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University of Ottawa
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CRITIQUE
DE
LA RAISON PRATIQUE
LIBRAIIUE FELIX ALCAN
OUVRAGES DE KANT
Traduils en français
La religion dans les limites delà raison, traduction avec nolos, par A. Tremesaygues.
1 vol. in-8. Critique de la raison pure, traduction nouvelle avec introduction et notes par A. Tremk-
SAYOUES et B. Pacaud. Préface do M. A. Bannequin, professeur à l'Université do
Lyon. 4* édit. 1 vol. in-8. Critique de la raison pratique, traduction nouvelle avec introduction et notes par
Fhançois Picavet, secrélaire du Collège de France. •4' édit. 1 vol. in-8. . . 6 fr. » Éclaircissements sur la Critique de la raison pure, traduction Tissot. Ivol. in-S. Epxtiii. Doctrine de la vertu, traduction Barm. I vol. in-8. Mélanges de logique, traduction Tissot. 1 vol. in-8. Prolégomènes à toute métaphysique future qui se présentera comme science, traduction
Tissot. 1 vol. in-8. Anthropologie, suivie de divers fragments relatifs aux rapporta du pliysique et du moral
de l'homme, et du commerce des esprits d'un monde à l'autre, traduction Tissot.
1 vol. in-8. Traité de pédagogie, traduction J. Barni; préface et notes par R. Thamin, recteur de
l'Académio de Bordeau.x. 3« édit. 1 vol. in-16.
OUVRAGES SUR KANT
Kant, par Th. Ruvssen, professeur à l'Université do Bordeau.x. 2* édil., 1 vol. in-8
(Couronna par l'Académie française). »
La philosophie pratique de Kant, par V. Delbos, membre de l'Instilut, professenr
adjoiiU il la Sdi-lifiniio. 1 vol. in-8 {Couronné par l'Académie française'). Critique de la doctrine de Kant, par Ch. Uenouvier, de l'institut. 1 vol. in-S. La morale de Kant; Etude critique, par André Cresson, docteur os .lettre», professeur
agrégé de philo.sophie au lycée de Lyon, ancien élève de l'Ecole normale supérieure
(Ouvrage couronné par V/nstitjit). 2' édit. 1 vol. in-16. Le moralisme de Kant et l'amoraUsme contemporain, par A. Fouillée, de rinsttlut.
1 vol. iu-8. Kant et Fichte et le problème de l'éducation, par Paul Dl-i-hoix, doyen do la Faculté
des Lettres de l'Université de Genève {Ouvrage couronné par l' Académie françaite).
2' édit. I vol. in-8. Essai critique sur l'Esthétique de Kant, par V. Basch, maître de conférences k la
Sorbonne. 1 vol. ia-?i. L'idée ou critique du Kantisme, par G. Piat, docteur ôs lettres, agrégé de l'Université
'i« ôdii. 1 vol. in-8. La métaphysique de Herbart et la critique de Kant, par M. Mauxion, professeur à la
Faculté des lettre» fie Poilier«. 1 vul. in-8. L'espace et le temps chez Leibniz et chez Kant par E. Var Biéma, docteur es lettres,
professeur de philosophie au Lycée de Tours. 1 vol in-8.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. FRANÇOIS PICAVET
Instruction morale et civique ou Philosophie pratique. 4< édition. 1 vol. in-i8 jésusi
Paris, Colin. L'histoire de la philosophie, ce qu'elle a été. ce qu'elle peut être. Paris, Félix Alcan. La Mettrie et la critiqjue allemande, Paris, Félix Alcau. Cicértfn. De JVatura Hearum, livhe II. Paris, Félix Alcan. L'Éducation, i vol. in-8, Paris, Flammarion. Les Idéologues. Paris, Félix .Mcîn.
Abélard et Alexandre de Balès, fondateurs de la méthode scolastique, Paris, Leroux. Les discussions sur la liberté au temps de Gottsuhalk, de Raban Haur, d'Hincmar et
de Jean Scot. Paris, Alphonse Pinard. Roscelin, philosophe et théoloyicn et d'aprèt l'histoire, au place dans l'i,, »<,,,,■, ,,. ,.,v,,;^
et comparée des philoxophies médiévales, Paris, Félix Alcau, tttil. Gerbert. Un pape philosophe. Pari», Leroux. Esquisse d'une Histoire générale et comparée des philosopbies médiévales, Paris,
Félix Alcan, 2' édition, 1907. Pour l'histoire générale et comparée des théologies et des philosopbies médiévales,
1 vol. in-8", Paris, Félix Alcan.
662-21. — Coulommiers, Imp. Paul BRQDARD. — 8-21,
CRITIQUE
DE
LA RAISON PRATIQUE
PAR
EMMANUEL KANT
NOUVELLE TBADUCTION FRANÇAISE
AVEC UN AVANT-PROPOS
SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814
DES NOTES PHILOSOPHIQUES ET PHILOLOGIQUES
AUGMENTÉE D'UNE INTRODUCTION A L*ÊTUDE DE L/\. Î^OBAU^-ML^^NT
PAR / *eCÇt^^^^
FRANÇOIS PICAVETi
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Chargé do cours à la Faculté des lettres de l'Oiuv^^é de Paris,
Directeur à l'École pratique des Hautesiiiiuâ^QtKjpj A '^ Secrétaire du Collège de Krance, ^^"^ Rédacteur en chef de la Revue internationale de V Enseignement.
CINODIEME EDITION
PARIS LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI«
1921
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservOs pour toui pays.]
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AVANT-PROPOS
OB LA SECONDE ÉDITION FRANÇAISE
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANTÎ
Oit nous a demandé d'indiquer, dans la seconde c.lition, coiumeat on peut arriver, aussi sûrement et aussi promplcment que possible, à rintelligence exacte de la Critique de la Raison pratique. Pour compléter notre œuvre de traducteur, nous avons essayé de résumer brièvement et de coordonner les notes placées à la fin de la première édition, surtout d'utiliser les résultats de recherches historiques sur la théologie et la philosophie, conti- nuées depuis 1888, en des directions très diverses (Cf. notre Esquisse),
l
La morale de Kant doit être cherchée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs; la Religion dans les limites de la raison pure; la Métaphysique des mœurs, éléments métaphysiques du droit, éléments métaphysiques de la vertu (n. 18, p. 322)'; surtout dans la Critique de la Raison pratique. Pour bien la comprendre, il faut se rendre compte tout d'abord des éléments fort différents que l'éducation et l'étude personnelle introduisirent successivement dans l'esprit de Kant. Pour bien saisir la Critique de la Raison pra- tique, il faut de même déterminer ce qu'elle suppose et ce qui la complète dans l'œuNTe du moraliste. En possession de ces indica- tions, on pourra suivre la pensée de Kant dans toute sa complexité,
\. 1.03 renvois portent sur les notet et les pageê de notre uaduction.
ij AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
en voir roriginalité, qu'il s'agit non de contester, mais d'expli- qner dans la mesure où s'explique la production d'une œuvre de génie, artistique ou scientifique, littéraire ou philosophique.
Kant nous apparaît comme un contemporain de Hume^ de Vol- taire, de Rousseau, des encyclopédistes et des philosophes, comme une des gloires du siècle des lumières {Aufkliirung), de la période où la raison prend une part si grande au gouvernement des esprits.
En fait, Kant donne beaucoup à la raison. L'essentiel de son œuvre est dans les Critiques de la raison pure et de la raison pra- tique. C'est pour défendre les droits de la raison pure, combattus par Hume, qu'il a écrit la première (p. 86). C'est t dans les limites de la raison » qu'il considère la religion. Non seulement la raison pure, pratique par elle seule, donne fp. 52) une loi universelle à tous les êtres finis, doués de raison et de volonté, et même à l'être infini, à la suprême intelligence; mais en tant qu'elle d termine par elle-même la volonté, elle est une faculté supérieure de désirer, à laquelle est subordonnée celle qui peut être pathologiquement déterminée (p. 38). Par suite Kant, demandant aux principes à priori des facultés de désirer et de connaître, le fondement inébran- lable d'une philosophie systématique, théorique et pratique, aussi bien que de la science (p. 16), se prononce énergiquement contre le sentiment (n. H, p. 311), dont la raison se trouve ainsi occuper la place! Comme la plupart de ses contemporains, il condamne le fanatisme, religieux ou moral (p. 151), le paradis de Mahomet ou l'union dissolvante avec la divinité des théosophes et des mys- tiques (p. 220), enfin la supcrs'ition (p. 305).
De même Kant subit, au point de vue spéculatif et pratique, l'influence de Hume (n. 7, p. 310). Ainsi, il accorde une valeur incontestable aux jugements moraux du vulgaire, sur lesquels il s'appuie à l'origine; il admet que l'entendement ou la vue la plus ^ ordinaire, s'agit-il même d'un enfant de dix ans, révèlent toujours ce qu'il convient de l'aire d'après la loi morale (n. 14, p. 315). La « voix céleste et si claire », la < raison incorruptible » rappellent le lecteur de Hume, de Shaftesbury et de Hulcheson, comme de Rousseau et de Voltaire.
De Voltaire, dont il se croit encore tenu, en 1788, de respecter les talents et d'imiter, en une certaine mesure, l'exemple (p. 140), Kant se rapproche, comme l'a bien vu Lange (n. 15, p. 316), par les questions auxquelles il ramène ses recherches, que puis-je savoir, que dois-je faire, qu'ai-je à espérer?, par ses doctrines sur l'àme et Dieu. Après s'être éloigné de Voltaire, dont les idées lui
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT? !îj
viennent encore par la Profession de foi du vicaire savoyard, pour se rapprocher de Rousseau, Kant paraphrasera encore les vers célèbres :
Do jour tout sera bien, voilà notre espérance, Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Kant lit avec enthousiasme les œuvres de Rousseau et, pour les avoir plus tôt, dépasse — ce qu'il n'a fait qu'une autre fois au temps de la Révolution française — les limites de sa promenade quoti- dienne (n. 16, p. 318). Il les commente devant Ilerder, de 1762 à 1764 et apprend, du « Newton des sciences morales », à chercher ailleurs que dans la poursuite de la vérité, le véritable prix de l'homme. Rousseau lui fait abandonner la physique mécanique, lui présente sous forme chrétienne les théories morales de Voltaire et réveille en lui les croyances de son enfance. Il lui persuade qu'on ne peut être vertueux sans religion et que J.-C. est supérieur à Socrate; il l'encourage à mépriser le scepticisme et le matéria- lisme, à consulter sa conscience et à défendre la liberté.
Par son amour de la vérité, par ses recherches mathématiques, astronomiques et physiques, Kant tient des philosophes du xviii° siècle. Il enseigne les mathématiques, la géographie, l'astro- nomie, la physique, etc., et M. Nolen a montré ce qu'il doit à Newton (n. 16, p. 318). Il veut imiter Copernic, dans sa révolution philosophique, et ses compatriotes lui attribuent l'hypothèse cos- mogonique de la nébuleuse, que nous rapportons à Laplacc. Même après s'être tourné vers les sciences morales, il insiste sur la valeur, pour le mathématicien, d'une formule qui détermine, d'une manière tout à fait exacte et sans laisser de place à l'erreur, ce qu'il y a à faire pour résoudre un problème (p. 10). Enfin il finit la Critique de la Raison pratique, en célébrant non seulement la loi morale, mais encore, à la façon d'un Diderot ou d'un Laplace, « le ciel étoile, qui étend la connexion daus laquelle il se trouve, à l'espace immense où les mondes s'ajoutent aux mondes et les systèmes aux systèmes et en outre à la durée sans limites de leur mouve- ment périodique, de leur commencement et de leur durée ».
II
D'autres doctrines, plus nombreuses et peut-être plus impor» tantes à ses yeux, lui vinrent de sources auxquelles n'auraient pas voulu puiser la plupart des contemporains dont nous avons rap- pelé les noms.
Iv AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
Dans la période qu'ouvre la publication de la Critique de la Raison pure, Kant admet une conciliation entre le mysticisme qu'il n'aime guère pourtant, et la pureté de la loi morale, mais il condamne le scepticisme, le doute, l'empirisme, qui est superficiel et extirpe jusqu'à la racine la moralité dans les intentions, le matérialisme et le fatalisme, l'idéalisme et le spinozisme, l'incrédulité des esprits forts et l'athéisme ( p. 28, 92, 123, 182, 305 ). Il n'y a guère, de ce fait, de philosophe ou d'encyclopédiste, avec lequel il ne se mette en opposition.
Il y a plus. La plupart des philosophes dont nous avons parlé sont des adversaires du catholicisme et s'essaient même, en dehors du christianisme, à expliquer l'univers et l'homme, par un système scientifique et piiilosophique d'où ils tirent une règle de conduite pour la société et les individus*. Kant reste dans la période théo- logique ; c'est un chrétien, un luthérien, un piétiste'. Ses maîtres, Schulzet Knutzen (n. 17, p. 320), unissent leur piétisme aux éludes philologiques, historiques, scientifiques et philosophiques qui se font € en présence de Dieu, partout présent ». S'écarlant de l'orlho- doxie luthérienne, devenue une scolastique nouvelle, ils tiennent grand compte de la parole de Dieu, de la pureté du cœur, de la pénitence, de l'effort personnel, de la lutte douloureuse pour saisir la grâce et ils inclinent, comme les jansénistes, vers un ascétisme auquel rien ne semble indifférent. Dans ses dernières années, Kant revient aux idées de sa jeunesse : il cite la Dible, développe la preuve de l'existence de Dieu par les causes finales, aime à entendre répéter le sens hébreu — Dieu avec nous — de son prénom Immanuel. Aussi Mûller, après Reinhold, insiste sur l'appui que le kantisme fournit à la morale et à la religion (p. m). D'autres trouvent que Kant est venu achever l'œuvre du Christ, manifester en esprit le Dieu que le Christ avait manifesté en chair! (p. IV). Et de nos jours, Benno Erdmann aperçoit, dans la per- sonnalité morale de Kant, la forte empreinte de ses maîtres piétistes; le docteur Arnoldt estime que le kantisme est le plus solide rempart de la vie religieuse contre les attaques de l'incré- dulité philosophique et scientifique (p. 300).
Dans la Religion, Kant affirme (p. viii) des idées chrétiennes, le
1. On a essayé de montrer dans les Idiolognei (Paris, Alcan) comment c« mou- Temcnt s'est accentué, du xvii', au xviii' et au xix* si6cle.
2. Voir dani Entre Camaïadea, Paris, Alcan : Le Moyen Age, Cnraetirittiçue théo- loijique et philosophico-tcienti/ique. Limite» chronologiques. — Sur le Piétisme, cf. A. Hitachi, Gptchichtc ifer Pietisn'us, 3 vol., Houn, 1880-86.
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT ? V
libre arbitre et le péché originel, la présence en nous d'un idéal de perfection et la nécessité d'anéantir le péché, pour réhabiliter le bien sur ses ruines ; il unit la politique et la métaphysique, la religion et la morale. Déjà dans la Critique de la Raison pure, il est moralement certain qu'il y u un Dieu et une autre vie ; sa foi est tellement unie à son sentiment moral qu'il ne court pas plus de risque de se Toir dépouiller de l'une qu'il ne craint de perdre l'autre. Et dans la préface de la seconde édition, il songe à couper les racines de l'incrédulité des esprits forts (n. 5, p. 305), à unir théologie, morale et religion « les Ans dernières les plus élevées de notre existence », en pénétrant les trois objets. Dieu, liberté, immortalité (p. 306). Mais c'est surtout dans la Critique de la liaison pratique, où Kirchmann voit une philosophie de la reli- gion simplement complétée dans l'œuvre spéciale de 1793, que nous apparaît le chrétien. En termes qui rappellent Pascal et l'En- tretien avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne, Kant proclame l'infériorité des écoles grecques, qu'il réduit aux Epicuriens et aux Stoïciens. Les premiers n'ont vu que le bonheur; les seconds n'ont vu que l'intention morale (p. 206). Contre ceux-ci Kant accumule, comme Pascal, Bossuet, Nicole et même Descartes, les jugements sévères :
Ils ont vu dans la vertu... l'héroïsme du sage... ils ont placé celui-ci au-dessus des autres hommes et l'ont soustrait à toute tentation de violer la loi morale (p. 282). A la place d'une discipline morale, sobre, ils ont introduit un fanatisme moral, héroïque (p. 154)... Ils s'arrogent la sagesse... la vertu dont ils faisaient un si grand cas (p. 151).
Et ces critiques sont accentuées par l'éloge du christianisme :
La doctrine morale de l'Évangile a, la première, soumis toute bonne conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux, ne les laisse pas s'égarer dans des perfections morales imaginaires; elle a posé les bornes de l'humilité, de la connaissance de soi-m.'me, à la présomption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent volontiers leurs limites (p. Ibi)... Les Stoïciens n'auraient pu placer le Sage au-dessus des autres hommes, s'ils se fussent représentés la loi dans toute la pureté et toute la rigueur du précepte de l'Évangile... Celui-ci enlève à l'homme la confiance de s'y conformer, complètement du moins dans celte vie, mais en retour, il le relève, car nous pouvons espérer que, si nous agissons aussi bien que cela est en notre pouvi Ir, ce qui n'est pas en notre pouvoir, nous viendra ultérieurement d'un autre côté, que nous sachions ou non de quelle façon (p. 282)... Tout {>rccepte moral de l'Évangile présente l'intention' morale dans toute sa
Vi AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
perfection (p. 141)... Le commandement : Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même, est un idéal de la sainteté... (p. 148).
Kant, admirateur enthousiaste de la morale de l'Évangile, la pré- fère même, en piétiste et sans le dire, à la morale Jutliérienne où Mélanchthon avait logé des éléments péripatéticiens. Les problèmes capitaux qu'il soulève avaient tourmenté les chrétiens; les con- cepts qu'il y introduit sont chrétiens; chrétiennes aussi sont les solutions qu'il adopte et la forme même sous laquelle il les exprime.
C'est de Dieu, de l'âme et de son salut que, dans cette période théologique où se développe le christianisme, l'on se préoccupe avant tout et par-dessus tout. De bonne heure, on s'aperçoit que la question de la liberté est étroitement liée à l'une et à l'autre. De leur mélange naissent les problèmes de la perfection, surtout de la bonté, de la puissance, de la justice de Dieu, de la Providence et de la Prescience, de la Prédestination et de la Grâce, auxquels saint Augustin, en combattant les Manichéens et les Pélagiens, tra- vaille à donner une solution orthodoxe. Reprise par Gottschalk et ses contemporains*, par Luther, par Calvin, par Jansénius, par Bayle, la question est longuement traitée, avec des arguments théo- logiques et philosophiques, par Leibnitz dans les Essais de Théo- dicéc, qui portent sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal. C'est de même sur les trois concepts de la liberté, de Dieu et de l'immortalité que Kant dirige les recherches de la Critique de la Raison pure, comme les solutions de la Critique de la Raison pratique (n. 3, p. 300).
Kant, comme autrefois Descartes *, pose et admet le Dieu du chris- tianisme, en lui-même et dans ses rapports avec les créatures. C'est en lui que nous nous représentons l'idéal de la sainteté en substance (p, 272). Le concept de Dieu appartient originairement, non à la physique ou à la métaphysique, mais à la morale. C'est l'existence du mal qui empêcha les philosophes grecs d'admettre d'abord une cause parfaite, raisonnable et unique. Lorsqu'ils eurent traité philosophiquement les objets moraux, ils trouvèrent, dans le besoin pratique, une détermination pour le concept de l'être premier, que la raison spéculative ne fit qu'embellir et orner (p. 254). Il a des attributs qu'on trouve en germe dans les créatures, toute-puissance, omniscience, omniprésence, toute bonté; il a trois attributs moraux qui n'appartiennent qu'à lui seul, saint législateur et créateur, bon
1. Les discussions sur la liberté au temps de Gottschalk, de Kabao Maur, d'Hioc- mar et de Jean Scot, Paris, A. Picard.
2. Voir la détinition do Dieu dans les Méditationê,
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DB KANT ? vij
gouverneur et conservateur, juste juge, qui en font l'objet de la religion et auxquels les perfections métaphysiques qui leur sont conformes s'ajoutent d'elles-mêmes dans la raison (p. 238). Être des êtres, il suffit à tout et de cet attribut dépend toute la théo- logie (p. 182). Par l'accord de sa volonté avec la loi morale, il est en possession de la sainteté (p. 146). Être raisonnable au vouloir parfait et tout-puissant, il a besoin de la béatitude, il en est digne et il la possède (p. 202, 216). Cause première, universelle et suprême, auteur de la nature, de l'existence de la substance (p. 182, 209, 228), son libre choix est incapable d'une maxime qui ne pourrait en même temps être une loi objective; la sainteté qui lui convient le met au-dessus non des lois pratiques, mais des lois pratiquement restrictives (p. 54). Pour lui, la condition du temps n'est rien et il saisit, dans une seule intuition intellectuelle de l'existence des êtres raisonnables, la conformité h la loi morale et la sainteté qu'exige son commandement, pour être en accord avec sa justice dans la part qu'il assigne à chacun dans le souverain bien (p. 224).
Kant accentue le caractère chrétien du concept, en raillant les partisans d'une religion naturelle. Le Gottesgelehrte ne peut être, dit-il, qu'uil professeur de théologie révélée, car le philosophe, avec sa connaissance de Dieu comme science positive, ferait une trop misérable figure pour se faire donner le nom de Gelehrle. Et on pourrait hardiment lui demander de citer seulement, pour déter- miner l'objet de sa science, en dehors des prédicats purement ontologiques, une propriété de l'entendement ou de la volonté, à propos de laquelle on ne puisse montrer d'une façon irréfutable que, si l'on en abstrait tout ce qui est anthropomorphique, il n'en reste plus que le simple mot, sans qu'on puisse le lier au moindre concept par lequel on pourrait espérer une extension de la con- naissance théorique ! (p. 250).
L'homme occupe en ce monde et occupera, dans l'autre, par l'intervention de Dieu, la place que lui assigne le christianisme. Créature et créature déchue par le péché originel, il est dans une position inférieure, il a conscience de sa faiblesse et ne saurait attribuer à son esprit une bonté spontanée qui n'aurait besoin ni d'aiguillon, ni de frein, ni de commandement : il doit se garder de la présomption, d'un orgueil chimérique, lui à qui il faudrait rémission ou indulgence (p. 147, 150). Aucune créature ne peut réaliser l'idéal de sainteté, qui doit nous servir de modèle, et nous ne saurions atteindre la conformité parfaite avec la loi morale que par un progrès allant à l'infini (p. 149, 222) :
Viij AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
Ce qui peut seul échoir à la créature, c'est la conscience de son inlention éprouvée, pour s'élever à un état moralement meilleur, l'espoir d'un progrès ininterrompu même après cette vie. La convic- tion de l'immutabilité de l'intention dans le progrès vers le bien semble être une chose impossible en soi pour une créature. C'est pourquoi la doctrine chrétienne la fait dériver uniquement du même esprit qui opère la sanctification... (p. 224).
C'est à la liberté que Kant, comme bien d'autres chrétiens, demande la résolution des concepts posés comme problèmes. Elle forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure et même de la raison spéculative. A elle se rattachent les con- cepts de Dieu et de l'immortalité, qui, avec elle et par elle, acquiè- rent de la consistance et de la réalité objective (p. 2). Par elle nous entrons dans le suprasensible, nous sortons de nous-mêmes, nous trouvons, pour le conditionné et le sensible, l'inconditionné et l'in- telligible (p. 191). Elle n'est pas une propriété psychologique, c'est un prédicat transcendental de la causalité d'un être qui appartient au monde des sens (p. 170). Mais à quelle condition la raison pure, pratique, nous ouvre-t elle la merveilleuse perspective d'un monde intelligible, par la réalisation du concept, d'ailleurs transcendant, de la liberté ? Si Dieu est cause de l'existence de la substance, il semble que les actions de l'homme ont leur principe déterminant dans la causalité d'un être suprême dont dépendent son exist«nce et toute la détermination de sa causalité. L'homme serait alors une marionnette, un automate de Vaucanson. Il faut donc, pour maintenir la liberté et conserver la doctrine de la création, c'est- à-dire pour échapper au spinozisme, faire de l'existence dans le temps un simple mode de représentation sensible des êtres pen- sants dans le monde ; il faut prendre le temps et l'espace, non comme des déterminations appartenant à l'existence des choses en soi, non comme des conditions appartenant nécessairement à l'existence des êtres finis et dérivés, mais comme des formes à priori de la sensibilité, ainsi que l'a établi la Critique de la Raison pure, dont on aperçoit clairement la liaison avec la Critique de la Raison pratique. La création a rapport aux noumcnes, non aux phénomènes ; Dieu, créateur et cause des noumènes, n'est pas la cause des actions dans le monde sensible (p. 182-185). Dès lors on conçoit une connexion nécessaire, médiate, par l'intermédiaire d'un auteur intelligible de la nature, entre la moralité de l'inten- tion comme cause, et le bonheur, i^ffet dans le monde sen-^ible.
Laliberlé devient capable d'une jouissance qu'on ne peut appeler
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DB KANT ? ix
ni bonheur ni béatitude,... mais qui cependant par son origine est analogue à la propriété de se suffire à soi-même, qu'on ne peut attribuer qu'à l'Être suprême (p. 209-216). Et la synthèse des deu.x éléments du souverain bien, désir de bonheur et moralité de l'intention, s'opère ainsi par la présence de la liberté dans l'homme et par l'existence d'un Dieu qui s'est proposé, comme dernier but dans la création, sa gloire, au sens non anthropomorphique du mot, ou le souverain bien qui, au désir des êtres, ajoute la condi- dition d'être dignes du bonheur (p. 238).
C'est en chrétien que Kant termine son œuvre. D'on côté, il affirme que la morale conduit à la religion et se complète par elle :
La loi morale conduit à la religion... tous les devoirs sont des ordres divins... des ordres de l'Être suprême... d'une volonté sainte, bonne, toute-puissante, parce que l'accord avec cette volonté peut seul nous faire espérer d'arriver an souverain bien (p. 235)... La morale nous enseigne comment nous devons nous rendre dignes du bonheur... Quand elle a été exposée complètement... quand s'est éveillé le désir moral de nous procurer le royaume de Dieu... quand le premier pas vers la religion a été fait... cette doctrine morale peut aussi être appelée doctrine du bonheur, parce que l'espoir d'obtenir ce bonheur ne com- mence qu'avec la religion (p. 236).
De l'autre, c'est en termes chrétiens qu'il exprime la solution à laquelle il aboutit, jugeant insoutenable la religion naturelle, dénon- çant, comme les croyants, l'insuffisance de la raison spéculative, et montrant que la nature, en nous la donnant telle, ne s'est pas com- portée en marâtre, aboutissant enfin à on acte de foi analogue à celui du chrétien :
Si nous avions ces lumières que nous voudrions posséder, Dieu et Véternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux... Sans doute la transgression de la loi serait évitée, mais la valeur morale des actions n'existerait plus (p. 266)... Notre connaissance n'est élargie qu'au point de vue pratique : nous ne connaissons ni la nature de notre âme, ni le monde intelligible, ni l'Être suprême, sui- vant ce qu'ils sont en eux-mêmes (p. 248)... Admettre l'existence de Dieu est une hypothèse pour la raison pure, une a'oyance (Glaube), pour la raison pratique (p. 229)... L'honnête homme peut dire : Je veux qu'il y ait un Dieu, que mon existence dans ce monde soit encore, en dehors de la liaison naturelle, une existence dans un monde pur de l'entende- ment, enfin que ma durée soit infinie; je m'attache fermement à cela et je ne me laisse pas enlever ces croyances (p. 260)...
Ainsi Kant, resté ou redevenu fidèle à ses croyances de luthérien et de piétiste, établit d'abord, par la Critique de la Raison pure, qu'il
X AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
est impossible de justifier l'athéisme et le matérialisme; puis, avec l'idéalité de l'espace et du temps, il maintient tout à la fois, contre Spinoza, la création et la liberté; enfin, du point de vue moral, il aboutit à de fermes croyances : avec l'aide du Dieu des chrétiens, l'homme immortel peut se rapprocher de plus en plus du bonheur et de la sainteté. Son œuvre rappelle celle des apologistes, en par- ticulier de saint Thomas qui, dans la Somme contre les Gentils, veut amener au catholicisme, avec le seul appui de la raison, les maho- métans, les juifs, les hérétiques de toutes les nuances. De même Kant s'adresse aux athées et aux matérialistes, aux panthéistes et aux fatalistes, aux incrédules et aux esprits forts. Partant de la raison dont ils reconnaissent tous l'autorité, il soutient qu'on doit admettre, non le catholicisme et ses dogmes, formulés par les Con- ciles et les PèYes, mais le Christianisme de l'Évangile, interprété par un luthérien piétiste. Chemin faisant, les doctrines puisées chez Hume, Voltaire, Turgot, chez les savants et les philosophes, et qui portent sur l'âme, sur Dieu, sur le progrès, se transforment pour devenir chrétiennes ; les formules par lesquelles Kaut dirige toute sa vie (n. 11, p. 3H) supposent sans doute les habitudes de l'homme et du mathématicien, mais plus encore peut-être le chrétien soucieux de compléter l'œuvre de Dieu, en se donnant des ordres pour toutes les circonstances de la vie; la morale, comme au moyen âge la philosophie, devient sinon la servante au sens moderne du mot, du moins la collaboratrice, l'auxiliaire et l'introductrice de la religion.
Par la forme, Kant s'éloigne bien plus encore de ses contempo- rains pour se rapprocher des scolastlques. La philosophre du moyen âge avait été ruinée en Italie, en Angleterre, en France, par Galilée, Bacon et Harvey, Gassendi et Descartes. Sans doute, on retrou- verait, dans ce dernier philosophe et dans bien d'autres, des doc- trines qui viennent de saint Anselme, de saint Thomas, de Duns Scot et de leurs contemporains, mais l'argumentation scolaslique, ridiculisée par Rabelais, par Montaigne, même par les hommes de Port-Royal, est abandonnée à peu près complètement par les savants et les philosophes. Il n'en est pas de même en Allemagne. Mélanchthon avait, pour l'usage des réformés, créé une scolaslique dont Aristote était l'autorité principale. Les philosophes ne se séparèrent jamais complètement de cette doctrine contemporaine de la Réforme, pas plus d'ailleurs qu'ils n'ont rompu entièrement avec les croyances religieuses qu'avaient alors adoptées leurs pères. On cite souvent le mot de Leibnitz : t II y a de l'or dans le fumier de la scolaslique >. On se rend un compte plus exact de l'impor-
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT ? xi
tance qu'il attache à la philosophie médiévale en lisant les Essais de Théodicée où, en soulevant les questions qu'elle a traitées, il cite — avec saint Augustin, Luther et Calvin, avec Hobbes, Spinoza, Descartes et Bayle, — Marcianus Capella, Boèce et Cassiodorc, Bède et Alcuin, Jean Scot, Gottschalk, saint Anselme et Abélard, saint Bernard et Gilbert de la Porrée, Averroès et Maimonide, saint Thomas, saint Bonaventure, Duns Scot, Gerson, etc., et qu'il termine par un « Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme » .
Le successeur de Leibnitz, Wolf, systématisa, à la façon des mathématiciens ou plus exactement des scolastiques péripatéti- ciens, les connaissances qui lui avaient été transmises. Et chose curieuse, les piétistes qui ne voulaient plus de la théologie scolas- tique, conservent une partie des idées et toutes les formules ou les modes d'argumentation de l'École ! Tandis qu'en France, les philo- sophes eux-mêmes sont de l'avis de M. Jourdain sur les universaux, les catégories et les figures, Kant estime que nous ne pouvons penser que grâce aux formes à priori de la sensibilité, aux caté- gories (le l'entendement (p. 247); il donne une idée, une doctrine élémentaire, une analytique, une dialectique, une méthodologie de la raison pratique; il a des définitions, des scolies, des théo- rèmes, des corollaires, des problèmes et des postulats; il dresse des tables de principes pratiques de détermination, des catégories de la liberté par rapport aux concepts du bien et du mal; il dis- tingue les catégories en mathématiques et en dynamiques (p. 188) et trouve fort utile, pour la théologie et la morale, la pénible déduction des catégories (p. 256).
En résumé, Kant a connu les doctrines philosophiques et scien- tifiques de son temps et elles ont contribué à former son esprit. Mais surtout chrétien, luthérien et piétiste, il a employé toutes les res- sources d'une originalité puissante, qui éclate dans l'une et l'autre Critiques et qui s'enveloppe sous des formes scolastiques, à con- server et à justifier les croyances, capitales pour lui et les siens, à la liberté, à l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme.
III
Pour se préparer à comprendre, dans son fond et dans sa forme, la morale de Kant, il est donc nécessaire de lire les Évangiles et les interprétations qu'en ont données les luthériens et les piétistes, ses prédécesseurs allemands; Leibnitz, surtout les Essais de Théo- dicée, et Wolf; quelques ouvrages de scolastique antérieurs à la
Stîj AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDTTIOV
Réforme ou même écrits par des catholiques et des réformés du XVI® et du XVII* siècle. On passera ensuite aux philosophes du XVIII* siècle, — qu'il sera utile de faire précéder par Bayle — à Hume et aux Écossais, à Voltaire et à Rousseau. Pour Kant lui- même, il sera bon de lire une première fois son œuvre morale (n. 4, p. 306) dans Tordre suivant : Métaphysique des mœurs, avec le Projet d'un traité de paix perpétuelle et le Traité de pédagogie; Fondements de la Métaphysique des mœurs; Religion dans les limites de la Raison pure; Critique de la Raison pure; Critique de la Raison pratique. Après une seconde lecture dans laquelle on s'attachera à l'ordre chronologique : Raison pure (1781); Fondements de la Méta- physique des mœurs (1785); Raison pure (2* édition, 1787); Raison pratique (1788); Religion (1793); Métaphysique des mœurs (1797), et qui pourra être complétée par celle des autres ouvrages de Kant, de ses commentateurs ou des historiens de la philosophie, on sera à peu près assuré d'avoir compris, dans son ensemble et dans ses détails, la morale kantienne et l'œuvre qui en est la partie essentielle *.
F. P.
La 3® édition a été l'objet d'une revision fort attentive. Je prie les lecteurs, pour tout ce qui concerne les origines de la morale kan- tienne, les rapports du monde intelligible et du monde sensible, les notions de liberté, de Dieu et d'immortalité dans les doctrines chré- tiennes, de se reporter à VEsquisse d'une histoire générale et com- parée des philosophies médiévales, spécialement aux chapitres II, III, V, VIII, IX.
François Picavet.
La 4« édition a été revue avec soin. Le renvoi à VEsquisse se complète par le Roscelin annoncé sur la couverture, par une Wîs- toire générale et comparée des Philosophies médiévales dont le l" vo- lume ne tardera pas à paraître, par un volume Pour rhistoire des philosophies et des théologies médiévales.
F. P.
Paris, le 1" août 1912.
1. Pour l'appréoiation, voir surtout les articles de MM. Boutrouz et Brochard, ci lés p. 298.
AVANT-PROPOS
DU TRADUCTEUR
En donnant, cent ans après la première édition de la Cri- tique de la raison pratique, une nouvelle traduction française d'un ouvrage qui a, surtout depuis un demi-siècle, occupé les moralistes, il nous a semblé convenable de rechercher comment s'est introduite en France la philosophie de Kant. C'est une opinion généralement accréditée ' que, seuls avant Cousin et son école, Villers,enl801, etM°"de Staël en 1813, auxquels on ajoute quelquefois Degérando, avaient tenté de la iaire connaître. Une lecture attentive des ouvrages phi- losophiques qui ont paru de 1789 à 1815, des découvertes heureuses dues au hasard, des écrits inédits gracieusement mis à notre disposition, nous ont fait adopter une opinion diamétralement opposée.
I
Il faut se rappeler d'abord que Strasbourg avant, pendant et après la Révolution, était un centre intellectuel où l'on
' Voyez V. Cousin, Philosophie de Kant ; Paul Janet, V. Cousin ot son œuvre ; /. Barni, Critique du jugement, avant-propos ; Willm, Uisloire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu'à Hegel Sainte-Beuve, Portraits contemporains (Fauriel, p. 153 et 172), etc.
KANT, Cr. de la rais, prat. a
II AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
étudiait toutes les œuvres importantes qui paraissaient de l'un et de l'autre côté du Rhin, où des étudiants allemands se rencontraient avec des étudiants français, où le futur conventionnel Grégoire eût pu discuter avec Goethe le Système de la nature. Avant la Révolution, Kant y était connu et ses travaux cités fréquemment. Dès 1773, Wal- ther, dans une thèse à laquelle présidait Mûller, nommait, avec Bacon et son immortel ouvrage, avec Descartes qui tient le premier rang entre les restaurateurs de la philosophie, avec Locke et A. Smith, avec Berkeley et Hume, Kant et sa Dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible, qui contient déjà, comme on sait, quelques-unes des idées fondamentales de sa philosophie définitive et qui ne date que de 1770. La même année, dans an ouvrage de ce genre, Lulz, qui faisait de Bonnet un pom- peux éloge, mentionnait une autre dissertation de Kant sur le seul fondement possible d'une démonstration de l'exis- tence de Dieu. En 1775, la Dissertation inaugurale de Kant est encore citée, par Juncker, à côté des ouvrages de Bonnet, de Garve, de Maupertuis, de d'Holbach, de Hume et deWar- burton. Il est naturel que les maîtres qui appelaient ainsi l'attention de leurs élèves sur des productions de Kant rela- tivement peu importantes, aient étudié avec soin la Critique de la raison pure, la Critique de la raison pratique, qui paru- rent avant la Révolution et même la Critique du jugement, qui est de 1790. On sait d'ailleurs que c'est seulement vers 1786 ou 1787 que, grâce surtout à Reinhold, l'attention fut appelée en Allemagne sur la philosophie de Kant. De 1789 à 1794 se produisirent en France les prodigieux événements qui firent une impression si profonde sur les penseurs de tous les pays ', qui amenèrent Kant lui-même à déroger à de»; habitudes devenues pour lui une seconde nature "^^ occupèrent entièrement ceux qui auraient pu s'intéresser aux doctrines nouvelles et qui auraient justement dit de l'époque tout entière ce que Sieyès disait de la Terreur.
* Voyez le Mémoire de H. Carnot, lu à l'Inslilut par M. Jules Simon. ' Voyez la note 12, à la fin de ce volume.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 18 14 III
Deux mois après la chute de Robespierre, le. 27 septem- bre 1794, MuUer, le professeur dont nous avons déjà parlé, écrit à Grégoire que la philosophie de Kant, encore inconnue en France, mérite d'y être transplantée. Puis, quinze jours plus tard (12 octobre), répondant à Grégoire, qui avait désiré que Blessig ou Mûller s'essayassent sur une esquisse de la philosophie critique, ce dernier écrivait qu'il fallait à la France une philosophie spéculative établie sur des bases qui résistent à l'athéisme, au matérialisme, au scepticisme, qui soit capable de détruire le règne du Système de la nature et de tous ceux qui tendent à avilir la nature humaine. Il in- sistait, après Reinhold, sur les appuis immuables que le kantisme prête aux dogmes de l'existence et des attributs de Dieu, de l'immortalité de l'àme, et aux vrais loudemeiits de la morale, interprétant ainsi le criticisme tout autrement que Cousin et comme le comprennent à peu près aujour- d'hui M. Uenouvier et ses disciples. Il se préparait en même temps à entreprendre la tâche que lui avait proposée Grégoire. Mûller meurt en février 1795, son ami Blessig apprend, par les papiers publics, que Sieyès veut faire connaître le sys- tème de Rant et il écrit à Grégoire, en avril 1796, qu'il craint qu'on ne trouve en Kant, si l'on ne saisit pas bien son rai- sonnement dans l'ensemble, un patriarche du sceptici^^me et même de l'athéisme, que, par conséquent, il faudrait à l'ouvrage une introduction bien serrée pour les principes et bien intelligible. Il serait bon, en outre, d'yjoindre un précis de l'ouvrage que Kant a donné sur la religion chrétienne *. Pour en finir avec Blessig, rappelons encore une lettre de 1810. où considérant surtout les écoles de Kant, de Fichte et de Schelling, il voit dans leurs doctrines le panthéisme tout pur, se plaint que les idées qui ont pour objet d'extrr- p.'r les penchants au lieu de les subordonner à la loi morale, se sont introduites chez les théologiens protestants, dans des universités et monastères catholiques, surtout chez les bénédictins, et se croit obligé de les combattre dans une lettre pastorale dont il envoie un exemplaire à Grégoire.
* Ces lettres ont paru dans la Revue philosophique de juillet 4888.
IV AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
II
La philosophie de Kant était, par d'autres voies encore, proposée à l'examen des penseurs français. Il y aurait lieu de mettre successivement en relief les indications que pouvaient leur fournir les publications de l'Académie de Berlin, les travaux des philosophes qui, en Suisse, écrivaient en langue française, ceux des Français qui, traducteurs ou commenta- teurs, avaient entrepris de faire connaître à leurs compa- triotes la philosophie de Kant, soit pour la combattre, soit pour en recommander l'adoption. Mais nous serions ainsi exposé à des redites, ce qui nous arriverait également d'ail- leurs si nous voulions exclusivement suivre l'ordre chro- nologique. Nous préférons donc exposer, en donnant toujours des indications chronologiques très précises, d'une manière un peu plus libre, les essais tentés pour faire connaître aux philosophes français les travaux de Kant.
En 1793, Mérian, dans un Mémoire sur lephénoménisme de Hume, avait exposé et combattu la « philosophie rélor- matrice du grand philosophe de Kœnigsberg », en 1797, il dofinait un Parallèle historique des deux philosophies nationales, celle de Wolf et celle de Kant. Tout en recon- naissant à Kant un esprit original, profond et subtil, avec les talents nécessaires pour le faire valoir, en le plaçant au- dessus de Wolf et sur la même ligne que Leibnitz, Mérian rappelait à ceux pour lesquels Kant est venu achever le grand ouvrage commencé par J. C, pour lesquels le Christ nous a manifesté Dieu en chair, et Kantj Dieu en esprit^ que Kant pourrait avoir un successeur comme il avait succédé à Leibnitz, sans même laisser en mourant un Wolf pour appui de sa cause, pour propagateur de sa doctrine. Et la Décade annonçait le 10 fructidor an IX (août 1801), quinze jours après l'ouvrage de Villers, le volume dans lequel était inséré le dernier travail de Mérian. Dès 1792, Ancillon passait eu
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 V
revue, dans une dissertation latine, les jugements de Kant sur l'existence de Dieu; son Dialogue entre Berkeley et Hume, de 179G, était souvent une satire contre la termino- logie de Kant. Les deux Mémoires d'Engel en 1801, sur la réalité des idées générales ou abstraites, sur l'origine de l'idée de force, qui exercèrent une si grande influence sur M. de Biran, étaient dirigés contre Hume et Kant. Il faut encore citer des Mémoires de Selle, de Schwab qui, dirigés contre le Kantisme, étaient, comme les précédents, capables d'en faire connaître les grandes lignes aux philosophes fran- çais'.
En 1796 (août), la Décade annonce la traduction, par Hercule Peyer Imhoff, des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, un des plus curieux ouvrages de l'époque anté- rieure à l'apparition des doctrines crilicistes. Kant s'y montre, comme dit Barni, fin et spirituel observateur, et parle des femmes avec une délicatesse et un respect qui feraient supposer qu'il n'est pas toujours resté indifférent à leurs attraits.
En 1797, Benjamin Constant combat, dans les Réactions politiques, l'opinion d'un philosophe allemand qui allait jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous deman- deraient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. Et Benjamin Constant déclarait à Kramer qu'il avait eu en vue Kant. Ce dernier l'apprit et publia la même année un opuscule intitulé D^un prétendu droit de menlir par humanité, dans lequel il défendait sa doctrine et ses principes. Il ne se rappelait plus, disait-il, en quel endroit il avait soutenu ce que critiquait B. Constant, mais il semble bien, d'après l'exemple cité par B. Constant, accepté par Kant et repris par M"»» de Staël, qu'il s'agissait de l'article Mensonge de la Doctrine da la vertu •.
• Voyez Bartholmèss, Histoire philosophique de rAcadémio de Berlin.
2 Voyez Éléments métaphysiques de la doctrine delà vertu (trad. Barni). — La Décade annonça les Réactions politiques de B. Constant, le 29 avril 1797-
VI VVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
La Décade signalait aussi aux lecteurs français les traduc- tions de Werther et deWoldemar,lacorrespondancedeLessing avec Gleim, la publication du Spectateur du Nord, la traduc- tion du Théâtre de Schiller, d'Hermann et Dorothée, de rObéron de Wieland, du W. Meister de Goethe, d'odes de Rlospstock, du Laoocon, de Herder, etc. Il y aurait pour les historiens de la littérature allemande, un bien curieux et substantiel chapitre à écrire sur l'influence exercée, de 179 j à 1800, par les écrivains allemands, sur les productions litté- raires de la France à cette époque. Mais pour nous limiter à ce qui forme l'objet spécial de notre étude, nous signalerons deux curieux articles sur les Perceptions obscures que publia dans la Décade, le 7 et le 17 octobre 1797, Dorsch, employé au ministère des relations extérieures. Il montrait que la métaphysique, devenue une science en partie exacte depuis Locke et Condillac, était la base des sciences morales et po- litiques. « Les Allemands, disait-il, la cultivent avec ardeur, si leur marche est lente, ils ne sont pas stationnaires, s'ils n'ont point notre audace, ils creusent profondément; Kanl y fait une révolution. Depuis Aristote et Descartes, personne n'a eu plus de prépondérance métaphysique. Sa philosophie est peu connue en France, mais il serait à désirer que quelque Allemand, bien au fait de cette école et de notre langue, en traduisît la doctrine. M. Dortsch, professeur à l'Université de Mayence, pourrait rendre ce service. » Six semaines plus tard, la Décade annonçait les Essais philosophi- ques de feu Adam Smith, précédés d'un Précis de sa vie et de ses écrits, par D. Stewart, traduits par Prévost; Ginguené en donnait deux extraits dans la Décade du 20 novembre et du 10 décembre. Il insistait sur la division faite par Prévost des philosophes en trois écoles : l'école écossaise, l'école française etrécoleallemande,quiaeuLeibnilzpourchefetdanslaquelle domine aujourd'hui Kant. Prévost, ajoutait Ginguené, reconnaît dans Kant des qualités éminentes, mais voudrait qu'on distinguât ce qui lui appartient de ce qu'il s'est approprié; il croit avantageux, pour le progrès de la science, de traduire en français les ouvrages de Kant, mais estime que cette entreprise est très diiticile. A peu près à la même
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A lSl4 VII
époque paraissait la traduction du Projet d'un traité de paix perpétuelle.
Le 10 floréal an VIII (30 avril 1800), François de Neufchâ- teau présentait à l'Institut son Conservateur ou recueil de morceaux inédits d'histoire, de politique, de littérature et de phi- losophie, en 2 volumes '. Il avait eu, disait-il, l'idée de taire, travailler à une Bibliothèque germanique et il citait, pour justifier ce projet, les noms de Bode, de Pallas, de Humboldt, de Kastuer, de Lichtenberg, de Schiller, de Gôthe, de Wie- land, de Voss, de Stolberg; mais les matériaux les plus nombreux qu'il avait recueillis portaient sur la métaphy- sique de Kant, qui a remplacé Leibnitz et fondé une nouvelle école de philosophie. Dans le Conservateur il donna ceux qui lui semblaient les plus propres à faire connaître ce sys- tème, qui fait tant de bruit et occupe tant de penseurs, à côté de traductions, en vers métriques et hexamètres par Turgot, d'une partie de l'œuvre de Virgile, du rapport secret sur le Mesmérisme par Bailly, de lettres de Bulfon à l'abbé Bexon, du Précis de l'abbé Dubos par Thouret, de lettres de J.-J. Rousseau, de remarques de Voltaire sur les Essais poétiques d'Helvétius et de notes d'Helvétius sur un exemplaire des dluvres de Voltaire, de pièces relatives à l'enterrement de Molière et de Voltaire. Les morceaux qui portaient sur Rant formaient une partie considérable du second volume * et com- prenaient, sous le titre de Choix de divers morceaux propres à donner une idée de la philosophie de Kant qui fait tant de bruit en Allemagne, la Nolice littéraire sur Kant et la traduction par Villers de l'opuscule sur l'histoire universelle'; puis une traduction de la Théorie de la pure religion morale^ considérée dans ses rapports avec le pur christianisme, par Ph. Huldiger* qui l'avait augmentée d'éclaircissements et de considérations
* Chez Crapelet, XXX — 416 et 448 pages. 5 Depuis la page 29 jusqu'à la page 226.
' Voyez p. XIII.
* Villers pense que c'est un pseudonyme « qui a passablement saisi é^ailletirs les points principaux de la philosophie critique. » Ne faudrait- H pas songer, en raison même du texte traduit, à un des amis de Grégoire ?
Vni AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
générales sur la philosophie critique et avait mis en tête une épigraphe empruntée à saint Mathieu : Heureux ceux qui ont le cœur pur^ car ils verront Dieu! Huldiger avait choisi cet ouvrage, qui n'est qu'une application des principes de la philosophie de Kant à la théorie de la religion, parce qu'il était peu volumineux, et même il s'était servi d'un Abrégé fait pour las cours publics d'une université d'Allema- gne*, parce qu'il voulait sonder le goût du public avant de lui faire connaître l'édifice dont il ne montrait qu'un étage*. L'ouvrage lui paraît très piquant par la singularité, la force et l'enchaînement des idées, très essentiel et très consolant dans tous les temps par la matière qui en fait l'objet. La doctrine, présentée sous un point de vue neuf, lui semble prise dans la nature et nous apprend que nous avons en nous deux bases pour la religion, l'une qui tient à notre essence comme créatures intelligentes d'un être avec qui nous avons le rapport de connaître sa loi et sa volonté, l'autre tenant à notre état de faiblesse, à notre situation pé- rilleuse qui nécessite les secours d'une main pure et puis- sante : belle théorie qui fait de la religion la voie du bonheur et qui prouve la sainteté de l'origine du christianisme, son identité avec la nature humaine et le caractère d'universa- lité qu'on ne peut reconnaître qu'en lui seul ». Il signalait (juatre principes fondamentaux dans cet ouvrage : l» l'homme est méchant naturellement, sans l'être par essence ; 2» il pos- sède dans son âme un idéal de perfection morale qu'il peut et qu'il doit réaliser; S** la nécessité de triompher du mal et d'établir invariablement le bien, donne naissance à l'idée d'une société civile et éthique, uniquement fondée sur les lois de la vertu, dont Dieu même serait le législateur et le chef suprême, et de cette idée découle, pour chaque individu, le devoir de travailler de toutes ses forces à l'établissement
' On pourrait, en ne tenant compte que de ce passage, songer aussi à Dortsch (Cf., p. VI).
2 Cliose curieuse, l'auteur dit qu'on n'a traduit, avant lui, que le Traité sur lajiaix perpétueUe. On comprend encore qu'il ignorât Villers, mais comment ne connaissait-il pas la traduction de Imhoff?
' Voyez note 17, à la lin du volume.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1778 A 1814 IX
de cet empire divin ; 4° le culte que Dieu recevrait dans celte société ne pourrait être qu'un culte moral. En dernière ana- lyse, lorsqu'on remonte, par le secours de la raison pure et abstraite jusqu'à la première source du mal, on découvre qu'il provient d'une détermination du libre arbitre de s'écarter de la loi morale et, qu'en bien comme en mal, le libre arbitre n'a pas d'autre motif de ses actions que sa détermination, tranche, indépendante, absolue; par consé- quent le mal ne peut être expliqué que comme une adoption du libre arbitre qui s'est laissé séduire et qui a fait tomber l'homme d'un état pur et sain dans l'état misérable du péché : voilà donc l'origine du mal moral reconnue, et tel est le sque- lette de la vérité que tous les peuples, dans leurs traditions antiques, ont habillé diversement, que la majestueuse Ecri- ture elle-même a cru devoir envelopper de quelques allé- gories. L'unique occupation de notre vie, conformément au seul besoin réel de notre existence morale, doit être de l'anéantir en nous pour réhabiliter le bien sur ses ruines. Par conséquent les trois grands devoirs de l'homme, de se rendre heureux lui-même, de contribuer à la félicité de ses semblables, d'amener sur la terre le règne, le triomphe et la gloire du souverain bien par essence, ne pouvant être rem- plis qu'en s'efiforçant de réaliser l'idéal de la perfection morale, il est d'obligation stricte pour chaque individu de travailler à la fondation et à la propagation de la société éthique ou de l'église dans laquelle seulement cet idéal serait produit en réalité. Le scrutateur des cœurs sera seul le législateur et le chef de la société éthique, racine de l'église universelle; le culte qu'on lui rendra sera purement moral, les cérémonies ne seront que des stimulants pour la mora- lité, n'acquerront du prix et de l'influence que par elle. C'est là une des plus belles idées religieuses et morales que notre siècle ait vu éclore et c'est dans l'Evangile bien conçu, dans ce foyer de toute lumière et de toute sagesse, que l'auteur l'a puisée ; non seulement elle forme la base de la morale en général et de la conduite de tout homme en particulier, mais elle est encore le modèle des sociétés politiques et de l'insti- tution religieuse; elle unit la religion, la morale et la poli-
X AVANT- PROPOS DU TRADUCTEDR
tique, embrasse le présent et l'avenir, se produit et se déve- loppe sous les caractères de l'unité et de l'universalité qui sont les marques indélébiles et positives du vrai.
Quant à l'ensemble de l'œuvre de Kant, il ne lui paraît pas douteux que les écrits de cet homme célèbre ne doivent opérer une rèvohition dans f esprit humain^ que Kant ne soit un homme de génie qui s'est servi de ce beau don du Créa- teur pour ouvrir une nouvelle carrière, qui a substitué la science certaine à la science fantastique, fixé les bornes des connaissances humaines en donnant la théorie de la sensi- bilité, de l'entendement et de la raison pure, prouvé victo- rieusement l'immatérialité, et par conséquent l'indestructibi- lité de l'âme, la Kberté et l'existence de Dieu, affermi à jamais les bases d'une science aussi belle, aussi nécessaire, aussi universelle que la métaphysique, levé toutes nos incertitudes et comblé tous nos vœux. Ses écrits sont comme un fil pour se conduire à travers le labyrinthe où la vérité se cache à tous les regards : « Heureux, dit l'auteur, l'écrivain qui peut ainsi s'attribuer la gloire d'avoir été réellement utile à son espèce! Nos derniers neveux donneront à sa mémoire l'éloge si rarement mérité qu'il a fait honneur à l'homme. »
On ne trouverait, croyons-nous, ni chez Villers, ni même chez M™^ de Staël, une aussi claire compréhension du rôle que pouvait jouer un jour la philosophie critique, une appré- ciation aussi nette des services qu'elle peut r«*ndre aux esprits qui sentent l'invincible besoin d'allier la métaphysique, la morale et la religion'.
Il
La façon d'apprécier Kant change avec l'apparition du livre de Villers.
Villers*, né en 1765 à Boulay, dans la Meurthe, entra dans
* Voyez les Essais de M. Rcnouvier et la Oritique philosophique do MM. Ronouvier et Pillon.
- Cf. Slapfer, art. Villers, dans la Biographie universelle do Michaiid ; Christian Fr. jtï^urm, Beitiâge zm- Geschichto der Hansestàdte in den
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XI
l'artillerie en 1780, tint garnison à Toul, puis à Metz^ enfin à Strasbourg où il fut témoin des cures magnétiques de Mesmer et publia un roman, le Magnétiseur amoureux (1787). En même temps il étudiait le grec, l'hébreu et composait des essais dramatiques. Il accueillit la Révolution avec enthou- siasme, mais se refroidit bientôt et Ht connaître ses opinions dans divers opuscules, dont le dernier intitulé, De la Liberté (Metz 1791), eut trois éditions, mais l'obligea à quitter la France en 1792. Après avoir vainement essayé d'y rentrer, il se fit immatriculer comme étudiant à Gôttingue et entra en relations avec les professeurs Eichhorn, Heyne, Kâstner, Sar- torius, Spittler et, Schlôzer, le célèbre historien. En 1797, il faisait paraître à Berlin les Lettres Westphaliennes du Comte de R. M. à Madame de H. sur plusieurs sujets de philosophie, de littérature et d'histoire — et contenant la description pitto- resque d'une partie de la Westphalie. Dans cet ouvrage, qui est iucontestablement de Villers',il était question du magné- tisme animal et de la philosophie kantienne : Jacobi trouva les lettres charmantes et M™« de Staël les lut avec un grand intérêt*. Villers pensa alors à se rendre en Russie, oij son plus jeune frère avait déjà trouvé une patrie; mais en passant par Lûbeck, il y rencontra la fille de Schlôzer, mariée à de Rodde, un marchand qui devint sénateur et bourg- mestre; il contracta une liaison qui dura toute sa vie avec cette femme, que M™« de Staël, en 1803, appelait une grosse Allemande, dont elle n'avait pas encore percé les charmes.
Il s'appliqua dès lors à l'étude de la littérature allemande et surtout de la philosophie de Kant, il se donna pour tâche de faire connaître l'une et l'autre à la France. Un émigré français, Baudus, avait fondé à Altona une gazette, qui avait paru de juillet 1795 à janvier 1796, puis s'était fixé à Ham- bourg où il groupa comme rédacteurs du Spectateur du Nord^ tous les émigrés qui avaient quelque talent. Rivarol y vivait
Jatiren 180G bis 1814, Hamburg, 1845; W. von Bippen, Cb. von Villers, und saine deutschen Bestre.hungen, Preuss. Jahrbiicher, Bd. 27, p. 288- 307 ; Isler. Briefe ?ài Ch. de Villers, Zweite Ausgabe, Hamburg, 1883.
• Voyez Islcr, op. cit. Xi, 149, 288 et Villers, Philosopbie de Kant.
3 Isler. op. cit., p. 149 et 288-
Xn AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
alors et y publiait le Discours préliminaire du nouveau Dic- tionnaire de lalangue française, qu'il ne devait jamais achever. M"" deGenlis y séjournait; Delille y arrivait en 1799, Sénac de Meilhan y vivait quelque temps; Chênedollé, l'abbé Louis et l'abbé de Pradt, Talleyrand pouvaient y rencontrer Jacobi et Klopstock. Villers fut le principal collaborateur de Baudus ' : il donna une notice littéraire sur Kant et sur l'état de la métaphysique en Allemagne au moment où Kant avait commencé à y faire sensation. Il vantait l'incroyable variété des connaissances de Kant en physiologie, en histoire natu- relle, en astronomie, en mathématiques, dans les belles-lettres et les différentes branches de la philosophie : il montrait que Kant avait conjecturé l'existence d'Uranus découvert vingt- six ans plus tard par Herschell, qu'il avait pris une place dis- tinguée parmi les métaphysiciens etfixé sur lui l'attention gé- nérale par l'écrit intitulé, Unique base possible à une démonstra- tion de l'existence de Dieu, dont il avait depuis lors complè- tement désavoué la doctrine. L'importance de la dissertation inaugurale de 1770 *, l'influence exercée sur Kant par la lecture des Essais de Hume sur la nature humaine y sont fort bien marquées. L'apparition de la Critique de la Raison pure était signalée comme un événement qui devait produire dans le monde philosophique une révolution aussi étonnante, mais moins orageuse que celle qui se préparait dans le monde politique. Reinhold était présenté comme ayant réussi à faire goûter au public savant, en 1786 et 1787, la nouvelle philosophie. Tout en signalant l'appui que Kant semblait avoir donné par cet ouvrage à ceux qui disaient hautement que la métaphysique n'est au fond qu'une chimère, Villers montrait que Kant avait ouvert de nouvelles routes au rai- sonnement, qu'il avait rétabli, en s'appuyant sur la moralité, de nouveaux arguments pour l'existence de Dieu, la réalité de notre libre arbitre, l'immortalité de nos âmes; mais il lui paraissait cependant que ce puissant athlète était plus vigou-
* Voyez Sainte-Beuve^ Ghâtoaubriand et son groupe littéraire, vol. II ; de Lescure, Rivarol et la Société française pendant la Hévolu- lion et l'émigration.
2 Voyez p. IL
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANGE DE 1773 A 1814 XIII
reux en terrassant ses adversaires, en renversant leurs sys- tèmes, qu'en essayant de construire à son tour un nouvel édifice. Dans le même journal, Villers donna sous le titre de Critique de la Raison pure, une analyse abrégée de cet ou- vrage qui fut reproduite en allemand sous les auspices de Kant, puis une traduction en 1798 de Vidée d^ une histoire uni- verselle dans une vue cosmopolilique, qu'il croyait propre à fa- miliariser les lecteurs avec la tournure d'esprit particulière à ce philosophe, avec sa manière de raisonner et de présenter ses idées, parce qu'il n'y abordait point la métaphysique pro- prement dite, mais y développait son idée la plus chérie en politique et y exposait ses vues profondes sur la perfectibilité graduelle de l'espèce humaine. Cette traduction, réimprimée à part par Villers, le fut encore par François de Neufchâ- teau en l'an VllI, et un écrit imprimé trois fois, qui n'était pas sans analogie avec l'Esquisse des progrès de l'esprit humain^ que Comte trouvait très remarquable, a été donné, sous forme de traduction communiquée à Comte par d'Eichthal, comme complètement inconnu en France par M. Littré dans A. Comte et la philosophie positive!
Dans le Spectateur encore, Villers fit paraître un frag- ment d'une traduction en prose de la Messiade, qu'il se pro- posait de faire connaître à Delille qui, peu versé dans la langue allemande, avait manifesté l'intention de faire, pour la Messiade, ce qu'il avait fait pour l'Enéide*. A la même époque, il est sérieusement occupé de préparer un ouvrage qui fasse connaître Kant aux lecteurs français : il hésite longtemps sur la forme à lui donner, pense à publier des Lettres à Emilie sur la philosophie, puis à faire des dialogues comme Platon et Jacobi *. Enfin, il se décide à suivre la division naturelle de sa matière, à la traiter simplement, sèchement et sérieusement, et en novembre 1799, il présente à Jacobi, dont il voudrait avoir l'avis, une esquisse de son plan ou de ses divisions, dont chacune demandera un plan à part et beaucoup de sous-divisions s. En 1800, il est di.s-
< M. Isier, Lettre de Klopstock k Villers, p. 203.
' Mer. Lettres à Jacobi, p. 144 et à Schelling, p. 243.
• Nous donnons ce plan (d'après Isler, Lettre de Villers à Jacobi,
XIV AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
trait un moment de ce travail par la traduction des Lettres à Ernestine, pour laquelle Vanderbourg, le traducteui- attitré de Jacobi, lui cède ce qu'il avait déjà traduit, et qu'il songe à publier en France, lorsque Baudus refuse de la faire psi- T'dilre da.ns \e Spectateur du Nord. En 1801, Jacobi apprend par Vanderbourg, alors à Paris, qu'il est question d'un Mercure littéraire d'Europe, dont la rédaction principale serait confiée à Suard, et où la littérature allemande serait réservée à Vanderbourg: ce dernier voit Suard (ju'il con- tredit, à qui il ne croit pas avoir plu, et qui lui paraît un peu lourd dans la conversation, un peu pédant, un peu vain et de plus fidèle à l'excès aux préjugés français contre la philosophie allemande. Jacobi souhaite ardemment que l'ouvrage de Villers paraisse bientôt, d'autant plus qu'il ap- prend, par Vanderbourg encore, qu'une traduction de la oiort d'Adam de KIopstock a été jouée avec succès sur un des petits théâtres de Paris, tandis qu'on n'a jamais eu nulle part en Allemagne l'idée de la représenter*. D'ailleurs le moment était favorable : Chènedollé, Baudus, Moiitlosicr,
p. 144) parce qu'il nous montre qu'en ce moment Villers fait encore quelques réserves sur la philosophie de Kant, Ql n'a pas encore cet enthousiasme que révèle la lecture do la Philosophie de Kant :
1. Quelle i liit; iloiton s: former d'une PhilosopUie en général ?
2. En parlicuJior, d'une métaphysique ? Ce que c'est ?
3. Qiialre principaux systèmes de métaphysique possibles et, en effet, oxistaots.
^. Idée d'un point de vue transcendaeiial on métaphysique. — Sa néro^sité. -~ Distinction du tra')scendantal et du trar)S( codant.
5. Quelle métaphysique a régné jusqu'à présent en France? — Empirisme.
6. Son in<ufllsanco pour expliquer les premiers principes d) nos connaissances. Tl lui faut des fondemenls plus profonds. — Nécessité d'en revenir au Iraiisccndantal oa k un examen de la co^nilion humaine.
7. Voilà ce qu'a tenté Kant. — Analyse da fameux livre intitulé: Critique de la raison pwe.
S. C<^ qu'on peut encore trouver k redire dans ce livre, qui a cependant fait faire à l'esprit humain un pas gij^mtosquc vers le but, et qui a mis sur le chemin pour y parvenir. — Traduction littérale de ia dissertation sur ['Idéalisme fra;jsc««- danlal.
9. Comment de colto courte dissertation sont nés de gros livres. Aperçu du Stand- puncl de Bock, de ia Mathéséologie (Wissonschaftsiehre). Sectes entre les pkiio.'ophes critiques. Ahus dans leur doctrine, provenant des incursions qu'ils se permettent, sans s'en apercevoir, dans le transcendant.
10. Résultat en peu do mots, et ce que le sens commun peut garder do la partie spé- culative do la philosophie critique.
11. Court aperçu de la partie morale (Kritik der praktischon Vornnnft).
12. Oourt aperçu de ses principas pour le goût (Kritik dcr Urtheilskraftj. ' Isler, up. cil. Les lelLros de Jacobi sont en français.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 X\
Delille, presque tous les émigrés étaient rentrés en France, Kivarol se préparait lui-même à y revenir quand la mort le surprit ; Bonaparte, préoccupé d'affermir son pouvoir, se détournait du parti constitutionnel, qui comptait parmi ses membres Garât, Cabanis, D. de Tracy, Laromiguière, Dau- nou, Cliénier, B. Constant, c'esl-à-dire tous ceux qu'il ap- pellera bientôt les idéologues ; il taisait déporter 130 démo- crates, essayait de gagner le clergé à sa cause et négociait le Concordat; Chateaubriand avait donné Atala et préparait le Génie du Christianisme. La Décade annonça le 20 thermidor, an IX (8 août 1801), l'apparition de V Exposition des principes fondivncnlaux de la philosophie Iraiiscendanlale de Kanl par Villers. L'ouvrage était dédié à l'Institut national de France, tribunal investi d'une magistrature suprême dans l'empire des scie7ices, juge naturel et en premier ressort de toute doctrine nou- velle offerte à la nation. Or l'auteur se plaignait que les pro- grammes des académies et autres corps savants de France eussent été remplis, pendant les quinze dernières années, de (|uestions spéculatives faites avec une entière confiance, annoncées avec solennité, qui se trouveraient superflues et insignifiantes dans le point de vue de la philosophie trans- cendantale, que pas un de ces corps savants, pas un de ceux qui écrivirent des mémoires sur ces questions n'eût discuté, ni même elle la nouvelle doctrine ^ . Et pour bien montrer qu'il s'adres- sait à l'Institut, il avait soin de dire que si ce corps respec- t:ible eût été informé de ce que la philosophie critique ensei- frnait depuis quinze ans, il n'aurait pas énoncé comme il lavait iiit, la question de l'influence des signes (p. 174). Il parle du siiave Delille (liv), qui avait maltraité la Révolution et dé- daigné l'Institut, fait l'éloge des émigrés, s'appuie sur l'au- torité de Laharpe (lxviii) et déclame comme lui contre le superficiel matérialisme, le grossier précepte de l'amour de soi qui voudraient nous ramener à l'état des brutes (lxvii); il ne croit pas nécessaire, dit-il en forgeant un mot nou- veau, d'exposer plus au long ce sensualisme étroit qui fait tout le fond de la nouvelle métaphysique française,
* Cela est complètement inexact (cf. supra).
TVl AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
qui a ôté sa religion à la France, qui a placé les sens sur le trône de la métaphysique et l'intérêt sur celui de la morale, supprimant toute idée de moralité et d'hon- nêteté publique, paralysant la conscience, la dépouillant de la honte et de la pudeur, dégradant l'homme et amenant des maux incalculables, cette doctrine superficielle et niaise dont la dernière période est le jacobinisme, qui en était un corol- laire indispensable, cet encyclopédisme, fantôme imposant au dehors, méprisable au-dedans, qui porta le nom de la vertu sur son front et alimenta de sa substance tous les vices. Aussi s'adresse-t-il surtout à cette jeune génération qui n'a reçu encore ni la doctrine sensualiste, ni les vices raisonnes des encyclopédistes, car il s'attend à une opiniâtre opposi- tion de la part de quelques vieilles têtes de fer, qui ne peuvent rien changer à leur tendance et à leur organisation (art. vu). Et il maintient, dans sa conclusion, que la science et la mo- ralité ne peuvent se rencontrer sur le chemin que suivent la plupart des philosophes français, que le principe du sensua- lisme pour la métaphysique et celui de l'amour de soi pour la morale sont incompatibles avec toute saine philosophie (401). Il ne laisse pas d'ailleurs échapper une occasion d'in- jurier les partisans de la philosophie du xviir siècle, d'exalter leurs adversaires, de vanter l'Allemagne au détriment de la France, d'adresser aux doctrines qu'il combat des objec- tions aussi contestables pour le fond que peu précises et injurieuses dans la forme. Il parle de la populace philoso- phique (132), voit dans le xviii* siècle une période imphiloso- phiquê et de bavadarge, estime qu'il n'a offert comme but au génie que le plaisir ou le gain, et qu'il ne faut rien voir autre chose, sous ce qu'on a appelé progrès des lumières, per- fectionnement de^ sciences, conquêtes de V esprit humaiii (146). Locke et Condillac sont restés à la superficie en ce qui con- cerne la véritable méthode (44) et l'origine des connais- sances humaines (61) ; la soi-disant Logique de Condillac n'est qu'un mélange de psychologie empirique, de métaphy- sique et de théorie de la grammaire générale (47) ; il est dif- licile, à qui lit sans prévention les œuvres philosophiques de ce dernier, d'y trouver un plan quelconque et une unité de
LA PHILOSOPHIE DE RANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XVU
doctrine (150). Quant à Condorcet, le philosophe auquel peut-être se reconnaissaient le plus redevables les membres marquants de l'Institut, il est présenté comme ayant, dans son ouvrage posthume, refusé son assentiment à Locke, à Condillac et à tous leurs adhérents (176) et rangé avec Platon, Newton, Descartes, Leibnitz et Kant, parmi les adversaires de l'empirisme ! Et Villers prend encore la peine de dis- tinguer Condillac de la tourbe de ses imitateurs et de tous ceux qui ont amplifié sur l'empirisme après lui et d'après lui (189). Si les ouvrages français les plus récents four- millent de prétendues définitions de la philosophie, il n'y a rien à y apprendre, pas une idée saine à y acquérir (29). Les écrivains qui ont suivi Condillac ont disserté à perte de vue sur l'analyse, sur l'esprit humain, sur les idées claires, sur le rapport des signes aux idées, mais l'école est restée en possession de la vraie logique (48). Les petits philosophes à la mode sourient avec compassion au seul nom de la méta- physique qu'ils ne comprennent pas (59), ils appelleraient métaphysicien le Cuisinier français, s'il s'était avisé de s'étendre un peu sur les propriétés des épices qu'il mettait en œuvre (147). Mais il faut que l'heure de l'empirisme sonne (92); il faut une métaphysique nouvelle et scientifique à la patrie de Lavoisier, de Lalande et de Laplace, une nou- velle théorie des arts à ceux qui possèdent aujourd'hui les plus fameux chefs-d'œuvre dont s'honoraient jadis d'autres contrées, une nouvelle morale, pure comme celle de l'Évan- gile et sévère comme celle du Portique, à une nation qui tend sérieusement à jouir d'une liberté raisonnable, qui ne veut plus ni libertins, ni terroristes, ni la corruption des cours, ni la férocité des clubs (206) *. D'ailleurs, il n'y a que des lêtes systématiques qui soient capables de tirer parti de l'expérience : un faiseur d'expériences est un maçon qui peut bien aligner les pierres et remuer du mortier, mais il faut que la pensée de l'architecte ait précédé et réglé la place des matériaux (220). Parmi les adversaires de l'empirisme,
' Voyez le célèbre passage de Cousin : Puisse notre voix être entendue des générations présentes, etc., et Taine, Les philosophes classiques du ixv siècle, 5» édition, p. 145 et 302.
KAMT, Crit. de la rais. prat. §
XVIII AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Malebranche et Réranflech ont exposé une philosophie qui repose sur une hypothèse, mais qui est religieuse et sublime (85), le kantisme, qui a donné au naatérialisme le coup de grâce, sauve la morale et la religion des atteintes du raison- nement et de la spéculation, enseigne à l'égard de Dieu la doctrine de Saint-Paul (406), semble avoir été suscité par la Providence pour faire renaître universellement une religion positive (168). Ses adversaires sont des envieux et des Zoïles, des beaux esprits, des beaux diseurs, des aboyeurs; il aura contre lui la frivolité française que caractérisent le persiflage, la légèreté et la dissipation, le bel esprit qui attire les sciences vers le superficiel, une secte niaise qui au nom du bon goût prononce sur tout en ignorant tout.
Dédier un semblable ouvrage à l'Institut, qui comptait parmi ses membres ou ses lauréats, Grégoire, Sieyès, François de Neufchâteau, qui avaient déjà essayé de faire connaître la philosophie de Rant, Keinhard venu en France vers 1786, Degérando et Prévost qui avaient déjà rendu une justice éclatante à Rant dans leurs ouvrages manuscrits ou imprimés, Volney, Garât, Cabanis, Lakanal, Daunou, Rœde- rer, D. de Tracy, Laromiguière, Thurot, qui se rattachaient à Condillac pour la méthode tout au moins, qui tentaient alors, non sans succès, de donner un vigoureux élan aux recherches philosophiques et qui, loin d'être les alliés des jacobins, avaient pour la plupart été leurs adversaires ou leurs victimes, cela pouvait paraître singulier, mais étnit fort peu propre à faire étudier et accepter une doctrine pré- cédée d'un préambule si injurieux pour les Français qui ii'avaient pas émigré et étaient demeurés Sdèles à la philoso- phie du xviii* siècle. Aussi la Décade philosophique, où écri- vaient Ginguené, Rœderer, Fauriel, Gabanis, J.-B. Say, etc., parlant du principe du beau dans les arts, citait un extrait du livre de Villers et raillait tout à la fois l'interprète et le philosophe : « Le grand philosophe de la Germanie va nous apprendre, disait l'auteur, ce que personne avant lui n'avait imaginé, que le principe de l'imitation de la nature dans les beaux-arts est mesquin et insuffisant. Nous nous empres- sons de recueillir, avec respect et reconnaissance, les sublimes
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XiX
maxiraes de ce dernier, si célèbre dans les universités d'outre- Rhin, et qui doit un jour, avec plus de succès encore que Mercier, détrôner Locke et Gondillac »'.
Vingt jours plus tard, la Décade, par la plume de Ginguené, semble-t-il, revenait sur l'ouvrage de Villers : tout en rail- lant finement et sans pitié l'interprète, elle faisait l'éloge de Kant et s'engageait à discuter posément avec Villers, s'il voulait prendre la peine de motiver son analyse de l'intelli- gence humaine :
« Citoyens, disait l'auteur, il vient de paraître un livre « extrêmement divertissant, écrit dans le vrai style maca- <t ronique, et dont il est impossible de méconnaître le mé- « rite, pour peu qu'on ait de tact et de "bonne humeur. Ce- « pendant l'auteur montre partout, pour les lecteurs français, « une tendre sollicitude qui va jusqu'à la commisération : il « avertit (p. 254) que c'est par pitié pour eux qu'il n'a donné « que 430 pages grand in-8" à son opuscule, car, dit-il, je « devais éviter, dans un premier essai, d'être trop volumi- « neux et ménager la grande majorité des lecteurs français « qui se rebutent facilement quand on veut les contraindre à <i méditer et à réfléchir trop longuement. Réfléchir longtemps « de suite, est en efifet une fatigue; mais réfléchir longue- « ment, c'est, je présume, réfléchir comme l'auteur, et cela c< ne doit pas causer une grande dépense de forces intellec- (t tuelles; au reste, je peux me tromper, en fait de physiolo- « gie, tout dépend de l'individu.
« ... J'ai trouvé un moyen très efficace de seconder la bien- ce veillance du jeune auteur pour ses pauvres lecteurs... Je les « avertis que l'ouvrage commence à la page 251 et finit à la « page 262... Les 250 pages qui précèdent sont ce que l'In- « timé appelle le beau dans son plaidoyer, ce qui ne fait rien <i au sujet... ces douze pages renferment la décomposition de « notre intelligence, telle qu'on nous prescrit de la croire et « il faut la bien entendre pour aller plus loin, or je ne pense (t pas qu'il y ait un seul être cognitif, quelque pur qu'on le « fasse, qui y comprenne rien, quelque simple qu'on le sup-
• 3U fructidor an IX. — Voyez p. XXII.
XX AVANT-PROPOS DU IRADUCTEUB
« pose,qui ose croire y rien comprendre,— et dans ce cas, il « n'a ni le besoin ni l'obligation d'aller plus loin, ce qui est « assez doux.
« Il ne faudrait pas que les lecteurs qui n'entendraient pas « bien cet énorme ouvrage de douze pages, en conclussent » qu'ils sont tout à fait indignes de comprendre la philoso- « pliie de Kant, car il est presque aussi difficile de la recon- « naître que de retrouver le Traité des richesses de Sénèque « dans l'analyse qu'en fait Hector.
