libre sous la Révo- lution. 1, 154. Militaire sous l'Em- pire. II, 152. (Peut-on critiquer la). II, 423 et suiv.

Ij

La Bédoyère. I, 339.

Lacédémune, II, 540.

Laj'ayettcà Olmiitz. II, 99.

Laine (M.). II, 499 et suiv., 523 et suiv.

Légion d'honneur eu 1814. I. 452. (Arriéré de la). Il, 484.

Lettre à M. Odilon-Barrot sur l'af- faire Wilfrid Hegnault. II, 395 et suiv.

Lettres à M. Charles Durand sur Nî- mes en 1815. II. 435 et suiv.

Lettres (Trois) à MM. les habitants de la Sarthe. Il, 403 et suiv.

Lezay {Adrien de), sa défense de la Ter- reur. Il, 53 et suiv.

Libelles (ï*\imtm\ des;. 1, 127.

Liberté. I, vi. Est l'intéiét de tout le monde. 11, 332.

Liberté des anciens comparée à la li- berté des modernes. II, 204 et suiv. 536 et suiv.

LlRERTÉUtS BROCHURES, DES PAMPHLETS ET DES .JOURNAUX. I, 443.

Liberté de la presse, l, xvii, xxxvi, Lxiv, 125, vlJO. Il, 352, 489. En Anglelerre. I, 407. En Suède, l, 466. En Danemark. I, 468. En Prusse. I, 468. —En France, 181 i. I, 472. En 1817. 11, 307. - fPeut- on gouverner avec la). II, 38.

Liberté individuelle. I, xii, 146, 431. 11,323, 353,541. Loi de 182U. II, 486. Y. Exil.

Liberté d'industrie. I, 357.

Liberté politique. 1, 176. Cliez les anciens. 1, 133.

Liberté religieuse. 1, 128.11,351, 355.

Limitation de la souveraineté. I, 281.

Lois. Limites de leur autorité. I, 14. 351. D'exception. Il, 335. So-

phismes pour les excuser. Il, '.\\h. Des su»pecls. I. l.V). II. hi,. De la presse en Ksl9. Il, 408.

/.oKs- preroUncs' sont des lois qui pu- nissent. I, 445. Créent des délits factices. I, 461.

Lois révolutionnaires toujours vivan- tes. I, 217.

Londres, n'a pas rimportance jioliiique de Paris, 1, 455.

Louis A/Tse croit seigneur du bien de ses sujets. I, 116. —Ses persécu- tions religieuses. I, 136. A quoi lui eût servi la liberté de la presse. 1, 498. _ Son ambition. Il, 168, 176. Brise tous les corps intermé- diaires. II, 243. Son courage dans l'adversité. 11,201.

Louvel. Il, .508.

M

Mably, sa législation. Il, 209, 550.

Macdonald défend la Charte et la liresse, I, 559.

Machiavel, cité. I, 22, 43, 203. II, 213.

Mahmoud ferme les cafés. Il . 33.

Malveillance, crime d(!s innocents du- rant la Révolution. Il, 211.

Mansfield [Lord). 1, xix. Il, 430.

Marchangy (Du discours de M.). Il, l et suiv., 371 et suiv.

Médiocrité n'est pas paisible. I, 214.

Melville {Lord). 1. 85, 429.

Mensonges politiques. Il, 158.

Mépris de la morale et de l'humanité, erreur des despotes. Il, 177.

Métaphores, ennemies de la liberté. II, 345.

Métaphysique. (V. Théorie.)

jfihce avant 1789. Il, 163.

Ministériels. II, 384

Ministres, leurs attributions. I, 194. Peuvent être membres des as- semblées. I, 00, 220. Déclaration qu'ils ont perdu la confiance publique.

I, 87. Les attaquer, est-ce atta- quer le roi? l, 520. (V. Responsabi- lité. )

Mirabeau, l'ami des hommes, II, 174.

Monarchie. II, 186.

