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ÉCRITS

SUR LE

THEATRE

DU MÊME AUTEUR

POESIES

La Chambre Blanche (Mercure de France)

(épuisé) 1 vol.

La Divine Tragédie (Fasquelle). . . . 1vol.

Le Beau Voyage (Nouvelle édition) (Pas- quelle) 1 vol.

ALBUM

Têtes et Pensées, 22 lithographies origi- nales (Portraits de Rodenbach, Mendès, Mirbeau, J. Renard, J. Lorrain, de Ré- gnier, etc.) (Ollendorff) 1 vol.

THEATRE

La Lépreuse. Ton Sang (Mercure de

France) 1 vol.

L'Enchantement. Maman Colibri (Fas- quelle) 1 vol.

Le Masque, La Marche nuptiale (Fas- quelle). 1 vol.

Résurrection (Fasquelle) i vol.

La Femme Nue. Poliche (Fayard) ... 1 vol.

La Vierge folle (Fasquelle) 1 vol.

Le Scandale. Le Songe d'un soir

d'amour (Fayard) 1 vol.

L'Enfant de Tàmour (Fayard) 1 vol.

Les Flambeaux. L'Amazone (Fasquelle). 1 vol.

La Déclaration (Illustration) ..... 1 vol.

A paraître prochainement :

Le Phalène (Théâtre). La Quadrature de l'Amour (Essai). La Divine Tragédie (2« partie). Une journée de femme (album de lithographies originales).

HENRY BATAILLE

ÉCRITS

SUR LE

THEATRE

EDITIONS GEORGES GRES Â: G^

H6, BouLEVAUD Saint-Germain, Paris 7, Ramistrasse, Zurich

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE '.

25 exemplaires Japon impérial (dont 10 hors cojnmerce) numérotés de 1 à 15 et de 16 à 25

35 exemplaires vélin de Rives (dont 10 hors commerce) numérotés de 2G à 50 et de 51 à 60

B3

Copyright by lï. Bataille, 1917.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays.

HAMLET

Le tueur de rats.

L'universalité de Shakespeare est Timage même du génie. Tout est en lui : il est l'arbre et l'homme, le soleil, la pluie, la montagne, la poussière, l'ouragan, le va-et-vient des choses, la guerre, le monde des esprits, le peuple, la foule, le rêve solitaire et accroupi, il est toute la création, rire, joie, déses- poir... Il est la lumière qui monte de tous les abîmes. La scène est partout et ailleurs. Il nous apporte la définition même du poète tragique. La matière historique et humaine qui est passée en lui, devient de pâte im- mortelle. On ne peut plus, lorsqu'on a vécu avec elle de la vie imaginaire qu'il lui a in-

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EGRltS SUR LE THEATRE

sufflée, rêvef d'une autre Gléopâtre que celle dont il plaça le délicieux fardeau entre les mains niôites du conquérant. .. Seul au théâtre Shakespeare a mis l'homme eu relation avec l'infini, et j'estime qu'on ne doit susciter au théâtre que des créatures dont l'ombre portée s'allonge sur les causes et les con- naissances universelles. Jamais un génie n'a déplacé autant de rêve que Shakespeare. Les siècles n'ont pas épuisé les commentaires et les interprétations de ses personnages qui se dressent comme des hypothèses au seuil de l'impossible... Je crois bien me souvenir que c'est Oscar Wilde qui a dit : « Il y a autant d'Hamlet qu'il y a de mélancolies. » Voilà énoncé le principe du sortilège unique. Lorsque nous analysons le grand Alceste du Misanthrope, nous ne sommes point assurés que le « non-dit » ne soit pas une lacune de l'auteur. Nous réclamons un supplément de lumière et de clarté sur un personnage précis, aux contours arrêtés. Il ne se prête pas à nous-mêmes : il ne se diversifie pas : ses humeurs et sa mélancolie sont stric- tement siennes et jamais nôtres. Tandis

HAMLET

qu'Hamlet se fait tout de suite complaisam- ment fraternel. Oui il y a autant d'Hamlet qu'il y a de mélancolies ! Pourtant n'exagé- rons rien. Sa personnalité n'est point diffuse et Shakespeare en l'inclinant vers le rêve ne l'a pas déraciné de la vie. Le caractère se tient et ne supporte pas les déformations que ses exégètes prétendent parfois lui infliger.

Au cours du siècle dernier, cette opinion s'est accréditée : « Hamlet, c'est le doute. » Le doute de quoi? Frissons de l'inconnu, effroi de l'au-delà?..* Homme unique et privilégié, auquel l'au-delà consent la faveur d'ouvrir ses tombes dans des entretiens terriblement particuliers, Hamlet est di^s mortels le plus en droit d'avoir des cet'titudes; il les a.

Ce serait trop absurde ! Alors que veut dire ce mot: doute ? L'hésitation par peur de l'acte ? Scrupule ? C'est à pareille lâcheté que cet esprit déterminé devrait de mettre tant de temps à détruire d'un coup de dague l'être qu'il exècre le plus au monde? Que voilà donc une peur et une conception delà vie singulièrement peu seizième siècle

ECRITS SUR LE THEATRE

Allons donc ! un rat ! un rat ! Ce grand dé- daigneux du mal de vivre n'a aucun respect de l'existence humaine : il tue, avec désin- volture, au contraire, n'importe qui, n'im- porte quoi, Polonius, Laërte, sans y mettre de façon !

Reste alors l'incapacité d'agir, la maladie de la volonté ? Mais il se définit lui-même, avec soin, pour les commentateurs futurs qui manqueraient de clairvoyance : « Rien ne m'a manqué, même la volonté. » Je ne vois vraiment pas sur quoi peut s'appuyer cette assertion qui voudrait faire du héros d'Elseneur le père lointain de nos modernes neurasthénies.

Non, Hamlet n'est pas un aboulique, c'est, à le définir d'un mot : le Raisonneur, C'est un cas d'intellectualité forcenée ; il s'en explique d'ailleurs à tout bout de champ : (c J'approfondis trop l'action que je médite. » Une hypertrophie de la conscience, maladie de rêveurs, a fait de ce jeune cerveau le royaume absolu du subjectif, jusqu'à l'oubli d'agir. Il représente le refus le plus total à la simple raison d'être. Shakespeare a dressé

HAMLET

dans un sublime face à face les deux anti- thèses : Hamlet cet intellectuel; Othello ce soldat.

La Voix dit à Othello : « Réfléchis avant d'agir », et Othello agit avant de réfléchir; il tue parce qu'il est l'instinct. La Voix dit à Hamlet : a Agis sans discuter. Tue » et il ne tue pas, parce qu'il est la pensée.

Shakespeare s'est complu à réaliser proba- blement dans ces âmes les deux faces de l'àme qu'il portait peut-être, lourde du cruel antagonisme, à travers ce seizième siècle formidable, barbare et tout bruissant du choc des armes et des idées !

En somme, voilà le cas. Un charmant jeune homme, nourri d'excellente lecture univer- sitaire, ployé aux exercices du corps et de l'esprit, d'haleine courte, ergoteur du reste déjà insupportable, qu'on écoute plus volon- tiers parce qu'il est prince ; enthousiaste plus qu'exalté... Il n'a môme jamais aimé, que, d'un amour de collégien, la demoiselle

ECRITS SUR LE THEATRE

d'un intendant. Soudain, brusque comme la foudre, l'événement se produit : la mort de son père. Alors, il lève les yeux sur la vie et il est troublé au delà de toute expres- sion.

« Je souffre », dit-il, et il met la main sur son cœur, gêné... C'est le point de dé- part de toutes les philosophies. L'homme, dit Shopenhauer, est le seul animal étonné de sa propre existence. Handet est le plus étonné et le plus candide des hommes. A partir du moment le phénomène l'a arraché brus- quement à sa rêverie, à sa baguenauderie de prince, à partir de la blessure, il s'étonne... Ah! comme il s'étonne!... Il jette des yeux indignés sur la vie qui vient de lui faire mal, et désormais il ne s'attache plus qu'à ce seul problème, point de départ de toutes les phi- losophies : « Pourquoi ai-je mal ? Pourquoi suis-je ? ))

A dater de cet instant, avec frénésie, il va se livrer à la méditation :1a passion de penser, qui était en lui, s'empare furieusement de tout son être. Et c'est sur cette nature et cette jeunesse, si bien préparées, que tombe

HAMLET

l'aventure inouïe : la confrontation avec le mystère, la complicité de l'au-delà, la con- fidence prématurée du tombeau!...

La belle thèse ! Quelle aubaine pour un pareil esprit ! Le voici du premier coup placé au-dessus de l'humanité qu'il va juger; le poste important que la voix des dieux vient de lui confier le met presque de con- cert avec la volonté inconnue ; il est l'inter- prète du grand pourquoi ! Par sa mission qui flatte sa manie et son orgueil de péda- gogue, le voici en admirable posture désor- mais pour regarder s'agiter et se perpétrer les pauvres vanités d'ici-bas : « C'est moi qui suis chargé de raccommoder le monde. » Il exagère terriblement ! mais un cérébral de cet acabit a vite fait de transformer un tel secret en une fructifiante et douloureuse aubaine. Il l'emporte comme un jouet mo- rose ou comme un os qu'il va ronger à loi- sir pour délecter sa solitude. Et, en bon philosophe qu'il est, avant d'attaquer son homme, il fait quatre pas en arrière, caresse sa dague, et prend son temps. « Le temps m'appartient », déclare-t-il.

ECRITS SUR LE THEATRE

Du premier coup, lui ont été révélés, à vingt ans, sa raison d'être, et le but de son destin ; il était désemparé, il sait ce qu'il a à faire dorénavant. Seulement, voilà, ce n'est pas un voyage au long cours, un pays à con- quérir qu'on vient de lui désigner, un grand problème à résoudre, non : lever une épée, l'enfoncer dans quelques centimètres de chair, tout bien évalué deux minutes ! Deux minutes pour lui la réflexion, pour lui le temps, l'amoureux de l'éternité !...

Il sait bien que cet homme mort, la des- tinée d'Hamlet est effacée du grand livre. Ce sera toute sa participation à l'obscure Anankè; après quoi Hamlet peut dispa- raître. L'action brève est en disproportion avec les ondes que cette action déplace dans l'infini. Piquer la pointe d'une épingle dans un rat ! Si peu de chose pour tant de choses ! Il se prend le front à deux mains. Misère! Il n'a que cela à faire dans la vie ! C'est sa participation à la ténébreuse destinée ! Be- sogne mince, bonne tout au plus pour le ha- sard! 11 sait bien aussi, philosophe astucieux, qu'avec la raison d'être la raison de penser

HAMLET

va disparaître et cela lui est particulière- ment insoutenable. Aliî que cette besogne mince et précieuse lui serve donc au moins à pénétrer le spectacle du monde ! Il va s'en alimenter désormais et voici qu'il prolonge à plaisir, inconsciemment, l'intériui céleste qui s'ouvre, mystérieux, au seuil de sa jeu- nesse ardente ; cette besogne, elle va lui servir de point d'assise philosophique; ce pessimisme accidentel va devenir tout un système à travers quoi il regardera l'Univers. Il va se retrancher dans la méditation de l'acte, derrière les prérogatives de son nouvel emploi ; son point de vue est devenu telle- ment abstrait qu'il se détache même des êtres qui lui étaient, la veille, les plus chers. (C'est un fait assez connu des ascètes et des tem- péraments à idée fixe.) Et, dilettante impé- tueux, bouillonnant d'idées, mais la vue char- gée de ce lorgnon fumé, le voici qui joue avec la petite bête promise à sa dague, et voca- lise quelques sublimes arabesques funèbres, pour la seule joie de sa solitude. Il commente, commente à n'en plus finir, d'associations d'idées en associations d'idées. Les deux fa-

40 ECRITS SUR LE THEATRE

meuses minutes d'exécution? Bah! l'occa- sion les lui fournira bien !... lia le temps!.. Et remettant l'acte de jour en jour, il ne lui apparaît plus cet acte, à force de ratiociner, que coinme une conséquence presque théo- rique, un chiffre dans l'espace (la voilà bien la déformation de la vie par la pensée !), à ce point et ceci est un coup de génie de Shakespeare très amusant que c'est l'Ame de son père, l'Immatériel, qui est ol)Iigée de venir le secouer de temps à autre et le rappeler à la réalité de la vie !...

O comble ingénieux !

Il est d'une nature si facilement distraite! La moindre pensée l'attire comme une mu- sique... Et, de plus, sa parfaite ignorance psychologique, son innocence le gênent. Le pessimisme de ce jeune garçon n'est dé- cidément pas naturel ! 11 était si bien fait pour aimer, pour être heureux ; les dieux l'avaient affligé d'un tempéramentsisensibleetsibien- séant!... Il s'en rend compte d'ailleurs. Il dit : « Pardonnez-moi ma vertu. » Notez ce mot. Il est detouteimportance pour la compréhension du caractère. Hamlet n'apas en lui la plus pe-

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tite parcelle de haine. Son amertume est pu- rement méditative. Et cette absence de toute haine explique sa prodigieuse faculté d'ironie. Les vrais désespérés ne sont pas ironistes! Lui ne se sent pas de fiel pour les gens qu'il bafoue. Môme je ne suis fpas bien sur qu'il parvienne jamais à haïr tout à fait le roi !.., Oui, détrompe-toi, Hamlet. Tes sarcasmes n'émanent pas d'une âme haineuse ; ils sont d'un tendre cœur blessé dans son enthou- siasme et tu portes le poids de ton aristo- cratie.

Tout jeune, botté de son pessimisme ado- lescent et un peu artificiel, liamlet va décou- vrir le monde. On a la sensation d'un sombre Anacharsis qui part en voyage et prend des notes. 11 est fringant, dans sa désinvolture funèbre; il est ingénu dans sa morgue excen- trique, très poseur, terriblement liomme de lettres. Gela est décrit par Shakespeare de main do maître. Souvenez-vous, lorsque le grand mystère vient de s'ériger à ses yeux

12 ECRITS SUR LE THEATRE

SOUS la forme terrifiante du spectre, que fait- il?... Il saisit son petit carnet de poche, son beau carnet tout neuf et vite, vite, il note ses impressions.

Première impression : quelle est-elle, voyons ? Que va-t-il rapporter de cette au- guste confrontation ? « Un iiomme peut sou- rire et n'être qu'un scélérat du moins en Danemark. » Et nous pouffons!... Oh ! la charmante et puérile naïveté ! Ce trait de Shakespeare est parfait; on n'est pas plus vrai. x\h ! le beau jeune homme ! Il ne par- lait que de roses, de vertu, de pudeur, de fidélité !... Et les vers qu'il adressait à la petite Ophélie, donc!... Incommensurable- ment naïf, il verse de suite dans le pessi- misme le plus noir. Il en est insupportable d'ailleurs, sarcastique à peu de frais. Il fait du mal à l'aveuglette et voilà la pen- sée la plus flagrante et la plus profonde du drame il tue la Vie, la belle vie épanouie en la personne radieuse d'Ophélie. Car il n'y a pas à s'y tromper, la Vie dans cette tragédie humaine est représentée sous ses deux formes, l'une : l'Inconscience (la bête

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t

noire d'Hamlet), la simple joie d'être : Ophé- lie; l'autre, agissante : Fortinbras, la noble et forte action qui marche à pas formidables dans la coulisse, et jaillit juste au moment périt rinutile... Pour Hamlet, c'est fini ! La grande maladie s'est emparée de son cerveau. La méditation de l'acte développe en lui, inéluctable, ses longs et mystérieux anneaux.

Afin de mieux se lester il renonce à l'amour. Il a faitvœu de chasteté. Dans sa mère il pour- suit l'abomination de la femme. Avec Ophé- lie, il éparpille des ronds sur l'eau trouble de la métaphysique et continue le rôle sar- donique qu'il a entrepris; mais il est sincère avec celle qui l'a créé. Il est nu comme l'en- fant qui vient de naître. A elle il peut crier l'épouvantable mensonge de l'amour qui a pour lui obscurci toute la terre... Devant Ophélie ce pessimisme au biberon pose avantageusement. C'est déjà On ne bddine pas avec Vamour\ c'est déjà Perdican. Entre les ({uatre murs de la chambre maternelle, il se livre au contraire à toute la frénésie de sa sincérité. 11 est lui, à pleins bords.

li ECRITS SUR LE THEATRE

« Laissez-moi vous torturer le cœur», clame le dilettante de la douleur. 11 lui faut tout le spectacle du mensonge, de la trahison, du vice ! Ce grand tragique veut connaître tous les reflets du miroir aux mille facettes. Aussi comme il a accueilli les comédiens, ses amis, ses frères ! Il voit en eux les porteurs de masques, lui qui s'est collé à la figure le masque rassurant de la folie; mais, mieux encore, il voit en eux les interprètes de la vie, des passions et des déceptions humaines... Oh ! quelle fraternité le lie à ces histrions lyriques!... Jeune, dans les tavernes, Mé- cène royal et verbeux, écouté avec complai- sance, il se plaisait dans leur compagnie un peu anarchiste et toujours hostile au pouvoir et à la royauté... Aujourd'hui il les accueille comme des compagnons d'armes. Commilitones^ s'écrierait- il presque, en fu- nèbre raillerie, comme l'empereur romain... Ces adaptateurs de contingences vont lui souffler la mise en scène la 'réalité sera prise au piège comme une mouche dans les fils de l'araignée. De la mise en scène il lui en a toujours fallu à cetamateur d'art ! Son goût

IIAMLET 45

d'esthétique bavarde cadre d'ailleurs avec le désir de retarder l'acte final le plus loin pos- sible!... Quand il tue Polonius, derrière la tapisserie, il a presque peur d'avoir déjà tué le roi... Et cependant il n'éprouve plus la morgue frémissante et orgueilleuse du début ; il subit à ce moment quelque lassitude ; car au début, était-il assez passionné de recherche ! Rappelez -vous : « Mes muscles, ne vieillissez pas un instant. Soutenez-moi. »

Mais ce n'était qu'un débutanti,.. La pièce s'écoule. Laissons-la s'écouler et rejoignons le voyageur à sa sortie.

C'est toujours le voyageur; seulement le mal de penser a fait son œuvre ; le pli d'amer- tume à la lèvre, on le sent réel, éprouvé. Ana- charsis est devenu un vieillard, le scepticisme un cruel désenchantement de soi-même. Prise à son propre piège, la victime de Vkédutonti' moroiunénos redoutable, qu'est-elle devenue au bout du drame ? Pauvre carnet de notes, depuis cette première ligne ingénue tracée d'une main sûre, comme il s'est couvert et comme l'écriture en est devenue incertaine ! Ah ! Ilamlet, ton âme bien-ainiée^ comme tu

16 ECRITS SUR LE THEATRE

l'appelais, ta belle âme bien-aimée, l'unique réalité pour toi, qu'est-elle devenue à la re- cherche de la conscience du monde?... Tu mu- sardes, certes; tu éprouves toujours un petit frisson philosophique, nn plaisir, c'est toi qui le dis, à bafouer l'artificier, à jouer avec ta future victime, et à prolonger l'aventure, mais c'est d'un cœur de moins en moins assuré ; tu persistes, par attitude ; tu ne trouves même plus la farce drôle, ni l'assassin curieux; mauvais détective, tu t'en es, songes-y, presque complètement désintéressé. Quelle pitié! Ah ! c'est que tu commences à com- prendre la duperie flétrissante de ton cer- veau ; tu te fatigues de ta propre beauté, âme chérie ! Ton soliloque se lasse. Mais ce n'est guère qu'en trébuchant sur la tombe d'Ophélie, dont tu saisis l'horrible fin et la morale accablante, que tu avoueras la vanité de ta recherche et que tu as eu trop d'esprit, vois-tu, mon bonhomme, que tout le monde en est mort autour de toi, excepté celui qui devait en mourir et que la vie est plus sérieuse que cela!... De quel œil tu les en- vies maintenant, les impulsifs, les lyriques.

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ceux de la chimère même absurde ! Tu rêves dans les camps de guerre, en soupirant « Heureux ces soldats !... » et conime tu bai- serais amoureusement la main de Fortin bras, au moment de mourir, au son des trompettes de cuivre, en lui léguant l'héri- tage du monde !

A mesure que l'acte approche (car il faut bien se décider pourtant), la raison de finir apparaît. Et Hamlet la contemple avec une poignante mélancolie ; la recherche ne lui a apporté que catastrophes, aucune solution, aucun triomphe, et il se livre, le cerveau pourri de son inutile exercice, résigné enfin, à la loi naturelle. Une seule chose l'inquiète pourtant encore, l'agace indiciblement : la Mort... non pour elle-même, grands dieux! 11 accepterait sans mot dire sa laideur insul- tante, mais la cessation de la conscience! du moins la conscience terrestre, car si scep- tique qu'il soit, Hamlet ne peut prendre au sérieux sa propre répartie sur la mort « dont nul voyageur n'est encore revenu » puisque l'âme paternelle lui a révélé que les préoccupa- tions de l'au-delà ne paraissent pas sensible-

48 ECRITS SUR LE THEATRE

ment différentes des nôtres. Mais la cessation de la conscience humaine, le brusque adieu à cette immense comédie de la vie, la fin des apparences, il ne peut s'y faire, décidément ! Depuis, il hante les cimetières, il veut essayer de faire parler la Mort, de l'exciter à la discussion... Peine perdue !... Alors il sourit, tire Pépée, crie à Pobscure pensée du monde : « Voilà, c'est fait. J'obéis enfin... Je te le donne ! » et tue le Rat. Puis il dis- paraît d'un geste... Par une affreuse ironie, il finit, pauvre bavard, sur ce mot c silence » qui implique bien l'idée testamentaire de la résignation et le grand aveu : l'inutilité de la Pensée humaine. Et se sont bien accom- plies en effet, poignantes au-delà de toute expression, les noces mortelles du Secret et du Silence...

Voilà la véridique histoire d'Hamlet, le Tueur de rats.

LES MORTS DANS SHAKESPEARE

Il est des morts tellement impression- nantes et tellement caractéristiques qu'elles semblent avoir été combinées par les puis- sances suprêmes pour frapper l'imagination. Certaines morts ont le caractère d'un châti- ment, d'autres semblent le total de toute une vie; tantôt on dirait une conclusion, tantôt une antithèse.

Le génie de Shakespeare s'est complu à trouver pour chaque héros la mort la plus expressive et la plus en rapport avec son ca- ractère ou avec l'idée de la pièce. Dans les tragédies classiques françaises nous ne voyons que deux sortes de dénouements tra- giques : le fer ou le poison. La mort se pas- sait généralement en coulisse et c'est plutôt

20 ECRITS SUR LE THEATRE

la suppression du personnage qui importait à Corneille ou à Racine. Un récit réglait l'af- faire.

Pour Shakespeare la mort a autant d'im- portance que la vie; tous ses dénouements sont soignés, variés et d'une terrible logique. Si, en esprit, nous substituons une manière de mourir à celle que Shakespeare imposa à son personnage, nous constatons, la plupart du temps, une diminution sensible d'intérêt. Les adapteurs des comédies de Shakespeare n'ont, en général, pas assez tenu compte de ce pittoresque nécessaire et philosophique que le dieu du théâtre a mis dans ses termi- naisons. Quoi de plus beau que le dénoue- ment de Macbeth par exemple ?

Macbeth, c'estle mouvement, c'estl'homme de proie, c'est le conquérant qui conquiert, non pour le but lui-même, mais pour la joie seule de conquérir, sans profiter jamais de la victoire... et alors, il tue..^il tue... Il tue pour assouvir son destin, et il ne connaît aucune rémission de la volonté. . . Il tue jusqu'au som- meil, suivant l'expression pathétique de lady Macbeth. Il n'y a plus de repos possible pour

LES MORTS DANS SHAKESPEARE 2i

lui sur la terre. Prises du délire contagieux, les choses elles-mêmes se mettent à graviter autour de lui, à s'actionner, pour entrer en lutte. (( Quand la forêt de Birman s'avancera vers la haute montagne de Dulcinan et mar- chera contre toi !... » Telle a été la prophétie de l'apparition. Et voici que la marche prophé- tisée des éléments se réalise au milieu du combat tournoyant. Une voix clame : « Voilà la forêt en marche ! » « Aux armes ! aux armes ! », répond Macbeth. Mais une fatigue immense le saisit. « Je commence à être las de la lumière du soleil et je voudrais voir l'univers s'arrêter ! » Puis il reprend sa course en criant : « Du moins nous mour- rons le harnais sur l'échiné ! »

11 pleut des désastres de toutes parts sur sa tête; c'est l'hallali suprême. Alors Shakes- peare le fait sortir de scène en combattant, frappant à droite et à gauche, tourneboulant à travers la mêlée et l'attaque. « Frappe, Macduf, et damné soit celui qui criera : c'est fini, arrête, arrête!... » Quelques instants se passent et c'est alors qu'après ce vertige, ce tournoiement de clown, droite, immobile,

22 ECRITS SUR LE THEATRE

fixe, coupée, apparaît la tête de Macbeth au bout d'une lance ! La trouvaille est saisis- sante : il ne peut pas y avoir de conclusion plus frappante que cette antithèse du mou- vement et de l'immobilité, à une minute de distance, cet arrêt subit de la vie, cette ren- trée du héros démembré, dont le chef aux yeux dilatés, au bout de la lance, a l'air d'un grand point d'exclamation barrant le drame de son trait vertical ! Ce dénouement est au- trement nerveux que si l'on avait vu s'effon- drer Macbeth comme don Juan ou comme Hamlet.

La mort couplée d'Othello et de Desdé- mone sont-elles assez belles! C'est une idée justicière que celle d'avoir voulu qu'Othello étouffât sous l'oreiller des caresses, et dans l'ombre, l'âme ténue et fidèle de Desdé- mone; lumière qu'il souffle, capuchon qu'il met sur une flamme; il ne la frappe pas ; ce n'est pas un meurtre, c'est une strangu- lation instinctive ; les poings se resserrent et l'on dirait qu'en étouffant la victime il étouffe, en même temps, la voix de sa conscience, la voix des ténèbres... Et c'est à

LES MORTS DANS SHAKESPEARE 23

la bouche qu'il vise ! à la bouche menteuse, à la gorge qui a proféré le parjure. Le barbare agit dans l'ombre; ilavoulu unemort bestiale; il allonge Tétreinte du tigre dans les ténè- bres. Mais quand vient son tour à lui, lorsque ce soldat, aux yeux dessillés, ce brave veut se châtier, alors il n'hésite pas; il a retrouvé tout son courage, tout son honneur : autant il fut lâche quand il s'agissait d'une femme, autant il devient militaire lors(ju'il s'agit de punir un soldat. Et c'est encore à la gorge qu'il vise, à la sienne, cette fois, à la gorge qui a proféré des pauvres mots d'amour et de haine, à la gorge qui n'a pas menti mais qui a rugi l'anathème !

(( Racontez cela et dites qu'un jour dans xAlep voyant un Turc, un mécréant en tur- ban, battre un Vénitien et insulter l'État, il saisit ce chien à la gorge et le frappa comme ceci... » Et [)endant qu'il expire, le dernier roucoulement de cette gorge sanglante dé- verse sa plainte, comme la dernière goutte d'une urne brisée : « Il ne me restait plus qu'à mourir en me tuant sur un bai- ser... »

24 ECRITS SUR LE THEATRE

Toutes les morts, toutes, sont des trou- vailles du génie î

Pourrait-on, désormais, séparer Roméo et Juliette du tombeau?... A ce drame de la jeunesse et de l'amour, Shakespeare a imposé le décor de la mort. Il a voulu que la mâ- choire du tombeau s'ouvrît, suivant sa propre expression, pour engloutir les deux amants. C'est à coup de levier que Roméo ouvre l'hor- *rible gueule, matrice de la mort. « Je par» viendrai bien, dit-il, à ouvrir tes lèvres pour- ries et à te fourrer de force une nouvelle proie. )) 11 conclut un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur, et cette chambre mor- tuaire est aussi belle (jue le ciel étoile de Tristan et Ysolde...

Regardez expirer le roi Lear. Ce pauvre vieillard errant ne meurt pas à pioprement parler, il s'évapore comme un souffle ; il est tout mince, tout amenuise, léger comme la plume qu'il vient de placer sur la bouche de Gordélia, pour voir si elle vivait encore. Le pauvre vieillard exsangue n'emploie plus que de petits gestes consolateurs et berceurs. « Sa voix était toujours douce, calme et basse »,

LES MORTS DANS SHAKESPEARE 25

dit-il en touchantla pauvre étranglée et quand il rend sa vieille ame à Dieu, il murmure simplement : « Défaites-moi ce bouton, je vous prie, monsieur... » tandis qu'une voix, à côté de lui, gémit: « Ne troublez pas son âme. Oh ! laissez-la partir ! »

Nous pourrionsainsi passer en revue toutes les fins typiques, imaginées par Shakes- peare... A ceux qui objecteraient que ces fins lui ont été indiquées, pour la plupart, par les légendes ou les contes dont ses pièces sont issues, il serait aisé de répondre que le parti qu'il en a tiré lui appartient en propre. Avoir trouvé « tout fait » l'oreiller d'Othello, ou plutôt, s'il m'en souvient bien, le ciel de lit qui s'écroule, n'implique pas du tout que le conteuritalienaitassocié comme Shakespeare l'a su faire, l'idée de l'amour, des confidences nocturnes, des baisers et de la chair, à cet accessoire par lui-même assez vulgaire. Sha- kespeare, comme tous les génies, a traité la légende par droit de conquête, comme il trai- tait la vie elle-même. Il y a puisé la source de son inspiration, car rien ne sort de rien. Il faut savoir associer, abstraire... Combien

26 ECRITS SUR LE THEATRE

de gens en sont incapables ! Combien passent au travers des événements quotidiens, des êtres et des sociétés, sans en avoir rien vu î A peine un abstracteur en a-t-il découvert la signification, tiré des déductions curieuses et significatives que les mêmes gens s'écrient: « C'était bien facile ! Il n'y avait qu'à se baisser pour le prendre ! » Que ne l'ont-ils fait ? Avant qu'un tempérament soit venu leur tra- duire le sens des réalités, ils n'en avaient rien extrait... Le premier peintre qui, au siècle dernier, a reproduit le brouillard et l'aspect des choses entrevues à travers ce brouillard, a créé un état pictural qui n'avait jamais été soupçonné par des générations sé- culaires d'artistes. Depuis lors cet état pic- tural est devenu banalité courante... Que de combinaisons restent encore insoupçonnées de nous en musique, en harmonie, et qui ap- paraîtront toutes simples le jour un homme les aura arrachées au néant elles dorment encore ! Il y a dans l'âme humaine des zones qui nous sont encore inconnues : elles af- fleureront quelque jour à la surface sous les mains d'un magicien, philosophe ou poète.

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Nous passons, dans la vie, à côté d'événe- ments, de rapprochements extraordinaires, si extraordinaires parfois qu'on y pourrait voir le doigt de Dieu ou le signe particulier du miracle, et nous ne nous y attardons même pas ! Nous n'en avons tiré aucune dé- duction et pour une raison toute simple : leurs manifestations nousonttotalementéchappé... Notre esprit n'y a apporté aucune attention. Le rôle créateur du poète dramatique devrait être justement de diriger toutes les forces de son observation, vers les spectacles allégo- riques que nous présente la vie à chaque pas. Ces morts typiques qui atteignent parfois à la puissance du symbole et que Skakes- peare, lui, a recueillies se retrouvent-elles dans la réalité ? Oui : à chaque instant. Per- sonnellement, j'en note atout bout de champ. J'en pourrais citer vingt que j'ai retenues. Mais, sans aller bien loin, ne suffit-il pas de se reporter à certaines morts célèbres de ces dernières années? Méditez quelques se- condes la fin d'Emile Zola qui succombe dans une sorte de parodie scientrfique, digne du docteur Pascal, procédant, dirait-on, de

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ces exemples naïfs dont il bourrait ses livres médico-psychologiques : quatre boulets Ber- not, la nuit, dans une cheminée mal ramo- née, suffisent à provoquer une invraisem- blable asphyxie et il meurt sur la carpette du lit, au milieu de déjections...

Entre'tantde dénouements emblématiques j'en citerai un d'absolue authenticité et dont la rigueur semble tellement concertée qu'on a presque peine à n'y point reconnaître une intervention de la Providence.

J'ai vu, durant une dizaine d'années, le peintre Rochegrosse travailler à un somp- tueux mausolée, couvert de fresques en mosaïque, adorné de sculptures dont les plus fameux artistes avaient accepté la commande. Cette nécropole du mauvais goût et de la richesse bourgeoise était la conception d'une vieille veuve éplorée, épicière parvenue, aux yeux de laquelle rien n'était trop beau pour la tombe de son époux ni pour sa propre et future dépouille. Dans ce monument à l'édi- fication duquel travaillaient incessamment des équipes d'artistes et d'artisans, la ter- rible veuve avait orné et marqué sa place, aux

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côtés de son mari. Tous les jours, elle allait tricoter ; elle y passait des heures, véri- fiant les ors et tâtant les onyx. Elle se pré- parait ainsi à entrer triomphalement dans ce repos éternel dont elle avait fait son rêve et son orgueil. Quand le mausolée, après dix ans de travaux, fut achevé, des amis con- seillèrent vivement à la septuagénaire, un peu anémiée par la régularité de son effort, une cure d'air, un voyage de délassement. Et cette femme qui n'avait jamais voyagé quitta tout à coup son mausolée- et s'en fut vers la Grèce. Or il advint qu'une fièvre maligne la prit, durant la traversée. Elle rendit l'âme. Le capitaine fit jeter le corps à la mer; la vaniteuse postulante en éternité fut dévorée par les poissons... N'est-ce point la matière d'un conte moral qu'on appellerait : le Châtiment de V orgueil?

La Fable est éternellement renaissante. Et les cieux muets parlent par signes et sym- boles...

TOLSTOÏ

Précisément la mort de Tolstoï est une mort quasi shakespearienne ; elle a Pair aussi d'un jeu combiné de la destinée. C'est la mort d'un prophète, c'est la mort de Moïse. Le patriarche a senti un souffle pas- ser sur les broussailles de sa barbe monas- tique, le baiser de l'ange. Un annonciateur mystérieux est venu lui dire : « Tu vas en- trer dans ton agonie. » Sur quoi il prend son grand bâton de voyage et monte sur le tourne- bride du Sinaï pour entrer dans le repos de la terre. En fin de compte, Tolstoï n'est peut être pas mort; il a disparu à jamais. Les nuages se sont refermés sur ce Moïse pèle- rin. Je me souviens de l'émotion que nous étions quelques-uns à éprouver pendant les

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deux jours nous attendions la nouvelle prodigieuse : « Tolstoï n'est plus. »

Personnellement, moi qui ai porté à la scène Résurrection et qui éprouvai toujours quelque remords de n'avoir pu, à cause de la proportion théâtrale, développer Néklou- dof comme dans le roman, tout en laissant sa place à la Maslowa, je me vois encore près du feu relisant, la nuit, cette œuvre gigantesque, si naïve et si douce; il me sem- blait alors que j'accomplissais la veillée funèbre. Et quand la nouvelle nous parvint, lequel d'entre nous n'éprouva point ce fré- missement religieux que seule sait nous communiquer la mort des héros ou des apôtres? J'entendis sous mes tempes les deux coups wagnériens de la mort du héros. Et pourtant pas le héros barbare, car nous étions en présence d'une ascension plus biblique, plus grandiose encore et tout em- plie d'une terreur sacrée !

Quelle mort que celle de cet aduste vieil- lard, fou, flambant d'un mysticisme inouï, s'évadant de la vie, en proie' à l'on ne sait quelle crise auguste d'extase, d'ascétisme ou

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de pitié, brisant tous les liens de la vie et ceux de la famille, si beau et si rempli de ce délire divin que l'on ne peut s'empêcher de penser devant un pareil exode et devant les lamentations des siens éperdus, à la terrible et dure parole du Christ se retournant vers ceux qui le réclamaient aux soins de Marie : « Quelle est ma mère ? »

Je vénère avant tout les grandes œuvres populaires dans l'art; avant tout j'estime qu'il faut aller au primitif : c'est la source féconde par excellence. En considérant les lignes pures de l'art égyptien et môme les premières œuvres grecques, on mesure tou- jours avec émotion le chemin parcouru, les erreurs de l'humanité. Je sais bien que ces erreurs proviennent d'une recherche éternelle du Beau et surtout de la Vérité ;^t nous ne pourrions plus être que de faux pri- mitifs, si nous voulions remonter le cours des âges : nous avons perdu la naïveté di- vine. Résignons-nous à cela; nous sommes des artistes qui avons quintessencié les nuances, les frissons de l'âme, des passions, toute la vie moderne. Nous sentons bien que

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l'art le plus digne, l'art le plus pur, le plus linéaire, nous ne pouvons plus y atteindre que par réflexion ou par volonté. Le pre- mier artiste grec qui a fait hancher une statue, s'est rapproché du mouvement et de la vie, mais, qui sait? il a peut-être été par cela même un criminel. C'était déjà le com- mencement de la décadence !

Nous n'avons plus de primitifs, même dans les arts plastiques ; les artistes qui se sont le plus rapprochés des ancêtres: Puvis de Ghavannes et Rodin, valent surtout par cet amour des formes et du style originel, mais traduit par une technique toute mo- derne et par des apports contemporains : la lumière, le plein air, la ronde-bosse.

Seulement, si nous n'avons pas de primitifs au sens absolu du mot, nous avons des popu- laires. C'est déjà beaucoup. Tolstoï est le premier de ceux-là. Au point de vue théâtral la Puissance des ténèbres est le drame popu- laire par excellence. Il sera bon de le consul- ter de temps en temps, dans l'avenir. Tolstoï nous laisse une Bible révolutionnaire. Son puissant enseignement social, aura quelque

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jour des répercussions immenses; Tolstoï renaîtra comme un prophète qui a dit vrai et qui a dicté son chemin à tout un pays ; mais son mysticisme passera ; les sociétés futures ne retiendront qu'une part de son œuvre dé- mocratique. Toutefois ce mysticisme il con- vient de le respecter comme une consé- quence nécessaire de cette primitivité qui fut son but. La régénérescence de l'humanité et des sociétés par le retour aux grandes lois na- turelles a été un culte éminemment français. Le grand Russe y a ajouté la religiosité de son pays : les deux évangiles, bien qu'adverses ont d'énormes points de contact. Mais à quoi bon discuter si Rousseau a influencé sa philo- sophie ou si son schisme était inné en lui ? Pourquoi rapprocher Karénine de Résurrec- tion, opposer le réalisme du début au mys- ticisme de la maturité ? Ce n'est plus que de l'histoire !... Ce qu'il importe de retenir uni- quement c'est le souffle pur et ardent dont il aviva ses personnages, ce sont les vérités Qu'il a semées dans les champs de l'avenir. Apre naturaliste, il connaissait la sécheresse humaine, le tuf des mauvais instincts. Il ju-

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geaitla valeur ingrate du terrain, mais aussi^ prophète convaincu, il frappait le sol pour en faire sortir les eaux bienheureuses.

A cause de cette primitivité, nous devons l'aimer, même si nous ne partageonspas toutes ses idées; nous devons l'aimer pour cette philosophie idéaliste et si pure qui le faisait se retourner sans cesse et de plus en plus vers les origines de l'âme. Il rêvait, comme Faust mourant, d'un univers qui serait devenu un phanlanstère de justice, de droiture et de simplicité. Quelle sera la réponse de l'avenir ?

Certes, une autre philosophie peut aujour- d'hui nous agiter, certes notre modernité a subi d'autres influences que celle de Tolstoï, et, bien que l'auteur de ces lignes se soit per- mis de toucher à Résurrection^ ce chef-d'œu- vre, il est de ceux qui croient à l'indissolu- bilité de l'esprit et de la matière et qui s'in- clinent au contraire devant leur merveilleuse unité. Telle est sa foi. Lui, au contraire, le grand patriarche spiritualiste, s'était mis en route vers les sources originelles du monde; mais c'était seulement pour y rechercher les formations de l'esprit divin dans la genèse

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de la matière, c'était pour y retrouver Dieu. Il a fait le chemin inverse de celui que nous parcourons presque tous; car presque tous, insensiblement, nous allons de la foi à la rai- son. Même les plus orthodoxes, sans aban- donner leur culte, à mesure qu'ils avancent en âge, ajoutent à leur foi le poids d'une hu- manité plus inquiète et plus curieuse des con- naissances et des doutes... Tolstoï lui aussi avait suivi cette voie commune. Mais, à cin- quante ans, à l'âge de la barbé blanche, il a pris son bâton, il a renié son bagage et il a rebroussé chemin. L'illumination de Damas ! Alors on dirait que pour laisser l'anormal voyageur, l'errant privilégié, accomplir son retour, les puissances suprêmes étonnées, reconnaissantes même, aient prolongé ses jours jusqu'aux limites du possible. Par un décret d'en haut, il semble qu'il ait obtenu facilement la grâce d'arriver au seuil de ses cent ans. 11 devenait de jour en jour plus dé- pouillé, plus nu. Au cours de cet immense voyage intérieur, a-t-il enfin touché Dieu ? Est-il enfin parvenu à la grande source ori- ginelle à laquelle il aspirait, à ce pôle mer-

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veilleux?... Nous ne le saurons pas, nous ne le saurons jamais.

Toujours est-il qu'un grand frisson l'a secoué. Sa contemplation sereine s'est subi- tement interrompue, sa face s'est contrac- tée et, sans rien dire, il s'est levé et il est parti, vite, très vite... aspiré par des voix se- crètes et dans uft grand bouleversement. C'était l'heure sans doute... «Voici Dieu !...» clamaient pour lui les trompettes célestes. Il meurt dans une çxtase et dans une |)récipita- tion extraordinaire, comme s'il avait répondu à cet appel en criant : « Me voici !... »

Et c'est là-bas, alors, une fin digne des temps antiques. Le voici, centenaire, tel un roi Lear gigantesque, abandonjuant sa maison remplie de cris et de lamentations, courant, poursuivi, vers les montagnes, frappant aux portes des monastères, mourant de la neige et (lu froid, ayant pour seul compagnon de sa furie, non pas un fou, mais on ne sait quel fantastique médecin de rêve, que Ion ima- gine prodiguant en vain sa science et sa sa- gesse à ce vieillard mystique et délirant ! Il s'est levé, sublime, il va avec sa barbe seul-

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ptée par des Michel-Ange d'apocalypse ! II est pareil à ces saints patriarches dont les carcasses se dressent à l'objurgation de Jehovah, il est pareil aux prophètes. On le croit parti, évadé de la vie moderne vers quelque montagne sainte? Mais non. Il n'a pas atteint, pas plus que les autres, lui le dernier prophète, la Terre promise, il rê- vait d'étendre son repos et de se recueillir dans la grande nuit. Ce préhistorique meurt tout de même 'comme un moderne mais quel moderne! devant une petite gare qui lui barre la route, la gare la Maslowa vit disparaître Nekloudoff pour la dernière fois, celle passent les longs exils, les exodes pour la Sibérie et toute la vie quotidienne. Quel spectacle que celui de ce vieillard sacré, ébroué, formidable, qui agonise là, à mi-chemin, devant l'arrêt symbolique de deux rails, sur lesquels véhiculera son ca- davre ! Il s'est éteint dans un effort majes- tueux que la vie n'a pas rendu théâtral en vain car je demeure persuadé que pour le spectateur attentif, la vie n'est pas seule- ment un théâtre ingénieux, mais une com-

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binaison d'événements extraordinairement significatifs et que, selon l'expression du poète, nous avançons toujours « à travers la forêt des symboles ».

Les églises schisniatiques de nos cœurs ont fait sonner leurs battements, et ce furent de supert)es funérailles ! Une des plus belles statues de l'église de la pitié s'est écroulée. Mais le temple reste debout. Car tu ne mourras jamais, toi, Pitié !

MUSSET

Musset, est pour ainsi dire, un état d'âme populaire. De tous les poètes du dix-neu- vième siècle français, et peut-être de tous les temps, c'est celui qui évoque le plus chez le peuple l'idée, la superstition même de la poésie. A tort ou à raison. A raison, car il fut et demeure un grand poète. Mais , chose étrange, il l'est pour des raisons différentes de celles qui lui ont créé cette popularité. Le sentiment unanime, qui n'est pas tou- jours exact, a accepté sans contrôle la lé- gende du chantre inspiré, tel que Musset lui-même se complut à la façonner ou à l'en- courager, car le don de l'inspiration spon- tanée, du délire lyrique et quasi divin lui apparaissait le critérium définitif de l'art,

MUSSET A\

par quoi s'essore et se répand le génie. Or, très nettement, le moindre examen nous persuade que Musset n'est pas le poète qu'il a désiré paraître : l'inspiré, le Byron du bou- levard, tantôt saisi par le flot fiévreux du génie, avec un cœur bondissant, une poitrine qui ne peut retenir les mouvements de l'exal- tation, tantôt capricieux, paresseux et mol, ou désinvolte, pâle de débauche, orgiaque et pimpant français et clair tout de même comme du vin de terroir, narguant sots et pédants, spontané, cocardier... quoi encore ? Bref, l'homme du cri du cœur.