€ Kant est un philosophe célèbre dont on peut fort bien ne « pas plus aimer certaines opinions que l'harmonie prééta- « blie de Leibnitz ou le Tout en Dieu de Malebranche, mais « qu'on ne pourra jamais traiter avec légèreté... notre au- «teur... a trop cru, en rentrant dans ce pays-ci, qu'on n'y « savait rien, parce qu'il ne savait rien de ce qui s'y faisait... « S'il veut prendre la peine de motiver son analyse de l'intel- « ligence humaine, ou de l'être cognitif comme il l'appelle, et « de la justifier contradictoirement avec celle de Condillac ou « de tel autre philosophe, nous la discuterons posément avec «L lui; il verra que c'est là le nœud de la question. »
Pendant le dernier trimestre de l'an IX, Degérando fit à l'Institut une seconde lecture de son Mémoire sur la Philoso- phie de Kant. Le secrétaire Lévesque, plus compétent comme historien que comme philosophe, signala ce Mémoire, dans la Notice des travaux de la classe, le 15 vendémiaire an X : « La philosophie de Kant, disait-il, partage le public savant de l'Allemagne, elle excite des haines nationales et des haines étrangères, et des Allemands insultent aux Français parce qu'ils n'ont pasgrossi la secte du professeur de Kœnigsberg. » Sans suivre Degérando dans ce travail, parce qu'il aurait fallu employer les termes techniques de l'école et ensuite les expliquer avec l'incertitude de les avoir compris et de se faire entendre, Lévesque disait seulement que Degérando avait rendu un juste hommage au génie fécond et hardi du phi- losophe allemand et à la vaste étendue de ses connaissances, mais sans dissimuler que ce novateur philosophe, par la na- ture de ses méthodes, inspire de justes préventions contre son système et qu'elles sont encore augmentées par les pré-
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1T73 A 1814 XXI
tentions qu'il affecte et par l'obscurité dont il s'enveloppe ou que peut-être il ne pouvait éviter.
Villers fit paraître une brochure intitulée Kanl jugé par rinstitut, dans laquelle il malmenait tout à la lois l'Institut et la Décade. Celle-ci, qui avait déjà, en analysant le travail de Lancelin sur V Introduction à l'analyse des sciences, fait remarquer que cet ouvrage, en présentant une analyse simple et vraie de l'entendement humain et les éléments de la saine philosophie, est par cela même la réfutation de l'ouvrage intitulé Philosophie de Kant, revint à la charge et rappela à Villers qu'elle l'avait invité à discuter avec lui son analyse de l'entendement : « L'un des précepteurs nouvellement ar- « rivés (d'Altona) pour nous apprendre à lire, disait l'auteur « de l'article sur un soi-disant disciple de Kant, après avoir « annoncé qu'il allait jeter une bombe qui retentirait jus- « qu'aux rives de l'Elbe, et allumerait un incendie philoso- « phique, a lancé chez un libraire de Metz cette bombe ter- « rible... On n'a entendu qu'un pétard... Au bout de quinze « jours, le pétard a été oublié du public et les philosophes de a Paris ne s'en sont ni émerveillés, ni épouvantés, ni cour- « roucés... On leur avait annoncé une grande chose, et ils <( n'en ont vu qu'une petite; ils désiraient connaître un phi- « losophe étranger, très respectable et trop peu connu, et on
0 leur dit de grosses injures, on insulte la France littéraire « et on ne leur apprend rien... Ils attendent mieux et passent « leur chemin... 11 paraît que le soi-disant disciple de Kant a « été piqué... Il vient de lâcher un pamphlet dans lequel il a cherche à prouver par alqui et ergo^ que la classe des a sciences morales et politiques de l'Institut, qui a seulement « entendu un Mémoire du C. Degérando sur la philosophie
1 de Kant, a jugé et mal jugé ce philosophe célèbre. Il prend o et travaille en conséquence des phrases vagues, non du a Mémoire sur Kant, mais d'un compte-rendu par un secré- « taire, et essaie de faire sonner de grands mots, évitant tou- « tefois les points de la question philosophique... Il n'y a « que de l'amertume dans ses vingt-quatre pages. Nous con- « sentons qu'il en veuille à la Décade..., mais il s'en venge- c rait bien mieux en acceptant l'invitation qu^elle lui a faite
XXII ÀVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
« de discuter avec lui son analy de rentendement. S'il vrut « l'exposer, c'était à cet arlicio (}ui va au lait qu'il eût fallu « répondre... Peut-être garde-t-il le silence sur celui-là pour « en profiler à son retour d'AUeraajjne où il est retourné, « dit-on, sans doute pour consulter Rant, sur le ton conve- a nable aux discussions philosophiques ». »
Rant n'était pas heureux à cette époque avec ses défen- seurs. Mercier, l'auteur du Tableau de Paris, qui se donniiit comme le disciple de Rétif de la Bretonne, « l'amateur du tour de jupe de Rosalie Poinot, comme disait Ginguené, et le volumineux romancier des couturières i>,qui l'avait mémo proposé pour la section de morale, s'était fortement pro- noncé contre le système astronomique de Newton et pour les idées innées; il avait combattu l'ennuyiux et illisible Locke, traité de sottise, de folie, la statue ou plutôt la pou- pée de Condillac, appuyé le système des idées innées sur Des- cartes, Malebranche, Bonnet et la Sagesse çut, sous le nom de Kant, remplit d'admiration toute l'Allemagne '. Aussi défendit- il, même avant Villers, Rant qu'il crut attaqué par Degé- rando, dans deux Mémoires *, où il lui attribuait la gloire d'avoir fait les découvertes les plus neuves en métaphysique. Mercier ne réussit d'ailleurs pas plus que Villers à faire perdre complètement à Rant les sympathies de l'institut. Dans les différents votes qui eurent lieu pour la présentation parla seconde classe des trois candidats parmi lesquels l'Ins- titut choisit, comme associé étranger Niebuhr, qu'il préféra ainsi à MûUer et à Bentham, Rant obtint un nombre assez considérable de suffrages *. Mais si l'ouvrage de Villers pou-
* 20 brumaire an X.
=* Décade philosophique, 10 et 20 floréal an VIII.
3 Le premier est consacré à Kanl, le second porte sur la philosophie de Kant, comparée à celle de Fichtej, savant d'Iéna, en Saxe (ancienne Académie des sciences morales, manuscrits, carton n» 2).
* Nous trouvons, parmi les papi ns que M. Jules Simon a bien voulu nous permettre de consulter, trois voles dilTéronts : dans l'un, Kant eut 200 suffrages, tandis que Rumford, Mûller, Niebuhr, Herder, Fox et Horne-Tooke en oblenaient 289, 278, 277, 220, 201, 153 ; dans un autre, Kant en eut 203, tandis que .lefferson, Rumford, Mûller, Niebuhr. Fox, Young. Herder en obtenaient 360, 319, 276, 233, 217, 216, 206;
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXIU
vait taire du bruit, il était impossible qu'il eût un succès sérieux. Laiicelin le trouvait plus digne du xiii« que du XIX» siècle, composé d'un ramas de chapitres décousus, sur- chargé de citations et d'injures très peu philosophiques. D. de Tracy, moins mordant, se bornait, en citant l'ouvrage de Kinker, à louer l'auteur et le traducteur de ne manifester ni mépris ni dédain pour ceux qui sont moins persuadés, et à expliquer pourquoi les philosophes français avec lesquels il se trouvait en communion d'idées, ne pouvaient accepter le système de Kant. Samuel Adams appréciant, dit- il, le système avec le sens commun, accuse Kant d'être tombé dans le scep- ticisme, d'avoir nié l'existence de Di«'U, tout en sachant bien (]ue, pour échapper au reproche d'ériger en système l'é- goïsme et le matérialisme, Kant établit l'existence d'un Dieu sur la seule conviction du cœur, parce que cela ressemble trop aux dénouements tombés du ciel de quelques drames allemands, mais estime que ce serait pour la Décade un acte de justice de faire connaître ce système aux lecteurs dont la curiosité n'a été qu'excitée par la publication de Villers. Ceux qu'on ne saurait soupçonner d'être hostiles à Kant se montrent fort sévères pour Villers. Degérando, qui d'or- dinaire ménage tout le monde, dit que l'ouvrage ne lui a point paru présenter la véritable tendance de la philosophie de Kant, qu'il est de peu de ressource pour l'étude du criti- cisme : «i S'il a voulu, dit-il, s'adresser aux hommes super- ficiels, son analyse est beaucoup trop obscure, s'il a voulu s'adresser aux penseurs, elle est beaucoup trop insyttisante. J'aime à croire que si M. de Villers refaisait cet ouvrage, il alfirmerait moins, prouverait mieux, conserverait plus d'é- gards pour les opinions des autres et donnerait plus de clarté à l'exposition des siennes. » Et il plaçait bien au-dessus de ce livre la traduction de Kinker par Le Fèvre. Boddmcr qui, comme Villers, voulait amener à douter de la certitude des opinions de l'école empirique, pour engager les penseurs à examiner la philosophie de Kant, et dont Villers disait lui-
enfln, dans un autre, Kant en eut 224, Niebuhr, 360, MûUer, 346, Bentham, 344. Herder, 339, Rumford, 306, Fox, 276, Home-Tooke, :66.
XXIV AYANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
même qu'il y avait du bon dans son livre, trouvait l'ouvrage absolument insuffisant pour faire connaître la philosophie transcendantale, quoique la première partie lui parût écrite avec beaucoup d'esprit et de sel, très propre à réveiller les esprits endormis et à attirer l'attention du public sur ces matières : « Si son intention, ajoutait-il, avait été de faire du bruit et d'acquérir de la célébrité, elle est remplie et il a réussi, mais il a cru devoir se faire léger pour être à la portée d'une nombreuse classe de lecteurs, et il ne nous a montré qu'un squelette très imparfait de la doctrine de Rant. » Et M""^ de Staël, à qui Villers disait modestement que son livre avait au moins un trait commun avec la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales^ c'est qu'il était trop fort pour le public auquel il était destiné, lui écrit à lui- même que s'il n'a pas eu tout le succès qu'il méritait, c'est qu'il n'a pas voulu avoir de l'adresse dans sa manière de présenter les idées de Rant et de combattre celles de ses adversaires». En Allemagne, d'ailleurs, Schelling en lit un compte-rendu dans le Journal critique de la philosophie qu'il publiait en collaboration avec Hegel, et tout en se plaçant à un autre point de vue, se montra presque ausai sévère que les philosophes français. Villers eut beau lui écrire comme justification qu'il avait voulu se mettre à la portée des lecteurs de France pour lesquels les coulisses et l'art de la cuisine sont les deux points entre lesquels roule l'exercice de leur pensée (Coulissen und Kochkunst siyid die zwei A7igetn aller dortigen Denkiibung), Schelling n'en maintint pas moins le jugement qu'il avait porté, tout en affirmant qu'il n'avait nullement voulu attaquer personnellement l'auteur «.
On pouvait supposer que Napoléon, alors en lutte avec les idéologues, accueillerait avec joie un ouvrage qui combat- tait leurs doctrines et proposait, pour les remplacer, une doc- trine nouvelle. Villers crut un instant que celui qui avait été comme lui officier d'artillerie, patronnerait son livre. Bonaparte lui en demanda un précis, et on pensa en Alle- magne qu'il avait réussi à intéresser U grand Bonaparte au
^ Mer, p. 270, lettre du 1" août 1802. - Jsler, p. 242 à 250.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXV
kantisme *. Mais Bonaparte trouvait en de Bonald, Chateau- briand et autres défenseurs du catholicisme, des adversaires bien plus décidés encore de l'idéologie; il n'était pas sûr de rencontrer dans les partisans d'une philosophie dont l'auteur était estimé et vanté par ceux qu'il redoutait, un appui aussi assuré que celui qu'il crut trouver vers 1810 chez Royer- Collard et ceux qui, avec lui, combattaient le condillacisme sous toutes ses formes, et le kantisme ne put compter sur sa protection.
III
L'année même où Villers avait fait paraître la philosophie de Kant, Le Fèvre traduisait du hollandais l'essai de Kinker contenant une exposition succincte de la Critique de La raison pure. Le traducteur s'étonnait que deux nations justement célèbres, l'Angleterre et la France, n'eussent pas encore daigné s'occuper d'un système qui venait de révolu- tionner le monde philosophique, il semblait prendre à son compte l'opinion de l'auteur des Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, que ni la vérité ni l'erreur, cachées au Fond du puits, ne plaisent en France, et considérer la Philosophie du bon sens de d'Argens comme l'expression de la pensée nationale. 11 affirmait que Kant a seul fourni les moyens de sortir d'un embarras inextricable, qu'il a, en s'élançanl du point où s'était arrêté le plus profond des sceptiques modernes (Hume), élevé un édifice nouveau à la vérité, dont les fondements sont aussi anciens que la raison même. Quant à lui il s'est uniquement proposé d'aplanir la voie de la Critique de la raison pure à ceux que préoccupe la solution de ce problème, que pouvons- nous savoir? en laissant de côté l'autre question non moins intéressante pour nous, que devons-nous faire ? qui appartient à la Critique de la raison pratique ".
i hier, p. 70, lettre de Gerstenberg : « Man hotte mir gesagt, dass sie 50 gliicklich gacesen wiren, Ihrsm ehmaligen Freunde und Bekannten, dem grossen Bonaparte, ein lébhafles Interesse fur die kanlische Philosophie beizubringen, »
« L'ouvrage contient VIH-184 pages, dont onze consacrées à Tin-
XXVI AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
L'année suivante, en avril et en mai (7 et 30 floréal an X), Destutt de Tracy lisait à l'Institut un important et curieux mémoire où il prenait pour point de départ la traduction de Le Fèvre, sans négliger toutefois, disait-il, d'étudier Kant dans ses propres ouvrages, du moins dans la version latine, car il n'entendait pas l'allemand. Il relevait les phrases usées, sur la prétendue légèreté des Français et sur le peu de profondeur de leur philosophie, dont s'était servi le traducteur auquel il reconnaissait toutefois un grand mérite. Puis, rappro- chant le système allemand de la méthode française, il le faisait passer dans son creuset pour voir si, contre son attente, il soutenait cette épreuve dans son ensemble et dans toutes ses parties et recueillir soigneusement ce qu'en résidu il y trouverait de réellement précieux, pour le réunir à ce que la France possède déjà. Sans s'arrêter à l'obscu- rité, qui est une forte présomption contre le système et qui suffirait pour ensevelir dans l'obscurité une philosophie française, il s'attache à l'étude de l'idéologie de Kant. D. de Tracy se montre fort sévère dans l'appréciation de la doctrine de Kant qui présente, dit-il, une décomposition incomplète et fausse de notre faculté de penser, nous donne une notion très inexacte de notre sensibilité, qui reconnaît en nous des facultés pures, prétend nous donner des connais- sance pures qui sont de purs néants, personnifiés par l'abus des mots et par un emploi vicieux des idées abstraites dont on fait des êtres réels et existants. Et il ne faudrait pas croire qu'il n'y a dans cette critique faite par un philosophe ayant lui-même des idées toutes difl"érentes, que des négations op- posées à des affirmations : D. de Tracy a plus d'une fois fort bien aperçu les difficultés que soulève la Critique de la raison pure. Ce qu'il reproche d'ailleurs avant tout à Kant, c'est de chercher à former un vaste système qui embrasse la métaphy- sique, la morale, la politique, ce qu'il reproche aux philo- sophes allemands, c'est de professer la doctrine de Kant comme on professe la doctrine théologique de Jésus, de Mahomet ou de Brahma, comme on a été platonicien, stoïcien,
troduction. 10 à la faculté de connaître en général, 12 à la sensibilité, 67 à l'entendement et le reste à la raison.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXVH
académicien, scotiste, thomiste ou cartésien, au lieu de se borner, comme les Français, à n'avoir aucun chef de secte, à observer des faits, à recueillir des vérités sans se presser de bâtir les systèmes. Il fait remarquer encore, en ce qui concerne l'étude de l'esprit humain, que les Allemands ne sont pas suffisamment instruits des nombreuses observations faites récemment en France pour développer toutes les circons- tances de nos opérations intellectuelles et les effets des agents qui agissent sur elles et sur lesquels elles réagissent, de ne prendre en considération ni nos organes, ni les signes du langage ni les méthodes de calcul ; ils ne connaissent même pasCondillac; ils n'étudient guère que le Traité des sensations qui forme plutôt un recueil de conjectures quunedescriplioa, ils ignorent la Grammaire^ VArt de penser ^ de raisonner, la Langue des calculs et le Traité des systèmes, chef-d'œuvre qui réfute à l'avance tout ce qui est fondé sur des idées abstraites et générales et sur des hypothèses à priori. Remar- quons enfin que D. de Tracy parle de Kant lui-même avec beaucoup d'estime : c'est un homme dont il respecte les lumières, un philosophe très distingué, célèbre par un grand nombre d'ouvrages justement estimés dans beaucoup de genres, recommandable par un grand zèle pour le progrès des lumières et pour la propagation des idées saines et libérules, qui doit avoir de grandes qualités pour avoir acquis en Allemagne une considération aussi grande et des disciples aussi habiles et aussi éclairés •.
En 1802, un Suisse, W.-R. Boddmer, publiait en 160 pages un ouvrage intitulé, le Vulgaire et les métaphysiciens ou doutes et tues critiques sur l école empirique, par lequel, en ébranlant la métaphysique régnante, il voulait engager les Français à examiner la philosophie transcendante, étonnante par la hardiesse de ses principes, la profondeur de sa marche, la fécondité de ses résultats. Sans affirmer que la vérité fût tout entière dans les ouvrages de Kant, il trouvait du moins qu'ils auront fait faire des pas immenses dans la science de
* Ce mémoire inséré dans le 4* volume des Mémoires de l'InslUui ntUionai, qui fut publié en vendémiaire an XI, comprend plus de 60 pages (544 à 606) in-4*.
XXVra AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
l'homme. Mais les commentaires et les extraits que l'on a publiés en France sur la philosophie de Kant lui semblent absolument insuffisants pour la taire connaître, c'est la Cri- tique de la raison pure elle-même, ce sont tous les autres ouvrages de ce beau génie qu'il faut étudier et approfondir dans leur langue propre, pour pouvoir bien connaître son système. Locke n'a, selon lui, mis dans son exposition des fa- cultés et des opérations intellectuelles, ni précision, ni ordre, ni méthode, ses principes sont vagues, incohérents et confus. Condillac est vivement critiqué. Bonnet, cet immortel génie, a donné une théorie absolument insuffisante pour expliquer le jugement, le raisonnement et la formation des notions. Degérando, dont le grand et bel ouvrage sur les Signes est dans les mains de tout le monde, a traité toutes les parties de la métaphysique, soit dans ses principes, soit dans ses applica- tions avecautant de profondeur que de génie, il a soulevé un des coins du voile qui couvrait aux empiristes purs les lois sub- jectives de la cognition, voile que paraît avoir arraché entiè- rement la philosophie transcendantale. Toutefois, contraire- ment aux disciples de Kant qui exigent déjà une foi implicite en leur chef, il veut qu'avant d'adopter en France les opinions de la nouvelle doctrine, on les soumette à la critique la plus rigoureuse et la plus approfondie.
Dans son grand ouvrage, publié en l'an XIII sur l'Histoire comparée des systèmes de philosophie, Degérando donnait aux doctrines de Kant et de ses disciples une part telle qu'il s'exposait, disait-il, à être accusé d'avoir détruit à leur profit l'harmonie de son œuvre; il vantait l'Allemagne, cette nation si riche en matériaux de tous genres, Kant, une des têtes les plus fortes et les plus inventives que l'Allemagne ait pro- duites, cherchait à justifier la France du reproche que lui adressaient les Allemands d'ignorer le kantisme, rappelait que plusieurs de nos hommes les plus distingués avaient lu les ouvrages des kantiens ou dans les originaux ou dans des traductions latines, avaient eu des conférences suivies sur la philosophie critique avec quelques-uns de ses plus éclairés sectateurs. Il rappelait qu'il avait essayé delà faire connaître dans son premier ouvrage couronné par l'Institut, qu'il avait
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXIX
lu ensuite un Mémoire sur ce sujet à l'Institut, quedèsl'anVI, il avait formé le projet de traduire en les annotant, l'analyse donnée par Kieseweter du Criticisrae, la Métaphysique des mœurs et les Prolégomènes de Kant, que ces traductions presque achevées avaient passé dans les mains de plusieurs de ses amis, mais qu'on l'avait détourné généralement de les mettre au jour. Quand il a commencé l'étude du kantisme, il a été prévenu en sa faveur par l'opinion d'hommes qui lui inspirent une profonde estime, aussi n'a-t-il rien négligé pour découvrir ce qu'il peut contenir d'utile. Il a réuni et consulté les matériaux suivants : les trois Critiques (2* édition), les Prolégomènes, les Éléments métaphysiques de la nature, la Métaphysique des mœurs, les Écrits détachés, etc., les Com- mentaires de Schulz, deSchmid, de Kieseweter, les notices ren- fermées dans les recueils de Fùlleborn, doux notices manus- crites faites par. despartisanstrès éclairés delà philosophie de Rant. L'exposition donnée par Degérando est considérable: elleoccupe,en y comprenant les systèmes sortis du kantisme, de Fichte, de Schelling, de Bouterweck, deBardili, deux cha- pitres comprenant ensemble 170 pages, c'est-à-dire 20 pages de plus que ne lui en accordait Villers*. Degérando met en lumière successivement, grâce à de nombreuses citations, les intentions de Rant, c'est-à-dire le but qu'il a poursuivi et les problèmes qu'il s'est posés, puis ses méthodes et ses nomen- clatures, enfin l'application qu'il en a faite ou les résultats qu'il a obtenus. L'importance des jugements synthétiques à priori dans le système est bien marquée ;lerôle joué par la rai- son pratique, venant combler les vides immenses causés par la raison spéculative, et qui est, comme l'a observé Reinhold, une aile que Rant a prudemment ajoutée à l'édifice dont il remarquait l'insufiisance, n'a peut-être pas été aussi exac- tement saisi, l'accusation adressée à Rant d'être tombé dans l'empirisme, les trois erreurs trouvées dans ce système où les
• Le volume de Villers est divisé en deux parties : la première com- prend des notions préliminaires, la seconde, intitulée Philosophie de Kant, est consacrée à l'exposition des principes fondamentaux de la philosophie transcendantalc et va de la page 251 à la page 399.
XXX AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
vérités ne sont qu'en germe S permettraient sans doute de contester que Degérando ait bien saisi l'œuvre de Kant ; mais le même reproche, en admettant qu'il soit fondé, pour- rait être fait à plusieurs de ceux qui, en France et en Alle- magne, se sont occupés du kantisme et il porte sur l'inter- prétation plutôt que sur l'exposition du système. Tous ceux qui, après avoir étudié dans les sources la philosophie alle- mande de 1780 à 1803, liront l'ouvrage de Degérando, con- viendront qu'il la fait connaître d'une façon aussi exacte et aussi détaillée qu'on pouvait le souhaiter alors et beaucoup mieux même que plus d'un historien postérieur.
En 1808, Degérando revint sur la philosophie de Kant dans le rapport historique sur les progrès de la philosophie depuis 1789, présenté à l'Empereur par la classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut. Aucune nation de l'Europe, disait-il, n'a réuni un ensemble aussi complet de travaux sur l'histoire de la philosophie ; seule l'Allemagne nous a pré- senté un brillant système, celui de Kant, qui, sur un problème insoluble, a produit les efforts les plus hardis peut-être que la métaphysique ait tentés depuis Aristote; on a admiré l'en- semble systématique qui unit toutes les parties de sa doctrine, applaudi à une foule d'analyses ingénieuses, d'aperçus fé- conds, éprouvé une sorte d'enthousiasme pour cette morale stoïque et désintéressée qui bannit du code de nos devoirs tous les calculs de l'égoïsme. En même temps Degérando signalait les travaux de Stapfer,qui avait cherché à mettre la partie la plus épurée de la doctrine de Kant en harmonie avec le christianisme.
En 1805, Prévost, dans ses Fssais de philosophie, disait que la philosophie de Kant était connue en France par des abrégés assez clairs et assez bien faits pour qu'on pût en juger, mais que les esprits ne semblaientpas disposés à l'accueillir; il indiquait, dans le cours de son ouvrage, quelques points qui lui paraissaient avoir été bien mis en lumière par Kant. La même année, D. de Tracy, trouvant dans le grand ouvrage
* Ces deux derniers points se trouvent dans le 3» volume où Jeu Considérations sur le crilicisme tiennent prés de ÎJO i>agos.
LA PHII.OSOPHIB DE KANT BN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXI
de Degérando un respect excessif pour les préjugés popu- laires que nous croyons, disait-il, peut-être à tort, communs en Allemagne, et une tendance trop marquée à parler des Français comme de gens légers, volages, impatients, reculant à la vue d'un in-4°. très inférieurs à leurs voisins, répondait à son tour aux disciples de Kant qui accusent les Français d'ignorer et de dédaigner la doctrine de leur maître : « Beau- coup de personnes parmi nous, disait il. connaissent les idée? de Kant, quelques-unes les adoptent; mais le plus grand nombre les rejette et les néglige, parce que, cultivant beaucoup l'étude de l'intelligence humaine, nous pensons en général que ces idées reposent sur une connaissance très imparfaite de nos facultés intellectuelles et que nous n'aimons pas à nous occuper de ce qui nous parait porter sur une base fausse. » Il est d'ailleurs persuadé que ce sont là précisément les rai- sons dont se sont servis les amis de Degérando, pour l'en- gager à ne pas publier les traductions qu'il avait déjà faites ^ Le jugement porté par D, de Tracy est, dans ses grandes lignes, accepté par presque tous les idéologues : nous avons déjà cité celui de Lancelin; Laromiguière parle du vice de quelques modernes dont les écrits semblent vouloir faire revivre la barbarie du moyen âge*. Thurot' avoue que Kant a traité quelques-unes des questions les plus difficiles de la métaphysique avec une sagacité peu commune, mais il ne voit dans son système que des combinaisons de notions abstraites, d'autant plus profondes qu'elles sont plus vides. Daunou se montre plus sévère encore et Portails n'est guère plus indul- gent. En revanche, les adversaires des idéologues, ceux qui cherchent à faire accepter des doctrines nouvelles, en parlent avec beaucoup d'estime. Chateaubriand le cite, dans le Génie du christianisme, comme ayant combattu Locke et Condillac,
* Logique, p. 287 (note).
« Ce qui est assez curieux, c'est que prenant Villers à la lettre, s'ap- puyant en outre sur Slapfer et sur la traduction latine de Schmidt- Physeldek, il combat Kant comme allant plus loin |ue Gassendi, Locke et Condillac (5« éd., II, 160).
3 Daunou dit de lui que Reid, Kant, Platon, Leibnitz, ne lui étaient pas moins familiers que Condillac, etc.
XXXn AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
et demande plus tard à Barchou de Penhoëii de le renseignei sur sa philosophie; Gall et Spurzheim le louent et acceptent sa doctrine sur la liberté*; Ampère, dès 1805, discute les réflexions de M. de Biran avec un Genevois qui est grand partisan de Kant. En 1812, écrivant à Biran qu'on n'a aucune idée de Kant si l'on s'en rapporte à Degérando, à Villers ou à D. de Tracy, il affirme que si Kant s'est trompé dans les conséquences, il a profondément marqué les faits primitifs et les lois de l'intelligencehumaine*. Cuvier, qui avait eu pour maître Schwab, l'adversaire de Kant, avait cependant prorais à Villers de faire un compte rendu de son ouvrage dans la Décade et il lui écrit en 1802 pour lui demander ce que pen- sent les kantistes de ce que l'on fait en France et lui annoncer que « nos matérialistes, n'ayant pas voulu des noumènes et de l'entendement pur, vont être obligés d'avaler la transsubstan- tiation^ » Stapfer cherche à lui gagner des adhérents, écrit pour la Biographie universelle les articles Kant et Villers ; la Société philosophique fondée dès 1811 compte parmi ses membres, outre Royer-Collard, M. de Biran et Cousin, Cuvier qui avait étudié avec Schwab, Ampère, Degérando et Stapfer, Guizot qui se vantait d'avoir été élevé à l'école de Lessing : elle eut plus d'une fois l'occasion d'exposer, de discuter et d'accepter en tout ou en partie les doctrines de Kant.
Nous arrivons enfin au plus illustre des écrivains qui ont admiré Kant et l'ont fait admirer, à M""' de Staël.
Dans son livre sur la Littérature, M°" de Staël accusait les littérateurs allemands de manquer de goût. A Villers, qui le lui reproche, elle répond, le 1" avril 1802, qu'elle trouve Locke très conciliable avec Kant; elle est d'accord absolument avec lui sur les conséquences qu'il tire du système qui fait tout dépendre des sensations et qui dégrade l'âme au lieu de l'élever, mais elle distingue Diderot et Helvétiusde Rous- seau, de Montesquieu et raèmede Voltaire en son bon temps. Quant àCondillac, c'est un homme qui lui paraît avoir par-
♦ Des dispositions innées de l'âme et de l'esprit, 1811, pages 178 et 181.
» B. Saint-Hilaire, Philosophie des deux Ampère.
• Isler, p. 60.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXIM
faiteiueiit raisonné dans la branche de la métaphysique qu'il a traitée. Elle étudie l'allemand avec soin, sûre que c'est là seulement qu'elle trouvera des pensées nouvelles et des sen- timents profonds et que c'est en Allemagne qu'il y a le plus d'hommes distingués comme philosophes et comme littéra- teurs. En novembre, elle lit le Mémoire de Degérando, qui a remporté le prix à Berlin et l'admire beaucoup; elle envoie Delphine à Villers, qui lit l'ouvrage en dix-huit heures et place M"* de Staël parmi les génies inspirés et créateurs. En juillet 1803, Michaux apporte les Lettres Westphaliennes à M°" de Staël, qui les parcourt avec beaucoup d'intérêt et écrit à Villers qu'elle a fort envie de taire un voyage en Alle- magne. Elle arrive à Metz, où se trouvait Villers, le 26 oc- tobre et y reste jusqu'au 8 novembre ; elle lit Richter qui, à travers mille niaiseries, a des mots charmants, mais elle trouve l'extérieur allemand bien peu esthétique. Elle est triste à Francfort, il lui semble que tout en Allemagne res- semble à ce qu'elle a entendu dans une auberge, à un concert dans une chambre enfumée, qu'il y a de la poésie dans l'àme, mais aucune élégance dans les formes. Sa fille est malade et lui inspire de vives inquiétudes ; puis elle arrive à Weimar: l'Allemagne lui plait beaucoup plus, parce qu'en Saxe les hommes supérieurs sont plus généralement répandus. Herder est mourant, Goethe ne sera laque dans huit jours, Schiller lui paraît le plus kantiste des poètes, ils se sont déjà dis- puta sans savoir leurs langues mutuelles et son esprit l'a frappé autant qu'il est possible ; Wielaud est en coquetterie avec elle, le duc et sa femme la comblent de bontés, Jacobi lui écrK pour lui demander un rendez-vous dans quelque ville d'Allemagne et la prie d'impatroniser l'Allemagne en France. Entin, le 28 décembre 1803, elle écrit qu'elle est bien changée sur l'Allemagne depuis qu'elle est à Weimar ; elle passe sa vie avec Goethe, Schiller et Wieland : certaine-, ment des hommes plus distingués ne se trouvent nulle part et elle est très près de s'entendre avec eux sur tous les points*. L'ouvrage sur l'Allemagne, pour lequel elle doit beaucoup
< ItUr, of. cit.
XXXIV AVANT-PROPOS OU TRADUCTEUR
aux Schlegel, à Fauriel, à Huraboldt, est terminé, soumis à la censure et imprimé quand Savary, le ministre de la police, fait détruire, en 1810, toute l'édition par les gen- darmes et réclamer le manuscrit : six années d'études et de travaux, écrivait-elle à Yillers, devaient être détruites dans un instant. Quand le livre parut à Londres, vers la fin de 1813, l'Allemagne tout entière s'était levée avec un enthou- siasme héroïque et avait prouvé ainsi à M»« de Staël qu'elle élail une nation^ mais M^^^de Staël souffrait de voir les Anglais, qu'elle admirait, haïr notre pays, elle avait pitié de la France et ne pouvait sans douleur voir les Cosaques k Paris, vingt- cinq ans d'etïorts considérés comme vingt-cinq ans de crimes, les progrès de l'esprit humain condamnés et la tyrannie méprisée comme un parvenu, qu'il faul remplacer par un grand seigneur, le despotisme. Du livre bien connu qui niit en relief las plus beaux côtés de l'Allemagne, sa littérature, ses arts, sa philosophie et sa morale, mais qui laissait dans l'ombre ce que l'auteur avait appelé d'abord la chambre entumée et ce qu'on a justement nommé les tendances natu- ralistes et réalistes des Allemands, nous n'avons que peu de choses à signaler en ce qui concerne Kant. 11 est présenté comme le successeur naturel de Leibnitz, comme ayant passé sa vie entière à méditer les lois de l'intelligence humaine, comme ayant acquis des connaissances sans nombre, comme ayant un esprit fin et juste qui servait de censeur au génie, quand il se laissait emporter trop loin. Elle dit, à propos delà Critique de la raison pure, que lorsqu'on découvrit les trésors d'idées qu'elle renferme, elle produisit une telle sensation en Allemagne que presque tout ce qui s'est fait depuis, en littératurecomme en philosophie, vientde l'impulsion donnée par cet ouvrage. S'il peut d'ailleurs exister deux manières de voir sur ce premier ouvrage de Ranl, il est impossible de ne pas lire avec respect la Critique de la raison pratique et les diffé- rents écrits qu'il a composés sur la morale : les principes en sont austères et purs et l'évidence du cœur y est unie à celle du sentiment. La partie polémique de ses ouvrages, celle dans laquelle il attaque le matérialisme serait à elle seule un chef-d'œuvre; si son style mérite, dans la Critique de la rai-
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXV
son pure, tous les reproches qu'on lui a faits, il est, quand il parle des arts et surtout de la morale, presque partout parfaitement clair, énergique et simple : « Combien sa doctrine paraît admirable, comme il exprime le sentiment du beau et l'amour du devoir! avec quelle force il les sépare tous deux de tout calcul d'intérêt ou d'ntilité! Comme il ennoblit les actions par leur source et non par leur succès ! enfin quelle grandeur morale ne sait^il pas donner à l'homme, soit qu'il l'examine en lui-même, sôit qu'il le considère dans ses rapports extérieurs, l'homme, est exilé du ciel, ce prisonnier de la terre, si grand comme exilé, si misérable comme captif! ». Ce qui lui plaît surtout dans Rant, c'est qu'il a relevé la dignité morale, en donnant pour base à tout ce qu'il y a de beau dans le cœur une théorie fortement raisonnée, c'est qu'il commente la loi suprême du devoir avec une chaleur vraie, avec une éloquence animée.
IV
L'histoire du kantisme en France, à partir de 1814, est bien connue. Il suffit de rappeler les noms de Cousin, de Massias, de Barchou de Penhoën, de Willm, de Tissot, de Barni, de Paul Janet, de Renouvier qui a réussi à faire adopter, par bon nombre de nos contemporains, un criticisrae modifié par l'étude de Hume.
Nous croyons, pour la période antérieure, avoir montré l'inexactitude radicale de l'opiTiion généralement admise. Lfe kantisme a été connu, enseigné et discuté à Strasbourg dès 1773; on a songé à le transplanter en France immédiate- ment après la Terreur; Grégoire, dont l'influence à cette épo- que était considérable, a encouragé ceux qui avaient conçu ce projet; Sieyès lui-même a, dès 1796, l'idée de le faire con- naître; les Mémoires de l'Académie de Berlin qui, écrits en français, étaient beaucoup lus dans notre pays, ont permis, dès 1792, d'en aborder indirectement l'étude; on traduisait en 1796 les Observations sur le sentiment du beau et du sublime, en 1798 le Projet d'un traité de paix perpétuelle, deux ans
XXXVI AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
plus tard la Religion dans les limites de la raison ; Degérando préparait des traductions plus importantes, exposait et critiquait le kantisme en 1799, eu 1801, en 1805, en 4808; B. Constant l'attaquait en 1797; la Décade présentait à la même époque Kant comme un philosophe digne d'être étudié. François de Neufchâteau publie en 1800 une esquisse qui pourrait être acceptée aujourd'hui en grande partie par les criti- cistes ; Villers l'oppose à la philosophie régnante et pro- voque un nouvel examen de la doctrine auquel se livrent la Décade etD. deTracy, Degérando et Mercier. Prévost en 1797 et en 1805, Boddmer, en 1802, contribuent, comme le poète Kinker, traduit par Le Fèvre, à appeler l'attention sur Kant ; D. de Tracy, Laromiguière l'étudient dans les versions latines ; Ampère lui t'ait des emprunts et engage Biran à le lire; Stapfer en fait un auxiliaire du christianisme ; Chateau- briand et Gall le citent, M"" de Staël le célèbre avec enthou- siasme et le met à côté de Schiller et de Goethe. Nous nous demandons si l'on pourrait, vingt ans après l'apparition des œuvres capitales d'un Comte, d'un Spencer, d'un Darwin, trouver en Allemagne autant d'hommes célèbres à des titres si divers, qui aient tenté de les comprendre, autant de tra- vaux importants qui aient eu pour but de faire connaître, d'apprécier les doctrines nouvelles, de mettre même en relief la valeur du penseur dont les conclusions auraient été combat- tues comme inexactes. Et cependant les contemporains de ces trois penseurs n'ont pas été mêlés à des événements aussi terribles et aussi peu propices à la spéculation que ceux dont ont été témoins les hommes qui vécurent de 1789 à 1814 ' !
F. PiCAVKT.
Mai 1888.
Quelques, mots seulement de notre travail. Nous avions, à deux reprises déjà, traduit pour nous-môme la Critique de la Raison
* ^\ ^'*î*^'.^" ^ ^^8"^'^ (««'• P^- XXVI, p. 416) le Bombardier polo- nais et la Critique de la Raieon pure, publiés vers 1800 par Wronski à Marseille. ' '
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXVII
pratique, quand M. Alcan nous a proposé de publier le présent ouvrage : aous avons fait une traduction nouvelle et nous l'avons comparée à celles que nous avions déjà faite?, pour choisir sur chaque passage celle qui nous paraîtrait la plus exacte. Nous avons eu sous les vaux rexcellente traduction latine de Born, la traduc- tion française de Barni, ]^ traduction anglaise d'Abbot. Comme il n'3' a pas, dans deux langues différentes, deux mots correspon- dants qui expriment et éveillent exactement les mêmes idées chez ceux qui sont le plus habitués à en faire usage, nous avons fort souvent essayé de rappeler toutes les idées élémentaires que réunit un mot allemand en citant les mots français, anglais ou latins, qui en éveillent chacun un certaih nombre. Nous avons fait tous nos efforts pour profiter des travauc de nos prédécesseurs et rendre le texte d'une façon aussi exacte et aussi précise que possible, en évitant les fausses interprétations qui peuvent provenir de l'em- ploi d'un même terme pour rendre deux mots différents (cf. TFj7/- kiihr, p. 132; blosse, p. 2; gesetsliches^ p. 4; unbedingt, p. 16; Zwangei \tithigung,ç. 54; VerUindttng ei Verknùplung, Bestimmungs- gi-und et Trieifcder, p. 134; Gesinnung, p. 178, etc.), en rempla- çant, par les noms auxquels ils se rapportent, les nombreux pro- noms qui donnent souvent lieu à des équivoques chez Kant, en coupant, quand on pouvait le faire sans inconvénient pour le sens, les longues phrases surchargées d'incidentes. Nous avons con- sulté quelques personnes qui font de l'étude de l'adlemand leur occupation spéciale et nous les remercions ici des indications utiles qu'elles nous ont quelquefois données ; nous avons surtout à remercier M. Boutroux, qui a bien voulu examiner avec nous quelques-uns des endroits où nous avons cru devoir rendre tout autrement que nos prédécesseurs les mots et les expressions de Kant. Nous nous sommes servi du texte de Hartenslein, nous avons consulté les éditions de Rosenkranz et de Kehrbach : les notes du texte marquées par un astérisque sont de Kant, les autres, destinées à justj^er l'interprétation que nous en avons donnée, sont numérotées et portent nos initiales. D'autres notes, devant servir de commentaire philosophique, ont été placées à la fin du volume. Les mots en italique, dans notre traduction, sont ceux que Kant a mis en gros caractères dans le texte.
F. P.
PRÉFACE
Cet ouvrage est intitulé simplement Critique de la raison pratique en général et non Critique de la raison pure pratique, comme semble l'exiger le paral- lélisme de la raison pratique avec la raison spécu- lative ; le motif en sera suffisamment indiqué par ce traité lui-même. 11 doit uniquement établir qu'il y a une raison pure pratique et il en critique dans cette vue tout le pouvoir (Vermogen) pratique. Si cette entreprise réussit, il n'est pas besoin de critiquer le pouvoir par lui-même^ pour savoir si la raison, en s'attribuant prôsomptueusement un tel pouvoir, ne se dépasse [iibersteige) pas elle-même (comme cela arrive à la raison spéculative). En effet, si elle est réellement pratique, en tant que raison pure, elle prouve sa réalité et celle de ses concepts par le fait même, et tout raisonnement subtil {Verniinfteln)y niant
KANT, Crit. de la rais. prat. 1
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la possibilité pour elle d'être pratique, est fait en pure perte {ist vergehlich) *.
Avec ce pouvoir est aussi fermement établie dé- sormais la liberté trancendantale en prenant cett« expression au sens absolu que réclamait, dans son usage du concept de causalité, la raison spéculative pour échapper à l'antinomie où elle tombe inévita- blement lorsque, dans la série de la liaison causale, elle veut concevoir V inconditionné (UnbeJingte). Ce concept, la raison spéculative ne pouvait le poser que problématiquement, comme non impossible à penser, sans en affirmer (sichern) la réalité objec- tive, et uniquement pour ne pas être attaquée dans son essence et plongée dans un abîme de scepti- cisme, à cause de la prétendue impossibilité de ce qu'elle doit au moins faire valoir comme concevable [denkhar).
Le concept de la liberté, en tant que la réalité en est prouvée (bewiesen) par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure et môme de la raison spéculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu et de l'immortalité qui, comme simples (blosse)* idées, demeurent sans support dans la raison spé-
^ Barni traduit -.Un'y a pas de sophisme qui puisse rendre doutmtse la possibilité de son existence ; Abbot dit de mémo : the possibility ôf Us being real ; Born : contra possibilitatem illius. — Le texte porte : die MbgAchkeit, es zu sein, qu'il faut nécessairement traduire : te possi- bilité d'être cela, c'est-à-dire pratique. (F. P.)
2 Nous traduisons par simples le mot biosse qu'Abbot rend par mère; en le traduisant par pures comme Baini, on s'expose à le faire con- fondre avec reine, qui a un sens distinct. (F. P )
PREFACE 3
culative, se rattachent à ce concept et acquièrent avec lui et par lui, de la consistance et de la réalité objective, c'est-à-dire que leur possibilité est prouvée par le fait que la liberté est réelle ; car cette idée se manifeste par la loi morale.
Cependant la liberté est aussi la seule de toutes les idées de la raison spéculative dont nous connais- sons {wissen) à priori la possibilité, sans toutefois la percev oÎT (einzusehen), parce qu'elle est la condition* de la loi morale, que nous connaissons. Les idées de Dieu et d'immortalité ne sont pas des conditions de la loi morale, mais seulement des conditions de l'objet nécessaire d'une volonté déterminée par cette loi, c'est-à-dire de l'usage simplement pratique de notre raison pure. Aussi pouvons-nous affirmer que nous ne connaissons ni ne percevons, je ne dirai pas simplement la réalité, mais même la possibilité de ces idées. Toutefois elles sont les conditions de l'application de la volonté moralement déterminée à l'objet qui lui est donné à priori (le souverain bien). On peut donc et on doit en admettre la possibilité au point de vue pratique, quoiqu'on ne puisse Ihéori-
* Pour cpi'on ne songe pas k trouver ici des inconséquences, parce que je nomme maintenant la liberté la condition de la loi morale, et ';^ve je soutiens par la suite, dans ce traité, que la loi morale est la condition sans laquelle nous ne pouvons d'abord devenir consciente de la liberté, je rappellerai seulement que la liberté est sans doute la ratio essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté. Car si la loi morale n'était d'abord clairement conçue (gedachl) dans notre raison, nous ne nous croirions jamais autorisés à admettre une chose telle que la liberté (quoiqu'elle n'implique pas contradiction). Mais s'il n'y avait pas de liberté, la loi morale ne se trouverait nullement en nous.
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quement ni la connaître, ni la percevoir. Il suffit pour justifier cette conclusion, au point de vue pra- tique, que ces idées ne contiennent aucune innpossi- bililé interne (contradiction). Ici donc, il y a un prin- cipe d'assentiment (Fukrwahrhaltens) simplement subjectif par rapport à la raison spéculative, mais qui cependant, valable objectivement pour une raison pratique en même temps que pure, donne réalité objective et autorité [Befugniss) aux idées de Dieu et d*immortalité, par l'intermédiaire du concept de la liberté. Bien plus, il se produit une nécessité subjec- tive (un besoin de la raison pure) de les admettre. La raison ne reçoit pas pour cela d'extension en connaissance théorique; seulement la possibilité, qui n'était auparavant qu'un pro^/t^???e, devient ici une assertion, et ainsi l'usage pratique de la raison est lié avec les éléments de la raison théorique. Ce besoin n'est pas le besoin à peu près hypothétique d'un dessein arbitraire de la spéculation, d'après lequel on devrait admettre quelque chose, si l'on veut, dans la spéculation, user aussi complètement que possible de la raison, mais c'est un besoin, aijant force de loi (gesetzliches) \ d'admettre une chose sans laquelle ne peut avoir lieu ce qu'on doit sans relâche (umia- chlasslich) se proposer pour but de ses actes.
< Barni traduit par légitime. Mais le mot légitiim et le mot légale qui traduirait i)lus exactement encore le mot allemand, ont en franijais un sens tout différent de celui que Kant doimo k gesetzliches, l'adjeelif de Gesetz; aussi ne le traduirons-nous jamais ni ftar l'un ni par Vautre de ces mots. Kant emploie d'ailleurs le mot legalitHl (cU. luj, qu'il distingue de Gesctzlichkeit. (F. P.)
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Il serait sans doute plus agréable pour notre rai- son spéculative de pouvoir, par elle-même et sans ce détour, résoudre ces problèmes et de tenir prête cette solution, comme une lumière à suivre (^ifwic/i() pour l'usage pratique ; mais notre faculté de spécu- lation n'a pas été aussi bien traitée. Ceux qui se vantent d'avoir ces connaissances si hautes ne de- vraient pas les cacher, mais les offrir publiquement à l'examen et à la vénération {Hochschàlzung). Ils veulent prouver ; eh bien ! qu*ils prouvent donc, et la critique déposera toutes ses armes aux pieds des vain- queurs. Quid statis ? Nolint, Atqui îicet esse beatis. — Donc, puisqu'en fait, ils ne le veulent pas, probable- ment parce qu'ils ne le peuvent, il faut encore une lois re[)rendre nos armes, chercher dans l'usage moral de la raison, et fonder sur cet usage les con- cepts de Dieu^ de liberté^ d'immoi'taîitéy à la possi- bilité desquels la spéculation ne trouve pas de garanties suffisantes.
Ici s'explique tout d'abord aussi (auch allerersl) l'énigme de la critique, à savoir comment on peut, dans la spéculation, dénier (absprechen) la re'fl/ife ob- jective à l'usage supra-sensible des catégories et cependant la leur reconnaître, relativement aux objets delà raison pure pratique, car cela doit paraître né- cessairement inconséquent, aussi longtemps qu'on ne connaît cet usage pratique que de nom. Mais si maintenant, par une analyse complète de la raison pratique, on apprend que la réalité dont il est ici question (gedachte Realitat hier) n'implique aucune
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détermination théorique des catégories, aucune exten- sion (ie la connaissance au supra-sensible, mais qu'on veut dire seulement qu'à cet égard un objet leur appartient en tout lieu (ûberall), parce qu'elles sont contenues à priori dans la détermination nécessaire de la volonté ou liées inséparablement à son objet, l'inconséquence disparaît, puisque l'usage qu'on fait de ces concepts est différent de celui que réclame la raison spéculative. Au contraire, une confirmation à peine espérée jusque-là et très satisfaisante de la manière conséquente de penser {consequenten Den- kungsart) de la critique spéculative nous apparaît maintenant ; car celle-ci nous enjoignait de ne voir dans les objets de l'expérience, pris comme tels et comprenant notre propre sujet, que des phé- nomènes (Erscheinungen), mais en même temps de leur laisser comme fondement des choses en soi, partant de ne prendre ni tout objet supra- sensible pour une fiction, ni son concept pour un concept vide : voici maintenant la raison pratique qui, par elle-même et sans s'être concertée avec la raison spéculative, accorde de la réalité à un objet supra-sensible de la catégorie de la causalité, à la liberté (quoiqu'elle ne la lui accorde, comme à un concept pratique que pour l'usage pratique), et confirme ainsi, par un fait, ce qui dans le cas pré- cédent pouvait être simplement pense (gedachten). En même temps, cette assertion étrange, mais incontes- table de la critique spéculative, que même le sujet pensant n'est pour lui-même dans lintuition intérieure
PRÉFACE 7
qu'un simple phénomène, est complètement aussi con- firmée dans la Critique de la raison pratique, si bien qu'il faut en venir à l'admettre, quand même elle n'aurait pas été prouvée par la Critique delà raison spéculative *.
Par là aussi, je comprends pourquoi les objec- tions les plus graves contre la critique, quej'aie ren- contrées jusqu'ici, tournent précisément autour de ces deux points capitaux (Anijeln) : d'une part, la réalité objective des catégories appliquées aux nou- mènes, niée dans la connaissance théorique, affir- mée dans la connaissance pratique; de l'autre^ la prétention paradoxale de se considérer comme nou- mène en tant que sujet de la liberté, mais en môme temps comme phénomène dans sa propre conscience empirique et par rapport à la nature. Aussi longtemps, en effet, qu'on n'avait pas de con- cepts déterminés de la moralité et de la liberté, on ne pouvait conjecturer, d'un côté, ce qu'on voulait donner pour base comme noumène au phénomène supposé, et, d'un autre côté, s'il est même possible de s'en faire encore un concept quand auparavant on a affecte (geividmet) tous les concepts de l'enten- dement pur, dans l'usage théorique, exclusivement
* L'union de la causalité comme liberté, avec la causalité comme mécanisme de la nature, établies, la première par la loi morale, la seconde par la loi de la nature, mais toutefois dans un seul et même sujet, dans l'homme, est impossible si Ton ne représente l'homme, par rapport à la première, comme un être en soi, par rapport à la seconde comme un phénomène, l'être en soi étant alors représenté dans îa conscience piire^ le phénomène dans la conscience empirique. Autrô- ment la contradiction de la raison avec elle-même est inévitable.
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aux simples phénomènes. Seule une critique dé- taillée de la raison pratique peut faire disparaître toute méprise (Missdeutung) et mettre en pleine lu- mière la manière conséquente de penser {consé- quente Denkungsart) , qui en fait précisément le principal mérite.
Cela suffit à expliquer pourquoi, dans cet ouvrage, les concepts et les principes de la raison pure spé- culative, qui ontdéjà subi cependantleurcritiquepar- ticulière, sont soumis de nouveau encore à l'examen. Ce procédé ne convient pas bien, dans d'autres cas, à la marche systématique par laquelle on constitue une science (puisque les choses jugées peuvent à bon droit être citées, mais non être mises de nouveau en discussion). Dans le cas présent, cependant, il était permis et même nécessaire, parce que la raison est considérée au moment où elle passe à un emploi de ces concepts, tout différent de celui qu'elle en fai- sait auparavant. Ce passage rend une comparaison de l'ancien et du nouvel usage nécessaire pour bien distinguer la nouvelle voie (G/m) de la précédente et faire remarquer en même temps la connexion (Zu- sammenhang) de l'une et de l'autre. Aussi des consi- ijérations de cette espèce, entre autres celles qui mi pour objet, une fois encore, le concept de la li- berté dans l'usage pratique de la raison pure, ne doivent-elles pas être considérées comme une pa- renthèse [Einschiebsel) \ servant presque unique-
2 Born dit instar épisodiorum, et Bami comme des épisodes ; Abhot emploie justement le terme interpolation. (F. P.)
PRÉFACE 9
ment à combler les lacunes du système critique de la raison spéculative (car ce dernier est complet à son point de vue), et comme des étais et des nrcs- boulants ajoutés après coup à une construction trop rapidement faite, mais bien comme de véri- tables membres qui rendent visible la cohésion du système et font percevoir maintenant dans leur forme réelle (m ihrerrealen Darstelhing), des concepts qui ne pouvaient, dans la Critique de la raison pure (dort), être représentés que d'une manière pro- blématique. Cette remarque s'applique spéciale- ment au concept de la liberté, à propos duquel il faut remarquer avec étonnement que bon nombre d'hommes se vantent de le percevoir très bien (ganz wohl einzusehen) et d'en pouvoir expliquer la possibi- lité, en le considérant simplement au point de vue psychologique, tandis que, s'ils l'avaient d'abord examiné avec soin au point de vue transcendan- tal, ils auraient reconnu non seulement qu'il est indispensable (seine Unentberlichkeit) comme concept problématique pour l'usage complet de la raison spéculative, mais encore qu'il est absolument incom- préhensible. Si ensuite ils étaient passés à l'usage pratique de ce concept, ils auraient dû en venir d'eux-mêmes précisément â une détermination de ce concept, relativement à ses principes, iden- tique à celle à laquelle ils ont aujourd'hui tant de peine à donner leur assentiment {zu luelcher sic sich so ungern verstehen ivollen). Le concept de la liberté est la pierre d'achoppement de tous les empi-
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ristes \ mais aussi la clef des principes pratiques les plus sublimes pour les moralistes critiques, qui comprennent par là la nécessité de procéder ra- tionnellement. C'est pourquoi je prie le lecteur de ne pas parcourir d'un œil distrait {mit jluchtigen Auge) ce qui est dit de ce concept à la fin de l'Ana- lytique.
Un système commecelui de la raison pure pratique, développé ici par la critique de cette raison, a-t-il coûté beaucoup ou peu de peine, surtout pour ne pas manquer le vrai point de vue d'où l'ensemble peut en être exactement esquissé (vorgezeichnet) ? Je dois en laisser juger ceux qui se connaissent à ce genre de travail. Cesystème suppose à la vérité les Fondements de la MétapJnjsique des mœurs, mais seulement dans la mesure oii ceux-ci nous font faire préalablement connaissance avec le principe du devoir, en indi- quent une formule déterminée et la justifient'; pour le reste, il se suffit par lui-même {besteht durch sich selhst). La division de toutes les sciences pratiques n'a
* Barni traduit pair empiriques ; nous préférons conserver la forme (Empiriften) employée par Kant. C'est ce que font d'ailleurs Born et Abbot. (F. P.)
* Un critique qui voulait trouver quelque chose à blâmer dans cet écrit a touché plus juste qu'il ne l'a peut-être pensé lui-même, en disant qu'on n'y établit aucun principe nouveau; mais seulement une formule nouvelle de la moralité. Mais aussi qui voudrait introduire un nouveau principe de toute moralité, et le découvrir également le pre- mier ? comme si avant lui le monde avait été, à propos de la nature du devoir, dans une ignorance ou dans une erreur générale ! Mais celui qui sait ce que signilie pour le mathématicien une formule qui déter- mine, d'une manière tout à fait exacte et sans laisser de place à l'erreur {nichl verfehlen lassl), ce qu'il yak faire pour résoudre un pro- blème, ne regardera pas comme insignittante et inutile une formule qui rend le môme service pour tout devoir en général.
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pas été ici ajoutée en comp/eWw^ comme cela aétéfait dans la Critique de la raison spéculative : il y a, decette omission, un motif valable dans la nature même du pouvoir de la raison pratique. Car la détermination spéciale des devoirs, commedevoirs des hommes, en vue de leur division, est possible seulement quand le sujet de cette détermination (l'homme^ a été connu d'après sa nature réelle, au moins dans la mesure où cela est nécessaire par rapport au devoir en général. Mais cette détermination n'appartient pas à une Critique de la raison pratique en général, qui n'a qu'à indiquer d'une manière complète les principes de la possibilité, de l'étendue {Umfang) et des limites de la raison pratique, sans référence spéciale à la nature humaine [ohne hesondere Bezie- hinig auf die menschUche Nature), La division appar- tient donc ici au système de la science, non à celui de la critique.
J'ai, dans lesecond chapitredel'Analytique, donné, je l'espère, satisfaction à un critique ami de la vé- rité, mordant (sc/ïfl7'/<en) et cependant toujours digne de considération, qui objectait que, dans les Fon- dements de la Métaphysique des mœurs, le concept du bien n avait pas été établi (comme cela eût été néces- saire dans son opinion) avant le principe moral ".
* On pourrait encore m'objecter que je n'ai pas non plus expliqué luparavant le concept de la faculté de désirer {BegehrungsvermOgens) )u du sentiment du plaisir, bien que ce reproche soit injuste, parce ju'on devrait supposer raisonnablement que cette explication a été lonnée dans la psychologie Mais la déUnilion pourrait, il est vrai, i être posée de manière à donner le sentiment du plaisir pour prin- îipe à la détermination de la faculté d© désirer (comme en effet cela
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J'ai également tenu conaptede quelques autres ob- jections, qui me sont venues d'hommes auxquels la recherche de la vérité tient manil'estement à cœur (car ceux qui n'ont devant les yeux que leur ancien système et qui ont déjà arrêté à l'avance ce qui doit être approuvé ou désapprouvé, ne me demanderont aucune expHcation qui pourrait embarrasser le che- min de leur opinion privée = ihrer Privatabsicht im Wege sein kônnte). Et c'est ainsi que j'en userai dé- sormais.
Quand nous avons à étudier une faculté particu- lière de l'âme humaine liaus ses sources, son con- tenu, ses limites, nous ne pouvons certes pas, en
se produit d'ordinaire), et ainsi le principe suprême de la philosophie pratique devrait nécessairement se présenter comme empirique (empi- risch ausfalienj, ce qu'il s'agit cependant d'abord de résoudre et ce qui est complètement contredit (widerkgtj dans cette Critique. Aussi, je veux donner ici cette explication comme elle doit l'être, pour laisser indécis, comme il convient en commençant, ce point contesté. La vis est pour un être, le pouvoir d'agir selon les lois de la faculté de dési- rer. La Faculté de désirer est, pour le môme être, le pouvoirt/'^/re/jar ses représmlations {Vorstellungen), cause (Ursacke) de la n'olité des objets de ces représentations. Le plaisir est lareprésenlation de l'accord de t'otijet ou délation avec les conditions subjectives de la vie, c'est-à-dire avec le pouvoir de causalité d'une représentcUion par rapport à la réalité de son objet (ou à la détermination des forces dusujel pour l'action quilepro- duit = zur Handlung es hervorzubringen). Je n'ai pas, en vue de la cri- tique, besoin de plus de concepts empruntés à la psychologie : le reste est fourni par la critique elle-même. On s'aperçoit aisémonl (jue cette explication laisse indécise la question de savoir si le plaisir doit toujours être pris pour principe de la faculté de désirer, ou bien si, sous certaines conditions, il ne fait que suivre la dôLerminalion de cette dernière; car elle ne comprend que des signes (lauter Merkmalen) de l'entendement pur, c'est-à-dire de catégories, qui ne contiennent rien d'empirique. C'est une précaution qui mérite fort d'être recom- mandée dans la philosophie tout entière, quoiqu'elle soit souvent négli- gée, que colle de ne pas préjuger les questions (seinen (/r(/ie;7e;i... nicht vorzugreifen) par une définition hasardée, avant d'avoir fait du concept
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raison de la nature de la connaissance humaine, faire autrement que de commencer par les parties de cette faculté, par une exposition exacte et (autant que cela est possible, dans l'état actuel des éléments déjà acquis) complète de ces parties. Mais il faut encore faire attention à une autre chose {ist noch eine ziveite Àiiftnerksamkeit) plus philosophique et archi- tectonique, il faut saisir exactement {richtig zu fassen) Vidée du tout, et eu partant de là, considérer dans la faculté de la raison pure, toutes ces parties dans leurs rapports réciproques, en les faisant dériver du concept de ce tout ' . Cet examen et cette garantie {GewuhrJeisiung) ne sont possibles que pour ceux qui ont la connaissance la plus approfondie du système. Quant à ceux qui se sont rebutés à la première recherche et, qui par suite, ayant estimé que ce n'était pas la peine d'acquérir cette connaissance, n'arrivent pas au second degré, c'est-à-dire à la vue
une analyse complète, qui souvent n'est obtenue que très tard. On remarquera aussi que, dans le cours de la critique (dans celle de la raison théorique aussi bien que dans celle de la raison pratique) il se présente différentes occasions de suppléer à certaines lacunes dans l'ancienne méthode (Gange) dozimatique de la philosophie, et de cor- riger des erreurs qu'on ne peut remarquer si l'on n"a pas fait des con- cepts un usage rationnel qui M'applique à leur ensemble (aufs Ganze dersetbe (a).
* Voici la phrase dans sa dernière partie : und aus derse'ben aUe jene Theiîe ihrer wech'^ehseitipen Beziehurtgaufeinander, vermittelst der Ablei- lung derselbenvon dem Begriffe jenes Gansen^ineitiem reinetn Vernunftver- mOçje ins Auge zu fassen. — Bom traduit ainsi : ex eaque omnes partes ac singulœ in mutua lUarum ad se invincem rdatione derivandis Us con- ccptu illius totius, m facultate para rationali consideretur. — La traduc- tion d'Abbot et surtout celle de Bom tiennent trop peu de compte du texte. (F. P.)
a) Barni fait rapporter derselbe à raison, et tradait par f ensemble de la raison, La phrase indique plutôt, conune l'aeir aassi Abbot, qo'fl se rapporte à concepts. (F, P.)
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d'ensemh\e{Uebersicht), qui est un retour synthétique sur ce qui avait été d'abord donné par l'analyse, il n'y a rien d'étonnant qu'ils trouvent partout des inconséquences, bien que les lacunes qu'ils supposent {vermuthen lassen) n'existent pas dans le système même, mais seulement dans la marche incohérente {unzusammcnhûngenden) de leur propre pensée.
Je n'appréhende nullement pour ce traité le reproche de vouloir introduire une langue nouvelle y parce que la connaissance dont il y est question présente elle-même un caractère plus populaire. Ce reproche ne pouvait, même à propos de la première Critique, venir à l'esprit de quelqu'un qui ne se serait pas borné à feuilleter l'ouvrage, mais qui l'aurait approfondi. Forger des mots nouveaux, là où la langue ne manque pas d'expressions pour des con- cepts donnés, c'est prendre une peine puérile pour se distinguer de la foule, sinon par des pensées nou velles et vraies, du moins par une nouvelle pièce cousue sur un vieil habit. Si donc les lecteurs de cet écrit connaissent des expressions plus populaires, qui cependant soient aussi bien appropriées à la pensée que les miennes me paraissent l'être, ou bien s'ils se sentent la force {sieh getrauen) de démontrer à peu près h futilité {Nichtigkeit) de ces pensées elles- mêmes, et parlant aussi celle de l'expression, ils m'obligeraient beaucoup dans le premier cas, car je ne souhaite que d'être compris, et dans le second cas, ils mériteraient bien de la philosophie. Mais aussi longtemps que ces pensées restent debout, je
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doute beaucoup que des expressions plus appro- priées et cependant plus communes, puissent être trouvées pour elles*.
* Je crains plus (que celle obscurilé = UnversidndUchkcil) qu'on se méprenne ici ou là sur quelques expressions que j'ai choisies avec le plus grand soin, pour empêcher qu'on ne saisisse mal fnicht verfchlen su lassenjle concept auquel elles s'appliquenl. Ainsi dans la table des catégories de la raison pratique, sous le titre de la modalité, lepermii (Erlaxibte) et le défendu (Unerlauble) (le possible et l'impossible prati» quement et objectivement) ont à peu prés le môme sens dans le lan- gage ordinaire que la catégorie suivante du devoir et de l'oppose au devoir (Fflicht, PflicfUwidrigen) ; mais ici, les premiers termes doivent si- gnifler ce qui est en accord ou en contradiction avec un précepte pra- tique simplement possible (comme, par exemple, la solution de tous les problèmes de la géométrie et de la mécanique); les secon<i3, ce qui soutient le môme rapport fin solcher Besiehung aufj avec une loi qui réside rétUevient ddiiis la raison en général ; et cette différence de signi- licalion n'est pas complètement étrangère au langage ordinaire, bien qu'elle soit quelque chose d'inusité. Par exemple, il est défendu funer- lauble) à un orateur, en tant qu'orateur, de forger de nouveaux mots ou des constructions nouvelles ; cela est permis, dans une certaine me- sure, au poète ; dans aucun de ces deux cas, on ne pense au devoir. Car si quelqu'un veut perdre la réputation d'orateur, personne ne peut l'en empêcher. Il n'est question ici que de la distinction des impéra- tifs en principes de détermination fBestimmungsgrunde) problémaiiques, assertoriques et apodictiques. De môme, dans la note où j'ai opposé les unes aux autres les idées morales de perfection pratique, d'après les diff^érentes écoles philosophiques, j'ai distingué l'idée de la sagesse de celle de la sainteté, bien que j'aie déclaré ferkldrt) qu'essentiellement fim Grunde) et objectivement, elles étaient identiques. Mais en cet endroit, je n'entends par là que la sagesse que l'homme (le Stoïcien) s'arroge fanma^tst) et, par conséquent, je la prends subjectivement comme une propriété attribuée à l'homme, (Peut-être l'expression de vertu, dont le Stoïcien faisait si grand cas, pourrait-elle mieux caracté- riser son école.) Mais l'expression d'un postulat de la raison pure pra- tique pourrait encore occasionner une méprise plus grande, si Ton en confondait la signification avec celle des postulais de la mathéinc'.lique pure, qui entraînent avec eux une certitude apodictique. Ces derniers postulent la possiMiY^ d'une acfton dont auparavant, à priori, théori- quement et avec une pleine certitude, on a reconnu l'objet fGcgens- tand) comme possible. Le premier postule la possibilité d'un objet lui- même (de Dieu et de rinunortalité de l'âme), d'après des lois pratiques apodictiques et, par suite, uniquement au profit d'une raison pratique ; car cette certitude de la possibilité postulée n'est pas du tout théorique,
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De cette manière donc les principes à priori de deux pouvoirs de l'âme (Gemuths), de la faculté de connaître et de la faculté de désirer, seraient dé- couverts et déterminés quant aux conditions, à l'étendue et aux limites de leur emploi; ainsi serait établi le seul fondement solide d'une philosophie systématique, théorique et pratique, aussi bien que de la science.
Ce qui pourrait arriver de plus fâcheux pour ces travaux {Bemiihungen}, ce serait que quelqu'un fît cette découverte imprévue qu'il n'y a nulle part et qu'il ne peut y avoir aucune connaissance à priori. Mais il n'y a aucun danger de ce côté. Ce serait tout à fait comme si quelqu'un voulait prouver par la raison qu'il n'y a pas de raison. Car nous disons que nous connaissons une chose parla raison, seulement quand nous avons conscience que nous aurions pu la connaître, même si elle ne nous avait pas été présentée ainsi dans l'expérience ; partant, connais- sance rationnelle et connaissance à priori sont choses identiques. D'un principe d'expérience vouloir tirer de la nécessité {ex pumice aquam) et avec celle-ci
n'est par conséquent pas non plus apodictique, c'est-k-diro qu'ello n'est pas une nécessité reconnue par rapport à Tolyet, mais une sup- position nécessaire par rapport au sujet, par l'observation {Befo gung) do ses lois objectives, mais pratiques ; par conséquent, elle n'est qu'une hypothèse nécessaire. Je n'ai pas su trouver de meilleure expression pour cotte nécessité subjective, mais vraie ot incondi- tionnée {unbedingte) (o) do la raison.
(a) Uarni traduil co mot par absolue, et il se sert fort souvent da c«tt6 expression, lorsque Kant emploie le mol un'edingt ; on fausse aiobi, ce semble, la |)ODséo do Kanl, qii se sert intenlionn«'lleuienl du mol i-n ce cas el a employé ailleurs le mot absolu, es metUat ua terme positif à la place d'un terme essealiellemADt néuatif. (F. P.)
PRÉFACE n
aussi vouloir donner à un jugement la véritable universalité (sans laquelle il n'y a pas de raison- nement = Vemunftschluss, par conséquent pas mêmederaisonnement(Sc/i/«ss) par analogie, puisque l'analogie est au moins une universalité présu- mée, une nécessité objective et par suite suppose toujours l'universalité véritable), c'est une contra- diction évidente. Substituer la nécessité subjective, c'est-à-dire l'habitude, à la nécessité objective qui n'existe que dans des jugements à priori, c'est refuser à la raison le pouvoir de porter un juge- ment sur l'objet, c'est-à-dire de le connaître, lui et ce qui lui appartient (ztikomme) ; c'est, par exemple, à propos de ce qui a suivi souvent et tou- jours un certain état antécédent, ne pas dire que l'on peut conclure de ceci à cela (car ce raisonnement indiquerait une nécessité objective et le concept d'une liaison à priori)^ mais seulement qu'on peut attendre des cas semblables (avec les animaux et comme eux), c'est rejeter le concept de la cause comme essentiellement (im Grunde) faux et comme une simple illusion de la pensée. Tentera-t-on de remédier à ce défaut de valeur objective et d'univer- salité qui en découle, en alléguant qu'on ne voit pas de motif pour attribuer à d'autres êtres raisonna- bles une autre espèce de représentation ? Dans le cas où ce raisonnement serait valable, notre igno- rance nous rendrait plus de services que toute ré- flexion, pour l'extension de notre connaissance. Par cela seul, en effet, que nous ne connaissons
KANT, Cr. de la rais, prat 2
18 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
pas d'êtres raisonnables en dehors de l'homme, nous aurions le droit de leur supposer l'organi- sation que nous nous connaissons, c'est-à-dire -^ue nous les connaîtrions réellement. Je ne rappelle même pas ici que l'assentiment universel (Allge- meinheit des Fùrwahrhaltens) ne prouve pas la valeur objective d'un jugement (c'est-à-dire sa valeur en tant que connaissance) ; mais que même, si cet assrn- timent universel se présentait par hasard, il ne pourrait fournir une preuve de l'accord avec l'objet ; que plutôt la valeur objective seule forme la base d'un accord universel et nécessaire.
Hume se trouverait fort bien de ce système d'uni- versel empiWsfne dans les principes, car il ne désirait, comme on le sait, rien de plus que de faire attribuer à la nécessité dans le concept de la cause, au lieu d'une signification objective, un sens simplement subjectif, à savoir l'habitude, pour déniera la raison tout jugement sur Dieu, la liberté et l'immortalité, et il était certes fort capable, si on lui accordait seulement les principes, d'en tirer les conséquences avec une rigueur toute logique {mit aller logischen Bûndigkeitj. Mais Hume lui-môme n'a pas rendu l'empirisme assez universel pour y faire rentrer aussi la mathématique. Il en tenait pouranalytiques les pro- positions, qui, si son assertion était exacte, seraient aussi en fait apodictiques, bien qu'on n'en puisse rien conclure par rapport à un pouvoir qu'aurait la raison de porter aussi en philosophie des jugements apodictiques. à savoir des jugements qui seraient
PRÉFACE 19
synthétiques (comme le principe de causalité). Mais si l'on acceptait Tempirisme universel des principes, la mathématique y serait aussi comprise. Que si cette science est en contradiction avec la raison, qui n'admet que des principes empiriques, comme cela est inévitable dans l'antinomie où la mathématique prouve d'une manière irréfutable l'in- finie divisibilité de l'espace que l'empirisme ne peut admettre, la plus grande évidence possible de la démonstration est en contradiction manifeste avec les prétendues conclusions tirées des prin- cipes de l'expérience et on doit demander comme l'aveugle de Cheselden : qui me trompe, de la vue ou du toucher ? (car l'empirisme se fonde sur une nécessité sentie = gefûhlten, et le rationalisme sur une nécessité perçue = eingesehenen). Ainsi l'empi- risme universel se révèle comme le véritable scep- ticisme, que, dans un sens aussi absolu, l'on a attribué faussement à Hume*, car lui au moins laisse dans la mathématique une pierre de touche infaillible de l'expérience, au lieu que cet empirisme universel n'en laisse absolument aucune (une pierre de touche ne pouvant jamais être fournie que par des principes à priori)^ quoique l'expérience ne com-
* Les noms qui désignent les partisans d'une secte ont de tout temps donné lieu à de grandes injustices ; comme si quelqu'un disait, par exemple: N... est idéaliste, car bien que, non seulement il admette, mais encore qu'il soutienne avQC insistance qu'à nos repré- sentations des choses extérieures correspondent des objets réels de choses extérieures, il veut toutefois que la forme de llntuition de ces choses extérieures dépende non des choses, mais seulement de l'es- prit humain.
20 CRITIQUE DE LA RAISON PKATIQCE
prenne pas toutefois seulement des sebtioienls, mais aussi des jugements.
Cependant, comme dans ce siècle philosophique et critique, cet empirisme peut être difficilement pris au sérieux, qu'il ne sert sans doute qu'à exercer le jugement, et à mettre dans une lumière plus écla- tante par le contraste, la nécessité des principes rationnels à jmori, on peut savoir quelque gré à ceux qui se donnent la peine de s'occuper de ce travail, qui d'ailleurs n'est pas précisément instructif.
INTRODUCTION
De l'idée d'une Critique de la raison pratique.
L'usage théorique de la raison portaitsur desobjets de la faculté pure et simple [hloKsen) de connaître, et une critique de la raison, en vue de cet usage, n'avait proprement rapport qu'à la faculté pure (reine) de connaître, parce qu'elle faisait naître le soupçon, fortifié dans la suite, qu'elle se perd facilement an delà de ses limites, parmi des objets inaccessibles ou des concepts tout à fait contradictoires. Il en est tout autrement pour l'usage pratique de la raison. Dans ce derniercas,la raison s'occupe des principes déterminants de la volonté, qui est un pouvoir ou de produire des objets correspondants aux représenta- tions, ou de se déterminer soi-même à réaliser ces objets (que le pouvoir physique soit suffisant ou non), c'est-à-dire de déterminer sa causalité. Là, en effet, la raison peut du moins suffire à la détermina-
22 DE L IDÉE D'UNE CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
tion de la volonté et elle a toujours de la réalité objective, en tant qu'il s'agit uniquement du vouloir. La première question ici est donc de savoir si la raison pure suffit à elle seule à déterminer la volonté, ou si elle ne peut en être un principe de détermination, que comme dépendant de conditions empiriques {empirisch-bedingté). Un concept de la causalité, justifié par la Critique de la raison pure, mais non susceptible, à la vérité, d'une représenta- tion {Darsiellung) empirique, intervient ici, c'est le concept de la liberté. Si nous pouvons maintenant dé- couvrir des moyens de prouver que cette propriété appartient en fait à la volonté humaine (et ainsi aussi à la volonté de tous les êtres raisonnables), il sera montré (rfar^ef/îan) par là, non seulement que la raison pure peut être pratique, mais qu'elle seule, et non la raison limitée empiriquement, est pratique d'une façon inconditionnée (unbedingterweisey. Par consé- quent, nous avons à faire unecritique, non de la raison pure pratique, mais seulement de la raison pratique en général. Car la raison pure, quand on a montré qu'elle existe, n'a pas besoin de critique. C'est elle q;ii contient elle-même la règle pour la critique de tjut son usage. La critique de la raison pratique en général est donc obligée d'enlever à la raison, condi- tionnée empiriquement, la prétention de constituer exclusivement le principe déterminant de la volonté. L'usage delà raison pure, s'il est démontré qu'elle existe, est seul immanent, l'usage empiriquement
* Sur cette expression, voyez p. 16. (F. P.)
INTRODDCTION 23
conditionné, qui s'arroge la souveraineté, est au con- traire transcendant et se manifeste par des préten- tions et des ordres qui dépassent tout à fait son domaine. C'est précisément l'inverse de* ce qui pour- rait être dit de l'usage spéculatif de la raison pure. Cependant comme c'est toujours encore la con- naissance de la raison pure qui sert ici de fonde- ment à l'usage pratique, la division d'une Critique de la raison pratique doit, dans ses grandes lignes {dem aJlgemeinen Abrisse nach), être conforme à celle de la raison spéculative. Nous devons donc avoir une doctrine élémentaire et une méthodologie de la raison pratique ; dans la première, une anaUjtiquh comme règle de la vérité et une dialectique comme exposition et solution de l'apparence (Scheins) dans lesjugements de la raison pratique. Mais l'ordre sera, dans la subdivision de l'analytique, l'inverse de celui quia été suivi dans la Critique de la raison pure spé- culative. Car, dans le cas présent, nous commen- cerons par les principes et nous irons aux concepts, de ceux-ci ensuite aux sens, s'il est possible ; tandis qu'au contraire, dans la raison spéculative, nous avons dû commencer par les sens et finir par les prin- cipes. C'est que maintenant nous avons affaire aune volonté, nous avons à considérer la raison dans son rapport, non aux objets, mais à cette volonté et à sa causalité. Les principes de la causalité incondi- tionnée empiriquement, doivent donc être le point de départ, après lequel on pourra essayer d'établir nos concepts du principe de détermination d'une
24 DE l'idée d'une critique de la raison pratique telle volonté, de leur application aux objets et enfin au sujet et à sa sensibilité. La loi de la causalité par liberté {Causalitàt aus Freiheit), c'est-à-dire un principe pratique pur, forme ici de toute nécessité le point de départ et détermine les objets auxquels il peut seulement être appliqué.
PREMIÈRE PARTIE
DE
LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
DOCTRINE ÉLÉMENTAIRB
DS
LA RAISON PURE PRATIQUE
LIVRE PREMIER
L'ANALYTIQUE DE LA RAISON PUEE PRATIQUE
CHAPITRE PREMIER
DES PRINaPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE § 1. — DéanttloB.
Des principes pratiques sont des propositions ren- fermant une détermination générale de la volonté, à laquelle sont subordonnées plusieurs règles pratiques. Ils sont subjectifs ou forment des maximes, quand Id condition est considérée par le sujet comme valable seulement pour sa volonté; mais ils sont objectifs et fournissent des lois pratiques, quand la condition est reconnue comme objective, c'est-à-dire comme valable pour la volonté de tout être raisonnable.