Monqols, leurs moulins à prières. I, 140.

Montesquieu, cité. I, 22. 43, 47, 50, 107, 203, 218, 228, 263, 275. Il, 167, 174. 189, 207, 225, 244, 269, 550. Est pour les corps intermé- diaires. I, 35. Sa façon d'écrire.

II, 143.

Uontesquiou. Discours sur la liberté de

la presse. I, 477 et suiv. \ Mort ('De la peine de). I, 330.

570

TABLE ALPHABETIQUE ET ANAF-YTIQUE

Motifs yti ont dicté le projet de

LOI DE 1«20 SLR LES ÉLECTIONS. Il,

493 cl suiv.

Municipal (Esprit). Il, 173. (V. Pou- voir . )

Muscadins du Directoire. 11, 103.

Muyart de Vauglas. 1, 532.

Nantes (Révocalion de Vcdit de). Il, 439.

Napoléon veut maintenir la confisca- tion. I, 115. Son opinion sur l'hé- rédité (le la pairie. I, 308, 3 14. Ses espions. I, 401. Il, 460. Légataire des lois de la Convention. II, 239. Son caractère. 1,440. Il, 278. Res- suscite le droit divin. H, 275. Main- tient la paix religieuse. II, 457. Pourquoi va-t-il en Egypte. 11, 200.

Ne souffre pas la discussion. Il, 325. En 1813. Il, 257,261.

Necker. I, lxiv. Il, 88.

Nîmes (Protestants de). II, 352, 435 ( t

suiv. Noblesse de France en 1789. 1, 36, 310.

Sous l'empire. I, 310, 316. Il, 191. Ne se crée pas. II, 191.—

Aurait être respectée par la Révolution. II, 215.

Nomination des jurés. I, 321 et suiv.

(V. Jury.) Norlh {Lord). I, 85, 429. A''o(a5i7t7e (Système électoral de). I, 207-

O

Obéissance aux lois, ses limites. I, 351.

Des fonctionnaires, ses limites. I, 392. Est un devoir. II, 460.

Observations slr le discours de m. le

ministre de l'intérieur. I, 477. Opinion, doit régler les réformes. Il,

266. On l'étouffé quand on ne peut

la vaincre. Il, 507. Opinions ne sont jamais coupables. Il,

28G. Opposition. II. 351. Ses devoirs. Il,

479. Oraison funèbre de la liberté. II, 329,

385. Ostracisme. I, 230, 436. II, 552, 553.

Pairie, sa nécessité. I, xxx, 35, 199, 308. Ne doit pas être limitée. 1, 37, 202, 311. Juge naturel des mi- nistres. I, 78, 411. (V. Hérédité.)

Pairie anglaise. I, 37.

Pamphlétaires, leurs défauts et leurs qualités. 1, 484.

Parts. 1. 456. —Son influence. I, xxin, 454.

Passé (Respect du). Il, 171."

PaiD (De). I. 147. II, 223.

Pédarète. II, 187.

Peines à prononcer contre les minis- tres. I, 421.

Pensée, propriété la plus sacrée de l'homme. 1, 143. Ne peut être com- battue que par la pensée. I, 285. Mépris de la pensée n'est pas une découverte. I, 286. (V. Théorie.)— Esl le principe de tout. Il, 231. L'ar- bitraire la paralyse. II, 231.

Pcrfectibililé. 11,127,231.

Peuples aiment toujours la liberté. II, Î59.

Pleignier, sa conspiration. II, 500.

Police mêlée à la justice. II, 405 et suiv.

Pombal {Marquis de). II, 266.

Pouvoir judiciaire. I, xlii.

Pouvoir minislériel. I, 23, 175, 294. (V. Responsabilité.)

Pouvoir municipal. I, 98, 287. Il, 382. Représentatif. I, 199

Pouvoir royal, sa nature, ses limites. I, 18, 21, 28, 177, 182, 407, 480. Doit être protégée contre les libelles, I, 127.