Cette conception qu'il s'était formée du poète supérieur, il Ta due à ses succès d'en- tant terrible ([ui l'encouragèrent dès le début, dans cette voie, et peut-être, mon Dieu, s'est-il convaincu lui-même jusqu'à son dernier jour qu'il fut le caprice inconscient en personne ! Légende fausse et factice ; mais il faut bien avouer qu'elle a prévalu jusque dans la postérité. Musset eut donc raison de se fier à elle. Mais pour qui sait lire, l œuvre dément nettement la légende. Musset est avant tout un artiste, beaucoup plus (}u'un

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inspiré; c'est un écrivain de culture tout ce qu'il y a de plus averti, possédant le sens exact et ténu de la couleur locale, jouant du vocabulaire, de toutes les ressources de la rhétorique, pourvu en outre d'un sens cri- tique en éveil auquel se joint l'ironie la plus suraiguë et la plus clairvoyante; il s'est attaché mieux qu'aucun de son temps à la forme, quoi qu'on en dise, et même à l'effet extérieur du poème ; il calcule soigneuse- ment son action sur le public ; il a jusqu'au souci de son actualité avantageuse [Une bonne fortune, Une soirée perdue, etc.) Au premier plan, chez lui, s'avère ce dandysme intellectuel , très aristocratique et raffiné d'ailleurs, dont nous trouvons le parallé- lisme voulu dans toute sa personne physi- que. Il joue le style direct, improvisé mais en réalité, le poète ne travaille pas sur un tré- pied. Son abondance qui est incontestable l'a tenu lui-même dans cette conception er- ronée de lui-même. Il a pris sincèrement le débit de l'imagination prolixe pour la grande inspiration céleste. Or, si ses strophes ne sont pas parfaitement travaillées (il laisse du

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flou exprès, du négligé royal) elles sont du moins parfaitement réfléchies et calculées. Un peintre ou un illustrateur dirait qu'elles sont « à l'effet », ce qui ne veut pas du tout dire qu'elles aient été conçues pour i'éblouis- senient superficiel du public, mais ce qui veut dire qu'elles sont disposées habilement pour obtenir un ensemble frappant de valeurs en oppositions et de couleurs en harmonie. La forme tient donc la première place dans l'œuvre de ce grand littérateur qui veut toutefois lui laisser, pour la parer encore mieux, le charme du lâché, la vapeur de l'inspiration... Il n'y a pas dans mon esprit une observation péjorative. Je cons- tate un des traits dominants de la nature de Musset : cette volonté d'extérioriser tout jusqu'à établir même, au besoin, une fami- liarité un peu basse avec le lecteur. Il veut plaire et séduire. S'il y a inspiration, ce n'est en tous cas pas une inspiration issue direc- tement de la vérité nue, de l'émotion pure, non plus que de l'observation directe. Elle ne repose pas, en outre, sur une sensibilité irré- sistible ou rare comme celle d'un Baudelaire,

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par exemple; en son fond elle est molle, facile, un peu banale, vibrante par exemple, quoique déclamatoire, vivante aussi jusqu'à l'éloquence; elle se confie à son élan et au mouvement mécanique du mètre; mais nous la percevons toujours à travers l'art, et même à ses meilleurs moments, elle s'enveloppe toujours de littérature. Elle semble nous parvenir ^ travers quelque prisme acquis et séduisant époque, histoire, décor -^ car Musset n'est pas le créateur qui tire son art de rien, de l'observation unique des choses, du specfacle vivant et réel. La qualité domi- nante de sa nature Imaginative, c'est d'être un pasticheur délicieux, un pasticheur iro- niste, sentimental, comme Verlaine le fut pour Watteau. Musset a tout pastiché; il a pastiché Je romantisme, Byron, Shakespeare, Boccace, Beaumarchais. Son génie passe à travers les galeries de ce musée intérieur comme un promeneur légèrement ivre qui chatouillerait du bout des gants le menton de la Joconde ou d'une belle princesse tos- cane. Ne nous en plaignons pas ! C'est à ce goût artiste du pastiche que nous devons

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justement son admirable, unique et précieux théâtre, théâtre de goût s'il en fut jamais, à cause du sens infaillible des époques que l'on y trouve et s'enguirlande si délica- tement un amour attendri pour les poncifs et les tableautins surannés. C'est en cher- chant le pittoresque dans les phrases de Boc- cace et^de Shakespeare, j)armi les méandres des jardins italiens, comme aussi, cela est incontestable, au sein des archives et des bibliothèques, que le poète a trouvé la for- mule définitive de son style, lequel est mer- veilleux quoique livresque.

Je souhaite qu'on me comprenne bien. Je ne veux pas inférer une seconde qu'il ait été un démarqueur penché sur les livres à la façon d'un coUectioaneur de haut goût. Il fut un ironiste attendri. Et, bien au con- traire, c'est dans le sens raffiné de la cou- leur d'une époque, dans son ton général, ses vocables, qu'il a trouvé sa personnalité. Le premier, il a réussi la rêverie rétrospective. Le romantisme tenta en vain les reconstitu- tions de la couleur locale qu'il crut couvrir. Or, tout le romantisme Ta manquée,

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avec un ensemble unanime ! Le pastiche a complètement avorté, même dans les œuvres de Hugo. Il est parfaitement réussi dans l'œuvre seule de Musset.

Est-ce assez voulu, est-ce assez habile et charmant ce style délié de son théâtre, avec ses absences très artistes d'indications de scène, ce manque d'effets prémédité à la fin des ta- bleaux, ces banalités de conversation, ces sor- ties de personnages, imitées de Shakespeare, ces simplicités subtiles qui prennent des airs de traduction; leurs grâces caduques se fa- nent en tons de vieux répertoires que vien- nent souligner encore des mouvements poin- tus de marionnettes, car ce sont des marion- nettes tristes, mélancoliques, vues à travers le voile des âges que Gltvaroche, Fortunio et les abbés, les clercs de notaires, etc., toute la kyrielle... Ce sont des calques sentimentaux et l'œil du fureteur patient que fut Musset se devine à tous les mots! Par moments, le pro- cédé môme tire la corde. Fantasio paraît fait de bouts de notes, de croquis rassemblés; le clinquant philosophique des répliques est un peu en toc, mal juxtaposé, terriblement in-

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sincère. On sent le cahier de notes à tout bout de champ. L'incohérence de génie y apparaît systématique ; elle ne nous trompe pas; c'est de la fausse incohérence, du fauxgénie prime- sautier. Nous sommes loin iVIIa/nlet; le pla- qué abonde llappelez-vous le Coup de réiricr et môme l'adorable, oh ! l'adorable tirade du Monsieur qui passe. Et devant un travail aussi artiste et fignolé (je répète inlassable- ment le mot) on demeure stupéfait de voir que l'auteur lui-même tient à honneur d'igno- rer sa propre science, son habileté réfléchie de pinceau... Il s'excuse d'être l'enfant capri- cieux et impondéré qui ignore tout du monstre-théâtre !... Duperie ! Combien nous, gens de métier, nous savourons, au contraire, sa connaissance approfondie de la matière et de la grâce théâtrales. Le poète dramatique nie en vain la clairvoyance éclatante, subtile en diable de son esprit. A quoi bon tenter de nous leurrer, puisque c'est au contraire à ces dons de pasticheur exquis et rêveur que nous devons un théâtre unique, unique parce qu'il n'en existe pas qui repose mieux sur la vérité livresque et le charme de la

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légende ? Comparez ravortement de l'histoire et de la légende dans les autres drames ro- mantiques de Dumas père et même dans ceux de Hugo, malgré leur splendeur verbale. Nous trouvons certes dans Musset des ma- rionnettes,. jamais des fantoches comme Marion Delorme, comme Hernani et tant d'autres. C'est justement parce qu'il s'ap- puie sur un tact aussi averti, c'est justement parce qu'il a rêvé autour de Beaumarchais et de Boccace, revécu le passé dans son cer- veau songeur, que .Musset a pu nous donner cette fresque unique qui est un joyau de notre littérature comme l'on dit fort juste- ment — et qui fera toujours notre adoration. . . Aucun poète ne peut prononcer désormais le nom de Perdican sans éprouver quelque secrète extase ! Évidemment, ce théâtre trop exquis c'est tout ie même un peu de la dé- cadence, un art pas très viril, pas tout à fait humain, pas frappé du grand don comme le théâtre des vrais animateurs qui sont Sha- kespeare, Racine et d'autres, mais quel théâtre fut plus attirant? Il subsiste encore avec tout son sortilège ; il vieillit même en beauté,

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délicieusement délavé comme de vieilles draperies, froid jusque dans ses ivresses, jusque dans ses délicatesses, parce qu'il aie parfum mortel du passé !

Pour ces raisons diverses, le théâtre de Musset fera toujours le désespoir des ac- teurs, des directeurs et même du public. Attiré par son charme on constate vite que, si on le transporte sur la scène, il ne résiste guère à la rampe et surtout à la mise en scène. On ne sait pas bien pourquoi. Il faut en chercher les raisons dans ce que je viens de dire. 11 ne résiste pas à la rampe, car la rampe brûle vite ces facticités manié- rées, spirituelles et trop adorables, ces ten- dresses en écho, tous ces paillons de couleur échantillonnés !... Le théâtre veut une plus solide et plus frappante humanité. Il veut la vie, il veut la force; il veut la nature. Qui ne voit que tous les charmes de cette phrase : « Elle est morte : adieu Perdican » résident justement en ceci qu'elle est une phrase et rien qu'une phrase?... Si l'acteur prend un temps entre « morte » et « adieu » ,il annihile du couple charme delà contexture, la puissance

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de la synthèse. S'il ne prend pas au contraire le temps voulu, il va à l'encontre de toute humanité, de toute vérité. Dans ce dernier cas, je défie l'acteur de sortir de scène au- trement que comme une marionnette con- ventionnelle. Voilà l'antagonisme que con- tient ce théâtre et qu'on ne pourra jamais arriver à résoudre ! Voilà la contradiction formelle qu'on trouve au premier plan de cette œuvre. La vie est l'ennemie de sa grâce.

Les maîtres sont bien toujours ; ils pal- pitent encore, mais on les voit à travers des miroirs apâlis et « plaintifs »...

11 serait aisé de démontrer que dans ses poèmes, également, Musset, tout en jouant l'improvisateur, emploie, transposés dans un autre ordre d'idées, la même nature et les mêmes procédés. On retrouve toujours l'ad- mirable arrangeur de tableaux, le littérateur qui met en branle toutes les ressources de la rhétorique : apostrophe, développe- ment, etc.. etc.. Musset s'y entraîna d'abord insincèrement, à la blague, puisqu'il fut le caricaturiste du romantisme et il avoue lui- même dans ses vers son étonnement de voir

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qu'il y eut des gens qui prirent au sérieux la Ballade à la Lune. Puis, du pastiche un peu facile des Contes cTEspagne^ le voici qui s'attaque délicieusement à d'autres manières. Sa poésie devient jolie, bibelotière, déco- rative, pimpante et romance. Puis encore, comme il se trouve à juste titre du génie, il s'élève à la poésie pure, qui lui paraît le tréteau suprême. C'est qu'il clame l'inspi- ration en des vers abondants, heureux, que nous avons faits immortels. Mais comme ailleurs, il est aisé de voir que cette légende d'inspiration spontanée n'est pas en confor- mité avec la vérité.

Les grands inspirés le sont sans attitude ; ils le sont d'une façon grave et puissante qui laisse de fort loin l'inspiration un peu « des- sus de pendule » de la Nuit de Mai ! Les grands inspirés sont aussi les grands sym- phonistes comme Beethoven, Gœthe, Wa- gner, Baudelaire, qui résument en leur uni- versalité toutes les harmonies augustes de la nature. Les élans d'âmes sincères s'ac- cordent comme de merveilleux instruments au rythme et aux vibrations essentielles de

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la nature. Ce n'est pas VEspoir en Dieu, c'est la Maison du berger^ d'Alfred de Vigny. Ce sont les orgues de Baudelaire.

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses.

Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur...

Et mille autres vers qui chantent en notre mémoire, sans effacer d'ailleurs, mais en les dépassant de beaucoup, les vers tendres, ineffables, de celui qu'on a appelé par défé- rence pour la légende : le chantre des nuits !

Pour résumer, il faut dire que .Musset n'est pas le plus grand poète de son époque, mais qu'il en a été le premier artiste.

Sa poésie a plus de cent, ans de bouteille: elle les supporte. Les rayons de l'art se jouent encore à travers ses topazes fanées et ses rubis craquelés. Le culte populaire s'est dépêché, dans ces dernières années, de lui élever trois statues à Paris. lia bien fait. Trois statues ; une pour le poète, une pour le dramaturge, et la dernière... pour la lé- gende! Sur les trois, il y en a deux qui ne

MUSSET

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sont pas, s'il m'en souvient, beaucoup plus réussies que l'autre, mais elles sont coulées en matière perdurable, comme l'œuvre qu'elles honorent. La troisième... celle de la légende ? Ce sera, si vous le voulez bien, celle de M. AntoninMercié, place du Théâtre- FranCais. C'estcelle qui est en sucre. Légende et statue se conforment l'une^à l'autre. Elles fondront sous le soleil ardent de la véyté.

BEGQUE

Les ennemis du théâtre se mettent toujours d'accord sur le nom de Henri Becque. C'est d'ailleurs de leur part une preuve de goût incontestable. Mais leur admiration a des sources plus suspectes; l'indigence dans la- quelle vécut l'écrivain, l'impossibilité qu'ont toujours connue ses pièces de tenir l'affiche, autant de raisons qui comblèrent d'une joie éternellement renouvelée ceux qui ont voué au théâtre une rancune jalouse, ceux aussi qui n'y comprennent rien du tout! Comme il est avéré que la Parisienne et les Corbeaux sont deux œuvres maîtresses authentiques, il est toujours aisé à ces détracteurs du théâtre d'en conclure que les belles œuvres sont né- <:essairement des échecs et l'on a tôt fait d'ar-

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guer que l'insuccès de Becque est en propor- tion des nobles qualités qu'il a dépensées dans ses pièces. De à admettre que s'il y eut ajouté quelque piment ou quelque habile con- cession, l'une et l'autre de ces pièces eussent trouvé la faveur du public, il n'y a qu^un pas. C'est un jugement bien superficiel.

D'abord nous savons qu'il existe des chefs- d'œuvre populaires et le répertoire de la Co- médie-Française est pour tém.oigner de la vitalité persistante de nos classiques. On ne souhaiterait pas à la Parisienne une autre forme de durée que celle des comédies de Mo- lière, ou, du Mariage de Figaw. Non, les rai- sons pour lesquelles le public s'en tient éloi- gné ne ré&ident pas darns l'intégrité de cet art si noble, si simple et si concret. Serait-ce alors dans l'amertume même des sujets qu'il fau- drait trouver la cause de tant d'injuste indiffé- rence? Non plus. Nous connaissons des chefs- d'œuvre amers, je dirai ménje qu'il n'y a pas de chef-d'œuvre sans une dose d'amertume. Témoin le Misanthrope. Je sais bien qu'on pourrait objecter à cet exemple que le Misan- thrope et d'ailleurs toutes les comédies de

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Molière n'ont rien de décevant. L'homme aux rubans verts a flagellé sans tristesse et sa colère est réconfortante; mais par ailleurs et sans pousser si loin ni si haut, nous retrou- verions aisément des succès durables qui empruntent leur plus grande séduction à la tristesse humaine dont ils sont emplis. Seulement je suis persuadé que ce sont tou- jours, dans ce cas, des œuvres de vaste envergure qui vont très loin en profondeur et dont rhumanité même ne fait que s'ac- centuer sur la scène. Tel n'est pas le cas de la Parisienne et des Corbeaux. A la repré- sentation ce style si plein, à la contexture si solide, je ne dirai pas qu'il s'éparpille, mais il se banalise à coup sur. Des traits subsis- tent, mais ce sont surtout les traits de bon comique et, comme toujours, les mots de si- tuation.

Si la portée générale et artistique de l'ou- vrage s'abaisse sensiblement sur la scène de quelques degrés, à la lecture elle reprend son niveau. Je me rappelle avoir rencontré, à une représentation de la Parisienne^ un Russe de la haute société, peu érudit, comme

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l

on le verra, mais pas inintelligent le moins du monde; on donnait dans la môme soirée, la Parisienne avec je ne sais plus quel autre drame : « Gentille aussi, me dit-il, la petite pièce qu'on vient de jouer en lever de ri- deau... » La petite pièce... en parlant de la Parisienne, quel blasphème î En y réfléchis- sant, je m'avouais tout de môme que, si l'on ne tient pas compte des raisons pour lesquelles la pièce s'apparente aux grandes œuvres françaises, il ne subsiste plus qu'une trame assez légère et presque insuffisante. C'est la portée de l'ironie qui agrandit l'œuvre. Les qualités fondamentales de la pièce sont de moins haute qualité. Le mari de la Parisienne est vaudevillesque, Simson rococo, etc.. C^e sont des défaillances qui se sentent mieux, dès que l'acteur inter- vient et aggrave par son jeu des banalités ou des superficialités qui, à la lecture, nous laissaient plus indifférents.

D'une façon générale, le public est réfrac- taire à une certaine sécheresse d'esprit; il a soif d'émotions plus généreuses, il souhaite un parti pris plus franc dans le rire comme

58 ECRITS SUR LE THEATRE

dans la douleur. C'est pourquoi la belle so- briété d'Henri Becque qui fait sa gloire pour les lettrés, ne lui conquiert pas la popularité à laquelle il devrait prétendre. Il manque à ce cœur classique quelques battements de plus à la minute.

Et cependant, Becque était romantique. Il écrivit on le sait des drames débridés, Mi- chel Pauper^ des livrets d'opéra... Ceux que pareille contradiction de carrière étonne de- vraient pourtant se rappeler, qu'à Tépoque vécut Becque ces cas de métamorphose étaient assez communs. Beaucoup naquirent dans le romantisme, qui, finalement, chaus- sèrent les lunettes du naturalisme, lequel n'est, après tout, que la conséquence du mouvement romantique.

Le naturalisme issu du mouvement de 18^i0? Cela est démontrable et la preuve a été faite bien des fois. Les créations de l'esprit humain qui paraissent les plus spontanées ne sont, après tout, que des modifications d'essence; seulement, ces modifications, il suffit qu'elles soient inédites pour qu'elles nous paraissent spontanées.

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Donc Becque s'est rangé au naturalisme ; il le fit naturellement à l'époque le natu- ralisme était déjà en décroissance, car le théâtre n'est jamais en avance sur les mou- vements littéraires. (On sait pourquoi : à cause de la timidité des auteurs, à cause de la résistance du public, et aussi de l'éternelle morale qui s'offusque cent fois plus au théâtre que dans les autres domaines de l'art.) Il est facile d'apercevoir que c'est le romantisme d'ailleurs qui était acquis chez Becque et s'il a découvert tardivement sa personnalité, celle- ci n'en était pas moins conforme au mouve- ment réaliste de la seconde partie du siècle. En lisant Becque on se souvient à peine de Balzac et, l'on découvre très bien Guy de Maupassant. Au reste, dans la vie l'auteur des Corbeaux était un bon bourgeois répu- blicain ; il avait cette forme d'esprit caustique que l'on trouve chez des politiciens et chez de grands journalistes. Becque n'avait rien d'un nihiliste; il n'est pas antisocial; de nos jours il serait un radical socialiste de tout repos. Il participe à la nuance et à la qualité de son époque, post-commuuarde. Qu'on est

'60 ÉCRITS SUR LE THEATRE

loin d'un Stendhal ! Il y a quelque chose de vulgaire, dans le bon sens rieur de ce polé- miste à tous crins, à gros souliers et à re- dingote de drap. On est assuré tout de suite, dès les premières phrases de ses œuvres qu'il ne fait pas commerce avec l'infini, et qu'il ne pataugera jamais dans les abstractions. C'est Hugo qui disait familièrement à Con- court, en le reconduisante la porte: «Vous ne vous penchez pas assez sur les arcanes, » avec une emphase un peu doctorale. Il vou- lait signifier surtout que le génie, amoureux d'infini, ne doit pas nécessairement vivre dans la clarté ; il produit dans la sura bondance de la sensation et l'idée se dé- gage peu à peu de cette amplification : elle devient la cause finale, l'œuvre elle-même, mais par tâtonnements. 11 est certain que l'art direct de Becque et de ses congénères, collectionneurs patients du trait de mœurs ou du stigmate spécifique, est à l'opposé de cette production ténébreuse du génie. Chez ceux-là la pensée commande toujours à l'ins- trument. Quand on n'est point poète (Becque ne l'était guère) ni artiste, ni peintre, ni mu-

BECQUE 61

sicien à aucun deorré et au'on ne commande

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pas à beaucoup de capitaux à la fois, on est d'instinct l'ennemi du prolifisme, mais ce qu'on perd en sublimité on le regagne en so- briété. L'esprit se fait strictement objectif avec quelque peu d'indigence. Les caracté-. ristiques de ces sortes d'écrivains sont d'ha- bitude : l'horreur des métaphores, du néolo- gisme, le refus à tout impressionnisme, l'amour du terme propre, des syntaxes simples, la pauvreté voulue du vocabulaire, les idées concrètes, les traits ramassés (dé- goût des mots qui ne sont point des termes de conversations, comme : frissonnant, ul- céré, etc.. la crainte du qualificatif poussée jusqu'à la manie), Tanatomie ramassée de la phrase. Tout cela d'ailleurs constitue un sin- gulier avantage et assure une survie certaine à l'écrivain lorsqu'il atteint son but : il peut même, en s'en tenant rigoureusement à son programme écrire tantôt de détestables poèmes, tels (jue iîecque sut en écrire, tan- tôt pour peu (|ue la réussite le favorise, un chef-d'œuvre comme il advint au même Henri Becque, lorsqu'après avoir platement taquiné

(>^2 ECRITS SUR LE THEATRE

les muses d'Auguste Barbier, il écrivit ce sonnet, parfait de style et d'allure que tout le monde a dans la mémoire : Rupture...

Comme deux ennemis vaincus

Oue leur haine ne soutient plus

Et qui laissent tomber leurs armes.

Je l'ai un peu connu, dans ma jeune jeu- nesse : je possède de lui un sonnet autographe qu'il m'envoya un beau' matin. Je ne sais s'il est édité maintenant; c'est probable. Le voici:

Bientôt j'aurai quitté ee monde douloureux

Je n'ai plus que la forme apparente d'un c^tre !

Je regarde les jours s'enfuir et disparaître.

Ils n'ont plus rien pour moi: je n'ai plus rien pour eux.

J'approche en soiu'iant du terme rigoureux. L'homme, pauvre jouet, passe de maître en maître. Il voudrait tout savoir et ne peut rien connaître. 11 espère sans fin et reste malheureux.

0 charme pénétrant des dernières années !

Les rêves sont finis, les tâches terminées.

Nous n'attendons plus rien des honfmes et du sort.

Ceux qui nous ont aimé ne sont plus que poussière. Notre place est déjà marquée au cimetière Et nous nous préparons doucement à la mort.

lîEGQUE 63

Les deux premières strophes sont belles, le reste vain. Et il y a un exemple assez typique de ce que peut donner d'agrément la sobriété,, lorsqu'elle est réussie, et d'irri- tation lorsqu'elle avorte.

Un style sobre et pur c'est déjà le style éternel, quand ce n'est pas la platitude ; s'y tenir scrupuleusement n'est pas seule- ment un signe de caractère, c'est aussi un gage assuré d'immortalité. Il fallut par exemple à Flaubert un effort immense pour s'exercer à cette continence du langage. Les structures de phrases, simplifiées et réduites au rudiment (sujet, verbe, complément) sont le plus sûr moyen, j'allais dire le plus sûr procédé d'éviter le suranné et les désuétudes de la mode. Se dégager du style d'époque par ce noble artifice c'est s'imposer, pour certains esprits, une haire et une discipline qui vous payent en immortalité... Les styles d'époque nuisent à certains écrivains gran- dioses ; c^est le déchet de Racine et de Cha- teaubriand.

Mais voilà, hélas ! toute cuirasse a son dé- faut I Si le style de Becque est encore en

ECRITS SUR LE THEATRE

pleine santé, son métier dramatique a par endroit terriblement vieilli. Un peu plus d'ap- plication ou de vigueur lui eût épargné cette caducité précoce. Il s'est subordonné trop facilement à ce métier tel qu'il avait cours à son époque. Faute de surveillance, il n'est pas allé assez loin dans l'observation réaliste se maintient son langage. Il emploie par exemple la forme du monologue. Horreur! Et pas le monologue supérieur (on doit d'ail- leurs toujours le repousser dans la comédie moderne) pas celui de Shakespeare : <.*. Voici la cause, la cause, ô mon âme..., » mais le pçtit monologue placé pour les besoins de la scène et, qui n'est plus qu'un expédient, une pure convention. Puis encore il se com- plaît dans des effets perpétuels d'antithèse (le rôle de Clotilde en abonde)...

Contrairement à ce que pourraient penser les jeunes, toujours un peu ignorants des choses théâtrales, les œuvres de Becque ti- rent, comme les œuvres qui les ont précé- dées, aux yeux du public leur principal agré- ment d'une sorte d'effet voulu et théâtral. Exemple : le célèbre « Prenez garde, voilà

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mon mari. » C'est un ([uiproquo, un eiïetde métier. Résultat : on rit, la première fois; dès la seconde audition, l'imprévu ayant dis- paru, on attend le trait, on lui sourit encore av^ec reconnaissance, mais il ne porte déjà plus ; aux représentations suivantes, on lui résiste, ou l'on bâille. Gela n'empêche pas le trait de caractère de conserver toute sa va- leur mais l'ingéniosité qu'a mise l'auteur à le présenter lui a joué le tourque joue toujours le métier lorsqu'on lui donne le pas. Vous savez de reste que c'est la tare des Scribe, des Sardou. Toute la proposition de ces au- teurs résidant sur le doute dans lequel le spectateur doit rester plongé, ou sur la surprise qui lui est réservée, à peine l'in- trigue est-elle dévoilée, que l'intérêt s'ef- fondre du môme coup. Becque n'en est pas descendu jusque-là-, mais, s'il ne s'est guère servi du métier pour ses intrigues, il l'a conservé dans le dialogue ou les jeux de scène ; et je viens d'en citer un exemple frappant. Au premier acte des Corbeaux^ voyez encore l'antithèse arbitraire du jeune homme parodiant son père et revêtant sa

(56 ÉCRITS StfR LE THEATRE

robe de chambre au moment même l'on rapporte le cadavre. C'est du théâtre» unique- ment du théâtre! On peut être assuré qu'il y a dans cette convention une des raisons fondamentales à la résistance du public; il est difficile de rire indéfiniment ou de s'inté- resser toujours aux mêmes effets, surtout si l'on y voit le procédé. Le sens humain si ma- nifeste dans les œuvres de Becque n'est pas secondé par un métier de premier ordre. Le métier de premier ordre, nous le savons, consiste à tirer les agencements scéniques de l'observation même et de la vie. Les pièces qui résistent le mieux et le plus long- temps sont celles l'humanité se trouve tellement concentrée, réfléchie qu'on y dé- couvre encore cent ans après, des raisons nouvelles de les admirer. Ce sont celles les personnages ne sont pas encore complè- tement dépouillés même à la vingtième audi- tion, celles subsistent toujours quelques coins inattendus, quelques rapprochements encore non remarqués. Voilà en quoi réside la vertu des tragédies raciniennes.

D'ailleurs le théâtre précis de Becque ne

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prétend pas à une humanité extrêmement générale ; c'est un théâtre de mœurs, d'ob- servation, sur la société, sur la vie d'activité et de relations. Il est plein de robustesse, de franchise et de cordialité classique. Mais fer- mant les yeux volontairement sur la nature, la poésie, les mysticités, les enthousiasmes, la science, la vie intérieure ou Imaginative, comme ce théâtre s'est limité à lui-même! Il se rapproche de celui de Molière en ap- parence. Gomme lui il est sain, ample et plantureux, mais chez Molière, il n'y a pas que de l'art de satiriste ; il s'y épanche une générosité naturelle, un élan qui est loin de ressembler à la sécheresse de Becque ! Considérez que chez Molière, du reste, il y a la tirade ; c'est dans la tirade que Molière exprime le cœur humain et va si loin. Dans ses traits il reste court d'haleine comme tous les satiristes. Becque, lui, n'a pas la tirade! Il n'a pas le cœur. Issu du natura- lisme son théâtre gifle et châtie les mœurs; on y reconnaît plus l'envie de la pitié que la pitié elle-même. Son amertume a des dé- tentes douloureuses, émues, mais le plaisir

68 ECRITS SUR LE THEATRE

du trait cruel l'emporte sur tout! On dirait des successions de légendes à la Daumier. Le mal de l'époque, la raillerie y développe son ferment. Becque a touché au grand tra- gique, mais, au fond, il ne l'a pas compris, et il nous en laisse toujours la déception. Observateur réaliste, pour lui le théâtre est fonction de l'évolution sociale. Il ne se com- plaît pas dans la contemplation des vies har- monieuses ou idéales ; il côtoie la pitié, il lutine la charité. L'exaltation des miséri- cordes exige des religieux d'une autre trempe ! Becque n'en aurait eu ni la pa- tience ni l'ardeur.

Son œuvre est belle, et salutaire. Mais, en somme, il faudrait la rentoiler sur une trame plus éternelle.

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PORTO-RICHE

On relit des journaux, des mémoires, des livres de philosophie, des lettres. On relit peu de pièces de théâtre, ou si, par hasard, l'envie vous en prend c'est plutôt par curio- sité et pour mesurer la distance qui s'accu- mule entre nos impressions du temps passé et celles du temps présent... « Gomment se peut-il, que j'aie tant aimé ça!... » est une exclamation déçue que nous entendons bien souvent, autour de nous.

Quelques auteurs font exception à la règle; ils sont rares : en dehors de cinq ou six tra- gédies classiques, de deux ou trois comédies de Molière, on cite Musset et parmi les pro- sateurs modernes, Georges de Porto-Riche. Amoureuse et le Passé ont le privilège tendre

70 ECRITS SUR LE THEATRE

et charmant de ne pas s'effeuiller quand on en tourne les pages qui semblent se refer- mer d'elles-mêmes comme pour se préparer à une future confidence. C'est un livre qu'on rouvrira : on en est sûr.

Le mérite est d'autant plus exceptionnel que l'antagonisme entre la lettre et la pa- role suffit à rendre illogique, avant tout, le fait de convertir en lettre ce qui ne voulut être que parole. Une pièce pour avoir com- plètement atteint son but de vie doit devenir méconnaissable à la lecture. Il y aura mort apparente. Bien plus l'écrivain s'est subor- donné dans son travail à des inflexions sup- posées de l'acteur qui, anéanties, enlèvent à la phrase son sens exprès, voire sa cohérence. Gela s'applique surtout à un théâtre comme le théâtre moderne l'exclamation pure équi- vaut maintes fois à la phrase. Quant au pathé- tique seulement du geste, du silence et du bruit, qui sont comme le développement de l'action, par quoi les remplacer? La suppo- sition n'est, après tout, qu'une faible image de l'évidence. Il faut donc, on l'a ressassé, que toute œuvre de théâtre valable se ré-

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duise en pages à peu de chose et tienne pour ainsi dire dans le creux de la main. Mais on ne peut cependant retarder indéfiniment la publication de son théâtre. Et toute réserve de ce genre ne servirait-elle pas à reculer tout simplement jusqu'à l'oubli, des œuvres qui n'eurent que quelques soirs dans des théâtres plus ou moins éphémères ? Aussi bien est-on trahi de mille manières sur la scène, et ne Test-on guère plus, tout compte fait, à la lecture !

A la lecture, on éprouve le besoin d'une perfection de forme qui est l'ennemi même, au théâtre, d'un certain abandon et parfois môme d'une négligence nécessaires dont rien ne saurait remplacer la saveur. Je me sou- viens de n'avoir pu supporter, en corrigeant mes épreuves, cette phrase prononcée par une femme sans culture, mais phrase tellement incorrecte que la vue seule m'en était insup- portable.« Je te dis tu, alors que j'ai encore sur la langue de t'appeler monsieur ! » Je l'ai rem- placée, mais que la remplaçante est fade en comparaison de l'originale naïveté de l'excla- mation ! Le véritable courage pour l'écrivain

7-2 ECRITS SUR LE THEATRE

de théâtre consiste à laisser telles incorrec- tions, telles formes de style, voire barbarismes et solécismes, telles répétitions qui plurent à son oreille ; à respecter intégralement jus- qu'aux mots faux, dont la fausseté pourra s'accroître à la lecture, mais qu'il voulut tels, parce que dans la vie on dit peu de mots justes, et que les mots justes, c'est pour le livre ! Il faut, au théâtre, tâcher d'écrire bien avec incorrection; et s'in- génier à calculer simultanément l'effet scé- nique et l'effet écrit nous paraît un travail un peu méprisable et d'ailleurs négatif.

Mais Georges de Porto-Uiche, ce bénédic- tin du cœur, ce détective du désir et des sens, a tellement tenu ses fiches à jour, tant noirci de calepins, si peu sacrifié de sa ré- colte, que ses pièces, bourrées de sentences sentimentales, se laissent lire comme d'an- tiques et savantes maîtresses se laissent prendre la taille, persuadées justement qu'elles sont assez substantielles et assez expertes pour ne point décevoir même un dernier baiser...

Il y a de petites phrases courtes, hachées,

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artificiellement posées là, en garniture... Au théâtre, elles se perdent dans l'ensemble ; à la lecture elles font bouquet. Il y a de lon- gues phrases douloureuses et mélancoliques, qui se traînent, avec des rampements lents de chenille... Il y a tous les échantillons de la prose... et c'est miracle que tout cela, en scène, se tienne, et semble s'effacer mo- destement devant l'humanité toute nue des personnages... A la lecture, il en est de ces échantillons comme de ces dessins d'étoffe, ces jolis dessins de cretonne ancienne, qui, de loin, se marient en un ensemble harmo- nieux, et de près nous abandonnent leurs secrets, détail par détail...

Au moment d'une douleur, d'un chagrin, qui éprouve jamais le besoin de se replon- ger dans une pièce de théâtre ? Personne. On recherche la confidence d'un poème, la distraction d'un roman, mais on n'a nulle envie de se rechercher dans une comédie même si elle vous a jadis ému. L'esprit pres- sent une désillusion ; il sait que l'écriture et l'intrigue sont trop limitées à elles-mêmes, qu'il y aura peu à glaner. Gomme d'autres

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livres ne sont pas encore épuisés, c'est à eux qu'on a recours. . . Pourtant combien de décep- tions ces lectures nous ont déjà procurées!

Nous conserverions mieux la certitude de la beauté durable, si notre cœur ne s'était égaré et attardé, successivement dans des amours si riches et si divers que leur richesse et leur diversité môme nous ont fait perdre la foi que nous leur gardions, et peut-être jusqu'à la foi dans la suprématie... Ce n'est pas qu'en général on relise beaucoup. En vil- légiature, au temps du repos, par supersti- tion, je m'entoure comme les autres d'une vingtaine de livres qui me suivent partout. Je ne les ouvre presque jamais : il suffit que je sente leur présence amicale dans la maison. Ils me protègent et me gardent des malheurs, bien insuffisamment d'ailleurs! C'est chez moi plutôt une superstition qu'un culte... Je les emporte aussi comme une pharmacie spirituelle, persuadé que j'aurai recours à leurs vertus, durant l'été, lorsque les souf- frances dont ils sont les antidotes viendront frapper à ma porte... Et la plupart du temps, ces amis inutiles restent à dormir sur des

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planches poussiéreuses. D'ailleurs, quand je les ai par hasard rouverts, mes exaltations juvéniles pour eux ne se sont pas toujours retrouvées : les parfums s'usent, le pouvoir de fascination s'affaiblit, les affinités s'éva- porent, la confiance s'émousse... Rien ne vieillit comme l'immortalité !...

Ce qui vit éternellement jeune, admirable, secourable, c'est ce qui se renouvelle : la feuille, l'eau, les fleurs, même le décevant et mélancolique amour... Mais la fixité de l'œuvre d'art! Le sol desséché, pellever^é du livre!... Phèdre, c'est bien beau, Phèdre !... Voilà un indubitable chef-d'œuvre drama- tique! Eh bien, un régent de collège seul peut faire encore ses délices de commenter, pour la millième fois « Tu le savais », sous un pommier ombreux ou au pied d'une meule de foinî... Ily abienlabibliothèque immuable des génies? Hugo, qui peut-être ne les reli- sait pas aussi souvent qu'il le disait, en a dressé la liste : Eschyle, Homère, Juvénal, Dante, Rabelais, Cervantes, etc.. Il y a aussi la bibliothèque des très français : Montaigne, Pascal, Labruyère, Racine, Descartes, Vol-

ECRITS SUR LE THEATRE

taire, La Fontaine, etc.. Mais est-on bien sûr que les esprits qui invoquent ces grandes ombres tutélaires, puisent en elles des jouis- sances toujours renouvelées? Et pourtant le vrai bonheur consisterait peut-être à n'avoir qu'une maison, qu'un horizon, et qu'un livre !... On va, on avance; le livre n'avance pas avec vous. Hélas ! les mots semblent s'évaporer. C'est qu'on en a sans doute ex- primé toute l'essence ! . . .

Les Fleurs du mal^ la Correspondance de Flaubert, Schopenhauer, les Contes d'An- dersen, sont pour moi des compagnons de- meurés inamovibles. Et encore ne suis-je bien sûr que d'un seul, car il est pour moi le livre de prédilection : les Fleurs du mal, le plus haut sommet, à mon sens, de la poésie française, avec quatre poèmes d'Alfred de Vigny.

Je suis de ceux qui déplorent que Amou- reuse et le Passé ne soient pas régulièrement représentés à la Comédie-Française et in- scrits définitivement au répertoire. C'est au répertoire que se maintiennent ces sortes d'œuYres qui ont l'air de venir directement

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du cabinet de lecture pour prendre vie et se parer hâtivement de quelques oripeaux, pres- sées, dirait-on, d'aller reprendre leurs places dans les rayons de la bibliothèque qui est leur véritable séjour et d'où elles ne sortent qu'à des invitations annuelles, comme cer- tains sédentaires ne sortent qu'en l'honneur de quelque gala ou de quelque réception de famille. Malheureusement ces deux pièces ne sont pas invitées fort souvent et elles restent chez elles !

A cette abstention nous trouvons une raison plus prépondérante encore que la qualité môme de ces pièces. Georges de Porto-Riche a eu le bonheur ou le malheur, c'est selon qu'on envisage le résultat, de créer des types de femme qui ne s'accommo- dent pas facilement de n'importe quelle ac- trice. Ce n'est pas une question de talent, mais une question d'emploi. Lorsque les héroïnes atteignent certain degré de vie passionnelle, lorsque ces héroïnes ont été dépeintes avec des couleurs frappantes, ca- ractéristiques, lorsque les traits en ont été sculptés dans la chair même des mots, de telle

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sorte qu'une actrice est tenue de réaliser cette identification, il y a peu de chances qu'on rencontre souvent son interprète! Georges de Porto-Riche a trouvé Réjane pour Amou- reuse et nulle n'a pu jusqu'ici l'égaler . En- core une fois, il n'est pas question de plus ou moins de valeur, mais il suffit qu'une actrice soit plus ou moins charnelle, de taille plus ou moins grande, plus ou moins extérieure, trop lourde ou trop légère, etc., pour rendre l'interprétation impossible.

L'auteur en créant une héroïne supérieure s'est soumis à de pareilles éventualités. Des types moins définis, de figure moins précise, s'adaptent plus facilement au physique et à l'interprétation de n'importe quelle comé- dienne consacrée. Ces caractères de femmes qui appartiennent à la littérature et que l'au- teur a frappés du grand don de vie, subsistent dans notre mémoire parés d'une certaine grâce, d'une certaine atmosphère qui leur sont indispensables. Si on les leur supprime, le spectateur éprouve une désillusion aga- cée ; il s'irrite de ne pas retrouver le poé- tique recul, la survie grandiose même dans

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la réalité qui lui paraissent indispensables à ces évocations de femmes célèbres, frappées de la grande fatalité de l'amour.

Plus tard, lorsque le chef-d'œuvre a pris de la bouteille, que les siècles ont passé sur lui, les défauts d'interprétation sont plus aisément acceptés. Nous en avons la preuve dans les tentatives de ces acteurs qui, à la Comédie-Française, tour à tour, ratent le Misanthrope ou Tartufe : Molière ne s'en trouve pas plus mal. Le grand rocher de- meure aussi stable et aussi inaccessible. Quelques pygmées ont essayé de l'escala- der et sont retombés sur leurs pieds, voilà tout ! Encore est-il plus facile de trouver des acteurs répondant, du moins en apparence, aux qualités qu'exigent le Tartufe ou le Mi- santhrope^ que de trouver une actrice répon- dant à la tendre vivacité àWinoureuse ou à la sombre féminité de Dominique. Georges de Porto-Riche est le premier homme qui ait fait en scène pleurer le Désir. Dans ce châti- ment de la chair, il y a une telle expression, une si grande ardeur désenchantée, un tel pressentiment de Tenfer qu'il n'est pas éton-

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nant, après tout, que ces rôles se trouvent sans titulaires î

Au théâtre, comme ailleurs, on porte tou- jours la peine d'avoir dépassé le niveau com- mun. Chacun sait qu'il n'y a rien au monde de plus décevant que le métier de jolie femme.

JULES RENARD

U faut toujours être du côté de Tart. qu'il soit, qu'on le trouve, dans l'œuvre passante comme dans l'œuvre éternelle, même dans l'œuvre incomplète, il faut en recueillir attentivement la moindre parcelle, puisque Part ne se présente pas toujours en lingot solide, mais en filons parfois dissé- minés.

Jules Renard rentre dans la catégorie des petits maîtres. Ce ne sont pas les moins inté- ressants. Ils nous font Feffet, par moments, de comprimés plus nutritifs que bien des mets d'apparence substantiels. Au théâtre, ces qualités de condensation, si appréciables dans le livre, deviennent malheureusement des qualités de second ordre. Elles ne pro-

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82 ÉCRITS SUR LE THEATRE

duisent pas l'effet qu'on en pourrait at- tendre. Le style elliptique, oui, ça c'est autre chose ! 11 est d'un effet fulgurant ; mais c'est le style des génies!...

Les phrases bien syntaxées, condeu^ct'b, trop équilibres, ont itn sort moins heureux ; elles perdent leur perfection, semble-t-il, en passant par la bouche des acteurs ; elles s'ame- nuisent ou se dispersent tout à coup, on ne sait pourquoi. Les écrivains qui ne sont pas familiarisés avec le théâtre tombent souvent dans cette erreur; ils s'acharnent sur la phrase définitive, formulaire, comme si elle constituait le nec plus ultra de l'art drama- tique ; et leur désillusion n'est pas mince lorsqu'ils s'aperçoivent (ju'à la réalisation il ne subsiste plus grand'chose et que l'effet est parfois diamétralement opposé à celui qu'ils en attendaient.

Pourtant le petit dialogue, serré, bourré de Poil de Carotte fait une heureuse exception à la règle. Je sais bien que ce pouvoir provient de l'humanité qu'il y a derrière cet amas de phrases précises et ramassées sur elles- mêmes, et en cela elles se conforment à la

JULES RENARD 83

règle habituelle du théâtre, qui vit de vérité intérieure. Il se dégage incontestablement de cette écriture un don très spécial et assez rare, en fin de compte. Le public ne fait pas bien la différence entre la qualité de ce style et des qualités plus inférieures; cela n'em- pêche pas qu'elle ne soit manifeste.

Jules Renard aurait pu produire d'excel- lentes pièces, s'il n'avait été retenu par ses soucis de forme, et par la myopie étudiée de sa vision. Il se complaisait trop à n'être pas abondant. Malgré cela, ses ouvrages sont bien ceux (|ue devait produire, selon la chère expression du dix-huitième siècle, un amant de la nature.

Par là, il nous touche et il s'agrandit. C'est ce ({ui le rapproche des maîtres et lui confère une place enviable, dans le mouvement lit- téraire de ces dernières années.

Nous commençons à respecter la Nature, à retourner à elle, à la comprendre en la vé- nérant. Plus que jamais, ou, du moins, mieux qu'à aucune autre époque, s'élève dans toutes les sphères de la pensée un besoin impérieux de rétablir des lois ou des aperçus faussés,

ECRITS SUR LE THEATRE

sur les fondements naturels et sublimes de la vie. De toutes parts, depuis des années, s'édifie ce nouvel amour si nécessaire. Ceux qui ne le discernent pas sont des aveugles- nés, et leur pesante réaction ne retardera pas la marche en avant de l'humanité.

En philosophie, Bergson restitue à l'ins- tinct et à l'intuition leur part grandiose. Il nous a montré que le cerveau est un instru- ment d'adaptation au réel et que la sécrétion de la pensée n'est (ju'un produit restreint dans l'éternelle et puissante mobilité des élans vitaux et du travail ininterrompu de la matière. Et cette doctrine qui fut toujours la mienne, trouve, à mon sens, son expression immédiate au théâtre elle n'est plus seu- lement un exposé statique, car les consciences dont nous décrivons les luttes avec cet en- semble de forces que l'on appelle destinées, y deviennent, à notre guise, des démonstra- tions en mouvement de la doctrine.

Un effort analogue s'étend à toîis les arts. Nous voyons une musique prédite s'inspirer directement des rythmes de la nature et des impressions véridiques de l'âme. Dans la plas-

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tique pure, pareille recherche, pareil amour. Rodin retrouve de sublimes enseignements naturels et les adapte à la vérité de son temps. Dans la plastique les mouvements logiques de la vie, amplifiés et stylisés, forment la base d'unenouvelle école ; même les ballets russes, et la tentative musicale de Stravinsky furent, à ce point de vue, une réalisation démonstra- tive. Dans l'art dramatique, malgré les piail- leries des protestataires, s'inaugure un théâtre qui prend aussi pour fondement la nature intégrale et non plus la nature arbi- traire de nos prédécesseurs directs. La cons- cience universelle s'agrandit et s'affermit partout, dans les arts. Je n'entrerai pas dans le détail de cette assertion qui désole les cuis- tres et les politiciens littéraires. Mais ell^ est l'évidence môme pour ceux qui savent voir et déduire... Toutes les écoles, direz-vous, sur- tout depuis deux siècles, ont cru se rappro- cher fervemment de la nature ; c'est exact, mais aucune ne l'a encore embrassée ni traduite. Les romantiques se perdirent dans un idéa- lisme factice et dans la terrible et stupide an- tithèse du bien et du mal, du laid et du beau.

86 ECRITS SUR LE THEATRE

Le naturalisme qui vint après ne fit pas autre chose que de sanctionner cette classification arbitraire, en ne tenant plus compte que d'un des facteurs : le laid.

Aujourd'hui, une conscience mûrie, une raison plus émue ont élargi les limites de notre optique et les sphères de notre obser- vation. Nous voici déjà dotés d'une plus haute notion du bien et du mal. Les morales so- ciales ne nous paraissent plus des travaux do mandarins. Et cette notion rejoint en môme temps harmonieusement des vérités scienti- fiques... Il est hors de doute que Tair du large se met à emplir nos poumons de re- grattiers... L'espritde la terre monte en nous. Si la nature devient la grande conseillère, ceux qui la détestent et ont pour mission de la détester ne peuvent que s'inquiéter. Ils le font avec des hauts cris et ce sont par con- séquent toujours les naturistes qu'ils visent (j'emploie ce mot, faute d'un meilleur). C'est, du reste, grâce à te titre de naturiste que Jules Renard a reçu, il n'y a pas longtemps à l'Odéon quelques balles plus ou moins mâ- churées, car Jules Renard fut un « terrien w.Il

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JULES RENARD 87

y en eut, certes, de plus lyriques, il y en eut de plus puissants,iln'y en eut pas de plus mé- ticuleux. Son œuvre est emplie de recueille- ment, et son regard sur les choses ne fut pas, comme on le croit généralement, un regard desséchant. Il demeura exact, précis, mais il sut aussi rester ému, et, sous les étoiles, parmi la fraternité charmante de ses compa- gnons, les chiens et toutes les bêtes des champs. Poil de Carotte passe en grand petit héros... Jules Renard considérait la nature avec un œil de pigeon étonné ; il abritait pour- tant un cœur excellemment humain. Il a cherché à définir l'indéfinissable, à préciser l'imprécis, à formuler l'informulable, à ré- duire en quelques lignes, par des synthèses éloquentes, tout l'espace, tout le flou du ciel, des arbres, des horizons et des âmes vouées au silence, ce grand silence impénétrable des instinctifs qui les rapproche des choses et des éléments.