ScOLtS
Si l'on admet que la raison pure puisse contenir en soi un fondement pratique, c'est-à-dire suffisant pour la détermination de la volonté, il y a des lois pra- tiques ; sinon, tous les principes pratiques ne seront
28 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
que de simples maximes. Dans la volonté, affectée pathologiquement (pathologisch-afficirien), d'un être raisonnable, il peut y avoir conflit {Widerstreit) entre les maximes et les lois pratiques reconnues par l'être lui-même. Quelqu'un peut, par exemple, se faire une maxime de ne jamais essuyer une injure sans en tirer vengeance et s'apercevoir cependant en même temps que ce n'est pas là une loi pratique, mais seulement sa propre maxime; qu'au contraire cette proposition, prise comme règle pour la volonté de tout être raisonnable, dans une seule et même maxime, ne pourrait être d'accord avec elle-même. Dans la con- naissance de la nature (Naturerkenntniss) , les prin- cipes de ce qui arrive (par exemple le principe de l'éga- lité de l'action et de la réaction dans la communication du mouvement) sont en même temps des lois de la nature ; car l'usage de la raison y est théorique et déterminé par l'essence {Beschaffeuheit) de l'objet. Dans la connaissance pratique, c'est-à-dire dans celle qui a simplement à faire à des principes détermi- nants de la volonté, les principes (Grundsàtze) que l'on se fait, ne sont pas encore pour cela des lois aux- quelles on soit inévitablement soumis, parce que la raison doit en pratique s'occupor du sujet, c'est-à-dire de la faculté de désirer, dont la nature particulière peut occasionner dans la règle des modifications di- verses. — La règle pratique est en tout temps un pro- duit de la raison, parce qu'elle prescrit l'action comme moyen d'arriver à l'effet, qui est un but. Mais cette règle est, pour un être chez qui la raison n'est pas tout à
DES PRINCIPES DE LA RAISON PDRE PRATIQUE 29
fait seule le principe délerminant de la volonté, un impératif, c'est-à-dire une règle qui est désignée par « un devoir » {ein SoUen), exprimant la nécessité objec- tive de l'action et signifiant que, si la raison déter- minait complètement la volonté, l'action se produirait infailliblement d'après cette règle. Les impératifs ont donc une valeur objective et sont totalement différents des maximes, qui sontdes principes subjectifs. Mais les impératifs déterminent ou bien les conditions de la causalité de l'être raisonnable, en tant que cause effi- cienle et simplement par rapporta l'effet et aux moyens suffisants pour l'atteindre {Zulànglichheit zu derselben), ou ils déterminent seulement la volonté, qu'elle soit ou non suffisante pour l'effet. Les premiers seraient des impératifs hypothétiques et contiendraient de simples préceptes de savoir-faire {Geschicklichkeit) ; les se- conds seraient au contraire catégoriques et forme- raient seuls des lois pratiques. Des maximes sont donc, il est vrai, des principes (Grundsàtze), mais non des impératifs. Quant aux impératifs eux-mêmes, s'ils sont conditionnels, c'est-à-dire s'ils ne déterminent pas la volonté, uniquement en tant que volonté, mais seulement en vue d'un effet désiré, c'est-à-dire s'ils sont des impératifs hypothétiques, ils forment, il est vrai, des préceptes {Vorschriften) pratiques, mais non des lois. Les lois doivent déterminer suffisamment la volonté en tant que volonté, avant même que je me demande si j'ai la puissance nécessaire pour produire un effet désiré, ou ce qu'il faut faire pour le produire; partant, elles doivent être catégoriques, sans quoi
30 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
elles ne sont pas des lois, parce qu'il leur manque {fehlt) la nécessité qui, pour être pratique, doit être indépendante des conditions pathologiques et par conséquent des conditions attachées fortuitement à la volonté. Dites à quelqu'un, par exemple, qu'il doit daas sa jeunesse travailler et faire des économies, pour n'être pas misérable dans sa vieillesse; c'est là un précepte pratique, exact et en même temps important de la volonté. Mais on voit facilement que la volonté est ici dirigée vers quelque autre chose, dont on sup- pose qu'elle a le désir; et, quanta ce désir, il faut s'en rapporter à l'agent lui-même (dièses Begehren muss manihm, dem Thàter selbst, ûberlassen), soit qu'il pré- voie d'autres ressources, en dehors de celles qu'il peut acquérir lui-même, qu'il n'ait aucun espoir de devenir vieux, ou qu'il pense, en cas de misère, pouvoir un jour se contenter avec peu de chose [schlecht behelfenzukônnen). La raison, qui seule peut donner naissance à toute règle devant renfermer la nécessité, met aussi dans ce précepte, qui est sien, de la néces- sité (car sans cela il ne serait pas un impératif), mais ce n'est qu'une nécessité subjectivement conditionnée, et elle ne peut être supposée à un degré égal dans tous, les sujets. Or, pour que la raison puisse donner des lois {%u ihrer Geselzgehung)^ il faut qu'elle ait simple-' ment (bloss) besoin de se supposer elle-même, parce que ' la règle n'est objective et n*a une valeur universelle que si elle est valable sans aucune des conditions subjec- tives et accidentelles qui distinguent un être raison- nable d'un autre. Dites à quelqu'un qu'il ne doit
DES PRINaPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 31
jamais faire de fausses promesses, voilà une règle qui coDcerne simplement sa volonté, que les inten- tions que l'homme peut avoir soient ou non réalisées par elle; le simple [blosse) vouloir est ce qui doit êire déterminé complètement à priori par celte règle. S'il se trouve ensuite que cette règle est pratiquement juste, c'est une loi, parce qu'elle est un impératif caté- gorique. Donc les lois pratiques n*ont rapport qu'à la volonté, indépendamment de ce qui est effectué par sa causalité, et on peut (/fflnn) * faire abstraction de cette dernière (comme appartenant au monde des sens) pour les avoir dans toute leur pureté.
§ 2. — Xhéorùtne I.
Tous les principes pratiques qui supposent un objet (matière) de la faculté de désirer, comme principe déterminant de la volonté, sont empiriques et ne peu- vent fournir de lois pratiques.
J'entends par matière de la faculté de désirer, un objet dont la réalité est désirée. Si le désir de cet objet est antérieur à la règle pratique et s'il est la condition par laquelle nous en faisons un principe, je dis [en premier lieu) que ce principe est alors en tout temps empirique. Car le principe déterminant du libre choix [WlUkûhr) * est alors la représentation d'un objet et le
* Barni dit, Il faut faire abstraction ; rien ne justifie cette expres- sion. Born dit, d'ailleurs, abducere possumus; Abbot, we ma^ disre- gard. (F. P.)
* Barni traduit par volonté et confond ainsi deux choses diflférenles. Bom se sert à'arbitrium; Abbot, de «c/iotce». Nous emploierons, pour traduire TTiïïfcuAr, /i6re cfcoix, souvent /i6re orfttïre, jamais vclonté. (F. P.)
3â ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rapport de cette représentation au sujet, par lequel la faculté de désirer est déterminée à réaliser cet objet. Mais un tel rapport au sujet s'appelle le plaisir pris à la réalité d'un objet. Le plaisir devait (miisste) donc être supposé comme condition de la possibilité de la détermination du libre choix {Willkûhr). Mais on ne peut connaître à priori d'aucune représentation d'un objet, quelle qu'elle soit, si elle sera liée auplaisir^ à la peine {Unlust) ou si elle sera indifférente. Donc, en pareil cas, le principe déterminant du libre choix {Willkûhr) doit toujours être empirique, comme aussi par consé- quent le principe pratique matériel, qui le supposait comme condition.
Puisque {en second lieu) ^ un principe, qui ne se fonde que sur la condition subjective de la capacité de sentir [Empfànçjlichkeit) du plaisir ou de la peine (qui ne peut jamais être connue qu'empiriquement et ne peut être supposée à un degré égal chez tous les êtres raisonna- bles), peut bien servir, il est vrai, de maxime propre au sujet qui la possède, mais ne peut servir de loi pour cette capacité elle-même * parce qu'il manque de la nécessité objective qui doit être reconnue àpriori)^ un tel principe ne peut jamais fournir une loi pratique.
§ 3. — Xhéorème II.
Tous les principes pratiques matériels sont, comme tels, d'une seule et même espèce et se rangent sous
' Le texte porte fii/r dièse sélbst... nicht zum Geselze dienem kann; dièse se rapporte évidemment à Empfunglichkeil, et non à Subject^ comme le veulent Barni et Abbot. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE C«
le principe général de l'amour de soi ou du bonbjLir {Gluckseligkeit) personnel.
Le plaisir provenant de la représentation de l'exis- tence d'une chose, en tant qu'il doit être un principe dé- terminant du désir de cette chose, se fonde sur la ccprt- cité de sentir {Empfànglichkeit) du suieijT^msquWdépend de l'existence {Dasein) d'un objet ; partant, il appartient au sens * et non à l'entendement, qui exprime un rap- port de la représentation à un objet, d'après des con- cepts, mais non un rapport de la représentation au sujet d'après des sentiments {Gefûhlen). Il n'est donc pra- tique qu'en tant que la sensation agréable {Annehn- lichkeit), que le sujet attend de la réalité de l'objet, dé- termine la faculté de désirer. Or, la conscience qu'a un être raisonnable de l'agrément de la vie {von der Annehmlichkeit des Lebens) accompagnant sans inter- ruption toute son existence, est le bonheur et le prin- cipe de prendre le bonheur pour principe suprême de détermination du libre choix {Willkuhr), est le principe de l'amour de soi. Donc, les principes matériels, qui posent le principe déterminant du libre choix [Willkûhr) dans le plaisir ou la peine qu'on peut éprouver de la TéaWié de quelque ohieï,sou[ d'une seule et même 7iature^ en tant qu'ils appartiennent tous ensemble au principe de l'amour de soi ou du bonheur personnel.
* F,e texte porte dem Sinns, et Kant a mis entre parenthèses pour expliquer ce mot, Gefiilil = sentiment. (F. P.)
tANT, Cr. de la rais. prat.
34 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
Corollaire
Toutes les règles pratiques matérielles placent le principe déterminant de la volonté dans la faculté infé- rieure de désirer^ et s'il n'y avait aucune loi simplement formelle de la volonté, qui la déterminât suffisamment, il n'y aurait lieu d'admettre aucune faculté supérieure de désirer.
SCOUE I
Il est étonnant que des hommes, d'ailleurs pénétrants [scharfsinnige), croient pouvoir distinguer la faculté in- férieure de la faculté supérieure de désirer, en faisant remarquer que les représentations ^ qui sont liées au sen- timent du plaisir, ont leur origine dans les seîis ou ds.r\sV e7itendeme7it. Quand onchercheles principes déter- minants du désir et qu'on les place dans un agrément {Annehmliclikeit) qu'on attend de quelque chose, il n'importe pas du tout de savoir d'où vient la représen- tation de cet objet qui procure du plaisir, mais seulement desavoir jusqu'à quel point elle est agréable. Que si une représentation ayant son siège et son origine dans Ten- tendement, ne peut déterminer le libre choix (Willkiihr), que parce qu'elle suppose un sentiment déplaisir dans le sujet, il dépend toujours complètement de la nature du sens interne [inneren Sinnes), qu'elle soit le principe déterminant du libre choix, c'est-à-dire qu'il faut que ce sens puisse être agréablement affecté par elle. Les représentations des objets peuvent encore être de nature
LES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 35
aussi diverse qu'on le voudra, elles peuvent être des représentations de l'entendement, de la raison elle- même en opposition aux représentations des sens, le sentiment du plaisir par lequel seul elles forment pro- prement le principe déterminant de la volonté {l'agré- ment, la satisfaction qu'on en attend et qui pousse l'ac- tivité à la production de l'objet) est d'une seule et même espèce, non seulement en tant qu'il ne peut jamais être connu qu'empiriquement, mais aussi en tant qu'il affecte une seule et même force vitale (Lebcnskraft), se mani- festant dans la faculté de désirer, et il ne peut différer sous ce rapport, que par le degré, de tout autre principe de détermination. Gomment pourrait-onautrementcom- parer, au point de vue de la grandeur (Grosse), deux prin- cipes de détermination différant totalement par le mode de représentation, pour prendre de préférence celui qui affecte au plus haut degré la faculté de désirer? Le même homme peut rendre^ sans le lire, un livre instructif pour lui qu'il n'a qu'une seule fois entre les mains, pour ne pas manquer une partie de chasse, s'en allerau milieu d'un beau discours pour ne pas arriver en retard à un repas, abandonner une conversation raisonnable (eine Unterhaltiuig durch vernûnftige Gesprdche) que d'ailleurs il apprécie beaucoup, pour aller s'asseoir à la table de jeu ; il peut même repousser un pauvre, qu'il lui est d'or- dinaire agréable de secourir, parce qu'il n'a en ce mo- n-ent en poche que juste ce qu'il lui faut d'argent pour payer son entrée à la comédie. Si la détermination de la volonté repose sur le sentiment de l'agrément ou du désagrément [Unannehmlichkeit) qu'il attend d'une
36 analytiqup: De la baisoN pure pratique
cause quelconque, le mode de représentation par lequel il est affecté lui est totalement indifférent. Quelle est l'intensité, la durée de cette satisfaction, dans quelle mesure peut-on facilement l'acquérir et la renouveler, voilà seulement ce qui lui importe pour se décider à faire un choix. Il est tout à fait indifférent à celui qui a besoin d'or pour une dépense, de savoir si la matière, si l'or a été extrait de la montagne ou retiré du sable lavé, pourvu qu'il soit accepté partout pour la même valeur ; de même aucun homme ne de- mande, quand il s'agit simplement, pour lui de l'agré- ment de la vie (ati der Annehmiichkeit des Lebens)ySi 1rs représentations viennent de l'entendement ou des sens, mais seulement le nombre^ Vinte7isiî6 des plaisirs qu'elles lui donnent pendant le temps le plus long [auf die làngste Zeit). Ceux-là seuls qui contesteraient vo- lontiers à la raison pure le pouvoir de déterminer 'a volontésans supposer aucun sentiment(Ge/'M/ii), peuvent s'écarter de leur propre définition au point de déclarer complètement hétérogène, ce qu'ils ont eux-mêmes auparavant rapporté à un seul et même principe. Ainsi par exemple, on observe que nous pouvons trouver du plaisir dans Vexercice pur et simple de notre force (blosser Kraftanweiidung), dans la conscience de notre force de caractère [Seelenstàrke) pour surmonter les obstacles qui s'opposent à nos projets, dans la culture des talents de l'esprit, etc.^ et nous appelons tout cela avec raison des joies et des plaisirs [Ergotzungen) plusr/5- licals parce qu'ils sont, plus que d'autres, en notre pou- voir, parce qu'ils ne s'émoussent point et qu'au con-
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38 ANALYTIQUE DK LA MAISON PURE PRATIQUE
celle à laquelle on se conforme le plus rarement. Les anciennes écoles grecques nous en donnent plus d'exemples, que ne nous en ofiFre notre siècle syncré- tique, où l'on se forme, avec des principes contra- dictoires, un certain système composite (ein gewisses CoaUtionssystem) \ plein de mauvaise foi et de frivolité, parce que cela convient mieux à un public qui est content de savoir un peu de tout, sans rien savoir en somme, et d'être propre à tout (m allen Stàtteln gerecht zu sein). Le principe du bonheur personnel, quel que soit l'emploi qu'on y fasse de l'entendement et de la raison^ ne comprendrait cependant en soi pour la vo- lonté d'autres principes déterminants que ceux qui sont conformes {angemessen)k la facul té m/ënewre de désirer. Par conséquent, ou bien il n'y a pas de faculté supé- rieure de désirer, ou la raison pure doit être pratique par elle seule, c'est-à-dire que, sans supposer aucun sentiment (Gefûhls), parlant sans représentations de l'agréable ou du désagréable qui, en tant que matière de la faculté de désirer, est toujours une condition em- pirique des principes, elle doit pouvoir déterminer la volonté par la simple forme de la règle pratique. Alors seulement la raison, en tant qu'elle détermine par elle- niême la volonté (qu'elle n'est pas au service des pen- chants) est une véritable faculté supérieure de désirer, à laquelle est subordonnée celle qui peut être palhologiquement déterminée [pathologisçh bestimm-
* Barni traduit par des systèmes conciliants, ce qui semble aussi peu exact que la traduction do I3orn: Sy^tema decretorum pugnanlium con- ci\ian(]orum. Ablsot met: Syslem of compromise. Nous hasardons le mot composile. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA. RAISON PURE PRATIQUE 39
bare), elle est différente de cette dernière réellement et même spécifiquement ^ de sorte que, mém-e le moindre mélange avec les impulsions de celle-ci, compromet sa force et sa supériorité, de même que le plus petit élé- ment empirique, entrant comme condition dans une démonstration mathématique, en diminue et en détruit la valeur et la force (Nachdruck). La raison, dans une loi pratique, détermine la volonté immédiatement et non par l'intermédiaire d'un sentiment de plaisir ou de déplaisir venant s'interposer entre les deux, pas même par l'intermédiaire du plaisir attaché à cette loi : et c'est seulement parce qu'elle peut être pratique comme raison pure, qu'il lui est possible d'être législative {gesetxgebend),
ScOtlE II
Etre heureux est nécessairement le désir de tout être raisonnable mais fini, partant c'est inévitablement un principe déterminant de sa faculté de désirer. Être content de son existence tout entièie n'est pas en effet une sorte de possession originelle et une félicité (Seli- gkeit) qui supposerait une conscience de son indépen- dance et de son aptitude à se suffire soi-même (semé?' î<na- bhàngigen Selbstgenïlgsamkeit) ; c'est un problème qui nous est imposé par notre nature finie elle-même ; car nous avons des besoins et ces besoins concernent la matière de notre faculté de désirer, c'est-à-dire quelque chose qui se rapporte à un sentiment de plaisir ou de peine qui sert subjectivement de principe [Grmide) et par lequel est déterminé ce dont nous avons besoin
40 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pour être contents de noire état. Mais, justement parce que le principe matériel de détermination ne peut être connu qu'empiriquement par le sujet, il est impossible de considérer ce problème comme une loi ; car une loi, en tant qu'objective, devrait renfermer, dans tous les casetpourtous les êtres raisonnables, le même pinncipe déterminant de la volonté. En effet, bien que le concept du bonheur (Gluckseligkeit) serve partoîit de base au rapport pratique des objets à la faculté de désirer, il n'est cependant que le titre général des principes sub- jectifs de détermination et ne détermine rien spécifi- quement, tandis que c'est de cela seulementqu'il s'agit dans ce problème pratique, qui ne peut en aucune façon être résolu sans cette détermination. Le sentiment particulier de plaisir et de déplaisir, propre à chacun, lui indique en quoi il doit placer son bonheur, et, même dans un seul et même sujet, ce choix dépend de la différence des besoins qui suivent les modifications de ce sentiment, ainsi une loi subjectivement nécessaire (comme loi naturelle), est objectivement un principe pra- tique tout à fait contingent, qui peut et doit être très différent dans des sujets différents, qui partant, ne peut jamais fournir une loi, puisqu'il s'agit, dans le désir de bonheur, non de la forme delà conformité à la loi [Gesetzmàssigkeit) *, mais exclusivement de la ma- tière, c*es1^à-dire, de savoir si je dois attendre du plaisir et combien je dois en attendre de l'observation do la
1 Barni dit simplGmeni de la forme de la loi; Born, forma legalitatis A.bbot, the form of conformity to law. Ne pouvant employer ni le term^ de légalité, ni le teraio do légitimité (Cf. p, 4), nous avons traduit litté- ralciuoul. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 41
loi. Les piiiicipes de l'amour de soi peuvent, il est vrai, renfermer des règles générales de savoir-faire ((les moyens pour arriver à des fins), mais alors ce son! des principes simplement théoriques*, par exemple, que celui qui voudrait manger du pain, aurait à imaginer un moulin. Mais des préceptes pratiques fondés sur ces principes, ne peuvent jamais être uni- versels, car le principe déterminant de la faculté de désirer est fondé sur le sentiment du plaisir et du dé- plaisir, qui ne peut jamais être considéré comme uni- versellement appliqué aux mêmes objets.
Mais supposons cependant que des êtres finis et doués de raison pensent, en général, d'une seule et même manière (durchgehends einerlei], par rapport à ce qu'ils auraient à accepter pour objets de leurs senti- ments de plaisir ou de douleur et par rapport même aux moyens dont ils doivent se servir pour atteindre les premiers et écarter les autres, le principe de l'amour de soi ne pourrait encore en aucune façon être donné par eux par une loi pratique^ car celte unanimité ne serait encore que contingente. Le principe déterminant ne serait toujours que subjectivement valable et simple- ment empirique, il n'aurait pas cette nécessité que l'on conçoit dans toute loi, c'est-à-dire la nécessité objcc-
* Les propositions qui, en mathématique ou en physique, sont appelées pratiques, devraient être proprement appelées techniques. Car il ne s'agit pas du tout, dans ces sciences, de la détermination de la volonté: elles indiquent seulement la diversité {MannigfaltigcJ de l'action possible, diversité qui est suflisanie pour produire un certain effet; et, par conséquent, elles sont tout aussi théoriques que toutes les propositions qui expriment la liaison de la cause avec un cff.'t. C.lui donc à qui convient l'effet, doit aussi accepter la cause.
42 ANALYTIQUE DE LA. RAISON PURE PRATIQUE
tive provenant de principes à /^Hon. Donnera-t-on donc celte nécessilé, non comme pratique, mais comme sim- plement physique, dira-t-on que l'action nous est aussi inévitablement imposée par notre penchant, que nous Test le bâillement, quand nous voyons bâiller d'autres personnes? On devrait affirmer qu'il n'y a pas de lois pratiques, mais seulement des conseils {Anra- thmigen) à l'usage de nos désirs, plutôt que d'élever des principes simplement subjectifs au rang des lois pratiques, qui ont une nécessité tout à fait objec- tive et non simplement subjective, qui doivent être re- connues à priori par la raison et non par l'expérience (quelque généralité empirique qu'elle puisse avoir). Les règles elles-mêmes des phénomènes concordants (einstimmiger) ne sont appelées des lois naturelles (par exemple les règles mécaniques) que si on les connaît réellement à priori, ou que si, du moins, on admet (comme pour les règles chimiques), qu'elles seraient connues à jwiori par des principes objectifs, si notre intelligence pénétrait plus profondément (wennunsere Einsicht tiefer ginge). Mais pourles principes pratiques simplement subjectifs, c'est une condition expresse qu'ils aient pour base des conditions non objectives, mais subjectives du libre choix {Willkuhr) \ partant qu'ils ne soient jamais représentés que comme desim- pies maximes, et non comme des lois pratiques. Ce se- cond corollaire semble, au premierabord, n'être qu'une simple chicane de mots; mais il renferme la définition
« Sur la traduction de ce mot, pour laquelle Bami emploie le terme de volonté, voyez la note rieU page 3J. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 43
(Wortbestimmmuj) de la différence la plus importante que l'on puisse considérer dans les recherches pra- tiques.
§ 4 — Xtiéorème III
Si un être raisonnable doit se représenter ses maximes comme des lois pratiques universelles, il ne peut se les représenter que comme des principes qui déterminent la volonté, non par la matière, mais sim- plement par la forme.
La matière d'un principe pratique est robjet delà volonté. L'objet est ou n'est pas le principe détermi- nant de la volonté : dans le premier cas, la règle de la volonté est soumise à une condition empirique (à savoir, au rapport de la représentation déterminante avec le sentiment du plaisir ou de la peine)^ partant ne peut être une loi pratique. Or si d'une loi on enlève par abstraction toute matière, c'est-à-dire tout objet de la volonté (comme principe déterminant), il ne reste rien que lasimple/brme d'une législation {Geset^gebiing) universelle. Par conséquent, un être raisonnable ne peut pas du tout se représenter ses principes subjec- tivement pratiques, c'est-à-dire ses maximes, comme étant en même temps des lois universelles, ou il doit admettre que la simple {blosse} forme par laquelle ils s'adaptent à une législation universelle, en fait par elle seule des lois pratiques.
SCOLIR
L'entendement le plus ordinaire peut distinguer, sans instruction préalable {Unteriveimng), quelle forme
44 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
est OU n'est pas dans la maxime, capable de s'adapter â . une législation universelle. Je me suis fait, par exemple, une maxime d'augmenter mes ressources par tous les moyens sûrs : j'ai maintenant entre les mains un dépôt dont le propriétaire est mort et n'a à ce sujet laissé aucun écrit. C'est naturellement le cas de mettre en pratique ma maxime. A présent, je veux seulement savoir si cette maxime peut avoir aussi la valeur d'une loi pratique universelle. Je l'applique donc au cas pré- sent et je me demande si elle peut prendre la forme d'une loi, partantsije pourrais, par ma maxime, donner cette loi, que chacun est autorisé à nier un dépôt, quand personne ne peut prouver qu'il lui a été confié. Aussitôt je m'aperçois qu'un tel principe se détruirait lui-même comme loi, parce qu'il aurait pour résultat de suppri- mer tout dépôt. Une loi pratique que je reconnais pour telle, doit être propre à une législation universelle (sich zur allgemeinen Gesetzgebung qualificiren); c'est une proposition identique et, partant, claire par elle- même. Maintenant si je dis que ma volonté est sou- mise à une loi pratique, je ne puis alléguer mon penchant (par exemple, dans le cas présent, ma cupidité) comme le principe déterminant de ma volonté, qui serait convenable [schicklichen) pour une loi pra- tique universelle; car, loin d'avoir la valeur d'une légis- lation universelle, il se détruirait plutôt lui-même dans la forme d'une loi universelle.
Il est donc étonnant, quoique le désir du bonheur et, partant aussi, la 7«aicime par laquelle chacun pose ce désir comme principe déterminant de sa volonté, soient
DÈS PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 45
universels, qu'il ait pu venir à l'esprit d'hommes intel- ligents, d'en faire une loi pratique universelle. Car, tandis que, dans les autres cas, une loi universelle de la nature met l'harmonie en tout, on aurait ici comme conséquence, si l'on voulait donner à la maxime l'uni- versalité d'une loi, exactement le contraire de l'accord, la pire des contradictions et la destruction complète de la maxime elle-même et de son but. En effet la volonté {der Wille) de tous n'a pas alors un seul et même objet, mais chacun a le sien propre (son propre bien-être), qui peut, il est vrai, s'accorder fortuitement avec les inten- tions que d'autres rapportent également à eux-mêmes, mais qui ne suffit pas, il s'en faut de beaucoup, à faire loi, caries exceptions que l'on est autorisé à faire à l'occasion sont infinies et ne sauraient, en aucune façon , être renfermées d'une manière déterminée dans une règle générale. Ainsi se produit une harmonie, sem- blable à celle que décrit certain poème satirique à pro- pos de la bonne intelligence [Seeleneintrachi) de deux époux qui se ruinent : 0 merveilleuse harmonie, ce quil veut, elle le veut aussi ; semblable encore à ce qu'on raconte de François /", prenant un engagement envers Charles-Quint : Ce que mon frère Charles veut (Milan), je veux aussi l'avoir. Des principes empiriques de déter- mination ne sont pas valables pour une législation exté- rieure universelle, mais ils conviennent aussi peu à une lé^slation intérieure de même nature, car chacun prend pour base de son penchant son propre sujet, différent de celui de chacun de ses semblable':^, et, dans chaque sujet même, c'est tantôt un penchant et tantôt un autre
46 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
qui a Tinfluonce prépondérante. Trouver une loi qui puisse régir tous les penchants, à la condition de mettre entre eux une complète harmonie, est chose absolu- ment {schhchterdhigs) impossible,
g 5 — Problème I
Supposé que la simple {blosse) forme législative des maximes soit seule le principe suffisant de détermina- tion d'une volonté, trouver la nature de celte volonté qui ne peut être déterminée que par ce moyen (da- durch) .
Puisque la simple forme de la loi peut être repré- sentée exclusivement par la raison, partant, qu'elle n'est pas un objet des sens et n'appartient pas aux phé- nomènes {Erscheinunyen)f la représentation de cette forme, comme principe déterminant de la volonté, est différente de tous les principes qui déterminent les événements naturels {Begebenheiten in der Natur)^ d'a- près la loi de la causalité, parce que, dans ce dernier cas, les principes déterminants doivent être eux-mêmes des phénomènes. Mais si aucun principe de détermina- tion autre que cette forme législative universelle ne peut servir de loi à la volonté, celle-ci doit êlre conçue {(jedacht) comme totalement indépendante de la loi na- turelle des phénomènes dans leurs rapports mutuels, c'est-à-dire de la loi de la causalité. Or, une telle in- dépendance s'appelle lihcrlé J''r€iheit)y dans le sens le plus rigoureux, c'csl-à-diredausle sens transcendental. Donc une volonté à laquelle la simple forme légis-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 47
lalive Je la maxime peut seule servir de loi est une volonté [Wille) libre.
§6 — f>roblêiii<' II
Supposé qu'une volonté soit libre, trouver la loi qui seule est capable (tauglich) de la déterminer nécessai- rement.
Puisque la matière de la loi pratique, c'est-à-dire un objet de la maxime, ne peut jamais être donnée qu'em- piriquement, mais que la volonté libre, en tant qu'in- dépendante des conditions empiriques (c'est-à-dire des conditions qui appartiennent au monde des sens), doit cependant pouvoir être déterminée, il faut qu'une volonté libre trouve, indépendamment de la matière de la loi et pourtant dans la loi, un principe de déter- mination. Or, il n'y a, outre la matière, rien de plus dans la loi que la forme législative. Donc la forme lé- gislative, en tant qu'elle est renfermée dans la maxime, est l'unique cbose qui puisse fournir un principe de détermination de la libre volonté {Willens),
SCOLÎX
La liberté et la loi pratique inconditionnée [unbe- dingtes)^ s'impliquent donc réciproquement l'une l'autre. Je ne demande pas ici maintenant si elles sont distinctes en fait, ni si une loi inconditionnée n'est pas plutôt simplement la conscience {Selbstbewusstseia) d'une raison pure pratique, ni si cette dernière est
« Nous avons expliqué (p. 16) pourquoi nous traduisons ainsi et noa par absolue, comme Barni, le mot unbedingtes.
48 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
identique au concept positif de la liberté ; mais je de- mande d'ow prend naissance notre connaissance de ce qui est inconditionnellement pratique, si c'est de la liberté ou de la loi pratique. Elle ne peut naître de la liberté, dont nous ne pouvons ni avpir immédia- tement conscience, puisque le premier concept en est négatif, ni conclure l'existence par l'intermé- diaire de l'expérience, puisque l'expérience ne nous fait connaître que la loi des phénomènes et partant que le mécanisme de la nature, juste le contraire de la liberté. Donc c'est la loi inorale, dont nous avons im- médiatement conscience (dès que nous formulons des maximes de la volonté), qui s'offre d'abord à nous et nous mène directement au concept de la liberté, en tant qu'elle est représentée par la raison comme un principe de détermination, que ne peut dominer aucune condition sensible et qui, bien plus, en est totalement indépendant. Mais comment est possible la conscience de cette loi morale? Nous pouvons avoir conscience de lois pratiques pures comme nous avons conscience de principes théoriques purs, en observant la nécessiîé avec laquelle la raison nous les impose et en faisant abstraction de toutes les conditions empiriques qu'elle nous impose. Le concept d'une volonté pure lire son origine {enispringt ans) des lois pratiques pures, comme la conscience d'un entendement pur,'^ des principes théoriques purs. Que ce soit là la véritable subordi- nation de nos concepts, que la moralité nous découvre d'abord le concept de la liberté, que par conséquent là raison pratiqne propose d'abord, avec ce concept, le
DES PRINCIPES DE LÀ RAISON PURE PRATIQUE 49
blême le plus insoluble à la raison spéculative pour nettre par là dans le plus grand embarras, c*est ce ressort clairement de la considération suivante : sque, par le concept delà liberté, rien ne peut être liqué dans les phénomènes, que le mécanisme na- Hel, au contraire, doit toujours y constituer le fil direc- r, qu'en outre la raison pure, si elle veut s'élever à conditionné dans la série des causes, tombe dans i antinomie où elle se perd dans l'incompréhensible, n côté comme de l'autre, tandis que le dernier {le
ir.
canisme) est au moins utile dans l'explication des nomènes, on n'aurait jamais eu l'audace d'intro- re la liberté dans la science, si la loi morale et avec 3 la raison pratique n'étaient intervenues et ne nous ient imposé ce concept. Mais l'expérience confirme >si cet ordre des concepts en nous. Supposons que îlqu'un affirme, en parlant de son penchant au plai- , qu'il lui est tout à fait impossible d'y résister quand présente l'objet aimé et l'occasion : si, devant la i<iin nh il rpnron'ro cette occasion, une potence
finiri'
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50 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUBE PRATIQUE
mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a conscience qu'il doit [soll) la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.
I 7. — liOl rondamentale de la raison pure pratique.
Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle.
SCOLIE
La géométrie pure a des postulats, qui sont des pro- positions pratiques, mais ne contiennent rien de plus que la supposition qu'on pei/t faire une chose, s'il est exigé qu'on doive la faire, et ce sont là les seules pro- positions géométriques qui concernent une existence fDasein). Ce sont donc des règles pratiques, sou- mises à une condition problématique de la volonté. Mais ici la règle dit qu'on doit tout simplement [schleclithinY agir d'une certaine façon. La règle pra- tique est donc inconditionnée, partant représentée à priori comme une proposition catégoriquement pra- tique, parlaquelle la volontéest,absolument(sc/i/ec/i/cr- diiigs) et immédiatement (par la règle pratique elle- même, qui,'par conséquent, esticiuneloi), objectivement déterminée. Car la raison pure, pratique en soi, est im-
* Barni traduit ce mot par absolument. Il a suivi Born, qui emploie àbsolute et a été suivi par Abbot, qui se sert d'absolutely. Il convient de distinguer, ici tout au moins, schlechthin de schlechterdings, qui est employé plus bas. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 51
médiatement ici législative. La volonté est conçue (gedacht) comme indépendante des conditions empi- riques, parlant comme volonté pure, déterminée par la simple forme de la loi, et ce principe de détermination est considéré comme la suprême condition de toutes les maximes. La chose est assez étrange et n'a pas son équivalent dans tout le reste de la connaissance pra- tique. Car la pensée à priori d'une législation univer- selle possible, pensée qui est par conséquent simplement problématique, est réclamée inconditionnellement comme loi, sans emprunter quoi que ce soit à l'expé- rience ou à une volonté extérieure. Ce n'est pas toute- fois un précepte, d'après lequel doit avoir lieu une ac- tion par laquelle il est possible de produire un effet désiré (car la règle serait toujours alors physiquement conditionnée), mais une règle qui, à priori, détermine la volonté, simplement par rapport à la forme de ses maximes, et il n'est pas impossible dès lors de con- cevoir (denken), au moins comme un principe qui dé- termine par la forme objective d'une loi en général, une loi qui s'applique simplement à la forme subjective des principes. On peut appeler la conscience de cette loi fondamentale un fait {Factum) de la raison, parce qu'on ne saurait le tirer par le raisonnement, des don- nées antérieures de la raison, par exemple, de la cons- cience de la liberté (car celte conscience ne nous est pas donnée d'abord), mais parce qu'elle s'impose à nous par elle-même comme une proposition synthé- tique à priori, qui n'est fondée sur aucune intuition (Anschauun(j)y ou pure ou empirique. Cette proposition
52 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
serait, à vrai dire, analytique, si l'on supposait la liberté de la volonté, mais, pour supposer la liberté comme concept positif, il faudrait une intuition intel- lectuelle qu'on ne peut pas du tout ici admettre. Ce- pendant, pour ne pas se méprendre en admettant cette loi comme donnée, il faut bien remarquer qu'elle n'est pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison pure, qui s'onnonce par là comme originairement légis- lative {sic volo, sicjubeo).
Corollaire
La raison pure est pratique par elle seule et donne à l'homme une loi universelle, que nous nommons la loi morale (Sittengesetz).
SCOLIE.
Le fait précédemment mentionné est indéniable. On n*a qu'à analyser le jugement que les hommes portent, sur la conformité à la loi {Gesel%màssigkeit)^ des actions qu'ils accomplissent, on trouvera toujours que, quoi que puisse objecter le penchant, leur raison, incor- ruptible et se contraignant elle-même {diirchsich selbst gezwungen), compare toujours la maxime de la volonté dans une action à la volonté pure, c'est-à-dire à elle- même, en se considérant comme pratique à prion. Or ce principe de la moralité, précisément en raison de l'universalité de la législation qui en fait le principe formel et suprême de détermination de la volonté, indépendamment de toutes les différences subjectives
• Voir (p, 4) pourquoi nous ne traduisons ce mot ni par légitimité ni par légaU'é. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 53
que peut présenter celle-ci, est reconnu, par la raison, comme une loi de tous les êtres raisonnables, en tant qu'ils ont une volonté en général, c'est-à-dire un pouvoir de déterminer la causalité par la repré- sentation de règles, par conséquent en tant qu'ils sont capables d'agir d'après des principes et par suite aussi d'après des principes pratiques à p?'2on (car ceux-ci ont seuls la nécessité que la raison réclame d'un principe). Il n'est, par conséquent, pas simplement limité aux hommes, mais il s'applique à tous lesêtresfinis qui ont raison et volonté; bien plus, il comprend (einschliesst) même l'être infini, en tant que suprême intelligence. S'appliquant aux hommes, la loi a la forme d'un impé- ratif, parce qu'on peut, à la vérité, supposer en eux, en tant qu'êtres raisonnables, une volonté pure, mais non leur attribuer, en tant qu'êtres soumis à des besoins et à des causes sensibles de mouvement (sinnlichen Bewe- gursachen)^ une volonté sainte, c'est-à-dire une vo- lonté qui ne soit capable d'aucune maxime contra- dictoire avec la loi morale. Pour eux, la loi morale est donc un imvératif^ qui commande catégoriquement, puisque la loi est inconditionnée ; le rapport d'une volonté telle que la leur à cette loi est la dépendauee (Abhàngigkeit) qui sous le nom d'obligation (VerbindUch' keit)dési^ne une contrainte [Nôthigung), \mposee toutefois par la simple raison et sa loi objective, pour l'accom- plissement d'une action qui s'appelle devoir ( Pflicht), parce qu'un libre choix {WillkiihrJ \ pathologiquement
* Voyez (p. 31) pourquoi nous ne traduisons pas ce mot par volonté comme Ta fait Barui.
54 ANALYTIQIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
aiîecté (quoique non déterminé par ces affections et par tant aussitoujourslibrej, implique un souhait (Wuîisch) qui résulte de camuses subjectives, par conséquent peut êtresouventopposé au principe pur et objectif de déter- mination et ainsi a besoin, comme contrainte {Nôlhi- gung) morale, d'une résistance de la raison pratique, qui peut être appelée une coercition {Zwang) interne, mais intellectuelle '.Dans l'intelligence suprême(al/er- gemigsamsten) , le libre choix [Willkûhr) est représenté avec raison comme incapable d'aucune maxime qui ne pourrait en même temps être une loi objective, et le con- cept de \a sainteté qui, pource]a,lui convient, la metau- dessus, non de toutes les lois pratiques, mais au moins de toutes les lois pratiquement restrictives, partant au- dessus de robligalion et du devoir. Cette sainteté de la volonfé est toutefois une idée pratique, qui doit nécessairement servir de type [Urhilde] ; s'en rappro- cher indéfiniment est la seule chose qui convienne à tous les êtres finis et doués de raison : c'est cette idée que la loi pure morale qui, pour cette raison est elle- même appelée sainte, leur met constamment et avec raison devant les yeux. Etre sûre du progrés indéfini de ses maximes et de leur tendance constante à une marche en di^ani (F or tschreite7i) y c'est le point le plus élevé que puisse atteindre une raison pratique finie, c'est la vertu^ qui, du moins comme pouvoir naturellement acquis, ne peut jamais être parfaite, parce que l'assurance
* Cette phrase est littéralement traduite. Barni considère à tort comme synonymes les mots Zwang et Nôtbigung, et fat de Texpres- Bion als moraiisciier NOthingung, qui dépend manifestement de bedarf^un appositif de ce qui procède.
DES PRINCIPES DE LA RAISON PCRE PRATIQUE 55
{Sicherheit), n'est jamais dans ce cas une certitude apodictique, et que, comme conviction [Ueberredung),
elle est très dangereuse.
§ 8. — Xhêorème TV
L'autonomie de la volonté est le principe unique de toutes les lois morales et des devoirs qui y sont con- formes ; au contraire toute hétéronomie du libre choix {Willkùhr), non seulement n'est la base d'aucune obli- gation, mais elle est plutôt opposée au principe de l'obligation et à la moralité de la volonté. Le prin- cipe unique de la moralité consiste dans l'indépen- dance, à l'égard de toute matière de la loi (c'est-à-dire à l'égard d'un objet désiré), et en même temps aussi dans la détermination du libre choix ( Willkùhr) par la simple forme législative universelle, dont une maxime doit être capable. Mais cette indépendance est la liberté au sens négatif, cette législation propre de la raison pure et, comme telle, pratique, est la liberté au sens positif. La loi morale n'exprime donc pas autre chose que Vautonomie de la raison pure pratique, c'est- à-dire delà liberté, et cette autonomie est elle-même la condition formelle de toutes les maximes, la seule par laquelle elles puissent s'accorder avec la loi pra- tique suprême. Si donc la matière du vouloir {Wollen), qui ne peut être que l'objet d'un désir lié avec la loi, intervient dans la loi pratique comme condition delà possibilité de cette loi, il en résulte une hétéronomie du libre choix {Willkuhr)j c'est-à-dire la dépendance à Té-
56 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
gard de la loi naturelle, de quelque impulsion {Antriebe) ou dequelquepenchant,etlavolonté (li^i/fe) nesedonne plus elle-même la loi, mais seulement le précepte d'une obéissance raisonnable à une loi pathologique. Mais la maxime qui, dans ce cas, ne peut jamais contenir en soi la forme universellement législative, non seu- lement ne fonde de cette manière aucune obligation, mais elle est elle-même opposée au principe d'une raison pure pratique, et par conséquent aussi à l'in- tention {Gesinnung) morale, quand même l'action qui en résulte serait conforme à la loi {gesetzmàssig).
SCOUB I
Un précepte pratique, qui implique une condition matérielle (par conséquent empirique), ne doit donc jamais être compté pour loi pratique. Car la loi de la volonté pure, qui est libre, transporte la volonté dans une sphère tout autre que la sphère empirique, et la nécessité qu'elle exprime, ne devant pas être une nécessité naturelle, peut donc uniquement consister dans les conditions formelles de la possibilité d'une loi en général. Toute matière des règles pratiques repose toujours sur des conditions subjectives, qui ne lui procurent d'autre universalité, pour des êtres rai- sonnables^ qu'une universalité conditionnée (dans le cas où je désire ceci ou cela, je suis obligé de le faire = thun ensuite pour le réaliser = wirklich zumacheii) et qui tournent toutes ensemble autour du principe {Gnmd) du bonheur personjiel. Maintenant, sans doute,
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 57
il est indéniable que tout vouloir (Woîlen) doit avoir aussi un objet, partant une matière; mais celle-ci n'est pas, pour cette raison, le principe déterminantet la con- dition de la maxime, car s'il en est ainsi, la maxime ne peut se représenter [darstellen) dans une forme univer- sellement législative, puisque l'attente de l'existence de l'objet serait alors la cause déterminante du libre choix (Willkûhr), et que la dépendance de la faculté de désirer à l'égard de l'existence d'une chose quelconque devrait être la base du vouloir (If^oZ/ew). Mais cette dépendance ne peut jamais être cherchée que dans des conditions empiriques et par conséquent ne peut fournir le fon- dement d'une règle nécessaire et universelle, Ainsi le bonheur d'êtres étrangers pourra être l'objet de la vo- lonté d'un être raisonnable. Mais s'il était le principe déterminant de la maxime, il faudrait supposer que, dans le bien-être d'autrui, nous trouvons non seu- lement une satisfaction naturelle, mais aussi un be- soin, comme celui que la sympathie amène avec elle chez quelques hommes (bei Menschen), Or je ne puis, chez tous les êtres raisonnables (et pas du tout en Dieu), supposer ce besoin. Donc à la vérité, la ma- tière de la maxime peut subsister, mais elle ne doit pas en être la condition, car autrement la maxime n'aurait pas la valeur d'une loi. Par conséquent la simple forme d'une loi, qui limite la matière, doit être en même temps une raison (Grund) d'ajouter cette matière à la volonté, mais non de la supposer. Que la matière soit, par exemple, mon propre bonheur. Cette matière, si je l'attribue à chacun (ce qu'en fait
58 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
je puis faire pour des êlres finis) ne peut devenir une loi pratique objective, que si j'y comprends le bonheur des autres. Par conséquent, la loi qui commande de favoriser le bonheur d'autrui, ne résulte pas de la sup- position que c'est pour chacun un objet du libre choix ( Willkûhr)y mais simplement de ce que la forme de l'uni- versalité, dontla raison a besoin comme condition, pour donner à une maxime de l'amour de soi la valeur objec- tive d'une loi, devient le principe déterminant de la volonté. Et ainsi ce n'était pas l'objet (le bonheur des autres) qui était le principe déterminant de la vo- lonté pure, mais la simple forme de loi {gesetzUclie), par laquelle je limitais ma maxime fondée sur le pen- chant, pour lui procurer l'universalité d'une loi et l'adapter ainsi à la raison pure pratique. C'est de cette limitation, et non de l'addition d'un mobile [Triebfeder) extérieur, que pourrait naître seulement alors le concept de l'obligation d'étendre la maxime de l'amour de soi à la félicité d'autrui.
scoLiE n
On obtient juste le contraire du principe de la mora- lité, si l'on prend pour principe déterminant de la volonté le principe du bonheur ^ersowwe/, dans lequel il faut ranger, comme je ï'ai montré plus haut, tout ce qui, en général, place le principe déterminant qui doit servir de loi, dans quelque autre chose que dansla forme législative de la maxime. Cette contradiction {Widers- treit) n'est pas simplement logique, comme celle qui se produirait entre des règles empiriquement condi-
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tionnées, qu'on voudrait élever à la hauteur de prin- cipes nécessaires de la connaissance; elle est pratique et détruirait complètement la moralité, n'était la voix de la raison, si claire relativement à la volonté, si pénétrante (unûberschreibar), si perceptible (yernehm- Uch)\ même pour les hommes les plus vulgaires. Aussi cette contradiction ne peut-elle plus se maintenir que dans les spéculations embrouillées (kopfverwiiren- den) des écoles, qui sont assez hardies (dreist) pour se rendre sourdes à cette voix céleste, afin de soutenir une théorie qui ne leur rompe pas la tête [die keinKopfbrechen kestet).
Si l'une de tes connaissances, que d'ailleurs tu aimes, pensait se justifier auprès de toi d'avoir porté un faux témoignage, en alléguant d'abord le devoir sacré, selon son dire, du bonheur personnel; si elle énumérait ensuite les avantages qu'elle s*est ainsi procurés, faisait ressortir la prudence avec laquelle elle a procédé pour être sûre de ne pas être découverte, même par toi à qui elle a dévoilé ce secret, uniquement parce qu'elle pourra le nier en tout temps ; puis si elle en venait à affirmer sérieusement qu*elle a accompli un véritable devoir d'homme, ou tu lui rirais au nez ou tu te détournerais d'elle avec horreur, quoique, si quelqu'un a fondé uniquement ses principes sur son propre avantage, tu n'aiespas la moindre chose à allé-
* Les mots dont nous nous servons, plus précis que ceux qu'emploie Beu-ni (puissante, distincte), ne rendent pas d'une façon exacte les mots allemands. Il en est de même de ceux de Born fpenetrans, perspicua .) Abbot est plus heurenx avec les mots irrépressible et distincUy audible. (F. P.)
60 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
guer contre cette façon de procéder (Maassregel). Sup- posez encore que quelqu'un vous recommande un homme comme un régisseur auquel vous pourriez con- fier aveuglément toutes vos affaires, que, pour vous inspirer confiance, il le vante comme un homme pru- dent, qui entend supérieurement son propre avantage, comme un homme actif, infatigable, qui ne laisse pas- ser aucune occasion sans en tirer profit; supposez enfin que, pour ne pas vous laisser craindre de trouver en lui un égoïste vulgaire {pôbelhaften), il le vante comme un homme qui s'entend à vivre délicatement, qui cherche sa satisfaction, non en amassant de l'argent ou en se livrant à une sensualité brutale, mais en étendant ses connaissances, en fréquentant une société choisie d'hommes instruits et même en faisant du bien aux indigents, qui, du reste quant aux moyens (qui ne tirent leur valeur ou leur non valeur que du but pour- suivi), n'hésiterait pas {nicht bedenklich wàre) à em- ployer l'argent et le bien d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre, pourvu qu'il sache qu'il peut le faire sans être découvert et sans rencontrer d'obs- tacles (unyehindert), vous croiriez que celui qui vous recommande cet homme se moque de vous ou qu'il a perdu la raison. — Les limites de la moralité et de l'amour de soi sont marquées avec tant de clarté et d'exactitude (so scharf) que la vue même la plus ordi- naire ne peut manquer de distinguer si quelque chose appartient à l'un ou à l'autre. Les quelques remarques qui suivent peuvent à la vérité paraître superflues, quand il s'agit d'une vérité si manifeste, mais elles
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 61
servent du moins à donner un peu plus de clarté au ju- gement de la raison commune à tous les hommes {gemeinen Menschenverinmft) .
Le principe du bonheur peut bien fournir des maximes, mais il ne peut jamais en donner qui soient propres à servir de lois à la volonté, même si l'on prenait pour objet le bonheur général {allgemeine). En eflet, puisque la connaissance de ce dernier repose sur les pures (Jauter) données de l'expérience, que tout jugement de chacun sur ce sujet dépend de son opi- nion, qui est en outre elle-même très changeante, on peut, il est vrai, en tirer des règles générales igene- reUe)j jamais des règles universelles; des règles qui, l'ane portant l'autre, se trouvent le plus souvent exactes, mais non des règles qui, toujours et nécessai- rement, doivent être valables ; par conséquent, on ne peut fonder sur ce principe des lois pratiques. Par cela même qu'ici un objet du libre choix {Willkiihr) doit être la base de la règle du libre choix et par consé- quent doit le précéder, la règle ne peut être rapportée qu'à ce que l'on éprouve {empfindet), partant, qu'à l'expérience sur laquelle seule elle est fondée, et alors la diversité du jugement doit être infinie. Ce principe ne prescrit donc pas les mêmes règles pratiques atout être raisonnable, quoiqu'elles soient comprises sous un titre commun, celui du bonheur. Mais la loi morale n'est con- çue comme objectivement nécessaire, que parce qu'elle doit être valable pour quiconque a raison et volonté.
La maxime de l'amour de soi [prudence) conseille simplement, la loi de la moralité commande. Or, il y a
62 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
une grande différence enlre ce qu'on nous conseille et ce à quoi nous sommes obligés.
Ce qu'il y a à faire d'après le principe de l'autonomie du libre arbitre (Willkûhr), l'entendement le plus or- dinaire le perçoit sans peine et sans hésitation; savoir ce qu'il y aà faire dans la supposition de l'hétéronomie du libre arbitre {Willkûhr) est une chose difficile et qui réclame la connaissance du monde. La connaissance du devoir {was Pflichl sei) se présente d'elle-même à chacun, tandis que ce qui apporte un avantage vrai et durable, est toujours, si cet avantage doit être étendu à toute l'existence {Dasein), enveloppé d'impéné- trables ténèbres, et qu'il faut beaucoup de prudence pour adapter la règle pratique ainsi déterminée, par d'adroites exceptions et seulement d'une façon suppor- table, aux fins {Zwecken) de la vie. Mais la loi morale commande à chacun l'obéissance la plus ponctuelle. Juger ce qu'il y a à faire d'après cette loi, ne doit donc pas être d'une difficulté telle que l'entendement le plus ordinaire et le moins exercé ne sache s'en tirer à merveille, même sans aucune expérience [Welt- Idiigheit) du monde.
Satisfaire à l'ordre catégorique de la moralité est en tout temps au pouvoir de chacun, suivre le précepte empiriquement conditionné du bonheur ne l'est que rarement, et il s'en faut de beaucoup que, même par rap- port à un but unique, cela soit possible pour chacun. La cause en est que, dans le premier cas, il n'est question que de la maxime, qui doit être vraie [àcht) et pure, tan- dis que, dans le second, il s'agit aussi des forces et du
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 63
pouvoir physique de produire réellement un objet désiré. Ordonner à chacun de chercher à se rendre heureux, serait une chose insensée, car on ne com- mande jamais à quelqu'un ce que de lui-même il veut déjà inévitablement. On devrait simplement lui ordon- ner ou plutôt lui présenter les moyens {Massregeln) de l'être, car il ne peut pas tout ce qu'il veut. Mais pres- crire la moralité sous le nom de devoir est une chose tout à fait raisonnable ; car d'abord personne n'en suit volontiers le précepte, s'il est en contradiction avec ses penchants et, en ce qui concerne les moyens par lesquels on peut obéir à cette loi, il n'est pas néces- saire de les enseigner ici, puisque chacun peut, à ce point de vue, ce qu'il veut.
Celui qui a perdu au jeu peut bien se fâcher {àrgern) contre lui-même et son imprudence, mais s'il a cons- cience d'avoir triché (quoiqu'il ait gagné par ce moyen) il doit se mépriser lui-même, dés qu'il se compare à la loi morale. Celle-ci doit donc être bien autre chose que le principe du bonheur personnel. Car pour être obligé [miissen] de se dire à soi-même : Je suis un infâme [Nichtswilrdiger) , quoique j'aie rempli ma bourse, il faut avoir une autre règle de jugement que pour s'approuver soi-même et se dire : Je suis nn homme prudent, car j'ai enrichi ma caisse.
Enfin, il y a encore, dans l'idée de notre raison pra- tique, quelque chose qui accompagne la violation d'une loi morale, c'est le démérite {Strafwûrdigkeit). Or la participation {das Theilhaftigwerden) au bonheur oe peut pas du tout se lier avec le concept d'une punition.
64 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
considérée en tant que punition [Strafe). En effel, bien que celui qui punit ainsi, puisse avoir en même temps la bonne intention de diriger aussi cette punition sur ce but [Zimck], la punition, comme telle, c'est-à- dire comme simple mal (Uehel)^ doit d'abord être jus- tiûée par elle-même, de sorte que celui qui est puni, si l'on en restait là {wenn es dahei bliebe), et qu'il n'en- trevît même aucune faveur se cachant derrière cette rigueur, devrait {muss) avouer lui-même qu'il n'a que ce qu'il mérite et que son sort est tout à fait proportionné k sa. conduite .ha.iusiice {Gerechligkeit) doiidonc à' àhoTÔ. se trouver dans toute punition, considérée comme telle, et elle forme ce qui est essentiel (das Wesen- tliche), dans ce concept. La bonté peut sans doute y être liée, mais celui qui a mérité la punition par sa conduite n'a pas la moindre raison d'y compter. La pu- nition est, par conséquent, un mal physique qui, quand même il ne serait pas attaché comme conséquence naturelle au mal moral [Moralisch-Bôsenjy devrait cependant y être lié comme conséquence^ d'après les principes d'une législation morale. Or_, si tout crime, sans même en considérer les conséquences physiques par rapport à l'agent, est punissable par lui-même, c'est-à-dire fait perdre le bonheur (au moins en partie), il serait évidemment absurde de dire que le crime a consisté précisément à s'attirer une punition, en por- tant préjudice à son propre bonheur (ce qui, d'après le principe de l'amour de soi, devrait être le concept pro- pre de tout crime). La punition serait, de cette façon, la raison d'appeler une chose criminelle (etwas ein Ver-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 65
brechen zu nennen) et la justice devrait consister plutôt à laisser de côté toute punition et même à prévenir la punition naturelle ; car alors il n'y aurait plus rien de mauvais {Bôses) dans Taction, parce que les maux, qui autrement en sont la conséquence et qui seuls font appeler l'action mauvaise, seraient désormais écartés. Mais considérer complètement toute punition et toute récompense comme la machine [Maschinenwerk)^ placée dans la main d'une puissance supérieure et devant uniquement servir à faire marcher vers leur but final (le bonheur) des êtres raisonnables, c'est réduire la volonté à un mécanisme qui supprime toute liberté, et cela est trop évident pour qu'il soit nécessaire d'in- sister sur ce point.
Plus subtile encore, quoique aussi fausse, est la théorie {Vorgehen) de ceux qui admettent un certain sens moral particulier par lequel, et non par la raison, serait déterminée la loi morale ; d'après lequel la conscience de la vertu serait immédiatement liée au contentement et à la satisfaction [Znfriedenheit, Vergniigen), celle du vice, au trouble de l'âme et à la douleur, ramenant ainsi toute chose au désir du bonheur personnel . Sans ré- péter ici ce qui a été dit plus haut, je ne veux que faire remarquer l'erreur dans laquelle ils tombent. Pour se représenter l'homme vicieux comme torturé et mora- lement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut d'abord le supposer, d'après le fond essentiel de son caractère, au moins en quelque degré, moralement bon, comme celui que réjouit la conscience de l'accord de ses actes avec le devoir Pflichtmàssiger Handlun-
kAî<T, Cr de la rais. prat. 5
66 analytique: de la raison pure pratique
gen), doit d'abord être représenté comme vertueux. Le concept de la moralité et du devoir devait donc précéder toute considération sur ce contentement et ne peut pas du tout en être dérivé. On doit d'abord ap- précier l'importance de ce que nous nommons devoir, l'autorité de la loi morale, et la valeur immédiate que la personne acquiert à ses propres yeux par l'accomplis- sement de la loi morale, pour sentir ce contentement que produit dans la conscience la conîoTmïié{A7igemes- senheit) à la loi et le reproche amer qu'elle nous adresse quand nous avons violé la loi. Ou ne peut donc sentir ce contentement ou ce trouble de l'âme, avant de con- naître l'obligation, on ne peut en faire le fondement de cette dernière. On doit au moins déjà être à demi- honnête homme pour pouvoir se faire seulement une représentation de ces sentiments [Empfindimgen). Je ne conteste pas du tout d'ailleurs que, de même que grâce à la liberté, la volonté humaine peut être immé- diatement déterminée par la loi morale, l'exercice fré- quent, en conformité avec ce principe de détermination, ne puisse à la fin produire subjectivement un sentiment de contentement de soi-même : au contraire, c'est un devoir d'établir et de cultiver ce sentiment, qui seul mérite d'être appelé proprement le sentiment moral ; mais le concept du devoir ne peut en être dérivé, autre- ment nous devrions nous représenter un sentiment d'une loi, comme telle, et faiie objet de la sensation, ce qui ne peut être conçu que par la raison, ce qui, si ce ne doit pas être une pure (platter) contradiction, supprimerait totalement tout concept du devoir et le
DES PKINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 67
remplacerait par un jeu mécanique de penchants déli- cats, entrant parfois en lutte avec les penchants gros- siers.
Or, si nous comparons notre principe formel suprême de la raison pure pratique (en tant qu'autonomie de la volonté), avec tous les principes jusqu'ici matériels de la moralité, nous pouvons les représenter tous, comme tels, en un tableau dans lequel sont épuisés réel- lement tous les cas possibles, en dehors du seul principe formel, et prouver ainsi aux yeux qu'il est inutile de chercher un principe autre que celui que nous présentons maintenant. — Tous les principes dé- terminants possibles de la volonté sont ou simplement subjectifs et partant empiriques, ou bien objectifs et ra- tionnels; les uns et les autres sont ou externes ou in- ternes.
LES PRINCIPES PRATIQUES MATÉRIELS DE DETERMINATION, PRIS POUR FONDEMENT DE LA MORALITÉ, SONT :
SUBJECTIFS
EXTERNES
L'Education
(d'après Montaigne).
La Constitution
civile
(d'après
Mandeville).
INTERNES
Le sentiment
physique
(d'après
Epicure).
Le sentiment
moral
(d'après
Hutcheson).
OBJECTIFS
INTERNES
La perfection
{ d'ap.^ès Wolf
elles
Stoïciens).
EXTERNES
La volonté de Dieu
(d'après Crusius
et
d'autres théologiens moralistes).
68 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Les principes placés du côté gauche sont tous em- piriques et sont évidemment incapables de fournir le principe universel de la moralité. Ceux du côté droit sont fondés sur la raison, (car la perfection, comme qua- lité des choses, et la plus haute perfection, représentée comme substance, c'est-à-dire Dieu, ne peuvent être pensées l'une et l'autre. que par des concepts rationnels).- Mais le premier concept, à savoir celui de la perfection^ peut être pris dans un sens théorique et alors il ne si- gnifie que l'intégrité {VoUstàndigkeit) de chaque chose en son genre (trancendantale), ou d'une chose simplement comme chose en général (métaphysique), ce dont il ne peut être ici question. Le concept de la perfection, pris dans un sens pratique, indique l'état d'une chose qui convient ou qui suffît {die Tauglichkeit oder Zulàngli- chkeit) à toutes sortes de fins. Cette perfection, comme qualité de l'homme, partant comme interne, n'est rien autre chose que le talent, et ce qui le fortifie ou le com- plète, Vhahileté. La suprême perfection en substance, c'est-à-dire Dieu, parlant là perfection externe (consi- dérée au point de vue pratique), est la propriété qu'a cet être de suffire (Zulànglichkeit dièses WesensJ à toutes les fins en général. Or des fins doivent être d'abord données, relativement auxquelles le concept de \a.per- feclion (d'une perfection interne en nous-mêmes, ou d'une perfection externe en Dieu) peut seul être le prin- cipe déterminant de la volonté. Mais une fin est un ■ objet qui doit précéder la détermination de la volonté par une règle pratique et contenir le fondement (Gn^cQ de la possibilité d'une telle détermination, parlant aussi
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 69
la matière de la volonté, prise comme principe déter minant de la volonté ; elle est donc toujours empiri que, par conséquent peut bien servir pour le principe épicurien d'une théorie du bonheur, mais jamais pour le principe pur rationnel de la doctrine des mœurs {Sittenlehre) et du devoir (c'est ainsi que les talents et leur perfectionnement, parce qu'ils contribuent aux avantages de la vie, ou la volonté de Dieu, si l'accord avec elle, sans aucun principe pratique qui en précède l'idée et qui en soit indépendant, est pris pour objet de la volonté, ne peuvent que par le bonheur que nous en attendons, devenir des causes déterminantes de notre volonté). De tout cela il résulte d'abord que tous les principes ici posés sont matériels, ensuite qu'ils com- prennent tous les principes matériels possibles, ei enfin cette conclusion, que les principes matériels étant tout à fait incapables de fournir la loi suprême des mœurs (obersten Siitengesetz), le principe pratique formel de la raison pure, d'après lequel la simple forme d'une lé- gislation universelle possible par nos maximes, doit former le principe suprême et immédiat de détermina- tion de la volonté, est le seul principe possible qui soit capable de fournir des impératifs catégoriques, c'est-à- dire des lois pratiques (qui fassent des actions un devoir), et en général de servir de principe de la moralité aussi bien dans le jugement {Beurtheilung) que dans 1 application à la volonté humaine, en vue de la déter- miner.
70 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUKE PRATIQUE
I
DE LA DÉDUCTION DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Getle analytique montre que la raison pure peut être pratique, c'est-à-dire, déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empi- rique, — et elle l'établit à. vrai dire par un fait [Factum), dans lequel la raison pure se manifeste {sich heweist) comme réellement pratique en nous, à savoir par l'au- tonomie dans le principe fondamental de la moralité, au moyen duquel elle détermine la volonté à l'action. — Elle montre en même temps que ce fait est insépa- rablement lié à la conscience de la liberté de la volonté; bien plus, qu'il ne fait qu'un avec elle ; par là, la vo- lonté d'un être raisonnable, qui, en tant qu'apparte- nant au monde sensible, se reconnaît, comme les autres causes efficientes, soumis nécessairement aux lois de la causalité, a cependant aussi en pratique, d'un autre côté, c'est-à-dire en tant qu'être en soi, conscience de son existence comme pouvant être déterminée dans un ordre intelligible des choses, non, à vrai dire, par une intuition particulière d'elle-même, mais en vertu de certaines lois dynamiques qui peuvent en déterminer la causalité dans le monde sensible ; car il a été suffi- samment démontré ailleurs que la liberté, si elle nous est attribuée, nous transporte dans un ordre intelligible des choses.
Si maintenant nous comparons à cette analytique {damit) la partie analytique de la Critique de la raison
DES PJIINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 71
pure spéculative, un merveilleux contraste nous appa- raît entre l'une et l'autre. Une pure intuition sensible (espace et temps), et non des principes, était dans celle-ci la première donnée [Datiim), qui rendait pos- sible la connaissance h 'priori, et possible seulement pour des objets des sens. — Des principes synthétiques, tirés de simples concepts sans intuition, étaient impos- sibles, ou plutôt ne pouvaient exister que par rapport à l'intuition, qui était sensible et, partant, que par rap- port aux objets de l'expérience possible, puisque les concepts de l'entendement, liés à cette intuition, ren- dent seuls possible cette connaissance, que nous appe- lons expérience. — Au-delà des objets de l'expérience, par conséquent en ce qui concerne les choses comme noumènes, toute connaissance positive [ailes Positive einer Erkenntniss) était refusée à bon droit à la raison spéculative. — Mais celle-ci faisait assez cependant [leistete soviel) pour placer en lieu de sûreté (m Sicher- heit setzte) le concept des noumènes, c'est-à-dire la possibilité, voire la nécessité d'en concevoir [denken)^ et, par exemple, pour montrer, contre toutes les objec- tions, quesupposer la liberté, considérée négativement, est chose parfaitement compatible avec les principes et les limitations de la raison pure théorique. Elle ne nous donnait toutefois sur ces objets rien de déterminé et qui pût étendre notre connaissance, puisqu'elle cou- pait plutôt toute vue [Aussicht) sur ce domaine.
Au contraire, la loi morale, bien qu'elle ne nous en donne aucune vue, nous fournit cependant un fait abso- lument inexplicable par loules les données du monde
72 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sensible, et par tout le domaine de notre usage théo- rique de la raison, qui annonce (Anxeige giebt) un monde de l'entendement pur, qui le détermine même positivement et nous en fait connaître quelque chose, à savoir, une loi.
Cette loi doit donner au monde sensible, en tant que nature sensible (en ce qui concerne les êtres raison- nables), la forme d'un monde del'entendement, c'est-à- dire d'une nature SMy;msewsi&/e, sans cependant faire iori {Abbriich %u thun) à son mécanisme. Or la nature, dans le sens le plus général, est l'existence des choses sous des lois. La nature sensible d'êtres raisonnables en général, est l'existence de ces êtres sous des lois empiriquement conditionnées, ce qui, pour la raison, est une hétéronomie. La nature supra-sensible de ces mêmes êtres est au contraire leur existence d'après des lois indépendantes de toute condition empirique, qui appartiennent par conséquent à Vautonomie de la raison pure. Et comme les lois d'après lesquelles l'existence [Dasein) des choses dépend de la connaissance, sont des lois pratiques, la nature supra-sensible, en tant que nous pouvons nous en faire un concept, n'est qu'une nature sous l'autonomie de la raison pure pratique. Mais la loi de cette autonomie est la loi morale, qui est ainsi la loi fondamentale d'une nature supra-sensible et d'un monde de l'entendement pur [reinen Verstan- deswelt)y dont la copie (Gegenbild) doit exister dans le monde sensible, mais sans préjudice cependant des lois de ce monde. On pourrait appeler archétype {na- tura archetypa) le premier monde, celui que nous con-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 73
naissons simplement dans la raison; et l'autre ectype [natiira ectypa), parce qu'il contient l'effet possible de l'idée du premier, comme principe déterminant de la volonté. Car en fait, la loi morale nous transporte, d'une manière idéale, dans une nature où la raison pure, si elle était accompagnée (begleitet) d'un pouvoir physique proportionné à elle-même, produirait le souverain bien, et elle nous détermine à donner à nos volontés la forme du monde sensible, comme un tout composé d'êtres raisonnables*.
Que cette idée serve réellement de modèle aux dé- terminations de notre volonté, c'est ce que confirme l'observation la plus ordinaire de soi-même.
Si la maxime, que j'ai l'intention de suivre, en por- tant un témoignage, est examinée par la raison pra- tique, je considère toujours ce qu'elle serait, si elle avait la valeur d'une loi universelle de la nature. Mani- festement chacun serait, de cette manière, contraint de dire la vérité. Car on ne peut accorder, avec l'univer- salité d'une loi de la nature, des dispositions qui se- raient données comme des preuves, et cependant comme intentionnellement {vorsetzlich) fausses. De même, la maxime que j'adopte en vue de la libre disposition de ma vie, est déterminée, aussitôt que je me demande comment elle devrait être pour qu'une nature, dont elle serait la loi, pût subsister. Il est clair que personne ne pourrait, dans une telle nature, mettre arbitrairement
' Barni traduit : à donner au monde sensible la fonhe d'un ensemble d'êtres raisonnables. On ne peut accepter cette traduction du texte: die Porm der Sinnenwdt, als einem Ganzen verniinftiger Wesen. Abbot, qui traduit comme Barni, dit que le texte original doit être corrompu. (F. P.)
74 ANALYTIQUE DE LA BAISON PURE PRATIQUE
fin à sa vie, car un tel arrangement ne serait pas un ordre de choses durable. Et de même dans tous les autres cas. Mais dans la nature réelle, en tant qu'elle est un objet de l'expérience, la volonté libre {freie Wille)\ n'est pas déterminée d'elle-même à des maximes qui pourraient fonder par elles-mêmes une nature réglée par des lois universelles ou qui s'adap- teraient d'elles-mêmes avec une nature organisée d'après de telles lois. Ce sont plutôt des penchants particuliers, qui forment bien un tout naturel (Natur- ganzes), d'après des lois pathologiques (physiques), mais non une nature qui ne serait possible que par notre volonté agissant d'après des lois pures pratiques. Toutefois nous avons conscience, par la raison, d'une loi à laquelle toutes nos maximes sont soumises, comme si un ordre naturel devait être enfanté par notre vo- lonté. Donc cette loi doit être l'idée d'une nature qui n'est pas donnée empiriquement, mais qui pourtant est possible par la liberté, d'une nature supra-sensible, à laquelle nous donnons, au moins à un point de vue pratique, de la réalité objective, parce que nous la considérons comme objet de notre volonté, en tant qu'êtres raisonnables {alsreinervernûnfliger Wesen).
Ainsi la différence entre les lois d'une nature à laquelle la volonté est soumise et celles d'une nature soumise à une volonté (eu égard au rapport de cette vo- lonté à ses actions libres), consiste en ce que, dans la première, les objets doivent être causes des représen-
' Barni dit le libre arbitre. Rien ne justifie ici cette expression que n'emploient ni Born fvoluntas libéra) ni Abbot {free will). (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 75
lilmiuiiiiii Mnlili
76 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tique, D'exigé pas qu'on explique comment les objets de la faculté de désirer sont possibles, car c'est là une question qui reste posée à la critique de la raison spé- culative, comme relative à la connaissance théorique de la nature, mais seulement comment la raison peut déterminer la maxime de la volonté, si c'est seule- ment par le moyen de représentations empiriques, comme principes de détermination, ou si la raison pure est également pratique et forme une loi d'un ordre naturel possible, qui ne peut absolument être connu empiriquement. La possibilité d'une nature supra-sensible, dont le concept puisse aussi être le fondement de la réalisation de cette nature par notre volonté libre, n'a besoin d'aucune intuition à priori (d'un monde intelligible), qui, dans ce cas, devrait être, en tant que supra-sensible, impossible pour nous. Car ilne's'agitque du principe déterminant du vouloir (VTo/- len) dans les maximes de ce dernier, il ne s'agit que de savoir s'il est empirique ou si c'est un concept delà raison pure (de la conformité à la loi = Gesetzmàssigkeit ' de la raison pure en général), et comment il peut être un tel concept. Que la causalité de la volonté suffise ou non pour la réalité* de l'objet, c'est ce qui reste à dé- cider aux principes théoriques de la raison, parce que c'est une recherche de la possibilité des objets du vou- loir, dont l'intuition ne constitue par conséquent pas
♦ Voyez la note de la page 4, pour la traduction de ce mot. (F. P.)
2 Born traduit cette expression, zur Wirklichkeit der Objecte zulange,
par existentiam rerum objeclarum attingat; Harni et Abbot, comme s'il
y avait Ausfuhrung ou Verwiklinhung, par suffit ou non à la réalisation
de ces objets et suffices for the realizalion of the abjects or not. (F. P.)
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un moment [kein Moment) dans le problème pratique. Il s'agit, non du résultat, mais seulement de la déter- mination de la volonté et du principe déterminant de sa maxime, comme volonté libre. Car, si pour la rai- son pure, la volonté est seulement conforme à une loi (gesetzmàssigj, il en sera ce qu'il pourra de son pouvoir dans l'exécution, il en résultera réellement ou non une nature telle que celle qui est possible d'après ces maximes de la législation, la Critique ne s'en inquiète pas, puisqu'elle cherche seulement si une raison pure peut être pratique, c'est-à-dire déterminer immédiate- ment la volonté, et comment elle peut l'être.
Dans cette besogne la critique peut, par conséquent sans encourir de blâme, et elle doit commencer par les lois pratiques pures et leur réalité. Mais au lieu de l'intuition, elle leur donne pour fondement, le concept de leur existence dans le monde intelligible, c'est-à- dire le concept de la liberté. Car ce concept n'a pas d'autre signification, et les lois pratiques pures ne sont possibles que par rapport à la liberté de la volonté; mais elles deviennent nécessaires, si la liberté est sup- posée, ou inversement, la liberté est nécessaire, parce que ces lois sont nécessaires, comme postulats prati- ques. Comment cette conscience des lois morales ou, ce qui est la même chose, celle de la liberté est-elle possible, c'est ce qu'on ne peut expliquer davantage [iveiter erklàren) ; mais la critique théorique a fort bien établi qu'on peut l'admettre.
L'exposition du principe suprême de la raison pra- tique est maintenant terminée, c'est-à-dire que nous
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avons montré, d'abord ce qu'il contient, qu'il existe par lui-même, tout à fait à pnori^ et indépendam- ment de principes empiriques, ensuite en quoi il se distingue de tous les autres principes pratiques. Dans la déduction, c'est-à-dire dans la justification de la valeur objective et universelle de ce principe et dans l'examen {Einsicht) * de la possibilité d'une telle proposition synthétique àpriori^ on ne peut espérer de réussir aussi bien que quand il s'agissait des principes de l'entendement pur théorique. Car ceux-ci se rappor- taient à des objets d'expérience possible, à des phéno- mènes, et l'on pouvait prouver que ces phénomènes ne peuvent être connus comme objets de l'expérience que s'ils sont rangés sous les catégories, conformément à ces lois {nach Maassgabe), par conséquent que toute expérience possible doit être conforme à ces lois. Mais je ne puis suivre cette marche pour la déduction de la loi morale. Car il ne s'agit pas de la connaissance de la nature des objets qui peuvent être donnés à la raison par quelque autre source, mais d*une connaissance qui peut devenir le fondement de l'existence des objeis eux-mêmes et par laquelle la raison, dans un être rai- sonnable, a de la causalité, c'est-à-dire la raison pure, qui peut être considérée) comme un pouvoir détermi- nant immédiatement la volonté- Mais loute pénétration humaine {menschliche Ein- sicht-) est à son terme dès que nous sommes arrivés
' Barni traduit ce mot par découverle, qui dit plus que le mot alle- mand ; Boni par perspicicnta; Abbot p&r discernment. (F. P.) 2 L'expression allemande est mieux rendue i)ar l'anghiia' insigH
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aux forces ou aux pouvoirs fondameulaux, car la possi- bilité n'en peut être conçue par aucun moyen et elle doit tout aussi peu être arbitrairement [belicbig)'m\eii- tée et admise. C'est pourquoi dans l'usage théorique de la raison, l'expérience seule peut nous autoriser à l'admettre. Cet expédient [Surrogat)^, qui consiste à donner des preuves empiriques a^j Heu d'une déduction partant de sources à priori de connaissance, nous est enlevé ici aussi par rapport au pouvoir pur pratique de la raison. Car ce qui a besoin de rechercher dans l'ex- périence {von der Erfahrung herzuholen) la preuve de sa réalité, doit être dépendant des principes de l'expé- rience, quant aux fondements de sa possibilité, mais la raison pure et cependant pratique ne peut, à cause de son concept, être considérée comme telle. De plus, la loi morale est donnée comme un fait de la raison pure, dont nous sommes conscients à prion et qui est apodictiquement certain, en supposant (g'esetzt) même qu'on ne puisse alléguer, dans l'expérience, aucun exemple où elle ait été exactement suivie. Ainsi, aucune déduction, aucun effort de la raison théorique, spéculative ou aidée par l'expérience (empirisch unters- tiitzten) ne peuvent prouver la réalité objective de la loi morale ; par conséquent, si même l'on voulait re- noncer à la certitude apodictique, cette réalité ne pour- rait être confirmée par expérience et prouvée ainsi à posteriori y et cependant elle se soutient par elle-même. Mais au lieu de cette déduction, vainement cher-
dont se sert Abbot, que par le mot pénétration que nous emplpyons après Barni, et par le mot perspicientia dont se sert Born. (F. P.) ' Littéralement ce succédané. (F. P.)
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chée du principe moral, on trouve une chose autre et tout à fait paradoxale {Widersinniges) * : ce principe moral sert inversement lui-même de principe à la déduction d'un pouvoir im^énGiraih\e{unerforschlicheny que ne peut prouver aucune expérience, mais que la raison spéculative (afin de trouver, parmi ses idées cosmologiques, l'inconditionné dans l'ordre de la causalité et par conséquent de ne pas se contre- dire elle-même), devait au moins admettre comme possible, je veux dire le pouvoir de la liberté dont la loi morale, qui n'a besoin elle-même d'aucun principe pour sa justification, prouve non seulement la possi- bilité, mais la réalité dans des êtres qui reconnaissent cette loi comme obligatoire pour eux. La loi morale est en fait une loi de la causalité par liberté (durch Freiheit)^^ partant une loi de la possibilité d'une na- ture supra-sensible, de même que la loi métaphysique des événements dans le monde sensible était une loi de la causalité de la nature sensible ; ainsi la loi mo- rale détermine ce que la philosophie spéculative devait laisser indéterminé, à savoir la loi d'une causalité dont le concept n'était que négatif dans cette dernière, et elle procure pour la première fois à ce concept* de la réalité objective.