Pouvoir royal suivant la Charte, nou- velles réflexions. I, 294 et suiv. En Angleterre. I, 295.

Presse, sous la révolution. I, 261. Sous l'empire. I, 263, 445. En 1817, I, 50o. En Angleterre, I, 449, 454, 458, 465. (Doctrine du ministère public sur la). I, 513. II, 3 et suiv., 324. C'est aux jurés qu'il appartient de la juger. I, 515. Est la garantie de la justice. I, 154. Est nécessaire à tous les citoyens. II, 29. Boulevard de la tribune. Il, 47.

Primes en industrie, sont mauvaises. I, 362.

Principes de politique. II, 104. I, LUI.

Principes {Des). II, 108.

Privilèges héréditaires. II, 87, 111.

Privilèges en industrie, leur injustice.

I, 355. Politiques, leur danger.

II, 526.

Prix des journées, doit être libre, i, 361.

Procurateur (Grand). I, 418.

Profession libérale ne doit pas conférer le droit électoral. I, (;0.

Prohibitions commerciales. I, 357.

Proposition des lois au nom des mi- nistres SEULS. I, 30.Jetsuiv.

Propriétaires, leur rôle politique. I, 55.

Propriété foncière. I, 57. Nature

DES MATlEhES.

(lu droit. I, 112, 3'i6. Est un éta- blissement social. I, 113. Son abo- lition est une chimère. I, 113 C'est le temps qui la crée. Il, 1!*5. Abus de la grande propriété. II, 520.

Proprirlé industrielle. I, 57, 251. Son avenir. I, xxiii.

Propriété inteUectueUe. (V. Profession libérale.)

Protestants du }fidi. H, i38 et suiv.

Prusse sous Krédéric. II, 230.

Publicité, calme l'opinion. 1, 415.

Questions SLR la législation actueli.f DE LA PRESSE. I, Ô05..II, 307 et suiv.

I, LXIV.

R

Rabaud Saint- Etienne. II, 443. Ravez. Sur la presse. I, 508. Réactions poutiques. 71 et suiv. Recrutement {Loi du). II, .364. Réélection doit être indéfinie. I, 49. 227. Des fonctionnaires. I, 221.

II, 391.

Réflexions slu les constitutions et LES garanties. I. 1(57 et suiv.

Religion. I, 130. De l'axiome qu'il f;iut une religion au peuple. I, 137. (V. Liberté religieuse.)

Renouvellement. (V. Assemblées.)

Représentants. (V. Cens, indemnité.)

Représentation, son principe. II, 112, 558.

Répression des délits de presse. I , 443.

Républicains de l'an III. Il, G7.

République est quelquefois un bon gou- vernement. II, 184. Établie en France par les Girondins. II, 68.

Rëspon.sabilité des ministres. I, 383, 441. V. aussi., I, xxxv-, lx, 24, 70, 194. II, 362. Chez les Anglais. I, 406

Responsabilité des agents inférieurs. 90, 197, 343, 385, 392. 394. II, 467. Promise par lacté additionnel. I, 97.

Restauration (Première). Sa modéra- tion. 1, 439. Ses fautes. I, 164.

Révolution d'Angleterre. H, 72.

Révolution de France. II, 72. (V. Presse, Justice.)

Révolutions politiques de l'humanité. Caste, esclavage, féodalité, noblesse. I, 309.

Richelieu [M. le duc de). II, 513.

Rioust. Son li\Te sur Carnot, son pro- cès, 1, 512 et suiv. II, 15.

Roi constitutionnel, ses prérogatives. I, 295. (V. Pouvoir royal.)

liai d'Angleterre. Il, 19-'.

i{oj»ie (Cause des révolutions de). I, 20. Vit |)ar la guerre. Il, 141. (Tn bunsdeV II, 540.

Rousseau. Ses erreurs sur la souverai- neté. I, 10, 13, 278. II. 208, 549. Sa religion civile. I, 128.