Je crayonnai naguère sur l'écrivain des l^ucoliques au bas de son portrait des mots^ de ce genre :

« La figure est parfois tout un grand pay-

ECRITS SVR LE THEATRE

sage... Voici les champs et Tépi dru qui pousse mal -— le défrichage. La tète en forme de haricot et le douhle menton des oies vexées. L'œil, ni méchant ni bon, mais pareil à celui des paysans attentifs et rempli d'eau de puits, bleue, très pure et très glacée, tels ces vieux portraits d'autrefois et natifs de Hollande, avec dix siècles bruts d'hérédité paysanne... Il regarde calme, du fond du passé du sang aux joues, encore fouetté par l'air des routes ; et l'oreille, comme celle des lapins, dressée pour le silence micro- scopique des choses, écoute. »

On pourrait écrire. des choses plus graves sur son compte. Au surplus sa mémoire se passe d'apologie. Même ceux qui ne con- naissent pas toutes ses œuvres ne peuvent s'empêcher de penser à lui de temps en temps. Au fond des mémoires demeurent certaines phrases, certaines définitions que l'on ne peut oublier, et que le plus igno- rant ou le plus distrait se répète chemin fai- sant, en traversant un champ, un jardin ou un village... Quelques rares écrivains ont ainsi associé leur nom à l'idée du prin-

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temps ou de Pété. Il est impossible de ne pas penser, quand on les a lus, à une phrase de Jules Renard ou à un vers de PVancis Jammes, entre le mois de juin et le mois d'octobre. Et quel admirable privilège que celui d'être ainsi périodique dans les mémoires, comme le sont les roses ou les hirondelles ! Les œuvres rurales de Jules Renard resteront. Sans doute, il a écrit d'autres pages, de petits actes mondains, notamment le Plaisir de rompre et le Pain de ménage. Ce sont de jolies pièces, mais Poil de Carotte est immortel. Et des pas- sages de VEcorni fleur ne sont pas à dédai- gner.

Gela ne diminue point l'œuvre de Jules Renard qu'il n'ait point approfondi la femme ou du moins ce que nous appelons la Femme car il n'y a plus que nous, les psycho- logues et les collégiens (c'est la même chose) qui disions emphatiquement « la Femme », et ce singulier restreint prétentieusement la classification que l'on peut faire des femmes aux donneuses de joie ou [de souffrance, à la mondaine ou à la courtisane. N'es-tu pas

90 ÉCRITS SUR LE THEATRE

la femme toi aussi, ô vieille paysanne dépar- tementale, dame de chaumine aux mains éprouvées, assise devant le seuil tiède de ta maison et ta luzerne annuelle?... Ton cœur sacré qui a battu nous est aussi inconnu pourtant que les contrées sauvages. Nous l'imaginons d'après des données et des tra- ditions bien incertaines ; mais, au fond, rien de tes tendresses, de tes angoisses et de tes détours, rien ne parvient jusqu'à nous. Tu n'es pas « la Femme ». Mais tu es la fille, l'épouse, la mère. Tu es, plus que tout autre, le orrand réofulateur terrestre, notre sœur farouche, comme disait Jules Renard. Un des honneurs de cet écrivain aura été de te re- mettre au premier olan et de te faire parti- ciper à la nature qui t'entoure et que les poètes ont décrite jusqu'ici sans toi, comme l'auraient fait des voyageurs hâtifs. Même à Paris, Jules Renard, lui, est demeuré dans son village. Il avait pris pour limite son horizon : quatre pommiers, une haie et un dessin d'étoiles. Il modela sa phrase sur ce décor éternel. Elle en a la mobilité et la fixité à la fois. Jules Renard a contemplé longuement

JULES RENABD 94

renseignement des étoiles, et son orgueil têtu semble avoir voulu égaler leurs leçons. En effet, l'étoile conserve quand nous la regardons une sensibilité frémissante qui ne détruit pas pourtant sa forme rigide et définitive. Ce fut sans doute l'ambition du poète, à force de regarder ces étoiles pay- sannes, d'avoir voulu leur emprunter leur secret fait de fugacité et d'éternité !

Et, comme lesdouxcrapaudsnoyés d'ombre et de ciel, les soirs d'été, il leur a répondu en leur envoyant là-haut sa chanson précise et ouatée, ses petites phrases courtes comme des haleines amoureuses...

REJANE

Voici le portrait que je traçai d'elle en 1902 :

« Une jupe bleue, mais i)leue, mais bleue ! des doigts gourds, deux gros yeux de chien de berger, puis de la cernure éparse, trois ou quatre gestes zébrant l'air de leur an- goisse et des remuements de draps dans l'ombre, voilà ma première vision de Ré- jane. C'est Germinie, là-bas, au fond déjà de ma mémoire d'écolier douce face que j'enfouissais dans ma solitude ^u collège. Aujourd'hui, masque de femme douloureux, compliqué de sourires, avec l'habitude prise» et invétérée de la souffrance jusqu'à s'en faire une grâce, jusqu'à paraître réellement la « solitaire des tables d'hôtes )), « la dame

RÉJANE 93

en noir qui a être jolie » (comme elle le disait elle-même dans le Masque).

Mon premier et mon dernier souvenir de Réjane.

Entre ces deux visions, s'inscrit toute une vie d'art. A bien interroger les deux figures distantes qui s'évoquent en ma pensée, au- cune différence bien sensible. Quelque chose cependant les sépare de plus de quinze an- nées et leur donne une expression étrange- ment différente : c'est que la première allait vers la douleur et que l'autre en revient. Dans Gerniinie^ Réjane inaugurait la souffrance. Il y avait alors en elle je ne sais quelle ardeur à souffrir, quelle âpre nouveauté à s'élancer, toute fringante et comme impatiente de bri- ser se^ nerfs, vers la grande vague pathé- tique; maintenant, le masque transformé garde la fatale empreinte ; l'apprentissage amer est fait. Elle est toute chargée de mor- bidesse, et c'est pourquoi, sans effort, sans apprêt, elle incarne si parfaitement « la dame en noir qui a dii être jolie !... »

Réjane, en effet, n'est pas née une doulou- reuse. Toute jeune, mutine, comme un petit

94 ECRITS SUR LE THEATRE

lapin des vignes, les muscles tendus, tout alerte de vie drôle et saugrenue, un beau jour elle a rencontré la douleur et s'y est aventurée peu à peu... Elle a mis le pied prudemment, puis, à coups brusques, elle s'y est trempée jusqu'au cœur. Désormais (juoi qu'elle fasse et quoiqu'elle joue, elle en aura toujours la belle nostalgie et son visage en garde à jamais la saveur ineffacée.

La curieuse figure de théâtre ! Figure tout élastique, en caoutchouc ; le point concen- trique est le nez; le reste se meut avec agi- lité autour, descend, monte, se crispe ou se calme. Les sourcils ascensionnent, en même temps que la bouche plonge. Et quelle ar- dente fixité dans ces yeux clairs d'actrice pour regarder droit, devant eux, cet infini particulier qu'est le sable noir et tapi de la foule ! Les yeux des acteurs, à force de dar- der toujours cet horizon, en rapportent par- fois une beauté magique d'au-delà, plus grande encore que celle des yeux pourtant si beaux, des marins! Chacun a son horizon professionnel.

Mais sans plus de préoccupation aucune

RÉJANE 95

crinfini, bonne fille, tout éclatante de vie vraie, allante et si vive, voici l'actrice !... Elle se retourne, boit, mange, déplace tout un appartement ; casquée de cette fameuse mèche rebelle qu'elle tape comme un coussin ou qu'elle châtie d'un geste sec des doigts. Les belles prunelles jouent, virent et s'arrêtent brusquement, comme par un choc du cœur. C'est très joli. Suit un silence, un tout petit silence, commed'oiseau perché... On attend, surpris, quoi ? un rire, peut-être? On ne sait. Et voilà que tout à coup ce masque saris bouger, sans remuer, en une minute par une sombre poussée intérieure s'altère, vieillit, vieillit à vue d'œil... Cette femme peut vieillir instantanément, par une faculté unique et animale de sentir la douleur. On dirait que tout le corps fléchit devant Pap- proche delà mort : et cela vient de loin, de profond, navre atrocement le visage pas- sent furieusement, une à une, les années après les années, si rapidement qu'on a l'im- pression d'avoir, comme les enfants du conte, tiré trop vite tout le fil d'une destinée. Réjane n'a pourtant pas un visage poé-

96 ECRITS SUR LE THEATRE

tique ; j'entends par qu'elle n'a pas le vi- sage niy^stérieux d'une Duse. Tout en elle dit la vérité réaliste et l'horreur du stvle «distingué ». Elle est d'abord, avant tout, socialement la femme qu'elle joue ; elle ne la transpose pas.

Cependant, je n'ai jamais vu, par la toute- puissance de son magnétisme, se créer, dans une salle, des silences plus poétiques. Je n'ai jamais entendu écouter comme l'on écoute quand elle dit sa plainte. Quelle pro- digieuse chose d'ailleurs que ce silence de toute une foule attentive, qui se tait respec- tueusement dans l'ombre pour écouter cette souffrance étrangère et inconnue qu'elle est venue consulter!

Immense curiosité sensuelle, presque sa dique, de la nature profonde, et qui s'étend à tout ce qui respire, même aux animaux ; car, avez-vous remarqué que, parfois, le soir, aussi, dans les plaines, s'élève une grande plainte de bête blessée, et la campagne se tait pour l'écouter ; les rainettes, les grillons eux-mêjines, tout fait silence pour laisser s'exhaler seule, au loin, la plainte qui emplit

RÉJANE 97

la nuit de son chagrin. On dirait que toute la vie animée retient son souffle peut-être par curiosité, afin de ne rien perdre du drame solitaire qui se joue, là-bas, devant le public attentif des bois, des marais et des plaines.

Une des plus grandes gloires de Réjane aura été de se donner toute comme un cri, et aussi de se livrer à toutes les manifes- tations nouvelles de son époque, de vou- loir tout jouer, tout interpréter, être tous les cœurs l'un après l'autre... Elle aurait pu se cantonner dans des humanités de théâtre dont le succès lui garantissait une renommée facile. Tant de gens font comme ce personnage d'Andersen « qui ne savait qu'une histoire et qui la trouvait pour cela si belle ! » Réjane a voulu savoir toutes les histoires. Évidemment elle aura perdu à cela rillusion de les croire « si belles », car le bonheur est de n'en connaître qu'une, mais elle n'a pas perdu néanmoins la foi, ni le désir toujours renouvelé de faire mieux et difï'érent.

Elle a compris que se cassaient peu à peu

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98 ECRITS SUR LE THEATRE

les moules de la vieille comédie. Elle est allée vers ceux qui apportaient au théâtre une humanité plus vraie et plus conforme à la vie, ceux qui la voulaient plus robuste, plus nuancée à l'image de nos rêves et de nos volontés profondes. Elle satisfait en nous le sens de l'exact, l'horreur du poncif, le dégoût de l'éloquence conventionnelle et, en môme temps, l'amour de l'observation. Qu'elle représente donc de l'humanité d'anec- dote ou de l'humanité générale, elle est bien, à tous ces titres, le meilleur protagoniste de ce mystérieux mais si bel art dramatique, auquel chacun s'emploie humblement de son mieux, mais qui mériterait, hélas ! à le traiter avec des mains dignes de lui, cette triple royauté d'apparences inaccordables : le gé- nie, l'intelligence et la sagesse. »

Quelles retouches apporterais-je à ce fu- gace et imparfait croquis ?...* On ne retouche pas un portrait ; môme imparfait, on ne cor- rige pas un croquis. S'il n'est plus tout à fait ressemblant, on le classe ou on l'encadre, selon sa valeur, on le détruit s'il ne vaut pas

REJANE 99

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grand'chose, mais on n'y change rien. Sans doute, si j'avais à écrire une étude plus dé- taillée, aujourd'hui, sur Réjane, assemblerais- je d'autres mots et tresserais-je à sa louange une couronne plus conforme à son front ac- tuel. Toutefois, ce n'est pas sûr... Ghange- t-on vraiment tant que cela ? Le génie se per- fectionne, s'agrandit ou se condense, mais au fond, la personnalité demeure dès qu'elle s'est trouvée, et peut-être toute la vie res- tons-nous étrangement semblables à ce que nous fûmesdans notre jeunesse... Avons-nous évolué ?... Nous en chérissons tout au moins l'illusion. Mais, entrez au musée du Louvre ; regardez la Barque du Dante^ de Delacroix. Elle a été faite à vingt et un ans ! Regardez, en face, V Entrée des Croisés à Jérusalem, exécutée en pleine maturité... L'expérience a délivré l'artiste de l'imperfection, mais, au fond, c'est la môme chose! Ça n'est même pas mieux... Et cette leçon ne va pas sans quelque mélancolie.

Mais les artistes qu'il faut, en tout cas, louer sans réserve, sont ceux qui, en durant, ne sont pas tombés dans le procédé, et se sont

400 ECRITS SUR LE THEATRE

cherchés avec opiniâtreté. Ce que l'on peut dire maintenant de Réjane, c'est qjae son art s'est fait encore plus « direct ». Elle ose le trait caractéristique sans réticence au- cune, elle ne recule pas môme devant le pa- roxysme... Gomme la joie ou la douleur s'em- pare d'elle, maintenant ! Les déesses sont qui la pétrissent, la malaxent comme une proie abandonnée et consentante... Je gar- derai toujours la vision de la courtisane qu'elle a façonnée dans une pièce de moi. On aurait dit qu'elle charriait avec elle tous les cahots, toutes les lassitudes de la vieille amertume amoureuse; les rancœurs atroces, les puérilités infinies, l'égoïsme terrible et ingénu, les clameurs impudiq.ues, beuglées de ces cœurs d'esclaves, tout cela elle l'a rendu d'une façon magistrale. Elle avait l'air d'un Pvops 'vivant. Et je dois ajouter, corri- geant les épreuves de ce livre, qu'elle vient de donner dans V ximazo ne toute Ir mesure de son génie et de sa tragique sincérité. La ca- tastrophe (|ui s'est abattue sur l'humanité, a bouleversé son cœur; et ce cœur elle Ta porté, tout saignant sur le Théâtre, dont elle a fait

RÉJANE iOl

un autel, l'autel de la douleur. Elle a voulu, gravement, saintement, à toutes les femmes de France qui l'écoutaient dire la pitié de nos Ames. Elle réincarne leur martyre et leur amour crucifié, devant elles. Elle a en quekjue sorte doublé leurs larmes et leur passion. Et qui l'a vue, abimée tout les soirs dans sa souffrance, sortir de scène, inlassablement à demi-morte, exténuée de ces larmes qu'elle prolongeait encore derrière le rideau baissé, celui-là seul peut comprendre la noblesse an- ti([ue d'un art, qui s'est élevé en l'occasion à la hauteur d'un culte. VA\e a semblé la Pleu- reuse nationale, chargée de pleurer derrière le char funèbre et de crier le péan de gloire et de martyre. Nul cabotinage, nulle insincé- rité théâtrale. Elle résumait toutes les larmes des femmes, et elle faisait l'offrande des sien- nes, comme le meilleur hommage qu'elle put offrir à sa patrie... A ce degré l'art est une mission.

Kéjane a dominé son époque pour vingt raisons, dont la première est que jamais peut- être actrice n'eut à sa disposition un clavier plus étendu. Elle a rendu toutes les gammes

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ECRITS SUR LE THEATRE

de la femme, sans effort. Elle est aussi natu- rellement gaie qu'elle est naturellement tarturée, ou catastrophale. Je ne crois pas que les dieux construisent plus d'une fois par siècle un instrument aussi combiné et aussi sonore.

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GUITRY

Guitry est le premier homme qui soit monté sur la scène. Je ne veux pas prétendre qu'avant lui il n'y ait point eu d'#cteurs capables d'interpréter et de produire sur la scène des joies semblables à nos joies, des inquiétudes qui portassent nos visages. Mais on n'y avait vu, malgré tout, que des trans- positeurs ; c'étaient toujours des héros gra- ves ; ils avaient quelque chose de proces- sionnel et d'étranger à la vie... Un beau. soir, un monsieur, en tout point semblable au « monsieur qui passe », s'est décidé à en- jamber les planches d'un théâtre et il a paru tout à coup à la foule assemblée que ce mon- sieur se détachait du groupe des spectateurs et ne sortait pas du tout des coulisses ; il avait

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dîné, comme le premier venu, au restaurant; il s'était dirigé machinalement jusque-là, et le voici qui ne faisait pas autre chose que de continuer à vivre en public, déballant ses gestes coutumiers, ses soucis, ses querelles, sur un ton à peine plus élevé que celui qu'il employait tout à l'heure, chez lui ou chez son amie. Et le théâtre, du coup, ne devenait plus qu'une indiscrétion passionnée.

Ce miracle si simple en soi et en appiarence si aisé ne s'est pas opéré pourtant en un jour; il fallait d'abord que naquît un homme capable de le tenter ^t que ce prédestiné ayant réellement vécu de la vie sociale con- temporaine n'eût à interpréter que des sen- timents en somnie éprouvés.

De plus, constatons hardiment que, pour donner jour à ce monstre bourgeois, il ne fallait pas moins de trois ou quatre siècles d'ébauches et d'hésitations, oui, pas moins ; et encore lui-môme ne s'est-il définitive- ment trouvé qu'après une vingtaine d'années

GUITRY lO.j

(rapprentissage. Un tel stage fut nécessaire pour assujettir son art à une stricte et com- pacte observation de la nature. Maintenir l'Art à la température du cœur et du corps humains, ne pas dépasser les 37 degrés stables nécessaires à la Vie, cela exige, avant toute chose, une discipline et une dextérité de métier dont le public ne se rend pas bien compte... Guitry est un thermomètre prodi- gieusement réglé, c[ue tout comédien doit consulter avec attention. Son jeu ne s'égare jamais hors de la réalité et il ramène tout à elle. Pour me servir d'une autre comparai- son tirée de Tharmonie, je dirai qu'il n'y a pas de plus admirable diapason, et le la qu'il donne est d'une telle précision, que tout musicien doit le prendre pour guide et recourir à lui, lorsque l'inspiration, la virtuo site ou Taljus'ont désaccordé l'instrument ce qui arrive aux meilleurs, dans la chaleur des exercices.

Mais la perfection de ce diapason n'était pas commode à obtenir, croyez-le. Nous avons vu nous-mêmes en ces dernières années, combien il a fallu d'ingénieuses recherches à

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l'admirable comédien pour atteindre ce point il n'y a plus guère à progresser. Son goût de la vérité est enfin récompensé. Ah! c'est que la vérité est une impérieuse maî- tresse, qui ne lâche pas ses amants à mi- route, et celui qui a connu son amère et sa- voureuse emprise ne peut plus rétrograder : il faut toujours aller plus loin avec elle et par elle. Parti du théâtre léger et purement gra- cieux qui fut môme sa spécialité et qu'il im- posa à la mode, (iuitry, selon les faveurs du public, a évolué du théâtre rose au théâtre optimiste, du théâtre optimiste, quand il décéda, au théâtre amer, et enfin il est par- venu au drame intense, sans démentir sa propre méthode ; il l'a simplement agrandie jusqu'aux limites de la perfection.

Le public, en parlant de lui, s'exclame : (( Gomme il est naturel ! » voulant signifier, par là, la ligne de démarcation qu'il établit entre lui et les autres acteurs. Je ne crois pas qu'il apprécie toutefois toute l'étendue de la difficulté qu'il y a à joindre la nature même.

En principe, rien n'est plus facile que déjouer la comédie : n'importe qui, dans la

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vie, est un remarquable comédien dès qu'il ment. Le commerçant qui vous per- suade, la quémandeuse qui invente, l'enfant qui forge un mensonge circonstancié et narre une scène imaginaire, le domestique haineux qui nous imite, tous trouvent dans leur arti- fice, dans les accents de leur colère, dans leurs moindres détails d'inflexions, un extra- ordinaire génie d'imitation et de vérité que les plus grands comédiens ne sauraient dé- passer. Ils font du meilleur théâtre. Demandez pourtant à ces mêmes protagonistes de la co- médie réelle, demandez-leur de vous débiter deux phrases du texte le plus simple sur un ton qui soit seulement juste: ce sera le néant complet. Pourquoi ? Ils ne pourront même plus répéter d^evant vous le mensonge natu- rel où ils ont tout à l'heure excellé sim- plement parce qu'ils en auront pris con- science.

Sous l'empire d'une passion personnelle et dans le contact immédiat de leurs senti- ments avec ceux d'autrui, ils ont eu, d'ins- tinct, le génie même du théâtre. Supprimez- leur cet apport inconscient de la passion

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directe, ils retombent au dernier degré de rimpuissance d'expression; ils ne peuvent plus dire juste le moindre mot. Tel est le mécanisme de nos facultés et leurs lois. La reconstitution de ce premier travail cérébral inconscient qui lui avait insufflé tant de ta- lent, le simple ne peut plus y parvenir. Et c'est ce travail de reconstitution qui fera tout l'art du comédien je dis tout l'art, car ce qui le complète n'est plus que d'un mérite très accessoire à côté de cette proposition tout un infini est inscrit.

Du temps de Diderot et bien après encore, on discutait à perte de vue afin d'élucider si le comédien devait se dépouiller de sa sen- sibilité propre, jouer de sang-froid ou tout le contraire. Aujourd'hui nous sommes plus renseignés sur les phénomènes de la per- sonnalité et nous commençons à savoir de reste que le meilleur acteur est celui qui possède la plus grande faculté de dédouble- ment, c'est-à-dire celui dont une partie de la personnalité se livre aux émotions même por- tées au paroxyme. tandis que l'autre partie de lui-même assiste, contrôle et commande

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avec une étonnante clairvoyance. Il y a comme un état second et qui n'est pas même consécutif au premier; il s'agit, au contraire, de deux états simultanés et indissolubles qui ne se nuisent ni se se contrarient en rien. Autrefois la dualité du phénomène eût paru inadmissible.

Aujourd'hui elle est du domaine scienti- fique.

Tous les comédiens ne possèdent pas, loin de là, cette faculté et cet équilibre dans le déséquilibre. Mais il est aisé de voir que chez Guitry ces dons sont à un degré excep- tionnel et à valeur égale.

La lucidité ne vient pas une seconde, pen- dant qu'il est en scène, contrarier la spon- tanéité de son jeu. Aucune réflexion n'atté- nue la flamme de son regard, ne jette un voile sur tant de capricieuses mobilités et ce[)endant tout est fait, stylisé, mis au point; il réinvente chaque soir, voilà tout... La voix est placée, le geste aussi, mais sur ce méca- nisme la réimprovisation quotidienne s'opère tout naturellement.

Il eh est de lui comme du musicien (lui a

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son morceau dans les doigts et peut toutefois en recréer l'émotion première indéfiniment, avec toutes les fraîcheurs de ses premières lectures. Regardez comme, chez ce comé- dien, tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit est fluctuant, improvisé; et pourtant l'^t est partout. Grâce à quoi, science et naturel, science acquise et libre don, il parvient à l'identification complète, s'étant approprié tout d'un personnage, jusqu'aux plus subtiles particularités et les ravivant en ces extraor- dinaires gestes courts et voulus, qui vont si bien avec les meubles, ces gestes pour appartements, dirais-je , merveilleusement appropriés à notre atmosphère urbaine.

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Car Guitry, avec son intelligence avisée, est avant tout ce qu'on appelle un « acteur de composition », mais sans l'encombrement du détail parasitaire, sans le côté postiche que la composition en général, entraine et qui sont choses parfaitement insupportables,

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bien qu'aimées du public. Chez Guitry tout est sobre, tout est à son plan ; ce sont plutôt infinitésimales nuances, tout un microcosme d'observation qui a pour effet d'exprimer toujours plus de vie, d'une vie sournoise et que l'on dirait malicieusement embusquée derrière son sourire... C'est le fait d'une in- telligence vive qui est ironique en son fond, acerbe, sans bienveillance aucune, prête tou- jours à s'emparer d'un ridicule, d'une tare pittoresque qui passe, même quand il s'agit d'un proche ou d'un ami. Sa faculté d'assimila- tion tient du prodige. Ily a quelque chose de fulgurant et d'immédiat dans son observation de la vie, du personnage entrevu, dans son intuition attentive. C'est un comédien qui de- vance presque les répliques, tant il pousse loin l'esprit de répartie et de saillie. Il est tellement pressé de bien faire et d'exceller que, dans la conversation, il lui arrive de se servir des mots en un rapide et curieux as- semblage qui abonde en trouvailles, en syn- thèses souvent un peu obscures, mais infini- ment attrayantes. Il parle par ellipses et se meut dans cette sphère elliptique très pé-

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rilleuse du langage comme un Landais sur des échasses. Il s'en sort toujours et laisse la sensation d'une prouesse à l'auditeur in- ([uiet et émerveillé... Dans sa mémoire il emmagasine sans effort les matériaux, il fait des clichés perpétuels et tous trouvent leur place dans une anecdote qu'il mime à ses amis, dans une pièce qu'il interprète. Jamais homme n'a poussé plus loin l'imitation ironique, sa- tirique, mais sans singerie facile, en en re- cherchant, au contraire, le vrai mécanisme intérieur! Un trait d'observation correspond toujours à la particularité intellectuelle qui l'a déterminé chez son modèle.

Guitry est donc un réaliste né. Il a l'hor- reur instinctive de ce qui n'est pas conforme à la vie apparente.

Observez comme sa -diction prend soin d'être toujours parlée et pousse jusqu'au scrupule le souci de ne pas chanter le moindre mot, de ne pas se laisser aller à la moindre apparence de tirade. Il met de l'air, des temps, entre les répliques, quitte à ralentir le mouvement. Il a du rationaliste endurci, méfiant de tout ce qui n'est pas la raison pure,

GUITRY 113

répugnant aux sphères excessives de la pas- sion. Mais aussi comme il trouve sa récom- pense dans cette aisance, cette facilité insigne à jongler avec la vie!... Ses mains en dé- montent incessamment le rouage pour le réa- dapter ; elles font jouer les petites pièces com- pliquées et il s'amuse comme un fou de cette horlogerie mécanique.

Il connaît à fond la boite humaine, la dé- composition du mouvement le plus banal comme le plus complexe. Ce n'est pas l'ac- teur le moins acteuf , ainsi qu'on le dit, mais au contraire « U acteur le plus acteur qui soit » , l'acteur par excellence, celui qui ne peut plus être autre chose qu'un acteur, même dans la vie, car il la recrée mécaniquement à son insu tout en la vivant. Et à force d'observa- tion, de volonté, de précision, il en est ar- rivé presque à jouer plus nature que nature.

Car s'il y avait, non pas une réserve mais une chicane à faire, elle serait tirée précisé- ment de la trop grande perfection et de la trop grande autorité de cet art admirable. La vie réelle est plus asymétrique ; elle contient plus de gau.cberie; nous avons certainement

Mi ECRITS SUR LE THEATRE

moins de talenl que ça, moins de fini... Nous ouvrons, par exemple, une fenêtre avec du hasard dans le geste... Nous mangeons sans rythme... Nous évoluons sans adresse... L'harmonie n'est pas toujours présente à nos actions, ni même la justesse...

Quand on considère la réalité que nous avons sous les yeux, la sensation de la per- fection ne s'en dégage jamais... Très peu d'eurythmie, et, à part quelques êtres sou- verains et naturellement sûrs d'eux-mêmes, beaucoup de timidité, d'hésitation!... Guitry semble ne pas vouloir condescendre à quitter sa terrienne autorité. Il ne s'efface pas, il ne se mêle pas à la foule ; il reste le protagoniste de premier plan, et, presque face au public, il lui apporte, comme un grand virtuose, les mille prodiges de sa fabrication... Le comble absolu de l'Art serait de ne pas donner le sen- timent de la perfection... Mais est-ce même possible et serait-ce aussi bien nécessaire ?

Peut-être, en effet, pouvons-nous incliner à penser que la gaucherie, la maladresse sont une des émanations de la spontanéité et* qu'elles rentrent pour cela dans le dooiaine

GUITRY i\

de l'art au iiièiiio tilre que l'harmonie, étant de puissantes extériorisations de la sincérité, des facteurs de l'âme ; l'Ame a ses troubles, ses imprécisions. Nietzsche à la théorie de l'art pour l'art opposait celle du pouvoir émo- tionnel del'art, supérieure à toute autre con- sidération. Mais quelle futile digression de principe que celle-ci et ne sentez-vous pas, par la nature môme d'une pareille question, à quelle excellence admirable nous avons à faire ?

N'oublions pas cpie l'art de l'homme n'est pas l'art de la femme. Ce sont les comé- diennes qui peuvent manquer à la possession d'elles-mêmes parce que les femmes y man- quent dans la vie et que la force de leur charme est tout autre, faite d'inquiète ardeur, de faiblesse et de sensibilité. L'art de Quitry est vraiment un art d'homme, tout d'intelli- gence et dont la précision correspond juste- ment à toutes les qualités volontaires et con- scientes du maie. Oui c'est cela, il incarne le principe mâle, dans toute sa puissance. Il n'a que des joies et des douleurs d'homme, et quand on lui compare, dans l'expressiou de

Id6 ECRITS SUR LE THEATRE

la douleur, crautres acteurs, on s'aperçoit toujours qu'ils ont je ne sais quoi d'interlope, de fémininement exagéré, qui nous répugne. . . Lui, il est là, en scène, racine au sol, presque droit comme un chêne épais, et sa stature n'est qu'à peine secouée par le vent des tem- pêtes et des passions. Le drame est à l'intérieur, toujours un grand drame d'orgueil, une lutte âpre de la volonté contre les faiblesses du cœur, de l'esprit et de la chair. Guitry ne joue les passifs et les faibles (et supérieure- ment) que dans la composition. Rappelez- vous Crainquebille. Et, alors, il pousse si loin l'observation de la fatalité obscure, de l'ahurissement opposé par la créature aux leux des destinées, qu'on dirait qu'il se venge ainsi et se dédommage de ne pouvoir pas être, sous le veston contemporain un pauvre cœur tout simple. Il faut qu'il soit ainsi : super-robuste, plein de clarté, de so- leil, d'orgueil, de santé!... Un abime sé- pare ce comédien de tous ses concurrents actuels, dans le métier de vivre la vie, de prononcer les mots, de les penser et de s'en servir, dans le simple et difficile métier

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GUITRY 417

d'aller, de venir et aussi d'interpréter des êtres de la société contemporaine, tels que nous les représentons avec leur cortège d'idées et leurs mentalités modernes. Son talent est spécialement français, exempt de cette morhidezza propre à tous les comédiens passé notre frontière. Il la remplace par son grand charme robuste. Et nul mieux que cet homme ne sait piquer sa force un peu mas- sive de la grâce d'un sourire, comme on met une rose à sa boutonnière.

C'est chez nous le plus nécessaire des ac- teurs, le plus représentatif de notre race, l'acteur intellectuel dans le bon sens du mot. Soyez persuadés que la nature avare n'en produira pas souvent d'équivalent et qu'à l'heure présente, on peut, je crois bien, assurer, sans être taxé d'exagération, que Guitry par ses dons merveilleux, sa puissance ' nuancée, sa nette et souple autorité, la sub- tilité aussi de sa technique et cette effusion d'intelligence qui répand autour de lui un nimbe communicatif et irrésistible, est sans conteste le premier comédien du monde.

C'est l'impression que la foule emporte,

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ECRITS SUR LE THEATRE

lorsque devant nous le rideau descend, comme une paupière, et vient clore la pru- nelle un peu hagarde du théâtre défilèrent à l'instant nos songes imagés et ces chères filles d'illusion, nos pâles et balbutiantes poupées, sur lesquelles Facteur-roi a jeté toute la brutalité pathétique de la vie.

A PROPOS D'ART DRAMATIQUE

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A PROPOS D'ART DRAMATIQUE

« C'est toujours par ce qu'elle contient de

VÉRITÉ qu'une œuvre NOUVELLE CHOQUE SES CONTEMPORAINS. G'eST TOUJOURS ET SEULEMENT POUR CE qu'elle AURA CONTENU DE VERITE QUE CETTE CEUVRE EST APPELEE A SUBSISTER DANS

l'avenir. » Voilà la phrase qu'il faudrait in- scrire au fronton de toute salle de spectacle, voilà l'éternelle et funeste contradiction dont se doit persuader l'écrivain de théâtre dès le début de sa carrière. A lui de faire choix. Ce qui constitue son obstacle aujourd'hui sera sa gloire de demain, ce qui est sa sau- vegarde aujourd'hui sera plus tard sa ruine. Mais quelque route qu'il adopte cet écrivain peut tenir pour assuré l'aphorisme suivant : « Ce qui n'est pas vérité est destiné à périr,

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et s'il y a dans son œuvrç une part quel- conque de convention, en dépit du succès qui l'aura accueillie, ou du talent qui l'a dé- fendue, cette part-là est d'avance frappée de caducité et de mort. »

La vérité ! Profond et difficile idéal. Source et fin de tout art. C'est avec un soin studieux et jamais lassé que les générations se pas- sent le miroir se réfléchit son image, sans jamais parvenir à l'embrasser tout en- tière. Et cependant, l'inaccessible vérité est sans cesse sous nos yeux. Ce n'est point un trésor caché ; elle se livre à nous comme une mère nourricière et patiente. Malgré cela, nous en sommes toujours distants et elle continue de faire notre constant remords comme notre meilleure inquiétude.

Cette difficulté que nous éprouvons à pé- nétrer un si patient modèle ne provient pas seulement de notre indignité personnelle. Le goût des contemporains, l'ostracisme rétro- grade du public (des critiques surtout car le public ne demande qu'à être persuadé), voilà les principaux fauteurs. Ensuite, il faut bien ajouter que la vérité est terriblement pro-

A PROPOS D ART DRAMATIQUE 123

téiforine et que chaque époque, tour à tour, s'en fait une conception différente. Il est en effet curieux de constater que c'est en son nom que se sont opérées toutes les révolu- tions ; chaque drapeau a porté, l'un après l'autre, cette inscription merveilleuse en lettres d'or : Vérité Cela n'a empêché ni les erreurs, ni les faillites de programme. La vérité échappe toujours. Et cependant, bien que nous n'arrivions même pas à nous entendre seulement dix ans de suite sur sa définition, elle est une, elle existe. Voilà qui est certain et nous vivons de son atmosphère. Elle est compatible avec l'art qu'elle baigne tout entier de son effluve. Elle constitue notre seule sauvegarde à nous, auteurs, comme elle engendre notre pire châtiment. On pour- rait rappeler notre pain quotidien. Efforçons- nous donc encore et toujours de l'étreindre de plus près et de la traduire suivant l'idée momentanée que nous nous en faisons.

Quel avenij est réservé à cette recherche? On ne saurait le dire; mais à cause pourtant de la passion même que nous apportons à rendre l'expression de plus en plus nuancée

124 ECRITS SUR LE THEATRE

de la vie, il est facile de prévoir que les ré- volutions qui se produiront désormais dans le domaine de Part seront toutes de sagesse et de sincérité. Ce seront des révolutions de raison. Elles ne ^'écriront plus à coup de préfaces de Gromwell ; et nous les verrons s'accomplir sans grand bouleversement appa- rent, puisqu'elles seront seulement à base de vérité plus intense et plus ressemblante à la vie.

Déjà, de nos jours, une pièce de théâtre meilleure au point de vue art que telle autre ne se distingue point d'une pièce moins va- lable par des signes d'apparence bien carac- téristiques. La différence ne réside ou du moins ne paraît résider que dans ce je ne sais quoi de plus profond et de plus réel auquel le public devient heureusement assez sen- sible, tout en ne le discernant pas du pre- mier coup d'œil; le public se rend, en effet, toujours assez mal compte des différences essentielles qu'il y a dans la iittérature de son époque. Il peut confondre les vraies pro- ductions et les sous-produits, surtout si on ne les lui désigne pas. Il suit ou subit les

A PROPOS d'art dramatique 125

métamorphoses que nous lui imposons, soit avec plaisir, soit avec malaise, mais en tout cas, sans jamais se les expliquer nettement. Il ne se rend pas bien compte^e ce qui se passe. Toute beauté nouvelle lui paraît choquante à cause de ce qu'elle abolit en lui d'acquis et de précédent ; mais il n'analyse pas ses sen- sations. Il attend d'elles une source de jouis- sances ou d'émotions. Cestpar même qu'on peut l'atteindre en dépit de sa résistance na- turelle. Il ne faudrait pas ajouter, à vrai dire, trop d'importance à cette résistance passagère de la foule; l'évolution artistique delà scène n'en sera pas retardée. Le théâtre dépouillera fatalement et peu à peu l'innom- brable faisceau des conventions, ce poids mort qu'il traîne comme un boulet à travers les siècles. Car il faut que l'art dramatique devienne la chose admirable qu'il lui appar- tient de devenir. N'est-il pas en somme l'art unique tous les autres viennent se fondre, puisqu'il est la parole aussi bien que le si- lence, l'exprimé aussi bien que l'inexprimé : le geste, l'âme, la nature ? Il dépeint l'être intégral.,. L'état actuel de la scène et du

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public, réditcation des comédiens, ne nous permettent que peu de réformes, mais le théâtre atteindra tout de même un jour ou l'autre ce degré de perfection totale auquel il peut prétendre, cette plénitude d'expression qui paraît être son but dernier et l'essence même de ses lois. L'époque que nous traver- sons est déjà plus favorable que les précé- dentes à une telle éclosion; elle coïncide jus- tement avec des évolutions de morale, de doc- trine et de conscience étrangement passion- nées. L'âme humaine est lourde de son été, elle est parvenue, non à son apogée, mais à un de ces moments tout enrichis de frondai- sons où l'arbre étale et porte ses feuilles avec une puissance merveilleuse, quoiqu'un peu accablée du poids de ses rameaux.

Qu'est-ce donc que cette fameuse vérité, but des bons pèlerins, Mecque éternelle des artistes? Au premier abord, il paraît un peu puéril de la juger si rebelle; elle semble d'un accès commode,,. Mais ne nous y trom-

A PROPOS d'art dramatique 127

pons pas. Nous ne voulons point parler d'une vérité superficielle, toute d'apparences, d'un réalisme brutal en effet, aisé à conquérir et qui donne à bon marché au public l'illusion de la vie ; celle-là est, à l'humanité, ce que la carte postale est à Velasquez ; non, nous voulons dire : les ra()ports des vérités exté- rieures et des vérités intérieifres. La con- frontation de ces deux mondes, mais c'est tout le théâtre!... De leur conflit ou de leur amalgame il naît toutes sortes de beautés.

Expliquons-nous, et avec le moins de pédan- terie possible, ce qui n'est pas commode.

Nous appelons vérités extérieures les appa- rences exacteset proportionnelles des choses, tout ce qui est tangible et énoncé dans la nature ; c'est aussi bien le langage parlé que le spectacle ambiant, leur amalgame. Gela, c'est l'armature même du théâtre.

Nous appelons vérités intérieures le se- cret des êtres, ce qui bouillonne en l'indi- vidu et qu'il n'exprime pas directement; ce sont aussi les sphères inconscientes de l'être. L'homme ne s'exprime entièrement dans Ift vie qu'à de rares ûcçasions. Ce qu'il

128 ECRITS SUR LE THEATRE

dit n'est généralement qu'un aspect de lui- même, un rapport momentané de soi avec les êtres et les événements.

Tout ce monde muet et mystérieux ne cons- titue-t-il pas l'intérêt le plus intense de la vie ?

Voilà l'autre grand rôle admirable ! Com- ment l'atteindre, dites-vous, dans un art jus- tement tout de surface et d'apparence comme le théâtre, et il est interdit de décrire ?

Ah! précisément c'est tout le génie du théâtre. Il est elliptique... Par des cris, des mots, des portes ouvertes sur 1 âme, des syn- thèses merveilleuses et vraies, il conduit le public jusqu'aux ondes obscu^res et vivantes de l'être, sans pour cela nuire le moins du monde à la réalité extérieure et à la vraisem- blance orale que nous voulons complète chez nos personnages.

Nous avons pour parvenir à cette fin deux langages qui correspondent exactement à ces deux états a extérieurs » et « intérieurs » le langage direct et le langage indirect. Le lan- gage direct, est-il besoin de le définir? c'est celui que nous employons pour exprimer sajis détour nos désirs et nos sentiments. Gela

A PROPOS D ART DRAMATIQUE 129

va de soi. Le langage indirect est celui dont le sens n'est pas celui même de l'expression em- ployée, mais celui qui voile ou révèle le sen- timent intérieur. C'est notre langage dans la vie le plus usuel, celui qui communique à nos paroles ce pouvoir particulier parfois si émouvant, si nuancé. Un personnage du Masque en donne, sans le Vouloir, la défini- tion : « Que dire après : je vous aime ? Tout est dit! Non; ce qui est varié et profond, c'est ce qu'on ne dit pas, c'est l'insignifiance des paroles auxquelles nous faisons porter tout notre pauvre petit infini... Tenez, vous êtes là, vous pianotez deux mesures de piano et per- sonne au monde ne peut savoir ce qu6 je mets d'amour dans ces deux mesures... Gomme c'est vous cet air-là!... Et c'est la vie qu'on puisse entrer dans un salon et y entendre dire : Voulez-vous du café ? sans se douter que ce « voulez-vous du café » veut peut-être dire des choses charmantes ou infinies ! »

Le langage direct était le langage presque unique du théâtre primitif (et par théâtre primitif il faut entendre depuis Sophocle jusqu'au seizième siècle inclus). Shakespeare

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130 ECRITS SUR LE THEATRE

seul s'y dérobe et encore le trouvons-nou3 chez lui dans sa formule la plus schéma- tique : le monologue. Le langage indirect n'aurait sans doute pas été perceptible au pu- blic des temps anciens. Notre public à nous, qui se raffine sans s'en douter, est devenu déjà assez pénétrant pour en suivre les nuances, non point encore dans toute leur étendue et leur variété, mais du moins dans leur intérêt essentiel.

Le juste mélange de ces deux moyens d'expression formera donc la base même du théâtre et cohstituera un de ses progrès les plus certains. Ce n'est point que cette forme indirecte n'ait été souvent employée jus- qu'ici; elle a déjà des exemples de génie, mais il faut bien convenir que le théâtre jusqu'à A. Dumas inclus, n'a sii employer ni l'un ni l'autre langage. L'écriture dite de théâtre n'est vraie ni en apparence, ni en profondeur ; ce n'est ni de la conversation ni style impressionné par les effluves inté- rieurs ; il n'est vrai à aucun point de vue. C'est une sorte de langue écrite, syntaxique comme celle du roman, descriptive jusqu'à

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l'ingénuité : c'est l'énoncé pur et simple de la situation ou des caractères. On dit tout, jusqu'aux idées du public. C'est la conven- tion même. Il paraîtra dans une centaine d'années d'une puérilité infinie.

Est-ce à dire qu'il faille proscrire la litté- rature et réduire la langue théâtrale soit, d'un côté, à un idiome quelconque de conversa- tion, soit, de l'autre, à des balbutiements plus ou moins intelligibles ? Non pas ! L'art, l'art tout entier est précisément de styliser la nature sans la déformer, d'agrandir l'ob- servation, mais sans jamais la perdre de vue. De même qu'on est en droit de sélec- tionner tout ce qui nous paraît élément dramatique (car le théâtre c'est Faction, de la vie agissante, et sur ce point l'esthétique de la foule ne se trompe pas), de même nous pouvons faire choix de l'expression pitto- resque ou colorée pourvu qu'elle soit juste dans la bouche du personnage. Est-ce que d'abord les êtres les plus instinctifs et les moins lettrés ne possèdent pas souvent le génie môme de l'expression ? Ne trouvent- ils pas couramment une épithète saisis-

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santé, n'arrivent-ils pas aussi à l'éloquence sous l'empire des passions? Au reste le métier ou l'état civil du personnage nous maintiendra dans son langage possible, et c'est à nous de trouver et démettre au point la beauté de son vocabulaire propre, sans répudier le moins du monde, l)ien au con- traire ! les fautes grammaticales, les incor- rections, les solécismes courants (la beauté verbale du théâtre n'est pas du tout la même que celle du livre), les synthèses d'expres- sions, les ellipses furieuses, le flou de la parole, répétitions, scories, enfin, tout le ciel changeant des mots." C'est à nous de les grouper, de les associer, tout en ne faisant pas déchoir le style.

Voilà notre littérature. Elle est compatible au suprême degré avec la vérité. Vérité ne veut pas dire seulement vulgarité ; elle a des faces sublimes et le théâtre peut parfai- tement aller même jusqu'au lyrisme, à con- dition que ce ne soit pas l'exaltation ver- bale qu'on entend généralement par ce vo- cable, livresse des mots qui nous vient de ce fâcheux i-omantisme dont le théâtre porte

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encore la tare! A ce lyrisme-là qui n'a que trop sévi et qui tente de parvenir à l'inten- sité par le leurre des épithètes entassées et la divagation des images, il faut substituer ce que j'appellerai le « LYRISME EXACT » et qui est bien le fils direct des vérités ar- tistiques que nous proclamons ici. A vrai dire, ce n'est point encore la foule qui reven- dique pareille métamorphose; elle est celle qui se délecte encore souvent du mensonge et du clinquant avec des yeux d'enfant cré- dule, et la légion n'est pas décimée des specta- teurs qui applaudissent encore et frémissent, lorsque nos Francillons tonitruent : « Il me semble que j'ai passé la nuit sur les dalles froides de la Morgue et le cynisme de mon aveu n'est que le dernier soupir de ma di- gnité perdue I »

Oui, l'état d'âme lyrique existe aussi bien que tel autre; il faut seulement désormais lui trouver sa juste expression. C'est comme je le disais, par le rapport exact et étudié entre les vérités extérieures et le mouvement intérieur de l'âme que nous y atteindrons; par les rapports judicieusement observés

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entre le spectacle tangible et le spectacle intangible, entre les rayons visibles et les X mystérieux de nos sentiments. Ce lyrisme qu'il dénomme exact, l'auteur personnelle- ment s'est toujours fait une loi de l'ob- server depuis qu'enfant il confia ses pre- mières impressions au miroir des cahiers. Que ce soit en vers ou en prose, notre sin- cérité doit être immense. Elle n'y perdra pas en intensité, et c'est dans ce flot pur et vierge que nous renouvellerons désormais les forces un peu usées et déviées de notre littérature.