* Barni dit en s'éloignant du texte: quelque chose de bien différent el de tout à fait singulier; Born : idque prorsus àbsonum; Abbot: quitte unexpecled. Nous avons traduit littéralemonl. (F. P.)
^ Les expressions de Born : imperscrutabilis^ et d'Abbot : inscru table, f-ont plus précises et plus exactes. (F. P.)
* Voyez page 7 la distinction des deux ordres de causalité. (F. P.
* Barni fait rapporter le diesem à Gesctz ; on ne peut cependant, comme Ta fait Abbot, que le raltacber à Defjri/f. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA ftAlSON PURE PRATIQUE 81
Cette espèce de lettre de créance {Creditiv) * de la loi morale, donnée elle-même comme un principe delà déduction de la liberté qui est une causalité de la rai- son pure, est parfaitement suffisante, en Tabsence de toute justification à priori, pour satisfaire un besoin de la raison théorique, forcée d'admettre au moins la pos- sibilité d'une liberté. En effet, la loi morale prouve suffisamment sa réalité, même pour la critique de la raison spéculative, en joignant à une causalité conçue d'une façon simplement négative, dont la possibilité était inconcevable pour la raison spéculative obligée cependant de l'admettre, une détermination positive, à savoir le concept d'une raison déterminant immé- diatement la volonté (en imposant à ses maximes la condition d'une forme universelle de loi = gesetzli- chen) ^ . Ainsi elle peut, pour la première fois, donner de la réalité objective, quoique seulement pratique, à la raison toujours transcendante (ûberschivenglieh) dans ses idées si elle voulait procéder spéculativement; elle change Tusage transcendant de la raison en un usage immanent (de sorte que la raison est elle-même par les idées une cause efficiente dans le champ de l'expérience) . La détermination de la causalité des êtres dans le monde sensible, comme tel, ne pouvait jamais être inconditionnée, et cependant il doit y avoir néces- sairement pour toute série de conditions quelque chose d'inconditionné, partant aussi une causalité se déter-
i Barni dil celle espèce de crédit, Born, hocgenus fldei legi tnoraiis con- cûiandos : Abbot, this sort of credential (F. P.].
2 Voyez (page 4) pourquoi nous traduisons littéralement ce mot. (F. P.).
KANT, Crit. de la rais. prat. 6
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minant complètement par elle-même. C'est pourquoi l'idée de la liberté, comme d'un pouvoir d'absolue spontanéité, n'était pas un besoin, mais en cequi con- cerne sa possibilité, un principe analytique de la raison pure spéculative. Mais comme il est absolument im- possible de donner dans une expérience quelconque un exemple conforme à cette idée, attendu que, parmi les causes des choses en tant que phénomènes, on ne peut rencontrer aucune détermination de la causalité qui soit absolument inconditiotnnée, nous ne pouvions défendre [verthoidigen) la pensée d'une cause agissant librement que si nous l'appliquions à un être du monde sensible, considéré à un autre point de vue comme nonmène, en montrant qu'il n'y a pas de contradiction à considérer toutes ses actions comme conditionnées phy- siquement, en tant qu'elles sont des phénomènes et ce- pendant à admettre en même temps la causalité de cet être comme physiquement inconditionnée, en tant que l'être agissant est un être doué d'entendement (Vers- tandeswesen) * et à faire ainsi du concept de la liberté le principe régulateur de la raison. Par là je ne con- nais pas du tout, sans doute, ce qu'est l'objetauquel est attribuée une telle causalité, mais j'écarte l'obstacle en laissant d'un côté, dans l'explication des événements decemondeetparcouséquentaussidanscelledesactions des êtres raisonnables, au mécanisme de la nécessité na- turelle, le droit de remonter à l'infini du conditionné à la condition, d'un autre côté en maintenant ouverte à la
' Nous avons traduit littéralement le mot; Born se sert de nalura inlclligibilis ; Barni dit un être qui appartient à un monde intelligible; Abbot, the... being belongs tho the ivorld of undcrstanding. (F. P.).
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raison spéculative la place qui reste vide pour elle, c'est- à-dire l'intelligible, pour y transporter l'inconditionné. Mais je ne pouvais réaliser cette pensée \ c'est-à-dire la transformer eu connaissance d'un être agissant ainsi, pas même en connaissance de la possibilité d'un tel être. Or, cette place vide, la raison pure pratique la remplit par une loi déterminée de la causalité dans un monde intelligible (de la causalité par liberté), c'est- à-dire par la loi morale.
La raison spéculative n'y gagne pas, àvrai dire, une vue (Einsicht) plus étendue, mais elle y gagne en ce qui concerne la garantie * (Sicherung) de son problé- matique concept de la liberté, auquel on donne ici delà réalité objective qui, bien que seulement pratique, n'en est pas moins indubitable. Le concept même de la causalité qui n'a proprement d'application, par con- séquent aussi de signification, que par rapport aux phénomènes qu'il réunit en expériences (comme le prouve la Critique de la raison pure), ne reçoit pas de la raison pratique une extension telle {so erweitert) que son usage dépasse ces limites. Car si la raison pouvait le faire, elle aurait à montrer comment le rapport lo- gique du principe et de la conséquence peut être synthétiquement employé dans une espèce d'intuition autre que l'intuition sensible, c'est-à-dire comment est possible une causa noumenon. C'est ce qu'elle ne
* Nous traduisons littéralement; Abbot, au lieu de traduire, explique le passage d'une façon satisfaisante par rapport à ce qui précède. Jo n'étais pas capable, dit-il, de vérifier cette supposition {to verify ihis supposition.)
2 Abbot traduit par « the certainty ». (F. P.).
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peut pas faire et ce dont elle n'a même pas du tout à tenir compte comme raison pratique ; car elle place seulement dans la raison pure (qui pour cela s'appelle pratique), le principe déterminant de la causalité de l'homme, en tant qu'être sensible (causalité qui lui est donnée). Par conséquent elle n'emploie pas le concept même de la cause, qu'elle peut ici tout à fait abstraire de l'application qui en est faite à des objets en vue d'une connaissance théorique (puisque ce concept est tou- jours trouvé = angetroffen à priori dans l'entendement, même indépendamment de toute intuition), pour con- naître des objets, mais pour déterminer la causalité par rapport à des objets en général ; partant elle ne l'emploie que pour un but pratique. Par suite, elle peut placer le principe déterminant de la volonté dans l'ordre intelligible des choses, en avouant en même temps qu'elle ne comprend pas du tout comment le concept de la cause pourrait servira une détermination de la connaissance de ces choses. La raison pratique doit sans doute connaître d'une façon déterminée la causalité par rapport aux actions {Handlungen) de la volonté dans le monde sensible, car sans cela elle ne pourrait produire réellement aucune action {That). Mais elle n'a pas besoin de déterminer théoriquement, en vue de la connaissance de son existence supra-sen- sible, le concept qu'elle se forme de sa propre causalité comme nouméne, ni parsuite de pouvoir luidonner dans cette mesure [sofern]* une signification. Car il acquiert
1 Barni écrit dans ce sens; Abbot, in this way: Born, plus exacte- aaenl, eatenus. Nous avons tenu à conserver le sens littéral. (F. P.)
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d*ailleurs, à savoir par la morale, une signification quoique seulement pour l'usage pratique. Aussi con- sidéré théoriquement, il demeure toujours un concept pur de l'entendement, donné à 'priori \ qui peut être appliqué à des objets donnés d'une manière sensib'e ou non. Toutefois, dans le dernier cas, il n'a aucunn signification théorique déterminée, aucune application; il est simplement alors une pensée formelle, mais cependant essentielle de l'entendement par rapport à un objet en général. La signification que lui donne la raison par la loi morale est exclusivement pratique, car l'idée de la loi d'une causalité (de la volonté) a elle- même de la causalité ou est le principe déterminant de cette causalité.
II
DU DROIT qu'a la RAISON PURE, DANS L'uSAGE PRATIQUE, A UNE EXTENSION QUI n'eST PAS POSSIBLE POUR ELLE DANS l'usage SPÉCULATIF.
Dans le principe moral nous avons posé [aufgestellt) ^ une loi de la causalité, qui en met le principe déter- minant bien au-dessus de toutes les conditions du monde sensible. Nous avons non seulement conm la volonté, en tant qu'elle peut être déterminée comme
' Barni traduit à, tort ein reiner à priori gegebener Verstandesbegriff par un concept donné à priori par l'entendement pur -, reiner ne peut se rapporter qu'à Begriff.
2 Ce mot que Barni traduit par trouvé, est mieux rendu par Boin, qui emploie proposuimus, et surtout par Abbot, qui se sert de set forlh. (F. P.).
86 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
appartenant à un monde intelligible et partant le sujet de cette \'olonté (l'homme), comme appartenant à un monde intelligible pur, quoique inconnu pour nous sous ce rapport (comme cela pouvait se faire d'a- près la Critique de la raison pure spéculative), mais en- core nous l'avons déterminée par rapporta sa causalité au moyen d'une loi qui ne peut nullement être comp- tée parmi les lois naturelles du monde sensible '. Ainsi nous avons étendu notre connaissance au delà des limites de ce monde sensible, quoique la Critique de la raison pure ait déclaré cette prétention chimé- rique {fur nichtig) dans toute spéculation. Comment dès \oTS concûieY (vereinigen) ici l'usage pratique avec l'emploi théorique de la raison pure, relativement à la détermination des limites de son pouvoir ?
David Hume, dont on peut dire qu'il a proprement commencé toutes les attaques contre les droits d'une raison pure, lesquels rendaient nécessaire l'examen (Untersuchung) complet de cette dernière, arrivait à la conclusion suivante : le concept de la cause est un concept qui implique la nécessité de la connexion de l'existence des choses différentes (des Verschiedenen) et cela en tant qu'elles différent; de sorte que si A est
» Cette phrase est très difQcile à reconstruire dans le texte. Nous avons suivi ce dernier d'aussi près que possible, en sous-entendant haben, déjà employé dans la première ligne, avant den Willen, et en y joignant gedacht. C'est ce qu'a fait également Abbot. Barni nous semble avoir fait au texte des additions qu'il ne comporte pas et rap- proché des termes qui ne doivent pas l'être. Nous traduisons littéra- lement le passage den Willen wie er als zu einer intelligibelen Welt rjehOrig beslimmbar set, que Barni traduit comme s'il y avait tvie... auch, de quelque manière qu'elle puisse être déterminée, en tant qu'dle appartient à un monde intelligible. (F. P.).
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 87
posé, je reconnais que quelque chose d'absolument différent, B doit aussi exister nécessairement. Mais la nécessité ne peut être attribuée à une connexion qu'au- tant qu'elle est connue à priori; car l'expérience ferait connaître d'une liaison qu'elle existe, mais non qu'elle est nécessairement ainsi. Or il est impossible, dit-il, de connaître à priori et comme nécessaire la liaison qui existe entre une chose et une autre (ou entre une détermination et une autre qui en est complètement différente) , si elles ne sont pas données dans la perception {Wahrnehmung) '. Donc le concept même d'une cause est mensonger {liigenhaft) et décevant (betrûgerisch) ,et pour en parier dans les termes les plus modérés, c'est une illusion seulement excusable en tant que rhabitude (une nécessité subjective) de percevoir certaines choses ou leurs déterminations, souvent les unes à côté des autres ou les unes après les autres {ôfters naben, oder nach einander) comme associées dans l'existence {der Existenz nach als sich beigesellet) *, est prise insensi- blement pour une nécessité objective de poser dans les objets mêmes une telle connexion. Ainsi le concept d'une cause est subrepticement et non légitimement acquis, bien plus, il ne peut même jamais être acquis ou confirmé, parce qu'il exige une connexion en soi vaine, chimérique, qui ne se soutient devant aucune raison, et à laquelle aucun objet ne peut jamais corres- pondre. — Ainsi par rapport à toute connaisance qui
' Barni traduit par l'expérience ; Born, inperceptione; Abbot, in expé- rience. (F.P.).
2 Barni traduit par constamment associées. Le texte ne donne que souvent (Ofters). Born se sert de sœpius : Abbot, de often. (F. P.J
88 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
concerne l'existence des choses (la mathématique de- meurant par conséquent encore exceptée), l'empirisme était présenté d'abord comme la source unique des prin- cipes, mais avec lui et en même temps arrivait le plus absolu (h'àrtest)^ scepticisme par rapport à toute la science de la nature (comme philosophie). Car d'après de tels principes, nous ne pouvons jamais, de détermi- nations données des choses, comme existantes {ihrer Existent, nach), conclure à une conséquence (car cela exigerait le concept d'une cause, qui implique la né- C3ssité d'une telle connexion), mais seulement attendre, en prenant pour guide [nach der Regel) l'imagination, des cas semblables aux précédents, attente qui n'est jamais sûre quoiqu'elle puisse souvent être justifiée par l'expérience {oft eingetroffen sein). Dès lors per- sonne ne peut dire d'aucun événement, qu'il doit avoir été précédé d'une chose qu'il a nécessairement suivie, c'est-à-dire qu'il doit avoir un*î cause. Par conséquent quoique les cas connus par nous et dans lesquels il y avait un antécédent de cette espèce, soient assez fré- quents pour qu'on puisse en tirer une règle, on ne pourrait pas pour cela admettre que les événements doivent toujours et nécessairement se produire de cette façon, et il faudrait laisser aussi une part {sein Recht lassen) au hasard aveugle, devant lequel cesse tout usage de la raison; ce qui fonde solidement et rend irréfutable le scepticisme par rapport aux con- clusions remontant des efi'ets aux causes.
'. Barni traduit par radical; Born par gravissimus; Abbot, par thorough. On pourrait peut-être rendre ce mot assez exactement, quoi- qu'en forçant la pensée deKant, par rigoureux (F. P.J.
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 89
La mathématique * en était jusque-là encore quitte à bon marché (gut weggekommen)^ parce que Hume en tenait toutes les propositions pour analytiques, c'est-à- dire, croyait qu'elles allaient d'une détermination à l'autre, en vertu de l'identité, par conséquent suivant le principe de contradiction (ce qui est faux, car toutes ces propositions sont au contraire synthétiques, et bien que la géométrie, par exemple, n'ait pas à s'occuper de l'existence des choses, mais seulement de leur déter- mination à priori dans une intuition possible, on passe cependant, tout comme par concept de cause, d'une détermination A à une détermination B, tout à fait différente et cependant liée nécessairement à la première). Mais en fin de compte, cette science, si vantée pour sa certitude apodictique, doit être vaincue aussi par l'empirisme dans les principes *, pour la même raison qui faisait mettre à Hum,e l'habitude à la place delà nécessité objective dans le concept de la cause; elle doit se résigner en dépit de tout son orgueil, à mo- dérer les prétentions hardies qui lui faisaient réclamer l'acquiescement à;)nm, et attendre l'approbation pour l'universalité de ses propositions, du bon plaisir (Gw/is^) des observateurs qui, en qualité de témoins, ne refuse- raient pas d'avouer qu'ils avaient aussi perçu de tout temps ce que le géomètre propose (vortràgt) comme des principes et qui par suite, quand même cela ne se-
* D ami et Abbot emploient le pluriel; nous préférons conserver, avec Born, le singulier. (F. P.)
2 Nous traduisons littéralement l'expression de Kant (Empirismua ifi Grundsaizen). iJoru fait de môme {etnpirismus in decretis) ; Abbot dit simplement this empirism ; Barni, Vempirisme des principes . (F. P.)
90 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rait pas nécessaire, permeUraien4; pourtant de l'attendre ainsi à l'avenir. De cette manière l'empirisme de Hume dans les principes* mène inévitablement aussi au scepticisme, même par rapport à la mathématique, par conséquent dans tout usage théorique scientifique de la raison (car cet usage appartient ou à la philosophie ou à la mathématique). La raison, dans son usage or- dinaire * , s'en tirerait-elle mieux (dans un si terrible effondrement des principales de nos connaissances) ou bien ne serait-elle pas plutôt enveloppée, d'une manière plus irréparable encore, dans cette destruction de tout savoir, par conséquent un scepticisme universel ne doit- il pas résulter de ces mêmes principes (scepticisme qui toutefois n'atteindrait que les savants) ? C'est ce que je laisse à chacun le soin de décider par lui-même.
Or, en ce qui concerne mon travail dans la Critique de la raison pure, travail qui était occasionné par cette doctrine sceptique de Hume, mais qui alla beaucoup plus loin et embrassa tout le champ de la raison pure théorique dans son emploi synthétique et par consé- quent aussi ce qu'on appelle d'une façon générale la métaphysique, j'ai procédé de la manière suivante, à propos du doute du philosophe écossais sur le con- cept de la causalité. Que Hume, s'il prenait (comme cela arrive du reste presque partout) ' les objets de
1 Voyez la note 2 de la page 89. (F. P.)
» Barni traduit par la raison vulgaire l'expression der gcmeine Vcr- nunflgebrauch, que nous avons rendue littéralement; Born emploie usui ralionis communi (mdius successurum sitj; Abbot, common reason. [F. P.)
3 Barni rend à tort uberall par toujours-, Bom se sert d'ubigue; Abbot d'always. (F. P).
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 91
l'expérience pour des choses en soi, déclarât le concept de la cause un mensonge et une illusion, il avait tout à fait raison; car par rapport aux choses en soi et à leurs déterminations comme telles, on ne peut savoir (einsehen) comment et pourquoi {vjie darum) ', de ce qu'une chose A, est posée, une autre chose B doit aussi être posée nécessairement. Par conséquent, il ne pouvait en aucune façon admettre une telle connais- sance à 'priori des choses en soi. Encore moins cet esprit pénétrant pouvait-il accorder à ce concept une origine empirique, qui est en contradiction expresse avec la nécessité de la connexion qui forme l'élé- ment essentiel du concept de la causalité; par consé- quent le concept était proscrit et à sa place était intro- duite l'habitude dans l'observation du cours des per- ceptions.
Mais il ressortait de mes recherches que les objets auxquels nous avons à faire dans l'expérience ne sont nullement des choses en soi, mais simplement des ^\iQnomènQs{blossErscheinungen)y et que si_, relative- ment aux choses en soi, il ne peut pas du tout être com- pris [ahzusehen), bien plus s*il est impossible de savoir (einsehen), comment lorsque A est posé, il doit y avoir contradiction à ne pas poser B, qui diffère conplète- ment de A (ou la nécessité de connexion entre A comme cause et B comme effet), on peut cependant parfaite- ment bien se figurer qu'ils * doivent être en tant que
• Nous traduisons les deux mots. Born écrit quomodo propterea quod; Bami on ne peut voir commest, parce qu'o» admet; Abbol, why because. (F. P.)
3 Barni rapporte sie aux choses eu soi, après Born ; Âbbot met sim-
92 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
phénomènes, nécessairement liés dans une expérience d'une certaine manière (par exemple relativement au?i rapports de temps) et ne peuvent être séparés sans con- tredire la liaison même, au moyen de laquelle est possible cette expérience dans laquelle ils sont objets et peuvent seulement être connus par nous. Et les choses se trouvèrent être ainsi en réalité ; si bien que j'ai pu non seulement prouver la réalité objective du concept de la cause eu égatd aux objets de l'expé- rience, mais encore le déduire^ en tant que concept à priori, à cause de la nécessité de la connexion qu'il entraîne avec lui, c'est-à-dire faire sortir [darthun ans) sa possibilité de l'entendement pur, sans sources em- piriques ; et ainsi, après avoir écarté l'empirisme de son origine, j'ai pu éloigner complètement la conséquence inévitable de l'empirisme, je veux dire le scepticisme ; d'abord par rapport à la science de la nature, ensuite aussi par rapport à la mathématique, à cause de l'iden- tité parfaite des principes dont découlent la physique et la mathématique, sciences qui toutes deux se rappor- tent à des objets d'expérience possible. J'ai donc complètement écarté le doute * de tout ce que la rai- son théorique affirme percevoir {einzusehen) *.
Mais qu'arrive-t-il de l'application de cette catégorie
plement they. On peut soutenir, qu'indirectement, c'est là le sens; mais il semble bien que, dans la phrase, sie se rapDorte à A et à Bé (F. P.)
1 Le texte porte dm totaien Zweifd; nous avons rendu totalen par l'adverbe complèiement. (F. P.)
2 Barni rend ce mot par perspicere; Abbot, par to diseern; Barni, par {tout le scepticisme qui peut porter) sur les assertions de la raison théo- rique. (F. P.)
DES PJRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 93
de la causalité (et aussi de toutes les autres, car sans elles on ne peut avoir aucune connaissance de ce qui existe) aux choses qui ne sont pas des objets d'expérience possible, mais qui sont placées au delà des limites de l'expérience? Car je n'ai pu déduite la réalité objective de ces concepts que par rapport aux objets d'expérience possible. Mais le fait même de les avoir sauvés du moins dans ce cas *, et d'avoir prouvé (gewiesen habe) que des objets peuvent être pensés (denken sich lassen) par leur moyen quoique non déterminés à priori, leur donne une place dans l'entendement pur, par lequel ils sont rapportés à des objets en général (sensibles ou non sensibles). Si quelque chose manque encore, c'est la condition de V application de ces catégories, et notamment de celle de la causalité, à des objets, à savoir l'intuition, qui là où elle n*est pas donnée, en rend impossible Taupli- cation, en vue de la connaissance théorique de V objet y comme noumène, et par conséquent l'interdit complè- temeut à quiconque ose la tenter (comme cela s'est produit aussi dans la Critique de la raison pure). Ce- pendant, la réalité objective du concept subsiste tou- jours et il peut même être employé à l'égard des noumènes, mais sans qu'on puisse ie déterminer théori- quepaent le moins du monde ei par là produire aucuiie
* La traduction est littérale : Born (verum eo ipso, quod aam eiiam solum hanc in causam scrvavi, quodque docui eo tanxen pcise res objectas cogitari) et Barni {par cda seul que je les ai sauvéea dans ce cas et que fai montré, etc.), ont plutôt interprété que traduit. Abbot traduit: But oneven this veryfact, thaï I hâve saved them only in case I hâve proveà that. etc. (F. P.)
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connaissance. En effet, que ce concept ne contienne rien d'impossible, même par rapport à un objet* , c'est ce qui a été prouvé par le fait qu'un siège lui était assuré dans Tentendement pur pour toute application aux objets des sens et que si, par la suite, rapporté aux choses en soi (qui ne peuvent être des objets de l'expé- rience), il n'est capable d'aucune détermination pour la représentation d'unubjet dle'ierwme en vue d'une connais- sance théorique, il pouvait toujours cependant encore pour quelque autre usage (peut-être pour l'usage pra- tique) être capable d'une détermination en vue de l'ap- plication à cet usage même (zur Anwendung desselbeny. C'est ce qui ne pourrait être si, comme le soutient Hume, ce concept de la causalité contenait quelque chose qu'il est partout (ûberall) 'impossible de penser [denkeii).
Pour découvrir maintenant cette condition de l'ap- plication du concept mentionné aux non mènes, nous devons seulement nous rappeler [zurûcksehen) pour- quoi nous ne sommes pas contents de V application de ce concept aux objets d'expérience, et pourquoi nous dési- rerions bien aussi en faire usage pour les choses en soi. En effet il sera bientôt manifeste que c'est un but pratique et non théorique, qui nous fait une néces- sité de ce désir {dièses %ur Nolhwendigkeit macht).
' Barni ajoute, pour plus de clarté, dit-il, ces mots : comme novh mène, qui ne sont pas dans le texte. (F. P.)
2 Abbot traduit ainsi : Il might be capable of being determined so as to hâve such application. (F. P.)
3 Nous traduisons littéralement ce mot, que Born rend par omnino Barni par absolumeni. Abbot par absoluldy. (F. P )
DES PMNCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 95
Quand même nous réussirions à le réaliser (wenn es uns damit auch gelange), nous ne ferions pour la spécu- lation aucune acquisition véritable dans la connais- sance de la nature et en général par rapport aux objets qui peuvent nous être donnés d'une façon quelconque {irgend), mais nous ferions, au pis aller, un grand pas dans la voie du conditionné par les sens =Sinnlichbe' dingten (dans lequel nous avons déjà assez à faire pour nous maintenir et pour parcourir soigneusement la chaîne des causes) au supra-sensible ', pour compléter et limiter notre connaissance du côté des principes, bien que toujours un abîme infini restât sans être com- blé entre cette limite et ce que nous connaissons, et que nous obéissions à une vaine curiosité plutôt qu'à un véritable désir de savoir.
Mais outre le rapport que soutient Ventendement avec des objets (dans la connaissance théorique), il en soutient un autre avec la faculté de désirer, qui pour cette raison s'appelle la volonté, et la volonté pure, en tant que l'entendement pur (qui dans ce cas s'appelle raison) est pratique par la simple représentation d'une loi. La réalité objective d'une volonté pure ou ce qui est la même chose {einerlei), d'une raison pure pratique est, dans la loi morale, donnée à priori comme par un fait {Factum), car on peut appeler ainsi une détermi- nation de la volonté, qui est inévitable, bien qu'elle ne repose pas sur des principes empiriques. Or, dans le
' Barni dit: Nous passerions du monde sensible... au monde supra-sen- sible. Nous préférons traduire littéralement, comme l'ont lait dail- leurs Born et Abbot. (F. P.)
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concept d'une volonté est déjà contenu le concept de la causalité, par conséquent dans celui d'une volonté pure est contenu le concept d'une causalité avec liberté, c'est-à-dire d'une causalité qui ne peut être déterminée d'après des lois naturelles, qui par conséquent n'est capable d'aucune intuition empirique, comme preuve de sa réalité, mais qui néanmoins (comme on le voit aisément), justifie pleinement à priori sa réa- lité objective dans la loi pure pratique, non pas en vue de l'usage théorique, mais simplement en vue de l'usage pratique de la raison. Quant au concept d'un être qui a une volonté libre, c'est le con- cept d'une causa noumenon. On est déjà certain que ce concept ne se contredit pas lui-même, par ce fait que le concept d'une cause, comme complètement tiré {entsprungen) de l'entendement pur et en même temps assuré par la déduction, quant à sa réalité objective relativement aux objets en général, indépendant aussi par son origine de toutes conditions sensibles, par con- séquent non limité par lui-même aux phénomènes (si ce n'est là où on en veut faire un usage théorique dé- terminé), peut certainement être appliqué aux choses qui sont des êtres de Tentendement pur [Dinge als reine Verstandeswesen^). Mais comme aucune intui- tion, autre qu'une intuition sensible, ne peut être sou- mise à cette application, la causa noumenon^ relative- ment à l'usage théorique de la raison, n'est qu'un
* Bami traduit aux choses purement intelligibles, Born ad res quà na- turas puras intelligibiles , Abbot to things that are objccls of the pure under standing. Notre traduction est littérale. (F. P.)
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concept vide, quoique possible et concevable (denk- harer). Je ne désire point maintenant connaître théori- quement par là la nature d'un être, en tant qu'il a une volonté pure; il me suffit de le désigner par là comme tel, par conséquent d'unir le concept de la causalité avec celui de la liberté (et, ce qui en est inséparable, avec la loi morale, comme son principe de détermi- nation). Ce droit m'appartient sans doute en vertu de l'origine pure, non empirique du concept de la cause, car je ne me crois autorisé à en faire usage que par rap- port à la loi morale qui en détermine la réalité, c'est- à-dire qu'à en faire uniquement un usage pratique.
Si j'avais, avec Hume^ enlevé au concept de la cau- salité la réalité objective dans l'usage pratique ' non seulement par rapport aux choses en soi (au supra-sen- sible), mais aussi par rapport aux objets des sens, il aurait perdu toute signification et serait, comme un concept théoriquement impossible, déclaré complète- ment inutile; et, comme de rien {von Nichts), on ne peut faire aucun usage*, l'emploi pratique d'un con- cept théoriquement nul eût été absurde. Or, le concept d'une causalité empiriquement inconditionnée est sans doute vide théoriquement (c'est-à-dire sans intuition qui y soit appropriée = schickende darauf)^ il est
■ Lo texte porte praklischen dans toutes les éditions, et Born om- ploio praclico. Bami et Abbot considèrent ce mot comme une erreur et y substituent le mot de théorique. Le contexte semble exiger cette substitution. (F. P.)
- Traduction littérale , lîarni traduit d'une façon moins exacte : comme de rien on ne peut faire quelque chose; Born fcumqne nihili nullus quoquc usus fleri possilj et Abbot fsince what is nothing cannât be made any use of) sont plus précis. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais. prat. 7
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cependant toujours possible, il se rapporte à un objet indéterminé, mais en revancbe {statt dièses) il reçoit une signification de la loi morale, par conséquent au point de vue pratique. Ainsi,si je n'ai à vrai dire aucune intuition qui en détermine la réalité théorique et objec- tive (objective iheoretische Realitàt)^ il n'en a pas moins une application réelle qui se montre in concreto dans des intentions ou des maximes, c'est-à-dire une réalité pratique qui peut être indiquée [angegehen); ce qui est suffisant pour le justifier, même par rapport aux nou- mènes.
Cette réalité objective une fois attribuée à un con- cept pur de l'entendement dans le domaine du supra- sensible, donne désormais aussi à toutes les autres caté- gories, quoique toujours seulement en tant qu'elles sont dans une liaison nécessaire avec le principe détermi- nant de la volonté pure, avec la loi morale, une réalité objective, mais simplement applicable dans la pratique (bloss praktisch-anwendbare Realiiàt)^ qui n'a pas la moindre influence pour étendre la connaissance théo- rique de ces objets, comme pénétration (Einsicht) ' de leur nature par la raison pure. Aussi trouverons-nous par la suite que les catégories n'ont jamais rapport qu'à des êtres en tant qu'intelligences , et dans ces intelligences, qu'à la relation de la raison à la volonté, par conséquent qu'à la pratique et ne s'ar- rogent au delà aucune connaissance de ces êtres *;
1 Barni ne traduit pas ce mot; Born emploie perspicentia ; Abbot, the discernmeni. (F. P.)
« Traduction littérale de l'exijressiou weiter hinaus sich kein Hrkenn- tniss derselben amnassen; Born dit de môme lUtraque nuUam sibi earum
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CHAPITRE II
DU CONCEPT D UN OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE
J'entends par un concept de la raison pratique la représentation d'un objet comme d'un effet possible par la liberté. Etre un objet de la connaissance pra- tique, comme telle, ne signifie donc que le rapport de la volonté à l'action par laquelle l'objet ou son opposé {Gegentheil) serait réalisé. Juger si quelque chose est ou n'est pas un objet de la raison pure pratique, ce n'est que discerner la possibilité ou l'impossibilité de vouloir cette action par laquelle, si nous avions le pouvoir requis (ce dont l'expérience doit juger), un certain objet serait réalisé. Si l'objet est pris comme principe déterminant de notre faculté de désirer, il faut connaître s'il est physiquement possible par le libre usage de nos forces, avant de juger si c'est ou non un objet de la raison pratique. Au contraire, si la loi peut être considérée à priori comme le principe déter- minant de l'action, partant l'action comme déterminée
DU CONCEPT D|[UN OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 101
par la raison pure pratique, le jugement qui décide si une chose est ou n'est pas un objet de la raison pure pratique, est alors tout à fait indépendant de la com- paraison avec notre pouvoir physique, et la question est seulement de savoir si nous avons le droit (durfen) de vouloir une action dirigée sur l'existence d'un objet, alors que celui-ci serait en notre pouvoir; par con- séquent, c'est la possibilité morale de l'action qui doit précéder; car dans ce cas, ce n'est pas l'objet, mais la loi de la volonté qui en est le principe déterminant.
Les seuls objets d'une raison pratique sont donc le Bien {Guten) et le Mal {Bôsen). Car par le premier on comprend un objet nécessaire de la faculté de dési- rer, par le second un objet nécessaire de la faculté d'abhorrer (Verabschemingsvermôgens)y l'un et l'autre étant en accord avec un principe de la raison.
Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pra- tique antérieure, mais s'il doit au contraire lui servir de fondement, il ne peut être alors que le concept d'une chose (etwas) dont l'existence promet du plaisir et détermine ainsi à le produire la causalité du sujet, c'est-à-dire la faculté de désirer. Or, comme il est impossible de voir (einsehen) à priori, quelle repré- sentation sera accompagnée de plaisir, quelle repré- sentation sera au contraire accompagnée de peine (Utilust), ce serait exclusivement à l'expérience qu'il appartiendrait de décider ce qui est immédiatement bon ou mauvais. La propriété du sujet, par rapport à laquelle seule cette expérience peut être faite, c'est le sentiment du plaisir et de la peine, comme réceptivité
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appartenant au sens interne; et ainsi le concept de ce qui est immédiatement bon ne s'appliquerait qu'à ce sivec quoi est immédiatement liée la sensation du plaisir {Vergnugens], le concept de ce qui est tout simplement mauvais {Schlechthin-Bôsen) ne devrait être appliqué qu'à ce qui excite immédiatement la douleur. Mais comme cela est déjà contraire à l'usage de la langue qui distingue l'agréable {Angenehme) du bien, et le désagréable j du mal {Bosen), qui exige que le bien et le mal soient jugés (beurtheilt) en tout temps par la raison, partant par des concepts qui peuvent être com- muniqués àtous (sieh allgemein mittheilen lassen) et non par une simple sensation qui est limitée à des objets individuels et à la capacité de les recevoir {deren Empfanglichkeit) ' : que cependant un plaisir ou une peine ne peuvent par eux-mêmes être immédiatement liés k aucune représentation d'un objet à priori ^, le philosophe qui se croirait obligé de donner pour fon- dement à son jugement pratique un sentiment du plaisir, nommerait alors bon ce qui est un moyen pour arriver à l'agréable, et mauvais, ce qui est cause du désagrément (Unannehmlichkeit) et de la douleur; car le jugement sur le rapport des moyens aux fins appartient certainement à la raison. Mais, quoique la raison seule ait le pouvoir de discerner (einsehen) la
* Traduction littérale. Born traduit par quœ ad res singtdares ea- rumque receptivitatem adstringilur ; Barni, par qui est restreinte à des objets individuels et à la manière dont ils nous affectent ; Abbol trouve que le mot objets n'a aucun sens et corrige ainsi le texte, wich is limited to individual subjects and their susceptibUity. (F. P.)
- Nous faisons, avec Abbot, rapporter à priori k objet, et non k peuvent, comme le font Born et Barni. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 103
connexion des moyens avec leurs fins (de sorte qu'on pourrait aussi définir la volonté, le pouvoir des fins, puisque celles-ci sont toujours des principes déter- minants de la faculté de désirer d'après des principes), les maximes pratiques qui découleraient, simplement comme moyens, du concept du bien dont il est question, ne contiendraient jamais cependant, comme objet de la volonté, quelque chose de bon en soi, mais seulement toujours quelque chose de bon pour une autre chose {injendwozu); le bien serait toujours simplement l'utile (J\ûtzliche)y et ce à quoi il serait utile devrait toujours résider en dehors de la volonté, dans la sensation. Si donc celle-ci devait être distinguée, comme sensation agréable, du concept du bien, il n'y aurait nulle part rien d'immédiatement bon, mais le bien ne devrait être cherché que dans les moyens d'arriver à quelque autre chose, c'est à dire à quelque agrément {irgend einer Annehmlichkeit).
Une vieille formule des écoles: nihil appetimus, nisi $uh rationeboni; nihil avers amur , nisi sub ratione inali, trouve un emploi souvent exact, mais souvent aussi très pernicieux {nachtheiligen) pour la philosophie, parce que les expressions de boni et de mali con tiennent, par suite de la pauvreté [Einschrànkumf) de la langue, une ambiguïté qui les rend susceptibles d'un double sens, retombe inévitablement par suite sur les lois pratiques et oblige la philosophie qui, en employant ces expressions, aperçoit fort bien la différence des concepts compris sous le même mot_, mais qui cepen- dant ne peut trouver d'expressions particulières pour
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l'exprimer, à des distinctions subtiles sur lesquelles on peut ensuite ne pas être d'accord, puisque la différence (Unterschied) des deux concepts ne pouvait être mar- quée immédiatement par aucune expression appropriée [angemesseîi)* .
La langue allemande ' a le bonheur de posséder des expressions qui ne laissent pas échapper cette dif- férence. Pour désigner ce que les Latins appellent d'un mot unique bonumj elle a deux concepts très-distincts et deux expressions non moins distinctes. Pour bonum, elle a les deux mots Gute et Wohl, pour mahm, Bôse et Uehel (ou Weh), de sorte que nous exprimons deux jugements tout à fait différents lorsque nous considérons dans une action qui en constitue ou ce qu'on appelle Gute et Bôse ou ce qu'on appelle Wohl et Weh {Uebel), De là il résulte donc que la proposition psychologique
* En outre, l'expression stib raiione boni est, elle aussi, ambiguë (zwcideutig), car elle signiûe tout aussi bien : nous nous représentons quelque chose comme bon, lorsque et parce que nous le désirons (voulons), que : nous désirons quelque chose, parce que nous nous le représentons comme bon ; de sorte que c'est, ou bien le désir qui est le principe déterminant du concept de l'objet comme d'un bien, ou le concept du bien qui est le principe déterminant du désir (de la volonté) ; et alors, dans le premier cas, l'expression sub ratione boni, SignilieraiL que nous voulons quelque chose sous l'idée du bien; dans ]e second cas, que nous le voulons en conséquence de cette idée {zu Folge dieser Idée) qui, comme principe déterminant du vouloir, doit le précéder.
« Barnl remarque que la langue française a le même défaut que la langue latine ; Abbot, que l'anglais marque cette distinction, mais d'une façon imparfaite : evil rendant Bôse ; good, Gute ; well, loeai, Wohl ; iU et bad. Uebel ; woe, Weh. Born se sert de bonitas ou pravitas, de prospéra ou de iristis conditio. — On ne pourrait, en remplaçant par des mots français, les mots allemaiids que Kant cherche à définir, que donner une fausse expression à sa pensée : le sens en est clair d'après le contexte. (F. P.)
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énoncée pi us haut est au moins très douteuse {ungewiss) , si on la traduit ainsi : nous ne désirons rien que par rap- port à ce que nous appelons notre Wohl ou Weh ; au con- traire, qu'elle devient inconstablement vraie, qu'elle cjst en même temps exprimée tout à fait clairement, si 3n la rend ainsi : nous ne voulons rien, sous la direc- tion {Anweisung) de la raison, que ce que nous tenons pour bon ou mauvais, au sens de Gute et de Bose.
Wohl ou Uebel ne désignent jamais qu'un rapport à ce qui dans notre état est agréable ou désagréable {Annehm- lichkeitj Unannehmlkhkeit), constitue un plaisir ( Ver^?m- gens) et une douleur (Schmer^ens), et si, pour cette rai- son, nousdésironsourepous5ons(i;e/'a&sc/ieMen) un objet, c'est seulement dans la mesure où il est rapporté à notre sensibilité et au sentiment du plaisir et de la peine [Lust, Unhist) qu'il produit. Gute et Bose indiquent toujours une relation à la volonté, en tant qu'elle est déterminée par la loi de la raison à faire de quelque chose son objet ; car elle n'est jamais immédiatement déterminée par l'objet et par la représentation de cet objet, mais elle est un pouvoir de se faire d'une règle de la raison le motif [Bewegursache) d'une action (par laquelle un objet peu* être réalisé). Gute ou Bose se rapportent donc proprement à des actions et non à la façon de sentir {Empfindungszustand) de la personne, et si quelque chose devait simplement (et à tous égards et sans autre condition) être bon ou mauvais {gut oder bose) ou considéré comme tel en ce sens, ce serait seu- lement la manière d'agir, la maxime de la volonté, par conséquent la personne même qui agit comme un
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homme bon ou mauvais {guier oder baser) y et non une chose qui pourrait être ainsi appelée.
Ainsi on pouvait bien se moquer du stoïcien qui, en proie aux plus violentes attaques de goutte, s'écriait: Douleur, tu as beau me tourmenter, je n*avouerai jamais que tu sois quelque chose de mauvais = etwas Bôses (xax(iv, malum) ! il avait cependant raison. Ce qu'il sentait, ce qui lui arrachait des cris, c'était ce que nous appelons Uebely mais il n'avait aucune raison d'admettre que quelque chose de mauvais (Bôses) se fût par là attaché à lui; car la douleur ne diminuait en rien la valeur de sa personne, mais seulement la valeur de son état (Zustand). Un seul mensonge, dont il eût eu conscience, aurait dû abattre son courage [Muth) ' . Mais la douleur n'était pour lui qu'une occt jion de le grandir (erheben), s'il avait conscience de ne l'avoir méritée par aucune action injuste et de ne pas s'être ainsi lui-même préparé un châtiment (sich dadurch strafwûrdig gemacht habe) .
Ce qu'il convient d'appeler gut,. c'est ce qui^ dans le jugement de tout homme raisonnable, doit [miiss) être un objet de la facilté de désirer ; ce que nous devons ap- peler bôse, c'est ce qui aux yeux de chacun est un objet d'aversion ; par conséquent, outre le sens (ausser dem Sinne)y il faut encore la raison pour ce jugement (Beur- theilung). Ainsi en est-il de la véracité en opposition avec le mensonge, de la justice en opposition avec la violence, etc. Mais nous pouvons nommer f/eôe/ une
' Bom traduit par onimam; Bami, par fierté; Abbot, parprirfff. (F. P.,
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chose que chacun doit (muss) en même temps recon- naître pour bonne (gfu/), quelquefois médiatement, quel- quefois même immédiatement. Celui qui se soumet à une opération chirurgicale, la sent sans doute de ma- nière à éprouver ce que nous appelons Uehel, mais il reconnaît et chacun reconnaît par la raison, qu'elle est un bien {qui). Mais si quelqu'un, qui se plaît à taquiner et à tourmenter les gens paisibles, s'adresse enfin mal un jour et est renvoyé avec une volée bien conditionnée de coups de bâton [mit einer tûchtigen Traclit Schlàge)^ c'est là sans doute pour lui ce que nous appelons Uehél^ mais chacun y applaudit et considère la chose comme bonne [gut) en soi, quand même il n'en résulterait rien de plus; bien plus, celui-là même qui reçoit les coups, doit (wîiss) reconnaître dans sa raison qu'il les a mérités, parce qu'il voit là rigoureusement mise en pratique, la proportion entre le bien-être et la bonne conduite, que la raison lui présente nécessairement.
Sans doute le jugement de notre raison pratique dépend 'pour une très grande part {gar sehr viel), de ce que nous appelons notre Wohl et notre IVe/i, et en ce qui concerne notre nature d'êtres sensibles, tout se rapporte à notre bonheury si l'on en juge comme le ré- clame spécialement la raison, non d'après la sensation éphémère, mais d'après l'influence qu'a cet événement fortuit ' sur toute notre existence et sur le contente- ment que nous en éprouvons {Zufriedenheit mit dersel- hen); mais tout en général ne se rapporte pas toutefois
' Traduction littérale de dièse ZufdUigkeit. Born emploie foriuitum iUud ; Barni chacune de ces sensoUions fugitives ; Abbot, this. (F. P.)
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au bonheur. L'homme est un être qui a des besoins, en tant qu'il appartient au monde sensible, et sous ce rapport, sa raison a certainement une charge qu'elle ne peut décliner à l'égard de la sensibilité, celle de s'oc- cuper des intérêts de cette dernière, de se faire des maximes pratiques, en vue du bonheur de cette vie et aussi, quand cela est possible, du bonheur d'une vie future. Mais il n'est pourtant pas animal, assez com- plètement pour être indifférent à tout ce que la raison lui dit par elle-même et pour employer celle-ci simple- ment comme un instrument propre à satisfaire ses besoins, comme être sensible. Car le fait d'avoir la raison ne lui donne pas du tout une valeur supérieure à la simple animalité, si elle ne lui doit servir que pour ce qu'accomplit l'instinct chez les animaux; la raison ne serait en ce cas qu'une manière particulière dont la na- ture se serait servie pour armerfflwssMfMsfgw) l'homme en vue de la fin à laquelle elle a destiné les animaux, sans lui en assigner une autre plus élevée. Donc l'homme a besoin sans doute, d'après cette disposition que la na- ture a prise pour lui, de la raison pour prendre toujours en considération son bien et son mal {Wohl und Weh)^, mais il la possède encore en outre pour une utilité (Behuf) plus haute, c'est-à-dire aussi, non seulement pour examiner (in Ueberlegung zu nehmen) ce qui est en soi bon ou mauvais {gut oder bôse) et ce que peut seule juger la raison pure, absolument désintéressée au point de vue sensible {sinnlich gai' nicht interessirte)^
* Born se sert de scUutem et de miseriam. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 109
mais encore pour distinguer complètement cejugemont du précédent et faire de celui-ci la condition suprême du dernier.
En jugeant ainsi du bien et du mal en soi [an sich Guten und Bôsen), pour les distinguer de ce qui ne peut être ainsi nommé que par rapport à ce que nous avons appelé Wohl et Uebely il importe de considérer les points suivants. Ou bien un principe rationnel est déjà conçu en soi comme le principe de détermination de la volonté, sans égard aux objets possibles de la faculté de désirer (par conséquent simplement par la forme de loi = gesetzliche " de la maxime) ; dans ce cas, ce principe est une loi pratique à priori et la raison pure est supposée être pratique par elle-même. La loi détermine alors immédiatement la volonté, Tac- tion conforme à la loi esi bonne (gut) en soi, une volonté dont la maxime est toujours conforme à cette loi est bonne absolument [schlechierdings), à tous égards et forme la condition suprême de tout bien (Guten), Ou bien il y a un principe déterminant de la faculté de désirer antérieur à la maxime de la volonté, et cette dernière suppose un objet de plaisir ou de déplaisir, parlant quelque chose qui satisfait (vergnûgt) ou qui cause de la douleur {s chmerzt); la maxime de la raison, recher- cher l'un et fuir l'autre, détermine les actions comme bonnes (gut) relativement à notre penchant, partant médiatement (par rapport à un autre but, comme moyens d'y arriver), et alors ces maximes ne peuvent
* Voyez p. 4, pourquoi nous traduiscus littéralement ce mot. (F. P.)
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jamais s'appeler des lois, mais des préceptes rationnels et pratiques, La fin elle-même, la satisfaction que nous cherchons est dans le dernier cas, non ce que nous appelons Gute, mais ce que nous appelons Wohlj non un concept de la raison, mais un concept empirique d'un objet de la sensation. Si l'emploi du moyen pour at- teindre ce but, c'est-â-dire l'action* (parce que pour cela une délibération de la raison est nécessaire), s'ap- pelle cependant bonne {gut), ce n'est pas d'une façon absolue (sçhlechthin), mais seulement par rapport à notre sensibilité, eu égard à son sentiment du plaisir et de la peine ; et la volonté, dont la maxime est par là affectée, n'est pas une volonté pure, qui n'a rapport qu'à ce en quoi [mir auf das geht, wobei) la raison pure peut être pratique par elle-même.
C'est ici le lieu d'expliquer le paradoxe de la mé- thode dans une Critique de la raison pratique, à savoir que le concept du bien (Guten) et du mal{Bôsen) ne doit pas être déterminé avant la loi morale {à laquelle, d'après V ap- parence, il devrait servir de fondement) , mais seulement [comme il arrive ici) après cette loi et par elle. Même si nous ne savions pas que le principe de la moralité est une loi pure déterminant à priori la volonté, nous devrions encore, pour ne pas admettre les principes tout à fait gratuitement [gratis)^ laisser au moins au commence- ment indécise la question de savoir si la volonté a simplement des principes empiriques de détermination
1 Barrii fait, à tort, de Handlung fder Gebrauch des Mittels dazu, d. i. die Handlung), Tappositif de dazu, au lieu de le rapporter à der Gt- hrauch des Mittels. (F. P.)
BD CONCEPT D*UN OBJET Diù LA RAISON PURE PRATIQUE 111
OU si elle a aussi des principes déterminants purs à -priori; car il est contraire à toutes les règles essentielles (Griiudregeln) de la méthode philosophique de sup- poser déjà comme décidé ce qu'on doit tout d'abord résoudre. Supposons que nous voulions maintenant partir du concept du bien pour en dériver les lois de la volonté, ce concept d'un objet (en tant que bon) donnerait en même temps cet objet comme l'unique principe déterminant de la volonté. Comme maintenant ce concept n'aurait pour règle aucune loi pratique à priori, on ne pourrait placer la pierre de touche du bien ou du mal dans aucune autre chose que dans l'accord de l'objet avec notre sentiment du plaisir ou de la peine, et la raison n'aurait d'autre usage que de déter- miner soit ce plaisir ou cette peine dans sa connexion comp]è{e {im ganzen Zusammenhaiige) avec toutes les sensations de mon existence, soit les moyens de m'en procurer l'objet. Or, comme l'expérience seule peut indiquer ce qui est conforme (gemàss) au sentiment du plaisir, et que la loi pratique, d'après la donnée (der
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et dans la mesure où celle-ci prescrit aux maximes la simple forme de loi = gesetzliçhe ', sans égard à aucun objet). Mais comme on prenait déjà pour fondement de toute loi pratique un objet déterminé d'après des concepts du bien et du mal (Guten und Bôsen), et que cet objet ne pouvait, faute d'une loi antérieure, être conçu que d'après des concepts empiriques, on s'était déjà par avance privé de la possibilité de concevoir seulement une loi pure pratique, tandis qu'on aurait trouvé au contraire, si l'on avait d'abord recherché analytique- ment cette loi, que ce n'est pas le concept du bien, comme d'un objet, qui détermine et rend possible la loi morale, mais inversement que la loi morale déter- mine et rend possible d'abord le concept du bien, en tant qu'il mérite absolument {schîechthin) ce nom.
Cette remarque , qui concerne simplement la méthode à suivre dans les recherches morales les plus hautes, est importante. Elle explique d'un seul coup la cause occasionnelle de toutes les erreurs des philo- sophes relativement au principe suprême de la morale. Car ils cherchaient un objet de la volonté pour en faire la matière et le fondement d'une loi (qui devait être alors, non immédiatement, mais par l'intermédiaire de cet objet rapporté au sentiment du plaisir ou de la peine, le principe déterminant de la volonté), tandis qu'ils auraient dû d'abord chercher une loi qui dé- terminât à priori et immédiatement la volonté et ensuite l'objet conformément à la volonté. Or ils pouvaient
« Voyez p. 4, (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 113
placer cet objet du plaisir, qui devait fournir le con- cept suprême du bien, dans le bonheur, dans la perfec- tion, dans la loi morale* ou dans la volonté de Dieu, leur principe était toujours une hétéronomie et ils devaient inévitablement renconirer [stossen] pour une loi morale des conditions empiriques, parce qu'ils ne pouvaient en nommer bon ou mauvais {gut oder bôse) l'objet, comme principe de détermination immédiat de la volonté, que d'après son rapport immédiat au senti- ment, qui est empirique dans tous les cas. Il n'y a qu'une loi formelle, c'est-à-dire une loi telle qu'elle ne prescrive à la raison rien de plus, comme condition suprême des maximes, que la forme de sa législation (Gesetzgebung) universelle, qui puisse à priori être un principe déterminant de la raison pra- tique. Les anciens laissaient voir ouvertement cette erreur, en dirigeant complètement leurs recherches morales vers la détermination du concept du souverain bien, partant d'un objet dont ils avaient l'intention de faire ensuite le principe déterminant de la volonté dans la loi morale, tandis que c'est seulement beau- coup plus tard, quand la loi morale a été bien établie par elle-même et justifiée comme principe de déter- mination immédiat de la volonté, que cet objet peut être représenté à la volonté maintenant déterminée à priori d'après sa forme : et c'est ce que nous voulons entreprendre dans la Dialectique de la raison pure
* Nous traduisons littéralement le texte, im moralischem Gesetze, que donnent presque toutes les éditions et qu'accepte Bom (in lege mo- raii). Mais il seml le bien qu'on doive, avec Hailenstein, Barni et Abbot, mettre senlimenl moral au lieu de loi morale. (F. PO KAHT, Cr. de la rais. prat. 8
114 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pratique. Les modernes, pour qui la question du souve- rain bien est alors d'usage ou au moins parait être devenue une chose accessoire, déguisent l'erreur men- tionnée plus haut (comme dans beaucoup d'autres cas), sous des mots indéterminés; cependant on ne la découvre pas moins dans leurs systèmes, car elle se traduit toujours alors par l'hétéronomie de la raison pratique, d'où ne peut jamais sortir désormais une loi morale qui commande universellement à priori (allge- mein gebietendes).
Or puisque les concepts du bien et du mal {Guten und Bôsen), comme conséquences de la détermination à priori de la volonté, supposent aussi un principe pur pratique ^ partant une causalité de la raison pure, ils ne se rapportent pas, à l'origine (pour ainsi dire, comme déterminations de l'unité synthétique de la diversité = Mannigfaltigen, d'intuitions données dans une conscience) à des objets, comme les concepts purs de l'entendement ou les catégories de la raison théoriquement employée, ils supposent au contraire ces objets comme donnés*, mais ils sont tous ensemble des modes (modi) d'une catégorie unique, de la caté- gorie de la causalité, en tant que le principe détermi- nant de celle-ci consiste dans la représentation ration- nelle d'une loi que la raison se danne à elle-même comme loi de la liberté, en se révélant ainsi à priori comme pratique. Cependant comme les actions sont d'une part soumises à une loi, qui n'est pas une
I Nous faisons rapporter sie à concepts, avec Abbot ; le contexte ne permet pas de le rapporter à catégories, comme le fait Barni. (F. P.)
DU GONCEPt d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 115
loi de la nature, mais une loi de la liberté, partant appartiennentà la conduite d'êtres intelligibles, maisque (Vautre part, elles appartiennent cependant aussi aux phénomènes, en tant qu'événements du monde sensible, les déterminations d'une raison pratique ne peuvent avoir lieu que par rapport aux phénomènes, partant que conformément aux catégories de l'entendement, non en vue d'un usage théorique de l'entendement, pour ramener la diversité {Mannigfaltige) de Vin- tuition (sensible) sous une conscience à prioriy mais seulement pour soumettre la diversité des désirs à l'unité de la conscience d'une raison pratique, qui ordonne dans la loi morale, ou d'une volonté pure à priori.
Ces catégories de la liberté, car c'est ainsi que nous les nommerons en opposition à ces concepts théoriques qui sont des catégories de la nature, ont un avantage manifeste sur ces dernières. Tandis que celles-ci ne sont que des formes de la pensée, qui désignent, seule- ment par des concepts généraux, des objets, engénéralet d'unefaçon indéterminée, pour toute intuition possible, pour nous, les premières au contraire se rapportent à la détermination d'un libre arbitre ^^ freiénWillkiihr * (^au- quel sans doutene peut étredonnéeaucuneintuition par- faitement correspondante, mais qui, ce qui n'a lieu pour aucun concept de l'usage théorique de notre pouvoir de connaître, a pour fondement une loi pure pratique à priori)'^ comme concepts pratiquesélémentaires,aulieu
' Sur ce mot, voyez n. 2, p. 31.
2 Nous faisons rapporter à priori avecAbbot à Q-eselz et non à a pour fondement, comme Barni. (F. P.)
116 ANALYTIQUE DE LA RAISON' PURE PRATIQUE
de la forme de l'intuition (espace et temps), qui ne ré- side pas dans la raison elle-même, mais doit être tirée d'ailleurs, c'est-à-dire de la sensibilité, et elles ont pour fondement la forme (Tune volonté pm'e qui est donnée dans la raison, partant dans la faculté de penser elle- même. Il en résulte donc que^ comme dans tous les préceptes delà raison pure pratique, il s'agit seulement de la détermination de la volotité et non des conditions naturelles (du pouvoir pratique) de la mise à exécution de son dessein \ les concepts pratiques à priori par rapport au principe suprême de la liberté deviennent sur-le-champ des connaissances et n'ont pas à attendre les intuitions pour acquérir une signification, et cela pour cette raison remarquable qu'ils produisent eux- mêmes la réalité de ce à quoi ils se rapportent (l'inten- tion de la volonté), 03 qui n'est pas du tout le cas des concepts théoriques. Seulement, il faut bien remarquer que ces catégories ne concernent que la raison pratique en général et qu'ainsi l'or'jre dans lequel elles se pré- sentent^ mène de celles qui sont moralement encore indéterminées et sensiblement conditionnées à celles qui, indépendantes des conditions sensibles (sinnlich unbedingt), sont déterminées simplement par la loi mo- rale.
• Ti'aduction littérale de der Ausfuhrung seiner Absicht. — Born dit cxsequendi consilii; Ba.Tm, l'exécution de ses desseins-, Abbot, the exécu- tion of one's purpose. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 117
TABLE
DES CATÉGORIES DE LA LIBERTE PAR RAPPORT AUX CONCEPTS DU BIEN ET DU MAL
I
QOiNTITÉ
Subjectif, d'après les maximes [Opinions pratiques * de l'iri- dividu).
Objectif, d'après des principes [Pn^ceptes).
Principes à priori, aussi bien objectifs que subjectifs, de la liberté [Lois).
n |
m |
QUALITÉ |
RELATION |
Règles pratiques d.''action |
A la personnalité, |
(prœceptivœ). |
A ïe'lal de la personne, |
Règles pratiques d'omission |
Réciproque d'une personne à |
{prohibitivœ). |
l'état des autres. |
Règles pratiques d'exception |
|
[exceptivœ). |
|
IV |
|
MODi |
LITÉ |
Le Permis et le Défendu ^.
Le Devoir et VOpposé du devoir.
Le Devoir parfait et le Devoir imparfait.
On s'aperçoit bien vite que, dans ce tableau, la li- berté est considérée comme une espèce de causalité, qui n'est pas soumise à des principes empiriques de dé- termination, relativement aux actions qu'elle peut pro-
• Nous traduisons ainsi avec Barni : WHîensmeinungen. (F. P.)
2 Traduction des mots Erlaubte et Unerlaubte. Born emploie licitum
et Hlidtum ; 'Rdi.vni, le licite et ViUicitc; Abbot, the Permitted and the
Forbidden. (F. P.)
118 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
duire comme phénomènes dans le monde sensible; partant qu'elle se rapporte aux catégories qui concer- nent sa possibilité naturelle, tandis que chaque caté- gorie est prise si universellement que le principe déterminant de cette causalité peut être placé en dehors du monde sensible dans la liberté comme propriété d'un être intelligible, en attendant que les catégories de la modalité fournissent le passage, mais seulement d'une manière prohlématique^ des principes pratiques en général à ceux de la moralité, qui ensuite peuvent être dogmatiquement établis par la loi morale.
Je n'ajoute rien de plus ici pour l'explication du présent tableau, parce qu'il est suffisamment clair par lui-même. Une division de cette espèce, fondée sur des principes, est très utile à toute science, au point de vue de la solidité aussi bien que de la clarté. Ainsi, on sait, par exemple, tout de suite d'après ce tableau et son premier numéro, par où l'on doit commencer dans les recherches pratiques : des maximes que chacun fonde sur son penchant, on va aux préceptes qui sont valables pour toute une espèce d'êtres raisonnables, en tant qu'ils s'accordent en certains penchants, et enfin à la loi qui vaut pour tous, indépendamment de leurs penchants, etc. De cette manière, on aperçoit le plan complet de ce que l'on a à faire, on aperçoit même chaque question de ia philosophie pratique qu'on a à résoudre et eu même temps l'ordre qu'il convient de suivre.
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 119 DE LA TYPIQUE DU JUGEMENT PUR PRATIQUE *
Les concepts du bien et du mal [Giiten und Bôsen) déterminent d'abord un objet pour la volonté. Mais ils sont eux-mêmes soumis à une règle pratique de la raison qui, si elle est la raison pure, détermine la vo- lonté à priori, relativement à son objet. Maintenant, une action possible pour nous dans la sensibilité est- elle, oui ou non, le cas qui est soumis à la règle, c'est au jugement pratique qu'il appartient d'en décider ; par lui est appliqué in concreto à une action, ce qui était dit universellement {in abstracto), dans la règle. Mais puisqu'une règle pratique de la raison pure concerne, d'abord entant que p7'atique,V existence d' un ohieiei qu'en second lieu, comme règle pratique de la raison pure, elle implique nécessité par rapport à l'existence de l'action, partantqu'elleestuneloi pratique et non uneloinaturelle dépendant de principes empiriques de détermination, mais une loi de la liberté d'après laquelle la volon té doit pouvoir être déterminée indépendamment de toutélé- mentempirique(simplement par la représentation d'une loi en général et de sa forme), tandis que tous les cas qui peuvent se présenter, pour des actions possibles, ne peuvent être qu'empiriques, c'est-à-dire ne peuvent ap- partenir qu'à l'expérience et à la nature; il paraît ainsi paradoxal [ividersinnig) de vouloir trouver dans le monde sensible un cas qui, devant toujours comme tel, être
* Barni met De la typique de la raison pure pratique, en substî. tuant sans raison Vernunft k Urtheilskraft, que donnent tous lef textes. (F. P.)
120 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
soumis seulement à la loi de la nature, permette cepen- dant qu'on lui applique une loi de la liberté, et auquel puisse êtreappliquéeTidéesupra-sensibledu bien moral [SittlichgutenJ , qui y doit être représentée in concreto. Par conséquent, le jugement de la raison pure pra- tique est soumis aux mêmes difficultés que celui de la raison pure théorique. Celle-ci cependant avait un moyen d'en sortir, puisque, relativement à l'usage théo- rique, s'il fallait des intuitions auxquelles pussent être appliqués des concepts purs de l'entendement, des intuitions de ce genre (ne concernant toutefois que les objets des sens) peuvent être données à pnori, partant, en ce qui concerne la connexion en elles du divers [Mannigfalligen), conformément aux concepts purs à' priori de l'entendement (comme sehèmes = Schemate). Au contraire, le bien moral est, quant à l'objet, quelque chose de supra-sensible pour lequel on ne peut trouver, par conséquent, rien de correspondant dans une intui- tion sensible. Le jugement dépendant des lois {unter Gesetzen) ' de la raison pure pratique paraît par suite soumis à des difficultés particulières, qui proviennent de ce qu'une loi de la liberté doit être appliquée à des actions, qui sont des événements se produisant dans le monde sensible etpar conséquent appartiennent en cette qualité à la nature.
Mais ici s'offre cependant encore une issue favorable pour le jugement pur pratique. En subsumant une action possible, pour moi dans le monde sensible sous
* Born emploie sub legibus -, Barni, qui se rapporte auai lois ; Abbot, 4epending of lavas. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 121
une loi pure pratique, il ne s'agit pas de la possibilité de Vactio7i en tant qu'événement du monde sensible; car cette possibilité a rapport au jugement {die geôrl fur die Beurtheilung) de la raison dans son usage théorique, conformément à la loi delà causalité, qui est un concept pur de l'entendement pour lequel elle a un schème dans rintuition sensible. La causalité physique ou la condition sous laquelle elle a lieu, appartient aux con- cepts de la nature, dont l'imagination transcendantale trace le schème. Il n'est pas question ici du schème d'un cas qui se présente d'après des lois, mais du schème (si ce mot est convenable ici) d'une loi elle-même, parce que la détermination de la volonté (non l'action relativement à son résultat) par la loi seule, sans autre principe dé- terminant, rattache le concept de causalité à des con- ditions tout autres que celles qui forment la connexion naturelle '.
Un schème, c'est-à-dire un procédé général {allge- meines Verfahren) de l'imagination (pour représenter à priori aux sens le concept pur de l'entendement, que détermine la loi), doit correspondre à la loi naturelle, en tant que loi régissant les objets d'intuition sensible comme tels. Mais aucune intuition, partant aucun schème destiné à l'appliquer in concreto, ne peut se trouver sous la loi de la liberté (comme causalité qui n'est pas du tout conditionnée sensiblement), et partant non plus sous le concept du bien inconditionné (Unbedingt-Giiten)'^, Par conséquent la loi morale n'a
* Barni ajoute : Des effets et des causes. (F. P.) » Sur l'emploi de ce mot inconditionné au lieu d'a&.'oiu, qu'on lit chez Barni, voyez n. 1, p. 16. (F. P.)
122 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
aucune autre faculté de connaître que l'entendement (et non l'imagination), qui puisse l'appliquer aux objets de lanature. L'entendement peut, en vue du jugement, donner pour fondement (unterlegen als Gesetzes) à une idée de la raison, non un schème de la sensibilité, mais une loi, telle toutefois qu'elle puisse être représentée m concrefo dans les objets des sens, partant une loi natu- relle, mais seulement quanta la forme: par conséquent nous pouvons appeler cette loi, le type de la loi morale. La règle du jugement soumis aux lois de la raison pure pratique est la suivante : demande-toi si l'action que tu projettes, en supposant qu'elle dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que chacun juge si les actions sont moralement bonnes ou mauvaises [gui oder bose). Ainsi, l'on dit : comment ! s\ chacun se permettait de tromper, quand il croit tra- vailler à son avantage ou se considérait comme autorisé à mettre fin à sa vie, dès qu'il en est complète- ment fatigué, ou s'il regardait avec une indifférence complète la misère (Noth) d'autrui et que tu appar- tinsses à un tel ordre de choses, t'y trouverais-tu bien avec l'assentiment de la volonté ? Or chacun sait bien que s'il se permet en secret quelque trompeKe [Betrug], ce n'est pas une raison pour que tout le monde fasse de même, que s'il est, sans qu'on s'en aperçoive, indiffé- rent pour les autres, il n'en résulte pas que tout le monde soit pour Ini dans la même disposition : par conséquent cette comparaison de la maxime de ses
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 123
actions avec une loi universelle de la nature n'est pasnon plus le principe déterminant de sa volonté. Mais cette loi plus universelle est cependant tijpe pour juger la maxime d'après des principes moraux. Si la maxime de l'action n'est pas d'une nature telle, qu'elle soutienne l'épreuve (die Probe hait) de la forme d'une loi naturelle en général, elle est moralement impossible. C'est ainsi que juge lui-même l'entendement le plus ordinaire, car la loi naturelle sert toujours de fondement à ses jugements les plus habituels et même à ses jugements d'expérience. Toujours par conséquent il l'a en main, de manière seulement à faire, dans les cas où doit être jugée la causalité par liberté {aus Freiheit)\ de cette loi naturelle simplement un type d'une loi de la liberté^ car s'il n'avait pas sous la main quelque chose qu'il pût prendre pour exemple dans les cas d'expé- rience, il ne pourrait dans l'application conférer l'usage à la loi d'une raison pure pratique.
Donc il m'est aussi permis de me servir de la nature du monde sensible comme type d'une nfliure intelligibley pourvu que je ne transporte pas à celte dernière les intuitions et ce qui en dépend, mais que je me borne à y rapporter simplement la forme de la conformité à la loi (Gesetzmàssigkcit)* en général (dont le concept se trouve aussi dans l'usage le plus commun de la raison *, mais ne peut être connu à priori d'une façon
' Voyez page 7 la distinction des deux ordres de causalité. (F. P.) 2 Sur la traduction de ce mot, voyez la note de la page 4. (F. P.) ' Born dit in purissimo rationis usu; Barni, dans l'usage le plus pur
delà raison; Abbot substitue, après U&Tten$tein, gemeinste à reinsle.
Nous l'avons suivi sur ce point. (F. P.)
124 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUBE PRATIQUE
déterminée que pour un usage pur pratique de la rai- son). Car des lois, comme telles, sont identiques à cet égard, qu'elles tirent d'où elles veulent leurs principes de détermination.
D'ailleurs, comme de tout l'intelligible il n'y a absolument {schlechterdings) rien que la liberté (au moyen de la loi morale), qui ait de la réalité et encore n'en a-t-elle qu'en tant qu'elle est une supposition inséparable de cette loi ; et comme en outre tous les objets intelligibles auxquels la raison pourrait encore peut-être nous conduire en prenant cette loi pour guide (nach Anleitung jenes Ge$et%es), n'ont à leur tour pour nous de réalité que pour le besoin de cette loi elle- même et de l'usage de la raison pure pratique, et que la raison pure pratique est autorisée et même con- trainte à faire usage de la nature (considérée dans sa forme pure comme un objet de l'entendement) comme type du jugement, la remarque présente sert à nous empêcher de compter parmi les concepts eux-mêmes, ce qui appartient simplement à la typique des concepts. Cette dernière, comme typique du jugement, nous préserve de Vempmsme de la raison pra- tique, lequel fait consister les concepts pratiques du bien et du mal {Guten und Bôsen), simplement dans des conséquences de l'expérience (dans ce qu'on appelle bonheur), quoique, àvrai dire, le bonheur et les conséquences utiles en nombre infini d'une volonté déterminée par l'amour de soi, si cette volonté se posait elle-même en même temps comme loi universelle de la nature, pourraient certainement servir de type
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 125
tout à fait approprié au bien moral, mais sans toute- fois s'identifier avec lui. Cette typique préserve aussi du mysticisme de la raison pratique, lequel prend pour schème ce qui ne servait que de symbole, c'est-à-dire fait reposer l'application des concepts moraux sur des intuitions réelles et cependant non sensibles (d'un royaume invisible de Dieu), et s'égare dans le transcen- dant (Ueberschvengliclie) '. A l'usage des concepts moraux est uniquement approprié le rationalisme du jugement, lequel n'emprunte à la nature sensible que ce que la raison pure peut aussi concevoir par elle-même, c'est-à-dire la conformité à la loi {Gesetz- màssicjkeit) * et n'introduit dans la nature supra-sen- sible que ce qui en retour peut étreréellement repré- senté par. des actions dans le monde des sens d'après la règle formelle d'une loi naturelle en général. Cependant il est beaucoup plus important et on doit bien plus recommander de se préserver de l'empirisme de la raison pratique, parce que le mysticistne se concilie encore avec la pureté et l'élévation {Erhahen- heit) de la loi morale, et qu'en outre il n'est pas même naturel et conforme à la façon de penser commune, de tendre son imagination jusqu'à des intuitions supra- sensibles; par conséquent le danger n'est pas aussi général de ce côté. L'empirisme au contraire extirpe ,- jusqu'à la racine, la moralité dans les intentions (dans lesquelles cependant et non simplement dans les actions consiste la haute valeur que l'humanité peut et
« Voyez note 2, p. 99. (F.l\) « Voyez p. 4 et 127. (F. P.)
126 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
doit se procurer par la moralité); il substitue au devoir quelque chose de tout à fait différent, c'est-à-dire un intérêt empirique avec lequel se liguent secrètement les penchants en général ; en outre l'empirisme, par cela même qu'il est uni avec tous les penchants qui (quelque forme qu'ils prennent), s'ils sont élevés à la dignité d'un principe pratique supérieur, dégra- dent l'humanité, et que ces penchants sont favorables également à la manière de sentir de chacun, est pour cette raison beaucoup plus dangereux que tout enthou- siasme fanatique {Schtvàrmerei) \ qui ne peut jamais produire un état durable che2 Un grand nombre de per- sonnes.
< Voyez nate 2, p. 99 el n. 1, p. 125. (F. P.)
CHAPITRE 111
DES MOBILES DE LA RAKON PURE PRATIQUE
Ce qui est essentiel dans la valeur morale des actions, c'est que la loi morale détermine immédiatement la volonté. Si la détermination delà volonté se produit, à vrai dire, conformément à la loi morale, mais seu- lement par le moyen d'un sentiment, de quelque espèce qu'il soit, qui doit (muss) être supposé pour que celle-ci devienne un principe de détermination suffisant de la volonté, par conséquent, si elle ne se produit pas en vue de la loi {um des Gesetzes tvillen) ', l'action possédera bien de la légalité [Legalitàt) ^, mais non de la moralité. Si donc l'on entend par mobile [elater animi) le principe subjectif de délermi-
• Barni ajoute uniquement, qui ne figure pas dans le teste.
3 Kant semble distinguer Legalitai et Gesetzmassigkeit. On poxirrait dire que le second terme suppose la conformité à la lettre et à l'espril de la loi, la conformité dans Tintention et dans l'action, tandis que le premier n'implique qu'une conformité à la lettre de la loidans l'action extérieure. C'est pourquoi nous avons toujours traduit littéralement le second. Cf. p. 4. (F. P.)
128 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
nation de la volonté d'un être dont la raison n'est pas déjà, en vertu de sa nature, nécessairement conforme à la loi objective, il en résultera d'abord qu'on ne peut attribuer aucun mobile à la volonté divine, et que le mobile de la volonté humaine (et de celle de tout être raisonnable créé) ne peut jamais être que la loi morale, partant que le principe objectif de déter- mination doit être toujours et en même temps tout à fait seul, le principe de détermination subjectivement suffisant de l'action, si celle-ci ne doit pas simplement remplir la lettre {den Buchstaben) de la loi sans en con- tenir l'esprit *.
Ainsi, comme on ne doit chercher en vue de la loi morale, et pour lui procurer de l'influence sur la volonté, aucun mobile étranger qui puisse dispenser de celui de la loi morale, parce que cela ne produirait qu'une pure hypocrisie, sans consistance, et si même il est dangereux de laisser seulement à côté de la loi morale quelques autres mobiles (comme celui de l'in- térêt) coopérer (mitwirken) avec elle ; il ne reste sim- plement qu'à déterminer avec soin de quelle manière la loi morale devient un mobile, et ce qui, quand elle est un mobile, se produit dans la faculté humaine de désirer comme effet de ce principe déterminant sur cette faculté *. En effet, savoir comment une loi peut
* On peut dire de toute action conforme à la loi, qui cependant n'a i)rts élé faite en vue de la loi, qu'elle est moralement bonne simple- ment quant à la lettre, mais non quant à Vesprit (à Tintention).
* Nous essayons do lirxduire aussi exactement que possible cette |)brase dont, i,î s.t.s est clair, mais dont il n'est pas facile de rendre los (livoi-sos |iarlio ■;. I.e Icxle porte : und ivas, indem sie es ist, mil dcm men^clUichcn BegchmngsvGnnOgen. aïs Wvkung jenes Beslimmungs
DBS MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 129
être, par elle-même et immédiatement, principe dé- terminant de la volonté (ce qui cependant est le ca- ractère essentiel de toute moralité), c'est un problème insoluble pour la raison humaine et identique avec celui qui consiste à savoir comment est possible une volonté libre. Donc nous n'aurons pas à montrer à priori pourquoi {den Grund, woher) la loi morale four- nit en elle-même un mobile, mais ce que, en tant que mobile, elle produit (ou pour mieux dire, doit pro- duire) dans l'esprit {Gemûthe)^.
Le caractère essentiel de toute détermination de la volonté par la loi morale [durchs sittliche Gesetz), c'est qu'elle soit déterminée simplement par la loi morale comme volonté libre, partant non seulement sans le concours des attraits {Antriebe) sensibles, mais même à l'exclusion de tous ceux-ci^ et au préjudice [mit Abweisung und.,. mit Âbbruch) de tous les penchants, en tant qu'ils peuvent être contraires à la loi morale. Dans cette mesure (so weit), l'effet de la loi morale comme mobile n'est donc que négatif et comme tel, ce mobile peut être connu à priori. Car tout penchant et tout attrait sensible est fondé sur le sentiment et l'effet négatif produit sur le sentiment (par le préjudice porté aux penchants), est lui-même un sentiment. Par conséquent, nous pouvons voir {einsehen) à priori que la
grundes auf dassdbe vorgehe; Born d'.t : qtiidque, dum ea dater est, in humana adpelendi facultate agatur, qua effectio illustrationis dtierminantis in eam; Barni: et quel effet elle produit alors sur notre famlté de désirer; Abbot: andwhat effcct this has iipon the faculty of dcsire. (F. P,)
* Born traduit ce mot par animo, Barni par esprit^ Abbot par mind (F. P.)
KANT, Cr. de la rais, prat- 9
130 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
loi morale, comme principe déterminant de la volonté, doit, parce qu'elle porte préjudiceà tous nos penchants, produire un sentiment qui peut être nommé de la douleur, et nous avons maintenant ici le premier, et peut-être aussi le seul cas, où nous puissions déter- miner par des concepts à priori le rapport d'une con- naissance (dans ce cas, d'une raison pure pratique) au sentiment du plaisir ou de la peine. L'ensemble des penchants (qui peut-être aussi peuvent être ramenés à un système supportable = ertràgliches^ ^ et dont la satisfaction s'appelle alors le bonheur personnel) forme Végoïsme = Selbstsucht {SoUpsismus)'^. L'égoïsme est ou ïamour de soi (Selbstliebe), qui consiste dans une bienveillance excessive {ûber ailes (lehenden) pour soi- même (philauti a), ou hienldi satisfaction (Wohlgefallens) de soi-même [arroganîia). Le premier s'appelle spécia- lement amour-propre [Eigenliebe] j la seconde, présomp- tion (Eigendilnkel)^. La raison pure pralique porte simplement préjudice à l'amour-propre en le contrai- gnant seulement, comme étant naturel à l'homme et s'éveillant en nous avant la loi morale, à s'accorder avec cette loi ; il est alors nommé Vamour-propre rai- sonnable. Mais la raison terrasse complètement (schlàgt gar nieder] la présomption, puisque toutes les préten-
< Nous traduisons littéralement. Born dit: quodam modo systemato comprehendi ; Barni : à une sorte de système: Abbot; to atolerdble System. (F. P.)
2 Born traduit par insaniam colendi sui; Barni peu exactement, par amour-propre ; Abbot par self-regard. (F. P.)
3 Nous adoptons les expressions dont s'est servi Barni et dans les- quelles d'ailleurs il ne faut voir quedes approximations. Abbot emploie seflshness et sdfconceit. (F. P.)
DES MOBILE 5 DB LA RAISON PUIîB PRATIQUE 131
lions à l'estime de soi-même (SeJhHschàtzung) i,.(]u précèdent l'accord avec la loi morale, sont nulles et illégitimes {ohne aile Befmjniss), puisque même lacer titude d'une intention*, qui soit en accord avec cette loi, est la première condition de la valeur de la personne (comme nous le montrerons bientôt plus clairement.) La tendance à s'estimer soi-même appartient donc aux penchants auxquels porte préjudice la loi morale, en tant que cette appréciation de soi-même repose sim- plement sur la moralité. La loi morale terrasse donc la présomption. Mais comme cette loi est quelque chose de positif en soi, à savoir la forme d'une causalité intel- lectuelle, c'est-à-dire de la liberté, elle est en même temps un objet de respect {Achtung) quand, en oppo- sition avec le contraire (Widerspiele) subjectif, à savoir avec nos inclinations, elle affaiblit (schw'dcht) la pré- somption; elle est un objet du plus grand respect quand elle la terrasse complètement, c'est-à-dire l'hu- milie; par conséquent aussi le principe d'un sentiment positif qui n'est pas d'origine empirique, et qui est connu à 'priori. Donc le respect pour la loi morale est un sentiment qui est produit par un principe intellec- tuel, et ce sentiment est le seul que nous connaissons parfaitement à priori ^ et dont nous pouvons apercevoir [einsehen] la nécessité.
Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que tout ce qu^ se présente comme objet de la volonté, anté-
* Barni dit : estime de soi-même ; Abbot : to self-esteem ; Bom : omnia jura observandi sui ipsius. (F. P. )
» Traduction littérale de die Gewissheit einer Gesinnung. Born donne ipsa seittentiœ cerliludo; ]ieirn\, la conscience d'une intention; Abbot the certainty of a state of mina. (F. P.^
132 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rieurement à la loi morale, est exclu des principes déterminants de la volonté que nous avons nommés {unter dem Namen] le bien inconditionné* , par cette loi elle-même qui est la condition suprême de la raison pratique, et que la simple forme pratique, qui consiste dans l'aptitude des maxrmes à une législation univer- selle, détermine d'abord ce qui est bon en soi et abso- lument (schlechterdings) et fonde la maxime d'une volonté pure, qui seule est bonne à tous égards. Or, nous trouvons notre nature, comme êtres sensibles, constituée de telle sorte que la matière de la faculté de désirer (les objets du penchant, soit de l'espérance, soit de la crainte), s'impose d'abord et que notre moi {Selbst) patholôgiquement déterminable, bien qu'il soit tout à fait impropre par ses maximes à une législation universelle, s'est efforcé cependant, comme s'il for- mait notre moi tout entier, de faire valoir d'abord ses prétentions comme premières et originelles {ersten iind urspriinglichen). On peut nommer cette tendance à se faire soi-même, d'après les principes subjectifs de détercàination de son libre arbitre [Willkûhr), prin- cipe objectif de détermination de la volonté (Willens)^ en général, Vamoiir de soi {Selhstliebe) qui, s'il se donne pour législateur et comme principe pratique incondi- tionné, peut s'appeler prg'so?r2]9<ion {Eigendiinkel]. Or la loi morale, qui seule est vraiment (c'est-à dire à tous égards) objective, exclut tout à fait l'influence de
* Nous traduisons ainsi et non par absolu comme Barni le mot Unbedingt. Voyez p. 16. (F. P.)
2 On voit par l'opposition établie ici parKant, qu'on ne peut traduire par le même mot volorité, les expressions Wille ou Willen et Willkûhr Voyez p. 31, 42, 48, 74. (F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 183
l'amour de soi sur le principe pratique suprême et porte un préjudice infini à la présomption, qui prescrit comme des lois les conditions subjectives de l'amour de soi. Mais ce qui porte préjudice à notre présomption dans notre propre jugement, nous humilie. Donc la loi morale humilie inévitablement tout homme, quand il compare avec cette loi la tendance sensible de sa nature. Ce dont la représentation, comme principe déterminant de notre volonté, nous humilie dans notre propre conscience, excite, en tant qu'il est positif et principe déterminant, le respect par soi-même. Donc la loi morale est aussi subjectivement un principe [Grund] de respect. Or comme tout ce qui se rencontre dans l'amour de soi, appartient au penchant, que tout penchant repose sur des sentiments, partant que tout ce qui porte préjudice à tous les penchants réunis dans l'amour de soi, a par cela même, nécessairement une influence sur le sentiment, nous comprenons comment il est possible de savoir (einsehen) a priori que la loi morale, en excluant les penchants et la tendance [Hang) à en faire la condition pratique suprême, c'est-à-dire l'amour de soi, de toute participation à la législation suprême, puisse exercer sur le sentiment uue action (Wirkung) qui, d'un côté est simplement négative, et de l'autre, relativement au principe res- trictif delà raison pure pratique, est positive. Mais il ne faut pas pour cela admettre, sous le nom de sentiment pratique ou moral, une espèce particulière de sentiment qui serait antérieur à la loi morale et lui servirait de fondement.
134 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
L'action négative sur le sentiment (du désagréable), est, comme toute influence sur le sentiment et comme tout sentiment en général, pathologique. Gomme effet (Wirkung)de la conscience de la loi morale, par consé- quent relativement à une cause intelligible, c'est-à- dire au sujet de la raison pure pratique, comme légis- latrice suprême, ce sentiment d'un sujet raisonnable, affecté par des penchants, s'appelle humiliation (mépris intellectuel), mais relativement au principe positif de cette cause, à la loi, il s'appelle en même temps res- pect pour la loi. Il n'existe pour cette loi aucun senti- ment^ mais dans le jugement de la raison, quand la loi écarte une résistance de la route, l'obstacle écarté est estimé à l'égal d'une action (Befôrderung) positive de la causalité. C'est pour cela que ce sentiment peut aussi être nommé un sentiment de respect pour la loi morale, c'est pour ces deux raisons réunies qu'il peut être nommé un sentiment moral.
Donc de même que la loi morale est un principe formel de détermination de l'action par la raison pure pratique, de même qu'elle est aussi sans doute un prin- cipe matériel mais objectif de détermination des objets de l'action sous le nom du bien et du mal {iinter dem Namen des Guten und Bôsen), elle est encore un prin- cipe subjectif de détermination, c'est-à-dire un mobile*
< Barni ajoute : présentée comme, qui n'est pas dans le texte et qu'il ne nous a pas plus qu'à Born et à Abbot, semblé nécessaire d'ajouter. (F. P.)
• Kant distingue nettement ici le Bestimmungsgrund du Triebfeder. Aussi avons-nous toujours traduit le premier par principe de détermi- nalion et réservé pour le second l'expression de mobile. Voyez p. 31, 38, 4b, 54. (F. P.)
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136 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tandis que la raison pure pratique, par le fait qu'elle aiiéanlit toutes les prétentions de l'amour de soi, en opposition avec elle, donne de l'autorité à la loi qui seule maintenant a de l'influence. Il est à remarquer ici que, de même que le respect est une action [Wir- kung) sur le sentiment, partant sur la sensibilité d'un cire raisonnable, il suppose les êtres, auxquels la loi morale impose le respect i, sensibles, par conséquent finis (dièse Sinnlichkelt. . . die EndJichkeitvoraiissetze) ; et que le respect pour la loi ne peut être attribué à un être suprême ou même à un être libre de toute sensi- bilité et chez lequel, par conséquent, la sensibilité ne peut être un obstacle pour la raison pratique.
Ce sentiment (sous le nom de sentiment moral), est donc exclusivement produit par la raison. Il ne sert ni à juger les actions ni à fonder la loi morale objective mais simplement comme mobile à faire une maxime de cette loi en elle-même. Mais quel nom s'adapterait mieux à ce sentiment singulier, qui ne peut être com- paré à aucun sentiment pathologique? Il est d'une nature si particulière, qu'il paraît être exclusivement aux ordres de la raison et même de la raison pure pra- tique.
Le respect s'applique toujours uniquement aux per- sonnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de Vinclination (Neigiing) et même de Vamour\ si ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un
' Nous trarUiisons littéralement le passage, denen das moralische Gesetz Achtung anfudegt. Barni supprime sans raison Achtung et traduit auxquels s'impose la loi morale. (F. P.^
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATlQtJE 137
volcan, une bête féroce, mais jamais de respect. Une chose qui se rapproche beaucoup (schon nàher tritt) de ce sentiment, c'est Vadmiration et l'admiration comme affection^ c'est-à-dire l'étonnement {Erstaunen), peut aussi s'appliquer aux choses, aux montagnes qui se perdent dans les nues, à la grandeur, à la multitude et à l'éloignement des corps célestes, à la force, et à l'agi- lilé de certains animaux, etc. Mais tout cela n'est point du respect. Un homme peut être aussi pour moi un objet d'amour, de crainte ou d'une admiration qui peut même aller jusqu'à l'étonnement et cependant n'être pas pour cela un objet de respect. Son humeur badine, son courage et sa force, la puissance qu'il a d'après son rang parmi ses semblables, peuvent m'inspirer des sentiments [Enfindungen) * de ce genre, mais il manque toujours encore le respect intérieur à son égard. Fontenelle dit : Devant un grand seigneur, je m'incline j mais mon esprit ne s incline pas. Je puis ajouter : Devant un homme de condition inférieure, roturière et com- mune {nicdrigen, biirgerlich-gemeinen 31anny , en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne me reconnais pas à moi-même, înon esprit sHncline, que je le veuille ou non, et si haut que j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supé- riorité. Pourquoi cela? C'est que son exemple me pré- sente une loi qui rabaisse ma présomption, quand je la compare avec ma conduite, c'est qu'il m'est prouvé
' Sur la traduction de ce mot, voyez note 2, p. 135. (F. P )
2 Barni traduit d'une façon peu précise: Devant l'humble bourgeois.
Born dit mieux : homine humili atque ignobili ; et Abbot ; on humble,
plain man. (F. P.)
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par le fait que Ton peut obéir à cette loi, et par consé- quent la pratiquer (Befolgung, mithin die Thunlichkeit desselben). Or, je puis être conscient d'avoir en moi une égale droiture de caractère, le respect n'en subsiste pas moins. Car, toute bonté (ailes Gule) chez l'homme étant toujours imparfaite, la loi rendue visible (ansc/îrtw- lich) par un exemple, humilie cependant toujours mon orgueil : car l'imperfection, qui pourrait bien aussi s'attacher à l'homme que je vois devant moi, m'étant bien moins connue que la mienne, il m'apparaît dans un jour plus pur et me sert de mesure. Le respect est un tribut que nous ne pouvons refuser au mérite, que nous le voulions ou non; si nous pouvons ne pas le laisser paraître extérieurement, nous ne pouvons nous empêcher cependant de l'éprouver intérieure- ment.
Le respect est si peu un sentiment de plaisir qu'on ne s'y laisse aller qu'à contre-cœur à l'égard d'un homme. On cherche à trouver quelque chose qui puisse en allé- ger le poids, une raison quelconque de blâme pour se dédommager de l'humiliation qui a été causée par un tel exemple. Les morts eux-mêmes, surtout si l'exemple qu'ils donnent parait ne pouvoir être imité, ne sont pas toujours à l'abri de cette critique, Bien plus (sogar), la loi morale elle-même, dans sa majesté solennelle^ est exposée à ce que les hommes tournent contre elle les efforts qu'ils font pour se défendre du respect {ist diesem Bestreben, sich der Achtung dagegen %ii er- wehren, ausgesetzt), Pense-t-on qu'il faille attribuera une autre causé notre désir de rabaisser la loi morale
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à notre penchant familier? que nous prenions toutes les peines possibles pour faire de cette loi un précepte favori de notre propre intérêt bien entendu, pour d'autres raisons que pour nous débarrasser [los werden) de ce respect effrayant, qui nous montre si sévèrement notre propre indignité? Mais il y a si peu en cela par contre un sentiment de peine que, si l'on a une fois re- noncé à la présomption et donné à ce sentiment de res- pect une influence pratique, on ne peut se rassasier de contempler la majesté de cette loi et l'âme croit s'élever d'autant plus qu'elle voit cette loi sainte plus élevée au-dessus d'elle et de sa nature fragile. Sans doute de grands talents et une activité proportionnée à ces talents peuvent produire aussi du respect ou un senti- ment analogue, cela est même tout à fait propre à leur être offert [austàndig es ihnen %u widmen], et il semble qu'en ce cas l'admiration soit identique avec ce senti- ment. Mais si l'on y regarde de plus près, on remar- quera que, comme le résultat demeure toujours incertain quand il s'agit dans l'habileté de faire la part du talent naturel et de la culture acquise par le travail personnel, (a raison nous représente cette habileté comme étant probablement le fruit de la culture, partant comme un mérite qui rabaisse notablement notre présomption et nous fait des reproches à ce sujet, ou nous impose un exemple à suivre dans la mesure où il nous est appro- prié. Ce n'est donc pas simplement de l'admiration que ce respect que nous manifestons pour une telle personne (et qui, à proprement parler, s'adresse à la loi que son exemple nous présente),G'est ce qui est confirmé
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aussi par ce fait que le commun des admirateurs, s'il croit avoir été renseigné de quelque façon sur le mau- vais côté du caractère d'un tel homme (comme de Voltaire, par exemple), renonce à tout respect pour lui, tandis que le vrai savant {Gelehrte) ' éprouve encore toujours ce sentiment au moins pour ses talents, parce qu'il est lui-même engagé dans une œuvre et dans un étal (Beriif) qui lui fait une loi, dans une certaine me- sure, d'imiter son exemple.
Le respect pour la loi morale est donc le seul mobile moral et en même temps le seul mobile moral qui soit incontesté {unhezweifelte), et ce sentiment ne s'applique à aucun autre objet qu'au principe de cette loi. La loi morale détermine d'abord, objectivement et immédia- tement, la volonté dans le jugement de la raison; mais la liberté dont la causalité peut être déterminée simple- ment par la loi, consiste précisément à réduire {ein- schrànkt)^, tous les penchants, partant l'estimation de la personne elle-même à la condition de l'observa- tion de sa loi pure. Or cette réduction a un effet sur le sentiment {{Gefûhl) et produit un sentiment {Empfin- dung]^ de peine, qui peut être connu à pWon par la loi morale. Gomme c'est là un effet simplement ?ie^a(i/'qui, résultant de l'influence d' une raison purepratique, porte préjudice avant tout à l'activité du sujet, en tant qu'il a des penchants pour principes de détermination, par conséquent à l'opinion qu'il se fait de sa valeur person-
1 Born traduit ce mot par dodus ; Barni, par instruU ; Abbot, par icholar. (F. P.) * Barni traduit ce mot par restreindre. (F. P.) •Voyez, pour l'emploi de de cette expression, n. 2, p. 135.
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nelle (qui se réduit à rien, s'il n'est en accord avec la loi morale), l'effet de cette loi sur le sentiment est sim- plement l'humiliation, que nous pouvons sans doute percevoir (einsehen) à priori, sans toutefois pouvoir connaître par elle la force de la loi pure pratique comme mobile, mais seulement la résistance aux mobiles de la sensibilité. Cependant comme cette même loi est objec- tivement, c'est-à-dire dans la représentation de la rai- son pure, un principe immédiat de détermination de la volonté et que par conséquent cette humiliation n'a lieu que relativement à la pureté de la loi, l'abais- sement [Herabsetzimg) des prétentions de l'estima- tion morale de soi-même, c'est-à-dire l'humiliation du (fàié sensible, est une élévation de l'estimation morale, c'est-à-dire pratique, de la loi elle-même du côté intellectuel, en un mot le respect pour la loi est aussi un sentiment, positif par sa cause intellectuelle, qui est connu à prioriK Car tout ce qui diminue les obstacles à une activité, en favorise par cela même le développement. Mais reconnaître la loi morale, c'est avoir conscience d'une activité de la raison pratique d'après des principes objectifs,quine révèle pas son effet dans des actions, simplement parce que des causes subjectives (pathologiques) l'en empêchent. Donc le res- pect pour la loi morale doit aussi être considéré tomme un effet positif, mais indirect de cette loi sur le senti- ment, en tant qu'il* affaiblit l'influence contrariante
< Voyez p, 133.
* Le texte de Rosenkranz porte jener ; Hartenstein y substitue jcnes. Barni traduit comme s'il y avait jener. Nous suivons Hartenstein et faisons de jenes un pronom neutre {cela) qui rappelle l'idée exprimée pdiVAchtung. (F. P.)
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{hinderndend) des penchants en humiliant la présomp- tion, partant comme principe subjectif de l'activité, c'est-à-dire comme un mobile qui nous pousse à obéir à cette loi et comme un principe pour les maximes d'une conduite conforme à la loi. Du concept d'un mobile découle celui d'un intérêt, qui ne peut jamais être attribué à un être autre que celui qui est doué de raison et signifie un mobile ds la volonté, en tant qu'il est représenté par la raison. Gomme c'est la loi elle- même qui, dans une volonté moralement bonne, doit être le mobile, Vintérêt moral est un intérêt, pur et in- dépendant des sens, qui vient de la simple [blossenj rai- son pratique*. Sur le concept d'un intérêt se fonde aussi celui d'une maxime. Une maxime est donc véritable- ment morale seulement lorsqu'elle repose sur le simple intérêt que l'on prend à l'observation de la loi. Mais ces trois concepts, celui d'un mobile, celui d'un intérêt et celui d'une maxime ne peuvent être appliqués qu'à des êtres finis. Car ils supposent tous ensemble une limitation de la nature d'un être, puisque la nature sub- jective de son l:bre arbitre (Willkiihr) ne s'accorde pas d'elle-même avec la loi objective d'une raison pratique ; ils supposent un besoin d'être excités à l'activité, parce qu'un obstacle intérieur s'oppose à cette activité. Par conséquent, ces trois concepts ne peuvent être appli- qués à la volonté divine.
Il y a ainsi quelque chose de particulier dans l'es- time illimitée pour la loi moiaie pure, dépouillée de
* Barni ne trêiduil pas le mot reines placé devant Intéresse, et rend par pure le mot blossen. Nous avons , comme Abbot, traduit littérale- ment. (F. P.)
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tout avantage, telle que la présente à notre obéissance la raison pratique, dont la voix fait trembler même le criminel le plus hardi et l'oblige à se cachera son as- pect {vor seinem Anblicke)* , de sorte qu'on ne doit pas s'étonner de trouver impénétrable, pour la raison spécu- lative, l'influence d'une idée simplement intellectuelle sur le sentiment et d'être obligé de se contenter si l'on peut encore à priori si bien voir (einsehen) qu'un tel sentiment est inséparablement lié à la représentation de la loi morale dans tout être raisonnable et fini. Si ce sentiment du respect était pathologique et par consé- quent un sentiment du plaisir fondé sur le seris interne^ il serait inutile de chercher à découvrir une liaison de ce sentiment avec quelque idée à priori. Mais c'est un sentiment qui a simplement rapport à la pratique et dépend de la représentation d'une loi, exclusivement d'après sa forme et non à cause d'un objet quelconque de cette loi, partant il ne peut être rapporté ni au plai- sir ni à la douleur, et cependant il produit par l'obéis- sance à la loi un intérêt que nous nommons moral; de même que la capacité {Fàhigkeity de prendre un tel intérêt à la loi (ou le respect pour la loi morale même), est proprement le sentiment moral.
La êonscience d'une libre soumission de la volonté à la loi, unie cependant à une coercition (Zwang) inévi- table qui est exercée sur tous les penchants, mais seulement par notre propre raison, est donc le respect
' Nous traduisons liUéralement- L'image est singulière : il s'agit de la raison pratique dont la voix peut bien faire trembler; mais dont on ne sait trop comment fuir l'aspect. (F. P.)
2 Nous traduisons ainsi ce mot avec Abbot, et non par faculté, comme Barni et Born. (F. P.)
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pour la loi. La loi qui exige et en même temps inspire ce respect n'est autre, comme on le voit, que la loi morale (car aucune autre n'exclut tous les penchants de l'exercice d'une influence immédiate sur la volonté) *. L'action qui, d'après cette loi, à l'exclusion de tout principe de détermination tiré du penchant, est objec- tivement pratique, s'appelle devoir et le devoir, en raison de cette exclusion, contient dans son concept une contrainte (Nôthigung) pratique, c'èst-à-dire une détermination à certaines actions, si peu volontiers [so ungerne) qu'on la prenne. Le sentiment, qui résulte de la conscience de cette contrainte, n'est pas patholo- gique, cemme un sentiment qui serait produit par un objet des sens, mais seulement pratique, c'est-à-dire possible par une détermination antérieure (objective) di3 la volonté et une causalité de la raison. Il ne con- tient donc en soi, comme soumission à une loi, c'est-à- dire comme commandement (ce qui indique coercition pour le sujet sensiblement affecté) aucun plaisir; mais en tant que tel, il contient plutôt du déplaisir attaché à l'action. En revanche, comme cette coercition est exercée simplement par la législation de notre propre raison, il contient aussi quelque chose qui élève {Erhe- bung), et l'effet subjectif sur le sentiment, en tant que la raison pure pratique en est la cause unique, peut donc s'appeler, relativement à cette élévation, simple- ment approbation de soi-même (SelbsthilligungJ, [)arce
< Traduction de ce passage : von der Unmittelbarkeit ihres Einflusses auf den Willen : Abbot donne, From exercising any direct influence on the wiU : Barni, De l'influence immëdiale gu'eMe exerce sur la volonté. (F. P.)
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qu'on se reconnaît déterminé à cela en dehors de tout intérêt, simplement par la loi et qu'on a conscience bien plutôt d'un intérêt tout autre, produit subjective- ment par cela même, qui est purement pratique et libre, qu'un penchant ne nous conseille pas de prendre à une action conforme au devoir, mais que la raison nous ordonne absolument d'y prendre par la loi pratique, qu'elle y produit réellement; et c'est pourquoi il mérite un nom tout à fait particulier, à savoir celui de respect.
Le concept du devoir réclame donc objectivement de l'action l'accord avec la loi, et subjectivement de la maxime del'action, le respect pour la loi comme le mode de détermination unique de la volonté par la loi. Et c'est là-dessus que repose la différence entre la cons- cience d'avoir agi conformément au devoir {pflichlmàssig) et d'avoir agi par devoir {ans Pflicht)^ c'est-à-dire par respect pour la loi. La première manière d'agir (la lé^ galité = Legalitàt) est encore possible quand même des penchants auraient été simplement les principes déter- minants de la volonté, la seconde {la moralité), la va- leur morale '^ doit être placée exclusivement en cela que l'action a lieu par devoir, c'est-à-dire purement et simplement en vue de la loi*.
' Banii traduit der moralische Werth par qui seide donne aux actions une valeur moraie. Nous traduisons littéralement. (F. P.)
- Si Ton examine soigneusement le concept du respect pour les personnes, comme il a élé antérieurement orésenté, on s'apercevra que toujours il repose sur la conscience d'un devoir que nous montre un exemple, et que, par conséquent, le respect ne peut jamais avoir qu'un fondement moral; qu'il est très bon et même, au point de vue psy- chologique, très utile pour la connaissance dos hommes, de faire attention partout où nous em{)loyons cette expression, à la défé- KAKT, Cr. de la rais, prat 10
146 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Il est de la plus haute importance, dans tous les jugenients moraux, d'examiner avec attention et avec une exactitude extrême le principe subjectif de toutes les maximes, pour que toute moralité des actions soit posée dans la nécessité d'agir par devoir et par respect pour la loi, non par amour et par inclination pour ce que les actions doivent produire. Pour des hommes et pour tous les êtres raisonnables créés, la nécessité morale est contrainte (Nôthigung), c'est-à-dire obligation (yerbindlichkeit) et toute action fondée là-dessus doit être représentée comme un devoir et non comme une manière d'agir qui, par elle-même, nous plaît déjà ou qui peut devenir agréable pour nous. Gomme si nous ne pouvions jamais en venir à ce point que, sans ce respect pour la loi qui est lié à la crainte ou au moins à l'ap- préhension de la transgresser, nous soyons capables, comme la divinité supérieure à toute dépendance, d'en- trer de nous-mêmes, par un accord devenu en quelque sorte naturel pour nous et ne devant jamais être troublé, de notre volonté avec la loi morale pure (qui, par con- séquent, comme nous ne serions jamais tentés de lui être infidèles, cesserait tout à fait alors d'être un com- mandement pour nous), en possession d'une sainteté de la volonté.
La loi morale est en effet pour la volonté d'un être parfait [allervollkotnmensten) une loi de sainteté, mais pour la volonté de tout être fini et raisonnable, c'est une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine
rence secrète, digne d'admiration et pourtant assez fréquente, que l'homme manifeste dans ses jugements pour la loi morale.
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à agir par respect pour cette loi et par soumission au devoir. Un autre principe subjectif ne doit [muss) pas être pris pour mobile, car autrement l'action peut sans doute ige présenter, comme le prescrit la loi, mais bien que conforme au devoir, elle n'a pas lieu par devoir, l'intention, dont il s'agjt essentiellement pourtant dans cette législation, n'en est pas morale.
Il est très beau de faire du bien aux hommes par amour pour eux et par bienveillance sympathique, ou d'être juste par amour de l'ordre, mais ce n'est pas là encore pour notre conduite la véritable maxime morale, qui est appropriée à notre situation parmi des êtres raisonnables, comme hommes^ si nous nous permettons, comme des soldats volontaires, de nous mettre par un orgueil chimérique {mit sloher Einhildiing) bien au- dessus de la pensée du devoir et de vouloir, comme indé- pendants du commandement, faire simplement d'après notre propre plaisir ce pour quoi aucun commandement ne nous serait nécessaire. Nous sommes soumis à une discipline de la raison et nous ne devons, dans toutes nos maximes, ni oublier la soumission à cette dernière, ni en rien retrancher, ni diminuer avec une présomp- tion égoïste l'autorité de la loi (quoique ce soit notre propre raison qui la lui donne), en plaçant le principe déterminant de notre volonté, quoique conformément à la loi, en autre chose cependant que dans la loi elle- même et dans le respect pour cette loi. Devoir {Pflicht) et obligation {Schuldigkeit)^ sont les dénominations
' Nous traduisons ainsi ce dernier mot, avec Barni et Abbot, quoi- qu'il fzùUe le distinguer de VerbincUichkeit^ que nous avons traduit par
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que seules nous devons donner à notre rapport à la loi morale. Nous sommes sans doute des membres légis- lateurs d'un royaume moral, qui est possible par la liberté et qui nous est représenté par la raison pratique comme un objet de respect, mais en même temps nous en sommes les sujets et non le souverain, et mécon- naître notre position inférieure comme créatures, reje- ter présomptueusement l'autorité de la loi sainte, c'est déjà faire défection à la loi en esprit, quand même on en remplirait l-a lettre.
Avec cette façon de voir (hiemit) s'accorde fort bien la possibilité d'un commandement comme celui-ci : Aime Dieu par -dessus tout et ton prochain comme toi- même^. Car il existe, comme commandement, le res- pect pour une loi qui commande l'amour et n'aban- donne pas à un choix arbitraire le soin de nous en faire un principe. Mais l'amour de Dieu est impossible comme penchant (comme amour pathologique), car Dieu n'est pas un objet des sens. L'amour envers les hommes est possible, à vrai dire, mais il ne peut être commandé, car il n'est au pouvoir d'aucun homme d'aimer quelqu'un simplement par ordre. C'est donc simplement Vamour pratique qui est compris dans ce noyau de toutes les lois. Aimer Dieu signifie dans cette acception exécuter mlontiers ses commandements ; aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses
obligation; mais nous ne voyons aucune autre expression qui puisse être employée. Born se sort de debilum. (F. P.)
* Le principe rtu bonheur personnel, dont quelques-uns veulent faire le principe suprême de la moralité, forme un contraste frappant avec celte loi. Ce principe s'énoncerait ainsi: Aime-loi par-dessus tout et Dieu et ton prochain pour l'amour de {um .. willén) loi-mème.
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 149
devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fail une règle ne peut pas non plus commander d'avoir cette intention (GesinniingY dans les actions conformes au devoir, mais simplement d'y tendre. Car le comman- dement que l'on doit faire quelque chose volontiers est en soi contradictoire, parce que si nous savons déjà par nous-mêmes ce que nous sommes obligés de faire, si nous avions, en outre, conscience de le faire volon- tiers, un commandeuient à cet égard serait tout à fait inutile, et si nous le faisons, non pas de notre plein gré (gerne), mais seulement par respect pour la loi, un commandement, qui fait justement de ce respect le mobile de la maxime, agirait précisément d'une façon contraire à l'intention ordonnée. Cette loi de toutes les lois présente donc, comme tout précepte mO" rai de l'Evangile, l'intention morale* dans toute sa perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui cependant est le modèle (Urbild) dont nous devons nous efforcer de nous rapprocher par un progrès ininter- rompu, mais infini. Si une créature raisonnable pou- vait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait volontiers (gerne) toutes les lois morales, cela signifierait qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la pos- sibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la vic- toire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au
< Sur la traduction de ce mot, voyez la note 1, p. 151. (F. P.) =^ Nous traduisons liltcralement Vexpreasion siltliche Gesinnung, qui a un sens précis chez Kant, et que Barni rend, à tort, ce semble, par moralité. Born donne mentem moraletn-, Abbot, the moral disposition (F. P.).
150 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sujet et nécessite par conséquent une coercition sur soi-même {Selbstzwang)f c'est-à-dire une contrainte in- terne [innere NôthigungY pour ce qu'on ne fait pas tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais parvenir à ce degré d'intention morale. Gomme, en effet, elle est une créature, partant toujours dépendante par rapport à ce qu'elle réclame pour être complète- ment contente de son état, elle ne peut jamais être tout à fait libre de désirs et de penchants. Or, les pen- chants et les désirsj qui reposent sur des causes phy- siques, ne s'accordent pas d'eux-mêmes avec la loi morale qui a de tout autres sources; par conséquent ils rendent toujours nécessaire, relativement à eux- mêmes, de fonder l'intention de ses maximes sur la contrainte (Nôthigung) morale, non sur un attachement empressé, mais sur le respect que rédame l'obéissance à la loi, quoique ce respect se produise malgré nous («w- gerne), non sur l'amour qui ne craint aucun refus in- térieur de la volonté à l'égard de la loi. Mais il faut cependant faire de ce dernier, c'est-à-dire du simple amour de la loi (qui cesserait alors d'être un ordrCj et la moralité, élevée subjectivement à la sainteté, d'être vertu) le but constant, bien qu'inaccessible, de ses efforts. En effet, dans ce que nous estimons hautement*, mais que toutefois (à cause de la conscience de notre fai-
< 11 est difficile de rendre en français les termes de Iwang et de Nôthigung Bami les traduit par le seul mot contrainte; Born, par cûactione tut ipsius, hoc est, interna; Abbot par sdf-compulsion, in~ ward constraint. Voyez n. 1, p. 54. (F. P.)
2 11 n'y a aucune raison pour traduire comme Barni, par-dessus tout, puisque le texte porte ho(^schiUzen. Born dit quod magni faci- mus ; Abbot, highty esteem. {F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 151
blesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change en inclination (Ziineicjung) et le respect en amour : ce serait au moins la perfection d'une intention consa- crée à la loi, s'il était jamais possible à une créature de l'atteindre.
Cette considération n'a pas ici pour but de ramener le commandement évangélique cité plus haut à des concepts clairs, afin de prévenir le fanatisme religieux (i?e/2^?o«ssc/ra?ârmem), relativement à l'amour de Dieu, mais de déterminer exactement l'intention morale, immédiatement aussi par rapport aux devoirs envers les hommes, et d'arrêter, ou si c'est possible, de pré- venir un fanatisjne simplement morale qui infecte beau- coup d'esprits. Le degré moral, où est placé l'homme (et autant que nous pouvons le savoir, toute créature raisonnable), c'est le respect pour la loi morale. L'in- tention' qui lui est imposée pour observer la loi, c'est de l'observer par devoir, non par un penchant volon- taire {freiwilliger), ni même par un effort non com- mandé et volontiers tenté par lui-même, et l'état moral dans lequel il peut toujours être, c'est la vertu, c'est- à-dire l'intention morale dans la lutte et non la sainteté dans }& possession présumée (vermeinten) d'une parfaite pureté des intentions de la volonté. C'est à un pur {lau- ter) fanatisme moral, à un accroissement de la présomp- tion qu'on dispose les esprits, en les excitant à des ac-
' Bami troduit le mot Gesinnung p&T disposition; Born par mens; Abbot par disposition. Nous préférons employer le mot intention, dont le sens est plus précis et convient mieux pour l'expression de la pensée de Kant. (F- P.)
152 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tions présentées comme nobles, sublimes, magnanimes et en les jetant par là dans cette illusion que ce n'est pas le devoir, c'est-à-dire le respect pour la loi, dont ils devraient supporter le joug (qui cependant est doux, puisque c'est la raison elle-même qui nous l'impose), quand même ce serait à regret {ungern)y qui constitue le principe déterminant de leurs actions et qui les hu- milie encore pendant qu'ils la suivent (qu'ils lui obéis- sent), mais qu'on attend d'eux ces actions comme un pur mérite (Verdienst) et non comme un devoir. Car non seulement, en imitant de tels actes, d'après un tel ]»rincipe, ils n'auraient pas le moins du monde satis- fait à l'esprit de la loi, lequel consiste dans la soumis- sion de l'intention à la loi et non dans la conformité [Gesetxmàssigkeity des actions à la loi (quel que soit le principe), mais en posant le mobile pathologiquement (dans la sympathie ou même dans l'amour de soi), non moralement (dans la loi), ils produisent de cette façon une manière de penser frivole, superficielle, fantastique d'après laquelle ils attribuent une bonté spontanée (freiwilligen) k leur esprit {Gemûths)^ qui n'aurait besoin ni d'aiguillon ni de frein, pour lequel aucun comman- dement ne serait nécessaire, et ils oublient à ce sujet leur obligation {Schuldigkeit)* à laquelle ils devraient cependant songer avant de songer au mé- rite. Sans doute, les actions des autres, qui ont été accomplies avec un grand esprit de sacrifice {Aufop- ferung) et simplement par amour du devoir, peu-
< Sur la traduction de ce mot, voyez n. 1 , p. 4 et 127. (F. P.) « Sur la traduction de ce mot, voyez n. 1, p. 147. (F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 153
vent être vantées comme des fails nobles et sublimes, mais seulement autant qu'il y a encore là des traces qui permettent de conjecturer qu'elles ont été faites entièrement par respect pour le devoir et non par un mouvement du cœur {aus Herzensanfwallungen). Mais si on veut les présenter à quelqu'un comme des exemples à suivre, on doit alors absolument em- ployer comme mobile le respect pour le devoir = Achtung fur Pflicht (comme le seul sentiment moral véritable), ce précepte sévère et saint qui ne permet pas à notre vain amour de nous-mêmes (Selbstliebe) de se jouer avec des impulsions [Antrieben) patho- logiques (en tant qu'elles sont analogues à la mora- lité) et de nous enorgueillir de noire mérite (uns auf verdienstlichen Werth was %u Gute au thun). Si nous cherchons bien, nous trouverons déjà, pour toutes les actions qui sont dignes d'éloges, une loi du devoir qui commande et ne nous laisse pas choisir à notre gré ce qui pourrait être agréable à notre tendance (Hang). C'est là le seul mode de représentation {Darsiellungs^ art) qui forme l'âme moralement, parce que c'est le seul qui soit capable de principes solides et exactement déterminés.
Si le fa7iatisme (Schwàrmereiy , dans sa signification la plus générale, entreprend, d'après des principes, de dé- passer {einenach Grundzàtzenunternommene Ueberschrei- tung) les limites de la raison humaine, \e fanatisme moral entreprend de dépasser les limites que la raison pure pratique pose à l'humanité, en nous défendant de placer
< Sur ce mot, voyez p. 126 (P. P.)
154 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRA.TIQUE
le principe subjectif de déterminalion des actions con- formes au devoir, c'est-à-dire leur mobile moral, ail- leurs que dans la loi elle-même et l'intention, qui par là est placée dans les maximes, ailleurs que dans 1p respect pour cette loi, partant en nous ordonnant de prendre la pensée du devoir,qui détruit toute arrogance (Arroganz) comme tout vain amour desoi, ^our principe de vie suprême^ de toute la moralité dans l'humanité. S*il en est ainsi, ce ne sont pas seulement les roman- ciers ou les éducateurs sentimentaux = empfindelnde Erzieher (bien qu'ils s'emportent beaucoup encore contre la sensiblerie), mais parfois les philosophes eux- mêmes, bien plus les plus austères de tous, les stoïciens qui ont introduit, à la place d'une discipline morale, sobre mais sage, un fanatisme morale quoique le fana- tisme des derniers soit plus héroïque, celui des pre- miers plus fade et plus attendrissant; et l'on peut, sans hypocrisie, répéter en toute vérité,de la doctrine morale de l'Evangile, qu'elle a la première, par la pureté du principe moral, mais en même temps par sa convenance {Angemessenheit) avec les limites des êtres finis, sou- mis toute bonne condmie {Wohlverhalten) de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux, ne les laisse pas s'égarer dans des perfections morales imaginaires, et qu'elle a posé des bornes de l'humilité*
» Nous rendons ainsi avec Born Lébensprincip, et noTi comme Barni et Abbot, par principe vital, expression qui a un sens déterminé et tout différent dans notre langue philosophique. (F. P.)
2 Nous traduisons littéralement le passage die sie nicht xmter mora- lischen getrâumten VoUkommenheiten schw&rmen lUsst . . Schranken der Demuth gesetz habe. — Barni donne: Ne lui permet pas de s'attribuer une perfection morale chimérique et d'avoir ainsi rappelé à la modestie
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 155
[c'est-à-dire de la connaissance de soi-même), à la pré- somption et à l'amour de soi, qui tous deux mécon- Qaissent volontiers leurs limites.
Devoir! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d*agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclames la soumission, qui cependant ne nenaces de rien de ce qui éveille dans l'âme (Gemûthé) une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en mouvement la volonté, mais poses simplement une loi jui trouve d'elle-même accès dans l'âme [Gemûthey 3t qui cependant gagne elle-même malgré nous, la vénération (sinon toujours l'obéissance), devant la- quelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agis- sent contre elle en secret; quelle origine est digne de toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute parenté avec les penchants, racine dont il faut faire dériver, comme de son ori- gine, la condition indispensable de la seule valeur que [es hommes peuvent se donner à eux-mêmes?
Ce ne peu t être rien de moins que ce qui élève Thomme lu-dessus de lui-même (comme partie du monde sen- sible), ce qui le lie à un ordre de choses que l'entende- ment seul peut concevoir et qui en même temps com- mande (unter sich hat) à tout le monde sensible et avec lui à l'existence, qui peut être déterminée empirique- ment, de l'homme dans le temps, à l'ensemble de toutes les fins (qui est uniquement conforme à ces lois
— Abbot traduit plus exactement la dernière partie par that it aiso set Ihe bounds of humility. (F. P.)
• Born emploie, pour traduire ce mot, dont le sens est d'ailleurs assez vague, animo; Barni, ûme; et Abbof, mind. (F. P.)
156 ANALYTIQUE DE LA BAISON PURE PRATIQUE
pratiques et inconditionnées comme la loi morale. Ce n'est pas autre chose que \ai personnalité , c'est-à-dire la liberté et Tindépendance à Tégard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d*un être qui est soumis à des lois spéciales, n'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne, comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu*elle appartient en même temps au monde intelligible. Il n'y a donc pas à s'étonner que l'homme, appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa plus haute détermination*, qu'avec vénération et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu'avec le plus grand respect.
Sur cette origine se fondent quelques expressions qui désignent la valeur des objets d'après des idées morales. La loi morale esi sainte (inviolable). L'homme sans doute est assez profane* {unheilig genug), mais Vhumanitéf dans sa personne, doit être sainte pour lui. Dans la création tout entière, tout ce qu'on veut [will) et ce sur quoi on a quelque pouvoir peut être employé simplement comme moyen; l'homme seulement, et avec lui toute créature raisonnable, esl fin en soi. C'est qu'il est le sujet de la loi morale, qui est sainte, en vertu
< Born et Barni se servent de destinatio et de destination. Nous pré- férons traduire, comme nous l'avons fait, le mot Bestimmung. Abbot se sert de characteristic. Voyez la n. i, p. 144. (F P.)-
2 Nous employons ce mot comme synonyme de non-saint, dans le sens que Born donne au mot profanus, au lieu de traduire assez inexactement, comme Barni, par Vhomme n'est pas saint. Abbot dit unholy enough. (F. P. )
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 157
de l'autonomie de sa liberté. Pour cette raison, toute volonté, même la volonté propre à chaque personne, dirigée sur la personne elle-même, est astreinte à la condition de l'accord avec V autonomie de l'être rai- sonnable, c'est-à-dire à ne le soumettre à aucun but qui n'est pas possible d'après une loi pouvant tirer son origine de la volonté du sujet passif {leidenden) lui- même, par conséquent à ne jamais employer le sujet simplement comme moyen, mais conjointement avec elle-même comme fin*. Nous imposons cette condi- tion avec raison, même à la volonté divine, relative- ment aux êtres raisonnables qui sont dans le monde comme ses créatures, puisqu'elle repose sur la person- nalité, par laquelle seule elles sont des fins en soi.
Cette idée de la personnalité qui éveille le respect, qui nous met devant les yeux la sublimité de notre na- ture (d'après sa détermination), en nous faisant remar- auer en même temps le défaut d'accord de notre con- duite avec elle, et en abaissant par cela même la pré- somption, est naturelle, même à la raison humaine la plus commune, et aisément remarquée. Tout homme, même médiocrement honorable (ehrlicher), n'a-t-il pas trouvé quelquefois qu'il s'est abstenu d'un mensonge, d'ailleurs inoffensif, par lequel il pouvait ou se tirer lui- même d'une affaire désagréable ou procurer quelque avantage à un ami cher et plein de mérite, pour avoir le à.ïo\.i[dûr{en) de ne pas se mépriser en secret à ses propres
' Barni dit, du sujet mime qui souffre l'action. (F. P.)
3 Noua traduisons ainsi sondern sugleich selbst als Zweck. Born dit:
Sei simtd qua fine ipso utendi; liarni ne rend pas zugleich selbst; Abbot
donne but as ilself also, conçut rmtly, an end. (F. P.)
158 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
yeux? Est-ce qu'un honnête homme n'est pas soutenu, dans les plus grands malheurs de la vie, qu'il pouvait éviter si seulement il avait pu se mettre au-dessus du devoir, par la conscience d'avoir en sa personne main- tenu l'humanité dans sa dignité (Wûrde), de l'avoir honorée, de n'avoir pas de raison de rougir de lui-même à ses propres yeux et pour craindre le spectacle inté- rieur de l'examen de conscience (Selbstprûfung) ? Geiie consolation n'est pas le bonheur, elle n'en est pas même la plus petite partie. Car aucun homme ne sou- haitera d'avoir l'occasion de l'éprouver, ne souhaitera peut-être pas même une vie dans de telles circonstances. Mais il vit et ne peut supporter d'être à ses propres yeux indigne de vivre. Cette tranquillité intérieure est donc simplement négative par rapport à tout ce qui peut rendre la vie agréable, c'est-à-dire qu'elle écarte le danger (nàmlich sie isl die Abhaltung der Gefah') de décroître en valeur personnelle, quand on a complète- ment déjà renoncé à la valeur de sa situation ', Elle est l'effet d'un respect pour quelque chose qui est tout à fait autre que la vie et auprès duquel au contraire, en comparaison et en opposition, la vie avec tout son charme {Annehmlichkeit) n'a aucune valeur. Il ne vit plus que par devoir, non parce qu'il trouve le moindre agrément à vivre.
Tel est le véritable mobile de la raison pure pratique ;
' Nous traduisons ainsi le passage, nachdem der seines Zustandes von ihm schon ganslich aufgegeben worden. Born donne posteaquam de pretio condiiionis sxiœ penitus desperassent ; Barni après avoir perdu tout le reste ; Abbot after everything dse that is vaiuablc has been lost. Voyei ce que Kantdit, p. 150. (F. P.)
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DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 15S
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160 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
La majesté du devoir n'a rien à faire avec la jouissance de la vie; elle a sa loi propre, elle a son tribunal par- ticulier et quand même on voudrait secouer ensemble les deux choses, pour les mêler et les présenter comme un remède à l'âme malade, elles se sépareraient aussi- tôt d'elles-mêmes; si elles ne le faisaient pas, la pre- mière n'agirait plus du tout, et quand même la vie physique y gagnerait quelque force, la vie morale s'évanouirait sans retour»
EXAMEN CRITIQUE
DE
L'ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Par l'examen critique (kritischen Beleuchtung) d'une science ou d'une partie de cette science, qui forme par elle-même un système, je comprends la recherche et la justiGcation { Rechtfertigung ) ^ des raisons pour lesquelles (warum) elle doit précisément avoir cette forme systématique et aucune autre , quand on la compare avec un autre système qui a pour principe un pouvoir semblable de connaître. Or la raison pra- tique et la raison spéculative ont pour fondement un pouvoir identique (eèieWei) de connaître, en tant qu'elles sont l'une et l'autre raison pure. Par' conséquent la différence de la forme systématique de l'une et de celle de l'autre devra être déterminée, en même temps que sera indiquée la raison de cette différence, par la com- paraison de la première avec la seconde.
L'analytique de la raison pure théorique s'occupait de la connaissance des objets, qui peuvent être donnés
♦ DeducUonem (Born), vérification (Barni), proof (Abbot). (F. P.) KANT, Crit. de la rais. prat. 11
162 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
à l'entendement et devait ainsi partir de VmtuHion, par conséquent (puisque celle-ci est toujours sensible) de la sensibilité; de là, passer ensuite aux concepts (des objets de cette intuition) ; elle pouvait, seule- ment après cette double préparation \ finir par des principes. Au contraire, comme la raison pratique a affaire, non avec des objets pour les connaître, mais avec le pouvoir qui lui appartient en propre de réaliser ces objets (conformément à la connaissance qu'elle en a) c'est-à-dire avec une volonté, qui est une causalité, en tant que la raison contient le principe déterminant de celle-ci*; comme par conséquent elle n'a à indiquer aucun objet de l'intuition, mais (parce que le con- cept de la causalité contient toujours la relation à une loi , qui détermine l'existence des éléments divers = Mannigfaltigen dans leurs rapports les uns avec les autres) comme raison pratique, seulement à en indiquer une loi, une critique de Vanalytique de la raison pra- tique doit, en tant que celle-ci doit être pratique (ce qui est le vrai problème), commencer par la possibilité des principes pratiques à priori. De là seulement, elle pouvait passer aux concepts des objets d'une raison pratique, c'est à-dire à ceux du bien et du mal absolus {schlechthin Guten und Bôsen) pour les donner d'abord conformément à ces principes , car ces concepts ne peu- vent,antérieurement à ces principes, être donnés comme
» Le texte poHe : nur 7iach beider Voranschickttng ; Born donne nisi ambabus prœmissis. (F. P.)
2 Born fait rapporter derselben h objets ; Barni et Abbot semblent le rattacher k causalité, comme nous l'avons fait nettement nous-même. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 163
bien et comme mal* par aucun pouvoir de connaître), et c'est alors seulement qu'elle pouvait conclure cette partie avec le dernier chapitre, avec celui qui traite du rapport de la raison pure pratique à la sensibilité et de l'influence nécessaire, qui peut être connue à priori, de ]a première sur la seconde, c'est-à-dire du sentiment moral. L'analytique de la raison pure pratique se par- tageait donc, d'une façon tout à fait analogue à celle de la raison théorique, le champ tout entier des con- ditions de son usage, mais elle suivait un ordre inverse. L'analytique de la raison pure théorique était divisée en esthétique transcendantale et en logique transccn- dantale; celle de la raison pure pratique l'est inver- sement en logique et en esthétique (s'il m'est permis d'employer ici simplement par analogie, ces dénomi- nations, qui ne sont pas du tout d'ailleurs appropriées). La logique à son tour était dans la première, divisée en analytique des concepts et analytique des principes, elle l'est ici en analytique des principes et analytique des concepts. L'esthétique avait là, en outre, deux parties à cause des deux espèces d'intuition sensible; ici la sensibilité n'est pas du tout considérée comme capacité d'intuition , mais simplement comme sen- timent (pouvant être un principe subjectif du désir) et sous ce rapport (m Ansehuncj dessen) la raison pure pratique n'admet aucune autre division.
» Le lexle porte : dièse sind vor jenen Principien als Gutes und Bùses durch gar kein Erkenntnissvermogen su gebcn mOglich. Comme Born ■:'„ Barni, nous rallachons dièse à concepts; contraiiement à Darni, r.nus faisons de als Gules und Bases un appositif de dièse et non de P; .«- cipien. (F- P.)
164 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Il est aussi bien facile de voir {einschen) pour quelle raison cette division en deux parties, avec sa subdivi- sion, n*a pas été ici réellement suivie (comme on pou- vait bien être d'abord, par l'exemple de la raison théori- que, amené à l'essayer). En effet, comme c'est la raison pure, qui est considérée ici dans son usage pratique, en parlant par conséquent de principes à priori et non de principes empiriques de détermination, la division de l'analytique de la raison pure pratique devra se faire comme celle d'un syllogisme ( Vernunftschlusses) c'est-à- dire en allant du général dans la majeure (du principe moral), par une subsumption des actions possibles (comme bonnes ou mauvaises) sous ce principe', faile dans la mineure^ à la conclusion^ c'est-à-dire à la déter- mination subjective de la volonté (à un intérêt dans le bien pratiquement possible et à la maxime qui a là- dessus son fondement). Ces comparaisons feront plaisir à celui qui a pu se convaincre de l'exactitude des pro- positions qui se sont présentées dans l'analytique, car elles lui donnent à bon droit l'espoir de pouvoir un jour peut-être pénétrer jusqu'à l'unité de la faculté tout entière' de la raison pure (de la raison théorique aussi bien que de la raison pratique) et dériver toutes choses d'un seul principe ; ce qui est l'inévitable besoin de la raison humaine, qui ne trouve une satit-faction com- plète que dans une unité complètement systématique de ses connaissances.
Or si nous consid 'rons maintenant aussi le contenu
* Unter jenen ; nous faisons rapporter, comme "" .rni, jenen à prin- cipe. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 165
de la connaissance que nous pouvons avoir d'une raison pure pratique et par elle {von,., unddurch), tel que le montre l'analytique de cette raison, nous trouverons à côté d'une analogie remarquable entre la raison pure pratique et la raison pure théorique, des différences non moins remarquables. Relativement àla raison théo- rique, le pouvoir d'une connaissance rationnelle pure à priori pouvait, par des exemples tirés des sciences (dans lesquelles, comme elles mettent leurs principes à l'é- preuve de façons si diverses par l'usage méthodique qu'elles en font, on n'a pas autant de raison que dans la connaissance commune, de craindre un mélange secret des principes empiriques de connaissance), être fort facilement et fort évidemment démontré. Mais que la raison pure, sans l'intervention d'un principe empi- rique quelconque de détermination, soit pratique même par elle seule, c'est ce qu'on devait d'abord montrer par Vusage pratique le plus ordinaire^ (gemeinsten) de la raison, en prouvant (beglaiibigte) que le principe pra- tique suprême est reconnu par toute raison humaine na- turelle, comme complètement à iwiori et indépendant de toutes les données sensibles, pour la loi suprême de sa volonté. On devait d'abord établir et justifier la pureté de son origine, même dans le jugement de cette raison commune, avant que la science pût s'en em- parer pour en faire usage comme d'un fait qui est anté- rieur à tout raisonnement subtil (Vernûnfteln) ', sur sa possibilitéetàtoutesles conséquences qu'on pouvait en
' Born emploie vulgarissimo ; Barni, vulgaire. Nous préférons, avec Abbot, la traduction littérale. (F. P.) * Born dit argutaiio, qui traduit mieux le mot allemand. (F. P.)
166 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tirer. Mais celte circonstance s'explique aussi fort bien par ce qui a été dit un peu plus haut, puisque la raison pure pratique doit nécessairement commencer par des principes^ qui par conséquent doivent, comme données premières, être le fondement de toute science et ne peuvent en dériver. Or celte justification des principes moraux, comme principes d'une raison pure, pouvait aussi fort bien et avec une certitude suffisante, être éta- blie par un simple appel au jugement de l'entendement humain ordinaire \ parce que tout élément empirique, qui pourrait se glisser comme principe déterminant de la volonté dans nos maximes, se fait reconnaîirc par le sentiment du plaisir ou de la douleur qui s'attache nécessairement à lui en tant qu'il excite des désirs ; et toute raison pure pratique refuse nettement d'admettre ce sentiment dans son principe comme condition. L'hé- térogénéité des principes de détermination (empiriques et rationnels), est révélée par cette résistance d'une rai- son pratiquement législative contre tout penchant qui tend à s'y mêler, par une espèce particu Hère de sensation (Empfindung) qui ne précède pas la législation de la rai- son pratique, mais est au contraire produite uniquement par elle et comme une espèce de coercition, c'est-à-dire par ce sentiment d'un respect tel que nul homme n'en a pour des penchants,de quelque espèce qu'ils soient,mais qu'il a pour la loi. Et elle est révélée d'une façon si claire et si frappante qu'il n'y a pas d'entendement hu- main, même le plus ordinaire, qui ne doive comprendre
• Nous traduisons littéralement : Urtheil des gemeinen Menschen- verstandes; Bovn (\onne judicium intclligentiœ humanœ; Barni, jugement de la raison commime; Abbot, judgmmt of the common reason. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUB 167
immédiatement par un exemple, que des principes em- piriques du vouloir peuvent bien l'engager à les suivre par les séductions qu'ils lui offrent, mais que jamais on ne peut exiger qu'il obéisse à une loi autre qu'à la loi pure pratique de la raison.
La dislinction de la doctrine du bonheur et de la doc- trine morale, la première étant tout entière fondée sur dos principes empiriques, qui ne forment même pas la plus petite partie [Beisatz) de la seconde, est, dans l'analytique, la première et plus importante affaire de la raison pure pratique, qui doit y apporter autant d'exactitude {piinktlich) et pour ainsi dire autant de scru- pule ipeinlich)* que le géomètre dans son œuvre. Mais s'il arrive ici au philosophe (comme cela arrive toujours dans la connaissance rationnelle, qui est due à de sim- ples concepts sans construction), d'avoir à lutter contre de grandes difficultés, parce qu'il ne peut prendre au- cune intuition pour principe (d'un pur noumène), il a cependant l'avantage de pouvoir comme le chimiste pour ainsi dire, expérimenter en tout temps sur la raison pratique de tout homme, pour distinguer le principe moral (pur) de détermination du principe empirique : il n'a qu'à ajouter, à la volonté empiriquement affectée Cpar exemple, à la volonté de celui qui mentirait volon- tiers, lorsqu'il peutacquérir quelque chose en mentant), la loi morale (comme principe déterminant). C'est comme si le chimiste ajoutait de l'alcali à une solution
« Born rend ces deux mots par tanla dtligentia curaque; Bami par aulanl de soin, autant de peine; Abbot par as much exactness and scriA- rulousness. (F. P.)
168 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de chaux dans de l'esprit de sel; l'esprit de sel aban- donne aussitôt la chaux, s'unit à l'alcali et la chaux est précipitée au fond. De même, si l'on présente à celui qui d'ailleurs est un honnête homme (ou qui se suppose seulement en pensée à la place d'un honnête homme), la loi morale, par laquelle il reconnaît l'indignité d'un menteur, aussitôt sa raison pratique (dans le juge- ment sur ce qui devait être fait par lui), abandonne l'utilité, s'unit avec ce qui maintient en lui le respect pour sa propre personne (avec la véracité), et Tutilité, après avoir été séparée (abgesondert und gevmschen) de tout ce qui se rattache à la raison (laquelle est tout entière du côté du devoir), est pesée par chacun pour être combinée {in Verhindung zutreten) avec la raison dans d'autres cas, excepté là où elle pourrait être opposée à la loi morale, que la raison n'aban- donne jamais, mais avec laquelle elle s'unit très étroitement.
Mais cette distinction du principe du bonheur et du principe de la moralité n'est pas pour cela une opposi- tiony et la raison pure pratique ne veut pas qu'on re- nonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération. Ce peut même à certains égards, être un devoir de prendre soin de son bonheur : d'une part, parce que le bonheur (auquel se rapportent l'ha- bileté, la santé, la richesse) fournit des moyens de remplir son devoir, d'autre part, parce que la pri- vation du bonheur (par exemple la pauvreté), amène avec elle des tentations de violer son devoir. Seule-
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 169
ment travailler à son bonheur ne peut jamais êlre immédiatement un devoir et encore moins un prin- cipe de tout devoir. Or, comme les principes déter- minants de la volonté, à l'exception seulement de la loi pure pratique de la raison' (de la loi morale), sont tous ensemble empiriques, et comme tels par conséquent appartiennent au principe du bonheur, ils doivent être tous ensemble séparés du principe moral suprême et ne lui être jamais incorporés comme con- dition, parce que ce serait supprimer toute valeur morale, de même que le mélange d'éléments empiri- ques enlèverait aux principes géométriques toute évi- dence mathématique, ce qu'il y a de meilleur (d'après le jugement de Platon), dans la mathématique et ce qui en dépasse même l'utilité.
En ce qui concerne la déduction du principe su- prême de la raison pure pratique, c'est-à-dire l'expli- cation de la possibilité d'une telle connaissance à pnori, on ne pouvait rien faire de plus que de montrer que, si l'on percevait {einsàhe) la possibilité de la liberté d'une cause efficiente, on apercevrait ausgi, non sim- plement la possibilité, mais même la nécessité de la loi morale, comme loi pratique suprême des êtres rai- sonnables à la volonté desquels on attribue la liberté de la causalité, parce que ces deux concepts sont si inséparablement unis qu'on pourrait définir la liberté pratique, l'indépendance de la volonté à l'égard de toute
* Traduction littérale du texte : reinen praktischen Vernunftgesetze. Born donne lege pura praclica rationcdi; Barni (la loi de la raison pure pratique) et Abbol {the lato of pure pratical reason) traduisent moins exactement. (F. P.)
170 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
loi autre que la loi morale. Mais la liberté d'une cause efficiente, surtout dans le monde sensible, ne peut, quant à sa possibilité, être en aucune façon perçue {eingesehen) ; heureux encore si nous pouvons seule- ment être suffisamment assurés qu'il n'y a pas de preuves de son impossibilité et si nous sommes forcés par la loi morale qui la postule, et par là même aussi autorisés à l'admettre ! Cependant il y a encore beau- coup d'hommes qui croient pouvoir expliquer cette liberté, comme tout autre pouvoir naturel, par des principes empiriques et qui la considèrent comme une propriété psychologique dont l'explication réclame exclu- sivement un examen fort attentif de la nature de Vâme et des mobiles de la volonté, non comme un prédicat transcendant al de la causalité d'un être qui appartient au monde des sens (ce qui est pourtant en réalité la seule chose dont il s'agisse ici), et qui suppriment ainsi la merveilleuse perspective [herrliche ErôffnungJ que nous ouvre la raison pure pratique au moyen de la loi morale, c'est-à-dire la perspective d'un monde intel- ligible, par la réalisation du concept d'ailleurs trans- cendant de la liberté ; par là ils suppriment la loi morale elle-même, qui n'admet aucun principe empi- rique de détermination. Il sera donc nécessaire d'ajou- ter ici quelque chose pour prémunir contre cette illu- sion et pour représenter Vempirisme dans toute la nudité de son caractère essentiellement superficiels
* Le texte porte : der Darstellung des Empirismus in der ganzen Blosse seiner Seichligtkeit. Barni donne : montrer l'impuissance de l'empi- risme, ce qui ne rend que d'une façon très indirecte la pensée do l'auteur. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 171
Le concept de la causalité, comme nécessité naturelle, à la différence {ziim Utiterschiede) de la causalité comme liberté, ne conc-erne l'existence des choses qu'en tant qu'elle ne peut être déterminée dans le temps, partant comme phénomènes par opposition à leur causalité comme choses en soi. Or, si l'on prend les détermina- tions de l'existence des choses dans le temps pour des déterminations de choses en soi (ce qui est le mode de représentation le plus ordinaire), la nécessité, dans le rapport de causalité, ne peut en aucune façon s'unir avec la liberté; mais elles sont, Tune par rapport à l'autre, contradictoires. Car de la première, il résulte que tout événement, par conséquent aussi toute action qui se passe dans un point du temps [Zeitpuncié) est nécessai- rement sous la condition de ce qui était dans le temps qui a précédé, Or, comme le temps passé n'est plus en mon pouvoir, toute aclion que j'accomplis d'après des principes déterminants qui ne sont pas en mon pouvoir, doit être nécessaire, c'est-à-dire que je ne suis jamais ■^^^^ fi ¥1^2^ moment ( Zeitymcte) Qp_ r^nîg;. j.|£J} P.l V.^ * _.
172 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
d'après un ordre prédéterminé et que je ne pourrai nulle part commencer moi-même, serait une chaîn naturelle continue et ma causalité ne serait par con séquent jamais liberté.
Si donc on veut attribuer de la liberté à un être don l'existence {Dasein) est déterminée dans le temps, oi ne peut, à ce point de vue du moins (sofernwenigstens le soustraire dans son existence (Existenz), partan aussi dans ses actions, à la loi de la nécessité naturell qui régit tous les événements; car ce serait comme s on Tabandonnait à un hasard aveugle. Mais comm cette loi concerne inévitablement toute causalité de choses, en tant que leur existence {Dasein) peut êtr déterminée dans le tempSy si c'était là la manière don on aurait aussi à se représenter V existence de ces chose en soi* , la liberté devrait être rejetée comme un concep sans valeur (nichtiger) et impossible. Par conséquent si on veut encore la sauver, il ne reste d'autre voie qu d'attribuer l'existence d'une chose, en tant qu'ell peut être déterminée dans le temps, par suite aussi 1 causalité d'après la loi de la nécessité naturelle^ simple ment au phénomène, et la liberté à ce même être, comm chose en soi. Gela est certainement inévitable, si l'o: veut conserver ensemble ces deux concepts contradic toires, mais dans l'application, si on les réunit comm dans une seule et même action et qu'on veuille ains expliquer cette union elle-même, de grandes diffi
' Traduction littérale de wenn dièses die Art wdre. vuornach man sic auch das Dasein dieser Dirige an sich selbsl vorzustellen hàtte. Ban paraphrase ce passage en disant : s'U n'y avait pas une autre manièi de se représenter, etc. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 173
cultes apparaissent encore, qui semblent rendre impos- sible une telle union.
Quand je dis, d'un homme qui commet un vol, que celte action est, d'après la loi naturelle de la causalité, un résultat nécessaire des principes déterminants du temps qui a précédé, c'est qu'il était donc impossible qu'elle n'eût pas lieu. Comment donc puis-je, en ju- geant d'après la loi morale, faire ici un changement et supposer que l'action aurait pu cependant être omise, parce que la loi dit qu'elle aurait dû l'être? c'est-à-dire comment peut-on appeler tout à fait libre un homme, au même moment et relativement à la même action dans laquelle il est soumis à une nécessité naturelle inévitable? Chercher un subterfuge dans le fait que l'on conforme simplement le mode des principes déter- minants de sa causalité, d'après la loi de la nature, à un concept comparatif de liberté (d'après lequel on appelle quelquefois effet libre ce dont le principe naturel de détermination réside intérieur ornent dans l'être agissant, par exemple ce qu'accomplit un corps lancé dans l'es- pace, quand il se meut librement; dans ce cas, on em- ploie le mot liberté, parce que le corps, tandis qu'il est en marche, n'est poussé par rien d'extérieur; nous nommons de même encore le mouvementd'une montre, un mouvement libre, parce qu'elle fait tourner elle- même son aiguille, qui n'a pas besoin par conséquent d'être poussée extérieurement, tout comme nous appe- lons libres les actions de l'homme, quoique, par leurs principes de détermination qui précèdent dans le temps, elles soient nécessaires, parce que ces principes sont
174 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
des représentationsintérieures produites par nos propres forces, par lesquelles des désirs sont excités selon les circonstances et partant des actions faites conformé- ment à notre propre plaisir = Belieben), c'est un misé- rable subterfuge par lequel quelques hommes se lais- sent encore leurrer et pensent ainsi avoir résolu, par une petite chicane de mots, ce problème difficile à la solution duquel tant de siècles {Jahrtausende) ont vai- nement travaillé, et qui par conséquent pourrait bien difficilement être trouvée si fort à la surface ^ En effet, dans la question de cette liberté qui doit être donnée pour fondement à toutes les lois morales et à l'impu- tation {Ziirechnung) qui y est conforme, il ne s'agit pas du tout de savoir si la causalité est nécessairement déterminée d'après une loi de la nature par des prin- cipes de détermination résidant dans le sujet ou en dehors de lui, et dans le premier cas, si ces principes de détermination sont instinctifs ou conçus par la raison. Si ces représentations déterminantes, d'après l'aveu même de ces mêmes hommes, ont la raison de leur existence dans le temps et dans Vétat antérieur, celui-ci dans un état précédent et ainsi de suite, ces détermi- nations peuvent être intérieures, avoir une causalité psychologique et non mécanique, c'est-à-dire produire l'action par des représentations et non par du mouve- ment corporel, ce sont toujours des principes détermi- nants de la causalité d'un être, en tant que son existence
* Le texte porte : so gans auf der Oherflâche-, Barni dit : il n'est guère 'probable que la solution soit si aisée à trouver, sans rendre les derniers mots, qui ont cependant une certaine importance dans la pensée de Kant. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DB L'ANALYTIQUE 175
peut être déterminée dans le temps, et par conséquent soumis aux conditions nécessitantes' du temps passé, qui, par conséquent ne sont plus au pouvoir du sujet, quand il doit agir. Ils impliquent par conséquent à vrai dire la liberté psychologique (si l'on veut em- ployer ce mot pour un enchaînement simplement intérieur des représentations de l'àme), mais aussi la nécessité naturelle, et par conséquent ne laissent pas subsister une liberté transcendantaUf qui doit être con- çue comme l'indépendance à l'égard de tout élément empirique et par conséquent de la nature en général, considérée soit comme objet du sens interne, simple- ment dans le temps, soit comme objet du sens externe en même temps dans l'espace et dans le t^mps. Sans cette liberté (dans le dernier sens, qui est le sens propre), qui seule est pratique à priori^ aucune loi morale, aucune imputation d'après une loi morale n'est possible. C'est même pour cela qu'on peut nommer aussi le mécanisme de la nature toute nécessité des événements se produisant dans le temps d'après la loi naturelle de la causalité, quoiqu'on n'entende pas par là que des choses qui sont soumises à ce méca- nisme, doivent être de réelles machines matérielles. On a seulement en vue ici la nécessité de la connexion des événements dans une série de temps (Zeitreihe), comme elle se développe d'après la loi de la nature, soit que l'on nomme le sujet où a eu lieu ce développement (Ablauf)^ Automaton materiale^ quand l'ê Ire-machine est mû paf
' Nous traduisons ainsi avec Baroi : unter nothwendiû machendgn Bidingungm. (F. P.)
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la matière ou avec Leibnitz, Automaton spirituale, quand il est mû par des représentations, et si la liberté de notre volonté n'était pas autre que la dernière (que la liberté psychologique et comparative, non aussi la liberté transcendantale, c'est-à-dire absolue), elle ne vaudrait guère mieux au fond que la liberté d'un tourne- broche, qui lui aussi quand il a été une fois remonté, accomplit de lui-même ses mouvements.
Pour lever maintenant la contradiction apparente entre le mécanisme de la nature et la liberté dans une seule et même action pour le cas supposé, on doit se souvenir de ce qui a été dit dans la Critique de la rai- son pure ou de ce qui s'en suit. La nécessité naturelle, qui ne peut subsister conjointement avec la liberté du sujet, dépend simplementdes déterminations de lachose qui est soumise aux conditions de temps, par consé- quent uniquement des déterminations du sujet agis- sant comme phénomène. Donc, sous ce rapport, les principes déterminants de chaque action de ce sujet ré- sident dans ce qui appartient au temps passé et n'est plus en son pouvoir (en quoi il doit comprendre aussi ses actions déjà faites et le caractère qui, à ses propres yeux peut, par là, être déterminé pour lui, comme phénomène). Mais le même sujet, ayant, d'un autre côté, conscience de lui-même comme d'une chose en soi, considère aussi son existence, en tant qu'elle n'est pas soumise aux conditions du temps^ et se regarde lui- même comme pouvant être déterminé seulement par des lois, qu'il se donne par sa raison elle-même. Dans cette existence qui lui est propre, rien n'est, pour lui, an-
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lérieur à la détermination de sa volonté, mais toute action et en général tout changement de détermination de son existence conformément au sens interne, même toute la succession de son existence, comme être sensible, ne doit être considérée dans la conscience de son existence intelligible que comme conséquence et jamais comme principe déterminant de sa causalité comme noumène. A cet égard, l'être raisonnable peut, de toute action contraire à la loi et accomplie par lui, quoique, comme phénomène, elle soit suffisamment déterminée dans le passé et comme telle inévita- blement nécessaire, dire avec raison, qu'il aurait pu ne pas le faire; car elle appartient, avec tout le passé qu'elle détermine, à un phénomène unique du carac- tère qu'il se donne à lui-même et d'après lequel il s'attribue à lui-même comme à une cause indépen- dante de toute sensibilité, la causalité de ces phé- nomènes.
Avec tout cela s'accordent parfaitement aussi les sentences de ce merveilleux pouvoir qui est en nous et que nous nommons conscience. Un homme peut travailler avec autant d'art qu'il le veut [kûnsteln, so viel als er ivill) à se représenter une action contraire à la loi dont il se souvient, comme une erreur faite sans intention, comme une simple imprévoyance qu'on ne peut jamais entièrement éviter, par conséquent comme quelque chose où il a été entraîné par le torrent de la nécessité naturelle, et à se déclarer ainsi innocent, il trouve cependant que l'avocat qui parle en sa faveur ne peut réduire au silence l'accusateur qui est en lui s'il
KAMT, Gr. de la rais, prat 12
178 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
a conscience qu'au temps où il commettait l'injustice, il était dans son bon sens, c'est-à-dire qu'il avait l'usage de sa liberté. Quoiqu'il s'explique sa faute par quelque mauvaise habitude, qu'il a insensiblement contractée en négligeant de faire attention à lui-même et qui est arrivée h un tel degré de développement qu'il peut considérer la première comme une consé- quence naturelle de cette habitude, il ne peut jamais néanmoins ainsi se mettre en sûreté (sichern) contre le blâme intérieur (Selbsttadel) et le reproche qu'il se fait à lui-même. C'est là-dessus aussi que se fonde le repentir qui se produit à l'égard d'une action accomplie depuis longtemps, chaque fois que nous nous en sou- venons : c'est-à-dire un sentiment de douleur produit par l'intention morale ' , qui comme tel est pratiquement vide, puisqu'il ne peut servir à faire que ce qui est arrivé ne le soit pas et serait même absurde (comme Priestley, fataliste véritable et procédant avec logique (conséquent), l'a déclaré; et en raison de cette franchise il mérite plus d'approbation que ceux qui, sou- tenant en fait le mécanisme et en paroles la liberté de la volonté, veulent toujours être considérés comme faisant entrer la liberté dans leur système syncrétique, sans rendre concevable la possibilité d'une telle impu- tation). Mais, comme douleur, le repentir est tout à fait légitime, parce que la raison, s'il s'agit de la loi de notre existence intelligible (de la loi morale), ne re-
' Barni traduit: Empfindung et Gesinnung par sentiment. Nous pré- férons traduire le premier mot par sentiment (cf. n. 2, p. 135), le second par intention, comme nous l'avons généralement fait ailleurs. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 179
connaît aucune distinction de temps et se demande seulement si l'événement m'appartient comme fait (That), et alors elle y attache toujours moralement ce même sentiment {Empfindung) , que l'action se passe à présent ou qu'elle soit faite depuis longtemps. Car la vie sensible a, par rapport à la conscience intelligible de son existence (de la liberté), l'unité absolue d'un phé- nomène {Phànomens) qui, en tant qu'il contient sim- plement des phénomènes Erscheinungen ' de l'inten- tion qui concerne la loi morale (du caractère) ne doit pas cire jugé d'après la nécessité naturelle qui lui appartient comme phénomène, mais d'après la spon- tanéité absolue de la liberté. On peut donc accorder que, s'il était possible pour nous d'avoir de la manière de penser d'un homme, telle qu'elle se montre par des actions internes, aussi bien qu'externes, une connais- sance assez profonde (so tiefe Einsicht)^ou.r que chacun de ses mobiles, même le moindre, fût connu en même temps que toutes les occasions extérieures qui agissent sur ces derniers, on pourrait calculer la conduite future d'un homme avec autant de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil, et cependant soutenir en même temps que l'homme est libre. Si nous étions encore capables d'un autre coup d'oeil (qui sans doute ne nous est pas du tout accordé, mais à la place duquel nous n'avons que le concept rationnel), c'est-à-dire d'une intuition intellectuelle du même sujets nous nous aper- cevrions cependant que toute cette chaîne de phéno-
• Born et Barni traduisent de même Phllnomcn et Erscheinung-, Abhol donne phenomenon et manifeslalion. [V. P.)
180 ANALYTIQUE DE LA RAIS iN PU»E PRATIQUE
mènes, par rapport à toul ce qui ne concerne toujours que la loi morale dépend de la spontanéité du sujet comme chose en soi, spontanéité dont la (von deren) détermination ne peut être en aucune façon expliquée physiquement. A défaut de cette intuition, la loi mo- rale nous affirme cette distinction de la relation de nos actions comme phénomènes à l'être sensible de notre sujet et de la relation par laquelle cet être sensible est lui-même rapporté au substratum intelligible qui est en nous. — Par cette considération, naturelle à notre raison, quoique inexplicable ', on peut justifier aussi des jugements qui, portés en toute conscience {Gewiss- enhaftigkeit)^ paraissent cependant, à première vue, être tout à fait contraires à toute équité. Il y a des cas où des hommes, même avec une éducation qui a été profitable à d'autres, montrent cependant dès l'enfance une méchanceté si précoce, et y font des progrès si con- tinus dans leur âge mûr qu'on les prend pour des scélé- rats de naissance fgehorne) et qu'on les tient, en ce qui concerne leur façon de penser, pour tout à fait incorri- gibles ; et toutefois on les juge pour ce qu'ils font et ce qu'ils ne font pas, on leur reproche leurs crimes (Ver- brechen] comme des fautes [Schuld], bien plus, eux- mêmes (les enfants) trouvent ces reproches tout à fait fondés, exactement comme si en dépit de la nature dé- sespérée du caractère (Gemûth) qu'on leur attribue, ils
' Le texte porte: In dieser Rucksicht, die unserer Vernunfl naturlich, obgleich unerMarlich ist. Born traduit: Quo quidem respectu rationi noslras naturali, quamquam inenodabili; Barni ; Par ce dernier rapport qui est familier à notre raison, bien qu'il soit inexplicable; Abbot; In this View, which is natural to our reason, though inexplicable. (E. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 181
demeuraient aussi responsables que tout autre homme. Cela ne pourrait arriver si nous ne supposions pas que tout ce qui sort du libre choix {Willkuhr)^ d'un homme [comme sans doute toute action faite à dessein) a pour fondement une causalité libre, qui, dès la plus tendre jeunesse, exprime son caractère dans ses phénomènes (les actions). Ces phénomènes, à cause de l'uniformité de la conduite, font connaître un enchaînement naturel, qui cependant ne rend pas nécessaire la mauvaise nature de la volonté, mais qui est plutôt- la conséquence de principes mauvais acceptés librement et immuables, principes qui ne le rendent que plus mauvais {ver- werflicher) et plus digne de châtiment.
Il reste encore une difficulté à propos de la liberté, en tant qu'elle doit être unie avec le mécanisme de la nature dans un être qui appartient au monde sensible, et cette difficulté, même après que tout ce qui précède a été concédé, menace encore la liberté d'une ruine complète. Mais dans ce danger une circonstance donne cependant en même temps l'espoir d'une issue encore heureuse pour le maintien [Behauptung] de la liberté, c'est que cette difficulté étreint beaucoup plus fortement (uniquement en fait, comme nous le verrons bientôt). le système dans lequel l'existence, qui peut être déter- minée dans le temps et dans l'espace, est prise pour l'existence des choses en soi elles-mêmes; par consé- quent elle ne nous force pas à abandonner notre hypo- thèse capitale de l'idéalité du temps, comme simple forme de l'intuition sensible, partant comme simple
* Sur la traduction de ce mot, voyez n. 2, p. 31. (F. P.)
182 ANALYTIQUE DE LA lUISON PURE PRATIQUE
mode de représentation, propre au sujet comme appar- tenant au monde sensible, et elle exige ainsi unique- ment que nous l'unissions à cette idée' .
Si l'on nous accorde aussi que le sujet intelligible, relativement à une action donnée, peut encore être libre, quoique, comme sujet appartenant au monde sensible, il soit soumis à des conditions mécaniques relativement à cette même action, il semble alors qu'on doive, aussitôt que l'on admet que Dieu, comme cause première universelle, est aussi la cause de V existence de la substance (proposition qui ne peut jamais être rejetée sans qu'on rejette en même temps le concept de Dieu comme être des êtres, et avec lui l'attribut qu'on lui accorde de suffire à tout et dont tout dépend en théo- logie), accorder aussi que les actions de l'homme ont leur principe déterminant dans ce qui est entièrement en dehors de son pouvoir, à savoir dans la causalité d'un être suprême distinct de lui, duquel dépend tout à fait son existence et toute la détermination de sa causalité. En fait si les actions de l'homme, en tant qu'elles ap- partiennent à ses déterminations dans le temps , n'étaient pas de simples déterminations de l'homme comme phénomène, mais des déterminations de l'homme comme chose en soi, la liberté ne pourrait être sauvée. L'homme serait une marionnette ou un automate de Vaucanson, façonné et mis en mouvement
' Le texte porte: und also nur c-r/'ordert sie mit dicser Idée zu verei- nigen. Barni traduit : tout ce qu'elle demande^ c'est que l'on concilie la liberté avec celte idée: Abbot : that tins vicw be reconcikd with this idea (of freedom). I^a difflculté est de savoir à quels mots on doit rapporter sie et dieser Idée. Il semble qu'il convienne, d'a.près le contexte, de rapporter 5ie k liberté et Idéek hyptthèse. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE L'ANALYTIQUE 183
par le maître suprême de toutes les œuvres d'art. La conscience de sa spontanéité, si cette dernière était prise pourdelaliberté, serait une simple illusion, caria spon- tanéité ne mérite que comparativement d'être ainsi nom- mée, parcequelescauses prochaines quidéterminentson mouvement et une longue série de ces causes prochaines en remontant à leurs causes déterminantes ', sont à la vérité intérieures, mais que la dernière et suprême cause de détermination se rencontre cependant complè- tement dans une main étrangère. C'est pourquoi je ne vois pas comment ceux qui persistent à considérer le temps et l'espace comme des déterminations apparte- nant à l'existence des choses en soi, veulent éviter ici la fatalité des actions, ou si (comme le fit Mendelssohn, esprit d'ailleurs pénétrant), ils acceptent sans détours l'un et l'autre uniquement comme des eonditions ap- partenant nécessairement à l'existence des êtres finis et dérivés, mais non à celle de l'être primitif et infini, comment ils veulent se justifier et d'où ils prennent le droit de faire une telle distinction, comment aussi ils veulent seulement échapper à la contradiction dans laquelle ils tombent, quand ils considèrent l'existence dans le temps comme la détermination nécessairement inhérente aux choses finies en elles-mêmes; car Dieu est la cause de cette existence, mais il ne peut cepen- dant être la cause du temps (ou de l'espace) même (parce que le temps doit être supposé comme condition
MI y a dans le texte ; eine lange Reihe dersdben zu ihren bestimmenden Ursachen hinauf. Nous avons traduit littéralement, tout en essayant de marquer la différence que Kant établit entre les couses déterminantes et les causes prochaines de détermination. (F. P.)