Royalistes. II, 305. Poussent à la lilierté. II, 104. —A la violence. H, 449, 483. Kn 1815, II, 287. Mo- dérés en 1817. II, 316. -(Violence des). II, 425. 477, 488, 510.

Roger -Collard, directeur de la librai- rie. I, 484. Son opinion sur la théorie. Il, 115. Sur les journaux,

I, XLII.

Russie sous Alexandre I*'. M, 267.

Sanction royale. I. 184.

Scheffer (Arnold), son procès. 11, 5,

371. Secret {Peine du). II, 381. Secrets d'État. I, 75. 415. Sectes, leur multitude est favorable k la

religion. I, 139. Sénat impérial. Il, 165. Serre (;»/. de), sur les élections. Il, 468. Servilité, a ses fureurs. I, 419. Sieyès, son assassinat. II, 63. Signature des actes ministériels, etc.

I, 306.

Siméon, sur la loi électorale de 1820.

II, 519, 531 Sismondi. II, 560.

Soldat est un joueur qui risque sa vie. II, 149.

Spino.m. II, 221.

Souveraineté du peuple et ses limi- tes. 1, 273. V. aussi. 1, lviii, 7, 15.

Staél {Madame de), citée. II, 66, 127, 195, 197, 234.

Stanhope {Lord), son discours. II, 10.

Strafford. I, 426.

Suffrage universel. I, 53, 251.

Supplices (Des raffinements dans les). I, 329.

Suspension des constitutions. Il, 320. (V. Constitution.) De la liberté individuelle. II, 322.

Système répressif ou préventif. I, xli,

XLVII.

Temps, il faut lui obéir. II, 273.

Terreur {Des effets de la). II, 53 et suiv. N'a pas sauvé la République, II, 57. A perdu la liberté. Il, 63.

9

T\B1,E VLPHABirnyUt!; KT A.NALVTIOIîE DKS MAIlliRES.

(Arbitraire sous la). Il, l'2l. (Ré- gne de la). II,21G. Tli('nrie (Horreur de la). Est puérile.

I, -285. Quand paraît-elleV II, 114. Tolf'rance, doit être iliimiléo. I, 139. Il,

80. Travaux publics (Peine des). I, 24-2. Trcstaillon. TI, 442. TrUnuial AeVan VIII. I, 219. Tribunaux extraordinaires. I, 325.

Militaires. I, 344.

U

Uniformité. II. 169 et suiv. C'est la mort. Il, 174. Combattue par Mon- tesquieu et le marquis de Mirabeau.

II, 174,209. Des lois. 11,270. Unité (Danger de 1') absolue en poli- tique. I, 287. Chimère de Bona- parte. I, 293.

LsurpatÉur, ses vices. II, 188, 195. Sa vraie définition. II, 274.

Usurpation {De V), II, 129 et suiv., 186 et suiv. Est pire que le despotisme, II, 195 et suiv. Ne peut durer. II, 256, 280. —Et Monarchie. II. 186.

Lti7e (Doctrine de 1'). I, 348.

Valérius Pubiicnla [Loi de). I. 379. Variété, c'est la vie. Il, 174. Des lois

anglaises. Il, 270. Vatisménil, sa doctrine sur les droits

de la presse. I, 512, 515. 11. 36S. Sur

les ministres. I, 522. Sur le droit île

défense. I, 535. Védas. II, 289. Verbes impersonnels. Leur danger

en politique. I, 258. Vergniaud. II, 55, 66, 68. Vérité, quand doit-on la taire ? II, 113. Veto. (V. Sanction, royale.) En 1792.

I, 186. Vinet. 1, xiii. Violation des constitutions. I, 378. Il,

246 et suiv. Violence, finit par s'user. I, 378. N'a

jamais rien sauvé. II, 248.

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Wilfrid Regnault. II, 395 et suiv. Wilkes {Procès de). I, 85. 96, 385, 399, 402, 429.

Siint-Denis Typcfiraj^liic de V' A Mon.iv.

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