Il faut ajouter pour être juste que la jeu- nesse pensante qui se lève actuellement ne parait guère préoccupée de ce rajeunisse- ment ; jamais les formes usagées n'ont sévi avec plus de monotonie ; le bavardage et la divagation de l'autre tentent un dernier ef- fort désespéré et rétrograda. Est-ce l'intimi- dation des milices aînées, du gérontisme éternellement puissant, est-ce incapacité de mieux faire ? 11 n'y a d'ailleurs pas à s'inquié- ter. L'évolution ne peut dévier de sa ligne de progrès, pas plus que l'inspiration de l'écri-

A PROPOS D ART DRAMATIQUE

vain ne saurait être détournée de sa loi et de son chemin rationnel. L'avenir est qui porte en lui toute l'expression moderne et l'infaillibilité de son génie nouveau.

Donc le monde intérieur, le monde exté- rieur, leur relation et leurs positions respec- tives, voilà la grande réalité et voilà Fétude; elle n'est pas commode. Le romantisme ignora l'une comme l'autre, la vérité inté- rieure comme la vérité extérieure ; le réa- lisme ne voulut connaître que la seconde ; les psychologues, fragmentèrent à l'infini quel- ques parcelles de la première; quant au sym- bolisme, lui, il se réfugia dans les abstractions pures, à égale distance de l'une et de l'autre étude. Voilà le bilan, du moins au théâtre, exception faite des quelques grands phares isolés. En dehors de ces écoles, des amu- seurs se plurent avec un talent, une virtuo- sité parfois extraordinaires, à distraire la foule au moyen de fantaisies sans fondement, dont le mensonge s'effrite de lui-même au- jourd'hui. C'est que les auteurs dramatiques du dix-neuvième siècle, pour atteindre à cette réalité supérieure, n'ont pas assez tenu

136 ÉCRITS SUR LE THEATRE

compte de ses lois constitutives. Le théâtre envisagé comme art, exige impérieusement la formule que je viens d'en donner, et que je ne craindrai point de rabâcher. Rapports des vérités intérieures de Vàme^ générales et particulières^ avec les vérités extérieures. C'est son génie même et son essence. Hors de cela pas de salut! Il faut s y soumettre. Nous ne pouvons entrer ici dans plus de défi- nition, mais le simple énoncé de la formule suffit à faire comprendre qu'une telle sou- mission à des règles aussi admirables ne manque déjà pas de beauté, et qu'un art ainsi compris se présente, contrairement à l'idée répandue, comme l'art supérieur par excellence, auquel le plus riche avenir est réservé. Le théâtre n'est nullement le moyen d'expression usé que l'on croit; dirai-je comme je le pense, qu'il sort à peine de l'enfance ? 11 est d'ailleurs toujours d'une cinquantaine d'années en retard sur le mou- vement littéraire, ce qui le rajeunit en tous cas de pas mal. Lorsque ses moyens d'exé- cution, môme les plus matériels, car ils ont hélas ! leur importance, seront perfectionnés

A PROPOS d'art dramatique 137

suffisamment, quel nouvel avatar l'attend ! La rapidité des changements de décors nous permettra de revenir à la méthode de Sha- kespeare, la meilleure celle qui facilite l'ubi- quité ^ la diversité des lieux, la fragmen- tation en scènes et non plus en actes. L'in- telligence de la foule, la sensibilité du public, la confiance des auteurs en lui, la rupture totale des vieux moules, comme par exemple (choisi entre cent) cette fastidieuse coupe en trois ou quatre actes que les machineries moins primitives aboliront, en permettant d'agrandir le champ visuel de dix ou quinze tableaux plus véridiques, tout cela, et bien d'autres choses encore à ne pas désigner ici, constitue autant de réformes préparatoires q^u'il faut attendre patiemment et que les générations à venir sauront accomplir au fur et à mesure.

Pas de confusion, pourtant. J'insiste. Cette vérité théâtrale très supérieure que nous ap- pelons de tous nos vœux ne sera jamais la^ réalité absolue, n'y comptez pas. Ce n'est pas elle d'ailleurs que nous souhaitons. L'art la répudie. Il veut toujours dégager les

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côtés plastiques des vérités. L'art, c'est la vérité amplifiée et esthétique. Quelle que soit cette vérité-là, elle ne pourra jamais satisfaire entièrement ceux qui dans le public la souhaitent restreinte et antiplas- tique. Il n'importe!... Allons bravement de l'avant.

En dehors de son intérêt particulier, de ses qualités intrinsèques, il y a dans la pièce de théâtre digne de ce nom des res- sorts, vous le voyez, très cachés : sa volonté artistique, sa participation au progrès géné- ral et au perfectionnement de ses lois. C'est une tâche à côté tout obscure et désin- téressée. Ce n'est pas la moins belle, car elle est parfois sans récompense et elle est tou- jours comme un sacrifice ou une subordi- nation très chaste à quelque Moloch invisible, à quelque dieu caché de l'art ; elle tire toute sa récompense de soi-même. C'est une con- tribution à la beauté de l'avenir, pourtant douteuse, une chaîne sacrée qu'on se passe de main en main, à la façon de ces Japonais qui consacrent leur vie à la culture de cer- taines espèces, dans un but purement esthé-

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tique dont ils ne verront jamais le résultat, puisqu'il ne pourra être atteint que dans des centaines d'années.

Si court que soit pour lui le chemin par- couru, qu'on permette à l'auteur un regard en arrière, non pour se louer lui-même le moins du monde, mais pour indiquer aux rares personnes de bonne volonté qui pour- raient y prêter un peu d'indulgente atten- tion, l'esprit qui a présidé à la conception de ses drames, le fil conducteur qui l'a mené de l'un à l'autre.

Le jeune homme, presque l'adolescent, qui, dans la foret bretonne du Huelgoat, pour avoir écouté un paysan chanter, laissa tomber ses pinceaux et se prit à crayonner fiévreusement sur ses genoux les pages de la Lépreuse, ne se doutait certes pas à ce moment qu'il devait par la suite donner des rejetons à cette songerie passagère. Il es- sayait seulement, pour son plaisir personnel, à travers la chanson populaire, de retrouver

140 ECRITS SUR LE THEATRE

un peu la source maternelle de nos âmes, là- bas, dans ce tragique primordial et divin de la légende. Inconsciemment, il posait cet humble petit drame au seuil de sa jeunesse, comme une invocation salutaire aux divinités lointaines de la Vérité et de la Poésie. La Lépreuse^ c'est un peu (très peu, mais un peu) de l'âme ancestrale dont nous sommes tous sortis; son intrigue met en présence les forces primitives de la nature, le drame de l'homme et de la femme, tel qu'il se dressa d'abord, sous les grands chênes, au bord des flots et sous le toit des villages. V Holocauste qui vint après (car tel est le preriiier titre qu'il conviendrait de restituer aux quatre actes qui furent représentés sous le titre de Ton Sang) remettait en présence les mêmes forces naturelles, mais modifiées par le lent travail des siècles ; et c'était, cette fois, en une légende parallèle, l'homme et la femme modernes, le drame de leur échange moral et physique sous nos cieux contem- porains, à travers la montée de la vie nou- velle où nos âmes se cherchent, se repous- sent selon des rythmes inconnus de ces

A PROPOS D ART DRAMATIQUE 141

temps qui virent les beaux rapsodes paysans de la Lépreuse.

Après ces deux rêveries générales, l'ado- lescent qui les écrivit s'approcha plus près de la vie et, à mesure que lui-même avançait à travers sa propre expérience, il comprit, en se donnant pour tâche d'écrire des pièces de toute réalité, ce qu'il manquait encore au théâtre actuel. L'état conventionnel de la scène vers 1900, malgré les faibles essais de libération précédents, réclamait que l'on tentât d'abolir, chacun du moins dans la mesure de ses forces, cette entrave de con- vention, à laquelle s'était habitué le public au point de ne pouvoir plus s'en passer et de renier ce qui ne s'y soumettait pas. Au premier rang des cent conventions immua- blés (car heureusement il en est cent autres qui s'effritent peu à peu graduellement d'elles-mêmes et sans grand effort), se place la fameuse « séparation des genres ». U En- chantement eut ce mérite de rompre un joug barbare et d'inaugurer, pour la pre- mière fois depuis que l'on fait du théâtre, un comique dramatique, du moins, pour être

142 ECUITS SUR LK THEATRE

plus exact, une fusion complète de l'élément comique et de l'élément dramatique d'un sujet; et cela sans l'aide de personnages chargés spécialement de représenter les rires et les larmes ainsi c[ue le fit le ro- mantisme, mais bien chez les mêmes per- sonnages, dans les mêmes âmes, aux mêmes instants, selon les caprices et les lois de la vie. J'eus la douce joie réalisée de voir pleurer et rire en môme temps, d'un même sentiment, ces spectateurs sincères ano- nymes qui composent notre meilleur aréo- page. L'épreuve avait réussi. Mais qu'est ce peu de chose à côté de ce qui reste à faire ?

Le Masque à son tour tentait d'apporter sur la scène une psychologie un peu moins simpliste et des personnages d'une sincérité moins élémentaire que celle que l'on a accou- tumé d'y voir le plus souvent. Certes, le visage de la vie est d'une expression infini- ment multiple et subtile. Le roman sait le réfléchir. 11 est injuste qu'on ne laisse au théâtre que la 'suprématie de la violence et de l'action et qu'on lui accorde un droit si

A PROPOS d'aht dramatique 443

limité d'exploration. J'ai voulu dans le Masque montrer chez mes héros Tine sincé- rité un peu plus nuancée que ces sincérités de théâtre toutes faites à quoi se reconnaît généralement l'éternel et fastidieux person- nage sympathique.

Pour champ de démonstration, j'ai pris délibérément un milieu de cérébraux, parmi ces gens qui interprètent toujours l'exis- tence. Et l'ironie avec laquelle il sied d'as- sister au spectacle de leurs gestes, n'exclut pas l'intérêt ni la beauté qu'ils comportent. Sont-ce des états d'âme trop compliqués pour le public ? D'aucuns le prétendent. Pour ma part, je ne m'en suis pas aperçu, du moins en cette occasion.

Un public c'est des êtres, des âmes qui écoutent rassemblées; ces spectateurs divers s'assimilent différemment les vérités qu'on leur jette et l'essentiel est qu'ils en empor- tent au sortir du spectacle une parcelle quelconque, fût-elle « pas plus grosse que l'œil d'un roitelet », comme disait Shakes- peare.

Mais à ce jeu de réformer une à une les

iU ECRITS SUR LE THEATRE

lois faussées ou incomplètes de notre métier, je m'aperçus vite du danger personnel à courir^; la conséquence fatale d'une telle ap- plication est d'incliner l'œuvre vers le pa- radoxe et vers des sujets trop voulus. A quoi bon, d'ailleurs! Eùt-on entassé cent et cent réformes valables, la belle avance!... H y a plus et mieux à faire, il y a tout simplement à s'efforcer de rendre le plus d'humanité possible et de construire les meilleurs drames possibles. Redoutons les théories et plions l'esthétique aux exigences de la libre obser- vation ; les ailes du drame doivent s'éployer sans contrainte d'aucune sorte, pour être fortes, pour être grandes. Ce sont mesquins esprits que ceux qui ambitionnent le titre de novateurs. Pourquoi se restreindre à la tâche stérile de redresser les arceaux faussés? De son temps, on est toujours méconnu, après pn est dépassé, oui, dépassé par les généra- tions suivantes qui portent encore plus loin le flambeau, le goût de la vérité, et reculent les limites l'on s'était arrêté. Qui pourrait se douter à l'heure actuelle que Géricault, par exemple, fut un révolutionnaire et un

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excentrique à une époque qui ne prévoyait pas Delacroix? Ce qu'il faut, c'est peindre, sans que les formules, les principes transpa- raissent à travers le travail, avec le plus d'amour possible, et au milieu de tout cela, sans que nous le perdions jamais de vue pourtant, l'art saura bien se subordonner à l'inspiration ! Et même ne se dégagera-t-il pas plus intense ou plus naturel ?

Quand je fus persuadé de ce principe que le tempérament de l'artiste est l'essen- tiel d'abord, et que le don d'être simple et spontané est le plus indispensable des dons, je poussai la barque plus au large, et j'avan- çai vers les grands sujets, c'est-à-dire vers ceux qui comportent les données plus larges, plus réelles, du sentiment. Avancer, certes ne veut pas dire parvenir ! Maman Colibri et la Marthe Nuptiale ne sont que de pre- mières esca!es, si j'ose m'^^exprimer ainsi, et si tant est qu'une humble barque puisse être susceptible jamais d'un plus important voyage.

Tel fut le tra^é du cfeemin. Était-iB b^ien intéressant et même bien utile de le men-

ip

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tionner?... Je ne crois pas. La sincérité ne va pas sans quelque naïveté ; il faut excuser l'une en faveur de l'autre.

De ces divers drames émergent quelques figures de femmes. C'est peut-être tout ce qu'il est souhaitable qu'on en retienne. Un même destin d'amour fatal les unit, bien qu'elles soient situées aux pôles extrêmes de la conscience. Aliette, la lointaine âme fruste de la glèbe qui tend le verre empoi- sonné au bord duquel fraternisent les lèvres de l'amour et de la mort : Marthe, la petite destinée aux yeux morts, holocauste de mi- séricorde. Puis ce furent les sœurs naïves de V Enchantement^ la cérébrale du Masque, etc. Entre toutes, il en est trois pour les- quelles, personnellement, je ne puis me dé- fendre d'une certaine prédilection : Jeannine à^U Enchantement ^ Maman Co/^'ô/i et l'héroïne de la Marche nuptiale. Jeannine peut-être avant toutes les autres parce qu'elle est l'ins- tinct pur et sans mélange ; elle fut d'ailleurs très honnie dans le temps elle parut, et scandalisa fort. Maman Colibri^ en proie aux diverses fatalités du temps et de la nature.

A PROPOS D RAT DRAMATIQUE 147

ne fut pas non plus sans soulever une at- mosphère de scandale, on s'en souvient. A ce propos, certains esprits avancés ont cru voir dans mon quatrième acte, le retour de Maman Colibri au foyer de famille, une concession bourgeoise. C'est fâcheusement comprendre une pensée fort claire. Ce qua- trième acte fut pour moi, bien au contraire, le point déterminant de la conception ; il n'est pas seulement un total logique, il est toute la pièce ; on ne saurait l'interpréter comme une concession d'auteur. Tout l'ouvrage est pour montrer j ustement ceci-: la femme obéis- sant à des fonctions passionnées et passa- gères qui sont successivement en elle...

Au contraire de l'homme, qui peut se dé- vouer à une idée parfaitemient en dehors de son destin ou de son bonheur personnel, qui peut même lui rester fidèle bien après tout- accomplissement, les femmes sont des hé- roïnes momentanées ; elles se haussent jus- qu'à la pire abnégation, mais elles ne sont jamais que des héroïnes d'occasion avec la passion et le pur instinct pour levier. Elles sont poussées par des forces intérieures, des

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dévouements sans limites, mais ce sont des métamorphoses temporaires que leur inspirent les mystérieux desseins de la na- ture dont elles sont les meilleures servantes. La passion qui les a fait agir, une fois morte ou détruite, elles retombent au degré moyen du thermomètre de la vie, avec parfois la plus absolue contradiction d'attitude ; elles attendent patiemment de la vie une autre uti- lisation de leurs forces. Le parallélisme du second et du quatrième acte m'a séduit au contraire par sa vérité. L'amante hérissée qui s'engage à renier pour toujours trente ans de vie morale, d'habitudes, de tendresses, sous Fempire d'un moment d'ardeur inusité ; ça c'est « le passage de Vénus ».

Vénus a passé, Vénus est partie. L'amante Ta, de ses propres mains vieillies, chassée dans les confins du ciel. D'instinct, domes- tique naturelle .de la vie, sans même avoir a y réfléchir, elle se dirige vers sa nouvelle métamorphose. Oh ! sans joie, sans grand es- poir, à la façon inconsciente des oiseaux qui, ayant hésité quelques secondes dans les airs, prennent la vague direction du bonheur, et

A pjROPOS d'art dramatiqup: 149

lorsque Maman Colibri revient vers l'enfant nouveau qui sera pour elle la solution de continuité, elle répond, telle Kundry inter- rogée : « Que viens-tu faire ici ? Servir ! » Servir, servir encore !... A la jeunesse, à plus de jeunesse encore, mère toujours dans l'amour ! La jeunesse, c'est le leitmotiv caché de la pièce, le dessin d'orchestre de Maman Colibri:- a Jeunesse, tout pour toi ! » Irène a comblé, par cet amour, le Vide momentané de son cœur, l'interruption de fonction qui se produisit après que la mère eut élevé se» enfants. Le printemps, en retard, a éclaté, mais alors vers quelles ténèbres voulez-vous désormais, après le drame, que cette femme, ruinée à tous points de vue et sans res- sources, se dirige, si ce n'est vers cette nou- velle réincarnation du passé et de l'avenir ? Elle va vers son petit-fils. Quelle erreur seulement de supposer que ce soit avec amour ou avec joie! Non! Elle revient à tâtons, mystérieuse, résignée à la plus horrible des consomptions. C'est une fin qu'elle réclame, et l'aïeule sait bien, en rentrant dans la mai- son, la place qui lui sera réservée bientôt,

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dans une chambre là-haut, au second, elle pourra, à loisir, se livrer aux regrets so- litaires, en proie toute à la maladie du passé.

Respires-en sur moi l'odorant souvenir!...

pourrait-elle soupirer, en songeant aux roses que Taïeule a portées aux lèvres de Chéru- bin.

La chaste et sincère'Grûce de Plessans de la Marche Nuptiale représente assez bien à mes yeux le troupeau d'âmes provinciales dont elle généralise les aspirations trem- blantes, la femme prise entre les devoirs, les croyances de son passé et le sentiment nou- veau de sa liberté, de son destin. Hélas ! cette maigre et chancelante héroïne fut-elle parfaitement comprise ? Sa candeur surprit des esprits qui avaient admis jadis sans sourciller l'extrême spiritualité de la dame du Masque, peut-être seulement à cause de la gravité peu divertissante de sentiments que Grâce éprouvait devant la vie, peut-être et surtout à cause des antiques conventions théâtrales dont je parlais tout à l'heure, qui

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ne permettent pas à des gens rassemblés d'admettre ce principe de psychologie auquel ils soumettent pourtant tous les jours leurs propres existences, à savoir que « l'amour est l'extériorisation d'un idéal intérieur mo- mentané, quel qu'il soit ». Tandis que l'amour au théâtre c'est toujours Eros jeune pre- mier! Ou la beauté ou la valeur, on nous donne à choisir ! Et, bien que dans une salle les visages réunis attestent ironiquement de la médiocrité du désir et la vulgarité de l'idéal choisi en dépit de toute réalité, le mensonge, subsiste sur la scène d'Éros aux yeux de cire, seul digne et seul maître des im- molations amoureuses. Que Grâce de Ples- sans conforme strictement sa vie à ses aS' pirations de jeune fille et qu'elle fasse, avec son néo-mysticisme orgueilleux, le choix d'un amour très médiocre, d'une existence d'humilité, mais honnête, mais répondant à ses rêveries closes de couventine, voilà qui a renversé le bon public parisien du ving- tième siècle ! En quelles tristes conventions languit encore le génie du théâtre !

Le cas de Poliche est plus joyeux. Malgré

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un favorable accueil et une carrière suffi- sante, la pièce déchaîna une violente indi- gnation dans le camp des amis habitués et in- téressés de la Comédie-Française. Il fautavoir suivi de près ces petits mouvements pour y croire. Certains abonnés offensés criaient dans la salle : « Au Palais-Royal î » L'accu- sation atteignait l'administrateur pour s'être aussi grossièrement fourvoyé. Des socié- taires atteints dans la dignité de leur art écrivirent en haut lieu pour qu'on rappelât la Maison au respect de son institution. Même un sénateur dans son rapport sur le budget des Beaux-xlrts, s'éleva avec virulence contre ce spectacle dégradant et vil, cette « décadence morbide », et flétrit hautement l'administrateur, fait sans exemple dans les plus beaux rapports administratifs, en le rappelant à ses devoirs au nom de l'Idéal et de l'Art français. Je n'exagère pas. Ce fut superbe ! La pièce, malgré une carrière suf- fisamment fructueuse, ayant été arrêtée par les soins du Comité des comédiens, dès qu'il le leur fut licite, c'est-à-dire aux environs de sa trentième représentation, on respira

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dans le clan des intéressés. Le Théâtre- Français était lavé et rendu à ses traditions.

Je me demande encore, à l'heure actuelle, en souriant, si l'enfantillage des masses est tel qu'elles puissent prendre de bonne foi, le Pirée pour une incongruité. Je sais bien qu'il suffit de relire les anciennes attestations d'écrivains qui de tout temps ont eu à subir la décence et le bon goût de leurs contem- porains pour se persuader de l'extrême pué- rilité des foules.

« Cette comédie n'a pas eu de succès à la première ; elle s'est débattue ensuite pendant une quarantaine de jours, contre Tétonne- ment, le silence, l'embarras et quelquefois les protestations du public. Un soir même un spectateur de l'orchestre plus sanguin ou plus bilieux que les autres, s'est leyé et s'est écrié : (c C'est dégoûtant. » Ce spectateur était-il sincère ? Oui. Il faisait partie de ce public que le théâtre passionne et qui ap- plaudit ou siffle, sans raisonner, selon l'im- pression qu'il reçoit. Pour un grand nombre de gens il a résumer dans ces deux mots l'impression générale. Car je n'avais là, selon

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ces gens, que ce que je méritais. J'étais tombé dans Texcès de mes défauts. Après avoir écrit des pièces immorales, je devais arriver à en écrire d'indécentes. Ce n^était plus de la passion que je mettais en scène, c'était du libertinage, etc., etc. »

Qui dit cela? Cela semble d'hier : A. Du- mas, à propos d'une de ses pièces, une de celles dont le sentiment bourgeois et con- servateur eût lui attirer le plus de sym- pathies : V Ami des Femmes.

Le public s'en tient à la lettre. Il ne s'applique jamais à découvrir le sens in- time d'une œuvre. Dans le cas de Poliche, il ne s'est pas seulement tenu à la lettre, il s'y est cramponné. 11 a suffi de quelques mots d'argot nécessaires pour qu'on se soit écrié: « Les apai:îhes et les hétaïres ont franchi le seuil de la Comédie-Française. » On a déploré à bon droit qu'un poète de mérite, par une étrange aberration ou par une négligence d'enfant gâté, ait voulu déchoir jusqu'au style et à la fréquentation de la plus mauvaise compagnie à l'heure même il s'agissait pour lui de s'élever. 0 puérilité î Ainsi le

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naïf respect de la tradition et des formes officielles qui dorment avec sécurité au cœur du français le plus frondeur a masqué le sens pourtant fort clair de cette œuvrette, petit conte dialogué, qui n'a pas, je le re- connais, au point de vue dramatique, grande importance, un peintre n'a-t-il pas le droit de faire quelquefois un tableau de chevalet? mais qui se trouve être précisément l'apo- logie du sentiment et de la spiritualité la plus catégorique qu'on ait peut-être portée au théâtre.

Pareille méprise semble impossible. Elle fut cependant, et les comptes rendus de la presse bien pensante en fourniraient des té- moignages abondants et indubitables. Cette presse qui stigmatisait ie poète dépravé était-elle sincère? Est-ce de bonne foi que de semblables confusions se produisent ? Il se peut. Toutefois, je me méfie. Person- nellement je ne partage pas l'avis connu et qu'A. Dumas résume dans le paragraphe que je viens de citer sur la sincérité du public. Elle m'a toujours semblé fort sus- pecte cette sincérité, et je crois qu'il y a

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à son propos une de ces légendes toutes faites qui demandent à être revisées. Le pu- blic, dans les grands théâtres, jusqu'à un nombre très avancé de représentations du moins, est un petit monde de choix fort au courant. Ce n'est pas la foule, la juste foule. Il croit faire partie de l'élite cette fameuse phalange qui existe en effet mais dont personne n'a encore vu l'uniforme ; il apporte ses haines, ses préjugés, ses con- victions, ses préférences, son snobisme et aussi l'humeur changeante de ses prédilec- tions, et croyez bien qu'il ne se prive pas de faire de la « politique littéraire » La preuve de son insincérité c'est qu'il manifeste bien haut ses impressions, ce qui ne se pro- duit plus, passé certain nombre de repré- sentations. Pourquoi voudriez- vous qu'un homme abdiquât à la porte d'un théâtre des années d'habitudes intellectuelles et dé- pouillât Tinsincérité de sa vie ? Il apporte au contraire la prétention sommaire de ses juridictions dans quelque branche d'art que ce soit. L'homme ne cesse jamais d'être homme en aucune circonstance et le pouvoir

A PROPOS d'art dramatique 457

du théâtre n'est pas tel, quoi qu'on dise, qu'il le transforme ou Tarrache à lui-même avec cette soudaineté. Non, le spectateur boude très souvent ses propres impres- sions ; ir n'est sincère ni vis-à-^vis de lui- même, ni vis-à-vis de l'auteur. Que de foi& j'ai vu dans une salle de spectacle, tel s'amuser ou pleurer, qui nie après énergi- quement y avoir pris le moindre plaisir ou le moindre émoi ! Snobisme, panurgi^me, sentiment vague et agressif aussi de son pouvoir et de son autorité. De découle l'in- dulgence éternelle de ce public spécial, son engouement même pour les œuvres moyen- nes, parfois incolores et fades, auxquelles il ne s'iiitéresse pas plus vivement qu'à bien d'autres, mais qui ne l'offensent ni ne le dé- passent. Delà aussi la servitude inimaginable des auteurs qui de tout temps ont ï*e4outé sa colère. Ce premier public des théâtres a con- science de sa force comme toutes les majori- tés. Il en abuse parfois et il est reconnaissant, ainsi que tout monarque inférieur, des mar- ([ues de respect qui lui sont témoignées. Le public se fait souvent plus rétif qu'il n'est en

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réalité pour refuser une pâture qui ne lui plaît pas. Irrévérencieusement, disons qu'il lui arrive de faire la bête pour refuser le foin. II y a quelque ironie à constater que l'his- toire de Potiche c'est l'histoire d'une âme moyenne mais délicate et élevée qui, pour plaire et conquérir, s'abaisse jusqu'au niveau commun. C'est toute la servitude de la su- périorité devant la suprématie des forces vulgaires de la vie. C'est le drame de l'être qui porte en soi le rare et le beau, non seu- lement comme un obstacle à parvenir, mais comme une tare ou une honte naturelle. Séduire par la vulgarité, repousser par la beauté, n'est-ce pas une aventure répandue dont, à y réfléchir, dans l'ordre intellectuel, les auteurs dramatiques ne sont point abso- lument exempts ? Savourons en passant la joyeuse mélancolie de ce rapprochement et demandons-nous comment il se peut qu'on ait détourné l'abnégation devant Rosine du bonhomme Poliche, jusqu'à en faire une at- teinte à la dignité du spectateur, un appel à la veulerie de caractère. Ah! c'est qu'au lieu d'agir et de s'exprimer comme il le fait, de

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A PROPOS d'art dramatique 459

dire en son langage à lui des choses qui si- gnifient à peu près ceci : « 0 matière ! ma- tière cruelle et triomphante de la vie, tu es supérieure à tout parce que tu es belle ! L'in- telligence n'est rien en face de ta loi. Il est nécessaire, logique, qu'elle s'immole à ta royauté. Tu es la vie hôte, adorable, incons- ciente et pour cela sublime. Pardon de t'avoir troublée », il eût fallu qu'il s'indignât au con- traire et qu'il flétrît la rose de ses jours en des termes tels qu'on en doit aux hétaïres de ce genre. 11 eut fallu qu'il s'évadât de ce que tout esprit bien pensant dénomme la lâcheté mo- rale, par la porte de l'idéal et de la dignité hu- maine, si j'ose employer une aussi palpitante métaphore que je dédie à Joseph Prudhomme.

Pauvre bon bougre à l'obscur héroïsme !

Poliche n'a pas été compris de Rosine, il était juste qu'il ne le fût pas de la foule moyenne qui présente, avec Rosine, une si- militude manifeste. Gomme elle, elle éprouve le liesoin d'être distraite, d'être subjuguée; elle veut que le rire soit dans l'amour, la bes- tialité dans la passion; elle est une maîtresse exigeante, superficielle et insatisfaite. Po-

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iiche dit : « Je suis ennuyeux. » Il a raison. Et s'il a su le prouver et si le public le lui a montré, c'est que la philosophie de la pièce n*était pas dénuée de quelque vérité. Et j'ai fort bien fait d'envoyer ce balourd à Lyon. Qu'il y reste ! G*est à la foule, symbolisée parle monsieur qui passe, qu'il balbutie en s'en allant, très humbleVnent: « Pardon. »

On a trop dit au Français qu'il avait du goût. Il a fini par le croire. Le moindre bou- tiquier se targue de cet apanage qu'il croit héréditaire et constitutionnel. Il supporte vaillamment les platitudes pornographiques de mille vaudevilles parce qu'elles sont ex- primées avec décence, facticité et selon des coutumes nationales. Mais soudain un mot vrai le choque. Il est blessé. N'y touchons pas... Taine le premier a éit forteHaent que le bon goût français était la tare indélébife de notre littérature et nous empêcherait tou- jours d'avoir une grande littérature di-ama- ! tique. Et il prend à partie pour le démontrer j

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cet amour du terme impropre et déguisé, cette peur des situations franches, cette prédilec- tion inaltérable pour le classicisme, etc., etc. , qui nous confinent dans la nuance, dans une superficie élégante des sentiments que nous croyons, parce qu'on nous l'a trop répété, une conformation de notre supériorité. Il est juste de dire qu'il ne peut y avoir de théâtre grand s'il n'atteint pas les parties nobles et les parties basses de la passion. Il faut l'huma- nité totale, et le peuple qui a peur des mots et des situations est un peuple timoré qui rend à sa littérature un service détestable.

C'est pour ces raisons que Shakespeare nous dépasse de trente-six coudées. Cela n'empêchepasqu'auxyeux du publicfrançais, malgré toute sa puissance, il demeure encore un barbare et que par exemple, lorsque j'ai adapté Faust en vue d'une scène parisienne, j'ai été obligé d'émasculer nombre d'expres- sions et de jeux de scène qui eussent révolté un public de choix comme le nôtre... Je ne sais si la prédiction de Taine se réalisera. Il faut se persuader que non, mais avouçr pourtant que nous sommes loin de l'avoir démentie.

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Du reste, il est deux reproches que les con- temporains font toujours aux écrivains et par- ticulièrement aux dramaturges : le défaut d'idéal et Vamoralité. Ce furent de tout temps les griefs qu'on invoqua pour tenter le procès de la génération montante. Ajoutons pourtant que la postérité, lorsqu'elle daigne s'occuper de l'un d'entre nous, revise toujours ce juge- ment, ou ce spécieux subterfuge plutôt, en raison des lois fatales du progrès et de l'évo- lution. Seulement cette cour de cassation est une juridiction bien lointaine et les contem- porains ont sur elle un bien terrible avan- tage ! Immoral et malsain. Deux vocables qui sont les deux armes ancestrales de la réac- tion : c'est le sabre, le sabre de nos pères ; un sabre de garde nationale, et que Prud- homme a fait flamboyer. L'un de ces vo- cables, — immoral ou amoral suivant les cir- constances, — s'il veut signifier atteinte aux conventions bourgeoises, dans ce cas, em- prunte un sens dont on peut contrôler le plus ou moins d'à-propos, mais enfin un sens. L'autre: malsain, ne veut rien dire du tout. C'est un argument «ô absurdo({\x' on emploie

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perfidement parce qu'il est sans réplique ; il a la force d'un argument d'intimidation : aussi est-il d'un usage courant et le voyez- vous reparaître, suivant les besoins de la cause, devant toute œuvre audacieuse, plus particulièrement devant les œuvres de pitié. Maisain, faisandé, morbide, etc. Tour à tour nos meilleurs livres, nos plus robustes ten- tatives se sont vu appliquer ces épithètes fla- gellantes. Dédaignons pareilles pauvretés. Nietzsche assurait que ce sont les peuples ou les individus débilités, qui font le plus appel au bon sens et à la santé, parce qu'ils ont besoin de se sentir étayés par des bornes de toute sécurité...

On a beaucoup agité ces temps derniers en nous nommant en toutes lettres par no^ noms d'écrivains l'autre grief d'amoralité. Celui-là est plus spécieux quoicjue aussi dé- nué de valeur, en ce qui concerne plus d'un d'entre nous. Si amoral signifie par son a privatif «privé de sanctions morales, il n'y aurait déjà guère motif à reproche, car toute œuvre d'art, tableau, statue, roman, pièce, a le droit strict de n'être que purement

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plastique. Seulement amoral emprunte sous la plume de ceux qui s'en servent comme d'une arme, un sens péjoratif, un soupçon d'indignité qui l'apparente singulièrement au mot immoral, avec, en plus, je ne sais ([uelle accusation de veulerie et d'incon- science qui n'est pas dans l'étymologie du mot. En ce cas ce n'est plus qu'un moyen qu'il provienne des critiques ou des auteurs eux-mêmes, pour tenter d'associer aux œuvres grossières ou communes qui ont existé de tout temps (autrefois on les nomma « théâtre rosse », le langage du boulevard appelle aujourd'hui leurs dérivés « théâtre mufle ))) des œuvres qui ont pour base une morale agrandie c'est leur but mais une morale très nette qui s'efforce de retra- cer quelques luttes humaines non point tout à fait dépourvues de beauté, et l'on peut voir se débattre des êtres « qui ne portent pas leur àme en vain ». J'ai dit les raisons pour lesquelles j'estime que la tendance d'une œuvre, sa philosophie, sa morale même, ne doivent jamais empiéter sur le domaine de la vérité, premier point de vue do l'auteur

A PROPOS d'art dramatique 465

dramatique. Mais pourtant il y a assez de place dans une pièce de théâtre pour qu'on y puisse voir palpiter, derrière les faits, quelque chose de plus encore. L'étonnant môme, c'est d'être obligé de le dire, et que ceux qui le disent soient ceux-là mômes qui tentent de toute évidence de refléter un peu les inquiétudes de l'âme moderne et dont les ouvrages porteront au uioins la trace des souffles qui animèrent leur époque.

Mais, objectera-t-on à la fin, c'est le procès du public et de l'opinion que vous instruisez là, sans biea grande nouveauté ? Nous con- naissons les récriminations de l'auteur insa- tisfait qui se pose en prophète méconiju. Ce n'est pas le cas pourtant, et ce serait bien mesquinement m'interpréter! J'expose ici en passant, dans toute leur simplicité et sans y .ajouter le moindre éclat, les raisons fon- cières du malentendu éternel qui sépare Tartiste du public ou du moins du public spécial chargé de nous juger. Et quant au signataire de ces pièces, loin de lui la pensée et le ridicule de se plaindre d'un accueil qui fut, à de J)ïens rares exceptions près, entiè-

166 ECRITS SUR LE THEATRE

rement flatteur et plus chaleureux encore que le mérite des ouvrages ne le comportait ! Ce n'est point croyez-le, le plus ou moins de succès immédiat ou durable qui vaut Tin- quiétude de l'écrivain indépendant, soucieux de sauvegarder, même devant le succès, sa liberté de pensée et décidé à n'obéir qu'à lui- même. Les contingences de la réussite, ses étapes et ses routines, sont de peu de poids, pour qui se confine résolument dans une soli- tude où les joies et les vicissitudes de la vie théâtrale n'acquièrent plus la signification ordinaire. Mais la méconnaissance de ses in- tentions, voilà le grand chagrin de l'artiste ! Surtout dans une forme d'art qui exige si rigoureusement l'impersonnalité de l'auteur, et qui provoque par conséquent, à foison, les équivoques. On préfère à toute récom- pense celle d'être pénétré, compris. Nous préférons, si invraisemblable que cela pa- raisse, qu'on nous accuse de n'avoir pas eu la puissance nécessaire pour soutenir nos desseins, au chagrin de les voir méconnus ou calomniés. Etrange spéculation, soit ! Mais elle est réelle et sans ridicule. Vous en

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trouverez la trace saignante dans l'histoire de la littérature, et les lettres d'un Flaubert ou d'un Baudelaire, pour prendre l'exemple de haut, sont remplies de cette mélancolie que la renommée ne suffit pas à dissiper. Notre pays je le sais, est de ceux qu'irritent ou font sourire les paroles de foi des vivants, quand ils ne sont pas, et môme d'ailleurs quand ils sont marqués du sceau définitif. Pourtant leur opportunité est grande. Les' intérêts de l'art, le dévouement' qu'on lui consacre ne sont point vanité. L'art est la raison suprême. 11 survit à tout, aux reli- gions, aux patries ; rien ne subsiste dans le passé, que par lui. Il est la vérité à laquelle tout aboutit, en laquelle tout se fond; ses in- térêts pi^fois passagèrement chancelants, en butte à de longs combats, font la préoccupa- tion de ses adeptes, s'ils vont à lui d'un cœur sincère et pénétré. La grandeur du culte excuse l'insuffisance du servant.

168 ÉCRITS SUR LE THEATRE

Il faut absolument rénover, assainir, forti- fier l'armature faussée du théâtre. C'est la tâche de l'avenir. En attendant ces temps meilleurs et de meilleures tentatives que celles-ci, mes comédies font uniment et sans prétendre y réussir ce qu'ont fait beau- coup de leurs sœurs aînées ; elles s'occupent du mieux qu'elles peuvent, de l'amour, du mariage, de la famille, de Tunion libre, de la morale des passions, du développement du sentiment de conscience que doit pour- suivre l'humanité en route vers la justice, la raison, la pitié. Elles ont foi dans Favenir démocratique de la race humaine,* m cepen- dant elles sont individualistes et aristocra- tiques, les deux seules situations valables de l'artiste en face des lois formidables do l'espèce et de la vie... Ce sont peut-être des rebelles, mais, j'espère, des rebelles équi- tables, pitoyables... Réussi ou non, c'est beaucoup que tout cela! et l'on serait en droit de demander à l'auteur si vraiment il

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A PROPOS D ART DRAMATIQUE 169

y a seulement un peu de cela, puisque pres- que rien n'en apparaît.

Il répondra que le théâtre n'est point fait pour exposer des idées, mais seulement pour les suggérer. Les pièces de théâtre doi- vent avoir des dessous de pensée, une trame philosophique, ainsi que les vêtements ont des doublures : nécessaires mais résolument invisibles. iVinsi l'exige Télégance du cos- tume. J'en ai exposé tout à l'heure les rai- sons artistiques, en définissant les lois con- stitutives du théâtre, et en posant les pré- liminaires d'un catéchisme théâtral qu'il serait intéressant d'établir plus complète- ment...

Laissons ici ces doublures sans agrément. Si le rôle qu'elles jouent dans l'organisation générale est indispensable, mais dissimulé, ce n'est pas pour que je m'y appesantisse au- jourd'hui. Les principes de l'auteur sur ce chapitre n'ont pas varié, d'ailleurs, depuis le premier jour il écrivit : « S'il est néces- saire que le drame comp'orte une idée, des idées, la pensée pour le public doit être chose facultative. Il faut qu'une œuvre vaille par

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elle-même. Les idées, c'est pour nous, c'est un travail en dehors, sans importance, dont le seul résultat est de donner au public, par sensation, un aperçu plus pénétrant et plus ému de la vie. L'idée ne doit pas plus débor- der que le fait. L'idée doit être contenue, incluse en la matière, s'étendant à tout et ja- mais hors les choses. Et c'est la tare du drame ibsénienpar exemple qu'elle y excède la vie. Plus le conflit apparaît simple et dépourvu de haute signification, mieux le vrai but est atteint. » Ce n'est point pour éviter au pu- blic un travail de réflexion, c'est pour de- meurer dans l'humanité et aussi dans les lois du théâtre. Les personnages doivent se mou- voir libres et agir selon eux, non pas selon les besoins delà cause. C'est eux-mêmes qui doivent conduire la pièce, non la pièce qui doit les conduire. Il faut les soustraire au joug de la thèse, comme autant que faire se peut, au joug de la situation dramatique, laquelle a pris dans le théâtre une place par trop prépondérante. Tant pis pour nos idées si elles passent inaperçues ou ense- velies ! Plaignons-nous de cette loi cruelle.

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A PROPOS d'art dramatique ili

nécessaire, et qui entretient les équivoques mais résignons -nous. Fuyons l'éloquence des idées et des paroles, qui nous valent pourtant de si commodes et de si faciles suffrages. Plantons l'arbre, mais que ses racines qui plongent dans la terre nour- ricière et généreuse, demeurent invisibles, sous peine de mort... Que le champ visuel de la scène s'élargisse, que les êtres figurés ne laissent pas leur vie dans les coulisses, qu'on les sente se continuer dans l'espace et venus à nous tout chargés déjà d'un passé, issus d'une enfance ou d'une jeunesse dé- terminées, qu'ils se dirigent vers un point la mémoire les prolongera bien au delà du drame ; il faut du mystère derrière les portes, de l'air qui circule ; la douleur ou la joie seront appropriées à l'instant, au lieu elles éclateront. Que les paroles ne soient pas de ces paroles de théâtre, avec leurs syntaxes spéciales les répliques se ren- voient comme des balles de raquettes, ce qu'on croit être bien à tort, généralement, le style des maîtres, mais que les mots soient ailés, pareils à ceux que le vent em-

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17"2 ECRITS SUR LE THKATRE

porte et que la vie étouffe ; nous voulons les sentir sur les lèvres ils expirent, montés des profondeurs de Tétre dont ils traduiront tant bien que mal, avec leurs résonances obscures, tout le langage inté- rieur, tout le lyrisme refoulé, Tinexprimé des volontés, des souffrances, des élans, des joies, des énergies, des désirs. Et que tout cela soit pourtant banal et bête comme l'existepce éternelle !

Ah! je le jure ici, ce n'est point à mes propres pièces que j'attribue la moindre de ces parures ou de ces réalisations; elles ne sont, elles, en attendant de faire mieux, que d'indigentes œuvrettes, pleines seule- ment de bonne volonté; ce sont les filles d'un passant qui n'aura guère tracé sur le mur que de faibles croquis, selon le caprice de l'heure, dénués d'ailleurs de tout autre mérite que leur sincérité résolue et impla- cable. Peu de chose, en vérité ! tantôt un dessin maladroit, une comédie plus habile... Ce n'est pas à ces pauvres témoins que je ferais le moins du monde appel, en célébrant un théâtre dont je voii» cependant les formes

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\ l»Fmi>OS D ART DRAMATIQUE 1 TM

s'ébaucher dans Tavenir. Ce ihéâtre-là, j'en pressens l'avènement et j'en puis préciser merveilleusement le génie, lorsque je me l'évoque à moi-même. Il ne j)eut manquer de venir, celui-là, et pas un autre; il faut que son jour se fasse peu à peu, à tâtons, afin q^i'il exprime toute notre vie moderne, avec ses atmosphères mêlées aux instants, son visage extraordinairement ému, ses puis- sances, ses faiblesses, ses simplicités infinies comjiie ses complications extrêmes, la so- jjriété de ses intrigues, l'intensité des senti- ments qui l'agitent, tout ce qui est nous en- fin, le drame particulier de chacun, si âpre, si têtu, avec pourtant sa participation à la terrible existence universelle. Il faut que ce théâtre-là traduise non seulement nos luttes, nos conflits intimes et publics, nos sensibilités exactes, mais aussi qu'il soit imprégné des efforts collectifs de la société, à l'image de nos morales nou- velles, réglant son pas aux cadences de notre marche en avant, à travers la vie obscure et les équilibres du monde ! Et ce n'est pas en- core assez ! Qu'au milieu de tout cela, bien

ilA ECRITS SUR LE THEATRE

au centre, à côté de l'Homme, il y ait, per- sonnage invisible auquel il faut restituer dé- sormais toute son importance, le Destin, non plus le Fatum antique, mais le faisceau coor- donné de ces lois immuables de la nature qui président éternellement à nos actes, dont elles sont les régulateurs impassibles. En un mot, que se dresse enfin, très ressemblant aux modèles, vaste et simple à la fois, sin- cère toujours, le seul vrai drame, le drame des Consciences et du Destin.

Juillet 1907.

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Près de dix ans se §ont écoulés depuis que je confessai ces opinions sur le théâtre. Se sont-elles sensiblement modifiées après dix années de production ? Oui et non. A bien relire ces notes, il ne m'apparaît pas que le fond même de mes convictions ait beaucoup changé. Elles semblent procéder toutes de la même origine. Je crois plus que jamais à la même cause littéraire artistique et sociale; pourtant l'homme mùr accorde moins de place à la préoccupation esthétique qui paraît tou- jours, dans la jeunesse, prédominer. En pos- session de son métier, un métier qui doit lui devenir naturel, tout artiste, après avoir passé le itade l'on interroge les lois de son art (ce qui n'est après tout qu'une curiosité de novice) n'a plus, à mon sens, d'autre devoir que celui de se passion-

176 ECRITS SUR LE THEATRE

ner pour les sujets qu'il entreprend et de se laisser aller à leur force, à leur véhé- mence en toute bonne foi et en toute sim- plicité de cœur. 11 n'a plus qu'à écrire de plein jet. 11 appartient à ses personnages plus qu'à son art. La vie littéraire d'un dramaturge est particulièrement brève : une trentaine de pièces de théâtre, c'est à peu près son maximum de production (cinq à six mois pour écrire la pièce, préalablement conçue; deux mois de répétitions; le reste pour les représentations, voilà l'ordinaire bilan annuel). C'est peu pour ceux, qui, en cours de route ont amassé des matériaux, conflits, idées, personnages, personnages surtout, qui prendraient place sans con- trainte dans une de ces abondantes et larges séries de romans les types les plus divers se meuvent à leur aise, alors qu'ils se trou- vent terriblement à l'étroit dans le cadre exigu du théâtre ! La scène n'est pas l'amie de la fécondité, mais de la synthèse.

De vingt à trente ans, l'inspiration est ca- pricieuse, riche et diffuse. Dans les œuvres de la quarantaine, le sang bat plus tim-

A PROPOS D ART DRAMATIQUP: 477

bré. A cette époque, l'esprit conçoit avec aisance et tend à serrer de plus près Tidéal dont on laissait vagabonder le caprice. En général, l'écrivain se dirige vers plus de simplicité et de conviction. Il s'interdit les déviations du sujet ; il s'irrite aux noncha- lances. Habitué à concevoir à plans plus larges, il répugne aux surcharges. Le don de simplicité n'est pas inné en nous ; il s'acquiert avec la vie. La vraie simplicité est un aboutissement, non un point de dé- part. Les idées imposent peu à peu leur force. Une curiosité plus avide, un respect plus ému des êtres, de leurs souffrances, de leurs héroïsmes, de leur sincérité s'emparent de nous en même temps que l'on avance sans entrave à travers sa propre production. Ce sont les effets ordinaires de la matu- turité. Sont-ils efficaces ? Sont-ils d'ordre inférieur ? Ils ne nous appartient pas de juger.