184 ANALYTIQUE DE I.A RAISON PURE PRATIQUE
nécessaire à priori de l'existence des choses), el par conséquent sa causalité, par rapport à l'existence de ces choses, doit être conditionnée, même suivant le temps', et ainsi doivent inévitablement se produire toutes les contradictions avec les concepts de son infi- nité et de son indépendance. Au contraire, il nous est tout à fait facile de distinguer la détermination de l'existence divine, comme indépendante de toutes les conditions du temps, de celle d'un être du monde sen- sible, en prenant la première comme V existence d'un être en soij la seconde comme l'existence d'une chosti en apparence {Dinges in der Erscheinung). Par conséquent, si l'on n'admet pas cette idéalité du temps et de l'es- pace il ne reste plus que le Spinozisme, dans lequel l'espace et le temps sont des déterminations essentielles de l'être primitif lui-même, mais dans lequel aussi les choses qui dépendent de cet être (et nous-mêmes aussi par conséquent), ne sont pas des substances, mais sim- plement des accidents qui lui sont inhérents; puisque si ces choses existent simplement, comme effets de cet être, dans le temps, qui serait la condition de leur existence en soi, les actions de ces êtres devraient simplement aussi être les actions que produit cet être primitif, en quelque point de l'espace et du temps. C'est pourquoi le Spinozisme, en dépit de l'absurdité de son idée fondamentale, conclut plus logiquement
* Le texte porte: selbst der Zeit nach, bedingl sein muss. Born dit- quoad lempus ipsum, conditione oporlet adstricta sit ; Barni : sa causor- lité... doit être soumise elle-même à la condition du temps; Abbot: his causality must be subject to conditions, and even ta the condition of lime. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 18Î>
[weit bwidiger) qu'on ne peut le faire dans la théorie de la création, si les êtres admis comme substances et les êtres existant en eux-mêmes dans le temps, sont consi- dérés comme des effets d'une cause suprême, non cepen- dant comme appartenant en même temps à cette cause et à son action, mais comme des substances séparées \ On résout cette difficulté avec brièveté et clarté de la façon suivante : si l'existence dans le temps est un simple mode de représentation sensible des êtres pen- sants dans le monde, par conséquent ne les concerne pas comme choses en soi, la création de ces êtres est une création de choses en soi, puisque le concept d*une création n'appartient pas au mode sensible de représen- tation de l'existence et de la causalité, mais ne peut être rapporté qu'à des noumènes. Par conséquent, si je dis des êtres du monde sensible qu'ils sont créés, je les considère en ce sens comme des noumènes. De même donc qu'il serait contradictoire de dire que Dieu est un créateur de phénomènes, il le serait de dire que comme créateur, il est la cause des actions dans le monde sensible, partant des actions prises comme phé- nomènes, quoiqu'il soit la cause de l'existence des êtres qui agissent (comme noumènes). Or s'il est possible (lorsque nous admettons seulement l'existence dans le temps comme quelque chose qui vaut simplement pour les phénomènes, non pour les choses en soi) d'afjBrmer
» Le texte est assez obscur : ... schliesst der Spinozismus... weit biindiger... wenn die fur Substunzen angenommen und an sich in der Zeit existirenden Wesen als Wirkungen einer obersten Ursache, und doch nichl zugleich als zu iltm und seincr Handlung gehOiig, sondern fur sich als Subtanzen angesehen werden. Nous avons traduit littéralement, comme l'ont fait Born et Abbol. (F. P.)
186 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
la liberté, sans compromettre le mécanisme naturel* des actions comme phénomènes, le fait, que les êtres agissants sont des créatures, ne peut apporter ici le moindre changement, puisque la création ne concerne que leur existence intelligible et non leur existence sen- sible, et qu'ainsi elle ne peut être considérée comme le principe déterminant des phénomènes. Il en serait tout différemment si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en soi, car alors le créateur de la substance serait en même temps l'auteur de tout le mécanisme {Maschinemvpsens) de cetle substance.
Telle est l'importance de la séparation opérée dans la Critique de la raison pure spéculative, entre le temps (comme entre l'espace) et l'existence des choses en soi.
La solution présentée ici, dira-t-on, offre encore beaucoup de difficulté et elle peut à peine être ex- posée clairement. Mais toute autre solution que l'on a tentée, ou que l'on peut essayer encore, est-elle donc plus facile et plus compréhensible? Il faudrait plutôt dire que les professeurs (Lehrer) dogmatiques de la méta- physique auraient prouvé plus d'astuce que de sincérité en éloignant des ^eux(dass sie aus den Augen brachten), autant que possible ce point difficile, dans l'espoir que s'ils n'en parlaient pas, personne non plus n'y songe- rait. Mais si l'on doit venir en aide à une science, toutes les difficultés doivent en être dévoilées et même il faut rechercher celles qui se trouvent secrètement sur sa
* Traduction littérale de unbeschadet dem Naturmechanismus, Barni donne malgré le mécanisme naturel ; Al)l)ot, in spite of the naiural mecha- nism; Born dit beaucoup mieux salvo m^chanismo physico aclionum (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'àNALYTIQUE 187
route, car chacune d'elles appelle un remède qui ne peut être trouvé, sans qu'on procure à la science un ac- croissement en étendue ou en précision *, de façon que les obstacles eux-mêmes deviennent des moyens d'ac- croître la profondeur de cette science. Au contraire, si les difficultés sont cachées à dessein, ou simplement éloignées à l'aide de palliatifs, elles deviennent tôt ou tard des maux incurables, qui ruinent la science en la précipitant dans un complet scepticisme.
*
Gomme c'est proprement le concept de la liberté qui, parmi toutes les idées de la raison pure spéculative, procure seul un si grand développement dans le champ du supra-sensible, quoique seulement au point de vue de la connaissance pratique, je me demande d'où donc lui est venue exclusivement en partage une si grande fécon- dité {Fruchlbarkeit), idLTiàis que tous les autres désignent bien la place vide pour des êtres possibles de l'entende- ment pur [reine môgliche Verstandeswesen), mais ne peu- vent par rien en déterminer le concept. Je comprends aussitôt que, comme je ne puis rien penser sans caté- gorie, il faut d'abord, pour l'idée rationnelle de la liberté dont je m'occupe, chercher une catégorie qui est ici la catégorie de la causalité, et que, bien qu'aucune intui- tion correspondante ne puisse être supposée pour le
* Le texte donne Beslimmlheit ; Barni traduit par certitude, qui n'est pas exact; Born par respeclu perspicuilcUis evidentiœque ; Abbot par in exactness. (F. P.)
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concept rationnel de la liberté, comme concept transcen- dant, une intuition sensible, qui en assure d'abord la réalité objective, doit être cependant donnée au con- cept de l'entendement (de la causalité) pour la synthèse duquel le premier', réclame l'inconditionné. Or toutes les catégories sont divisées en deux classes, les ca- tégories mathématiques qui concernent simplement l'unité de la synthèse dans la représentation des ob- jets, et les dynamiques, qui se rapportent à l'unité de la synthèse dans la représentation de l'existence des objets. Les premières (celles de la quantité et de la qualité) renferment toujours une synthèse de Vhomo- gène{Gleicharligen) dans laquelle l'inconditionné, pour ce qui, dans l'intuition sensible, est donné sous la con- dition de l'espace et du temps, ne saurait nullement être trouvé, puisqu'il appartiendrait lui-même alors à l'espace et au temps et par conséquent devrait tou- jours être conditionné*; et c'est pourquoi, dans la dia- lectique de la raison pure théorique, les deux moyens, opposées l'un à l'autre, de trouver l'inconditionné et la totalité des conditions étaient faux l'un et l'autre. Les catégories ,de la seconde classe (celles de la causalité et de la nécessité d'une chose) n'exigeaient pas cette homogénéité (du conditionné et de la condition dans la synthèse), parce qu'ici il n'y avait pas à représenter comment l'intuition est formée par un assemblage en
' Jener, texte peu clair. Born dit iUe; Barni, celui-là; Abbot, the former, en rapportant le mot à Vernunftbegriff. (F. P.)
8 Born traduit par absolutum en lisant comme Rosenkranar, Unbe- dingt; Barni les suit. Nous préférons conserver, avec Abbot, le texte ordinaire bedingt. (F. P.)
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elle du divers {Mannigfaltigen), mais uniquement com- ment l'existence de l'objet conditionné qui lui répond s'ajoute à l'existence de la condition (dans Tentende- ment, comme uni avec lui); et alors il était permis de poser, pour ce qui est généralement conditionné dans le monde sensible (aussi bien relativement à la causalité que relativement à l'existence contingente deschoseselles-mémes), l'inconditionné, quoiqued'ail- leurs indéterminé, dans le monde intelligible', et de faire la synthèse transcendante. C'est pourquoi il s'est trouvé aussi, dans la dialectique de la raison pure spé- culative, que les deux manières, opposées l'une à l'autre en apparence, d'obtenir l'inconditionné pour le condi- tionné, n'étaient pas réellement contradictoires, que par exemple dans la synthèse de la causalité, il n'est pas contradictoire en fait de concevoir pour le condi- tionné, dans la série des causes et des effets du monde sensible, la causalité, qui n'est plus sensiblement con- ditionnée (sinnlich bedingt) et que la même action qui, comme appartenant au monde sensible, est toujours sensiblement conditionnée, c'est-à-dire mécaniquement nécessaire, peut aussi en même temps avoir pour prin- cipe de la causalité de l 'être agissant, en tant qu 'il appar- tient au monde intelligible, une causalité inconditionnée sensiblement, partant pouvant être conçue comme libre. Or il s agissait simplement alors de changer cette possibilité {Kônnen) en réalité (Sm)*, c'est-à-dire de
< Abbot ajoute comme antécédent, qui n'est pas dans le texte, mais qui rend bien le sens. (F. P.) * Nous traduisons comme Bami. (F. P.)
190 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pouvoir prouver dans un cas réel, comme par un fait, que certaines actions supposent une telle causalité (la causalité intellectuelle, sensiblement inconditionnée), qu'elles soient réelles ou uniquement ordonnées, c'est- à-dire nécessaires objectivement et pratiquement. Nous ne pouvions espérer de rencontrer cette connexion {Ver- kniipfung) dans des actions réellement données dans l'expérience, comme événements du monde sensible, puisque la causalité par liberté [dtirch Freiheit) doit toujours être cherchée, en dehors du monde sensible, dans l'intelligible. En dehors des êtres sensibles, il n'y a pas d'autres choses qui sont données à notre percep- tion et à notre observation. Donc il ne restait à trouver qu'un principe de causalité incontestable et à vrai dire objectif, quiexcluttoute condition sensible desa détermi- nation, c'est-à-dire un principe (Grundsatz) dans lequel la raison n'invoque aucune autre chose comme principe déterminant relativement à la causalité, mais le con- tienne déjà elle-même par ce principe et où par consé- quent elle soit elle-même pratique, comme raison pure. Mais ce principe n'a besoin ni d'être cherché ni d'être découvert, il a été depuis longtemps dans la raison de tous les hommes et incorporé à leur nature, il est le principe de la moralité. Donc cette causalité' incondi- tionelle et son pouvoir (das Vermôgen derselben), la liberté, et avec celle-ci un être (moi-même) qui appar- tientau monde sensible et qui cependant appartient en même temps au monde intelligible, ne sont pas sim- plement conçus d'une façon indéterminée et probléma-
* Sur la causalité ainsi exprimée, voyez p. 7 et 24. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE L ANALYTIQUE 191
tique (ce que déjà la raison spéculative pouvait trouver praticable), mais^ même relativement à la loi de leur cau- salité, déterminés et connus assertoriquement; ainsi nous a été donnée la réalité du monde intelligible, déterminé au point de vue pratique, et cette détermi- nation qui serait transcendante * au point de vue théo- rique, est immanente au point de vue pratique. Nous ne pouvions faire un tel pas relativement à la seconde idée dynamique, c'est-à-dire à l'idée d'un être néces- saire. Nous ne pouvions nous élever jusqu'à cet être, en partant du monde sensible, sans l'entremise de la première idée dynamique. Car si nous voulions le tenter, il faudrait avoir osé {den Sprung gewagt hahen)^ abandonner tout ce qui nous est donné et nous élancer vers ce dont rien ne nous est donné, par quoi nous puis- sions opérer la connexion de cet être intelligible avec le monde des sens (parce que l'être nécessaire devrait être connu comme donné en dehors de nous), ce qui est fort bien possible au contraire , comme on le voit clairement maintenant , relativement à notre propre sujet, en tant qu'il se reconnaît lui-même d'un côté déterminé par la loi morale comme être intelligible (en vertu de la liberté), et de Vautre comme agissant dans le monde sensible, d'après cette détermination Le concept de la liberté est le seul qui nous per- mette de ne pas sortir de nous-mêmes afin de trouver pour le conditionné et le sensible, l'inconditionné et
* Kant emploie transcendani et met entre parenthèse iiberschxjocn- glich. (F. P.) ^ Littéralement ovotr osé le saut. (F. P.)
192 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
l'intelligible. Car c'est notre raison elle-même qui, par la loi pratique, suprême et inconditionnée, se re- connaît l'être qui a conscience de lui-même par cette loi (notre propre personne), comme appartenant au monde pur de l'entendement {reinen Verstandeswelt) ei détermine même à vrai dire la manière dont il peut, comme tel, être actif. Ainsi on comprend pourquoi dans tout le pouvoir de la raison, il n'y a que le pouvoir pratique qui puisse nous transporter au delà du monde des sens, nous fournir des connaissances d'un ordre supra-sensible et une connexion qui, pour cela même, ne peuvent être étendues que dans la mesure où cela est précisément nécessaire pour le pur point de vue pratiqua.
Qu'il me soit permis seulement, à cette occasion, d'appeler encore l'attention sur une chose, à savoir que chaque pas, fait avec la raison pure même dans le champ pratique, où l'on n'a pas du tout égard à une spécula- tion subtile, se lie cependant si exactement et pour ainsi dire de lui-même à tous les moments de la Cri- tique de la raison théorique, qu'on pourrait le dire ima- giné (aus^^e^iac/ït) à dessein simplement pour établir cette confirmation. Cet accord exact, qui n'est en aucune façon cherché, mais qui (comme on peut s'en convaincre soi-même, si l'on veut seulement poursuivre les re- cherches morales jusqu'à leurs principes), se trouve de lui-même entre les propositions les plus importantes de la raison pratique et les remarques souvent trop subtiles {zu subtil) et inutiles en apparence de la Critique de la raison spéculative, surprend et étonne ; il confirme
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 193
la maxime déjà reconnue et vantée par d'autres, à savoir que dans toute recherche scientifique, il faut poursuivre tranquillement sa marche avec toute Texac- titude et la sincérité possibles, sans faire attention à ce contre quoi on pourrait peut-être se heurter en dehors de son domaine {wowider sie ausser ihrem Felde etwa verstossen mochte)j mais à la faire uniquement pour elle-même et autant que l'on peut, d'une façon vraie et complète. Une longue expérience m'a convaincu que, quand on a mené à leur fin ces recherches, ce qui au milieu de l'une et par rapport à d'autres doctrines étrangères*, me paraissait parfois très douteux, si je perdais seulement de vue cette incertitude (Bedenklich- keit) assez longtemps et faisais simplement attention à ma recherche jusqu'à ce qu'elle fût terminée, s'accor- dait complètement à la fin d'une façon inattendue avec ce qui avait été découvert de soi-même, sans avoir le moindre égard à ces doctrines, sans partialité et sans préférence pour elles. Les écrivains s'épargneraient plus d'une erreur {manche Irrthûmer) et plus d'une peine perdue(puisqu'elleestdépenséepour un fantôme), si seulement ils pouvaient se résoudre à travailler (%u Werke zu gehen) avec un peu plus de sincérité.
* Le texte porte anderer Lehren ausserualb; Born dit externarum; Barni, étrangères ; Abbot, extraneous. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais. prat. 13
LIVRE DEUXIEME
DIALECTIQUE DE LA SAISON PURE PRATIQUE CHAPITRE PREMIER
d'une dialectique de la raison PURK PRATIQUB EN GÉNÉRAL
La raison pure a toujours sa dialectique, qu'on la considère dans son usage spéculatif ou dans son usage pratique; car elle demande la totalité absolue des condi- tions pour un conditionné donné, et cette totalité ne peut absolument se rencontrer que dans les cboses en soi. Mais comme tous les concepts des cboses doivent être rapportésà desintuitions qui, chez nous autres hommes, ne peuvent jamais être que sensibles, partant nous font connaître les objets, non comme choses en soi, mais simplement comme des phénomènes, dans la série des- quelsne peut jamais être rencontré l'inconditionné pour le conditionné et les conditions, une illusion {Schein) inévitable naît ainsi de Tapplication de cette idée ra- tionnelle de la totalité des conditions (partant de l'in- conditionné), aux phénomènes comme s'ils étaient des
196 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
choses en soi (car ils sont toujours pris pour tels, quand font défaut les averlissements de la critique), mais on ne l'apercevrait jamais comme mensongère, si elle ne se trahissait elle-même par un conflit de la raison avec elle-même, dans l'application à des phénomènes de son principe fondamental qui consiste à supposer l'incondi- tionné pour tout conditionné. Parla, la raison est forcée de chercher d'où naît cette illusion et comment elle peut être dissipée, ce qui ne peut avoir lieu que par une cri- tique complète de tout le pouvoir pur de la raison, de sorte que l'antinomie de la raison pure, qui devient manifeste dans sa dialectique, est en fait l'erreur la plus bienfaisante dans laquelle ait jamais pu tomber la raison humaine, parce qu'elle nous pousse en définitive à cher- cher pour sortir de ce labyrinthe la cleî (S chlûssel) qui, quand elle a été trouvée,, découvre encore ce qu'on ne cherchait pas et ce dont pourtant on a besoin, c'est-à- dire une perspective {Aussicht) sur un ordre de choses plus élevé et immuable, dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des préceptes déterminés, de continuer notre existence, con- formément à la détermination suprême de la raison*.
On peut voir en détail dans la Critique de la raison pure comment, dans l'usage spéculatif de cette faculté, il est possible de résoudre cette dialectique naturelle et d'éviter l'erreur venant d'une illusion d'ailleurs naturelle. Mais il n*en est pas mieux pour la raison
* Le texte donne der fwchsten Vernunfibestimmung ; Born dit summo rcUionis consilio; Barni, à la désignation suprême qne nous assigne la raison; Xhhot,to-thehighest dictate of reason; nous traduisons littéra- lement. (F. P.)
DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE EN GENERAL 197
dans son usage pratique. Elle cherche, comme raison pure pratique, pour le conditionné pratique- ment (qui repose sur les penchants et le besoin natu- rel), également l'inconditionné et à la vérité non comme principe déterminant de la volonté, mais, puisque celui-ci a été donné (dans la loi morale), la totalité inconditionnée de l'objet de la raison pure pratique, gous le nom de souverain bien.
Déterminer cette idée pratiquement, c'est-à-dire d'une façon suffisante pour les maximes de notre con- duite rationnelle, c'est le but de la doctrine de la sagesse (Weisheitslehre) \ qui comme science est la philosophie dans le sens où les anciens entendaient ce mot, car pour eux elle consistait à enseigner le concept [eine Anweisiing su dem Begriffe war) dans lequel il faut placer le souverain bien et la conduite à suivre pour l'acquérir. Il serait bon ds laisser à ce mot son an- cienne signification, de le comprendre comme une doc- trine du souverain bien, en tant ^ que la raison s'efforce d'en faire une science. Car d'une part, la condition restrictive qui y est attachée serait conforme à l'expres- sion grecque (qui signifie amour de la sagesse), et cepen- dant serait en même temps suffisante pour comprendre sous le nom de philosophie, l'amour de la science, par- tant de toute connaissance, spéculative de la raison, en tant qu'elle peut être utile pour ce concept aussi bien
* Bami ne traduit pas ce mot, parce qu'il ne trouve, pour le rendre, que philosophie, employé ensuite par Kant; le passage se ressent alors, comme il le remarque, de cette omission. Born dit doctrina sapientiœ; Àbbol, practical wisdom; nous avons traduit littéralement. (F. P,)
3 Barni na traduit pas 50 fem. (F. P.)
198 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
que pour le principe de détermination pratique ; elle ne laisserait pas perdre de vue le but capital, en vue duquel seul elle peut être nommée doctrine de la sa- gesse. D'autre part, il ne serait pas mal non plus de décourager la présomption de celui qui ose s'arroger le titre de philosophe {Philosophen), en lui présentant déjà, par la définition du mot, une mesure pour l'esti- mation de soi-même, qui abaisseraitfort ses prétentions. Car être un professeur de sagesse (Weisheitslehrer) devrait signifier quelque chose de plus qu'être un disciple {Schûler), qui n'est pas encore arrivé assez loin pour se conduire lui-même et encore bien moins pour conduire les autres avec la certitude d'atteindre un but si élevé ; cela signifierait être un maître dans la con- naissance de la sagesse, ce qui dit plus que ce qu'un homme modeste ne s'attribuera à, lui-même. La phi- losophie resterait alors elle-même, comme la sagesse, encore toujours un idéal qui, objectivement, n'est repré- senté complètement que dans la raison, mais qui subjectivement pour la personne, n'est que le but de ses efforts incessants. Celui-là seul est autorisé à pré- tendre qu'il est en possession de cet idéal et à s'attri- buer le nom de philosophe, qui peut en montrer, comme exemple, l'effet infaillible dans sa personne (dans l'empire qu'il a sur lui-même et dans l'intérêt indubitable qu*il prend de préférence au bien général). Et c'est ce que les anciens réclamaient aussi de ceux qui voulaient mériter ce nom honorable.
Par rapport à la dialectique de la pure raison pra- tique, au point de vue de la détermination du concept
DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE EN GÉNÉRAL 199
du souverain bien (dialectique qui, si la solution en est aussi heureuse que celle de la raison spéculative, fait attendre le résultat le plus bienfaisant, parce que les contradictions, exposées sincèrement et non cachées, de la raison pure pratique avec elle-même, nous obli- gent à entreprendre une critique complète de son propre pouvoir), nous avons seulement encore une observa- tion à présenter.
La loi morale est Tunique principe déterminant de la volonté pure . Mais comme cette loi est simplement formelle (c'est-à-dire réclame seulement la forme de la maxime, comme universellement législative), elle fait abstraction, comme principe de détermination, de toute matière, partant de tout objet, du vouloir (Wollens). Par conséquent le souverain bien a beau être toujours Vobjet entier d'une raison pure pratique, c'est-à-dire d'une volonté pure, il ne doit pas être pris pour cela comme le principe déterminant de celle-ci ; et la loi mo- rale doit seule être considérée comme le principe qui la détermine à s'en faire un objet dont elle se propose la réalisation ou la poursuite. Cette remarque est impor- tante en une matière aussi délicate que la détermination des principesmoraux, où même le plus petit malentendu {Missdeutung), corrompt les intentions. Car on aura vu par l'analytique que, si l'on admet, avant la loi morale, un objet quelconque sous le nom d'un bien comme principe déterminant de la volonté, et si l'on en dérive ensuite le principe pratique suprême, cela amènerait toujours alors une hétéronomie et déposséderait {ver- dr'dngen) le principe moral.
200 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUB
Mais il va de soi que si dans le concept du souve- rain bien est déjà renfermée la loi morale comme con- dition suprême, le souverain bien n'est pas alors sim- plement objet, mais que son concept et la représentation de son existence, possible par noire raison pratique, sont en même temps le principe déterminant de la volonté pure, parce qu'alors, en fait, la loi morale renfermée déjà dans ce concept et conçue avec lui (mitgedacht) , et aucun autre objet, détermine la volonté d'après le principe de l'autonomie. Cet ordre des con- cepts de la détermination de la volonté ne doit pas être perdu devue, parce que, autrement, on se méprend soi- même (sich selbst missversteht), et on croit se contredire là où cependant tout se tient dans la plus parfaite harmonie.
CHAPITRE IJ
DE LA DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE DANS LA DÉTERMINATION DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN
Le concept de l'attribut souverain contient déjà une équivoque qui, si l'on n'y prend garde, peut occa- sionner des disputes inutiles. Souverain peut signifier suprême (supremum) ou parfait ' [cotisummatum). Dans le premier cas, il indique une condition qui est elle-même inconditionnée, c'est-à-dire qui n'est subor- donnée [originarium) à aucune autre; dans le second, un tout qui n'est point une partie d'un tout plus grand de la même espèce (perfectissimum). Que la vertu (comme nous rendant dignes d'être heureux), soit la condition suprême de tout ce qui peut nous paraître dé- sirable, parlantde toute reclierche du èon^ewr et aussi du bien suprême, c'est ce qui a été prouvédans l'analytique. Mais ellen'estpasencore pour celale bien complet et par-
« Nous traduisons comme Barni, le texte der Begriff des HOchsten (F. P.)
' Nous suivons Abbot en traduisant Vollendete par parfait; Barni emploie eompld. (F. P.)
202 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
iai\i{ganze undvollendete), comme objet de la faculté de désirer d'êtres raisonnables et finis, car pour être telle, elle devrait être accompagnée du bonheur et cela non seulement aux yeux intéressés de la personne qui se prend elle-même pour but, mais même au jugement d une raison impartiale, qui considère la vertu en géné- ral dans le monde comme une fin en soi. Car avoir besoin du bonheur, en être digne et cependant ne pas y participer, c'est ce qui ne peut pas du tout s'accorder avec le vouloir parfait d'un être raisonnable qui aurait en même temps la toute-puissance, si nous essayons seulement de nous représenter un tel être. En tant donc que la vertu et le bonheur constituent ensemble la possession du souverain bien dans une personne et qu'en outre le bonheur est tout à fait exactement pro- portionné à la moralité (ce qui est la valeur de la per- sonne et la rend digne d'être heureuse), ils constituent le souverain bien d'un monde possible, ce qui veut dire le bien entier et complet, dans lequel cependant la vertu est toujours, comme condition, le bien suprême, parce qu'il n'y a pas de condition au-dessus d'elle, parce que le bonheur est toujours une chose à la vérité agréable pour celui qui la possède, qui tou- tefois par elle seule n'est pas bonne absolument et à tous égards, mais suppose en tout temps, comme con- dition, la conduite morale conforme à la loi {gesetz- màssige) .
Deux déterminations nécessairement unies dans un concept doivent être enchaînées comme principe et conséquence; et cela de façon à ce que cette unité soit
DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN 203
considérée ou comme analytique (conDexion logique) d'après la loi de l'identité, ou comme synthétique (liai- son réelle) d'après la loi de la causalité. La connexion de la vertu et du bonheur peut donc être comprise de deux manières différentes : ou l'effort pour être vertueux {Bestrebung tugendhaft %u sein), et la recherche rationnelle du bonheur ne seraient pas deux ac- tions distinctes, mais complètement identiques, et alors il n'y aurait besoin, pour servir de principe à la première, d'aucune maxime autre que celles qui servent de principe àlaseconde ; ou bien cetteconnexionestsup- posée par ce fait' que la vertu produit le bonheur comme quelque chose de tout à fait distinct de la conscience de la vertu, à la manière dont la cause pro- duit un effet.
Parmi les anciennes écoles grecques, il n'y en a à proprement parler que deux qui ont suivi dans la déter- mination du concept du souverain bien, une même mé- thode, en tant qu'elles n'ontpas admis la vertu et le bon- heur comme deux éléments différents du souverain bien, qu'elles ont par conséquent cherché l'unité du principe, suivant la règle de l'identité; mais, sur ce point, elles se sont séparées à leur tour en choisissant différemment leur concept fondamental, h' Epicurien disait : avoir conscience de sa maxime conduisant au bonheur ; c'est là la vertu ; le Stoïcien : avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur. Pour le premier la pru-
• Traduction littérale de jme Verkniipfung wird darauf ausgesetzt dass Tugend; Bom dit iUa coujunctio hoc condilione ponatur, ut; Barni supprime le passage et dit ou bien la vertu produit, etc.; Abbot donne or the connexion consista m this, that. (F.P.)
204 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
dewce équivalait à la moralité; pour le second, qui choi- sissait une plus haute dénomination pour la vertu, la moralité était seule la sagesse véritable.
Il faut regretter que la pénétration de ces hommes (que Ton doit cependant en même temps admirer parce qu'ils ont tenté dans des temps si reculés toutes les voies imaginables pour des conquêtes philosophiques)* ait été malheureusement employée à rechercher [ergrû" bèln) de l'identité entre des concepts extrêmement dif- férents, celui du bonheur et celui de la vertu. Mais il était conforme à l'esprit dialectique des temps où ils vivaient^ et cela séduit parfois encore maintenant des esprits subtils, de supprimer dans les principes, des différences essentielles et qui ne peuvent jamais être conciliées, en cherchant à les changer en que- relle de mots et ainsi à produire artificiellement (er- kiinstelt) en apparence l'unité du concept simplement sous des noms différents; et ceci se rencontre ordinal* rement dans les cas où la combinaison de principes hétérogènes se fait si profondément ou si haut (so tief oder hoch liegt), ou exigerait un changement si complet des doctrines admises d'ailleurs dans le système phi- losophique, que l'on craint d'entrer profondément dans la différence réelle et qu'on aime mieux la traiter comme une dissidence dans de simples formules.
Les deux écoles, cherchant à simuler (ergrubeln) l'identité des principes pratiques de la vertu et du
* Le texte porte aile erdenMichm Wege philosophischer Eroberungen ; Born dit omnes... vias occupationum philosophicarum Barni, toutes les routes possibles du domaine philosophique; Abbol rend mieux le texte par aU... ways of extending the domain of philo sophy. (F. P.)
DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN 205
bonheur, n'étaient pas pour cela d'accord sur la ma- nière dont elles voulaient produire {herauszwingen) cette identité, mais elles se séparaient infiniment {in unendliche Weiten) l'une de l'autre : l'une plaçait son principe du côté des sens {(isthetischen)^ l'autre du côté logique, l'une le plaçait dans la conscience du besoin sensible^ l'autre dans l'indépendance de la raison pratique à l'égard de tout principe sensible de détermi- nation. Le concept de la vertu était déjà, d'après Vépi- curien, dans la maxime qui recommande de travailler à son propre bonheur; le sentiment du bonheur était au contraire, d'après le stoïcien, déjà contenu dans la cons- cience de sa vertu. Mais ce qui est contenu dans un autre concept est, à vrai dire, identique avec une partie du contenant, mais non identique au tout, et les deux touts {Ganze) peuvent en outre être spécifiquement dif- férents l'un de l'autre, quoiqu'ils soient formés de la même matière [Stoffe), si les parties sont dans l'un et dans l'autre réunies en un tout d'une façon tout à fait différente. Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le souverain bien et que le bonheur n'est que la conscience de la possession de la vertu, en tant qu'appartenant à l'état du sujet. L'épicurien soutenait que le bonheur est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la forme de la maxime à suivre pour l'acquérir, c'est-à- dire qu'elle ne consiste que dans l'emploi rationnel des moyens de l'obtenir.
Or, il est clair, d'après l'analytique, que les maximes
* Nous traduisons comme Aî)bol; Bom dit in parle œsthetica; Barui,' lu côté esthétique. (F. P.)
206 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de la vertu et celles du bonheur personnel sont, rela- tivement à leur principe pratique suprême, tout à fait différentes et que ces deux choses loin de s'accorder, quoiqu'elles appartiennent également à un souverain bien qu'elles rendent à elles deux possible, se limitent et se portent préjudice dans le même sujet. Ainsi la question de savoir comment le souverain bien est prati- quement possible, demeure toujours encore, en dépit de tous les essais composites iCoalitionsversuche) ' tentés jusqu'ici, un problème non résolu. Mais l'analytique a montré ce qui en fait un problème difficile à résoudre : c'est que le bonheur et la moralité sont deux élé- ments du souverain bien, tout à fait distincts spécifique- ment et que, par conséquent, leur union ne peut jîfls être connue analytiquement (comme si celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi par la simple solution de ses concepts, ou comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d'une telle conduite), mais qu'elle est une synthèse des concepts. Et puisque cette liaison est reconnue comme nécessaire à priori et par conséquent pratiquement, par suite comme ne dérivant pas de l'expérience et que la possibilité du souverain bien ne repose pas ainsi sur des principes empiriques, la déduction de ce concept doit être transcendantale. Il est à priori (moralement) nécessaire de produire le sou- verain bien par la liberté de la volonté; la condition de la possibilité du souverain bien doit donc reposer
* Sur la traduction de ce mot, que Barni rend par essais de couci- lialion, voyez n. 1, p. 38. (F. P.)
L'ANTIiSOMIE DE LA RAISON PRATIQUE 207
exclusivement sur des principes à priori de connais- sance.
I
l'antinomie de la raison pratique
Dans le souverain bien qui est pratique pour nous, c'est-à-dire qui doit être réalisé par notre volonté, la vertu et le bonheur sont conçus comme nécessairement unis, de sorte que l'un ne peut être admis par la raison pure pratique sans que l'autre ne s'ensuive aussi. Or cette liaison est (comme toute liaison en général) ou analytique ou synthétique. Gomme cette liaison donnée ne peut être analytique, ainsi que cela a été montré pré- cédemment, elle doit être conçue synthétiquement et à la vérité comme enchaînement de la cause avec l'effet, parce qu'elle concerne un bien pratique, c'est-à-dire ce qui est possible par l'action. Il faut donc ou que le désir du bonheur soit le mobile [Bewegur sache) des maximes de la vertu, ou que la maxime de la vertu soit la cause efficiente du bonheur. La première chose est absolument (schlechterdings) impossible, parce que (comme il a été montré dans l'analytique) des maximes qui placent le principe déterminant de la volonté dans le désir du bonheur personnel, ne sont pas du tout morales et ne peuvent fonder aucune vertu. La seconde est aussi impossible, parce que tout en- chaînement pratique des causes et des effets dans le monde, comme conséquence de la détermination de la volonté ne se règle pas d'après les intentions morahf
208 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de la volonté, mais d'après la connaissance des lois naturelles et le pouvoir physique de les employer à ses desseins, que par conséquent aucune connexion nécessaire et suffisante pour le souverain bien, entre le bonheur et la vertu, ne peut être attendue dans le monde, de la plus stricte observation des lois morales. Or, comme la réalisation du souverain bien, qui contient cette connexion dans son concept, est un objet néces- saire à priori de notre volonté et qu'il est inséparable- ment lié à la loi morale, l'impossibilité de cette réalisa- tion [des ersteren) doit aussi prouver la fausseté de la loi {des %weitèn). Donc si le souverain bien est impos- sible d'après des règles pratiques, la loi morale, qui nous ordonne de travailler au souverain bien, doit être fan- tastique (phantastisch) et dirigée vers un but vain et imaginaire, par conséquent être fausse en soi.
II
SOLUTION CRITIQUE DE l'ANTINOMIE DE LA RAISON PRATIQUE
Dans l'antinomie de la raison pure spéculative se trouve un conflit semblable entre la nécessité natu- relle et la liberté, dans la causalité des événements du monde. Il a été mis fin à ce conflit en prouvant qu'il n'y a pas de véritable contradiction si l'on considère les événements et le monde lui-même, dans lequel ils se produisent (comme on doit aussi le faire), unique- ment comme des phénomènes; puisqu'un seul et même être agissant, comme phénomène (même devant son propre sens intérieur), a dans le monde des sens une
SOLUTION CRITIQUE DE l'aNTINOMIE 209
causalité qui est toujours conforme au mécanisme de la nature, mais que, relativement au même événement, en tant que la personne qui agit se considère en même temps comme noumène (comme pure intelligence dans son existence qui ne peut être déterminée d'après le temps), il peut contenir un principe de détermination de cette causalité d'après des lois naturelles, principe qui, lui-même, est libre à l'égard de toute loi natu- relle.
Il en est de même pour Tantinomie présente de la raison pure pratique. La première des deux proposi- tions, à savoir que la recherche du bonheur produit un principe d'intention vertueuse (einen Grund tugendhafter Gesinnung) est absolument fausse; quant à la seconde, à savoir que l'intention vertueuse {Tiigendgesinniing) produit nécessairement le bonheur, elle n'est pas abso- lument fausse, mais seulement en tant qu'elle est con- sidérée comme la forme de la causalité dans le monde sensible, et partant que si j'admets l'existence dans le monde sensible comme le seul mode d'existence de l'être doué de raison ; elle n'est donc fausse que d'une façon conditionnelle. Mais comme je suis non seulement au- torisé à concevoir mon existence comme noumène dans un monde de l'entendement, mais que j'ai même dans la loi morale un principe de détermination purement intellectuel de ma causalité (dans le monde sensible), il n'est pas impossible que la moralité de l'intention ait une connexion {Zusammenhang) nécessaire, sinon immé- diate, du moins médiate'(par l'intermédiaire d'un auteur intelligible de la nature) comme cause, avec le bonheur KANT, Cr. de la rais. prat. 14
210 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
comme effet dans le monde sensible, tandis que dans une nature qui est simplement objet des sens, cette liaison (Verbindung), ne peut jamais avoir lieu qu'acci- dentellement et ne peut suffire au souverain bien.
Par conséquent, en dépit de cette contradiction ap- parente d'une raison pratique avec elle-même, le sou- verain bien est le but nécessaire et suprême d'une volonté moralement déterminée, un véritable objet de la volonté, car il est possible pratiquement, et les maximes de la volonté qui s'y rapportent^ quant à leur matière, ont de la réalité objective. Cette réalité atteinte au début par cette antinomie dans la liaison de la moralité et du bonheur, suivant une loi universelle, ne le fut que par une simple méprise, parce qu'on pre- nait le rapport entre des phénomènes pour un rapport des choses en soi à ces phénomènes.
Si nous nous voyons forcés de chercher la possibilité du souverain bien, de ce but assigné par la raison à tous les êtres doués de raison pour tous leurs désirs moraux, de cette manière, c'est-à-dire dans la con- nexion avec un monde intelligible, on doit s'étonner que les philosophes de l'antiquité aussi bien que des temps modernes, aient pu trouver déjà dans cette vie (dans le monde sensible) une proportion tout à fait exacte entre le bonheur et la vertu, ou qu'ils aient pu se persuader d'en avoir conscience. Car Epicure, aussi bien que les Stoïciens, élevait le bonheur qui a sa source dans la conscience de la vertu dans la vie au- dessus de tout. Il n'avait pas, dans ses préceptes pra- tiques, des intentions aussi basses qu'on pourrait le
SOLUTION CRITIQUE DE l'aNTINOMIE 211
conclure des principes de sa théorie, qu'il employait pour l'explication, non pour l'action, ou que beaucoup le crurent en effet, induits en erreur par l'expression de volupté (Wollust)j substituée à celle de contentenient {Zufriedenheit). Mais il comprenait la pratique la plus désintéressée du bien parmi les modes de jouissance qui procurent la joie la plus intime, et la modération et la répression {Bàndigung) des penchants, telles que peut les réclamer le moraliste le plus austère, faisaient partie de son plan du plaisir (Vergnûgens), (sous lequel il comprenait une joie constante du cœur). Il se sé- parait des Stoïciens surtout parce qu'il plaçait, dans ce plaisir (Vergnûgen), le principe déterminant (Bewe- gujigsgrund)^ ce que ces derniers refusaient de faire et avec raison. Car d'une part le vertueux Epicure, comme le font encore aujourd'hui beaucoup d'hommes moralement bien intentionnés, quoique ne réfléchis- sant pas assez profondément sur leurs principes, tomba dans la faute de supposer déjà Vintention vertueuse dans les personnes auxquelles il voulait donner un mobile pour les déterminer à la vertu = Triebfeder zur Tugend (et en fait, l'honnête homme ne peut se trouver heureux, s'il n'a auparavant conscience de son honnêteté, parce que, avec cette intention, les re- proches qu'il serait obligé de se faire à lui-même par son mode personnel de penser = durch seine eigene Den- kimgsartf quand il manquerait à son devoir et la con- damnation morale qu'il porterait contre lui-même, lui raviraient la jouissance de tout ce que son état peut d'ailleurs avoir de charme). Mais la question est de
212 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
savoir comment une telle intention, une telle maniera de penser dans l'estimation de la valeur de son exis- tence est d'abord possible; car avant elle aucun senti- ment d'une valeur morale en général ne peut être ren- contré dans le sujet. Sans doute l'homme, quand il est vertueux, ne sera pas content de la vie s'il n'a pas cons- cience dans chaque action de son honnêteté, si favo- rable que soit pour lui la fortune dans son état phy- sique; mais pour le rendre vertueux tout d'abord, par conséquent avant qu'il ne mette si haut la valeur morale de son existence, peut-on bien lui vanter la paix de l'âme {Seelemnihe), qui résultera de la conscience d'une honnêteté dont il n'a encore aucun sentiment?
Mais d*un autre côté, il y a toujours ici occasion de commettre la faute qu'on appelle vitium subreptionis , et en quelque sorte d'avoir une illusion d'optique dans la conscience de ce qu'on fait, à la différence de ce qu*on senty illusion que même l'homme le plus expérimenté ne peut complètement éviter. L'intention morale est nécessairement liée avec une conscience de la détermi- nation, immédiatement par la loi, de la volonté. Or la conscience d'une détermination du pouvoir de désirer est toujours le principe d'une satisfaction attachée à l'action qui est produite par là; mais ce plaisir, cette satisfaction en elle-même n'est pas le principe déter- minant de l'action, c'est au contraire la détermination de la volonté, immédiatement et simplement par la
* Kant dit Erschleichem et met entre parenthèses les mots latins. Ni Barni, ni Abbot ne traduisent le mot allemand, qu'on rendrait approximativement par surprendre ou attraper. (F. P.)
SOLUTION CRITIQUE DE l'ANTINOMIE 213
raison, qui est le principe du sentiment du plaisir, ei celle-ci demeure une détermination du pouvoir de dé- sirer, pure, pratique et non sensible [dsthetische)^ . Or comme cette détermination fait intérieurement le même efiFet, en poussant à l'activité, qu'aurait produit un sen- timent du plaisir qui est attendu de l'action désirée, nous voyons ce que nous faisons nous-mêmes, facile- ment comme quelque chose que nous sentons simple- ment et passivement, et nous prenons le mobile moral pour l'attrait {Antrieh) sensible, comme cela arrive d'ordinaire dans ce qu'on appelle l'illusion des sens (ici du sens interne). C'est quelque chose de très élevé pour la nature humaine, d'être immédiatement déter- minée à agir par une loi pure de la raison, et même que de prendre, par suite d'une illusion, ce qu'il y a de sub- jectif dans cette capacité intellectuelle de la volonté à la détermination {intellectuelîen Bestimmbarkeit) , pour quelque chose de sensible (Aesthetisches) et pour l'effet d'un sentiment sensible spécial (car un sentiment in- tellectuel serait une contradiction). Aussi est-il fort im- portant de faire attention à cette propriété de notre per- sonnalité et de cultiver le mieux possible l'effet de la raison sur ce sentiment. Mais il faut se garder aussi, en vantant faussement ce principe moral de détermination, comme mobile, en lui donnant pour fondement des sen- timents particuliers déplaisir {Freuden), (qui cependant en sont uniquement des conséquences) de rabaisser et de défigurer comme par une espèce défausse folie, le
* Barni traduit ce mot pa.T esthétique ; nous préférons traduire, comme Abbot, par sensible. (F* P.)
214 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
mobile propre et véritable, la loi elle-même. Le respect, et non le plaisir ou la jouissance du bonbeur, est donc quelque chose pour lequel n'est possible aucun senti- ment flnfmettr, établi comme principe delà raison (parce que ce sentiment serait toujours sensible = àsthetisch et pathologique) ; et * la conscience de la contrainte im- médiate exercée sur la volonté par la loi est à peine un analogue du sentiment du plaisir, tandis que, par rap- port au pouvoir de désirer, il produit exactement le même effet, mais par d'autres sources. Par ce mode de représentation seul, on peut atteindre ce que l'on cherche, à savoir que les actions se produisent non seu- lement conformément au devoir (comme conséquence de sentiments agréables), mais par devoir, ce qui doit être le véritable but de toute culture morale.
Mais n'a-t-on pas un mot qui désignerait, non une jouissance comme le mot bonheur, mais qui cependant indiquerait une satisfaction (^Wohlgefallen) liée à son existence, un analogue du bonheur qui doit nécessaire- ment accompagner la conscience de la vertu? Si ! ce moi c'esi contentement de soi-même {Selbst%ufriedenheit) y qui au sens propre ne désigne jamais qu'une satisfaction négative liée à l'existence, par laquelle on a conscience de n'avoir besoin de rien. La liberté et la conscience de la liberté, comme conscience d'un pouvoir que nous avons de suivre, avec une intention inébranlable, la loi morale, est V indépendance à l'égard des penchants, du moins comme causes [Bewgursache) déterminantes
' Le texte donne cUs ot non und. Hartenstein et Abbot lisent und, que nous préférons. (F. P.)
SOLUTION CRITIQUE DE l' ANTINOMIE 215
(sinon comme causes affectives^) de notre désir, et en tant que je suis conscient de cette indépendance dans l'exécution de mes maximes morales, elle est l'unique source d'un contentement {Zufnedenheit)imm}iah\e, né- cessairement lié avec elle, ne reposant sur aucun sen- timent particulier*, et qui peut s'appeler intellectuel. Le contentement sensible (qui est ainsi appelé impro- prement) qui repose sur la satisfaction des penchants, si raffinés qu'on les imagine, ne peut jamais être adéquat à ce qu'on se représente. Car les penchants changent, croissent avec l'indulgence dont on use à leur égard et ils laissent toujours un vide plus grand encore que celui qu'on a cru remplir. C'est pourquoi ils sont toujours à charge à un être raisonnable et quoiqu'il ne puisse s'en défaire, ils l'obligent à désirer d'en être débarrassé. Même un penchant pour ce qui est conforme au devoir (par exemple, pour la bienfaisance) peut sans doute concourir beaucoup à l'efficacité des maximes morales, mais il ne peut leur en donner aucune. Car tout dans celle-ci doit [muss) avoir rapport à la repré- sentation de la loi, comme principe déterminant, si l'action doit (soll) contenir non-seulement de la léga- lité {Legalitàt), mais aussi de la moralité {Moralitàt). Le penchant est aveugle et servile, qu'il soit ou non d'une bonne espèce {gutartig), et la raison, là où il s'agit de moralité, ne doit pas seulement représenter le tuteur (Vormund) à l'égard du penchant, mais sans avoir aucun
* Le texte donne afficirendm; Bom, afflcientibus ; Xhhot, affecting; Barni, affectifs. (F. P.)
3 Comme Abbot, nous rendons encore ainsi le mot Usthetische. qu« Barni traduit littéralement. (F. P.)
216 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
égard au penchant, elle doit uniquement^ comme raison pure pratique, prendre soin de son propre intérêt. Même ce sentiment de pitié et de tendre sympathie, s'il pré- cède la considération de ce que doit être le devoir et devient un principe déterminant, esta charge aux per- sonnes qui pensent bien {wohldenkenden) elles-mêmes, porte le trouble dans leurs maximes réfléchies {ûber- legten)y et produit en elles le désir d'en être débarrassées et d'être uniquement soumises à la raison donnant des lois (gesetzgebenden).
On peut, parla, comprendre comment la conscience de ce pouvoir d'une raison pure pratique peut pro- duire par le fait (par la vertu), la conscience de l'em- pire sur les penchants, par conséquent de Tindépen- dance à leur égard, partant aussi du mécontentement qui les accompagne toujours et donner ainsi une satis- faction négative pour l'état dans lequel on se trouve, c'est-à-dire un contentement qui, dans sa source, est le contentement de sa personne. La liberté elle-même devient de cette manière (c'est-à-dire indirectement), capable d'une jouissance qui ne peut s'appeler bonheur, parce que cette jouissance ne dépend pas de l'inter- vention positive d'un sentiment, qui n'est pas non plus, à parler exactement, de la béatitude (Seligkeit), puisqu'elle n'implique pas une indépendance complète à l'égard des penchants et des besoins, mais qui ce- pendant ressemble à la béatitude, en tant du moins que la détermination de notre propre volonté peut rester indépendante de leur influence et ainsi, du moins d'après son origine, cette jouissance est analogue
SOLUTION CRITIQUE DK L' ANTINOMIE 217
à la propriété de se suffire à soi-même {Selbstgemig- samkeit)^ qu'on ne peut attribuer qu'à l'être suprême. De cette solution de l'antinomie de la raison pure pratique, il résulte que, dans les principes pratiques, on peut se représenter, au moins comme possible, une liaison naturelle et nécessaire entre la conscience de la moralité et l'attente d'un bonheur proportionné à la moralité dont il serait la conséquence (sans pour cela la connaître et l'apercevoir); tandis qu'il est impossible de faire produire la moralité aux principes de la re- cherche du bonheur ; que, par conséquent, le bien su- prême (comme première condition du souverain bien), est constitué par la moralité, que le bonheur au con- traire forme sans doute le second élément du bien su- prême, mais cependant de manière à ce qu'il ne soit que la conséquence, conditionnée moralement et pourtant nécessaire, de la moralité. C'est avec cette subordi- nation seulement que le souverain bien est l'objet tout entier de la raison pure pratique, qui doit nécessai- rement se le représenter comme possible, puisqu'elle nous commande de travailler autant que nous le pouvons à le réaliser. Or, comme la possibilité d'une telle liaison du conditionné avec sa condition appartient entièrement au rapport supra-sensible des choses et ne peut être donnée en aucune façon d'après des lois du monde sensible, quoique les conséquences pratiques de cette idée, c'est-à-dire les actions qui ont pour but de réaliser le souverain bien, appartiennent au monde sensible, nous chercherons à montrer les principes de cette possibilité, d'abord relativement à ce qui est
218 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
immédiatement en notre pouvoir et ensuite relati- vement à ce que la raison nous ordonne pour suppléer à ' notre impuissance à l'égard de la possibilité du souverain bien (nécessaire d'après des lois pratiques) et qui n'est pas en notre pouvoir,
III
DE LA SUPRÉMATIE* DE LA RAISON PURE PRATIQUE DANS SA LIAISON AVEC LA RAISON PURE SPÉCULATIVE.
Par la suprématie entre deux ou plusieurs choses que lie la raison, je comprends l'avantage qu'a l'une d'elles d'être le premier principe déterminant de l'union avec toutes les autres *. Dans un sens pratique plus étroit, elle signifie la prépondérance de l'intérêt de l'une, en tant que l'intérêt des autres est subordonné à cet intérêt qui ne peut être subordonné à aucun autre. On peut attribuer à chaque pouvoir de l'esprit (Gemûths) un in- térêt, c'est-à-dire un principe qui contient la condition sous laquelle ce pouvoir seulement est mis en exercice. La raison, comme la faculté des principes, détermine l'intérêt de toutes les forces de l'esprit (Gemûthskràfle)^ mais elle détermine elle-même le sien. L'intérêt de son usage spéculatif consiste dans la connaissance de
* Le texte donne ans Ergànzung unseres UnvermOgens; Born dit compîementum infirmitatis nostrœ ; Barni, comme le complément de notre impuissance -jAbhol, as the suplement of our impotence. (F. P.)
2 Kant dit von dem Primate-, Born, de primatu; Abbot, of the Pri- macy;: Barni, de la suprématie. (F. P.)
3 Barni dit l'union avec l'une ou avec toutes les autres : le texte, der Verbindur^ mit aUen Ubrigen-, ne justifie nullement cette traduction (F. P.)
SUPRÉMATIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 219
'objet poussée jusqu'aux principes à priori les plus ilevés; celui de son usage pratique consiste dans la létermination de la volonté^ relativement à un but inal (letzten) et complet [vollstàndigen). Quant à ce qui sst nécessaire pour la possibilité d'un usage de la raison sn général, à savoir que ses principes et ses assertions le doivent pas être contradictoires, cela ne forme au- !une partie de l'intérêt de cette faculté, mais c'est a condition par laquelle il est possible d'avoir de la aison en général; c'est seulement son extension et ion le simple accord avec elle-même, qui est consi- lérée comme son intérêt.
Si la raison pratique ne pouvait admettre et con- :evoir comme donné rien de plus que ce que la raison péculative pouvait d'elle-même lui offrir d'après ses )ropres lumières ', c'est à cette dernière que revien- drait la suprématie. Mais supposé qu'elle ait par îUe-même des principes originaux à priori^ avec les- quels soient inséparablement liées certaines positions * théoriques qui, cependant, se déroberaient à toute la pénétration que peut avoir {aller môglichen Einsicht) ia raison spéculative (quoiqu'elles ne doivent pas être în contradiction avec elle), la question est alors de savoir quel intérêt est le plus élevé (non celui qui doit îéder à l'autre, car l'un ne contredit pas nécessai- rement l'autre), de savoir si la raison spéculative, jui ne sait rien de tout ce que la raison pratique lui
' Kant dit aus ihrer Einsicht; Born données» intellectu stto ; Abbot, 'romiis own insight ; Barni no traduit pas. (F. P.)
2 Nous traduison» IHléralement PosUionem, comme Born et Abbot; Jarni met iertëin^s preposiHons. (F P.)
220 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ordonne d'admettre, doit accepter ces propositions ei chercher, quoiqu'elles soient transcendantes. pour elle, à les unir avec ses concepts comme une possession étrangère qui lui est transmise, ou si elle est autorisée à suivre obstinément son intérêt particulier et, suivant la canonique d'Epicure, à rejeter comme vaine subti- lité {leere Vernûnftelei) tout ce qui ne peut confirmer sa réalité objective par des exemples évidents, devanl être posés [auf%ustellende) dans l'expérience, quelque étroitement que cela soit uni avec l'intérêt de l'usage pratique (pur), et quoiqu'il ne soît pas contradictoire avec la raison théorique, simplement parce que cela porte réellement préjudice à l'intérêt de la raison spé- culative, en supprimant les limites qu'elle s'est posées à elle-même, et en l'abandonnant à tous les non-sens (Unsinn)* et à toutes les illusions de l'imagination.
En fait, en tant que la raison pratique, comme pathologiquement conditionnée, c'est-à-dire comme gouvernant simplement l'intérêt des penchants sous le principe sensible du bonheur, serait prise pour fon- dement, cela ne pourrait être en aucune façon ré- clamé de la raison spéculative. Le paradis de Mahome\ ou l'union dissolvante {schmelzende)^ avec la divinité des théosophes et des mystiques, selon le goût de chacuE (so wie jedem sein Sinn steht), imposerait à la raisoc leurs monstruosités et il vaudrait autant n'avoir aucune raison que de la livrer de cette façon à toutes espèces
' Born dit insaniœ: Barni rêves', Abbot, every nonsense. (F. P.) » Barni traduit par ineffable; Born, avec beaucoup plus de raison, pan- liquescens ; Abbot dit the absorption intothe Deity. (F. P.)
SUPRÉMATIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 221
de rêves. Mais si la raison pure peut être pratique par elle-même et l'est réellement, comme le prouve la conscience de la loi morale, il n'y a toujours qu'une seule et même raison qui , au point de vue théorique ou pratique, juge d'après des principes à prioin, et il est clair alors, quoique son pouvoir n'aille pas dans le pre- mier cas jusqu'à établir dogmatiquement [behauptend) certaines propositions qui cependant ne sont pas en contradiction avec elle, qu'elle doit, dès que ces propo- sitions sont inséparablement liées à Vintérêt pratique de la raison pure, les admettre, il est vrai comme quelque chose d'étranger, qui n'a pas poussé sur son propre terrain, mais qui cependant est suffisamment confirmé, et chercher à les comparer et à les enchaîner avec tout ce qu'elle a en son pouvoir comme raison spéculative. Qu'elle se souvienne cependant qu'il ne s'agit pas ici pour elle d'une vue plus pénétrante, mais d'une exten- sion de son usage à un autre point de vue, c'est-à-dire au point de vue pratique, ce qui n'est pas du tout itérêt, qui consiste dans la limitation
i
îvels) spéculative.
, dans l'union de la raison pure spé- aison pure pratique pour une con- iité (Primat) appartient à la dernière, atefois que cette union ne soit pas )itraire, mais fondée à priori sur la , et partant nécessaire. Car sans cette y aurait une contradiction de la raison parce que si elles étaient simplement remières'enfermefaitstrictementdans
222 DIALECTIQUE DE LÀ BAISON PURE PRATIQUE
ses limites, et n'accepterait en son domaine rien de la seconde, celle-ci de son côté étendrait ses limites sur toutes choses, et où ses besoins (Bedûrfniss) le récla- meraient, chercherait à y faire entrer la première. Mais que la raison pratique soit subordonnée à la raison spéculative en renversant l'ordre, c'est ce qu'on ne peut en aucune façon lui demander, puisqu'en défini- tive tout intérêt est pratique et que l'intérêt même de la raison spéculative n'est que conditionné et qu'il est seulement complet dans l'usage pratique.
IV
L IMMORTALITE DE LAME, COMME POSTULAT DE LA RAISON PURE PRATIQUE.
La réalisation du souverain bien dans le monde est l'objet nécessaire d'une volonté qui peut être déter- minée par la loi morale. Mais dans cette volonté {in diesem) la conformité complète des intentions* à la loi morale est la condition suprême du souverain bien. Elle doit donc être possible aussi bien que son objet, ' puisqu'elle est contenue dans l'ordre même de réaliser ce dernier. Or la conformité parfaite de la volonté à la loi morale est la sainteté, une perfection dont n'est capable, à aucun moment de son existence, aucun être raisonnable du monde sensible. Gomme cependant elle n'en est pas moins exigée comme pratiquement
• Barni dit de la volonté et ne traduit pas Gesinnungen, qui a un sens très important chez Kant, cf. n. 2, p. 149. (F. P.)
l'immortalité de l*am£ 223
nécessaire, elle peut seulement être rencontrée dans un progrès allant à Vinfmi^ vers cette conformité par- faite, et suivant les principes de la raison pure pratique, il est nécessaire d'admettre un progrès pratique tel comme l'objet réel de notre volonté.
Or ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité de l'être raisonnable persistant indéfiniment (ce que Ton nomme l'immortalité de l'âmej. Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme, par conséquent celle-ci, comme inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pure pratique (par où j'en tends une proposition théorique^ mais qui comme telle ne peut être prouvée, en tant que cette proposition est nécessairement dé- pendante {unzertrennlich anh'dngt) d'une loi pratique ayant à priori une valeur inconditionnée).
La proposition qui a rapport à la destination mo- rale de notre nature et qui établit que nous ne pouvons atteindre la conformité parfaite avec la loi morale que par un progrès allant à l'infini, est de la plus grande utilité*, non seulement en vue de suppléer présente- ment à l'impuissance de la raison spéculative (m Riick- sicht auf die gegenwàrtige Erg'dnzung des Unvermôgens der sp. Veimunft) mais aussi relativement à la religion. A défaut de cette proposition, ou la loi morale est tout
1 Traduction littérale de in einem ins UnencUiche gehenden Progres- sus: Born dit in infinitum tendente; Bami, un progrès indéfiniment con- tinu; Ahbot, aprogress in infinitum. (F. P.)
2 Le texte porte Nutsen ; il n'y a aucune raison pour traduire comme le fait Baroi, par importance. (F. P.)
224 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
à fait dépouillée {ahgewûrdigt) • de sa saintetéy tandis qu'on se la représente, en la corrompant, comme indul- gente et appropriée ainsi à notre convenance, ou bien on exagère en s'exaltant (spannt) son rôle (Beruf) ^ et en même temps l'espoir d'arriver à une destination inacces- sible, c'est-à-dire à une possession espérée et complète de la sainteté de la volonté et l'on se perd dans des rêves théosophiques extravagants {schwàrmende) et tout à fait contradictoires avec la connaissance de soi-même. Dans les deux cas, l'incessant effort pour obéir ponctuel- lement et complètement à un commandement de la raison strict et inflexible, mais cependant réel et non idéal, est seulement empêcbé [verhindert). Pour un être raisonnable, mais fini, il n'y a de possible que le progrès à l'infini des degrés inférieurs aux degrés su- périeurs de la perfection morale. U Infini {Unendliche) pour qui la condition du temps n'est rien, voit dans cette série qui est pour nous sans fin, une conformité complète {das Ganze dcr Angemessciiheit) à la loi mo- rale, et la sainteté qu'exige inflexiblementson comman- dement pour qu'il soit en accord avec sa justice dans la part qu'il assigne à chacun dans le souveimn bien, il la trouve complètement dans une seule intuition intellec- tuelle de l'existence des êtres raisonnables. Ce qui peut seul échoir à la créature relativement à l'espoir de cette participation au souverain bien, ce sera la conscience de son intention éprouvée, suivant laquelle, d'après le
* Nous traduisons comme Barni; Abbot se sert du terme plus précis degraded. (F. P.)
2 Barni ne traduit pas ce mot ; Born emploie munus ; Abbot, voca- tion. (F. P.)
l'immortauté de l'ame 228
progrès par où elle s'est élevée d'un état pire à un état moralement meilleur et d'après la résolution de- venue immuable qu'elle a connue par cela même, elle espère une continuation ininterrompue de ce progrès, aussi longtemps que peut durer son existence et même au delà de cette vie*. Par conséquent, elle ne peut espérer d'être jamais ni ici-bas ni en aucun moment imaginable de son existence future, complètement adéquate à la volonté de Dieu (sans Tindulgeuce ou la rémission' qui ne s'accordent pas avec la justice), elle
* La conviction de l'immutabilité de son intention (Gesinnung) dans le progrès vers le bien semble être cependant une chose impossible en soi pour une créature. C'est pourquoi la doctrine chrétienne la fait dériver uniquement du même esprit qui opère la sancliûcation, c'est-à dire cette ferme résolution et, avec elle, la conscience de la persévé- rance dans le progrés moral. Mais dans l'ordre naturel même (auch natUrlicher WeiseJ, celui qui a conscience d'avoir été ime grande partie de sa vie jusqu'à la fin en progrès vers le mieux (BessernJ et qui n'y a été poussé que par des principes de détermination véritablement moraux, peut avoir la consolante espérance, sinon la certitude, de persévérer dans ces principes, même dans une existence prolongée au delà de cette vie; et quoiqu'il ne soit jamais entièrement justifié fgerechtfertigt) ici-bas à ses propres yeux, et qu'il ne doive japaals espérer de l'être, si loin qu'il pense porter dans l'avenir la perfection de sa nature et, avec elle, l'accomplissement de ses devoirs, il peut cependant, dans co progrés qui, bien qu'il tende à un but reculé jusqu'à l'infini, est toutefois pour Dieu équivalent à la possession, avoir la perspective d'un avenir d.3 béatitude; car c'est l'expression dont la raison se sert pour désigner un bien-être fWoMJ complet, indépendant do toutes les causes contingentes du monde et qui. coiame la. sainteté, est une idée qui peut être contenue seulement dans un progrès indéfini funendlichej et dans la totalité de ce progrès, partant qui ne peut jamais être complètement atteinte par une créature.
* Kant dit Nachsicht oder Erlassung, welche sich mit der Gerechtig- ftcit nicht zusammenreimt ; Boi-n traduit par sine connivenlia au remissione quœ cum justilia haud conspirant ; Barni par qui commande sans induîgenoe et sans rémission, car autrement que deviendrait la jus, tice? Abbot, par without indulgence or excuse, which do not harmonise wil^ justice. (F. P.)
KAHT, Cr. de la rais. prat. 15
Ô26 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
peut seulement espérer de Têlre dans l'infinité de sa durée (que Dieu seul peut embrasser).
l'existence de dieu, gomme POSTULAT DE LA RAISON PURE PRATIQUE
La loi morale a conduit dans l'analyse précédente au problème pratique qui est prescrit, sans aucun se- cours des mobiles sensibles, simplement par la raison pure, à savoir au problème de la perfection nécessaire de la première et principale partie du souverain bien, de la moralité^ et comme ce problème ne peut être ré- solu complètement que dans une éternité, au postulat de V immortalité. Cette même loi doit aussi conduire, d'une façon aussi désintéressée qu'auparavant, par la simple raison impartiale {ans blosser unparteiischer Vermmft), à la possibilité d a deuxième élément du sou- verain bien, ou an bonheur proportionné à cette mo- ralité, à savoir à la supposition de l'existence d'une cause adéquate à cet effet, c'est-à-dire postuler Vexis- tence de Dieu, comme ayant nécessairement rapporta la possibilité du souverain bien (objet de notre volonté qui est nécessairement lié à la législation morale de la raison pure). Nous voulons exposer cette con- nexion d'une manière concluante.
Le bonheur est l'état dans le monde d'un être rai- sonnable, à qui, dans tout le cours de son existence, tout arrive suivant son souhait et sa volonté ; il repose
l'existence de dieu 227
donc sur l'accord de la nature avec le but tout entier qu'il poursuit [zu seinem ganzen Ziuecke), et aussi avec le principe essentiel de détermination de sa vo- lonté. Or la loi morale, comme une loi de la liberté, ordonne par des principes déterminants qui doivent être tout à fait indépendants de la nature et de l'accord de cette dernière avec notre faculté de désirer (comme mobiles). Mais l'être raisonnable, qui agit dans le monde, n'est pas cependant en même temps cau$e du monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi morale, il n'y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné, chez un être appartenant comme partie au monde et par conséquent en dépen- dant, qui justement pour cela, ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature et ne peut, quant à son bon- heur, la mettre par ses propres forces complètement d'accord avec ses principes pratiques. Cependant dans le problème pratique de la raison pure, c'est-à-dire dans la poursuite (Bearbeitung) nécessaire du souverain bien, on postule une telle connexion comme nécessaire : nous devons chercher à réaliser [befôrden) le souverain bien (qui doit donc être possible) . Ainsi on postule aussi l'existence d'une cause de toute la nature, distincte de la nature et contenant le principe de cette connexion, c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la moralité. Mais cette cause suprême doit renfermer le principe de l'accord de la nature, non seulement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais aussi avec la représentation de cette loi en tant que
228 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ceux-ci en font le principe suprême de détermination de leur volonté; partant n©n seulement avec les mœurs d'après la forme, mais aussi avec leur moralité comme principe déterminant, c'est-à-dire avec leur intention morale. Le souverain bien n'est donc possible dans le monde qu'en tant qu'on admet une cause suprême de la nature * qui a une causalité conforme à l'intention morale. Or un être qui est capable d'agir d'après la représentation de lois est une intelligence (un être rai- sonnable) et la causalité d'un tel être, d'après cette représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause suprême de la nature, en tant qu'elle doit être supposée pour le souverain bien, est un être qui, par l'entende- ment et la volonté, est la cause, partant l'auteur de la nature, c'est-à-dire Dieu. Par conséquent le postulat de la possibilité du souverain bien dérivé (du meilleur mondejestenmême temps le postulat de la réalité d'un souverain bien primitif, à savoir de l'existence de Dieu. Or, c'était un devoir pour nous de réaliser {befôrden) ^ le souverain bien, partant non seulement un droit (Befugniss), mais aussi une nécessité liée comme besoin ^ avec le devoir, de supposer la possibi-
^ Le texte porte eine oberste der Natur. Nous sous-entendons avec Hartenstein le mot cause devant Natur, Abbot dit a suprême Seing. (F. P.)
2 Born dit ut summum bonum promoveamus ; Barni, de travailler à la réalisation du souverain bien; Abbot, to promote the summum bonum. (F. P.)
3 Le texte porte mit der PfUcht als Bediirfniss verbundene Nothwen- digkeit; Born donne per necessitatem, qua indigemus, cum officia con- junctam cogimur; Barni, une nécessité ou un besoin qui dérive de ce devoir; Abbot, a necessily connected with duty as a requisite. Nous fai- sons de Bediirfniss un appositif de Nothwendigkeit. (F. P.)
l'existence de dieu 229
lité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n'est possible que sous la condition de l'existence de Dieu, lie insé- parablement la supposition de cette existence avec le devoir, c'est-à-dire qu*il est moralement nécessaire d'admettre l'existence de Dieu.
Or, il faut bien remarquer ici que cette nécessité morale est stihjectivej c'est-à-dire un besoin, et non pas objective^ c'est-à-dire qu'elle n'est pas elle-même un devoir ; car ce ne peut être un devoir d'admettre l'existence d'une chose (puisque cela concerne sim- plement l'usage théorique de la raison). Il ne faut pas non plus entendre par là qu'il soit nécessaire d'ad- mettre l'existence de Dieu, comme un fondement de toute obligation en général (car ce fondement repose, comme cela a été suffisamment démontré, exclusive- ment sur l'autonomie de la raison même). Ce qui appartient seulement ici au devoir, c'est de travailler à produire et à favoriser dans le monde le souverain bien, dont la possibilité peut alors être postulée, mais que notre raison ne peut se représenter qu'en suppo- sant une intelligence suprême. Admettre l'existence de cette suprême intelligence est donc une chose liée avec la conscience de notre devoir, bien que ce fait même de l'admettre appartienne à la raison théorique, que considéré relativement à elle seule comme principe d'explication, il peut s'appeler une hypothèse; mais que relativement à l'intelligibilité [Verstàndlichkeit) d'un objet qui pourtant nous est donné par la loi morale (le souverain bien), partant d'un besoin pour un but pra- tique, il peut être appelé une croyance (Glaube) et
?30 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
même une pure croyance de la raison, parce que la raison pure seule (d'après son usage, théorique aussi bien que pratique) est la source d'où il découle.
Par cette déduetion, on comprend maintenant pour- quoi les écoles grecques ne purent jamais arriver à la solution de leur problème de la possibilité pratique du souverain bien; c'est qu'elles prenaient toujours la règle de l'usage, que la volonté de l'homme fait de sa liberté, pour le principe unique et suffisant par lui- même de cette possibilité, sans avoir, à ce qu'il leur semblait, besoin pour cela de l'existence de Dieu. Elles avaient raison, il est vrai, d'établir le principe des mœurs indépendamment de ce postulai, par lui-même et uniquement d'après le rapport de la raison à la volonté, et partant d'en faire la condition pratique suprême du souverain bien. Mais il n'était pas pour cela toute la condition de la possibilité de ce souve- rain bien. Les Epicuriens avaient admis, il est vrai, pour principe suprême des mœurs, un principe tout à fait faux, celui du bonheur, et substitué à une loi une maxime de choix arbitraire d'après le penchant de chacun; cependant, ils étaient assez conséquents dans leur conduite pour abaisser leur souverain bien pro- portionnellement à l'infériorité (Nïedrigkeit) de leur principe et pour ne point attendre de bonheur plus grand que celui que procure la prudence humaine (comprenant aussi la tempérance et la modération des penchants), bonheur qui, comme on sait, doit être assez misérable (kimmerlich) et très différent suivant les circonstances, sans même compter les exceptions
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que leurs maximes devaient sans cesse admettre et qui les rendent impropres à faire des lois. Par contre, les Stoïciens avaient parfaitement choisi leur principe pra- tique suprême, c'est-à-dire la vertu, comme condition du souverain bien ; mais en représentant le degré de vertu qui est exigé par sa loi pure, comme pouvant com- plètement être atteint dans cette vie, ils avaient non seu- lement élevé le pouvoir moral de Vhommey qu'ils appe- laient un sage, au-dessus de toutes les limites de sa nature et admis quelque chose qui est en contradiction avec toute la connaissance humaine ; mais encore et surtout, ils n'avaient pas voulu admettre le deuxième élément du souverain bien, le bonheur, comme un objet particulier de la faculté humaine de désirer. Ils avaient fait leur sage, comme une divinité, dans la conscience de l'excellence de sa personne, tout à fait indépendant de la nature (par rapport à son contente- ment), en le laissant exposé, mais non soumis aux maux (Uebeln) de la vie (en le représentant en même temps comme affranchi du malmoral= vom Bôsen). Ils laissaient ainsi réellement de côté le deuxième élément du souverain bien, le bonheur personnel, en le plaçant simplement dans l'action et le contentement de son mérite personnel, et, par conséquent, en l'enfermant dans la conscience du mode moral de penser ', en quoi ils eussent pu être suffisamment réfutés par la voix de leur propre nature.
* Le texte a, im Beicusstsein der sittUchen Denkungsart ; Bom tra- duit par in conscientia consilii moralis; Barni, dans la conscience de notre moralité; Abbot, in the consciousness of being moràlly minied.
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La doctrine du christianisme *, quand même on ne la considérerait pas encore comme doctrine religieuse, donne en ce point un concept du souverain bien (du
Nous avons, comme partout ailleurs, essayé de rendre exactement, et aussi littéralement que possible, la pensée de Kant. (F. P.)
* On croit communément que le précepte moral chrétien ne l'em- porte en rien, au point de vue de la pureté, sur le concept moral des Stoïciens ; mais la différence des deux doctrines est cependant mani- feste. Le système stoïcien faisait de la conscience de la force d'âme, le pivot autour duquel devaient tourner toutes les intentions morales, et bien que les partisans de ce système parlassent de devoirs et même les déterminassent complètement, ils plaçaient cependant le mobile et le principe déterminant propre de la volonté dans ce qui élève (Erhebung) la manière de penser au-dessus des mobiles inférieurs des sens, et qui n'ont de pouvoir que par la faiblesse de l'âme. La vertu était donc chez eux un certain héroïsme du sage s'élevant au-dessus de la nature animale de l'homme, héroïsme qui lui suffit, qui prescrit sans doute aux autres des devoirs, mais qui est au-dessus de ces devoirs et n'est soumis à aucune tentation de violer la loi morale. Us n'auraient pu faire tout cela s'ils se fussent représenté cette loi dans toute la pureté et toute la rigueur que présente le précepte de l'Évangile. Si je donne le nom d'idée à une perfection à laquelle on ne peut rien don- ner d'adéquat dans l'expérience, les idées morales ne sont pas pour cela quelque chose de transcendant, c'est-à-dire quelque chose dont nous ne puissions même pas déterminer suffisamment le concept ou dont il est incertain qu'un objet lui corresponde partout, comme les idées de la raison spéculative : mais elles servent comme types delà perfection pratique, de règle indispensable pour la conduite morale et en même temps de mesure de comparaison. Si maintenant je considère la morale chrétienne par son côté philosophique, elle apparaîtrait, comparée avec les idées des écoles grecques, de la façon suivante. Les idée? des Cyniques, des Épicuriens, des Stoïciens et du Chrétien, sont: la simplicité naturelle, la prudence, la. sagesse et la sainteté. Relativement au chemin qui y mène, les philosophes grecs se distinguent les uns des autres de telle sorte que les Cyniques trouvaient suffisant l'entende- ment humain ordinaire, tandis que les autres ne croyaient y arriver que par le chemin de la science, mais les deux écoles trouvaient cepen- dant suffisant pour cela le simple usage des forces naturelles. La morale chrétienne dispose son précepte (comme cela doit être) avec tant de pureté et de sévérité, qu'elle enlève à l'homme la confiance de s'y conformer complètement, du moins dans cette vie, mais en retour, elle le relève en ce sens que nous pouvons espérer que, si nous agissons aussi bien que cela est en notre pouvoir, ce qui n'est pas en notre pou-
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royaume de Dieu) ' qui seul satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique. La loi morale est sainte (inflexible) et exige la sainteté des mœurs, bien que toute la perfection morale à laquelle l'homme puisse arriver ne soit jamais que de la vertu, c'est-à- dire une intention conforme à la loi, par respect pour la loi, partant la conscience d'une tendance continue à transgresser cette loi, ou du moins à lui enlever de la pureté {Unlauterkeit) y c'est-à-dire à y mélanger beaucoup de principes sophistiques (non moraux) le déterminant à l'observation de la loi, par conséquent une estime de soi-même jointe à de l'humilité. Ainsi, par rapport à la sainteté que la loi chrétienne exige, rien ne reste à la créature qu'un progrès à l'infini; mais aussi par là même, la créature est autorisée à espérer une durée s'étendantà l'infini. La valeur d'une intention compUtement conforme à la loi morale est infinie, parce que tout le bonheur possible, dans le jugement d'un dispensateur du bonheur, sage et tout- puissant, n'a d'autre limite que le manque de confor- mité des êtres doués de raison avec leur devoir 2. Mais la loi morale ne promet pas cependant par elle- même le bonheur, car celui-ci, d'après des concepts d'un ordre naturel en général, n'est pas nécessairement
voir nous viendra ultérieurement d'un autre côté, que nous sachions ou non de quelle façon. Aristote et Platon ne différent entre eux qu'au point de vue de Vorigine de nos concepts moraux.
1 II y a dans le texte, des Reichs Gottes; Bami traduit par le règne de Dieu. (F. P.)
■^ Le texte porte den Mangd der Angemessenheit vernunftiger Wesen an ihrer Pflicht ; Bami le paraphrase et dit le défaut de conformité entre leut conduite et leur devoir. (F. P.)
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lié à l'observation de cette loi. Or la doctrine morale chrétienne supplée à ce défaut (du second élément essentiel du souverain bien), par la représentation du monde dans lequel les êtres raisonnables se consacrent de toute leur âme à la loi morale, comme d'un Royaume de Dieu, dans lequel la nature et les mœurs arrivent à une harmonie étrangère à chacun de ces élé- ments par lui-même, grâce à un saint auteur qui rend possible le souverain bien dérivé. La sainleté des mœurs leur est déjà indiquée dans cette vie comme une règle, mais le bien-tre {Wohl) qui y est * propor- tionné, la béatitude {Seligkeit) est représentée comme ne pouvant être atteinte que dans une éternité, parce que la sainteté doit toujours être dans tout état le mo- dèle de leur conduite, et que le progrès vers elle est possible et nécessaire déjà dans cette vie, tandis que la béatitude ne peut être atteinte dans ce monde, sous le nom du bonheur (autant qu'il dépend de notre pou- voir) ^ et par conséquent ne constitue exclusivement qu'un objet d'espérance. Toutefois, le principe chrétien de la morale n'est pas théologique (partant hélérono- mie), mais il est Taulonomie de la raison pure pratique par elle-même, parce que cette morale fait de la connais- sance de Dieu et de sa volonté la base, non de ces lois, mais seulement de l'espoir d'arriver au souverain bien, sous la condition d'observer ces lois; et qu'elle place
* Nous rapportons dieser à sainteté. (F. P.)