En tout cas, si l'auteur ne s'aperçoit pas qu'il ait à renier grand'chose de ses convic- tions du début, il doit constater deux chan- gements très nets qui se sont produits au

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478 ECRITS SUR LE THEATRE

cours de ces dix années. L'accord s est fait entre le public et l'auteur ; autant la résistance des premières années avait été nette, autant elle parait s'être aplanie. Les idées ont-elles gagné la foule? En fait, alors que les pièces précédentes avaient à demi échoué, toutes les pièces qui suivirent con- nurent aisément leurs centièmes représenta* tions et pour la plupart les dépassèrent. En outre, et ceci est plus significatif, les re- prises de ces premières pièces dont on vient de lire qu'elles heurtèrent leur époque ne trouvèrent plus que sympathie elles n'avaient suscité que résistance ou hos- tilité, même parmi les critiques qui les avaient le plus dénigrées. 11 en fut de L'Eti- chantement comme de Maman Colibri^ comme de Poliche et je citerai particulièrement la Marche Nuptiale qui se débattit péniblement à son apparition au Vaudeville contre l'animo- sité de la presse et la froideur du public pen- dant une trentaine de soirs et qui à la Comé- die-Française tient régulièrement l'affiche depuis quatre ans, fait sans précédent, dans les annales de ce théâtre, pour une reprise.

V PROPOS d'art dramatique 179

Il ne s'agit pas du tout d'en inférer <fue l'équité est proportionnée à la valeur très modeste de ces pièces. L'auteur n'a pas le moins du monde la niaiserie de se targuer ici de cette faveur publique. Gomme suite aux lignes que l'on vient de lire sur le théâtre et sur ses errements, il croit simplement judicieuxde mettre en regard l'apparente con- tradiction du public. Peut-on en conclure que l'évolution s'effectue rapide et que, comme je le prétendais à trente ans, en dépit des ré- sistances passagères, toute vérité se fait jour et contient une force indépendante de la va- leur même de celui qui la manie? Oui, sans doute. Il y a aussi que le public n'est pas chargé de découvrir par lui-même la jeunesse littéraire ; il est bien obligé de s'en référer aux on-dit, aux échos de la mode et de la presse. Il rapporte dans les conversations ces jugements tout faits que Molière flétris- sait déjà de son temps. Plus tard, l'auteur s'adresse directement non plus à un public, mais à la foule, la foule de tous les pays du monde. De nos jours, les pièces connaissent une diffusion mondiale, dont les générations

180 ECRITS SUR LE THEATRE

précédentes ne bénéficiaient pas. L'auteur pénètre dans les pays les plus reculés. Sa pensée s'infiltre; peu à peu, il se fait com- prendre. Les jugements de la foule sont alors étayés sur sa propre sen^bilité : sa religion s'éclaire. Elle se souvient des pièces précédentes, qui sous la même signature, l'ont touchée, remuée. Elle a la foi : son sens critique lui permet des réserves, des désap- probations, mais elle n'est plus de parti pris; elle ne vit plus dans l'aberration de l'igno- rance où on l'entretenait. Je crois à la grande foule. Je crois à l'admirable sincérité qu'elle met à ratifier ses erreurs ou ses injustices ; j'en ai eu la preuve. L'auteur, en tout cas, n'a fait aucune concession dans les pièces qui ont suivi; au contraire, elles ne se dif- férencient guère des précédentes que par plus d'âpreté ; et le succès de celles qui avaient jadis rencontré le plus de résistance m'est garant que toute sincérité porte en elle son châtiment momentané et sa récom- pense future. Simple et mathématique cons- tatation qui s'est répétée de génération en génération et qui peut, aux jeunes gens, ser-

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A PROPOS D ART DRAMATIQUE 181

vir de nouvel exemple. A force de se répéter dans l'histoire des lettres et des arts, cette expérience prendra peut-être un jour la va- leur d'une loi générale.

Un éditeur ayant eu la pensée de réunir les différents feuillets de route que l'auteur avait disséminés au hasard, je crois que le meilleur parti à prendre est de les tran- scrire ici, en toute sincérité et tels qu'ils fu- rent brouillonnes au fur et à mesure de la bataille littéraire. Les notes qui suivent n'ont donc qu'un intérêt restreint et tout documen- taire. Ce sont des réflexions « d'avant-pre- mières » qui parurent, éparses,dans différents quotidiens ou revues. On les a conservées et même groupées ici, non point parce qu'elles servent de commentaires à des ouvrages dé- sormais jugés, mais en raison de quelques points de doctrine qu'il n'était peut-être pas al)solument inutile de soustraire à l'oubli.

Décembre d916.

NOTES D'AVANT-PREMIÈRES

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LA FEMME NUE »

Le titre en doit être pris dans un sens exact et dans le sens métaphorique le plus large, puisqu'il s'agit en l'espèce d'un être qui fut nu sur la table à modèles des peintres comme dans la vie. C'est le nu grave et sacré. Ce titre est même triplement méta- phorique, car il faut eucore ajouter à l'in- consciente héroïne, qui traverse ma pièce, cette nudité primitive et originelle d'une âme riciie seulement de son instinct, sans autre parure que cette mystérieuse et pré- caire beauté.

A côté d'elle, vous verrez « les Vêtus », si l'on peut ainsi parler, les êtres enrichis, non seulement de la force sociale, mais de toutes les cristallisations séculaires de

186 ECRITS SUR LE THEATRE

l'esprit, de toutes les ressources assouplies de la conscience avec, dans leurs mains, les armes habituelles qui leur sont propres, parmi lesquelles le mariage peut être consi- déré comme la plus forte.

J'ai placé le débat dans le seul milieu so- cial où il devait logiquement se produii'e, le seul aussi pouvait se réaliser la triple métaphore, c'est-à-dire chez les artistes. A eux seuls, en effet, appartient de s'élever, s'ils le veulent, sans encombre jusqu'à la grande morale naturelle. Ce sont vraiment des individualités libres par définition.

Si j'avais conféré à l'un de mes person- nages, un vieux peintre, qui a épousé un pauvre être subalterne, la faculté d'exprimer ses idées, il dirait ceci :

« Le devoir de l'artiste e^t de restituer à la vie toute sa réalité, de rejeter le faux, le factice, conventions et préjugés, pour n'aller qu'à* la vérité, car elle seule est la base de tout, la source de notre inspiration comme de notre amour. Je veux la même concep- tion pour l'art et pour l'amour : un code naturel. Aimer la femme de cette manière-

LA. FEMME NUE 187

et respecter en elle tout ce qui est vrai, naïf, instinctif et nu, c'est peindre encore un admirable tableau ! Nous devons aller à la femme nature et à l'amour libre, non point dans le sens reçu de ce mot, mais dans le sens qui veut signifier amour libéré, libéré de tous les. préjugés, de toutes les faiblesses et donnant l'exemple à ceux qui n'en ont pas les moyens d'une joie indépen- dante et robuste. »

Ma pièce pourrait donc être dédiée à la gloire des instinctifs, de ces êtres qui dé- tiennent, dans les profondeurs incons- cientes de l'âme, la plus grande beauté du monde moral. Ce sont eux la force la plus belle delà vie.

Et à ce propos, il faudrait restituer à ce mot : Instinct, sa véritable signification. Par une habitude défectueuse on le rabaisse généralement à l'animalité la plus débri- dée, animalité qui n'est qu'une de ses faces. Par définition c'est la faculté d'accomplir certains actes impulsifs, sans connaissance de leurs fins, et en dépit des éducations piM'alables; mais s'il revêt l'apparence du

488 ECRITS SUR LE THEATRE

désir pur, l'instinct s'en distingue aussi par des complexités multiples. Faire de l'instinct, môme chez l'animal, une force entièrement aveugle, immuable, est une simple théorie; on a reconnu qu'il y a un passage perpétuel du réflexe à l'instinct, de l'instinct à l'activité réfléchie : les impul- sions instinctives s'enrichissent ou se com- pliquent suivant les conditions vitales des espèces et de l'individu. L'instinct qui pousse le chien à sauver la vie à son maître participe de l'intuition réfléchie, mais c'est un instinct tout de même. L'amour sous sa forme la plus effective, la plus généreuse, par conséquent la plus opposée à l'instinct de conservation existe chez les animaux et doit être considérée comme une émanation de l'instinct. La sélection par l'accouplement (c'est-à-dire le mariage lui-même et l'amour dans sa tendance la plus haute) se vérifie dans la nature. Voyez certains couples d'oiseaux et le dépérissement de celui des deux qui survit à l'autre. L'instinct mis au service de nos facultés intuitives, est tout un monde dont les forces sont encore.

LA FEMME NUE 489

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semble-t-il, indéchiffrées et qui, créant la volonté, a dans tous nos actes une partici- pation que nous ne mesurons pas encore. On pourrait, en s'appuyant sur lui, et en le prenant pour base en tirer presque un code primitif et subconscient que nous appelle- rions Z'isV«/^^i7e/^«/w/•e/, auquel, bienentendu, il ne faudrait pas pour cela se soumettre sans contrôle, car ce serait alors la négation môme du progrès et de l'évolution; mais nos complexités y ^ trouveraient souvent l'avantage de se retremper et d'être régies selon des fins normales; nous y retrouve- rions aussi les sources pures du sentiment et nous y examinerions méthodiquement ces forces continues qui s'imposent malgré tout et avec lesquelles il faudra toujours compter, quoiqu'on puisse dire et faire.

Qui sait si de la vénération des instincts ne serait pas dérivée non une barbarie comme on le croit, mais toute une civilisa- tion morale qui serait parvenue peut-être à un faîte plus élevé que celui nous sommes parvenus, et par des chemins plus rapides ? L'instinct aurait pu rectifier des directions

190 ECRITS SUR LE THEATRE

faussées et néfastes dont le sentiment popu- laire lui attribue la responsabilité sans con- trôle : exemple, la guerre qui passe pour une conséquence dérivée de l'instinct de conservation. La guerre est au eontraire dérivée d'une perception acquise, diamétra- lement opposée à l'instinct de l'espèce. En effet, il n'est pas démontrable que dans la nature les individus d'une même espèce se soient collectivement acharnés à se détruire ; cette aberration est ijon pas un « barba- risme » mais une notion acquise, fonction même de la- civilisation.

N'accumulons pas ici les argumeuls. Ce re- tour profitable vers nos origines mentales a d'ailleurs été le rêve utopique de quelques philosophes humanitaires. 'Sans remonter à ces utopies, il serait bon de consulter, de temps en temps, l'instinct, comme un régula- teur des actions humaines; parties de lui, spiritualisons ces actions, parce que la spiri- tualité «est la fin suprême de la connaissance. L'évolution de la nature obéit incontestable- ment à un plan dont l'intelligence semble de- voir être une des fins suprêmes : l'intelligence

LA FEMME NUE 19 i

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est un effet de révolution non sa cause ; elle se libère peu à peu des entraves de la ma- tière, mais n'oublions jamais qu'elle en est directement issue. C'est pourquoi Tinstinct doit être regardé et vénéré par nous, comme notre « père nourricier ».

L'instinct de l'amour, le plus impé- rieux de tous, n'est pas seulement Tins- rtnct de la conservation de l'espèce. Il est ibsurde et sommaire de le réduire à ce ru- "diment, La moindre observation, même sur ranimai, nous invite à considérer que l'amour est aussi le grand refuge de l'indi- vidu contre la solitude, l'immense solitude muette que lui ont imposée la nature et les lois éternelles. Il est un acte de réaction. Pourquoi l'homme qui s'est ingénié à le pa- rer de sentiment, à lui donner une place prépondérante dans la vie, à illimiter sa- puissance, a-t-il cru devoir le déformer et l'entacher d'abord par la religion qui met le ^péché à sa base, ensuite par la ^société qui l'a surchargé de nouvelles entraves, soumis à ses conventions, adapté à ses nécessités ? Sa logique naturelle semble être trop sou-

492 ECRITS SUR LE THKATRE

vent en contradiction avec les morales qui lui sont imposées par les mœurs. Il semble surtout qu'une complicité universelle des hommes le maintienne en esclavage et en tutelle par crainte de son émancipation. En sorte qu'il a pris du retard sur l'évolution générale et donne bien la sensation d'un captif adapté que Ton maintient volontaire- ment dans l'ignorance de sa force et dont on ne vante plus guère que la souplesse. Mais, déformé, amoindri ou abêti, l'instinct de Tamour reste sublime et admirable. Il do- mine la matière. L'amour, c'est le cri de ré- bellion contre le néant de la vie. C'est aussi ce captif charitable qui arrache aux servi- tudes l'individu enchaîné par mille autres en- traves, entraves de l'atavisme, de l'hérédité, de la loi. Le malheur est que ce sentiment tenant par sa base môme à la nature est in- complet et soumis au transitoire, à la mort.

Et l'amour meurt indépendamment de la volonté; et c'est une des plus effroyables tristesses qui soient!...

De ces considérations diverses est née la Femme nue.

LA FEMME NUE ' 493

C'est la première fois que je porte à la scène un personnage aussi simple et aussi dépouillé de complications.

Est-il téméraire ou trop orgueilleux d'ajou- ter en terminant que la réussite de l'ou- vrage ne prime pas à mes yeux ?

Certes, j'espère de tout cœur que le pu- blic me sera encore indulgent. Mais si le contraire se produisait, je n'en continue- rais pas moins allègrement à combattre ce que je crois le bon combat. L'important est de dire tout ce que l'on a à dire. Pour un écrivain décidé à ne briguer jamais au- cun décorum de carrière officielle, la plus grande joie consiste à écrire ce qui lui plaît en sauvegardant son indépendance.

Il

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(. LE SCANDALE x>

Ici on se trouvera en présence d'un fait impératif. Mais il ne faudrait pas conclure pour cela à un changement de manière. C'est la position morale des individus autour de ce fait, ce sont les consciences et les caractères qui gravitent autour d'une action, c'est tout cela qui constitue le Scandale et son intérêt.

Voici ce que veut signifier à peu près un de mes personnages : « Nos actions malchan- ceuses sont celles qui éclatent... Il y a dans la vie le bruit et le silence... Ce n'est peut- être qu'une affaire de fatalité et c'est effrayant la part de hasard qui entre dans la plupart des actions humaines! H y a des actions qui n'ont pas fait de bruit... on n'y pense

LE SCANDALE 195

pas... et pourtant quelles étranges réper- cussions derrière nous ! Elles s'écoulent comme des avalanches, terribles, loin des pas qui les ont déterminées... Nous n'en sommes plus les témoins, et loin de nous elles dé- vident leur lourd mystère et leurs généra- tions enchevêtrées. »

C'est en effet la fatalité qui, de son poing' terrible ou clément, conduit toute notre vie ! Que d'êtres ont vu leur existence métamor- phosée pour le reste de leurs jours, à cause du hasard d'un baiser, à cause du hasard d'une rencontre, d'un geste, d'une action en apparence moins grave, moins importante que mille autres !

Il y a plusieurs sortes de hasards. Il y a le hasard absurde, incontrôlable, l'acci- dent bête, imprévu. Ce n'est pas celui-là qui nous intéresse. Celui-là n'a rien à voir avec l'art dramatique. Mais il y a un autre hasard, celui qui provient de la combinaison des rêves intérieurs avec l'événement pas-

196 KGRITS SUR LE THEATRE

sager; c'est celui-là qui crée ractiôn ; c'est celui-là qui est pathétique et qui donne en général à tout scandale qui éclate le pouvoir de nous émouvoir si étrangement.

Le scandale brusquement, s'empare de quelques êtres et livre le mystère de leur vie, de leur âme, tout à coup, à la brutale publicité et à la sanction. C'est pour nous, spectateurs, l'effraction soudaine de cette vie muette et secrète des individus qui en- gendre cette curiosité passionnée dont nous ne pouvons guère nous défendre.

Pauvre et terrible fatalité qui désigne et saisit ainsi, comme un châtiment, certaines actions qui ne méritaient point ce privilège et dont la société fait tout à coup son aliment et sa morale ! Rêves déracinés, arbres abat- tus, désastres de rêves conçus dans le silence et précipités tout à coup au bruit et à la clarté.

Oui, ce sont les actions malchanceuses, les damnées qui payent pour les autres ; et les autres, ce sont ces actions étouffées, silen- cieuses, qui n'ont pas fait de bruit, dont les répercussions ne sont pourtant point moins

LE SCANDALE 19"

graves ni moins criminelles mais qui s'étei- gnent derrière nous sans contrôle, comme meurent en effet les avalanches solitaires. Le point de vuq de conscience reste le même, mais celles-là ce sont les actions malheu- reuses! Et c'est l'autre part de la vie.

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Le scandale particulier ([u'étudie ma pièce est d'ordre extrêmement général. Si je ne craignais pas ce rapprochement de mots ri- dicule, je dirais qu'il est d'ordre départemen- tal. La combinaison des faits, les états d'ànie qui motivent ces événements sont particu- liers à la province. A Paris, le scandale de famille est tout autre. Il est soumis à une autre morale, à une autre conception de l'existence sociale.

La crise que j'ai mise au jour est de cellesqui éclatent communément dans les provinces. Un personnage le dit prétentieusement : les éphéniérides des départements regorgent d'aventures analogues... Dans ])ien des sous- préfectures, il y a la dame scandaleuse qui

198 ECRITS SUR LE THEATRE

porte sa terrible légende comme une auréole redoutable et attirante.

Que d'événements analogues on pourrait sans doute rapprocher de ceux que j'ai étu- diés et imaginés ! C'est à la fois un petit et un grand drame de famille. Il contient en lui-même, je le crois, une part d'humanité assez véridique et assez générale pour qu'on s'y intéresse comme je l'ai fait moi-même mais probablement avec moins de passion.

Toutefois, je le répète, ce n'est point l'in- trigue en elle-même qui estle point important de mon ouvrage, c'est l'impressionnabilité morale de mes personnages ^t, en somme, comme je le disais à peu près plus haut, la combinaison des rêves intérieurs avec l'évé- nement passager et fortuit, combinaison qui produit la fatalité, qui l'explique aux yeux de l'analyste et la détermine aux yeux du philo- sophe.

Il y a de nombreux revirements au cours de ma pièce. Je ne sais s'ils dérouteront le pu- blic. Ce sont les réactions diverses produites par l'échappée du scandale. Ce scandale est une pierre de touche de la conscience.

LE SCANDALE 499

La conclusion, s'il y en a une ? Celle-ci : Il faut que le monde s'élève peu à peu à une conception supérieure du bien et du mal. De il verra clairement qu'il y a de petites et grandes morales, mais qu'il n'y a pas de morale sans justice, ni de justice sans pitié.

(( LA VIERGE FOLLE »

La Vierge Folle touche à ce grand su- jet : la responsabilité de Pamour. Il y a le cas de l'homme marié qui, emporté par la crise passionnelle, a défloré une jeune fille. Tout ce qui gravite autour des consé- quences de cet acte est examiné. Pourtant, partie de ce cas particulier, l'idée, je l'es- père du moins (et j'ose espérer que le pu- blic suppléera aux lacunes), l'idée s'agrandit. Si ce n'était trop présumer de moi-même, et si, je le répète, il n'était parfaitement insup- portable d'écouter l'auteur se définir, môme quand il y est invité, j'avouerais que j'ai conçu une petite histoire qui voudrait être] un peu comme la course du flambeau de

LA VIERGE FOLLE 201

l'amour : le mari défendant sa proie nou- velle et la femme légitime défendant son mari.

Et j'ai voulu que de cette étreinte, de mes pauvres héros malgré eux, sans qu'ils le sachent, sans qu'ils en perçoivent même la beauté, jaillisse l'instinct de l'amour, le pur instinct, fait de générosité, d'abnégation et de sincérité suprême, qui est bien la vertu la plus b(41e, et (|ui fait qu'au-dessus de tous les égoïsmes, affleure par moments, dans des gestes grandioses, chez les simples comme chez les compliqués, l'idée même de l'amour. L'amour c'est la lumière splendide de la vie, ce que l'homme porte en lui de plus merveilleux, l'amour qui s'échappe de lui par- fois comme un cri de protestation en face de toutes les lois inéluctables de la nature et de toutes les fatalités dont nous sommes les esclaves !

En tout, dans l'ordre social comme dans l'art lui-même, il appartient à l'avenir de retourner aux sources fécondes de l'instinct, de la justice, et de la sincérité.

La Vierge folle est mon personnage se-

202 ÉCRITS SUR LE THEATRE

condaiie, mais comme il est déterminant de tout le drame, j'ai cru devoir lui donner les honneurs du titre. D'autant plus. que la pa- rabole du banquet des Vierges folles et des Vierges sages fait partie intégrante de l'anec- dote et de l'idée. Pourtant je regrette presque de n'avoir pas donné le titre qui aurait le mieux éclairé la pièce ; par sa simple gravité il me séduisait : UEpouse. La femme dans le sens le plus élevé et le plus spiritua- liste, pas dans le sens juridique ni adminis- tratif, mais dans celui qui lui est nettement attribué par un ancien texte dramatique^du quatorzième siècle qui, posément, met en scène les Vierges sages et les Vierges folles, attendant le Sauveur. Cette ode lyrique et liturgique, écrite en strophes alternées la- tines et françaises s'intitule : Le Mystère de rÉpoux. Elle nous fait assister au châtiment des Vierges folles.

Ne pouvant réunir les deux mots en un seul titre, je me suis décidé à donner le pas à l'épouse impure, et j'ai délaissé le beau titre décoratif de la pièce médiévale. Dans cette course au sublime, que l'amour impose

LA VIERGE FOLLE ^203

à mes deux héroïnes, vers la fin de la pièce, c'est VU.r:or qui l'emporte. .

Presque au moment ma pièce est repré-< sentée,vous venez sans doute de lire dans les journaux certaine affaire mondaine qui a l'air d'être le commentaire ou du moins la preuve même de mon personnage. Deux hommes viennent de se battre, à cause de la même maîtresse (et ceci est très éloigné de la Vierge Folle) ; mais voici le rapprochement s'im- pose. L'un des deux Jjretteurs était marié, et la femme légitime, malgré le scandale public, n'a pu résister à l'instinct d'amour qui la poussait. Irrésistiblement, elle s'est senti attirée sur le terrain même du duel, et le mouchoir aux lèvres, en proie à la terreur du meurtre, derrière un arbre, indifférente aux objectifs photographiques braqués sur elle, elle a attendu l'instant son mari s'est abattu, frappé par le fer de son adversaire, pour se précipiter sur le corps meurtri, sans souci de la morale mondaine, de la révolte ou du sourire.

Quand le sentiment est juste, la vie le con- firme toujours et l'on s'aperçoit qu'on n'a

204 ECRITS SUR LE THEATRE

jamais outrepassé la vérité, mais que le plus souvent on est resté bien en deçà...

Les passionnés sont utiles. La passion donne aux amants le coup d'étrier né- cessaire pour se joindre à travers les obs- tacles, pour se secourir même, à travers les haines réciproques. Les passionnés dépas- sent le sentiment affectif habituel, et, par cela même, ils atteignent une zone interdite au commun des mortels, mais qui semble l'habitacle des énergies et des vertus su- prêmes. En apparence ils sont des déments ou des déséquilibrés : et les psychiatres les jugent tels. En réalité ils sont nécessaires à la nature qui, sans eux, laisserait péricliter peut-être ou se refroidir le zèle de ses créa- tures... Dans le troupeau commun, les pas- sionnés servent à exalter le sentiment uni- versel de raniour.

c( L'ENFANT DE L'AMOUR »

Ce n'est pas le fils naturel. Ce sont ces pe- tites âmes non désirées que l'amour a fait éclore sur son triomphant et fatal passage. Ce sont les fils du hasard, que le pollen de l'amour a semés par-ci par-là, dans la grande foret humaine, parmi la foule compacte de nos' joies pressées, de nos douleurs comprimées. Ceux qui voudront bien écouter ma pièce comprendront que j'ai envisagé une de ces mille fatalités de l'amour, de la naissance et de la mort. Ici c'est le cas d'un enfant de cour- tisane. J'ai essayé de préciser et de généra- liser aussi ce qu'il y a de pitoyable, d'inéluc- table et de mélancolique infiniment dans ces naissances improvisées et dans ces destins derrière lesquels transparaît toujours le grand visage mystérieux de l'amour.

206 ECRITS SUR LE THEATRE

Ce n'est pas l'enfant martyr, ce n'est pas du tout « Jack ». Au contraire. Je n'ai' pas présenté l'enfant abandonné, mais le bel enfant de Tamour qui s'auréole du luxe de sa mère et dont l'éclatante jeunesse, saine et fraîche, est simplement aux yeux de- la cour- tisane-mère l'horloge terrible qui marque l'heure et la mort du Désir. L'éloignement dont il est la victime provient d'un dépla- cement de l'amour maternel chez une créa- ture esclave des hommes et du temps.

C'est un type très répandu. Il existe à des milliers d'exemplaires dans la vie de Paris et d'ailleurs; ce sont des obscurs, perdus dans la foule ; ils sont généralement intel- ligents et précocement sensibles. Ils pos- sèdent une conscience parfaite de leur condition sociale. Je les ai vus, je les ai observés. Eh bien, quelle est l'observa- tion générale, que j'en ai retirée et qui constitue le sujet même de VEnfant de r Amour? Celle-ci : chez un jeune homme, l'amoralité ingénue, engendrée nécessai- ment, logiquement, par une éducation faussée et par le déplacement des notions

AMOUH "207

ordinaires de la vie; mais cette amoralité se mélangeant, avec candeur et sans apprêt, aux instincts les meilleurs, au grand rythme éternel du sentiment. L'équilibre habituel est rompu. Seulement cherchez et vous retrou- verez vite toutes les noblesses et toutes les beautés de l'instinct pur qu'il y a dans rhomme : tendresse, abnégation, courage. Et c'est un duel effrayant et charmant que ce pire au service du meilleur, que cet amal- game de beautés etde laideurs inconscientes chez des êtres qui vivent en marge de la société, sans autre guide que leur falote conscience ingénue, et qui ne sont pas ap- pelés aux festins ordinaires des hommes, aux festins de la tendresse et des joies épurées. Pour moi, je trouve ce sujet émouvant : c'est une intéressante lutte que celle se précipite ce petit être têtu qui fonce au hasard de son âme, de la vie et des circonstances, pour défendre sa mère. Que de mélancolie dans ses tendresses ! Et je vois au-dessus de ces deux êtres, mère et fils, je vois la nature, l'immense, terrible et belle nature faisant à travers toutes les entraves ..des

208 ECRITS SUR LE THEATRE

hommes son œuvre éternelle, la nature que rien n'étouffe, que rien n'arrête, et dont on observe toujours la marche souveraine dans les cœurs les plus humbles, à travers les gestes les plus vains ! C'est une terrible et méchante bataille que celle de la vie, nous le savons tous; mais regardons les combattants du haut en bas de la citadelle humaine : quelle grande pitié se dégage d'eux! Je plains cet enfant tel que je Tai dépeint, tel qu'il existe, tel qu'il agit réellement dans la vie. Certes, quelques-uns vont me jeter la pierre. Je les connais, ces pharisiens hypo- crites qui vont se boucher les oreilles et les yeux. Elles vont se montrer, ces nobles âmes pourries des boulevards parisiens qui parle- rontdès demain au nom de l'idéal méconnu ; ceux-là qui vont invoquer le fameux cas patho- logique, et aussi les autres, les impuissants haineux qui affectent cLe prendre la simpli- cité pour la banalité, les termites sournois de l'esprit et de la rancune artistique ! Je leur pardonne d'avance. Ce n'est pas pour eux que j'écris. Mes ouvrages téméraires le leur disent avec franchise, Rien ne m'em-

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L ENFANT DE L AMOUR '209

péchera de produire et de mettre au jour tranquillement les sujets que je porte en moi. F'aisons-le sans concession. Du fond de la solitude de l'écrivain, penchons-nous ardemment vers la vie. On a souvent cité la parole du naturaliste Fabre, qui a écrit de lui-même et de son œuvre : « J'observe sous le ciel bleu. Vous soumettez au réactif la cel- lule et le protoplasma. J'étudie l'instinct dans ses manifestations les plus élevées. Vous scrutez la mort, je scrute la vie. »

A l'heure funèbre l'on juge les efforts d'un homme qui disparaît, je ne souhaiterais pas de plus bel éloge. Mais comment le mé- riter ? Car c'est dans le domaine de l'âme humaine que j'aurais voulu, si j'en avais eu la puissance, apporter le souci d'une pareille étude, ou du moins d'une étude plus pré- somptueuse et plus belle encore, celle des luttes et des amalgames que forment en nous ces deux forces : l'instinct et la volonté, les deux pôles de l'âme humaine.

Laissons les scalpels, la pédagogie, la pé- danterie à deux qui scrutent la mort, les livres, les mots. Buvons à môme la vie.

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210 ECRITS SUR LE THEATRE

Si je n'étais pas qu'un simple passant, peut-être même un simple amateur, notant des impressions fugaces et distraites, je souhaiterais de m'enfoncer dans les études opiniâtres de l'évolution spirituelle, et, à l'aide de souvenirs et d'hypothèses, en me réfugiantdans quelque solituded'anachorète, je deviendrais celui qui s'écrie : « Nature, nature! je t'aime et je te hais, pour ton im- mensité et tes bornes, pour ta force et ton impuissance, pour ton parfum et ton néant! Je ne puis rien concevoir hors de toi et pour- tant j'ai la sensation que tu n'es que l'ébauche de ta perfection! A (|uel cruel amour de toi tu m'as condamné! »

Mais bornons-nous, sans génie, à notre rôle de comparse; délaissons le rêve ambi- tieux d'un ouvrage d'ensemble auquel de plus qualifiés peuvent prétendre. C'est assez d'être le poète mineur qui s'est dicté à lui- même cet ordre et s'y conforme : « Sois sin- cère dans les mots, dans tous tes écrits, dans tous tes actes, dans tous tes désirs : sois sincère jusque dans la mort. »

(( LES FLAMBEAUX »

Le mot « flambeaux » désigne ici les savants, les esprits consultants du domaine intellec- tuel. Pourtant, dès les premières scènes, il apparaîtra nettement que l'allégorie du titre se prolonge par delà ces têtes laurées et que les Flambeaux signifient aussi et surtout, en l'occasion, les Idées, les grandes Idées, qui éclairent en la précédant la marche de l'hu- manité dans le dédale de ses ténèbres, les idées presque indépendantes denous-mêmes, dont nos actes sont les tributaires ou les satellites empressés. Fouillée, dans une vieille formule qui n'est pas exempte de jus- tesse, les nomma idées-forces...

Sereines lumières en cours d'évolution qui nous emportent ou se projettent hors de

212 ÉCRITS SUR LE THEATRE

nous-mêmes (nous ne pouvons môme plus en faire le départ!), agrégation merveilleuse de la pensée humaine dont rien ne se perd et qui, émanant de toutes les directions, semble former, de siècle en siècle, un noyau de plus en plus compact, une sorte de nébu- leuse emportée, comme les autres, vers des fins de clarté ou de néant.

Ces entités, si lumineuses soient-elles, ne constitueraient en elles-mêmes que des per- sonnages de théâtre bien incertains, bien fa- lots, et presque chaque fois qu'on les a portés à la scène, ce n'a été que pour leur dresser, de façon un peu romantique et vaine, des au- tels avec leur cortège de sacrificateurs ou de martyrs nouveaux comme dans la belle pièce de M. de Gurel, Nouvelle Idolel Ici, il s'agira d'un débat autrement précis, et, me semble-t-il, autrement éternel. J'ai voulu re- tracer quelques phases actuelles d'une bien grande et biei\ ancienne bataille; la lutte en- tre le fait et l'idée, la lutte de la matière et de l'esprit, celle même du corps et de l'âme... selon, du moins, les anciennes classifica- tions. Vous verrez dans les Flambeaux le

LES FLAMBEAUX 211^

conflit entre l'interprétation supérieure du fait et son interprétation instinctive ou relative...

Mon savant a commis une action qui à ses yeux n'a pas du tout la valeur que lui attri- bue la société : il se comporte donc selon les données de sa conscience, et entraine, de ce fait, un conflit terrible. « Je n'ai point perdu le sens des responsabilités, gémit-il, dans un aveu naïf et douloureux. Mais je l'ai soumis, comme je le sentais, à des idées ou à des morales supérieures : sans doute ai-je trop présumé de mes forces ou 'de la clémence de la vie et ne suis-je pas arrivé à mettre d'accord la vie et la pensée... Uto- piste ! Ah fatal utopiste !... Savant naïf, mau- vais critique, qui crois tenir les fils de la vie entre les quatre murs de la chambre tu travailles en reclus I... »

Un savant peut-il manquer de sens critique ?

Mais est-ce bien le lieu et l'heure d'épilo- guer sur une pièce qui n'est pas encore jouée ? Ici, sous la plume, le fatal cortège des mots apparaît de suite, pédantesque etlivresque... Il faut écouter les mots mais seulement lors- (ju'ils sont à leur place.

214 ECRITS SUR LE THEATRE

Il y a dans mon drame cette fois un person- nage invisible. ..ridée-Force passe, subjugue et terrasse. Quelque nom qu'on lui donne en tous cas, c'est une de ces émanations supé- rieures du cerveau et de la conscience, telle qu'elle se dresse en face des codes éternels de la nature et de la société. Un jour loin- tain, ces forces contradictoires de la nature et de l'esprit se joindront-elles en une paci- fique harmonie ? Qui sait ? Qui peut le nier ou nous en interdire la magnifique et dou- loureuse espérance ? Espérance certes, et seulement cela ; grand soupir de l'âme hu- maine, encore si loin de son but!... Nous sommes une humanité de transition.

Mais permettez-moi d'ajouter que, si ce personnage à la fois invisible et tangible en- veloppe les autres personnages de la pièce et plane au-dessus d'eux durant le cours des trois actes, il demeurera pour le spectateur tout facultatif... Rassurez vos lecteurs. Ils pourront, s'ils le veulent, suivre une toute petite historiette et se donner le loisir de ne pas penser... Ce n'est pas affaire de conces- sion. C'est un devoir que m'impose la con-

LES FLAMBEAUX 21

ception que j'ai du théâtre, celle que je pro- clame depuis quinze ans. Le théâtre, art vivant par excellence, doit se soumettre en- tièrement à la vie et à sa représentation exacte... Si nous y ajoutons par surcroît des idées , elles doivent être incluses dans l'œuvre même. C'est à nous de manier ou de coor- donner les faits pour les joindre aux idées, mais jamais, au grand jamais, celles-ci ne doivent s'interposer d'elles-mêmes. Elles peuvent faire partie intégrante de l'ouvrage, jamais partie extérieure. Il peut donc y avoir à côté du drame humain un drame de pen- sée, mais lié à l'autre à ce point qu'il se dé- gage de manière toute facultative, selon le cerveau et l'interprétation du spectateur.

Ce point de vue n'a rien de personnel. Il est peut-être à la base de tout art, môme pu- rement plastique. Cet enseignement se re- trouve dans les classiques.

Je contemplais, l'autre jour encore, la Victoire de Samothrace. L'Idée est là, en elle. Qui peut prétendre qu'elle n'emplit pas tous les plis énamourés de la tunique vers l'azur et en pleine marche? Mais regardez...

216 ECRITS SUR LE THEATRE

par contre, pas trace d'emphase, pas de dra- peries lyriques ou balancées selon le caprice de l'artiste, ainsi que se le permirent les artistes du dix-septième siècle français !

Non ; la vérité la plus stricte, la plus réaliste est devant nous, combinée comme le serait une froide et méticuleuse recherche. Chaque pli est structuré, et se lie à l'autre, presque photographiquement. Oh ! quel enseigne- ment ! Un génie a écrit la Prière sur V Acro- pole. Que n'a-t-il écrit la prière à la Vic- toire de SamotJtrace ! L'exactitude dans le mouvement, égale l'improvisation lyrique. 11 ne manque à cette statue éducatrice que ce qui doit virtuellement lui manquer aujour- d'hui, ce que le temps a bien fait de muti- ler : le visage et les mains. Le grand des- tructeur a volontairement, dans cette statue vivante, supprimé ce qui ne correspondait plus à notre âme moderne, et il nous a donné la déesse acéphale...

Car elle nous paraîtrait probablement bien froide et bien glacée, maintenant, l'expres- sion de la tête à jamais disparue! Il nous faut aujourd'hui sur ce corps tendu une face

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LES FLAMBEAUX 217

baignée de plus douloureuse angoisse, char- gée de plus de rêves séculaires et tournée aussi vers des mystères plus étoiles.

Donc pour en revenir à la pièce sur la- quelle vous m'interrogez, la donnée est celle- ci : un savant un grand esprit encyclopé- dique, philosophe et biologiste, à force de considérer la chose en soi, perd le sens des relativités et même le sens critique; habitué* aux abstractions il s'égare hors de l'huma- nité et de la société, avec la meilleure foi du monde.

Mourant il fait appel à une interprétation plus généreuse et plus compréhensive de la vie, il prophétise un temps l'esprit aura une place prépondérante et se fondra harmo- nieusement avec les lois de la matière au lieu de leur être opposé.

Le destin est immuable. C'est un axe. Les consciences qui gravitent autour sont éter- nellement variables. Examinez les rapports permanents de ces deux personnages : Des-

218 ECRITS SUR LE THEATRE

tin et Conscience, l'un fixe et pareil à lui- même, l'autre mouvant et varié. Vous aurez la base merveilleuse du théâtre : c'est cela qu'il faut rendre. Je ne saurais assez le ré- péter !

Et qu'on ne dise pas que le cadre de la scène est trop limité pour y faire tenir un modèle aussi considérable. Nous avons, dans le passé, l'exemple rassurant de Shakespeare.

Le théâtre c'est l'art le plus large; ce doit être la nature intégrale. C'est lui seul qui peut et doit réunir cette indissoluble tri- nité : Témotion de fait, de sentiment et de pensée.

Voilà la nouvelle rèofle des trois unités.

« LE PHALENE »

Il arrive que des écrivains coordonnent leurs travaux et leur impriment une direc- tion générale ; ces œuvres sont reliées entre elles par des ramifications cachées ou appa- rentes. Je sais bien qu'il y a aussi le cas in- verse ; des auteursj môme de génie, ont en- fanté des œuvres qui n'avaient entre elles que des rapports de sensibilité. On ne peut pourtant pas refusera un humble auteur dra- matique le droit de concevoir d'ensemble et de se dévouer à un plan général; des roman- ciers ont pu le faire; la témérité ne consiste donc pas à avouer un tel but, mais à réclamer du public une vision rétrospective qu'il est en droit de nous refuser. Toutefois s'il ad- vient à quelques-uns, lorsqu'ils écouteront

2i20 ECRITS SUR LE THEATRE

SOUS ^eu la Marche Nuptiale^ à la Comédie- Française, de se rappeler l'héroïne du Pha- lène et s'ils veulent bien jeter sur elles deux un coup d'œil comparatif, je leur en aurai quelque gratitude... Je me rends compte de mon outrecuidance, en formant ce vœu, car, hélas ! il faut bien que l'ouvrage de ce soir se soumette avant tout au jugement un peu brutal et un peu sommaire, même dans l'indulgence, que nous portons tous au milieu de l'effervescence d'une répéti- tion générale ou d'une première. Ce ne sont que les œuvres de pur génie, et seu- lement encore lorsqu'elles parviennent à la postérité' qui peuvent se soustraire à ce genre de jugement fragmentaire ou limité. Nous ne disons plus, à propos de Britanni- cus ou à' Andromaque : « Le deuxième acte est meilleur que le troisième », ou bien: « J'adore le premier acte de Tartufe, » Mais les contemporains ne l'ont-ils pas dit autre- fois ?...

Ces grandes œuvres sont aujourxi'hui in- séparables de l'esprit général qui les anima ; nous ne les jugeons plus fragmentairement.

LE PHALÈNE 221

Le génie bénéficie ainsi à travers les âges d'une attention spirituelle et élargie que de plus humbles ne connaîtront jamais de leur vivant.

Ne voyez dans ces lignes aucun reproche, aucune amertume. J'ai eu à me louer sou- vent de la façon accueillante, loyale dont la haute critique m'a encouragé et soutenu. Je ne parle pas de cette horde de polémistes, de scandalisés professionnels (les Triste France ! les défenseurs de la morale soi-di- sant offusquée). Ceux-là, je les ai retrouvés à chaque tournant, je les retrouverai demain ; ils ne manqueront pas à l'appel ; peut-être ont-ils déjà fourbi leurs armes démodées. Elles font partie de Parsenal littéraire, et d'autres que moi se sont honorés de leurs attaques.

Ce soir, on se trouvera en présence, comme toujours, d'une œuvre sincère, sans conces- sions, bien ou mal écrite, mais tout emplie de sa conviction. Elle se différencie pourtant un peu de mes œuvres précédentes. Plus je vais, plus il m'apparait que les moindres faits doivent avoir leur valeur allégorique ou sym-

2-22 ECRITS SUR LE THEATRE

bolique ; ils doivent souligner de façon per- pétuelle les sursauts de l'àme, les positions de conscience ; on doit, par eux, agrandir les débats inlimes. L'âme qui s'exhale, la propagation ,de ses ondes sonores montant jusqu'à l'azur de Tristan, n'est pas et ne doit pas être l'apanage exclusif de la musique. Ceux-là qui n'ont pas porté leur âme en vain le savent bien s'ils ont senti, à de certains moments\ sourdre en eux l'harmonie des pas- sions, tout Torchestre de leurs désirs tendus ou désespérés. Le héros qui meurt au combat, l'amant qui clame sa passion, la victime qui gémit, l'exilé qui se révolte, la solitude qui tend les bras, tous ont projeté, à un instant quelconque, l'écho lyrique de leur élan. Pour le traduire au théâtre, point n'est besoin de poésie artificielle ni de la métrique des vers. Au contraire, ce rythme voulu, cette fausse cadence qui engendre si facilement l'enflure et la rhétorique, ne sont que le poids mort de l'inspiration. Pas besoin même d'un vocabulaire bien étendu. De pauvres mots, de pauvres mots ordinaires, mais sou- levés par le rythme vrai, scandés par les

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LE PHALENE

mouvements générateurs de l'âme, ce serait suffisant! L*art dramatique ne doit pas re- nier sa forme première ; il ne peut pas mentir aux origines de Tode. Mais plus il va, plus il doit s'allier à la réalité. Soulever le specta- teur de cette réalité stricte jusqu'à Tessorde l'ode éternelle, jusqu'à l'art apollonien, ce sera le but des générations de demain peut- être. Je suis persuadé que, tout en faisant vrai, on peut atteindre à la valeur du chant et à la symphonie musicale.

Pourquoi, par exemple, en musique le duo atteint-il les régions de l'infini lorsque c'est Tristan et Ysolde qui le chantent ? Pourquoi, au contraire, en poésie dramatique ou ver- sifiée, le duo est-il généralement une chose insipide ou ennuyeuse ? C'est injuste, n'est- ce pas ?

L'honneur de notre siècle aura été de don- ner des ailes nouvelles à l'homme, de rendre possible son équilibre mathématique dans l'espace, nié par toutes les générations pré- cédentes. Pourquoi la poésie, à son tour, n'aurait-elle pas, quelque jour, l'honneur d'atteindre à une pareille stabilité dans

^24 ECRITS SUR LE THEATRE

les espaces qui l'ont tant de fois déçue ? Sans prétendre à l'honneur d'une sympho- nie plus haute, je m'estimerai satisfait si, demain, persiste aux oreilles du public un peu de cette musicalité ardente et douce que j'écoutais, les soirs de cet été, sur la terrasse j'écrivais, lorsque les phalènes montaient de la vallée et venaient sur la soie des lampes poser leurs bruits d'osselets, leur caresse extasiée, leurs inexplicables silences, durant lesquels ils semblaient tour à tour aspirer le suc de la lumière ou la saveur de leur mort.

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PRÉFACE AU « PHALENE »

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PREFACE AU « PHALENE «

A un jeune homme, dans trente ans, si ces lignes parviennent jusqu'à lui.

Ce fut une belle ^oirée !... Tout ce qu'il y a de pur, d'honnête, d'intègre, dans une ré- pétition générale (et Dieu sait ce qu'il en entre dans la composition de ces solennités parisiennes !) par une de ces agrégations spontanées que seul le péril de Part ou de la nation peut provoquer, se concentra en une poussée vengeresse... L'excès de la pourriture, le scandale éhonté, la liuérature morbide venaient de provoquer un haut-le- cœur libérateur et de rendre, aux fidèles gardiens du goût, le sentiment de leur di- gnité endormie... Ce fut un concert quasi unanime et superbe, un de ces réveils de la

2-28 ECRITS SUR LE THEATRE

conscience parisienne, auquel je regrette que, pour ton édification, tu n'aies pas as- sisté... Il y avait dans la salle, ce soir-là, de la joie, de la fraternité émue. On respirait... On se serrait les mains, et le lendemain, fiers de leur tâche ardue,, les critiques et leurs directeurs, comme un seul homme, annonçaient au public, en des lignes emplies d'indignation et de mépris mesuré, que jus- tice était faite, le parvis lavé. Encore une fois, la vertu, en France, venait d'être sauvée par le journalisme !...

En vérité ce fut une belle soirée.

Certes, je te vois sourire déjà d'un mau- vais sourire. Tu te trompes, jeune homme ! Ne calomnie pas imprudemment une élite que tu n'as pas connue et qui ne ressemble pas à celle de ton temps. Ne te dis pas que la haine de l'audace, l'envie embusquée, l'ir- ritation, l'agacement de voir un écrivain ini dépendant s'accréditer depuis plus de di ans auprès du public par le seul moyen ses œuvres libres, ne te dis pas que l'amo de la médiocrité, le culte du gérontisme trouvèrent enfin le moyen de se concerter

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préfaCK âU <c phalène )) 229

de se manifester mieux que dans toute autre occasion... Non, jeune homme, tu calomnies une époque qui ne ressemble pas à la tienne ! Mon temps était intègre, je n'ai pas connu de ces compromissions de plume ni de ces haines littéraires... Si tu lisais les articles de journaux qui, pendant vingt ans, ont pré- cédé de leurs scrupules des œuvres comme le Phalène, tu J trouverais en toute circon- stance la môme fermeté de conscience de- vant la pornographie déguisée, la platitude littéraire, le vaudeville obscène et béte...

Mais il a fallu qu'une fois les bornes fussent réellement transgressées et la mauvaise lit- térature excédée, pour qu'une coalition in- consciente se produisît devant le péril immi- nent... Et il est bon que cet accès (dont je n'exagère pas l'importance, car que restera- t-il de tout cela, œuvres et critiques, dans trente ans, grand Dieu !) demeure ainsi qu'il a été dit et écrit par eux-mêmes, une date... Le mot dépasse la chose : un signet, un tout petit signet ! Et si tu sors de cette lecture édifié, une fois de plus, sur l'infaillibilité de la critique, son impartialité, la nécessité du

530 ÉCRITS SUR LE THEATRE

point de vue moral dans l'œuvre d'art et l'in- grité des mœurs littéraires, eh bien, c'est déjà quelque chose et le Phalène n'aura pas été écrit en vain !...

Mais le plus drôle de l'affaire, c'est que le public auquel on faisait vigoureusement ap- pel pour boycotter l'ouvrage ne se soucia pas du tout de cet appel ! Il vint comme d'habitude et fit, pendant plus de deux mois un accueil* empressé, très chaleureux à l'œuvre décriée. Il parut s'émouvoir, il ne fut pas offusqué, il applaudit ; bref il agit comme s'il se trouvait en face d'une pièce sainement pensée, sainement écrit^, et comme si, chose étrange, dans sa sensibilité et son intuition naturelles, il découvrait l'idéal secret de l'auteur, ou comme si, fami- liarisé depuis des années avec des œuvres précédentes dont il n'avait suspecté ni la sin- cérité ni la bonne foi, il ne pouvait croire que l'auteur lui eût apporté une autre nourriture. Sans doute s'abusait-il, mais le public

PRÉFACE AU (( PHALÈNE » 231

est si facilement dupe de ses larmes ! Il y avait même dans ses applaudissements une ironie qui visiblement ne s'adressait pas à l'auteur... Alors des journaux revinrent à la charge. Pourquoi diable crurent-ilsque l'hon- neur de leur influence sur le public était en- gagé dans cette aventure, pourquoi s'ima- ginèrent-ils à tort que ce verdict d'une part et, de l'autre, l'indifférence de la foule à ce verdict compromettaient de façon trop appa- rente leur apanage de mandataires ou d'inter- médiaires patentés, nous ne le saurons pas, et ce point de conscience est sans intérêt à élu- cider!... Ecoutèrent-ils, tout à coup, des voix intérieures qui, fallacieusement, leur soul- flaient qu'il y avait, dans cette méprise litté- raire et dans ce don-quichottisme, quelque chose d'un tantinet ridicule T^oujours est-il que certaines feuilles récidivèrent abondam ment, et ce fut alors un autre son de cloche. Les mots d' « insuccès, insuccès, insuccès, chute, chute » revinrent curieusement comme un leitmotiv. Une publication quotidienne don- nait le ton par ce libellé : « Avis. Le Phalène est une pièce sale, mais c'est aussi une pièce

53i ÉCRITS StJR LE THEATRE

ennuyeuse ». D'autres: « Si le Phalène fait salle comble, c'est que les critiques en ont mis en valeur la morbidité, le faisandé. » Succès de scandale. D'autres encore : « La mo- rale n'est pour rien dans l'insuccès de M. Ba- taille, etc. Qu'on le sache bien, seule la mau- vaise littérature de M. Bataille, son impuis- sance manifeste, etc. » Hélas ! rien n'y fit. L'œuvre ne parvint pas à périr.

Et rien ne fut changé. Encore un coup d'épée dans l'eau ! La morale, la vertu et la littérature demeurèrent ce qu'elles étaient au- paravant, c'est-à-dire florissantes... des jours passèrent... on ne se souvint pas de l'accès de vertu qui souleva la presse et le public des répétitions générales ; les vaudevilles res- serrèrent leurs rangs... les plumes rentrèrent dans l'ordre... on parla d'autres choses plus intéressantes et le théâtre qui représenta le Phalène connut des jours calmes, sereins et prospères.

Une des choses les plus burlesques de la glorieuse époque nous avons le bonheur

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PRÉFACE AU « PHALÈNE » 233

de vivre est incontestablement la réhabili- tation de la vertu entreprise par tous les journaux, de quelque couleur qu'ils soient.

La vertu est assurément quelque chose de fort respectable, et nous n'avons pas envie de lui manquer. Dieu nous en préserve ! La bonne et digne femme! C'est une grand '- mère très agréable, mais c'est une grand'- mère... Les journaux les plus monstrueuse- ment vertueux ne sauraient être d'un avis différent; et, s'ils disent le contraire, il est probable qu'ils ne le pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux.

Mon doux Jésus ! Quel déchaînement ! quelle furie ! Eh ! Mon Dieu ! messieurs les prédicateurs, si l'on était vertueux, pla- ceriez-vous vos articles sur l'immoralité du siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque chose.

Mais c'est la mode maintenant d'être ver- tueux et chrétien; on parle de la sainteté de l'art, de la haute mission de l'artiste, de la poésie du catholicisme, de l'humanité pro- gressive, et de mille autres choses. Quel-

234 ECRITS SUR LE THEATRE

ques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme, ce ne sont pas les moins curieux.

Pour se poser en journaliste proprement dit moral, il faut quelques ustensiles prépa- ratoires, — tels que deux ou trois femme^ légitimes, quelques mères, le plus de sœurs possible, un assortiment de filles complet et des cousines innombrablement. Ensuite il faut une pièce de théâtre ou un roman quel- conque, une plume, de l'encre, du papier et un imprimeur.

Quand on a tout cela, on peut s'établir journaliste moral. Les recettes suivantes, convenablement variées, suffisent à la rédac- tion : "^

Modèles d'articles vertueux sur une pre- mière représentation.

(( x\près la littérature de sang, la littéra- ture de fange, après la morgue et le bagne, l'alcôve et le lupanar, etc. (selon le be- soin et l'espace, on peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu'à cinquante et au delà) ; le théâtre est devenu une école de prostitution l'on n'ose se hasarder qu'en

PRÉFACE AU « PHALENE » 235

tremblant avec une femme qu'on respecte. Vous venez sur la foi d'un nom illustre et vous êtes obligé de vous retirer au troisième acte, etc.. » (il y en a un qui a poussé, la moralité jusqu'à dire : je n'irai pas voir ce drame avec ma maîtresse. Celui-là, je l'admire et je l'aime ; je le porte en mon cœur comme Louis XVIll portait toute la France dans le sien). « Il faut, dans toute œuvre, une idée, une idée... là, une idée morale et religieuse qui... une vue haute et profonde répondant aux besoins de l'humanité; il est déplorable que de jeunes écrivains sacrifient aux succès des choses saintes, et usent un talent estimable, d'ailleurs, à des peintures lubriques, etc.. »

Et de fait, à côté de ces Bossuets de café, de ces Gâtons à tant la ligne, je me trouve le plus épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre.

Mais quand je pense que j'ai rencontré sous la table, ou même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi- même et j'estime qu'avec tous les défauts

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que je puis avoir ils en ont un autre qui est bien à mes yeux le pire de tous : c'est l'hypo- crisie que je veux dire.

En cherchant bien on trouverait peut-être un autre petit vice à ajouter; mais celui-là est tellement hideux, qu'en vérité, je n'ose presque pas le nommer. Approchez-vous et je m'en vais vous couler son nom à l'oreille: c'est l'envie.

L'envie et pas autre chose.

C'est elle qui s'en va rampant et serpen- tant à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin qu'on prenne de se cacher*, on voit briller de temps en temps au-dessus des métaphores et des figures de rhétorique sa petite tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend siffloter tout doucement à l'ombre d'une épithète insidieuse...

Il y a d'abord l'antipathie du critique pour le poète de celui qui ne fait rien, contre celui qui fait du frelon contre l'abeille du cheval hongre contre l'étalon.

Vous ne vous faites critique qu'après qu'il

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est bien constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garderies manteaux et de noter les coups comme un garçon de billard, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la dévirginiser mais vous n'avez pas assez de vigueur pour cela; Thaleine vous a manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte montagne.

Je conçois donc cette haine. Il est doulou- reux de voir un autre s'asseoir au banquet l'on n'est pas invité... Alors on se venge.

Il y a différentes armes et différentes manières d'être journaliste moral.

Une des principales manies de ces petits grimauds à cervelle étroite est de substituer toujours l'auteur à l'ouvrage et de recourir à la personnaliié, pour donner quelque pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rap- sodies, qu'ils savent bien que personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion individuelle.

Il est aussi absurde de dire qu'un homme est un ivrogne parce qu'il décrit une orgie,

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un débauché parce qu'il raconte une dé- bauche, que de prétendre qu'un homme est vertueux parce qu'il a fait un livre de mo- rale; tous les jours on voit le contraire. C'est le personnage qui parle et non l'auteur; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu'il soit athée; il fait agir et parler les brigands en brigands, cela ne veut pas dire qu'il est brigand. A ce compte il faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques; ils ont plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche : on ne l'a pas fait pourtant et je ne crois pas qu'on le fasse de longtemps, si vertueuse et si mo- rale que puisse devenir la critique.

A côté des journalistes moraux, il y a aussi les critiques utilitaires.

« A quoi sert ce livre ? Comment peut-on l'appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi, pas un mot des besoins àe la société ? Rien de civilisant et de progres- sif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l'humanité, et de suivre, à tra- vers les événements de l'histoire, les phases

PREFACE AU « PHALENE » 239

de l'idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des pièces et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l'avenir ? C'est au poète à chercher la cause de ce ma- laise et à le guérir. Le moyen il le trouvera en sympathisant de cœur et d'âme avec l'humanité. Ce poète, nous l'attendons, nous l'appelons de tous nos vœux. Quand il pa- raîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes... »

Après les journalistes progressifs et comme pour leur servir d'antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont habituelle- ment vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont' jamais sortis de leur quartier et n'ont encore couché qu'avec leur femme de ménage. Ceux-là tout les ennuie, tout les excède, tout les assomme : ils sont rassasiés, bla- sés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d'avance ce que vous allez leur dire, ils ont vu, senti, éprouvé tout ce qu'il est possible de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre; le cœur humain n'a pas de recoin si inconnu qu'ils n'y aient porté leur lanterne. Ils vous

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disent avec un aplomb merveilleux : le cœur humain n'est pas comme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi, ce caractère est faux. Vous croyez, monsieur, que votre fable est neuve ? Elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien n'est plus commun ; j'ai lu cela je ne sais oii, quand j'étais en nour- rice, on m'en rabat les oreilles depuis dix ans. »

Ceux-là se plaignentcontinuellement d'être obligés de voir des pièces de théâtre et de lire des livres.

Il y a aussi la critique prospective. La re- cette est simple. Le livre qui sera beau et qu'on louera est le livre qui n'a pas encore paru. Celui qui paraît est détestable.

Toujours, le critique avance ceci ou cela avec aplomb. Il tranche du grand et taille en plein drap. Absurde, détestable, mons- trueux, cela ne ressemble à rien, cela res- semble à tout. On donne un drame, le cri- tique le va voir; dans sa feuille il substitue son drame à lui au drame de l'auteur, il fait de grandes tartines d'érudition, et traite de Turc à Maure des genschez qui il devrait aller

I

PRÉFACE AU « PHALENE )) ^241

à l'école et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec une magna- nimité, une longanimité qui me paraît vrai- ment inconcevable. Quels sont ces critiques au ton si tranchant, à la parole si brève, que l'on croirait les vrais fils des dieux? Ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au collège, et à qui, évidemment, leurs études ont moins profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres. Il y aurait de quoi remplir un journal quotidien et du plus'grand format : leurs bévues historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de rançais, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'idées, leur manque d'intel- ligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples, fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que de souligner les pas- sages au crayon et de les reproduire textuel- lement, car on ne reçoit pas, avec le brevet de

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242 ECRITS SUR LE THEATRE

critique, le brevet de grand écrivain, et il ne suffit point de reprocher aux autres-des fautes de langage pour n'en point faire soi-même, nos critiques le prouvent tous lés jours; mais que MM. Z.., K.., Y;., V.., Q.., X.., ou telle autre lettre de l'alphabet vousgour- mandent au nom de la morale, c'est ce qui me révolte toujours et me fait entrer dans des colères non pareilles.

Charles X avait seul bien compris la ques- tion. En ordonnant la suppression des jour- naux, il rendait un grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers qui s'interposent entre les artistes et le public, entre l'État et le peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces al)oiements perpétuels assour- dissent l'inspiration, et jettent une telle mé- fiance dans les cœurs et dans les esprits que l'on n'ose se fier ni à un poète ni à un gou- vernement. Il n'y avait point de critiques d'art sous Jules II et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de Yolterre, Sébastien del Plombio, Michel- Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti délie Porte, ni sur Benvenuto Cel-

PRÉFACE AU « PHALÈNE » 243

lini; et pourtant je penseque pour des gens qui n'avaient point de journaux, qui ne con- naissaient ni le mot art ni le mot artistique, ils avaient assez de talent pour cela et ne s'acquittaient pas trop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu'il y ait de vrais savants et de vrais artistes ; c'est comme un excès quotidien qui vous fait ar- river énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veu- lent des amants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre...

Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goi- treux que vous êtes...

ï

Mais je m'arrête... Tu pourrais croire que me laisse entraîner par le ressentiment rinfûme colère... Je vois un nouveau sou- ire effleurer les lèvres. J'aime mieux te le 'évéler immédiatement, car tu manques étrangement d'érudition. Jeune homme, le long paragraphe que tu viens de lire n'est pas de moi. Depuis la phrase initiale de cette

^244 ECRITS SUR LE THEATRE

diatribe : « Une des choses les plus burles- ques de la glorieuse époque nous vivons », tu lis du Théophile Gautier, tu lis, réunies sans y changer un mot, mais en les rappro- chant seulement pour, t'éviter une lecture fastidieuse, quelques pages de la célèbre préface à Mademoiselle de Maupin. Avons- nous si peu changé que tu aies pu t'y mé- prendre?... Bon Théophile, tuas épanché toute ton amertume et ta verte franchise, tu as osé donner cours à ton indignation, à la vertu de ton âme devant tous les couards, les Basiles de l'éternelle opposition... Pauvre grand homme courageux, sain, robuste, qui ne prévoyais môme pas alors les accès de pu- dibonderie qui ont salué sinistrement tes contemporains : Baudelaire, Flaubert, et, plus tard, Maupassânt, Concourt, Zola, Verlaine (la liste est trop longue, hélas!); peux-tu juger du trône tu sièges, une pipe de terre cuite à la bouche, l'éternité de ta cause, puis- qu'un lecteur d'aujourd'hui s y est mépris, et, bien à la légère, j'en conviens, a pu attri- buer l'éternité de ta prose à quelque Tris- sotin mécontent, falot et dyspeptique!...

►RÉFACE AU (( PHALENK » 245

Je m'arrêterais sur ce plagiat déloyal, mais j'ai besoin d'ajouter quelques explications relatives à Théroïne du Phalène. Pardonne cette digression... Lorsque la Comédie-Fran- çaise décida de reprendre au mois de no- vembre, cette année même, la Marche Nup- tiale., je choisis tout exprès, dans les sujets que jai résolu de porter à la scène, celui du PJialène. Je conçus le dessein d'exposer au public cette coïncidence ou ce rapproche- ment. Puisque je m'étais donné la tâche de dépeindre le mieux que je pourrais, dans tous les cœurs et dans tous les milieux, le sen- timent de l'amour et, en face de lui, les fluc- tuations de la personnalité, je voulus, cette fois, opposer la païenne à la chrétienne, la jeune fille française, formée par la tradition catholique et provinciale de notre pays, à la jeune fille étrangère, l'intellectuelle sans tradition ou plutôt la barbare éprise de toutes les traditions, en qui se mêlent confusément Tapportdes races et de leurs idées anciennes

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*46 ECRITS SUR LE THEATRE

OU contemporaines, bref, l'exotique telle qu'elle fleurit dans notre société, mais par exemple dans son plus intéressant terrain de culture : Fart et l'amour... Je l'ai assez fidèle- ment décrite, je le crois du moins ; et, en oppo- sition à la femme française, têtue, mystique, fidèle à sa race, même dans ses écarts ou ses révoltes, j'ai peint l'ardente et tumul- tueuse Slave, sans discipline morale, en proie à ses instincts brutaux et superbes cepen- dant, qui semblent, dans notre société un peu nonchalante, renouveler, si curieusement, des forces et des goûts que nous connais- sions certes depuis longtemps, dont nous étions même quelque peu las, mais qu'un néo-romantisme particulier et une ardeur si expressive à les découvrir métamorphosent presque complètement à nos yeux... On m'a reproché ce romantisme et ce barbarisme mêlés, comme s'ils étaient miens ! Je décri- vais, au contraire, des romantiques renou- velés au milieu de la société contemporaine, en'prenantsoinde mettre en v'aleur toutefois, ce qu'il y a d'intéressant et de neuf dans cette assimilation que font les « barbares >}

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PRÉFACE AU « rHALÈKE )) 1A1

(le nos goûts et de notre passé. Ce que j'ai écrit jusqu'à ce jour, est la négation même du romantisme ! Le moindre sens critique suffirait à en témoigner.

Des noms, auraient venir spontané- ment en mémoire... Nous côtoyons chaque jour des Thyra de Marliew; j'en ai connu dix exemples; mais est-ce que l'on écoute, est-ce que l'on songe au théâtre ?... Je ne partage pas plus l'idéal de Grâce de Plessans qiie celui de Thyra de Marliew. Je décris, mal sans doute, mais sincèrement mon époque, pas seulement ses mœurs (ce fut la tâche du naturalisme), mais son idéal momentané.

L'histoire du Phalène est presque rigou- reusement authentique, et elle n'aurait pu se passer dans un autre temps que le nôtre. Dans trente ans, elle sera peut-être deve- nue incompréhensible. Alors que je faisais mes études de peinture, j'ai connu, comme bien d'autres, cette jeune Américaine qui peignait des tableaux genre Rose-Croix avec le tempérament d'une femme née bien plu- tôt pour peindre des rognons ou des bœufs

248 ECRITS SUR LE THEATRE

éventrés, miss G.. . Une nuit, je la rencontrai , non sans quelque stupéfaction, au bal de l'académie Julian; elle passait au bras d'un de mes camarades. Deux jours après, je re- çus ses confidences. Elle ressemblait éton- namment à mon héroïne. Certes elle n'était pas fiancée à un prince de Thyeste, mais elle était rongée de tuberculose, jeune, belle et de plus, presque ruinée. Son désespoir s'extériorisa dans cette révolte farouche qui l'avait jetée aux bras presque d'un inconnu. J'écoutai avec scepticisme cette confidence, et même avec d'autant plus de scepticisme qu'elle émanait d'une exaltée et d'une étran- gère... Il y a quelque six ans seulement, j'appris sa mort; je me renseignai; elle s'était tuée et beaucoup se rappellent cette fin à peu près identique à celle de mon hé- roïne, accompagnée seulement d'un esthé- tisme « meilleur marché ». Pendant que ses amis réunis dînaient, elle s'étendit somp- tueusement dans sa chambre, au milieu d'un éclairage préparé. Un masque de chloro- forme adhérait à la figure... ' L'héroïne du Phalène lui ressemble beau» #

r-REPACK \U (( PHALÈNK » 249

coup. Cette pauvre âme, qui croyait entrer dans la mort par une voie triomphale et en- chantée, se marquait elle-même pour une mort sans grandeur et sans force, malgré son panthéisme apparent. On a souvent pro- noncé le nom de Marie Baskirstchef et je me suis expliqué dans une lettre à ce sujet; je n'y reviens plus. Assimiler la vie de Marie Baskirstchef à celle de mon héroïne est abu- sif; son journal est comme un démenti irréfutable. Ce n'est pas Marie Baskirstchef qui m'inspira le drame, mais, cet été, en l'écrivant, je relus ce journal que je n'avais pas ouvert depuis mes premières ^ années d'atelier... Je fus frappé de l'analogie, non des faits mais de la situation. Et sur l'ange de la mort et sur le démon de la gloire, la malheureuse et orgueilleuse Marie écrivit certains traits frappants d'une grande beauté ; je les ai transcrits fidèlement ; ils ont pris leur place au cours de ces dialogues enfiévrés et, si j'ai laissé le nom de Lepagc, ce maître de Thyra de Marliew, c'est que je désirais avant tout que l'on ne se méprît pas sur l'attribution de quelques phrases qui appar-

250 ECRITS SUR LE THEATRE

tiennent en propre à Marie Baskirtchef, dont les entretiens avec son maître Bastien Lo- page nous sont pour ainsi dire parvenus par la voie de ce journal, si éloquemment vécu. Mais je répète que toute confusion est im- possible.

La vie de Marie Baskirtchef est trop con- nue pour qu'on puisse lui attribuer les agis- sements d'une Thyra,qui se jette dans l'abso- lutisme plastique, par désespoir, au moment même elle découvrait le monde moral, terre promise dans laquelle il ne lui aura pas été permis d'entrer!

Entre autres références d'authenticité, j'af- firme que mon héroïne est, au surplus, con- forme à la vérité scientifique. Je n'ai pas été pa- radoxal en montrant la mentalité d'une Thyra. De mon temps, au moins, jeune homme, elle était exacte, quoique je l'aie stylisée. C'est nettement le type des « tuberculeux intellec- tuels » , comme l'a écrit une autorité médicale à ce propos même, « grands artistes ou grands amoureux, avec leurs alternatives de force et de prostration, mais avec augmentation de la vie nerveuse et créatrice... » Ce n'est là,

PRÉFACE AU (( PHALENE » 251

d'ailleurs, qu'un des petits côtés de la ques- tion, et cette authenticité est à mes yeux de peu d'importance, bien qu'elle ait présidé à la conception de cette pièce, car je n'ai jamais rien tiré que de la vie et de l'autorité du fait.

Il n'existe pas de sentiment plus usé en littérature et peut-être plus conventionnel que: la fraternité de la mort et de l'amour. Toutefois, il me parut que dans aucune occa- sion la mort et l'amour ne s'étaient juxta- posés de plus éloquente et véridique façon. Ici la convention fait place à la réalité... La germination de la vie dans la mort, l'aile lalpitante de l'amour se consumant à la lu- lière... n'avais-je pas le droit d'être tenté par sujet? J'ai voulu que, semblable au modèle [ue me proposait la nature, l'aile du phalène pt chargée d'un peu trop d'ornements inu- iles et de diaprures qui, issues de la nuit, [emblent destinées à la lumière. Il appar- ient à l'auteur dramatique d'exalter et de iritiquer en même temps son modèle, car [ans la vie tout est admirable et critiquable.

252 ÉCRITS SUR LE THEATRE

Je n'aime point, pour ma part, les person- nages sympathiques. J'ai témoigné depuis r Enchantement d'une volonté bien établie de mêler l'ironie à la pitié, le comique au dramatique; il n'y a guère de réalité exacte sans cet amalgane... On m'a refusé (je dis, dans la critique seulement) le droit de con- sidérer la nature d'un point de vue qui fut divers, et un peu universel. Également, je croyais avoir assez témoigné d'expérience théâtrale pour qu'il me fût permis, sans avoir l'air pour cela de m'être trompé, d'écrire une pièce dialoguée, s'écartant de la formule ou du moule habituels. . . Du tout ! Les férules sont toujours pour nous accuser d'igno- rance ou d'erreur, comme au collège !... Les lois du théâtre, monsieur, après les lois de la morate ! disent les gens qui ne sont ni des auteurs dramatiques, ni des moralistes, bien entendu!... J'ai voulu, une fois, et parce que le sujet s'y prêtait, délaisser la pièce bien faite, bien construite, soumise à des lois réelles dont je ne nie pas la suprématie, mais que je crus pouvoir mo-^ mentanément oublier pour me borner

PREFACK AU a PlïALENE » 253

écrire une sorte de dialogue philosophique, ou plutôt de soliloque enfiévré, chez un personnage que la proximité de la tombe, rend lyrique, tumultueux et abondant.

J'ai encore le sentimentde n'avoir commis aucun crime.

Il en sera peut-être du Phalène comme il ^en a été de mes autres pièces. UEnchante- ment^ Maman Colibri^ Poliche^ la Marche Nuptiale, suscitèrent les objections ou les oppositions les plus sérieuses, les plus i^- ribondes, à leurs premières « générales »... Or en ces trois dernières années, les œuvres [ue je cite ont été reprises, et, à leurs nou- velles « générales », les objections sont tom- bées. Lequel l'emporte en raison du premier jugement ou du dernier ? Ce n'est pas à moi ^de conclure...

Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces lignes, aucune ingratitude.

Je me souviens avec une reconnaissance -attendrie de certains enthousiasmes, de quel- ques mains tendues et je n'ai pas de peine à me rappeler les noms aimés assez rares, à vrai dire, qui sont attachés au souvenir

ECRITS SUR LE THKATRE

de mes premiers essais. J'ai plaisir à rappe- ler ici ceux de Catulle Mendès, de Muhlfeld, de Nozière, de Jean Lorrain, entre autres, qui, dès la première heure, me défendirent, me suivirent et m'encouragèrent. L'idée sau- grenue ne me vient donc pas de prétendre, après une déjà longue carrière, que je sois un méconnu et que des éloges ne m'aient pas été prodigués au delà même de ce que je méritais. Mais ce n'est pas la vanité seule qui nous incite à écrire des œuvres sincères dont la portée nous intéresse parfois plus que le résultat effectif... La douleur, Témo- tion, la joie, la dure ou mélancolique expé- rience nous poussent à regarder au delà de nos propres pensées comme à travers des cristaux colorés. C'est le mirage créateur. Ce que l'on veut dire est parfois plus impor- tant que ce que l'on dit. Le dessein d'un ouvrage est quelquefois la préoccupation supérieure qui plane au-dessus de toutes les autres, et nous souffrons plus de voir mé- connaître nos intentions artistiques, probes et désintéressées, que nos productions elles- mêmes.

PRÉFACE AU « PHALÈNE » 2.-)5

Or, jusque dans les éloges, la critique, depuis quinze ans, n'a jamais cessé, à de rares exceptions près, de s'inscrire contre le sens de mes ouvrages, d'incriminer leur morale ; je peux même dire ([u'elle n'a jamais cessé de les l'iétrirdevant l'opinion publique, tout en en reconnaissant le talent ou la réussite. Elle n'a pas cessé de les inculper et de les écraser de charges dont elles étaient indemnes. C'est la critique qui, dès mes dé- buts, s'est interposée entre le public et elles, qui, dès la première représentation de cha- cune d'entre elles, a voloutaiiement placé entre la scène et la foule cette espèce de voile susceptible d'inquiéter des spectateurs que les audaces, s'il y en a, et les sincérités de ma production eussent séduits ou attirés [us facilement. Encore maintenant, c'est blic qui s'est fait à la longue une convic- in personnelle, et n'écoute plus d'autre ex- srience que la sienne; il vient d'en donner le nouvelle preuve et en rejetant le verdict iidieux de la presse, il a eu, cette fois plus mérite que de coutume ! On l'a trompé : ^ le sait. Il a compris pourquoi.

256 ÉCRITS SUR LE THEATRE

Jeune homme, puisque c'est à toi que ces pages s'adressent, tu liras plus loin quelquee- unes de ces violences qui furent adressées au Phalène, Elles me sont familières. Dès ma première pièce j'ai connu ce langage : ce fut le ton avec lequel on accueillit mes pre- mières démonstrations; c'est à l'aide de ces armes qu'une certaine presse forgea tout de suite cette cuirasse de mascarade, créa cette légende d'immoralité suspecte de complica- tions inquiétantes dont le souvenir n'est sans doute jamais parvenu jusqu'à toi... Maman Colibri, Poliche\ la Marche Nuptiale, pro- voquèrent la- même obstruction véhémente, un chœur de protestations indignées.

Exactement l'opposé de ce que l'on aurait dire !... Morne idiotie ! ^ La décadence, la névrose, le morbide, c'est l'appauvrissement des formes et la dégéné- rescence des vérités fondamentales qui ali- mentent l'art et la morale.

Et justement il faut voir, dans toutes les époques, avec quelle rage Géronte essaie de jeter l'accusation d'une infirmité dont il sent ses moelles s'ankyloser, à la tète de ceux

PREFACE AU « PHALENE » 257

qui viennent ouvrir les fenêtres et balayer les ordures... Oui, il existe un malsain en art : c'est celui qui s'épanouit le plus librement sous la protection de ces sévères censeurs et qui corrompt le théâtre. C'est la pornogra- phie du vaudeville national, l'autre sournoise pornographie de la pièce légère qui dissi- mule sous des dehors de convention le vice le plus vulgaire, c'est le mélodrame pleurni- cheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise, le faux optimisme béotien, signe suprême de décadence.

Les voilà avec leurs complices éhontés de la presse, les officines de salles de rédaction, les voilà les corrupteurs de la bourgeoisie française et les exploiteurs du mauvais goût [ublic...

Ce sont généralement de froids métho- jistes, des spéculateurs sans sincérité qui

ibillent la routine au goût du jour, avec

complicité bienveillante de toute la cor-

>ration, auteurs et journalistes.

Mais l'art veille, et la France a toujours tté la première à se porter aux avant-postes.

Ah! la vérité... Sais-tu, jeune homme,

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258 ECRITS SUR LE THEATRE

j'y songe parfois ce qui m'en a donné le goût, sans pour cela m'en avoir donné Le pouvoir, hélas ! je le reconnais ? C'est mon éducation de peintre. A contempler cinq ans la nature au milieu de ces gens sains et frustes que sont pour la plupart les peintres, dans leur adolescence, j'ai acquis la véné- ration des formes vraies, de la ligne d'ex- pression. La pureté du nu m'a donné le goût de la noblesse naturelle de l'homme, l'hor- reur de la pornographie, de l'hypocrisie, de l'équivoque, du sournois en art... Le nu a même eu, par son enseignement hautain, des retentissements plus profonds en moi... Il m'a justement donné la probité intellec- tuelle, et cette religion de la nature que de- puis je porte en moi... Ce fut durant les an- nées d'atelier que je compris la composition en art, le dessin ferme et synthétique, et conçus à jamais l'horreur de l'anémie et de la mollesse... Je me souviens que cet amour du trait essentiel et de la ligne d'expression, je les ai toujours enviés chez les maîtres qui donnèrent de la vie des représentations sin- cères et directement inspirées : Rembrandt,

PREFACE AU « PHALENE » 259

Velasquez, Manet, Degas, Degas surtout... dont le dessin est un puissant enseignement. Pour les infirmes, ce dessin-là c'est la dé- formation, le laid, l'exceptionnel, le morbide. Point du tout. La structure humaine et son expression sont établies chez Degas, selon des observations de plan, de valeurs, de rap- ports qui sont autrement puissants que les faux muscles d'école (oh ! le faux muscle en littérature aussi, quelle plaie!) ou le modèle académique, nous vint-il de Raphaël et de la Renaissance !...

Je ne suis cependant pas de ceux qu'on ap- pelle des réalistes ou du moins de ceux qui demeurent dans les données précises du réa- lisme... mais d'autre part s'il m'est arrivé de trop subtiliser la matière, même quand je me suis trompé, et ce dut être souvent, le sens humain m'a seul préoccupé. Et j'a?acquis aussi, chemin faisant, à ce contact permanent aveclanature,d'excellentes certitudes comme celle-ci : que dans toutes les branches de l'art on ne peut atteindre au général que par le particulier... C'est une grande leçon.

Mais je ne m'attarderai pas ici à des dis-

*i60 ECRITS SUR LE THEATRE

eussions d'art. Je veux souligner simple- ment l'erreur flagrante de la critique d'au- jourd'hui lorsqu'elle adresse des reproches qui consistent, en fin de compte, à prendre bénévolement du nu pour du déshabillé, des franchises pour des licences, des exac- titudes pour de l'anormal, des développe- ments ou de la synthèse pour de la précio- sité ou de la brutalité; ainsi de suite!... quoi! diras-tu, jeune homme, n'est-ce pas la loi ancestrale, depuis deux ou trois siècles au moins, mais pas plus, que la cri- tique s'est inféodée dans les arts...? Votre cas ne fut pas unique!... Et tu as raison, jeune homme. Les plus hardis comme les plus minimes novateurs n'ont-ils pas été ac- cueillis par les mêmes épithètes ?. . . Et puis le temps passe... tout disparaît... et l'on s'étonne des résistances oubliées; on arrive même à les nier... Dans mon cas, l'intéressant c'est que la résistance ne vint pas du public (c'est généralement le contraire qui se produit), mais d'une élite soi-disant chargée de diriger ce public ! Le public, lui, transgressa les or- dres donnés. 11 comprit peu à peu la sincé-

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rite indubitable de mes pièces, et s'y livra parfois totalement. Ce ne fut qu'aux reprises de ces pièces que les détracteurs désarmè- rent, ce qui prouverait peut-être, en partie au moins, la bonne foi de leurs objections ou de leur colère, si l'on ne savait de reste qu'il est plus aisé de rendre justice à des ouvrages passés qu'à des ouvrages récents, et que très souvent on n'encense le passé que pour mieux écraser le présent. Je constate, quoi qu'il en soit, qu'à ces reprises, la presse fit entendre un autre son de cloche : « Est-ce nous qui avons changé à ce point?... Le pu- blic n'était pas mùr, il y a quelques années, pour écouter cette oeuvre qui, aujourd'hui, apparaît claire, directe, etc.. ; elle a gagné en vieillissant comme le bon «vin, etc. » Image absurde d'ailleurs et inopportune !

La plupart de mes pièces ont été ainsi reprises dans ces trois dernières années et ont rencontré la môme palinodie ; j'ai cité : V Enchantement ^ Maman Colibri^ Poliche. Et je songe que si l'on avait tout de suite rendu justice à la mentalité de ces pièces et à leur probité artistique, au lieu de les honnir au

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début, il n'y aurait plus maintenant à souffler sur cette fumée encombrante et asphyxiante qui se renouvelle à chaque expérience, et de- vient procédé stratégique chez une certaine opposition. « Calomniez, calomniez, il en res- tera toujours quelque chose », comme disait un grand créateur de légendes! Et, de fait, la légende a le plus souvent force acquise. Ceux qui la créent savent bien ce qu'ils font. La postérité elle-même l'accepte sans contrôle et que de fois elle a été la dupe d'une poignée d'anecdotiers ou de mystificateurs ! La pure spiritualité d'un Baudelaire, pour ne pas re- monter plus haut, ne porte-t-elle pas, devant le public, le poids d'une légende suspecte, créée par ses contemporains?... Les salis- seurs professioiuiels sont d'habiles psycholo- gues ! Croyez-vous que lorsqu'un Ferdinand Brunetière écrivait des choses déshonorantes comme celles que je cite ici à propos de Bau- delaire, il faisait œuvre de critique ou de malfaiteur?

«Le pauvre diable (Baudelaire) n'avait rien du poète que la rage de le devenir. Non seu- lement le style mais l'harmonie, l'imagina-

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tion lui manquent. Si Baudelaire ne fut pas ce qu'on appelle un fou, du moins fut-ce un ma- lade, et il faut avoir pitié d'un malade... Ce serait un scandale, ou plutôt une espèce d'ob- scénité que de voir un Baudelaire en bronze de son piédestal continuer de mystifier les collégiens. Il faut bien que quelqu'un le dise!... » Non, ce critique était conscient de son mensonge. Plein de fiel et d'envie, il pro- fitait de son crédit (sur lequel il s'illusion- nait comme tant d'autres) pour tenter d'étouf- fer le génie. Il le diffamait et souhaitait de le déshonorer!...

C'est vSainte-Beuve qui pour châtier Balzac d'avoir osé « louera mort » Stendhal (on sait, écrivait-il avec modestie, combien je suis loin de partager l'enthousiasme de M. de Balzac) accusa publiquement, dans une causerie du lundi, et le pauvre grand homme n'était plus pour se défendre l'auteur du Père Goriot d'avoir été payé de cet éloge par l'au- teur de la Chartreuse de Parme: 3.000 francs (on précise, dans le métier). « Un service d'ar- gent contre un service d'amour-propre, com- iiiente-t-il. Je n'ajouterai qu'un mot: ce mé-

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lange de gloire et de gain m'importune ! » Quelle intégrité professionnelle!... Ah! les braves gens !

Croyez-vous qu'un Gustave Planche faisait œuvre de critique lorsqu'il écrivait : «M. Vic- tor Hugo a maintenant trente-six ans et voici que l'autorité de son nom s'affaiblit de plus en plus !.. » J'ai recueilli cette sottise tendan- cieuse parce qu'elle est si monumentale et si symptomatique qu'après cela il semble qu'il n'y ait plus qu'à tirer l'échelle !

Quand, plus près de nous, Jules Lemaitre (je cite ici impartialement un critique qui fut toujours sympathique à mes productions) écri- vait de Verlaine: « Les ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître et un initia- teur », n'essayait il pas tout simplement d'in- timider le sentiment public ? Le procédé est habituel. Je n'hésite pas à dire qu'il sera éternel comme la répulsion qu'il nous ins- pire.

11 faut en prendre son parti et écrire selon son cœur. Cette équivoque, entre autres, dont parle Théophile Gautier, qui tente d'assimiler l'auteur à ses personnages, est

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une arme basse qui a trop rendu de services à l'opposition, depuis qu'il existe une cri- tique, pour qu'elle soit abandonnée de si- tôt !... Ayons confiance dans un arsenal aussi éprouvé ! A U Enfant de V Amour, cette feinte indignation atteignit déjà au paroxysme. Sans paraître comprendre quoique ce soit à l'idéa- lisme d'un auteur qui poursuit son étude dans tous les milieux, la plus grande partie de la critique fut prise d'un haut-le-cœur comparable à celui que provoqua le PJia- lène. Une ligue contre l'immoralité de la scène française livrée à l'ordure, fut même fondée à cette occasion par des journalistes, il m'en souvient!... Je ne vois dans mes œuvres que la Femme nue qui ne souleva pas cette objection d'immoralité et à la rigueur les Flambeaux, mais encore dans ce dernier cas avec de fortes restrictions. On me traita alors comme une brebis égarée qui revient au bercail de la salubrité publique ! Mais il y avait sans doute maldonne. Les apparences seules, le milieu j'avais situé les Flam- beaux, la pitoyable et simple aventure de la Femme nue, avaient égarer l'opinion de

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la presse, car le malheureux auteur récidi- viste eut le chagrin de contrister à nouveau la classe la plus susceptible et la plus délicate de la société parisienne !...

Je ne mets en cause que le grief d'immora- lisme, car j'en donne ici la plus formelle as- surance, je ne m'insurge pas le moins du monde contre les critiques qui furent adres- sées aux défauts ou aux défaillances artisti- ques de mes pièces. Je ne vais pas si loin que Théophile Gautier et je m'incline devant la tâche un peu vaine, mais non sans intérêt, de la critique lorsqu'elle verse dans l'analyse, et lorsqu'elle n'est pas l'émanation de l'esprit négateur qui Retarde la marche du monde. La critique a droit de vie dans les lettres. Toutes les formes de la pensée sont belles. Si la censure en soi est chose absurde, l'ana- lyse attentive, le disséquage réfléchi des œu- vres est un louable exercice qui a ses maîtres, s'il n'eut jamais ses génies. Certes, la petite critique imbécile qui consiste à relever que le troisième acte est meilleur que le deuxième ou que la fin du premier paraît insuffisante, est tout à fait dénuée de valeur ou d'intérêt ;

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mais quand la presse n'est pas la circulation de la mort (voyez même les grossières et per- nicieuses erreurs d'un Sainte-Beuve), elle est, au contraire, la circulation delà vie. Elle fait Teffet d'un sérum généreux qui active l'orga- nisme et enrichit les échanges cérébraux. Non, jamais il ne me viendrait à l'idée, en- core une fois, de m'insurger contre les criti ques adressées à des faiblesses d'exécution ou à des tares littéraires, le reproche fut-il inexact ou sévère. Il est fort possible que je ne sache pas écrire en français, ni construire un caractère et que mes ouvrages soient, se- lon l'expression dont un critique jiotoire (1) salua mes débuts, « un crime de lèse-litté- rature qui devrait être puni par les tribu- naux ». Entons cas, c'est un droit de l'écrire. Je m'élève seulement contre l'intervention du point de vue moral, qui constitue une éter- nelle déloyauté.

Toutefois cette déloyauté n'est pas seule- ment le fait de l'envie embusquée. Songez au nombre d'ennemis naturels que l'on compte dans une salle de théâtre ! Ceux qui se sen-

(1) M. Adolphe Brisson.

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tent atteints confusément dans leurs habi- tudes littéraires, dans leurs convictions po- litique (ceci domine terriblement toutes les autres questions) ou artistiques, voire même dans leurs habitudes confessionnelles. Beau- coup de ces gens ont une clientèle à satis- faire ! Il faut compter aussi les naïfs qui ne peuvent pas dépasser leurs doses coutu- mières, ceux qui n'ont jamais réfléchi sur eux-mêmes et se trouvent en face tout à coup d'un spectacle la vie est exposée, selon une excellente expression, « en profondeur », les demi-intellectuels qui s'en tiennent à la lettre, les snobs qui sont des microbes pro- lifères et contagieux; il y a des négateurs systématiques ; les admirateurs éternels du poncif en art; d'autres qui, sur des œuvres assez diverses comme les miennes, ne savent pas bien sur quoi étayer leurs convictions ou leurs répulsions; ceux qui croient sin- cèrement que parce qu'on traite des sujets vivants ou bourgeois, on déchoit de la poésie; ceux pour qui le gros succès de public, la centième représentation, est un critérium infaillible d'infériorité. Il y a les partisans du

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PREFACE AU « PHALENE »

réalisme intégral qui haïssent l'approche de tout lyrisme et aussi les arrière-gardes des anciennes écoles d'avant-garde... Que sais- je!... Les rédacteurs qui sont obligés d'obéir à leurs directeurs et aux amis de la maison ! Tous s'accordent sur un point : trouver en face d'eux le signe de l'immoralité. C'est là, pour l'opposition, un terrain d'entente toujours très facile parce qu'il est vague et que l'accusation portée a la force d'un argu- ment d'intimidation.

Mais on trouve encore à cette résistance une raison supérieure : elle est d'ordre général, éternel, celle-là, et dépasse toutes les autres. C'est qu'une pièce, lorsqu'elle apporte une conception un peu neuve doit choquer non pas les êtres incultes ou à cul- ture assez inférieure pour qu'ils ignorent le parti pris, mais ceux au contraire qui sont enrichis de formules, de traditions, de con- ventions antérieures et de beautés classi- fiées. La brièveté du spectacle, le tumulte des couloirs, le goût naturel de nier ou de rabaisser l'effort, la joie d'avilir, de déni- grer, de défendre des intérêts opposés et des

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firmes commerciales, l'impossibilité aussi où^se trouve l'auteur de développer en scène l'idée profonde de son œuvre, chargé qu'il est de représenter de la vie directe, l'habi- tude que l'on a de considérer la valeur de la pièce intrinsèquement, sans la rattacher à des conceptions générales de l'auteur, cette légèreté dans l'information qui est une des plaies du journalisme et de Topinion, tout cela fait le reste et forme un poids mort qui retarde effroyablement la vérité, malgré l'intelligence ou la capacité de l'élite! Je parle de cette véritable élite dont le silence ou la réprobation « font le tourment des mauvais écrivains», et qu'un auteur du dix- huitième siècle appelait : les quarante justes de la capitale.

Mais, que vous donniez une heure, un jour ou une semaine de réflexion, ou môme cinq ans (cinq ans vaut mieux cependant), à qui doit nous juger, il n'en subsistera pas moins ceci : toute œuvre qui apporte une nouveauté de conception doit nécessairement choquer ses contemporains en vertu de ce principe que toute beauté nouvelle dérange

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en nous ce qu'il y a de précédent, d'acquis.

C^est toujours le point déterminant de la conception qui suscite Vohjection première. Fa, par un fatal mais un peu mélancolique retour, c'est lui qui sera plus tard la sauve- garde et Vintérét de Vœuvre. Reportez-vous aux novateurs d'autrefois ou de naguère et vous constaterez vous-même cette loi d'équi- libre. .

Une impression neuve froisse en nous les traditions. On traite de lacune le fruit des vérités retrouvées ou renouvelées* Manet re- joignait les classiques; ses contemporains le prenaient pour un anarchiste ou un malade.

Jadis, j'ai moi-môme souri du Balzac de Rodin, par première impulsion. La volonté d'art du Balzac est pourtant belle, saine, lo- j gique. J'étais absurde comme tout le monde ! Il faut, môme à un esprit averti, le crible du temps pour qu'il puisse concevoir la sincé- rité ou l'étendue d'un point de vue nou- veau, d'une formule qui rompt avec les ca- nons établis.

On devrait savoir surmonter la première impression que vous procure le contact

272 ÉCRITS SUR LE THEATRE

d'une œuvre un peu nouvelle, car cette pre- mière impression, désagréable en ce qu'elle blesse, comme je l'ai dit, les conceptions acquises, ne peut être évitée. Des gens qui, en musique, avaient la conception de la mé- lodie selon le mode de Gounod, devaient être nécessairementchoquéspar la conception de la mélodie wagnérienne; ainsi de suite. Chaque œuvre apporte une atmosphère à elle parti- culière, qui l'enveloppe, l'étreint et procure toujours au premier auditeur une vague sen- sation d'incohérence. Il faut la dépasser. Malheur à ceux qui s'arrêtent à l'objection ! Ils seront éternellement Bouvard et Pécu- chet et, avouons-le, c'est la plupart du temps, le cas de la critique. L'objection est dans tout, même dans les chefs-d'œuvre. Wagner faisait du bruit, c'était vrai !... Debussy aujourd'hui est compliqué... Eu- gène Carrière peint dans la fumée : c'est vrai!... Besnard éclaire ses personnages avec des lanternes : c'est vrai!... Puvis est un déformateur : c'est vrai!... Et qu'est-ce que cela peut faire, grands dieux!... Le ju- gement initial des contemporains s'arrête à

PRÉFACE AtJ « PHALENE » 273

ces impressions. Les auditeurs ou les spec- tateurs ne savent pas s'accuser eux-mêmes d'infériorité ni surmonter l'irritation que l^ur procure ce premier contact indécis, franchir les frontières au-delà desquelles, avec un peu d'effort et de bonne volonté, ils trouveraient de suite ces satisfactions intel- lectuelles et ces plénitudes d'esprit qu'ils finissent par trouver quelques années plus tard, lorsque d'autres novateurs sont arrivés à leur tour et ont porté plus loin encore leurs jalons dans un champ l'expérience 'est illimitée et l'évolution s'accroît de façon incessante.

^Mes pièces, sans être, je l'avoue, des phares de cette importance, et avec toutes leurs faiblesses, mais parce qu'elles appor- taient successivement quelques nouveautés de point de vue, parce que la douleur ou la joie, les mouvements de Tâme, l'amour- passion, s'y exprimaient selon des modes inaccoutumés à la scène et peut-être sur- tout parce que ma franchise jetait un jour plus concentré sur certains aspects inté- rieurs, mes pièces subirent ce sort commun.