2 Le texte donne so viel auf unser VermOgen ankommi ; Born, quan- tum in nobis erit; Abbot, so far as our oicn power is <.oncerned; Barni dit, au contraire, sans justilier en aucune façon sa traduction, ov n'est pas en notre pouvoir. (F. P.)
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duite. Mais je ne puis espérer de le réaliser que par l'accord de ma volonté avec celle d'un auteur du monde saint et bon, et bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain bien, comme dans celui d'un tout où le plus grand bonheur est représenté comme lié dans la plus exacte proportion avec le plus haut degré de perfection morale (possible dans des créatures), ce n'est cependant pas mon propre bonheur, mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de félicité), qui est le principe déterminant de la volonté, indiqué pour travailler à la réalisation du souverain bien.
La morale n'est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de par- ticiper un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes.
Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu'il la possède est en harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir {einsehen) facilement que tout ce qui nous donne de la dignité (aile Wûrdigkeit) dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là que l'on ne doit jamais traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur ,
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c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait à devenir heureux, car elle n'a exclusivement à faire qu'à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l'obtenir. Mais quand elle a été exposée (vorgetragen) complètement (elle qui impose simplement des devoirs et ne donne pas de règles à des désirs intéressés), quand s'est éveillé le désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu), désir qui n'a pu auparavant naître dans une âme inté- ressée \ quand, pour venir en aide à ce désir, le pre- mier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale peut être appelée aussi doctrine du bonheur, parce que Vespoir d'obtenir ce bonheur ne commence qu'avec la religion.
On peut voir aussi par là que si Ton demande quel est le dernier but de Dieu dans la création du monde, on ne doit pas nommer le bonheur des êtres raison- nables en ce monde, mais le souverain bien qui, à ce désir des êtres, ajoute encore une condition, celle d'être dignes du bonheur, c'est-à-dire la moralité même de ces êtres raisonnables, qui seule renferme la mesure d'après laquelle ils peuvent espérer, par la main d'un sage auteur, d'avoir part au bonheur. Car, puisque \a sagesse, considérée théoriquement, signifie la connais- sance du souverain bien, et considérée pratiquement,
* 11 y a dans le texte der vorher keiner eigenniitzigen Sede aufsteigen konnte; Bom traduit par quod ante in nuUo poterat animo propriam utilitaiem spectante oriri; Barni, par qui auparavant ne pouvait être conçu par aucune âme désintéressée; Abbot, par which could not pre- viously arise in any selfish man; nous avons suivi le texte d'aussi prés que possible. (F. P.)
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la conformité de la volonté au souverain bien, on ne peut attribuer à une sagesse suprême et indépendante {selb- stàndigen) un but qui serait simplement fondé sur la bonté. Car on ne peut se représenter l'effet de la bonté * (relativement au bonheur des êtres raison- nables) que sous les conditions restrictives de l'accord avec la sainteté* de sa volonté comme conforme au sou- verain bien primitif. C'est pourquoi ceux qui placent le but delà création dans la gloire de Dieu (en supposant qu'on ne considère pas la gloire, au sens anthropomor- phique, comme un désir * d'être loué) ont bien trouvé la meilleure expression. Car rien n'honore plus Dieu que ce qui est le plus estimable (schàtzbarste) dans le monde, le respect pour son commandement, l'observa-
< n y a dans le texte Denn dieser ihre Wirkung; nous faisons rap- porter dieser à GiiUigkeit, le dernier nom exprimé Born emploie hujus; Abbot the action oj this goodness, ce qui est plus précis, et Barni, moins exact, diction de cet ère; (F. P.)
* A ce propos, et pour faire connaître le caractère propre (Eigen- thvmliche) de ces concepts, je ne ferai plus que cette remarque: tandis qu'on attribue à Dieu divers attributs dont on trouve aussi la qualité appropriée aux créatures, et qu'on ne fait qu'élever en Dieu à un degré supérieur, par exemple, la Puissance, la Science, la Pré- sence, la Bonté, devenant la toute-puissance, l'omni-science, l'omni- présence, la toute-bonté, etc., il y en a cependant trois qui sont attribuées à Dieu exclusivement, sans désignation de quantité, et qui toutes, sont morales. 11 est le seul sainte le sevl bienheureux (Selige) le seul sage, parce que ces concepts impliquent déjà l'absence de limi- tation fUneingeschrUnklheit). D'après l'ordre de ces attributs, Dieu est donc aussi le saint législateur (et créateur) le 60» gouverneur (et con- servateur) et le juste juge, trois attributs qui renfei-ment tout ce qui fait de Dieu l'objet de la religion, et auxquels les perfections méta- physiques qui leur sont conformes s'ajoutent d'elles-mêmes dans la raison.
2 Als Neigung gepriesen zu werden; Barni dit amour de la louange; nous avons préféré nous tenir plus prés du texte en substituant tou- tefois le mot désir au mot penchant, par lequel nous avons ailleurs traduit Neigung. (F. P.)
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tion du devoir sacré que nous impose sa loi, quand vient s'y ajouter cette admirable mesure de couronner un ordre si beau par un bonheur proportionné. Si ce dernier point le rend aimable (pour employer le lan- gage humain), il est par le premier un objet d'adora- tion '. Les hommes mêmes peuvent, il est vrai, gagner l'amour par des bienfaits, mais par cela seulement, ils ne peuvent jamais gagner le respect, de sorte que la plus grande bienfaisance ne leur fait honneur qu'au- tant qu'elle est mesurée au mérite.
Que dans l'ordre des fins, l'homme (et avec lui tout être raisonnable) soit une fin en soiy c'est-à-dire qu'il ne puisse jamais être employé par personne (même pas par Dieu) simplement comme moyen sans être en même temps une fin pour lui-même ; que par consé- quent, Vhumanité dans notre personne, doive nous être sacrée (heilig) pour nous-mêmes, c'est ce qui va de soi, puisque l'homme est le swjei delà loi morale, partant de tout ce qui est saint en soi, de ce qui permet seul d'appeler sainte en général une chose qui est considérée par rapport à lui et en accord avec lui*. Car cette loi morale se fonde sur l'autonomie de sa volonté comme d'une volonté libre qui, d'après ses lois générales, doit pouvoir nécessairement s'accorder avec ce à quoi elle doit se soumettre.
* Kant se sert du mot Anbetung et met entre parenthèses Adoration. (F. P.)
' Kant dit um dessen willen und in Einstimmung mit welchem ; Born emploie cujus causa cuique convenienter ; Barni traduit d'une façon trop lar^ie et trop vague par ce qui peut seul donner à quelque chose un carac- tère saint; Abbot, on account of which and in agreemenl with whiclu (F. P.)
240 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
VI
80R LBS POSTULATS DE LA RAISON PURE PRATIQUE BN GÉNÉRAL
Ils partent tous du principe fondamental de la niora- lité, qui n'est pas un postulat, mais une loi par laquelle la raison détermine immédiatement la volonté. La volonté, par cela même qu'elle est ainsi déterminée, en tant que volonté pure, exige ces conditions nécessaires à l'observation de son précepte. Ces postulats ne sont pas des dogmes théoriques, mais des hypothèses dans un point de vue nécessairement pratique * ; ils n'élar- gissent donc pas la connaissance spéculative, mais ils donnent aux idées de la raison spéculative en général ^ (au moyen de leur rapport à ce qui est pratique) de la réalité objective et les justifient comme des concepts dont elle ne pourrait même pas sans cela s'aventurer à affirmer la possibilité.
Ces postulats sont ceux de V immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d'un être, en tant qu'il appartient au monde intelligible) et de Vexistence de Dieu. Le premier découle de la condition pratiquement nécessaire d'une durée appropriée à Tac-
' Traduction littérale de in nolhwendig praktischer RUcksicht; Born donne respectu necessario practico ; Barni, nécessaires au point de vue praique; Abbot, suppositions praclically necessary.{F. P.)
- Kant dit den Ideen der specidaliven Vernunft im AUgemeinen ; nous faisons rapporter ces deux derniers mots à Vernunft, avec Born et Abbot, et non à geben, comme le fait Barni. (F. P.)
LES POSTULATS DE LA RAISON PURE PRATIQUE 241
complissement complet de la loi morale; ]e second, de la supposition nécessaire de l'indépendance à l'égard du monde des sens et de la faculté de déterminer sa propre volonté, d'après la loi d'un monde intelligible, c'est-à-dire de la liberté; le troisième, de la condition nécessaire de l'cxislence du souverain bien dans un tel monde intelligible, parla supposition du bien suprême indépendant, c'est-à-dire de l'existence de Dieu.
L'aspiration au souverain bien (die Absicht aufs hôchsle Gui), rendue nécessaire par le respect pour la loi morale, et la supposition qui en découle, de la réa- lité objective de ce bien suprême, nous conduit aiosi par des postulats de la raison pratique à des concepts que la raison spéculative pouvait, il est vrai, présenter comme des problèmes, mais qu'elle ne pouvait ré- soudre. Donc : 1° Elle conduit au concept pour la solu- tion duquel la raison spéculative ne pouvait faire que des paralogismes (à savoir à celui de l'immortalité), parce qu'elle manquait du caractère de persistance pour com- pléter le concept psychologique d'un dernier sujet qui est attribué nécessairement à l'âme dans la conscience qu'elle a d'elle-même, de manière à en faire la repré- sentation réelle d'une substance, ce que fait la raison pratique par le postulat d'une durée nécessaire pour la conformité avec la loi morale dans le souverain bien comme hui{Zwecke) total de la raison pratique; 2° Elle conduit au concept à propos duquel la raison spéculative ne contenait que de Vantinomiej dont elle ne pouvait fonder la solution que sur un concept, il est vrai pro- blématiquement concevable, mais ne pouvant, quanta itANT, Cr. de la rais. prut. 16
24Ô DIALECTIQtJB DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sa réalité objective, être démontré ni déterminé par elle, à savoir l'idée cosmologique d'un monde intelli- gible et la conscience de notre existence dans ce monde, au moyen du postulat de la liberté (dont elle montre la réalité par la loi morale, et avec elle en même temps la loi d'un monde intelligible, que la raison spéculative ne pouvait qu'indiquer sans en pouvoir déterminer le concept) ; 3° Elle donne au concept que la raison spé- culative devait, il est vrai, concevoir, mais laisser indé- terminé comme idéal simplement transcendantal, au concept théologique ùe l'être suprême, de la signification (au point de vue pratique, c'est-à-dire comme à une condition de la possibilité de l'objet d'une volonté dé- terminée par cette loi), elle le présente comme le prin- cipe suprême du souverain bien dans un monde intel- ligible, au moyen d'une législation morale toute puissante en ce monde.
Mais notre connaissance est-elle de cette manière réellement élargie par la raison pure pratique, et ce qui était transcendant pour la raison spéculative, est-il immanent pour la raison pratique? Sans doute, mais seulement au point d-e vue pratique. Car nous ne con- naissons par là ni la nature de notre âme, ni le monde intelligible, ni l'être suprême, suivant ce qu'ils sont en eux-mêmes, nous n'avons que réuni les concepts de ces choses dans le concept pratique du souverain bien, comme objet de notre volonté et complètement à priorij par la raison pure, mais seulement au moyen delà loi morale et simplement aussi par rapport à cette loi, en vue de l'objet qu'elle commande. Mais comment
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 243
la liberté est-elle seulement possible et comment doit-on se représenter, théoriquement et positivement, cette sorte de causalité, c'est ce qu'on n'aperçoit pas par là ; on comprend seulement qu'une telle liberté est postulée par la loi morale et à son profit. Il en est de même des autres idées qu'aucun entendement humain ne peut jamais approfondir d'après leur possibilité; mais aussi aucun sophisme ne pourra jamais persuader, même à l'homme le plus vulgaire , qu'elles ne sont pas de vrais concepts.
vn
Comment est-il possible de concevoir une extension
DE LA RAISON PURE, AU POINT DE VUE PRATIQUE, QUI NS SOIT PAS ACCOMPAGNÉE d'uNE EXTENSION DE SA CONNAIS- SANCE, COMME RAISON SPÉCULATIVE ?
Nous voulons répondre à cette question, pour ne pas paraître trop abstrait, en l'appliquant immédiatement au cas dont il s'agit ici. — Pour étendre pratiquement une connaissance pure, il faut qu'il y ait une foi [Ab- sicht), c'est-à-dire un but {Ziveck) donné à priori comme un objet (de la volonté) qui, indépendant de tous les principes théoriques ', est représenté comme pratiquement nécessaire, par un impératif catégorique qui détermine immédiatement la volonté, et qui dans
• Nous suivons lo texte de Kehrbach, qui donne theorelische , au lieu de theologische, que donnent les autres éditions et traductions. (F. P.)
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ce cas est le souverain bien. Or cela n'est pas possible, sans supposer trois concepts théoriques (auxquels, parce qu'ils sont simplement des concepts purs de la raison, on ne peut trouver aucune intuition correspon- dante ni par conséquent, par la voie théorique, aucune réalité objective) .: à savoir la liberté, l'immortalité et Dieu. Donc la possibilité de ces objets de la raison pure spéculative, la réalité objective que cette dernière ne pouvait leur assurer, est postulée par la loi pratique qui exige l'existence du souverain bien possible dans un monde. Par là sans doute la connaissance théorique de la raison pure reçoit un accroissement, mais il con- siste simplement en ce que ces concepts ailleurs pro- blématiques pour elle ^ (simplement concevables) sont maintenant assertoriquement reconnus pour des con- cepts auxquels appartiennent réellement des objets, parce que laraison pratique a indispensablement besoin de leur existence pour la possibilité de son objet, le sou- verainbien, qui pratiquementestabsolumentnécessaire, et que la raison théorique est autorisée par là à les sup- poser. Cette extension de la raison théorique n'est pas une extension de la spéculation, c'est-à-dire qu'elle ne permet pas d'en faire un usage positif au poi7it de vue théorique. En effet, comme la raison pratique ne fait rien de plus que de montrer que ces concepts sont réels et qu'ils ont réellement leurs objets (possibles), et comme rien ne nous est donné par là en ce qui con-
' Fiir sie. Barni fait rapporter ces mots à concepts, et traduit ces concepts problématiques par eux-mêmes-, il semble que le contexte ne permette de les rapporter qu'à Vernunft. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 245
cerne l'intuition de ces objets (ce qui ne peut pas même être réclamé), aucune proposition synthétique n'est possible par cette réalité qui leur est reconnue. Par conséquent cette découverte fErôff7iung) ne nous aide en rien à étendre notre connaissance au point de vue spéculatif, quoiqu'elle nous y aide relativement à l'usage pratique de la raison pure. Les trois idées citées plus haut de la raison spéculative ne sont pas encore en elles-mêmes des connaissances^ cependant elles sont des pensées (transcendantes) dans lesquelles il n'y a rien d'impossible. Or elles reçoivent par une loi pratique apodictique, comme des conditions né- cessaires de la possibilité de ce que cette loi nous com- mande de 'prendre pour objet, de la réalité objective, c'est-à-dire que nous apprenons de cette loi quelles ont des objets, sans cependant pouvoir montrer comment leur concept se rapporte à un objet, et cela n'est pas encore une connaissance de ces objets; car on ne peut par là porter sur eux aucun jugement synthétique ni en déterminer théoriquement l'application ; partant on ne peut en faire aucun usage rationnel et théorique, usage dans lequel consiste proprement toute connaissance spé- culative. Cependant la connaissance théorique, no7i sans doute de ces objets, mais de la raison en général, a été étendue par là en tant que des objets ont été donnés à ces idées par les postulats pratiques, parce qu'une pensée simplement problématique a acquis par là, pour la pre- mière fois, de la réalité objective. Par conséquent, s'il n*y a là aucune extension de la connaissance par rapport à des objets supra sensibles donnés, il y a cependant une
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extension de la raison théorique et de sa connaissance relativement au supra-sensible en général, en tant que la raison est forcée d'admettre qu'il y a de tels objets ^ quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement {nàker), ni par conséquent étendre cette connaissance des objets (qui lui sont maintenant donnés par un principe pratique et seulement aussi pour un usage pra- tique). Donc, à l'égard de cet accroissement, la raison pure théorique, pour laquelle toutes ces idées sont transcendantes et sans objet, doit exclusivement remer- cier son pouvoir pur pratique. Elles deviennent ici immanentes et constitutives, parce qu'elles sont les prin- cipes de la possibilité de réaliser Vobjet nécessaire delà raison pure pratique (le souverain bien), tandis que sans cela elles sont des principes transcendants et sim- plement régulateurs de la raison spéculative qui ne lui font pas admettre {anzunehmen) un nouvel objet au delà de l'expérience, mais lui permettent seulement de donner plus de perfection à l'usage qu'elle en fait dans l'expérience. Mais lorsque la raison est une fois entrée en possession de cet accroissement [Zuwachses] elle traitera, comme raison spéculative (en réalité seule- ment pour assurer son usage pratique), ces idées négati- vement, c'est-à-dire, non en les étendant mais en les éclaircissant *, pour écarter d'un côté V anthropomor- phisme comme la source delà superstition^ ou l'extension apparente de ces concepts par une prétendue expé-
' Le texte porte nichl erweiternd, sondera làuternd; Born dit non amplificando, sed explorando; Banii, non pas à accroître la connaissance, tuais à l'épurer ; Abbot, not extending, but clearing up. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 247
rience, d'un autre côté le fanatisme qui promet cette extension * par une intuition supra-sensible ou par des sentiments de même espèce. Ge sont là des obstacles à l'usage pratique de la raison pure, les écarter c'est cer- tainement étendre notre connaissance au point de vue pratique, sans qu'on se contredise en admettant en même temps que la raison n'a pas gagné par là la moindre chose au point de vue spéculatif.
Tout usage de la raison relativement à un objet réclame des concepts purs de l'entendement (des caté- gories) sans lesquels aucun objet ne peut être conçu. Ces concepts peuvent être appliqués à l'usage théo- rique de la raison, c'est-à-dire à une connaissance théo- rique, uniquement dans le cas où une intuition (qui est toujours sensible) est prise pour base [ihnen unterlegt wird) et partant simplement pour représenter par eux un objet d'expérience possible. Or ici, des idées de la raison, qui ne peuvent être données dans aucune expé- rience, sont ce que je devrais, pour le connaître, con-
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^sensible ou supra-sensible), parce que les catégories ont leur siège et leur origine dans Tentendement pur, indépendamment de toute intuition et antérieurement à toute intuition, exclusivement considéré comme le pou- voir de concevoir [zii denken), et qu'elles désignent toujours seulement un objet en général, de quelque manière qu'il puisse 7ious être donné. Or en tant que les catégories doivent être appliquées à ces idées, il n'est sans doute pas possible de leur donner aucun objet dans l'intuition, pourtant qu'un tel objet soit réellement^ partant que la catégorie ne soit pas ici vide, comme une simple forme de la pensée, mais qu'elle ait une signification, c'est ce qui est suffisamment assuré par un objet que la raison pratique présente indubitable- ment dans le concept du souverain bien [à savoir] la réalité des concepts qui sont requis pour la possibilité du souverain bien, sans produire cependant par cet accroissement la moindre extension de la connaissance fondée sur des principes théoriques.
Si, en outre, ces idées de Dieu, d'un monde intel- ligible (du royaume de Dieu) et de l'immortalité, sont déterminées par des prédicats qui sont tirés de notre propre nature, on ne peut regarder cette détermina- tion ni comme une figuration sensible [Versinnlichung) '
' Nous nous hasardons à rendre ainsi co mot. Barni emploie eachi- bilion; Born, sensificatio ; Abbot, sensucdizing. Nous ne pi'enoas pas sensualisation, qui impliquerait l'idée de sensud. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 249
de ces idées pures de la raison (anthropomorphisme), ni comme une connaissance transcendante d'objets sM|?m- sensiblesj car ces prédicats ne sont autres que l'en- tendement et la volonté et considérés ainsi sans doute dans leurs rapports réciproques, comme ils doivent être conçus dans la loi morale, par conséquent en tant seulement qu'on en fait un usage pur pratique. Quant à tout ce qui se rattache psychologiquement à ces concepts, c'est-à-dire à tout ce que nous observons empiriquement dans l'exercice de ces facultés qui nous appartiennent (par exemple, que l'entendement de l'homme est discursif, que ses représentations sont des pensées et non des intuitions, qu'elles se succèdent dans le temps, que sa volonté a sa satisfaction tou- jours dépendante de l'existence de son objet, etc., ce qui ne peut être tel dans l'être suprême), on en fait alors abstraction, et ainsi des concepts par lesquels nous nous ' représentons un être pur de l'entendement [reines Verstatideswesen), il ne reste rien de plus que juste ce qui est requis pour la possibilité de concevoir une loi morale, partant d'avoir, sans doute, mais seu- lement au point de vue pratique, une connaissance de Dieu. Si nous essayions d'étendre celte connaissance à un point de vue théorique, nous trouverions pour lui un entendement qui ne conçoit pas [nicht denkt), mais qui a desirAuitions {anschaut), une volonté qui est di- rigée sur des objets de l'existence desquels sa satisfac- tion ne dépend pas le moins du monde (je ne veux pasci-
' Born dit ens purum inteUectuale •,Bair ni, un être purement in/eWt- gibie; Abbot, lapureintelligenct. (F. P.)
250 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ter les prédicats transcendantaux, comme, parexemple, une grandeur d'existence, c'est-à-dire une durée, qui ne tombe pas dans le temps, l'unique moyen pour nous de nous représenter l'existence comme grandeur). Ce sont là des propriétés dont nous ne pouvons nous faire aucun concept propre à la connaissance de l'objet, et par là nous sommes avertis qu'ils ne peuvent jamais servir à une théorie des êtres supra-sensibles et que par conséquent, de ce côté, ils ne peuvent pas du tout fonder une connaissance spéculative, mais que leur usage est limité exclusivement à l'exercice de la loi morale.
Ce qui vient d'être dit est si évident et peut si claire- ment être prouvé par le fait qu'on peut hardiment provo- quer tous les prétendus savants en théologie naturelle (un merveilleux ' nom *) de nommer seulement, pour déterminer l'objet de leur science (en dehors des prédi- cats purement ontologiques), une propriété ou de l'en- tendement ou de la volonté à propos de laquelle on ne puisse montrer d'une façon irréfutable que si l'on en abstrait tout ce qui est anthropomorphique, il n'en reste plus que le simple mot, sans qu'on puisse le lier
* Ce mot porte sur Gotiesgdéhrte , les savants sur Dieu, que Kant commente dans la note placée après le mot suivant. (F. P.)
* Gelehrsamkeit n'est proprement que la totalité (Inbegriff) des sciences historiques. Par conséquent, on ne peut appeler Goltesge- lehrter qu'un professeur fLehrerJ de théologie révélée. Si l'on voulait appeler aussi Gelehrte, celui qui est en possession des sciences ra- tionnelles (mathématique et philosophie), quoique cela soit déjà con- tradictoire avec le sens du mot (puisqu'on ne comprend jamais par Gdehrsamkeit que ce dont on doit être instruit fgelehretj et ce que, par conséquent, on ne peut trouver de soi-même par la raison, le philo- sophe, avec sa connaissance de Dieu comme science positive, ferait bien une trop misérable figuie (sctdechlej pour se faire donner, à cet égard, le nom de Gelehrte.
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 251
c;u moindre concept par lequel pourrait être espérée une extension de la connaissance théorique. Mais par rapport à la pratique, il nous reste encore, des pro- priétés d'un entendement et d'une volonté, le concept d'un rapport auquel la loi morale (qui précisément dé- termine à priori ce rapport de l'entendement à la vo- lonté) donne de la réalité objective. Dès que ceci est une fois fait, le concept de l'objet d'une volonté mo- ralement déterminée (le concept du souverain bien) et avec lui les conditions de sa possibilité, les idées de Dieu, de liberté et d'immortalité reçoivent de la réalité, quoique seulement toujours par rapport à rexercice de la loi morale (et non pour un usage spéculatif).
Après ces observations, il est facile de trouver la réponse à l'importante question de savoir si le concept de Dieu appartient à la physique (partant aussi à la mé- taphysique, en tant qu'elle contient seulement les principes purs à priori de la première au sens général) ou à la morale. Expliquer les dispositions naturelles ou leurs changements en ayant recours à Dieu comme à l'auteur de toutes choses, ce n'est pas du moins en donner une explication physique et c'est avouer com- plètement qu'on est au bout de sa philosophie, puisqu'on est forcé d'admettre ce dont on n'a eu par soi-même 'aucun concept pour pouvoir se faire un concept de la ^possibilité de ce qu'on a devant les yeux. Par la méta- physique, il est impossible de s'élever avec des raison- nements sûrs {sichere Schlusse)^ de la connaissance de ce monde au concept de Dieu et à la preuve de son existence, parce que nous devrions connaître ce monde
252 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
comme le tout le plus parfait possible, et pour cet objet connaître tous les mondes possibles (pour pouvoir les comparer avec celui-ci), partant avoir l'omni-science, pour dire que ce monde n'était possible que par un Dieu (comme nous sommes obligés de nous représenter ce concept). En outre, il est absolument impossible de connaître, par de simples concepts, l'existence de cet être, parce que toute proposition qui a rapport à l'exis- tence {Existentialsatz)y c'est-à-dire celle qui affirme d'un être dont je me fais un concept, qu'il existe, est une proposition synthétique, c'est-à-dire une proposition par laquelle je dépasse ce concept et affirme de lui plus que ce qui est conçu dans le concept, à savoir qu'à ce concept qui est dans V entendement, correspond un objet en dehors de l'entendement, ce qu'il est manifes- tement impossible d'en tirer par aucun raisonnement. Doncjl ne reste pour la raison qu'une seule manière de procéder pour parvenir à cette connaissance, c'est de déterminer son objet en partant, comme raison pure, du principe suprême de son usage pur pratique (puisque cet usage est d'ailleurs dirigé simplement sur Vexistence de quelque chose, comme conséquence de la raison). Et alors se montre, non seulement dans son problème inévitable, à savoir dans la direction néces- saire de la volonté vers le souverain bien, la nécessité d'admettre un tel Etre suprême [Urwesen), relative- ment à la possibilité de ce bien dans le monde, mais encore, ce qui est le plus merveilleux, quelque chose qui faisait tout à fait défaut au progrès {Fovtgange) de la raison dans la voie naturelle, c'est-à-dire un concept
EXTENSION DE LÀ RAISON PURE, ETC. 253
exactement déterminé de cet être suprême. Comme nous ne pouvons connaître qu'une petite partie de ce monde et encore moins le comparer à tous les mondes pos- sibles, nous pouvons bien, de l'ordre, de la finalité (Ziveckmàssigkeit) et de la grandeur que nous y aper- cevons, conclure qu'il a un auteur sage, bon, puis- sant, etc., mais non que cet être possède Vomni- science, la toute-bonté et la toute-puissance, etc. On peut bien aussi admettre qu'on est autorisé à suppléer à celte lacune par une hypothèse permise et tout à fait raison- nable, à savoir que, si dans toutes les parties qui s'offrent de plus près à notre connaissance [sich unserer nàheren Kenntniss darbieten), nous voyons briller la sagesse, la bonté, etc., il en serait de même dans toutes les autres et que par conséquent il est raisonnable d'attribuer à l'auteur du monde toute la perfection possible; mais ce ne sont pas là des conclusions pour lesquelles nous ayons lieu de vanter notre pénétration [Einsicht); ce sont uniquement des droits (Befugnissé) qu'on peut nous concéder et qui ont cependant encore besoin d'une recommandation venant d'un autre côté [ander- weitigen Einpfehlung) pour qu'on puisse en faire usage. Le concept de Dieu demeure donc dans la voie de l'expérience = auf dem empirische7i Wege (de la phy- sique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la perfection de l'être premier, assez exactement déterminé pour que nous le considérions comme adéquat au con- cept de la divinité (car il n'y a rien à obtenir ici de la métaphysique dans sa partie transcendantale). Si je tente maintenant de rapprocher ce concept de
254 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
l'objet de la raison pratique, je trouve que le principe fondamental {Grundsatz) moral l'admet comme pos- sible, seulement sous la supposition d'un auteur du monde possédant la perfection suprême \ Il doit être omniscient pour connaître ma conduite et jusqu'à mon intention la plus secrète dans tous les cas possibles et dans tout le temps à venir (m aile ZukunftJ-, tout- puissantf pour attribuer à ma conduite des conséquences appropriées, et de même présent partout, éternel, etc. Par conséquent la loi morale, par le concept du souve- rain bien comme objet d'une raison pure pratique, détermine le concept de l'être premier comme être su- prême, ce que la méthode (Gang) physique (et en re- montant plus haut, la méthode métaphysique), par conséquent toute la méthode spéculative de la raison ne pouvait produire. Donc le concept de Dieu est un concept qui n'appartient pas originairement à la phy- sique, c'est-à-dire à la raison spéculative, mais à la morale, et on peut dire la même chose des autres concepts de la raison dont nous avons traité précé- demment comme de postulats de la raison dans son usage pratique.
Si dans l'histoire de la philosophie grecque, on ne rencontre, en dehors à.'Ana.vayore, aucune trace mani- feste d'une théologie rationnelle pure, il ne faut pas
* Nous traduisons littéralement ihn nur a's mGglich, unter Voraus- setzung, eines Welturhebers . . . zulasse. Uorn dit eum deprehendo per principium morale concedi quidem ut possibilem, posilo mundi aucfore qui summa gaudeat perfeclione ; Abbot, admits as possible onl .■ the conception of an Author of the world possessed of the highest perfection ,• liarni s'écarte encore plus du texte en disant, ne m'en laisse admettre d'autre que celui d'un auteur du monde doué d'une souveraine perfection. (F. P).
ON
PX flE
ETC.
255
I
256 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
mais plutôt seulement l'éclat d'une prétendue décou- verte de la raison théorique ^
Par ces observations, le lecteur de la Critique de la raison pîire spéculative verra d'une manière parfaite- ment convaincante combien était nécessaire cette pé- nible déduction des catégories, combien elle était utile pour la théologie et la morale. Car par là seulement on peut éviter, si on les place dans l'entendement pur, de les tenir avec Platon, pour innées, et de fonder là-dessus des prétentions transcendantes à des théories du supra-sensible, dont on n'aperçoit pas la fin, mais par lesquelles on fait de la théologie une lanterne magique de conceptions fantastiques; si on les consi- dère comme acquises, on peut éviter d'en limiter, avec Epicure, l'usage général et particulier (a//ewMnt/ jeden Gebranch), même au point de vue pratique, sim- plement à des objets et à des principes sensibles de détermination. Maintenant, après que la Critique a prouvé dans cette déduction, d'abord qu'elles ne sont pas d'origine empirique, mais qu'elles ont à priori leur siège et leur source dans l'entendement pur, en second lieu aussi que, comme elles sont rapportées à des objets en généraly indépendamment de l'intuition de ces
' Le texto donne das GeprUnge mit vermeinter theoretischer Vernunft- einsichl; Born dit pompam ostentaiioncmque ex opinata perspicienlia ralionali theoretica; Barni, Védal d'une apparente connaissance ration- nelle théorique ; Abbot, a schow with a supposed discovery of theoretical reason. Nous sommes resté aussi près du texte que possible. (F. P.)
ASSENTIMENT VENANT D'HN BESOIN DE LA RAISON PURE 257
objets, elles ne produisent sans doute que dans l'appli- cation à des objets em}firiques une connaissance théo- rique , mais que cependant aussi appliquées à un objet donné par la raison pure pratique, elles servent à une conception déterminée du supra- sensible (%um bes- timmten Denken des Uebersinnliehen) , en tant seulement que cette conception est déterminée simplement par des prédicats qui ont nécessairement rapport au but pur pratique donné à priori et à la possibilité de ce but. La limitation spéculative de la raison pure et son exten- sion pratique la conduisent en définitive au rapport d'égalité, dans lequel la raison en général peut être employée conformément à des fins [zwechnassig) , et cet exemple prouve mieux qu'aucun autre que le che- min vers la sagesse, pour être assuré, pour ne pas être impraticable ou nous égarer {gesichertundnichtungang' bar oder irreleitend), doit inévitablement passer, chez nous autres hommes, par la science, mais qu'on peut se convaincre que la science conduit à ce but, seule- ment après qu'elle est achevée.
VIII
DE l'assentiment ' VENANT d'uN BESOIN DE LA RAISON PURE.
Un besoin de la raison pure dans sou usage spécu- latif ne conduit qu'à des hîjpothèses, le besoin de la rai- son pure pratique conduit à des postulais. Car, dans le
' Fiirvahrhalten ; Born dit de assensu ; Barni, de l'espèce d'adhésion Abbot, of Bdief. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais, prat, 17
258 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
premier cas, je m'élève du dérivé aussi hâuique je le veux dans la série des principes {Grûnde) et j'ai besoin d'un premier principe {Urgrimdes)^ non pour donner à ce dérivé (par exemple à la liaison causale des choses et des changements dans le monde) de la réalité objective, mais seulement pour satisfaire complètement ma rai- son dans ses recherches sur ce sujet. Ainsi, je vois devant moi de Tordre et de la finalité dans la nature et je n'ai pas besoin d'avoir recours à la spéculation pour m'assurer de la réalité de l'un et de l'autre, mais j'ai besoin seulement, pour les expliquer, de supposer une divinité comme leur cause; et comme la conclusion qui va d'un effet à une cause déterminée, et surtout à une cause déterminée aussi exactement et aussi complète- ment que celle que nous avons à concevoir en Dieu, est toujours, incertaine et douteuse, une telle supposi- tion ne peut jamais être portée à un plus haut degré de certitude que ce qui est, pour nous autres hommes, l'opinion la plus raisonnable {allervernilnftixjsten Mei- nung*). Au contraire, un besoin de la raison pure pra-
* Mais nous ne pourrions pas même ici prétexter un besoin de la raison, si nous n'avions pas devant les yeux un concept probléma- tique, mais cependant inévitable {unvermeidlichsr) de la raison, à savoir celui d'un être absolument nécessaire. Or ce concept veut être délei'miné, et c'est là, si l'on y ajoute la tendance à l'extension, le fondement {Grund) objectif d'un besoin de la raison spéculative, c'est-à-dire d'un besoin de déterminer d'une façon plus précise (nfJ/ier)le concept d'un être nécessaire, qui doit servir de premier prin- cipe (Urgrund) aux autres êtres, et ainsi de faire connaître en quelque f&çon cet être nécessaire ♦. fans ces problèmes antérieurs et néces- saires, il n'y a pas de besoin, au moins de la raison pure : tous les autres sont des besoins du penchant.
* Le texte de 1788 donne dièses ; Abbot lit dièse avec celui de 1791, et fait rap- porter le mol h. andern Wesen; il faudrait, en ce C3is, tnàmre en que '.que façon eeê ttutrts êtres. (F. P,)
ASSENTIMENT VENANT d'uN BESOIN DE LA RAISON PURE 259
tique est fondé sur un devoir, celui de prendre quelque chose (le souverain bien) comme objet de ma volonté pour travailler de toutes mes forces à le réaliser {es...zu befôrdern); dans ce cas, je suis obligé {muss) de sup- poser la possibilité de cet objet, partant aussi les con- ditions nécessaires à cette possibilité, c'est-à-dire Dieu, la liberté et l'immortalité, parce que je ne puis les prouver par ma raison spéculative, quoique je ne puisse pas plus les réfuter. Ce devoir se fonde sur une loi entièrement indépendante de ces dernières suppo- sitions, apodictiquement certaine par elle-même, c'est- à-dire sur la loi morale, et il n'a pas besoin, en ce sens (so far), d'un appui venant d'un autre côlé, de l'opinion théorique sur la nature intérieure des choses, le but secret de l'ordre du monde, ou d'un modérateur qui le gouverne, pour nous obliger, aussi complètement que possible, à des actions incondition- nellement conformes à la loi. Mais l'effet subjectif de cette loi, c'est-à-dire Vintention conforme à cette loi et rcnduenécessairepar elle de travailler à réaliser le sou- verain bien pratiquementpossible, suppose au moins que ce dernier est possible, sinon il serait pratiquement im- possible de poursuivre l'objet d'un concept qui serait au fond vide et sans objet. Or, les postulats indiqués précé- demment concernent seulement les conditions physi- ques ou métaphysiques, en un mot, les conditions rési- dant (t/e^é;7ic?en)danslanaturedes choses, de la possibilité du souverain bien, non en vue d'un but (^ts?c/if) spécula- tif arbitraire, maisenvued'unefin {Zivecks) pratiquement nécessaire delà volontérationnelle pure, qui ici ne choisit
260 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pas, mais obéit à un commandement inflexible de la raison , qui objectivement a son fondement dans la nature des choses, en tant qu*elles doivent être jugées universellement par la raison pure et ne se fonde pas sur \e penchant qui, relativement à ce que nous souhai tons par des raisons {Gi'unden) simplement subjectives n*est nullement autorisé à admettre comme possibles les moyens de l'acquérir ou comme réel l'objet lui- même. C'est donc là un besoin absolument nécessaire [ein Beclïirfniss in schlechterdings nothwendiger Absicht) et le supposer (seine Vorausselzung) est une chose justi- fiée, non seulement comme une hypothèse permise, mais comme un postulat au pointde vue pratique ; et en admettant que la loi morale pure oblige inflexiblement chacun comme un commandement (non comme une règle de prudence), l'honnête homme peut bien dire : j^ veux qu'il y ait un Dieu, que mon existence dans ce monde soit encore, en dehors delaconnexion naturelle, une existence dans un monde pur de l'entendement \ enfin que ma durée soit infinie; je m'attache ferme- ment à cela et je ne me laisse pas enlever ces croyances, car c'est le seul cas où mon intérêt, parce que je ne puis {darfj en rien abandonner, détermine inévitable- ment mon jugement sans faire attention aux subtilités,
' Il y a dans le texte mein Dasein in dieser Well, auch ausser der Naturverkniipfung, noch ein Dasein in einer reinen V&rstandeswelt ; Born donne «ieamgue inhocmundo existentiam, etiam prœler nexum naturœ, existmtiam in mundo puro intelligibili; kïÂ)ol, an existence outside the vhain ofphysical causes^ and in a pure world of the under standing-, Barni nous semble traduire peu exactement par :çue mon existence en ce monde soit encore, outre son rapport avec la nature, une existence dans le iiui;ii}a purement intelligible. (F. P.)
ASSENTBIENT VENAÎîT D'UN BESOIN DE LA RAISON PURE 261
quoique je sois fort peu en état d'y répondre ou de leur en opposer de plus spécieuses *.
*
Pour éviter tout malentendu dans l'usage d'un concept encore aussi inusité que celui d'une croyance de la raison pure pratique, qu'il me soit permis encore d'ajouter une remarque. — Il semblerait presque que cette croyance rationnelle est annoncée ici comme un commandement, celui d'admettre le souverain bien comme possible. Mais une croyance qui est ordonnée est un non sen&(Unding). Qu'on se souvienne de l'ana- lyse précédemment faite des éléments qui doivent être
* Dans le deulschen Muséum de février 1787, il y a une Dissertation l'un esprit très fin et très lucide, de feu Wizenmann dont la mort pré- maturée est regrettable, dans laquelle il conteste le droit de con- clure d'un besoin à la réalité objective de l'objet de ce besoin et explique sa pensée par l'exemple d'un amoureux qui, se complaisant follement dans l'idée d'une beauté qui est simplement une chimère de son propre cerveau, voudrait conclura qu'un tel objet existe réellement en quelque endroit. Je lui donne complètement raison dans tous les cas où le besoin est fondé sur le penchant; car le penchant ne peut jamais postuler nécessairement pour celui qui en est affecté l'exis- tence de son objet, encore moins est-il de nature à s'imposer à chacun (viehceniger einefiir Jedermann giUtige Forderung mlhaltj et c'est pour- quoi il est un principe simplement subjectif du désir. Mais il s'agit ici d'un besoin roUonnd dérivant d'un principe o6jec<»/de détermination de la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, qui oblige nécessairement tout être raisonnable, par conséquent l'autorise à supposer à priori dans la nature des conditions qui y sont appropriées et qui rend ces conditions inséparables de l'usage pratique complet de la raison. C'est un devoir de réaliser le plus que nous pouvons, le souverain bien, par conséquent le souverain bien doit être possible, partant il est inévi- table aussi pour tout être raisonnable dans le monde de supposer ce qui est nécessaire à la possibilité objective du souverain bien. Cette supposition est aussi nécessaire que la loi morale, relativement à laquelle seule elle a de la valeur.
262 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
supposés dans le concept du souverain bien, et Ton verra qu'il ne peut pas [durfe] nous être ordonné d'ad- mettre cette possibilité, qu'il n'y a pas d'intentions pratiques qui exigent qu'on l'admette, mais que la raison spéculative doit l'accorder, sans qu'on le lui demande ; car personne ne peut vouloir soutenir qu'il est impossible en soi que les êtres raisonnables dans le monde jouissent de la quantité de bonheur dont ils se rendent dignes en conformant leur conduite à la loi morale. Or, relativement au premier élément du sou- verain bien, c'est-à-dire à ce qui concerne la moralité, la loi moralenous donne simplement un commandement y et mettre en doute la possibilité de cet élément {Bes- tandstûcks) serait la même chose que mett-re en doute la loi morale elle-même. Mais quant au second élément de cet objets c'est-à-dire en ce qui coîicerne l'exacte proportion du bonheur et de la valeur acquise par une conduite conforme à la loi morale^ il n'y a pas besoin sans doute d'un commandement pour en admettre la possibilité en général, car la raison théorique n'a rien elle-même à y objecter : seulement la manière dont nous devons concevoir cette harmonie des lois de la nature avec celles de la liberté a en soi une chose relativement à laquelle un choix nous incombe, parce que la raison théorique ne décide rien à ce sujet avec une certitude apodictique et que relativement à la raison théorique {in Ansehung dieser) il peut y avoir un intérêt moral qui fasse pencher la balance {den Aus- scJilag yiebt).
J'ai dit plus haut que, dans le simple cours de la
ASSENTIMENT VENANT D'UN BESOIN DE LA RAISON PURE 263
nature dans le monde, il ne faut ni attendre ni tenir pour impossible le bonheur exactement proportionné à la valeur morale et que^ par conséquent, on ne peut, de ce côté, admettre la possibilité du souverain bien qu'en supposant un auteur moral du monde. Je me suis, de propos délibéré, abstenu de restreindre ce jugement aux conditions subjectives de notre raison, pour faire usage de cette restriction seulement lorsque le mode d'assentiment {Art ihres Fiirwahrhaltens) serait plus exactement déterminé. En fait, celle impossibilité est simplement subjectivôf c'est-à-dire que notre raison trouve impossible pour elle de concevoir (begreiflich zu machen), d'après le simple cours de la nature, une connexion si exactement proportionnée et si parfaite- ment appropriée à une fin, entre deux séries d'événe- ments qui se produisent dans le monde d'après des lois si différentes ; quoiqu'elle ne puisse, comme dans toute autre chose qui dans la nature est conforme à une fin, prouver non plus Timpossibilité de cette connexion d'après des lois universelles de la nature, c'est-à-dire la montrer suffisamment par des raisons objectives.
Mais maintenant un principe de décision ' d'une autre espèce entre en jeu pour faire pencher la balance dans cette incertitude de la raison spéculative. Le commandement de réaliser {%u befôrdem) le souverain bien est fondé objectivement (dans la raison pratique), et la possibilité du souverain bien en général est aussi
' Enlscheidtmpsgrund ; Born traduit par aiia ralio decidendi; Barni, par un motif; Abbot, par a deciding principle ; nous suivons le texte »1 aussi prés que possible. (P. P.)
264 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
fondée objectivement (dans la raison théorique qui n'a rien à y objecter). Seulenient la raison ne peut décider obj ectivement de qu ell e manière nous devons nou s repré- senter cette possibilité, si c'est d'après des lois univer- selles de la nature sans un sage auteur qui y préside ou uniquement en supposant un tel auteur. Or ici se présente une condition subjective de la raison, la seule manière théoriquement possible pour elle de se repré- senter l'harmonie exacte du royaume de la nature et du royaume des mœurs comme condition de la possibi- lité du souverain bien, et c'est en même temps la seule manière avantageuse uniquement pour la moralité (qui dépend d'une loi objective de la raison). Puisque la réalisation du souverain bien et par conséquent la sup- position de sa possibilité est objectivement (mais seu- lement comme conséquence de la raison pratique) nécessaire, mais qu'en même temps la manière dont nous voulons concevoir le souverain bien comme pos- sible, dépend de notre propre choix et qu'un libre intérêtde la raison pure pratique nous décide à admettre un sage auteur du monde, le principe qui détermine en cela notre jugement est sans doute subjectif comme besoin, mais en même temps aussi comme moyen de réaliser ce qui est objectivement (pratiquement) néces- saire, il est le fondement d'une maxime de la croyance {Fiirwahrhaltens) au point de vue moral, c'est-à-dire d'une croyance purepratique de laraison. Cette croyance n'est donc pas commandée, mais elle dérive de l'in- tention morale même comme une libre détermination de noire jugement, utile au point de vue moral (qui
RAPPOBT DES FACULT:':S A LA DESTINATION PRATIQUE 265
nous est ordonné) s'accordant en outre avec le besoin théorique de notre raison pour admettre l'existence de ce sage auteur du monde et la prendre pour fondement de l'usage de la raison ; par conséquent elle peut par- fais chanceler même chez ceux qui sont bien inten- tionnés, mais elle ne peut jamais être changée en incrédulité {Unglauben),
rx
Du RAPPORT SAGEMENT PROPORTIONNE DES FACULTES DE CONNAITRE DE l'hOMSIE A SA DESTINATION PRATIQUE.
Si la nature humaine est destinée à tendre au sou- verain bien, nous devons admettre aussi que la mesure de ses facultés de connaître et particulièrement la rela- tion de ces facultés les unes avec les autres, est appro- priée à ce but. Or la Critique de la raison pure spécula- tive prouve l'extrême insuffisance de cette faculté pour résoudre conformément à ce but les plus importants problèmes qui lui sont proposés, quoiqu'elle ne mécon- naisse pas les indications (Winke) naturelles et non méprisables de cette raison elle-même, ni les grands progrès que peut faire cette faculté pour se rapprocher du but élevé qui lui est proposé, sans cependant l'at- teindre jamais par elle-même, même avec le secours d'une connaissance très grande de la nature. La nature paraît donc ici nous avoir traités seulement à la façon 'une marâtre, en nous fournissant une faculté néces- saire à notre but.
266 DIALECTIQUE DE LA RAISON PtlRE PRATIQUE
Supposez maintenant qu'elle se soit conformée en cela à notre souhait et qu'elle nous ait donné en par- tage celte capacité de pénétration {Einsichtsfàhigkeit) ou ces lumières {ErJenchtung) que nous voudrions bien posséder ou que quelques-uns sHmaginent réellement avoir en leur possession, quelle en serait la consé- quence selon toute apparence? A moins que notre nature tout entière ne soit en même temps changée, les 'penchantSf qui ont toujours le premier mot, récla- meraient d'abord leur satisfaction et unis avec la ré- flexion rationnelle, la satisfaction la plus grande et la plus durable possible, sous le nom de bonheur; la loi morale parlerait ensuite pour retenir ces penchants dans les limites qui leur conviennent et même pour les soumettre tous ensemble à un but (Zweche) plus élevé, n'ayant rapport à aucun penchant. Mais au lieu de la lutte que l'intention morale a maintenant à soutenir avec les penchants et dans laquelle, après quelques dé- faites, l'âme acquiert cependant peu à peu de la force morale, Dieu eiVéter7iité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux (car ce que nous pouvons complètement prouver est aussi certain pour nous que ce dont nous nous assurons par nos propres yeux). La transgression de la loi serait sans doute évitée, ce qui est ordonné serait accompli ; mais comme Vintention d'après laquelle les actions doivent avoir lieu ne peut être introduite en nous (eingeflôsst) par aucun commandement, et qu'ici l'aiguillon de l'acti- vité est toujours sous la main (bei Hand) et extérieur; que, par conséquent, la raison n'a pas besoin de faire
RAPPORT DES FACULTÉS A LA DESTINATION PRATIQUE 2G7
d'abord des efforts {sich nicht allererst empor arbeiten darf) pour rassembler ses forces afin de résister aux penchantj; par une représentation vivante de la dignité de la loi, la plupart des actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, quelques-unes seule- mant par l'espérance et aucune par devoir, et la valeur morale des actions, sur laquelle seule repose la valeur de la personne et même celle du monde aux yeux de la suprême sagesse^ n'existerait plus. La conduite des hommes, aussi longtemps que leur nature demeure ce qu'elle est actuellement, serait donc changée en un sim- ple mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes, tout ^esiicwiemû bien, mais où cependant on ne rencontre- rait aucune vie dans les figures. Or, comme il en est tout autrement pour nous,comme par tous les efforts de notre raison, nous n'avons de l'avenir qu'une perspective (Aus- sicht) fortobscure et incertaine, commele Gouverneurdu monde {Weltregierer) nous laisse seulement conjecturer ei non dL^evcewoiv [erblicken) on prouver clairement son existence et sa majesté, comme au contraire la loi mo- rale qui est en nous, sans nous promettre ou nous faire craindre quelque chose avec certitude (phne uns etwas mit Sicherheit zu vevheissen oder %u drohen), réclame de nous un respect désintéressé, tout en nous offrant d'ailleurs, lorsque ce respect est devenu actif et domi- nant, pour la première fois et seulement par ce moyen [allererst alsdann und nur dadurchj, des perspectives dans le royaume du supra-sensible, mais seulement encore assez voilées {mit schwachen Blieken)^ il peut y avoir place pour une intention véritablement morale,
268 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ayant immédiatement la loi pour objet, et la créature raisonnable peut devenir digne de participer au souve- rain bien qui correspond à la valeur morale de sa per- sonne et non simplement à ses actions. Donc, ce que nous enseigne suffisamment d'ailleurs l'étude de la nature et de l'homme, pourrait bien encore ici être exact : la sagesse impénétrable par laquelle nous exis- tons, n'est pas moins digne de vénération pour ce qu'elle nous a refusé que pour ce qu'elle nous a donné en partage.
DEUXIÈME PARTIE
DB
LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
MÉTHODOLOGIE
DE
LA RAISON PURE PRATIQUE
Par méthodologie de la raison pure pratiqîiej on ne peut pas entendre le mode (aussi bien dans la réflexion que dans la discussion) de procéder avec des principes purs pratiques en vue d'une connaissance scientifique de ces principes, ou ce qu'on appelle ailleurs dans la philosophie théoriquej proprement une méthode (car la connaissance populaire a besoin d'une manière, la science, d'une méthode^ c'est-à-dire d'un ensemble de procédés reposant sur des principes de la raison, par lesquels seulement les éléments divers d'une connais- sance peuvent devenir un système]. On entend au con- traire par cette méthodologie le mode dans lequel on peut donner aux lois de la raison pure pratique un accès dans l'esprit humain, de Vinfluence sur les maximes de cet esprit, c'est-à-dire rendre la raison subjectivement pratique.
Or, il est clair que ces principes déterminants de la volonté, qui seuls rendent les maximes proprement morales et leur donnent une valeur morale, à savoir la représentation immédiate de la loi et l'observation
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objectivement nécessaire de cette loi comme devoir, doivent être représentés comnieles mobiles propres des actiong ; parce que, sans cela, on produirait bien la léga- lité (Legalitdt) des actions, mais non la moralité (Moru- litàt) des intentions. Mais il n'est pas aussi clair, il doit même paraître à chacun tout à fait invraisembla- ble, à première vue, que même subjectivement, cette représentation {Darstellung) de la vertu pure puisse avoir plus de force sur l'âme humaine et lui fournir un mobile beaucoup plus puissant même pour opérer cette légalité des actions et produire de plus énergi- ques résolutions de préférer la loi, par respect pour elle, à toute autre considération, que toutes les sé- ductions décevantes (Anlockungen aus Vorspiegelungen) du plaisir, et en général de tout ce qui appartient au bonheur, ou même que toutes les menaces de la dou- leur {Schmerz) et du mal [Uebeln). Cependant il en est réellement ainsi , et si la nature humaine n'était pas ainsi constituée, jamais aucun mode de représen- tation de la loi par des ambages [Umschiveife) et par des moyens de recommandation {empfehlende) ne pro- duirait la moralité de l'intention. Tout serait pure hypocrisie, la loi serait haïe ou même tout à fait mé- prisée, tandis qu'elle serait suivie cependant en vue de l'avantage personnel. On trouverait la lettre de la loi (la légalité) dans nos actions, on n'en trouverait pas l'esprit dans nos intentions (la moralité) et comme avec tous nos efforts, nous ne pouvons cependant, dans notre jugement, nous dég-ager totalement de la raison, nous devrions paraître inévitablement à nos propres
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yeux comme des hommes sans valeur, abjects, bien que nous essayions de nous dédommager de cette humi- liation devant le tribunal intérieur, par ce fait que nous jouissons des plaisirs qu'une loi naturelle ou divine ac- ceptée parnous, aurait attachés, selon notre opinion, à un mécanisme de sa ^^oMce {M as chinenwesen ihrerPolizei) , qui se règle simplementd'aprèscequ'onfait, sans se sou- cier des principesdéterminants d'après lesquelsonlefait. Sans doute, on ne peut nier que pour faire entrer un esprit (Gemûthe) ou encore inculte ou même cor- rompu, dans la voie du bien moral, on n'ait besoin de quelques instructions préparatoires pour l'attirer par son avantage personnel ou l'effrayer par la crainte de quelque dommage ; mais aussitôt que ce méca- nisme, que cette lisière [Gàngelband] a fait quelque effet, il faut présenter à Tàme le principe moral pur de détermination, car non seulement ce principe est le seul qui puisse fonder un caractère (une manière de penser pratique, conséquente, reposant sur des maximes immuables), mais encore il nous enseigne à sentir notre dignité personnelle, donne à l'âme {Gemûthe) une force qu'elle n'espérait pas elle-même {ihm selbst uner- wartelé) pour s'affranchir de toute dépendance sen- sible en tant qu'elle veut devenir dominante, et pour trouver dans Tindépendance de sa nature intelligible et dans la grandeur d'âme à laquelle elle se voit desti- née, une riche compensation pour les sacrifices qu'elie fait. Nous allons donc prouver, par des observations que chacun peut faire, que cette propriété de notre esprit {Gemiiths), cette capacité à recevoir un intérêt pur KANT, Cr. de la rais. prat. 18
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moral et par conséquent la force motrice de la pure représentation delà vertu, si elle est convenablement présentée au cœur humain, forme le mobile le plus puissant et, s'il s'agit de la durée et de la ponctualité dans l'observation des maximes morales, le seul mobile d'une bonne conduite (zum Guten). Cependant il faut rappeler ici, en même temps, que si ces observations prouvent seulement la réalité d'un tel sentiment et non une amélioration morale produite par là, cela ne porte en rien préjudice à la seule méthode qui consiste à rendre subjectivement pratiques, par la simple représen- tation pure du devoir^ les lois objectivement pratiques de la raison pure, cela ne prouve en aucune façon que cette méthode soit une vaine fantaisie. En effet, comme elle n'a jamais été mise en pratique, l'expérience ne peut rien dire encore de son résultat. Mais on peut réclamer des preuves en ce qui concerne le pouvoir de subir l'influence de tels mobiles. Ce sont ces preuves que maintenant je veux présenter brièvement; ensuite j'esquisserai en peu de mots la méthode à suivre pour fonder et cultiver les véritables intentions morales.
Si l'on fait attention au cours de la conversation dans des sociétés mêlées qui ne se composent pas sim- plement de savants et de raisonneurs subtils (Ver- nûnftlern)y mais aussi d'hommes d'affaires et de femmes, on remarque qu'en dehors de lanecdote et de la plaisanterie, il y a encore un autre genre d'entretien qui y trouve sa place, à savoir le raisonnement', car
* Nous traduisons comme Barnî le mot Rdsonniren ; Abbot donne
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Tanecdote qui doit comporter la nouveauté et avec elle l'intérêt, est bientôt épuisée et la plaisanterie perd aisé- ment sa saveur. Or il n'y a aucun raisonnement {Ràsonniren) qui intéresse plus les personnes, ennuyées rapidement d'ailleurs par toute discussion subtile {Vernûnfteln), et qui produise plus d'animation dans la société que celui qui porte sut \d. va leur morale de telle ou telle action et par lequel (dadurch) le caractère d'une personne quelconque doit être constitué. Ceux pour qui d'ailleurs tout ce qui est subtil et raffiné {Gru- blerische) dans les questions théoriques est sec et rebutant, prennent bientôt part à la conversation quand il s'agit de déterminer l'importance {Gehalt) d'une action botine ou mauvaise que l'on raconte et ils mon- trent, pour chercher tout ce qui pourrait diminuer la pureté de l'intention {Absicht)^ partant le degré de vertu de cette action ou même qui pourrait seulement la rendre suspecte, une exactitude, un raffinement, une subtilité qu'on n'attendait pas d'eux à propos d'un objet de spéculation. On peut même souvent, dans ces juge- ments, voir transpercer le caractère des personnes qui jugent elles-mêmes les autres; quelques-unes parais- sent, en exerçant leur fonction de juges, et spéciale- ment sur les morts, disposées de préférence à défendre le bien que l'on dit de telle ou telle action de ces per- sonnes contre toutes les insinuations qui tendent à porter atteinte à la pureté de l'intention (krànkenden Eimviirfe der Unlauterkeit) et finissent par défendre
argument ; Born opinatio disserendique ratio, ce qui est beaucoup pluiB précis. (F. P.)
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toute la valeur morale de la personne contre le reproche de dissimulation et de méchanceté [Bôsartigkeit) cachée. D'autres, au contraire, paraissent plus disposées à atta- quer cette valeur morale, en cherchant des motifs d'ac- cusation et des fautes. Cependant il ne faut pas toujours attribuer à ces derniers le dessein de vouloir écarter complètement par leur raisonnement subtil [ganzlieh wegvernunfteln), la vertu de toutes les actions des hommes qu'on peut citer comme exemples, pour n'en plus faire par là qu'un vain nom ; souvent, au contraire, c'est uniquement par une sévérité bien intentionnée dans l'appréciation de la véritable valeur morale des actions d'après une loi qui n'admet point de compromis {unnachaiçhtlichen), qui, prise pour terme de compa- raison, à la place d'exemples, abaisse beaucoup la pré- somption dans les choses morales et n'enseigne pas simplement la modestie, mais la fait sentir à tout homme qui s'examine lui-même avec sévérité. On peut néanmoins observer le plus souvent que les défenseurs de la pureté de l'intention dans des exemples donnés, cherchent partout où il y a présomption en faveur de la probité [Rechtscliaffenheit) à écarter la moindre souillure du principe de détermination, parce qu'ils craignent, qu'en rejetant tous les exemi)les comme faux, en niant la pureté de toute vertu humaine, on n'en vienne enfin à regarder la vertu comme un simple fan- tôme, et ainsi à mépriser tout effort tenté pour la réa- liser comme une vaine affectation et une présomption mensongère.
Je ne sais pourquoi les éducateurs de la jeunesse
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n'ont pas depuis longtemps déjà fait usage de cette ten- dance qu'a la raison d'entrer avec plaisir dans l'examen le plus subtil des questions pratiques qu'on lui pro- pose, et pourquoi, après avoir pris pour fondement un catéchisme simplement moral, ils n'ont pas fouillé les biographies des tempsancienset modernes_, afin d'avoir sous la main des exemples pour les devoirs qui y sont proposés et d'exercer, par ces exemples, surtout par la comparaison d'actions semblables faites dans des cir- constances diverses, le jugement de leurs élèves, qui apprendraient à en discerner le plus ou moins d'im- portance morale. C'est une chose dans laquelle même la première jeunesse {friihe Jugend), qui n'est pas encore mûre d'ailleurs pour toute spéculation (aller Spécula- tion) *, devient bientôt très perspicace et à laquelle elle ne se trouve pas peu intéressée, parce qu'elle y sentie progrès de son jugement; et ce qu'il y a de plus impor- tant, ils peuvent espérer avec confiance que l'exercice fréquemment répété ^ par lequel on connaît la benne conduite dans toute sa pureté, on y donne son appro- bation, ou on remarque au contraire avec regret ou avec mépris tout ce qui s*en écarte le moins du monde, quoiqu'il n'y ait là sans doute qu'un jeu du jugement dans lequel les enfants peuvent rivaliser entre eux, lais- sera cependant en eux une impression durable d'estime d'un côté et d'aversion de l'autre, qui par lasimplehabi-
* Il n'y a aucune raison pour traduire avec Barni pour adctwb espèce de spéculation. (F. P.)
2 Le texte porte Oflere Uebung; Born donne eoecercitatione crebriore; Abbot, the fréquent practice ; Barni dit l'habitude et ne traduit plus ensuite le Gewohnheit qui se trouve quelques lignes plus bas. (F. P.)
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lu de {Geiuohnheit) de regarder de telles actions comme dignes d'approbation on de blâme, formerait une bonne fondation pour l'honnêteté dans le cours futur de la vie. Je souhaite seulement qu'on leur épargne ces exemples d'actions dites nobles (d'un mérite transcendant = ûber- verdienstlicher) dont nos écrits sentimentaux {empfmd- samen) sont trop prodigues, et qu'on rapporte tout(o//es) simplement au devoir et à la valeur qu'un homme peut et doit s'attribuera ses propres yeux par la conscience de ne point l'avoir transgressé, parce que ce qui n'a- boutit qu'à de vains désirs et à de vaines aspirations vers une perfection inaccessible ne produit que des héros de romans, qui trop fiers [sich viel %u Gute thun) de leur sentiment pour la grandeur transcendante, (uberschwenglich-Grosse) s'affranchissent de la pratique des devoirs communs et courants de la vie, qui ne leur paraissent alors que petits et insignifiants [nur unbedeutend klein) *.
Mais si Ton demande quelle est donc à proprement parler la pure moralité qui doit, comme une pierre de
* Il est fort utile de louer des actions où brillent une intention grande, désintéressée, sympathique et un sentiment d'humanité. Mais il faut moins attirer l'attention sur l'élévation de l'âme fSedenerhebung), qui est très fugitive et passagère que sur la soumission du cœur au devoir, dont on peut attendre une impression plus durable parcequ'elle comporte des principes (tandis que l'élévation de l'âme ne comporte que des agitations, Aufwallungen) . Il n'est besoin que de réfléchir un peu pour trouver toujours quelque faute (Schuld) dont on s'est rendu cou- pable par quelque moyen à l'égard du genre humain (ne serait-ce que celle de jouir, par suite de l'inégalité des hommes dans l'organisation civile, de certains avantages en raison desquels d'autres hommes doivent supporter d'autant plus de privations), pour ne pas laisser la représentation fEinbildungJ présomptueuse du mérite expulser la pensée (Gedanken) du de>'oir.
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touche, servir à reconnaître l'importance morale de chaque action, je dois avouer qu'il n'y a que des philo- sophes qui puissent rendre douteuse la solution de cette question ; car, dans la raison commune des hommes elle est, non sans doute par des formules générales et abstraites, mais cependant par l'usage habituel, résolue depuis longtemps comme la distinc- tion de la main droite et de la main gauche. Nous allons d'abord montrer le caractère distinctif {Prû- fungsmerkmal) de la pure vertu dans un exemple, et en nous représentant que cet exemple est proposé au juge- ment d'un enfant de dix ans, nous allons voir si, de lui- même et sans les indications de son maître, cet enfant devrait nécessairement juger ainsi. On raconte l'his- toire d'un honnête homme qu'on veut déterminer à se joindre aux calomniateurs d'une personne innocente mais n'ayant d'ailleurs aucun pouvoir (comme par exemple d'Anne de Boleyn, accusée par Henri VIII, roi d'Angleterre). On lui offre des avantages, c'est-à- dire de riches cadeaux ou un rang élevé, il les refuse. Sa conduite produira simplement de l'assentiment et de l'approbation dans l'âme de l'auditeur, parce que ce n'est que du gain qu'il refuse'. Maintenant on com- mence aie menacer d'une peine^. Parmi ces calomnia- teurs se trouvent ses meilleurs amis qui lui refusent
' Le texte donne weïl es Gewinn ist-, Born dit : propterea quod Ucrum. videtur; Âbbot ne traduit pas; Barni semble faire un contre-sens en disant : car elle peut éire avantageuse. (F. P.)
2 11 y a dans le texte mit Androhungdes Verlusts, que rien absolumenl, n'autorise à traduire comme l3 fait Barni, supposez maintenant qu'on en vienne aux dernières menaces. (F. P.)
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maintenant leur amitié, de proches parents qui le me- nacent (lui qui est sans fortune) de le déshériter, des personnages puissants qui peuvent, en tout lieu et en toute circonstance, le poursuivre et le persécuter, un prince qui le menace de lui faire perdre la liberté et mêmelavie. Enfin, pour mettre lecombleàson malheur {Leidens)y pour lui faire sentir aussi la douleur que peut seul éprouver intérieurement un cœur moralement bon, qu'on représente sa famille, menacée de la dernière misère, le suppliant de céder, qu'on le représente lui- même, comme n'étant pas, quoique honnête, insen- sible au sentiment de la pitié ou à celui de son propre malheur, et danslemomenloùildésire n'avoir jamaisvu lejour qui le soumet à une aussi inexprimable douleur, restant cependant toujours fidèle à son dessein detrehon- nête sans hésiter, sans même avoir un doute ! mon jeune auditeur s'élèvera par degré de la simple appro- bation à l'admiration, de l'admiration à l'étonnement et enfin à la plus grande vénération et à un vif désir de pouvoir être lui-même un tel homme (sans désirer toutefois être dans sa situation). Et pourtant la vertu n'a ici autant de valeur (ist so viel werlh) que parce qu'elle coûte beaucoup et non parce qu'elle rapporte ' quelque chose. Toute l'admiration que nous inspirées caractère et même l'effort que nous pouvons faire pour lui ressembler, repose complètement ici sur la pureté du principe moral, qui ne peut être représentée de manière à sauter aux yeux que si l'on écarte des mobiles de l'ac- tion tout ce que les hommes peuvent regarder comme appartenant au bonheur. Donc la moralité doit avoir
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d'autant plus de puissance sur le cœur humain qu'elle est représentée plus pure. D'où il suit que si la loi morale, l'image de la sainteté et de la vertu doivent exercer en général quelque influence sur notre âme, elles ne le peuvent qu'en tant qu'on la recommande comme un mobile pur, dégagé de toute considération de notre bien-être {Wohlbefinden)^eTSomie\, parce que c'est dans la souffrance [Leiden] qu'elle se montre dans toute son excellence. Or ce dont l'éloignement aug- mente l'effet d'une force motrice doit avoir été un obs- tacle. Par conséquent, tout mélange des mobiles, qui sont tirés du bonheur personnel, est un obstacle à l'in- fluence de la loi morale sur le cœur humain. — J'af- firme en outre que, même dans cette action que l'on admire, si le principe de détermination par lequel elle a eu lieu était la haute estime {Hochschàtzung) pour son devoir *, c'est alors précisément ce respect pour la loi et non une sorte de prétention à la croyance [Meitiung) intérieure d'une grandeur d'âme, ou d'une manière de penser noble et méritoire (edler veràienstlicher) qui a le plus de puissance sur l'âme (Gemiith) du spectateur, que par conséquent c'est le devoir et non le mérite {Verdienst) qui, si on le représente dans la véritable lumière de son inviolabilité, doit avoir sur l'âme, non seulement l'influence la plus déterminée, mais même la plus pénétrante.
A notre époque où Ton croit, avec des sesutiments qui amollissent et gonflent le cœur ou avec des pré-
* Born traduit par hanc eamdem legis observantian ,- Barni par la cot^- Udération du devoir ; Abbot par a high regard for duly. (F. P.)
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tentions ambitieuses et orgueilleuses qui flétrissent le cœur plutôt qu'elles ne le fortifient, agir sur l'esprit (Gemiith) plus fortement que par la représentation sé- vère et pure du devoir qui est plus appropriée à Timper- fection humaine et au progrès dans le bien, il est plus nécessaire que jamais d'appeler l'attention sur cette mé- thode. Proposer pour modèles aux enfants des actions nobles, magnanimes, méritoires, avec l'idée de les in- téresser (einzunehmen) à ces actions en leur inspirant de l'enthousiasme, c'est manquer complètementsonbut(îsi voUends 'zweckwidrig). En effet, comme ils sontencore si éloignés de pratiquer le devoir le plus ordinaire et même de le juger exactement, on en fait par ce moyen de vérita- bles songe-creux (Phantasteii). Mais même chez la partie instruite et expérimentée de l'humanité, ce prétendu mobile, s'il n'est pas nuisible, n'a pas du moins sur le cœur Teffet véritablement moral qu'on voudrait cepen- dant produire par ce moyen.
Touslessenfimewts, spécialementceuxquidoivent(so^ /ew)p^oduire un eiïori (Anstrengung) aussi inaccoutumé, doivent (mûssen) faire leur effet dans le moment même 011 ils sont dans leur véhémence (Heftigkeil) et avant qu'ils ne se refroidissent, sans quoi ils ne produisent rien ; car le cœur revient naturellement à son mouvement [Lebensbewegung) naturel et modéré, et il retombe ainsi dans la tiédeur qui lui était propre auparavant, parce qu'on lui a apporté une chose propre à l'exciter (was es reizte), mais rien qui le fortifiât. Des principes {Grand- sàtze) doivent être fondés sur des concepts, sur toute autre base on ne peut réaliser que des émotions pas-
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sagères * , qui ne peuvent procurer à la personne aucune valeurmoraleni mênae la confiance en soi, sans laquelle ne peut avoir lieu la conscience de la moralité de l'intention et du caractère, c'est-à-dire le souverain bien dans l'homme. Or, ces concepts, s'ils doivent [solleji) devenir subjectivement pratiques, ne sauraient [mûssen nicht), pour les lois objectives de la moralité, s'arrêter à nous les faire admirer et estimer hautement par rapport à l'humanité; mais il faut en considérer la représentation relativement à Thomme et à son individualité ; puisque cette loi apparaît sous une forme il est vrai très respectable, mais non aussi agréable (gefàllicjen) que si elle appartenait à l'élément auquel il est naturellement accoutumé, qu'au con- traire, elle le force souvent à abandonner, non sans abnégation de sa part (ohne Selhstverleugnung) cet élé- ment, et à s'élever à un élément placé plus haut, dans lequel il ne peut se maintenir qu'avec peine et avec la crainte continuelle d'une rechute {Rûckfalls). En un mot, la loi morale exige qu'on lui obéisse par devoir et non par une prédilection {Vorliebe) qu'on ne peut et qu'on ne doit pas du tout supposer.
Nous allons voir maintenant, par un exemple, si dans la représentation d'une action comme noble et jnagnanime, il y a plus de force subjectivement motrice pour un mobile que si elle est réprésentée simplement comme un devoir relativement à la loi sévère (ernste) de la moralité. L'action par laquelle un hommecherche,
' Le texte porte Anwanddungen, Born traduit par cderes motus ; Bami par des mouvements passagers; Abbot par paroofysms. (F. P.)
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au grand péril de sa vie, à sauver des gens du nau- frage et dans laquelle il finit par laisser sa vie , est rapportée sans doute d'un côté au devoir et, d'un autre côté, considérée essentiellement {grôsstentheils) comme méritoire, mais notre estime pour cette action est con- sidérablement diminuée par le concept du devoir envers soi-même, qui semble ici être quelque peu compromis. Plus décisif est le sacrifice magnanime de sa vie au salut de la pairie, et cependant il reste quelque scru- pule à celui qui se demande si c'est un devoir parfait de se sacrifier de soi-même, et sans y être commandé, en vue d'une telle fin, et l'action n'a pas par elle- même la force nécessaire pour nous servir de modèle et nous exciter à l'imiter. Mais s'il s'agit d'un devoir rigoureux (unerlâssliche) dont la violation blesse la loi morale en soi, sans considération du bonheur de Thomme (Menschenwohl) et en foule pour ainsi dire aux pieds la sainteté (on appelle ordinairement les devoirs de cette espèce des devoirs envers Dieu, parce que nous nous représentons en lui l'idéal de la sain- teté en substance), nous donnons alors tout notre res- pect {die allervoUkommenste Hochachtung) à celui qui cherche à l'accomplir en sacrifiant tout ce qui peut avoir quelque valeur pour nos penchants les plus in- times; nous trouvons notre âme fortifiée et élevée par un tel exemple, puisque nous pouvons être con- vaincus par là que la naturr humaine est capable de s'élever, à une si grande hauteur, au-dessus de tous les mobiles que peut lui opposer la nature. Juvénal présente un tel exemple avec une gradation qui fait
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vivement sentir au lecteur la puissance du mobile qui est au fond de la loi pure du devoir en tant que de- voir :
Esto bonus miles, tutor bonus, arbiter idem Integer ; ambiguse si quando citabere testis Incertseque rei, Phalaris licet imperet, ut sis Faisus, et admoto dictet perjuria tauro, Summum çrede nefas animam prgeferre pudori, Et propter vitam vivendi perdere causas.
Si nous pouvons introduire dans notre action un peu de ce que le mérite a de flatteur, le mobile se trouve déjà mélangé, en quelque mesure, avec l'amour de soi, il a,- par conséquent, quelque assistance du côté de la sensibilité. Mais tout subordonner unique- ment à la sainteté du devoir, et avoir conscience qu'on peut le faire, parce que notre propre raison nous en fait un commandement et nous dit qu'on doit le faire, cela s'appelle s'élever pour ainsi dire complètement au-des- sus du monde sensible lui-même, cela est étroitement uni aussi, dans cette même conscience de la loi comme mobile d'un pouvoir dominant la sensibilité, quoiqu'il n'ait pas toujours son effet, mais qui cependant aussi, par un exercice fréquent et par les essais, faibles d'abord , tentés pour en faire usage, donne espoir que cet effet sera réalisé * de manière à produire peu à peu en nous
* Le texte porte und ist in demselben Bewusstsein des Gesetzes auch als Triebfeder eines die Sinnltchkeit beherrschenden Vermôgens unzerlrennlich, tvenn gleichnicht immermit Effecl verbunden, der aberdoch auth, dieôftere Beschaftigung mit dersélben, und die anfangs kleinern Versuche ihres Ge- brauchs, Hofnung zu seincr Bewirkung giebt; Born traduit par »h eadem conscientialegis eliam ut dater facultatis vint sensitivam dominantis arc- tissime etsi haud semper cum efflcacitate conjunctum est, qua tarnen ex frequenliori excercilatione usuque illius initio quidem teniiiter tentaJo vperari licet major effectio, etc. (F. P.)
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le plus grand intérêt^ mais un intérêt moral pur La méthode suit par conséquent la marche suivante. D'abordy il s'agit seulement de faire du jugement d'après des lois morales une espèce d'occupation naturelle accompagnant toutes nos propres actions libres aussi bien que l'observation de celles d'autrui, d'en faire pour ainsi dire une habitude et de le fortifier en de- mandant avant tout si l'action est objectivement con- forme à la loi morale et à quelle loi. On dislingue ainsi l'attention à la loi {Aufmerksamkeit auf Gesetz), qui met simplement en main un principe d'obligation, de la loi qui en fait est obligatoire (leges obligandi ale^ihus obligantibus)^ (comme, par exemple la loi de ce que le besoin = Bediirfniss des hommes exige de moi en oppo- sition avec ce que leur droit réclame, la seconde pres- crivant des devoirs essentiels et la première ne prescri- vant que des devoirs accidentels) ; ainsi on apprend à distinguer les diverses espèces de devoirs, qui se ren- contrent dans la même action. Le second point sur le- quel l'attention doit être dirigée est la question de sa- voir si, en outre (subjectivement), l'action a été faite en vue de la loi morale et si par conséquent, elle n'a pas seulement une rectitude morale, comme fait, mais aussi une valeur morale, comme intention d'après sa maxime. Or il n'est pas douteux que cet exercice et la conscience d'une culture qui en résulte pour notre raison, jugeant simplement des choses pratiques, ne doivent produire peu à peu un certain intérêt même pour la loi de la raison, par conséquent pour les actions moralement bonnes. Car nous finissons par aimer la
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chose qui, lorsque nous la considérons {dessen Betrach- tung), nous fait sentir que l'usage de nos facultés de connaître reçoit de l'extension, et ce résultat se pro- duit spécialement quand nous rencontrons la rectitude morale, parce que c'est seulement dans un tel ordre de choses que la raison peut se trouver bien [gut Hnden) avec la faculté qu'elle a de déterminer à priori, d'après des principes, ce qui doit {soll) être. Un obser- vateur de la nature finit bien par aimer des objets qui d'abord offensaient ses sens, quand il découvre la mer- veilleuse finalité de leur organisation et que sa raison se nourrit ainsi en les considérant. Ainsi Leibnitz repor- tait avec soin et sans lui faire de mal sur la feuille qu'il occupait, un insecte qu'il avait soigneusement consi- déré au miscroscope, parce qu'il s'était trouvé instruit en le voyant et qu'il en avait reçu pour ainsi dire un bienfait.
Mais cette occupation du jugement qui nous fait sentir nos propres facultés de connaître, n'est pas encore l'intérêt qui s'attache aux actions et à leur mo- ralité même. Elle fait seulement qu'on trouve du plaisir à un tel jugement et qu'on donne à la vertu ou à la manière de penser d'après des lois morales *, une forme de beauté que l'on admire, mais que l'on ne recherche pas encore pour cela {laudatur et alget); de même que tout ce dont la considération produit subjec- tivement une conscience de l'harmonie de nos pouvoirs
' Le texte porte oder der Denkungsart nach moralischen Geselzen ; Born met sive animi ingenio morali; Barni ou à l'intention morale, Abbot, or the disposition that conforms to moral laws. Nous traduisons littérale- ment. (F. P.)
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de représentation (Vorstellungskràfte) et nous fait sentir le développement de tout notre pouvoir de connaître (l'entendement et Timagination), procure une satisfac- tion qui peut aussi être communiquée à d'autres, quoique pourtant l'existence de l'objet nous laisse indifférents, parce que cet objet n'est considéré que comme l'occasion de découvrir en nous l'ébaucbe des talents {Anlage der Talente), qui nous élèvent au-dessus de la nature animale. Mais maintenant entre en jeu le second exercice, qui consiste à faire remarquer, dans la peinture vivante de l'intention morale par des exemples, la pureté de la volonté, en la considérant d'abord seule- ment comme la perfection négative de la volonté, en tant que dans une action faite par devoir, aucun mobile pris parmi les penchants n'influe sur elle comme prin- cipe déterminant. Par ce moyen, l'attention de l'élève est fixée sur la conscience de sa liberté et quoique ce renoncement [Entsayung) excite d'abord un sentiment (Empfindung) * de douleur, cependant en arrachant cet élève à la coercition ^ même des vrais besoins, il lui fait voii^ en même temps une délivrance à l'égard de toutes les diverses formes de mécontentement qui ré- sultent pour lui de tous ces besoins, et son âme (Gemùth) devient capable de recevoir par d'autres sources un sentiment de satisfaction. Le cœur est soulagé et délivré d'un poids qui l'oppresse toujours en secret, quand, par des résolutions pures morales dont on lui
* Sur ia traduction de ce mot, voyez n. 2, p. 135. (F. P.)
' Nous traduisons ainsi, comme nous l'avons fait ailleurs, le mot
Zwange. Born emploie ooaoïio; Barni, tyrannie; Abbol, conslraint.
;f. p.)
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présente des exemples, on fait découvrir à l'homme une puissance intérieure qu'il ne connaissait pas bien jusque-là, la liberté intérieure y c'est-à-dire le pouvoir de se débarrasser de l'importunité violente des penchants de telle façon qu'aucun d'eux, pas même celui qui nous est le plus cher, n*ait d'influence sur une détermina- tion pour laquelle nous devons maintenant employer notre raison. Dans un cas où je sais seul que le tort est de mon côté, et bien que le libre aveu de ce tort et l'offre d'une réparation rencontrent une grande oppo- sition dans la vanité, l'intérêt particulier et même dans un mécontentement qui d'ailleurs n'est pas illégitime contre celui dont j'ai lésé le droit, je puis cependant me placer au-dessus de toutes ces hésitations [Bedenk- lichkeiten) et avoir ainsi la conscience d'une indépen- dance à l'égard des penchants et des circonstances, avoir conscience de la possibiiiië de me suffire à moi- même, possibilité qui m'est avantageuse partout (iibe- rall) même à un autre point de vue. Or la loi du devoir, par la valeur positive que l'obéissance à cette loi nous fait sentir, trouve un accès plus facile, grâce à ce respect pour nous-mêmes dans la conscience de notre liberté. Sur ce respect, s'il est bien établi, si l'homme ne craint rien plus que de se trouver, en s'examinant intérieurement lui-même, vil et méprisable à ses propres yeux, peut être greffée toute bonne intention morale, parce que c'est là le meilleur, bien plus, le seul gardien qui puisse empêcher les impulsions honteuses et corruptrices de pénétrer dans l'âme.
Je n'ai voulu ici qu'indiquer les maximes les plus KAKT, Crit. de la rais. prat. 19
290 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
générales de la Méthodologie d'une culture et d'une pratique morales. Gomme là variété des devoirs exige- rait, pour chacune de leurs espèces, encore des défini- tions particulières et donnerait lieu ainsi à un travail étendu, on m'excusera de m'être tenu à ces grandes lignes dans un écrit comme celui-ci, qui n'est qu'un ouvrage préliminaire (Voriibung)»
1
292 CONCLUSION
systèmes_, et en outre à la durée sans limites de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée '. La seconde commence au moi invisible, à ma personnalité et me représente dans un monde qui a une véritable infinité, mais dans lequel seul l'enten- dement peut pénétrer et avec lequel (et par cela même aussi avec tous ces mondes visibles) Je me reconnais lié par une connexion, non plus comme dans la pre- mière, simplement contingente, mais universelle et né- cessaire. Le premier spectacle, d'une multitude innom- brable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon impor- tance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale fLebenskraft) . Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelli- gencCf par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible, autant du moins qu'on peut l'inférer d'après la détermination conforme à une fin (zweckmdssigen) que cette loi donne à mon existence, détermination qui n'est pas limitée aux con- ditions et aux limites de cette vie, mais qui s'étend à l'infini.
Mais l'admiration et le respect peuvent bien nous exciter à la recherche [Nachforschung], ils ne peuvent en tenir lieu. Qu'y a-t-il donc à faire pour entreprendre
' Bami ne traduit pas cette dernière partie de la phrase fdcren Anfang und Forldauer).
CONCLUSION 293
cette recherche d'une manière utile et appropriée à la grandeur de l'objet? Des exemples peuvent ici servir d'avertissement, mais aussi de modèle. La considéra- tion du monde a commencé par le spectacle le plus splendide que les sens de Thomme peuvent nous pré- senter et que puisse embrasser notre entendement dans sa plus grande extension, et elle a fini — par l'astro- logie. La morale a commencé par la plus noble pro- priété de la nature humaine dont le développement et la culture ont en vue une utilité infinie, et elle a abouti — au fanatisme ou à la superstition. Il en est ainsi de tous les essais encore rudimentaires {rohen), dans lesquels la partie principale du travail {Ges- chàftes) dépend de l'usage de la raison, qui ne s'acquiert pas de lui-même, comme celui des pieds, par un exer- cice fréquent, surtout quand il s'agit de propriétés qui ne peuvent être représentées immédiatement ainsi dans l'expérience commune. Mais lorsque, bien que tardivement (s;)af) , la maxime fut venue en honneur (in Schwang) de bien examiner préalablement tous les pas que la raison doit faire et de ne pas la laisser s'avancer autrement que par le sentier d'une méthode auparavant bien déterminée, la manière de juger du système du monde (die Beurtheilung des Welt^ gebàudes)^Tiiune tout autre direction et, avec celle-ci, aboutit en même temps à un résultat sans comparaison plus heureux. La chute d'une pierre, le mouvement d'une fronde, décomposés en leurs éléments et dans les forces qui se manifestent en eux, traités {hear- beitei) mathématiquement, ont amené enfin cette con-
294 CONCLUSION
naissance ' claire et immuable pour tous les temps futurs du système du monde, qu'on peut espérer par une observation progressive d'étendre toujours, qu'on ne peut jamais craindre de voir ramenée en arrière.
Cet exemple peut nous engager à suivre la même voie en traitant des dispositions morales de notre na- ture et il pent nous donner l'espérance d'arriver au même résultat heureux. Nous avons, pour ainsi dire sous la main, les exemples du jugement moral de la raison {der inoralisch-^rtheiJenden Vernunft). En les dé- composant par l'analyse en leurs concepts élémen- taires, et en employant, à défaut de la méthode mathé- matique {in Ermangelung der Mathematik), un procédé analogue à celui de la chimie, pour obtenir la sépara- tion des éléments empiriques et des éléments rationnels qui peuventse trouver en eux, par des essais répétés sur l'entendement ordinaire des hommes, on peut nous faire connaître, avec certitude, purs l'un et l'autre de ces élé- ments et ce que chacun d'eux peut faire séparément : ainsi on empêchera d'une part l'erreur d'un jugement encore fruste (rohen) et inexercé et, d'autre part (ce qui est beaucoup plus nécessaire), ces extravagances géniales {Genieschwiingen) ^ qui , semblables à ce qui se produit pour les adeptes de la pierre philosophale, ont promis (en excluant toute recherche méthodique et toute connaissance de la nature), des trésors imagi- naires et en ont gaspillé de véritables. En un mot, la
• Nous traduisons ici, comme Barni, le mot Einsicht, que Born rend par perspicientia; Abbot par insi0it. Voyez n. 1, p. 219.
2 Born traduit par exlravagationibus ingenii; Barni par ces extrava- gart'Ces ; Abbot par the extravagances ofgenius. (F. P.)
CONCLUSION 295
science (recherchée d'une façon critique et conduite méthodiquement) est la porte étroite qui conduit à la doctrine de la sagesse, si l'on entend par là, non seule- ment ce que l'on doit faire, mais ce qui doit servir de règle aux maîtres pour bien préparer et faire connaître le chemin de la sagesse, que chacun doit suivre, et pour préserver les autres de l'erreur (/rny^^en). La phi- losophie doit toujours demeurer gardienne de cette science, et si le public ne doit pas prendre part aux recherches subtiles qui la concernent, il s'intéresse du moins aux doctrines qui, après une telle préparation {Bearbeitung)^ peuvent enfin lui apparaître dans toute leur clarté.
TIN DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
NOTES PHILOSOPHIQUES
DU TRADUCTEUR
Nous recommandons d'une façon générale, pour l'interprétation du présent ouvrage, la lecture des deux éditions de la Critique de la raison pure, de la Critique du Jugement, des Fondements de la Métaphysique des mœurs, de la Doctrine du droit, de la Doctrine de la vertu, de la Religion dans les limites de la raison; celle des ErlUiiterungen de Kirchmann, de VExamen des Fondements de la Métaphysique des mœiu's et de la Critique de la Raison pratique de Rarni, du Wôrterhuch zum leichteren Gebrauch der kantischen Schriften, de Schmid *. On pourra également consulter Kuno Fischer, Gesch. d. neu. Philosophie, vol. 3: Zeller, Gesch. d. deutsch. Ph. seit Leibnitz ; Ueberweg, vol. 3; Lange, Gesch. des Materialismus (trad.) ; Hartns, die Philosophie seit Kant ; Romundt, die Vollendung des Sokrates, I. Kants Grundelegung zur Reform der Sittenlehre: B. Erdmann, K's Kritik der Urtheilskraft etPro- legomena, K's Kriticismus in der ersten und in der 2ten Auflage der K. der reinen Vernunft; H. Cohen, K's RegrùndungderElhik et Von Kants Einfluss auf die deutsche Kultur ; Noire, die Lehre Kants und der Ursprung der Vernunft; Riehl, Der ph. Kriticis- mus; Paulsen. Versuch einer Entwickelungsgeschichte d. k. Erkenntnisstheorie ; Riiter, Gesch. d. neu. Ph. (trad.); Scho- penhauer. Le monde comme représentation et comme volonté, le Fondement de la morale (trad. Burdeau); Essai sur le libre arbitre (trad. Reinach); Max Mùller, K's Critique of pure reason; W. Walr lace, Kant; Caird, the Philosophy of Kant; Noah Porter, K's Ethics; Adamson, on the Philosophy of Kant; Cantoni, E. Kant vol. 2, Filo-
' Ce dictionnaire, dont sétait déjà servi Degérando (p. XXIX), a été gracieusement mis à notre disposit'on par M. Marion. On peut encore, en s'en servant avec précaution, en tirer profit pour l'étude du kan- tisme.
298 NOTES PHILOSOPHIQUES
sofia practica; Cesca, Storia e dottrina del criticismo; Willm, His- toire de la philosophie allemande depuis Kant; Cousin, la Philo- sophie de Kant; Nolen, la Métaphysique de Leibnitz et la Critique de Kant; Desdouits, la Philosophie de Kant d'après les trois Cri- tiques (expos, de la C, de la R. pratique) ; Renouvier, Es;sais ; Renou- vier et Pillon, Critique philosophique (index); Ribot, Revue philosophique; Boutroux, art. Kant dans la Grande Ency- clopédie; Ruyssen, Kant (collection des grands philosophes) Kantstudien, Philosophische Zeitschrift, hgg. von H. Vaihinger; Brochard, La morale ancienne et la morale moderne, Rev. philos., janvier 1901 ; Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, Alcan. Nous nous bornerons, dans les notes qui suivent, à indiquer les passages qu'il faut rapprocher sur les diverses questions, pour saisir dans son ensemble la pensée de Kant, à rappeler ceux de ses autres ouvrages qui peuvent en faciliter Tintelligence, à faire connaître les discussions auxquelles a donné lieu telle ou telle affirmation et à réunir ce qui peut, dans l'œuvre de Kant, expli- quer ces discussions et en donner la solution la plus probable. Nous voulons rendre la Critique de la Raison pratique aussi intel- ligible qu'elle peut l'être et montrer quelle place elle occupe dans la philosophie de Kant; nous n'avons entrepris ni de la justifier ni de la criti-quer, car nous aurions été conduit à joindre à notre travail un commentaire plus considérable que le texte.
F. P.
Note 1, p. 1, 1. 4, le parallélisme de la raison pratique avec la rai- son spéculative. — Kant entend par la raison, la faculté qui nous fournit les principes de la connaissance à priori; par la raison pure, la faculté qui contient les principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose absolument à priori (Cr. de la R. pure, Barni, I, 63 sqq.). La raison pure, dans l'usage spéculatif, nous conduit à travers le champ des expériences ; comme il n'y a pas pour elle de satisfaction complète à trouver dans ce champ, elle nous mène de là vers des idées spéculatives qui, à leur tour, nous ramènent à l'expérience. La raison pure contient dans un certain usage pratique, c'est-à-dire dans l'usage moral, des principes de la possibilité de l'expérience ; elle lie à notre intérêt suprême la connaissance d'un être premier et unique comme souverain bien^ que, du point de vue spéculatif, elle ne pouvait qu'imaginer et non faire valoir (II, 341, sqq.). — Par rapport aux objets auxquels elle s'applique, elle est théorique [tfieoretisch) relativement aux objets de la faculté de connaître {Erkenntnissvermôgens) et est alors natu-
DTJ TRADTTCTETni 299
relie ou spéculative : naturelle, en tant que ces objets sont donnés par les sens et que la forme de la connaissance est seule déter- minée par la raison ; spéculative, en tant qu'elle a à faire aux choses supra-sensibles et à leurs attributs, dont elle se forme d'abord les concepts, et son usage est, en ce cas, scientifique (philosophique ou mathématique) ou vulgaire. Elle est pratique, en tant qu'elle dé- termine le pouvoir de désirer, et elle devient la volonté, c'est-à- dire un pouvoir de désirer qui est déterminé par la représentation de règles, de lois, de buts. La raison pratique est empiriquement, hypothétiquement, pathologiquement conditionnée, techniquement pra" tique, en tant qu'elle produit des principes matériels, fondés sur l'expérience sensible, qui ne sont par conséquent ni absolument universels, ni apodictiquement pratiques; elle est pure apodictique, moralement pratique, en tant qu'elle produit à priori des principes purs pour le pouvoir de désirer, qu'elle ordonne en un système les désirs qui naissent des penchants sensibles, en tant qu'elle n'est fondée sur aucun sentiment sensible comme sa condition (Schmid, Wôtterbuch z. leichtern Gebrauch der kantischen Schriften, 4te Ausgabe) . — Sur l'affirmation exprimée dans la même pEige, que si la raison est réellement pratique en tant que raison pure, elle prouve sa réalité et celle de ses concepts par le fait même, voyez Fouillée, Critique des Systèmes de morale contemporaiine, Renou^ vier et Pillon, Cr. ph. 188-2-83, II; 1883-84, IL
Note 2, p. 2, 1. 18 ; p. 24, 1. 3 ; p. 46, 1. 24 ; p. 47, 1. 19 ; p. 50, L 4; p. 51, 1. 26; p. 77, 1. 17; p. 79, 1. 17; p. 80, 1. 10 sqq.; p. 117 sqq. ; p. 170, 1. 9 sqq.; p. 190 sqq.; p. 207, 208, 209 sqq. ; p. 240 sqq. Le concept de la liberté, etc. — Il ne faut pas mettre sur la même ligne, comme on peut le voir en rassemblant les divers passages que nous indiquons, les concepts de la liberté, de l'existence de Dieu et de l'immortalité. — Le passage le plus caractéristique pour établir que le concept de la liberté est la clei de voûte de tout l'édifice d'une raison pure et même spéculative, que les postulats de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu sont subordonnés à celui de la liberté, est le premier que nous indiquons. — Sur cette question du rapport des postulats, voyez Renouvier et Pillon, Crit. ph. 1880, I; 1872, I; 1879, II; Nolen, Rev. ph. II, 200 sqq.; Beurier, id. III, p. 195 sqq. ; Bridel, La philosophie de la religion de Kant ; voyez également la note 3. Sur la liberté dans Kant, voyez Renouvier, la Science de la morale, Renouvier et Pillon, Critique philosophique (index) ; Paul Janet, la Morale; Emile Beaussire, les Principes de la morale; Fouillée,
300 NOTES PHILOSOPHIQUES
Critique des systèmes de morale contemporaine ; Secrétan, Philo- sophie de la liberté ; Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction ; Gerhard, Kant's Lehrevon Freiheit; voyez également dans les Ph. Monatshefte (1880), un Essai de Kant sur la liberté, publié en 1788 dans le n« 100 de VAllgemeine Litteraturzeitung, au moment même où paraissait la Critique de la raison pra- tique.
Note 3. p. 5, 1. 20; p. 24, 1. 1 sqq.; p. 70, 1. 26 ; p. 75, l.Tsqq. ; p. 83, 1. 6 sqq. ; p. 86; p. 90 sqq.; p. 161 ; p. 176, 1. 12 sqq. ; p. 186, 1. U; p. 188 sqq. ; p. 194; p. 196, 1. 22; p. 218 sqq.; p 243 sqq. Ici s^explique tout d'abord aussi l'énigme de la cri- tique, etc. — En réunissant et en comparant ces différents pas- sages, on pourra se faire une idée suffisamment exacte du rapport qui existe, d'après la Critique de la raison pratique, entre cet ouvrage et la Critique de laredson pure. — On sait que les opi- nions les plus diverses ont été soutenues à ce sujet : en laissant de côté la critique de Heine, qui n'est qu'une plaisanterie, nous pouvons rappeler l'opinion de Cousin et de l'école éclectique, qui ont toujours vu une contradiction manifeste entre les deux Cri- tiques, de Benno Erdmann qui soutient que la déformation de la pensée kantienne, commencée avec les Prolégomènes, s'achève avec la Critique de la raison pratique, où Kant ne craint pas de présenter la morale et ses principes comme la clef de voûte de tout son édifice philosophique, où cet homme, qui avait usé de la plus merveilleuse puissance d'analyse pour démontrer le néant de tout dogmatisme métaphysique, la vanité de toute monadologie, ramène la vieille ontologie vaincue et mourante par une porte dé- robée, celle de l'impératif catégorique. Au contraire, Jean Paul voit dans l'auteur de la Raison pratique, non seulement une lumière éclatante, mais tout un système de soleils éclatants, Harms soutient que la Critique de la raison pratique est le but véritable de toute la philosophie de Kant. Il n'est pas vrai, dit de son côté M. Renouvier, que Kant ait restauré, dans sa Critique de la raison pratique, les mêmes notions ou existences qu'il avait dé- clarées inabordables à la raison spéculative; il les rétablit sous les mêmes noms, non sous les mêmes rapports; il n'y a aucun fonde- ment à l'accusation banale de contradiction entre les deux Cri- tiques. Le D"" Arnoldt non seulement ne croit pas à une telle contradiction, mais encore il pense que la doctrine de Kant cons- titue le plus solide rempart de la foi religieuse contre les attaques sans cesse renouvelées de l'incrédulité scientifique ou philoso-
DU TRADUCTEUR
301
phique (voyez, dans notre Avant-propos, les jugements aussi divers qui furent portés d'abord sur le kantisme).
Nous essayerons de mettre sous les yeux du lecteur quelques textes qui lui permettront de décider, croyons-nous, qu'il n'y a pas eu un changement essentiel dans la pensée de Kant et que, dès 1780 tout au moins, il poursuivait le but qu'il a atteint en 1788. Nous n'aborderons pas par conséquent la question de savoir s'il y a contradiction entre les doctrines tîes deux Critiques, prises comme traitant exclusivement l'une de la raison pure, l'autre de la raison pratique.
Rappelons d'abord, par les titres et les divisions, le contenu de» deux ouvrages :
CRITIQUE DE LA RilSON PURE
Théorie élémentaire transcendantale.
Première PiRiiE. — Esthétique
TRANSCENDANTALE .
(De l'espace, du temps.)
Deuxième partie. — Logiqde transcendantale .
Première division. Analytique transcendantale. — (Analytique des concepts : du fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l'entende- ment, de la déduction des con- cepts purs de l'entendement; Analytique des principes : du schématisme des concepts purs de l'entendement, système de tous les principes de l'entende- ment pur, du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes.)
Deuxième division. Dialectique transcendantale. — (Des con- cepts, de la raison pure : des idées en général, des idées trans-
CRITIQUK DE LA RAISON PRATIQUC
Doctrine élémentaire de la raison pratique.
Livre premier. Analytique de la raison pure pratique. — (Des principes de la raison pure pra- tique, de la déduction des prin- cipes de la raison pure pra- tique, du droit qu'a la raison pure dans son usage pratique à une extension qui lui est abso- lument impossible dans son usage spéculatif, du concept d'un objet de la raison pure pratique, des mobiles de la rai- son pure pratique, examen cri- tique de l'analytique.)
Livre second. Dialectique de la raison pure pratique. — (D'une dialectique de la raison pure pratique en général, de la dia-
302 NOTES PHILOSOPHIQUES
cendantales, système des idées transcendantales ; Des raisonne- ments dialectiques de la raison : des paralogismes de la raison pure, antinomie de la raison pure, idéal de la raison pure.)
Méthodologie transcendantale.
(Discipline de la raison pure, Canon de la raison pure, Ar- chitectonique de la raison pure, Histoire de la raison pure.)
lectique de la raison pure dans la détermination du concept du souverain bien.)
Méthodologie de la raison pure pratique.
Le véritable problème de la raison pure est renfermé dans cette question : Comment des jugements synthétiques à priori sont-ils possibles ? De la solution de ce problème ou de l'impossibilité démontrée de le résoudre dépend le salut ou la ruine de la méta- physique. Elle suppose une réponse à ces deux questions :
Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ?
Comment la physique pure est-elle possible ?
Et le problème peut se formuler ainsi : Comment la métaphysique est-elle possible à titre de science ? Or, la raison pure contient les principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose absolument à priori (note 1). Un organum de la raison pure serait un ensemble de tous les principes d'après lesquels toutes les connaissances pures à priori peuvent être acquises et réellement constituées; une propédeutique du système de la raison pure, qu'on obtiendrait par l'application détaillée de cet organum, forme la science qui, sous le nom de critique de la raison pure, examine cette faculté, ses sources et ses limites et n'a qu'une utilité néga- tive au point de vue de la spéculation, n'étend pas notre raison, mais l'éclairé et la préserve de toute erreur, ce qui est déjà beau- coup. (Barni, I, 63, sqq.)
Kant explique en outre qu'il s'agit pour lui de déblayer et d'affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale (B, î, 376). Le dogmatisme, à propos des idées cosmologiques, lui paraît présenter un intérêt pratique et un intérêt spéculatif, avoir l'avantage de la popularité ; l'empirisme, qui nie avec assurance ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances intuitives, porte à l'intérêt pratique de la raison un irréparable dommage (B, II, 78). Il ne peut rien y avoir d'incertain dans les principes généraux de la morale pure, puisque les propositions, sous peine
DU TRADUCTEUR
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d'être tout à fait nulles et vides de sens, doivent découler de nos concepts rationnels (90). Des impératifs que nous donnons pour règles, dans l'ordre pratique, aux facultés actives, il résulte clai- rement que la raison est douée de causalité ou que du moins nous nous représentons en elle une causalité ; le devoir exprime une espèce de nécessité et de lien avec des principes qui ne se pré- sentent point ailleurs dans toute la nature (146). La seule chose qui lui importe, dit-il déjà, c'est de montrer que l'antinomie entre la liberté, considérée comme idée transcendantale, et les lois quelle prescrit elle-même à l'usage empirique de l'entendement, repose sur une simple apparence et que la nature n'est pas du moins en contradiction avec la causalité libre (156). La connais- sance théorique lui apparaît comme une connaissance par laquelle il connaît ce qui est, la connaissance pratique, comme celle par laquelle il se représente ce qui doit être ; l'usage théorique de la raison est celui par lequel il conndt à priori (comme nécessaire) que quelque chose est ; l'usage pratique, celui qui fait connaître à priori ce qui doit être; les lois pratiques absolument nécessaires, c'est-à-dire les lois moreiles exigeant, si elles supposent nécessai- rement quelque existence comme condition de la possibilité de leur force obligatoire, que cette existence soit postulée, il se réserve de montrer plus tard que les lois morales ne supposent pas seulement l'existence d'un être suprême, mais que, comme elles sont absolument nécessaires sous un autre rapport, elles la postulent à juste titre, mais seulement à la vérité au point de vue pratique (231). Kant remarque plus loin que l'être suprême de- meure pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple idéal, mais un idi'-nl n\-oini)t dn défeuts. ouela réalité de cf' concept
304 NOTES PHILOSOPHIQUES
arguments la liberté de la volonté humaine, l'espérance d'une vie future et l'existence de Dieu, il est curieux de lire son livre et il attend de son talent qu'il étende ses idées, mais il est parfaite- ment certain d'avance qu'il n'aura rien détruit de tout cela (321). Toujours il aperçoit devant lui le champ pratique où il peut espérer avec raison de trouver un terrain plus solide pour y élever un système rationnel et salutaire (324). C'est qu'en effet, par rapport à l'usage pratique, la raison a le droit d'admettre quelque chose qu'elle ne saurait en aucune façon supposer sans des preuves suffisantes dans le champ de la pure spéculation (341). La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est donc purement négative, elle a le modeste mérite de prévenir l'erreur (357). La liberté pratique peut être démontrée par expérience, puisque nous avons le moyen de vaincre, grâce à des représentations, les impressions produites sur notre faculté de désirer, par conséquent la raison donne des lois qui sont impératives, c'est-à-dire des lois objectives de la liberté qui peuvent être appelées pratiques, parce que, en oppo- sition avec les lois naturelles qui ne traitent que de ce qui arrive, elles expriment ce qui doit arriver (363) . Kant affirme non seule- ment en invoquant les preuves des plus célèbres moralistes, mais encore le jugement moral de tout homme qui veut concevoir clai- rement une telle loi (voyez notes 4 et 14), qu'il y a des lois morales pures qui déterminent tout à fait à priori l'usage de la liberté d'un être raisonnable en général et qui, commandant abso- lument, sont nécessaires à tous égards (367). Il appelle monde moral le monde qui serait conforme à toutes les lois morales, accorde à cette idée de la réalité objective et admet que le système de la moralité est inséparablement lié à celui du bonheur, tout en soutenant que la raison ne peut espérer de trouver ce lien néces- saire qu'en posant en principe, comme cause de la nature, une raison suprême qui commande suivant des lois morales, que Dieu et une vie future sont, suivant les principes de la raison, deux suppositions inséparables de l'obligation que cette même raison nous impose (371). La raison pure, dans son usage pratique, lie à notre intérêt suprême une connaissance que la simple spéculation ne peut qu'imaginer, non faire valoir, et parvient à ce point sublime^ c'est-à-dire au concept d'un être premier et unique, comme souverain bien (377), sans pouvoir toutefois partir de ce concept pour en dériver les lois morales elles-mêmes. Aussi, malgré la ruine de toutes les ambitieuses prétentions d'une raison qui s'égare au delà des limites de toute expérience, il nous reste
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encore assez, selon Kant, pour avoir lieu d'être satisfaits au point de vue pratique : sans pouvoir me vanter de savoir qu'il y a un Dieu et une vie future, je suis moralement certain qu'il y a un Dieu, qu'il y a une autre vie, et ma foi en un Dieu et en une autre vie est tellement unie à mon sentiment moral que je ne cours pas plus risque de perdre cette foi que je ne crains de me voir jamais dépouillé de ce sentiment (387).
Si nous puisons quelques indications dans la seconde édition de la Critique de la Raison pure qui parut en 1787, après les fon- dements de la Métaphysique des Mœurs (voyez n. 4), nous saisi- rons d'une manière plus précise encore le lien qui, dans la pensée de Kant, rattache entre elles les deux Critiques. L'épigraphe em- pruntée à Bacon et ajoutée à cette édition est caractéristique : De nobis ipsis silemus: de re aulemquœ agilur petimus ut homines eam )ion opinionem^scdopusesse cogitent, ac pro certo habeant non sectœ nos alicujus^ aut placiti, sed utilitatis et amplititdinis humanœ fundamcnta moliri. Deinde ut suis commodis œqui in commune consulent et ipsi in parlem veniant. Prœlerea ut bene sperent, neque instaurationem nos- Iram ut quiddam infînitum et ultra morlale (îngant et animo conci- piant, quum rêvera sit infîniti erroris finis et terminus legitimus. La préface qui y est ajoutée n'est pas moins importante : Kant soutient que l'utilité, négative à première vue, de son œuvre, est en réalité positive, parce qu'elle supprime du même coup l'obstacle qui restreint l'usage pratique ou menace même de l'anéantir. La raison pure a un usage pratique absolument né- cessaire, un usage moral où elle s'étend inévitablement au delà des bornes de la sensibiUté et où, sans avoir besoin pour cela du secours de la raison spéculative, la raison pratique veut pourtant être rassurée contre toute opposition de sa part (B, 1, 30). Il suffit, au point de vue de la morale, que la liberté ne soit point contradictoire et que, par conséquent, elle puisse être conçue ; il faut, pour admettre Dieu, la liberté, l'immortalité, selon le besoin qu'en a la raison dans son usage pratique ordinaire, repousser on même temps les prétentions de la raison spéculative à des vues transcendantes (34), il faut supprimer le savoir pour y substituer la croyance. Ainsi on aura l'inappréciable avantage d'en finir une bonne fois avec toutes les objections dirigées contre la moralité et la religion, en démontrant clairement l'ignorance de leurs adver- saires (35) ; ainsi seulement on pourra couper les racines du maté- rialisme, du fatalisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits forts, du fanatisme et de la superstition, de l'idéalisme et du scep- ticisme (38). La métaphysique, dit ailleurs Kant, a pour objet KANT, Crit. de la rais. prat. 20
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propre de ses recherches Dieu, la liberté et l'immortalité, trois concepts liés de telle façon que le premier uni au second doit conduire au troisième comme à une conséquence nécessaire (voyez note 2) ; si l'on pouvait pénétrer ces trois objets, la théologie, la morale et, par l'union des deux premières, la religion, c'est-à-dirft les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que de la raison spéculative et de rien autre chose (31)2). Mais si la philosophie spéculative ne peut étendre la connaissance en dehors des limites de l'expérience possible, le droit et même la nécessité d'admettre une vie future ne se trouvent nullement compromis (II, 23), car la raison, comme faculté pratique, se trouve fondée par la loi morale à étendre le premier et avec lui notre propre existence au delà des limites de l'expérience et de la vie (24).
Ajoutons que dans l'écrit sur les Songes d'un visionnaire de 1766, la loi morale paraît déjà suffisante à Kant, pour établir indépen- damment de toute démonstration théorique, la liberté, Dieu, l'im- mortalité.
Note 4, p. 10, 1. 14, Ce système suppose à la vérité les Fondements de LA métaphysique DES MOEURS (p. 11, 1. 20 ; p. 29, 1. 9 sqq ; p. 43, les deux dernières lignes; p. 50, 1. 7, sqq; p. 52, 1. 14, sqq; p. 55, 1. 4; p. 60, 1.^26 ; p. 62, 1. 4 ; p. 65, 1. 16; p. 67, tableau; p. 122, 1. 11, sqq ; p. 172, sqq ; p. 190, sqq). — Kant publia cet ouvrage en 1785. Il y distingue une philosophie formelle ou logique et une philosophie matérielle, qui constitue la physique ou doctrine de la nature, quand elle s'occupe des lois de la nature et la dortrine des mœurs ou éthique, quand elle s'occupe des lois delà liberté. Dans les deux dernières, il y a une partie empirique qui s'appuie sur des principes de l'expérience et une partie pure qui tire ses doc- trines de principes à priori : à côté de la physique il y a une mé- taphysique de la nature, à côté d'une partie empirique qu'on pourrait appeler anthropologie pratique, l'éthique off're une méta- physique des mœurs pour laquelle on pourrait réserver le nom de morale. Or, tout le monde convient qu'une loi, pour avoir une valeur morale, doit être marquée d'un caractère de nécessité absolue, s'adresser non seulement aux hommes, mais encore à tous les êtres raisonnables : le principe de l'obligation ne doit donc être cherché ni dans la nature de l'homme, ni dans les circonstances extérieures où il se trouve placé, mais seulement à priori dans des concepts de la raison pure. La philosophie morale, appliquée à l'homme, n'emprunte pas la moindre chose à la connaissance de l'homme, mais elle lui donne des lois à priori comme à un être
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raisonnable. La métaphysique des mœurs peut seule montrer la loi morale dans toute sa pureté et constitue le fondement sans lequel il ne peut y avoir de philosophie morale. Ayant dessein de donner plus tard une Métaphysique des mœurs, Kant en fait d'abord paraître les fondements sous une forme populaire et appro- priée au sens commun, afin de préparer le lecteur aux choses sub- tiles et aux difficultés inévitables dans une critique de la raison pure pratique, qui est la véritable base de la métaphysique des mœurs, comme la critique de la raison pure spéculative est le fondement de la métaphysique de la nature, mais qui doit, pour être complète, montrer l'union de la raison pratique avec la raison spéculative en un principe commun. Il y poursuit la recherche et l'établissement du principe suprême de la moralité dans trois sections : la première traitant du passage de la connaissance mo- rale de la raison commune à la connaissance philosophique ; la seconde, du passage de la philosophie morale populaire à la méta- physique des mœurs ; la troisième, du dernier pas qui conduit de la métaphysique des mœurs à la critique de la raison pure pra- tique. Dans la première, regardant la bonne volonté comme le bien suprême et la condition à laquelle doit être subordonné tout autre bien et s'occupant de développer le concept d'une volonté bonne en soi, naturellement contenu dans toute saine intelligence, s'en tenant au sens commun dans les choses morales, mais recourant à la philosophie pour mettre la dernière main au système de la mora- lité et aussi pour donner aux préceptes de la sagesse plus d'auto- rité et de consistance, il prend le concept du devoir, qui contient celui d'une bonne volonté, et établit d'abord qu'une action, pour avoir une valeur morale, ne doit pas être seulement conforme au devoir, mais avoir été faite par devoir et non par inclination ou par intérêt , puisqu'une action faite par devoir ne tire pas sa valeur morale du but qu'elle doit atteindre, mais du principe d'après lequel la volonté s'y résout, que le devoir est la nécessité de faire une action par respect pour la loi, et enfin qu'il n'y a que la conformité universelle à la loi de toutes les actions, qui peut servir de principe à la volonté, c'est-à-dire qu'on doit toujours agir de telle sorte qu'on puisse vouloir que sa maxime devienne une loi universelle. Dans la seconde section, Kant montre que ce concept du devoir, tiré du commun usage de notre raison pratique, n'est pas un concept empirique, qu'en fait, il est impossible de prouver par l'expérience, avec une entière certitude, qu'il y a jamais eu un seul cas où une action conforme au devoir ait été faite exclusivement par devoir, qu'en outre, la loi morale devant
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valoir pour tous les êtres en général, et étant absolument néces- saire, aucune expérience ne peut nous conduire à en inférer même la possibilité. Les concepts moraux sont donc tous à priori et ont leur source et leur siège dans la raison, dans la raison lapins vulgaire aussi bien que dans la raison la plus exercée par la spéculation : la morale doit être traitée comme une philosophie pure et per- mettra seule d'établir une théorie spéculative, exacte et complète de la morale du devoir, de produire des intentions morales vrai- ment pures, de préparer les cœurs à l'accomplissement du plus grand bien possible dans le monde. Puis, décrivant la puissance pratique de la raison, Kant expose ce qpi'il entend par la con- trainte (Nôthigung], le commandement ou le principe objectif qui contraint la volonté [Gebot], la formule de l'ordre ou l'impératif qui ne peut exister pour la volonté divine ou pour une volonté sainte, l'impératif hypothétique, problématiquement ou assertoriquement pratique, selon que le but pour lequel l'action est bonne est pos- sible ou réel, l'impératif catégorique, qui est un principe pratique apodictique et présente l'action comme objectivement nécessaire par elle-même et indépendamment de tout autre but ; il se de- mande comment sont possibles ces trois espèces d'impératifs, qu'il appelle encore des règles de l'habileté, des conseils de la prudence, des commandements ou des lois de la moralité, et insiste sur le dernier dont il reprend la formule établie dans la première section, pour la transformer successivement, grâce à des exemples, dans les formules suivantes : /. Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en une loi universelle de la nature; II. Agis de telle sorte que tu traites toujours Inhumanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin et jamais comme un moyen ; III. Agis d''après des maximes qui puissent se considérer elles-mêmes comme des lois universelles de la nature. Ainsi il aboutit à poser l'autonomie de la volonté comme le principe unique de la morale et à condamner toutes les doctrines qui sont fondées sur le bonheur personnel ou le sentiment moral, sur la perfection ou la volonté de Dieu et qui partent toutes du concept de l'hétéronomie de la volonté. Enfin, après avoir ainsi montré par l'analyse du concept universellement reçu de la moralité, qu'une autonomie de la volonté en est le fondement, il prépare, dans la dernière sec- tion, une critique de la raison pure pratique, dont il a besoin pour savoir si la moralité est une chimère, question qui suppose un usage synthétique possible de la raison pure pratique. Le concept de la liberté est la clef qui fournit l'explication de la volonté, et la liberté doit être supposée comme propriété de la volonté do tout
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être raisonnable, puisque la raison pratique ou volonté d'un tel être ne peut recevoir une direction du dehors sans cesser de dé- terminer elle-même ses jugements. Or il semble impossible de sortir de l'espèce de cercle que l'on fait, en se supposant libre dans l'ordre des causes efficientes, afin de pouvoir se regarder comme soumis dans l'ordre des fins à des lois morales, puis en se • considérant ensuite comme soumis à ces lois parce qu'on s'est attribué la liberté de la volonté. Mais si un être raisonnable appar- tient par ses facultés inférieures au monde sensible et est par là soumis aux lois de la nature, il est en tant qu'intelligence soumis à des lois indépendantes de la nature; par conséquent en nous concevant libres, nous nous transportons dans le monde intelli- gible, en nous concevant comme soumis au devoir, nous nous con- sidérons comme appartenant à la fois au monde sensible et au monde intelligible. Membre par l'idée de la liberté, d'un monde intelligible dans lequel mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté, mais en même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu'elles doiventêtre conformes à ce prin- cipe : c'est pour cela même que les impératifs catégoriques sont pos- sibles. J'indique ainsi la seule supposition qui les rend possibles, et cela suffit pour l'usage pratique de la raison, mais il est au- dessus de toute raison humeiine de savoir comment cette supposi- tion est elle-même possible. D'ailleurs comment pourrait-on la blâmer de ne vouloir et de ne pouvoir expliquer la nécessité du principe suprême de la moralité au moyen d'ane condition, c'est- à-dire de quelque intérêt, puisqu'elle ôterait par là à ce principe son caractère de loi morale, c'est-à-dire de loi suprême de la liberté?
Le critique auquel répond Kant dans la page suivante, est pro- bablement Garve (1742-1798) qui avait traduit et commenté le de Officiis, et qui, à l'occasion de sa traduction de la Morale d'Aris- tote, avait livré à un examen pénétrant et dont il faut tenir compte, la philosophie morale de Kant. Son ouvrage intitulé Ueber- sicht d. vornehmst. Principien d. Sittenl. etc., mérite encore, dit M. Paul Janet, d'être lu aujourd'hui.
Note 5, p. 14, l- 9, le reproche de vouloir introduire une langue nouvelle. — En 1770, Mendelssohn reconnaissait à Kant un talent d'écrivain populaire; Schiller, qui aimait les doctrines de Kant, parle de son style de Chancellerie philosophique; le conseiller Wlômer, l'ami de Kant, ne le lisait pas, disait-il, parce que ne pouvant suivre de l'œil les conditionnelles et les parenthèses, et
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plaçant un doigt sur unmot, un doigt sur un autre, etc., les doigts lui manquaient avant d'arriver à la fin de la phrase, Colien au contraire, trouve que ni Platon ni Schiller n'ont écrit aussi bien que Kant, qui a un style michelangéliqiiel Sans aller aussi loin que Cohen, on pourrait citer, surtout dans la Raison pratique, un certain nombre de pages où la beauté de la forme est égale à l'élévation de la pensée ; on en trouverait beaucoup d'autres aussi qui justifieraient la boutade de Wlômer. — (Avant-propos, p. XXV.)
Note 6, p. 16, 1. 8, qu'il ne peut y avoir aucune connaissance à priori. — Voyez sur ce point les travaux de Stuart Mill, le plus pénétrant adversaire des propositions à priori, et de Spencer, qui a donné, en une certaine mesure, raison à Kant, tout en présen- tant sa doctrine sous une forme tout à fait différente. — Sur cette affirmation de Kant, voyez Fouillée, Critique des systèmes de morale contemporaine et Renouvier et Pillon, loc. cit. n, 2 et 3.
Note 7, p. 18, 1. 13; p. 86, sqq.; p. 97, etc. Hume, — Pour l'influence exercée par Hume sur Kant, au point de vue spéculalii comme au point de vue pratique, on peut consulter Renouvier, Zeller, Paulsen, Lange, (op. cit.); Benno Erdmann, op. cit. et Kant und Hume um 1762. {Archiv {. Gesch. d. Philosophie hgg. von Ludwig Slein, 1888 Bd. I h. 1, 2); Baumann, Zv\rei Beitrâge zum Verstândniss Kant's, Ph. Monatshefte 1882, p. 257-286. Dans ce dernier travail (Rev. ph. XVI, 545), l'auteur étudie les transfor- mations de la doctrine morale de Kant, pour les idées du bien suprême, de l'immortalité et de Dieu, où perce un reste de la métaphysique de Leibnitz et de Wolf ; puis, pour la notion de fin et de but final, signale enfin l'influence de Shaftesbury, Hutcheson et Hume, l'influence plus considérable encore de Rousseau (note 16). — Voyez encore deux articles de Stirling dans Mind (XXXVI et XXXVII), Katit has not answered Hume.
Note 8, p. 19, note, lig. 3, N... est idéaliste. — Il semble bien qu'il s'agisse de Kant lui-même. — On sait à quelles discussions a donné lieu la question de savoir si Kant est ou non idéaliste : on peut consulter tous les auteurs déjà cités et Fraser, Berkeley Works, Janilsch, Kant's Urtheile ùber Berkeley, — Il serait peut-être bon de remarquer à ce sujet que la solution de cette question comme de celle qu'on appelle le scepticisme de Hume, dépend de la définition que l'on donne du scepticisme et de l'idéa- Jsme.
Note 9, p. 19, 1. 16; p. 88, sqq.; p. 424, sqq.; l'empirisme uni-
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verset se révèle comme le véritable scepticisme, etc. — On peut voir lombien il convient d'être circonspect, en attribuant aux philoso- phes des conséquences non acceptées par eux, de leurs doctrines, BiTon veut rester fidèle à la vérité, puisque Kant, qui d'ailleu'.s use lui-même de ce procédé à l'égard de ses adversaires, a été accusé d'idéalisme, de scepticisme, de matérialisme, d'empirisme, et même d'athéisme, après avoir uniquement cherché à réfuter ces divers systèmes 1
Note 10, p. 38, 1. 6, Coalitionssystem, p. 206; Coalitionsversuche. — On comprendra mieux le sens de ces expressions si l'on étudie dans Bartholmèss l'histoire philosophique de l'Académie de Berlin ; les différents représentants de la philosophie à cette Académie essaient de concilier Leibnitz et Locke, les Écossais, Hume et Condillac, etc. — Maimon a essayé, dans son système composite {Coalitionss'jstemJ de réunir les doctrines de Kant, de Spinoza, de Hume et de Leihmtz{Versuchilber d.trancendental Philosophie, 4790.)
Notes 11 et 12, maximes, bien et devoir, sentiment, p. 10, note de K. et 43; 65, 1. 16; 67, Hutcheson; 99 1 14; 110, 1. 16; 112, 1. 17; 125 et 126; 134, 135 et 136, 142, 143, 148, 1. 13 et 14; 159, 1. 7, sqq. ; 151, 153 et 154; 220, 1. 22 ; 224, 1. 8; 273, etc. — H faut réunir, pour l'intelligence de la morale de Kant, ce qu'il dit des maximes qui, pour être des lois pratiques universelles, doivent être représentées comme des principes qui déterminent la volonté non par la matière, mais simplement par la forme (43), du concept du bien qui ne doit pas servir de fondement à la loi morale, mais est déterminé après elle et par elle (110), ce qu'il dit enfin un peu partout contre l'intervention du sentiment en mo- rale, et ce qui a provoqué la célèbre épigramme de Schiller : J'ai du plaisir à faire du bien à mon voisin, cela m'inquiète, je sens que je ne suis pas tout à fait vertueux. — Les objections n'ont pas manqué sur chacun de ces points, non plus que sur le système auquel ils se rattachent et qu'on a pris l'habitude d'appeler un formalisme moral. Hegel, Schopenhauer et Kirchmann ont soutenu que si ce qui est moral tire son origine de la simple forme ou de l'universalité du commandement, Kant ne devait pas se demander quelle forme est ou n'est pas (44) capable de s'adapter à une légis- lation universelle, car, dans la forme, il n'y a aucune distinction, et lorsque Kant veut distinguer les maximes d'après leur forme, il est obligé de revenir au contenu du commandement et par consé- quent de se contredire. M. Paul Janet (la Morale], M. Fouillée (Critique des systèmes de morale contemporaine) et surtout M. Beaus-
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sire [Les principes de lamorale^ l. III ch. I et 2) ont développa en y insistant, des objections analogues. Le premier a soutenu que le bien est antérieur au devoir et il a été combattu par M. Pillon (Cr. ph. 1876, I); le second a produit des textes d'après lesquels il a cru pouvoir affirmer que MM. Renouvier et Pillon avaient eux-mêmes dirigé contre le kantisme des critiques analogues à celles de M. Janet. Enfin M. Beaussire, tout en acceptant la théorie de Kant qui fonde l'obligation sur Tantonomie de la volonté, a vu dans l'idée d'utilité la seule qui puisse donner à la morale un objet précis, sans l'emprunter à la morale elle-même. — D'un autre côté, M. Paul Janet a vivement combattu l'un des paradoxen les plus étranges, Vun des scandales de la morale kantienne, Vespèce de défaveur qu'elle jette sur les bons sentiments, sur les inclinations naturelles qui nous conduisent au bien spontanément et sans effort (p. 4i6).
Essayons d'expliquer ces trois théories de Kant qui, en réalité, n'en font guère qu'une et d'en préciser le sens exact. Si nous con- sultons les nombreux renseignements qui nous ont été transmis sur la vie de Kant, nous voyons que l'ordre était le principe de sa conduite, qu'il raisonnait jusqu'aux moindres actions de sa journée, se faisait sur tout des maximes et s'y conformait si inva- riablement qu'elles semblaient faire partie de sa nature même. Éveillé cinq minutes avant cinq heures du matin, il était assis à sa table à cinq heures, prenait seul une ou deux tasses de thé que la présence d'un ami l'aurait empêché de prendre avec son calme ordinaire, fumait une pipe, repassait, même quand il cessa d») i)rofesser, parce que c'avait été toujours son habitude, ce qu'il avait fait la veille, donnait ses leçons, puis de retour chez lui tra- vaillait jusqu'à midi trois quarts, se levait de son bureau, prenait un verre de vin de Hongrie, du Rhin, ou de bischoff, s'habillait et à une heure se mettait à table. L'après-midi, il faisait ces promenades célèbres dans lesquelles on le vit à peine deux fois en quarante ans dépasser la limite où il s'arrêtait d'ordinaire, pour avoir plutôt un ouvrage de Rousseau ou des nouvelles de la Révolution française ; il les faisait seul, parce qu'il respirait d'a- près des règles qu'il s'était faites comme il s'en était fait s\ir la manière d'attacher ses bas. Rentré chez lui, il lisait les journaux, puis s'installait à six heures pour le travail du soir dans son cabinet, où il entretenait constamment une température de 15", s'asseyait en hiver ou en été auprès du poêle de manière à voir les tours du vieux château, et il ne pouvait continuer ses méditations quand les arbres, par suite de leur croissance, lui en cachaient la vue-
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Puis, vers dix heures, un quart d'heure après qu'il avait cessé de penser, il se couchait dans une chambre sans feu, dont les fenêtres étaient fermées toute l'année, se déshabillait avec méthode el secou- rrait dans son lit avec une habileté toute particulière. Il est évi- dent qu'un homme qui poussait ainsi jusqu'à la minutie l'amour de la règle devait être disposé à donner une grande place dans sa morale aux formules et aux préceptes, à y mettre la forme au- dessus de la matière. Ajoutez à cette influence des habitudes qui devinrent de plus en plus tyranniques ou même employez pour l'expliquer les tendances piélistes de Kant (voyez note 17), qui le portaient à sacrifier non seulement le dogme aux œuvres, la lettre à l'esprit, mais aussi les actions elles-mêmes aux intentions ; joignez-y encore l'étude des mathématiques, par laquelle il a appris ce que signifie une formule qui détermine d'une manière tout à fciit exacte et sans laisser de place à l'erreur, ce qu'il y a à faire pour résoudre un problème, par laquelle il a été amené à donner, comme Spinoza, une forme géométrique à une partie de son livre ; vous comprendrez que Kant n'ait cru ni insignifiant ni inutile, sans établir aucun principe nouveau, de donner une jor- mule nouvelle de la moralité (p. 10, note de Kant), et qu'il se soit déterminé à faire passer le devoir, la règle, la loi avant le concept du bien.
D'un autre côté, on a remarqué, en comparant d'une manière plus ou moins exacte Kant à Pascal, que s'il faisait une pension à sa sœur, il refusait de la voir, qu'il n'aimait pas en général à voir autour de lui les parents auxquels il venait en aide de bon cœur, parce qu'il ne pouvait y avoir entre eux et lui aucun commerce satisfaisant ; un de ses biographes a dit qu'il ne savait pas s'il avait jamais embrassé un de ses amis. Rappelons-nous encore que le protestantisme fait une grande place, surtout en Allemagne, au péché originel (cf p. VIII), que le piétisme demandait la régénéra- tion spirituelle à la lutte incessante de la conscience contre l'égoïsme et les passions, que Voltaire, admiré et commenté par Kant, proscrivait le fanatisme et vantait la raison : nous aurons quelques-unes des causes au moins occasionnelles, sinon totales et complètes, pour laisser intacte la question de l'originalité de Kant, qui déterminèrent la direction de sa pensée, lui firent substituer partout la raison au sentiment, et craindre à l'égal de la supersti- tion un enthousiasme fanatique (p. 99, 125, 151, etc.).
M. Renouvier, tout en reconnaissant {Cr. p., 1882-83) que le formaUsme kantien est beaucoup trop exagéré dans l'original, s'est appuyé sur le passage, il est très beau de faire du bien aux hommes
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p. 147, 1. 7 (auquel il eût pu en joindre d'autres, notamment ceux qui sont indiqués en haut de cette note, p. 107, 133, 134, 136, 142, 143, 148, 159, 273. — Voyez aussi noie 18 , pour soutenir, d'un côté, que ce qu'il faut en retenir c'est la distinction juste et profonde entre le principe formel constitutif de l'obligation et tous les éléments matériels — distinction qu'admettent également d'ailleurs MM. Janetet Beaussire, — de l'autre, que les interprètes ont exagéré le formalisme kantien dans l'idée qu'ils en donnent. Kant, dit-il, reconnaît la présence nécessaire en nos consciences des mobiles affectifs et passionnels de nos actes moraux, la Icgi- limilé des attraits sensibles, l'avantage à certains égards d'unir à l'idée du devoir celle de la vie en réalité la plus heureuse qu'on peut attendre de son accomplissement, le caractère de beauté et de noblesse des actions inspirées par l'humanité et la sympathie, un suprême idéal de moralité où la loi morale, ne rencontrant plus d'opposition, le pur amour remplace la contrainte imposée aux sentiments par le devoir.
Il y aurait lieu encore de comparer la morale du devoir, telle que l'a exposée Kant, avec les formes récentes qu'a prises la mo- rale utilitaire chez Stuart Mill et Spencer, à tenir compte des criti- ques qui pourraient lui être adressées de ce point de vue, non plus seulement par des spiritualistes comme M. Beaussire, mais encore par des empiriques disciples de Mill ou de Spencer. On consultera avec fruit sur cette question, outre les ouvrages de l'un et de l'autre, l'article de Spencer sur la Morale de Kant dans la Revue philosophique de juillet 1888 et celui de M. Brochard, janvier 1901.
Note 13, p. 71, 1. 2 et 15; 197, 1. 14; 214, 1. 2; 246, 1. 9 sqq.; 248, 1 . 20, etc. — Kant distingue nettement les mots Vorstellung^ Perception, Empfindung, Erkenntniss, Anschauung, Begriff et Idée. Le premier est le terme générique qui désigne toute représentation en général [reprœsenlatio] ; la Perception est une représentation avec conscience, la sensation (Empfindung) est une perception qui se rapporte simplement au sujet comme modification de son état, la connaissance [Erkenntniss) est une perception objective {cogni- tio), elle forme une intuition {Anschauung), si elle se rapporte im- médiatement à l'objet et est singulière, unconcept [Begriff= intui- ius vel conceptus) si elle ne s'y rapporte que médiatement au moyen d'un signe qui peut être commun à plusieurs choses. Le concept pur, en tant qu'il a simplement son origine dans l'en- tendement (et non dans une image pure de la sensibilité), est la notion {notio). Le concept formé de notions qui dépassent la pos-
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sibilité de l'expérience est une idée, c'est-à-dire un concept ra- tionnel [Cr. de la R. pure, Barni /, 377).
Note 14. Appel au sens commun : 43, 1. 26 et 27 ; 49, 1. 23 et 50, 1. 1 ; 52, 1. 13 ; 59, 1. 3, sqq ; 60, 1. 25 ; 62, 1. 3 sqq ; 79, 1. 15, sqq; 166, 1. 6 et 27 sqq; 190, 1. 20; 277, 279, 294.
Kant croit que l'entendement le plus ordinaire peut distinguer, sans instruction préalable, quelle forme est ou n'est pas, dans la maxime, capable de s'adapter à une législation universelle. Il ne doute pas que l'homme le plus passionné ne puisse triompher de son penchant, s'il devait être attaché à une potence aussitôt qu'il l'aurait satisfaite, qu'il n'avoue qu'il lui est possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu'il puisse être, et de ne pas porter un faux témoignage contre un honnête homme que son prince voudrait perdre. On trouve, selon lui, en analysant le jugement que les hommes portent sur la conformité à la loi de leurs actions, que leur raison incorruptible et se contraignant elle- même, compaie toujours la maxime de la volonté dans une action à la volonté pure. Il invoque la voix de la raison, voix céleste, si claire relativement à la volonté, si pénétrante, si per- ceptible même pour les hommes les plus vulgaires, comme Rous- seau invoque la voix de la conscience (note 16). Les limites de la moralité et de l'amour de soi sont marquées avec tant de clarté et d'exactitude, que la vue même la plus ordinaire ne peut man- quer de distinguer si quelque chose appartient à l'un ou à l'autre ; ce qu'il y a o faire d'après le principe de l'autonomie du libre arbitre est aperçu sans peine et sans hésitation par l'entendement le plus ordinaire et la connaissance du devoir se présente d'elle- même à chaque homme qui sait à merveille, même sans aucune expérience du monde, ce qu'il doit faire d'après la loi morale. Celle- ci est donnée comme un fait de la raison pure, dont nous sommes conscients à priori et qui est apodictiquement certain, en suppo- sant même qu'on ne puisse alléguer, dans l'expérience, aucun exemple où elle ait été exactement suivie. La justification des prin- cipes moraux, comme principes d'une raison pure, pouvait aussi fort bien et avec une certitude suffisante, être établie par un simple appel au jugement de l'entendement humain ordinaire et il n'y a pas d'entendement qui ne doive comprendre immédiate- ment, par un exemple, que des principes empiriques du vouloir peuvent bien l'engager à les suivre par les séductions qu'ils lui offrent, mais que jamais on ne peut exiger qu'il obéisse à une loi autre que la loi pure de la raison. Le principe de causalité incon-
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testable et objectif qui exclut toute condition sensible de sa déter- mination est depuis longtemps dans la raison de tous les hommes, incorporé à leur nature où il forme le principe de la moralité. Aussi Kant recommande-t-il de prendre pour fondement un catéchisme simplement moral — dont il a donné lui-même une esquisse dans la Doctrine de la vertu — de fouiller les biographies des temps anciens et modernes pour y trouver des exemples à soumettre au jugement des enfants : il cite lui-même un exemple qu'il pro- pose à un enfant de dix ans et croit que, de lui-même et sans les indications de son maître, il jugera exactement la valeur des actes (Anne de Boleyn). Enfin comparant, dans sa conclusion, le ciel étoile et la loi morale, l'étude de l'univers et la morale, il veut que l'on suive dans la dernière, la voie qui a conduit à des résultats si heureux dans la première. « Nous avons, dit-il, sous la main, les exemples du jugement moral de la raison ; en les décomposant par l'analyse en leurs concepts élémentaires et en employant, à défaut de la méthode mathématique, un procédé analogue à celui de la chimie... on obtiendra purs les éléments empiriques et les éléments rationnels qui se trouvent en eux..., la science conduira à la doctrine de la sagesse. »
Si l'on rapproche toutes ces assertions de celles qui se trouvent déjà dans les Fondements de la Métaphtjsique des Mœurs (note 4), on verra nettement les rapports de la morale kantienne avec celle de l'école écossaise qui fait, dans la spéculation comme dans la pra- tique, si fréquemment appel au sens commun, avec celle de Voltaire (note 15) et de Rousseau (note 16); on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a pu parler du caractère populaire de la connaissance traitée dans la Critique de la raison pratique (p. 14), on saura, et il faudra en tenir compte pour adopter ou combattre la morale de Kant, qu'elle considère comme ayant une valeur incon- testable et incontestée, les jugements moraux du vulgaire sur lesquels elle s'appuie à l'origine, de même qu'elle cherche dans le christia- nisme le concept du souverain bien qui seul satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique (note 17).
Note 15, p. 140, 1. 4, Voltaire; 223, § IV, 226, § 5. — Voltaire était mort depuis dix ans lorsque Kant portait sur lui ce jugement, si différent de celui qu'en ont porté bon nombre de philosophes qui n'ont vu chez lui quedes doctrines superficielles et banales. On se montre aujourd'hui, à l'étranger sinon en France, pins juste pour Voltaire. « Anglais et Allemands, dit Lange, s'efforcent à l'envi d'assigner à ce grand Français, sans pallier ses défauts, la place
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qui lui est due dans l'histoire de notre vie intellectuelle. > Il suffit, pour justifier l'affirmation de Lange, de citer les noms de Bunkle, de Dubois- Ueymond, qui le compare à A. de Humboldt, de Strauss, qui le compare à Bossuet, à Herder, à Hegel, de Hettner, qui l'a patiemment étudié, de Lange, de Herz, etc. Lange a montré que chez Voltaire fermente une idée vague et incons- ciente de la théorie de Kant, alors qu'il répète à plusieurs reprises ce propos si expressif: Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer, que, dans son opinion réelle, la croyance en Dieu est indispensable pour le maintien de la vertu et de la justice (I, 308). Une lecture attentive de Voltcdre montre clairement qu'il a exprimé avant Kant bon nombre des idées qui constituent l'originalité philoso- phique de ce dernier; une lecture attentive de Kant montre tout aussi clairement qu'il a beaucoup pratiqué Voltaire et qu'il lui doit bien réellement ces idées. Nous nous bornerons à donner quelques brèves indications. On sait que Kant ramène aux trois questions suivantes tout l'intérêt de la raison, tant spéculatif que pratique : Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Qu'ai- je à espérer ? Voltaire a dit avant lui, dans le Poème sur le tremble- ment de terre de Lisbonne : Que suis-je? Où suis-je? Où vais-je? et d'où suis-je tiré? dans le Philosophe ignorant : Qui es-tu? D'où viens-tu? Que fais-tu? Que deviendras-tu? Avant Kant, Vol- taire dit en beaux vers que tous les êtres ont leurs lois et que l'homme doit avoir la sienne; qu'il faut adorer Dieu et être juste {Poème sur la loi naturelle), qu'un jour il y aura harmonie entre le bonheur et la vertu [Poème sur Lisbonne), que, par conséquent, on ne peut soutenir l'optimisme sans admettre l'immortalité de l'âme :
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance, Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
n combat à la fois le fanatisme et l'athéisme [Homélies sur V athéisme), fonde la morale et la religion sur la logique naturelle qui se développe avec l'âge dans les hommes les plus grossiers et, s'il croit pouvoir dire du monde à peu près ce qu'en pense Kant :
Soit qu'un être inconnu, par lui seul existant
Ait tiré depuis peu l'univers du néant.
Soit qu'il ait arrangé la matière étemelle,
Qu'elle nage en son sein ou qu'il régne loin d'elle;
a ne voit pas plus que lui de contradiction à supposer que Dieu,
318 NOTES PHILOSOPHIQUES
ayant accordé la faculté de penser à une monade, la lui conservera après cette vie, et il ne trouve ni dans son entendement ni dans les livres des athées, ni dans le troisième chant de Lucrèce, de démonstration pour l'affirmation contraire ; comme lui il lie la croyance à l'immortalité à la croyance à Texistence de Dieu, et il se sent de plus en plus une tendresse de père pour le vers célèbre : Si Dieu ii'exislait pas, il faudrait Vinventer. Ajoutons en outre que la Confession du Vicaire savoyard a transmis encore à Kant, comme l'a bien vu M. Gérard (R. ph. 111), la pensée de Voltaire; que Kant concluait les Rêves d'un Visionnaire expliqués par les Rêves d''un Métaphysicien (un titre d'ailleurs que n'eût pas désavoué Vol- taire) par le passage suivant : « Comme notre destinée dans le monde à venir pourrait bien dépendre de la manière dont nous aurons rempli notre rôle dans le monde présent, je conclus par les paroles que Voltaire fait dire au bon Candide, après tant de vaines discussions : Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin. » Il faut remarquer encore qu'au moment même où Kant accorde la plus grande attention aux œuvres de Rousseau et ne peut qu'avec peine juger librement ses doctrines, il conserve encore et conservera toujours par la suite les opinions que Voltaire avait émises sur l'optimisme (voyez note 16), qu'il s'en sert, dans la présente Critique, pour étabUr l'immortalité de l'âme et qu'il y rattache, comme Voltaire encore, le concept de Dieu à la morale et non à la métaphysique (cf. note 3, sub fine.)
Note 16, p. 154, 1. 4, Devoir! — Il faut rapprocher ce passage célèbre de Kant, du passage non moins célèbre de Rousseau, dans la Profession de foi du Vicaire savoyard : « Conscience ! cons- cience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infail- lible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu ! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. » — (Voyez en outre les passages de Kant visés dans la note 14). — Herder, élève de Kant d puis 1762 jusqu'à 1764, nous dit que le même génie que Kant déployait à critiquer Leibnitz, Wolf, Baum- garten, Crusius et Hume, à exposer les lois de Kepler, de Newton et des physiciens, il l'appliquait au commentaire des œuvres de Rousseau qui paraissaient alors, à l'étude de l'Emile et de la Nou- velle Héloïse..., que toujours il ramenait l'auditeur à l'étude im-
DU TRADUCTEUR 319
partiale de la nature et à la connaissance de ce qui fait la valeur morale de l'homme. Aux recherches de physique mécanique qui avaient beaucoup occupé Kant jusque-là viennent se joindre plus intimement dès lors les problèmes de la morale : « Il fut un temps, écrit-il en 1764, où je pensais que la recherche de la vérité cons- titue la dignité de l'espèce humaine. . . Rousseau m'a tiré de mon erreur... J'apprends à connaître le véritable prix de l'homme. » Rousseau produisit sur Kant une profonde impression : Jean- Jacques réunit, dit-il, à une admirable pénétration de génie, une inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne s'est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en aucun pays. » Aussi ne peut-il le juger avec sa raison que quand il l'a lu et relu, de manière à ce que la beauté de l'expression ne le trouble plus. Toutefois, quelque influence qu'exerce sur lui Rous- seau, qui devient à ses yeux le Newton des sciences morales, il n'abandonne pas Voltaire, et refuse d'accepter l'optimisme de Rousseau. « La félicité, dil>il, en paraphrasant les deux vers de Voltaire, est le dernier terme de tous les désirs, mais elle ne se trouve nulle part dans la nature : être heureux et satisfait de l'état présent, c'est un état que la nature ne comporte pas. » Si l'on cherche maintenant ce que Kant a pu tirer de la lecture de Rous- seau, on verra que Rousseau proclame incompréhensibles et pour- tant incontestables, les mystères admis par les protestants; qu'il est désabusé de l'opinion trompeuse d'après laquelle il pensait qu'on pouvait être vertueux sans religion ; qu'il se demande com- ment on peut être sceptique par système et de bonne foi ; que les matérialistes, semblables à celui qui nie l'existence des sons dont son oreille n'a jamais été frappée, sont sourds à la voix intérieure (voyez p. 59, 1. 10) qui leur affirme qu'il y a en eux un principe autre que le corps; que la matière est mue selon des lois déter- minées par un Dieu auquel se joignent les idées d'intelligence, de puissance, de volonté, de bonté et de justice; quePhommeestleroi de la terre, lui qui peut observer, connaître les êtres et leurs rap- ports; sentir ce que c'est qu'ordre, beauté, vertu, aimer le bien et le faire; qu'il est libre dans ses actions et comme tel animé par une substance immatérielle. En consultant la conscience, en écoutant la voix intérieure, le vrai guide de l'homme, on s'aperçoit qu'il y a au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel nous jugeons nos actions et celles d'autrui; que la conscience est un juge infaillible du bien et du mal (v. la citation en tête de cette
note) . Rousseau a présenté sous une forme nouvelle la plupart des
320 NOTES PHILOSOPHIQUES
idées que Voltaire avait déjà exposées (note 15), il leur a donné
une vie plus intense, et en faisant l'éloge de la religion qu'il met au-dessus de la philosophie, de J.-C, qu'il met infiniment au- dessus de Socrate, il a ramené Kant aux croyances religieuses que lui avaient inspirées ses parents et ses maîtres (note 17).
On peut consulter pour connaître l'influence de Rousseau '^ur Kant, outre les travaux allemands de B. Erdmann, de Lange^ de Baumann (note 7), de Dieterich, Kant und Rousseau, 1878, l'étude de M. Nolen, qui a résumé les résultats obtenus [Rev. ph. VII, VIII, IX, les Maîtres de Kant), le livre de M. Bridel sur la Phi- losophie de la religion de Kant, la Critique philosophique (Index).
Note 17 ; Christianisme et Evangile, p. 149, 1. 16; p. 154, 1. 19; p. 232, 233, 235, 236, 237, 266, 284; Sainteté et Béatitude, p. 216. 222, 225, 234, etc.
Kant soutient que le précepte moral chrétien l'emporte au point de vue de la pureté sur le concept moral des stoïciens, que le christianisme, quand même on ne le considérerait pas comme une doctrine religieuse, fournit un concept du souverain bien qui seul satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pra- tique. La loi morale conduit à la religion ; c'est seulement quand cette dernière s'ajoute à la loi morale qu'entre en nons l'espé- rance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes. Aussi les devoirs envers Dieu sont-ils placés au-dessus de tous les autres et Kirchmann a pu dire de la Critique de la raison pratique qu'elle n'est pas seu- lement une morale, mais encore une philosophie de la religion, que Kant n'a eu qu'à compléter dans son ouvrage de 1793 (Avant- propos, p. XII).
Comment expliquer la part prépondérante faite ainsi au chris- tianisme? Kant reconnaissait lui-même l'action durable et déci- sive que les maîtres de son enfance et de sa jeunesse avaient exercée sur lui. Son premier maître, Schulz, pour lequel ses parents avaient une vénération profonde, avait été le disciple de Spener, le fondateur du piétisme et avait fait tous ses efforts pour propager cette dernière doctrine. Il demandait la régénération spirituelle à la lutte de la conscience contre l'égoïsme et les pas- sions, et à l'austérité du caractère. Il avait gagné à ses doctrines la famille de Kant, qui se souvenait plus tard avec bonheur du temps heureux où rien d'injuste ou d'immoral n'avait offensé ses oreilles et ses yeux. Dirigé par lui, Kant était entré au collège
DU TRADUCTEUR 321
dont Schulz avait fait un séminaire piétiste, avait appris le grec dans le Nouveau Testament, fait de l'Écriture le thème ordinaire de ses études historiques, commenté tous les matins un passage de la Bible, entendu répéter que ses études se faisaient sous le regard d'un Dieu présent partout, travaillé avec zèle pendant deus ans la dogmatique religieuse. Knutzen, avec lequel il étudia toutes les parties de la philosophie et des mathématiques, avait été conquis au piétisme par Schulz et unissait très étroitement le piétisme et la philosophie. De l'un et de l'autre on peut dire co que B. Erdmann a dit du premier, que la personnalité morale de Kant porte leur empreinte, qu'on retrouve en lui le piétiste qui sacrifie les dogmes aux mœurs et interprète la religion révélée d'après la pureté du cœur, qui rend un culte à la beauté morale et qui a une conscience toujours inquiète de la pureté de ses inten- tions, tout en combattant le mysticisme et les attraits sensibles, qui fait tous ses efforts pour unir la philosophie et la religion [Avant-propos, p. IV, X, XV). Si Ton tient compte en outre de l'influence exercée par Newton [Nolen, Uev. ph. VIII), par Voltaire (note 15), par Rousseau (note 16), on comprendra beaucoup mieux les tendances religieuses de la Critique de la raison pratique. Il y a plus : si l'on se rappelle que ses biographes nous le représentent comme revenant avec plaisir, dans les dernières années de sa vie, s\jr les idées qu'il avait acquises dans sa jeunesse, développant avec force l'argument tiré de Tordre physique et des causes finales, citant la Bible et se faisant souvent expliquer, syllabe par syllabe, le sens hébreu de son prénom : Itnma = avec; Immanu = avec nous; El = Dieu; Im,manuel= Dieu avec nous, se rappelant alors que sa mère lui parlait de l'ordre et de l'arrangement du ciel, on sera disposé à penser que déjà au temps oii il médiLiit la Critique de la raison pure, les souvenirs du temps de son enfance et de sa jeunesse avaient repris en lui toute leur vivacité et for- maient en quelque sorte l'idée maîtresse vers laquelle conver- geaient toutes ses méditations et ses recherches. La morale chrétienne, telle que l'entendaient les luthériens et surtout les piétistes, est alors pour lui la morale par excellence, celle à laquelle il tente de rapporter toutes ses spéculations et avec laquelle il veut mettre en accord ses doctrines philosophiques pour les faire servir au développement intellectuel et moral de l'humanité.
Voyez Bridel, op. cit.; ISolen, les Maîtres de Kant (Re\. ph. VI); B. Erdmann, Martin Knutzen \md seine Zeit; Nolen, La Critique de Kant et la religion (Rev. ph. IX); Feuerlein, Kant und Pietis- KiNT, Crit. de la rais, prat 21
322 NOTES PHILOSOPHIQUES
mus (Ph. Monatshefte, 1882); Paul Janet, Les Mailres de la Pensée moderne.
Note 18, p. 290, 1. 4, un travail étendu. — 11 faut compléter l'étude de la morale Kantienne dans la Critique de la raison pure (n. 3), les Fondements de la Métaphysique des Mœurs (note 4) et la Critique de la Raison pratique — par la Religion dans les limites de la raison [Avant-propos, p. X), enfin par la Métaphysique des Mœurs, qui parut en 1796 et 1797 en deux volumes, que Barni a traduits sous le titre de Eléments métaphtj- siques du droit. Eléments métaphysiques de la vertu. Tous nos devoirs sont pour Kant des devoirs de droit qui peuvent être l'objet d'une législation extérieure et positive, ou des devoirs de vertu, dans lesquels tout dépend de l'intention et du but, qui ne peuvent être commandés par aucune loi extérieure. Les premiers comprennent le droit de l'humanité en notre propre personne et le droit des hommes, les seconds, la fin de l'humanité en notre personne et la fin des hommes.
La doctrine du droit"^ est divisée en deux parties : dans la pre- mière, Kant s'occupe du droit privé, du mien et du tien exté- rieurs en général; dans la seconde, du droit public. Après avoir, dans un premier chapitre, traité de la manière d'avoir comme sien quelque chose d'extérieur, Kant traite, dans le second, de la manière d'acquérir quelque chose d'extérieur et examine succes- sivement le droit réel, le droit personnel d'espèce réelle, l'acqui- sition idéale d'un objet extérieur; dans le troisième, de l'acquisi- tion subjectivement conditionnelle prononcée par la sentence d'une juridiction publique. La seconde partie est consacrée à l'examen du droit politique, du droit des gens, du droit cosmopcf- litique, et peut être utilement complétée par le Projet philoso- phique d'un traité de paix perpétuelle.
La doctrine de la vertu contient, outre une introduction, deux parties. La première, ou doctrine élémentaire, traite, dans un pre- mier livre, des devoirs envers soi-même en général : ces devoirs sont des devoirs parfaits et ont rapporta l'homme considéré comme être animal, comme être moral, comme juge naturel de lui-même ; ou bien ils sont imparfaits et ont pour objet le développement et l'accroissement de la perfection naturelle ou de la perfection morale. Dans un second livre, il est question des devoirs envers les autres hommes, considérés simplement comme hommes, devoirs d'amour, bienfaisance, reconnaissance, sympathie, et devoirs de respect, ou considérés au point de vue de leur état. La seconde partie, ou mé-
DU TRADUCTEUR 323
thodologie, renferme une didactique dans laquelle se trouve le fragment d'un Catéchisme moral dont nous avons parlé (note 14), qui pourrait être complétée par le Traité de Pédagogie de Kant (trad. Barni, revue par Thamin), et une ascétique.
Dans la Métaphj-sique des Mœurs, qu'on lit trop peu à notre avis, nous nous bornerons à signaler la définition du droit qui est l'exer- cice de la liberté individuelle limité par la liberté de tous, la doc- trine de.Kantsur la propriété littéraire, sur le serment en justice, sur la souveraineté du peuple où l'on retrouve le disciple de Mon- tesquieu, de Voltaire, de Rousseau, sur les fondations de bienfai- sance, qui favorisent la paresse et le paupérisme, sur les rapports de l'Église et de l'État, sur la peine de mort, sur le droit de la guerre, sur le gouvernement républicain, le rôle important que Kant accorde au sentiment moral (note 11), les considérations sur le suicide, sur la souillure de soi-même par la volupté, sur le men- songe, sur l'amitié, les questions casuistiques qui suivent un grand nombre de paragraphes, etc.
Tissot, s'appuyant sur la Préface des Fondements de la Méta- physique des mœurs, recommande de commencer l'étude de la morale de Kant par la Critique de la Raison pratique, de conti- nuer par les Fondements de la métaphysique des Mœurs, pour finir par la Métaphysique des mœurs. Nous croyons qu'on eo aurait une idée beaucoup plus nette et beaucoup plus précise si l'on commençait d'abord par lire avec soin ce dernier ouvrage et les petits traités qui le complètent, pour passer ensuite aux Fonde- ments et à la Religion dans les limites de la raison, à la Raison pure et arriver ainsi à la Raison pratique avec une connaissance exacte des solutions pratiques et des principes spéculatifs qu'elle suppose ou auxquels elle s'applique. Une seconde étude, faite en suivant une marche inverse, permettrait ensuite de saisir rapide- ment le lien qui rattache entre eux ces divers ouvrages (G. Intro- duction).
FIN DES NOTES PHILOSOPHIQUES
TABLE DES MATIÈRES
Comment faut-il étudier la moralb db Kant? (2* édition)
Avant-propos du traducteur (!'• édition) i à xxxvn
PnâFACE DE Kant ]
Introduction. — De l'idée d'une Critique do la raison pratique. 21
PRF.M[ÈKE PARTIE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
Doctrine élémentaire de la Raison pure pratique
LIVRE PREMIER
l'analytique de la raison pdhe pratique
Chapitre I". — Des principes de la raison pure prati(|ue 27
I. De la déduction des principes de la raison pure pratique. 7 11. Du droit qu'a la raison pure, dans l'usage pratique, aune extension qui n'est pas possible pour elle dans l'usage spéculatif 85
Chapitre II. — Du concept d'un objet de la raison pure pra- tique 100
Chapitre III. — Des mobiles de la raison pure pratique 127
Examen critique de l'analytique de la raison pure pratique. 161
LIVRE DEUXIÈME dialectique de la raison pure pratique
Chapitre I". — D'une dialectique de la raison pure pratique en général 195
Chapitre II. — De la dialectique de la raison pure dans la dé- termination du concept du souverain bien 201
326 TABLE DES MATIERES
I. L'anlinomie do la raison pratique > 207
II. Solution critique de l'antinomie de la raison pratique. . . . 208
III. De la suprématie de la raison pure pratique dans sa liai- ' son avec la raison pure spéculative 218
IV. L'immortalité de l'âme comme postulat de la raison pure
pratique -22
V. L'existence de Dieu comme postulat de la raison pure
pratique 226
VI. Sur les postulats de la raison pure pratique en général. . 240 Vil. Comment est-il possible de concevoir une extension de la raison pure, au point de vue pratique, qui ne soit pas accompagnée d'une extension de sa connaissance,
comme raison spéculative ? 243
VIII. De l'assentiment venant d'un besoin de la raison pure. . . 257 IX. Du rapport sagement proportionné des facultés de con- naître de l'homme à sa destination pratique 265
DEUXIÈME PARTIE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
Méthodologie de la raison pbre pratique 269
conclcsion .... 291
NOTES PHILOSOPHIQUES DU TRADUCTEUR 297
1. Raison pratique et raison spéculative 298
2. Liberté 299
3. Critique de la Raison pure et Critique delà Raison pratique. 300
4. Métaphysique des mœurs 306
11-12. Sentiment et Formules 3U
14. Le sens commun 315
15. Voltaire 316
16. Rousseau 318
17. Christianisme et Evangile 320
662-21.— Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. -p8-21.
LA RELIGION
DANS LES LIMITES
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Doctrine de la vertu, traduction Barni. 1 vol. in-8 .... Épuisé.
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B 2773 .F7 P5 c.2 |
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Kant, Immanuel, 1724-1804. |
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Critique de la raison pratique : nouv. tr. AJZ-5619 (ab) |
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