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ECRITS SUR LE THEATRE

J'ai toujours eu horreur de me répéter, et j'ai par cela même déçu souvent des sympathies à l'heure juste elles venaient de s'habituer à mes précédentes tentatives. Il m'eût été facile de faire le contraire. Le vrai succès, hélas ! n'est généralement obtenu par l'artiste qu'au moment même il ra- bâche et ne vit plus que sur ses procédés. Progresser, chercher autre chose, c'est l'art certain de décevoir.

Mettons que mes pièces aient été, quand elles ont paru, quelque peu en avance sur le mouvement théâtral (ce qui ne veut pas dire qu'elles aient été meilleures ni plus parfaites pour cela), et voilà peut-être ce qui explique le mieux les différences d'accueil qui leur ont été réservées à leur création et à leur reprise. Je n'exagère pas d'ailleurs l'impor- tance de cette avance et n'en tire d'autre vanité que celle d'avoir un peu poussé à la roue, avec ardeur. Car, qu'est-ce que cinq ou six ans d'avance, lorsqu'il s'agit d'un art comme l'art dramatique, lequel, grâce aux mensonges et aux artifices florissants, re- tarde toujours, comme il a été dit, de cin-

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quante bonnes années sur les autres formes de la littérature !... Paradoxe tout de même un peu exagéré que ce retard, si l'on veut bien se reporter aux chefs-d'œuvre de la comédie dramatique qui n'ont jamais été plus abon- dants que dans les trente dernières années : Amoureuse, le Passé, la Course du Flam- beau, Amants, V Invitée, etc. tout ce réper- toire si riche et si varié où, dans les sphères les plus diverses ou les plus opposées de la pensée, voisinent journellement et de façon si vivante, des œuvres comme le Repas du Lion et le Tribun, la Foi et le Duel, de beaux rêves de visionnaires comme Intérieur, ou Pelléas, des farces tragiques, comme les Affaires sont les affaires, et tant d'autres té- moignages de l'activité productive de notre époque !

En tète de la Marche Nuptiale, j'écrivais jadis ceci :

« C'est toujours par ce qu'elle contient de vérité qu'une œuvre nouvelle choque ses contemporains. C'est toujours et seulement

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276 ÉCRITS SUR LE THEATRE

pour ce qu'elle aura contenu de vérité que cette œuvre est appelée à subsister dans l'avenir. »

Précisément, à Theure j'écris ces lignes, la Marche Nuptiale à son tour reçoit à la Comédie-Française, de la part du public et des critiques mômes qui, jadis, l'ont pour- fendue, un accueil presque sans restriction ; bref, une consécration telle qu'il m'est per- mis de me reporter au jour de sa création la pièce fut tellement discutée, et si médio- crement goûtée. Alors comme aujourd'hui, moins âpres mais tout aussi flagrantes, c'étaient les éternelles rengaines : c détra- quement, névrose, malsain, etc.. » Et il n'y a que sept ans de cela! Le temps marche vite et l'évolution se fait rapide. Ce qui était impur hier est pur aujourd'hui... Ainsi va le monde, et c'est très beau, très récon- fortant et très sain !

Mes prophéties ne sont donc pas témé- raires et pas une preuve, en tous cas, ne m'a été donnée que je me fusse trompé. Il faut par conséquent excuser ma présomp- tion. La cour d'appel fait autorité. Il reste

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bien une autre et suprême juridiction, mais celle-là, il est trop hasardeux d y prétendre : elle ne dépend que de la postérité. Gônten- tons-nous de la leçon du présent.

Pour moi, je continuerai, dans ma bonne foi et dans une solitude résolue, de donner les ouvrages dont j'ai le dessein ou l'ambi- tion... Je crois qu'il n'est pas de plus grand honneur que .celui de recevoir l'éloge de ses pairs, lorsqu'il se présente ; qu'il faut être fier de recueillir l'assentiment de ceux que Ton admire, l'assentiment aussi de la j^ grande foule; mais si, par hasard, ils vous l font défaut, l'un ou l'autre, ou tous deux, il ï convient de ne s'en inquiéter guère et de l continuer son chemin, insensible au cencert l d*imprécations, plus ou moins sincères, t que, pour ma part, j'entends à mes oreilles ' depuis quinze ans, et derrière les voix plus autorisées que nous aimons et que nous vé-

Inérons. Si je me trompe, je le ferai en toute hon- nêteté, et aussi en toute indépendance (il n'y a d'intéressant que de produire sans s'oc- cuper du résultat), persuadé, par ma propre

278 ECRITS SUR LE THEATRE

sincérité, qu'en matière dramatique j'ai ap- porté des œuvres bonnes ou mauvaises c'est un autre point de vue mais à coup sûr les plus idéalistes, les plus droites et peut-être aussi les plus morales, de ces der- nières années. Je le dis comme je le pense... Au bout du compte, c'est l'ensemble de ces pièces et de ces personnages qui sera peut- être intéressant.

J'ai devant moi des sujets tout tracés, de quoi alimenter de longues années encore de ma vie. Chaque pièce viendra à son heure ; il faut écrire ce que l'on a l'envie impérieuse ou distraite d'écrire.

Je serai peut-être impuissant à réaliser mon espoir dignement, mais je peindrai jusqu'à l'amour dans le peuple et même chez des cœurs bourgeois. Je dirai l'amour dans tous les cœurs. Et j'estime que je fais œuvre saine et robuste si cette œuvre émane au fond d'un esprit d'idéaliste passionné. Je vais même paraître plus présomptueux en- core ! Je suis sûr que tout ce que j'ai écrit doit témoigner de cette recherche de beauté à travers le jardin des âmes et que tout y

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clame la pitié, la forme la plus haute de la justice. J'ai pitié de tout ce qui souffre, de toutes les forces écrasées, je hais les hypo- crites, les opportunistes, les oppresseurs. J'aime la France de la liberté et'de la pen- sée généreuse. Je crois au peuple ; à l'affran- chissement de la femme, et de tous les es- claves. J'ai foi dans le progrès humain. Je déteste les idées conventionnelles. J'aime passionnément la nature, et je mourrai avec la conviction que l'humanité marche vers des codes merveilleux de justice, et de frater- nité, en dépit de toutes les horreurs. J'ac- cepte de nos pères cet héritage d'idéalisme. J'ai écrit en épigraphe, quelque part : « Ariel est dans Galiban. » Cette phrase ré- sume à peu près toute ma conviction. Elle veut dire que la matière et l'esprit sont in- dissolubles, se combinent l'une l'autre et que les forces admirables mais terribles de la vie sont éternellement perfectibles : Ariel est partout prêt à jaillir, comme l'eau du rocher. Cette phrase veut dire que toutes les lois de nature sont belles et respectables, à commencer par l'amour, splendeur de la

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vie, et que le péché et l'ordure ne sont pas à sa base. Elle veut dire, cette phrase, que le rythme de la vie, avec ses instincts et ses lois imposées, est la chose admirable contre la- quelle il ne faut pas s'insurger en la salis- sant, mais qu'on doit admettre en la véné- rant. Les hommes, les sociétés et les reli- gions ont eu le tort antique de nier ou de déformer la beauté de ces forces génératrices . Mais, par contre, ces forces ne sont que des bases; Galiban n'est que de la matière. J]l cette phrase veut dire aussi, par conséquent, que l'honneur de l'humanité doit être de s'attacher à spiritualiser l'instinct et l'intui- tion, à agrandir les limites de la conscienco. J'ai été heureux de voir préciser magnifique- ment, en ces dernières années, par Bergson, des idées sur l'intuition qui, chez moi élé- mentaires, faisaient l'objet de mes préoccu- pations. Dans leur humble et mince sphère, mes pièces ne signifient pas autre chose qiio cela: quelques luttes de l'âme humaine en face des lois secrètes, indestructibles, belles ou fatales de la vie et de l'évolution. C'est une très simple philosophie, voyez-vous, qui

PREFACE AU (( PHALENE » 281

m'inspire, une philosophie de «constatation», sij'ose m'exprimer ainsi. Plus de thèses, plus de théories, plus de systèmes, plus de satires ! L'auteur dramatique ne doit pas être autre cliose qu'un enregistreur impartial et un observateur résolu. Sans cela nous ne pei- gnons plus et ne dramatisons plus la vie, mais des entités ou des chimères arides. Le réel doit sans cesse baigner, envelopper les ( ontours de nos conceptions et elles doivent cependant ploùger leurs racines dans le sol invisible qui est le creuset. mystérieux de la nature. Gœthe a imaginé les Mères, les ma- I lices cachées du monde, procréatrices loin- laines, toujours tangibles, du moindre de nos gestes, génératrices de ces forces indis- ciplinées (jue l'on nomme: l'instinct et l'in- luition. Eh bien, il faut que malgré le sens humain sans lequel il n'est pas d'art drama- lique, malgré les apparences les plus sub- tiles du réel, il y ait, dans la coulisse comme <Ians le tuf profond que nous foulons, ces personnages vénérables, ces déesses inamo- vibles qu'un poète nomma bi exactement: les Mères.

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Mais l'eatreprise serait trop grande!... Je laisse à d'autres l'espoir de la réaliser !... Je connais mes forces et je n'ai ni fausse humilité ni sot orgueil. Je veux dire simple- ment que les intentions sont bonnes, l'exé- cution plus douteuse, et qu'au surplus il ne faut travailler que lorsqu'on a quelque chose à dire. Mes écrits sont dépourvus de conces- sion ou d'inquiétudes de carrière ; leur simple franchise passe même pour de la suffisance ou de la morgue à tort d'ailleurs!... Au point j'en suis, je n'ai qu'à continuer d'écrire ce que je désire écrire, sans m'occuper du ré- sultat, tout bonnement, et les pieds au feu...

Dans la solitude seulement, on peut ré- créer un peu la vie et se la rappeler... Il n'est rien de tel que de rêver et, dans le se- cret de soi-même, d'embrasser des images, ou de réveiller des souvenirs... pour s'en aller un soir comme un petit Poucet, qui, le long de la route aura semé des cailloux blancs noirs ou roses, devant que le temps les chasse dans le fossé...

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Mais je m'aperçois, jeune homme, que je t'oubliais!... La violence et la prolixité des attaques m'ont entraîné à enfreindre la pu- deur naturelle de l'écrivain. Tant pis ! Au moment tu lis ces lignes, tout ceci est un débat si lointain, si oublié, n'est-ce pas! A l'heure actuelle, tu sais que rien dans aucune branche de l'esprit, n'a pu arrêter le progrès et la marche de l'évolution qui entraîne la France vers des buts de clarté, de justice... Et c'est l'essentiel ! Le monde s'est sans doute encore éclairci, illuminé pour toi, avant que tu tendes le flambeau à d'autres coureurs... Pardonne-moi de t'avoir aussi longuement importuné de moi-même. Mais si, par hasard, la morale de ton temps n'est pas meilleure que celle du nôtre, si, par impossible, tu as souffert des mêmes souf- frances, triomphé peut-être des mêmes er- reurs, tire de ces lignes un léger mais sa- lutaire enseignement! Va, console-toi allè- grement ; travaille avec douceur dans la

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solitude, sans t'occuper d'autre souci que celui, par surcroît, d'aimer, de t'enlhousias- mer et de vivre... Permets que je te quitte, en te rappelant pour le cas tu doute- rais de toi-même et les voix fallacieuses auraient troublé ta volonté deux belles paroles; l'une de Renan qui termine les Sou- venirs de Jeunesse: « Le public a l'esprit plus large que n'importe qui. « Tous » renferme beaucoup de sots : c'est vrai ; mais tous ren- ferme les quelques milliers d'hommes ou de femmes d'esprit pour qui seuls le monde existe. Ecrivez en vue de ceux-là. »

L'autre de Banville est plus belle encore : « On périt de ne pas oser. »

Oui, on ne meurt que de cela... Mais on meurt bien.

Décembre 1913.

EXTRAITS DE LA PRESSE DU « PHALÈNE »

La publication a paru le Phalène et des passages de la préface qu'on vient de lire a coutume de faire suivre chaque pièce qu'elle édite des éloges décernés par la presse. Cette fois l'auteur du Phalène tint à ce que cette revue des journaux fût impartialement exacte. En témoignage des incidents relatés dans la préface, et à titre documentaire, nous détachons quelques-uns de ces extraits, au hasard; à ceux qui, plus tard, douteraient de la violence des attaques, ils donneront une idée de ce que fut la presse parisienne et provinciale au lendemain de la représenta- tion du Phalène j en octobre 1913.

Note de V éditeur.

286 ECRITS SUR LE THEATRE

Le Figaro :

Gomme à Bayreuth pour les représenta- tions du Dieu allemand on ne pouvait hier avoir accès dans la salle de la Chaussée d'Antin quand le nouveau mystère était com- mencé.

Les invités d'une avant-première ne peu- vent, comme hier, que s'étonner de ces or- gueilleuses consignes ; les spectateurs moins favorisés des représentations suivantes, en payant à la porte le droit de protester, déci- deront, à moins qu'ils ne préfèrent porter leurs pas- plus satisfaits vers des scènes plus gaies.

Quel théâtre pénible, en effet, quel théâtre morbide nous crée l'immense talent de M. Bataille ! C'est contre sa production nou- velle qu'il faut protester ; toute son œuvre s'en effondrerait s'il persistait.: après les ravages de la lèpre, ce sont des folies ero- tiques d'une phtisie embrasée, pressée de vivre, puis de mourir, qu'il nous décrit au Vaudeville... Je suis certain que le public

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s'étonnera, comme nous tous, de la singu- lière idée de l'auteur du Phalène choisissant les ruines d'un cimetière et ses pieuses tombes pour les flirts, les danses et les chants d'une société malade en folie qu'il qualifie fort innocemment de gens du monde...

Tout y est immoral, en effet, tout y est faisandé, et, quand la toile est enfin tombée, on sort avec un sentiment de profonde com- misération pour l'auteur dont l'incontestable talent vingt fois consacré par de beaux suc- cès se fourvoie maintenant comme par ga- geure en ces choses nauséabondes et dépra- vées.

Paris mérite d'autres œuvres que 'celles que la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre in- terdiraient comme avilissantes sur leurs scènes respectées.

Gaston Galmette.

VEcho de Paris :

J'hésite vraiment à raconter le sujet de cette pièce, car ce journal a des lectrices et

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des lecteurs qui souhaitent d'être respec- tés...

On sent que je prends la chose en sou- riant pour ne pas avoir à m'en fâcher. Mais il est bien entendu que, dans cet article écrit en hâte, je fais mes plus expresses ré- serves sur le sujet, le ton du dialogue et l'immorale niaiserie de tous les sentiments exprimés.

François de Nion.

L'Action Française :

Pauvre Bataille, pauvre faisandeur de pou- lets maigres ! Il aura donné consécutivement dans toutes les sottises des m'as-tu-lu, et combien sa prétendue complexité sentimen- tale apparaît aujourd'hui ce qu'elle est en réalité : l'entortillement des rêves malsains autour d'une vanité de potache.

LÉON Da.udet.

U Action Française : Cette fois, le gibier était trop faisandé. Il

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était même pourri jusqu'à la corde, en sorte que la corde a cassé. Gela devait arriver, et il y avait quelque temps déjà que cet évé- nement était prévu.

... Que ces extravagances de collégien soient prises au sérieux, jouées sur un thé- âtre du boulevard, examinées par la critique, voilà, au fond, ce qu'il y a de plus surpre- nant dans l'affaire.

La Libre Parole :

Il est bien inutile de critiquer les détails de cette pièce que l'auteur a visiblement crue titanesque et il se révèle surtout comme un louftingue grandiloquent. Les deux der- niers actes sont surtout désopilants et le théâtre d'aujourd'hui ne nous donne pas tel- lement l'occasion de rire.

M. Bataille qui scribouille en prose n'a donc d'autre excuse que celle-ci, qu'il veut en tout se montrer licencieux.

Jean Drault.

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La Liberté:

Le Phalène^ c'est le second Faust d'Henry Bataille, son Ghantecler. C'est le testament du symbolisme et du théâtre mufle réunis. Vingt-cinq ans d'anarchie intellectuelle, mo- rale et sentimentale se terminent par cette fête de nuit décadente et bizarre le Pha- lène a brûlé ses ailes diaprées.

Jean de Pierrefeu.

Comœdia :

C'est un désordre moral prodigieux qui ne laisse dans notre esprit q'une pénible im- pression d'incohérence, parfois même de

démence.

G. DE Pawlowski.

Le Gaulois:

Il est impossible de s'intéresser à cette femme qui est peut-être phtisique au troi- sième degré, mais qui est assurément folle au dernier degré, ce qui est la seule explica- tion de sa débauche.

LA PRESSE DU « PHALENE )) ^294

Jamais n'ont été concentrées tant de malo- dorantes et grouillantes fermentations.

FÉLIX DUQUESNEL.

Paris-Midi :

Avec le Phalène on tombe dans la plus misérable animalité.

On voudrait ouvrir toutes larges quelques fenêtres, faire passer un grand courant d'air frais sur ces âmes avilies.

Robert Gatteau.

Gil Blas :

M. Bataille nous a fait beaucoup de bien mais il peut nous faire plus de mal encore. Et il ne faudrait tout de même pas que les spectateurs (ils se composent d'hommes et de femmes enfin !) qu'il nous a conquis, le lâchent et nous lâchent pour retourner écœu- rés, épuisées et ahuris à des amusettes moins littéraires qui, du moins, ne les fatigueraient pas autant, mais les déshonoreraient davan- tage !

Edmond Sée.

ECRITS SUR LE THEATRE

Le Progrès, à Lyon :

C'est le destin des auteurs médiocres de connaître l'insuccès dès qu'ils se réalisent complètement. Sï. Bataille, qui se cherchait, s'est trouvé ici.

Eugène Morand.

V Autorité:

~Je crois que cette fois M. Henry Bataille a désiré se révéler à nous comme humo- riste.

Il m'est absolument impossible de raconter en détail celte .pièce particulièrement amo- rale.

G. Guet.

Journal de Bruxelles^ a Bruxelles :

L'EXÉCUTION D'UN MALFAITEUR. Nous n'essaierons de dissimuler notre joie. D'un commun accord, comme si Ton voulait d'un seul coup se venger d'un long temps de dur esclavage, toute la presse s'est révoltée. Ah ! quel bonheur !

FONTENAY.

LA PRESSE DU <( PHALENE » 293

Revue critique des Idées et des Livres :

La convention, le mensonge et la barbarie se nomment Henry Bataille.

Je ne me sens pas le courage de l'indi- gnation.

Du Fresnoy.

U Œuvre :

Un monceau d'ordure...

Cette fois, la presse y a répondu de la belle manière. C'est assurément pour les rédac- teurs de l'Œuvre une vive satisfaction d'en- tendre à peu près tous les critiques répéter aujourd'hui en un chœur indigné, ce que nous avons dit si souvent de cette drama- turgie déliquescente... Nous n'avons qti'un regret, c'est que M. Bataille ne soit pas is- raélile.

Urbain Gohier.

Le Mercure de France :

La répulsion que je n'ai cessé de profes- ser pour le génie lyrique et dramatique de M. Bataille, vient de faire définitivement

294 ECRITS SUR LE THEATRE

place à un sentiment de pitié très sincère. Le voici éteint, ce soleil dont la lumière trouble ravit tant de sensibilités faussées par la mauvaise littérature et contribua à dévoyer l'art dramatique et contemporain! La niaiserie incessante des quatre actes a dessillé les yeux de chacun, voire de M. Gas- ton Calmette, et je doute fort que l'auteur de Maman Colibri puisse se relever jamais du faux pas qu'il vient de faire.

Paul Léautaud.

Express du Midi : Cette pièce n'est seulement pas une or- dure, mais une ânerie. On y meurt à la fois de dégoûtât d'ennui. Les malheureux acteurs obligés d'interpréter cette malpropreté s'en sont tirés le plus mal possible. Cette médio- crité a d'ailleurs fait plaisir. La salle a, une fois de plus, constaté non sans une vive sa- tisfaction, que les priapées ne portaient pas bonheur aux comédiens et aux comédiennes. Tout ce monde succombait sous la honte et sous l'opprobre. Les honnêtes gens étaient vengés.

LA PRESSE DU « PHALENE » 295

Voilà, certes, un bon signe. Est-ce que les directeurs de théâtre qui spéculent sur la luxure ne finiront pas par comprendre la leçon que leur donne la faillite de la porno- graphie ?

Romans-Revue : La pièce est un très grave scandale. On se demande, écrit le Bulletin des Amis de VArt dramatique^ si M. Bataille n'est pas détraqué lui-même. Le public écœuré, ajoute-t-il, ne va-t-iLpas se lever pour protester contre de pareilles turpitudes ?

M. Lebon.

La Croix du Nord :

Une pièce infâme.

Henry Bataille, polisson des lettres... On se demande quelle hypocrisie sociale fait tolérer de tels spectacles aux gardiens responsables de la moralité publique. Ils parlent de fer- mer les bars suspects, ils traduisent devant les tribunaux les misérables qui sèment les doctrinesde la dépopulation. Nous n'imagi- nons pas dans l'honnôte bourgeoisie un seul

296 ECRITS SUR LE THEATRE

père, une seule mère, pour aller applaudir un monsieur qui bafoue leur autorité de chefs de famille, en échange des paquets de boue. Ilyades maisons condamnées aux personnes qui se respectent. La morale n'y est pas plus outragée que dans les pièces infâmes de Ba- taille.

Etc.. Etc..

Pour être impartial, il faii»t mettre en re- gard quelques extraits de journaux et revues qui ont défendu la pièce.

La France : J'imagine que M. Bataille a prendre plaisir à lire certain nombre d'articles qui furent écrits sur sa dernière pièce, le Pha- lène, On lui a reproché de ne pas savoir construire une pièce; on a affirmé qu'il igno- rait la langue française, et rien n'est plus co- mique •: il s'agit, en effet, d'un homme qui nd'us a donné plusieurs' chefs-d'œuvre. Le directeur d'un quotidien littéraire n'a pas hésité à rédiger lui-même un Éditorial, ce

LX PRESSE DU « PHALENK « 297

qu'il ne fait qu'en cas de graves circons- tances, quand M. Poincaré est nommé Pré- sident de la République, quand le Ministère tombe, quand Timpôt sur le revenu menace, quand M. Nijinski crée V Après-midi d'un faune. Il paraît que la pièce de M. Bataille déshonorerait TAllemagne et ses scènes res- pectées, si elle y était représentée.

... Malgré les lois, malgré les justes pré- jugés, il y a des moments toute l'huma- nité cède à la violence de l'instinct, à cette protestation merveilleuse de toutlètre contre les forces de la mort. Songez-y bien ; l'at- trait qui assure la perpétuité delà race a été considéré par les religions les plus austères comme le péché le plus nécessaire. Eve écoute le serpent et quand elle a suivi ses con- seils, Adam sent naître en lui l'amour. Quelle différence y a-t-il entre cette histoire sacrée et l'aventure qui unit à Thyra le prince de Thyeste ? Les légendes primitives du peuple qui proclama l'unité de Dieu mêlent la créa- ture humaine à tout l'univers. Elles ont la splendeur du panthéisme, il est impossible de séparer l'esprit delà chair. Gomme l'écri-

298 ECRITS SUR LE THEATRE

vit dans une dédicace, M. Henry Bataille : « Ariel est dans Caliban. »

... Rien n'est plus pur que cette fin de Thyra, qui n'accepte pas l'humiliation de la maladie, qui se glorifie d'avoir con- servé intacte l'harmonie de son corps et qui s'en va après une fête délicate sous les roses qu'elle prit soin elle-même d'amonceler.

C'est ainsi que j'ai compris la pièce nou- velle de M. Bataille. J'ai été très ému et peut-être y a-t-il dans cette œuvre un autre papillon que le Phalène. Au moment s'échappe le dernier souffle de Thyra, j'ai cru voir s'envoler le papillon qui s'appelle Psyché et qui est son âme nuancée.

NOZIÈRE.

Gil Blas : Malgré l'enseignement qu'elle eût pu re- tirer de tant de ses prophéties que les événe- ments ont infirmées, la critique dramatique ne cesse point de retomber dans les mêmes erreurs; et le cas du Phalène l'oblige une fois encore à avouer son manque de perspi- cacité. Ses reproches, au lendemain de la

LA PRESSE DU « PHALENE )) 299

répétition générale, furent, on s'en souvient, quasi unanimes. Durant quelques jours les journaux publièrent des protestations ver- tueuses contre ce qu'on est convenu d'appe- ler depuis de longues années : « Théâtre de décadence », littérature morbide », « spec- tacles immoraux ».

Le bel artiste qu'est M. Henrv Bataille fut traité avec une commisération presque in- sultante, comme si le Phalène n était point de la même veine si hautement poétique et si profondément humaine qui a déjà donné aux lettres françaises : Poliche et Maman Colibri^ la Marche Nuptiale el la Femme nue. Quelques-uns de nos confrères firent mieux que de protester: ils réclamèrent le silence en prétendant que les protestations mêmes risquaient d'accroître le scandale et allaient assurer à la pièce un succès qu'elle ne méritait pas.

Puis la critique dramatique alla exercer sur d'autres œuvres son infaillible dia- gnostic, etc.. Le Phalène poursuivit au Vau- deville, devant son véritable et dernier juge : le public, sa triomphale carrière.

300 ÉCRITS SUR LE THEATRE

Les spectateurs se passionnèrent chaque soir pour Thyra de Marliew. Ils pleurèrent, admirèrent et applaudirent.

Le cas du Phalène et celui de la Marche Nuptiale sont identiques. Qu'on se souvienne des critiques amères qui, voici sept ans, sa- luèrent l'apparition de cette dernière pièce. On disait déjà ces clichés sont éternels « spectacle immoral, littérature morbide, théâtre de décadence ». Le temps a fait son œuvre. Il a mis à sa place, la première, l'œuvre critiquée. Le P/ir/Zè/ze subira le môme sort. Souhaitons que M. Henry Bataille donne aussi fréquemment à la critique dramatique l'occasion de se tromper.

Pierre Mortier.

Le Matin :

M. Bataille n'a jamais manifesté plus har- diment ses dons, qui sont ceux d'un maître, don de créer une qualité particulière d'inté- rêt et d'angoisse ; don de créer autour du spectateur comme la musique ou la poésie, une atmosphère différente; don de pénétrer et de révéler le fond des cœurs, de faire tou-

LA PRESSE DU « PHALENE » 801

cher, à travers des cas ou des êtres d'excep- tion, la réalité et .la généralité de la vie.

LÉON Blum.

Le Touche à tout :

J'ignore le pourquoi de la résistance sou- daine de la critique à cette nouvelle et très belle pièce de M. Henry Bataille.

Dans le Phalène, comme dans toutes ses autres œuvres, M. Henry Bataille reste un observateur d'âme clairvoyant, rigoureux, vé- ridique et en même temps un poète rare, un évocateurde beaux symboles, un créateur d'at- mosphères, pour tout dire un grand artiste.

Pierre Yaldagne.

Femina :

11 y a tant de beautés dans l'œuvre d'Henry Bataille, qu'elles ont échappé à la plupart des critiques habitués à trouver les phrases originales et profondes habilement encadrées et présentées par des écrivains astucieux...

Mais au plus fort de sa gloire, l'écrivain, au lieu de se reposer timidement sur ses lauriers, affronte le combat.

Henri Duvkrnois,

302 ÉCRITS SUR LE THEATRE

Le Parthénon : ^ -

Cette œuvre a soulevé devant le vertueux tout-Paris des générales, un toile de répro- bation unanime et de pudeur outragée. On est parti en guerre avec un touchant en- semble contre cette pièce immorale, nausé- abonde, outrageante... Les épithètes ont manqué sur bien des points. Je suis donc allé voir le Phalène (c'était la seconde re- présentation) en ayant pris soin de cuirasser mon âme d'un triple airain et j'avoue que je n'ai pas très bien compris l'indignation générale. J'ai écouté fort attentivement'^et, je le dis à ma honte, je n'ai pas rougi un seul instant. Paris aurait-il été victime, une fois de plus, d'un de ces mouvements irrai- sontiés qui le secouent de temps en temps, ou avait-il été indisposé qu'on eût fait clore les portes de la salle dès le lever du rideau et fait attendre dans les couloirs quelques- uns des plus notoires représentants ?

Au demeurant, vous verrez qu'il en sera de cette œuvre de Bataille comme des pré- cédentes et que, lorsqu'on la reprendra dans

LA. PRESSE DU « PHALENE )) 803

quelques années sur une autre scène, on la traitera de chef-d'œuvre.

Louis Payen.

U Indépendance belge :

La répétition du Phalène a présenté ceci de particulier que la salle témoigna d'un for- midable enthousiasme et que les couloirs prirent l'allure d'un cirque Tauteur eut été livré aux bêtes.

Henri de Weindel.

Le Monde Artiste : Le public des répétitions générales, dont les ridicules nous paraissaient un peu nom- breux, vient d'en ajouter à sa liste. Les per- sonnages que l'on a coutume d'assembler pour juger la valeur de notre production théâtrale, ont été pris d'un accès de pudeur qui dépasse en comique tout ce que pour- raient inventer nos chansonniers les plus rosses, associés à nos revuistes les plus cinglants. Ce public qui se plait d'ordinaire au libertinage; qui trouve affriolants les scandales les plus gros; ce public dont les

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femmes « poussent à bout les traductions exactes du collant », comme disaient les Concourt; ce public qui a inventé l'art com- pliqué de joindre « Thypocrisie réglée au cynisme de ses propres dérèglements », comme disait à son tour Barbey d'Aurevilly; ce public s'est regimbé tout à coup en écou- tant une comédie de M. Henry Bataille; il a rougi, il s'est voilé la face; il a déclaré que l'étude de caractère qu'on lui présentait allait, par son immoralité, mettre en péril la bonne renommée de la France auprès des nations étrangères ! Notez qu'il s'agit d'un écrivain qui a doté notre littérature dramatique de plusieurs chefs-d'œuvre. Et loin d'en vou- loir au public des répétitions générales de son ineffable pudibonderie, remercions-le. Mais oui, remercions-le, car son accès de vertu est pour nous une source de gaîté dé- licieuse.

Paul Milliet.

Conférences des Hautes-Études sociales du 12 janvier 19 Ik :

Il est possible que le Phalène ne soit pas

LA PRESSE DU (( PHALENE » 305

le chef-d'œuvre dramatique de M. Henry Bataille (l'auteur y fait table rase de trop de détails de métier), mais c'est assurément son chef-d'œuvre poétiquci Jamais on n'a décrit avec autant de magnificence l'ardente flambée d'une âme et d'un corps consumés par le môme incendie passionnel. Musset seul a évoqué cette formidable image dans une de ses strophes les plus ardentes :

Puisque c'est par toi que j'expire,

Ouvre ta robe, Déjanire,

Que je monte sur mon bûcher.

Et ceci emportera cela. Non seulement devant la postérité, mais devant le public de demain, le Phalène connaîtra les triom- phales revanches de la Marche Nuptiale.

Camille Le Senne. Etc.. etc..

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L'AMAZONE

L'AMAZONE

Et la guerre survint!... Écroulement de tous les espoirs, subit étranglement des conquêtes séculaires de l'esprit, suicide de l'homme parvenu à mi-chemin du faîte cpn- voité, l'animal fou se précipite dans les activités les plus embrouillées et les moins conformes à la vie. Les forces naturelles sont déviées jusqu'à l'absurdité. C'est la saignée de la race, la mort des idées, le néant de l'erreur, l'aberration suprême !... Toutes lumières éteintes. L'ombre antique redevenue maîtresse du globe... déluge de ténèbres qui ensevelit la planète... Ma géné- ration ne semblait pas appelée à respirer d'autre air que l'air pur de l'intelligence, des libertés, du progrès, de l'idéal social

âlO ÉCRITS SUR LE THEATRE

et ïiioral... Bruyamment la civilisation vient d'être coupée en deux du tranchant de l'épée..é Quel est ce cataclysme qui s'abat sur tant de fronts levés naïvement vers le ciel ?. . . C'est ce que tout le monde se demande avec effroi... On commence par s'interroger, on se tâte, au milieu des flaques de sang qui giclent de toutes parts ! Jîst-ce la fin de l'in- telligence?... Sera-ce un jour la débâcle défi- nitive de la pensée devenue agent suspect et subversif?... Est-ce ^esclavage qui recom- mence?... Est-ce liberté qui va rugir au contraire son cfi suprême de dégoût et de rébellion?... Qui s^ait ? Le tocsin sonne. Le canon s'approche déjà de ma maison de cam- pagne... Les pigeons blancs du toit prennent leur vol... Les champs désertés ont Tair de préparer des tombes... On m'annonce que l'ennemi est proche... En effet les premiers obws incendient la forêt... 11 faut partir... Chaque coup de canon fait s'écrouler des rose« sur la terrasse... Non, non, ce ne sera pas la défaite ! non, non ce ne sera pas la mort de toute beanté... C'est impossible! Des rêves rajeunis renaîtront; des volontés

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plus extraordinaires encore vont sortir de ce fumier sanglant... Et, si par hasard, ce n'était pas les réalités que ton destin nous réserve, ô Insatiable! ^ je m'inclinerais encore sans comprendre, persuadé que tes fins sont merveilleuses et que nous ne pou- vons les embrasser; mais je jure qu'elles ne seront jamais le règne de la Force, de la Bestialité, de l'Esclavage. Oui, c'est ma fierté d'homme do le croire, quand bien même la Raison dévasterait momentanément l'univers, même si elle s'acharnait contre la perfection de son passé... C'est vers la liberté, vers les flambeaux que Thumanité sanglante tend (c d'un geste droit son c<3eur comme un jet d'eau ».

Gomme tous les Français surpris dans leur vie contemplative, tel est Facte de foi que je prononçai fervemment quand il me fallut quitter ma niaison, mes champs, sous la ruée des obus, et abandonner aux envahis- seurs le morceau de sol exigu, chacun continue le rêve des ancêtres...

Peu après, c'était la « Marne. » Jours bénis! Aurore dans le crépuscule ! Ah ! les belles

312 ECRITS SUR LE THEATRE

heures l'on vivait suspendu à l'espoir, accroché aux minutes comme l'enfant aux mamelles qui vont lui prolonger le souffle. C'était enfin la preuve de l'espérance. Déjà le départ de la nation, aux jours de la mobilisa- tion nous avait tout enorgueillis, et le fris- son de la mort qui venait de passer nous ren- dait plus radieux encore le reflux de la France. Quelle perspective s'étendait déjà à la portée du rêve! C'est à ce moment, au plein de l'an- goisse, que, loin des choses saccagées, au hasard même des tables d'auberge ou de campagne, je couvris les pages qui com- posent la première partie de la Divine Tra- gédie... On écrivait tout ce qui vous passait par le cœur comme pour se venger de son impuissance !...

Ensuite deux années s'écoulèrent. Quelles années ! Depuis cette inauguration tragique du drame européen, depuis ces premières heures seule, l'obsédante idée : la dé- fense du sol et de la race, accaparait toute notre ardeur, quel chemin parcouru ! Tant de spectacles se sont offerts à notre esprit, tant de méditations nous ont sollicités, tant

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de points de vue se sont découverts à nos regards lentement, tant de choses nous ont apparu à travers la déchirure progressive du voile, que nous avons peine à reconnaî- tre l'homme que nous fûmes à ce moment- !... A rheure j'écris, le danger subsiste malgré le goût de victoire qui se commu- nique à tout, mais le danger s'est déplacé, amplifié, il revêt des formes multiples!... Nous avons éprouvé des déconvenues si diverses, nous avons assisté à une si to- tale faillite de l'intelligence, de l'observa- tion, de l'organisation, nous avons frémi en face de telles liétacombes, imprudemment occasionnées, notre poing s'est crispé avec indignation devant tellement d'agiotages de pensée, de spéculations politiques ; tant de haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs fumées dans le but d'obscurcir le ciel, tant et tant de problèmes ont été agités, tant de formes obscures s'ébauchent, montent de ces champs de carnage et projettent leur ombre grandissante sur la cité, que notre

1 conscience troublée, avide, s'est ressaisie de tout *on effort pour embrasser l'étendue

314 ECRITS SUR LE THEATRE

qui se déroule à nos regards et qui n'est plus celle du début de la guerre ! C'est tout un déplacement des valeurs, une coalition des idées en marche autour du drame. Pen- dant que la race donne, le long de la rouge diagonale qui cravache la France, l'exemple de courage le plus inouï, le plus sublime qui ait jamais été atteint, ici notre angoisse inter- roge tous les tribunaux de la pensée,.. Jus- tice, Pitié, Charité, Fraternité, les jeunes et vivaces entités qui ont présidé à l'effort de nos pères se pressent, plus impérieuses, plus tragiques et plus courroucées autour de la magnifique et douce image de la Patrie !

Et c'est pendant (jue nous vivons plongés dans cette méditation frémissante et doulou- reuse que des esprits, apparemment bien lé- gers et bien superficiels, despanbéotiens in- génus et affiliés sans le vouloir peut-être au troupeau des trafi([ueurs de guerre, réclament à cor et à cri un panégyriste de l'hécatombe, le chantre énamouré de la tuerie... La France régénérée par la guerre !... Nous connaissons l'antienne tendancieuse !... Non, il n'y aura pas rHomère des tranchées... Ce seront d'au-

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très poètes qui parleront et qui diront la Vérité, la grande Vérité, et proféreront d^autres paroles que de simples et vaines paroles de gloir-e. Il n'est pas un homme digne de ce nom, il n'est pas même un chré- tien digne de l'être qui ne doive exécrer la guerre. Il n'y a plus de guerre sainte. C'est l'esprit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la prône, la vante, la couve, s'en sert comme d'un bouclier, une arme de protection poli- tique, un mot de passe fulminant qui per- mettrait à la troupe sans scrupules ou ver- gogneuse, de prendre les devants, sous le déguisement du patriotisme, sous le masque défoncé de l'honnête homme masque que d'un revers de main, peut-être, le peuple soufflettera, à Theure il pourra parler et agir. Invoquons la défense du sol envahi, et la hideuse nécessité de la guerre, mais dé- fions-nous de ses panégyristes !

Je vénère les hautes et pures convictions. je m'incline respectueusement devant l'es- prit religieux qui tire la loi de son Christ, mais je renie aussi bien ceux qui s'écrient comme Tarchevéque de Bordeaux: « La guerre est un

316 ECRITS SUR LE THEATRE

apôtre suscité de Dieu dans un but de régé- nération religieuse et sociale »,que ceux qui comme le protestant Johannès Muller écri- vent : « Si Jésus vivait aujourd'hui au milieu de nous, il aurait sans hésiter, comme Alle- mand, pris les armes tout brûlant d'amour pour sa patrie »... Quelle insulte à la cou- ronne d'épines!.. Quelle injureau patriotisme libéral et populaire !... Ils ne passeront pas ! ni ceux-là ni les autres!... Ce n'est pas pour eux que de si grands yeux se sont clos. Ce n'est pas pour eux que les hommes de France ont donné leur vie et dit adieu à la lumière du jour... Pas de régénération ! Oh! le blas- phème ! Jamais mon pays n'avait été plus beau ni plus grand que lorsqu'à éclaté le cata- clysme. Inutile de baver sur la France d'hier. Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvisée, et elle vient de prouver surabondam- ment sa hauteur d'âme ; ceux qui se livrent à des anticipations de ce genre sont pour la plupart des esprits au rancart, des réaction- naires à <jui la guerre ne fait pas oublier leur visée. « 11 n'y a pas d'enfant prodigue, a dit quelqu'un, ne tuons pas le veau gras. »

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Pas de régénération, non !... Mais une évo- lution, logique, rapide, irrésistible, après la guerre, voilà ce que l'on peut prophétiser. Et sur toute la Terre î La sainte Démocratie tout en sang, en haillons de misère et de gloire, celle-là qui reviendra des tranchées, les entrailles dans les mains, comme le roi de la légende, se souvenant du crijne allemand, celle-là ne permettra plus aux despotes d*aucun pays de lui faire subir un fléau pareil, sans son propre consente- ment. Par le sacrifice de leur sang, par la grandeur d'âme à laquelle ils ont atteint, par la preuve qu'ils viennent de donner de leur valeur, les peuples ont acquis le droit défini- tif de disposer d'eux-mêmes. Ils se sont ra- chetés à jamais de l'esclavage. L'homme s'est sacré divin et libre... Il s'est réalisé, et ne se dépassera peut-être jamais !... Mais être le thuriféraire de cette buverie de sang!... Jamais ! A d'autres le péan, l'ivresse sanglante sur les buttes de terre molle dorment nos enfants et -avec eux tous les germes merveilleux qu'ils eussent engendrés et dont la terre est à jamais sevrée!...

3J8 ECRITS SUR LE THEATRE

Cette guerre, en dépit de ses proportions gigantesques, n'est pour nous qu'une guerre de défense, une guerre haïe de l'esprit, méprisée du cœur. Seul le sacrifice unanime de la nation à la cause aura rayonné d'une gloire impérissable, insurpassable ! Mais l'appel aux armes nous a surpris en plein rêve humanitaire, en plein idéal de progrès, à l'heure d'une riche maturité. Cet effondre- ment total de plus de cent ans d'efforts vers toutes les belles espérances de fraternité el de justice humaines, est voué avant tout à l'exécration des âges. Cette guerre est la plus terrible offense qui ait jamais été portée à la noblesse de vivre, à la dignité de pen- ser. Nous traversons à coup sur une des heures les plus ignominieuses de l'histoire. Si tout le monde n'ose pas le dire, chacun le sent en son cœur. Chaque soldat fait le sa- crifice de sa vie non pour conserver une li- berté de plus, un idéal nouveau, mais pour conserver une liberté acquise depuis tant de

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temps qu'elle ne semblait plus devoir nous être à nouveau ravie ; on combat en vue de maintenir l'idéal qui est, de tous, l'idéal le plus élémentaire : la préservation du pa- trimoine. Po^r un peuple qui a brandi des torches plus radieuses dont la flamme illu- mina, même aux prix de révolutions, les peuples de tous les continents, il est dur d'accorder à une cause aussi primitive le plus formidable sacrifice qui ait jamais été consenti 1... Savoir que le progrès humain était en jeu dans cette terrible aventure, et que si la France Re sortait pas victorieuse du [Vugilat, toutes les chaînes naguère bri- sées viendraient d'elles-mêmes se souder et peut-être pour jamais aux poignets de l'homme esclave, sentir que notre patrie, même exsangue, devra projeter plus grands encore ses rayons tutélaii^es sur les peuples sauvés par son abnégation, ces certitudes-là ne sont qu'une compensation à la douleur d'avoir vu couler tant de veines ouvertes, d'avoir précipité à la fosse un siècle d'espé- rances, un trésor d'énergies radieuses, tandis que s'opérait sous nos yeux, le sac-

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cage le plus éhonté de toutes les plus belles conquêtes de l'âme, : Raison, Sagesse, Pitié, Charité!...

Le soldat peut encore s'illusionner sur les finalités de son œuvre, car un soldat perdu dans la mentalité collective de la foule ne pense pas, il sent et subit. Mais le poète, lui, s'il est sincèrement ému, est trop renseigné sur le jeu des causes et des effets, pour ne pas distinguer que la seule réelle sublimité de cette tuerie est celle qui a exhaussé le courage de l'homme à la hau- teur jamais atteinte du sacrifice sans illusion et de la résignation sans espoir. Un poète digne de ce nom ne sera pas le chantre en- thousiaste de cet égorgement monstrueux; c'est impossible ! Il ne se trouvera pas un grand poète épique pour clamer, môme en strophes patriotiques, autre chose que sa douleur, son affliction, sa pitié désolée, sa rage devant un meurtre, un carnage mé- thodique comme celui qui est en train de dévaster le monde. Les ivresses brusques empoignent l'homme et le précipitent hors de lui-même, jusqu'aux confins de l'enthou-

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r

siasme et du lyrisme. Les ivresses lentes l'intoxiquent, c'est une loi physique. Cette guerre est une guerre triste : elle ne connaît pas l'allégresse des combats, des victoires inopinées, prochaines. Elle est une guerre d'abattoir, et le sang qui coule inépuisable- ment se répercute, en bruit sinistre, au coeur de tout être sensible.

Le grand témoin divin, là-haut, c'est le Regret.

Mais par exemple, de quel émoi le poète pourra frémir s'il étend ses mains vers la douleur terrestre!... Il sentira son âme se gonfler d'autres sanglots que de simples sanglots de gloire, et s'il découvre une beauté magique, divine, à ces tragédies, c'est uniquement celle qui se dégage du sa- crifice merveilleux que l'homme fait sans répit de son bonheur et de sa vie, de ce mé- pris souverain de la mort qu'il aura montré, de cette souveraine éducation morale qui le fait tomber au champ d'honneur, devant la fatalité de son idéal, non pas la joie au cœur comme le prétendent les pharisiens hypo- crites chargés d'entretenir le mensonge de

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la guerre, mais un courage indicible dans rame... et au bout de ses poings meurtris! L'immense Passion de l>Jotre-Dame l'huma- nité, voilà le vrai poème, du moins tant que durera regorgement. Durant la monstrueuse et sublime célébration du mystère, il n'y a qu'à prier devant le calice.

De ce grand drame, ne retiens Qu'une expression de la vie. Poète ! ne rompte pour rien L'autre phase du sacrifice. Rien ne demeure Hors l'humain.

S'il est un tant soit peu enclin aux idées générales, le poète outre la gloire de l'homme, pourra considérer, dans sa pléni- tude, une autre sombre beauté : celle de la Mort, ce vieux capitaine comme l'appe- lait notre plus grand poète idéaliste, parce que la mort est nécessairement fé- conde, parce que c'est elle qui renouvelle les forces dégénérescentes de la vie, et que si l'on dépasse en esprit le moment d'hor- reur qu'elle nous impose, on entrevoit alors des royaumes nouveaux, libres, fiers, ceux qu'appellent nos espoirs, nos certitudes?

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notre foi inébranlable, fussent-ils oublieux (le nos sacrifices, des désastres passés et des Atlantides écroulées.

A rimniortelle douleur des femmes de France,

A tous les cœurs broyés

Par le Ijel et cruel Idéal,

A toutes celles qui auront le droit, un jour,

Daris la Cité douloureuse,

De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière :

In Memorlam rviernam.

C'est la dédicace que j'apposai à la pre- mière page de VA?nazone. L'antagonisme entre l'impérieuse voix étrangère à l'amour qui exalte le renoncement, le sa- crifice de soi, comme le plus haut sommet de l'énergie humaine, et l'amour déchiré, martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion, voilà le récent et éternel débat, voilà les deux faces de la guerre. Nous n'en avons pas seulement le spectacle sous les yeux, mais on dirait que les deux êtres cohabitent en nous-mêmes, inaccordables tant que du- rera la catastrophe. Ce ne sera que durant

324 ECRITS SUR LE THEATRE

la veillée du corps, autour d^ la mémoire de la victime absente, que s'élèvera entre les deux veuves, après le duel tragique, un accord scellé par l'échange de la méditation. L'heure alors sera venue des devoirs respec- tifs. Ce pacte pourra être divers selon les circonstances et selon les gens. Chacun aura son devoir établi d'après les responsabilités engagées. Ce devoir multiple est aussi infini que toutes les formes qu'auront prises le sacrifice et la douleur.

Ici, j'ai voulu désigner seulement le de- voir futur de « i'appeleuse » , l'Amazone, cette belle entraîneuse qui a parlé non pas au nom de la nécessité du combat mais au nom de la beauté en soi du sacrifice à la patrie, considéré comme le plan le plus élevé de l'énergie humaine, le sursum corda défi- nitif. Car il ne faut ptis qu'il y ait confusion dans l'esprit du public sur cette termino- logie un peu vague : Idéal, ni croire non plus que tous les soldats qui font leur de- voir en exposant leur vie, se sacrifient aune même catégorie d'idéals ; certains ne font pas œuvre d'idéalistes le moins du monde...

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Être brave, défendre son pays menacé et payer même cette défense nécessaire de son existence implique une idée d'abnégation civique fort belle, mais positive, rationnelle, qui ne s'évade nullement du réel et ne s*op- pose à aucune réalité objective. On peut être un héros dépourvu d'idéal, nous le voyons chaque jour dans la guerre présente. Un soldat qui meurt héroïquement en ac- complissant ce qu'il estime son devoir n'est pas nécessairement un idéaliste, voilà ce qu'il importe de distinguer. Quelquefois, il ignore même les raisons qui le font agir. Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau » est un idéaliste absolu.

L'idéal est de plus individuel : il n'a pas de caractères généraux. Dans une crise pa- triotique comme celle-ci les formes d'idéals sont diverses : les uns se sacrifient à une idée confessionnelle, à Dieu, les autres à une idée humanitaire de progrès, les autres à la race future, à la suprématie de sa patrie... autant d'idéalistes. 11 peut y en avoir d'admi- rables et même de détestables : l'Allemand

ECRITS SUtt LE THEATRE

qui se bat pour le triomphe unique de sa race fait œuvre exécrable d'idéaliste, comme Cy- rano en combattant les préjugés, les lâchetés et même les chimères du laurier et de la rose fait œuvre individuelle d'idéaliste.

Une forme d'Idéal qui aura été très ré- pandue chez les Enrôleurset celle à laquelle instinctivement souscrit l'Amazone, c'est la beauté en soi du sacrifice, considéré ainsi que je le disais plus haut, comme la cime de l'énergie humaine, la vertu la plus altière. « Ah! si j'étais homme, l)on Dieu, je ne pourrais pas tenir en place tandis que tous ces braves petits se font tuer... » Le but devient plus incertain, noyé qu'il est dans l'apologie du courage et de la fraternité; les attributs ne sont plus seulement ceux du patriotisme intégral, malgré qu'ils en re- vêtent toutes les apparences.

Je supplie qu'on ne croie pas que je m'in- surge le moins du monde contre le consente- ment à cette forme d'idéal amplifiée et pous- sée jusqu'au paroxysme ; il n'y a pas que les Amazones, les mystiques de l'Idée qui aient fait du prosélytisme acharné pendant la

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guerre (parfois les femmes ont été très véhé- mentes, parce qu'elles sont plus impulsives ([ue nous et toujours fascinées par le cou- rage masculin) mais nous-mêmes, interro- geons-nous... Au début de la guerre surtout, n'avonsnous pas entendu en nous des voix aussi exigeantes du sacrifice d'autrui ?...

C'est très bien. Et quel que soit l'idéal qui nous a poussé à sortir du silence, pour crier : « Partez, sache/ vaincre ou mourir », ce furent, j'en suis certain, toujours de gé- néreuses exhortations. Mais alors que tous ceux-là qui ont exigé des autres, non d'eux- mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient pas libérés par leur seul acte de foi et par la pacification des peuples quand celle-ci viendra. La victoire elle-même ne leur aura pas donné quittance, comme le dit un de mes personnages. L'idéal dont ils se sont faits volontairement les porte- voix leur a créé une continuité du devoir par delà la mort. Ce devoir, s'il est tenu, la portée mo- rale peut en être immense et la noblesse même de la Nation en dépendra en partie. lu memoviani a'Iernain ! criera l'Erynnie pi-

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toyable, au grand cœur douloureux ! A vos Morts ! maintenait, comme vous avez crié : A vos pièces ! C'est ce devoir-là qu'a finale- ment compris l'Amazone de mon ouvrage, cruelle par impulsion, consciente par ré- flexion, noble par résolution. A vos Morts ! Voilà le grand devoir, la respectueuse pensée que j'ai voulu signifier à des vivants pendant que là-bas se perpétuait l'hécatombe. Et la foule a approuvé et hoché la tête; la grande foule est venue méditer sur sa propre douleur, et sur certains devoirs supérieurs de con- science. Elle a répondu à la sincérité de cet appel. Ah ! Tâme pure de la foule, comme il faut la saluer respectueusement! Quelle au- guste France que la France presque anonyme et tacite que compose maintenant ce peuple de veuves, de pères sans enfants, d'orphelins, d'esseulés, ou dans l'angoisse de le devenir ! Gomme elle comprend la sincérité celle-là ! Par ailleurs, dans une partie de la presse, j'ai été insulté, gratifié de boue, honteuse- ment calomnié. Qu'importe si les pharisiens ont parlé de sacrilège au nom d'un public qui n'y a même pas pris garde ! qu'importe qu'ils

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aient clamé : « Cachez ce sein rouge que nous ne saurions voir », en réclamant un petit en- couragement pour le civil ! Rien n'a em- pêché le sentiment populaire de réserver pendant des mois à la pièce l'accueil qu'il fait à toute sincérité. Depuis deux ans la presse préférait sans doute consacrer ses louanges aux innombrables histoires d'es- pions, aux opérettes sur la guerre, aux dé- filés de petites femmes déguisées en porte- drapeau, aux « on les aura » piétines sur les planches des tréteaux, avec force baïon- nettes de carton, etc. Le théâtre en était après deux ans de guerre. 11 aurait pu se taire, il parlait. J'estimais ce genre de paroles dé- gradant pour le public de mon pays. Alors j'ai pensé que l'heure était venue et qu'il fal- lait élever la voix. V Amazone ij'est qu'une petite porte ouverte sur l'espace, voilà tout. Ce n'est qu'un pâle début, mais il m'a semblé ({u'il devenait nécessaire et salubre dans une époque comme celle que nous traversons. La veille de la représentation, je faisais paraître dans un quotidien Tavant-propos suivant :

330 ECRITS SUR LE THEATRE

« J'accueille avec plaisir l'occasion qui m'est offerte d'expliquer pourquoi je me suis permis de porter, pour la première fois, à la scène un peu de cette grande vérité qui étreint un pays entier, mais que le théâtre n'avait pas encore abordée de front.

Après un recul de plus de deux ans, la guerre peut enfin entrer dans l'art comme elle est entrée dans l'histoire. Que, par toutes les portes ouvertes, elle s'engouffre dans la cité ! Déjà le poème, le livre, Timage en fu- rent avides. Seul, le théâtre s'est tenu à l'écart. C'est un tort ! Je dis plus : tout écri- vain chargé de réprésenter son époque qui n'aura pas tenu compte de l'immense évé- nement, de sa répercussion sociale, du bou- leversement qu'il apporte dans le domaine des âmes, aura failli à sa tâche ; cette tâche simple et fondamentale a été, de tout temps, de peindre, à mesure qu'on avance dans la réalité, le monde extérieur et intérieur, tel qu'il se déroule à nos regards. Alors, au- jourd'hui ? Aujourd'hui ?... Ah ! qui pourrait,

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qui oserait rester muet devant une France pareille, devant la passion de l'humanité!... Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je ne parle pas des spectacles occasionnels qui purent avoir leur intérêt et leur raison d'être. Il ne s'agit plus de rendre puérile- ment à nos admirables soldats un hommage dont ils se sont lassés, ni d'exalter chez le civil un patriotisme, d'emphase plus ou moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus; de telles entreprises sont périmées. Je ré- prouve également tous les simulacres à uniformes militaires qui, à mon avis, pro- fanent la grande tragédie qui se joue ac- tuellement et dont les morts, même au sein de la terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs sublimes. Cette tragédie-là ne supporte pas son simulacre... ^lais nous n'avons pas be- soin de lui pour faire tenir dans nos œuvres l'esprit des vivants, l'esprit des morts, tout l'avenir, ITane d'un pays ! Notre do- maine à nous, auteurs, c'est la conscience hujiiaine. Ce domaine, la guerre vient de lui donner subitement des proportions si gi- gantesques et d'en bouleverser avec une

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telle ampleur les faces, les plans, les as- pects que, devant une pareille évolution, le poète épris de réalité commettrait quelque lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. 11 est utile, il est nécessaire qu'un aussi grand sujet pénètre et inspire l'art le plus vivant, le plus direct et le plus intérieur qui soit, je veux dire Tart dramatique. Mais, par exemple, on ne peut y toucher qu'avec une grande franchise et une totale indépendance d'esprit. Il faut répudier toute fausse élo- quence ; aucun de ces faciles appels au pa- triotisme de théâtre ; rien qui ne soit de la vérité stricte et profonde, comme avant qu'il y ait eu la guerre, rien surtout qui ne soit de l'art selon ses lois de construction éternelles, ses lois indifférentes aux circonstances. Le temps est venu nous pouvons peindre et rendre l'extraordinaire, tragique et merveil- leuseépoque qu'ilnousestdonnéde traverser. Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit aucunement encore une fois de modifier les assises essentielles de l'art dramatique , elles demeurent les mêmes, nous devons nous y subordonner entièrement. Il faut se pen-

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cher sur une autre réalité que celle d'hier, voilà tout. Gomme toujours, nous devons porter à la scène les êtres les plus repré- sentatifs de notre époque au furet à mesure qu'elle se modifie. Tel est notre devoir de contemporains, et c'est aussi ce que l'avenir réclamera de nous, ainsi que nous le récla- mons du passé... En art, il n'y a de types éternels que ceux qui font tenir leur infini, dans une stricte réalité. L'auteur dramatique n'est pas à proprement parler un mora- liste, c'est-à-dire qu'il n'a point à défigurer la vérité, même au profit des plus belles causes. N'est-ce pas suffisant qu'il puisse demeurer un poète ou un devin du cœur? Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, authentiques, tout en les choisissant parmi les plus expressifs de son temps, de même que les conflits, imaginés ou reproduits par lui, devront être exacts, mais allégoriques et généraux le plus possible. Notre plus haute recherche, notre ambition la meilleure tiennent tout entière dans ce dilemme.

h'Amazone qui sera représentée «demain soir est donc comme mes pièces précédentes

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une « pièce de consciences ». Les états d'âme que j'y ai portés sont issus de la guerre, inspirés péir elle. On pourra suivre comme d'habitude une anecdote rigoureusement plausible et même véridique. Mais ceux qui voudront bien réfléchir un peu n'auront pas de peine à démêler que chaque personnage sous ses simples apparences a des prolonge- ments qu'il sera aisé de suivre à la réflexion. C'est un peu de la réalité de la guerre en- visagée sans artifice et abordée, si j'ose dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes qui décrivent le précipité chimique du for- midable événement, ses répercussions sur une famille, sur l'amour, sur certaines forces tumultueuses de l'âme. Dans cette très simple et très normale aventure bourgeoise, le pu- blic distinguera que le personnage central, l'Amazone, représente l'Idéal sous les traits de la jeunesse qui a arraché l'homme à son foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per- sonnage de femme, j'ai voulu représenter l'Humanité douloureuse et déchirée, partagée entre ses devoirs et ses instincts. Je demeure persuadé que la vraie foule douloureuse et

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pensive écoutera les sanglots ou les rires de nos personnages nouveaux avec autant d'attention qu'elle écoutait les sanglots et les rires de nos personnages précédents et peut-être ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce type récent de femme que la guerre a en- gendré, cette Amazone qui représente la femme nouvelle, une femme d'aujourd'hui, personnage peut-être momentané ou de transition, mais qu'il nous est impossible de ne pas considérer. Les traits épars qui caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur rôle actuel, môme la particularité de leur rôle social, il fallait les résumer dans un type qui empruntât à l'actualité sa vérité et sa curieuse beauté.

Et si ce dessein apparaît avorté, on m'ex- cusera en faveur de l'intention. Il subsis- tera au moins ceci que j'ai voulu comme tant d'autres mais le premier au théâtre, pousser mon humble chant en votre hon- neur, ô morts de France ! vous qui nous avez dicté le devoir de la vie spirituelle la plus haute... Que. la Patrie tout entière puise son

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inspiration en vous, morts d'hier et morts de demain î...

Pour nous, spectateurs de l'immense tra- gédie, les personnages fondamentaux n'ont pas varié, môme sous des masques intensi- fiés, même sous les aspects les plus terribles. Ce sont les mêmes forces de l'infini : la mort, l'amour ; ce sont nos passions, nos idéals, nos immolations. Oui... Mais à tra- vers ces piliers immuables qui se dressent, témoins tragiques, sur la route, écoutons... regardons... La pauvre et grande âme hu- maine chemine... »

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Durant cette guerre il y a eu beaucoup de bonté, de charité individuelle, mais il n'y aura pas eu assez de pitié énoncée. Non ! il n'y en aura pas eu assez sur la terre pour répondre à la somme immense de douleur et d'horreur qui a été dépensée. Devant l'his- toire, ce sera une tache pour l'humanité qu'un grand cri de pitié, un cri formidable, ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie,

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et qu'il n'ait pas été proféré par ceux-là mêmes de qui on était en droit [d'espérer plus de courage. Un Tolstoï n'eût pas manqué de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il au- rait pu sortir du sein de la chrétienté, des peuples neutres, du cénacle des penseurs. D'où provient cette abstention ou cette timi- dité ? est-il l'imbécile ou l'hypocrite qui prétendra que la pitié^est déprimante? Allons donc!... Celui qui parlerait ainsi, je proclame d'avance qu'il ne saurait être autre qu'un installé de la guerre à moins qu'il ne soit seulement un minus habens dépourvu d'ima- gination ? aurait-il pris que les cris de pitié n'encouragent pas plus nos sublimes soldats dans leur tâche obscure et doulou- reuse que les coups de panache et d'encen- soir perpétués par la littérature ?... Le simple sanglot d'une mère à son fils Mon pauvre petit» lestunviatiqueautrement réconfortant queles : « Nous vous envions Thonneur d'aller se faire tuer, sans sourciller, comme des fils de Corneille, etc.. » C'est un fait que les soldats n'ont pas apprécie du tout le los inutile entonné en leur honneur : cette race

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merveilleuse qui n'éprouvait pas le besoin d'être réconfortée et qui l'a suffisamment montré, semble avoir trouvé de mauvais goût les cantates de l'arrière... Mais elle eût senti un lien plus solide avec l'arrière, si nous avions aidé à réveiller partout les notions de justice et de bonté oubliées. Ah! pourquoi la pitié s'est-elle jugulée elle-même ?... Pour ne pas contrister le civil, et de peur de ra- lentir les affaires ? Je n'y crois pas ! Sommes- nous à ce point pusillanimes ? Quelle fable ! Si la foule avait être déprimée, elle l'au- rait été et bien autrement, par la série de déceptions que l'écriture et la parole lui ont fait subir, par les promesses perpétuelles des feuilles publiques démenties au fur et à mesure, parles mensonges dont on l'a bercée par les insanités débitées à tout bout de champ, sur l'ennemi, par les bravacheries et les satisfecit que de faute en faute les in- téressés se décernaient indéfiniment dans notre pays, par le billet de banque du men- songe mis en circulation, par les traites d'illusions qu'on tirait sur le peuple, en les renouvelant éternellement, et si elle a

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résisté à ce traitement-là c'est que la foule a une fière santé et une robuste constitution ! Prétendre que des sentiments de pitié, des élans généreux, des torches hardiment bran- dies auraient déprimé le civil plus que ne l'a fait ce monopole de duperie, c'est le plus impudent peut-être de tous les mensonges, si ce n'est pas le plus hypocrite des remords ! La pitié, veilleuse à petite flamme courte et haletante, obscure lumière humiliée, elle est au cœur des mères, des pères, des femmes au chevet des mourants, elle est dans toutes les âmes déchirées... c'est la lampe du sanc- tuaire... Ah ! ceux-là, comme je comprends leurs silences dont ils usent pour répondre en noblesse et en magnanimité à l'exemple que leur ont légué des morts qui furent aussi héroïques que pudiques !... Et puis ils n'avaient pas mission de parler!... Ils sont le peuple de la douleur... Mais ceux qui pen- sent ouvertement, qu'on écoute quand ils parlent, les esprits indépendants et libres, je ne comprends pas qu'ils aient si facile- ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en soient remis au vague fatalisme du consen-

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tement universel. Ont-ils eu peur de troubler la tâche énergique de la patrie ? Ils l'auraient au contraire agrandie et assainie. Ont-ils re- douté d'être mai compris, de tomber dans des équivoques ? Plutôt. Ont-ils été préoccupés, par opportunisme, d'étiuilibfer leur attitude et de se réserver prudemment pour le dé- nouement? Ont-ils redouté que la haine et l'hypocrisie embusquées ne les accusassent faussement de patriotisme refroidi, voire de lâcheté... Jésus ne se fût pas posé cette ques- tion !... Et même si la calomnie les avait atteints, la belle affaire !... Est-ce donc un si lourd sacrifice de passer des rangs de la majorité à ceux d'une minorité ? Quand on a dans le cœur une foi bien ancrée, quand on porte en soi l'amour de son pays comme une religion intangible, que peut-on redouter de la calomnie, même lorsqu'on est en pleine renommée ? A supposer qu'elle s'exerce contre nous, n'est-il pas juste lorsque nos enfants reçoivent des balles mortelles, que nous exposions une plus calme existence aux balles mâchurées et moins dangereuses de la calomnie?... Oui, c'est vrai, hélas ! des

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gens se sont servis du patriotisme comme d'une arme dissimulée sous des flots de rhé- toriques tricolores et ils ont fait du plus noble des sentiments Tinstrument de leurs haines ou de leurs convoitises ! Mais à cette arme n'aurions-nous pas pu en opposer une autre dont le pouvoir (qui sait!) eût pu devenir incalculable ? Au milieu de cette faillite universelle de l'intelligence, à laquelle est due en partie la durée de cette guerre, com- ment ne nous sommes-nous pas aperçus plus vite que la pitié, la simple pitié aurait pu devenir une arme capitale, irrésistible, qui soulevant les peuples aurait peut-être aidé à terminer cette monstrueuse hécatombe ? Qui peut prétendre qu'elle n'eut pas été d'un appointtout aussi considérable quele fameux « facteur moral » dont on a tant abusé pour excuser l'inertie et l'incurie ! L'expérience n'a pas été tentée. Oui, la pitié, c'était la sixième arme.

Nous en avons douté. A peine est-elle sortie du fourreau qu'on l'a jugée tout de suite suspecte! Honte à nous ! Nous n'avons pas osé la brandir et nous ne pouvons pas

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calculer de quelle force notis nous sommes privés!... Trop tard d'ailleurs maintenant! C'est irrémédiable. Nous subissons et con- tinuons à subir la conséquence de ce total oubli. La pitié ! Oh ! en nous laissant aller à son élan, nous n'aurions pour cela rien ab- diqué de nos justes volontés, nous n'aurions pas arrêté la justice française en si beau chemin... L'élan opposé de nos soldats vers le combat et pour le triomphe de notre cau^e aurait été plus raffermi encore par la pensée que, là-bas, derrière eux, des frères s'em- ployaient à rapprocher le terme de l'effort sacré et de leur long martyre, sans pour cela rien distraire de nos revendications et de nos buts d'état.

Nous n'aurions point remis l'épée au four- reau ni cessé d'exposer tant de poitrines à la mitraille ennemie ; la même énergie eût été déployée contre l'invasion « pour la vic- toire du droit et de la justice » selon la for- mule désormais consacrée... Mais il n'est point dit que pendant que des millions d'hommes s'égorgeaient, une ligue, un con- sortium d'intellectuels opposé à celui des fa-

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meux signataires allemands n'eût point en- digué le flot perpétuellement montant que n'a barré aucune autre écluse que la résis- tance de nos soldats. La conscience univer- selle des peuples est peut-être plus facile à réveiller qu'on ne le pense. La haine a porté partout son fer rouge ; elle a avivé toutes les plaies, mais'jamais des mains crispées par la douleur ne se sont élevées entre les combat- tants. L'amour, personnage suspect, ne s'est réfugié qu'au c'œur des victimes et de leurs consolateurs; les genoux n'ont pas voulu se plier pour implorer la conscience humaine en délire.

Rien ne nous prouve que la grande voix de la pitié ne se fût pas propagée et n'eût pas apporté une intimidation en Alle- magne au moins égale à celle qu'y ont pro- duite nos cris d'indignation légitimes mais d'effets nécessairement minimes. Quant à nos protestations journalières de patriotisme et de ténacité nos soldats n'en avaient que faire ! En admettant que son action n'eût pas été immédiate, cette vertu archi-théologale n'en eut pas moins secouru petit à petit la

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morale saccagée, l'idéal meurtri, tout ce que l'ivresse des peuples a anéanti dans un coup de saoulerie. Elle eut aidé à la marche de la lumière et de la vérité. Elle eut entraîné les masses démocratiques tous les pays, masses qui feront ces révolutions nécessaires et salutaires dont on peut prédire qu'elles seront le dénouement de l'orgie autocra- tique. Elle eut facilité également une ligue des pays neutres. Sur la fièvre de l'uni- vers, nous n'avons eu pour baume que les paroles malheureusement tardives du prési- dent Wilson. Elles ont eu une grande auto- rité, assez: pour que nous jugions du pou- voir qu'auraient eu un appel plus éloquent, plus horrifié, une sollicitude plus émue. Un homme pourtant a parlé au nom de la masse silencieuse de l'humanité accablée et ruinée, au nom des collectivités martyrisées et ces messages n'ont pas été vains, même si ce peuple un jour, était forcé d'entrer en lice. Des ondes de lumière ont été agitées et tout au moins les grands principes de l'humanité et les vastes espérances d'avant- guerre ont relevé leurs fronts humiliés. Elles

l'amazonk sis

fructifieront, ayons confiance. L'idée dépasse les êtres qui la mettent en branle, elle en- traîne les nations à sa remorque !

Mais ce n'était pas assez que cette tardive objurgation; il fallait plus ! Par malheur une sorte de terreur instituée par la presse mon- diale a imposé le silence à ceux qui avaient peut-être le plus envie de prendre la parole ou de pousser le cri d'une conscience dé- chirée.

On peut évaluer maintenant quelle a été la responsabilité de la presse de tous les pays dans la prolongation et dans les er- reurs de cette guerre. Elle a instauré ou subi, on n'en peut plus distinguer le dé- part — la féodalité du mensonge et peut-être la presse est-elle moins responsable qu'on ne le pense, car elle a agi par tâtonnement et plus par suggestion que par intérêt. N'im- porte ! Elle a eu sa part dans la propagation des erreurs de toutes sortes. Elle a été le plus souvent dans son ensemble la parodie de la guerre. Elle a sophistiqué l'histoire et son soldat, rapetissé la grande résolution douloureuse et mélancolique de l'homme sur

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toutes les terres l'on saigne, même celles de l'ennemi. Elle s'est faite marchande de sornettes. A aucun moment elle n'a reflété la sensibilité française. Elle n'a pas distingué les grandes directions de la pensée, ni les forces des événements en conflagration. Elle est restée en dehors de l'état d'âme populaire qui s'est passé d'elle. Elle est demeurée bureaucratique, sédentairement confinée dans des errements de jadis. Heureusement, il y eut, il y a toujours à sa tète des hommes d'action, des braves lutteurs qui ont fait du bien, des organisateurs et des esprits de pure race. L'ensemble ne constitue pas une force suffisante qui pallie l'effet déconcer- tant d'une i^i lourde consommation d'erreurs et de puérilités qui justifieraient à elles seules la réputation de légèreté que nous nous sommes faite à travers les âges! On a cru qu'à ces masses redevenues les troupeaux des anciens temps, il fallait conférer un idéal collectif énorme, des idoles grossières, des abstractions ingénues. Erreur ! Un sourd travail se produit dans l'Europe auquel la presse est restée étrangère. Mais la plus

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grande faute de la presse a été de faire subir sa tyrannie aux esprits indépendants et d'im- poser le silence aux élans généreux et à la contrition de l'Europe. Ah! la simple bonté, comme nous en reconnaissons intérieure- ment la puissance depuis que nous sommes privés de son effluve ! Nous nous reportons aux grandes paroles évaporées aujourd'hui et qui émanaient de l'expérience nazaréenne ; nous comprenons que l'humilité qu'il y a dans la charité est peut-être, sans qu'il y pa- raisse, une force tout aussi habile que les di- plomaties d'États modernes, une source qu'on n'a pas capté parce qu'on la méprisait. On l'a laissée se dériver au hasard. Après cette débauche d'erreurs, l'intelligence humaine aura un gros effort à faire pour reprendre son attitude et reconquérir son rang ! Il fau- dra qu'elle aussi connaisse l'humilité et ce n'est qu'en confessant son erreur qu'elle recouvrera sa beauté.

Peu à peu heureusement des modifications tardives se produisent, trop tardives hélas ! pour qu'elles aient quelque poids mainte- nant dans les solutions du conflit. Des filets

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de lumière annoncent l'invasion future du soleil. Il viendra, il éclairera les peuples. Dans le simple domaine de la littérature, nous venons d'avoir une belle œuvre de pitié et de réalité stricte pour l'apprécia- tion de laquelle il est permis d'employer l'adjectif numéral cardinal. Ce n'est qu'un roman mais il nous a ouvert des espaces que l'on retenait prisonniers. C'est le Feu d'Henri Barbusse. Sévère et puissante accu- mulation de témoignages, accent d'une âme fiévreuse et fraternelle, ce livre a déjà et aura de jour en jour plus encore une ré- percussion salubre. Or, je ne sache pas que ces pages la vérité saigne tout entière, et qu'un cœur passionné d'espérance a dicté, aient affaibli nos courages, déprimé les sol- dats par le récit de leurs misères, entamé la noblesse de notre cause!... Jamais la vé- rité ne déçoit. Nous sommes instruits par le passé que les pires erreurs des dirigeants ont été toujours de poser le boisseau sur la lumière !... Elle finit toujours par faire sau- ter le boisseau.

Malheureusement, après trois ans bientôt

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de guerre et d'adaptation au malheur autant qu'à l'héroïsme éperdu, je crois bien que toute intervention, autre que celle du fusil et du canon, est sans avenir ! On est allé trop loin dans l'invraisemblable pour que l'expé- rience suprême ne soit pas tentée ! et les peuples y sont amèrement résolus ; ils con- tinueront tête baissée dans Torage du sang!... La victoire sans doute décidera. Prions pour notre sainte et. immortelle pa- trie ! Prions pour le sort des armes, et pour tous les saccages exécrés qu'elles vont ac- cumuler encore!... Prions paice que nôtres victoire peut tout réparer, elle est le salut de l'humanité en peine. Elle suscitera une réaction formidable et féconde, mais au prix de quelles ruines!... Gomment ne pas frémir en y songeant !

Ce n'est plus maintenant que la pitié et la raison peuvent s'imposer avec utilité. C'est au moment se [)roduisit la chute de l'or- gueil allemand, après la Marne et l'Yser, quand les peuples étourdis se mirent à fourbir, chacun de leur côté, des armes dé- mesurées, à entraîner dans leurs filets les

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autres peuples neutres et à préparer ainsi le cercueildes vieux régimes, c'est à ce moment- qu'elles devaient intervenir î Maintenant il ne nous reste plus qu'à invoquer platonique- ment la déesse Raison, et à écrire chacun selon son cœur, du plus humble au plus autorisé.

Et quand bien même l'effet de la pitié dé- chaînée n'eût pas été ce qu'on en aurait pu attendre, je ne vois pas en quoi l'esprit hu- main se serait déshonoré pour avoir tenté par son imploration de hâter la fin logique d'une catastrophe qui n'a plus aucun rapport avec ce qu'on appelait du nom de guerre, avec ce que nous envisagions aux jours sublimes et légers de la mobilisation; alors que mainte- nant le pugilat est devenu à proprement par- ler le suicide de la vieille Europe, la cachexie des races. Certes devant ce piétinement sur le charnier, comme elle est sans risque l'atti- tude de celui qui s'écrie : « Sont-ils beaux ! Pas une plainte î De la vaillance et de la gaîté française ! Arrière le pessimisme î La France est régénérée quand elle était hier gan- grenée aux moelles et divisée. Vive l'union

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sacrée, etc.. » cependant qu'on voit, de toutes parts, grimacer au contraire les haines des partis et que manifestement ils aigui- sent leurs armes et leurs ongles, pour un corps à corps qui sera un des plus irréduc- tibles qu'on aura jamais vus!... La pitié les eût aidés peut-être à se reprendre et à éviter l'attaque fratricide qu'ils préparent, mais qui semble inéluctable désormais.

Pour ceux qui ne §e soumettent pas à des soucis de carrière, la juste attitude est dépar- ier sans rébellion, sans colère, mais avec la décision de ne pas mentir ni à la vérité ni à la dignité d'écrire. Quand on n'est pas un flambeau, qu'on n'a pas rang dans cette pha- lange qui a le droit et la puissance de faire retentir jusqu'aux confins du monde le cri inentendu qui soulagerait la masse des peu pies opprimés et résignés, il n'y a qu'à re- tracer simplement ce que l'on voit et ce que l'on ressent en face des évidences. Gela constitue déjà par le temps qui court,' un acte de courage!... Triste constatation!... Les entrepreneurs de scandale dont le mé- tier est le chantage, les trafiqueurs de guerre,

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les termites de la calomnie organisée sont pour pétrir automatiquement les pincées de boue qu'ils puisent à la grande auge. Non contents de déshonorer la presse, ils ren- dent vains les efforts des moralistes et des écrivains sérieux. Plus d'un a remarqué tris- tement qu'entre satire du moraliste et le pamphlet du calomniateur, le public mis en garde par trop d'expériences ne sait plus distinguer : il confond dans la même dé- fiance, l'œuvre de salubrité et le trafic d'in- térêt. Heureusement, ces manufactures de calomnies officielles et privées se sont tellement discréditées elles-mêmes que si elles parviennent à jeter la suspicion sur les bonnes entreprises, elles n'arrivent pourtant point à renouveler leur propre crédit auprès d'une foule que les excès de duperie ont lassée depuis longtemps.

J'en ai eu encore la preuve à propos de cette pièce qui ne prétend pas à être une œuvre importante, mais que défendait sa sin- cérité. La masse profonde du public ne s'y est pas trompée et cette fois encore la cons- piration dirigée contre la pièce a fait long feu.

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Il sera néanmoins intéressant plus lard, pour l'inforniation littéraire, de rechercher quel a été durant la guerre le réveil de la critique (lramati(|ue après trois années de silence. Le formidable événement, hélas, ne parait avoir été d'aucune conséquence pour elle ! Aucune évolution. Elle est demeurée semblal)le à elle-même ; elle a amplifié le toi>, voilà tout. Les injures dont j'ai été abreuvé cette fois passent de beaucoup celles que j'avais reçues pour mes pièces précédentes. On sent une volonté plus ra- massée de donner le coup décisif. Il est in- connu qu'un écrivain, surtout un auteur dra- matique ait été attaqué avec autant d'âpreté. Les invectives de ce genre sont générale- ment réservées aux hommes politiques ou à ceux dont la vie publique s'est mêlée à des effervescences de partis. Je voudrais bien dire que ces attaques s'adressent à l'esprit de la pièce et à ce qu'elle peut contenir de volonté artistique ou de tendance morale. Iléiasî j'en serais complètement empêché. Les tendances de l'œuvre y sont pour peu de chose ou pour rien du tout. La coalition

23

354 ECRITS SUR LE THEATRE

a été nettement dirigée contre la person- nalité d'un écrivain dont l'indépendance et l'isolement semblent aàoir servi de cible. A part quelques esprits coutumiers d'analyse qui honorent leur profession, combien rares ! et qu'il est superflu de désigner ici, un flot d'articles conçus dans un style d'une rare indigence ont charrié tous les lieux communs de l'invective... La plume a peine à reproduire ces gentillesses... Je me suis vu traité successivement dans les grands quotidiens de « bandit crapuleux, empoison- neur public, excrémentiel, pourriture, faus- saire, lubrique, honte de la France... le plus nauséabond des mercantis, farceur et sali- gaud, de Sade dans son cachot, palefrenier morphinomane, potard convulsionnaire, ga- touille de bateau, ordure suprême... etc.. etc..» Que sais-je!... Injures qui n'ont aucune relation d'idée avec la pièce ! Mais c'est le procédé habituel de la calomnie. Ce n'esttriste que parce que de pareilles choses s'écrivent durant que les Allemands piétinent encore le sol de France ! Ma pièce, elle, était com- munément traitée de parodie sacrilège, de

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chiennerie, de pauvreté ignominieuse et de spéculation révoltante, etc.. Et il ne«faut pas croire que ce genre de critique ait été un langage spécifique réservé aux entrepre- neurs habituels de l'injure et de la haine. Je citerai tel poète sans talent, mais connu qui osa écrire : « Par ici les nettoyeurs de tranchées! » L'essai d'obstruction ne s'arrê- tait pas là. Dès le lendemain de la représen- tation, des directeurs de journaux importants et de quelques feuilles de choux s'en fu- rent au ministère réclamer la fermeture du théâtre qui représentait VAmazone ou l'in- terdiction de la pièce. (Jolies préoccupations de guerre !) Quelques critiques ont résumé eux-mêmes la physionomie de l'événement. Je leur laisse la parole : « Une partie de la presse n'a été qu'une explosion de haine per- sonnelle, depuis longtemps contenue. Il s'agit d'une coalition de concurrence... Certains fournisseurs ne pardonnent pas à l'auteur d'avoir dénoncé dans VAmazone la faillite de la littérature de poilus sentimentaux, d'infir- mières angéliques et de marraines siru- peuses. De ce concert d'imprécations. Si

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ce n'est pas le cloaque (M. 11. Bataille aurait le droit tle ne pas ménager les qualités mé- prisantes à ceux qui ne lui mesurent pas les calomnies) c'est bien la mare aux gre- nouilles (1).

« On n'a guère étudié Pœuvre, mais on a davantage insulté l'auteur. La critique dra- matique a donné avec excès dans la polé- mique personnelle. Elle a eu tort... U Ama- zone n'a pas été un succès pour les critiques etc. (2)... »

D'autres ont marqué le dessein politique de cette cabale tendancieuse. Que le public, dont la religion est faite depuis longtemps à ce point de vue, ait répondu par un haus- sement d'épaiiles à ces diffamations et à ces salisseurs professionnels, il y a un signe d'époque. Depuis longtemps il exerce son contrôle lui-même et il casse les gages d'anciens mandataires qui d'âge en âge, de compromission en compromission, d'incom- pétence en incompétence en sont arrivés à se disqualifier presque complètement; il leur

(1) Camille Le Senne. (i2) Ernest Charles.

L AMA.ZONE 357

faudra faire un sérieux pas en arrière et re- venir à des procédés plus décents pour re- trouver une autorité dont ils se sont peu à peu dépouillés. La juste appréciation de la foule qui s'est libérée de leur influence a définitivement percé à jour le jeu de ces dis- créditeurs attitrés de la pensée française, assermentés à leur parti ou à leur clientèle qui n'ont d'autre mission que d'avilir les forces intellectuelles de leur pays, parce qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne sont pas les leurs, et sur lesquels il est tou- jours facile d'exercer ce qu'on pourrait appe- ler des tirs de barrage. A ceux-là la guerre était apparue une aubaine presque inespé- rée, une raison d'être nouvelle et à la faveur d'un patriotisme devenu leur bonne à tout faire c'est-à-dire qu'ils l'ont mis à tous les ouvrages, ils espèrent organiser le sac- cage de leurs ennemis et se refaire des virginités compromises au moyen de cette vieille idéologie : la guerre, qui vient au se- cours de leur système politique et privé. Sur la garde de leur sabre, ils inscrivirent le nouveau mot d'ordre d'agression : union

358 ÉCRITS SUR LE THEATRE

sacrée. Mais dans tous les domaines de la vie nationale il ne semble pas que ce soula- gement leur ait été octroyé ! Le bon sens français, la robustesse populaire, en atten- dant le retour des soldats, demeurent inatta- quables. La nation leur montrera, preuves en mains, que depuis cent ans et plus qu'elle s'achemine vers la réalisation de ses grands programmes, il n'y a plus d'obscurantisme qui puisse désorienter une race soumise en tant de siècles à trop d'expériences.

Mais pour en revenir à Phumble littérature et à la plus humble de toutes, la littérature dramatique, constatons qu'à vrai dire l'occasion paraissait belle de passer au fil de l'union sacrée un écrivain que Ton sait vivre dans un isolement complet et qui n'étant soutenu par aucun parti, par aucune amitié, semblait devoir représenter, dans les circonstances actuelles, un des obstacles les plus faciles et les moins lourds à renverser. La tentation était grande. 11 est, en effet, assez anormal que l'homme seul, c'est-à-dire l'homme qui passe de son cabinet de travail à son jardin, et qui a la prétention d'exercer

L AMAZONE 359

librement au dehors son métier, soit en rela- tion directe avec la grande foule et fasse avec elle échange de sincérité. 11 y a une anomalie évidente. Les ennemis de la li- berté de penser voient dans ce libre com- merce de sympathies obtenu sans truche- ment, un mauvais présage pour l'avenir. La liberté de penser, la seule que pour ma part je réclame, la tradition veut qu'on ait bien du mal à l'exercer, dans notre pays, même lorsqu'elle est sans aspérité et qu'elle s'ex- prime sans violence! Mais « l'homme seul » la considère par contre, cette liberté, comme le plus précieux quoique le plus fragile des biens; la perte de son indépendance est la seule privation dont il puisse souffrir, l'unique risque auquel il soit décidé de ne pas s'exposer. Chacun a une conception par- ticulière de sa vie et de son devoir et il ne faut pas s'étonner que le solitaire entende avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui vit loin de toute compétition de carrière, loin de tout honneur officiel et de la vie de rela- tions, de telles résolutions ne comportent d'ailleurs qu'un minimum d'inconvénients

360 ECRITS SUR LE THEATRE

(être méconnu et provoquer les légendes malveillantes ou absurdes, qu'importe!) et pour s'en garder, il suffit de s'abstraire dans un travail toujours renouvelé. Personnelle- ment, je continuerai donc et il est fort à croire que les coups de boutoir continueront, de leur côté ; l'attaque redoublera vraisem- blement, d'autant plus qu'elle n'a subi jus- qu'ici que des échecs et que Tauteur n'est disposé à faire aucune concession ; mais dé- sormais je me refuserai même à prendre connaissance de ses tentatives d'obstruction et j'ignorerai de parti pris les diverses réac- tions auxquelles mes pièces donneront lieu. J'estime qu'il n'y aura pas de meilleure ré- ponse que de soumettre mon hygiène litté- raire à plus de solitude encore; non point par sentiment de suffisance mais pour pro- téger mieux cette fameuse indépendance si nécessaire à l'écrivain, et sans laquelle notre métier deviendrait le dernier et le plus misé- rable des métiers. Je suis, par ailleurs, mieux instruit que tout autre de mon infé- riorité. Je ne défends que la bonne foi de mes ouvrages les lacunes, les fautes et

L AMAZONE 361

les faiblesses abondent. Sur le terrain de la sincérité seulement je les sais inattaquables. A part quoi je n'ai point du tout la préten- tion ni la sottise de penser que leur exécu- tion soit irréprochable. Pour m excuser de de tant de tares manifestes, je m'en réfère seulement à quelques vers griffonnés il y a des années sur des cahiers intimes aujour- d'hui livrés au public et se résumait toute la foi naïve de ma jeunesse :

Mais mon pardon sera peut-être

D'avoir avec un soin pieux noté ces voix Oui font le i^rand écho du cœur, ces cris de l'être Désespéré, perdu au sein des vieux pourquois... Mon pardon, ce sera de m'ôtre l'ait petit. Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti Que le rêve s'incline, ou que la main se pose Sur l'immense pitié qui sort du cœur des choses ! En sorte que j'ai bien mérité, quoique indigne, Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne A n'être qu'humblement l'artisan de sa cause, Heureux s'il peut encor permettre à son orgueil De déposer, ainsi que des lleurs à l'autel, Révoltés et soumis au destin, tour à tour, Mais beaux d'avoir battu la charge universelle, Trophées sans gloire, en gerbe éparse, pêle-mêle Touscoscœurs exhaussés sur tondécombre, Amour !..

362 ÉCRITS SUR LE THEATRE

La tâche qui s'offre aux vrais écrivains d'au- jourd'hui est belle et féconde. Elle consiste à se presser fraternellement autour de l'Idée, autour du Flambeau, plus menacé que jamais. Qu'ils considèrent sincèrement le péril qui l'assiège, péril que nous voulons croire aussi momentané que celui de la patrie. Mais ce ne sera jamais un poncif de répéter que l'Idée également est une patrie à laquelle nous devons un dévouement filial. Le monde intellectuel dans une nation démocratique devrait constituer une élite conductrice. Je n'ai point prétendu ici en faire la critique ni définir les rapports de la littérature et de la guerre. Il y a eu de grands esprits, il y en a eu de modestes qui tous, et d'une volonté égale, se sont ennoblis à écrire les choses essentielles; mais j'ai déploré certaines ré- serves, certains excès dans la prudence; une sorte de maussaderie générale qui n'a pas su faire opposition aux quelques tentatives de domination criardes et agressives dont

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nous avons le spectacle. Courage et ré- sistance sur tous les terrains de la patrie intellectuelle ! Exaltons en nous le goût de r.éternel. Je suis persuadé que désormais la pensée un peu mortifiée prendra mieux conscience de sa puissance, de son rôle dans l'organisation sociale dont elle est un instru- ment de précision et de régulation. Elle ne voudra pas que l'histoire puisse dire qu'elle n'a pas su tenir son poste durant une pertur- bation aussi formidable et aussi menaçante. Eh quoi ! serait-il possible que les errements de naguère, cette ardeur héréditaire au dé- nigrement mutuel qui est une tare des Fran- çais, cette espèce d'indolente anarchie que nous connaissons trop, la guerre civile des lettres, la fidélité des haines, un scepticisme d'attitude, la confusion volontaire et dédai- gneuse en littérature du pire et du meilleur, notre vieux gérontisme aveugle stagnant et officiel, tout cet attirail d'intimidation su- rannée, subsiste comme si rien ne s'était produit. Quoi ? serait-il vraiment possible qu'ayant en face de nous le terrible exemple donné par une Allemagne soucieuse, hélas.

364 ECRITS SUR LE THEATRE

d'organiser la hiérarchie de ses valeurs, tant d'expériences ne nous servent pas de leçon et que nous ne profitions pas d'une aussi dure épreuve ? Ouvrons les yeux ! Ouvrons-les grands et que les vrais écrivains se tendent la main, non pour défendre leur collectivité, mais leur religion en péril, la Raison. Le règne de la force oppressive heurte aux portes de la vieille Byzance. Une représaille éternelle flotte sur la terre ; l'odeur nauséabonde du sang et du crime ne fait que s'accroître. Un désespoir monte de l'horizon. Que l'homme intègre reste à son poste de vigie, en atten- dant que se dissipent les assauts de ténèbres ! Non, la confiance dans le beau, dans le pur, dans le bon et le vrai ne sera pas une vaine espérance. Ces mots-là sont pour nous l'hon- neur même de vivre. Nous attendons leur réalisation.

Jamais le grand principe ternaire de nos pères et de nos maîtres n'a resplendi d'un éclat plus radieux, malgré l'ombre implacable oii le sang les éclabousse ; liberté, égalité, fraternité ! Et c'est le sang des justes qui vient encore de rajeunir ces trois catéchu-

L AMAZO>'E 363

mènes. En avant, peuples, vers le soleil de là-bas, la république sociale universelle qui un jour renouvellera le monde ! Si, par mal- heur, nous faisons défection, que ce soit à toi jeunesse de France, dont l'effort n'aura pas affaibli le courage, que ce soit à toi qu'in- combe la tâche de remettre tout en ordre dans les grands foyers sociaux et de détruire ce qui subsiste des vieilles féodalités qui t'ont rompu les os. Tu feras nette et pure la place tu projettes d'asseoir ton repos. C'est toi seule qui détermineras les grandes directions immédiates de la conscience au lendemain même du jour cessera brusquement cette régence de la haine à laquelle toutes les vieilles fédérations de Tesprit humain se sont soumises avec une docilité momenta- née, comme Tont fait nations et royaumes. Et Tenfance aussi, celle qui joue en ce moment au cerceau et à la toupie, alors que les aînés se battent, cette enfance verra et accom- plira de grandes choses ! A l'heure tragique et enténébrée que nous vivons, on ne peut se défendre d'une grande émotion lorsqu'on regarde les enfants bâtir leurs pâtés dans

366 ECRITS SUR LK THEATRE

le sable... Quel héritage nous laisserons à leurs petites mains ! Peut-être verront-ils enfin de grandes innovations continentales ? Peut-être de beaux repentirs jailliront-ils de cet avortement monstrueux de la guerre ? Croyons! La plus immorale des expériences entraînera le plus fécond des châtiments lorsque, après le cauchemar forcené qu'elle est en train de vivre, après cette hypnose farouche de Tidée fixe car tout sommeil n'est pas forcément léthargique l'huma- nité entière tendra les bras vers la lumière, comme un dormeur qui se réveille.

Janvier 1917.

P. -S. Depuis que ces pages ont été écrites et imprimées, des événements extérieurs importants ont commencé la réalisation de nos espérances. L'auteur n'a rien à ajouter, rien à rectifier. L'ave- nir se fixe et pose ses points de repère.

H. B.

TABLE

Pages.

Haiïilet 1

Les morts dans Srhakespeare 19

Tolstoï 30

Musset 40

Becque 54

Georges de Porto-Riche 69

Jules Renard 81

Réjane 1!2

Guitry. ICS

A PROPOS d'art dramatique 121

Notes d'avakt-premikres 1^3

La Femme nuef 1^5

Le Scandale .... 194

La Vierge l'oUe . 200

L'P^nl'ant de l'amoui* 205

Les Flambeaux. 211

Le Phalène 217

Préfack au (( Phalène » 227

Kxtraits de la presse du « Phalène » . . . . 285

L'Amazone 319

4259. TOURS, IMPRIMERIE E. ARRAL LT ET C'

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Bataille, Henry

Écrits sur le théâtre

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